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Post-Scène : Carmen
In: Les Cahiers du GRIF, N. 32, 1985. l'indépendance amoureuse. pp. 59-65.
Burchill Louise. Post-Scène : Carmen. In: Les Cahiers du GRIF, N. 32, 1985. l'indépendance amoureuse. pp. 59-65.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/grif_0770-6081_1985_num_32_1_1664
Post-scène : Carmen.
Louise Burchill
Néanmoins mon but est moins de livrer une réponse précise que de présent
er - par l'évocation de Carmen comme pré-texte et symptôme - quelques
conjonctures relevant de mon analyse de l'époque contemporaine. Ainsi, de
même que d'autres pronostics de « l'événement Carmen » ont voulu y retrou
ver les frémissements d'un état «post-quelque-chose» (post-formalisme,
post-modernisme etc.), je me servirai de Carmen comme révélateur prolixe
de l'état dit « post-féministe ». 59
Je vais très vite me soustraire à l'analyse des films individuels (celui de
Rosi, Saura, Godard et Brooks - le Carmen de ce dernier se trouvant, pour
tout dire, en trois exemplaires) car leur raison d'être n'avance en rien mon
questionnement du phénomène 2. Ainsi du quator des Carmen, le seul à
retenir mon attention pour soutenir les conjectures suivantes, sera le Pré
nom, Carmen de J.-L. Godard.
Cet intérêt était déjà à l'uvre dans les deux films de Godard qui sont
immédiatement antérieurs à Prénom, Carmen et qui, aux dires de Godard
lui-même, forment avec ce dernier une trilogie. La trajectoire de ces films
mène de « la logique du rapport sexuel » (ou au moins d'une tentative de la
déceler) à la déclaration de l'impossibilié d'une analyse logique de ce même
rapport. On en arrive ainsi à un au-delà de l'analysable qui est implicite
dans l'état d'esprit « post-féministe ». Commençant avec Sauve qui peut qui,
tout en montrant un intérêt pour la dissection formelle du rapport sexuel,
pose le féminin comme triomphant grâce à sa dérobade vis-à-vis des règles,
en passant par Passion, où l'intérêt pour l'hétérogène comprend un « acting-
out » des forces par voie des mouvements diagonaux du cadre, on en arrive
à Prénom, Carmen où la dialectique sexuelle n'est qu'un mouvement posté
rieur à l'irreprésentable... c'est-à-dire, justement, un mouvement post
passion.
C'est de cette façon que Prénom, Carmen se caractérise par un souci formel
(le film est peut-être le plus achevé formellement de tous les Godard) pour
ce qui excède la représentation. D'où le choix de la musique comme prota
goniste principale du film - et celle de Beethoven plutôt que celle de Bizet -
dont personne ne pourrait dire qu'elle soit sublime. L'irreprésentable qui
serait antérieur ou au-delà de la dialectique sexuelle et donc de l'analysable
(car une telle dialectique présuppose l'identité des termes opposée en tant
que contradictoires inséparables) pose deux interrogations particulières qui
ordonnent, par leur réitération constante, la modalité spéculative de Prénom,
Carmen.
En ceci, elle se rapproche des deux questions d'ordre primaire qui structu
rent symétriquement Prénom, Carmen : «pourquoi les femmes existent-
elles ? et « pourquoi les hommes existent-ils ? ».
Face à de telles interrogations, on ne saurait évoquer comme seule réponse
possible que l'impossibilité de saisir quoi que ce soit par la parole. Ce qui y
fait signe semble plutôt être un avant ou un au-delà de la parole, c'est-à-
dire une voie autre que celle de la dialectique - au sens platonicien d'un
mouvement du verbe donnant lieu à la signification.
L'homme est lâche devant tout « Eternel féminin » et les petites bonnes
femmes le savent bien. Dans de nombreux cas d'amour féminin et peut-
être justement dans les plus fameux, l'amour n'est qu'une forme supé
rieure de parasitisme : une manière de s'incruster dans une âme étran
gère, et même, à l'occasion, dans une chair étrangère - hélas ! toujours
au détriment de l'« hôte » !
Henric présente un profil net des facteurs interpellés par le symptôme Car
men, à savoir le déni, fût-il par timidité ou satiété, d'une problématique
formaliste; une redécouverte de la femme comme protagoniste dans un
corps à corps et non pas comme un signe elliptique d'absence ; un retour
aux grandes narrations (la vérité biblique) en tant que lieux mettant en
scène des stigmates originaires.
Il me semble pourtant que ce qui est élidé dans cette équation féminisme
avec un formalisme sans passion c'est justement la mise à jour qui y a été
effectuée de ce qui constitue la découverte de la modernité, à savoir la
disjonction, la fracture entre les sexes. Et ceci d'une manière qui n'était pas
subsumée dans une analyse objectivante, ni dans une hypostase narcissique
du féminin. Dans les tentatives de théorisation de la relation entre les sexes,
le féminisme ne cherchait pas, par un clin d'il aux vérités éternelles, un
sceau supra-historique, mais plutôt il visait à la compréhension des actuali
sations spécifiques de ce qui relève du trans-historique.
Louise Burchill