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Présentation du séminaire.
Le séminaire prendra pour point de départ les débats entourant la réémergence de la notion d’animisme au sein de
l’anthropologie contemporaine (Philippe Descola, Eduardo Viveiros de Castro, Tim Ingold, Nurit Bird-David, Laura
Rival, Graham Harvey, Rane Willerslev, Eduardo Kohn, Dimitri Karadimas, Fernando Santos-Granero, Marc
Lenaerts, etc.). L’acception de l’animisme que nous retiendrons n’est donc pas seulement réductible au sens classique
(hérité de Tylor) ou à celui qu’il peut prendre en psychologie (par exemple chez Piaget).
Nous tenterons de mettre en évidence les limites et les défauts de la plupart des théorisations anthropologiques de
l’animisme et montrerons sur la base d’exemples essentiellement tirés de l’ethnographie amazoniste que les sciences
cognitives nous fournissent des instruments très précieux pour éclairer les phénomènes anthropologiques en question
et proposer une redéfinition plus satisfaisante de l’animisme. Outre son objet propre, ce séminaire introduira dans
une large mesure aux études amazonistes, à l’anthropologie cognitive, à la philosophie cognitive, ainsi qu’à la
psychologie interculturelle.
Le semestre s’organisera autour de huit modules thématiques :
(1) Introduction générale aux théories anthropologiques classiques et contemporaines de l’animisme, et mise au clair des
différences entre l’animisme et d’autres notions apparentées (hylozoïsme, panpsychisme, panthéisme).
(2) Introduction à l’anthropologie cognitive au sens large (anthropologie cognitivo-évolutionnaire, anthropologie cognitive
américaine, anthropologie psychologique, anthropologie de la conscience, neuroanthropologie, etc.), et mise au jour des données
et méthodes pertinentes pour l’étude de la cognition animiste.
(3) Introduction à la cultural psychology, cross-cultural psychology et indigenous psychology et mise au jour des données et méthodes
pertinentes pour l’étude de la cognition animiste.
(4) Mise en évidence, à partir de travaux en ethnobiologie comparée, de l’existence d’un style cognitif animiste particulier dans la
manière de catégoriser la nature.
(5) Elucidation du débat anthropologique autour de l’anthropomorphisme à la lumière de travaux expérimentaux sur les différents
domaines cognitifs (physique intuitive, biologie intuitive, psychologie intuitive, etc.) et sur les composantes de la personne
(dualisme intuitif vs. trialisme intuitif vs. pluralisme intuitif).
(6) Relecture des données ethnographiques amazoniennes sur l’interaction avec autrui et sur la catégorisation d’autrui à l’aune
des récentes théories de la cognition sociale, et formulation d’hypothèses sur la nature de la cognition sociale amazonienne. (Nous
verrons que la notion anthropologique de multinature ou de discontinuité des physicalités peut être cognitivement redéfinie comme
un mode particulier de cognition sociale.)
(7) Étude de l’importance des notions ethnopsychologiques dans l’explication de la violation des attentes relatives au
comportement d’autrui. Plus largement, étude de l’importance des événements improbables et du traitement variable de cette
improbabilité dans la constitution de divers systèmes du surnaturel. (Nous verrons que la notion anthropologique de monoculture
ou de continuité des intériorités peut être cognitivement redéfinie comme un mode particulier de rationalisation d’événements
improbables.)
(8) Exploration des expériences induites par les plantes hallucinogènes dans le chamanisme amazonien, et formulation
d’hypothèses quant à la possible origine métacognitive du caractère surnaturel des expériences visionnaires.
Mots-clés.
Animisme, anthropologie cognitive, anthropologie de la conscience, anthropologie de la connaissance,
chamanisme, cognition religieuse, cognition sociale, culture et cognition, épistémologie naturalisée,
ethnographie amazoniste, hallucinations, neurosciences de la culture, philosophie de l’esprit, philosophie
expérimentale, psychologie interculturelle.
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Public.
Ce séminaire s’adresse à la fois aux étudiants en sciences humaines (notamment en anthropologie et en
philosophie) et aux étudiants en sciences cognitives. Il est ouvert aux étudiants dont le niveau est équivalent
ou supérieur au Master 1.
Il n’est pas attendu que les participants au séminaire aient des connaissances dans chacune des trois
disciplines abordées. Toutes les connaissances de base nécessaires à la compréhension du propos seront
introduites au fur et à mesure.
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nullement remis en cause par l’animisme et combien il permet au contraire d’éclairer les principaux
rouages et ressorts de ce dernier. Certains domaines des sciences cognitives et de l’anthropologie offrent
des outils particulièrement féconds pour étudier l’animisme ; il s’agira dans ce module d’y introduire.
Nous aborderons tout d’abord la question du lien entre intelligence artificielle et anthropologie. La question
de la modélisation de l’esprit humain et de la portée qu’elle peut avoir pour l’anthropologie a occupé (et
occupe toujours) une place très importante, notamment au sein de l’anthropologie cognitive américaine.
Quand certains auteurs de veine plutôt fodorienne défendent une théorie symboliste (par exemple, Dan
Sperber), beaucoup d’autres anthropologues défendent plutôt la pertinence de la théorie connexionniste (Roy
D’Andrade, Bradd Shore, Naomi Quinn, Maurice Bloch, etc.). Nous reviendrons sur tous ces débats, et les
élargirons en nous posant par surcroît la question de savoir ce que l’anthropologie peut apprendre de deux
modèles relativement récents de l’esprit humain : la théorie de la cognition dynamique (Tim Van Gelder) et
les théories du cerveau bayésien (Chris Frith, Karl Friston, Tom Griffiths). (Nous aurons d’ailleurs l’occasion
de voir dans d’autres modules combien le paradigme bayésien ouvre en anthropologie de stimulantes
perspectives).
Egalement important pour penser la question de l’animisme est le débat autour de la modularité et de la
spécialisation par domaine de la cognition humaine. Nous verrons quels sont les points forts et les limites
des approches modularistes (Pascal Boyer, Dan Sperber, Scott Atran, Giovanni Bennardo) et des approches
plus constructivistes (Annette Karmiloff-Smith, Jesse Prinz, Lisa Barrett).
En France, lorsque l’on songe à l’anthropologie cognitive, on pense le plus souvent à une série de travaux
situés au carrefour de questions anthropologiques et d’autres relevant plutôt de la psychologie
évolutionnaire (e.g. Stewart Guthrie, Pascal Boyer, Dan Sperber, Justin Barrett). Nous verrons qu’il existe
bien d’autres approches cognitives au sein de l’anthropologie, dont certaines nous offrent des outils
particulièrement précieux pour construire une théorie naturaliste de la cognition animiste : ainsi en va-t-il de
l’anthropologie cognitive américaine (Roy D’Andrade, Naomi Quinn, Bradd Shore), de l’anthropologie
psychologique (Michelle Rosaldo, Tanya Luhrmann, Laurence Kirmayer), de l’anthropologie cognitive
expérimentale (Maurice Bloch, Rita Astuti), de l’anthropologie de la conscience (Charles Laughlin, Michael
Winkelman, Jason Throop), de la neuroanthropologie (Eugene d’Aquili, Greg Downey, Daniel Lende) et
de l’anthropologie de la connaissance (Janet Keller, Jean Lave, John Gatewood).
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indépendant (Shinobu Kitayama), ou encore des modèles cognitifs de la société collectivistes vs.
individualistes (Harry Triandis).
Le programme de recherche de ces auteurs est extrêmement intéressant : il consiste, sur la base de
différents paradigmes expérimentaux, à exhumer certaines typologies cognitives. Cette étude des typologies
cognitives est tout à fait susceptible de servir de modèle au projet de définition d’une cognition animiste.
Malheureusement, l’immense majorité des travaux qui ont été faits dans ce domaine ne nous avancent que
modérément dans notre projet, car ces données concernent la cognition euro-américaine vs. la cognition
asiatique. Quels résultats obtiendrait-on si l’on répliquait les paradigmes de Nisbett ou de Kitayama dans les
basses terres d’Amérique du Sud ?
Nous verrons qu’il existe quelques données issues des études psychologiques de la culture qui nous
renseignent sur la cognition de sujets sortant du seul cadre d’opposition entre Euro-américains et les
Asiatiques. Certains chercheurs se sont par exemple intéressés à des sociétés indigènes (Sylvia Scribner,
John Berry) et d’autres encore ont pu exporter les paradigmes classiques de psychologie sociale et
développementale en Mélanésie, en Micronésie et en Polynésie (Jürg Wassmann, Joachim Funke).
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pose la question de savoir si cet anthropomorphisme apparent ne relève pas en réalité d’une logique
classificatoire plus large correspondant à une forme d’analogisme (Karadimas).
Nous éclaircirons ce débat en combinant l’examen des données ethnographiques aux données cognitives
issues des travaux sur les composantes de la personne (Paul Bloom, Jesse Bering, Emma Cohen, Paul Harris,
Carl Johnson, Maira Roazzi, etc.) et sur l’anthropomorphisme (Sandra Waxman, Patricia Herrmann, Susan
Carey, Nicholas Epley, Stewart Guthrie, Pascal Boyer, Justin Barrett, etc.). Quant à l’hypothèse d’un
anthropomorphisme corporel qui serait extrapolable à une forme d’analogisme généralisé, nous
l’examinerons à partir du travail de George Lakoff sur les métaphores et l’encorporation, et celui de Dedre
Gentner et Keith Holyoak sur l’analogie.
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indigènes d’Amazonie de discontinuité nette dans la façon dont on attribue une identité intra-spécifique aux
individus (par exemple l’appartenance à telle groupe humain) et dont on attribue une identité spécifique.
L’un des enjeux de ce module sera de montrer que certains débats anthropologiques jusqu’ici restés stériles
peuvent être reformulés grâce aux outils des sciences cognitives, peuvent ensuite conduire à la formulation
d’hypothèses prédictives et à la proposition de paradigmes expérimentaux, pour enfin être testés
expérimentalement sur le terrain grâce à des collaborations entre psychologues et anthropologues (cette
dernière étape restant en l’occurrence à être menée…). Nous insisterons en outre sur la façon dont ce type
de projet interculturel est susceptible de reconfigurer des pans importants de la philosophie de l’esprit –
notamment sur la question de la folkpsychology et de l’interprétation d’autrui.
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8. Hallucinations, métacognition, et entités surnaturelles.
La diète des plantes joue dans beaucoup de sociétés indigènes d’Amazonie un rôle très important. L’usage
de ces plantes permet entre autres choses d’interagir avec les esprits. Il est important de noter que l’usage
qui est fait de ces plantes consiste bien moins à induire des expériences ponctuelles du surnaturel qu’à
s’initier globalement au surnaturel ou, en termes naturalistes, à reconfigurer certains mécanismes cognitifs
de telle sorte que les hallucinations des esprits puissent ensuite être expérimentées sans même qu’il soit
besoin d’ingérer quelque plante hallucinogène que ce soit.
L’étude des pratiques et des expériences liées à la consommation de plantes hallucinogènes (Luis Eduardo
Luna, Rama Leclerc, Stephan Beyer) permet de réfléchir à nouveau frais à la question du surnaturel. Nous
appuyant sur de récents travaux empiriques et théoriques portant sur la métacognition (Asher Koriat, Rolf
Reber, Joëlle Proust, etc.) et élargissant la portée de ces travaux à la compréhension de la perception et des
hallucinations, nous montrerons qu’il y a de bonnes raisons de soutenir l’existence d’une dichotomie, au
sein de l’expérience perceptive, entre un contenu sensoriel et une expérience affective prenant la forme d’un
sentiment métacognitif ou noétique (Jérôme Dokic et Jean-Rémy Martin). Ce sentiment noétique livre un
renseignement à propos du processus cognitif à l’œuvre (par exemple la perception) en définissant certaines
propriétés de ce processus (est-il produit par l’imagination ou vient-il de l’extérieur ?, est-il familier ou non
familier ?, est-il traité avec aisance ou difficulté ?, etc.).
Ainsi, lorsque les chamanes amazoniens disent des entités qu’ils rencontrent sous l’effet de plantes
hallucinogènes qu’elles sont surnaturelles, ils peuvent en réalité vouloir dire deux choses fort différentes :
(i) cela peut d’un côté signifier qu’ils ont examiné le contenu sensoriel de leur hallucination et qu’y ayant vu
des entités qui n’existent pas dans le monde ordinaire (en raison de leur forme, de leur pouvoir, de leur
hybridité, etc.), ils ne peuvent qu’en conclure que ces entités ne sont pas ordinaires et qu’elles sont donc
surnaturelles ; (ii) d’un autre côté, cela peut signifier que de manière tout à fait indépendante du contenu
sensoriel, les plantes altèrent le fonctionnement normal des sentiments métacognitifs si bien que tout un
ensemble d’expériences affectives métacognitives vont conduire le sujet à identifier les contenus comme
surnaturels (dans ce dernier cas, ce qui fait que ce dont on fait l’expérience est catégorisé comme surnaturel
est non pas le contenu lui-même, mais les sentiments noétiques afférents : par exemple un sentiment
d’étrangeté ou un sentiment d’hyper-réalité). De nombreuses données (Florian Deltgen, Benny Shanon,
Stephan Beyer) suggèrent que le surnaturel auquel on a affaire dans les types de pratiques chamaniques à
base de plantes hallucinogènes est un surnaturel qui dépend bien moins du contenu sensoriel que des
sentiments noétiques.
Nous rediscuterons à l’occasion de cette problématique des théories bayésiennes de la catégorisation
(Charles Kemp, Joshua Tenenbaum) le but étant en définitive d’identifier les mécanismes par lesquels l’on
délimite le domaine du surnaturel en Amazonie (délimitation qui est de fait souvent très poreuse avec le
domaine des choses naturelles). Nous montrerons qu’une réponse satisfaisante à cette question exige
d’opérer de nettes distinctions entre le type d’entité auquel on a affaire (entité rencontrée en rêve, sous
l’effet des plantes, avec les chants, dans la forêt, etc.) et entre les différents niveaux cognitifs impliqués dans
l’opération de catégorisation.
Martin FORTIER (martin.fortier@ens.fr).