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Deprez Stanislas. Nayla Farouki, La foi et la raison. Histoire d'un malentendu. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième
série, tome 96, n°2, 1998. pp. 338-344;
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1998_num_96_2_7091_t1_0338_0000_2
Emmanuel Tourpe.
être mis en doute ou réfuté. C'est pourquoi il existe une immense variété
de systèmes explicatifs, plus ou moins valorisés selon les lieux et les
époques. Habituellement, aujourd'hui, on a tendance à considérer que la
connaissance fonctionne par rupture et progrès par rapport aux
connaissances antérieures. L'auteur fait le pari qu'il serait intéressant de sortir
de cette vision évolutionniste de la connaissance, tributaire de nos
préjugés et de notre idéologie proscientifique. «Pour nous dégager de notre
espace habituel, écrit-elle, imaginons donc un démon nouveau qui
observe notre planète de loin, totalement indifférent à nos débats
idéologiques et au progrès que nous croyons constater dans notre connaissance
du monde» (pp. 31-32). Ce démon constate que pendant des milliers
d'années des gens ont expliqué le monde à partir de dieu(x) et que
d'autres, pendant quelques centaines d'années, ont utilisé des
explications mathématiques. Il voit aussi que les connaissances concrètes sur
des domaines ponctuels (photosynthèse, planètes) ont beaucoup
progressé, mais que les explications de fond avancées par la science restent
autant métaphysiques que les théories mythiques. Et il postule que sans
doute cela est dû à une unité profonde de l'esprit humain lorsqu'il
cherche à comprendre son monde.
Une attention soutenue nous amène effectivement à considérer que
toute explication utilise des concepts. Cependant tous les concepts ne
sont pas uniformes. Il y a tout d'abord les concepts empiriques («table»
ou «douleur»), qui correspondent immédiatement à des objets perçus ou
ressentis et qui sont imposés par le monde extérieur. Le concept
empirique est très pratique pour décrire le monde mais inapte à l'expliquer.
Une deuxième sorte de concepts sont les concepts purs, construits
indépendamment d'une expérience sensorielle directe. Ces concepts purs
sont antithétiques, transcendantaux ou formels. Les concepts purs
antithétiques sont formés par négation de concepts empiriques: par exemple
«immortel» à partir de «mortel». Plus complexes, les concepts
transcendantaux (par exemple «mammifère») sont élaborés en postulant une
certaine unité, cachée, entre des éléments empiriques. Enfin les concepts
formels sont des concepts transcendantaux tellement abstraits qu'ils
n'ont plus besoin du monde empirique pour justifier leur existence. A
l'inverse des concepts empiriques, les concepts transcendantaux ne
s'imposent jamais mais dépendent toujours d'un système hypothético-
déductif a priori, auquel on peut ou non adhérer pour des raisons de
choix personnel, social, politique ou religieux. En effet, tout homme
éprouve le besoin de comprendre, de dépasser la réalité empirique vers
une vérité «autre», «supérieure». L'être humain veut trouver quelque
chose de stable par-delà la contingence de l'empirie (besoin de
substance), quelque chose de nécessaire, d'harmonieux et d'unitaire. Pour
340 Comptes rendus
tifiques, qui eux sont particuliers: par exemple Newton s'est limité à une
seule caractéristique qu'il a postulée identique dans la lune et dans une
pomme. En fait, chaque discipline scientifique donnée se définit a priori
champ causal d'étude. De plus, la méthode analytique ne fonctionne
efficacement que si l'on réussit à isoler le champ causal étudié du reste
du monde; ce qui évidemment est beaucoup plus difficile, voire
impossible, dans le cas des sciences humaines. Mais au fond l'important n'est
pas dans la recherche d'une science universelle et unifiée. L'important
en science est de favoriser la découverte et la créativité. La raison, pour
l'auteur, est en effet avant tout une faculté affective, un principe de
choix personnel. «Il appartient à chaque personne d'utiliser ses
capacités critiques. Aussi, toute connaissance choisie et adoptée dépend d'une
intention. Bonne pour les uns, mauvaise pour les autres, vraie pour les
uns, fausse pour les autres, la connaissance, sous toutes ses formes, n'est
pas dans le monde. Elle est dans l'esprit des hommes. A ce titre, nous en
sommes tous responsables» (p. 314).
N. Farouki nous livre ici un essai pertinent, dans un style clair et
alerte, accessible au non-spécialiste. Ce qui ne signifie pas qu'elle
n'enseigne que des choses connues. Au contraire, elle nous donne une
vision renouvelée des rapports entre le monothéisme et les sciences.
Bien sûr, le spécialiste pourra trouver à y redire, en particulier — nous
semble-t-il — , dans son analyse des mythes. Le plus grand mérite de
l'ouvrage n'en reste pas moins acquis: apporter une conception neuve de
la raison. La croyance et la foi ne sont plus définies comme des étapes
irrationnelles plus ou moins propédeutiques de la science, mais comme
des démarches conceptuelles pouvant remplacer l'entreprise scientifique,
qui s'en trouve de ce fait relativisée. Cette prise de conscience par
distanciation de l'idéologie scientifique permet aussi une meilleure
appréhension des enjeux sociaux de la science et invite à une plus grande
responsabilité des hommes vis-à-vis de la connaissance.
Stanislas Deprez.