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Le Désespéré

Léon Bloy

A. Soirat, Paris, 1886

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XXVIII

Toutes ces pensées assiégeaient à la fois l’hôte désemparé de


la Grande-Chartreuse. Il se souvenait qu’en un jour
d’enthousiasme et sans trop savoir ce qu’il faisait, il avait offert
à Véronique de l’épouser. Celle-ci lui avait répondu en propres
termes :
— Un homme comme vous ne doit pas épouser une fille
comme moi. Je vous aime trop pour jamais y consentir. Si vous
avez le malheur de désirer la pourriture qui me sert de corps, je
vais demander à Dieu qu’il vous guérisse ou qu’il vous délivre
de moi.
Cela avait été dit avec une résolution si nette qu’il n’y avait
pas à recommencer. À la réflexion, Marchenoir avait compris la
sagesse héroïque de ce refus, et béni intérieurement la sainte fille
pour cet acte de vertu qui le sauvait de tourments infinis.
Il ne se sentait pas épris à cette époque. Mais, maintenant,
qu’allait-il faire ? Impossible d’épouser la femme qu’il aimait,
impossible et hideux d’en faire sa maîtresse, impossible surtout
de vivre sans elle. Aucun expédient, même très lointain,
n’apparaissait. Continuer le concubinage postiche, en se
condamnant au silence, où en prendrait-il la force ? Même en
acceptant cette chape de flammes comme une pénitence, comme
une expiation de tant de choses que sa conscience lui reprochait,
c’était encore une absurdité de prétendre récolter la palme du
martyre chrétien sur la margelle en biseau d’une citerne de
désirs !

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Il ne lui serait donc jamais accordé une halte, un repos assuré
d’une seule heure, un oreiller de granit pour appuyer sa tête et
vraiment dormir ! Et le moyen de travailler avec tout cela ? Car
il ne pouvait se dispenser de donner son fruit, ce pommier de
tristesse qui ne soutirait plus sa sève que du cœur des morts. Il
faudrait, bientôt, comme auparavant, inventer d’écrire en retenant
des deux mains plusieurs murailles toujours croulantes, reprendre
et remâcher tous les vieux culots d’une misère sans issue,
retraîner sempiternellement, avec des épaules en sang, la voiture
à bras du déménagement de ses vieilles illusions archi-
décrépites, crevassées, poussiéreuses, grelottantes, mais
cramponnées encore et inarrachables !
La seule abomination qui lui eût manqué jusqu’à cet instant :
l’amour sans espérance, ce trésor de surérogatoires avanies,
désormais ne lui manquait plus. C’était admirablement complet !
Encore une fois, qu’avait-il devenir ? Il prit un marteau pour
enfoncer en lui cette question, jusqu’à se crever le cœur, et la
réponse ne vint pas…
La littérature dite amoureuse a beaucoup puisé dans la vieille
blague des délices du mal d’aimer. Marchenoir n’y trouvait que
des suggestions de désespoir. Il avait bien cru, cependant, que
c’était fini pour lui, les années de servitude, ayant payé de si
royales rançons au Pirate aveugle qui capture indistinctement
toutes les variétés d’animaux humains ! Il n’était plus d’humeur à
pâturer la glandée d’amour. En fait d’élégies, il n’avait guère à
offrir que des beuglements de tapir tombé dans une fosse, et les
seuls bouquets à Chloris qu’on pût attendre de lui, eussent été
moissonnés, d’une affreuse main, parmi les blêmes végétaux d’un
chantier d’équarrisseur.

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À force de piétiner cette broussaille d’épines, il finit par faire
lever une idée trois fois plus noire que les autres, une espèce de
crapaud-volant d’idée qui se mit à lui sucer l’âme. Sa bien-
aimée avait appartenu à tout le monde, non par le désir ou le
commencement du désir, comme c’était son cas, mais par la
caresse partagée, la possession, l’étreinte bestiale.
Aussitôt que cette fange l’eut touché, le misérable amoureux
s’y roula, comme un bison. Il eut une vision immédiate du passé
de Véronique, une vision bien actuelle, inexorablement précise.
Alors lui furent révélés, du même coup, l’impérial despotisme de
ce sentiment nouveau qui le flagellait avec des scorpions, dès le
premier jour, et l’enfantillage réel des antérieures captations de
sa liberté.
Il vit, dans une clarté terrible, que ce qu’il avait cru, par deux
fois, l’extrémité de la passion, n’avait été qu’une surprise des
sens, en complicité avec son imagination. Sans doute, il avait
souffert de ne jamais recueillir que des épaves, et ses fonctions
de releveur lui avaient paru, bien des fois, une destinée fort
amère ! Il se rappelait de sinistres heures. Mais, du moins, il
pouvait encore parler en maître et commander au monstre de le
laisser tranquille.
Aujourd’hui, le monstre revenait sur lui et lui broyait
doucement les os dans sa gueule. Ah ! il s’était donné des airs de
mépriser la jalousie et il s’était cru amoureux ! Mais l’amour
véritable est la plus incompatible des passions inquiètes. C’est
un carnassier plein d’insomnie, tacheté d’yeux, avec une paire de
télescopes sur son arrière-train.
L’Orgueil et sa bâtarde, la Colère, se laissent brouter par leurs
flatteurs ; la pacifique Envie lèche l’intérieur des pieds

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fromageux de l’Avarice, qui trouve cela très bon et qui lui donne
des bénédictions hypothéquées avec la manière de s’en servir ;
l’Ivrognerie est un Sphynx toujours pénétré, qui s’en console en
allant se soûler avec ses Œdipes ; la Luxure, au ventre de miel et
aux entrailles d’airain, danse, la tête en bas, devant les Hérodes,
pour qu’on lui serve les décapités dont elle a besoin, et la
Paresse, enfin, qui lui sort du vagin comme une filandre,
s’enroule avec une indifférence visqueuse à tous les pilastres de
la vieille cité humaine.
Mais l’Amour écume au seul mot de partage et la jalousie est
sa maison. C’est un colimaçon sans patrie, qui se repaît, sans
convives, dans sa spirale ténébreuse. Il y a des yeux à l’extrémité
de ses cornes et, si légèrement qu’on les effleure, il rentre en lui-
même pour se dévorer. En même temps, il est ubiquitaire, quant
au temps et quant à l’espace, comme le vrai Dieu dont il est la
plus effrayante défiguration.
Avec une angoisse sans nom ni mesure, Marchenoir s’aperçut
que cette diabolique infortune allait devenir la sienne. Il n’y avait
déjà plus de passé pour lui. Tout était présent. Tous les
instruments de sa torture pleuvaient à la fois, autour de lui, dans
l’humble chambre de ce monastère où il avait espéré trouver la
paix.
La pauvre fille, il la voyait vierge, tout enfant, sortant du
ventre de sa mère. On la salissait, on la dépravait, on la
pourrissait devant lui. Cette âme en herbe, cette fille verte,
comme ils disent dans la pudique Angleterre, était bafouée par un
vent de pestilence, piétinée par d’immondes brutes, contaminée
avant sa fleur. Toute la basse infamie du monde était déchaînée
contre cette pousse tendre de roseau, qui ne pensait pas encore,

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qui ne penserait sans doute jamais.
Puis, une sorte d’adolescence venait pour elle, comme pour
une infante de gorille ou une archiduchesse du saint Empire, et,
de la ruche ouverte de son corsage, se répandait tout un essaim
d’alliciantes impudicités. On se faisait passer à la chaîne et de
mains en mains, comme un seau d’incendie, ce corps impur, ce
vase de plaisir, irréparablement profané. L’existence n’était plus
pour elle qu’une interminable nuit de débauche qui avait duré dix
ans, et qui supposait la révocation de tous les soleils, l’extinction
à jamais de toutes les clartés, célestes ou humaines, capables de
la dissiper !
Confident épouvanté de ce cauchemar, Marchenoir percevait
distinctement les soupirs, les susurrements, les craquements, les
râles, les goulées de la Luxure. Encore, si cette perdue n’avait
été qu’une de ces lamentables victimes, — comme il en avait tant
connues ! — tombées, en poussant des cris d’horreur, du ventre
de la misère dans la gueule d’argent du libertinage !… Mais elle
s’était pourléchée dans sa crapule et, gavée d’infamies, elle en
avait infatigablement redemandé. Sa robe de honte, elle en avait
fait sa robe de gloire et la pourpre réginale de son allégresse de
prostituée !
Il n’y avait pas moyen d’en douter, hélas ! et c’était bien ce qui
crucifiait le plus le malheureux homme ! Il avait beau se dire que
toutes ces choses n’existaient plus, que le repentir les avait
effacées, raturées, grattées, anéanties, qu’il se devait à lui-même,
comme il devait à Dieu, aux anges pleurants, à tout le Paradis à
genoux, d’oublier ce que la Miséricorde infaillible avait
pardonné. Il ne le pouvait pas et son âme dépouillée
d’enthousiasme, mais invinciblement enchaînée, demeurait là,

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nue et frissonnante devant sa pensée…
C’était à l’école de cette agonie qu’il apprenait décidément ce
que vaut la Chair et ce qu’il en coûte de jeter ce pain dans les
ordures ! Pour la première fois, son christianisme se dressait en
lui pour la défendre, cette misérable chair que nul mysticisme ne
peut supprimer, qu’on ne peut troubler sans que l’esprit soit
bouleversé et qu’aucun émiettement de la tombe n’empêchera de
ressusciter à la fin des fins !
Il la voyait investie d’une mystérieuse dignité, précisément
attestée par l’ambition de continence de ses plus ascétiques
contempteurs. Évidemment, ce n’était pas des sentiments ou des
pensées d’autrefois qu’il pouvait être jaloux. L’irresponsable
Néant serait descendu de son trône vide pour déposer sur ce
point, en faveur de cette accusée, devant le plus rigoureux
tribunal. Elle ne s’était douté de son âme qu’en ressaisissant son
corps. C’était donc uniquement la chair souillée de ce corps qui
le faisait tant souffrir ! Un inexplicable lien de destinée contre
lequel il se fût vainement raidi, le faisait époux de cette chair qui
s’était débitée comme une denrée et, par conséquent, solidaire de
la même balance, dans la parfaite ignominie des mêmes
comptoirs…
En ce jour, Marchenoir assuma toutes les affres de la Jalousie
conjugale, — impératrice des tourments humains, — que les
êtres sans amour ont seuls le droit d’ignorer, et qui peut magnifier
jusqu’à des passions ordurières, dans des cœurs capables de la
ressentir !

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