L'Information Grammaticale

Ces relatives qui n'en sont pas

Jean-Jacques Brunner

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Brunner Jean-Jacques. Ces relatives qui n'en sont pas. In: L'Information Grammaticale, N. 8, 1981. pp. 12-16.

doi : 10.3406/igram.1981.2445

http://www.persee.fr/doc/igram_0222-9838_1981_num_8_1_2445

Document généré le 16/10/2015

 Ces relatives qui n'en sont pas
Ce n'est pas la grammaire qu'il
s'agit d'enseigner, mais la langue :.
c'est là un principe qui s'est fait jour
depuis bien des années et dont les
enseignants, dans leur grande
majorité, sont pleinement conscients. Or
cette redéfinition des objectifs
pédagogiques en matière de langue,
française ou autre, implique non point
l'abandon pur et simple de la
grammaire, mais au contraire un
élargissement de son domaine ; non content
de décrire les formes et fonctions, le
grammairien se doit de réfléchir
systématiquement aux rôles joués par les
faits de langue dans la
communication. Car les faits que décrit la
grammaire sont d'abord des moyens
d'expression et doivent être
considérés comme tels aussi bien dans la
recherche que dans l'enseignement.
Nous nous proposons ici d'illustrer
cette préoccupation en nous fondant
sur les relatives. La pratique
pédagogique aussi bien que les manuels se
contentent le plus souvent d'aborder
ici des questions de morphologie et de
syntaxe. En morphologie, il faut
considérer le choix du pronom relatif, qui
ou lequel, selon l'antécédent
(désignant un être humain ou non) (1),
selon l'entourage (avec ou sans
préposition), selon le niveau de langue
(code oral ou écrit) etc. Toujours en
morphologie, il importe de constater
la concordance des marques tempo-
(1) L'opposition morphologique entre relatif
désignant un être humain ou non fonctionne au
moins en langue soutenue : Les personnes à qui
nous pensons mais Les livres auxquels nous
pensons. Cette opposition semble plus nette dans
certaines langues germaniques, par exemple en
allemand IDas Màdchen, mit dem du
spielst / Das Auto, womit du fàhrst) et surtout
en anglais (The boy who failed / The rain which
failed).
12
relies portées par le verbe de la
relative et celui de la principale, sans
oublier les problèmes posés par les
modes (1). En syntaxe, il convient
d'évoquer la distance pouvant
éventuellement séparer la relative de son
antécédent, l'opportunité d'insérer la
relative dans la principale, la
hiérarchie pouvant exister entre des
relatives construites « en cascade », voire
la charge stylistique que ne manquent
pas de constituer des relatives
nombreuses dans un texte. Il va de soi
que, ce faisant, l'enseignement a
surtout le souci de la « correction »
tandis que le grammairien s'attache
essentiellement à décrire « l'usage ».
Loin de nous l'idée de préférer celui-ci
à celui-là, car, tout bien considéré et
en dépit des distinctions subtiles tant
de fois reprises, leurs préoccupations
ne sont pas tellement éloignées l'une
de l'autre (2).
Quoi qu'il en soit, l'étude formelle,
c'est-à-dire morphologique et
syntaxique, des relatives est tout à fait digne
d'intérêt. Mais elle n'est pas
suffisante à elle seule : la grammaire n'a-t-
elle pas le devoir de s'attacher aux
fonctions tout autant qu'aux
formes ? Or que disait-on des relatives
sur le plan fonctionnel, jusqu'à une
époque assez récente, si ce n'est que
ces subordonnées se « rapportaient »
à leurs principales respectives ?
C'était là une formulation tellement
vague qu'elle n'apportait aucune
précision réelle sur le rôle des relatives ;
(1 ) A ce sujet, cf., Maurice GREVISSE, Le Bon
Usage, Grammaire Française, J. Duculot,
éditeur, Gembloux, 1969, S 1013 p. 1070 sqq.
(2) Pour s'en convaincre, il suffit de
considérer des jugements comme « Cela se dit » ou
« Cela ne se dit pas », dont l'interprétation peut
être descriptive ou prescriptive suivant le
contexte ou la situation.
Jean-Jacques BRUNNER
en outre, ce genre d'affirmation
n'intervenait que dans cet exercice
passablement artificiel que l'on
appelait « l'analyse logique » et n'avait,
par conséquent, aucune incidence sur
l'apprentissage pratique de la langue.
Une étape importante fut franchie
lorsque les grammairiens eurent l'idée
de rapporter les relatives à leurs
antécédents, du moins dans tous les cas
où un tel antécédent apparaissait
dans la phrase sous forme nominale
ou pronominale (1). C'est ainsi que
TESNIERE, dans le cadre de sa théorie
de la translation, n'hésita pas à
rebaptiser la relative pour lui donner le nom
de « subordonnée adjective » (2).
Cette dénomination sera reprise par
d'autres grammairiens, notamment
par GREVISSE (3). Et de fait, elle a
l'avantage de rendre compte d'une
façon assez précise de l'incidence des
relatives, montrant que celles-ci
peuvent faire partie intégrante des
groupes nominaux antécédents (4). Dès
lors, les relatives apparaissent comme
des subordonnées d'un type très
particulier, puisque les autres se rappor-
(DNous faisons volontairement abstraction
des cas d'anacoluthe au sens étroit du terme.
(2) Lucien TESNIERE, Eléments de Syntaxe
Structurale, Klincksieck éditeur, 2* translation
du second degré, au cours de laquelle un groupe
verbal « I » devient adjectif épithète « A » (D'où
la formule de translation « I ? A »).
(3) cf. M. GREVISSE, op. cit., p. 1066:
« Propositions Adjectives (Relatives) ».
(4) Des traces morphologiques subsistent
d'ailleurs en français au moins pour le pronom
lequel, qui s'accorde encore en genre et en
nombre avec l'antécédent et révèle ainsi la relation
privilégiée existant entre les deux ; de telles
concordances morphologiques sont bien plus
nettement attestées dans d'autres langues comme
l'allemand et le latin, alors que le grec ancien
connaissait même des « attractions de cas » (cf.
J. ALLARD & E. FEUILLATRE, Grammaire
grecque. Hachette éd., Paris, 1964, p. 1 59 § 220).
tent le plus souvent au verbe ou au
groupe verbal de la principale (1).
Il n'est pas douteux que les progrès
ainsi accomplis permettent de mieux
comprendre la construction de la
phrase. Pourtant il nous semble que la
description fonctionnelle obtenue de
la sorte n'est pas encore
satisfaisante. Nous savons certes que les
marques morphologiques et
syntaxiques ne sont guère en mesure de
fournir des indications très précises sur la
nature des relations existant entre les
constituants d'énoncés et à l'intérieur
des constituants complexes eux-
mêmes. Ces marques sont en effet
trop peu nombreuses, donc
forcément trop abstraites, ou, si l'on
préfère, trop polysémiques , pour
être explicites. Aussi a-t-il paru
opportun aux linguistes de pousser plus
avant la réflexion grammaticale et de
dépasser la notion de fonction au sens
étroit du terme pour s'interroger sur le
rôle joué au plan de la communication
par les faits de langue, et, dans notre
cas précis, par les relatives. Comme le
rappelle Madame GRESILLON (2),
c'est là un problème qui, au XVIIe
siècle déjà, préoccupait les auteurs de La
Logique de Port-Royal (3). Dès cette
époque-là, on semble avoir eu
conscience de l'existence de deux types
fondamentalement différents de
relatives, celles qui sont indispensables à
la bonne compréhension de la phrase
et celles qui ne le sont pas. Les
premières, dites « determinatives » ou
« restrictives » ou encore «
sélectives », apportent sur l'être désigné par
le groupe antécédent des précisions
telles que leur suppression ne
manquerait pas de remttre en cause la
valeur de vérité de la phrase en tant
que proposition au sens logique du
terme ; ainsi dans :
Les étudiants qui sollicitent une
bourse doivent déposer un dossier
avant le premier mai ;
la suppression de la relative, sans
porter atteinte à la correction grammati-
( 1 ) Exception faite des conjonctives adnomi-
nales telles que : Le fait qu'il soit malade ou
L 'espoir qu'il guérira rapidement.
(2) Almuth GRESILLON, Problèmes liés à ta
définition et à la reconnaissance de deux types
de relatives, D.R.L.A.V. n° 9, Université de
Paris VIII, Paris, 1974.
(3) A. ARNAULD et P. NICOLE, La logique ou
l'Art de Penser (1662), réédition par C.
Flammarion, éditeur, Paris, 1970.
cale de la phrase, rendrait cette
dernière « fausse », c'est-à-dire
inadaptée, au plan de la communication,
puisqu'il ti'est pas vrai que tous les
étudiants sont tenus de déposer un
dossier (1). En revanche, les autres
relatives, dites « descriptives » ou
« explicatives », quoique porteuses
d'informations souvent intéressantes
voire importantes à d'autres niveaux,
ne conditionnent en aucune façon la
valeur de vérité des énoncés dans
lesquels elles apparaissent. C'est ainsi
que la phrase : Les étudiants, qui
nous ont fait confiance en prenant
leur inscription, ont droit à un
enseignement de qualité, reste vraie
lorsque l'on supprime la relative, puisque
celle-ci se contente d'indiquer la
raison pour laquelle les étudiants, tous
les étudiants, ont droit à un
enseignement de qualité.
Le mécanisme sur lequel repose la
distinction entre les deux types de
relatives évoqués ci-dessus est assez
facile à comprendre. Dans le cas des
relatives determinatives, la
subordonnée apporte un trait sémantique
supplémentaire au groupe nominal
antécédent, si bien que l'ensemble s'en
trouve enrichi en compréhension,
mais, dans le même temps, restreint
en extension. « Les étudiants qui
sollicitent une bourse » est un groupe
nominal plus précis que « Les
étudiants », mais il ne désigne plus
qu'une partie des étudiants, un sous-
ensemble en quelque sorte ; or ce qui
est vrai pour le sous-ensemble (la
nécessité de déposer un dossier avant
le premier mai) ne l'est plus pour
l'ensemble de la population
estudiantine. Dans le cas des relatives
descriptives, au contraire, l'apport
sémantique de la subordonnée n'ajoute pas
réellement du sens au groupe nominal
antécédent, car il ne s'agit que de
l'explicitation d'un trait déjà contenu
de façon implicite dans le signifiant
antécédent. On n'a la qualité
d'étudiant que si l'on a pris une inscription
(ce qui est peut être interprété comme
une marque de confiance). Aussi n'y
a-t-il pas d'apport en compréhension
ni restriction en extension. Les deux
séquences « Les étudiants, qui nous
(1) Pour l'influence de certaines
subordonnées, dont les relatives determinatives, sur la
valeur de vérité de la phrase, cf. Jean-Marie
ZEMB, Métagrammaire, la Proposition, O.C.D.L.
éditeur, Paris, 1972.
ont fait confiance en prenant leur
inscription », et « Les étudiants »
désignent strictement le même ensemble
d'êtres. Voilà qui explique que le fait
de substituer l'une à l'autre n'affecte
en rien la valeur de vérité de la phrase.
Nous ne nous étendrons pas sur les
efforts faits, à date assez récente, par
de nombreux linguistes de toute
appartenance pour essayer soit de
découvrir des critères formels
pertinents à cette distinction logico-
sémantique fondamentale entre
relatives ( 1 ), soit de dépasser cette
distinction en l'affinant (2). Signalons
simplement qu'il existe en français écrit
une possibilité de marquer comme
telle la relative descriptive en la
séparant de la principale par une virgule,
ou deux, tandis qu'aucun signe de
ponctuation ne sépare la relative
determinative de sa principale. A ce
marquage graphique correspond, en
langue orale, une césure souvent
accompagnée d'un prosodème paren-
thétique pour la descriptive, alors que
la determinative se prononce
normalement de façon rigoureusement
« intégrée », c'est-à-dire sans
coupure ni changement de ton (3).
En revanche, nous tenons à revenir
sur la différence entre les rôles des
deux types de relatives. Cette
différence, nous l'avons plusieurs fois
qualifiée de « fondamentale ».
Certes, le simple fait que l'un des types
est nécessaire à la valeur de vérité de
la phrase et que l'autre ne l'est pas,
justifierait amplement, à lui seul, un
tel qualificatif. Mais il nous semble
que la distinction va plus loin encore,
et ce dans l'emploi même des
relatives.
En effet, la determinative peut être
rapprochée de l'adjectif épithète ; il
existe des emplois de l'épithète où
(1 ) cf. l'étude de Mme GRESILLON (note 9 ci-
dessus) et C. FUCHS - J. MILNER, A propos des
Relatives : Etude empirique des faits français,
allemands et anglais et tentative
d'interprétation, S.E.L.A.F. (Société d'Etudes Linguistiques
et Anthropologiques de France), Paris, 1979.
(2) cf. Pierre LE GOFFIC, Propositions
relatives, identification et ambiguïté, ou : Pour en finir
avec les deux types de relatives, in D.R.L.A.V.
n° 21, Université de Paris VIII, 1979, p. 135 à
145.
(3) En allemand, la virgule ne saurait jouer un
tel rôle distinctif, puisque toute subordonnée y
est séparée de la principale par une virgule ; en
revanche, la distinction prosodique intervenant à
l'oral est comparable à celle du français.
13
 apparaît nettement son rôle
déterminatif ou sélectif ; c'est notamment le
cas lorsque le groupe nominal est
introduit par un actualisateur (article
ou autre) défini : lorsque, dans un
texte, apparaît un groupe comme « le
manteau rouge », cela suppose que
sont remplies deux conditions
contextuelles ou situationnelles ; d'une part,
il est nécessaire que la couleur dudit
manteau ait déjà été précisée
antérieurement, à moins qu'elle ne soit
« donnée » par la situation
extralinguistique ; d'autre part, il faut que
l'apparition de l'épithète soit due au
souci du locuteur d'éviter toute
confusion avec quelque autre manteau
éventuellement présent dans le
contexte ou la situation. La première de
ces contraintes ne peut être enfreinte
dans la langue courante sans que le
locuteur ne soit taxé d'incohérence ;
quant à la seconde, son non-respect
conduit, au décodage, à une
impression de redondance excessive, donc
gênante (1 ). Eh bien, il semble en aller
de même pour les relatives
determinatives : elles ne sont possibles qu'à la
condition que ce qu'elles expriment
puisse être considéré comme connu
et admis de l'interlocuteur ou du
lecteur. Dans « Les étudiants qui
sollicitent une bourse », il n'est pas affirmé
(ou asserté) qu'il existe des étudiants
sollicitant une telle bourse, leur
existence est présupposée (2). Même si
aucun étudiant ne sollicitait une
bourse, la date limite resterait valable.
D'autre part, si tous les étudiants
sollicitaient forcément des bourses, la
relative determinative, n'ayant plus
de rôle contrastif et sélectif à jouer,
deviendrait inutile en tant que telle et
serait ressentie comme redondante...
ou comme une descriptive.
La relative descriptive, quant à elle,
est assez proche de l'apposition et
même de certaines parenthèses (cel-
(1 ) Pour plus de précisions sur les contraintes
évoquées ici, cf. Jean-Jacques BRUNNER, Un
procédé stylistique méconnu : la « présence de
narration », in Bulletin de la Faculté des Lettres
de Mulhouse rr° VI, Mulhouse, 1 974, p. 1 9 sqq.
(2) C'est ce qui permet à J.M. ZEMB
d'affirmer que les relatives determinatives ne sont pas
des propositions au sens logique du terme,
puisque, ne contenant pas d'assertion, elles ne
sauraient avoir une valeur de vérité. Pour la
distinction entre ce qui est « posé » (ou « proposé ») et
ce qui est « présupposé », cf. aussi Denis
CREISSELS, Unités et Catégories
grammaticales. Publications de l'Université des langues et
lettres de Grenoble, 1979, notamment p.
44 sqq.
14
les qui se rapportent sémantiquement
à un groupe nominal). On ne saurait
nier le caractère largement synonyme
des trois formulations suivantes :
Mon père, qui est chômeur, s'est
inscrit à l'A.N.P.E.
Mon père, chômeur, s'est inscrit à
l'Agence Nationale pour l'Emploi.
Mon père (il est chômeur) s'est
inscrit à l'A.N.P.E.
Dans les trois cas, la qualité de
chômeur est présentée par le locuteur
comme revenant à son père au
moment considéré. Mais cette qualité
n'est pas supposée connue de
l'interlocuteur. En effet, les trois
formulations tendent à l'en informer, un peu
« en passant » (Sinon le locuteur eût
sans doute utilisé une indépendante
pour le faire :
Mon père est chômeur ; il s'est
inscrit à l'A.N.P.E.).
Nous sommes donc bien en présence
d'assertions, donc de propositions,
dans les trois cas, même si l'une
d'entre elles, l'apposition, apparaît
comme grammaticalement
elliptique (1). On comprend mieux, à
présent, que la relative non-indispensable
soit souvent appelée « relative
appositive ». On pourrait aussi bien la
qualifier de « relative parenthétique » si
ce dernier terme n'évoquait pas la
présence du signe orthographique
« (...) » en français.
Quoi qu'il en soit, la distinction de
deux types de relatives nous semble
amplement justifiée, même si,
abstraction faite de l'emploi de la virgule,
.
souvent négligée, et de la prosodie,
parfois difficile à percevoir, aucun
critère formel réellement pertinent ne
permet de ranger à coup sûr toutes les
relatives dans l'une ou l'autre
classe (2). Il faut bien reconnaître que
les cas ambigus ne sont pas rares, en
particulier lorsque l'on considère une
phrase détachée de tout contexte.
Ainsi quand quelqu'un dit :
(1) TESNIERE a nettement perçu le rôle de la
virgule séparant la relative non obligatoire de la
principale lorsqu'il écrit : « La proposition
adjective accessoire a avantage à être séparée de sa
régissante par une virgule (ou par deux virgules),
qui jouent en quelque sorte le rôle de petites
parenthèses. » (Lucien TESNIERE, op. cit.
p. 559 § 12).
(2) Il semble bien, pourtant, que la présence
du pronom relatif lequel non précédé d'une
préposition soit le signe d'une appositive.
Mon frère (,) qui part en
vacances (,) a besoin d'une valise,
le contexte ou la situation peuvent
permettre à l'auditeur de savoir si le
locuteur n'a qu'un seul frère, auquel
cas la relative est forcément
appositive ; dans le cas contraire, elle peut
être determinative, opposant ce frère
précis à un autre frère du locuteur ou
même à plusieurs. Est-ce à dire que
toute relative quelle qu'elle soit sera,
au décodage, toujours interprétée
« correctement », c'est-à-dire
classée dans le type auquel,
consciemment ou non, le locuteur la destinait ?
Certains linguistes n'hésitent pas à
l'affirmer (1). Pour notre part, nous
serons beaucoup plus prudent, car
nous ne voyons pas par quel miracle
les relatives échapperaient au sort de
toutes les séquences signifiantes, qui
est de présenter des risques non
négligeables de malentendus. Du reste,
certaines relatives sont extrêmement
difficiles, voire impossibles à classer,
même avec prise en compte du
contexte et après mûre réflexion. C'est
notamment le cas de celles dont
l'antécédent est un groupe indéfini
non spécifique contenu dans une
phrase à caractère virtuel (2). De tels
groupes se contentent de signifier
sans pour autant désigner des êtres
réels, sans même présupposer
l'existence de tels êtres. Soit la phrase :
Où trouver une machine (,) sur
laquelle je puisse taper cet article ?
De toute évidence, deux
interprétations sont possibles selon que le
locuteur est prêt à taper l'article en
question sur n'importe quelle machine ou
qu'il n'accepte de le faire que sur une
machine remplissant certaines
conditions précises. Dans le premier car,
« une machine » est suffisamment
(Dcf. Marie-Hélène MANIEZ-PERENNEC, A
propos des Relatives..., Linguistica Palatina
n° 27, Centre Universitaire du Grand Palais,
Paris, 1979, p. 19 : « Le recours au contexte
lève toujours l'ambiguïté. »
(2) On distingue des groupes indéfinis «
spécifiques », chargés de désigner des êtres réels
(ainsi quand on dit « J'ai acheté un livre », ce
livre est censé exister réellement, ce qui permet
de le désigner), et des groupes indéfinis « non
spécifiques », qui ne présupposent pas
l'existence de l'être simplement signifié (par exemple
dans « J'aimerais trouver un traité de logique
compréhensible pour moi »). Quant aux phrases
virtuelles, ce sont non seulement celles qui
comportent des verbes dits « virtuels » {chercher,
souhaiter, etc.) mais encore certaines
interrogatives, négatives, phrases à un mode irréel, etc.
déterminé en compréhension et la
relative est une appositive à nuance
circonstancielle (finale) ; dans le
second cas, ce n'est pas « une
machine » que cherche le locuteur,
mais « une machine sur laquelle je
puisse taper cet article », étant
entendu que la relative, determinative
cette fois, équivaut à « remplissant
les conditions requises pour que... ».
Toutefois, les cas nettement
ambigus de ce genre ne doivent pas nous
faire oublier que les relatives sont le
plus souvent interprétables, ou du
moins interprétées, comme
appartenant à l'un ou l'autre type. Il est
même permis d'admettre que
l'interprétation donnée au décodage par
l'auditeur ou le lecteur correspond
assez souvent à celle souhaitée à
l'encodage par le locuteur. Il n'en est
pas moins surprenant de constater
qu'à deux fonctions aussi
fondamentalement différentes correspond, en
langue, une forme unique. Aussi est-
on fondé à se demander ce qui justifie
cette forme unique, c'est-à-dire ce
que les deux types de relatives,
tellement différents d'emplois voire de
nature, ont de commun sur le plan
sémantique. Nous avons dit plus haut
que les determinatives appportent à
leur antécédent un trait
supplémentaire de nature à préciser en
compréhension l'être désigné et à le
restreindre en extension ; nous avons vu
également que les appositives se
contentent le plus souvent d'expliciter un
trait déjà contenu implicitement dans
l'antécédent, et dans le but de donner
une explication à l'assertion exprimée
par la\ principale. Précisons que les
traits en question ne doivent pas
forcément se ramener à des qualités ou
autres caractéristiques au sens
statique de ces termes ; des « actions »
antérieures ou simultanées par
rapport à ce qu'exprime le prédicat de la
principale font tout aussi bien
l'affaire. Ainsi dans :
Les étudiants en langues vivantes
qui ont séjourné à l'étranger sont
souvent assez bien armés pour affronter
les concours de recrutement.
ou bien dans :
Les moteurs diesel des taxis, qui
tournent presque sans arrêt, ont une
longévité supérieure à celle des
diesels de particuliers.
Car on peut considérer que le fait de
participer ou d'avoir participé à une
action, un procès ou un état
constitue, pour un être, une de ses
caractéristiques, et ce, quel que soit le rôle
qu'il y a joué. Dès lors, la relative peut
se concevoir comme un groupe verbal
chargé de caractériser l'être désigné
par l'antécédent, étant entendu que la
determinative fait partie intégrante
dudit antécédent et participe
directement à la désignation, tandis que
l'appositive constitue une sorte de
« luxe » sur le plan de la désignation.
Une telle définition a l'avantage de
rendre compte à la fois de la similitude
de fonction au plan de la
caractérisation, similitude sur laquelle
s'appuie l'identité de forme , et
l'opposition des rôles au niveau de la
désignation.
On devrait donc être en mesure de
se déclarer satisfait d'avoir trouvé
une explication à cette identité de
forme malgré les rôles divergents.
Seulement voilà : il existe des
relatives qui non seulement n'entrent dans
aucune des deux catégories évoquées
jusqu'à présent, mais encore ne
semblent caractériser en aucune façon les
êtres désignés par leur antécédent. En
voici des exemples :
// m'ouvrit la porte, qu'il referma
aussitôt que je fus sorti.
Elle appela son fils, qui accourut sur
le champ.
Je lui tends un sucre, qu'il
s'empresse d'engloutir.
Ce qui est certain, c'est que ces relati-
ves-là ne sont pas indispensables à la
valeur de vérité de la principale, car
l'antécédent n'a, dans chacune de
ces phrases, aucunement besoin de la
relative pour désigner l'être qu'il
représente dans la phrase ; ce ne sont
donc pas des determinatives. D'autre
part, on ne saurait dire non plus que
les relatives en question expriment de
manière explicite un trait sémantique
déjà implicitement contenu dans
l'antécédent dans le but d'expliquer
l'événement relaté par la principale ;
par conséquent, il ne s'agit pas non
plus d'appositives. En fait, leur seul
rôle semble consister à poursuivre les
récits respectifs ; et, à ce titre, elles
peuvent être indispensables contex-
tuellement. Il s'agit donc bien d'un
troisième type de relatives, que,
compte tenu de leur rôle narratif
dent, l'on peut appeler les « relatives
narratives » précisément (1).
Mais le fait de trouver une
dénomination pour ces relatives très
spéciales ne saurait tenir lieu de description
ni, surtout, d'explication du
phénomène. Aussi nous incombe-t-il de les
considérer d'un peu plus près. Sur le
plan formel, elles se distinguent des
autres relatives à deux égards.
D'abord, elles apparaissent
pratiquement toujours après la principale, ce
qui semble logique puisqu'elles
servent à poursuivre le récit. Ensuite,
elles comportent généralement un
signifiant lexical exprimant la rapidité
de succession entre le procès relaté
par la principale et celui de la relative
(aussitôt, sur le champ,
immédiatement, s'empresser, ne pas tarder à,
etc). En revanche, rien ne permet de
dire qu'elles caractérisent réellement
l'être désigné par l'antécédent ; et, en
cela, elles s'opposent à la fois aux
deux autres types de relatives. Du
reste, il n'existe aucun lien logique
entre le contenu de la principale et
celui de la relative, si ce n'est l'idée
d'une succession des événements
respectivement relatés dans le temps. -
Tout se passe comme si le pronom
relatif jouait le rôle d'un pronom
personnel ou démonstratif, un rôle
purement anaphorique par conséquent.
Cela revient à dire qu'une
indépendante dans laquelle un tel pronom
personnel ou démonstratif tiendrait la
place du relatif ferait tout aussi bien
l'affaire :
Il m'ouvrit la porte et (il) la referma
aussitôt que je fus sorti.
Elle appela son fils et celui-ci
accourut sur le champ, etc.
Nous constatons que de telles
paraphrases sont possibles, en
remarquant simplement que nous avons
intuitivement préféré coordonner les
indépendantes plutôt que de les
juxtaposer, sans doute pour mieux
marquer l'enchaînement des événements,
probablement aussi pour éviter
(1) C'est dans le cadre d'une maîtrise que
nous avons dirigée conjointement avec M. Jean
DAVID de Metz que de telles occurences ont été
révélées dans un corpus et ont posé problème
(cf. Raymonde SCHOENY, Parenthèses,
appositions et relatives dans une nouvelle de Stifter,
mémoire de maîtrise présenté devant
l'Université de Metz en décembre 1979).
15
l'emploi d'un signe de ponctuation,
qui n'eût pas manqué d'entraîner une
pause.
Certains informateurs à qui nous
avons soumis une série de relatives
narratives nous ont dit qu'ils les
croyaient possibles dans des textes à
caractère littéraire uniquement en
raison d'une vague gêne qu'ils
éprouvaient à les entendre. « Ce ne sont
pas vraiment des relatives », nous a
même dit quelqu'un. Ce qui semble
gêner les personnes interrogées, c'est
l'absence de caractérisation dans les
relatives narratives, alors que la
caractérisation est toujours présente
dans les deux autres types de
relatives ; nous avons même vu que cette
caractérisation est précisément ce
que les deux autres types de relatives
ont en commun, donc ce qui justifie
l'identité de forme ; si donc la
caractérisation justifie la forme des
relatives, il est normal que des « relatives »
ne comportant pas de caractérisation
soient ressenties comme n'étant pas
des vraies relatives.
S'il n'y a pas caractérisation, c'est
uniquement parce qu'il y a
déphasage, c'est-à-dire décalage sur l'axe
temporel, le procès exprimé dans la
relative narrative étant toujours
postérieur à celui que relate la principale.
Dès lors, la relative narrative a un
contenu qui ne saurait caractériser
l'antécédent au moment précis où est
censé se dérouler l'événement
rapporté par la principale. C'est la
perception de ce décalage temporel, et
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de l'absence de caractérisation qui en
résulte, qui fait que l'on peut ressentir
les relatives narratives comme un
emploi abusif de la forme des
relatives.
Cela étant précisé, la relative
narrative a manifestement pour rôle de
marquer l'enchaînement et la
succession rapide de deux événements. A
notre avis, elle n'est d'ailleurs pas
sans rappeler un phénomène
morphologique fréquent en grec ancien et
surtout en latin : le « relatif de
liaison ». Que l'on en juge d'après les
passages suivants de la Guerre des
Gaules de César :
Caesar cum ab hoste non amp/ius
passuum XII milibus abesset, ut erat
constitutum, ad eum legati revertun-
tur ; qui in itinere congressi magno-
pere ne longius progrederetur ora-
bant. (Livre IV, § XI).
et :
Acie triplici instituta et celeriter VIII
milium itinere confecto prius ad
hostium castra pervenit quam qui agere-
tur Germani sentire possent. Qui
omnibus rebus subito perterriti...
perturbante... (Ibidem § XIV).
La ressemblance est troublante,
puisque, dans les deux cas, on assiste à
un enchaînement avec, en plus, une
idée de succession rapide des
événements. Il est vrai que le parallélisme
n'est pas complet, puisque, en latin,
une ponctuation forte est de mise et
que, d'une manière générale, l'emploi
du relatif de liaison est nettement plus
souple et plus fréquent que celui de la
relative narrative française, allemande
ou autre.
Toutes ces réflexions à propos du
fonctionnement des relatives peuvent
sembler bien subtiles et même tout à
fait vaines à certains. Pourtant, il
nous semble que la recherche
grammaticale doit veiller à éviter deux
écueils : le premier, c'est une
description trop sommaire des faits de langue
souvent pratiquée de manière
introspective ou, ce qui revient au même,
sur des exemples simples générés
pour les besoins de la cause. Le
second écueil réside dans la tendance
à tirer trop hâtivement des
conclusions générales à l'issue d'une telle
description sommaire. Si l'on veut
travailler de façon sérieuse, c'est-à-dire
scientifique, il faut se pencher sur des
occurences nombreuses relevées
dans un corpus le plus vaste et le plus
varié possible. Ce n'est qu'ainsi que
l'on a des chances de rencontrer des
emplois à première vue surprenants et
qui, si l'on se défend de les écarter
« parce qu'ils sont marginaux »,
finissent souvent par éclairer d'un jour
nouveau des faits supposés connus,
et contribuent ainsi à une meilleure
compréhension du fonctionnement de
la langue. Pour notre part, la prise en
compte des relatives narratives nous
a permis de mieux comprendre
l'ensemble des relatives.
Jean-Jacques BRUNNER
MULHOUSE