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Feuillet Jack. Réflexions sur la perte des cas en bulgare. In: Revue des études slaves, tome 64, fascicule 3, 1992. À la
mémoire de Jacques Lépissier. Recherches de linguistique diachronique sous la direction de René L'Hermitte. pp. 539-546;
doi : 10.3406/slave.1992.6066
http://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_1992_num_64_3_6066
PAR
JACK FEUILLET
Le génitif actanciel est largement répandu en vieux bulgare avec les verbes
bi- et trivalents, mais il est possible d'isoler de grandes zones sémantiques :
— idée de quelque chose à atteindre: жєл-кти «désirer», искдти
« chercher », жьдати « attendre », тр-квовдти « avoir besoin de » ;
— idée d'utiliser ses sens (avec contrôle du procès) dans un but précis :
лапти « guetter », блюсти « surveiller », НАБъд-кти « veiller sur », etc.
— idée de privation, d'éloignement, d'action non réussie: лишити-
« priver », СВОБОДИТИ « libérer », гоыо^ити « délivrer ». Ce sont surtout des
verbes biobjectaux, tout comme ceux qui expriment l'idée de satiété :
нд-/исплънити « emplir », нлсытити « rassasier », ндтроуиити «
alimenter » ;
— verbes de sensation à connotation négative (tristesse : плакати
«pleurer», тръп-кти «souffrir», ръ1ддти «gémir»; peur: воити са
« craindre » ; трпердти « trembler » ; doute : сжмьн-кти са « douter » ;
envie, dégoût, inimitié) ;
— verbes non classables : дръждти са «se tenir à», побідити
« vaincre », посктити « visiter », овьшти « rendre commun ».
Le bulgare avait le choix entre deux solutions pour remplacer le génitif
objectai : la construction directe, qui est la plus économique, et la construction
prépositionnelle. Cette dernière est la solution obligée avec les verbes
biobjectaux : on aura donc ot avec l'idée de privation et l'éloignement {лишавам
от « priver de », освобождавам от « libérer de ») et s avec l'idée de satiété.
Avec les verbes uniobjectaux, c'est généralement la construction directe qui
s'est imposée, sauf dans deux cas : avec les verbes de sensation, l'objet a été
réinterprété comme un complément de cause, et c'est ot qui a été utilisé {боя ce
от « craindre », треперя от « trembler de », плача от « pleurer de » ; à
noter cependant съмнявам ce в « douter de ») ; avec les verbes de langueur
ou de désir, on a normalement za, parfois en concurrence avec kSm :
жадувам « être assoiffé de », гладувам « être affamé de ». La substitution n'est
donc pas mécanique : il y a régulièrement réinterprétation sémantique.
Il y a deux emplois particuliers du génitif dans la phrase verbale du vieux
bulgare : le génitif négatif et le génitif partitif. Les spécialistes considèrent
souvent ces emplois comme « non syntaxiques » dans la mesure où le génitif
n'est pas ici le marquant d'une fonction syntaxique spécifique (sujet, objet I ou
objet II). C'est effectivement un cas de neutralisation. Les solutions de
remplacement adoptées par le bulgare sont conformes aux prévisions : le
génitif négatif a tout simplement été éliminé comme superflu puisqu'il
n'apportait rien de plus que ce qui était déjà contenu dans la négation, et la
construction directe a pris sa place. Quant au partitif, il pouvait fort bien s'exprimer
par ot et le bulgare n'a eu aucun mal à effectuer ce transfert.
Mais le principal emploi du génitif réside incontestablement dans
l'expression de la relation entre deux noyaux nominaux dont l'un est en dépendance
fonctionnelle. On en a fait souvent — mais à tort — sa valeur unique. Dans les
langues indo-européennes, le génitif exprime non seulement la possession et
l'appartenance, mais également la qualité, la matière et la quantité, et avec les
noyaux nominaux dérivés le complément subjectif et le complément objectif. À
nouveau, le bulgare ne va pas choisir une solution unique de substitution : par
exemple, il va se servir de ot pour la matière, la quantité et parfois la qualité
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Le passage du synthétisme à l'analytisme se caractérise toujours par une
réinterprétation sémantique des moyens formels : il n'y a pas transposition
mécanique d'une structure ancienne à une structure nouvelle, mais adaptation
de divers procédés selon le sens. Une syntaxe qui ne tiendrait pas compte de
cette dimension n'aurait guère de pouvoir explicatif.
La situation tout à fait particulière du bulgare dans la famille slave n'est
compréhensible que si on la replace dans le contexte balkanique. En l'absence
d'une telle mise en perspective, les faits paraîtraient aberrants. La linguistique
diachronique et comparative est ici étroitement dépendante de la linguistique
aréale.
L'analyse confirme plusieurs points de portée générale :
1) Dans le processus de disparition des marques casuelles, ce sont d'abord
les cas « périphériques » qui sont touchés, puis les cas « centraux ». On passe
alors d'un système ternaire (N/A/D) à un système binaire (N/oblique), l'ancien
accusatif étant toujours le dernier cas à disparaître.
2) Le choix des prépositions de remplacement ne se fait pas de manière
arbitraire : le renouvellement des marquants est toujours fondé sur le sens.
3) Le système pronominal n'est pas touché de la même manière que le
système nominal, mais il se trouve malgré tout entraîné dans le processus, avec
un dégradé visible selon la nature des pronoms.
BIBLIOGRAPHIE