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CHARLES RATTON
ARTS
DES PRIMITIFS
AFRIQUE
AMÉRIQUE
OCÉANIE
A N D R E M A S S O N
avec un t e x t e de
GEORGES BATAILLE
É D I T I O N S G . L . M
A C E P H A L E
Revue trimestrielle, publiée par Georges Ambrosino
Georges Bataille et Pierre Klossowski.
CONDITIONS DE VENTE:
L'ÊROTISME
A C É P H A L E
D I O N Y S O S
DIONYSOS 3
Le dieu Dionysos 3 ţ
Nietzsche Dionysos 4
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et reconnu par nous? Seul le dieu lui-même peut nous aider
dans cette voie...
Celui qui engendre le vivant doit s'engloutir dans les profon-
deurs originelles, demeures des puissances de la vie. E t lors-
qu'il revient à la surface, il y a un éclat de folie dans ses yeux,
parce que là, en dessous, la mort cohabite avec la vie. Le
mystère originel lui-même est fou — le sein du déchirement
et de l'unité déchirée. A ce sujet, nous n'avons pas besoin
d'en appeler aux philosophes... L'expérience de la vie et les
rites de tous les peuples et de tous les temps témoignent.
L'expérience des peuples parle : là où naît le vivant, la mort
est proche. E t dans la mesure où il y a vie cela est vivant,
l'approche de la mort grandit, jusqu'à l'instant le plus haut,
jusqu'à la sorcellerie du devenir nouveau, quand mort et vie
se heurtent dans une joie folle. Le tourbillon et le frisson de
la vie est profond parce qu'ivre-mort. Aussi souvent que la vie
s'engendre à nouveau, le mur qui la sépare de la mort s'ouvre
pour un instant (Dionysos, p. 126-128).
• Ce n'était pas seulement l'abondance de vie et la fécondité
qui faisait du Taureau l'une des formes de Dionysos, mais
aussi sa folie furieuse, son caractère dangereux... (Dionysos,
P· !54)·
• Sa lascivité souvent mentionnée doit avoir fait du bouc
l'un des animaux dionysiaques... (Dionysos, p. 155).
NIETZSCHE DIONYSOS
H Un dieu ivre, un dieu dément... Les hypothèses vite cons-
truites qui ramènent toute signification au niveau de la
moyenne n'ont fait que détourner le regard de cette repré-
sentation. Mais l'histoire .témoigne de sa force et de sa vérité.
Elle a donné aux Grecs un sentiment ,de l'ivresse si g r a n d
et si ouvert que, des milliers d'années après la ruine de leur
civilisation, u n Hoelderlin, un Nietzsche pouvaient exprimer
leur dernière et leur plus profonde pensée au nom de Dio-
nysos. E t Hegel représentait la connaissance de la vérité à
l'aide d ' u n e image dionysiaque, affirmant qu'elle était « le
vertige de la bacchanale, dans laquelle il n'est pas un partici-
pant qui ne soit pas ivre » (Orro, Dionysos, p. 50).
I Voilà mon univers dionysiaque qui se crée et se détruit
éternellement lui-même, ce monde mystérieux des voluptés
doubles, voilà mon « au-delà du bien et du mal », sans but,
à moins que le bonheur d'avoir accompli le cycle ne soit un
but, sans vouloir, à moins q u ' u n anneau n'ait la bonne volonté
de tourner éternellement sur soi-même et rien que sur soi,
dans sa propre orbite. Cet univers qui est le mien, qui donc
est assez lucide pour le voir sans souhaiter de perdre la vue?
Assez fort pour exposer son âme à ce miroir? Pour opposer
sou propre miroir au miroir de Dionysos? Pour proposer sa
propre solution à l'énigme de Dionysos • E t celui qui en serait
capable ne devrait-il pas faire plus encore? Se fiancer au
« cycle des cycles »? Jurer son propre retour? Accepter le cycle
où éternellement il se bénira lui-même, s'affirmera lui-même?
Avec la volonté de vouloir toutes choses de nouveau? De voir
revenir toutes les choses qui ont été? De vouloir aller à tout
ce qui doit jamais être? Savez-vous à présent ce qu'est le
monde pour moi? E t ce que je veux, quand je veux ce
monde-ci? ( N I E T Z S C H E , Volonté de puissance).
• Lors de la Fête de l'Ane, dans Zarathoustra, il est dit
expressément que le meurtrier de Dieu n'est pas seulement
coupable de la mort de Dieu, mais aussi de sa résurrection sous
une forme nouvelle : car chez les dieux, la mort n'est q u ' u n
préjugé; ils ne font que se dépouiller, mais ils ne meurent pas
et l'on ne saurait jamais prévoir « combien de nouveaux dieux
seront encore possibles ». En effet : « près de deux mille ans
se sont écoulés et pas un seul nouveau dieu ! » Le pape, privé
de Dieu par la mort de ce dernier, vient adorer le nouveau
dieu sous la forme travestie d ' u n âne. Cet âne, du fond de sa
sagesse cachée, dionysiaque, ne dit jamais : Nein (Non), mais
toujours : I-A (Ja : Oui). L'Homme-le-plus-laid offre du vin
à l'âne, car Dionysos est un dieu de vignerons; et tous les
personnages du Zarathoustra se rassemblent solennellement
autour de l'âne divin. De même, le Voyageur et son Ombre,
le Prophète du Nihilisme, tous ces hommes supérieurs du
désespoir adorent l'âne bénissant; car leur volonté supérieure
du néant se voit délivrée dans l'âne affirmateur et parvenue
à la forme suprême de l'être se voulant lui-même. Zarathous-
tra, le « plus pieux des athées », devient lui-même Zarathous-
tra-Dionysos au nom duquel Nietzsche accomplit l'ultime
transformation qui le fait passer du principe héroïque du
J E V E U X au principe « identique aux dieux » du J E SUIS.
Identique aux dieux, ce principe l'est parce que devient aisé
par lui ce qui paraissait pénible auparavant. « Les dieux vivant
avec légèreté : c'est là l'embellissement suprême dévolu au
monde; dans ce sentiment, combien la vie est difficile à vivre »
(LOEWITH, Nietzsches Philosophie der ewigen W i d e r k u n f t
des Gleichen, Berlin, 1935, p. 55).
• Ariadne, le labyrinthe, le Minotaure, Thésée et Dionysos,
tout ce domaine mythique, Nietzsche ne cesse d'y revenir
sans cesse sous une forme énigmatiquement ambiguë, chaque
fois qu'il veut indiquer l'ultime secret de la vérité : que la
vérité est la mort...
Le labyrinthe dont les dédales n'offrent pas d'issue et qui
réserve la destruction par le Minotaure est le but et le destin
du chercheur. Celui qui essaye l'absolue indépendance de la
connaissance, sans y être contraint, prouve de ce fait une
audace déchaînée. Il se rend dans un labyrinthe, il multiplie
par mille les dangers que la vie comporte d'elle-même, et
dont ce n'est pas le moindre que nul ne voit de ses yeux
comment et où il s'égare et s'isole, pour finir par être déchi-
quêté par quelque Minotaure des cavernes de la conscience.
Dans le cas où un tel chercheur succombe, cela se produit si
loin de toute compréhension humaine que les hommes ne le
sentent pas ni ne peuvent y compatir — et lui ne peut pas en
levenir...
La vérité... conduit à l'intérieur du labyrinthe et nous
livre à la puissance du Minotaure. Le sujet de la con-
naissance a encore pour cette raison un tout autre but : un
homme labyrinthique ne cherche jamais la vérité, mais tou-
jours son Ariadne — quoi qu'il puisse dire. La recherche de
la vérité le pousse vers ce qui lui est autre, ce qui est en soi-
même comme de la vérité, mais aucune des vérités qui sont
saisies en tant que vérité. Ce qu'est Ariadne, Nietzsche ne l'a
pas dit ou n ' a pas « pu » le dire.
E t pourtant elle-même redevient pour lui la mort...
Nietzsche en tant qu'il est Dionysos devient la vérité qui ern-
brasse à la fois vie et mort, vérité du fond de laquelle il dit
dès lors à Ariadne : « Je suis ton labyrinthe ». Dionysos est-il
la vérité là où l'obscur en tant qu'appartenant lui-même à la
vérité délivre la vérité et la surmonte parce que les péripéties
paradoxales de la recherche de la vérité se referment dans le
cercle du vivant en un être qui alors seulement —- en Dionysos
— est le vrai? Toute compréhension pour toute expérience
proprement dite de ce que Nietzsche ne dit plus s'arrête ici
( J A S P E R S , Nietzsche, Berlin, 1936, p. 201-202).
fl| Quelque innombrables qu'aient été les traits qu'il est pos-
sible de percevoir dans ce mythe, pour Nietzsche il ne s'agit
pas de comprendre ce mythe, il ne s'agit que du choix cons-
cient d ' u n symbole qui lui paraît utile pour sa propre philo-
sophie. C'est pourquoi Dionysos est quelque chose d'essentiel-
lement autre que le mythe antique, quelque chose qui au fond
devient sans jamais prendre forme.
Dionysos est tout d'abord le symbole de l'ivresse « en laquelle
l'existence fête sa propre transfiguration ». « Lorsque fleuri-
rent le corps et l'âme grecques... naquit ce symbole chargé de
mystères... Ici est donnée la commune mesure, en regard de
quoi tout ce qui a poussé depuis, f u t estimé trop court, trop
pauvre, trop étroit : —• que l'on prononce seulement le mot
Dionysos devant les meilleurs noms et les meilleures choses
modernes, devant Goethe par exemple, ou devant Beethoven,
ou devant Shakespeare, ou devant Raphaël : et tout à coup
nous sentons que nos meilleures choses et nos meilleurs ins-
tants sont jugés, Dionysos est un j u g e ! (16, 388).
Dionysos est en outre le contraire du Christ, il est la vie tra-
gique opposée à la vie aux pieds de la croix : « Dionysos contre
le crucifié ». Ce contraire n'est pas : une différence quant
au martyre, —- mais le sens en est différent... le problème qui
se pose est celui du sens de la souffrance : ou le sens chrétien,
ou le sens tragique. Dans le premier cas elle sera la voie d ' u n
être sanctifié; dans le second cas l'être comporte assez de sain-
teté pour justifier une vie redoutable de souffrances. L ' h o m m e
tragique approuve encore la souffrance la plus âpre : il est
assez fort, plein, divinisateur pour cela; le chrétien nie le lot
le plus heureux sur terre... Le Dieu en croix est la malédic-
tion sur la vie, le conseil de s'en délivrer; — Dionysos mis
en morceaux est une conjuration de la vie : elle renaît éternel-
lement et s'en reviendra éternellement de la destruction (16,
391)•
Devant la figure evanescente de ce Dieu la conception indé-
terminée de Nietzsche s'achève — comme précédemment sa
pensée —· « par une Théodicée, c'est-à-dire par une approba-
tion absolue du monde — mais pour la même raison pour
laquelle on l'avait désapprouvée naguère » (16, 372).
Cependant Dionysos ne saurait jamais être un Dieu auquel on
adresse des prières, auquel on consacre u n culte. Il est en fin
de compte, le « Dieu qui philosophe » (14, 391). Il a toutes les
particularités du nouveau philosophe que Nietzsche voit venir,
ou qu'il se sent être lui-même : être le « dieu-tentateur » et
le « grand équivoque ». Nietzsche a conscience de l'étrange
nouveauté d ' u n pareil symbole : le simple fait que Dionysos
est un philosophe, et que par conséquent les Dieux aussi phi-
losophent, me paraît une nouveauté.
L'auto-identification de Nietzsche avec Dionysos encore cachée
dans la phrase : « je suis le dernier disciple et initié du dieu
Dionysos », il l'accomplit factuellement lui-même au début de
la folie ( J A S P E R S , Nietzsche, p. 330-332).
DIONYSOS PHILOSOPHE
Soyez tranquille: je suis Dieu ! j'ai pris ce déguisement (/)
NOTES. — (1) Nietzsche fou cité par Andler, (7) Ainsi parlait Zarathoustra, Mercure de
dans Maturité de Nietzsche. France, appendice, p. 488.
(2) Par delà le Bien et le Mal, II, 42. (8) Volonté de puissance, Mercure de France,
(3) Id., II, 44. II, p. 156.
(4) Id., IX, 295. (9) Id., II, p. 278.
(5) Cf. Roger Caillois : Le mythe et l'homme, (10) Les quatre dernières citations sont extrai-
in Recherches Philosophiques, 1936. Je laisse tes du Zarathoustra.
en dehors la conception sorelienne du my- (11) Œuvres posthumes, Mercure de France,
the (Introduction à l'économie moderne, Ré- 1934, p. 65.
flexions sur la violence). (12) Généalogie de la Morale, III, 23.
(6) Cf. Geneviève Blanquis, Faust pendant qua- (13) Par delà le Bien et le Mal, VI, 207.
tre siècles, et Gendarme de Bévotte, La Lé- (14) Nous pourrions multiplier les citations.
gende de don Juan. (15) Crépuscule des idoles, VII, 45.
C H R O N I Q U E
NIETZSCHÉENNE ( 1 )
La crise actuelle est la même que celle qui menaçait
la nature humaine lors de l'établissement du chris-
tianisme.
BENJAMIN CONSTANT (2).
16
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lâÉÉHHHH• WW iHIHliıiı It
qui pourrait contracter et rendre explosif. cessité que commence (5) la RECOMPOSI-
Parce qu'il ne pouvait pas confondre émas- T I O N D E S V A L E U R S S A C R É E S . Les
culation et connaissance et parce que sa pharaons restaurés, les césars romains et
pensée s'ouvrait à une explosion lucide qui les chefs de partis révolutionnaires qui ont
ne pouvait pas cesser avant d'avoir épuisé a u j o u r d ' h u i envoûté la moitié des habi-
ses forces — devenant le héros de tout ce tants de l'Europe ont répondu à l'espoir
qui humainement n'est pas asservi — Nietz- de fonder à nouveau la vie sur une impul-
sehe s'est effondré dans une solitude humi- sion irraisonnée. Mais la somme de con-
liante. La destinée de la vie humaine, puis- trainte nécessaire à maintenir des cons-
qu'elle se lie à ce que les hommes ont porté tructions trop rapidement imposées en mar-
en eux de plus lourd, n ' a peut-être pas que le caractère profondément décevant.
connu de moment qui justifie plus de trou- Dans la mesure où persiste la nostalgie
ble que celui où Nietzsche seul, sous le d ' u n e communauté où chaque être trouve-
coup de la folie, embrassa un cheval dans rait quelque chose de plus tragiquement
les rues de Turin. tendu qu'en lui-même, dans cette mesure,
le souci de la récupération du monde perdu,
qui a joué un rôle dans la genèse du fas-
cisme, n ' a pour aboutissement que la dis-
cipline militaire et l'apaisement limité que
donne une brutalité détruisant avec rage
tout ce qu'elle n ' a pas la puissance de
LA SOLUTION FASCISTE séduire.
Or ce qui suffit à une fraction, qui peut
Mais la connexion étroite de la volonté de être dominante, n'est plus que déchirement
retrouver la vie perdue et de la dépression et duperie si l'on considère toute la com-
mentale aveulissante n'est pas seulement munauté vivante des êtres. Cette commu-
l'occasion! d'échecs tragiques : elle cons- nauté ne demande pas le sort semblable des
titue une prime aux solutions vulgaires et différentes parties qu'elle rassemble, mais
faciles dont le succès semble tout d'abord elle exige d'avoir pour fin ce qui unit et
assuré à l'exclusion de tout autre. Puisqu'il s'impose avec violence sans aliéner la vie,
s'agit de retrouver ce qui avait autrefois sans la conduire à la répétition des actes
existé et dont les éléments sont vieillis ou émasculés et des formules morales exté-
morts, le plus simple est de redonner la vie rieures. Les éclats brefs du fascisme, qui
dans des circonstances favorables à ce qui sont commandés par la peur, ne peuvent
subsiste. Il est plus court de restaurer que pas tromper une exigence aussi vraie, aussi
de créer et comme la nécessité d ' u n e cohé- emportée, aussi avide.
sion sociale renouvelée peut être ressentie
à certains moments de la façon la plus pres-
santé, le premier mouvement de recompo-
sition a lieu sous la forme d ' u n retour au
passé. Les valeurs fondamentales les plus
grossières, les plus directement utilisables DU CIEL CÉSARIEN A LA
sont susceptibles, au cours de crises aiguës
et haineuses, de reprendre un sens drama- TERRE DIONYSIAQUE :
tique qui semble redonner une couleur LA SOLUTION RELIGIEUSE
réelle à l'existence commune. Alors qu'il
s'agit, dans l'ensemble, d ' u n e opération Si l'on se représente maintenant la han-
dans laquelle les valeurs affectives mises en tise qui a dominé l'existence de Nietzsche,
jeu sont en grandes parties utilisées à d'au- il apparaîtra avec évidence que cette han-
très fins qu'elles-mêmes. C'est par un resse- tise commune du monde perdu, qui gran-
melage permettant à l'existence de marcher dit dans la dépression profonde, se pour-
à nouveau droit sous le fouet de la dure né- suit nécessairement dans deux directions
opposées. Les confusions qui ont eu lieu Ce qui a empêché d'apercevoir tout d'à-
entre deux réponses au même vide, les bord dans la figuration nietzschéenne des
similitudes des apparences entre le fascisme valeurs ce qui l'oppose à l'éternel recom-
et Nietzsche, deviendront alors clairement mencement de la monarchie militaire — re-
intelligibles : toute ressemblance sera ré- commencement qui se produit avec une ré-
duite a u x traits d'identité qui apparaissent gularité vide sans jamais apporter de renou-
entre deux contraires. veau — c'est le souci que Nietzsche a eu
d'accuser les différences les plus profondes
moins entre le dionysisme et le national-
E n t r e les diverses oppositions qui main-
socialisme bismarckien, qu'à bon droit il
tiennent l'existence des hommes sous la
regardait comme négligeable, qu'entre le
dure loi d'Héraclite, il n'en est pas de plus
dionysisme et le christianisme. E t la pos-
vraie ni de plus inéluctable que celle qui
sibilité de l'erreur est d ' a u t a n t plus grande
oppose la Terre au Ciel, au « besoin de
que la critique des falsifications chrétiennes
punir » les troubles exigences de la tragé-
a entraîné Nietzsche à vitupérer toute re-
die; d ' u n côté se composent l'aversion du
nonciation à la puissance, introduisant par
péché et la clarté du jour, la gloire et la
là une confusion entre le plan de la solidi-
répression militaire, la rigidité imprescrip-
fication, de l'ossification militaire et celui
tible du passé; de l'autre, la grandeur ap-
de la liberté tragique. D ' a u t a n t plus grande
partient aux nuits propices, à la passion
qu'il ne peut être question de renoncer à
avide, au rêve obscur et libre : la puissance
une virilité humaine douloureusement con-
est donnée au mouvement et, par là, quel-
quise : le mépris pour les opérations pri-
les que soient de nombreuses apparences,
vées de sens humain d u césarisme ne con-
arrachée au passé, projetée dans les formes
duira plus à l'acceptation des limites que
apocalyptiques de l'avenir; d ' u n côté une
ces opérations prétendent imposer à la vie;
composition des forces communes rivée à
un mouvement religieux qui se develop-
la tradition étroite — parentale ou raciale
pera dans le monde actuel n ' a pas plus à
— constitue une autorité monarchique et
ressembler au christianisme ou au boud-
s'établit comme une stagnation et une in-
dhisme que christianisme et bouddhisme
franchissable limite de la vie; de l'autre
ne ressemblèrent au polythéisme. C'est en
un lien de fraternité qui peut être étranger
raison de cette dissemblance nécessaire que
au lien du sang est noué entre des hommes
Nietzsche écartait à bon escient le mot
qui décident entre eux des consécrations
même de religion qui prête à lui seul à une
nécessaires; et l'objet de leur réunion n ' a
confusion presque aussi néfaste que celle
pas pour but une action définie, mais
qui s'est introduite entre le dionysisme
l'existence elle-même, L'EXISTENCE,
nietzschéen et le fascisme — et qui ne peut
C'EST-A-DIRE LA TRAGÉDIE.
être employé dans le monde actuel que par
défi.
Il est vrai qu'il n ' y a pas humainement
d'exemple où une forme réelle représente
à l'exclusion de l'autre l'une des directions
possibles de la vie : ces directions n ' e n sont
pas moins faciles à déceler et à décrire.
Elles opposent dans l'ensemble le monde
chtonien et le monde ouranien de la Grèce
mythique et, dans les phases de recompo-
sition de chaque grande civilisation, d ' u n e NIETZSCHE DIONYSOS
façon plus claire encore, les mouvements
proprement religieux, osirien, chrétien ou
bouddhiste, à la reconstitution ou au déve- LA P H A S E C R I T I Q U E D E DÉCOMPO-
loppement du caractère sacré du souverain SITION D'UNE CIVILISATION EST
militaire. RÉGULIÈREMENT SUIVIE D'UNE
RECOMPOSITION QUI SE DÊVE- ciel imprudemment provoqué. Ainsi le dieu
LOPPE DANS DEUX DIRECTIONS est-il né d ' u n ventre foudroyé.
D I F F É R E N T E S : LA RECONSTITU- A l'image de celui qu'il était avide
TION DES ÉLÉMENTS RELIGIEUX d'être jusque dans sa folie, Nietzsche naît
DE LA SOUVERAINETÉ CIVILE E T de la Terre déchirée par le feu du Ciel,
MILITAIRE, ENCHAINANT L'EXIS- naît foudroyé et par là chargé de ce feu
T E N C E A U PASSÉ, E S T S U I V I E OU de la domination devenant le F E U D E LA
S'ACCOMPAGNE DE LA NAISSANCE TERRE.
D E F I G U R E S S A C R É E S E T D E MY-
THES, LIBRES E T LIBÉRATEURS, E N M Ê M E T E M P S Q U E LA F I G U R E
RENOUVELANT LA V I E E T E N F A I - SACREE — NIETZSCHEENNE — DE
SANT CE Q U I S E J O U E D A N S D I O N Y S O S T R A G I Q U E D E L I V R E LA
L'A VENIR », « CE Q U I N ' A P P A R - V I E D E LA S E R V I T U D E , C'EST-A-
T I E N T Q U ' A U N AVENIR ». D I R E D E LA P U N I T I O N DU P A S S E ,
E L L E LA D E L I V R E D E L ' H U M I L I T E
RELIGIEUSE, DES CONFUSIONS E T
L'audace nietzschéenne qui veut pour les D E L A T O R P E U R DU R O M A N T I S M E .
figures qu'elle compose une puissance qui ELLE EXIGE QU'UNE VOLONTÉ
ne s'incline devant rien — qui tend à ÉCLATANTE R E N D E LA T E R R E A
effondrer l'édifice de prohibition morale de LA D I V I N E E X A C T I T U D E DU R Ê V E .
la vieille souveraineté — ne doit pas être
confondue avec ce qu'elle combat. Le mer-
veilleux K I N D E R L A N D nietzschéen n'est
rien de moins que le lieu où le défi porté au
V A T E R L A N D de chaque homme prend
u n sens qui cesse d'être une impuissante
négation. C'est après Zarathoustra seule-
ment que nous pouvons « D E M A N D E R
PARDON A NOS E N F A N T S D'AVOIR
É T É L E S F I L S D E NOS P È R E S » (6). LA REPRÉSENTATION DE
Les premières phrases du message de " NUMANCE "
Nietzsche procèdent des « mondes du rêve
et de l'ivresse » (7). Ce message tout en-
tier s'exprime par le seul nom de DIO- L'opposition du Ciel et de la Terre a cessé
NYSOS. Quand Nietzsche a fait de DIO- d'avoir une valeur significative commune
NYSOS, c'est-à-dire de l'exubérance des- et immédiatement intelligible. Son exposé
tructrice de la vie, le symbole de la volonté se heurte au désir de l'intelligence qui ne
de puissance, il exprimait par là une réso- sait plus ce que de telles antiquités veu-
lution de refuser au romantisme velléitaire lent dire et, de plus, refuse d'admettre que
et débilitant une force qui doit être tenue des entités mythologiques puissent avoir
pour sacrée. Nietzsche exigeait de ceux qui actuellement, dans un monde saturé de
détiennent les valeurs brisantes de la tra- science, un sens quelconque. Mais si l'on
gédie qu'ils deviennent des dominateurs : se reporte à une réalité de tous les jours,
non qu'ils subissent la domination d ' u n il a suffi d ' u n e circonstance favorable pour
ciel chargé du besoin de punir. que des hommes évidemment éloignés de
Dieu de la Terre, D I O N Y S O S est né des toute folie entrent lucides dans le monde
amours de Sémélé, la Terre, avec le dieu des esprits infernaux; et non seulement
du ciel, Zeus. Le mythe veut que Sémélé, des hommes mais les passions politiques
grosse de Dionysos, ayant voulu que Zeus vulgaires qui les animaient.
lui apparaisse revêtu des attributs de sa Quand Marquino s'avançant sous la ca-
puissance, ait été mise en flammes et en goule en appelle à ce que le monde con-
cendres par le tonnerre et les éclairs du tient de plus sombre, les figures qu'iï
invoque sous des n o m s terribles... eaux de C'est là ce qui doit r e b u t e r et, en prin-
la noire lagune., cessent d ' ê t r e des repré- cipe, r e n d r e N u m a n c e inaccessible, parce
s e n t a t i o n s vides et impuissantes. Car d a n s que le jeu que le destin joue avec les hom-
l ' a g o n i e de N u m a n c e , à l ' i n t é r i e u r des m u r s m e s n e p e u t a p p a r a î t r e à la p l u p a r t que
et sous la paroi n u e de la sierra ce qui sous les aspects b r i l l a n t s et colorés de
est là est la T e r r e : la T e r r e qui s ' o u v r e l ' e x i s t e n c e individuelle.
p o u r r e n d r e le cadavre au m o n d e des D ' a u t r e p a r t , ce qui est a c t u e l l e m e n t d a n s
vivants, la T e r r e qui s ' o u v r e au vivant q u e l'esprit si l ' o n parle d ' e x i s t e n c e collective
le délire précipite d a n s la m o r t . E t bien est ce que l ' o n p e u t i m a g i n e r de p l u s p a u -
q u e cette T e r r e e x h a l e la F u r e u r et la R a g e , vre et a u c u n e représentation ne p e u t être
bien q u ' e l l e apparaisse d a n s les cris des p l u s d é c o n c e r t a n t e q u e celle qui d o n n e la
e n f a n t s égorgés p a r les pères, des épouses m o r t c o m m e l ' o b j e t f o n d a m e n t a l de l'acti-
égorgées par les m a r i s , bien que le p a i n vité commune des h o m m e s , la m o r t et non
q u ' e l l e a p p o r t e à l ' a f f a m é soit t r e m p é de la n o u r r i t u r e ou la p r o d u c t i o n des m o y e n s
s a n g , le s e n t i m e n t q u ' i n s p i r e sa présence de p r o d u c t i o n . S a n s d o u t e u n e telle repré-
n ' e s t pas l ' h o r r e u r . Car c e u x qui lui a p p a r - sentation s ' a p p u i e sur l ' e n s e m b l e de la pra-
t i e n n e n t (et a p p a r t i e n n e n t ainsi à la fré- tique religieuse de t o u s les temps, mais
nésie) f o n t revivre sous n o s y e u x t o u t e l ' u s a g e a p r é d o m i n é de r e g a r d e r la réalité
l ' h u m a n i t é p e r d u e , le m o n d e de vérité et de la religion c o m m e u n e réalité de sur-
de passion i m m é d i a t e dont la nostalgie n e face. Ce qui d a n s l ' e x i s t e n c e d ' u n e com-
cesse pas. E t il est impossible de dissocier m u n a u t é est t r a g i q u e m e n t r e l i g i e u x , en
u n e figure p r o f o n d é m e n t composée et liée. formelle étreinte avec la m o r t , est d e v e n u
De m ê m e que les R o m a i n s c o m m a n d é s par la chose la p l u s é t r a n g è r e a u x h o m m e s .
l ' i m p l a c a b l e a u t o r i t é d ' u n chef sont asso- P e r s o n n e n e pense p l u s q u e la réalité d ' u n e
ciés à la gloire du soleil, de la m ê m e façon, vie c o m m u n e — ce q u i revient à dire de
les N u m a n t i n s S A N S C H E F sont placés l ' e x i s t e n c e h u m a i n e — d é p e n d e de la mise
d a n s la région de la N u i t et de la T e r r e , en c o m m u n des t e r r e u r s n o c t u r n e s et de
d a n s la région h a n t é e p a r les f a n t ô m e s de cette sorte de crispation e x t a t i q u e que
la M è r e - T r a g é d i e . E t c'est d a n s la m e s u r e r é p a n d la m o r t . Ainsi la vérité de N u m a n c e
où l ' a g o n i e et la m o r t sont entrées d a n s est-elle p l u s difficile encore à a p p r é h e n d e r
la ville que cette ville devient l ' i m a g e de q u e celle de la t r a g é d i e individuelle. E l l e
tout ce qui au m o n d e peut exiger u n a m o u r est la vérité religieuse, c'est-à-dire, en
total; c'est d a n s la m e s u r e où elle m e u r t principe, ce q u e r e j e t t e l'inertie des horn-
q u e t o u t e la nostalgie d u m o n d e p e r d u p e u t m e s vivants a u j o u r d ' h u i .
être m a i n t e n a n t e x p r i m é e par le seul n o m
de N U M A N C E . L ' i d é e de p a t r i e — qui i n t e r v i e n t c o m m e
c o m p o s a n t e de l ' a c t i o n d r a m a t i q u e — n ' a
q u ' u n e signification e x t é r i e u r e si on la
c o m p a r e à cette vérité religieuse. Quelles
que soient les a p p a r e n c e s , les symboles q u i
c o m m a n d e n t les é m o t i o n s ne sont p a s de
c e u x qui servent à figurer ou à m a i n t e n i r
l ' e x i s t e n c e militaire d ' u n p e u p l e . L ' e x i s -
t e n c e militaire e x c l u t m ê m e t o u t e d r a m a t i -
sation de cet o r d r e . E l l e est f o n d é e sur u n e
NUMANCE! LIBERTÉ 9) ) n é g a t i o n b r u t a l e de t o u t e signification pro-
f o n d e de la m o r t et, si elle utilise ses cada-
Ce q u ' i l y a de g r a n d d a n s la tragédie de vres, c'est p o u r faire m a r c h e r ses v i v a n t s
N u m a n c e , c'est q u ' o n n ' y assiste pas seu- p l u s droits. L a représentation la p l u s tra-
l e m e n t à la m o r t d ' u n certain n o m b r e g i q u e q u ' e l l e connaisse est la p a r a d e et, d u
d ' h o m m e s , m a i s à l ' e n t r é e d a n s la m o r t de fait q u ' e l l e e x c l u t t o u t e dépression possi-
la cité t o u t entière : ce n e sont pas des ble, elle est d a n s l ' i n c a p a c i t é de f o n d e r la
i n d i v i d u s , c'est u n p e u p l e qui agonise. vie c o m m u n e sur la t r a g é d i e de l'angoisse.
C'est dans ce sens que la patrie, condamnée N o n seulement un politicien, de quelque
à faire sienne la brutale pauvreté militaire, parti qu'il soit, répugne à la considération
est loin de suffire à l'unité communielle des réalités profondes, mais il a accepté,
des hommes. E l l e peut devenir dans cer- une fois pour toutes, le jeu des altérations
tains cas une force d'attraction détruisant et des compromis qui rend possibles des
les autres possibilités, mais étant essentiel- combinaisons précaires de force, impossi-
lement composition de force armée, elle ne ble la formation d'une véritable commu-
peut donner à c e u x qui subissent sou nauté de cœur.
attraction rien qui réponde a u x grandes D e plus, entre les diverses oppositions
avidités humaines : parce qu'elle subor- convulsives de l'histoire, celle qui déchire
donne tout à une utilité particulière; elle actuellement l'ensemble des pays civilisés,
doit, au contraire, à peine séduits, faire l'opposition de l'antifascisme et du fascisme
entrer ses amants dans le monde inhumain apparaît comme la plus viciée. La comédie
et totalement aliéné des casernes, des pri- qui — sous couleur de démocratie — op-
sons militaires, des administrations mili- pose le césarisme soviétique au césarisme
taires. A u cours de la crise qui déprime ac- allemand montre quels trafiquages suffi-
tuellement l'existence, la patrie représente sent à une masse bornée par la misère —
m ê m e l'obstacle le plus grave à cette unité à la merci de c e u x qui la flattent basse-
de la vie qui — il faut le dire avec force ment.
— ne peut être fondée que sur une com- Il existe toutefois une réalité qui, derrière
mune conscience de ce qu'est l'existence cette façade, touche a u x plus profonds
profonde : jeu émotionnel et déchiré de la secrets de l'existence; seulement, il est
vie avec la mort. nécessaire à celui qui veut entrer dans cette
réalité de prendre à rebours ce qui est
admis. Si l'image de N u m a n c e exprime la
N u m a n c e , qui n'est que l'expressjon atroce
grandeur du peuple en lutte contre l'op-
de ce jeu, ne pouvait donc pas prendre
pression des puissants, elle révèle en m ê m e
plus de sens pour la patrie que pour l'in-
temps que la lutte actuellement poursuivie
dividu qui souffre seul. Or N u m a n c e a
manque le plus souvent de toute grandeur:
pris en fait pour c e u x qui ont assisté au
le mouvement antifasciste, s'il est comparé
spectacle un sens qui ne touchait ni au
à N u m a n c e , apparaît comme une cohue
drame individuel ni au sentiment national
vide, comme une vaste décomposition
mais à la passion politique. La chose s'est
d'hommes qui ne sont liés que par des
produite à la faveur de la guerre d'Espa-
refus.
g n e . C'est là un paradoxe évident et il
est possible qu'une telle confusion soit Il n ' y a qu'illusion et facilité dans le fait
aussi vide de conséquences que celle des d'aimer N u m a n c e parce qu'or y voit l'ex-
habitants de Saragosse représentant la tra- pression de la lutte actuelle. Mais la tra-
gédie pendant un siège. N u m a n c e , aujour- gédie introduit dans le monde de la poli-
d'hui, a été représentée non seulement à tique une évidence : que le combat engagé
Paris, mais en Espagne, dans des églises ne prendra un sens et ne deviendra effi-
brûlées, sans autre décor que les traces de cace que dans la mesure où la misère fas-
l'incendie et sans autres acteurs que des ciste rencontrera en face d'elle autre chose
miliciens rouges. Les thèmes fondamentaux qu'une négation agitée : la communauté de
d'une existence reculée, les thèmes mytho- cœur dont N u m a n c e est l'image.
logiques cruels et inaltérés qui sont déve- L e principe de ce renversement s'exprime
loppés par la tragédie ne sont-ils pas, ce- en termes simples. A L ' U N I T É C É S A -
pendant, aussi étrangers à l'esprit politique RIENNE QUE FONDE U N CHEF,
qu'à l'esprit militaire ? S'OPPOSE LA COMMUNAUTE SANS
C H E F L I É E P A R L ' I M A G E OBSÉ-
D A N T E D ' U N E T R A G É D I E . La vie
S'il fallait s'en tenir a u x apparences immé- e x i g e des h o m m e s assemblés, et les hom-
diates, la. réponse devrait être affirmative. mes ne sont assemblés que par un chef ou
par une tragédie. Chercher la communauté Ou encore :
humaine S A N S T E T E est chercher la tra- De ces premiers principes, il découle... la
gédie : la mise à mort du chef elle-même nécessité de faire des lois douces et surtout
est tragédie; elle demeure exigence de tra- d'anéantir pour jamais l'atrocité de la peine
gédie. Une vérité qui changera l'aspect des de mort, parce que la loi, froide par elle-
choses humaines commence ici : L ' Ê L É - même, ne saurait être accessible aux pas-
M E N T É M O T I O N N E L QUI D O N N E sions qui peuvent légitimer dans l'homme
UNE VALEUR OBSÉDANTE A la cruelle action du meurtre.
L ' E X I S T E N C E C O M M U N E E S T LA Encore n ' y a-t-il là que les affirmations de
MORT. Sade les moins clairement inhumaines.
Comment sa doctrine de sang pourrait-elle
avoir un sens pour celui qui la trouvant
juste ne la vit pas dans le tremblement.
Car « tuer par plaisir ne serait q u ' u n e
provocation littéraire et la plus inadmissi-
ble expression de l'hypocrisie si la cons-
cience n'était pas portée par là à un degré
de lucidité extrême. La conscience que le
plaisir de tuer est la vérité chargée d'hor-
LES MYSTÈRES DIONYSIAQUES reur de celui qui ne tue pas ne peut demeu-
rer ni obscure ni tranquille et elle fait en-
trer l'existence à l'intérieur du monde
Cette vérité « dionysiaque » ne peut pas
invraisemblablement glacé où elle se dé-
être l'objet d ' u n e propagande. E t comme,
chire.
de son propre mouvement, elle appelle la
puissance, elle prête un sens à l'idée d ' u n e Que pourrait d'autre part signifier le fait
organisation gravitant autour de profonds que, pendant plusieurs années, quelques-
mystères. uns des hommes les plus doués se sont éver-
Ici mystère n ' a rien de commun avec un tués a briser leur intelligence en morceaux,
ésotérisme vague : il s'agit de vérités qui croyant par là faire sauter en éclat l'intelli-
déchirent, qui absorbent ceux à qui elles gence elle-même? Dada est généralement
apparaissent, alors que la masse humaine regardé comme un échec sans conséquence
ne les cherche pas et même est animée alors que, pour d'autres, il devient le rire
d ' u n mouvement qui l'en éloigne. Le mou- qui délivre — une révélation qui transfi-
vement de désagrégation de cette masse ne gure l'être humain.
peut être compensé qu'avec une sournoise E t quant aux pertes de vue abyssales de
lenteur par ce qui gravitera à nouveau au- Nietzsche, le temps n'est-il pas venu de
tour de figures de mort. demander des comptes à ceux qui ont pris
C'est seulement dans cette direction ou- sur eux d ' e n faire l'objet d ' u n e curiosité
verte, où tout déconcerte à la limite de éclectique? Beaucoup de réalités relèvent
l'ivresse, que les affirmations paradoxales de la loi du tout ou rien. Il en est ainsi de
de Sade cessent d'être pour celui qui les Nietzsche. Les Exercices de saint Ignace
admet une dérision et un jugement impla- ne seraient rien s'ils n'étaient pas médi-
cable. tées dans le plus grand silence de tout le
Que peut signifier pour des hommes qui ne reste (et, médités, ils sont une prison
veulent pas entrer dans une voie consé- sans issue). Ce que Nietzsche a brisé ne
quente et difficile cette phrase : peut s'ouvrir qu'à ceux qui sont portés en
Une nation déjà vieille et corrompue, qui, avant par le besoin de briser; pour les au-
courageusement, secouera le joug de son très, ils font de Nietzsche ce qu'ils font
gouvernement monarchique pour en adop- de tout : rien n ' a de sens pour eux, ils
ter u n républicain ne se maintiendra que décomposent ce qu'ils touchent. C'est la
par beaucoup de crimes; car elle est déjà loi du temps présent q u ' u n homme quel-
dans le crime... conque soit incapable de penser à quoi que
ce soit et soit h a p p é d a n s tous les sens par poussière et il cessera u n jour de s ' é t o n n e r
des occupations toutes serviles qui le vident q u ' u n être vivant ne le r e g a r d e pas c o m m e
de sa réalité. Mais l ' e x i s t e n c e de cet hom- la dernière limite des choses.
me q u e l c o n q u e achèvera de s ' e n aller en Georges BATAILLE.
NOTES. — (1) Suite du texte paru dans le dualisatiou monarchique introduisant une
numéro de janvier sous le titre Nietzsche et administration rationnelle. Les formes et les
les fascistes. Cette chronique sera poursuivie. successions de faits sont différents dans chaque
(2) Cette représentation cyclique de l'histoire cycle mais la coïncidence de troubles sociaux,
est en réalité la représentation courante. Cha- de décadence des valeurs sacrées et d'enrichis-
teaubriand, Vigny, George Sand, Renan se sont sentent de la vie individuelle est constante; il
exprimés dans le même sens au sujet du chris- en est de même de la recomposition qui suit
tianisme. la crise.
Engels a longuement développé le principe de (5) Il va de soi qu'il est impossible de fixer
la similitude des premiers temps du christia- exactement la date à laquelle un processus
nisme et du xix6 siècle (Contribution à l'his- commence et que, dans l'ensemble, des consi-
toire du christianisme primitif, dans Religion, dérations de l'ordre de celles qui sont exposées
Philosophie, Socialisme, tr. fr., 1901). ici ne peuvent pas avoir de valeur formelle très
Nietzsche se considérant comme l'Antéchrist précise. Il en est de même d'ailleurs de toute
et voyant dans le moment qu'il vivait un som- considération portant sur un domaine com-
met de l'histoire se représentait également un plexe.
cours cyclique des choses. Mais pour Nietzsche, (6) Ainsi parlait, Zarathoustra, 2e partie, Du
il y avait dans un certain sens retour au monde pays de la civilisation. Le terme allemand Kin-
que Socrate et le christianisme avaient détruit derland, pays des enfants, répondant à Vater-
(Cf. le compte rendu de l'ouvrage de Lœwilh, land, patrie, pays des pères, n'est pas exacte-
dans Acéphale, janvier, p. 31). ment traduisible.
Il est regrettable que la conception cyclique de (7) Origine de la tragédie, § 1.
l'histoire ait été, déconsidérée par l'occultisme (8) Celte tragédie de Cervantès a été jouée Λ
et par Spengler. Elle pourra cependant pren- Paris en avril et mai 1937 par Jean-Louis Bar-
dre corps dès qu'elle sera établie sur un prin- rault. Il est important du point de vue qui est
cipe simple et évident. Elle se liera nécessai- développé ici que Barrault ait été porté par le
rement ä une INTERPRÉTATION SOCIOLOGI- sens de la grandeur de la tragédie. II est plus
QUE DE L'HISTOIRE, sociologique, c'est-à-dire important encore que, par la composition des
également éloignée du matérialisme économi- décors et des figures, André Masson ait formé
(!ne et de l'idéalisme moral. un envoûtement dans lequel les thèmes essen-
tiels de l'existence mythique retrouvaient tout
(3) Des compensations continuelles ne peuvent leur éclat. Il n'y a pas à tenir compte ici de
empêcher que la pente ne soit descendue. ce qui revient ft Cervantès ou de ce qui revient
(4) Dans la civilisation égyptienne, les valeurs à Masson dans la figuration des deux mondes
individuelles pour ainsi dire nulles au début opposés...
du troisième millénaire (à l'époque des grandes Le sujet de Numance est la guerre inexpiable
pyramides) apparaissent très développées huit que poursuit le général romain Scipion contre
ou dix siècles plus tard à une époque de révo- les Numantins révoltés, qui, assiégés et épui-
lutions sociales tendant au nihilisme (Cf. Mo- sés, s'entretuent plutôt que de se rendre. Dans
ret, Le Nil et la civilisation égyptienne, 1926, la première partie, le devin Marquino fait sor-
p. 251 ss. et 292 ss.); dans la civilisation occi- tir u n mort de la tombe pour apprendre de lui
dentale, comme dans la civilisation chinoise, le sort affreux de la ville.
les formes multiples de la souverainté dans (9) « Numance ! Liberté ! est le cri de guerre
une société féodale aboutissent à une indivi- des assiégés exaspérés.
LES V E R T U S
DIONYSIAQUES
Il semble que dans la mesure pré- du vertige : il est inconcevable qu'il
eise où l'esprit s'impose une très étroite ne reste pas aussi entier dans le spasme
discipline et des lois au moins très sé- que dans le calcul. Egalement disposé
vères, il doive tenir un compte équi- à l'un et rompu à l'autre, c'est en lui
valent des ivresses et se troubler de comme si la détente η 'était si explosive
leur existence même, car il n'est ja- que pour suivre une tension trop sé-
mais dans la certitude de n'en pas vère.
éprouver la tentation ou le remords. L'ivresse au reste se manifeste comme
Il peut, dans le privé, se tenir cons- état total, s'étendant virtuellement au
tamment en lisière et garder toujours moins, sur tout le clavier des activi-
le plus exact contrôle de ses anticipa- tés de l'être, puisque toutes y consen-
tions instinctives ou, pour le public, tent et se taisent au moment où elle
restreindre à la formulation d eviden- n'en exaspère qu'une. En ajoutant la
ces l'exercice de ses facultés, ne pro- demi-ivresse de la lucidité supérieure,
pager que l'exprimable et le défini, dont parle Baudelaire, à celles que
n'avancer que sur du terrain complè- distingue Nietzsche, c'est-à-dire aux
tement conquis, assimilé et ne rien trois ivresses des liqueurs fortes, de
proposer qui ne se puisse justifier et l'amour et de la cruauté, on aperçoit
qui ne soit partie inaliénable de sys- aisément qu'il n'est aucun point où
lème. La puissance que cette austérité l'extase ne puisse prendre appui, sans
procure à l'esprit qui l'adopte est en que cependant l'extrême sensation de
droit proprement sans mesure. Cet puissance qui la caractérise cesse de
esprit s'acquiert en effet, par elle, demeurer identique à elle-même. Quels
une cohésion telle qu'il en devient que soient ses effets intimes, de quel-
inentamable à la façon d'une ar- que valeur qu'on les juge, il est cer-
mée où chaque élément tactique en tain qu'ils transportent les individus
chaque point bénéficierait de la force et (sauf, en un certain sens, quelque
indivise de la totalité des effectifs. Il toxiques paralysants qui leur procurent
n : en ressent pas moins la constante d'ailleurs aussi un sentiment d'intense
sollicitation des ivresses. Mieux encore, et calme supériorité, quoique d'ordre
un esprit si lié doit être assurément contemplatif), leur communiquent une
pour elles une proie moins défendue, impression de maximum d'être qui
étant de celles qu'on ravit en totalité. leur fait préférer au reste de leur vie
C'est qu'il est trop unifié pour se di- ces rares instants qu'il leur tarde aussi-
viser et faire la part du feu au moment tôt de renouveler.
24
tam
• H K ^ s 11 m • B B H » 1m
Ainsi, outre qu'elles intéressent l'in- ger (1). Cette démarche ne représente
dividu dans le plus imprescriptible de rien de moins que la plus profonde des
lui-même, les diverses ivresses sem- révolutions et ce n'est pas indifférent
blent constituer naturellement pour que le dionysisme ait coïncidé avec la
lui, un état violent vis-à-vis de la so- poussée des éléments ruraux contre le
ciété et peut-être témoigner d'une cer- patriciat urbain, et que la diffusion des
taine difficulté de sa part à s'adapter cultes infernaux aux dépens de la reli-
à la vie collective. Voilà donc encore, gion ouranienne ait été entraînée par
et ce n'est peut-être pas la moindre, la victoire des couches populaires sur
une opposition entre les ivresses et l'in- les aristocraties traditionnelles. En
telligence : le destin impérialiste de même temps les valeurs changent de
celle-ci et la dédaigneuse résignation signe; les pôles du sacré, l'ignoble et
des premières à s'exalter à l'écart et le saint, permutent. Ce qui était en
pour elles-mêmes. marge avec la si intéressante défaveur
attachée à cette expression, devient
constitutif de l'ordre et en quelque
Cependant l'histoire donne à penser sorte nodal : l'asocial (ce qui paraissait
que cette opposition ne comporte au- tel) rassemble les énergies collectives,
cun caractère absolu : c'est dans la me- les cristallise, les émeut — et se mon-
sure où la société ne sait pas faire tre force de sursocialisation.
leur part aux forces dionysiaques, s'en
défie et les persécute au lieu de les
Il suffit de cet aperçu pour pouvoir user
intégrer, que l'être se trouve réduit à
du terme de vertus dionysiaques en
prendre malgré elle les satisfactions
entendant par vertu ce qui lie, par vice,
qu'il devrait recevoir d'elle seule. La
ce qui dissout. Car il suffit qu'une col-
valeur essentielle du dionysisme rési-
lectivité ait pu trouver en elles son as-
dait en effet sur ce point précis qu'il
sise affective et fonder la solidarité de
unissait en le socialisant, par ce qui
ses membres sur elles seules à l'exclu-
plus que tout autre chose, sépare quand
sion de toute prédétermination locale,
la jouissance en est individuelle. Mieux,
historique, raciale ou linguistique (2)
il faisait de la participation à l 'extase et
pour assurer, chez ceux qu'elles solli-
de l'appréhension en commun du sa-
citent, la conviction qu'elles sont in-
cré le ciment unique de la collectivité
justement brimées dans une société qui
qu'il fondait, car, en opposition avec
veut les ignorer et qui ne sait pas
les cultes locaux fermés des cités, les
les réduire, pour leur donner le
mystères de Dionysos étaient ouverts
goût et leur montrer la possibilité de
et universels. Ils mettaient ainsi au
s'y grouper en formation organique
centre de l'organisme social, les tur-
inassimilable et irréductible, pour
bulences souveraines qui, décomposées,
affermir enfin leur résolution de recou-
seront dans la suite traquées par la so-
rir à cette stratégie toujours offerte.
ciété dans les terrains vagues de la
périphérie de sa structure où elle re-
jette tout ce qui risque de la désagré- Roger CAILLOIS.
NOTES. — (1) De fait, à Rome, les Baccha- sont nécessaires à signaler : les confréries exis-
nales o n t été interdites à la fois comme con- tent c o m m e s t r u c t u r e forte dans u n milieu
traires aux m œ u r s et comme attentatoires à social lâche. Elles se f o r m e n t en s u b s t i t u a n t
la sûreté de l'Etat. Pour la Grèce, les Bac- aux déterminations de fait (naissance, etc.)
chantes d'Euripide, d o c u m e n t dont il est sur quoi repose la cohésion de ce milieu, le
d'ailleurs extrêmement délicat de faire usage, libre choix consacré par u n e sorte d'initiation
m o n t r e n t assez que la diffusion du culte dio· et d'agrégation solennelle au groupe, et ten-
nysiaque ne s'est pas accomplie sans lutte d e n t à considérer cette parenté acquise c o m m e
avec les pouvoirs établis. équivalente à la parenté d u sang (d'où la cons-
tance de l'appellation de frère e n t r e les adep-
(2) Il faudrait renvoyer sur ce point à toute tes), ce qui r e n d le lien ainsi créé plus fort
u n e sociologie des confréries, malheureuse- q u ' a u c u n a u t r e et lui assure la préférence en
m e n t encore peu développée. Deux caractères cas de conflit.
NOTE SUR LA F O N D A T I O N D UN
COLLÈGE DE SOCIOLOGIE
1. Dès q u ' o n attribue u n e importance parti- de celle qui u n i t d ' o r d i n a i r e les savants et liée
culière à l'étude des structures sociales, on précisément au caractère virulent d u d o m a i n e
s'aperçoit que les quelques résultats acquis étudié et des d é t e r m i n a t i o n s qui s'y révèlent
par la science en ce d o m a i n e n o n seulement peu à peu.
sont généralement ignorés, mais de plus sont Cette c o m m u n a u t é n ' e n reste pas moins aussi
en contradiction directe avec les idées en libre d'accès que celle de la science constituée
cours sur ces sujets. Ces résultats, tels q u ' i l s et toute personne p e u t y apporter son point
se présentent, apparaissent e x t r ê m e m e n t pro- de vue personnel, sans égard au souci parti-
m e t t e u r s et ouvrent des perspectives insoup- culier qui la porte à p r e n d r e u n e connaissance
çonnées p o u r l'étude d u c o m p o r t e m e n t de plus précise des aspects essentiels de L'exis-
l'être h u m a i n . Mais il d e m e u r e n t timides et tence sociale. Quels q u e soient son origine et
incomplets, d ' u n e part parce q u e la science son b u t , on considère q u e cette préoccupation
s'est t r o p limitée à l'analyse des structures des est suffisante à elle seule p o u r fonder les liens
sociétés dites primitives, laissant de côté les nécessaires à l'action en c o m m u n .
sociétés modernes, d ' a u t r e part parce que les 3. L'objet précis de l'activité envisagée peut
découvertes réalisées n ' o n t pas modifié aussi recevoir le n o m de sociologie sacrée, en t a n t
p r o f o n d é m e n t q u ' o n pouvait s'y attendre les q u ' i l implique l'étude de l'existence sociale
postulats et l'esprit de la recherche. Il sem- dans toutes celles de ses manifestations où se
ble m ê m e que des obstacles d ' u n e n a t u r e par- fait jour la présence active d u sacré. Elle se
liculière s'opposent au développement d ' u n e propose ainsi d'établir les points de coïnciden-
connaissance des éléments vitaux de la socié- ces e n t r e les tendances obsédantes f o n d a m e n -
té : le caractère nécessairement contagieux et taies de la psychologie individuelle et les struc-
activiste des représentations q u e le travail m e t tures directrices qui président à l'organisa-
en lumière en apparaît responsable. tion sociale et c o m m a n d e n t ses révolutions.
2. II suit q u ' i l y a lieu de développer entre
ceux qui envisagent de poursuivre aussi loin Georges AMBROSINO, Georges BATAILLE, Roger
que possible des investigations dans ce sens, CAILLOIS, Pierre XLOSSOWSKI, Pierre LIBRA,
u n e c o m m u n a u t é morale, en partie différente Jules MONNEROT.
(1) Cette déclaration a été rédigée dès le mois de mars 37. L'activité de ce Collège commencera en
octobre : elle comportera tout d'abord un enseignement théorique sous forme de conférences hebdo-
madaires. La correspondance doit être adressée provisoirement à G. Bataille, 76 bis, rue de Ben-
nes (6 e ).
D ON J U A Ν
SELON KIERKEGAARD
K i e r k e g a a r d et Nietzsche ont leurs origines fait voir en Don J u a n l ' i n c a r n a t i o n du
d a n s la m u s i q u e , m a t i è r e première univer- p h é n o m è n e dionysiaque de l ' i m m é d i a t éro-
selle, f o r m e nécessaire de la destinée. tique. Cette a t t i t u d e de la conscience con-
Chez l ' u n c o m m e chez l ' a u t r e le s e n t i m e n t t e m p l a n t la danse de sa propre souffrance
musical est le s e n t i m e n t m ê m e de la vie q u e Nietzsche avait découverte en deçà du
indicible, irréductible et insaisissable; chez Christianisme d a n s la tragédie grecque,
t o u s d e u x , c'est l'érotisme p u r et aveugle, K i e r k e g a a r d la t r o u v e au delà d u Christia-
c'est l ' e x p é r i e n c e vécue que la réflexion n ' a nisme d a n s u n m y t h e e n f a n t é par la cons-
pas encore e n t a m é e , m a i s q u ' e l l e e n t a m e r a ci ence c h r é t i e n n e .
infailliblement.
« Le Christianisme a introduit la sensualité
Nietzsche qui a décrit c o m m e n t d a n s la dans le monde : comme la sensualité est ce
sensibilité musicale et tragique de la G r è c e qui doit être nié, elle est, en tant que réalité
présocratique, l ' a u t o r i t é imperative de l ' i m - positive, particulièrement mise en évidence
m é d i a t se voit progressivement minée par par la position du contraire qui l'exclut. Or,
l ' e x p l i c a t i o n justificative du sophisme dia- en tant que principe, force, système en soi, la
lectique, r e m a r q u e q u ' i l est impossible au sensualité n'a été posée que par le Christia-
l a n g a g e « symbole des apparences, de m a - nisme. C'est en ce sens que le Christianisme
nifester jamais e x t é r i e u r e m e n t l'essence in- a introduit la sensualité dans le monde. Pour
comprendre exactement cette thèse, il faut la
time de la m u s i q u e qui symbolise l ' a n t a g o -
saisir identiquement à son antithèse : le
n i s m e et la d o u l e u r originels au c œ u r d e Christianisme a expulsé et exclu du monde la
l ' U n - p r i m o r d i a l ». Cette définition encore sensualité. En tant que principe, force, sys-
très s c h o p e n h a u e r i e n n e de Nietzsche n ' e n lème en soi, la sensualité a été posée la pre-
c o n t i e n t pas moins le conflit intime de sa mière fois par le Christianisme; je pourrais
philosophie qui m e t a u x prises le l a n g a g e encore ajouter une définition propre à éclair-
g é n é r a t e u r de la morale et n é g a t e u r de la cir ce que j'avance : c'est seulement par le
vie et la m u s i q u e f o r m e e x a l t a n t e et appro- Christianisme que la sensualité est devenue
batrice de la s o u f f r a n c e . A v a n t lui, K i e r k e - corrélation de l'esprit. Cela est tout à fait natu-
g a a r d , p o u r qui la m u s i q u e n ' e x p r i m e que rei : le Christianisme étant esprit, l'esprit posi-
tif qui a introduit la sensualité dans le monde.
l ' i m m é d i a t d a n s son i m m é d i a t e t é , observe
Mais si la sensualité est considérée sous la
q u e le l a n g a g e a pris en lui-même la ré- détermination de l'esprit, son importance ré-
flexion : « c'est pourquoi il ne peut expri- side évidemment dans le fait de se trouver
m e r l ' i m m é d i a t . La réflexion t u e l ' i m m é - exclue, d'être déterminée en tant que prin-
diat, c'est p o u r q u o i il est impossible d ' e x - cipe, en tant que puissance : car il faut que ce
p r i m e r le musical d a n s le l a n g a g e ». Cette que l'esprit, lui-même un principe, doit ex-
similitude de reactions de K i e r k e g a a r d et clure, soit un élément qui s'affirme en tant
de Nietzsche lors de leur d é m a r c h e initiale que principe, encore que dans le moment
respective p e r m e t de considérer sous les même de son exclusion... » (1).
catégories du second l ' e x p é r i e n c e du pre-
A v a n t le Christianisme, la sensualité n'é-
mier.
tait pas d é t e r m i n é e spirituellement. Com-
De p r i m e abord, K i e r k e g a a r d semble pren- m e n t alors? « L a sensualité, psychique-
dre l ' a t t i t u d e contemplative apollinienne m e n t déterminée, trouva son expression
en face d u spectacle dionysiaque qui lui la p l u s parfaite chez les Grecs^ Or,
d é t e r m i n é e p s y c h i q u e m e n t , la sensualité les rets de la volonté particulière », « souf-
n ' e s t pas antithèse, exclusion, mais u n i t é et f r a n t des d o u l e u r s de !'individuation », et
h a r m o n i e . . . » L e s G r e c s n ' o n t pas c o n n u ne voyait la délivrance q u e d a n s la m o r t d u
la sensualité en t a n t que principe. L a sen- héros a m e n é e par a sa volonté d ' ê t r e lui-
sualité était alors c o n f o n d u e d a n s la belle m ê m e l ' u n i q u e essence de l ' u n i v e r s », — la
individualité et l ' â m e , qui constituait la conscience c h r é t i e n n e , en p o s a n t l ' i m m é -
belle individualité, était inconcevable s a n s diat c o m m e le principe q u ' e l l e e x c l u t , se
la sensualité. P a r conséquent, l ' é r o t i q u e pose elle-même c o m m e ! ' i n d i v i d u a t i o n irré-
relevait de l ' â m e et ne p o u v a i t f o r m e r u n versible de l ' â m e immortelle. E l l e est alors
principe. L ' a m o u r n e se produisait d a n s le spectateur de la f o r m e d ' e x i s t e n c e n o n
l ' i n d i v i d u que d ' u n e m a n i è r e m o m e n t a n é e . individuée q u ' e l l e s'efforce de nier intérieu-
O n p o u r r a i t objecter à ceci que E r o s était r e m e n t c o m m e p o u r c o m b a t t r e la pire de
bien ce principe : m a i s E r o s figurait l ' a m o u r toutes les t e n t a t i o n s . Mais p o u r nier l'itn-
psychique. De plus, E r o s , dieu de l ' a m o u r , médiat (le non-individué), p o u r t r a n s c e n -
n ' é t a i t pas lui-même u n dieu a m o u r e u x . I l der le désir sacrilège d ' ê t r e soi-même l ' u n i -
dispensait l ' a m o u r a u x mortels c o m m e a u x que essence de l ' u n i v e r s , elle doit se don-
a u t r e s divinités et s'il lui est arrivé de res- ner c o n s t a m m e n t le spectacle de héros lé-
sentir de l ' a m o u r , ce qui est rare, il f a u t y gendaires qui i n c a r n e n t le criminel r e f u s de
voir la soumission à u n e puissance qui e u t s ' i n d i v i d u e r d e v a n t D i e u . La conscience
été e x c l u e de l ' u n i v e r s si E r o s lui-même chrétienne réalise ainsi ce miracle de ren-
l ' e û t repoussé. E r o s , dispensateur de dre présent Dionysos sous sa forme inhu-
l ' a m o u r , ne possède pas lui-même la puis- maine, monstrueuse et divine: ce que l'âme
sance q u ' i l symbolise, parce q u ' i l la trans- antique n'avait fait que pressentir, ce
m e t à l ' u n i v e r s tout entier : t a n d i s q u e les qu'elle n'avait vu que comme masque, la
mortels qui en sont c h a c u n animés la r a m è - conscience chrétienne, à la faveur de l'in-
n e n t à lui. C e p e n d a n t , le Christianisme a carnation, le voit à nu : Dionysos ne devait
i n t r o d u i t d a n s le m o n d e l'idée d ' i n c a r n a - se révéler suprêmement que devant le Cru-
tion ou de représentation : u n e figure indi- cifié.
viduelle en r e p r é s e n t a n t ou en i n c a r n a n t u n
A u m o m e n t où Dieu m e u r t , Nietzsche
principe, en c o n c e n t r e la force à laquelle
éprouve la résurrection de Dionysos, dieu
u n c h a c u n participe en c o n t e m p l a n t cette
de la désindividuation. L a m o r t d u Dieu
figure. Dès lors, la conscience c h r é t i e n n e
de ! ' i n d i v i d u a t i o n e x i g e r a la naissance d u
a p u également concevoir des figures qui
s u r h o m m e : car si Dieu m e u r t , le moi
i n c a r n a i e n t les principes et les forces q u ' e l l e
individuel ne perd pas seulement son J u g e ,
e x c l u t . C'est ainsi q u ' à l ' é p o q u e de la Re-
il perd son R é d e m p t e u r et son éternel T é -
naissance elle a e n f a n t é les figures de la
moin : m a i s s'il perd son éternel T é m o i n ,
génialité sensuelle et de la génialité intel-
il perd aussi son identité éternelle. L e moi
lectuelle exclues du m o n d e . K i e r k e g a a r d
m e u r t avec Dieu. E t le vertige de l ' é t e r n e l
n e pouvait en son t e m p s c o n n a î t r e la si-
r e t o u r s ' e m p a r e de Nietzsche : p r o d u i t irré-
gnification des m y s t è r e s dionysiens. A p l u s
ductible et f o r t u i t de l ' u n i v e r s aveugle, sa
forte raison devait-il être p o r t é de par sa
volonté individuelle é p o u s a n t le mouve-
n a t u r e à chercher l ' é l é m e n t dionysiaque
m e n t nécessaire de l ' u n i v e r s , entrevoit,
d a n s le m o n d e de la sensibilité c h r é t i e n n e ,
pressent et se souvient des identités i n n o m -
à le pressentir et à le t r o u v e r en l'occur-
brables déjà portées c o m m e a u t a n t de mas-
r e n c e d a n s l ' œ u v r e e x a l t a n t e de M o z a r t .
ques d u m o n s t r e Dionysos. M a i s lorsque
Si le conflit de ! ' i n d i v i d u a t i o n d é t e r m i n a i t
t o u t e la série a u r a été portée, il f a u d r a né-
l ' e x p é r i e n c e dionysienne de la sensibilité
cessairement q u ' u n visage reparaisse à n u :
antique, îl a p u motiver u n e tension diony-
celui d u « m e u r t r i e r de Dieu »; la face d u
siaque de la sensibilité c h r é t i e n n e . M a i s
« m e u r t r i e r de Dieu » n e p o u v a n t être
t a n d i s que l ' â m e a n t i q u e se représentait
q u ' u n visage en chair et en os, f o r m é n a -
Dionysos, d a n s la tragédie, sous le mas-
g u è r e p a r le C r é a t e u r assassiné : celui de
que d ' u n héros c o m b a t t a n t , « enlacé d a n s
Friedrich Nietzsche, visage paradoxal
d ' u n e volonté qui, au sein de l ' i r r e s p o n s a - e x p r i m e l'isolement a u sein de ce m o n d e ,
bilité consciente, t e n d a i t à établir la res- ainsi le mal pour le mal, ainsi le péché.
ponsabilité à l ' é g a r d de la nécessité. K i e r k e g a a r d et Nietzsche f o r m e n t la tête
de J a n u s de la conscience m o d e r n e :
S ' i l a p r é d i t le r e t o u r d ' u n âge t r a g i q u e au Nietzsche cherche à identifier l ' e x t r ê m e
sens dionysien, sa prédiction n ' e n a p a s conscience avec l ' e x t r ê m e nécessité, avec le
m o i n s été faite d u f o n d de son e x p é r i e n c e f a t u m ; K i e r k e g a a r d n e connaît que la nos-
i n t i m e de la m o r t de Dieu, c'est-à-dire d u talgie d u f a t u m en t a n t q u e nostalgie de
fond d ' u n e expérience c h r é t i e n n e . I l est l ' i m m é d i a t . P o u r lui, il n ' e s t p l u s d'exis-
d o n c légitime de c o n f r o n t e r avec son inter- tence soumise a u x d é t e r m i n a t i o n s substan-
p r é t a t i o n d u t r a g i q u e a n t i q u e ( r u p t u r e de tielles, il n ' y a q u ' u n e existence a u sein
! ' i n d i v i d u a t i o n ) , celle que K i e r k e g a a r d a d u péché, d a n s l ' i g n o r a n c e ou la pleine
d o n n é d u t r a g i q u e m o d e r n e (l'individua- conscience d u péché : c'est la position iné-
tion inévitable) par r a p p o r t à l ' a n t i q u e . vitable, inéluctable, la position d e v a n t
D a n s le m o n d e a n t i q u e , observe K i e r k e - Dieu.
g a a r d (2), l ' i n d i v i d u était intégré d a n s des Mais l ' e x i s t e n c e au sein d u péché, c'est la
d é t e r m i n a t i o n s substantielles, telles q u e naissance d u moi individuel — avec ses
l ' E t a t , la F a m i l l e , le Destin. Ces détermi- affres, avec ses joies et ses d o u l e u r s — la
n a t i o n s substantielles c o n s t i t u e n t l ' é l é m e n t naissance d u moi sous le r e g a r d inquisiteur,
f a t i d i q u e de la t r a g é d i e grecque, elles en terrible et a i m a n t de Dieu.
f o n t ce q u ' e l l e est. L a fin du héros n ' e s t Le moi, « synthèse de fini et d'infini, est
pas seulement u n e conséquence de ses ac- d'abord posé; ensuite pour devenir, il se pro-
tes, elle est aussi s o u f f r a n c e , alors que d a n s jette sur l'écran de l'imagination et ce qui lui
la t r a g é d i e m o d e r n e elle n ' e s t pas en som- révèle l'infini du possible. Le moi contient
m e a u t a n t la souffrance que l'action indivi- autant de possible que de nécessité, car il est
bien lui-même, mais il doit le devenir. Il est
duelle d u héros. L a tragédie m o d e r n e n o u s
nécessité, puisqu'il est lui-même, et possible
m o n t r e c o m m e n t le héros, s u b j e c t i v e m e n t puisqu'il doit le devenir.
réfléchi, fait, par sa décision individuelle, Si le possible culbute la nécessité et qu'ainsi
de sa vie son action. L a t r a g é d i e m o d e r n e , le moi s'élance et se perde dans le possible,
basée sur le caractère et la situation, épuise sans attache le rappelant dans la nécessité, on
d a n s la réplique t o u t l ' i m m é d i a t et, p a r a le désespoir du possible. Ce moi devient alors
c o n s é q u e n t , n ' a ni le p r e m i e r p l a n , ni le un abstrait dans le possible, s'épuise à s'y dé-
f o n d épiques de la t r a g é d i e g r e c q u e . D a n s battre sans pourtant changer de lieu, car son
celle-ci, la culpabilité f o r m e u n élément vrai lieu, c'est la nécessité : devenir soi-même
i n t e r m é d i a i r e e n t r e l ' a g i r et le souffrir, en effet est un mouvement sur place. Devenir
est un départ, mais devenir soi-même est un
c ' e s t en quoi réside la collision t r a g i q u e . mouvement sur place » (3).
L e s t e m p s m o d e r n e s (c'est-à-dire chrétiens)
s e m b l e n t avoir élaboré u n e conception er- T e l a p p a r a î t le problème chez K i e r k e g a a r d
ronée d u t r a g i q u e ; t o u t l ' é l é m e n t f a t i d i q u e , au m o m e n t où, a s p i r a n t à sortir d ' u n e vie
t o u t e s d é t e r m i n a t i o n s substantielles, ils les intellectuellement dissolue où il avait for-
o n t t r a d u i t s ên sujectivité consciente et en t e m e n t subi l ' a t t i r a n c e d u protéisme des
i n d i v i d u a l i t é responsable. Dès lors — p a r c e r o m a n t i q u e s a l l e m a n d s , il lui semble que
q u e nos categories sont chrétiennes, — le son union projetée avec R e g i n e Olsen n ' e s t
héros tragique c o n s c i e m m e n t coüpatile de- q u ' u n e fausse issue : il commence alors son
vient lin être m à u v à i s et le mal dévient le e x a m e n de conscience : c'est l ' i n s t a n t de
c o n t e n u essentiel de la tragédie. Jadis l ' i n - VAlternative, d o n t les premières démar-
d i v i d u était considéré en fonction de son ches p r e n n e n t leur d é p a r t d a n s l'immédiat
passé a n c e s t r a l , de sa famille, de la com- érotique et Vérotique musical. Il y a u n e
m u n a u t é ; il participait au destin de la race. affinité p r o f o n d e , d ' u n e p a r t e n t r e la nos-
A u j o u r d ' h u i on assiste à l'isolement d e talgie de l ' i m m é d i a t chez K i e r k e g a a r d et
l ' i n d i v i d u ; et de m ê m e q u e le comique, ca- l'essence de la musique, et d ' a u t r e p a r t
ractéristique du m o n d e c h r é t i e n m o d e r n e , e n t r e Don J u a n , incarnation de l ' i m m é d i a t
erotique, et la m u s i q u e , son m o y e n d ' e x - lui-même est cette angoisse et cette angoisse
pression le plus a d é q u a t . est précisément sa joie démoniaque de vivre.
« La génialité sensuelle est tout entière force, Après l'avoir fait naître ainsi, Mozart nous dé-
tempête, impatience, passion; elle est quelque veloppe sa vie dans les sons dansants des vio-
chose d'essentiellement lyrique : cependant tons dans lesquels il bondit léger et furtif par-
elle ne consiste pas en un moment mais en une dessus l'abîme. Telle une pierre que l'on pro-
succession de moments... d'où son caractère jetle sur l'eau de sorte qu'elle ne fait que raser
épique : elle est trop débordante pour qu'elle la surface, parfois faisant quelques bonds lé-
puisse s'exprimer par le mot : elle se meut gers, mais disparaissant sous l'onde silôt
constamment dans l'immédiat... L'unité ache- qu'elle cesse de bondir : ainsi danse-t-il par-
vée de cette idée et de sa forme adéquate nous dessus l'abîme et jubile durant le bref répit qui
la trouvons dans le Don Juan de Mozart et lui est accordé » (5).
précisément parce que l'idée de génialité est si L e moi k i e r k e g a a r d i e n a u x prises avec sa
infiniment abstraite, parce que le médium est p r o p r e nécessité en face de l ' i n f i n i d u pos-
si abstrait, il n'est guère probable que Mozart sible, connaît d a n s u n état e x t a t i q u e P i n -
puisse jamais avoir de concurrent à l'avenir... c a r n a t i o n de ses possibilités infinies : Don
Cette idée du Don Juan est d'autant plus mu- J u a n , vision i n f e r n a l e et s u p e r b e , rêve in-
siedle que la musique ne s'y exprime pas sensé de la conscience c h e r c h a n t à éluder
comme accompagnement, mais comme la révé- sa nécessité, •— défi à Dieu d a n s le déses-
lation de son essence la plus intime. C'est pour-
poir de n e pouvoir é c h a p p e r à la condition
quoi Mozart, par son Don Juan, s'est élevé au-
dessus de tous les immortels » (4). de son individualité i m m o r t e l l e . J u s q u e
d a n s ses observations esthétiques q u a n t à
L ' é t a t d ' â m e initial de K i e r k e g a a r d est un l ' e r r e u r de certaines i n t e r p r é t a t i o n s de Don
J u a n qui ont individualisé le héros, lui o n t
état musical de par sa n a t u r e que sa cons-
d o n n é u n e réalité b i o g r a p h i q u e , l ' o n t sou-
cience c h r é t i e n n e objectivera progressive-
mis à des contingences, K i e r k e g a a r d e x a l t e
m e n t : elle y a p p r é h e n d e la p e r t e de l ' i n n o - la n a t u r e essentiellement musicale et p a r -
cence, de cet état où l ' â m e est en u n i o n im- t a n t ante-individuelle de Don J u a n .
médiate avec son n a t u r e l et d o n t le pro- Il n'est « de par son essence ni idée (c'est-
f o n d m y s t è r e est q u ' i l est en m ê m e t e m p s à-dire force, vie) ni individu : il ondoie entre
l'angoisse. Or, si le moi k i e r k e g a a r d i e n les deux. Or, cette ondoiement est la vie même
a c o n n u cette angoisse, génératrice d u de la musique. Quand la mer est démontée,
péché à t r a v e r s ses diverses phases, d e p u i s des vagues écumeuses forment toutes sortes de
l'angoisse d e v a n t le rien, d e v a n t la possi- figures semblables à des êtres animés : il paraît
bilité de pouvoir, j u s q u ' à l'angoisse d e v a n t alors que ce sont ces êtres qui soulèvent ces
le mal et d e v a n t le bien, f o r m e s de l ' a n - vagues, alors que le mouvement des vagues
goisse réfléchie, il a p u c o n t e m p l e r la figure les produit. De même Don Juan est une forme
du Don J u a n mozartien c o m m e la person- qui devient apparente sans jamais se condenser
nification miraculeuse de l ' a n g o i s s e subs- en une figure définie, individu qui ne cesse
tantielle. de se former sans jamais s'achever, et de l'his-
toire duquel nous ne percevons autre chose
« ... Comme l'œil pressent dès la première que ce que nous en raconte la rumeur des
lueur l'incendie, ainsi l'oreille aux sons agoni- vagues » (6).
sants des violons pressent l'ardeur passionnée,
dit-il de l'Ouverture de Don Juan. Il y a quel- L e Don J u a n mozartien a p p a r t i e n t a u x sta-
que chose comme de l'angoisse dans cet éclair : des a n t é r i e u r s à t o u t e prise de conscience,
quelque chose qui serait engendrée dans l'an- c'est là sa r e d o u t a b l e puissance de fascina-
goisse ail sein des plus profondes ténèbres :
telle la vie de Don Juan. Ce n'est pas une an- tion : Don J u a n est la f o r m e s u p r ê m e des
goisse subjectivement réfléchie en lui, c'est une m é t a p h o r p h o s e s de l ' i m m é d i a t erotique
angoisse substantielle. Ce n'est point du dé- telles q u e M o z a i t les a révélées à K i e r k e -
sespoir qu'exprime l'Ouverture, comme on le gaard.
dit ordinairement sans savoir ce que Von dit : « Dans le premier stade, la convoitise (Chéru-
la vie de Don Juan n'est pas non plus faite de bin) ne trouve pas son objet : elle le possède,
désespoir, mais de la toute puissance de la sen- sans avoir convoité, et par conséquent ne par-
sualité engendrée dans l'angoisse; Don Juan vient à s'exercer en tant que convoitise. Dans
le second stade (représenté par Papageno), m û r i t et vainc sa proie. » L'infidélité d u
l'objet apparaît en tant que multiple : mais en D o n J u a n mozartien par conséquent n e re-
cherchant son objet dans le multiple, la con- lève pas de la stratégie des s é d u c t e u r s mo-
voitise n'a pas d'objet au sens profond : elle r a u x : elle est i n h é r e n t e à la convoitise et,
n'est pas encore déterminée en tant que convoi-
t a n d i s q u e l ' a m o u r psychique soumis à la
tise. C'est dans le troisième stade, en Don
Juan que la convoitise se montre absolument réflexion dialectique d u d o u t e et de l'in-
déterminée en tant que convoitise : elle est, q u i é t u d e est survivance d a n s le temps,
intensivement et extensivement, l'union im- l ' a m o u r sensuel, infidèle par essence, s'éva-
médiate des deux stades précédents. Le premier n o u i t d a n s le temps, m e u r t et renaît en u n e
stade convoitait idéalement l'Un; le second le succession de m o m e n t s pour trouver ainsi
particulier sous la catégorie du multiple; le d a n s la m u s i q u e sa révélation la plus essen-
troisième les confond. La convoitise a trouvé tielle.
dans le particulier son objet absolu, elle le
convoite absolument... Or, il ne faut point ou- « Tel l'éclair jailli du nuage sombre, il surgit
blier qu'il ne s'agit pas de la convoitise d'un hors du sérieux insondable de la vie, plus ra-
individu, mais de la convoitise en tant que pide que la foudre, en zig-zag plus sauvages,
principe... » (7). mais d'autant plus sûr d'atteindre son but :
écoutez-le se précipiter dans l'éternel flux
changeant des phénomènes, prendre d'assaut
Ce n ' e s t pas le s é d u c t e u r réfléchi de la ca- les solides remparts de la vie : les légers sons
tégorie de l'intéressant (Don J u a n de M o - des violons, le rire perlé de la joie, les jubila-
lière, Lovelace, V a l m o n t , J o h a n n e s de tions du plaisir, les bienheureuses fêtes de la
K i e r k e g a a r d ) , t y p e s qui p o u r être des sé- jouissance : il se dépasse lui-même, toujours
d u c t e u r s accomplis, n e c h e r c h e n t pas néces- plus sauvage, toujours plus fuyant, écoutez la
passion dans la rage de la volupté déchaînée,
s a i r e m e n t à varier o u à a u g m e n t e r la liste la rumeur amoureuse, le murmure tentateur,
d e leurs victimes, m a i s qui sont p l u s le tourbillon séducteur, le silence de Vins-
c u r i e u x de la personnalité de celle q u ' i l s tant... » (8).
se p r o p o s e n t de circonvenir. F a i r e r e n t r e r
D o n J u a n d a n s cette catégorie qui est celle Dionysos : n ' é t a i t - c e pas pour Nietzsche la
d e l ' i n t é r e s s a n t , c'est m é c o m p r e n d r e sa Polymorphie originelle d u moi appelée à
n a t u r e m y t h i q u e . Si o n le m e t à l'école de r e n a î t r e a u m o n d e ? E t ainsi Don J u a n pour
la r u s e et d u s t r a t a g è m e , on lui prête de K i e r k e g a a r d : n'a-t-il pas célébré d a n s le
« la réflexion et celle-ci jette u n e l u m i è r e héros mozartien la l u t t e de la p o l y m o r p h i e
si c r u e s u r sa p e r s o n n e q u ' i l sort aussitôt de son âme avec la concience hostile dont
de l ' o b s c u r i t é où il n ' é t a i t perceptible q u e n o u s percevons les accents m e n a ç a n t s dès
m u s i c a l e m e n t ». Sa jouissance est alors l ' o u v e r t u r e ? N e Pa-t-il pas décrite du h a u t
t o u t e intellectuelle, elle t r o u v e ses satisfac- de la conscience m ê m e qui exigeait la mort
tions s u r le p l a n é t h i q u e ; il n e jouit p l u s de la p o l y m o r p h i e aveugle? Don J u a n f u t
que de sa ruse, c ' e n est fait de t o u t e jouis- pour lui la force élémentaire et i n f o r m e qui,
sance i m m é d i a t e , les c h a n t s se taisent. O r , arrêtée f o r t u i t e m e n t d a n s son m o u v e m e n t et
le D o n J u a n mozartien est u n s é d u c t e u r sur le p o i n t de s'individualiser au contact
d a n s la m e s u r e où sa sensualité et rien q u e de l ' o b j e t r e n c o n t r é , retombe d a n s son in-
sa sensualité est l ' o b j e t de sa convoitise. formité première p o u r reprendre son
Don J u a n convoite et sa convoitise a p o u r r y t h m e infini : il est donc, comme Dio-
effet de séduire. I l jouit de satisfaire la nysos, l'expression de la mélodie infinie
convoitise et si en c h e r c h a n t u n nouvel ob- d a n s laquelle l ' â m e de Nietzsche voulait se
jet a p r è s avoir joui, il t r o m p e , ce n ' e s t p a s f o n d r e au s u p r ê m e degré de la volonté : il
q u ' i l ait p r é m é d i t é l ' i m p o s t u r e : il n ' a pas est la mélodie infinie d u possible que l ' â m e
le t e m p s de jouer le rôle d u s é d u c t e u r et de K i e r k e g a a r d e n t e n d a i t avec u n e nostal-
c'est bien p l u t ô t p a r leur p r o p r e sensualité gie angoissée par le s e n t i m e n t de culpabi-
que ses victimes ont été trompées. « ...Mais lité, avec nostalgie q u a n d m ê m e : la sono-
en c o n v o i t a n t en c h a q u e f e m m e t o u t e la rité joyeuse d u héros mozartien ne lui
féminité, il exerce cette puissance sensuel- offrait-elle pas le spectacle doré d ' u n e irres-
l e m e n t idéalisante par laquelle il embellit, ponsabilité provisoire ?
« ... rejeté •sur la position la plus escarpée de s a - p r o p r e é t e r n i t é ; le moi k i e r k e g a a r d i e n
la vie, poursuivi par la rancune du monde en- éprouve-t-il alors, c o m m e D o n J u a n c h a n -
tier, ce Don Juan victorieux n'a plus d'autre t a n t « l'air d u C h a m p a g n e », u n e « vitalité
refuge qu'une petite chambre reculée. Assis à i n t é r i e u r e telle que les p l u s diverses jouis-
l'extrémité de la bascule de la vie, à défaut sances de la réalité sont faibles en compa-
d'une joyeuse compagnie il éveille en lui-même raison de celle q u ' i l puise en l u i - m ê m e »?
à coups de fouet tout son plaisir de vivre. FA
T o u j o u r s est-il que, d a n s la Répétition,
la musique mugit avec d'autant plus de fureur
qu'elle résonne dans l'abîme au-dessus duquel le moi r e n d u à lui-même e n t o n n e u n h y m n e
évolue Don Juan » (9). d ' a c t i o n s de grâce c o m m e si le possible sa-
crifié lui était restitué d a n s son éternité :
K i e r k e g a a r d avait l u i - m ê m e c o n n u cette « Je suis de nouveau moi-même... ma barque
position escarpée : à m e s u r e q u ' i l se déci- est à flot... dans une minute ,je :serai de nou-
dait d a n s le sens d e ! ' i n d i v i d u a t i o n , d u veau où demeurait le violent, désir de mon âme,
« m o u v e m e n t sur place » q u ' e s t le « deve- là où les idées- rugissent avec la, fureur des
nir soi-même », il r e t r a n c h a i t de lui-même éléments, où les pençées• sont, déchaînées dans
par cette décision toutes possibilités de vie le tumulte comme les peuples à l'époque des
esthétiques et poétiques. Or, il se t r o u v a i t migrations, là où règne en d'autres temps un
que son u n i o n avec R é g i n e Olsen n ' e û t p u calme profond comme celai de l'Océan Paci-
fique, un calme tel que l'on s'entend soi-même
j a m a i s se départir d u caractère de l ' i n t é -
parler, pourvu qu'il y ait du mouvement au
ressant p o u r avoir été c o n t r a c t é e au sein fond de l'âme: là enfin, où l'on met à chaque
m ê m e des frivolités intellectuelles. P o u r instant sa vie en jeu, pour la perdre et la rega-
posséder R é g i n e d a n s et selon l'éternel, il gner à chaque instant... J'appartiens à l'idée.
fallait renoncer à elle d a n s le t e m p s et r o m - Je la suis quand elle me fait signe et quand
pre : m a n œ u v r e qui ne p o u v a i t s ' e f f e c t u e r elle me donne rendez-vous jour et nuit : per-
s a n s ironie : K i e r k e g a a r d p r e n a i t le m a s q u e sonne ne m'attend au déjeuner, personne pour
de l'infidélité et l ' é l é m e n t temporel q u ' e s t le repas du soir. A l'appel de l'idée, je laisse
la m u s i q u e , expression la p l u s i m m é d i a t e tout ou plutôt je n'ai rien à laisser... De nou-
d e l'infidélité fidèle à elle-même, allait e n - veau la coupe de l'ivresse m'est tendue : j'as-
pire son parfum : déjà je perçois comme: une
core u n e fois redevenir le sien p r o p r e . C ' e s t
musique son pétillement; d'abord! pourtant une
alors q u ' a u sortir d ' u n e passion « h e u - libation pour celle qui a délivré ,une ,âme ,gi-
reuse, m a l h e u r e u s e , comique, t r a g i q u e », sant dans la solitude du• désespoir : gloire•• à la
K i e r k e g a a r d a p p a r a î t d a n s l ' a t t i t u d e scan- magnanimité: de• la ,femrrfej Vive le• vol de la
daleuse d ' u n D o n J u a n de la F o i . P a r le pensée;,,vive • le ,danger de mort au service de
r e f u s d e s ' e n g a g e r d a n s le m o n d e e x i s t a n t l'idée, vive,tle péril de la• lutte, vive la solen-
et d ' y ,consacrer son a m o u r par, l ' i n s t i t u t i o n nelle allégresse du triomphe, vive la danse dans
c h r é t i e n n e d u m a r i a g e , le moi, p a r y e n u ,à la le tourbillon de l'infini, vive la vague qui m'en-
position, « d e v a n t Dieu », avait: converti traîne dans l'abîme, vive la vague qui m'en-
l'infidélité fidèle à elle-mémp. e n la fidélité traîne jusqu'aux étoiles 1 » (10).
à l ' é t e r n e l : parti à la dérive s u r l'océan d e Pierre KLOSSOWSKI. .
NOTES. — · ( 1 ) L'Alternative (Les stades de Vim- . Ferlov et Gateau, 1932, p. 99. — (4) Les stades
médiat érotique ou l'érotique musical), cité de l'ii.imédiat érjtique..., p. 51-2. — (5) Id.,
d'après la trad, allem, de Pfeiderer, lena, 1911, p. 118. — (6) Id., p. 84. — (7) Id., p. 77. —
p. 57. — (2) Id., p. 127. — (3) La Maladie mor- (8) Id., p. 94. — (9) Id., p. 122. — (10) La
telle (Le Traité du désespoir), trad, franç. de Répétition, trad. Tisseau, 1933, p. 183.
wmmmmmmmm^mmmmmm. . mm ι
NIETZSCHE
LA V O L O N T É DE PUISSANCE IÍ
traduit par G. Bianquis f texte établi par
F. Wurzbach J 3 o f.
L E T T R E S CHOISIES
traduites et réunies par Alexandre Via latte 20 f.
ECCE HOMO
traduction nouvelle d' Alexandre Via latte . 1 5 f.
Rappel
LA V O L O N T É D E PUISSANCE I
traduit par G. Bianquis 25 i.
AINSI P A R L A I T Z A R A T H O U S T R A
traduit par Maurice Betz 24 f.
sous presse
Le Gay Savoir
CHARLES ANDLER
NIETZSCHE, SA VIE ET SA PENSÉE
Vol. I Les Précurseurs de Nietzsche 55i.
Vol. II La leunesse de Nietzsche ( jusqu'à
la rupture avec Bayreuth J 4 of.
Vol. III Le Pessimisme esthétique de
Nietzsche ( sa philosophie à l'époque
wagnérienne J 3 5f.
Vol. IV La Maturité de Nietzsche ( jusqu'à
sa mort ) 40i.
Vol. V Nietzsche et le Transformisme in-
tellectuel 3 5f.
Vol. VI La dernièrePhilosophie de Nietzsche
(le renouvellement de toutes les valeurs) 40f.
C A H I E R S G L M
le cahier ď octobre sera dirigé par
A N D R É BRETON
et sera consacré au
r ê v e
Collaborateurs :
Ferdinand Alquié * Albert Béguin ··
André Breton ·· Claude Cahun Dr Cayeux ··
Hugh Sykes Davies ·· Paul Eluard Dr Ferdière
Maurice Heine Georges Hugnet
Marcel Lecomte ·· Michel Leiris Gilbert Lély
Dr Pierre Mabille Vitezslav N e f v a l ··
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Gisèle Prassinos · Herbert Read Gui Rosey ··
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Man R a y ·· Yves Tanguy
G L M
L'IMAGINAIRE AVEC 1 EAU-FORTE
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DANS
LE T E M P L E AVEC U N DESSIN DE
BERNAL 30 FR.
QUATRIEME SERIE
16 AUDIBERTI ÉLISABETH-CÉCILE-
AMÉLIE AVEC UN DESSIN DE JEAN
DE B O S S C H È R E 25 FR.
à paraître prochainement
L' ÉRO T I SM Ε
par Georges B A T A I L L E , Maurice H E I N E , Pierre K L O S S O W -
SKI, Michel L E I R I S et André M A S S O N
6 R U E H U Y G H E N S PARIS 14 e · T É L · D A N T O N
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LA GRÈCE MYTHIQUE
le Writable sanctuaire, le Véritable
berceau de Ρhumanité présente
« V O Y A G E E N GRÈCE"
4 rue de l'Échelle · P A R I S (1«) tel Opéra 6 1 - 2 1
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