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Traduit

de l’allemand par Corinne Tresca


Avant-propos

Quand j’ai commencé ma carrière de forestier, j’en savais à peu près autant sur
la vie secrète des arbres qu’un boucher sur la vie affective des animaux. La
sylviculture moderne produit du bois, en d’autres mots elle abat des arbres puis
replante des jeunes plants. La lecture des revues spécialisées permet rapidement
de comprendre que la bonne santé d’une forêt n’a d’intérêt que dans la mesure
où elle participe d’une gestion optimale. Cette perception suffit également au
quotidien du forestier qui finit par avoir une vision déformée des choses. Une
large part de mon travail consistant à estimer les qualités intrinsèques ou la
valeur marchande de centaines d’épicéas, de hêtres, de chênes ou de pins, je ne
voyais les arbres que sous cet angle.
Il y a une vingtaine d’années, j’ai commencé à organiser des stages de survie
en forêt et des circuits «cabanes forestières» pour le public. Vinrent ensuite la
création d’un cimetière forestier naturel1 et la mise en réserve de boisements où
la nature allait pouvoir reprendre ses droits. Les nombreux échanges que j’ai pu
alors avoir avec les visiteurs ont corrigé mon regard sur la forêt. Les arbres mal
conformés ou noueux, que j’avais l’habitude de déclasser, suscitaient
l’enthousiasme des promeneurs. À leur contact, j’ai appris à voir autre chose que
les beaux troncs bien droits et à apprécier les racines aux formes étranges, les
formations insolites, les coussins de mousse sur une écorce. L’amour de la
nature, qui déjà tout gamin m’animait, se raviva. Je découvris soudain
d’innombrables phénomènes extraordinaires dont l’explication m’échappait. À la
même époque, l’université d’Aix-la-Chapelle, en Allemagne, a entamé un
programme de recherches dans mon district. De nombreuses questions
trouvèrent alors une réponse, et au moins autant de nouvelles surgirent. La vie de
forestier redevint passionnante; chaque journée en forêt était l’occasion de
découvertes. L’exploitation forestière dut adapter ses méthodes. Quand on sait
qu’un arbre est sensible à la douleur et a une mémoire, que des parents-arbres
vivent avec leurs enfants, on ne peut plus les abattre sans réfléchir ni ravager
leur environnement en lançant des bulldozers à l’assaut des sous-bois. Cela fait
déjà 20 ans que ces engins sont bannis de ma forêt. Si quelques troncs doivent
néanmoins être récoltés, les ouvriers forestiers procèdent au débardage en
douceur, avec des chevaux de trait. Une forêt en bonne santé, voire, osons le
dire, une forêt heureuse, est nettement plus productive, donc plus rentable.
L’argument a convaincu mon employeur, la commune de Hümmel, au point que
ce minuscule village de l’Eifel2 entend bien ne jamais revenir à d’autres
méthodes d’exploitation. Les arbres qui ne sont pas dérangés livrent toujours
plus de secrets, en particulier ceux qui vivent dans les zones protégées de
dernière génération où ils sont à l’abri de toute intervention humaine. Je ne
cesserai jamais d’apprendre à leur contact, et pourtant, jamais je n’aurais rêvé
découvrir autant de choses sous les couverts forestiers.
Suivez-moi, partageons ensemble le bonheur que les arbres peuvent nous
donner. Qui sait, lors d’une prochaine promenade en forêt, peut-être découvrirez-
vous à votre tour quelque petit ou grand miracle.
Amitiés

Il y a longtemps de cela, alors que je parcourais l’une des anciennes réserves de


hêtres de ma forêt, de curieuses pierres moussues ont attiré mon attention. J’étais
assurément passé maintes fois à côté sans les remarquer, jusqu’à ce jour où je me
suis arrêté et accroupi. Leur forme, en léger arc de cercle, était peu ordinaire. En
soulevant un peu la mousse, je mis au jour de l’écorce. Ce que je croyais être des
pierres était en fait du vieux bois. Le bois de hêtre pourrissant habituellement en
l’espace de quelques années sur un sol humide, la dureté du morceau que
j’examinais m’étonna. Surtout, je ne pouvais pas le soulever, il était solidement
ancré dans le sol. Je grattai alors un petit morceau de cette écorce avec un canif
et découvris une couche verte. Verte? Cette couleur n’apparaît que lorsqu’il y a
présence de chlorophylle, soit dans les feuilles fraîches, soit stockée sous forme
de réserve dans les troncs des arbres vivants. Une seule explication était
possible: ce morceau de bois n’était pas mort! À y regarder de plus près, les
autres «pierres» n’étaient pas disposées au hasard, mais formaient un cercle de
1,50 mètre de diamètre. Je me trouvais en présence des très anciens vestiges
d’une immense souche d’arbre. Il ne subsistait que quelques fragments de ce qui
avait jadis été l’écorce tandis que l’intérieur s’était depuis longtemps décomposé
et transformé en humus, deux indices qui permettaient de conclure que l’arbre
avait dû être coupé entre 400 et 500 ans auparavant. Mais comment était-il
possible que des vestiges survivent aussi longtemps? Les cellules se nourrissent
de sucres, elles doivent respirer, se développer, ne serait-ce qu’un minimum. Or,
sans feuilles, donc sans photosynthèse, c’est impossible. Aucun des êtres vivants
de notre planète ne résiste à une privation de nourriture de plusieurs centaines
d’années, et cela vaut aussi pour les vestiges d’arbres, du moins pour les souches
qui ne peuvent compter que sur elles-mêmes. À l’évidence, ce n’était pas le cas
de celle-ci.
Elle bénéficiait de l’aide que les arbres voisins lui apportaient par
l’intermédiaire des racines. La transmission des substances nutritives s’effectue
soit de façon diffuse par le réseau de champignons qui enveloppe les pointes des
racines et contribue ainsi aux échanges, soit par un lien racinaire direct. Je ne
pouvais savoir en présence de quelle forme de transmission je me trouvais, car je
ne voulais pas causer de dommages à cette vénérable souche en fouillant le sol.
Mais une chose était sûre: les hêtres environnants lui diffusaient une solution de
sucre pour la maintenir en vie. On peut observer cette association des arbres par
leurs racines au bord des chemins, là où la pluie a lessivé la terre des talus et mis
au jour les systèmes racinaires. Des scientifiques ont constaté, dans le massif
forestier du Harz3, en Allemagne, que la plupart des individus d’une même
espèce et d’un même peuplement sont reliés entre eux par un véritable réseau.
L’échange de substances nutritives et l’intervention des arbres voisins en cas de
besoin seraient la norme. Il apparaît ainsi que les forêts sont des
superorganismes, des organisations structurées comme le sont par exemple les
fourmilières.
Il est bien sûr légitime de se demander si les racines des arbres ne se
développent pas au hasard dans le sol et ne s’associent pas simplement avec les
congénères rencontrés sur leur chemin. L’échange de substances nutritives ne
serait pas intentionnel et la structure en communauté sociale serait un leurre,
puisque seules des transmissions fortuites seraient à l’œuvre. La belle image
d’une entraide active céderait la place à la loi du hasard, qui serait toutefois
également d’intérêt pour l’écosystème forestier.
Le fonctionnement de la nature n’est pas aussi simple: les végétaux, par
conséquent les arbres, sont parfaitement capables de distinguer leurs racines de
celles d’espèces différentes et même de celles d’autres individus de la même
espèce(1).
Mais pourquoi les arbres ont-ils un comportement social, pourquoi partagent-
ils leur nourriture avec des congénères et entretiennent-ils ainsi leurs
concurrents? Pour les mêmes raisons que dans les sociétés humaines: à plusieurs,
la vie est plus facile. Un arbre n’est pas une forêt, il ne peut à lui seul créer des
conditions climatiques équilibrées, il est livré sans défense au vent et à la pluie.
À plusieurs, en revanche, les arbres forment un écosystème qui modère les
températures extrêmes, froides ou chaudes, emmagasine de grandes quantités
d’eau et augmente l’humidité atmosphérique. Dans un tel environnement, les
arbres peuvent vivre en sécurité et connaître une grande longévité. Pour
maintenir cet idéal, la communauté doit à tout prix perdurer. Si chaque individu
ne s’occupait que de lui-même, nombre d’entre eux n’atteindraient jamais un
grand âge. Les morts successives provoqueraient de grandes trouées dans la
canopée par lesquelles les tempêtes pourraient s’engouffrer et endommager la
forêt. La chaleur estivale parviendrait au sol et le dessécherait. Tous les individus
en souffriraient.
Chaque arbre est donc utile à la communauté et mérite d’être maintenu en vie
aussi longtemps que possible. Même les individus malades sont soutenus et
approvisionnés en éléments nutritifs jusqu’à ce qu’ils aillent mieux. Une
prochaine fois, peut-être les rôles s’inverseront-ils et ce sera l’arbre-soutien qui à
son tour aura besoin d’aide. Les gros hêtres à l’écorce grise qui se protègent
mutuellement me font penser aux éléphants vivant en troupeaux. Eux aussi
défendent chacun des membres du groupe, eux aussi aident les malades et les
moins vaillants à reprendre de la vigueur et ne laissent qu’à regret leurs morts
derrière eux.
Chaque arbre représente une part de la communauté, mais tous ne sont pas
logés à la même enseigne. La plupart des souches pourrissent et se transforment
en humus en quelques décennies (un laps de temps très court pour un arbre). Les
individus qui survivent plusieurs siècles, comme ces «pierres moussues», ne sont
que peu nombreux. Pourquoi une telle différence? Y aurait-il chez les arbres une
société à deux vitesses? Le terme «vitesse» est impropre, mais l’idée est juste.
En réalité, c’est du degré de lien, voire d’empathie que dépend la serviabilité des
collègues. Levez les yeux vers les houppiers, au sommet du tronc, et vous
l’observerez par vous-même. Un arbre ordinaire s’étale jusqu’à ce que sa ramure
rencontre l’extrémité des branches d’un voisin de même envergure. Il ne peut
pas aller plus loin, car l’espace aérien, ou plutôt l’espace lumineux, est déjà
occupé. Mais il met une belle énergie à renforcer ses branches latérales, comme
pour s’armer contre son voisin. En comparaison, deux véritables amis veillent
d’emblée à ne pas déployer de trop grosses branches en direction de l’autre. Pour
ne pas empiéter sur le domaine du partenaire, chacun développe son houppier
exclusivement vers l’extérieur, vers des «non-amis». Ces couples sont liés si
intimement par leurs racines qu’ils meurent parfois en même temps.
Les belles amitiés qui vont jusqu’à alimenter une souche en substances
nutritives s’observent uniquement dans les forêts naturelles. Il est possible que
toutes les espèces pratiquent le même altruisme; pour ma part, j’ai rencontré de
très anciennes souches encore vivantes de hêtres, mais aussi de chênes, de
sapins, d’épicéas et de douglas. Les forêts plantées, comme le sont la plupart des
forêts de conifères du centre de l’Europe, fonctionnent plutôt sur le schéma des
enfants des rues dont nous parlerons plus loin. La plantation endommageant
durablement les racines, elles peinent à se constituer en réseau. Les arbres de ces
forêts sont des solitaires dont les conditions de vie sont particulièrement
difficiles. Il est vrai qu’ils ne sont pas destinés à atteindre un âge canonique
puisque, selon les espèces, leurs troncs sont déjà considérés comme matures et
bons à être récoltés au bout d’une centaine d’années.
Le langage des arbres

D’après le dictionnaire, le langage est la capacité des hommes à s’exprimer et à


communiquer entre eux. Nous serions donc les seuls aptes à parler, puisque la
notion ainsi définie se limite à notre espèce. Est-ce bien certain? Pourquoi les
arbres ne s’exprimeraient-ils pas? Mais comment s’exprimeraient-ils? Une chose
est sûre, ils ne parlent pas et n’émettent aucun son. Les branches qui craquent
quand il y a du vent, le bruissement du feuillage sont des phénomènes passifs
indépendants de leur volonté. Les arbres disposent cependant d’une manière
d’attirer l’attention: l’émission de substances odorantes. Les substances
odorantes seraient-elles un moyen de communication? Assurément, et même un
moyen auquel nous reconnaissons une certaine efficacité, sinon pourquoi
utiliserions-nous du parfum et des déodorants? Mais notre seule odeur corporelle
suffit à interpeller le conscient et le subconscient de nos congénères. Il existe des
personnes que nous ne pouvons pas sentir, d’autres au contraire dont l’odeur
nous attire irrésistiblement. D’après les scientifiques, les phéromones présentes
dans la sueur joueraient un rôle déterminant dans le choix du partenaire avec
lequel nous souhaitons nous reproduire pour assurer notre descendance. Nous
possédons donc un langage olfactif secret, ce dont les arbres peuvent, au
minimum, aussi se prévaloir. Dans les années 1970, des chercheurs ont mis en
évidence l’étonnant comportement d’une espèce d’acacia de la savane africaine
dont les feuilles sont broutées par les girafes. Pour se débarrasser de ces
prédateurs très contrariants, les acacias augmentent en quelques minutes la
teneur en substances toxiques de leurs feuilles. Dès qu’elles s’en rendent
compte, les girafes se déplacent vers les acacias voisins. Voisins? Non, pas tout à
fait, elles ignorent tous ceux qui se trouvent dans le périmètre immédiat du
premier arbre et ne recommencent à brouter qu’une centaine de mètres plus loin.
La raison en est surprenante: les acacias agressés émettent un gaz avertisseur
(dans ce cas de l’éthylène) qui informe leurs congénères de l’imminence d’un
danger. Aussitôt, les individus concernés réagissent en augmentant à leur tour la
teneur en substances toxiques de leurs feuilles. Les girafes, qui n’ignorent rien
du manège, se déplacent jusqu’aux arbres non avertis. Ou bien elles remontent le
vent. Les messages olfactifs étant transportés d’arbre en arbre par l’air, si les
girafes se déplacent dans le sens contraire au vent, le premier arbre voisin n’aura
pas été informé de leur présence, et elles n’auront pas à interrompre leur repas.
Nos forêts tempérées sont le théâtre de phénomènes similaires. Les hêtres, les
chênes, les sapins réagissent eux aussi dès qu’un intrus les agresse. Quand une
chenille plante ses mandibules dans une feuille, le tissu végétal se modifie
aussitôt autour de la morsure. Au surplus, il envoie des signaux électriques,
exactement comme cela se produit dans le corps humain en cas de blessure.
L’impulsion ne se propage pas en millisecondes, comme chez nous, mais à la
vitesse d’un centimètre par minute. Il faut ensuite compter une heure de plus
pour que les anticorps qui vont gâcher la suite du repas des parasites soient
synthétisés(2). Les arbres ne sont pas des rapides, et danger ou pas, c’est là leur
vitesse maximale. En dépit de cette lenteur, aucune partie de l’arbre ne
fonctionne isolément. Un agresseur met les racines en difficulté? L’information
gagne l’ensemble de l’arbre et déclenche si nécessaire l’émission de substances
odorantes par les feuilles. Pas de n’importe quelles substances, de substances
que l’arbre fabrique sur mesure pour l’objectif à atteindre. Cette aptitude à réagir
de façon ciblée l’aide à juguler l’attaque en quelques jours. Parmi tous les
insectes qu’il sait reconnaître, un arbre est en effet capable de repérer le
chenapan qui s’en prend à lui, car chaque espèce possède une salive spécifique
permettant de l’identifier avec certitude. Le système fonctionne si bien que des
substances attirantes peuvent être émises pour ameuter des prédateurs
spécialistes de l’espèce qui vont se faire une joie de prêter main-forte aux arbres
en dévorant les parasites. Les ormes et les pins font ainsi appel à des petites
guêpes(3) qui pondent leurs œufs dans le corps des chenilles les envahissant. Les
larves de guêpes y éclosent à l’abri puis se développent en dévorant petit à petit
la grosse chenille de l’intérieur. Il existe des morts plus douces, je le concède,
mais c’est à ce prix que l’arbre libéré de ses parasites peut de nouveau croître et
embellir.
Petite parenthèse: leur capacité à identifier la salive d’un insecte prouve que
les arbres, parmi d’autres spécificités, possèdent également un sens du goût.
Les substances odorantes ont l’inconvénient de se diluer si rapidement dans
l’air que leur rayon d’action est souvent inférieur à 100 mètres. Ce défaut est
néanmoins contrebalancé par un double champ d’intervention. La diffusion du
signal d’alerte au sein de l’arbre étant très lente, utiliser la voie des airs permet à
l’arbre de franchir de grandes distances en peu de temps et ainsi de prévenir
beaucoup plus vite les parties de son corps éloignées de plusieurs mètres.
L’appel à l’offensive antiparasite n’a souvent même pas besoin de cibler une
espèce. Le monde animal perçoit tous les signaux chimiques émis par les arbres
et sait donc qu’une attaque est en cours et à quelle espèce appartiennent les
agresseurs. Quiconque est friand des petits organismes à l’œuvre se sent
irrésistiblement attiré. Les arbres sont toutefois capables de se défendre seuls.
Les chênes envoient des tanins amers et toxiques dans leur écorce et leurs
feuilles. Si les ravageurs ne sont pas exterminés, au moins cela transforme-t-il la
succulente salade en verdure immangeable. Les saules obtiennent le même
résultat en fabriquant de la salyciline aux effets tout aussi destructeurs. Pour les
insectes, pas pour nous autres humains, où une tisane d’écorce de saule, ancêtre
de l’aspirine, atténue au contraire les maux de tête et la fièvre.
Ce système de défense prenant du temps à se mettre en place, le bon
fonctionnement du réseau d’alerte précoce est déterminant. Les arbres évitent de
se reposer sur la seule voie des airs, qui ne garantit pas que tous les voisins aient
vent du danger. Ils préfèrent assurer leurs arrières en envoyant aussi leurs
messages aux racines qui relient tous les individus entre eux et travaillent avec la
même efficacité, qu’il pleuve ou qu’il vente. Les informations sont transmises
chimiquement mais aussi, ce qui est plus surprenant, électriquement, à la vitesse
d’un centimètre par seconde. Comparé à la vitesse de diffusion au sein du corps
humain, c’est d’une extrême lenteur, mais il existe aussi dans le règne animal des
espèces comme les méduses ou les vers qui ne sont guère plus rapides(4). Dès
qu’ils ont connaissance de la nouvelle, tous les chênes environnants mettent à
leur tour de grandes quantités de tanins en circulation dans leurs vaisseaux. Les
racines d’un arbre s’étendent sur une surface qui dépasse de plus du double
l’envergure de la couronne. Il en résulte un entrelacement des ramifications
souterraines qui crée autant de points de contact et d’échanges entre les arbres.
Ce n’est pas systématique, car une forêt héberge aussi des solitaires et des
individualistes réfractaires à toute idée de collaboration. Suffirait-il qu’une
poignée de ronchons refusent de participer pour bloquer la diffusion de l’alerte?
Non, heureusement, car la plupart du temps, des champignons sont appelés à la
rescousse pour garantir la continuité de la transmission. Ils fonctionnent sur le
même principe qu’Internet, par fibre optique. La densité du système de
filaments, invisibles à l’œil nu, qu’ils développent dans le sol est à peine
imaginable. Pour vous donner une idée, une cuillerée à café de terre des bois
contient plusieurs kilomètres d’hyphes, le nom de ces filaments(5). Au fil des
siècles, un unique champignon peut ainsi s’étendre sur plusieurs kilomètres
carrés et mettre en réseau des forêts entières. En transmettant les signaux d’un
arbre à un autre par ses ramifications, il concourt à l’échange d’informations sur
les insectes, la sécheresse du sol ou tout autre danger. Aujourd’hui, les
scientifiques parlent même de «Wood-Wide-Web» pour évoquer l’activité de ce
réseau forestier. La recherche sur le type et le volume d’informations échangées
est encore embryonnaire. Des contacts entre espèces différentes, alors même
qu’elles se considèrent comme concurrentes, ne sont pas exclus. Les
champignons ont en effet une stratégie qui leur est propre, et ils peuvent être de
très efficaces intermédiaires.
Les défenses d’un arbre affaibli s’émoussent, mais sans doute aussi son
aptitude à communiquer. Sinon comment expliquer que les insectes agresseurs
ciblent leurs attaques précisément sur les individus fragiles? Il n’est pas
inconcevable qu’ils écoutent les arbres, cherchent à capter les signaux chimiques
d’alerte et testent, d’une morsure dans l’écorce ou une feuille, la réactivité des
individus silencieux. Parfois, le mutisme est imputable à une atteinte
pathologique grave, mais il peut aussi résulter d’une rupture de l’association
avec le réseau de champignons. Coupé de toute information, l’arbre ignore qu’un
danger le menace, et c’est buffet à volonté pour les chenilles et les coléoptères.
Les individualistes mentionnés plus haut sont tout aussi fragiles; ils présentent
certes les signes d’une parfaite santé, mais leur isolement les condamne à
l’ignorance.
Les arbres ne sont pas les seuls à communiquer ainsi entre eux; les buissons,
les graminées échangent aussi, et probablement toutes les espèces végétales
présentes dans la communauté forestière. En revanche, dès que l’on pénètre dans
une zone agricole, la végétation devient très silencieuse. La main de l’homme a
fait perdre aux plantes cultivées beaucoup de leur aptitude à communiquer par
voie souterraine ou aérienne. Quasi muettes et sourdes, elles sont une proie facile
pour les insectes(6). L’utilisation massive de pesticides par l’agriculture moderne
trouve là une de ses explications. Les exploitants de terres agricoles gagneraient
à s’inspirer du fonctionnement des forêts et à laisser un peu de naturel réinvestir
les cultures de céréales et de pommes de terre pour qu’elles recouvrent la parole.
Les arbres et les insectes ont d’autres raisons de communiquer que les seules
tristes questions d’agression parasitaire et de maladie. Les signaux agréables
existent, et vous en avez sûrement déjà perçu, ou plus précisément, senti. Je veux
parler des messages olfactifs envoyés par les fleurs. Le parfum qu’elles émettent
n’est ni fortuit ni destiné à nous séduire. Les arbres fruitiers, les saules ou les
châtaigniers diffusent des messages olfactifs pour attirer l’attention et inviter les
abeilles à venir faire le plein de nectar sucré chez eux. Le doux liquide concentré
que les insectes butinent est la récompense de la pollinisation qu’ils
accomplissent sans s’en rendre compte. La forme et la couleur des fleurs sont
elles aussi des signaux destinés à les distinguer de toute la verdure du feuillage,
un peu comme des panneaux publicitaires qui indiquent l’entrée du restaurant.
Nous savons désormais que les arbres communiquent olfactivement,
visuellement et électriquement (par l’intermédiaire de sortes de cellules
nerveuses situées aux extrémités des racines). Mais qu’en est-il de l’émission de
sons, donc de l’ouïe et de la parole?
Quand j’affirme au début de ce chapitre que les arbres n’émettent aucun son,
peut-être ne devrais-je pas être aussi péremptoire. Une équipe de chercheurs,
autour de Monica Gagliano de l’université d’Australie-Occidentale, a entrepris
d’écouter le sol(7). Travailler sur des arbres en laboratoire étant malcommode, ils
ont préféré porter leur étude sur des semis de céréales, plus aisés à manipuler. Et
de fait, les appareils de mesure ont rapidement enregistré un léger craquement
des racines d’une fréquence de 220 hertz. Des racines qui craquent? Est-ce si
extraordinaire? Le bois mort aussi craque, ne serait-ce que lorsqu’il brûle. Le
bruit constaté en laboratoire avait cependant de quoi interpeller. En effet, les
racines des germes non impliqués y réagissaient. Dès qu’elles étaient exposées à
un craquement de 220 hertz, les pointes s’orientaient dans la direction du bruit.
Cela signifie que les graminées perçoivent cette fréquence; en d’autres mots,
qu’elles «entendent». Les végétaux échangeraient-ils des informations par ondes
sonores? L’idée ouvre de formidables perspectives. Communiquer par ondes
sonores, nous savons le faire. Pour le coup, mon imagination s’emballe. Quel
bouleversement si nous avions accès à ce que les hêtres, les chênes ou les pins
ressentent, si nous pouvions comprendre ce qu’ils disent! Nous n’en sommes
malheureusement pas encore là; l’exploration de ce domaine scientifique n’en
est qu’à ses balbutiements. Il n’empêche, lors d’une prochaine excursion en
forêt, si vous percevez de légers craquements, pas sûr que ce soit le seul fait du
vent…
Aide sociale

Des jardiniers amateurs me demandent souvent si leurs arbres ne sont pas plantés
trop près les uns des autres et ne souffrent pas d’un manque de lumière et d’eau.
Cette inquiétude est directement issue de ce nous savons de la sylviculture. On
attend d’une forêt qu’elle produise de gros troncs prêts à être récoltés en peu de
temps. Les arbres ont donc besoin de beaucoup de place, et leur houppier doit
être bien développé et régulier. Remplir ces deux critères exige l’abattage
systématique, tous les cinq ans, des individus censés leur faire concurrence.
Comme les arbres n’ont pas le temps de vieillir et partent pour la scierie dès
qu’ils ont 100 ans4, les effets négatifs sur leur santé sont à peine décelables. Les
effets négatifs? Le bon sens ne veut-il pas qu’un arbre se développe mieux quand
il n’est pas gêné par des concurrents? quand son feuillage est baigné de soleil?
quand ses racines disposent de toute l’eau souhaitée? Pour les individus qui
appartiennent à des espèces différentes, c’est effectivement le cas. Ils se
disputent bel et bien l’accès à la lumière et aux ressources du sol. Pour des arbres
de la même espèce, en revanche, la situation est tout autre. J’ai évoqué plus haut
l’amitié et l’entraide dont les hêtres pouvaient faire preuve. Une forêt n’a aucun
intérêt à perdre ses individus les plus faibles. Elle n’y gagnerait que des espaces
vides qui déstabiliseraient le fragile équilibre de pénombre et de haute humidité
de l’air de son microclimat. En contrepartie, chaque arbre pourrait se développer
librement et vivre sa vie sur son microlopin de terre. Pourrait, car certains arbres,
dont les hêtres, sont de fervents défenseurs d’une justice distributive. Vanessa
Bursche, de l’université d’Aix-la-Chapelle, a fait une intéressante découverte sur
la photosynthèse dans les forêts naturelles de hêtres. Les arbres se
synchroniseraient de façon que tous fournissent la même prestation. Cela ne va
pas du tout de soi. Chaque hêtre pousse à un emplacement particulier. Selon que
le sol est caillouteux ou meuble, qu’il renferme beaucoup ou peu d’eau, offre une
abondance de nutriments ou est très pauvre, sa qualité peut varier du tout au tout
en l’espace de quelques mètres. Tous les arbres ne bénéficient donc pas des
mêmes conditions de développement; certains vont pousser plus vite que
d’autres et, par voie de conséquence, fabriquer plus de glucides et de bois. Le
résultat de l’étude est d’autant plus surprenant: les arbres compensent
mutuellement leurs faiblesses et leurs forces. Le rééquilibrage s’effectue dans le
sol, par les racines. Et les échanges vont bon train. Qui est bien nanti donne
généreusement et qui peine à se nourrir reçoit de quoi améliorer son ordinaire.
Nous retrouvons ici aussi les champignons dont l’immense réseau agit cette fois
en machine à redistribuer géante. En somme, le système fonctionne un peu
comme nos services d’aide sociale.
Dans ce contexte, les hêtres ne sont jamais trop serrés, bien au contraire. Plus
ils sont proches les uns des autres, mieux c’est. L’espacement des troncs de
moins d’un mètre, que l’on rencontre souvent, leur convient très bien, même si
leurs houppiers demeurent petits et ramassés. Les forestiers sont encore
nombreux à juger cela néfaste pour les arbres, et les opérations d’éclaircissage
consistant à abattre les spécimens réputés inutiles sont fréquentes. Des forestiers
de Lübeck, en Allemagne du Nord, ont cependant observé qu’une forêt de hêtres
dont les individus poussent serrés est plus productive. L’augmentation annuelle
de la production de biomasse, notamment de bois, atteste de la bonne santé des
peuplements denses. Quand ils vivent en groupe serré, la répartition des
substances nutritives et de l’eau entre tous les individus est optimale, si bien que
chaque arbre parvient au meilleur développement possible. Si l’on «aide» ici et
là un individu à se débarrasser de sa supposée concurrence, les arbres restants
deviennent des solitaires. Ils ne sont plus entourés que de souches et les
connexions se perdent dans le vide. Chacun se débrouille comme il peut dans
son coin, avec pour conséquence de gros écarts de productivité. Chez certains
individus, la photosynthèse tourne à plein régime et la production de glucose est
pléthorique. Ils poussent mieux que les voisins et sont en excellente forme. Pour
autant, leur durée de vie n’est pas remarquable, car la condition d’un arbre ne
peut pas être meilleure que celle de la forêt qui l’entoure, et il y a désormais
beaucoup de mal lotis autour de lui. Les individus en situation de faiblesse, qui
étaient auparavant soutenus par les plus forts, se retrouvent d’un coup à la traîne.
Une implantation dans un sol pauvre en éléments nutritifs, un stress temporaire
ou un bagage génétique défavorable, et ils sont la proie des insectes et des
champignons. Que seuls les plus forts survivent, cela ne va-t-il pas dans le sens
de l’évolution? Je crains que les arbres ne soient pas de cet avis. Leur bien-être
dépend de la communauté; si les plus faibles disparaissent, tous y perdent. La
forêt devient ouverte à tout, aux brûlures du soleil, aux vents violents qui
pénètrent jusqu’au sol et modifient l’environnement climatique, frais et humide.
Même les arbres robustes sont victimes de maladies plusieurs fois au cours de
leur vie et dépendent alors de l’aide de leurs voisins plus faibles.
Superchampions ou pas, si l’assistance n’est plus disponible, une insignifiante
invasion d’insectes suffit à sceller leur destin.
J’ai moi-même déclenché un cas d’entraide extraordinaire. Au début de ma
carrière, j’ai fait cercler des jeunes hêtres. La pratique consiste à éliminer une
large bande d’écorce à une hauteur d’un mètre pour induire la mort de l’arbre.
Dans cette méthode d’écorçage, les troncs ne sont pas coupés, les arbres
dévitalisés restent sur pied à l’état de bois mort. Ils libèrent néanmoins de la
place pour les arbres vivants car leurs houppiers dépourvus de feuilles laissent
passer beaucoup de lumière. La pratique vous paraît barbare? C’est aussi mon
avis, car la mort survient au terme d’années de résistance et je ne m’autoriserais
plus un tel mode de gestion. J’ai pu voir de mes yeux combien les hêtres luttaient
pour survivre, au point que certains ne sont toujours pas morts. Cela ne devrait
pas être possible. En théorie, sans continuité de l’écorce, les feuilles ne peuvent
plus envoyer de sucres aux racines. Affamées, celles-ci cessent leur activité de
pompage, l’eau ne circule plus dans l’arbre, le houppier n’est plus alimenté, et
l’arbre entier se dessèche et meurt. Pourtant un nombre important d’individus
ont continué tant bien que mal à pousser. Depuis, je sais que ce miracle tient à
l’aide active des voisins qui n’avaient pas perdu leur intégrité. En assurant
l’alimentation des racines par leurs ramifications souterraines, ils ont permis la
survie de leurs compagnons. Certains sont même parvenus à fabriquer de
l’écorce pour recouvrir la plaie de leur tronc. Je dois avouer que j’ai toujours un
peu honte quand je vois ce que j’ai fait, quoique j’y aie aussi appris combien la
communauté des arbres peut être efficace. La solidité maximale d’une chaîne est
celle de son maillon le plus faible. Cet adage issu du monde artisan aurait pu être
inventé par les arbres. Sans doute est-ce parce qu’ils en ont la connaissance
intuitive qu’ils s’aident les uns les autres sans condition.
Le temps des amours

Avec une reproduction qui se planifie au moins un an à l’avance, le cycle de vie


des arbres s’inscrit lui aussi dans la lenteur. Qu’il y ait ou non des amours à
chaque printemps dépend du groupe auquel l’arbre appartient. Tandis que les
conifères s’efforcent de lâcher leurs graines dans la nature tous les ans, la
stratégie des feuillus est tout autre. La floraison fait l’objet d’une première
concertation. Doit-on s’y mettre au printemps prochain ou attendre encore une
ou deux années? Les essences forestières préfèrent fleurir toutes en même temps,
car cela favorise le brassage des gènes d’un grand nombre d’individus. Les
conifères ne dérogent pas à cette règle, mais les feuillus ont une raison
supplémentaire de s’accorder: la présence de sangliers et de chevreuils, en
Europe, ou de cerfs de Virginie en Amérique du Nord. Ces animaux sont
particulièrement friands de faînes et de glands grâce auxquels ils se constituent
une épaisse réserve de gras pour l’hiver. Ils manifestent une véritable fringale de
ces fruits qui contiennent jusqu’à 50 % de lipides et de glucides, ce qu’aucune
autre nourriture ne leur apporte. Il est fréquent, à l’automne, que des territoires
forestiers entiers soient ratissés jusqu’à la dernière miette, si bien qu’au
printemps suivant, aucune plantule nouvelle ne se développe. Convenir d’une
attitude commune est donc une question de survie pour les arbres. S’ils ne
fleurissent pas tous les ans, les cervidés ne peuvent pas compter sur eux. Les
portées sont limitées, car les femelles en gestation doivent affronter un long
hiver de disette auquel nombre d’individus ne survivent pas. Quand enfin les
hêtres ou les chênes fleurissent et fructifient, les quelques herbivores présents
n’ont pas besoin d’écumer la forêt pour trouver à se nourrir, de sorte que
suffisamment de graines échappent à la razzia et germent. Ces années-là, la forêt
leur offrant de quoi s’alimenter tout l’hiver, le taux de reproduction des sangliers
est multiplié par trois. Autrefois, les années de «grande faînée» ou de «glandée»,
appelées aussi années grasses, étaient une bénédiction pour les paysans qui
menaient les porcs domestiques pâturer dans les bois pour les engraisser avant de
les abattre. Ces années fertiles n’ont qu’un temps; l’année suivante, les arbres
reprennent une année sabbatique, aucun fruit ne jonche le sol des sous-bois et la
population de sangliers s’effondre de nouveau.
Ces floraisons à intervalles de plusieurs années ne sont pas sans conséquence
sur la vie des insectes, en particulier des abeilles. Elles connaissent le même
stress que les herbivores de la forêt: une interruption de plusieurs années fait
chuter leur population, déjà réduite, car les abeilles ne parviennent pas à former
de grandes populations. La raison en est que les véritables arbres forestiers se
moquent éperdument de ces petits auxiliaires. Qu’ont-ils besoin de quelques
pollinisateurs quand il importe que des millions de fleurs soient butinées sur des
centaines de kilomètres carrés? L’échelle n’est plus la même, les arbres doivent
chercher une autre solution, un moyen plus sûr qui n’attend rien en contrepartie.
Et qu’ont-ils de plus facile à exploiter que l’aide du vent qui prélève les grains
de pollen fins comme de la poussière dans les fleurs et les transporte aux arbres
voisins? Les courants aériens présentent un autre avantage: on peut compter sur
eux quand la température baisse, même au-dessous de 12 °C, valeur à partir de
laquelle les abeilles préfèrent rester au chaud chez elles. Sans doute est-ce pour
cette raison que les conifères s’en remettent eux aussi à la méthode de
pollinisation par le vent. Pourtant, ils n’en ont pas réellement besoin, car ils
produisent du pollen presque chaque année et n’ont guère à craindre des
animaux qui ne trouvent aucun intérêt à la consommation des petites coques
renfermant les graines de pins ou des conifères apparentés. Ils attirent des
oiseaux, dont le bec-croisé des sapins, qui comme son nom l’indique possède un
bec dont les solides maxillaires croisés lui permettent d’extraire les graines des
cônes et de les manger; mais rapportée au nombre de résineux, sa population
n’est pas importante au point de constituer un problème. Et comme presque
aucun animal n’entreprend de faire des réserves de leurs graines pour l’hiver, les
conifères dotent leur potentielle descendance de petites ailes d’hélicoptère. Ainsi
équipées, les graines tombent lentement au sol et le premier souffle d’air peut les
emporter au loin. Il résulte de cette stratégie qu’un conifère n’a pas besoin de
faire des pauses comme les hêtres ou les chênes.
Pins et sapins produisent d’énormes quantités de pollen; à croire qu’en
matière de fécondation, ils veulent faire encore mieux que les feuillus. Les
quantités sont telles qu’à la moindre brise, d’immenses nuages de poussière
jaune flottent au-dessus des forêts de conifères en fleur comme si un feu couvait
sous les frondaisons. Comment diable, au milieu de ce tumulte, est-il possible
d’éviter les unions consanguines? Les arbres doivent d’avoir survécu jusqu’à nos
jours à leur grande diversité génétique au sein d’une même espèce. Quand tous
libèrent leur pollen au même moment, les minuscules grains de tous les
individus se mêlent et traversent les houppiers de l’ensemble des arbres. Le
pollen d’un sujet étant particulièrement concentré autour de son arbre d’origine,
le risque de fécondation de ses propres fleurs femelles est grand. Pourtant, cela
n’arrive pratiquement jamais. Les arbres ont développé des stratégies diverses
pour se préserver du danger. Certaines espèces, dont les pins, misent sur un bon
timing. Les fleurs mâles et femelles s’épanouissent à quelques jours d’intervalle,
de façon que ces dernières soient essentiellement fécondées par le pollen de
congénères de la même appartenance. Parmi les feuillus, les merisiers, qui font
confiance aux insectes, n’ont pas cette possibilité. Chez eux, les organes sexuels
mâles et femelles sont portés par une même fleur. Au surplus, ils sont une des
rares vraies espèces forestières à être pollinisées par des abeilles qui explorent
systématiquement l’ensemble du houppier et dispersent le pollen sur l’arbre
qu’elles butinent. Cependant, le merisier est plein de ressources et sent quand un
risque de consanguinité menace. Une fois en contact avec le stigmate, le grain de
pollen développe un fin tube pollinique pour pénétrer dans le style de la fleur
femelle et la féconder, mais avant de pouvoir acheminer sa semence jusqu’à
l’ovule, il est testé. Si la fleur reconnaît son propre pollen, l’acheminement est
interrompu et le tube s’atrophie. Seul le matériel génétique étranger, garant
d’une bonne fécondation, peut atteindre l’ovule et aboutir à la formation de
graines et de fruits. Quels éléments permettent à l’arbre de distinguer son pollen
de celui du voisin? La science continue de s’interroger. Nous savons seulement
qu’il s’agit d’une question d’activation de gènes et de leur adaptation5. Ne
pourrait-on pas dire tout simplement que l’arbre le sent? L’amour physique n’a-t-
il pas chez nous aussi plus d’importance que la sécrétion de transmetteurs qui à
leur tour vont activer la sécrétion d’hormones? L’accouplement chez les arbres
risque de relever encore longtemps du domaine de la spéculation.
Quelques espèces adoptent une stratégie radicale d’évitement de
l’autopollinisation: chaque individu n’a qu’un seul sexe. C’est le cas du saule
marsault qui est soit mâle soit femelle et ne court donc jamais le risque de se
reproduire avec lui-même. Précisons toutefois que les saules ne sont pas de vrais
arbres forestiers mais une espèce pionnière, c’est-à-dire une des premières à
coloniser les espaces dépourvus d’arbres. Ces milieux hébergeant des milliers de
graminées et de buissons qui attirent les abeilles, les saules s’en remettent eux
aussi à ces insectes pour la pollinisation. L’affaire, toutefois, est compliquée:
pour qu’il y ait fécondation, les abeilles doivent d’abord visiter un saule mâle,
prendre du pollen puis le transporter sur un arbre femelle. Commencer à butiner
en sens inverse n’aurait aucun effet. Quand les deux sexes doivent fleurir en
même temps, comment l’arbre parvient-il à ce que les abeilles travaillent dans le
bon ordre? Des scientifiques ont découvert que le moment venu, les saules des
deux sexes sécrètent une substance odorante qui attire les abeilles. Une fois les
insectes sur place, l’opération devient une question de visibilité. Les saules
mâles déploient alors le grand jeu avec de beaux chatons odorants de couleur
jaune clair pour se faire remarquer les premiers. Les abeilles volent droit sur eux,
font un premier plein de nectar, puis regardent autour d’elles et découvrent les
discrètes fleurs verdâtres des arbres femelles(8).
La consanguinité telle que nous la connaissons chez les mammifères, au sein
d’une population d’individus apparentés, est néanmoins possible dans les trois
cas décrits. C’est là que le vent autant que les abeilles sont particulièrement
précieux. Grâce aux grandes distances qu’ils parcourent, ils permettent qu’au
moins une partie des arbres reçoive le pollen de parents géographiquement
éloignés et contribuent ainsi à ce que la ressource génétique locale soit
constamment régénérée. Seuls les peuplements complètement isolés d’espèces
rares et ne comptant que des groupes réduits d’individus risquent de perdre leur
multiplicité et, devenus dès lors plus fragiles, de complètement disparaître en
quelques siècles.
Chances et malchances

Les arbres vivent en équilibre interne. La satisfaction de leurs besoins exige


qu’ils répartissent et gèrent leurs forces avec soin. Une part de leur énergie est
dédiée à la croissance. Les branches doivent être prolongées; le tronc, qui
supporte un poids croissant, doit gagner en diamètre. Une seconde part est mise
de côté pour activer la production de substances répulsives dans les feuilles et
l’écorce dès que survient une attaque de ravageurs ou de champignons. Reste la
reproduction. Chez les espèces qui fleurissent chaque année, l’exploit s’inscrit
dans un processus prévisible où toutes les forces s’équilibrent. En revanche, chez
les espèces comme le hêtre ou le chêne qui ne fleurissent que tous les trois ou
cinq ans, l’événement est très déstabilisant. La majeure partie de l’énergie a déjà
été destinée à autre chose; au surplus, les faînes et les glands sont produits en de
telles quantités qu’ils priment sur tout le reste. Le premier souci est celui de la
question de l’encombrement des branches. Aucune place n’y étant prévue pour
les fleurs, c’est aux feuilles de libérer l’emplacement qui était le leur. Quand les
fleurs fanées tombent au sol, les arbres ont alors un drôle d’aspect déplumé. Rien
d’étonnant à ce que, ces années-là, les constats forestiers signalent la prévalence
de houppiers défeuillés. Dès lors que les arbres ont fleuri et fané en même temps,
à première vue, la forêt paraît malade.
Elle n’est pas malade, certes, mais elle est tout de même fragilisée. Pour
fabriquer cette profusion de fleurs, les arbres puisent en effet dans leurs dernières
réserves. Pour compliquer le tout, le feuillage, contraint de réduire son ampleur,
produit moins de sucres que les années ordinaires. Et, nouvel handicap, la
majeure partie de ces sucres est transformée en lipides dans les graines, si bien
qu’il en reste à peine pour la construction de l’arbre lui-même et les stocks à
constituer pour l’hiver. Sans parler des réserves d’énergie théoriquement prévues
pour résister aux maladies. Une foule d’insectes n’attendent que cela. Parmi eux,
le charançon du hêtre, qui pour ne mesurer que deux petits millimètres n’en pond
pas moins des millions d’œufs sur le feuillage sans défense. Ses minuscules
larves creusent des galeries entre les membranes supérieure et inférieure des
feuilles et laissent derrière elles des taches rousses caractéristiques. Puis le
ravageur adulte perce des trous dans les feuilles qui paraissent avoir été criblées
de petits plombs de chasse. Certaines années, les hêtres sont tellement infestés
que de loin leur feuillage semble non plus vert mais roux. S’ils étaient au mieux
de leur forme, les arbres se défendraient, ils empoisonneraient, au sens strict du
terme, la nourriture des insectes. Mais la floraison les a épuisés et ils n’ont
d’autre choix que de supporter l’agression en silence. Les sujets sains
surmontent l’épreuve, d’autant que plusieurs années de répit succèdent à cette
mauvaise saison. Mais chez un sujet affaibli, une attaque de ravageurs peut
sonner le glas. Ce n’est pas pour autant que l’arbre s’abstiendrait de fleurir. Nous
savons par l’observation de la floraison des sites forestiers en voie de
dépérissement que ce sont précisément les sujets mal en point qui mettent le plus
d’ardeur à fleurir. Sans doute est-ce afin d’assurer leur descendance avant que la
mort signe la disparition définitive de leur patrimoine génétique. Des effets
similaires sont induits par les records de sécheresse et de chaleur de certains étés
qui mènent les arbres au bord de la rupture, puis les font abondamment fleurir le
printemps suivant. Ce qui, au passage, tord le cou à l’idée qui voudrait qu’une
abondance de glands et de faînes indique que l’hiver sera particulièrement
rigoureux. La floraison se préparant au cours de l’été, une profusion de fruits
renseigne tout au plus sur ce qui s’est passé quelques mois auparavant.
La faiblesse des défenses de l’arbre réapparaît à l’automne dans la qualité des
graines. Rien ne l’arrêtant, le charançon creuse aussi des galeries dans l’ovaire
des fleurs. Celles-ci sont malgré tout en mesure de produire des faînes, mais
elles sont vides, donc sans valeur nutritionnelle ou reproductive.
Une fois les graines de l’arbre tombées à terre, chaque espèce suit sa stratégie
de germination. Sa stratégie de germination? Les graines qui somnolent sur la
terre meuble et humide du sous-bois ne germent-elles pas dès que le premier
soleil de printemps réchauffe l’air? Pas toutes. Le jour où les embryons d’arbres
gisent sans défense sur le sol de la forêt est celui de tous les dangers. La faune
des forêts a bel appétit au printemps. Pour contrer sa voracité, certaines espèces,
dont celles à gros fruits comme les hêtres et les chênes, misent sur la rapidité. La
plantule jaillit aussi vite que possible de la faîne ou du gland pour qu’ils perdent
leur attractivité auprès des herbivores. Pour ces graines, la stratégie s’arrête là,
aucune défense de longue durée n’est prévue contre les champignons et les
bactéries. Les mal réveillées qui laissent passer la germination et sont toujours
intactes à la fin de l’été vont rester sur place et pourrir jusqu’au printemps
suivant. De nombreuses espèces donnent cependant à leurs graines la possibilité
de pouvoir attendre une ou plusieurs années avant de démarrer. Le risque de se
faire avaler est certes accru d’autant, mais les avantages sont considérables. En
cas de printemps sec, si les plantules meurent de soif, toute l’énergie investie
dans la reproduction aura été vaine. De même si un chevreuil vient à parcourir
son territoire et s’arrête justement pour brouter là où la graine est tombée.
À peine la plantule aura-t-elle déployé quelques goûteuses et tendres feuilles
qu’elles seront englouties. Mais si une partie des graines ne germent qu’une ou
plusieurs années plus tard, la nouvelle répartition des risques est telle que le
développement de quelques arbustes est assuré. Cette méthode est adoptée par le
sorbier des oiseleurs: ses graines peuvent rester en dormance jusqu’à cinq années
avant de rencontrer des conditions propices à la germination. Espèce pionnière
type, elle ne pouvait choisir meilleure stratégie. Tandis que les faînes et les
glands tombent toujours au pied de leur mère-arbre, ce qui garantit aux germes
de se développer dans un environnement forestier favorable, les sorbes peuvent
atterrir partout. Rien, en effet, n’est moins prévisible que l’endroit où l’oiseau
qui a consommé le petit fruit âpre rejette les graines dans leur boulette d’engrais.
Si le milieu est ouvert, les températures élevées et le manque d’eau des années
extrêmes seront beaucoup plus marqués qu’à l’ombre humide des sous-bois.
Dans ce cas, il vaut mieux qu’au moins une partie des graines demeurent
incognito et ne s’éveillent à la vie que des années plus tard.
Et une fois les graines sorties de leur dormance? Quelles sont les chances des
enfants-arbres d’accéder à l’âge adulte et de se reproduire à leur tour? Le calcul
est simple. D’après les statistiques, un arbre engendre un seul et unique
successeur, lequel prendra sa place le moment venu. D’ici là, des graines vont
germer, de jeunes descendants vont grandir puis végéter à l’ombre quelques
années, voire quelques décennies, jusqu’au jour où ils vont rendre leur dernier
souffle. Ils sont nombreux dans ce cas. Des dizaines de générations poussent
ainsi au pied de leur mère puis disparaissent les unes après les autres. Seules les
rares graines chanceuses qui doivent au vent ou à des animaux d’avoir été
déposées sur un petit coin de litière forestière accueillant pourront germer,
grandir et se développer sans entraves.
Mais revenons aux statistiques. Un hêtre produit au moins 30 000 faînes tous
les cinq ans (voire tous les deux à trois ans avec le réchauffement climatique,
mais laissons cet aspect de côté pour l’instant). Selon la quantité de lumière qu’il
reçoit, il atteint la maturité sexuelle entre 80 et 150 ans. Si l’on considère qu’il
vit 400 ans au maximum, il va donc fructifier au moins 60 fois et produire au
total environ 1,8 million de faînes. Sur ce 1,8 million de faînes, une seule
deviendra un arbre. Pour une forêt, c’est un superscore, quelque chose comme
les six bons numéros du Loto. Tous les autres embryons sont soit mangés par des
animaux, soit transformés en humus par des champignons et des bactéries.
Calculons maintenant les chances d’un enfant-arbre parmi les plus mal lotis, par
exemple un peuplier. La mère-arbre produit annuellement jusqu’à 26 millions de
graines(9). C’est peu dire que les rejetons-peupliers envient le sort des enfants-
hêtres! Jusqu’à ce que les parents tirent leur révérence, ils vont en effet produire
plus d’un milliard de graines qui, bien à l’abri dans leur léger cocon de bourre,
vont se laisser porter vers d’autres contrées. Et là comme ailleurs, les statistiques
sont impitoyables, il n’y aura qu’une seule graine gagnante.
Éloge de la lenteur

J’ai longtemps ignoré avec quelle lenteur les arbres poussaient. Il y a dans ma
forêt de jeunes hêtres qui mesurent entre un et deux mètres de hauteur. Autrefois,
je leur aurais donné 10 ans, tout au plus. Puis j’ai commencé à m’intéresser aux
mystères en marge de la sylviculture et je les ai observés de plus près. L’âge des
jeunes hêtres peut s’estimer à la lecture des petits nœuds présents sur les
rameaux. Ces nœuds sont de minuscules grosseurs à l’aspect plissé. Elles se
forment chaque année sous les bourgeons. Au printemps suivant, quand le
bourgeon s’ouvre, le rameau s’allonge mais le nœud reste. Le phénomène se
reproduisant chaque année, le nombre de nœuds correspond à l’âge du sujet.
Quand le diamètre du rameau dépasse trois millimètres, les nœuds disparaissent
dans l’écorce.
Chez mes jeunes hêtres, une brindille de 20 centimètres présentait déjà 25
petits renflements. Le diamètre du tronc ne permettait plus de déceler des indices
de croissance, mais une prudente extrapolation à partir de l’âge des rameaux
permettait d’estimer l’âge des arbres à au moins 80 ans, si ce n’est beaucoup
plus. À l’époque, cela me paraissait incroyable; depuis que j’ai enrichi mes
connaissances sur les forêts primaires, je sais que c’est tout à fait normal. Les
petits arbres ne demandent qu’à se développer; grandir de 50 centimètres par an
leur conviendrait très bien. Malheureusement, leurs mères ne sont pas d’accord.
Elles recouvrent leur progéniture de leurs immenses houppiers qui, avec ceux
des arbres adultes voisins, forment un toit épais au-dessus de la forêt. Seuls 3 %
des rayons du soleil filtrent jusqu’au sol, et donc jusqu’aux feuilles de leurs
enfants. Trois pour cent, ce n’est pratiquement rien. Cela permet tout juste une
activité photosynthétique suffisante pour maintenir un végétal en vie. Croître en
hauteur ou gagner en épaisseur n’est donc pas envisageable. Et comment se
rebeller contre cette éducation à la dure quand on n’a pas d’énergie? Cette
éducation? Oui, car il s’agit d’une mesure pédagogique dont le seul but est le
bien-être des jeunes. L’idée n’est pas fantaisiste, c’est un concept que les
forestiers utilisent depuis des générations.
Cette mesure éducative est la restriction de lumière. Mais à quoi sert cette
limitation? Les parents n’ont-ils pas à cœur de voir leur progéniture devenir
rapidement autonome? Non, pas les parents-arbres, tant s’en faut, et depuis peu,
la science soutient leur position. Elle a en effet constaté que croître lentement en
début de vie conditionne la possibilité d’atteindre un grand âge. Nous perdons
facilement de vue ce qu’est un grand âge pour un arbre, car la sylviculture
moderne n’attend pas plus de 80 à 120 ans pour abattre et transformer des arbres
plantés. Dans des conditions naturelles, à cet âge, les arbres sont à hauteur
d’homme et gros comme des crayons. Conséquence de la lenteur de leur
croissance, les cellules de leur bois sont très petites et renferment peu d’air. Ils
en acquièrent une flexibilité qui leur permet de supporter les vents violents sans
se casser. Plus important encore, ils résistent mieux aux champignons dont la
propagation est limitée par la dureté des tissus internes. Les atteintes à leur
intégrité ne sont pas dramatiques, car ils peuvent fabriquer de l’écorce pour
recouvrir les plaies avant que de la pourriture s’installe. Si une bonne éducation
est garante de longévité, la patience des enfants-arbres peut être mise à rude
épreuve. «Mes» petits hêtres, qui attendent depuis au moins 80 ans, subsistent à
l’abri de mères-arbres âgées d’environ 200 ans, ce qui équivaut à une
quarantaine d’années pour un homme. Ces très jeunes arbres vont sans doute
devoir encore végéter deux siècles avant d’avoir leur chance. Les mères veillent
toutefois à adoucir l’attente. Elles établissent des contacts avec eux par les
racines, et en bonnes mères nourricières abreuvent ainsi leurs petits en sucres et
éléments nutritifs.
Il est possible au béotien de savoir si de jeunes arbres sont au stade de
l’attente ou prêts à jaillir vers le ciel. Observez les petites branches d’un jeune
sapin blanc ou d’un jeune hêtre. Si les branches latérales sont nettement plus
longues que la tige maîtresse verticale, le jeune est en mode attente. Comme la
lumière qu’il reçoit ne lui permet pas de synthétiser l’énergie nécessaire à la
construction d’un tronc plus long, il s’efforce d’exploiter au mieux les maigres
rayons qu’il capte. Ses branches s’étendent à l’horizontale et développent un
type particulier de feuilles ou d’aiguilles peu épaisses et très sensibles. Il est
fréquent, chez ces petits arbres, que l’on ne distingue plus la flèche; ils ont un
peu l’aspect de bonsaïs à la couronne en parasol.
Un jour, enfin, ils touchent au but. La mère-arbre a atteint l’âge limite ou est
tombée malade. Un orage d’été l’achève. Le vieux tronc pourri ne parvient plus
à soutenir l’énorme masse du houppier et il se brise sous les effets conjugués de
la pluie battante et du vent. Quand le colosse s’effondre, plusieurs plantules qui
attendaient leur heure sont rayées du monde des vivants. Pour le reste de la jeune
troupe, la grande trouée qui s’est formée au-dessus de sa tête donne le signal de
départ d’une activité photosynthétique effrénée. Avant de s’en donner à cœur
joie, les jeunes doivent modifier leur métabolisme, former des feuilles et des
aiguilles qui résistent mieux à la lumière et peuvent la synthétiser de façon
optimale. Cela prend entre une et trois années supplémentaires. Cette étape
franchie, c’est à qui arrivera le premier. Désormais, tous les petits aspirent à
grandir mais seuls vont rester en course ceux qui poussent bien droit, sans détour
ni tergiversation. Les dissipés qui se figurent qu’ils ont tout loisir d’aller voir à
droite ou à gauche, qui flânent et musardent avant de démarrer pour de bon, ne
vont pas tarder à le regretter. Leurs petits camarades ont tôt fait de les dépasser et
de les plonger de nouveau dans la pénombre. Cette fois, cependant, il fait
beaucoup plus sombre sous le feuillage des jeunes en pleine croissance que sous
le couvert de leur mère, car ils consomment presque toute la lumière disponible
pour leurs propres besoins. C’est ainsi que les malheureux retardataires
s’étiolent, meurent et retournent à l’état d’humus.
D’autres dangers jalonnent le chemin vers les cimes. Dès que la lumière qui
coule à flots stimule la photosynthèse et dope la croissance, les bourgeons des
rejetons se gorgent de sucre. En phase d’attente, ils avaient tout de pilules
coriaces et amères, et voilà qu’ils sont devenus de délicieuses choses sucrées,
tout au moins du point de vue des chevreuils. Une nouvelle partie de la
descendance finit dans l’estomac des gracieux cervidés qui trouvent là le
supplément de calories qui va les aider à passer l’hiver. Les petits sont toutefois
tellement nombreux qu’il en reste encore bien assez pour poursuivre l’ascension.
Les espaces soudain baignés de lumière plusieurs années de suite attirent les
végétaux à fleurs, dont le chèvrefeuille des bois. Avide lui aussi de croître et de
prospérer, il jette ses longues pousses volubiles à l’assaut des troncs sur lesquels
il s’enroule, toujours vers la droite, dans le sens des aiguilles d’une montre.
Solidement accroché à son support, il s’élève vers la lumière en même temps
que lui et peut bientôt épanouir ses fleurs au soleil. Mais tout a une fin; avec les
années, ses tiges s’enfouissent dans l’écorce et finissent par étrangler les
arbustes. La suite est une question de chance: si quelque temps plus tard, le toit
formé par les couronnes des vieux arbres se referme et plonge le sous-bois dans
la pénombre, le chèvrefeuille meurt, et seules restent des cicatrices sur les troncs.
Mais si l’ensoleillement perdure, ce qui est notamment le cas lorsqu’une mère-
arbre très grande laisse un vide important, ce sont les arbres-supports qui
meurent. Les seuls à s’en réjouir, ce sont les amateurs de cannes aux beaux
dessins spiralés que l’on peut fabriquer avec le bois de leurs troncs.
Ceux qui ont franchi tous les obstacles avec succès et poussent bien droit ne
sont pas encore tirés d’affaire. Une vingtaine d’années plus tard, une nouvelle
épreuve de patience les attend. C’est le temps qu’il faut aux branches des voisins
de la mère-arbre pour occuper l’espace laissé vacant par sa mort. Eux aussi
saisissent la chance de pouvoir étendre leur surface foliaire, donc d’augmenter
leurs échanges gazeux, afin de gagner encore en photosynthèse pour leurs vieux
jours. Une fois l’étage supérieur entièrement occupé par le feuillage, l’étage
inférieur est replongé dans la pénombre. Les jeunes hêtres, les sapins ou les pins
ont à peine parcouru la moitié du chemin qu’ils doivent de nouveau attendre que
l’un de leurs grands voisins jette l’éponge. Cela peut durer des décennies, mais à
ce stade, les jeux sont faits. Tous ceux qui sont parvenus à mi-hauteur n’ont plus
de concurrents à redouter. Héritiers en titre, seuls dans les starting-blocks, ils
vont s’élancer à la première occasion, et cette fois sera la bonne.
Bonne conduite et règlement intérieur

Pas question pour un arbre forestier de n’en faire qu’à sa tête. Vivre en
communauté implique le respect d’un code de bonne conduite non écrit qui
stipule à quoi doit ressembler un membre de forêt primaire digne de ce nom, et
ce qu’il peut ou ne peut pas faire. Un sujet feuillu adulte en conformité avec le
règlement possède des caractéristiques précises. Le tronc est parfaitement droit
et présente à la coupe des fibres de bois harmonieusement réparties. Les racines
se développent de façon égale dans toutes les directions et s’enfoncent
solidement dans le sol sous l’arbre. Les premières branches latérales qui étaient
grêles sont tombées depuis longtemps, de l’écorce et du nouveau bois ont
recouvert les cicatrices dont plus aucune trace n’apparaît sur la longue colonne
lisse du tronc. Ce n’est que tout en haut que démarre la couronne de branches qui
obliquent ou pointent vers le ciel comme des bras tendus pour former un bel
ensemble équilibré. Cet arbre idéal est apte à vivre très longtemps. Les conifères
sont tenus aux mêmes règles, quoiqu’ils aient droit à une dérogation pour leurs
houppiers dont les branches peuvent être horizontales ou pointer légèrement vers
le bas. Et tout cela pour quoi? Les arbres seraient-ils de fins esthètes? Je serais
bien incapable de le dire, mais une bonne raison justifie cette construction
idéale: la stabilité. Les grands houppiers des arbres adultes sont exposés à des
bourrasques de vent, de violentes averses de pluie, des tempêtes de neige. Il faut
que ces forces soient amorties puis redirigées vers les racines qui doivent alors
supporter un maximum de tension et empêcher l’arbre de tomber. On comprend
mieux, dès lors, qu’elles s’accrochent à la terre et aux pierres. La force d’un
ouragan frappant le pied d’un arbre peut correspondre à une poussée qui
attendrait jusqu’à 200 tonnes(10). Si l’arbre présente un point faible, des fissures
se formeront; au pire le tronc peut se briser et entraîner le houppier dans sa
chute. Quand la silhouette d’un arbre est équilibrée, les pressions sont amorties
et réparties de façon égale sur l’ensemble de son corps.
Le rebelle qui dédaigne les bons usages court au-devant de problèmes.
Imaginons par exemple que le tronc, au lieu d’être rectiligne, soit légèrement
courbe. Il souffre déjà au repos, alors qu’aucun phénomène exceptionnel ne
sollicite ses forces. En effet, le poids phénoménal de la couronne n’est pas
également réparti sur l’ensemble de la circonférence du tronc; il pèse
essentiellement sur un côté. Pour que le bois ne s’écrase pas, l’arbre doit
renforcer ce point, ce qui se traduit par des cernes annuels plus foncés (moins
d’air et plus de substance y sont stockés). Si deux flèches se sont formées, la
situation est encore plus défavorable. On appelle ces arbres des fourches. Arrivé
à une certaine hauteur, le tronc se divise en deux et mène de front la croissance
de deux tiges maîtresses. En cas de vent fort, ces deux parties – qui ont chacune
leur houppier – se balancent de façon différente, ce qui sollicite fortement le
point bas de l’embranchement. Si le point de jonction des deux tiges est en
forme de U, comme un diapason, le plus souvent il ne va rien se passer. En
revanche, s’il est en forme de V pointu, des déchirures répétées vont se produire
au niveau de l’embranchement. Ces blessures étant très douloureuses, l’arbre
fabrique de gros bourrelets de bois pour prévenir de nouveaux déchirements. Ces
renforts sont toutefois rarement efficaces et du liquide, que des bactéries colorent
en noir, suinte en permanence au point de jonction. Comble de malchance, de
l’eau y stagne qui s’infiltre dans la fente et entraîne la formation de pourriture.
Un jour arrive où l’arbre se fend en deux, et seule la moitié la plus robuste reste
debout. Ce demi-arbre peut survivre quelques décennies, guère plus cependant.
L’immense plaie ouverte qu’il garde de la division ne parviendra jamais à
cicatriser, et il deviendra la proie de champignons qui vont peu à peu le détruire
de l’intérieur.
Quelques arbres commencent à pousser de travers, puis des années plus tard,
se réorientent et poursuivent leur croissance à la verticale. À croire qu’ils ont
choisi la banane pour modèle de tronc. Ils ne se sentent pas concernés par le
code de bonne conduite et, visiblement, ils ne sont pas les seuls: des sites
forestiers entiers adoptent la même esthétique discutable. Les lois de la nature
n’y auraient-elles plus cours?
Bien au contraire, ce sont précisément les conditions environnementales qui
contraignent les arbres à ces fantaisies architecturales. Notamment en montagne,
à l’étage alpin, peu avant la limite des arbres. En hiver, la couche de neige y
atteint un mètre plusieurs semaines durant. Cette couche épaisse glisse en
continu dans le sens de la pente, très lentement, à une vitesse imperceptible à
l’œil nu. La pression de l’énorme masse en déplacement courbe les arbres, du
moins les jeunes arbres. Les plus petits n’en souffrent pas, ils se redressent sains
et saufs à la fonte des neiges. Ceux qui ont déjà atteint quelques mètres, en
revanche, en gardent de graves séquelles. Leurs troncs blessés, au mieux ne se
redressent pas, au pire se cassent. Les arbres inclinés s’efforcent de repartir à la
verticale, mais comme un arbre ne pousse que par sa pointe, la base du tronc
demeure oblique. L’hiver suivant, les arbres subissent encore la pression de la
neige, et la pousse de l’année, de nouveau, part à la verticale.
Si le jeu se reproduit plusieurs années, l’arbre finit par être courbé comme un
sabre. En prenant de l’âge et de l’épaisseur, le tronc acquiert une stabilité
suffisante pour supporter sans dommages la pression d’une masse de neige
normale. La partie inférieure du tronc garde sa forme de sabre tandis que la
partie supérieure, que rien ne vient plus perturber, se développe désormais
verticalement, comme il se doit.
La neige n’est pas toujours responsable de ce type d’accidents de croissance;
tous les arbres qui poussent à flanc de montagne peuvent en être victimes. En
situation pentue, c’est le terrain lui-même qui peut glisser. Le déplacement est
d’une lenteur extrême; il ne s’agit souvent que de quelques centimètres en
plusieurs années, mais cela suffit pour entraîner les arbres qui, là aussi, se
retrouvent de guingois tout en continuant de croître à la verticale.
On peut observer une version extrême du phénomène en Alaska et en Sibérie
où le réchauffement climatique provoque le dégel du pergélisol. L’ancrage solide
dont les arbres bénéficiaient cède la place à un sous-sol boueux qui n’offre plus
aucun soutien. Chaque individu penchant dans une direction différente, la forêt
ressemble à une petite armée d’ivrognes en campagne, d’où le nom d’«arbres
ivres» que les scientifiques donnent à ces arbres.
En bordure de forêt, la règle de verticalité des troncs n’est plus aussi stricte.
L’ourlet forestier qui borde une prairie ou un lac où, par définition, aucun arbre
ne pousse, reçoit beaucoup de lumière. Les individus de petite taille peuvent
échapper à l’ombre des grands arbres en se développant en direction du milieu
ouvert. En orientant leur tige principale presque à l’horizontale, les feuillus
parviennent ainsi à déporter leur houppier jusqu’à 10 mètres. Il va de soi que
leurs troncs très inclinés les fragilisent, et les mettent à la merci de grosses
chutes de neige et des lois de la pesanteur qui n’hésiteront pas à réclamer leur
tribut. Il n’empêche: une vie raccourcie avec suffisamment de lumière pour se
reproduire est toujours préférable à pas de vie du tout. Si la plupart des feuillus
saisissent leur chance de se construire un avenir, même limité, dans leur grande
majorité, les conifères restent inflexibles. La consigne est la consigne! Ils
poussent toujours bien droit vers le ciel, à l’opposé de la force d’attraction de la
Terre, afin de conserver des troncs parfaitement rectilignes et stables. Timide
concession à la norme, les branches du côté de la lumière peuvent être plus
grosses et plus longues, mais cela ne va pas plus loin. Le pin, hardi entre tous,
est le seul à déporter son houppier. Ce qui lui vaut aussi d’être le conifère
affichant le taux de cassure liée à la neige le plus élevé.
À l’école

Les arbres supportent mieux la faim, qu’ils peuvent assouvir à tout instant, que
la soif. De même qu’un boulanger qui a toujours du pain en réserve, il leur suffit
d’enclencher le processus de photosynthèse pour mettre un terme aux
grognements d’estomac. Pour autant, le meilleur boulanger ne peut boulanger
que s’il a de l’eau, et les plus beaux arbres ne synthétiseront de quoi s’alimenter
que si l’humidité est suffisante. Un hêtre adulte peut envoyer dans ses branches
et ses feuilles jusqu’à 500 litres d’eau par jour, et tant qu’il trouve de quoi
s’approvisionner, il s’y emploie sans modération11. L’humidité du sol serait
toutefois rapidement épuisée si un pompage quotidien de cette importance se
poursuivait en été. Durant la saison chaude, il pleut trop peu pour recharger en
eau la terre asséchée, mais l’hiver est tout indiqué pour faire le plein. Il y a des
précipitations en abondance et la consommation d’eau est temporairement
réduite à néant, car presque toute la végétation est au repos. L’humidité
accumulée dans le sol, à laquelle se sont ajoutées les précipitations du printemps,
suffit la plupart du temps jusqu’au début de l’été. Ensuite, la situation se
complique. Deux semaines de fortes chaleurs doublées d’absence de pluie, et
une majorité de forêts se retrouvent en difficulté. Les arbres qui poussent dans
des sols naturellement gorgés d’eau sont les premiers à souffrir. Rien ne freinant
leur consommation, ils sont habitués à user et abuser des largesses de la nature.
Un jour, les sujets les plus solides et les plus grands en font les frais. Dans ma
forêt, ce sont essentiellement les épicéas dont les troncs éclatent. Lorsque le sol
est asséché, si dans le houppier les aiguilles persistent à réclamer de l’eau, vient
un moment où la tension dans le bois déshydraté est trop forte. Il crisse, craque,
et l’écorce se déchire sur un mètre de longueur. La blessure n’est pas
superficielle, elle lèse les tissus jusqu’au cœur de l’arbre. L’atteinte est grave, car
aussitôt des spores de champignons s’engouffrent dans la fente et commencent
leur travail destructeur. L’épicéa va bien essayer, année après année, de colmater
la plaie, mais celle-ci va toujours se rouvrir. La longue crevasse noire emplie de
résine qui témoigne du processus se repère de loin.
La forêt est de la vieille école. Il y règne encore une certaine violence; la
nature est une maîtresse sévère. Les distraits ou les dissipés qui ne s’adaptent pas
le paient dans leur chair. Une déchirure dans le bois, dans l’écorce, dans le très
sensible cambium: il ne peut guère arriver pire à un arbre. Il doit réagir, et pas
seulement en tentant de refermer la plaie. Dorénavant, l’eau va devoir être mieux
répartie, plus question de pomper jusqu’à plus soif au printemps sans se soucier
des déperditions. Les arbres apprennent réellement à se modérer et, une fois la
notion de sobriété acquise, ils ne la perdent plus, même si la terre est gorgée
d’eau; on ne sait jamais! Que ce soient précisément les épicéas poussant en
terrain humide qui soient touchés n’est pas étonnant: ce sont des enfants gâtés.
Un kilomètre plus loin, sur un versant sud, sec et caillouteux, la situation est tout
autre. C’est là que je me serais attendu à ce qu’une forte sécheresse estivale
cause le plus de dommages. Or, le constat est inverse. Les ascètes vivant ici sont
des endurcis beaucoup plus résistants que leurs collègues n’ayant jamais eu à se
restreindre. Ils ont beau avoir nettement moins d’eau à leur disposition, à la fois
parce que le sol en retient peu et parce que le soleil est plus desséchant, ces
épicéas se portent bien. Ce ne sont pas des rapides, ils poussent beaucoup moins
vite que les autres, mais le partage du peu d’eau fonctionne visiblement mieux et
ils supportent sans difficulté les années de grande sécheresse.
L’apprentissage de la stabilité est encore plus évident. Les arbres sont
partisans du moindre effort. Pourquoi développer un tronc épais et stable quand
on peut s’appuyer sur ses voisins? Tant que ceux-ci répondent présents à l’appel,
les risques ne sont pas bien grands. Mais les forêts plantées du centre de
l’Europe voient débarquer à intervalles réguliers des troupes d’ouvriers forestiers
ou des machines de bûcheronnage géantes qui prélèvent 10 % de bois. Dans les
forêts naturelles, c’est la mort de vieillesse d’une imposante mère-arbre qui va
laisser son entourage sans appuis. La canopée, si confortable jusque-là, présente
alors de grands vides et tel hêtre ou tel épicéa qui se reposait tranquillement sur
ses voisins vacille subitement sur ses racines. Les arbres, nous l’avons vu,
n’étant pas réputés pour leur rapidité, il leur faut entre trois et 10 ans pour
s’adapter à la nouvelle donne et retrouver leur stabilité. L’apprentissage est
ponctué de douloureuses microdéchirures provoquées par le balancement répété
dans le vent. L’arbre doit renforcer les points sensibles de son squelette. Cela
demande une importante somme d’énergie qui n’est alors plus disponible pour la
croissance. Petite consolation, le surplus de lumière dû à la disparition du ou des
voisins est désormais dévolu au houppier de l’esseulé. Toutefois, là aussi il faut
compter quelques années avant qu’il puisse en tirer bénéfice. Les feuilles
adaptées à la pénombre du couvert sont fines et particulièrement sensibles à la
lumière. Le soleil qui désormais les frappe de plein fouet représente surtout des
risques de brûlures. Et comme la formation des bourgeons d’une année
s’effectue durant le printemps et l’été de l’année qui précède, la «remise à
niveau» des feuillus nécessite au moins deux périodes de végétation. Les
conifères ont besoin de plus de temps encore, car leurs aiguilles peuvent rester
jusqu’à sept ans sur les branches. Ce n’est que lorsque le feuillage s’est
complètement renouvelé que la situation se détend. L’épaisseur et la stabilité
d’un tronc dépendent donc d’un quotidien sans anicroche. Dans les forêts
naturelles, un arbre peut, plusieurs fois au cours de sa vie être empêché de
pousser tranquillement. Une fois surmonté le vide apparu par la défection d’un
voisin, tous les individus alentour développent leur houppier, la fenêtre de
lumière se referme sur la forêt et tous peuvent comme avant s’appuyer les uns
sur les autres. Trop heureux de la situation, les arbres mettent derechef plus
d’énergie à croître en hauteur qu’à se développer en épaisseur, avec les
conséquences que l’on sait quand quelques décennies plus tard, un autre voisin
tirera sa révérence.
Mais revenons à notre histoire d’école. Si les arbres sont capables de retenir
une information (et nous l’avons observé), la question se pose alors de découvrir
où ils stockent les connaissances acquises et comment ils peuvent les rappeler.
Pour autant que nous le sachions, ils n’ont pas de cerveau qui ferait office de
mémoire de données et piloterait toutes les fonctions. Le constat vaut pour tous
les végétaux, d’où le scepticisme de nombreux scientifiques et d’au moins autant
de forestiers pour lesquels les capacités d’apprentissage de la flore relèvent du
fantasme. C’est compter sans Monica Gagliano, dont nous connaissons déjà les
travaux sur les sons émis par les végétaux. La jeune scientifique australienne a
étudié le comportement d’une variété de mimosa semi-arbustive d’origine
tropicale, la sensitive, appelée aussi Mimosa pudica. La sensitive est un bon
sujet d’étude, car il suffit d’un rien pour la titiller, et son faible encombrement la
rend plus facile à manipuler en laboratoire qu’un arbre. Au moindre contact, les
folioles de ses feuilles se ferment pour se protéger. Un premier test a consisté à
faire tomber des gouttes d’eau à intervalles réguliers sur le feuillage des plantes.
Au début, les feuilles se rétractaient aussitôt à chaque goutte, mais, au bout de
quelque temps, les arbustes avaient compris qu’ils n’avaient rien à craindre de
l’eau, et les feuilles, en dépit des gouttes, restaient ouvertes. Plus surprenant
encore, Monica Gagliano constata que, des semaines plus tard et sans avoir été
soumises à d’autres tests, les sensitives avaient toujours la leçon «en
mémoire»(12). Dommage que l’on ne puisse pas transbahuter des hêtres ou des
chênes entiers en laboratoire pour explorer plus avant cette piste de
l’apprentissage. Il existe tout de même des études in situ sur les arbres,
notamment en matière d’accès à l’eau; outre une modification de comportement,
elles ont mis en lumière un autre phénomène extraordinaire: en cas de soif
intense, les arbres commencent à crier. Je dois cependant à la vérité de dire que
vous aurez beau parcourir la forêt en tout sens, vous n’entendrez rien, car ces
cris sont des ultrasons non perceptibles par l’oreille humaine. Pour les
chercheurs de l’Institut fédéral suisse de recherches sur la forêt, la neige et le
paysage qui ont capté les sons, les vibrations sont induites par la rupture du flux
d’eau qui circule à l’intérieur de l’arbre entre les racines et les feuilles. Il
s’agirait donc d’un phénomène purement mécanique qui n’aurait pas de
signification(13). Et s’ils se trompaient? La seule certitude concerne la façon dont
les sons sont générés; or, que savons-nous de la façon dont sont générés les sons
que nous-mêmes émettons? Un flux d’air provenant de la trachée-artère fait
vibrer les cordes vocales. Rien de plus, rien d’autre. Alors, quand je songe aux
résultats de l’étude concernant les sons émis par les racines, je me dis que rien ne
s’oppose à ce que ces vibrations soient bien plus que de simples réactions
mécaniques; oui, qu’elles soient des cris de soif. Ou, pourquoi pas, des cris
destinés à alerter le voisinage de l’imminence d’une pénurie d’eau.
Échange de bons services

Les arbres ont la fibre communautaire et sont très portés sur l’entraide; pourtant,
cela ne suffit pas à assurer la pérennité d’un écosystème forestier. Chaque espèce
d’arbre tente de gagner de la place, d’optimiser ses performances, et de ce fait,
de refouler les autres espèces. Outre l’accès à la lumière, c’est le combat pour
l’eau qui va finalement décider de l’issue de la compétition. Les arbres sont très
performants dans l’exploitation des ressources hydriques des sols. Leurs racines
et leurs radicelles sont en effet garnies de poils absorbants qui démultiplient la
surface en contact avec la terre et permettent ainsi d’aspirer un maximum d’eau.
En temps normal, cela suffit à combler les besoins, mais deux précautions valent
mieux qu’une. Cela fait donc des millions d’années que les arbres, prudents, se
sont associés aux champignons. Les champignons sont de curieux organismes.
Ils échappent à notre division usuelle du monde vivant en règne végétal et règne
animal. Les végétaux, par définition, produisent eux-mêmes leur nourriture à
partir de matière inanimée; ils sont donc totalement autonomes. On comprend
qu’il faille d’abord que des végétaux chlorophylliens s’implantent dans un sol nu
et pauvre avant que des animaux puissent y prospérer. Pour survivre, ceux-ci
sont en effet contraints de se nourrir d’autres organismes vivants. Précisons tout
de même qu’être broutés par des vaches ou des chevreuils ne plaît ni à l’herbe ni
aux jeunes arbustes. Qu’un loup égorge un sanglier ou qu’un cerf engloutisse
une plantule de chêne, dans les deux cas, douleur et mort s’ensuivent. Les
champignons se situent quelque part entre les deux règnes. Leurs parois
cellulaires sont constituées de chitine, une substance que l’on ne trouve jamais
chez les végétaux et qui les apparenterait plutôt aux insectes. Au surplus, ne
réalisant pas la photosynthèse, ils sont, comme les animaux, tributaires des
composés organiques produits par les organismes vivants dont ils peuvent se
nourrir. Au fil des années, le réseau cotonneux de filaments souterrains qui
constituent leur appareil végétatif, le mycélium, ne cesse de s’étendre. En Suisse,
une armillaire âgée d’environ 1 000 ans et dont le mycélium couvre 50 hectares
a été découverte(14). Une autre, dans l’État américain de l’Oregon, présente une
superficie de 900 hectares et pèse 600 tonnes pour un âge estimé à 2 400 ans(15).
Les champignons sont ainsi les plus grands organismes vivants connus. Ces
géants sont toutefois des ennemis des arbres, car leur quête effrénée de tissus
comestibles pour s’alimenter conduit inévitablement à la mort de l’arbre hôte.
Intéressons-nous plutôt aux associations champignons-arbres pacifiques. Avec le
concours du mycélium d’une espèce qui lui est spécialement adaptée, comme
celui du lactaire tranquille pour le chêne, un arbre peut démultiplier la surface
utile de ses racines, et donc pomper sensiblement plus d’eau et de nutriments.
On observe deux fois plus d’azote et de phosphore dans les plantes associées à
un champignon partenaire que dans celles qui n’ont que leurs seules racines pour
capter les ressources du sol. Pour former une association avec une espèce parmi
les plus de 1 000 existantes, il faut que l’arbre soit très ouvert. Au sens figuré
comme au sens propre, car les hyphes du mycélium se développent à l’intérieur
même des fines radicelles. J’ignore si cela est douloureux ou pas, je n’ai pas
connaissance d’études sur le sujet, mais attendu que l’arbre est demandeur, je
présume que les sensations sont plutôt positives. Quoi qu’il en soit, à partir de là,
les deux partenaires coopèrent. Le champignon non seulement pénètre et
enveloppe les racines, mais il développe son réseau de filaments dans le sol
alentour. Il s’étend bien au-delà des racines de son hôte et se mêle aux racines
des autres arbres. Il se connecte avec les champignons partenaires et les racines
de chaque nouvel arbre rencontré. Il en résulte un vaste réseau au sein duquel les
échanges aussi bien de nutriments que d’informations, par exemple sur
l’imminence d’une attaque d’insectes, vont bon train. Les champignons sont en
quelque sorte l’Internet de la forêt. Un maillage d’une telle efficience a son prix.
Nous savons que ces organismes vivants, qui en de nombreux points ressemblent
aux animaux, dépendent des substances nutritives d’autres espèces et doivent
puiser dans leur environnement pour s’alimenter. Sans apport de nourriture, ils
mourraient tout simplement de faim. Ils exigent donc, en échange de leurs
services, que leur arbre partenaire les rétribue sous forme de sucre et autres
glucides. Et question quantité, ils ne font pas dans la demi-mesure. Réclamer
jusqu’à un tiers de la production ne les effraie pas(16)! Il faut dire que lorsqu’une
relation de dépendance est vitale, il est logique que rien ne soit laissé au hasard.
Les réseaux ultrafins qui colonisent les racines commencent par observer les
pointes à la loupe, histoire de découvrir ce que l’arbre a à raconter sur ses
extensions souterraines. S’ils peuvent en tirer avantage, les champignons
produisent alors des hormones végétales qui vont réguler la croissance cellulaire
dans un sens qui comble leurs intérêts(17). À cette prestation de base, s’ajoute le
filtrage gracieux des métaux lourds. Nocifs pour les racines, ils sont peu
dommageables pour les champignons. Les polluants exsudés réapparaissent
chaque automne dans de belles fructifications, parmi lesquelles les cèpes et
bolets que nous apprécions tant. Cette dernière spécificité explique que le
césium 137 qui contamine les sols depuis la catastrophe nucléaire de Tchernobyl,
en 1986, se retrouve principalement dans les champignons.
L’offre globale comprend également une prestation prophylactique. Le
mycélium repousse toutes les tentatives d’intrusion aussi bien de bactéries que
de collègues champignons parasites. Tant que rien ne les perturbe, les
champignons peuvent vivre plusieurs centaines d’années au pied de leur arbre.
Mais si leurs conditions environnementales se modifient, si des polluants
atmosphériques viennent empoisonner l’air, ils passent de vie à trépas. Leurs
partenaires ne les pleurent pas longtemps: ils misent sans état d’âme sur une
autre espèce et un nouvel attelage démarre. Un arbre dispose de plusieurs
options de champignons partenaires; ce n’est que lorsque la dernière disparaît
que le vent tourne vraiment pour lui. Les champignons sont plus sélectifs. De
nombreuses espèces cherchent elles-mêmes l’arbre qui leur convient, puis une
fois leur dévolu jeté sur un individu, elles s’y associent à la vie à la mort. Ces
espèces, qui n’aiment par exemple que les bouleaux ou les mélèzes, sont dites
«spécialistes» d’un hôte. D’autres, comme les girolles, s’accommodent aussi
bien de chênes que de hêtres ou d’épicéas. Tout leur va pourvu qu’elles trouvent
une petite place sous terre pour s’installer. Et la concurrence est rude: rien que
dans les forêts de chênes, on peut observer plus de 100 espèces différentes
associées aux racines d’un même arbre. Pour le chêne, c’est tout bénéfice, car si
une modification des conditions environnementales entraîne la disparition d’un
champignon, aussitôt un nouveau postulant se présente qui tente sa chance. Des
scientifiques ont toutefois découvert que les champignons ne vivent pas non plus
sans protection aucune. Les réseaux filamenteux ne s’associent pas uniquement
entre réseaux d’une même espèce d’arbres, ils se mêlent tous entre eux. Le
carbone radioactif inoculé à un bouleau a ainsi voyagé par le sol et les
ramifications fongiques jusqu’à un sapin de Douglas voisin. Autant de
nombreuses espèces d’arbres semblent à couteaux tirés quand il s’agit de
défendre leur espace vital, sur terre et sous terre, contre les velléités d’expansion
d’espèces ennemies, autant les champignons semblent mesurés. Nous ne savons
pas s’ils cherchent réellement à soutenir des arbres-hôtes étrangers ou seulement
à prêter main-forte à des congénères champignons en difficulté (qui feront
ensuite bénéficier leur hôte de l’aide reçue). Je soupçonne les champignons de
«penser» un peu plus loin que leurs partenaires arbres qui n’ont de cesse de
ferrailler les uns contre les autres. Imaginons que les hêtres de nos forêts
remportent toutes les batailles et terminent seuls vainqueurs, serait-ce réellement
une bonne chose? Que se passerait-il si un nouvel agent pathogène s’abattait sur
l’espèce et fauchait les arbres les uns après les autres? Ne serait-il pas préférable
qu’il y ait partage du territoire avec une proportion donnée d’autres espèces? Des
chênes, des érables, des frênes ou des sapins qui continueraient de prospérer et
fourniraient l’ombre nécessaire à la germination et au développement d’une
nouvelle génération de hêtres. La diversité est une assurance de pérennité, et
comme les champignons sont de leur côté dépendants de la stabilité de leur
environnement, si les appétits hégémoniques d’une espèce mettent cette dernière
en péril, ils rééquilibrent les forces en aidant les plus faibles afin de les préserver
d’une disparition totale.
Si le partenariat champignon-arbre traverse une passe difficile, le champignon
peut prendre des mesures radicales. Le clitocybe laqué bicolore (Laccaria
bicolor), qui vit en symbiose avec le pin blanc aussi appelé pin de Weymouth,
emploie les grands moyens. Quand l’azote vient à manquer, il émet une
substance toxique provoquant la mort des minuscules animaux qui vivent dans le
sol, parmi lesquels des collemboles, dont les cadavres, en se décomposant,
libèrent de l’azote et les transforment ainsi, malgré eux, en engrais pour l’arbre
et le champignon(18).
Je vous ai présenté les auxiliaires des arbres les plus importants, mais il en
existe de nombreux autres dont les pics, par exemple. À vrai dire, les pics ne
sont pas de véritables auxiliaires des arbres, mais ils leur rendent parfois de
précieux services. Ainsi, quand des scolytes attaquent un épicéa, tous les
clignotants passent au rouge. Les petits coléoptères se reproduisent à une vitesse
telle qu’ils sont capables de tuer un individu en un temps record en dévorant le
cambium, un tissu interne aussi vital que fragile, qu’ils atteignent après avoir
foré l’écorce. Dès qu’un pic épeiche a vent de l’invasion, il arrive à tire d’ailes.
À l’instar du pique-bœuf sur le dos d’un rhinocéros, il monte et descend le long
du tronc à la recherche des larves blanches dont il est friand. Pour les extraire, il
martèle à coups de bec l’écorce qui vole en éclats autour de lui. La procédure
n’est pas très agréable pour l’épicéa, mais elle permet parfois de contenir
l’invasion. Et même si l’arbre ne survit pas, ses congénères, eux, seront
épargnés, car aucun insecte apte au vol n’éclora plus. Mais ne nous y trompons
pas, le pic ne se sent aucunement concerné par le bien-être des arbres, il suffit
afin de s’en convaincre d’observer les cavités qu’il creuse dans le bois pour
héberger ses nichées. Et il n’hésite pas à s’installer dans le tronc d’individus
parfaitement sains auxquels il inflige de graves blessures. Alors oui, le pic
débarrasse de nombreux arbres de leurs parasites, par exemple les chênes des
larves de buprestes, ou les épicéas des scolytes, mais il s’agit en quelque sorte
d’avantages collatéraux fortuitement induits. En période de sécheresse, les
buprestes sont un vrai risque pour les arbres en situation de stress hydrique, car
ceux-ci ne sont plus en mesure de résister aux assaillants. En Europe, le salut
peut venir du pyrochre écarlate, un coléoptère aux élytres d’un beau rouge qui,
lorsqu’il est adulte, se nourrit de sève et du miellat sécrété par les pucerons. Mais
sa descendance, qui elle est carnassière, trouve la chair nécessaire à son
alimentation dans les larves d’insectes vivant sous l’écorce des feuillus, comme
les buprestes. Plus d’un chêne doit donc sa survie au pyrochre écarlate, mais
l’histoire ne finit pas toujours bien pour ce dernier. En cas de pénurie
alimentaire, une fois que tous les rejetons d’insectes étrangers ont été dévorés,
ses larves, cannibales à l’occasion, s’attaquent à leurs congénères.
Histoires d’eau

Comment l’eau contenue dans le sol parvient-elle jusqu’aux feuilles? Cette


question est pour moi emblématique de l’état actuel des connaissances sur les
arbres. Le transport de l’eau est un mécanisme relativement simple à analyser, en
tout cas plus simple que l’exploration de la sensibilité à la douleur ou l’aptitude à
communiquer. Il paraît si banal que cela fait des décennies que l’enseignement
universitaire propose des explications remarquablement simples et triviales. Cela
m’amuse toujours d’aborder le sujet avec des étudiants. Leurs réponses, sans
surprise, évoquent les phénomènes de capillarité et de transpiration. Concernant
la capillarité, vous pouvez l’observer tous les matins au petit déjeuner. C’est elle
qui fait monter le niveau du café de quelques millimètres sur le bord de la tasse.
Sans ce phénomène, la surface du liquide serait parfaitement plane. Plus le
contenant est étroit, plus le liquide qu’il contient peut monter. Et les vaisseaux
des feuillus sont très fins: leur section ne dépasse pas 0,5 millimètre. Les
conifères font encore plus dans la finesse avec une section de seulement
0,02 millimètre. Pour autant, cela ne suffit pas, tant s’en faut, à expliquer
comment l’eau parvient au houppier d’arbres mesurant plus de 100 mètres de
hauteur, car, même dans les tubes les plus fins, la capillarité permet tout au plus
de gagner un mètre(19). Mais une autre candidate entre en jeu: la transpiration.
Pendant les mois d’été, les feuilles et les aiguilles évaporent d’abondantes
quantités d’eau par transpiration, jusqu’à plusieurs centaines de litres par jour
pour un hêtre adulte. Il résulte du mécanisme un effet d’aspiration qui tracte vers
le haut l’eau circulant dans les vaisseaux. Il est vrai que cela ne marche que si la
colonne d’eau est intacte. Les molécules d’eau s’agrègent les unes aux autres par
effet de cohésion et, ainsi accrochées à la queue leu leu, se déplacent
progressivement vers le haut à mesure que l’évaporation libère de l’espace dans
la feuille. Mais cela ne suffit pas, il faut encore que l’osmose entre en jeu. Quand
la concentration en sucre d’une des cellules est plus élevée que dans ses voisines,
l’eau passe à travers les parois de la cellule où elle est la moins concentrée vers
la cellule où elle l’est le plus jusqu’à ce que la teneur en sucre s’équilibre
parfaitement entre les deux. Si le mécanisme se poursuit de cellule en cellule
jusqu’au houppier, l’eau finit par atteindre les feuilles. Hum, pas sûr, mais
continuons. C’est au printemps, juste avant le débourrement, que l’on enregistre
les tensions les plus fortes sur les colonnes d’eau. À cette époque, l’eau circule
avec une telle intensité dans l’arbre qu’on peut l’entendre en posant un
stéthoscope sur le tronc. La méthode est utilisée pour la récolte de l’eau d’érable.
Cette eau d’érable très convoitée, qui deviendra sirop par évaporation, se
collecte uniquement au moment de la fonte des neiges. Les feuillus ne portant
pas encore de feuilles en cette saison, ils n’évaporent pas d’eau. La transpiration
est donc exclue comme force motrice. La capillarité, nous l’avons vu, ne
permettant pas de gagner plus d’un mètre, le mécanisme est négligeable.
Pourtant, le tronc est alors bel et bien gorgé d’eau. Reste l’osmose, mais je suis
dubitatif. Elle ne concerne que les racines et les feuilles, pas le tronc qui n’est
pas constitué d’une liaison de cellules mais de longs conduits qui parcourent
toute sa hauteur. Alors quoi? Alors, nous sommes devant une énigme. Les
travaux les plus récents ont toutefois mis en évidence quelque chose qui remet
en question les rôles de la transpiration et de la cohésion cellulaire. Des
chercheurs de l’université de Berne, de l’Institut fédéral suisse de recherches sur
la forêt, la neige et le paysage et de l’École polytechnique fédérale (ETH) de
Zurich ont exploré le phénomène acoustique, notamment de nuit. Et ils ont
constaté que les arbres qu’ils auscultaient émettaient un léger murmure. La nuit,
les troncs contiennent un maximum d’eau, car la photosynthèse est
temporairement en pause et le houppier transpire à peine. Les arbres en profitent
pour se gorger d’eau, au point que cela entraîne un léger accroissement du
diamètre des troncs. À l’intérieur des vaisseaux, l’eau est quasiment à l’arrêt,
rien ne circule. D’où proviennent donc les bruits? Les chercheurs supposent
qu’ils sont générés par la formation de minuscules bulles de CO2 dans les fins
tubes remplis d’eau(20). Des bulles dans les vaisseaux? Cela signifie que le flux
d’eau qui les emprunte est interrompu des milliers de fois… et par voie de
conséquence que la transpiration, la cohésion et la capillarité ne contribuent
guère au transport. Les questions sans réponses se bousculent. Une explication
plausible s’évanouit, mais sommes-nous vraiment perdants? Ce nouveau mystère
n’a-t-il pas quelque chose de stimulant?
Montre-moi ton écorce, je te dirai ton âge

Avant de commencer à parler d’âge, autorisez-moi une petite digression sur la


peau. Arbres et peau? Abordons tout d’abord le sujet par ce que nous
connaissons de la peau humaine. Notre peau est une barrière qui protège notre
organisme des agressions extérieures, qui retient les fluides, qui contient tripes et
boyaux et en même temps assure des échanges gazeux et liquides. De surcroît,
elle nous préserve avec efficacité des multiples germes pathogènes qui ne
coloniseraient que trop volontiers notre système sanguin. Elle présente une
grande sensibilité au toucher; les stimuli agréables éveillent un désir de
répétition, les douloureux entraînent une réaction de défense. Manque de chance,
cet organe complexe subit comme d’autres les outrages du temps. Il perd de son
éclat et de sa réactivité, des plis et des rides s’installent qui, à quelques années
près, révèlent notre âge avec une cruelle précision.
Quant au nécessaire processus de régénération, il n’est pas très réjouissant:
nous perdons chaque jour 1,5 gramme de squames, soit plus de 500 grammes par
an. En termes de particules éliminées, les chiffres sont encore plus
impressionnants: 10 milliards de particules tombent chaque jour de notre
corps(21). Tout cela n’est pas très appétissant, mais indispensable à la bonne
forme de cette grande surface d’échanges. Ce processus est aussi celui qui
permet à l’enveloppe dont la nature nous a dotés de grandir en même temps que
notre corps sans craquer de tous les côtés.
Maintenant, qu’en est-il des arbres? Leur enveloppe est en tous points
similaire à la nôtre, à une différence de vocabulaire près: la peau des hêtres,
chênes, épicéas et autres pins est appelée écorce. Pour le reste, elle remplit
exactement les mêmes fonctions et protège pareillement les fragiles organes
internes de l’arbre des agressions extérieures. Sans écorce, un arbre se
dessécherait et serait très vulnérable aux invasions de champignons qui
pourraient confortablement s’installer et prospérer, alors qu’ils n’ont aucune
chance dans un bois sain correctement hydraté. La prolifération des insectes
dépend elle aussi d’une baisse de l’humidité, mais sans failles dans l’écorce,
toute tentative d’intrusion est vouée à l’échec. Un arbre est constitué à peu de
chose près du même pourcentage d’eau qu’un corps humain; en condition
normale, il n’intéresse pas les parasites qui ne peuvent s’y développer faute
d’oxygène. Un trou dans l’écorce est donc pour un arbre au moins aussi
désagréable qu’une lésion de la peau pour nous, et il va utiliser des mécanismes
similaires aux nôtres pour s’en prémunir. Un sujet en pleine croissance s’épaissit
de 1,50 à 3 centimètres par an. En toute logique, son écorce devrait craquer de
partout. Oui, devrait. Pour ne pas en arriver là, les arbres eux aussi éliminent une
quantité phénoménale de squames d’écorce afin de renouveler leur enveloppe.
Les squames peuvent mesurer jusqu’à 20 centimètres, une taille importante en
corrélation avec la stature de l’arbre. Observez le sol au pied des arbres par
temps de grand vent et de pluie. Il est jonché de lamelles d’écorce; celles des
pins, épaisses et rougeâtres sont très reconnaissables.
Cependant, tous les arbres ne desquament pas de la même façon. Certains
s’exfolient en permanence (leurs pendants humains se verraient prescrire un bon
shampooing antipelliculaire) quand d’autres se dégarnissent avec la plus grande
parcimonie. Le liège est un bon indicateur du mode opératoire. Il s’agit de la
couche externe de l’écorce, constituée de cellules déjà mortes, qui forme une
cuirasse protectrice autour du tronc. Le liège permet également de distinguer les
espèces. Si tant est que les individus accusent déjà un âge avancé, car l’indice se
base sur l’aspect des fissures, qui en quelque sorte correspond à nos rides, plis et
autres marques du temps. Chez les sujets jeunes, à quelque espèce qu’ils
appartiennent, le liège est lisse comme une peau de bébé. À mesure qu’ils
avancent en âge, des fissures apparaissent (les premières à la base du tronc), dont
la profondeur s’accentue au fil des années. La vitesse du processus dépend de
l’espèce. Pins, chênes, bouleaux ou sapins de Douglas commencent de bonne
heure; hêtres et sapins blancs restent très longtemps lisses. La raison tient à la
vitesse d’exfoliation. Chez les hêtres, dont l’écorce gris argenté demeure lisse
jusqu’à l’âge de 200 ans, le taux de renouvellement est très élevé. Il en résulte
que leur enveloppe reste fine et s’adapte parfaitement à leur âge, en l’occurrence
à leur circonférence, et n’a pas besoin de se fissurer pour s’étirer. Le sapin blanc
procède de même. En revanche, pour ce qui est du ravalement de surface, pins et
consorts lambinent. Peut-être répugnent-ils à se séparer du superflu; peut-être
est-ce aussi une façon de s’assurer un surcroît de protection. Quoi qu’il en soit,
ils s’exfolient si lentement qu’un liège beaucoup plus épais se forme, dont les
couches supérieures accusent parfois plusieurs décennies. Elles datent ainsi
d’une époque où les arbres étaient encore jeunes et frêles. Avec l’âge et
l’accroissement de leur circonférence, ces couches supérieures se fissurent
jusqu’à la couche la plus récente pour s’adapter, comme chez le hêtre, aux
dernières dimensions du périmètre. Il apparaît ainsi que plus les crevasses sont
profondes, plus l’espèce est lente. En avançant en âge, le phénomène prend une
nouvelle ampleur. Dès qu’ils franchissent le cap des 200 ans, la base des hêtres
commence elle aussi à se fissurer. Et histoire d’informer toute la forêt, des
mousses entreprennent de coloniser les fissures. L’humidité due aux
précipitations y persiste plus longtemps qu’ailleurs et fournit l’eau nécessaire à
leur alimentation. Leur présence, visible de loin, permet d’évaluer l’âge d’une
hêtraie: plus la végétation s’élève sur le tronc, plus l’arbre est vieux. Chaque
arbre est unique et la formation des fissures est une question de tempérament.
Des sujets jeunes peuvent être plus ridés que leurs parfaits contemporains de
même espèce. À 100 ans, certains hêtres de mon district sont déjà couverts de
rugosités du haut jusqu’en bas, alors que cette évolution du liège ne devrait
intervenir que vers 250 ans. En l’état actuel de nos connaissances, nous ne
savons pas si le phénomène est d’origine génétique ou lié à une modification
excessive des conditions environnementales. Toujours est-il que certains facteurs
présentent de fortes ressemblances avec ce que nous vivons. Les pins de mon
jardin sont particulièrement crevassés. L’âge ne peut pas être seul en cause, car
avec leur petite centaine d’années, ils sont tout juste adultes. Depuis 1934, ils
bénéficient d’un ensoleillement important. Cela correspond à l’année de
construction de la maison forestière. À l’époque, une partie du terrain a dû être
défrichée, ce qui s’est traduit par un surplus de lumière pour les pins subsistants.
Un surplus de lumière, de soleil et de rayonnement ultraviolet. Chez l’homme, le
rayonnement ultraviolet accélère le vieillissement de la peau et, apparemment,
chez l’arbre aussi. Du côté exposé au soleil, le liège est en outre sensiblement
plus dur, donc moins souple et par voie de conséquence, plus sujet aux fissures.
Toutes ces modifications du liège peuvent néanmoins être aussi imputées à des
«affections de la peau». De même que l’acné juvénile peut laisser à vie des
cicatrices sur la peau, une invasion de lachnidés peut définitivement léser la
surface de l’écorce. Ce ne sont pas des fissures qui apparaissent, mais des
milliers de petits cratères et micropustules qui ne s’effaceront jamais. Chez les
individus souffreteux, ils vont se transformer en plaies humides et suppurantes
bientôt colonisées par des bactéries qui donnent une teinte noire aux coulures. Il
n’y a pas que chez l’homme que la peau est le reflet de l’état de santé (et peut-
être aussi de l’âme).
Les vieux arbres peuvent assurer une fonction particulière d’une grande utilité
à l’écosystème forestier. Il n’existe plus de forêts ancestrales dans le centre de
l’Europe; l’âge du massif de grande taille le plus ancien oscille entre 200 et
300 ans. Plutôt que d’attendre que ces peuplements redeviennent forêt vierge,
pour comprendre le rôle que peuvent jouer des arbres vraiment vieux, il faut que
nous nous transportions sur la côte Ouest du Canada. C’est là que Zoë Lindo,
une biologiste de l’Université McGill de Montréal, a mené une étude sur des
épicéas de Sitka âgés d’au moins 500 ans. Les rameaux et les enfourchures des
branches de ces vénérables sujets portent d’importantes quantités de mousses.
Les coussinets végétaux sont colonisés par des cyanobactéries, communément
appelées algues bleues, qui ont la propriété de fixer l’azote atmosphérique et de
le transformer en azote minéral assimilable par les arbres, un fertilisant naturel
que la pluie lessive et met ainsi à la disposition des racines. Les vieux arbres
contribuent donc à nourrir et à fertiliser le sol de la forêt, et aident ainsi leur
progéniture à bien démarrer. Les mousses mettant des décennies à s’implanter et
à se développer, jamais les jeunes individus ne pourraient bénéficier de cet
apport sans le concours de leurs aînés(22).
Outre l’aspect de l’écorce et la présence de mousses, d’autres modifications
physiques nous renseignent sur l’âge des arbres. Le houppier, par exemple, qui
présente des analogies certaines avec la tête de votre serviteur. Sur le haut de
mon crâne, les cheveux commencent à se faire rares, ils ne poussent plus comme
au temps de ma jeunesse. Il n’en va pas autrement des branches les plus hautes
de la couronne. À partir d’un certain âge, selon les espèces, entre 100 et 300 ans,
les pousses annuelles deviennent toujours plus courtes. Chez les feuillus, la
succession de ces pousses raccourcies induit la formation de branches crochues
comme des doigts déformés par les rhumatismes. Chez les conifères, la flèche
s’arrête sur une pousse apicale qui finit par afficher une croissance zéro. Si les
épicéas en restent là, le haut du houppier des sapins blancs poursuit sa croissance
en largeur au point qu’il en vient à ressembler au nid d’un grand oiseau, un
phénomène que les spécialistes nomment en conséquence «cime en nid de
cigogne». Quant au pin, il modifie si tôt sa croissance qu’avec l’âge, l’ensemble
de sa couronne prend une forme étalée sans flèche apparente. Quelle que soit la
forme que prend le phénomène, tous les arbres cessent progressivement de
croître en hauteur. Un jour arrive où propulser l’eau et les éléments nutritifs
toujours plus haut solliciterait leur système vasculaire au-delà de ses capacités.
En compensation, ils optent pour une croissance en largeur et deviennent ainsi de
plus en plus gros en vieillissant (autre phénomène que nous sommes nombreux à
partager avec les arbres…). Ce nouvel état est cependant limité dans le temps,
car au fil des années, leurs forces vont lentement décliner. Les branches
supérieures du houppier, qu’ils ne parviennent plus à alimenter, meurent. Dès
lors, à l’instar des humains qui rapetissent inexorablement, leur taille va peu à
peu diminuer. La première tempête qui survient nettoie le houppier de ses
rameaux morts, un coup de balai qui a pour effet de rafraîchir temporairement la
silhouette. Le processus se répète, et chaque année, le houppier perd
imperceptiblement de l’ampleur. Quand tous les rameaux du haut ont été
balayés, il reste les branches maîtresses. Elles aussi meurent, mais elles ne
tombent pas si facilement que cela. Désormais, l’arbre ne peut plus cacher ni son
grand âge ni son dépérissement.
C’est le moment que choisit l’écorce pour refaire son entrée en jeu. Les petites
plaies suintantes ont offert autant de portes ouvertes aux champignons. Ils
signalent leur avancée victorieuse par de superbes fructifications en forme de
demi-soucoupes qui adhèrent au tronc et grossissent d’année en année.
À l’intérieur, ils franchissent toutes les barrières et pénètrent jusqu’au duramen,
le «bois parfait», au cœur du tronc. Selon les espèces, ils y dévorent les glucides
qui y sont stockés ou, pire encore, la cellulose et la lignine. Ce faisant, ils
décomposent et pulvérisent le squelette de l’arbre qui se défend néanmoins
vaillamment pendant encore plusieurs décennies. De part et d’autre de la
blessure ne cessant de grandir, du nouveau bois se forme qui évolue en épais
bourrelets destinés à renforcer sa structure. Cela permet au corps en
décomposition de résister encore un temps aux assauts des tempêtes hivernales.
Puis un jour, c’est la fin: le tronc se brise et l’arbre rend son dernier souffle.
C’est tout juste si l’on n’entend pas le «enfin!» de la jeune garde qui attendait
son tour et ne va mettre guère d’années à se développer en hauteur et dépasser le
vieux tronc pourri. Tout ne s’arrête pas là; le grand cadavre en décomposition va
encore contribuer à l’écosystème pendant très longtemps. Mais nous en
reparlerons plus tard.
Le chêne, un chétif?

En forêt, dans mon district comme ailleurs, les chênes en souffrance, voire en
très grande souffrance pour certains, sont nombreux. Le signe qui ne trompe pas,
ce sont les gourmands qui poussent sur les troncs, ces petits rameaux qui
pointent sur le pourtour puis souvent se dessèchent et tombent. Ils sont la preuve
que l’arbre se bat depuis longtemps contre la mort et commence à paniquer.
Cette tentative de former des feuilles aussi bas est déraisonnable. Le chêne est
une essence héliophile; cela veut dire qu’elle a besoin de beaucoup de lumière
pour réaliser la photosynthèse. Installer des panneaux solaires dans la pénombre
des étages inférieurs ne produit rien de bon et l’équipement superflu est vite
démantelé. Un arbre en bonne santé ne va jamais s’aventurer à dépenser de
l’énergie dans la fabrication de gourmands, il va se consacrer tout entier à croître
en hauteur. Tout au moins tant qu’on le laisse tranquille. Mais les chênes de nos
forêts tempérées ont la vie dure, car celles-ci sont l’habitat de prédilection des
hêtres. Ces derniers ont certes la fibre sociale développée, mais uniquement
envers leurs congénères. Les étrangers font l’objet de tourments constants visant
à les faire reculer. Cela commence sans hâte et innocemment par l’enfouissement
d’une faîne au pied d’un robuste chêne par un geai qui justement passait par là.
Comme l’oiseau s’est constitué d’autres réserves, il ne reviendra pas sur celle-ci,
et le printemps suivant, la faîne germe. Des dizaines d’années durant, lentement,
en silence et en toute discrétion, elle pousse. Sa mère manque à l’arbuste mais le
grand chêne, au moins, l’abrite de son ombre et permet ainsi au rejeton de hêtre
de grandir tranquillement et sans soucis de santé. Ce qui sur terre présente tous
les signes de l’harmonie rime sous terre avec les débuts d’une lutte à mort. Les
racines du hêtre s’insinuent dans le moindre espace que le chêne n’occupe pas. Il
s’étend ainsi sous le vieux tronc et lui chipe l’eau et les nutriments que le chêne
s’était mis de côté, provoquant insidieusement son affaiblissement. Au bout de
150 ans, le petit arbre a pris une telle ampleur qu’il envahit lentement le
houppier du chêne. Quelques décennies plus tard, il le dépasse, car à la
différence de ses concurrents, il peut développer son houppier et continuer de
croître presque toute sa vie durant. Les feuilles du hêtre bénéficient dès lors d’un
ensoleillement direct qui décuple sa capacité de photosynthèse et, de ce fait,
l’énergie disponible pour occuper l’espace. Il développe un magnifique houppier
qui, conformément aux caractéristiques de son espèce, capte 97 % de la lumière.
Le chêne redescend d’un cran, rabaissé au deuxième étage où ses feuilles
cherchent vainement à happer quelques rayons. La production de sucre chute, les
réserves s’épuisent, l’arbre commence à dépérir. Il se rend compte qu’il ne fait
pas le poids devant son concurrent, qu’il ne parviendra plus à former les belles
pousses vigoureuses qui lui permettraient de repasser au-dessus du hêtre. Dans
sa détresse, peut-être aussi dans un accès de panique, il fait une chose contraire à
toutes les règles: il développe de nouveaux rameaux positionnés très bas sur le
tronc. Les feuilles de ces gourmands, particulièrement grandes et tendres,
parviennent à s’en sortir avec moins de lumière que celles du houppier. Il
n’empêche, 3 %, ce n’est vraiment pas suffisant, le chêne n’est pas un hêtre. Les
gourmands vont rapidement mourir d’inanition et le précieux quota restant
d’énergie se sera évanoui dans la nature. Cet état de sous-alimentation chronique
n’est pas immédiatement mortel; le chêne peut encore subsister quelques
dizaines d’années, mais, tôt ou tard, il jette l’éponge. Ses forces l’abandonnent,
la fin est lente. Parfois, la délivrance vient du bupreste qui pond ses œufs sur son
écorce. Les jeunes larves affamées dévorent l’enveloppe du vieux chêne
vulnérable… et l’affaire est expédiée.
Est-ce à dire que le chêne est un chétif? Comment un arbre aussi fragile a-t-il
pu devenir un symbole de résistance et de longévité? Autant l’espèce peut
paraître inférieure au hêtre dans la plupart des forêts, autant elle est forte et
solide quand elle n’a pas de concurrence. En milieu ouvert, par exemple, dans
nos campagnes: tandis que sorti de l’environnement douillet de sa forêt, le hêtre
parvient à peine à atteindre 200 ans, planté près d’une vieille ferme ou dans une
prairie, un chêne va facilement dépasser 500 ans. Une vilaine blessure, un tronc
balafré par la foudre? Le chêne sourcille à peine, car son bois est imprégné de
substances fongicides qui ralentissent fortement le processus de pourriture. Il
produit en outre des tanins qui repoussent les insectes et, tout à fait
accessoirement et sans qu’il y soit pour grand-chose, donne aussi ce goût
particulier au vin qui sera élevé dans des barriques faites avec son bois. Même
des individus très abîmés, avec des charpentières brisées, ont la faculté de
développer un houppier de remplacement et de vivre encore plusieurs siècles. La
plupart des hêtres en seraient bien incapables, a fortiori hors d’une forêt, privés
de la sollicitude de leur chère famille. Qu’une rafale vienne endommager leur
beau houppier et il ne leur reste guère plus que quelques décennies à vivre.
Dans ma forêt aussi, de très solides chênes prouvent de quel bois ils sont faits.
Un bon nombre d’individus poussent sur un versant sud où leurs racines
s’accrochent dans la roche affleurante. En été, quand le soleil chauffe les pierres
à blanc, les derniers restes d’humidité s’évaporent. En hiver, faute d’une couche
de terre protectrice, le gel pénètre en profondeur. Aucun matelas de feuilles en
décomposition ne se transforme en humus, puisque le moindre vent les balaye au
bas de la pente. Seuls quelques maigres lichens colonisent le milieu, mais leur
effet isolant est négligeable. Résultat: au bout d’un siècle, les arbres, ou plutôt
les arbustes, sont gros comme le bras et mesurent à peine cinq mètres de hauteur.
Là où leurs congénères du confortable microclimat forestier dépassent déjà les
30 mètres et campent sur de robustes troncs, ces ascètes persévèrent à braver
l’adversité et se satisfont de leur humble stature. Mais ils survivent! L’intérêt de
cette pénurie d’alimentation est que les autres espèces ont depuis longtemps
déserté la place. Quand la contrepartie est la fin de tout souci de concurrence,
reconnaissons qu’une vie de privations a aussi ses avantages.
L’écorce rugueuse et épaisse du chêne est par ailleurs beaucoup plus résistante
que celle, lisse et mince, du hêtre et offre une bien meilleure protection contre
l’extérieur. Peu d’ennemis, grands ou petits, lui font peur.
Une place pour chacun

Les arbres peuvent pousser dans des situations très défavorables. Peuvent? Ils
n’ont guère le choix! Une graine qui tombe d’un arbre n’est jamais sûre que le
vent ou un animal ne la transportera pas ailleurs. Et une fois qu’elle a germé,
bien souvent dès le printemps suivant, les dés sont jetés: la jeune pousse est liée
à vie au microlopin de terre que le hasard lui a attribué et force lui est de s’en
accommoder. Pour la plupart des rejetons, la tâche est rude car il est rare que le
sort soit très heureux. Soit le milieu est trop sombre, par exemple quand une
espèce avide de lumière comme le merisier germe sous un grand hêtre, soit il est
trop lumineux, cette fois pour les enfants-hêtres dont le tendre feuillage ne
supporte pas le soleil direct d’un espace découvert. Les sols marécageux font
pourrir les racines de la plupart des espèces, tandis qu’un sol sableux et sec les
condamne à mourir de soif. Les milieux les plus défavorables sont ceux
totalement dépourvus de substrat nutritif, comme les rochers ou les fourches de
branches de grands arbres. Parfois, la chance est de courte durée. Ainsi, lorsque
des graines atterrissent sur la haute souche d’un arbre brisé. Elles germent et
donnent naissance à de petits arbres dont les racines se développent dans le bois
en décomposition. S’ils ont survécu jusque-là, au premier été sec, quand toute
humidité aura déserté même le bois mort, ces chanceux-là aussi dépériront. Ils
étaient nombreux à se faire la même idée du lieu de vie idéal. La plupart des
espèces d’arbres européennes partagent en effet des critères de bien-être
identiques. Elles aiment les sols riches en nutriments, souples et aérés jusqu’à
plusieurs mètres de profondeur; le substrat doit présenter une humidité équilibrée
et constante, surtout pendant la saison chaude. Ils ne doivent être ni écrasés de
soleil en été, ni durablement glacés en hiver. La neige doit être modérée quoique
suffisante pour reconstituer les réserves d’eau quand elle fond. La configuration
du terrain doit stopper les vents dominants et préserver des tempêtes d’automne.
Le milieu forestier doit être hostile à la pullulation des champignons et insectes
xylophages. Si les arbres rêvaient d’un pays de cocagne, ce serait assurément à
cela qu’il ressemblerait. Mais excepté en quelques rares points du globe, nulle
part ces conditions idéales ne sont rassemblées. Et c’est tant mieux pour la
diversité des espèces. Car, dans la course aux meilleures places, le grand
vainqueur serait presque exclusivement le hêtre. Il sait à la perfection exploiter
l’affluence de concurrents avant de les anéantir en s’insinuant dans leurs
houppiers, puis en développant de belles pousses sommitales qui les dépassent et
les écrasent de leur hauteur. L’espèce qui ambitionne de survivre dans une telle
situation de concurrence doit trouver autre chose, sachant que tout écart de
l’idéal du pays de cocagne rime avec complications. Trouver une niche
écologique bien à soi implique de faire des concessions. Une niche écologique?
La plupart des environnements n’offrant pas de conditions idéales, le terme de
niche, qui suggère un espace réduit et rare, peut prêter à sourire. De fait, il y a
sur terre pléthore de milieux difficiles plus grands les uns que les autres, et les
espèces qui s’y adaptent possèdent un immense potentiel d’extension. C’est le
cas de l’épicéa. Il peut s’implanter partout où les étés sont courts et les hivers
rigoureux, dans le Grand Nord comme dans les montagnes près de la limite de la
forêt. En Sibérie, au Canada ou en Scandinavie, la période végétative ne durant
que quelques semaines, le hêtre n’aurait pas terminé de développer son feuillage
que la saison serait déjà terminée. Les hivers y sont en outre d’une férocité telle
qu’il finirait par geler sur pied. L’épicéa est le seul à pouvoir marquer des points
dans ce milieu glacial. Ses aiguilles et son écorce renferment des essences
végétales qui offrent une sorte de protection contre le froid. De ce fait, il n’a pas
besoin de renoncer à sa belle livrée verte à l’automne et peut conserver ses
aiguilles durant toute la saison froide. Au printemps, il peut démarrer la
photosynthèse dès que les températures remontent. Il ne perd pas un jour et
même s’il ne dispose que de quelques semaines pour fabriquer des sucres et du
bois, il n’en croît pas moins de quelques centimètres tous les ans. La persistance
des aiguilles sur les branches constitue néanmoins un risque important. Elles
retiennent la neige qui, en s’accumulant, peut finir par représenter un poids tel
qu’il mettrait la solidité de l’arbre en danger. Pour ne pas en arriver là, l’épicéa
dispose de deux systèmes de défense. Le premier consiste à développer un tronc
parfaitement droit. Un arbre bien vertical n’est pas facile à déséquilibrer. Le
second concerne le profil des branches. En été, elles sont horizontales, mais
quand elles commencent à se charger de neige, elles s’inclinent progressivement
jusqu’à se superposer comme des tuiles. Elles se soutiennent ainsi les unes les
autres tout en réduisant tant et si bien le volume de l’arbre que le plus gros de la
neige tombe directement sur le sol. Dans les zones où l’enneigement est
important, en altitude ou dans le Grand Nord, l’épicéa développe en outre une
silhouette caractéristique tout en longueur, avec des branches courtes et un
houppier très étroit qui perfectionne le système.
Les aiguilles génèrent toutefois un autre risque. Leur persistance sur l’arbre
renforce la prise au vent, ce qui rend les épicéas très sensibles aux rafales
destructrices des tempêtes hivernales. Seule l’extrême lenteur de leur croissance
les en protège. Il est courant que des individus multicentenaires ne dépassent pas
10 mètres de hauteur, et le risque n’augmente de façon significative qu’à partir
de 25 mètres.
La nature a voulu que, sous nos latitudes, les forêts primaires de hêtres soient
majoritaires, et question lumière, le hêtre n’est pas une essence qui en laisse
passer beaucoup. L’if s’est accommodé de la situation. Symbole de frugalité et
de patience, il a vite compris qu’il ne ferait jamais le poids devant le hêtre et
s’est spécialisé dans les étages inférieurs. Il s’y développe grâce aux 3 % de
lumière que le hêtre laisse chichement filtrer. Sa croissance n’est pas fulgurante,
il s’écoule souvent un siècle entier avant qu’il atteigne plusieurs mètres de
hauteur et la maturité sexuelle. Durant ces années, les mésaventures
s’enchaînent: les herbivores le retaillent à leur goût, et du même coup le
renvoient des dizaines d’années en arrière, ou pire, un vieux hêtre sénescent
s’abat sur lui et l’écrase. Mais l’if, coriace et prudent, a anticipé ces contretemps.
Il investit d’emblée nettement plus d’énergie dans le développement de son
système racinaire que d’autres espèces. Il y stocke des nutriments, de sorte que si
un malheur vient le frapper en surface, aussitôt il repart dans un bel élan
d’énergie. C’est souvent une occasion pour lui de former plusieurs troncs qui
plus tard, quand il sera vieux, fusionneront et lui donneront son aspect plissé. Et
vieux, il le devient! Avec parfois 1 000 années au compteur, il survit à une
majorité de concurrents et ainsi se retrouve au soleil plusieurs fois au cours de sa
vie, au rythme des défections de l’un ou l’autre de ses grands voisins. Pour
autant, l’if ne dépasse pas les 20 mètres de hauteur; c’est un modéré qui vit de
peu et n’aspire pas à s’élever toujours plus haut.
Le charme, qui est un parent du bouleau, tente bien de s’inscrire dans les pas
de l’if, mais il n’est pas aussi sobre et il a besoin d’un peu plus de lumière. Il
supporte de vivre à l’ombre du hêtre quoiqu’il n’y développe jamais une belle
stature. Il est vrai que lui non plus ne dépasse que rarement les 20 mètres, et
encore n’atteint-il cette taille que sous une essence de lumière comme le chêne.
Là, il est à son aise pour se déployer, et comme il ne contrarie pas les ambitions
du grand chêne, la place suffit pour les deux espèces. À condition que le hêtre,
qui s’impose sur les deux espèces et surpasse au moins le chêne en hauteur, ne
vienne pas jouer les trouble-fêtes, ce qui est souvent le cas. Le charme a
toutefois des atouts, car en plus de l’ombre épaisse, il supporte bien la sécheresse
et la chaleur. Là, le hêtre ne peut pas suivre et le charme conserve toutes ses
chances sur les versants sud, secs et ensoleillés.
Les racines de peu d’espèces survivent dans les sols marécageux ou les eaux
stagnantes pauvres en oxygène. Ces milieux sont typiques des abords de sources
et de cours d’eau dont la zone inondable se trouve régulièrement envahie par
l’eau. Si une faîne s’y égare et germe, elle peut donner naissance à un hêtre de
belles dimensions. Un jour pourtant, un orage d’été le renversera, car ses racines
atteintes de pourriture ne pourront s’accrocher à aucun support. Un sort
identique échoit aux épicéas, aux pins, aux charmes et aux bouleaux dès qu’ils
ont temporairement, voire en permanence, les pieds dans une eau froide et
putride. Il en va tout autrement de l’aulne. Avec ses 30 mètres de hauteur, il ne
domine pas ses concurrents, mais c’est un champion de la croissance en sol
marécageux (que personne ne lui dispute). Son secret réside dans les canaux
d’aération qui parcourent ses racines. Ceux-ci permettent le transport de
l’oxygène jusqu’aux plus petites pointes, un peu à la manière des plongeurs
raccordés à la surface par un détendeur. De plus, la partie basale de son tronc
possède des cellules de liège qui complètent le dispositif en laissant entrer l’air.
Il faut que le niveau d’eau dépasse ces orifices respiratoires durant une longue
période pour affaiblir l’aulne au point que ses racines deviennent vulnérables aux
attaques de champignons.
Arbre ou pas arbre?

Qu’est-ce qui est arbre et qu’est-ce qui ne l’est pas? Le dictionnaire définit
l’arbre comme un végétal ligneux possédant un tronc d’où partent des branches.
La tige principale doit donc être dominante et présenter une croissance en
hauteur constante. À défaut de tronc unique, le végétal n’est pas un arbre mais
un arbrisseau à plusieurs petits troncs, en réalité des petites branches, partant
d’une souche commune. Maintenant, qu’en est-il de la taille? J’ai toujours un
peu de mal quand je vois des reportages sur les forêts du bassin méditerranéen
qui pour moi ressemblent plus à une accumulation de broussailles. Les arbres ne
sont-ils pas des êtres majestueux à l’ombre desquels nous nous sentons tout
petits? Il est vrai que j’ai fait des séjours en Laponie où j’ai aussi rencontré des
spécimens qui m’ont donné l’impression exactement inverse. Ces végétaux qui
ont le pouvoir de vous transformer en Gulliver chez les Lilliputiens sont les
arbres nains de la toundra. Ils sont si petits – certains, à 100 ans, dépassent à
peine 20 centimètres – que les randonneurs les piétinent allègrement. La
botanique ne les considère pas comme des arbres, pas plus que le bouleau
arbustif, ainsi que son nom peut le laisser supposer. Ce dernier développe
pourtant des troncs qui peuvent atteindre trois mètres de hauteur, quoiqu’il se
contente le plus souvent d’un petit mètre cinquante, ce qui sans doute explique
qu’il ne soit pas pris au sérieux. Si l’on appliquait les mêmes normes aux petits
hêtres ou aux sorbiers des oiseleurs, ils ne seraient pas considérés comme des
arbres non plus. Sans compter qu’à force d’être broutés par des grands
mammifères comme les chevreuils ou les cerfs, ils présentent pendant des
dizaines d’années l’aspect de petits buissons très ramifiés d’une cinquantaine de
centimètres de hauteur.
Et quand un arbre est coupé? Meurt-il? Qu’en est-il, par exemple, de cette
souche multicentenaire évoquée au tout début de ce livre, que ses congénères
maintiennent sous perfusion pour qu’elle ne meure pas? Est-ce un arbre? Si ce
n’en est pas un, qu’est-ce que c’est? L’affaire se complique encore quand la
souche forme un rejet. Et cela est d’autant plus fréquent que, dans de
nombreuses forêts, les feuillus ont longtemps été exploités par les charbonniers
qui les coupaient pour produire du charbon de bois. Les souches ont formé des
rejets qui constituent aujourd’hui, des siècles plus tard, la base de beaucoup de
nos forêts de feuillus. Les forêts actuelles de chênes et de charmes, notamment,
sont issues de ces très anciens taillis. La méthode consistait à couper et à laisser
repousser les rejets tout au plus une quinzaine d’années, avant de les couper de
nouveau, de sorte que jamais les arbres n’atteignaient une grande ampleur.
À l’époque, la pratique était dictée par la pauvreté des populations qui ne
pouvaient pas se permettre d’attendre que les arbres grossissent. Les formes en
cépées, que vous pouvez rencontrer aujourd’hui en forêt, en sont des vestiges, de
même que les renflements globuleux à la base des pieds-mères, signes d’une
prolifération des tissus due à l’abattage régulier des rejets.
Mais ces formes sont-elles de jeunes arbres ou de très anciens spécimens?
Cette question, des scientifiques qui étudient d’ancestraux épicéas de la province
suédoise de Dalécarlie se la posent aussi. Le sujet le plus âgé a développé une
sorte de buisson aplati qui forme comme un tapis autour d’un unique petit tronc.
L’ensemble appartient à un individu dont l’âge de la souche a été estimé au
carbone 14. Le carbone 14 est un isotope radioactif du carbone qui est produit en
permanence dans l’atmosphère puis se désintègre lentement. Son rapport avec le
carbone total est donc constant. Présent dans une biomasse inactive comme le
bois, la désintégration se poursuit tandis qu’il ne reçoit plus de nouveau carbone
radioactif. Il en résulte que plus la part de carbone 14 est réduite, plus la matière
organique doit être vieille. La datation de l’épicéa au carbone 14 a révélé l’âge à
peine croyable de 9 550 ans. Les pousses qui forment le buisson, nettement plus
récentes puisque apparues lors des derniers siècles, n’ont pas été considérées
comme des arbres en soi mais bien comme des parties de l’ensemble(23). Et si je
peux donner mon avis: à raison tant il est évident que le rôle de la souche a été
plus important que celui de la formation extérieure. C’est elle qui a assuré la
survie de l’organisme, elle qui a résisté aux fortes variations climatiques et sans
cesse développé de nouveaux troncs. Dans ses entrailles sont stockées les
milliers d’années d’informations qui lui ont permis de survivre jusqu’à
aujourd’hui. Au passage, cet épicéa a fait un sort à quelques doctrines
scientifiques. Jusque-là, personne ne savait que l’espèce pouvait largement
dépasser les 500 ans. Surtout, il était généralement admis que les épicéas
n’étaient apparus dans cette partie de la Suède que 2 000 ans après le recul des
glaciers. Pour moi, ce petit végétal qui n’a l’air de rien est symbolique du peu
que nous comprenons des arbres et des forêts, et de tous les prodiges de la nature
qu’il nous reste encore à découvrir.
Mais revenons à l’importance de la souche. Il est possible qu’elle soit le siège
d’une sorte de cerveau de l’arbre. Une sorte de cerveau? N’est-ce pas un brin
exagéré? Peut-être, cependant nous savons que les arbres peuvent apprendre et
par conséquent qu’ils stockent des informations. Il faut bien qu’il y ait quelque
part dans leur organisme un lieu pour cela. Nous ignorons où ce quelque part se
trouve, mais les racines seraient bien adaptées. D’une part, les vieux épicéas de
Dalécarlie témoignent que les organes souterrains sont les plus durables de
l’arbre, sinon, où stockeraient-ils à long terme des informations importantes?
D’autre part, s’il y a un enseignement à tirer de la recherche actuelle, c’est bien
que le délicat réseau racinaire n’est jamais avare de surprises. Jusque-là, il était
unanimement admis qu’il pilotait chimiquement toutes les fonctions. Rien de
déshonorable à cela, chez nous aussi de nombreux processus sont régulés par des
messagers chimiques. Les racines absorbent des éléments nutritifs, les
transportent, diffusent en retour les produits de la photosynthèse aux partenaires
champignons et transmettent même des avertisseurs chimiques aux arbres
voisins. Mais il y aurait un cerveau? Pour ce que nous en savons, pour qu’il y ait
cerveau, il faut qu’il y ait des processus neuronaux, et ceux-ci impliquent qu’il y
ait, outre des messagers chimiques, également des signaux électriques. Des
signaux électriques, justement, la science en détecte, depuis le XIXe siècle. Alors,
les plantes ont-elles un cerveau? Sont-elles intelligentes? Ce n’est rien de dire
que le débat qui anime la communauté scientifique depuis des années est vif.
Frantisek Baluska, de l’Institut de botanique cellulaire et moléculaire de
l’université allemande de Bonn, pense, en accord avec certains de ses collègues,
que les pointes des racines sont équipées de dispositifs similaires à un cerveau.
Elles présentent en effet, outre un système de transmission des signaux, des
structures et des molécules que l’on observe également chez les animaux(24). La
racine qui progresse dans le sol est à même de capter des stimuli. Les chercheurs
ont détecté des signaux électriques qui, après avoir été traités dans une zone de
transition, induisent des modifications du comportement. Quand les racines
rencontrent des substances toxiques, des pierres infranchissables ou des milieux
trop humides, elles analysent la situation puis transmettent les changements
nécessaires aux zones qui assurent la croissance. Celles-ci changent alors de
direction et contournent l’obstacle. En déduire que les racines sont le siège d’une
intelligence, d’une aptitude à se souvenir et à ressentir des émotions est
vivement critiqué par une majorité d’universitaires. Ils contestent le
rapprochement avec des situations similaires chez les animaux, notamment parce
qu’il tend à effacer la frontière entre monde végétal et monde animal. Et alors?
Serait-ce si terrible? La division entre végétal et animal est un choix arbitraire
essentiellement basé sur le mode de nutrition: l’un pratique la photosynthèse,
l’autre ingère des organismes vivants. La seule véritable différence concerne le
temps nécessaire au traitement des informations puis à leur transformation en
actions. Mais les organismes lents sont-ils nécessairement inférieurs aux
organismes rapides? Je me demande parfois si on ne serait pas contraints de
traiter les arbres et l’ensemble des végétaux avec plus d’égards s’il s’avérait sans
contestation possible qu’ils partagent de nombreuses facultés avec les animaux.
Dans le noir

Pour nous autres humains, le sol est encore plus opaque que l’eau, au sens propre
comme au figuré. Si le fond des océans est moins exploré que la surface de la
Lune(25), la vie souterraine l’est encore moins. Nous ne sommes pas totalement
ignares, quantité d’espèces et de phénomènes sont déjà connus, mais comparés à
la diversité de la vie qui s’agite sous nos pieds, c’est infime. La biomasse d’une
forêt se trouve pour moitié dans cet étage inférieur. La plupart des organismes
qui y vivent sont invisibles à l’œil nu. Sans doute cela explique-t-il que nous leur
manifestions moins d’intérêt qu’aux loups, aux pics noirs ou aux salamandres,
alors que leur rôle est peut-être plus important pour les arbres. Les grands
animaux ne sont pas indispensables à une forêt. Chevreuils, cerfs, sangliers,
carnassiers et même une grande partie des oiseaux ne laisseraient pas un vide
dramatique dans l’écosystème. Ils pourraient tous disparaître en même temps
que la forêt continuerait de pousser sans grandes perturbations. Il en va tout
autrement des créatures microscopiques de l’étage souterrain. Une poignée de
terre forestière contient plus d’organismes vivants qu’il y a d’êtres humains sur
Terre. Une cuillère à café contient déjà à elle seule un kilomètre de filaments de
champignons. Tous ces organismes ont une action sur le sol; ils le modifient,
l’amendent, lui donnent sa valeur pour les arbres.
Avant de nous intéresser de plus près à quelques-unes de ces créatures,
j’aimerais revenir avec vous sur les débuts de la formation du sol. Sans terre, il
ne peut y avoir de forêts, car il faut que les arbres puissent s’enraciner quelque
part. De la roche nue ne le permettrait pas, quant à de la rocaille, les racines
pourraient s’y accrocher, mais elle ne retiendrait pas suffisamment d’eau et de
nutriments. Des phénomènes géologiques, comme les glaciations, avec leurs
périodes de gel, ont fait éclater la roche, puis l’action abrasive des glaciers a
transformé les morceaux en sable et en poussière jusqu’à ce que ne subsiste plus
qu’un substrat léger. À la fonte des glaces, ce substrat a été transporté par l’eau à
des altitudes inférieures ou dans des dépressions, ou bien, balayé par le vent, il
s’est accumulé pour former des dépôts épais de plusieurs mètres. La vie y est
apparue sous forme de bactéries, de champignons et de végétaux qui, en se
décomposant, se sont transformés en humus. Au fil des millénaires, ce sol – qui
ne peut s’appeler ainsi qu’à compter de ce stade – a pu être colonisé par des
arbres, qui dès lors n’ont cessé de l’enrichir. Leurs racines l’ont retenu et
préservé du ravinement et des tempêtes. Grâce à ces arbres, l’érosion ne l’a plus
atteint et les couches d’humus qui s’empilaient ont commencé à former une
roche préliminaire du lignite. L’érosion est l’un des grands ennemis naturels des
forêts. Tout phénomène extrême, le plus souvent de fortes précipitations, use un
peu le sol. Si la terre forestière ne peut pas immédiatement absorber la totalité de
l’eau, le surplus s’écoule sur la surface en emportant des petites particules. Les
ruissellements brunâtres que l’on observe parfois après la pluie charrient de
précieux sédiments. Cela peut représenter jusqu’à 10 000 tonnes par an au
kilomètre carré. Dans le même temps et pour la même surface, la transformation
de roches du sous-sol par érosion n’en produit que 100 tonnes. Le manque à
gagner est donc gigantesque et, un jour, il ne reste plus en surface que des
fragments de roches. Ces aires désertiques se développent sur des sols épuisés,
qui il y a des siècles, étaient encore exploités par l’agriculture, et apparaissent un
peu partout dans les forêts. A contrario, si la forêt se maintient et joue son rôle
protecteur, elle ne perd qu’entre 0,4 et 5 tonnes de sédiments par an au kilomètre
carré, et le rapport s’inverse. Au fil du temps, le sol forestier devient plus
profond et les conditions environnementales des arbres s’améliorent(26).
Parlons maintenant des petits animaux qui vivent dans le sol. Ils ne sont pas
particulièrement séduisants, je le concède. Si leur faible taille rend la plupart des
espèces invisibles à l’œil nu, donc peu attirantes, prendre une loupe n’arrange
pas vraiment les choses: oribates, collemboles et polychètes sont définitivement
moins sympathiques que les orangs-outans ou les baleines à bosse. En milieu
forestier, ces petits organismes constituent le premier élément de la chaîne
alimentaire, ce qui les assimilerait à une sorte de plancton terrestre.
Malheureusement, la recherche ne s’intéresse que bien peu aux milliers
d’espèces aux noms latins impossibles à mémoriser qui ont déjà été découvertes,
sans parler des milliers d’autres qui attendent toujours de sortir de l’anonymat.
Cependant, tout n’est pas négatif: il y a dans nos forêts, à nos portes, encore
quantité de mystères à explorer. Considérons déjà ceux sur lesquels le voile a été
levé.
Il y a ainsi les oribates, évoqués plus haut. Plus de 1 000 espèces ont déjà été
répertoriées sous nos latitudes. Ils mesurent moins d’un millimètre et
ressemblent à des araignées à petites pattes. Leur couleur marron-beige offre un
bon camouflage dans le sol, leur milieu naturel. Ils appartiennent à un sous-ordre
d’acariens. D’acariens? Aïe, aussitôt surgissent des associations avec les acariens
de notre environnement domestique qui se nourrissent de particules de peau
morte et autres résidus, en même temps qu’ils déclenchent des allergies. De fait,
plusieurs espèces d’oribates ont un comportement similaire avec les arbres. Les
feuilles mortes et les squames d’écorce s’empileraient sur des mètres d’épaisseur
si une armée de microbestioles affamées ne se jetait pas dessus. Elles vivent dans
le feuillage tombé à terre dont elles s’alimentent avec voracité. D’autres espèces
sont spécialisées dans les champignons. Elles s’installent dans des petites
galeries souterraines et s’abreuvent des sucs que les filaments blancs exsudent.
En fin de compte, ces oribates se nourrissent des sucres que l’arbre cède à ses
champignons partenaires. Bois en décomposition ou gastéropodes morts, il n’y a
rien auquel une espèce d’oribates ne se serait pas adaptée. Surgissant partout où
la vie se crée et disparaît, ils sont indispensables à l’écosystème forestier.
Citons également les curculionidés: ils ressembleraient presque à de
minuscules éléphants, larges oreilles en moins, et appartiennent aux familles
d’insectes comptant le plus grand nombre d’espèces au monde, dont environ 1
400 en Allemagne. La trompe sert plus à l’élevage de la progéniture qu’à la prise
d’aliments. Ce long museau leur permet en effet de percer des petits trous dans
les feuilles et les tiges, dans lesquels ils pondent ensuite leurs œufs. Ainsi à l’abri
des prédateurs, les larves peuvent grignoter des petites galeries où elles se
développent en paix, à l’intérieur des végétaux(27).
Quelques espèces de curculionidés, vivant pour la plupart dans le sol, se sont
tant et si bien adaptées au rythme lent des forêts et à leur quasi-pérennité qu’elles
ne savent plus voler. Elles peuvent tout au plus se déplacer de 10 mètres par an,
mais cela comble leurs besoins. Si l’environnement immédiat d’un arbre se
modifie parce qu’il meurt, le curculionidé n’a pas à aller plus loin que l’arbre
voisin pour reprendre son grignotage du feuillage en décomposition. La présence
de ces insectes est l’indice d’une longue histoire forestière ininterrompue. Si la
forêt a été défrichée au Moyen Âge puis replantée, ils en sont absents car la
distance à parcourir «à pattes» pour venir de la vieille forêt la plus proche est
tout simplement trop grande.
Tous ces animaux ont une caractéristique commune: étant très petits, leur
rayon d’action est extrêmement réduit. Dans les grandes forêts primaires qui
couvraient jadis le centre de l’Europe, cela n’avait pas d’incidence. Aujourd’hui,
la majorité des forêts ont été modifiées par l’homme. Ce sont des épicéas au lieu
de hêtres, des douglas au lieu de chênes, de jeunes arbres au lieu de vieux… ce
n’est pas du goût (au sens strict du terme) des animaux qui, faute d’une
nourriture adaptée, disparaissent localement. Cependant, il existe toujours de
vieilles forêts de feuillus, refuges d’une biodiversité intacte. La gestion forestière
s’efforce ici et là de réintroduire la mixité en favorisant les feuillus plutôt que les
conifères. Mais quand de grands et beaux hêtres y auront remplacé les épicéas
abattus par une tempête, comment les oribates et les collemboles accéderont-ils
aux sites? Certainement pas à pattes, puisqu’ils ne se déplacent guère de plus
d’un mètre au cours de leur vie. Peut-on alors espérer pouvoir de nouveau
admirer un jour de vraies forêts primaires, au moins dans des parcs nationaux
comme celui de la forêt bavaroise? La possibilité existe, soyons optimistes. Les
recherches menées dans ma forêt par les étudiants d’Aix-la-Chapelle ont ainsi
mis en évidence que, parmi les espèces de la microfaune, celles attachées aux
forêts de conifères étaient capables de parcourir des distances étonnamment
grandes. Les anciennes plantations d’épicéas l’attestent clairement. Les jeunes
chercheurs y ont découvert des espèces de collemboles spécialistes des forêts
d’épicéas. Or, ces forêts ont été plantées par mes prédécesseurs il y a seulement
100 ans. Auparavant, comme partout dans le centre de l’Europe, nous avions à
Hümmel essentiellement de vieux hêtres. Comment des collemboles spécialistes
des aiguilles d’épicéas sont-ils arrivés chez nous? Mon hypothèse est qu’ils ont
été transportés par des oiseaux, enfouis dans leurs plumes. Les oiseaux prennent
volontiers des bains de poussière dans les feuilles pour nettoyer leur plumage. Il
est plus que probable que nombre de minuscules occupants des lieux demeurent
accrochés dans les plumes jusqu’au bain de poussière suivant, dans une autre
forêt. Et ce qui vaut pour les espèces spécialistes des épicéas a de bonnes
chances de valoir aussi pour celles qui n’aiment que les feuillus. Si les forêts de
feuillus peuvent regagner du terrain et se développer sans être dérangées, les
oiseaux pourraient contribuer à la réintroduction des petits sous-locataires dont
c’est l’habitat. Il est vrai que la réapparition de la faune microscopique peut
nécessiter de longues, très longues années, comme l’indiquent de récentes études
réalisées par les villes allemandes de Kiel et Lüneburg(28). Une forêt de chênes a
été plantée il y a plus de 100 ans dans la lande de Lüneburg, sur d’anciennes
terres agricoles. Les scientifiques avaient estimé que le sol se serait renouvelé et
que la structure originelle de champignons et bactéries aurait réinvesti le site en
quelques décennies. Ils se trompaient, et de beaucoup. L’inventaire des espèces
révèle aujourd’hui encore de grands manques, ce qui a de lourdes répercussions
sur la forêt. Le cycle des nutriments, avec ses nombreuses interdépendances
entre l’apparition de la vie et sa disparition, ne fonctionne pas correctement; de
plus, l’excès d’azote dû aux fertilisants jadis utilisés n’est toujours pas résorbé.
La forêt pousse certes plus vite que des peuplements de référence sur d’anciens
sols forestiers primaires, mais elle est nettement plus vulnérable, notamment à la
sécheresse. Si l’on ne sait pas combien de temps un sol forestier met à se
constituer, une chose est sûre: 100 ans ne suffisent pas. Et encore faut-il qu’il y
ait alentour des forêts naturelles mises en réserve où toute intervention humaine
est proscrite. Seule la réunion de ces conditions permet à la biodiversité du sol
de perdurer et de servir à la régénération des espaces environnants en jouant le
rôle de cellule reproductrice. Nul besoin pour cela de renoncer à toute économie
forestière. La commune de Hümmel en est l’exemple. Cela fait des années
qu’elle a placé sous protection la totalité de ses anciennes forêts de hêtres et
qu’elle les exploite depuis d’une autre façon. Une partie est devenue un
cimetière forestier où les urnes funéraires sont inhumées au pied d’arbres soumis
au même régime de concession que les tombes d’un cimetière classique.
Redevenir poussière en forêt, au pied de pierres tombales vivantes, n’est-ce pas
une belle idée de dernier repos? D’autres sites ont été concédés à des entreprises
qui s’acquittent ainsi de leur contribution à la protection de l’environnement.
Autant de choix de gestion dont le bénéfice contrebalance l’abandon de
l’exploitation du bois, pour le plus grand bien de la nature et des hommes.
Des aspirateurs à CO2 géants

Une vision largement répandue des cycles de la nature voudrait que les arbres
soient de parfaits exemples d’un bilan carbone équilibré. Ils réalisent la
photosynthèse, produisent ainsi des composés carbonés organiques qu’ils
utilisent pour se développer et emmagasinent au cours de leur vie jusqu’à
20 tonnes de CO2 dans leur tronc, leurs branches et leur système racinaire.
Quand ils meurent, une quantité de gaz à effet de serre strictement équivalente
est libérée par l’action de champignons et de bactéries qui digèrent le bois et le
rejettent, transformé, dans l’atmosphère. Cette vision simpliste est aussi à
l’origine de la croyance selon laquelle la combustion du bois serait sans
incidence sur le climat. Après tout, quelle différence y aurait-il entre la
décomposition d’une bûche en ses composants gazeux par des micro-organismes
et la même action par combustion dans le poêle à bois du salon? Le
fonctionnement de la forêt n’est pas aussi simple. Elle est en réalité un
gigantesque aspirateur à CO2 dont elle absorbe et stocke en permanence les
composés organiques volatils. Une partie du CO2 est effectivement rejetée dans
l’atmosphère à la mort du végétal, mais la plus grande part reste acquise à
l’écosystème. Le tronc vermoulu est lentement réduit en miettes toujours plus
petites et absorbé par différentes espèces qui, centimètre après centimètre,
l’enfouissent de plus en plus profondément dans le sol. L’ultime reliquat est pris
en charge par la pluie qui assure la pénétration des résidus organiques dans la
terre. Plus on s’enfonce dans le sol, plus la température baisse. Et à mesure que
la température baisse, la vie ralentit, jusqu’à s’arrêter presque totalement. Le
CO2 trouve ici son dernier repos sous forme d’humus et entame un lent, très lent
processus de transformation et d’enrichissement. Dans un avenir lointain, peut-
être sera-t-il devenu houille ou lignite. Les gisements actuels de charbon fossile
sont issus du processus de transformation de débris végétaux entamé il y a
environ 300 millions d’années. À l’époque, les arbres étaient un peu différents et
ressemblaient plus à des fougères ou à des prêles géantes, mais avec leurs
30 mètres de hauteur et des troncs qui pouvaient mesurer deux mètres de
diamètre, ils avaient l’envergure de nos espèces actuelles. La plupart poussant
dans des marais, quand ils arrivaient en fin de vie, leurs troncs tombaient dans
les eaux marécageuses où ils se décomposaient très peu. Au fil des millénaires,
d’épaisses couches de tourbe se sont ainsi formées qui se sont peu à peu
transformées en charbon sous l’effet de la pression exercée par les éboulis qui
s’y sont plus tard ajoutés. Ce sont donc des forêts fossiles qui aujourd’hui
alimentent plusieurs grandes centrales électriques dans le monde. Ne serait-ce
pas une idée censée et belle de donner à nos arbres une chance de vieillir comme
leurs ancêtres? Ils pourraient au moins de nouveau stocker dans le sol une partie
du CO2 qu’ils absorbent.
La formation de charbon est aujourd’hui quasi inexistante, car l’exploitation
forestière impose d’éclaircir constamment les forêts. Il en résulte que les rayons
du soleil pénétrant jusqu’au sol réchauffent le milieu et stimulent le démarrage
des espèces de l’étage inférieur. Pour se développer, celles-ci consomment alors
jusqu’aux toutes dernières réserves d’humus des couches profondes et les
rejettent dans l’atmosphère sous forme de gaz. La quantité totale de gaz à effet
de serre émise par le processus correspond à peu près à celle rejetée par la
combustion du bois. Pour chaque bûche que vous brûlez chez vous dans le poêle
familial, dehors, le même volume de CO2 est libéré dans l’atmosphère par les
sols forestiers lorsque de nouvelles espèces s’y développent. Sous nos latitudes,
les réserves de carbone du sol se vident aussi vite qu’elles se constituent.
Vous pourrez néanmoins observer le début du processus de carbonisation lors
d’une prochaine promenade en forêt. Creusez un peu le sol jusqu’à ce
qu’apparaisse une couche claire. La terre de couleur sombre située au-dessus de
cette couche est fortement enrichie en carbone. Si nous ne touchions plus à la
forêt, nous aurions ici un premier degré de charbon, de gaz naturel ou de pétrole.
Aujourd’hui, les processus de transformation des couches de débris végétaux
peuvent de nouveau se dérouler sans perturbations dans de grands territoires
protégés comme les réserves naturelles situées dans des parcs nationaux. Je me
dois toutefois de préciser que la minceur des couches d’humus n’est pas
imputable à la seule sylviculture moderne. Les Romains et les Celtes, qui
pratiquaient déjà des coupes répétées dans leurs forêts, ont été parmi les
premiers à interrompre les processus de transformation naturels.
Mais que devient le CO2 que les arbres absorbent? Et ils ne sont pas les seuls:
tous les végétaux, y compris les algues marines, filtrent le CO2 de l’air. Chez
celles-ci, lorsqu’elles meurent, il descend dans les profondeurs pour être stocké
dans la vase sous forme de combinés carbonés organiques. Ces volumes
s’ajoutent aux résidus animaux comme le calcaire des coraux, qui est l’un des
plus grands réservoirs à CO2. Ainsi, sur des centaines de millions d’années,
d’énormes quantités de carbone ont été soustraites à l’atmosphère. Au
Carbonifère, période géologique de la formation des vastes dépôts de charbon, la
concentration de CO2 dans l’air était neuf fois supérieure à aujourd’hui, donc
très élevée; puis les forêts, parmi d’autres facteurs, ont contribué à abaisser ce
taux à trois fois la concentration que nous connaissons actuellement(29). Mais où
l’exercice s’arrête-t-il pour nos forêts? Vont-elles continuer à stocker du carbone
jusqu’à ce que l’air n’en contienne plus? À vrai dire, la question ne se pose plus,
car cela fait déjà quelque temps que nous nous sommes employés à inverser le
processus avec notre frénésie de consommation et que nous ponctionnons
allégrement les réserves de carbone. Pétrole, gaz et charbon sont brûlés sous
forme de combustibles ou de carburants, et rejetés dans l’air. Modification du
climat mise à part, serait-ce un bienfait que nous libérions aujourd’hui des gaz à
effet de serre de leur prison souterraine et les rejetions dans l’atmosphère? Je
n’irai pas jusque-là, mais force est de constater que l’augmentation actuelle de la
concentration de CO2 dans l’air a un effet fertilisant. Les derniers inventaires
forestiers révèlent que les arbres poussent plus vite. Les tables d’estimation de
productivité ont dû être adaptées, car entre-temps le volume de biomasse
produite est supérieur d’environ un tiers à ce qu’il était il y a seulement quelques
dizaines d’années. Mais n’avons-nous pas appris que, pour un arbre, la lenteur
était gage de longévité? Cette croissance rapide, que l’agriculture, de son côté,
dope encore par des apports massifs d’azote, n’est pas saine. La règle du
«moins (de CO2) est plus (de longévité)» est donc plus que jamais valable.
Lorsque j’étais étudiant, on nous enseignait que les jeunes arbres avaient plus
de vitalité et poussaient plus vite que les vieux. Cette thèse, aujourd’hui encore
largement répandue, a pour conséquence que l’on estime devoir rajeunir les
forêts. Rajeunir? En pratique, cela signifie abattre les vieux arbres et les
remplacer par de jeunes plants. Aux dires des associations de propriétaires
forestiers et des représentants de sylviculteurs, ce serait le seul moyen de
stabiliser les forêts qui pourraient alors produire beaucoup de bois, et capteraient
et transformeraient un volume de CO2 atmosphérique correspondant. Le
ralentissement de la croissance intervenant prétendument, selon les espèces,
entre 60 et 120 ans, c’est le seuil retenu pour donner le top départ aux
tronçonneuses et autres engins de ramassage. À croire que l’idéal de jeunesse
éternelle en vogue dans notre société moderne a été transposé à la forêt. Du
moins est-ce l’impression que cela donne, car à l’aune «humaine», à 120 ans, un
arbre termine tout juste sa scolarité. Et de fait, les hypothèses scientifiques
jusque-là admises sont totalement contredites par les récents travaux d’une
équipe de chercheurs internationale. Ces scientifiques ont mené une vaste étude
concernant environ 700 000 arbres sur tous les continents. Leurs conclusions
sont surprenantes: plus les arbres sont vieux, plus ils poussent vite. Des arbres
présentant un tronc d’un mètre de diamètre produisent trois fois plus de
biomasse que des individus moitié moins gros(30). Il en ressort que, pour les
arbres, vieux n’est pas synonyme de faible, bossu et vulnérable, mais de
vigoureux et performant. Les arbres-vieillards sont nettement plus productifs que
les jeunes blancs-becs, et sont de précieux alliés des hommes dans leur lutte
contre le réchauffement climatique. Depuis la publication de cette étude, prôner
le rajeunissement des forêts pour les revitaliser s’apparente à de la tromperie. Le
vieillissement d’un arbre peut tout au plus entraîner une dépréciation de la valeur
marchande du bois. Avec l’âge, le risque d’un développement de pourriture
fongique à l’intérieur du tronc augmente, mais cela ne ralentit pas la croissance.
Si nous voulons que les forêts jouent pleinement leur rôle dans la lutte contre le
changement climatique, nous devons les laisser vieillir. Les principales
associations de protection de la nature ne demandent pas autre chose.
Climatisation et régulation

Les arbres n’apprécient pas les grandes variations de température et d’humidité.


Or, la météo est la même pour tous, ils n’ont droit à aucun régime dérogatoire.
Cependant, il semble bien que les arbres aient le pouvoir d’influer sur leur
environnement climatique. Pour ma part, j’en ai été convaincu par un petit bois
des environs de Bamberg qui se développe sur un sol sableux pauvre et sec. Les
ingénieurs agronomes qui se sont jadis intéressés au site ont déclaré que rien n’y
pousserait, excepté des pins. Pour ne pas créer une zone de monoculture aride et
préserver la microfaune souterraine, on planta aussi des hêtres dont le feuillage
devait tempérer l’acidification du sol par les aiguilles de pin. Personne
n’envisageait que ces feuillus fournissent un jour du bois; leur seule fonction
était d’être ce que l’on appelle une espèce améliorante. Mais ces hêtres n’avaient
aucune intention de se contenter d’un rôle de faire-valoir. Quelques décennies
plus tard, ils avaient montré ce qu’ils avaient dans le ventre. Les feuilles qu’ils
perdaient automne après automne formèrent au fil des années une couche
d’humus équilibré à fort pouvoir de rétention d’eau. De surcroît, l’air ambiant
devint progressivement plus humide, car les feuilles des arbustes en pleine
croissance freinaient les courants d’air entre les troncs des pins. L’air circulant
moins, le taux d’évaporation baissait. Ce fut tout bénéfice pour les hêtres qui
poussèrent de mieux en mieux, et vint un jour où ils dépassèrent les pins. Le sol
forestier et le microclimat s’étaient modifiés au point que les conditions
environnementales étaient devenues plus favorables aux feuillus qu’aux sobres
conifères. N’est-ce pas un bel exemple de ce dont les arbres sont capables?
D’ailleurs, les forestiers disent que la forêt crée elle-même son milieu idéal. Ce
que nous avons vu pour l’atténuation des courants d’air vaut pour la gestion de
l’humidité. L’été, l’air chaud ne peut pas dessécher un sol forestier régulièrement
ombré, bien à l’abri sous le couvert des arbres. L’importance de l’écart de
température entre une forêt de conifères éclaircie et une vieille hêtraie naturelle a
pu être mise en évidence dans mon district par les étudiants de l’université
d’Aix-la-Chapelle. Lors d’une journée particulièrement chaude du mois d’août
où le thermomètre a grimpé jusqu’à 37 °C, la température au sol de la forêt de
feuillus était inférieure de 10 degrés à celle de la forêt de conifères distante de
quelques kilomètres. Cet abaissement de la température et la moindre
évaporation d’eau qu’il implique proviennent, outre de l’ombrage, pour une très
large part de la biomasse. Plus une forêt héberge de bois vivant et mort, plus la
couche d’humus du sol est épaisse et plus la masse totale retient d’eau.
L’évaporation produit du froid, qui à son tour a pour effet de réduire
l’évaporation. En termes plus triviaux: la transpiration d’une forêt intacte induit
un effet identique à celui de la transpiration chez nous. À défaut d’être visible en
forêt, vous pouvez observer le phénomène de la transpiration des arbres sur les
maisons, du moins ses conséquences. Il est fréquent que l’on replante dans son
jardin le sapin de Noël en motte que l’on hésitait à jeter. Entouré de soins et
d’amour, il grandit et grandit encore jusqu’à dépasser toutes les attentes. Huit
fois sur dix, il s’avère alors qu’il est trop près de la maison. De grandes taches
grisâtres apparaissent sur la façade. Suer est pour nous désagréable, mais pour la
maison, les conséquences sont bien plus graves qu’un simple désagrément. La
transpiration de l’arbre produit tant d’humidité que des algues et des mousses se
développent sur les murs et les tuiles du toit. Freinée par la végétation, l’eau de
pluie s’écoule mal et les morceaux de mousse qui se détachent du toit bouchent
la gouttière. Le crépi, saturé d’eau, s’effrite et doit être précocement refait.
À l’inverse, les propriétaires de voitures garées sous les arbres n’ont, eux, que
des raisons de se réjouir de leur effet régulateur. Quand les températures
descendent au-dessous de zéro, il faut gratter le givre se déposant durant la nuit
sur le pare-brise et les vitres des véhicules laissés à découvert, tandis que ceux
qui étaient à l’abri sous les houppiers sont prêts à démarrer. Abstraction faite des
sérieux dégâts que des arbres peuvent causer à l’extérieur d’un bâtiment, je suis
fasciné par la capacité de tant d’espèces, en particulier des épicéas, à influer sur
le microclimat de leur environnement. Et quand un arbre a cette influence, qu’en
est-il de celle d’une forêt entière?
Qui transpire beaucoup doit boire beaucoup. Et les arbres s’y emploient,
quelques violentes averses vous donneront l’occasion de l’observer. Celles-ci
survenant habituellement en association avec des orages, je ne vous encouragerai
pas à aller en forêt. Mais si, comme moi (pour les besoins de ma profession),
vous êtes déjà dehors, ne vous privez pas du spectacle. Les champions des orgies
hydriques sont les hêtres. Leurs branches, de même que celles de nombreux
feuillus, obliquent vers le haut. Ou, selon le point de vue, vers le bas. Leur
houppier sert en effet autant à exposer les feuilles à la lumière du soleil qu’à
intercepter et rediriger la pluie. L’eau tombe sur des centaines de milliers de
feuilles d’où elle s’égoutte sur les rameaux. Des rameaux, elle s’écoule le long
des branches où les minuscules ruissellements se rejoignent et forment un torrent
qui dévale le tronc. Au bas du tronc, le courant est si fort que l’eau bouillonne en
touchant le sol. Lors d’une grosse pluie d’orage, un arbre adulte peut
emmagasiner jusqu’à plus de 1 000 litres d’eau supplémentaires. Dirigé
précisément vers ses racines grâce à son architecture, ce supplément d’eau
s’infiltre dans la terre où il servira à surmonter un ou plusieurs épisodes de
sécheresse.
Les épicéas et les sapins seraient bien incapables de faire la même chose. Si
les sapins ont l’intelligence de se mêler volontiers aux hêtres, il n’est pas rare
que les épicéas, qui préfèrent rester entre eux, se trouvent en manque d’eau.
Leurs houppiers sont des parapluies très appréciés des randonneurs. En cas
d’averse, il suffit de se serrer autour du tronc pour être à l’abri des gouttes, mais
la particularité vaut aussi pour les racines. Jusqu’à 10 litres d’eau au mètre carré
(ce qui fait déjà un beau volume) restent suspendus aux aiguilles et aux
branches. Dès que la couverture nuageuse se déchire, ils s’évaporent et la
précieuse pluie est perdue pour la forêt. Pourquoi les épicéas se comportent-ils
ainsi? Tout simplement parce qu’ils n’ont pas appris à s’adapter au manque
d’eau. Leurs zones de prédilection sont les régions froides où l’évaporation
terrestre est minime en raison du faible niveau des températures. Ils se plaisent
ainsi dans les Alpes, près de la limite des arbres, où les importantes
précipitations qui s’ajoutent à la fraîcheur font en sorte que le manque d’eau ne
soit jamais un problème. Ce qui n’est pas le cas de la neige qui impose aux
arbres de développer des branches horizontales ou légèrement inclinées vers le
bas afin qu’elles se plaquent les unes sur les autres en cas de lourde charge.
Revers de la médaille, le pied de l’arbre n’est pas du tout arrosé, et quand les
épicéas poussent dans des zones plus sèches, à des altitudes moins élevées, ce
qui est un avantage l’hiver devient un inconvénient. Une grande partie des
actuelles forêts de conifères du centre de l’Europe ont été plantées dans des lieux
à la convenance de l’homme. Les arbres y souffrent d’un déficit chronique en
eau, car le parapluie intégré dont ils sont équipés intercepte et rejette dans
l’atmosphère un tiers des précipitations. Dans les forêts de feuillus, le taux
d’interception de l’eau étant de seulement 15 %, elles en reçoivent 15 % de plus
que les forêts de conifères.
La pompe à eau

Comment l’eau parvient-elle à la forêt, et plus généralement, comment l’eau


parvient-elle au sol? La question est aussi simple que la réponse est complexe.
Du moins de prime abord. Une des caractéristiques de la terre ferme est de se
trouver au-dessus du niveau de la mer. L’eau s’écoulant par gravité vers le point
le plus bas, sans réapprovisionnement permanent, les continents s’assécheraient.
Ce réapprovisionnement est fourni par les nuages qui se forment au-dessus des
mers, puis sont redirigés vers les continents par les vents. Toutefois, ce
mécanisme ne fonctionne que jusqu’à quelques centaines de kilomètres à
l’intérieur des terres. Plus on s’éloigne des côtes, plus l’environnement devient
sec, car les nuages se dissolvent progressivement en pluie et disparaissent.
À 600 kilomètres de la mer, le climat devient déjà si sec que les premières zones
désertiques apparaissent. La vie ne serait donc possible que sur une bande
côtière relativement mince, l’intérieur des continents devenant aride et
inhospitalier. En théorie. Grâce aux forêts, la réalité est tout autre. La forêt est la
forme de végétation présentant la plus grande surface foliaire. Chaque mètre
carré de forêt correspond à 27 mètres carrés de feuilles et d’aiguilles de
houppier(31). Une partie des précipitations se dépose sur le feuillage et s’évapore
presque aussitôt. S’y ajoutent en été jusqu’à 2 500 mètres cubes d’eau par
kilomètre carré que les arbres absorbent et rejettent dans l’atmosphère par
transpiration. La vapeur d’eau qui en résulte forme de nouveau des nuages qui se
déplacent vers le centre des continents et se dissolvent de nouveau en pluie. Le
mécanisme se répète à l’infini, de sorte que même les régions les plus éloignées
de la mer sont arrosées. Ce système de pompage et de redistribution est d’une
efficacité telle qu’en de nombreuses grandes régions du globe, dont le bassin de
l’Amazone, le volume de précipitations est quasi identique sur les côtes et à des
milliers de kilomètres de la mer. À une condition: qu’il y ait de la forêt, depuis le
bord de la mer jusqu’au point le plus reculé du continent. Si jamais le premier
maillon fait défaut, s’il n’y a pas de forêt en bord de mer, le système s’effondre.
Nous devons la découverte de cette condition décisive à une équipe de
scientifiques animée par Anastassia Makarieva de Saint-Pétersbourg, en
Russie(32). Ces chercheurs ont étudié toutes sortes de forêts autour du monde, et
sont arrivés partout et toujours aux mêmes conclusions. Que la forêt soit de type
tropical humide ou taïga, ce sont toujours les arbres qui permettent la
progression de l’humidité indispensable à la vie à l’intérieur des terres. Surtout,
ils ont mis en évidence que l’ensemble du processus s’interrompt dès que la forêt
côtière disparaît. Un peu comme si la buse d’aspiration d’une pompe électrique
était sortie de l’eau. Au Brésil, les effets de la déforestation côtière se font déjà
sentir: la forêt tropicale humide amazonienne devient de plus en plus sèche. Au
centre de l’Europe, se trouve la bande des 600 kilomètres, donc la zone
d’aspiration de la pompe. Et même si elles ont été lourdement amputées, les
Européens ont la chance d’avoir encore des forêts.
Les forêts de conifères de l’hémisphère Nord ont à leur disposition un moyen
supplémentaire d’exercer une influence sur le climat et les ressources en eau.
Les conifères émettent des terpènes, des composés organiques initialement
destinés à se prémunir des maladies et des parasites. Les molécules terpéniques
libérées dans l’air ont la capacité de condenser l’humidité et d’entraîner ainsi la
formation de nuages deux fois plus épais qu’au-dessus de zones non boisées. La
probabilité de pluie augmente et la réflexion de la lumière solaire s’accroît
d’environ 5 %. Le climat devient localement plus frais: fraîcheur et humidité,
cela convient bien aux conifères. Du fait de cette interaction, il est probable que
ces écosystèmes soient un puissant frein au réchauffement climatique(33).
Forêt et eau étant presque indissociables, la régularité des précipitations est de
première importance pour nos écosystèmes locaux. Ruisseaux, mares ou forêt,
aucun ne peut s’affranchir de l’obligation d’offrir des conditions
environnementales aussi constantes que possible à ses occupants. Le Bythinella
est un cas typique d’intolérance aux grandes variations. Ce minuscule escargot,
qui selon les espèces mesure souvent moins de deux millimètres, adore les eaux
froides. Elles ne doivent pas dépasser 8 °C, ce que le passé de plusieurs espèces
explique: leurs ancêtres vivaient dans les eaux de fonte des glaciers qui
couvraient de nombreuses régions d’Europe lors de la dernière période glaciaire.
Les sources limpides présentes en forêt offrent des conditions identiques. L’eau
qui en sort est là aussi constamment froide, car elle provient de nappes
souterraines. Isolée des températures extérieures par les profondeurs du sol, elle
est également fraîche, été comme hiver. Comme aujourd’hui les grandes
étendues glaciaires ont disparu, ces sources constituent un environnement de
remplacement idéal pour les Bythinella. Il faut toutefois qu’elles soient pérennes,
c’est-à-dire qu’elles coulent en permanence du premier au dernier jour de
l’année. C’est là que la forêt entre en jeu. Le sol forestier agit comme un grand
réservoir qui recueille toutes les précipitations. Les arbres veillent à ce que les
gouttes de pluie ne frappent pas le sol trop durement, mais tombent doucement
des branches. L’eau s’infiltre alors en totalité dans la terre perméable, sans
former de petits ruisseaux qui lui permettraient de s’évacuer, et elle reste
emprisonnée dans le sol. Quand celui-ci est saturé, quand toutes les réserves des
arbres sont pleines, l’eau en excédent gagne année après année des couches de
plus en plus profondes. Il s’écoule parfois des décennies avant que l’eau retenue
dans le sol remonte à la surface. Durant cette longue période, les variations entre
épisodes de sécheresse et événements pluvieux se sont estompées et les réserves
donnent naissance à une source dont l’eau jaillit avec régularité. Quoique jaillir
ne soit pas toujours le terme approprié. La source ne ressemble souvent qu’à une
flaque boueuse ou marécageuse qui s’étend jusqu’au premier ruisselet. En
regardant de plus près (là, il faut vous accroupir), vous pourrez déceler les
minuscules courants qui confirment la présence d’une source. Un thermomètre
révélera s’il s’agit d’eau de surface apparue à la suite d’une forte averse, ou bel
et bien d’eau souterraine. La température est inférieure à 9 °C? Les chances sont
grandes qu’il s’agisse d’une vraie source. Mais qui se promène en permanence
avec un thermomètre dans sa poche? Une solution (pour les non frileux) est de
planifier ses sorties par froid mordant. En dessous de 0 °C, flaques et eaux de
pluie gèlent tandis que les eaux de source continuent de jaillir et de sourdre
comme si de rien n’était. C’est là que les Bythinella ont élu domicile, dans ces
eaux où ils bénéficient toute l’année de leur température idéale. Le sol forestier
n’est pas seul à assurer la prestation fraîcheur. En été, un biotope de taille aussi
réduite pourrait se réchauffer en un rien de temps, au risque de compromettre la
survie des Bythinella. Mais les couronnes des arbres forment un toit qui plonge
le sous-bois dans l’ombre et limite l’ensoleillement des sources.
La forêt offre le même service aux ruisseaux. Pour ces cours d’eau, c’est peut-
être encore plus important car, à la différence des sources qui sont alimentées à
fraîcheur constante, ils sont exposés à des variations de température. Pourtant,
les larves de salamandres, par exemple, qui de même que les têtards attendent
dans ces ruisseaux d’être aptes à vivre sur la terre ferme, sont sur la même ligne
que les Bythinella: l’eau doit demeurer fraîche afin que l’oxygène ne s’en
échappe pas. Il ne faut pas non plus qu’elle gèle, au risque de voir toutes les
futures salamandres mourir de froid. La seule présence des arbres résout le
problème. En hiver, quand le soleil chauffe à peine, les branches dénudées
laissent passer toute la chaleur qu’il dispense, tandis que le mouvement de l’eau
qui circule par monts et par vaux empêche qu’elle gèle complètement. À la fin
du printemps, quand le soleil remonte dans le ciel et que l’air se réchauffe, les
feuillus déployant leurs feuilles tirent les stores sur le ruisseau qui retrouve une
ombre bienfaisante. Ce n’est qu’à l’automne, quand les températures baissent,
que le ciel s’ouvre de nouveau au-dessus du cours d’eau avec la chute des
feuilles. Les ruisseaux bordés de conifères ont la vie beaucoup plus difficile. En
hiver, il y fait cruellement froid, parfois l’eau gèle complètement et sa
température ne remontant que très lentement au printemps, peu d’organismes y
trouvent des conditions favorables. Mais les vallons où il fait noir comme dans
un four sont rares à l’état naturel, car les épicéas détestent avoir les pieds
mouillés et évitent la proximité des cours d’eau. Dans les forêts plantées,
évidemment, c’est une autre histoire.
Ce que les ruisseaux gagnent à la présence d’arbres va au-delà du seul effet de
régulation thermique. Imaginons qu’un hêtre mort s’abatte en travers du lit du
ruisseau et y reste plusieurs dizaines d’années. Il crée un petit barrage qui
entraîne la formation de zones d’eaux stagnantes dans lesquelles peuvent
s’implanter des espèces qui ne supportent pas le courant. C’est notamment le cas
des très discrètes larves de salamandres. Brunâtres tachetées de noir, avec un
seul point jaune à la naissance des pattes, elles ressemblent à des petits tritons, si
ce n’est qu’elles sont équipées de trois paires de branchies plumeuses. Elles se
nourrissent de minuscules crabes qu’elles guettent, à l’affût dans l’eau froide. La
qualité de cette eau doit être irréprochable, et là encore, les arbres morts font le
travail. De la boue et des particules en suspension se déposent dans les mares de
barrage et, conséquence du ralentissement du courant, les bactéries disposent de
plus de temps pour dégrader les substances nocives. À ce propos, aucune raison
de s’alarmer si à la suite d’une forte pluie, de la mousse apparaît. Ce qui
ressemble au résultat d’une atteinte à l’environnement est en réalité dû aux
acides humiques qui se mêlent à l’air au niveau des petites cascades. Ces acides,
issus de la décomposition du feuillage et du bois mort, sont très précieux pour
l’écosystème.
Depuis quelques années, la formation de petites mares en forêt ne dépend plus
autant de la chute d’arbres morts. Alors qu’il avait quasiment disparu de nos
forêts européennes, le castor, désormais protégé, fait un retour remarqué. Il est
permis de douter que les arbres s’en réjouissent, car ce gros rongeur qui peut
peser jusqu’à 30 kilos est un bûcheron hors pair. Il est capable d’abattre en une
nuit un arbre de 8 à 10 centimètres de diamètre. Pour les sujets plus gros, il
divise la tâche en plusieurs phases. Ce sont les rameaux, dont il se nourrit, qui
intéressent le castor. Il en fait de grandes réserves en prévision de l’hiver et les
stocke dans sa hutte, qui peut mesurer plusieurs mètres de diamètre. Ils lui
servent aussi à dissimuler les entrées de son gîte. Précaution supplémentaire, les
tunnels d’entrée se trouvent sous l’eau pour que les prédateurs ne puissent y
accéder. À l’intérieur, seule la chambre, l’aire de repos, est située au-dessus du
niveau de l’eau, et donc toujours sèche. Ce niveau étant soumis à des variations
saisonnières, nombre de castors construisent des barrages qui transforment les
cours d’eau en grands étangs. Le débit de l’eau qui traverse la forêt s’en trouve
ralenti et de vastes zones humides s’installent. Si les aulnes et les saules s’en
félicitent, cela scelle la fin des hêtres qui ne supportent pas d’avoir les pieds dans
l’eau. Toutefois, même les arbres favorisés par le nouvel environnement ont peu
de chance d’atteindre un grand âge dès lors qu’ils cohabitent avec une famille de
castors, car ils constituent autant de réserves de nourriture sur pied.
Les castors causent localement des dommages à la forêt, mais grâce à leur
régulation des ressources en eau, leur présence demeure néanmoins un atout. Ils
jouent par ailleurs un rôle essentiel dans la restauration de la biodiversité en
créant des milieux favorables aux espèces dont la survie n’est possible que dans
de grandes étendues d’eau stagnante.
Avant de clore ce chapitre, revenons sur la pluie, ressource en eau initiale de
la forêt. Autant elle peut donner à une promenade une ambiance mystérieuse et
pleine de charme, autant elle peut être désagréable si l’on n’est pas équipé des
vêtements adéquats. Tendez l’oreille, les vieilles forêts de feuillus offrent un
service météo à court terme d’une grande fiabilité: le pinson des arbres. En
temps normal, le chant de ce passereau brun-roux à tête grise est une courte série
de notes descendantes finissant en fioritures, flûtées et mélodieuses (ne dit-on
pas gai comme un pinson?). Que la pluie arrive, aussitôt le pinson change de
registre et ne répète plus qu’une seule note, nette, claire et moins charmante.
Rapports de force

L’écosystème forestier est subtilement équilibré. Chaque organisme vivant y a sa


niche et chacun y exerce une fonction contribuant au bien de tous. À quelques
variantes près, la nature est souvent décrite ainsi, mais c’est une vision fausse
des choses. En réalité, hors les murs, dans la campagne ou sous les arbres, c’est
le règne de la loi du plus fort. Chaque espèce ayant pour ambition de survivre,
elle prend chez les autres ce dont elle a besoin. Aucun égard, aucun respect ne
sont de mise, le système ne s’effondre pas uniquement grâce à l’existence de
mécanismes qui limitent les débordements. Mais le frein peut aussi provenir des
gènes. Le groupe qui est trop avide, qui prend beaucoup sans donner, se
condamne à l’extinction par destruction de ses moyens d’existence. C’est la
raison pour laquelle la plupart des espèces ont développé un comportement inné
qui préserve la forêt du pillage. En Europe et en Asie, le cas du geai des chênes,
dont nous avons déjà fait la connaissance, est exemplaire. Certes, il se nourrit de
glands et de faînes, mais il en enfouit dans le sol encore plus et fait ainsi en sorte
que les arbres aient de meilleures chances de se reproduire avec lui que sans lui.
Une grande forêt profonde est un immense supermarché. Tous les délices y
sont en rayons, du moins du point de vue des animaux, des champignons ou des
bactéries. Un seul arbre représente des millions de calories sous forme de sucre,
cellulose, lignine et autres glucides. Auxquels s’ajoutent encore de l’eau et des
minéraux rares. En fait de supermarché, il serait plus juste de parler de «coffre-
fort» car il n’est ici aucunement question de libre-service. La porte est
verrouillée, l’écorce étanche et l’on n’accède pas facilement à toutes ces
douceurs. À moins d’être un pic. La structure originale de son bec, combinée à
des muscles de la tête qui amortissent les chocs, lui permet de piquer les troncs
et de tambouriner sans craindre la migraine ni se fatiguer. Au printemps, quand
l’eau chargée de mille substances appétissantes fuse dans les arbres et gagne les
bourgeons, les oiseaux forent des petits trous dans les troncs de faible diamètre
ou les branches. Ces microblessures forment des lignes pointillées par lesquelles
l’arbre commence à saigner. Le sang de l’arbre n’est pas spectaculaire, il
ressemble à de l’eau. La perte de ce liquide organique n’en est pas moins aussi
préjudiciable pour l’arbre que peut l’être une hémorragie pour nous. C’est ce
liquide que les pics convoitent et qu’ils réussissent à lécher. En règle générale, à
moins que le pic ne se laisse emporter par son enthousiasme et inflige trop
d’alignements de trous au tronc, l’arbre supporte l’agression. Au fil des années,
ces alignements évoluent en stries ou en anneaux caractéristiques qui s’enroulent
autour du tronc comme des colliers.
Les pucerons sont beaucoup plus paresseux que les pics. Plutôt que de voler
infatigablement et de percer des trous ici et là, ils plongent leur rostre dans les
vaisseaux des feuilles et des aiguilles, et, une fois bien accrochés, ils pompent et
s’enivrent comme aucun autre animal ne peut le faire. Le sang de l’arbre
s’engouffre dans le corps des petits insectes, le traverse puis ressort sous forme
de grosses gouttes. Les pucerons doivent absorber de grandes quantités de
liquide, car il contient très peu de protéines, un nutriment indispensable à la
croissance et à la reproduction. Les pucerons filtrent le liquide pour en extraire
les protéines qui leur font défaut et excrètent, intacts, les glucides, notamment le
sucre, dont ils n’ont pas besoin. C’est ainsi qu’il se met à tomber une pluie
collante sous les arbres colonisés. Vous avez peut-être eu à garer une voiture
sous un platane infesté et tenté de nettoyer le pare-brise d’un coup d’essuie-
glace. Pas facile, n’est-ce pas? Chaque espèce d’arbre a ses parasites attitrés.
Chermès des rameaux du sapin pour les sapins d’Europe, puceron vert de
l’épicéa pour les épicéas, Phylloxera coccinea pour les chênes ou puceron
laineux du hêtre (Phyllaphis fagi) pour les hêtres, sont autant de pucerons
spécialistes qui sucent la sève de leur hôte et excrètent du miellat. Comme il n’y
a pas de place pour tous sur les feuilles, d’autres espèces occupent l’écorce
qu’elles percent patiemment pour accéder aux vaisseaux dans lesquels circule la
sève. Ces pucerons de l’écorce, comme la cochenille du hêtre, signalent leur
présence par un feutrage cireux blanc argenté qui parfois ponctue la totalité des
troncs. Pour l’arbre, ces dépôts sont l’équivalent de la gale pour nous. Ils
provoquent des lésions suintantes qui peinent à se résorber et entraînent la
formation de boursouflures et de rugosités. Les lésions permettent aussi
l’invasion de champignons et de bactéries qui peuvent affaiblir l’arbre au point
de le tuer. Pas étonnant qu’il produise des substances répulsives pour se protéger
des intrus. Si malgré tout l’infestation persiste, l’arbre renforce son système de
défense en formant une écorce plus épaisse qui finit par le débarrasser des
pucerons. La protection ainsi acquise perdure quelques années, et l’arbre n’a
plus à redouter de nouvelles invasions, du moins temporairement. Mais les
risques d’infestation ne sont pas le seul inconvénient des pucerons. Leur
formidable appétit entraîne une non moins formidable perte de substances
nutritives. À force de pomper, les redoutables petites bestioles sont capables de
soustraire aux arbres plusieurs centaines de tonnes de sucre pur par kilomètre
carré de forêt, sucre qui fera défaut à cette forêt pour se développer ou constituer
des réserves pour l’année à venir.
Les pucerons n’en sont pas moins une bénédiction pour de nombreux
animaux. Certains insectes s’en délectent, dont la coccinelle qui avale un
puceron après l’autre. La fourmi rousse des bois, en revanche, s’intéresse
essentiellement au miellat qu’elle prélève directement à la source, à l’extrémité
de l’abdomen du puceron. Pour en accélérer la production, elle tâte ce dernier
avec la pointe de ses antennes, ce qui déclenche une excitation qui force le
puceron à uriner. Et afin qu’aucun autre voleur n’ait l’idée de dévorer des
colonies de pucerons aussi précieuses, les fourmis garantissent leur sécurité.
C’est un véritable petit élevage qu’elles entretiennent dans les houppiers. Ce
qu’elles ne peuvent pas exploiter n’est pas perdu. La pellicule sucrée qui se
dépose sur la végétation autour de l’arbre infesté est rapidement colonisée par
des champignons et des bactéries. Une sorte de moisi se forme qui donne sa
couleur noire à la pellicule.
Nos abeilles mellifères sont elles aussi friandes des déjections de pucerons.
Elles aspirent les gouttes sucrées, les transportent jusqu’à l’essaim, les
régurgitent et les transforment en un miel de forêt de couleur sombre, presque
noir à l’état liquide. Il est particulièrement apprécié des consommateurs, bien
que très différent du miel de fleurs.
Chez les guêpes à galles et les cécidomyies, une famille de moucherons, la
procédure est plus sophistiquée. Plutôt que de piquer les feuilles, elles les
reprogramment. Les animaux adultes pondent leurs œufs sur les feuilles de hêtre
ou de chêne. Une fois écloses, les larves commencent à manger la feuille qui,
sous l’action des composés chimiques contenus dans leur salive, fabrique une
enveloppe protectrice. Que la galle ait la forme d’un gros pépin pointu, sur le
hêtre, ou qu’elle soit ronde comme une bille, sur le chêne, à l’intérieur, les
rejetons des insectes y sont protégés de leurs prédateurs, et grignotent et
grandissent bien à l’abri. À l’automne, les galles tombent au sol, entraînant dans
leur chute les petits occupants qui se transforment en nymphes devant éclore au
printemps. La pullulation de galles est parfois impressionnante, notamment sur
les hêtres, mais cela n’occasionne que peu de troubles aux sujets colonisés.
Les chenilles, elles, n’ont pas de goût particulier pour le miellat; ce qui les
intéresse, ce sont les feuilles ou les aiguilles dans leur totalité. Lorsque leur
présence se limite à quelques individus, les arbres n’en souffrent pas, mais des
infestations massives se produisent par cycles, à intervalles réguliers. J’en ai fait
l’expérience il y a quelques années dans un peuplement de chênes. C’était en
juin, et quel choc en découvrant les arbres d’un versant escarpé, orienté au sud!
Les jeunes feuilles avaient presque totalement disparu, la forêt était dénudée
comme en hiver. En descendant de ma Jeep, j’ai entendu un crépitement, comme
s’il pleuvait à verse. Le ciel étant uniformément bleu, la météo n’y était pour
rien. En fait, ce qui tombait du ciel, sur le sol, mes épaules, ma tête, c’étaient des
milliers de minuscules boulettes noires: les excréments des chenilles de la
tordeuse verte du chêne qui avaient envahi le peuplement par millions. Beurk!
Un phénomène identique se reproduit année après année dans les grandes forêts
de pins de l’est et du nord de l’Allemagne. La pullulation de certaines espèces de
papillons, comme la nonne ou la fidonie du pin, est encouragée par la
monoculture des forêts plantées. La plupart du temps, des pathologies virales
ramènent ensuite les populations de ravageurs dans des limites acceptables.
La voracité des chenilles s’achève en juin. Les arbres dénudés mobilisent alors
leurs dernières réserves pour former de nouvelles feuilles. Habituellement, cela
fonctionne bien; quelques semaines plus tard, c’est tout juste si l’on devine ce
qui s’est passé. La croissance de l’arbre va cependant s’en trouver réduite, ce qui
s’observera plus tard dans la minceur du cerne annuel du bois. Pour autant, si les
arbres sont attaqués et complètement défeuillés deux ou trois années de suite,
nombre d’entre eux, à bout de forces, n’y survivront pas. Outre les chenilles de
fidonies, les pins sont également très appréciés des diprions, dont les larves, des
fausses chenilles à l’appétit phénoménal, sont capables de grignoter jusqu’à 12
aiguilles par jour, ce qui peut vite devenir problématique.
Nous avons vu dans le chapitre sur le langage des arbres que les ormes ou les
pins émettent des substances odorantes pour attirer les prédateurs spécifiques des
ravageurs dont ils veulent se débarrasser. Le merisier est adepte d’une autre
stratégie. Ses feuilles portent à leur base, sur le pétiole, deux petites glandes à
nectar qui émettent le même liquide sucré que celui contenu dans les nectaires
des fleurs. Celui-là est destiné aux fourmis qui passent une grande partie de l’été
sur l’arbre. Ces fourmis sont comme nous: elles aiment bien le sucré, mais elles
apprécient aussi, de temps à autre, des mets plus roboratifs. Pour elles, ce sont
des chenilles, et c’est ainsi qu’elles libèrent l’arbre de ses hôtes indésirables. Il
est vrai que cela ne fonctionne pas toujours comme le merisier le souhaite. Il est
certes débarrassé des chenilles, mais il arrive que les fourmis ne se satisfassent
pas de la quantité de nectar à leur disposition et qu’elles démarrent un élevage de
pucerons. Les petits insectes piquent les feuilles et dès que les fourmis les tâtent
avec la pointe de leurs antennes, ils leur délivrent, goutte par goutte, le liquide
sucré.
Les scolytes, ravageurs redoutés entre tous, ne font pas dans le détail. Les
individus affaiblis sont leurs premières victimes. Une fois leur dévolu jeté sur un
arbre, c’est «tout ou rien». Soit l’attaque d’un unique insecte réussit, et il émet
des substances odorantes pour appeler des congénères qui arrivent par centaines
et tuent l’arbre. Soit le premier insecte à s’introduire est tué par l’arbre et les
espoirs d’agapes s’envolent pour tous les autres. L’objet de la convoitise est le
cambium, la fine couche génératrice de couleur pâle située entre l’écorce et le
bois. C’est le siège de l’accroissement de l’arbre, là où les cellules se divisent et
produisent vers l’intérieur des cellules de bois et vers l’extérieur des cellules
d’écorce. Le cambium est juteux, et bourré de sucre et de sels minéraux. Faites
l’expérience, goûtez-en. Le cambium est comestible, au besoin cela peut être
pour nous aussi une nourriture de substitution. Si vous croisez sur votre chemin,
au printemps, un épicéa fraîchement abattu par le vent, retirez l’écorce avec un
canif, puis en tenant la lame à plat, découpez de longues bandes d’un centimètre
de large. Le cambium a un goût légèrement résiné de carotte et est très
nourrissant. C’est aussi l’avis des scolytes qui creusent des galeries dans l’écorce
pour déposer leurs œufs à proximité immédiate de cette source d’énergie.
L’endroit est idéal pour les larves qui mangent, grossissent et grandissent bien à
l’abri de leurs ennemis. Les épicéas en bonne santé se défendent par l’émission
de terpènes et de substances phénoliques qui repoussent, voire anéantissent les
ravageurs. Si cela ne suffit pas, ils peuvent engluer les insectes dans des gouttes
de résine. Des chercheurs suédois ont toutefois découvert qu’entre-temps les
coléoptères avaient peaufiné leur armement. Les scolytes débarquent désormais
avec plus de champignons accrochés sur leur corps (sous forme de spores ou de
fragments de mycélium) qui pénètrent à leur suite à l’intérieur de l’arbre. Une
fois sous l’écorce, ils attaquent les défenses chimiques des épicéas et les
transforment en substances inoffensives. Comme les champignons se
développent plus vite que les scolytes ne creusent, ils ont toujours un léger temps
d’avance sur eux. Résultat: les ravageurs progressent en terrain détoxiqué et ils
peuvent manger tout leur soûl(34). Dès lors, plus rien ne s’oppose à une invasion
massive, et les jeunes coléoptères qui éclosent par milliers peuvent même finir
par attaquer des arbres sains. De nombreux épicéas ne résistent pas à une
infestation de cette ampleur.
Les grands herbivores procèdent avec moins de subtilité. Ils consomment
plusieurs kilos de nourriture par jour, or, dans les forêts profondes, elle est rare.
Peu de végétation se développe au niveau du sol en raison du manque de
lumière, quant aux savoureuses feuilles des houppiers, elles sont hors de portée.
Les populations de chevreuils et de cerfs sont donc naturellement peu
importantes dans ces écosystèmes. Mais la chance tourne dès qu’un vieil arbre
tombe. Le sol est baigné de lumière plusieurs années de suite, pour le plus grand
bénéfice des petits arbres qui vont pouvoir se développer pendant quelque temps,
de même que des graminées et des plantes herbacées. Les cervidés se précipitent
sur ces îlots de verdure et font un sort à la végétation. La lumière s’accompagne
d’une production de sucre qui rend les jeunes arbustes attractifs. En temps
normal, dans la pénombre du couvert de leur mère-arbre, leurs pitoyables petits
bourgeons sont à peine alimentés. Le peu dont les jeunes ont besoin pour
survivre en phase d’attente, leurs parents le leur perfusent par les racines. En
l’absence de sucre, les bourgeons secs, amers et durs sont délaissés par les
chevreuils. Que le soleil les réchauffe et les tendres arbustes s’épanouissent. La
photosynthèse fonctionne à plein, les feuilles s’épaississent et deviennent plus
juteuses, les bourgeons qui se forment durant l’été pour le printemps suivant sont
gros et riches en nutriments. Et il faut qu’ils le soient, car les jeunes qui
attendaient leur tour sont déterminés à tout mettre en œuvre pour pousser en
hauteur avant que la fenêtre de lumière se referme. Ce coup d’accélérateur
n’échappe pas aux cervidés qui n’ont aucune intention de renoncer à pareils
délices. Démarre alors une course de quelques années entre les jeunes arbres et
les animaux. Les enfants hêtres, chênes ou sapins parviendront-ils à grandir à
une allure telle que les museaux des chevreuils n’atteindront plus la pousse
terminale, déterminante pour la suite de leur croissance? Habituellement, sur un
petit groupe d’arbustes, il y a toujours quelques individus qui s’en sortent sains
et saufs, et qui filent vers la lumière. Ceux dont la pousse terminale n’a pas été
épargnée sont tordus et se développent de guingois. Vite dépassés par leurs
concurrents intacts, ils meurent faute de lumière et retournent à l’état d’humus.
Si l’on considère sa seule taille, l’armillaire est un grand, très grand prédateur.
Les fructifications qui apparaissent à l’automne sur les troncs paraissent
anodines, mais c’est un leurre. Sept espèces d’armillaires présentes dans nos
forêts, difficiles à distinguer les unes des autres, sont des ennemies des arbres:
leur mycélium, la partie végétative souterraine composée de filaments blancs,
pénètre dans les racines de nombreuses espèces d’arbres, dont les épicéas, les
hêtres et les chênes. Une fois dans les racines, il pousse dans le tronc, sous
l’écorce où il prend l’aspect de palmettes blanches et plates caractéristiques. Le
butin qu’il dérobe, au début essentiellement du sucre et des substances nutritives
puisés dans le cambium (la mince couche d’écorce la plus proche du bois), est
transporté dans d’épais cordons. Ces canaux de couleur noire, ressemblant à des
racines, sont une curiosité dans l’univers des champignons. Mais les armillaires
ne se satisfont pas des seuls sucres; après les racines et le cambium, ils se
propagent au bois, entraînant la pourriture de l’arbre désormais condamné à mort
à brève échéance.
Le monotrope du pin, qui appartient à la famille des éricacées, procède
beaucoup plus subtilement. Dépourvu de toute verdure, il ne développe qu’une
tige herbacée surmontée d’une fleur jaunâtre insignifiante. Une plante qui n’est
pas verte ne contient pas de chlorophylle et ne peut donc pas effectuer la
photosynthèse. Ne pouvant fabriquer son alimentation lui-même, le monotrope
du pin dépend d’une aide extérieure. Il la trouve en s’infiltrant parmi des
champignons mycorhiziens (qui fournissent aide et services aux arbres) et
comme il n’a pas besoin de lumière, il est tout à fait à son aise même parmi les
plus sombres peuplements d’épicéas. Il s’y branche sur les flux de substances
nutritives qui circulent entre les arbres et les champignons, et aspire ce dont il a
besoin. Le mélampyre des forêts procède de façon similaire, mais peut-être plus
insidieusement. Il s’alimente en toute discrétion en se connectant au réseau
racines-champignons de l’épicéa que lui aussi affectionne particulièrement. Ses
parties extérieures sont vertes, comme il se doit pour un végétal herbacé, et elles
peuvent transformer un peu de lumière en dioxygène et en sucre. Mais c’est
surtout un alibi, ou un camouflage.
Les arbres ont cependant bien plus à offrir que de la nourriture. Les jeunes
individus sont malmenés par les animaux qui s’en servent comme de brosses à
récurer. Tous les étés, les chevreuils et les cerfs mâles doivent frotter leurs
nouveaux bois pour en faire tomber le velours. Ils se mettent alors en quête de
petits arbres, suffisamment gros pour ne pas se casser tout en étant assez minces
pour présenter un peu de souplesse. Le bon outil trouvé, les seigneurs de la forêt
frottent et refrottent leurs bois plusieurs jours durant jusqu’à ce que la dernière
parcelle de peau veloutée soit tombée. Entre-temps, l’écorce de l’arbuste est elle
aussi tombée et il est exceptionnel que les arbres qui ont involontairement offert
leurs services y survivent. Dans le choix de leurs arbres à frottis, les chevreuils et
les cerfs sont sélectifs. Quelle que soit l’espèce – épicéa, hêtre, sapin ou chêne –,
il s’agit toujours d’une essence localement rare. À croire que l’odeur de l’écorce
frottée agit comme un parfum exotique. Ne sommes-nous pas, nous aussi,
fortement attirés par ce qui est rare?
Dès que le tronc atteint 10 centimètres de diamètre, parfois plus tôt, il ne fait
plus l’affaire. L’écorce est devenue si épaisse qu’elle résiste aux assauts des
cervidés. Au surplus, en gagnant en centimètres, les troncs deviennent raides
comme des piquets et perdent l’élasticité qui permettait aux ramures de
s’embrocher dessus pour parfaire leur nettoyage. Mais parmi les cervidés, les
cerfs ont un autre besoin. Si cela ne tenait qu’à eux, ils ne vivraient pas en forêt
car ils se nourrissent principalement d’herbe. Celle-ci étant une rareté dans les
forêts naturelles et en tout état de cause jamais en quantité suffisante pour
subvenir aux besoins d’une harde entière, les majestueux animaux préféreraient
les milieux herbeux ouverts de type steppe. Mais les vallées fluviales où les
hautes eaux ont contribué à la formation de prairies ouvertes sont déjà occupées
par les hommes. Le moindre mètre carré est soit urbanisé, soit exploité par
l’agriculture. Les cerfs se sont donc repliés sur les massifs forestiers, qu’ils
quittent tout au plus la nuit. En tant qu’herbivores et ruminants, ils ont besoin 24
heures sur 24 d’une nourriture riche en fibres, et quand ils n’ont rien de mieux à
se mettre sous la dent, ils mangent de l’écorce. En été, quand l’arbre est gorgé
d’eau, son enveloppe se laisse facilement décoller. Les animaux mordent dedans
avec leurs incisives (seulement présentes sur la mâchoire inférieure) et tirent de
bas en haut pour arracher des bandes entières. En hiver, quand les arbres sont au
repos et l’écorce sèche, ils ne parviennent à ronger que quelques petits copeaux.
Quelque forme qu’il prenne, en plus d’être extrêmement douloureux, cet
écorçage peut être fatal aux arbres. Les immenses plaies ouvertes qui en
résultent offrent des boulevards aux champignons, qui peuvent envahir de
grandes surfaces et rapidement décomposer le bois. L’étendue des blessures est
trop importante pour qu’elles puissent être recouvertes et cicatriser en peu de
temps. Si l’arbre a bénéficié de conditions naturelles et a donc poussé très
lentement, il peut surmonter des revers de fortune de cette gravité. Son bois, qui
ne présente que de minuscules cernes annuels, est si dur et si dense que les
champignons ont toutes les peines du monde à le pénétrer. J’ai souvent vu de ces
arbres adolescents qui des décennies plus tard étaient parvenus à recouvrir leurs
plaies. Il n’en va malheureusement pas de même des arbres plantés de nos
exploitations forestières. Ils ont habituellement poussé très vite, leurs cernes
annuels sont larges et leur bois contient beaucoup d’air. De l’air et de l’humidité:
c’est idéal pour des champignons. Et ce qui devait arriver arrive: l’arbre
endommagé rend les armes prématurément. Il n’y a que les petites blessures
survenues pendant l’hiver qu’il parvient à refermer sans en garder de séquelles
durables.
Habitat social et mixité

Si les arbres adultes sont trop gros pour les usages décrits précédemment, ils sont
utiles à quantité d’autres animaux. Les plus grands constituent des logements
convoités, mais y accéder se mérite, ce n’est pas un service que les arbres
rendent volontiers. Les oiseaux, martres et chauve-souris ont une préférence
marquée pour les troncs de bon diamètre des vieux individus. En effet, les
épaisses parois qui vont de pair avec ces arbres isolent bien de la chaleur et du
froid. Le premier coup de pioche, c’est le cas de le dire, est habituellement
donné par un pic. Il creuse un trou dans le tronc, mais seulement de quelques
centimètres de profondeur. Contrairement à la croyance trop répandue qui
voudrait qu’ils ne creusent que des arbres morts, les pics recherchent souvent des
individus sains. Iriez-vous vous installer dans un vieux bâtiment délabré quand
la perspective d’un beau logement neuf s’offre à vous juste à côté? Les pics aussi
préfèrent que leur maison soit solide et qu’elles durent dans le temps. Ils sont
maîtres dans l’art de piquer et de creuser le bois sain, mais devoir achever les
travaux en peu de temps serait au-dessus de leurs forces. Ils piochent donc un
peu le tronc puis ils s’accordent une pause de plusieurs mois et comptent sur
l’aide de champignons. Pour ces derniers, l’invitation est bienvenue, car en
temps normal ils ne peuvent pas franchir la barrière de l’écorce. Trop heureux de
l’occasion, ils s’empressent de coloniser l’ouverture et commencent à dégrader
le bois. Pour l’arbre, c’est une double agression; pour le pic, un partage bien
compris du travail. Quelque temps plus tard, les fibres du bois sont en effet si
tendres que les travaux peuvent reprendre sous les meilleurs auspices. Un jour
arrive où la loge est prête à être habitée. Mais le pic noir, qui est gros comme une
corneille, a de grandes exigences et il construit encore plusieurs cavités avant
d’emménager. Une première est destinée à la couvaison, une deuxième au repos
et les autres à changer de décor. Les cavités sont rafraîchies tous les ans, ce dont
témoignent les éclats de bois au pied des arbres. Ces travaux de rénovation sont
une nécessité car, une fois dans la place, plus rien n’arrête les champignons. Ils
progressent toujours un peu plus dans le tronc où ils transforment le bois en
mulm, un terreau humide peu adapté à la nidification. À chaque entreprise de
débarras de ce surplus indésirable, le pic agrandit sa loge. Arrive un jour où
celle-ci est trop grande et surtout trop profonde pour les oisillons qui doivent
grimper jusqu’à l’ouverture pour prendre leur envol. C’est le moment de laisser
la place aux suivants. En Europe et en Asie, les nouveaux occupants sont des
espèces qui ne savent pas construire dans le bois, dont la sittelle torchepot. Elle
est plus petite que les pics mais elle leur ressemble, pique de la même façon le
bois mort pour en extraire des larves de coléoptères et installe volontiers son nid
dans les loges qu’ils ont abandonnées. Il faut toutefois qu’elle procède à
quelques modifications, notamment qu’elle réduise la taille du trou d’entrée, si
grand qu’il permettrait le passage de ses ennemis. Pour qu’aucun prédateur ne
puisse venir dérober sa nichée, elle enduit artistiquement l’orifice de boue
argileuse jusqu’à ce qu’elle seule puisse passer. À ce propos: les arbres offrent
un autre service à leurs petits occupants. Les fibres du bois ont la particularité de
remarquablement propager les sons, d’où l’emploi du matériau pour les tables
d’harmonie d’instruments de musique comme les violons et les guitares. Vous
voulez en faire l’expérience? Posez votre oreille sur le tronc d’un grand arbre
abattu, côté houppier, et demandez à quelqu’un de gratter doucement l’écorce ou
de donner des petits coups avec une pierre à l’autre extrémité du tronc. Les sons
produits vous parviendront avec une étonnante netteté à travers le bois, mais
vous n’entendrez plus rien dès que vous décollerez votre oreille du tronc. Les
oiseaux qui nichent dans les cavités utilisent cette propriété du bois comme
système d’alarme. Dès qu’une martre ou un écureuil grimpe dans l’arbre, le bruit
de leurs griffes se propage jusqu’en haut de l’arbre et les oiseaux ont une chance
de leur échapper. Si des poussins occupent le nid, ils peuvent tenter de détourner
les agresseurs, il est vrai avec peu de chance de réussir. Mais au moins les
parents restent en vie et peuvent compenser la perte par une nouvelle ponte.
Les chauves-souris ont aussi le souci d’assurer leur descendance. Ces petits
mammifères doivent pouvoir disposer de plusieurs cavités à la fois pour élever
les chauves-souriceaux. Chez le vespertilion de Bechstein, ils sont élevés en
commun par des petits groupes de femelles. Ces colonies maternelles ne restent
que quelques jours dans une cavité avant de déménager pour une autre. Si elles
logeaient toute une saison dans les mêmes cavités, les populations de parasites
qui les accablent se multiplieraient de façon exponentielle, leur rendant la vie
impossible. Déménager à un rythme accéléré permet de limiter l’infestation et de
laisser les parasites derrière elles.
Trop grosses pour se faufiler dans les trous de pics, les chouettes doivent
patienter quelques années avant de pouvoir investir une loge désertée. Durant ce
laps de temps, l’arbre continue de se dégrader; parfois le tronc s’ouvre un peu
plus et l’entrée s’agrandit. Le processus est plus rapide quand il s’agit de ce que
l’on appelle des arbres à trous, des sortes d’arbres-immeubles dans lesquels les
pics ont creusé des loges les unes au-dessus des autres. La détérioration par la
pourriture se poursuivant, à force de s’agrandir, ces loges finissent par
communiquer les unes avec les autres et former une belle cavité prête à accueillir
hulottes et compagnie.
Et l’arbre dans tout cela? Il tente désespérément de résister. À vrai dire, il y a
longtemps qu’il est trop tard pour agir contre les champignons qui prennent leurs
aises depuis des années. Cependant, s’il réussit à maîtriser l’expansion de ses
blessures externes, il peut prolonger sa vie d’un nombre conséquent de
décennies. Il continuera de pourrir intérieurement, mais demeurera aussi droit et
stable qu’un tube en acier, et pourra vivre encore plus de 100 ans. Ses efforts
sont reconnaissables aux bourrelets qui bordent les trous d’entrée des loges de
nidification. Il est rarissime qu’un arbre parvienne à totalement refermer un
orifice. Le petit bâtisseur fore impitoyablement le nouveau bois pour rouvrir le
trou.
Le tronc en décomposition devient l’habitat d’une communauté complexe. Les
fourmis noires des bois sont parmi les premières à arriver. Elles colonisent le
bois vermoulu, puis le rongent et le mâchent pour construire des nids à l’aspect
de carton. Les parois intérieures sont imbibées de miellat, le liquide sucré
qu’excrètent les pucerons. Des champignons, dont le réseau rigidifie la
construction, se développent sur ce substrat. L’existence d’un nombre infini
d’espèces de coléoptères est liée au mull, le matériau en décomposition à
l’intérieur de la cavité. Leurs larves mettant plusieurs années à atteindre l’âge
adulte, ils ont besoin de conditions environnementales durablement stables, donc
d’arbres qui résistent des décennies avant de mourir et demeurent longtemps sur
place. Du fait de leur longévité, leurs cavités attirent des champignons et
d’autres insectes qui alimentent en permanence le mulm en déjections et miettes
de bois tombant en pluie du haut des parois. Les chauves-souris, les chouettes et
les loirs laissent eux aussi leurs déjections choir dans les profondeurs du tronc
creux. Le terreau humide que constitue le mulm est ainsi constamment enrichi en
éléments nutritifs, une nourriture que prise particulièrement Ischnomera
sanguinicollis(35), ou bien les larves du pique-prune6, un coléoptère noir d’aspect
massif qui peut mesurer jusqu’à quatre centimètres. Le pique-prune est un
paresseux qui n’aime rien tant que rester sa vie durant au pied du même tronc
vermoulu, dans l’obscurité du trou. Comme il est peu apte au vol ou à la marche,
plusieurs générations d’une même famille peuvent se succéder au fil des
décennies au sein de l’arbre hôte. On comprend mieux, dès lors, combien il est
important de préserver les vieux arbres en fin de vie. Si on en débarrasse la forêt,
ces gros scarabées n’auront jamais la force de franchir les un ou deux kilomètres
qui les séparent d’un nouvel hôte potentiel.
Le jour où l’arbre baisse les armes et succombe sous les bourrasques d’une
tempête, il n’aura pas vécu pour rien. Même si nos connaissances des relations
de cause à effet sont imparfaites, nous savons déjà que l’augmentation de la
biodiversité induit une stabilisation de l’écosystème forestier. Plus les espèces
présentes sont nombreuses, moins le risque est grand que l’une d’elles se
développe au détriment des autres, car il se trouve toujours un adversaire pour se
mettre en travers de son chemin. Et même mort, nous l’avons vu dans le chapitre
sur la «climatisation», du fait de la seule présence de son cadavre, l’arbre peut
encore contribuer aux ressources en eau des arbres vivants.
Les ravitailleurs de la biodiversité

La plupart des animaux liés aux arbres ne leur font aucun mal. Ils profitent
uniquement des milieux particuliers qu’offrent les troncs ou les houppiers dont
les conditions d’ensoleillement et les différentes zones humides créent des
petites niches écologiques. Un nombre infini de spécialistes trouvent ici leur
habitat. Les étages supérieurs de la forêt sont parmi les moins explorés par les
scientifiques pour la simple raison que leur accès nécessite l’installation de grues
ou d’échafaudages coûteux à mettre en place. Pour limiter les dépenses, il peut
arriver que des méthodes radicales soient mises en œuvre. Ce fut le cas il y a
quelques années, lorsque Martin Gossner, un biologiste spécialiste des arbres, a
passé au pulvérisateur le plus gros arbre du parc national de la forêt bavaroise,
un vénérable individu de 600 ans, 52 mètres de hauteur et deux mètres de
diamètre7. Le produit utilisé était du pyrèthre, un insecticide qui a eu pour effet
de faire passer de vie à trépas la totalité des araignées et des insectes qui
occupaient le houppier et qui ont tous dégringolé par terre. Au moins, preuve
était faite de la grande diversité d’espèces vivant dans les cimes: 2 041 animaux
appartenant à 257 espèces différentes furent dénombrés par Martin Gossner(36).
Les couronnes présentent même des biotopes humides particuliers. Lorsque le
tronc se sépare en deux sections et forme une fourche, l’eau de pluie stagne dans
le point bas de la division. Cette minimare est l’habitat de larves de moustiques
dont se nourrissent de rares espèces de coléoptères. Lorsque c’est dans les
cavités du tronc que les précipitations s’accumulent, le milieu devient moins
accueillant pour la faune. Il y fait sombre, et le jus épais et trouble qui y stagne
contient très peu d’oxygène. Les larves qui se développent dans l’eau ne peuvent
pas respirer dans un tel milieu, à moins qu’elles ne soient équipées d’un tuba,
comme la progéniture de Mallota fuciformis, un arthropode de la famille des
syrphes. Elles peuvent déployer leur tube respiratoire comme un périscope et
ainsi survivre dans ces minuscules poches d’eau où hormis des bactéries, dont on
suppose qu’elles se nourrissent, elles sont quasi seules à mettre un peu de vie(37).
Tous les arbres ne sont pas érigés en arbres à trous par les pics et tous ne se
décomposent pas lentement, en plusieurs décennies, en offrant le gîte et le
couvert à de multiples espèces spécialisées. Pour de nombreux individus, la fin
de vie est brutale: une tempête les abat ou des scolytes détruisent leur écorce en
quelques semaines, provoquant le dessèchement du feuillage. L’écosystème de
l’arbre s’en trouve bouleversé. Les animaux et les champignons qui sont
assujettis soit à l’humidité fournie par les vaisseaux de l’arbre, soit aux sucres en
provenance du houppier, doivent quitter le cadavre ou mourir à leur tour. Un
petit monde cesse d’exister. Ou bien un nouveau voit-il le jour?
Un arbre qui meurt ne disparaît jamais tout à fait. Le corps mort continue
d’être indispensable au cycle naturel de la forêt. Les substances nutritives que
l’arbre a puisées dans le sol et stockées dans son bois et son écorce pendant des
siècles constituent un trésor d’une grande richesse pour ses enfants. Mais y
accéder n’est pas facile. Sans le concours d’autres organismes, ils ne peuvent en
tirer profit. Dès que l’arbre est au sol, une course de relais s’engage pour des
milliers d’espèces de champignons et d’insectes. Chacune est spécialiste d’un
stade précis de décomposition et, ici aussi, d’une partie précise de l’arbre. Cela
explique qu’elles ne peuvent jamais mettre en danger des arbres vivants,
beaucoup trop coriaces pour elles. Ce qu’elles aiment, ce sont les fibres de bois
tendres, les cellules pourries, molles et humides. Elles prennent leur temps,
autant pour s’alimenter que pour achever leur croissance, ainsi qu’en témoigne le
lucane cerf-volant. Sa propre vie d’insecte adulte ne dure que quelques
semaines, le temps de s’accoupler. La vie de sa larve, en revanche, qui grignote
lentement des racines de feuillus en cours de décomposition, est beaucoup plus
longue. Elle peut mettre jusqu’à huit ans avant d’atteindre le stade où, grasse et
dodue, elle est en mesure de se transformer en nymphe.
Les champignons consoles sont tout aussi lents. Ils s’appellent ainsi parce
qu’ils s’accrochent au tronc des arbres morts comme des petites étagères plus ou
moins circulaires. Le polypore marginé est l’un d’entre eux. Il se nourrit des
fibres blanches de cellulose du bois qu’il transforme en grumeaux marron
friables. Ses fructifications en forme de demi-soucoupes sont toujours fixées à
l’horizontale sur le tronc colonisé. Cette position est indispensable à
l’écoulement, au printemps, des spores nécessaires à sa reproduction par les
petits tubes situés sous le chapeau. Si l’arbre vermoulu tombe au sol, le
champignon scelle ses pores avec une sorte de cire et poursuit sa croissance
perpendiculairement à la première fructification afin de former une nouvelle
console horizontale.
Le combat féroce que se livrent certains champignons pour l’accès à la source
de nourriture se lit à la coupe d’un tronc mort. La tranche présente des zones
marbrées plus ou moins foncées délimitées par des lignes noires continues.
Chaque nuance de marbrure correspond à l’une des espèces de champignons à
l’œuvre dans le bois et les lignes noires, aux lignes de front: la barrière de
polymères que chacune érige autour de son territoire pour en interdire l’accès
aux autres espèces.
Au total, un cinquième des espèces animales et végétales sont inféodées à la
présence de bois mort, ce qui correspond à environ 6 000 espèces actuellement
connues(38).
Nous avons vu que ces espèces étaient utiles aux cycles des éléments nutritifs
et de la matière organique, mais sont-elles réellement sans danger pour la forêt?
Quelle garantie a-t-on qu’elles ne se rabattraient pas sur des arbres vivants en
l’absence de bois mort en quantité suffisante? Je suis souvent interpellé à ce
sujet, et il y a encore ici et là des propriétaires forestiers privés qui préfèrent
nettoyer leurs sous-bois par crainte d’une propagation des parasites. C’est
pourtant superflu. Ce débarras a surtout pour effet de détruire inutilement des
habitats précieux, car les petits occupants du bois mort seraient incapables de
prospérer dans du bois sain, trop humide, trop dur et trop riche en sucre. Sans
compter que les hêtres, les chênes ou les épicéas ne se laissent pas coloniser
facilement. Dans leur milieu naturel, des arbres sains correctement alimentés
résistent à presque toutes les attaques. Et l’armada de petites bestioles, pour
autant qu’elle trouve à se loger, participe activement à la lutte. Le bois mort peut
même être directement utile aux arbres, car le tronc couché devient parfois le
berceau de sa descendance. Le cadavre de leurs parents constitue en effet un
excellent substrat de germination pour les graines d’épicéa. C’est ce que les
scientifiques nomment la régénération naturelle. Le bois en décomposition
retient très bien l’eau et une partie des substances nutritives qu’il contenait est
déjà remise à disposition par les champignons et les insectes. Seul inconvénient:
la durée de vie limitée du bois mort qui ne cesse de se décomposer jusqu’à ce
qu’un jour, redevenu humus, il disparaisse dans le sol. Les racines des petits
arbres dont il a favorisé le développement sont progressivement mises au jour et
perdent leur ancrage. Mais le processus se déroulant sur plusieurs décennies, les
ramifications racinaires s’enfoncent à la suite du bois en décomposition dans le
sol. Le tronc des épicéas qui ont grandi dans ces conditions finit par être porté
par des racines-échasses dont la hauteur révèle le diamètre de la mère-arbre
couchée qui les a vues naître.
Quand l’hiver arrive

À la fin de l’été, une atmosphère singulière règne sur la forêt. Les houppiers ont
troqué leur vert luxuriant contre un vert pâle tirant sur le jaune. Chaque jour les
arbres sont plus nombreux à donner l’impression d’être fatigués et d’attendre,
épuisés, la fin d’une saison qui leur a demandé beaucoup d’efforts. Comme pour
nous après une journée de travail intense, le temps est venu d’une pause bien
méritée.
Les gros ours bruns hibernent, les tout petits muscardins font de même, mais
les arbres? Vivent-ils quelque chose qui s’apparenterait à un repos, voire qui
serait comparable à notre sommeil nocturne? L’ours brun est un bon sujet de
comparaison, car sa stratégie présente de nombreux points communs avec celle
des arbres. En été et au début de l’automne, il mange beaucoup pour constituer
l’épaisse couche de graisse sur laquelle il vivra pendant l’hiver. Les arbres ne
font pas autre chose. Bien sûr, ils ne se gavent pas de myrtilles ni de saumon,
mais ils emmagasinent autant de soleil que possible pour synthétiser les sucres et
les substances nutritives dont ils font des réserves, comme l’ours. Il n’est pas
question pour eux de devenir plus gros (il n’y a que leur bois, leur squelette, qui
grossisse), ils peuvent seulement gorger leurs tissus de substances nutritives.
Mais tandis que l’ours continue d’avaler tout ce qu’il trouve, arrive un moment
où les arbres sont rassasiés. Les merisiers, les sorbiers des oiseleurs et les alisiers
le manifestent avec éclat dès le mois d’août. Alors que d’ici à octobre ils
pourraient encore tirer profit de nombreuses journées ensoleillées, ils
commencent déjà à prendre une teinte rouge. C’est leur façon d’annoncer la
fermeture annuelle du magasin. Sous l’écorce, dans les racines, leurs réservoirs
sont pleins, ils ne sauraient où stocker un nouvel apport de sucre. Pendant que
l’ours s’applique sans faiblir à gagner de l’embonpoint, pour eux, c’est
l’extinction des feux. La plupart des autres espèces, dont les réservoirs doivent
être plus vastes, continuent d’effectuer la photosynthèse sans interruption
jusqu’aux premiers grands froids. Elles aussi doivent alors s’arrêter et suspendre
toute activité. Pour que l’arbre puisse travailler, l’eau doit être à l’état liquide. Si
elle gèle, plus rien ne fonctionne; pire, quand le bois est trop humide, il peut
éclater comme lorsque l’eau emprisonnée dans une canalisation se transforme en
glace. Pour ne pas en arriver là, une majorité d’espèces entreprennent de réduire
progressivement leur teneur en eau, donc leur activité, dès le mois de juillet.
Elles ne peuvent pas complètement basculer en mode hiver pour deux raisons.
La première (pour autant qu’elles ne soient pas apparentées aux merisiers) est la
nécessité de profiter des derniers jours d’été en vue d’emmagasiner un maximum
d’énergie; la seconde est l’obligation de rapatrier les réserves des feuilles dans le
tronc et les racines. Surtout, la chlorophylle doit être décomposée en ses
différents éléments afin que l’arbre puisse en renvoyer de grandes quantités dans
ses nouvelles feuilles au prochain printemps. Le pompage du pigment vert fait
apparaître les tons jaunes et bruns qui étaient présents dans la feuille mais non
visibles. Ces pigments, qui contiennent du carotène, ont un rôle préventif.
À cette époque de l’année, les pucerons et les insectes cherchent à se réfugier
dans les anfractuosités de l’écorce en prévision de la baisse des températures.
Les lumineuses couleurs automnales qu’ils arborent sont pour les arbres en
pleine santé une façon de signaler qu’ils seront prêts à en découdre dès les
premières heures du printemps(39). Pour la jeune génération de parasites, cela
n’augure rien de bon, car ces individus sont capables de fabriquer de redoutables
poisons. Ils recherchent donc des arbres moins vaillants et moins colorés.
Mais pourquoi se donner tout ce mal? Quantité de conifères prouvent que l’on
peut faire autrement. Leur parure verte demeure sur leurs rameaux et le
renouvellement annuel est le cadet de leurs soucis. Leurs aiguilles contiennent
un produit antigel qui les préserve du froid, et afin que l’arbre ne perde pas d’eau
pendant l’hiver, la surface des aiguilles est recouverte d’une épaisse couche de
cire qui bloque l’évaporation. Au surplus, leur enveloppe est coriace et solide et
les petits orifices par lesquels s’effectue la respiration sont profondément
enfoncés dans l’épiderme. La réunion de toutes ces mesures limite efficacement
les pertes hydriques. Elles seraient dramatiques car, aucun réapprovisionnement
ne pouvant provenir du sol gelé, l’arbre se dessécherait et risquerait de mourir de
soif.
Les feuilles, elles, sont fines et tendres, donc pratiquement sans défense. Pas
étonnant que les hêtres et les chênes se défeuillent dès les premiers frimas. Mais
pourquoi, au cours de l’évolution, ces espèces ne se sont-elles pas, elles aussi,
dotées d’une enveloppe plus épaisse et de produit antigel? Est-ce bien
raisonnable de fabriquer tous les ans jusqu’à un million de nouvelles feuilles par
arbre puis de ne s’en servir que quelques mois avant de péniblement s’en
redépouiller? L’évolution semble avoir répondu à cette question par
l’affirmative, car lorsque les feuillus sont apparus sur Terre, il y a quelque
100 millions d’années, les conifères étaient déjà là depuis 170 millions d’années.
Les feuillus sont donc un groupe plus moderne au sens de l’évolution. Et à y
regarder de plus près, leur comportement automnal est effectivement très sensé
puisqu’il leur permet de mieux résister aux tempêtes de la mauvaise saison.
Quand celles-ci commencent à souffler en octobre, la forêt risque gros. À partir
de 100 kilomètres à l’heure, les vents sont susceptibles d’arracher des grands
arbres, et de telles rafales, certaines années, déferlent toutes les semaines.
Détrempé par la pluie, spongieux, le sol n’offre plus guère d’ancrage aux
racines, or la pression exercée sur un arbre par une tempête peut atteindre
200 tonnes. Il faut être bien armé pour ne pas basculer. Les feuillus le sont. Ils
peuvent se débarrasser de tous leurs petits auvents pour gagner en
aérodynamisme. Cela représente 1 200 mètres carrés(40) de surface totale qui
s’envolent et retombent en tourbillonnant sur le sol de la forêt. C’est un peu
comme si un voilier avec un mât de 40 mètres de hauteur affalait la grand-voile
de 30 mètres sur 40. Et ce n’est pas tout. Le tronc et les branches sont conformés
de telle sorte que leur coefficient de pénétration dans l’air est en partie inférieur
à celui des voitures modernes. L’ensemble de l’architecture présente en outre une
flexibilité qui amortit puis répartit la pression des rafales sur l’arbre dans son
entier. La combinaison de ces qualités permet aux feuillus de traverser l’hiver
sans dommages. Si des tempêtes d’une intensité exceptionnelle surviennent,
comme il ne s’en produit que tous les cinq à 10 ans, la solidarité communautaire
prend le relais. Tous les arbres sont différents, l’histoire que chacun vit influe sur
la disposition et le déroulement des fibres de bois du tronc. Il en résulte que si la
première rafale courbe tous les arbres dans une même direction en même temps,
ils se redressent à des vitesses diverses. Habituellement, ce sont les rafales
suivantes qui renversent un arbre parce qu’il subit une deuxième poussée, qui le
courbe un peu plus alors qu’il est en plein balancement. Mais dans une forêt
intacte, l’entraide joue à plein. Lorsque les houppiers repartent en arrière, ils se
heurtent les uns les autres puisqu’ils reprennent leur place à des rythmes
différents. Tandis que l’un ploie encore vers l’arrière, un autre balance déjà vers
l’avant. Il s’ensuit un choc moins violent qui agit comme un frein sur les deux
arbres. Quand la rafale suivante survient, ils ne se balancent quasiment plus et le
compteur repart à zéro. C’est toujours fascinant d’observer le balancement des
houppiers dans le vent, les mouvements de flux et de reflux, et le jeu de chaque
individu au sein de la communauté. Mis à part le fait, bien sûr, qu’il est
fortement déconseillé de s’aventurer en forêt par grand vent.
Revenons à la chute des feuilles. Tout nouvel hiver surmonté démontre la
pertinence des efforts déployés chaque année par les arbres pour renouveler leur
feuillage. Avec l’arrivée du froid, de multiples dangers les menacent. La neige,
par exemple, est redoutable si elle s’accumule sur la ramure. Mais quand les 1
200 mètres carrés de surface foliaire ont disparu, les flocons blancs n’ont que des
branches nues où se poser et il en tombe plus sur le sol qu’il n’en reste sur les
arbres. La glace peut créer des dommages plus importants encore que la neige.
Nous avons connu trois jours durant, il y a quelques années, une étonnante
configuration atmosphérique dans ma forêt: des températures ambiantes
légèrement inférieures à zéro en même temps qu’un crachin anodin. À chaque
heure qui passait, mon inquiétude pour la forêt grandissait. La fine pluie
verglaçante se déposait sur les branches gelées et les alourdissait à vue d’œil.
Tous ces arbres habillés de glace, c’était magnifique. Dans les bosquets de
jeunes bouleaux, les arbres ployaient à l’unisson sous le poids de la glace, et j’en
faisais déjà secrètement mon deuil. Parmi les arbres adultes, les plus touchés
étaient les conifères, notamment les douglas et les épicéas qui perdirent
jusqu’aux deux tiers de leurs branches cassant avec fracas. Les arbres en furent
très affaiblis, et il faudra encore des dizaines d’années avant qu’ils aient retrouvé
une silhouette équilibrée.
Mais les jeunes bouleaux courbés m’ont surpris. Quand la glace a fondu, 95 %
des troncs se sont redressés. Depuis, quelques années se sont écoulées et ils ne
présentent guère de séquelles apparentes. Seuls ceux qui ne se sont pas relevés
sont morts; leurs frêles troncs pourris ont fini par tomber et ils se transforment
lentement en humus.
La chute des feuilles est donc une mesure de préservation adaptée au climat de
nos latitudes. Et accessoirement, l’occasion pour les arbres de pouvoir enfin se
soulager. De même que nous devons aller où le roi va seul avant de nous
coucher, les arbres éprouvent eux aussi le besoin de se libérer des substances
inutiles présentes dans les feuilles. Ils s’en défont en même temps que celles-ci
tombent au sol. La chute des feuilles est un processus actif; l’arbre ne doit pas
être déjà au repos pour se débarrasser de son feuillage. Une fois les réserves de
nutriments des feuilles redescendues dans le tronc, il fabrique une couche de
séparation qui ferme la communication avec les rameaux. Il suffit alors d’un
léger coup de vent pour que les feuilles se détachent et tombent. Ce n’est qu’à
l’issue du processus que l’arbre peut envisager de faire une pause. Et elle n’est
pas superflue. Se reposer lui est indispensable pour se relever du stress des mois
d’activités. La privation de sommeil a sur les arbres le même effet que sur les
hommes: elle peut être fatale. L’incapacité de bébés-chênes ou hêtres à survivre
en pot dans un salon n’a pas d’autre origine. Une seule année sans pouvoir se
reposer et ils ne repartent pas au printemps.
Pour le jeune arbre qui grandit à l’ombre de ses parents, la chute des feuilles
diffère sensiblement de la procédure standard. Quand la mère-arbre perd ses
feuilles, brusquement, des flots de lumière atteignent le sol. Les petits arbustes
n’attendaient que ce moment pour emmagasiner toute l’énergie possible. La
plupart du temps, les premiers gels les surprennent en pleine activité. Si les
températures descendent nettement au-dessous de zéro, par exemple, au-dessous
de − 5 °C la nuit, les arbres cèdent nécessairement à la fatigue et entrent en repos
hivernal. La fabrication d’une couche de séparation n’est plus possible, et la
chute des feuilles exclue. Pour les jeunes téméraires, cela n’a aucune importance.
Leur faible taille offre peu de prise aux vents et même la neige est rarement un
problème. Au printemps, ils profitent de nouveau du même type de fenêtre de tir
et s’assurent un généreux déjeuner de soleil en déployant leurs bourgeons deux
semaines avant leurs grands voisins. Mais comment savent-ils quand démarrer?
Faute de pouvoir connaître le planning de pousse des mères-arbres, ils se basent
sur le réchauffement des températures qui, au niveau du sol, annonce le
printemps environ deux semaines plus tôt que 30 mètres au-dessus d’eux, dans
les cimes. Tout là-haut, l’âpreté des vents et le froid mordant des nuits étoilées
retardent l’arrivée de la belle saison. La ramure des vieux arbres forme un auvent
qui atténue l’impact des gels tardifs sur les étages inférieurs. La couche de
feuilles mortes qui se décompose sur le sol comme un tas de compost fait monter
la température de quelques degrés. Ajoutées aux journées gagnées à l’automne,
ces deux semaines portent à un mois la durée de croissance en pleine lumière des
jeunes arbres, ce qui représente tout de même 20 % de la période végétative.
Parmi les feuillus, tous n’ont pas le même mode de gestion des stocks. Avant
la chute des feuilles, les réserves de nutriments retournent dans les branches.
Certains arbres semblent s’en moquer éperdument. Les aulnes font le sacrifice
d’un feuillage uniformément vert, comme si demain n’existait pas. Il faut dire
que la plupart poussent dans des sols marécageux riches en substances nutritives
et peuvent donc, plus que d’autres, s’offrir le luxe de fabriquer de la nouvelle
chlorophylle tous les ans. La matière première leur est fournie par les
champignons et les bactéries qui recyclent les feuilles mortes, à leur pied, à
proximité immédiate de leurs racines. Ils peuvent également renoncer au
rapatriement d’azote, car ils vivent en symbiose avec des rhizobiums qui les
approvisionnent régulièrement en quantité suffisante. Ces bactéries du sol ont en
effet la particularité de fixer l’azote de l’air – jusqu’à 30 tonnes par an et par
kilomètre carré de forêt d’aulnes – qu’elles mettent à disposition des racines de
leurs amis-arbres(41). C’est plus que ce que les agriculteurs épandent
habituellement sur leurs champs pour les fertiliser. Tandis que la plupart des
espèces s’efforcent d’économiser leurs ressources, les aulnes font étalage de leur
richesse. Les frênes ont un comportement similaire, de même que les sureaux.
Ces gaspilleurs ne participent pas au flamboiement automnal des forêts – seuls
les champions de l’épargne chatoient de mille feux. Enfin, ce n’est pas tout à fait
exact. Le jaune, l’orange et le rouge qui apparaissent après le retrait de la
chlorophylle sont des caroténoïdes et des anthocyanes qui seront eux aussi
décomposés. Le chêne est une espèce si prudente qu’il remballe tout et ne lâche
pas ses feuilles avant qu’elles ne soient uniformément brunes. Chez les hêtres,
toutes les nuances du brun au jaune sont représentées tandis que les merisiers
misent sur le seul rouge.
Revenons aux conifères que j’ai un peu négligés jusque-là. Il y a parmi eux
une espèce qui perd sa parure annuelle comme les feuillus: le mélèze. J’ignore
pourquoi il a fait ce choix d’évolution et non pas ses cousins conifères. La
course à la meilleure méthode d’hivernage n’est peut-être pas encore terminée.
En effet, si le maintien des aiguilles sur les rameaux présente un réel avantage au
printemps parce que les arbres peuvent démarrer leur croissance sans devoir
passer par les complications de la feuillaison, dans les faits, de nombreuses
pousses se dessèchent car le sol est encore gelé alors que le houppier, réchauffé
par le soleil printanier, commence à réaliser la photosynthèse. Ainsi, les aiguilles
formées au cours de l’année précédente sont particulièrement vulnérables faute
d’une couche de cire suffisamment épaisse pour bloquer l’évaporation quand le
danger survient.
Les épicéas, les pins, les sapins et les douglas renouvellent eux aussi leurs
aiguilles. Ils ont le même besoin que leurs cousins de faire un brin de toilette.
Les plus anciennes, trop abîmées pour être encore performantes, sont celles dont
ils se débarrassent en premier. Dix générations d’aiguilles cohabitent sur les
sapins, six sur les épicéas et trois sur les pins, que l’on reconnaît aux
démarcations correspondantes sur les rameaux. Les pins qui perdent ainsi un
quart de leur feuillage peuvent avoir l’air un peu déplumés en hiver. Au
printemps, avec les jeunes pousses de la nouvelle génération, leurs houppiers
retrouvent toute leur fraîcheur.
Notion du temps et contretemps

Personne ne s’étonne que sous nos latitudes, les forêts se dénudent en automne et
reverdissent au printemps. Pourtant, la chute et la repousse annuelles des feuilles
sont un petit miracle, car le processus implique que les arbres aient la notion du
temps. Comment savent-ils que l’hiver arrive ou que la hausse des températures
n’est pas un aléa climatique mais l’annonce du printemps?
Qu’une succession de journées plus chaudes déclenche l’éclosion des
bourgeons paraît dans la suite logique des choses, puisque l’eau présente dans le
tronc de l’arbre dégèle et recommence à circuler. Curieusement, les bourgeons
s’ouvrent d’autant plus tôt que l’hiver a été rude. Des chercheurs de l’université
technique de Munich l’ont mis en évidence en laboratoire(42). Plus la saison
froide a été chaude, plus la mise à feuilles de rameaux de hêtres a été tardive, ce
qui de prime abord paraît incohérent. D’autant que de nombreux autres
végétaux, dont les plantes herbacées, se réveillent souvent dès janvier, et pour
certaines commencent même déjà à fleurir en tout début d’année ainsi que la
presse ne manque jamais de le rapporter. Serait-ce qu’en l’absence de
températures inférieures à zéro les arbres ne connaîtraient pas de repos hivernal
réparateur et ne seraient donc pas d’attaque au printemps? Quoi qu’il en soit,
dans le contexte actuel de réchauffement climatique, ce serait plutôt un point
négatif, car les espèces moins enclines à la dormance développent leur nouveau
feuillage plus tôt, et prennent ainsi l’avantage sur les autres.
Nous connaissons partout en Europe des périodes de températures très douces
en janvier et février sans que la moindre verdure pointe chez les chênes ou les
hêtres. Comment savent-ils que le moment n’est pas encore venu de former de
nouvelles pousses? L’observation des arbres fruitiers a permis de trouver la
solution d’une petite partie de l’énigme. Il semblerait que les arbres sachent
compter! Il faut qu’un certain nombre de journées chaudes soit dépassé pour
qu’ils se fient au thermomètre et considèrent que l’hiver est derrière eux(43).
Cependant, la seule hausse des températures ne fait pas le printemps.
La chute et le renouvellement du feuillage dépendent non seulement des
températures, mais aussi de la longueur des jours. Les hêtres, par exemple, ne
démarrent que si la phase lumineuse atteint au moins 13 heures. C’est étonnant,
car cela suppose que les arbres disposent d’une sorte de sens de la vue. On serait
tenté de le situer naturellement dans les feuilles – ne sont-elles pas dotées d’une
forme de cellules photovoltaïques qui captent l’énergie lumineuse et donc déjà
équipées pour la réception d’ondes lumineuses? Cela vaut peut-être pour la
période estivale, mais en avril, les rameaux ne portent pas encore de feuilles.
Tous les mystères ne sont pas levés, mais il semblerait que le siège de ce sens
soit situé dans les bourgeons. Ils contiennent les feuilles en devenir et, pour ne
pas se dessécher, sont recouverts à l’extérieur d’écailles brunes. Examinez ces
écailles au moment du débourrement en les tenant à contre-jour. Oui, elles sont
translucides! Il est probable que des quantités minimes de lumière suffisent à
détecter la longueur des jours. Nous savons, par l’observation du comportement
des graines de nombreuses herbes sauvages des champs, que la faible luminosité
de l’éclat nocturne de la Lune suffit à en déclencher la germination. C’est donc
tout à fait plausible. Le tronc peut lui aussi détecter la lumière. L’écorce de la
plupart des espèces renferme de minuscules bourgeons dormants. Chez de
nombreux individus, dès qu’un voisin meurt ou tombe, le surplus de soleil qui
touche le tronc déclenche le développement de ces bourgeons afin que l’arbre
puisse exploiter l’offre supplémentaire de lumière.
Mais comment les arbres savent-ils que des journées plus chaudes
correspondent au début du printemps et non à la fin de l’été? Leur bonne
réaction est induite par la combinaison des températures et de la durée de jour.
Des températures en augmentation signalent le printemps, en baisse, l’automne.
C’est notamment la capacité des arbres à percevoir cette configuration qui
permet à des espèces européennes comme le chêne ou le hêtre de s’adapter au
rythme inverse de l’hémisphère Sud, par exemple lorsqu’ils sont exportés et
replantés en Nouvelle-Zélande. Pour revenir à un sujet déjà évoqué, c’est aussi
une nouvelle preuve de la capacité de mémorisation des arbres. Comment, sinon,
pourraient-ils comparer des phases lumineuses? Comment pourraient-ils
additionner une journée chaude à une autre?
Quand des températures élevées en automne succèdent à une année chaude, il
arrive que des arbres perdent la notion du temps et se mettent à bourgeonner en
septembre, voire forment de nouvelles feuilles. Lorsque le froid qui se faisait
attendre arrive, ces écervelés en paient les conséquences. Le tissu des nouvelles
pousses n’a pas eu le temps d’aoûter, c’est-à-dire de se lignifier pour résister au
froid; quant aux feuilles, elles sont de toute façon vulnérables. Il est inévitable
que le nouveau feuillage gèle. C’est certainement douloureux, sans compter que
les bourgeons destinés au printemps suivant sont perdus et devront être
remplacés. Ne pas faire attention coûte donc cher en énergie et grève le
redémarrage de la végétation au printemps.
Si leur sens du temps permet aux arbres de réguler la pousse de leur feuillage,
cette faculté leur est au moins aussi précieuse pour assurer leur descendance. Les
graines qui tombent au sol en automne ne doivent pas germer aussitôt sous peine
de courir deux dangers. Le premier est le risque de gel auquel seraient exposées
les jeunes plantules qui n’auraient pas eu le temps d’aoûter avant l’arrivée du
froid. Le second, celui de faire les délices des chevreuils et des cerfs qui peinent
à trouver de quoi s’alimenter durant la saison froide. Il est plus judicieux d’entrer
en végétation au printemps, en même temps que toutes les autres espèces
végétales. Pour être dans le bon timing, les graines sont capables de percevoir le
froid. Les enfants-arbres ne se risquent pas à sortir de leur enveloppe tant que
des périodes importantes de réchauffement n’ont pas succédé aux gelées
hivernales. De nombreuses graines n’ont pas besoin de mécanisme de comptage
sophistiqué comme celui qui permet de fixer la feuillaison. C’est le cas des
glands et des faînes que les geais des chênes et les écureuils ont eu la bonne idée
d’enfouir dans le sol. À quelques centimètres de profondeur, la terre ne se
réchauffe que lorsque le printemps est là pour de bon. En revanche, pour les
poids plume comme les graines de bouleau, la prudence est de mise, car avec
leurs petites ailes elles se posent toujours à la surface du sol et n’en bougent
plus. Si le sort a voulu qu’elles tombent en plein soleil, elles doivent, comme
leurs aînés, enregistrer la durée des phases lumineuses et attendre.
Question de caractère

Sur la route départementale, entre mon village de Hümmel et la municipalité


voisine, dans la vallée de l’Ahr, il y a trois vieux chênes. Ils sont un élément
marquant de ce paysage ouvert qui a été nommé d’après eux. Les trois troncs
sont exceptionnellement proches les uns des autres, seuls quelques centimètres
les séparent. Cela en fait pour moi de parfaits sujets d’observation, car ils
bénéficient de conditions naturelles identiques. Sol, ressources en eau,
microclimat environnemental ne peuvent pas changer trois fois en l’espace d’un
mètre. Si les chênes ont des comportements différents, cela est nécessairement
imputable à des caractéristiques individuelles. Et ils se comportent
différemment! Que ce soit en hiver quand ils sont totalement dénudés, ou en été
quand leur feuillage a atteint sa pleine croissance, le promeneur qui passe devant
en voiture ne remarque pas qu’il s’agit de trois arbres. Leurs houppiers qui
s’entremêlent forment une grande demi-sphère. Les trois troncs pourraient
provenir d’une seule souche, comme c’est le cas d’arbres coupés qui émettent
des rejets. Il n’en est rien, le trio le prouve à l’automne. Le chêne de droite
commence à changer de couleur, alors que celui du milieu et celui de gauche
sont encore uniformément verts. Ce n’est qu’une à deux semaines plus tard
qu’ils emboîtent le pas à leur congénère sur le chemin du repos hivernal. S’ils
bénéficient de conditions environnementales identiques, la raison de ce décalage
doit être ailleurs. Le moment où un arbre se sépare de son feuillage est
effectivement une question de caractère. Cette opération, nous l’avons vu dans le
chapitre précédent, est une nécessité. Mais comment savoir quand le bon
moment est arrivé? Les arbres ne peuvent pas sentir l’hiver approcher, ils ne
peuvent pas savoir s’il sera froid ou doux. Ils enregistrent la décroissance des
phases lumineuses et la baisse des températures. Si tant est qu’elles baissent. Il
n’est pas rare que le thermomètre affiche encore des températures de fin d’été en
automne, de quoi poser un vrai casse-tête à nos trois chênes. Que faire? Profiter
de la douceur ambiante pour continuer à réaliser la photosynthèse et vite
engranger quelques calories supplémentaires avant l’hiver? Ou bien jouer la
sécurité et se défeuiller sans attendre au cas où un brusque épisode de gel
contraindrait à un repos précipité? Apparemment, chacun des trois arbres a un
avis différent. Celui de droite est plus anxieux, ou pour l’exprimer de façon
positive: plus raisonnable. À quoi bon des réserves supplémentaires si l’on ne
peut plus se séparer de ses feuilles et que l’on se retrouve à traverser l’hiver avec
une épée de Damoclès au-dessus de la tête? Allez, on lâche les feuilles et hop, au
pays des rêves! Les deux autres sont plus téméraires. Qui sait ce que le
printemps suivant apportera, combien d’énergie une soudaine invasion d’insectes
engloutira et ce qu’il restera ensuite de réserves? Allez, on garde les feuilles et
on remplit à ras bord les réservoirs sous l’écorce et dans les racines. Jusque-là,
cette option s’est avérée un bon choix, mais qui sait combien de temps cela va
durer? Avec le réchauffement climatique, les températures automnales restent
plus longtemps élevées, le feuillage demeure sur les rameaux parfois jusqu’à la
première semaine de novembre. Or, le début de la saison des tempêtes n’a pas
changé, il survient toujours en octobre, de sorte que le risque qu’une bourrasque
renverse un arbre couvert de feuilles augmente. Je crains qu’à terme, les arbres
prudents aient de meilleures chances de survivre.
On peut observer les signes d’une même témérité sur les troncs de feuillus, et
aussi des sapins blancs. Le règlement intérieur de la forêt veut qu’ils soient longs
et lisses, donc dépourvus de branches basses. C’est pertinent compte tenu du
manque de luminosité aux étages inférieurs. S’il n’y a pas de lumière solaire
exploitable, les parties inutiles de l’arbre, qui ne feraient que gaspiller des
éléments nutritifs, sont mises hors service. Le phénomène est comparable à celui
de nos muscles qui s’atrophient pour économiser des calories s’ils ne sont pas
utilisés. Mais les arbres ne peuvent pas couper leurs branches, ils peuvent
seulement les laisser mourir. Ensuite, des champignons qui envahissent le bois
mort doivent prendre le relais. Un jour, la branche vermoulue tombe au sol où
elle se transforme progressivement en humus. L’emplacement de la cassure ne
peut rester en l’état. Des champignons pourraient continuer de pénétrer et
progresser dans le tronc dépourvu d’écorce. Pour le moment la blessure est à vif,
mais cela peut n’être que temporaire. Si la branche n’est pas trop grosse (jusqu’à
trois centimètres de diamètre), il ne faut que quelques années à l’arbre pour
recouvrir la cassure. Il peut, de l’intérieur, recommencer à irriguer
l’emplacement de l’ancienne branche, ce qui entraîne la mort des champignons.
Si la branche est très grosse, le processus de cicatrisation dure bien trop
longtemps. La plaie qui reste ouverte plusieurs dizaines d’années permet à des
générations de champignons de poursuivre leur travail de sape toujours plus
avant dans le bois. Le tronc pourrit et perd de sa stabilité. L’injonction de ne
développer que des branches de petit diamètre en partie basse trouve là son
origine. Une fois que l’arbre s’en est naturellement défait à mesure qu’il
grandissait, elles ne doivent repousser sous aucun prétexte. C’est pourtant ce qui
se passe chez certains. Qu’un voisin vienne à disparaître, aussitôt ils utilisent
l’abondance de lumière pour former de nouveaux bourgeons aussi bas que
possible. De grosses branches se développent, qui s’avèrent tout d’abord très
efficientes. Ils profitent à plein de l’opportunité de réaliser la photosynthèse à la
fois au niveau du houppier et du tronc. Vient pourtant un jour, peut-être une
vingtaine d’années plus tard, où les houppiers des arbres voisins ont tellement
grossi que la fenêtre de lumière se referme. Il fait de nouveau sombre au premier
étage de la forêt et les grosses branches basses meurent. Alors, comme décrit
plus haut, les champignons envahissent les troncs et leur avidité se retourne
contre les ignorants qui en voulaient toujours plus. Ce comportement n’est pas
une caractéristique générale mais un trait individuel, en somme une histoire de
caractère; vous pourrez le vérifier lors d’une prochaine promenade en forêt.
Observez les arbres autour d’une petite clairière. Ils sont tous pareillement tentés
de faire la bêtise de développer de nouvelles branches sur leurs troncs, pourtant
seule une partie d’entre eux succombe à la tentation. Les autres, prudents,
préservent l’intégrité de leur écorce et évitent le risque.
L’arbre malade

En théorie, la plupart des espèces d’arbres peuvent atteindre un très grand âge.
Les acquéreurs de concession de notre cimetière forestier me demandent souvent
combien de temps leur arbre va vivre. Ils choisissent en majorité des hêtres ou
des chênes dont la durée de vie, d’après les connaissances actuelles, se situe
autour de 400 à 500 ans. Cependant, pour un individu donné, arbre ou homme,
les statistiques n’ont bien souvent aucune valeur. Mille choses sont susceptibles
de modifier la destinée d’un arbre. Sa santé dépend de la stabilité de
l’écosystème forestier. Température, humidité et luminosité ne devraient jamais
accuser de brusques variations, car la capacité de réaction des arbres est très
lente. Toutefois, même dans des conditions environnementales optimales,
insectes, champignons, bactéries et virus sont en permanence à l’affût d’une
opportunité d’envahir les lieux. Ils n’ont de chances d’entrer que si l’arbre est en
situation de déséquilibre. En temps normal, celui-ci répartit précisément ses
forces. Une part importante est dévolue au quotidien. Il doit respirer, «digérer»
sa nourriture, fournir ses amis-champignons en sucres, grandir un peu et
alimenter la réserve latente destinée à la lutte contre les parasites. Cette réserve,
qui peut être activée à tout moment, contient des substances répulsives, propres à
chaque espèce, tout à fait performantes. Ce sont ce que l’on appelle des
phytoncides, des molécules dont l’action antibiotique a été prouvée au travers
d’expériences édifiantes. Boris Tokin, un biologiste de l’ex-Union soviétique,
écrivait ainsi dès 1956 que les protozoaires contenus dans une goutte d’eau
étaient tués en moins d’une seconde par l’ajout d’une pincée d’aiguilles d’épicéa
ou de pin broyées. Dans le même document, Tokin expose que l’air d’une jeune
forêt de pins est rendu presque stérile par l’action des phytoncides excrétés par
les aiguilles(44). Les arbres peuvent donc véritablement désinfecter leur
environnement. Mais ce n’est pas tout. Les noyers luttent par exemple contre les
insectes à l’aide des composants de leurs feuilles, et avec une efficacité telle que
l’on recommande aux amateurs de siestes en plein air d’installer leur chaise
longue sous un noyer. C’est là que le risque de se faire piquer par des moustiques
est le moins élevé. Les phytoncides des conifères sont aisément repérables, ce
sont eux qui embaument de leur odeur balsamique les forêts de pins, l’été, quand
il fait particulièrement chaud.
Si le subtil équilibrage de l’énergie entre la croissance et le système de
défense est mis en péril, l’arbre peut tomber malade. L’origine du risque peut
être la mort d’un voisin. Les flots de lumière qui se déversent soudain de toutes
parts sur le houppier déclenchent un formidable appétit de photosynthèse. C’est
une bonne chose, car la probabilité qu’un tel événement se produise est
d’environ une fois par siècle. L’arbre nouvellement baigné de soleil laisse tout en
plan pour se consacrer exclusivement à la croissance de ses rameaux. Le temps
presse; autour de lui, ses voisins font tous la même chose, et la trouée va se
refermer en une vingtaine d’années, un court laps de temps pour un arbre. Les
rameaux se développent vite, ils gagnent jusqu’à 50 centimètres par an contre
quelques millimètres auparavant. Cela coûte de l’énergie, qui n’est plus
disponible pour lutter contre les maladies et les parasites. Si l’arbre fait partie
des chanceux, tout se passe bien, et quand la trouée se referme, son houppier a
bien grossi. Il prend alors un peu de repos et renoue avec la sécurité d’un
métabolisme équilibré. Mais gare si dans l’ivresse de la croissance, quelque
chose dérape! Un champignon pénètre discrètement dans le bois mort d’un
moignon de branche et envahit le tronc, un scolyte pique par hasard l’ambitieux
parti à l’assaut du ciel sans enregistrer de réaction, et c’est la catastrophe. Faute
d’énergie pour mobiliser des substances répulsives, le tronc qui affichait une
santé insolente est gagné par l’invasion. Les premières manifestations de
l’attaque du houppier apparaissent. Chez les feuillus, les pousses supérieures,
vitales, meurent brutalement et de gros moignons dépourvus de rameaux
latéraux pointent vers le ciel. La première réaction des conifères est la baisse du
nombre de générations d’aiguilles portées par les rameaux. Les pins malades ne
peuvent plus porter trois mais seulement une à deux générations d’aiguilles, ce
qui se traduit par une forte éclaircie des houppiers. S’y ajoute, chez les épicéas,
une accentuation du «port en draperie» des rameaux qui se défont d’une partie
de leurs aiguilles et pendent tristement des branches, partiellement dénudés. Puis
le tronc perd ici et là des plaques d’écorce. Dès lors, cela peut aller très vite. Le
houppier s’effondre comme un ballon de baudruche qui se dégonfle à mesure
que la mort gagne les branches de plus en plus basses. Les dommages sont
particulièrement visibles chez les épicéas car, avant que les tempêtes hivernales
balayent les branches mortes, la flèche desséchée du houppier se détache
nettement au-dessus du feuillage bien vert des étages inférieurs encore
indemnes.
Étant quasiment condamné à croître, un arbre vivant construit chaque année
un nouvel anneau de bois. En période végétative, la fine couche de cellules
située entre l’écorce et le bois, le cambium, génère de nouvelles cellules
d’écorce vers l’extérieur et de bois vers l’intérieur. Un arbre qui ne parvient plus
à grossir meurt. Du moins est-ce ce que l’on a longtemps pensé. Des chercheurs
ont découvert en Suisse des pins qui paraissaient sains extérieurement et
présentaient un beau houppier touffu. Un examen plus approfondi, sur des
coupes ou des carottes de sondage, révéla cependant que quelques sujets
n’avaient plus fabriqué de nouveaux anneaux de bois depuis plus de 30 ans(45).
Des pins verts et touffus étaient morts? Les arbres avaient été attaqués par le
polypore du pin, un champignon très agressif, ce qui avait entraîné la mort de
leur cambium. Pourtant, leurs racines continuaient d’absorber et de faire circuler
de l’eau dans les vaisseaux du tronc et du houppier, et fournissaient ainsi
l’humidité nécessaire à la survie des aiguilles. Mais qu’en était-il des racines
elles-mêmes? Si le cambium meurt, l’écorce meurt aussi. Les sucres solubles des
feuilles ne peuvent plus descendre jusqu’à elles. Il fallait donc que ce soient des
pins voisins en bonne santé qui aient alimenté leurs racines et ainsi aidé des pins
mourants à continuer de verdir et de fabriquer des aiguilles. Nous avons déjà
parlé de cette solidarité des arbres entre eux dans le chapitre «Amitiés».
Les arbres sont au moins autant sujets aux blessures qu’aux maladies. Les
risques sont multiples: la chute d’un voisin, par exemple. Dans une forêt dense,
il est inévitable que des arbres alentour soient touchés. Si cela se produit en
hiver, quand l’écorce relativement sèche adhère solidement au bois, les
dommages sont minimes. La plupart du temps, cela se solde par la casse, sans
conséquences durables, de quelques branches. Il en va autrement des lésions du
tronc, plus fréquentes en été. À cette époque de l’année, le cambium, gorgé
d’eau, est translucide et glissant. Il suffit de peu pour déchirer l’enveloppe
protectrice. Quand un voisin tombe, ses branches font de grandes éraflures. Aïe!
Le bois humide est un substrat idéal pour les spores de champignons qui sont en
quelques minutes sur les lieux. Ils donnent naissance à des filaments de
mycélium qui s’attaquent aussitôt au bois et aux nutriments. Leur progression à
l’intérieur de l’arbre est toutefois contrariée. Le bois contient beaucoup trop
d’eau; les champignons apprécient certes l’humidité, mais ils meurent dans les
milieux détrempés. Pour le moment, leur marche triomphale est donc freinée par
l’aubier, la couche de bois tendre située entre le cambium et le duramen. Mais
désormais à l’air libre, l’aubier va commencer à sécher. Une course au ralenti
démarre. Le champignon s’immisce à l’intérieur du bois à mesure que l’eau
recule dans l’aubier, et en même temps que l’arbre s’efforce de refermer sa
blessure. Les tissus du pourtour de la plaie lancent toutes leurs forces dans la
bataille pour se rejoindre au plus vite. Ils parviennent à recouvrir jusqu’à un
centimètre de bois nu par an. En cinq années, tout doit être de nouveau étanche.
De l’écorce neuve recouvre l’ancienne blessure et l’arbre peut de nouveau
irriguer à plein le bois endommagé, et ainsi tuer le champignon. À condition que
ce dernier n’ait pas réussi à passer de l’aubier au duramen, auquel cas il est trop
tard. Le duramen, ou «bois parfait», qui ne contient plus de cellules vivantes, est
un bois plus sec qui offre des conditions idéales à l’agresseur, d’autant que
l’arbre ne peut pas intervenir à cet endroit. Les chances de l’arbre sont donc
étroitement liées à la largeur de ses blessures. Au-dessus de trois centimètres, la
situation est préoccupante. Cependant, tout n’est pas perdu, même en cas de
victoire du champignon. Une fois dans la place, plus rien ne contrarie sa
progression dans le bois, certes, mais il avance lentement, très lentement.
Jusqu’à ce qu’il ait tout mangé et transformé en terreau en décomposition,
100 ans peuvent s’écouler. La stabilité n’en est aucunement affectée, car le
champignon ne peut pas se répandre dans les cernes annuels externes de l’aubier,
trop imbibés pour lui. Dans les cas extrêmes, l’arbre peut finir par être creux
comme un tuyau de poêle. Et toujours aussi droit et stable qu’un tuyau de poêle.
Aucune raison, donc, de se désoler pour lui, d’autant qu’il n’est pas assailli de
douleurs non plus. La raison en est qu’au cœur du tronc le bois ne comporte plus
de cellules vivantes; ses vaisseaux ne sont plus fonctionnels, tandis que ceux des
cernes extérieurs, toujours opérationnels, servent au transport de l’eau dans le
tronc, et sont donc beaucoup trop humides pour des champignons.
Dès lors qu’il a refermé sa blessure et surmonté le dommage infligé à son
tronc, d’ordinaire, un arbre vit aussi longtemps que ses camarades intacts. Il peut
toutefois arriver, lors d’hivers particulièrement froids, que ses vieilles blessures
refassent parler d’elles. Un claquement sec résonne dans la forêt, comme un
coup de fusil, et le tronc éclate le long de la ligne de blessure. L’accident est dû
aux différences de tension au sein du bois gelé, très irrégulièrement structuré
chez les arbres au passé un peu mouvementé.
De la lumière!

L’ensoleillement, dont j’ai eu maintes fois l’occasion de parler, s’est avéré un


facteur de première importance pour la forêt. Dans la mesure où les arbres sont
des végétaux qui doivent réaliser la photosynthèse pour survivre, cela devrait
aller de soi. Pourtant, les pelouses et les massifs de fleurs de nos jardins étant
suffisamment ensoleillés, le bon développement des plantes y paraît surtout
tributaire de l’arrosage et de la qualité de la terre. Au quotidien, nous ne nous
rendons pas compte que la lumière est plus importante que ces deux derniers
facteurs et comme nous transformons volontiers notre cas particulier en tendance
générale, nous ne voyons pas qu’une forêt naturelle a de tout autres priorités. En
réalité, on s’y bat pour la moindre parcelle de soleil, au point que toutes les
espèces se sont spécialisées dans un créneau afin d’avoir quelques chances
d’accéder à un minimum d’énergie. Tout en haut de l’édifice, à l’étage des chefs,
les houppiers des hêtres, épicéas et autres pins qui s’étalent sans vergogne,
captent 97 % de la lumière solaire. C’est brutal et égoïste, mais quelle espèce ne
prend pas tout ce qu’elle peut prendre? Les arbres doivent d’avoir gagné la
course à la lumière uniquement à leur aptitude à développer de longs troncs. Un
végétal ne parvient cependant à former un tronc long et stable que lorsqu’il est
très vieux, car fabriquer du bois consomme des quantités phénoménales
d’énergie. Le tronc d’un hêtre adulte a par exemple besoin pour sa croissance du
même volume de sucres et de cellulose qu’un hectare de blé. On peut
comprendre qu’il faille non pas une mais 150 années à une formation de cette
envergure pour se construire. Mais ensuite, hormis d’autres arbres, quasiment
aucun végétal ne lui fera de l’ombre et l’arbre est tranquille pour le reste de ses
jours. Sa progéniture est programmée pour survivre avec le peu de luminosité
qu’il laisse filtrer, et elle a toujours droit à des perfusions de nourriture par les
racines. Au niveau de la strate herbacée, elle est la seule à bénéficier de ce
régime, ses voisins ont dû développer une autre stratégie. Les plantes à floraison
précoce qui enchantent la forêt en font partie. En avril, la terre brune des sous-
bois de vieux feuillus se couvre de tapis de fleurs blanches. Ce sont les
anémones sylvies, auxquelles se mêlent parfois des fleurs jaunes ou bleu violacé
comme celles des hépatiques. Les hépatiques doivent leur nom à la forme de
leurs feuilles qui rappelle celle du foie humain. Ce sont des petites plantes têtues.
Quand elles sont quelque part, elles ne veulent plus en bouger. Leur
multiplication par dissémination des graines étant très lente, on ne les trouve que
dans les forêts de feuillus ayant plusieurs siècles d’existence.
Les plantes semblent donner tout ce qu’elles peuvent, au risque de s’épuiser.
Cette débauche de fleurs n’est pas inconsidérée, elle est dictée par la brièveté de
la fenêtre de lumière qui s’offre à elles. En mars, quand le premier soleil de
printemps réchauffe le sol, les feuillus sont encore en dormance. Les anémones
sylvies et leurs cousines profitent de la chance qui leur est donnée jusqu’au
début de mai de constituer des réserves de glucides pour l’année suivante. En
même temps qu’elles stockent des nutriments dans leurs racines, les petites
beautés doivent aussi se multiplier, ce qui coûte encore de l’énergie. Mener à
bien tout cela en un à deux mois est un exploit sans cesse renouvelé. Dès que les
bourgeons des arbres s’ouvrent, le sous-bois est plongé dans la pénombre, et les
fleurs doivent de nouveau se plier à 10 mois de pause forcée.
Revenons sur le «quasiment aucun végétal» dont je parlais plus haut à propos
de la formation des troncs. Il existe en effet des plantes qui partent à l’assaut des
cimes. Au départ du sol, la voie est ardue et l’opération de longue haleine. C’est
tout à fait dans les cordes du lierre. Il démarre petite graine au pied d’essences de
lumière, des espèces qui consomment du soleil sans compter tout en laissant
filtrer des quantités non négligeables de lumière jusqu’au sol. Dans un premier
temps, le lierre s’en satisfait et il recouvre le sol de véritables tapis sous les pins
ou les chênes. Puis un jour une pousse commence à escalader un tronc. Seul
végétal de nos contrées à procéder ainsi, le lierre grimpe aux arbres à l’aide de
racines-crampons qui s’accrochent à l’écorce. Il monte, monte encore et deux ou
trois décennies plus tard il atteint le sommet du houppier. Il peut y vivre et
prospérer plusieurs centaines d’années, quoique les exemplaires séculaires soient
plus fréquents sur les parois rocheuses ou les ruines de châteaux forts. À en
croire la littérature spécialisée, le lierre serait sans danger pour les arbres. Non
seulement je ne peux le confirmer, mais si je m’en référais à ma seule expérience
personnelle, j’aurais même un avis diamétralement opposé. Les arbres de mon
jardin, notamment les pins, qui ont besoin de beaucoup de lumière pour leurs
aiguilles, n’apprécient pas du tout cette concurrence qui envahit leurs cimes. Les
branches meurent les unes après les autres jusqu’à affaiblir les arbres au point de
les tuer. Les tiges, qui enserrent le tronc et peuvent elles-mêmes devenir grosses
comme des arbres, infligent aux pins et aux chênes les mêmes souffrances qu’un
serpent constricteur qui s’enroule autour d’une proie. Le phénomène
d’étranglement est plus net avec une autre espèce de liane: le chèvrefeuille des
bois. Ses tiges volubiles aux jolies fleurs parfumées ont une prédilection pour les
très jeunes arbres. Elles enlacent leurs troncs avec une telle vigueur qu’elles les
creusent en spirale à mesure qu’ils grossissent. Les arbres ainsi déformés, qui
nous l’avons évoqué, font des bâtons de marche appréciés, n’auraient de toute
façon pas survécu beaucoup plus longtemps dans la nature. Ralentis dans leur
croissance par le chèvrefeuille, ils sont vite dépassés par les arbres intacts.
Quand ils parviennent néanmoins à grandir, un coup de vent plus fort qu’un autre
survient et ils se cassent au niveau de la spirale.
Le gui s’épargne la pénible étape de l’ascension. Il démarre directement tout
en haut en confiant aux grives et aux fauvettes qui fourrent leur bec dans ses
fruits le soin de disperser ses graines collantes sur les branches des houppiers.
Mais comment accède-t-il à l’eau et aux nutriments aussi haut dans les houppiers
et sans contact avec le sol? Tout ce dont il a besoin est présent en abondance
autour de lui, dans l’arbre; il n’a qu’à se servir. Ce qu’il fait en plongeant dans la
branche sur laquelle il est posé une racine-suçoir qui lui permet d’aspirer ce qui
lui est nécessaire. Végétal chlorophyllien, il est capable d’assurer sa propre
photosynthèse et ne soutire à l’arbre hôte «que» de l’eau et des sels minéraux. La
science considère de ce fait qu’il n’est qu’un hémiparasite. Cela ne change guère
la donne pour les arbres touchés, car le gui se multipliant d’année en année finit
toujours par envahir les houppiers. Les individus atteints se repèrent surtout
l’hiver, quand les touffes vertes se détachent sur les branches nues. Certains sont
tellement infestés que leur survie est compromise. La saignée permanente
affaiblit l’arbre, qui au surplus perd progressivement son accès à la lumière.
Comme si cela ne suffisait pas, les racines profondément enfoncées dans le bois
sont autant de points de faiblesse disséminés sur la structure. Le houppier rétrécit
à mesure que les branches fragilisées cassent. Certains arbres n’y résistent pas.
Les mousses, qui n’utilisent les arbres que comme support, sont moins
nocives. De nombreuses espèces ne possèdent pas de racines, elles se fixent au
support à l’aide de ce que l’on appelle des rhizoïdes, des filaments qui, dans le
cas des arbres, s’accrochent à l’écorce comme des crampons. Faible
consommation de lumière, pas d’absorption de nutriments ni d’eau dans le sol et
pas de ponction de l’arbre: comment diable survivent-elles? Les mousses se
contentent de peu. Concernant l’eau, elles emmagasinent ce qu’elles peuvent
puiser dans la rosée, le brouillard ou la pluie. D’ordinaire, cela ne suffit pas, car
les arbres soit font parapluie (épicéas et cousins), soit utilisent leurs feuilles et
leurs branches pour diriger l’eau vers leurs racines (feuillus). Dans ce dernier
cas, la situation est simple: les mousses colonisent le côté du tronc le long
duquel l’eau s’écoule après la pluie. Peu d’arbres étant parfaitement droits, il y a
en effet presque toujours un côté plus arrosé que l’autre. Il suffit aux mousses de
se brancher sur le petit ruisseau qui se forme au point haut de la légère
inclinaison. J’en profite pour rappeler que, contrairement à une idée largement
répandue, la présence de mousse ne désigne pas le côté du tronc qui serait
particulièrement arrosé, car orienté du côté des vents dominants, donc à l’ouest.
En pleine forêt, les arbres freinent le vent si bien qu’en conditions normales, la
pluie y tombe verticalement. Sans compter que chaque individu tendant à
pencher dans un sens différent, ce n’est pas la mousse qui peut aider à retrouver
son chemin. Mieux vaut se fier à une boussole pour s’orienter8.
S’ajoute encore le fait que si l’écorce est rugueuse, l’humidité peut stagner
longtemps dans les petites crevasses. La rugosité du tronc commence au niveau
du sol puis s’élève vers le houppier à mesure que l’arbre vieillit. Chez les jeunes
arbres, la mousse est présente sur quelques centimètres au niveau du collet, plus
tard elle peut envelopper tout le bas du tronc comme une chaussette. L’arbre n’en
souffre pas, et le peu d’eau que les petits végétaux détournent est compensé par
le fait qu’ils produisent à leur tour de l’humidité et contribuent ainsi au bon
équilibre hydrique de la forêt.
Reste la question des nutriments. S’ils ne proviennent pas du sol, il faut qu’ils
émanent de l’air. Et ce sont des quantités énormes de particules qui toute l’année
circulent dans l’air de la forêt. Un arbre adulte peut en capter plus de 100 kilos
dans les eaux de pluie qui ruissellent sur son tronc. Les mousses se gorgent de ce
mélange eau de pluie-particules et en extraient ce qui leur est utile. Maintenant
que la question des nutriments est réglée, il ne manque plus que la lumière. Dans
les forêts de pins ou de chênes, claires et aérées, ce n’est pas un problème, en
revanche, c’en est un dans les forêts d’épicéas perpétuellement sombres. Même
les moins gourmands en veulent une part, ce qui explique que la mousse soit
souvent absente des jeunes populations de conifères, denses et touffues. Il faut
attendre que les arbres grandissent et que des trouées apparaissent ici et là dans
la couverture végétale afin que le sol reçoive suffisamment de lumière pour
permettre aux mousses de se développer. Dans les anciennes forêts de hêtres, la
situation est différente, car les mousses peuvent profiter des intersaisons du
printemps et de l’automne où les arbres ne portent pas de feuilles. En été, elles
manquent certes de lumière mais ce sont des végétaux adaptés à la faim et à la
déshydratation. Il arrive que plusieurs mois s’écoulent sans précipitations.
Passez votre main sur un coussin de mousse: il est sec comme un paillasson. La
plupart des végétaux ne survivraient pas à une telle privation d’eau,
contrairement aux mousses. Une bonne pluie, elles se gorgent d’eau et la vie
repart.
Les lichens sont encore plus frugaux. Les petits végétaux gris-vert résultent
d’une symbiose entre un champignon et une algue. Pour se développer, ils ont
besoin d’un support, quel qu’il soit, sur lequel s’accrocher, et en forêt, ce sont les
arbres. À la différence des mousses, ils grimpent beaucoup plus haut dans la
ramure, vers le soleil, car s’ils poussent déjà lentement, l’absence de lumière,
sous le couvert des feuilles, ralentit encore leur croissance. Il est fréquent, même
après plusieurs années de développement, qu’ils ne parviennent guère à former
autre chose qu’un dépôt ressemblant à du moisi que de nombreux visiteurs
prennent pour un signe de maladie. Les arbres ne sont pas malades, les lichens
ne leur font aucun mal, il est même probable qu’il leur soit parfaitement égal de
leur servir de support.
Les petits végétaux compensent l’extrême lenteur de leur croissance par une
longévité exceptionnelle. Ils peuvent vivre plusieurs centaines d’années,
montrant ainsi qu’ils sont des organismes en parfaite adéquation avec la lenteur
des forêts primaires.
Les enfants des rues

Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi en Europe les séquoias n’atteignaient


jamais une taille exceptionnelle? Plusieurs ont beau avoir déjà 150 ans, aucun
n’a encore dépassé les 50 mètres de hauteur. Chez eux, dans les forêts de la côte
Ouest des États-Unis, ils sont facilement deux fois plus grands. Pourquoi pas en
Europe? Comme vous vous souvenez qu’il est important de grandir lentement,
vous me répondrez: «Mais parce que ce sont encore des enfants! Soyons
patients!» L’énorme diamètre des séquoias européens les plus vieux – souvent
plus de 2,50 mètres à hauteur de poitrine – exclut cette hypothèse. Ils peuvent
assurément grandir encore, mais ils ne semblent pas investir leurs forces dans la
croissance en hauteur.
Les lieux où ils poussent seraient-ils un indice? Nous les trouvons souvent
dans des jardins publics ou des parcs urbains, où princes et grands hommes se
sont plu à planter ce qui était perçu comme des trophées exotiques. Dans cet
environnement, la forêt leur manque cruellement, ou plus précisément, leur
famille. À 150 ans, si l’on considère qu’ils peuvent vivre plusieurs milliers
d’années, ils sont effectivement encore des enfants qui grandissent loin de chez
eux et sans parents. Pas d’oncles, pas de tantes, pas de joyeux jardin d’enfants,
ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Et tous les arbres du parc, alors? Ne
forment-ils pas une petite forêt? Ne sont-ils pas des parents de substitution? La
plupart du temps, ils ont été plantés en même temps qu’eux et n’ont ni pu
protéger ni aider les petits séquoias. Au surplus, ce sont des espèces très, très
éloignées. S’en remettre à des tilleuls, des chênes ou des hêtres pourpres pour
aider des séquoias à grandir, c’est un peu comme si nous confiions nos
nourrissons à des souris, des kangourous ou des baleines à bosse. Cela ne
marche pas et les petits Américains doivent se débrouiller seuls. Pas de mère
pour les nourrir ni veiller sans relâche à ce qu’ils ne grandissent pas trop vite,
pas de confortable climat forestier humide et dénué de vent, rien que la solitude
et l’isolement. Comme si cela ne suffisait pas, bien souvent, le sol est une
catastrophe. Là où la forêt primaire offre aux tendres racines une terre souple,
meuble, riche en humus et constamment humide, le jardin public ne propose que
des sols compacts et appauvris par des siècles d’occupation urbaine. Sans parler
du public qui veut toucher l’écorce ou se reposer à l’ombre du houppier et dont
le piétinement tasse un peu plus le sol autour du tronc. Devenu quasi
imperméable, la pluie s’en évacue beaucoup trop vite pour qu’il puisse
emmagasiner des réserves pour l’été.
Les conditions de plantation elles-mêmes ont des répercussions à vie. Pour
pouvoir être transplantés de leur site de culture à leur emplacement définitif, les
bébés-arbres font l’objet d’années de préparation. Chaque automne, leurs racines
sont cernées, en d’autres mots, sectionnées afin de rester compactes et permettre
le levage. La motte, qui pour un arbuste de trois mètres de hauteur s’étend
naturellement sur six mètres de diamètre, est ainsi réduite à 50 centimètres. Pour
que ce traitement radical n’entraîne pas le dessèchement du houppier, celui-ci est
à son tour vigoureusement rabattu. Qu’on ne s’y trompe pas, ces opérations ne
sont aucunement destinées à faire du bien à l’arbre, elles ont pour seul but de
faciliter la manutention. Malheureusement, le cernage des racines a aussi pour
effet de priver le système racinaire de ses très sensibles coiffes terminales, dont
on suppose, nous l’avons vu, qu’elles seraient le siège de dispositifs similaires à
un cerveau. Aïe! Et comme si l’arbre y perdait son sens souterrain de
l’orientation, au lieu de se développer en profondeur, il tourne en rond et forme
un disque racinaire. Son accès à l’eau et aux nutriments s’en trouve
considérablement réduit.
Au début, les jeunes arbres semblent indifférents au traitement. Baignés de
soleil, ils réalisent la photosynthèse sans aucune restriction et se bourrent de
sucres. L’absence d’une mère nourricière est facilement compensée. Durant les
premières années, ils n’ont guère à souffrir non plus de la sécheresse d’un sol dur
comme du béton; leur statut de jeunes plants leur vaut d’être choyés et arrosés au
moindre signe de soif par les jardiniers à leur service. Surtout: pas question
d’une éducation à la dure! Jamais de «Pas si vite!» ni de «Attends donc d’avoir
200 ans!» et aucune privation de lumière quand ils se développent de travers.
Les jeunes arbres jouissent d’une liberté totale. Ils en profitent et poussent
chaque année de plus en plus haut. Mais arrivés à une certaine hauteur, le
privilège de l’enfance s’arrête. Arroser des arbres de 20 mètres représenterait un
énorme investissement, aussi bien en temps qu’en argent. Il faudrait plusieurs
mètres cubes d’eau par arbre pour irriguer correctement les racines. Un jour, les
soins sont suspendus.
Les premiers temps, les séquoias ne s’en rendent pas vraiment compte. Ils
n’en ont fait qu’à leur tête et ont vécu dans le luxe et l’opulence pendant des
dizaines d’années. Leurs gros troncs trahissent leurs orgies de soleil. Les cellules
de leur bois sont très grandes et contiennent beaucoup d’air, ce qui les rend
vulnérables aux champignons, mais tant qu’ils sont jeunes, cela n’a pas grande
importance.
Les ramifications latérales témoignent elles aussi d’une grande indiscipline.
Le règlement forestier qui prescrit de ne développer que des petites branches, ou
mieux, pas de branches du tout près du sol, est ignoré des parcs et jardins
publics. Les séquoias profitent d’être baignés de lumière jusqu’au sol pour
former de solides branches secondaires qui deviennent un jour si imposantes
qu’on les dirait dopés aux anabolisants. La plupart du temps, les branches les
plus basses sont coupées sur deux à trois mètres de hauteur pour dégager la vue,
mais ce n’est en rien comparable avec les forêts primaires où les premières
grosses branches ne sont autorisées qu’à partir de 20, voire parfois seulement
50 mètres de hauteur.
Il en résulte la formation d’un tronc court et épais tout de suite surmonté du
houppier. Certains spécimens de parcs semblent même ne pas avoir de tronc du
tout. Leurs racines, qui peinent à s’enfoncer au-delà de 50 centimètres dans le
sol compact, offrent un piètre ancrage. C’est dangereux et serait très risqué pour
des individus de taille normale. Les séquoias ont cependant, grâce à leur forme
primitive, un centre de gravité très bas, en d’autres termes, les coups de vent ne
les déséquilibrent pas facilement et ils sont donc relativement stables.
Le cap des 100 premières années franchi (les arbres ont alors l’âge d’aller à
l’école), la fin de l’insouciance se profile. Les pousses terminales se dessèchent
et toutes les tentatives d’en former de nouvelles pour continuer de croître
échouent; la hauteur maximale est déjà atteinte. Leur écorce commence à
présenter des lésions, mais grâce à une imprégnation antifongique naturelle, les
séquoias peuvent néanmoins vivre encore plusieurs centaines d’années.
Toutes les espèces ne sont pas aussi résistantes. Les hêtres souffrent beaucoup
de la coupe de grosses branches. La prochaine fois que vous vous promènerez
dans un parc, observez les arbres. Il n’y a pratiquement aucun grand feuillu qui
n’ait pas été raccourci, élagué ou travaillé d’une quelconque façon. Le plus
souvent, cette «coupe» (qui en réalité est un massacre) a un but essentiellement
esthétique, par exemple la création d’une allée d’arbres ayant tous une couronne
de même forme. La taille de la couronne est un coup dur pour le système
racinaire. Son importance est en effet adaptée de façon optimale aux organes
aériens de l’arbre. Qu’une partie substantielle de la ramure disparaisse et le
déficit de photosynthèse qui s’ensuit induit le dépérissement d’un pourcentage
égal d’organes souterrains. Des champignons s’introduisent dans les extrémités
racinaires mortes et les plaies de taille du tronc, puis progressent en conditions
idéales dans ces bois humides et aérés à souhait, car poussés trop vite. Quelques
décennies plus tard, à une vitesse fulgurante pour des arbres, la pourriture
intérieure commence à se voir à l’extérieur. Des pans entiers du houppier
dépérissent, et dans son empressement à éviter tout risque d’accident,
l’administration locale fait procéder à un élagage de précaution. D’immenses
nouvelles plaies remplacent les branches sciées. Souvent, le mastic cicatrisant
dont elles sont enduites accélère encore le dépérissement, car il enferme
l’humidité, ce qui est idéal… pour les champignons.
Au bout du compte, seul subsiste un morceau d’arbre que l’on finit par abattre
faute de pouvoir le sauver. Et comme aucun parent ne peut voler à son secours,
la souche meurt et se décompose rapidement. Quelques mois plus tard, un
nouvel arbre le remplace et la désolante histoire recommence.
Les arbres urbains sont les enfants des rues de la forêt. Pour ceux, nombreux,
qui doivent vivre en bordure de rue, l’expression est encore plus vraie. Leurs
années de jeunesse ressemblent à celles de leurs congénères des parcs et jardins.
Ils sont entourés de soins, font l’objet de mille attentions, parfois même une
conduite d’eau est spécialement posée pour eux afin de les abreuver à la
demande. Le jour où leurs racines se piquent d’étendre leur rayon d’action, ils
ont une drôle de surprise. Sous la chaussée ou le trottoir, la terre, qui a été
compactée à la plaque vibrante, est d’une dureté formidable. Le coup est rude,
car les essences forestières développent leurs racines moins en profondeur qu’en
surface. Il est rarissime qu’elles s’enfoncent à plus de 150 centimètres et la
plupart s’arrêtent beaucoup plus tôt. Dans la forêt, ce n’est pas un problème, un
arbre peut s’étendre presque à l’infini. Il n’en va pas de même en bordure de rue.
Toute expansion est limitée par la chaussée, des canalisations courent sous le
trottoir et le sol compacté au moment des travaux d’aménagement est
impénétrable. Que des conflits surgissent n’est pas étonnant. Les platanes, les
érables et les tilleuls tentent volontiers des incursions dans les égouts. L’étendue
des dégâts subis par le réseau de canalisations apparaît au plus tard quand un
gros orage laisse toutes les rues inondées. Des spécialistes examinent alors à la
loupe des échantillons de racines afin de découvrir le responsable de
l’engorgement, et la sanction tombe. L’amateur d’escapade souterraine est
abattu. Son successeur est planté en même temps qu’une barrière antiracines
destinée à étouffer dans l’œuf toutes velléités de l’imiter. Mais pourquoi les
arbres s’insinuent-ils dans les canalisations? Les ingénieurs ont longtemps
supposé que les racines étaient magiquement attirées par l’eau qui suintait des
raccords peu étanches ou par les nutriments contenus dans les eaux usées. Une
vaste étude de l’université de la Ruhr, à Bochum en Allemagne, a toutefois
conclu à des causes bien différentes. Les racines observées poussaient dans les
canalisations au-dessus du niveau de l’eau et rien dans leur comportement
n’indiquait d’intérêt pour un effet fertilisant. Ce qui les attirait était la terre
meuble qui avait été insuffisamment compactée lors du terrassement. Elles y
trouvaient de bien meilleures conditions pour respirer et se développer.
L’infiltration dans les canalisations par les joints puis leur prolifération à
l’intérieur ne survenaient qu’ensuite, en seconde intention, en somme(46). Que
des arbres cernés de terre impénétrable cherchent une issue dans des fossés dont
le rebouchage a été bâclé n’est qu’une réaction de survie. Et ils deviennent un
problème pour nous. À moins que les canalisations n’aient été posées et la
tranchée rebouchée dans les règles de l’art afin qu’aucune racine ne puisse
s’étendre. Cela vous étonne-t-il encore que tant d’arbres urbains tombent lorsque
de forts coups de vent surviennent en été? Leur faible ancrage souterrain, réduit
à quelques centimètres carrés alors qu’il peut couvrir plus d’un demi-hectare en
pleine nature, est bien incapable de retenir un arbre de plusieurs tonnes. Mais les
végétaux n’en ont pas fini avec les nuisances. Leur environnement de béton et
d’asphalte absorbe la chaleur. Tandis que l’été, lorsqu’il fait très chaud, les forêts
se rafraîchissent la nuit, en ville, les rues et les bâtiments rejettent la chaleur
emmagasinée durant la journée et maintiennent ainsi les températures à un
niveau élevé. Cela assèche l’air qui au surplus contient beaucoup de gaz
d’échappement. De nombreux auxiliaires des arbres (comme les micro-
organismes qui décomposent l’humus) sont totalement absents. Les
champignons mycorhiziens, qui aident les racines à collecter l’eau et les
nutriments, sont très peu représentés. Les arbres des villes doivent donc se
débrouiller seuls dans les pires conditions possible. Comme si cela ne suffisait
pas, ils bénéficient d’arrosages dont ils se seraient bien passés. Notamment de la
part des chiens, qui lèvent la patte sur tous les troncs disponibles. En corrodant
l’écorce, l’urine peut entraîner la mort des racines. Le sel de déneigement, dont
l’épandage, selon la rigueur de l’hiver, peut aller jusqu’à plus d’un kilo au mètre
carré, a des effets corrosifs tout aussi dévastateurs. Pour faire bonne mesure, les
aiguilles des conifères, toujours en place pendant l’hiver, doivent en plus faire
face aux gouttelettes salées que les pneus des véhicules font gicler dans l’air.
Mine de rien, cela représente tout de même 10 % du sel qui se retrouve ainsi
dans l’atmosphère et retombe, entre autres, sur les arbres. La corrosion qui
s’ensuit est reconnaissable aux petites taches jaunes et marron qui ponctuent les
aiguilles. Les effets se feront sentir l’été suivant, lorsque les lésions vont réduire
la capacité photosynthétique de l’arbre et immanquablement l’affaiblir.
Et un arbre affaibli est un arbre vulnérable aux attaques parasitaires.
Cochenilles et pucerons ont d’autant plus de chances d’infecter les arbres des
rues qu’ils ont peu d’armes pour contre-attaquer. À cela s’ajoutent les
températures plus élevées en milieu urbain. Les hivers doux et les étés chauds
favorisent la prolifération des insectes. Une espèce, crainte pour sa dangerosité
pour l’homme et les animaux, fait régulièrement les grands titres en Europe: la
processionnaire du chêne. Le papillon est ainsi nommé car sa chenille, après
s’être rassasiée de feuilles de chêne, descend en longue file indienne le long du
tronc pour gagner d’autres horizons. Elle se protège des prédateurs dans d’épais
cocons à l’intérieur desquels elle effectue ses mues successives. Ces chenilles
sont redoutées, car elles possèdent des poils urticants qui se cassent au moindre
contact et se fichent dans la peau. Ils provoquent des démangeaisons, un peu
comme les orties, la formation de vésicules prurigineuses, mais aussi des
réactions allergiques pouvant aller jusqu’au choc anaphylactique. Les poils
urticants des mues vides restent accrochés dans les nids où ils peuvent conserver
leurs propriétés irritantes et allergènes pendant 10 ans. En zone urbaine, la
survenue d’une pullulation de processionnaires du chêne a toutes les chances de
gâcher un été, mais on ne peut pas vraiment leur en vouloir. Ce lépidoptère est
plutôt rare dans la nature et s’il n’y a pas d’endroits où l’on ne cherche
aujourd’hui à s’en débarrasser, il y a quelques décennies, il était sur la Liste
rouge des espèces menacées de l’Union internationale pour la conservation de la
nature. Pourtant, des pullulations périodiques sont décrites depuis plus de
200 ans. L’Office fédéral de protection de la nature10 attribue le développement
des populations non pas au réchauffement climatique mais à une offre attractive
de nourriture pour les papillons(47). Ceux-ci aiment les houppiers chauds baignés
de soleil. En pleine forêt, ils sont peu fréquents, car les chênes y sont isolés
parmi des hêtres, si bien qu’il n’y a guère que le haut des cimes qui puisse
éventuellement bénéficier d’un ensoleillement direct. En ville, aucun arbre ne
leur cache la lumière, et ils se chauffent donc au soleil toute la journée. Les
chenilles ne peuvent rêver mieux. Et comme toute la «forêt» des zones
résidentielles offre les mêmes conditions optimales, les multiplications massives
de populations vont bon train. À vrai dire, elles ne sont rien d’autre qu’un
indicateur majeur de la difficile survie des arbres en ville.
Au bout du compte, les entraves, pour les arbres, sont si importantes que la
plupart meurent prématurément. Qu’ils jouissent de toutes les libertés et puissent
n’en faire qu’à leur tête dans leurs jeunes années ne compense jamais les
inconvénients de la suite. Toutefois, attendu qu’ils sont souvent plantés de façon
à former d’élégants alignements symétriques, notamment les platanes, dont la
belle écorce s’écaille par plaques de couleurs différentes, au moins ont-ils la
possibilité d’échanger des messages olfactifs avec leurs congénères. Parlent-ils
de leurs souffrances? de la rudesse de leur sort? Nous n’en saurons rien; pour le
moment, ils le gardent pour eux.
Les pionnières

Piégés en milieu urbain, les enfants des rues n’ont d’autre choix que de rester là
où ils ont été plantés, mais ils souffrent de l’absence du doux cocon forestier
protecteur. Il existe a contrario des espèces fondamentalement individualistes qui
n’ont de goût ni pour le confort ni pour la communauté, et fuient la promiscuité
de la forêt. Ces espèces dites pionnières (c’est tout de suite plus positif) préfèrent
grandir loin de leurs mères. Leurs graines sont adaptées à ce choix de vie.
Petites, enrobées de bourre d’une finesse arachnéenne ou équipées d’ailettes,
elles volent remarquablement bien et une bonne tempête peut les transporter à
plusieurs kilomètres. Leur but est d’atterrir hors de la forêt pour conquérir de
nouveaux territoires. Un site désert après un éboulement de terrain, les immenses
champs de cendre d’une récente éruption volcanique, les terres brûlées: tout est
bon pourvu qu’il n’y ait pas de grands arbres. Cette condition n’est pas un
caprice, les espèces pionnières détestent l’ombre. Elle ralentirait leur croissance,
or quiconque pousse lentement a perdu d’avance, car les premiers colonisateurs
sont tous en compétition pour une place au soleil. Le tremble, la variété
forestière du peuplier, le bouleau verruqueux et le saule marsault font partie de
ces pionniers pressés. Quand la pousse terminale annuelle d’un petit hêtre ou
d’un sapin se mesure en millimètres, elle peut atteindre plus d’un mètre chez une
espèce pionnière. Dix ans suffisent ainsi à une jeune forêt pour succéder à une
zone de friche. En règle générale, ces championnes de la rapidité sont alors
toutes aptes à fleurir et à disséminer leurs graines pour gagner de nouvelles
terres. Au surplus, elles peuvent maintenant s’implanter aussi dans les derniers
espaces libres de leur environnement immédiat. Mais ce n’est pas gagné. Les
milieux dégagés riment toujours avec la présence d’herbivores. Les végétaux
herbacés et les graminées qui ne peuvent prospérer dans une forêt fermée les
colonisent eux aussi dès qu’ils le peuvent. Ces plantes attirent les chevreuils et
les cerfs, et attiraient autrefois les chevaux sauvages, les aurochs et les bisons.
Les graminées, non seulement sont adaptées à la pâture, mais elles apprécient
tout particulièrement d’être débarrassées, en même temps qu’elles sont broutées,
de toutes les plantules qui risqueraient un jour de leur faire de l’ombre. Parmi les
arbrisseaux qui aimeraient bien grandir et supplanter l’herbe, beaucoup ont
développé de redoutables épines pour tenir les animaux à distance. Le prunellier,
par exemple, est si déterminé à se défendre que les épines de rameaux morts
depuis des années peuvent encore transpercer des bottes en caoutchouc, voire
des pneus de voiture, sans parler de la peau ou des sabots des animaux.
Les arbres pionniers ont d’autres stratégies de défense. La vitesse de leur
croissance leur permet d’acquérir rapidement des troncs de bon diamètre et une
grosse écorce rugueuse. Chez le bouleau, la bonne protection est atteinte lorsque
l’écorce blanche et lisse éclate en formant des crevasses noires. Les dents des
herbivores ne parviennent pas à entamer une enveloppe de cette dureté; au
surplus les tissus sont imprégnés d’huiles dont le goût leur déplaît. Cette
imprégnation de l’écorce de bouleau explique qu’elle brûle extrêmement bien,
même en pleine période végétative, et soit parfaite pour allumer un feu de camp
(à condition de ne détacher que des bandes de la couche extérieure pour ne pas
blesser l’arbre!). Cette écorce recèle d’autres particularités. Sa couleur blanche
est due à son principal constituant, la bétuline. Le blanc réfléchissant la lumière,
il préserve le tronc des coups de soleil. En hiver, il limite le réchauffement par la
lumière solaire, toujours susceptible de faire éclater les arbres non protégés. En
tant qu’espèce pionnière, il est fréquent que les bouleaux soient seuls à occuper
un paysage. Quand il n’y a aucun voisin pour fournir de l’ombre, cette protection
prend tout son sens. La bétuline possède en outre des propriétés antivirales et
bactéricides exploitées par l’industrie pharmaceutique et la cosmétique,
notamment dans les soins pour la peau(48). Le plus surprenant réside toutefois
dans la quantité présente. Un arbre dont l’écorce contient autant de substances
défensives est en permanence en état d’alerte. Pas question ici de subtil équilibre
entre croissance et capacité de réaction, tous les chantiers tournent à plein
régime. Mais pourquoi toutes les espèces ne font-elles pas de même? Ne serait-il
pas sage d’être si bien préparé à riposter que tout agresseur qui planterait ses
mandibules rendrait immédiatement son dernier souffle? Pour les espèces vivant
en communauté, cela n’aurait guère de sens. Chaque individu peut compter sur
le groupe pour être protégé, averti à temps d’un danger ou encore alimenté en
cas de maladie ou de difficultés. L’énergie ainsi économisée peut être investie
dans le bois, les feuilles et la fructification.
Ce n’est pas le cas du bouleau qui est seul et n’attend d’aide de personne.
Pourtant, lui aussi fabrique du bois, bien plus vite, même, et lui aussi aspire à
fructifier et à se reproduire. D’où lui vient son énergie? L’espèce réaliserait-elle
la photosynthèse avec plus d’efficacité que d’autres? Non, le mystère réside dans
son comportement dispendieux, sa façon de se donner à fond. Les bouleaux
vivent vite, au-dessus de leurs moyens et s’épuisent tout aussi vite. Mais avant
de nous pencher sur les conséquences de ce rythme effréné, laissez-moi vous
présenter un autre modèle de frénésie: le tremble. Il doit son nom à ses feuilles
qui réagissent au moindre souffle d’air. En raison de la forme particulière de leur
pétiole, elles bougent en exposant en alternance à la lumière leur face supérieure
et inférieure. Il en résulte qu’elles peuvent réaliser la photosynthèse avec leurs
deux faces, à la différence des autres espèces où la face inférieure est réservée à
la respiration. Les trembles peuvent ainsi produire plus d’énergie et même
croître encore plus vite que les bouleaux. En matière de lutte contre les amateurs
de jeunes pousses tendres, ils suivent une tout autre stratégie et misent sur
l’opiniâtreté et la quantité. Ils peuvent être broutés et encore broutés des années
de suite par des chevreuils ou des bovins, leur système racinaire n’en continue
pas moins de lentement s’étendre. Il en émerge des centaines de rejets qui au fil
du temps forment de véritables buissons. Un seul arbre peut ainsi s’étendre sur
plusieurs hectares, parfois même, dans certains cas extrêmes, sur beaucoup plus.
La Fishlake National Forest, dans l’État nord-américain de l’Utah, héberge ainsi
un faux tremble de plus de 40 000 troncs qui s’étend aujourd’hui sur environ
43 hectares pour un âge estimé à plusieurs milliers d’années. Cet organisme
extraordinaire, qui ressemble à s’y méprendre à une vaste forêt, a été baptisé
Pando, du latin pandere qui signifie «s’étendre»(49). Des phénomènes identiques
existent en Europe, quoique à une échelle beaucoup moins importante. Quand
les broussailles deviennent suffisamment denses pour que les animaux n’y
pénètrent plus, des tiges peuvent se développer jusqu’à former de grands arbres
en une vingtaine d’années.
L’état d’alerte permanent et la croissance rapide ont leur prix. Passées les trois
premières décennies, l’épuisement s’installe. Les pousses verticales, un
indicateur de vitalité pour les espèces pionnières, se raréfient. En soi, le
problème n’est pas très grave, mais pour les peupliers, les bouleaux ou les
saules, c’est un mauvais présage. Leurs ramures aérées laissant filtrer beaucoup
de lumière, des espèces arrivées après eux peuvent s’implanter. Ce sont les
érables, les charmes ou bien les sapins blancs, qui poussent moins vite et, de
toute façon, préféreront toujours passer leur enfance à l’ombre. De l’ombre, les
pionnières leur en fournissent malgré elles, et signent ainsi leur arrêt de mort.
Car alors démarre une course qu’elles ne peuvent que perdre. Les petits intrus
gagnent lentement en hauteur et rattrapent leurs fournisseurs d’ombrage en
quelques dizaines d’années. Entre-temps, ceux-ci ont épuisé toutes leurs forces
et stagnent à 25 mètres de hauteur, au bout du rouleau. Pour des essences comme
les hêtres, c’est bien peu: ils se faufilent dans les houppiers de leurs protecteurs
et poursuivent gaiement leur ascension. Étant des espèces d’ombre, ils exploitent
beaucoup mieux la lumière, tant et si bien qu’il n’en reste plus assez pour les
bouleaux et les peupliers demeurés en retrait. Mais ces derniers ne se laissent pas
faire, notamment le bouleau verruqueux qui a développé une stratégie
personnelle pour freiner les ambitions de la concurrence, du moins pendant
quelques années. Ses longs rameaux retombants, fins et souples comme des
cordes, fouettent l’air au moindre souffle de vent. Ils endommagent les houppiers
voisins dont ils arrachent des feuilles et des jeunes pousses, et ralentissent ainsi
temporairement leur croissance. Les occupants des étages inférieurs finissent
tout de même par dépasser les bouleaux et les trembles. Dès lors, les choses
s’accélèrent. Leurs dernières réserves arrivent bientôt à épuisement, ils meurent
et se transforment en humus en quelques années.
Toutefois, même en l’absence de concurrents agressifs, pour des arbres
forestiers, leur longévité est limitée. Quand leur croissance ralentit, leur capacité
à contrer les attaques de champignons disparaît. Qu’une simple grosse branche
casse et la porte est grande ouverte. Comme leur bois est constitué de grandes
cellules qui contiennent beaucoup d’air, le champignon se propage rapidement à
l’intérieur de l’arbre. La pourriture s’étend, et les espèces pionnières étant
souvent seules et isolées, guère de temps s’écoule avant qu’une rafale l’abatte.
Pour l’espèce, c’est une péripétie. Son but était de s’étendre rapidement et
d’accéder au plus tôt à la maturité sexuelle pour se reproduire. Il y a longtemps
qu’elle l’a atteint.
Cap au nord!

Les arbres ne marchent pas, tout le monde le sait. Le fait est qu’ils doivent
néanmoins se déplacer. Comment se déplace-t-on quand on ne peut pas marcher?
En jouant sur le renouvellement des générations. Un arbre n’a d’autre choix que
de rester sa vie durant où sa graine a germé et s’est enracinée. Il peut néanmoins
se reproduire. Pendant le court laps de temps où les embryons d’arbre
sommeillent encore enveloppés dans les graines, ils sont libres, rien ne s’oppose
à ce qu’ils partent vers de nouveaux horizons. Le voyage peut commencer dès
que les graines tombent de l’arbre. Certaines espèces sont très pressées. Elles
équipent leur progéniture de poils très fins afin que le premier vent les soulève et
les emporte. Pour présenter la légèreté nécessaire, les graines des espèces qui
choisissent cette stratégie ne peuvent être que très petites. Les peupliers et les
saules fabriquent ainsi de minuscules planeurs qui peuvent être disséminés à des
kilomètres à la ronde. Prix à payer pour l’avantage d’un grand rayon de
dissémination, ces petites graines contiennent très peu de réserves. Le germe doit
rapidement trouver à s’alimenter par ses propres moyens, ce qui le rend très
sensible au manque de nutriments ou à la sécheresse. Les graines de bouleaux,
d’érables, de charmes, de frênes ainsi que de conifères sont un peu plus lourdes.
La présence de poils ne suffit plus à assurer la portance, les aides au vol doivent
être plus élaborées. Certaines espèces, dont les conifères, équipent leurs graines
de véritables hélices qui ralentissent considérablement la chute. Qu’une tempête
souffle à ce moment-là et le vol peut se prolonger sur un ou deux kilomètres. Les
espèces à fruits lourds comme les chênes, les châtaigniers ou les hêtres ne
parviendraient jamais à franchir de telles distances. Du reste, plutôt que de tenter
de construire de quelconques dispositifs d’aide au vol, elles préfèrent passer des
accords avec le monde animal. Mulots, écureuils et geais des chênes aiment leurs
graines riches en lipides et en glucides. Ils les enfouissent dans le sol forestier en
prévision de l’hiver et ne les retrouvent plus ou bien les abandonnent. Il peut
aussi arriver qu’un mulot à collier constitue lui-même le repas d’une hulotte
affamée. Ce n’est qu’ainsi que le petit rongeur contribue, très modestement, à la
reproduction des arbres. Il est fréquent que les animaux stockent leurs réserves
directement au pied du gros hêtre dont ils ont glané les faînes. Des petites cavités
sèches se forment souvent à la base du fût de l’arbre, entre les départs des
racines, qui sont presque toujours habitées. Si un mulot y a élu domicile, des
petits tas de faînes vides s’amoncellent devant. Quelques dépôts sont tout de
même dispersés dans le sol forestier à quelques mètres de la mère-arbre. Ces
réserves de graines qui germeront au printemps suivant, après la mort du mulot,
formeront une nouvelle forêt.
Parmi les transporteurs de grosses graines, le geai est celui qui parcourt les
plus grandes distances. Il cache les glands et les faînes à quelques kilomètres de
l’endroit où il les a ramassés, ce qui n’est pas si mal. L’écureuil se limite à un
rayon de seulement 100 ou 200 mètres autour du point de collecte, tandis que le
mulot enterre ses réserves à 10 mètres tout au plus de son fournisseur. À ce
rythme, les espèces à gros fruits ne risquent pas de se déplacer très vite! En
compensation, le confortable matelas de substances nutritives dont dispose la
graine lui assure 12 mois de tranquillité.
Les peupliers et les saules sont beaucoup plus prompts à explorer de nouveaux
territoires. Qu’une éruption volcanique rebatte les cartes et ils sont les premiers
sur les lieux. Toutefois, comme ils n’ont pas une grande longévité et laissent
filtrer beaucoup de lumière jusqu’au sol, les espèces qui arrivent après eux y
trouvent elles aussi leur compte. Mais pourquoi vouloir se déplacer? Une forêt
ne peut-elle demeurer là où elle se plaît et prospère en paix? L’exploration de
nouveaux espaces est une nécessité due à la modification permanente du climat.
Cette modification s’effectue sur plusieurs siècles, elle est très lente, mais en
dépit de toutes les possibilités d’adaptation, le climat devient un jour trop chaud,
trop froid, trop sec ou trop humide pour une espèce donnée. Elle doit alors céder
la place à d’autres, et céder la place, c’est migrer. Les forêts de nos contrées sont
en pleine migration. La cause n’en est pas le seul réchauffement climatique
actuel, quoiqu’il nous vaille déjà une augmentation moyenne des températures
de 1 °C, mais aussi le passage de la dernière période glaciaire à une période
interglaciaire, plus chaude. Ce sont surtout les périodes glaciaires qui
bouleversent la donne. Lorsque le climat devient durablement plus froid, les
arbres doivent se déplacer vers des régions plus chaudes. Si la transition
s’effectue lentement, sur plusieurs générations, l’installation en zone
méditerranéenne réussit. En revanche, si la glace progresse rapidement, elle
submerge les forêts et engloutit les espèces qui lambinent. Il y a trois millions
d’années, poussaient, sous nos latitudes, outre le hêtre commun, mais également
le hêtre à grandes feuilles. Mais tandis que le hêtre commun parvenait à gagner
le sud de l’Europe, la variété à grandes feuilles, plus lente, s’est éteinte. L’une
des raisons de cette extinction est la barrière naturelle des Alpes qui fermait la
voie vers le sud. Pour la franchir, les arbres devaient s’implanter en haute
altitude puis redescendre de l’autre côté. Or, même en période interglaciaire, il
fait trop froid pour que des arbres s’implantent en haute altitude, si bien que le
destin de nombreuses espèces s’est arrêté à la limite de la forêt11. Le hêtre à
grandes feuilles est aujourd’hui exclusivement présent dans l’est de l’Amérique
du Nord. Les représentants actuels de l’espèce ont survécu dans cette partie du
continent américain, car aucune chaîne de montagnes transversale est-ouest ne
ferme l’accès vers le sud. Les arbres ont pu migrer vers des zones plus chaudes
quand le froid s’est installé, puis remonter vers le nord au changement de climat
suivant.
Le hêtre commun, lui, est parvenu, avec quelques autres espèces, à contourner
les Alpes et à survivre dans des endroits protégés jusqu’à la période
interglaciaire actuelle. Ces espèces comparativement peu nombreuses, qui depuis
les derniers millénaires ont toute liberté pour remonter vers le nord, talonnent
littéralement la glace. Dès qu’il fait un peu plus chaud, les semis ont une chance
de se développer et de devenir des arbres qui, à leur tour, produisent et
disséminent des graines qui progressent vers le nord, kilomètre après kilomètre.
La vitesse moyenne de la migration est de 400 mètres par an. Les hêtres sont
particulièrement lents. Leurs faînes ne sont pas prises en charge par les geais
aussi souvent que les glands des chênes, si bien que d’autres espèces, dont les
graines sont disséminées par le vent, colonisent les territoires inoccupés
beaucoup plus rapidement. Quand, il y a 4 000 ans, nos tranquilles hêtres
communs ont réapparu, des chênes et des noisetiers occupaient déjà la forêt.
Cela ne les a pas perturbés, ou plutôt cela n’a nullement perturbé leur stratégie
de germination. Le hêtre supportant beaucoup mieux l’ombre que d’autres
espèces, il a pu germer sans problème à leur pied. Le peu de lumière que les
chênes et les noisetiers laissaient filtrer suffit aux jeunes conquérants pour
s’élever et effectuer une percée dans les houppiers de la concurrence. Ce qui
devait arriver arriva: les hêtres dépassèrent les espèces qui s’étaient implantées
avant eux et ils s’octroyèrent la lumière qui leur permettait de vivre. Cette
impitoyable marche triomphale vers le nord a aujourd’hui atteint le sud de la
Suède, mais elle n’est pas terminée. Ou elle ne le serait pas si l’homme n’était
pas intervenu. Avec l’apparition du hêtre, nos ancêtres ont commencé à
massivement transformer l’écosystème forestier. Ils ont abattu tous les arbres
autour de leurs habitations pour créer des terres agricoles. D’autres zones furent
défrichées pour le bétail, puis ces espaces s’avérant insuffisants, les vaches et les
porcs furent menés pâturer en forêt. Pour les hêtres, cela fut catastrophique. En
effet, leur descendance patiente des siècles au niveau du sol avant d’être
autorisée à démarrer pour de bon et, durant cette période, rien ne protège les
bourgeons terminaux de l’appétit des herbivores. À l’origine, la densité de
mammifères était extrêmement réduite, car ces forêts ne leur offrent que peu de
ressources alimentaires. Avant que l’homme entre en scène, les chances
d’attendre tranquillement 200 ans sans être dévorés étaient très favorables. Puis
des bergers sont arrivés dont les troupeaux affamés se sont jetés sur les
savoureux bourgeons. Sur les parcelles éclaircies par les coupes, des essences
qui jusque-là étaient supplantées par les hêtres se sont imposées. La progression
post-période glaciaire du hêtre en fut fortement ralentie et les territoires qu’il n’a
pas reconquis sont encore nombreux. Ces derniers siècles s’y est ajouté le
développement de la chasse qui, paradoxalement, a entraîné une augmentation
sensible des populations de cerfs, de sangliers et de chevreuils. Le nourrissage
du gibier dans son milieu naturel, pratiqué par les sociétés de chasse, notamment
dans le but d’accroître les effectifs de cervidés mâles, a eu pour effet d’en
multiplier le taux de présence naturel par 50. À l’heure actuelle, l’espace
germanophone affiche la densité de grand gibier herbivore la plus élevée au
monde, c’est dire les difficultés que rencontrent les jeunes hêtres. La sylviculture
limite elle aussi son extension. Dans le sud de la Suède, les plantations d’épicéas
et de pins occupent les territoires naturels des hêtres. Hormis quelques individus
isolés, l’espèce en est quasiment absente, mais elle attend son heure. Dès que
l’homme aura tourné les talons, elle reprendra sa marche vers le nord.
Le plus lent à se déplacer est le sapin blanc ou sapin commun, ou encore sapin
pectiné, une espèce de sapin typique de l’Allemagne. Il doit son nom à la couleur
gris argenté de son écorce, qui permet de le distinguer facilement de l’épicéa, à
l’écorce brun-rouge. De même que la plupart des espèces, le sapin blanc a
survécu à la période glaciaire dans le sud de l’Europe, probablement en Italie,
dans les Balkans et en Espagne(50). De là, il est remonté vers le nord à la suite
des autres espèces, mais à la modeste vitesse de 300 mètres par an. Les épicéas
et les pins, dont les graines sont plus légères et volent mieux, ont eu vite fait de
le devancer. Grâce au geai, même le hêtre et ses lourdes faînes a été plus rapide
que lui. Il semble bien que le sapin blanc ait développé une mauvaise stratégie,
car, en dépit de leur petite voile, ses graines volent mal et sont trop petites pour
être disséminées par les oiseaux. Il existe bien des espèces qui mangent les
graines de sapins, mais leur contribution est insignifiante. Le casse-noix
moucheté, quoique beaucoup plus intéressé par les pignes du pin cembro,
collecte également des graines de sapins dont il fait des réserves. Mais à la
différence du geai qui cache ses provisions de glands et de faînes un peu partout
dans la terre, le casse-noix moucheté stocke ses réserves dans des lieux protégés
et secs. Même s’il lui arrive d’en oublier, le manque d’eau ne permet pas la
germination. Le sapin blanc n’a donc pas la vie facile. Alors que la plupart des
espèces européennes se rapprochent de la Scandinavie, lui n’a pas dépassé le
Harz12. Mais que sont quelques centaines d’années de retard pour des arbres?
Les sapins supportent l’ombre épaisse et peuvent se développer même sous des
hêtres. Ils parviennent ainsi à progressivement s’immiscer dans des forêts
anciennes où ils peuvent former de grands arbres. Leur talon d’Achille est le
goût des chevreuils et des cerfs pour leurs plantules, broutées à un point tel que
l’espèce ne réussit pas à se propager.
Pourquoi le hêtre est-il si performant? Ou, posons la question d’une autre
façon: pourquoi, s’il parvient si bien à s’imposer sur les autres espèces, n’est-il
pas représenté partout dans le monde? La réponse est simple. Seul le climat
océanique que nous connaissons actuellement lui permet de donner la pleine
mesure de ses points forts. Hormis en haute altitude (où le hêtre ne pousse pas),
les écarts de température sont modérés. Des étés frais succèdent à des hivers
doux et avec 500 à 1 500 millimètres par an, le volume de précipitations comble
les besoins du hêtre. L’eau est un facteur majeur de croissance, et, en la matière,
le hêtre marque des points. Pour produire un kilo de bois, il utilise 180 litres
d’eau. Cela vous paraît beaucoup? La plupart des autres espèces en utilisent
jusqu’à 300 litres, soit presque deux fois plus. Cette relative sobriété a une
influence déterminante sur la rapidité de croissance et la capacité du hêtre à
supplanter les autres espèces. Le manque d’eau étant par exemple inconnu dans
leur zone de prédilection froide et humide de l’Europe septentrionale, les épicéas
sont naturellement de gros buveurs. Sous des latitudes moyennes, ils ne trouvent
ces conditions qu’en altitude, jusqu’à l’étage subalpin. Il y pleut beaucoup et les
températures peu élevées réduisent l’évaporation à sa plus simple expression.
Rien ne s’oppose donc à ce que l’on y use et abuse de l’eau disponible. En
revanche, dans la plupart des zones de moindre altitude, l’avantage est au sobre
hêtre qui continue de former de belles pousses verticales, même les années
sèches, et parvient ainsi à rapidement dépasser les gaspilleurs. Avec sa
propension à s’octroyer toute la lumière en ne laissant rien pour les autres, sa
capacité à créer le climat humide qui lui convient et un sol riche en réserves
d’humus, le tout associé à une architecture optimale pour la collecte de l’eau,
l’espèce est pour le moment imbattable en Europe. Mais seulement là. Dès que
le climat devient plus continental, le hêtre commence à souffrir. Les étés chauds
et secs, et les hivers rigoureux ne lui sont pas favorables, et il doit laisser la place
à d’autres espèces, comme le chêne. Ces conditions sont celles de l’est de
l’Europe. Les étés de Scandinavie lui conviendraient, mais les hivers longs et
froids ne sont pas pour lui. Côté sud, il ne peut s’implanter qu’en altitude, où il
fait un peu moins chaud. Ses exigences climatiques limitent donc l’aire naturelle
du hêtre au centre de l’Europe. Ce n’est que temporaire; le réchauffement
climatique entraînant une hausse générale de la température, il va bientôt
pouvoir se propager vers le nord. Le sud va devenir simultanément trop chaud
pour lui de sorte que son aire de répartition ne va pas s’agrandir, mais
simplement se déplacer vers le nord.
Lents et très résistants

Pourquoi les arbres vivent-ils aussi longtemps? Ne pourraient-ils pas faire


comme les plantes herbacées, pousser à plein régime pendant la saison estivale,
fleurir, former des graines puis retourner à l’état d’humus? Cela présenterait un
avantage considérable, car chaque changement de génération offre une chance de
modification génétique. Les accouplements et les fécondations sont
particulièrement propices aux mutations, or, dans un environnement en
perpétuelle évolution, s’adapter est une question de survie. Les souris se
reproduisent toutes les six à sept semaines, les mouches sont encore plus rapides.
Lors de ces successions, il arrive régulièrement que des modifications,
consécutives à des lésions, affectent les gènes. Dans les cas favorables, ces
modifications font apparaître un caractère particulier. C’est ce que l’on appelle
en résumé l’évolution. En donnant l’avantage aux caractères adaptés à de
nouvelles conditions environnementales, le phénomène assure la survie des
espèces. Plus le renouvellement des générations est court, plus les animaux ou
les végétaux peuvent s’adapter rapidement. Les arbres semblent ne trouver
aucun intérêt à ce que la science considère pourtant comme une nécessité. Ils
accumulent les années, en moyenne jusqu’à plusieurs centaines et parfois même
plusieurs milliers. Ils se reproduisent, au moins tous les cinq ans, toutefois il est
rare que cela débouche sur une véritable succession. Mais alors pourquoi
produire des centaines de milliers de semences qui ne trouvent pas de place
vacante? Tant que la mère-arbre capte l’essentiel de la lumière, rien ou presque
ne se développe sous son houppier, j’en ai déjà parlé. Même s’ils présentent
d’excellents nouveaux caractères, les enfants-arbres doivent souvent patienter
des centaines d’années avant de pouvoir eux-mêmes fleurir et transmettre ces
gènes. Sans doute faut-il être arbre pour supporter une telle lenteur.
L’histoire récente du climat est marquée par une alternance de hauts et de bas.
Un grand chantier de Zurich, en Suisse, a permis de mettre en évidence la
brutalité de ces variations. Au cours des travaux, des ouvriers ont mis au jour des
souches d’arbres en relativement bon état de conservation qu’ils ont
négligemment mises de côté. Un scientifique s’y est intéressé et en a prélevé des
échantillons pour en déterminer l’âge. Il est apparu que les souches provenaient
de pins qui poussaient sur le site près de 14 000 ans auparavant. Les variations
de température que ces souches révélèrent furent plus surprenantes encore. La
température a baissé de 6 °C en l’espace de seulement 30 ans, puis est remontée
tout aussi brutalement. Cela ressemble aux pires scénarios de réchauffement
climatique qui nous attendraient d’ici à 2100. Le XXe siècle, avec les glaciales
années 1940, les records de sécheresse des années 1970 et le réchauffement des
années 1990 a déjà sérieusement malmené la nature. Deux raisons expliquent
que les arbres supportent cela avec stoïcisme. Ils possèdent une grande capacité
d’adaptation aux aléas climatiques. Ainsi notre hêtre commun pousse-t-il aussi
bien au sud de la Suède qu’en Sicile, deux milieux qui hormis un nom
commençant par S ont peu de chose en commun. Les bouleaux, les pins et les
chênes sont eux aussi très tolérants. Pourtant, cela ne suffit pas à relever tous les
défis. Car avec les températures et les précipitations qui fluctuent, de
nombreuses espèces de champignons et d’animaux se déplacent du sud vers le
nord et inversement. Cela signifie que les arbres doivent s’adapter aussi à de
nouveaux parasites. Au surplus, le climat peut se modifier à un point tel que les
capacités d’adaptation soient dépassées. N’ayant ni jambes pour se déplacer ni
d’aide à attendre de quiconque, les arbres doivent alors trouver une solution. Une
première possibilité d’action s’offre à eux au tout début de leur vie. Les graines
peuvent en effet réagir aux conditions environnementales, alors qu’elles
mûrissent à l’intérieur des fleurs, peu après la fécondation. S’il fait
particulièrement chaud et sec, les gènes correspondants seront activés. Il est ainsi
prouvé que de telles conditions rendent les semis de pins plus résistants à la
chaleur qu’ils ne l’étaient jusque-là. Toutefois, les plantules perdent en même
temps une résistance au froid équivalente(51). Les arbres ont d’autres possibilités
de réagir à l’âge adulte. Du jour où ils ont dû affronter le manque de
précipitations d’une période de sécheresse, ils réduisent sensiblement leur
consommation d’eau et ne pompent plus le sol à tout va dès le début de l’été. Les
feuilles et les aiguilles sont les organes par lesquels s’évapore le plus d’eau. Dès
que l’arbre constate que le manque d’eau s’aggrave et que la soif s’installe
durablement, il renforce ses protections. La fine couche cireuse de la face
supérieure de ses feuilles s’épaissit, pendant que plusieurs couches de cellules
externes, qui elles aussi préservent des déperditions d’eau, se superposent.
L’arbre ne peut plus respirer aussi bien qu’avant, certes, mais toutes les
écoutilles sont fermées.
Quand l’arbre a épuisé toutes ses ressources, la génétique entre en jeu. Ainsi
que nous l’avons vu plus haut, le renouvellement des générations est
particulièrement lent chez les arbres. Toute possibilité d’adaptation rapide est
donc exclue. Mais d’autres solutions existent. Dans une forêt naturelle, les arbres
d’une même espèce possèdent des patrimoines génétiques extrêmement
différents. Chez l’homme, nous sommes au contraire génétiquement très
proches, tous parents, du point de vue de l’évolution. En comparaison, les hêtres
d’un peuplement donné sont génétiquement aussi éloignés les uns des autres que
des espèces animales différentes. Il en résulte que, pris isolément, chaque arbre
possède des caractéristiques distinctes. Certains supportent mieux la sécheresse
que le froid, d’autres sont redoutablement équipés contre les insectes, tandis que
d’autres encore se moquent éperdument d’avoir les pieds dans l’eau. Quand les
conditions environnementales se modifient, les premiers touchés sont les
individus les moins armés pour les affronter. Quelques arbres sénescents
meurent, mais l’essentiel de la forêt se maintient. Il peut aussi arriver que des
conditions extrêmes déciment presque tous les arbres d’une même espèce sans
que cela ait de conséquences dramatiques. La plupart du temps, il en reste
toujours suffisamment pour fructifier et fournir de l’ombre aux générations
suivantes. Concernant les anciennes hêtraies de mon district, j’ai par exemple
calculé, en me basant sur les données scientifiques dont nous disposons, que
même si nous devions un jour connaître les mêmes conditions climatiques qu’en
Espagne, la majeure partie des arbres résisterait. À une condition: que des
coupes ne déstabilisent pas la structure sociale de la forêt et qu’elle puisse
continuer de réguler elle-même son environnement climatique.
Avis de tempête/Les aléas climatiques

Dans la forêt, tout ne se déroule pas toujours comme prévu. Pour être
remarquablement stable et traverser souvent plusieurs siècles sans modifications
notables, l’écosystème forestier n’en est pas moins exposé aux catastrophes
naturelles. J’ai déjà évoqué les tempêtes hivernales. Lorsqu’un fort coup de vent
ravage une forêt entière de conifères, il s’agit habituellement de boisements
artificiels de pins et d’épicéas. Souvent implantés sur des sols endommagés, trop
compactés par le passage des engins forestiers pour que les racines se
développent correctement, leur ancrage est très insuffisant. D’autant que ces
conifères sont beaucoup plus grands que dans leur habitat d’origine du nord de
l’Europe et qu’ils conservent leurs aiguilles durant la mauvaise saison. Leur
importante prise au vent est ainsi associée à l’effet de levier du tronc. Que le
système racinaire ne puisse remplir son office s’inscrit dans une suite logique.
Mais il existe aussi des phénomènes météorologiques auxquels même les
forêts naturelles ne résistent pas, quoique les dommages soient habituellement
très localisés. Ce sont les tornades, dont les vents tourbillonnants et les
mouvements d’air qui changent de direction en quelques secondes mettent tous
les arbres à rude épreuve. Comme elles se produisent souvent en association
avec un orage et que, sous nos latitudes, ceux-ci surviennent essentiellement en
été, une nouvelle composante entre en jeu: la présence du feuillage. Durant la
saison «normale» des tempêtes, d’octobre à mars, les feuillus sont entièrement
dénudés pour offrir un minimum de résistance au vent. En revanche, rien n’est
prévu pour ce qui n’est pas censé survenir en juin ou juillet. Qu’une tornade
balaye alors la forêt, et son tourbillon arrache et pulvérise les houppiers. Il ne
restera longtemps que des chandelles déchiquetées pour témoigner de l’accident
climatique.
Les tornades sont cependant trop rares pour justifier une évolution des
stratégies de défense. D’autres dommages associés aux orages sont beaucoup
plus fréquents: la casse des houppiers sous le poids de la pluie. La quantité d’eau
qui s’abat sur les feuilles en quelques minutes se chiffre en tonnes. Les arbres,
tout au moins les feuillus, ne sont pas conformés pour gérer une telle pression.
Le surcroît de poids qu’ils ont ordinairement à supporter est celui de la neige, en
hiver, dont l’essentiel traverse la ramure puisque les feuilles sont déjà tombées.
En été, le problème de la neige ne se pose pas et une chute de pluie normale ne
met un hêtre ni un chêne en péril. Tout arbre correctement développé ne devrait
rien avoir à redouter même d’une averse torrentielle. La situation se complique
quand le tronc ou les branches sont mal modelés. Une branche régulière forme
un arc. Elle part du tronc, pousse un peu vers le haut, poursuit sa croissance
horizontalement, puis s’affaisse légèrement. Cette forme lui permet d’amortir les
pressions exercées par le haut sans se casser. C’est extrêmement important, car
dans les vieux arbres, les charpentières peuvent mesurer plus de 10 mètres de
longueur. Il en résulte d’énormes effets de levier qui exercent une grosse
pression à la naissance des branches. Certains arbres n’en préfèrent pas moins
s’affranchir du modèle certifié. Chez eux, les branches s’éloignent du tronc puis
s’arrondissent pour partir vers le haut et continuent ainsi sans jamais changer de
direction. Si un poids fait plier ses branches, elles n’ont pas l’élasticité
nécessaire pour amortir la pression et se cassent, car les fibres du dessous de la
branche (au niveau de la courbure extérieure) sont comprimées et les fibres
intérieures, distendues. Parfois, c’est le tronc lui-même qui présente des points
faibles et s’effondre lors d’une pluie d’orage plus forte qu’une autre. En fin de
compte, il ne s’agit là que d’une brutale sélection naturelle qui exclut de la
course les arbres déraisonnables.
Mais il arrive aussi que les arbres ne soient en rien responsables du trop grand
poids qu’ils doivent supporter. Les mois de mars et avril peuvent être
redoutables quand la neige, jusque-là légère et poudreuse, se transforme en
lourde neige mouillée. La taille des flocons est le premier indicateur du danger.
Quand elle atteint celle d’une pièce de 25 cents, la situation devient périlleuse.
La neige mouillée contient beaucoup d’eau et est très collante. Elle adhère aux
branches et s’y accumule jusqu’à la rupture. Les arbres adultes y perdent
beaucoup de branches. Chez les adolescents, toujours en attente de pouvoir
grandir et s’épaissir, c’est plus grave. Avec leurs silhouettes dégingandées et
leurs petits houppiers, ils cassent sous le poids de la neige, ou s’effondrent et ne
parviennent jamais à complètement se redresser. Quant aux tout jeunes arbustes,
leur petite taille les préserve encore des dommages de la neige pour quelques
années. Regardez autour de vous, lors d’une prochaine promenade en forêt: les
jeunes arbres définitivement courbés ou tordus sont nombreux.
Le givre a des effets aussi dramatiques que la neige, mais quelle merveille!
Les cristaux de glace dont il saupoudre la végétation magnifient n’importe quel
paysage. Quand des températures négatives surviennent par temps de brouillard,
les microgouttelettes d’eau en suspension dans l’air se transforment en cristaux
de glace au contact des branches ou des aiguilles sur lesquelles elles se déposent.
En quelques heures, toute la forêt est blanche alors qu’aucun flocon de neige
n’est tombé. Si la situation persiste plusieurs jours, des centaines de kilos de
givre peuvent ainsi s’accumuler sur les ramures. Que le soleil perce à travers les
nuages et le spectacle est féerique. Mais les arbres souffrent et commencent à
s’arquer dangereusement sous la pression. Malheur à ceux dont le bois présente
des points de faiblesse. Un craquement sec résonne dans la forêt, et le houppier
tombe au sol.
Cette conjonction de phénomènes atmosphériques se produisant en moyenne
tous les 10 ans, un arbre est susceptible de devoir y faire face jusqu’à 50 fois
dans sa vie. Le danger est pour lui d’autant plus grand qu’il n’est pas intégré
dans une communauté de congénères. Les solitaires tout environnés de
brouillard glacé sont nettement plus souvent touchés que les individus de forêts
denses, vivant en réseau, qui peuvent s’appuyer sur leurs voisins. Au surplus, le
vent ayant tendance à passer au-dessus des houppiers, en forêt le givre
s’accumule tout au plus sur les cimes.
La météo a cependant d’autres flèches dans son carquois: la foudre par
exemple. Peut-être connaissez-vous ce vieil adage qui conseille, lors de la
survenue d’un orage en forêt, d’éviter les chênes et de rechercher les hêtres? Il
repose sur le fait que l’écorce des vieux chênes présente souvent de profondes
balafres de plusieurs centimètres de largeur. Je n’ai jamais rien observé de tel sur
le tronc des hêtres, mais en conclure que les hêtres ne sont jamais frappés par la
foudre est inexact et dangereux. Les vieux hêtres sont aussi souvent touchés que
n’importe quel arbre, ils n’offrent pas plus de protection. La raison pour laquelle
la foudre les endommage moins que les autres essences tient à l’absence
d’aspérités de leur écorce. Lors d’un orage, il pleut et l’eau qui ruisselle sur la
longue colonne du tronc forme un film continu. L’eau conduisant l’électricité
beaucoup mieux que le bois, le courant le parcourt seulement en surface.
L’écorce des chênes, elle, est rugueuse. L’eau qui s’écoule sur le tronc forme des
petites cascades, des centaines de minichutes d’eau qui s’égouttent sur le sol. La
décharge électrique est constamment interrompue et se propage à l’intérieur de
l’arbre. La moindre résistance de l’écorce est due au bois humide des cernes
annuels externes qui assurent le transport de l’eau au sein de l’arbre.
L’importante quantité d’énergie qui traverse le tronc fait exploser ce bois qui
conservera des années durant les séquelles de ce qu’il a vécu.
Avec leur écorce profondément fissurée, les sapins de Douglas, originaires de
l’ouest de l’Amérique du Nord, présentent un tableau clinique identique. Mais
leurs racines doivent être beaucoup plus sensibles. Dans ma seule forêt, j’ai déjà
eu deux fois l’occasion de constater qu’il n’y avait pas que le douglas frappé par
la foudre qui était mort à la suite d’un orage, mais également 10 autres de ses
congénères dans un rayon de 15 mètres autour de lui. Visiblement, ces derniers
étaient reliés par leurs racines à la victime de la foudre. Cette fois-là, ce ne sont
pas des nutriments qui leur ont été transmis, mais une décharge électrique
mortelle.
Des orages à forte activité électrique peuvent déclencher des incendies. J’ai
vécu cela une fois, quand des pompiers sont intervenus en pleine nuit pour
éteindre un petit feu dans la forêt communale. L’arbre qui avait été foudroyé était
un vieil épicéa creux. Les flammes qui dévoraient le bois pourri à l’intérieur du
tronc, à l’abri de la pluie torrentielle, s’élevaient haut dans le ciel. L’incendie fut
rapidement éteint, mais même sans aide extérieure, il ne se serait pas passé
grand-chose. La forêt alentour étant complètement trempée, une propagation des
flammes était très improbable. Dans le centre de l’Europe, les feux de forêt n’ont
pas été anticipés par la nature. Les feuillus, qui autrefois prédominaient, ne
s’enflamment pas car leur bois ne contient ni résines ni essences végétales.
Aucune espèce n’a développé de mécanisme quelconque qui réagirait à la
chaleur. Cela existe ailleurs, les chênes-lièges du pourtour méditerranéen le
prouvent. L’écorce épaisse dont ils sont revêtus les isole de la chaleur des feux
rampants et, l’aubier n’étant pas touché, les bourgeons dormants qui sont
dessous peuvent rapidement se développer et former de nouvelles branches.
Plus au nord, seules les monotones plantations d’épicéas et de pins, dont le
tapis d’aiguilles s’assèche comme du papier, peuvent devenir la proie des
flammes. Mais pourquoi diable l’écorce et les aiguilles des conifères
contiennent-elles autant de substances inflammables? Si les incendies sont
communs dans leur aire naturelle de répartition, ils devraient difficilement
s’enflammer. En réalité, s’ils ne sont pas équipés pour résister au feu, c’est qu’il
ne devrait pas y avoir de feu. Atteindre un âge canonique comme le vieil épicéa
de Dalécarlie et ses 9 000 et quelques années ne serait pas possible si un
incendie ravageait les forêts tous les 200 ans. Je pense que ce sont les hommes
qui depuis des millénaires sont responsables, par négligence et sans volonté de
nuire, par exemple en faisant cuire leurs aliments, de la destruction des forêts par
le feu. Les causes naturelles, comme la foudre, qui est effectivement à l’origine
de quelques petits foyers localisés, sont des phénomènes trop rares pour que les
espèces européennes y aient développé une adaptation. Tendez l’oreille la
prochaine fois que vous entendrez des questions aux informations sur les
origines d’un incendie de forêt: la plupart du temps, ce sont des causes humaines
qui sont recherchées.
Il existe un autre phénomène, moins dangereux mais pas moins douloureux
pour les arbres, dont j’ai longtemps ignoré l’existence. Notre maison forestière
est située sur une arête à près de 500 mètres d’altitude. Les ruisseaux
profondément encaissés qui nous environnent ne causent pas de nuisances à la
forêt, au contraire. Il n’en va pas de même des cours d’eau plus importants.
Leurs crues régulières ont entraîné la formation d’écosystèmes tout à fait
particuliers sur leurs rives: les ripisylves. Les essences susceptibles de
s’implanter dépendent du type et de la fréquence des crues. S’il y a du courant et
si les hautes eaux se maintiennent plusieurs mois par an, le paysage sera
composé de saules et de peupliers. Ces espèces supportent les longues stations
dans l’eau. Ces conditions, que l’on rencontre habituellement à proximité des
berges, forment la ripisylve de bois tendre. Plus loin du cours d’eau, et souvent
quelques mètres plus haut, les débordements sont plus rares. Ils se produisent à
la fonte des neiges, au printemps, et forment de grandes nappes où le courant est
peu important. En règle générale, l’eau s’est retirée au moment du débourrement.
Ces conditions conviennent bien aux chênes et aux ormes. Ils composent la
ripisylve à bois dur, un écosystème qui, au contraire de celle à bois tendre, est
très sensible aux hautes eaux estivales. Qu’elles aient alors les pieds dans l’eau
et ces essences, d’ordinaire robustes, risquent de dépérir par asphyxie de leurs
racines.
C’est cependant l’hiver qu’un fleuve peut infliger aux arbres des blessures
vraiment douloureuses. Lors d’une excursion dans une ripisylve de bois dur du
cours moyen de l’Elbe, j’ai été frappé de découvrir que la totalité des troncs
présentait des entailles. Surtout, toutes ces blessures étaient situées à la même
hauteur de deux mètres. Je n’avais jamais vu une chose pareille et me perdais en
conjectures. Les autres membres de notre groupe étaient tout aussi perplexes,
jusqu’à ce que le représentant de la Réserve de biosphère13 nous apprenne que
les blessures étaient dues à la glace. Lors des hivers particulièrement rigoureux,
si l’Elbe gèle, de gros blocs de glace se forment. Au printemps, quand l’air et
l’eau se réchauffent, ils dérivent dans les eaux en crue parmi les chênes et les
ormes et heurtent violemment les troncs. Le niveau du fleuve étant uniforme, les
arbres sont tous blessés à la même hauteur.
Si le réchauffement climatique s’installe, la débâcle de l’Elbe fera un jour
partie du passé. Mais avec leurs troncs balafrés, au moins les arbres les plus
vieux, qui ont connu toutes sortes d’aléas climatologiques depuis le début du
e
XX siècle, témoigneront-ils encore longtemps du phénomène.
Les nouveaux venus

La migration des arbres induit une transformation continuelle non seulement de


la forêt, mais de toute la nature. Cela explique que, dans de nombreux cas,
l’homme échoue à conserver certains paysages. Ce que nous voyons n’est qu’un
court épisode d’une apparente immobilité. En forêt, l’illusion est presque
parfaite: les arbres comptant parmi les organismes les plus lents de notre
environnement, il faut de multiples générations humaines pour percevoir les
changements qui s’opèrent au sein des boisements naturels. L’un de ces
changements est l’arrivée de nouvelles espèces. Les premiers explorateurs, qui
rapportaient un petit souvenir végétal de leurs expéditions, puis l’exploitation
forestière moderne ont introduit un nombre considérable d’espèces qui ne
seraient jamais parvenues à s’implanter en Europe sans leur concours. Aucun
poème, aucune chanson populaire ne mentionne le sapin de Douglas, le mélèze
du Japon ou le sapin de Vancouver qui ne sont pas encore inscrits dans notre
mémoire collective. En forêt, ces immigrés occupent une place à part. À la
différence des espèces qui ont migré naturellement, ils sont arrivés en Europe
sans leur écosystème naturel. Seules leurs graines ont été importées; la plupart
des champignons et tous les insectes qui leur étaient associés sont restés dans
leur pays d’origine. Tous ont ainsi pu prendre un nouveau départ. Cela présente
assurément des avantages. Ils n’ont rien à redouter d’attaques parasitaires, du
moins durant les premiers siècles. C’est une situation analogue à celle des
hommes vivant en Antarctique. L’air y est quasiment stérile et exempt de
poussière: idéal pour les allergiques si ce n’était pas si loin de tout. Changer de
coin de terre grâce à notre aide est comme une grande bouffée d’oxygène pour
les arbres. Ils trouvent les champignons mycorhiziens dont ils ont besoin pour
prospérer parmi les espèces non spécialisées et ne manquent ainsi de rien. Dans
les forêts européennes, ils deviennent de grands individus éclatants de santé, qui
plus est en un temps record. Pas étonnant qu’ils donnent l’impression d’être
supérieurs aux espèces locales. Du moins dans certains endroits. Les espèces qui
migrent naturellement ne s’implantent que là où toutes les conditions de leur
bien-être sont réunies. Pour qu’elles s’imposent sur les dominants traditionnels
de la forêt, le climat doit leur convenir, mais la nature du sol, son humidité, ainsi
que celle de l’air, aussi. L’introduction artificielle d’une espèce est un coup de
poker. Le cerisier tardif est un arbre à feuillage caduc originaire d’Amérique du
Nord. Dans son habitat d’origine, il développe de superbes troncs et produit un
bois d’excellente qualité. Quand ils l’ont introduit chez eux, les forestiers
européens n’en espéraient pas moins. Ils ont rapidement déchanté: dans son
nouvel environnement, le cerisier tardif est tordu, pousse de guingois, atteint à
peine 20 mètres de hauteur et a une prédilection pour le couvert des pins du nord
et de l’est de l’Allemagne. L’espèce est tombée en disgrâce, mais il est
impossible de s’en débarrasser, car les chevreuils et les cerfs dédaignent les
plantules en raison de leur amertume. Ils préfèrent brouter les pousses de hêtres,
de chênes, voire, en cas de pénurie, de pins. Ce faisant, ils délivrent le cerisier
tardif d’une encombrante concurrence si bien qu’il peut s’étendre et se propager
de plus belle. Concernant son avenir, le sapin de Douglas n’est pas à l’abri non
plus de mauvaises surprises. En 100 ans de culture, il est devenu en maints
endroits un impressionnant géant tandis que d’autres boisements ont dû être
prématurément récoltés pour éviter un désastre, ainsi que je l’ai vécu durant mon
année de stage de fin d’études. Un petit peuplement de douglas d’à peine 40 ans
présentait des signes de dépérissement précoce. Les scientifiques se sont
longtemps interrogés sur les causes du problème. Ce n’étaient pas des
champignons et aucun insecte ne pouvait être incriminé. Il s’avéra finalement
que les douglas souffraient de la haute teneur en manganèse du sol.
Apparemment, ces sapins ne s’en accommodent pas. À vrai dire, «le douglas» en
tant que tel n’existe pas, car les individus importés en Europe sont issus de
multiples sous-espèces possédant des caractéristiques très différentes. Celles
originaires des côtes de l’océan Pacifique sont parfaitement adaptées. Leurs
semences ont cependant été mélangées à celles de douglas continentaux poussant
loin de la mer. Pour compliquer l’affaire, les deux sous-espèces se sont
abondamment croisées afin d’engendrer une descendance chez laquelle les
caractéristiques de l’une ou l’autre apparaissent de façon totalement
imprévisible. Malheureusement, ce n’est souvent qu’à partir de 40 ans que la
bonne ou la mauvaise adaptation de l’arbre se manifeste. Si l’environnement lui
convient, il conserve ses solides aiguilles d’un vert foncé tirant sur le bleu ainsi
qu’un houppier dense et touffu qui ne laisse pas filtrer la lumière. Si ses
exigences ne sont pas comblées, il dépérit. Les troncs des hybrides qui ont hérité
de trop de gènes continentaux commencent ainsi à sécréter de la résine et leurs
houppiers s’éclaircissent. En fait, ce n’est qu’une cruelle correction de la nature.
Le processus peut être lent, se dérouler sur des décennies, mais les individus
génétiquement inadaptés sont tôt ou tard exclus.
Les hêtres communs pourraient bien mettre un jour ces intrus dehors. Il leur
suffirait d’utiliser contre eux la même stratégie que contre les chênes. Leur
capacité à se développer sous le couvert de grands arbres, dans la pénombre,
donne à long terme un avantage aux hêtres sur les douglas. La progéniture de ces
derniers a besoin de beaucoup de lumière pour grandir; l’ombrage des feuillus
locaux ne lui convient pas du tout. Les petits douglas ont une chance de
prospérer uniquement si l’homme leur vient en aide en abattant les arbres qui les
privent de soleil.
Si le nouvel arrivant est génétiquement très proche des espèces locales, cela
devient dangereux. C’est le cas du mélèze du Japon et du mélèze d’Europe. Ce
dernier poussant souvent en zigzag ou courbé, et de surcroît peu rapidement,
depuis le siècle dernier il est fréquemment remplacé par son cousin japonais. Les
deux espèces se croisent facilement. Les formes hybrides qui en résultent
risquent à long terme de signer la disparition des derniers mélèzes d’Europe
purs. Ma propre forêt est le théâtre de croisements et mélanges entre ces
mélèzes, mais je dois préciser qu’aucune des deux espèces n’est chez elle dans
l’Eifel. Le peuplier noir est menacé d’un même destin. À force de se croiser avec
des peupliers hybrides, cultivars issus de croisements avec le peuplier canadien,
il risque à terme de disparaître.
Pour autant, la plupart des espèces sont sans danger pour les arbres locaux. Si
nous ne les entretenions pas, une majorité d’entre elles ne se maintiendrait pas
au-delà de deux siècles. Toutefois, même avec notre aide, la survie à long terme
des nouveaux venus est toujours incertaine. Leurs parasites spécialistes circulent
eux aussi d’un continent à l’autre. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’importation
volontaire, il ne viendrait à l’idée de personne d’introduire des organismes
nuisibles. Mais les flux de marchandises, par exemple les importations de bois,
offrent aux champignons et aux insectes de multiples opportunités de traverser
l’Atlantique ou le Pacifique pour s’implanter en Europe. Les vecteurs sont
souvent les matériaux d’emballage et de conditionnement, notamment les
palettes de bois, insuffisamment chauffées pour être correctement déparasitées.
L’envoi de marchandises entre particuliers n’est pas exempt de risques non plus.
J’ai acquis un jour un vieux mocassin pour ma collection d’objets traditionnels
indiens. En ouvrant l’emballage en papier journal, une myriade de bestioles
marron sont apparues en même temps que la vieille chaussure de cuir. Je les ai
vite attrapées, écrasées et mises à la poubelle. Cela vous déconcerte de la part
d’un défenseur de la nature?
Quand ils s’installent, les insectes introduits représentent un danger mortel
autant pour les espèces d’arbres importées que pour les espèces indigènes. L’un
de ces insectes est le longicorne asiatique, un coléoptère probablement arrivé de
Chine dans des caisses d’emballage. Il mesure trois centimètres de longueur et
possède de longues antennes annelées de six centimètres. Avec son corps noir
brillant ponctué de taches blanches formant des bandes transversales, c’est
réellement un bel insecte. Nos feuillus le jugent beaucoup moins séduisant, car il
dépose sa ponte, œuf par œuf, dans les petites fentes de l’écorce. Chacun donne
naissance à une larve, vorace au point de forer des trous gros comme le pouce
dans le tronc. Ce sont autant de portes ouvertes aux champignons qui se
propagent alors dans l’arbre jusqu’à ce que mort s’ensuive. Jusqu’à présent, le
longicorne ne sévit qu’en milieu urbain où il s’ajoute aux difficultés déjà
nombreuses des arbres des rues. Un jour, peut-être colonisera-t-il aussi des zones
boisées. Ce n’est pas certain car, pour être redoutable, la bestiole n’en est pas
moins très paresseuse et demeure de préférence dans un rayon de quelques
centaines de mètres autour de son lieu de naissance.
Ce n’est pas le cas d’un autre arrivant d’Asie, le Chalara fraxinea, un
champignon invasif qui semble s’être mis en devoir d’en finir avec les frênes
communs d’Europe. Ses fructifications, de tout petits et charmants champignons
qui se développent sur les pétioles des feuilles tombées à terre, paraissent
inoffensives. C’est un leurre; à l’intérieur de l’arbre, le mycélium, le réseau
d’hyphes qui ravage le bois, provoque la mort des rameaux, puis celle des
branches maîtresses, les unes après les autres. Quelques frênes, plus résistants
que d’autres, semblent surmonter l’attaque, mais il n’est pas certain que demain
de belles frênaies bordent encore nos cours d’eau. Je me demande parfois si
nous, les forestiers, ne participerions pas aussi à la propagation d’espèces
invasives. Il m’est ainsi arrivé d’examiner des forêts infestées en Allemagne du
Sud, puis de retourner chez moi et de parcourir ma forêt… avec les mêmes
chaussures! Comment être sûr que je n’ai pas transporté de minuscules spores de
champignons sous mes semelles? Quoi qu’il en soit, le Chalara fraxinea est
aujourd’hui parvenu à Hümmel; les premiers frênes atteints de chalarose ont été
repérés.
Pourtant, l’avenir des forêts ne m’inquiète pas. Sur les grands continents, et le
continent eurasien formé par l’Europe et l’Asie constitue une immense entité
biogéographique, toutes les espèces ont dû en permanence affronter de nouveaux
arrivants. Les ouragans et les oiseaux migrateurs ne cessent de transporter des
graines d’arbres étrangers, des spores de champignons ou, pour les oiseaux, de
tout petits animaux dans leurs plumes. Un arbre de 500 ans a certainement
rencontré quelques mauvaises surprises au cours de sa vie. Mais une espèce
présentant habituellement une grande diversité génétique, il y a toujours
suffisamment d’individus capables de relever le défi. Sans doute connaissez-
vous certains de ces nouveaux citoyens apparus «naturellement» en Allemagne,
sans intervention de l’homme. C’est le cas de la tourterelle turque, arrivée du
bassin méditerranéen seulement dans les années 1930, ou de la grive litorne, un
passereau brun foncé moucheté de noir, originaire du nord-est de l’Europe, dont
depuis 200 ans l’aire ne cesse de s’étendre vers l’ouest jusqu’à atteindre
aujourd’hui le centre de la France. Les petits voyageurs clandestins que ces
oiseaux ont transportés dans leurs plumes à leur insu ne se sont pas encore fait
connaître, mais parions qu’ils sont là.
La capacité d’un écosystème forestier à résister aux modifications induites par
des espèces étrangères dépend de son intégrité. Les envahisseurs ont d’autant
plus de difficultés à s’implanter que la communauté sociale a été peu perturbée
et que l’environnement microclimatique dans lequel baignent les arbres est
équilibré. Parmi les plantes, l’exemple classique est celui de la grande berce du
Caucase. Originaire, comme son nom l’indique, d’Europe de l’Est, elle mesure
plus de trois mètres de hauteur. La beauté de ses inflorescences composées de
fleurs blanches en ombelle de 50 centimètres de diamètre lui a valu d’être
importée en Europe dès le XIXe siècle. Cantonnée dans un premier temps aux
jardins botaniques, elle fut ensuite cultivée comme plante ornementale dans de
nombreux jardins, d’où elle s’est échappée pour coloniser des territoires de plus
en plus vastes, avec une prédilection pour les prairies humides et les bords de
cours d’eau. Cette ombellifère géante est considérée comme très dangereuse, car
sa sève contient une toxine qui réagit à la lumière en provoquant de graves
brûlures de la peau. Des sommes considérables sont dépensées chaque année
pour tenter de l’éradiquer, sans grand succès. La propagation de la berce du
Caucase a pu prendre cette dimension invasive uniquement parce que la
ripisylve originelle de trop nombreux cours d’eau, grands et petits, a disparu. Si
celle-ci revient, il fera si sombre sous les houppiers que la plante ne pourra plus
se développer. Il en va de même de la balsamine de l’Himalaya ou de la renouée
du Japon qui ont pris la place des arbres le long des cours d’eau. Dès que
l’homme laissera les arbres gérer seuls le problème, il sera résolu.
Après avoir tant parlé des espèces qui étaient étrangères, préciser ce que l’on
entend par «espèces indigènes» n’est pas inutile. Nous avons tendance à tenir
pour indigènes les espèces présentes naturellement à l’intérieur de nos frontières.
L’exemple classique d’espèce animale présente naturellement est le loup,
réapparu dans la plupart des pays du centre de l’Europe dans les années 1990 et
considéré depuis comme faisant partie de la faune locale. Sa présence en Italie,
en France et en Pologne est toutefois bien antérieure. Le loup est donc
naturellement présent depuis très longtemps en Europe, mais pas dans tous les
pays. Mais cette unité d’espace n’était-elle pas, elle aussi, trop grande? Quand
nous disons que le marsouin est naturellement présent en Allemagne, cela
implique-t-il qu’il serait indigène dans le Rhin supérieur? Bien sûr que non, ce
serait absurde. Les termes «naturellement présent/e» ou «indigène» doivent être
beaucoup plus restrictifs et faire référence à une zone naturelle et non aux
frontières d’un pays. Ces zones naturelles se définissent par leur configuration
environnementale (ressource en eau, type de sol, topographie) et leur
microclimat. Les espèces colonisent les lieux leur offrant des conditions
environnementales optimales. Ainsi, dans la forêt de Bavière, les épicéas sont
naturellement présents à 1 200 mètres d’altitude, donc considérés comme une
espèce locale, mais ce n’est plus le cas à seulement un kilomètre de là et
400 mètres plus bas où ce sont les hêtres et les sapins qui prennent la main. Les
spécialistes emploient dans ce cas le terme plus précis de «localement indigène».
À la différence du vaste espace défini par nos frontières, le territoire d’une
espèce s’apparente donc plutôt à un minuscule micro-État. Quand l’homme
passe outre et par exemple plante des épicéas et des pins à basse altitude, il en
fait des espèces étrangères. Et nous voilà arrivés à mon sujet favori: la fourmi
rousse des bois. Espèce iconique des protecteurs de la nature, elle est répertoriée,
protégée et, en cas de conflit, déplacée à grands frais. Rien que de très normal
dans le cas d’une espèce menacée. Une espèce menacée? Non, s’agissant d’une
nouvelle venue, la fourmi rousse ne peut être considérée comme une espèce
menacée. Elle est arrivée dans le sillage des épicéas et des pins cultivés pour leur
bois, car elle est partiellement tributaire de leurs aiguilles. Sans ces feuilles,
fines, longues et pointues, elle ne pourrait pas construire les grands dômes qui
servent de nids aux colonies, preuve qu’elle ne peut pas avoir été présente dans
les forêts de feuillus originelles. De plus, elle aime le soleil, dont les rayons
doivent parvenir jusqu’à son nid au moins quelques heures par jour. C’est
particulièrement important quand il fait froid à l’ombre, au printemps ou à
l’automne, lorsque l’ensoleillement du dôme permet à la colonie de s’adonner
quelques jours de plus à ses activités quotidiennes. Les sombres et denses forêts
de hêtres ne sont donc pas du tout des habitats appropriés à la vie des fourmis
rousses, et elles sont certainement très reconnaissantes aux forestiers de planter
tant d’épicéas et de pins dont ils veillent à bien dégager les sous-bois.
Le bon air de la forêt

L’air de la forêt est synonyme d’air pur et sain. Quoi de mieux que la forêt pour
s’aérer les poumons, courir ou faire du sport après une semaine en ville? Cette
bonne réputation n’est pas usurpée. L’air est effectivement beaucoup plus pur
sous les arbres, car ils agissent comme de véritables filtres. Les feuilles et les
aiguilles baignant en permanence dans les flux d’air captent les petites et grandes
particules qui y sont en suspension. Le volume qu’elles interceptent peut s’élever
à 7 000 tonnes par an au kilomètre carré(52). Les houppiers représentent en effet
une immense surface foliaire. Elle est par exemple 100 fois plus importante que
celle d’une prairie, essentiellement en raison de la différence de taille entre
l’herbe et les arbres. Précisons aussi que les arbres ne filtrent pas uniquement des
substances polluantes, comme des particules de suie, mais de la poussière
soulevée par le vent et du pollen. Toutefois, la part imputable à l’homme est
particulièrement nocive. Acides, hydrocarbures toxiques et composés azotés se
concentrent sous les arbres comme la graisse dans le filtre de la hotte aspirante
d’une cuisine.
Si les arbres assainissent l’air en piégeant les particules en suspension, ils sont
aussi à l’origine d’apports particuliers. Ils émettent des substances odorantes,
que nous connaissons bien maintenant, ainsi que les fameux phytoncides
évoqués plus haut. Toutefois, les émissions de substances varient notablement
d’une forêt à l’autre, selon les essences qui la composent. Les forêts de conifères
abaissent sensiblement la charge microbienne de l’air, ce que les personnes
allergiques perçoivent mieux que quiconque. Mais le reboisement a introduit les
épicéas et les pins dans des zones d’où ils sont absents à l’état naturel. Et ces
espèces importées y rencontrent de sérieux problèmes. Dans la majorité des cas,
ils sont plantés à des altitudes peu élevées à la fois trop sèches et trop chaudes. Il
en résulte un air très chargé en poussière, nettement visible en été dans le contre-
jour du soleil. Les pins et les épicéas souffrant en permanence de stress hydrique,
les scolytes accourent, trop heureux d’envahir ces proies faciles. Les arbres
déclenchent alors leur système de défense chimique pour appeler à l’aide, et
quantité de substances odorantes circulent et se télescopent parmi les houppiers.
Nous en aspirons une petite partie à chaque bouffée d’air forestier qui pénètre
dans nos poumons. Serait-il possible que nous enregistrions inconsciemment
l’état d’alerte des arbres? Les forêts en danger sont des milieux instables peu
propices à être colonisés par les hommes. Nos ancêtres de l’âge de la pierre
ayant été constamment en quête d’un gîte idéal, il n’est pas absurde d’imaginer
que nous puissions intuitivement percevoir l’état de notre environnement. Du
reste, selon certaines observations scientifiques, notre pression artérielle
augmenterait dans les forêts de conifères et baisserait dans les forêts de
chênes(53). Faites le test et jugez par vous-même dans quel type de forêt vous
vous sentez le mieux.
La presse spécialisée a consacré un article aux effets du langage des arbres sur
la physiologie du corps humain(54). Des scientifiques coréens ont comparé les
conséquences de la marche en ville et en forêt chez des femmes d’âge moyen.
Résultat: la marche en forêt a amélioré la tension, la capacité pulmonaire ainsi
que la souplesse des artères, la marche en ville n’a induit aucune modification.
Les phytoncides ayant un effet bactéricide, il est probable qu’ils aient aussi une
action bénéfique sur notre système immunitaire. Pour ma part, je pense que le
«cocktail de messages» excrété par les arbres est l’une des raisons pour
lesquelles nous nous sentons si bien en forêt. Du moins dans les forêts intactes.
Souvent, les visiteurs avec lesquels j’ai l’occasion d’échanger me parlent du
sentiment d’être totalement dans leur élément et de l’impression de plénitude
que leur apporte une promenade sous les frondaisons d’une de nos réserves de
feuillus. Marcher dans une forêt de conifères, notamment plantée, comme le sont
la plupart de celles du centre de l’Europe, qui sont donc des écosystèmes
artificiels vulnérables, ne leur donne pas ce sentiment d’accord avec
l’environnement. Sans doute cela tient-il au fait que dans une forêt de hêtres les
arbres échangent plus de signaux de bien-être que d’«appels à l’aide». Ce sont
ces messages positifs que nous respirons et qui parviennent à notre cerveau. Je
suis persuadé que nous possédons instinctivement la capacité de percevoir l’état
de santé d’une forêt. Essayez, vous verrez que ce n’est pas faux.
Contrairement à une idée largement répandue, l’air de la forêt n’est pas
toujours riche en oxygène. Ce gaz essentiel à la vie est issu de la photosynthèse
et libéré par réduction du CO2. En été, les arbres rejettent chaque jour dans
l’atmosphère environ 10 000 kilos d’oxygène par kilomètre carré. Notre
consommation quotidienne individuelle étant d’un kilo, cela suffit aux besoins
d’un même nombre de personnes. Chaque promenade en forêt équivaut ainsi à
un véritable bain d’oxygène. Mais seulement le jour. Le volume important de
glucides que produisent les arbres est stocké pour la fabrication de leur bois,
mais il sert aussi à assouvir leur faim. La consommation de sucre par les cellules
produit, comme chez nous, de l’énergie et du CO2. De jour, cela n’a guère
d’incidence sur l’air car, au final, il reste toujours un excédent d’oxygène. La
nuit, en revanche, l’activité photosynthétique s’interrompt, et non seulement il
n’y a pas de réduction de CO2, mais le processus s’inverse. Dans l’obscurité, il
n’y a plus que de la consommation, le sucre est brûlé dans les mitochondries, les
centrales énergétiques de la cellule, et quantité de CO2 est libérée. Vous pouvez
néanmoins vous promener la nuit en forêt sans risquer l’asphyxie. Un flux d’air
permanent veille en effet à ce que tous les gaz présents soient brassés en continu
afin que la baisse du taux d’oxygène ne soit pas trop marquée au niveau de la
troposphère, la couche de l’atmosphère la plus proche du sol.
Mais comment les arbres respirent-ils? Une partie de ce qui constitue leurs
«poumons» est apparente: ce sont les aiguilles et les feuilles. Elles possèdent, sur
leur face inférieure, de minuscules ouvertures en forme de fente qui ressemblent
à des petites bouches. C’est par ces orifices que durant le jour l’oxygène est
expulsé et le gaz carbonique absorbé, et inversement la nuit. Le chemin est long
des feuilles au tronc puis aux racines; ces derniers peuvent donc eux aussi
respirer. Si ce n’était pas le cas, l’hiver serait fatal aux feuillus qui une fois
dépouillés de leurs feuilles ne possèdent plus d’organes de respiration aériens.
L’arbre continuant à vivre au ralenti, et même à poursuivre son développement
au niveau des racines, il doit être en mesure de produire de l’énergie à partir de
ses réserves, et pour cela il a besoin d’oxygène. Cela explique qu’il soit
dramatique pour un arbre que le sol autour de son tronc soit tassé au point de
boucher les petits canaux aérifères. L’asphyxie des racines, ne serait-ce que
partielle, met sa santé en péril.
Revenons à la respiration nocturne. Les arbres ne sont pas seuls à rejeter du
dioxyde de carbone la nuit. Le feuillage, le bois mort, toutes sortes de végétaux
en décomposition hébergent de minuscules animaux, des champignons et des
bactéries qui ne cessent pas un instant de manger, de digérer puis de transformer
en humus tout ce qui peut l’être. En hiver, la situation devient encore plus
délicate: les arbres sont au repos et les réserves d’oxygène ne sont pas
renouvelées, même durant la journée, alors que la vie souterraine, dans la terre,
continue, avec une ardeur telle que le sol ne gèle pas au-delà de cinq centimètres,
même lorsqu’il fait un froid polaire. Les forêts en deviendraient-elles
dangereuses l’hiver? Non, nous sommes sauvés par les grands mouvements d’air
qui circulent autour de la Terre et dirigent l’air océanique vers les continents. Les
algues innombrables qui vivent dans les eaux marines libèrent toute l’année,
quelle que soit la saison, d’importantes quantités d’oxygène. Elles comblent si
bien le déficit que nous pouvons respirer à pleins poumons sous des hêtres ou
des épicéas couverts de neige.
Puisque nous parlons de la nuit: vous êtes-vous déjà demandé si les arbres
avaient besoin de dormir? Que se passerait-il si, pensant les aider, nous les
éclairions la nuit pour qu’ils puissent synthétiser plus de sucre? Ce ne serait pas
une bonne idée. Nous savons aujourd’hui que les arbres ont le même besoin
physiologique que nous de faire une pause; la privation de sommeil a sur eux
comme sur nous des effets dévastateurs. Des observateurs signalaient dès 1981
dans la revue Das Gartenamt14 que la mort des chênes d’une ville américaine
était imputable à 4 % à l’éclairage nocturne. Quant à les priver de leur long repos
hivernal, nous l’avons vu dans le chapitre sur l’hiver, les amoureux de la nature à
faire involontairement le test sont nombreux. Ils rapportent chez eux un bébé-
chêne ou hêtre, et le mettent dans un pot sur le rebord d’une fenêtre. Dans le
doux cocon du salon familial, l’hiver passe quasi inaperçu si bien que les jeunes
arbres ne prennent pas le temps de souffler et continuent de pousser. Un jour
pourtant, le manque de sommeil réclame son tribut et l’arbuste en apparence
plein de vitalité dépérit. Mais il y a tant d’hivers qui n’en sont plus, objecterez-
vous, tant de régions, excepté en montagne, où les jours de gel intense se
comptent, au mieux, sur les doigts d’une main. Certes, mais les feuillus perdent
tout de même leurs feuilles et en développent de nouvelles au printemps, car ils
réagissent aussi à la durée des phases lumineuses. Et pour les bébés-arbres en pot
devant une fenêtre, cela ne fonctionne plus? En fait, cela fonctionnerait si le
chauffage était coupé et que les longues soirées d’hiver n’étaient pas
artificiellement éclairées. Mais qui serait prêt à renoncer aux confortables 21 °C
et à la douce lumière électrique qui ressuscitent l’été dans nos intérieurs? Et
aucun arbre forestier de nos contrées ne résiste à un été perpétuel.
Pourquoi la forêt est-elle verte?

Pourquoi avons-nous beaucoup plus de difficultés à comprendre les plantes que


les animaux? Parce que l’évolution nous a très tôt coupés du monde végétal. Nos
dispositions sensorielles en sont aujourd’hui si éloignées que nous devons faire
appel à toute notre imagination pour commencer à entrapercevoir ce qui se passe
chez les arbres. Notre perception des couleurs en est un bon exemple. J’aime
l’association d’un ciel parfaitement bleu et du vert intense des cimes des arbres.
C’est pour moi le paysage parfait, l’idéal pour se détendre. En va-t-il de même
pour les arbres? Peut-être, du moins dans une certaine mesure. Les hêtres, les
épicéas et nombre d’espèces doivent aussi estimer qu’un ciel bleu, donc
beaucoup de soleil, est agréable. Quoique pour elles le bleu azuréen soit moins
synonyme de romantisme ou d’apaisement que le top départ de l’ouverture du
buffet. Car un ciel sans nuages, c’est une intensité lumineuse maximale, donc
des conditions optimales pour la photosynthèse. C’est le moment de donner le
meilleur de ses capacités; la couleur bleue est donc synonyme de travail intense.
Le CO2 et l’eau sont transformés en sucre, en cellulose et en divers glucides,
puis stockés; les arbres sont rassasiés.
Le vert a une tout autre signification. Avant que nous en venions à la couleur
la plus commune de la majorité des végétaux, une autre question se pose:
pourquoi le monde est-il coloré? La lumière solaire est blanche; si elle est
réfléchie, elle est également blanche. Nous devrions donc baigner dans un
paysage visuellement d’une pureté clinique. Que ce ne soit pas le cas tient au fait
que chaque matériau absorbe ou transforme des parts de lumière en un autre
rayonnement d’une façon différente. Seules les longueurs d’onde restantes sont
réfléchies et perçues par nos yeux. La couleur des organismes vivants et des
objets est donc déterminée par la couleur de la lumière réfléchie. Et chez les
arbres, il s’agit du vert. Mais pourquoi n’est-ce pas le noir, pourquoi toute la
lumière n’est-elle pas absorbée? La lumière solaire étant transformée dans les
feuilles à l’aide de la chlorophylle, si les arbres transformaient le rayonnement
de façon optimale, il ne devrait presque rien rester et la forêt devrait paraître
noire, même en plein jour. Mais la chlorophylle a un défaut. Elle présente ce que
l’on appelle un «vide vert», c’est-à-dire qu’elle absorbe la majeure partie du
spectre lumineux visible sauf la couleur verte qu’elle ne peut donc pas exploiter
et doit renvoyer. Cette faille, qui rend visible ce que la photosynthèse n’utilise
pas, explique que presque tous les végétaux paraissent verts. En fin de compte, la
couleur verte est un résidu de lumière, un rebut que les arbres ne peuvent pas
utiliser. Ce que nous trouvons beau est sans utilité pour la forêt. La nature nous
séduit en réfléchissant un rebut? J’ignore l’effet de la couleur verte sur les
arbres, mais je suis certain que les hêtres et les épicéas, qui sont toujours avides
de synthétiser de l’énergie, apprécient autant le ciel bleu que moi.
Le défaut d’absorption de la chlorophylle est à l’origine d’un autre
phénomène: l’ombre verte. Les hêtres ne laissant filtrer au maximum que 3 % de
lumière solaire, il devrait faire extrêmement sombre sous les frondaisons, même
en plein jour. Pourtant, il n’en est rien, ce que chacun peut constater lors d’une
sortie en forêt. En même temps, quasiment aucun autre végétal ne pousse à leur
pied. Cela tient au fait que l’ombre varie en fonction de la couleur. Tandis que de
nombreuses couleurs sont filtrées au niveau du houppier – le rouge et le bleu ne
parviennent au sol qu’en infimes quantités –, ce n’est pas le cas du «rebut» vert.
Les arbres ne pouvant l’utiliser, il franchit l’obstacle du feuillage et parvient au
sol. La pénombre verte qui baigne les sous-bois, avec cet effet si apaisant sur les
sens, n’a pas d’autre origine.
Nous avons, dans notre jardin, un hêtre rouge. C’est un arbre de grande taille,
planté par l’un de mes prédécesseurs. Il ne me plaît pas beaucoup, car sa couleur
a pour moi quelque chose de maladif. Les arbres pourpres sont nombreux dans
les parcs paysagés et les grands jardins où ils sont censés rompre la monotonie
du vert. Hêtres pourpres, érables rouges et autres cornouillers sanguins, je ne
parviens pas à les apprécier. Ils devraient pourtant susciter chez moi un petit élan
d’empathie, car cette couleur divergente de la norme s’avère un handicap. Le
phénomène résulte d’un trouble du métabolisme. Les feuilles en formation
présentent souvent une teinte rougeâtre, même chez les arbres sains et normaux,
car le jeune tissu contient une sorte de crème solaire. Ce sont les anthocyanes,
des pigments qui, en bloquant les rayons ultraviolets, protègent les petites
feuilles du rayonnement solaire. Quand les feuilles atteignent leur maturité, les
anthocyanes sont dégradées à l’aide d’une enzyme. Parmi les hêtres et les
érables, cette enzyme est absente chez quelques individus qui diffèrent de la
norme génétique. Ils ne peuvent pas éliminer ce pigment qui reste présent dans
les feuilles durant toute la période de végétation. Ils diffusent donc beaucoup de
lumière rouge et gaspillent une part importante de l’énergie lumineuse. Ils
réalisent la photosynthèse avec le spectre des tons bleus, mais comparé à ce dont
disposent leurs cousins verts, c’est bien peu. Des arbres pourpres ou rouges
surgissent régulièrement dans la nature, mais comme ils poussent plus lentement
que leurs voisins verts, ils ne parviennent pas à s’imposer et disparaissent de
nouveau. Toutefois, l’homme étant toujours séduit par la rareté, les variantes
rouges sont recherchées puis multipliées artificiellement pour créer des arbres
d’ornement. En somme, le malheur des uns fait le bonheur des autres, mais si
l’incidence que ces manipulations ont sur les arbres était connue, peut-être y
renoncerions-nous.
Les principales difficultés de compréhension des arbres ont cependant une
autre raison: ils sont d’une extrême lenteur. Leur enfance et leur jeunesse sont 10
fois plus longues que les nôtres et ils vivent au moins cinq fois plus longtemps
que nous. Les mouvements volontaires, comme le déploiement des feuilles ou la
pousse des rameaux, se déroulant sur des semaines ou des mois, ils donnent
l’impression d’être immobiles, aussi peu animés que des pierres. Le murmure du
vent dans les houppiers, le craquement des branches et des troncs qui se
balancent doucement et rendent la forêt si vivante ne sont que des mouvements
involontaires subis par les arbres. Il n’est guère étonnant que la plupart de nos
contemporains les considèrent comme des objets. Pourtant, sous l’écorce, de
nombreux processus sont nettement plus rapides. L’eau et les éléments nutritifs,
le «sang de l’arbre», peuvent ainsi monter des racines vers les feuilles à la
vitesse d’un centimètre par seconde(55).
Même des défenseurs de la nature et de nombreux forestiers tombent dans le
piège de ce qu’ils voient en forêt. L’homme est un «animal visuel» qui se laisse
fortement influencer par ce que ses yeux perçoivent. Les forêts primaires de nos
latitudes paraissent de prime abord tristes et désertes. La richesse de la faune est
essentiellement microcosmique et demeure cachée aux yeux des visiteurs de la
forêt. Nous ne repérons que les espèces de grande taille comme les oiseaux ou
les mammifères, et encore, rarement, car les hôtes des forêts sont aussi discrets
que farouches. Les personnes auxquelles je fais visiter nos vieilles réserves de
hêtres me demandent fréquemment pourquoi on y entend si peu d’oiseaux.
En revanche, les espèces vivant dans les espaces ouverts sont souvent
tapageuses et elles se donnent moins de mal pour se dissimuler à nos regards. Si
vous avez un jardin, sans doute avez-vous remarqué combien les mésanges, les
merles ou les rouges-gorges s’habituent vite à la présence humaine et
s’approchent jusqu’à quelques mètres. La plupart des papillons forestiers sont
bruns et gris pour se fondre dans la couleur de l’écorce le temps d’une pause sur
un tronc quand les espèces des paysages ouverts font un tel assaut de couleurs,
toutes plus chatoyantes les unes que les autres, qu’on ne peut manquer de les
voir. Le comportement des plantes est similaire. Les espèces forestières sont
habituellement petites et se ressemblent beaucoup. Les espèces de mousses,
toutes minuscules, se comptent par centaines, de même que les espèces de
lichens, les unes et les autres si nombreuses que je ne m’y retrouve plus moi-
même. En comparaison, les plantes des prairies sont des charmeuses qui misent
sur la couleur et le paraître. Comment ne pas être séduit par les immenses tiges
couvertes de fleurs pourpres des digitales, les fleurs jaunes du séneçon, le bleu
céleste des myosotis? Que tant de défenseurs de la nature s’enthousiasment
lorsque des tempêtes ou des coupes rases dégagent de vastes espaces n’est pas
étonnant. Ils méconnaissent les effets dramatiques de ces perturbations de
l’écosystème forestier et croient sincèrement que cela favorise la biodiversité. En
contrepartie des quelques espèces de milieux ouverts qui se prélassent au soleil,
des centaines d’espèces de la microfaune, auxquelles quasiment personne ne
s’intéresse, disparaissent localement. Une étude scientifique de l’Ecological
Society of Germany, Austria and Switzerland en vient ainsi à la conclusion que
si l’amplification de l’exploitation forestière induit un accroissement de la
diversité végétale, il n’y a pas lieu de s’en réjouir, car il est avant tout un indice
du degré de déstabilisation de l’écosystème naturel(56).
Retour à la forêt primaire

Dans le contexte actuel d’atteintes répétées à l’environnement avec, pour


certaines, les conséquences dramatiques que l’on sait, la nostalgie d’une nature
vierge grandit. Dans les régions fortement urbanisées du centre de l’Europe, la
forêt est perçue comme le dernier paysage intact où laisser son âme vagabonder.
Pourtant, aucun de nos paysages n’est plus intact. Il y a des siècles que les forêts
primaires ont disparu sous les haches puis les charrues de nos ancêtres accablés
par les famines. Les campagnes et les zones urbaines sont certes entrecoupées de
vastes étendues boisées, mais il s’agit pour la plupart de plantations composées
d’arbres d’une seule essence et d’un même âge. Que l’on ne puisse guère les
qualifier de forêts fait aujourd’hui consensus, en Allemagne. Les partis
politiques allemands ont convenu de ne plus du tout intervenir dans au moins 5
% des forêts afin qu’elles puissent devenir les forêts primaires de demain. Cela
peut paraître peu, voire lamentable comparé aux États des zones tropicales, dont
nous sommes toujours prompts à critiquer l’absence de politique de préservation
des forêts, mais c’est un début. Si l’Allemagne n’a jusqu’ici redonné leur liberté
qu’à 2 % des forêts, cela représente tout de même plus de 200 000 hectares. Ces
espaces permettent d’observer le libre jeu de la nature. Au contraire des sites
naturels protégés, qui sont entretenus à grands frais, c’est la stricte non-
intervention qui est ici préservée, en application du principe dit de «protection
des processus». Mais comme la nature n’a que faire de nos attentes, les choses
n’évoluent pas toujours comme nous le souhaiterions.
En règle générale, le processus de retour à une forêt primaire se déroule de
façon d’autant plus radicale que la zone protégée est fortement déséquilibrée. Un
champ au sol nu, auquel succéderait une pelouse tondue toutes les semaines, est
ce qu’il y a de moins naturel et de plus éloigné d’une forêt primaire. Je découvre
tous les jours des plantules de chênes, de hêtres ou de bouleaux dans l’herbe
autour de notre maison forestière. Si nous ne fauchions pas régulièrement, il ne
faudrait pas cinq ans à notre petit paradis pour être envahi de jeunes arbres de
deux mètres de haut.
Parmi les zones boisées, le processus de retour au naturel est particulièrement
impressionnant dans les plantations d’épicéas et de pins. Ces types de
boisements sont souvent inclus dans les parcs nationaux récemment créés pour
l’unique raison qu’il est plus difficile de s’accorder sur des zones de forêts de
feuillus, qui ont pourtant une valeur écologique supérieure. Mais peu importe,
une forêt primaire s’accommode volontiers de démarrer dans une monoculture.
Que l’homme s’abstienne de toute intervention et il ne faut que quelques années
pour que les premiers grands changements apparaissent. Cela commence
habituellement par la survenue d’insectes, de minuscules scolytes qui peuvent
désormais se multiplier à loisir et s’étendre. Dans les conditions dans lesquelles
ils ont été plantés – en rangs serrés et souvent dans des régions trop chaudes et
trop sèches pour eux –, les conifères sont incapables de résister aux envahisseurs
qui dévorent leur écorce et ils meurent en quelques semaines. L’invasion de
scolytes se répand à la vitesse de l’éclair dans les forêts qui jusque-là étaient
exploitées. Elle laisse derrière elle des paysages dévastés, dénués de vie
apparente d’où émergent les troncs pâles des arbres morts. Un crève-cœur pour
les scieries locales qui convoitent les troncs et agitent le chiffon rouge du recul
de la fréquentation touristique en vue d’arriver à leurs fins. Il est certain que le
visiteur non averti qui pénètre dans une forêt prétendument intacte et, au lieu de
beaux arbres verts, découvre des collines entières d’arbres décharnés, risque
d’être rebuté. Plus de 5 000 hectares de forêts d’épicéas sont ainsi morts
depuis 1995 dans le seul parc national de la forêt bavaroise, ce qui correspond à
environ un quart de sa superficie totale(57). Apparemment, pour certains
visiteurs, la vision de troncs morts serait plus pénible à supporter que des
surfaces nues. La plupart des parcs nationaux cèdent aux critiques et vendent aux
scieries les arbres qu’ils abattent et déblayent pour lutter contre les scolytes.
C’est une erreur, car les épicéas et les pins morts favorisent le développement de
jeunes feuillus. Leurs squelettes desséchés emmagasinent de l’eau et contribuent
ainsi à rafraîchir l’air brûlant du plein été. Quand ils tombent, l’enchevêtrement
inextricable des troncs et des branches forme une barrière naturelle que les
chevreuils et les cerfs ne peuvent pas franchir. Les petits hêtres, sorbiers des
oiseleurs et autres chênes peuvent ainsi pousser en hauteur sans crainte d’être
broutés. Au surplus, la décomposition du bois de conifère produit l’humus
indispensable à la régénération du sol. À ce stade, il n’y a cependant pas encore
de forêt primaire en formation, car tous ces bébés-arbres grandissent sans
parents. Personne n’est là pour freiner leur croissance, pour les protéger ou pour
leur perfuser en urgence des solutions de sucres. Dans une zone protégée, la
première génération naturelle d’arbres se développe un peu comme les enfants
des rues. Les essences qui composent la forêt n’ont pas encore retrouvé leur
équilibre naturel. Avant de dépérir, les conifères des anciennes plantations ont
lâché beaucoup de graines, si bien que des épicéas, des pins et des douglas se
mêlent encore aux hêtres, aux chênes et aux sapins blancs. De quoi susciter
quelque impatience du côté de l’administration. Il est probable que l’abattage des
conifères désormais tombés en disgrâce accélérerait un peu le processus de
retour au naturel. Mais lorsque l’on sait que la première génération grandit de
toute façon trop vite, ne peut donc pas atteindre un grand âge et qu’en
conséquence la communauté forestière n’accède à la stabilité que beaucoup plus
tard, on observe cela avec un certain détachement. Les premiers descendants des
espèces plantées ne vivront pas au-delà de 100 ans, car ils vont dépasser les
feuillus en hauteur et se dresseront seuls au-dessus des cimes, offerts à tous les
vents qui les balayeront sans pitié. Les premières trouées qu’ils laisseront dans la
canopée seront conquises par la seconde génération de feuillus qui pourra dès
lors grandir dans l’ombre protectrice de ses parents. Même si ces parents ne
vieillissent pas beaucoup, cela suffira à assurer un départ lent à souhait à leurs
enfants. Quand ceux-ci auront atteint l’âge de la retraite, la forêt primaire se sera
stabilisée dans un équilibre qui n’évoluera plus ou très peu.
Entre-temps, 500 ans se seront écoulés depuis la création du parc naturel. Si
au lieu de boisements artificiels de conifères, c’était une grande zone de feuillus
jusque-là modérément exploitée qui avait été mise sous protection, 200 ans
auraient suffi au processus. Mais la tendance étant de placer sous protection
intégrale des forêts très déséquilibrées, il faut prévoir un brin de temps
supplémentaire (du point de vue des arbres) pour obtenir le résultat escompté et
se préparer à une phase de transformation particulièrement rude durant les
premières décennies.
L’aspect des forêts primaires européennes suscite beaucoup de fausses idées.
Les néophytes sont nombreux à croire que le paysage serait envahi de
broussailles et le sous-bois dense et impénétrable. Les forêts ouvertes
aujourd’hui à la promenade ou à la randonnée deviendraient ainsi impraticables.
Les réserves forestières qui n’ont connu aucune intervention humaine depuis
plus de 100 ans prouvent le contraire. L’ombre épaisse bannit les plantes
herbacées et les buissons; au sol, la couleur brune des feuilles mortes domine.
Les petits arbres poussent extrêmement lentement et très droit, leurs branches
latérales sont courtes et grêles. Le plus impressionnant, ce sont les vieux arbres
dont les fûts parfaits s’élèvent dans la pénombre comme les piliers d’une
immense cathédrale.
Les forêts exploitées, régulièrement éclaircies, sont au contraire très
lumineuses. Les herbes et les broussailles y prospèrent, les ronces forment des
fourrés qui interdisent de s’affranchir des chemins. Les houppiers des arbres
abattus qui jonchent le sol ajoutent aux obstacles. Il émane de l’ensemble une
impression d’agitation et de désordre. À l’inverse, le sous-bois des forêts
primaires, fondamentalement dégagé, se laisse parcourir en tous sens. Les
quelques gros troncs qui gisent ici et là au sol offrent des bancs aux visiteurs.
Les arbres atteignant naturellement un très grand âge, ils sont rares. Hormis les
chutes d’arbres morts, il se passe très peu de chose dans la forêt. Les
changements visibles en une vie humaine sont minimes. Les zones protégées qui
permettent aux forêts cultivées de devenir des forêts naturelles apaisent la nature
et la rendent plus accessible.
Et la sécurité? N’entendons-nous pas régulièrement parler de la dangerosité
des vieux arbres? De branches qui tombent, d’arbres qui s’abattent sur les
chemins de randonnée, des cabanes ou des voitures? Cela peut arriver, bien sûr.
Mais les risques sont beaucoup plus élevés dans les forêts exploitées. Plus de 90
% des dommages causés par les tempêtes concernent des conifères issus de
boisements artificiels instables que des rafales de 100 kilomètres à l’heure
suffisent à abattre. Je n’ai pas connaissance d’un seul cas de forêt ancienne de
feuillus, inexploitée depuis longtemps, qui aurait subi de tels dommages. N’est-
ce pas une excellente raison de prôner le retour au naturel? Laissons donc faire la
nature!
Plaidoyer pour le respect des arbres

Ces dernières années, l’histoire partagée de l’homme et de l’animal a pris un


tournant positif. L’élevage intensif, l’expérimentation animale ainsi que d’autres
formes d’exploitations abusives existent toujours, mais nous reconnaissons à nos
compagnons animaux de plus en plus d’émotions, et partant, également plus de
droits. La loi de droit civil dite «de l’amélioration du statut juridique de
l’animal», qui stipule que l’animal ne doit plus être assimilé à une chose, est
ainsi entrée en vigueur en Allemagne en 199015. Des consommateurs toujours
plus nombreux renoncent à la consommation de viande ou privilégient les
produits issus de formes d’élevage respectueuses du bien-être animal. Cette
évolution de la société est très encourageante, car nous savons aujourd’hui que
les animaux présentent en de multiples domaines la même sensibilité que nous.
Cela vaut pour les mammifères, proches de nous, mais aussi pour les insectes,
comme la mouche du vinaigre. Des chercheurs californiens ont en effet
découvert que même ce minuscule animal rêvait. Je crains que l’homme ne soit
pas encore prêt à éprouver de l’empathie pour les mouches, mais même s’il
l’était, nous n’en serions pas plus proches d’un partage émotionnel avec la forêt
pour autant. Il existe pour nous un obstacle intellectuel quasi insurmontable entre
les mouches et les forêts. Les grands végétaux n’ont pas de cerveau, ils ne
peuvent se déplacer que très lentement, leurs préoccupations sont sans rapport
avec les nôtres et leur quotidien se déroule dans un ralenti extrême. Comment
s’étonner que les arbres soient traités comme des choses quand bien même
personne n’ignore que ce sont des organismes vivants? Quand une bûche craque
et pétille dans la cheminée, c’est du cadavre d’un hêtre ou d’un chêne que les
flammes s’emparent. Le papier du livre que vous avez entre les mains, chers
lecteurs, provient du bois râpé de bouleaux ou d’épicéas abattus – donc tués – à
cette seule fin. Vous trouvez ces propos excessifs? Je ne pense pas qu’ils le
soient. Si l’on songe à ce que les chapitres précédents nous ont appris, le rapport
entre les arbres et leurs produits est identique à celui existant entre les animaux
et leurs produits. Nous utilisons des êtres vivants qui sont tués pour satisfaire nos
besoins, c’est la réalité. Mais est-ce réellement blâmable? Nous sommes nous
aussi partie intégrante de la nature et ainsi constitués que la substance organique
d’autres espèces vivantes est indispensable à notre survie. Nous partageons cette
caractéristique avec tous les animaux. Mais nous pouvons nous interroger sur
notre comportement. Nous devons veiller à ne pas puiser dans l’écosystème
forestier au-delà du nécessaire et à traiter les arbres comme nous traitons les
animaux, en leur évitant des souffrances inutiles. L’exploitation du bois doit se
faire dans le respect des besoins spécifiques des arbres. Cela signifie qu’ils
doivent pouvoir satisfaire leurs besoins d’échange et de communication, qu’ils
doivent pouvoir croître dans un véritable climat forestier, sur des sols intacts, et
qu’ils doivent pouvoir transmettre leurs connaissances aux générations
suivantes. Au moins une partie d’entre eux doit pouvoir vieillir dans la dignité,
puis mourir de mort naturelle. La futaie jardinée16 est à l’exploitation forestière
ce que la culture biologique est à la production de denrées alimentaires. Cette
méthode de gestion durable de la forêt mêle étroitement des arbres de taille et
d’âge différents, si bien que les enfants-arbres grandissent sous leur mère. Seuls
quelques gros troncs sont abattus ici et là, en veillant à ne pas endommager le
reste du peuplement, et débardés en douceur, par des chevaux. Et afin que même
les vieux arbres aient toutes leurs chances, 5 % à 10 % de la forêt sont placés
sous protection. Le bois provenant de ces exploitations respectueuses des arbres
peut être employé sans hésitation. Malheureusement, 95 % des forêts exploitées
de l’Europe tempérée sont encore des cultures monospécifiques qui utilisent de
lourds engins de chantier. Il n’est pas rare que les non-professionnels perçoivent
mieux que les forestiers la nécessité de changer de pratiques culturales. Ils
interviennent de plus en plus dans la gestion des forêts publiques et parviennent
localement à imposer aux autorités décisionnaires des critères environnementaux
très exigeants. Dans le cas de la Suisse, c’est un pays tout entier qui se soucie du
bien-être des végétaux. La Constitution fédérale édicte en effet des dispositions
concernant l’obligation de traiter les animaux, les plantes et tout organisme
vivant dans le respect «de la dignité de la créature». Ainsi, couper des fleurs au
bord des routes sans nécessité est répréhensible. Hors de Suisse, cette vision
éthique a certes suscité quelques hochements de tête dubitatifs mais, pour ma
part, j’approuve sans réserve cette brèche ouverte dans la séparation entre
animaux et végétaux. Quand les capacités des végétaux seront connues, quand
leur vie sensorielle et leurs besoins seront reconnus, notre façon de considérer
les plantes évoluera. Les forêts ne sont pas des usines à produire du bois ou des
stocks de matières premières et accessoirement l’habitat de milliers d’espèces,
ainsi que la sylviculture moderne a tendance à le penser. Quand elles peuvent se
développer naturellement, dans le respect de leurs besoins spécifiques, elles
remplissent des fonctions que de nombreux règlements forestiers placent
juridiquement au-dessus de la production de bois, notamment la protection
(contre les risques naturels, les catastrophes, etc.) et le loisir. Les échanges
actuels entre associations de défense de l’environnement et exploitants forestiers
et des premiers résultats encourageants(58) sont de bon augure pour l’avenir.
Nous pouvons espérer que la vie secrète des forêts sera préservée et que les
générations futures pourront demain encore parcourir les bois avec le même
étonnement. Car c’est dans la profusion de vie que réside la spécificité de cet
écosystème, dans les dizaines de milliers d’espèces liées les unes aux autres et
dépendantes les unes des autres. Mais l’importance de la forêt dépasse son seul
cadre; une petite histoire qui nous vient du Japon nous donne un aperçu de ses
interactions avec les autres écosystèmes. Katsuhiko Matsunaga, un chercheur en
chimie marine attaché à l’université de Hokkaido, a découvert que des acides
provenant des feuilles tombées étaient transportés par les eaux des ruisseaux et
des fleuves jusqu’à la mer où ils favorisaient le développement du plancton, le
premier maillon de la chaîne alimentaire. La forêt permettrait d’avoir plus de
poissons? La plantation d’arbres à proximité des côtes, à l’incitation de
Katsuhiko Matsunaga, a effectivement été suivie d’une augmentation des
rendements des pêcheries et des élevages d’huîtres. Mais notre intérêt pour les
arbres ne doit pas reposer sur les seuls bénéfices matériels que nous pourrions en
attendre. Il importe aussi d’en préserver le charme et les énigmes. Chaque jour,
des drames et d’émouvantes histoires d’amour se déroulent sous le couvert des
houppiers, dernière parcelle de nature, à nos portes, où des aventures restent à
vivre et des mystères à découvrir. Et qui sait: un jour peut-être le langage des
arbres sera déchiffré et de nouvelles histoires extraordinaires s’offriront à nous.
D’ici là, lors d’une prochaine promenade en forêt, laissez votre imagination
vagabonder. Il arrive souvent que la réalité n’en soit pas si éloignée!
Remerciements

Pouvoir autant écrire sur les arbres est un cadeau, car au fil de mes recherches,
de mes réflexions, de mes intuitions et de mes observations, chaque jour
j’apprends quelque chose de nouveau. Ce cadeau, je le dois à mon épouse,
Miriam, qui m’a écouté avec patience conter l’avancement de mes travaux, qui a
relu mon manuscrit et suggéré nombre d’améliorations. Sans la compréhension
de mon employeur, la commune de Hümmel, en Allemagne, je n’aurais pas pu
protéger la magnifique forêt ancienne que je parcours avec tant de plaisir et qui
m’inspire. Merci aux éditions Ludwig Verlag de m’avoir offert la possibilité de
livrer le fruit de mes pensées à un vaste lectorat. Enfin, merci à vous, chères
lectrices et chers lecteurs, d’avoir éclairci avec moi quelques-uns des secrets des
arbres, merveilleux arbres qu’il faut connaître pour savoir les protéger.
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Notes

1 Forêt réservée à l’inhumation d’urnes funéraires ou de cendres. Voir également page 105.
2 Région de collines du massif schisteux rhénan située au sud de Cologne entre le Rhin à l’est, la Moselle
au sud et l’Ardenne belge à l’ouest.
3 Massif montagneux du nord de l’Allemagne s’étendant sur les trois Länder de Basse-Saxe, Saxe-Anhalt et
Thuringe.
4 N.D.É.: Au Québec, les mélèzes atteignent leur valeur commerciale à 25 ans et les épinettes de Norvège à
50 ans.
5 La plupart des arbres ont développé des gènes permettant de se prémunir de tout risque d’autofécondation.
Ces gènes ont très probablement été sélectionnés au cours de l’évolution, car les individus issus d’une
fécondation sans ce système de protection n’étaient le plus souvent pas viables ou pas fertiles, et n’ont
donc pas ou peu laissé de descendants. Les individus capables de reconnaître leur propre pollen ont pu
plus largement survivre et se reproduire, et ont gagné en proportion.
6 En France, le pique-prune s’est rendu célèbre en interrompant le chantier de l’autoroute A28 pendant
six ans. Voir http://www.lemonde.fr/planete/article/2010/08/14/le-pique-prune-scarabee-amateur-de-
vieux-arbres-seme-la-discorde-chez-les-hommes_1398986_3244.html, consulté le 10 juin 2016.
7 Le diamètre du tronc d’un arbre se mesure à 1,30 mètre du sol, soit à hauteur de poitrine, et se note DHP
(diamètre à hauteur de poitrine).
8 N.D.L.T.: En France, la mousse est censée indiquer le nord… avec tout aussi peu de fiabilité.
10 N.D.L.T.: Bundesamt für Naturschutz: en Allemagne, agence publique dépendant du ministère fédéral
de l’Environnement.
11 N.D.L.T.: Altitude au-delà de laquelle les arbres ne poussent plus et où commence l’étage alpin.
12 Les grandes forêts de conifères du Harz sont essentiellement situées en Basse-Saxe, au nord-ouest de
l’Allemagne.
13 Label international attribué par l’UNESCO à des espaces protégés dont l’objectif est d’assurer la bonne
conservation des éléments de la biodiversité.
14 N.D.L.T.: Das Gartenamt – Stadt+Grün, mensuel allemand spécialisé dans la gestion et l’entretien des
espaces verts urbains.
15 En France, en 1999, une nouvelle loi de protection animale a modifié le Code civil afin que les animaux,
tout en demeurant des biens, ne soient plus assimilés à des choses. La loi du 16 février 2015 relative à la
modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des
affaires intérieures a modifié de nouveau le Code civil en qualifiant les animaux comme des êtres doués
de sensibilité. Voir: http://agriculture.gouv.fr/bien-etre-animal-contexte-juridique-et-societal (consulté le
26 août 2016).
16 N.D.L.T.: En sylviculture, les termes «jardinage» et «jardiner» désignent un mode d’exploitation de la
forêt. La futaie jardinée est une pratique ancienne fondée sur des coupes légères et fréquentes.
Respectueuse des processus naturels, elle assure la stabilité et la permanence de la forêt.

Wohlleben, Peter, 1964-
[Geheime Leben der Bäume. Français]
La vie secrète des arbres: découvertes d’un monde caché
Traduction de: Das Geheime Leben der Bäume.
ISBN 978-2-89773-017-8
1. Arbres. 2. Forêts. I. Titre. II. Titre: Geheime Leben der Bäume. Français.

Les Éditions MultiMondes bénéficient du soutien financier du gouvernement du Québec par l’entremise du
programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres et de la Société de développement des entreprises
culturelles du Québec (SODEC). L’éditeur remercie également le Conseil des arts du Canada de l’aide
accordée à son programme de publication.

Édition: Ouvrage publié sous la direction de Florent Massot avec Geoffroy Fauchier-Magnan.
Traduction: Corinne Tresca
Adaptation: Raymond Lemieux
Conception graphique de la couverture: Anne Tremblay
Illustration de couverture: Nadezda Murmakova, Shutterstock.com
Mise en pages: Softoffice et Nathalie Tassé
Titre original: Das geheime leben der bäume. Was sie fühlen, wie sie kommunizieren - die Entdeckung
einer verborgenen welt, by Peter Wohlleben

Première publication par Ludwig Verlag, a division of Verlagsgruppe Random House GmbH, München,
Germany.

Copyright © 2015, Ludwig Verlag, a division of Verlagsgruppe Random House GmbH, München, Germany
Copyright © 2017, Éditions des Arènes, Paris, pour la traduction en langue française
Copyright © 2017, Les Éditions MultiMondes pour l’édition en langue française en Amérique du Nord.

ISBN version imprimée: 978-2-89773-017-8


ISBN version numérique (PDF): 978-2-89773-018-5
ISBN version numérique (ePub): 978-2-89773-019-2

Dépôt légal: 1er trimestre 2017


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Montréal (Québec) H2K 3W6
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