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Polycopié de cours (S1) Typologie des textes narratifs Année 2020-2021

COURS
TYPOLOGIE DES TEXTES
NARRATIFS

Pr Anouar Ouyachchi
Polycopié de cours (S1) Typologie des textes narratifs Année 2020-2021

IDENTIFIER LE TYPE DE TEXTE


NARRATIF

Pr Anouar Ouyachchi
Polycopié de cours (S1) Typologie des textes narratifs Année 2020-2021

Activité 1
3
Derrière l’appellation « texte narratif » se cachent toute une série de récits. Lisez les
textes ci-dessous puis précisez leur type.

Rappel :
▪ Le mythe : récit fabuleux, qui appartient au merveilleux antique,
souvent d’origine populaire qui met en scène des êtres incarnant,
sous une forme symbolique, des forces de la nature, des aspects de la
condition humaine.
▪ L’épopée : une épopée (du grec ancien de épos, « récit ou paroles
d’un chant » et poiéô, « faire, créer » ; littéralement « l’action de faire
un récit ») est un long poème d’envergure nationale narrant les
exploits historiques ou mythiques d’un héros ou d’un peuple.
▪ La légende : récit à caractère merveilleux où les faits historiques sont
transformés par l’imagination populaire ou par l’invention poétique.
▪ La chronique : recueil de faits historiques rapportés dans l’ordre de
leur succession.
▪ Le roman : œuvre d’imagination en prose qui présente des
personnages donnés comme réels.
▪ La nouvelle : récit généralement bref et présentant des personnages
peu nombreux.
▪ Le conte : récit de faits et d’aventures imaginaires destinés à
distraire.
▪ La fable : petit récit en vers ou en prose destiné à illustrer un
précepte (formule qui exprime un enseignement, une règle).
▪ La parabole : récit allégorique d’un livre saint sous lequel se cache
un enseignement.

Pr Anouar Ouyachchi
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Texte 1 da la ville. Mais cette fois, ce sont les enfants


En rentrant du Caucase, Jupiter prit une grande qui arrivent en courant, ensorcelés par sa 4
décision. Il demanda à son fils Vulcain de musique. Il les conduisit par la porte de l'est en
modeler une femme, la première femme. Car la continuant de jouer, et ils allèrent jusqu'à la
Terre n'était encore peuplée que d'hommes. montagne Koppelberg, où il disparut avec eux
Lorsque la femme fut prête, chaque dieu lui à jamais.
offrit un présent : une robe blanche, un voile Seuls deux enfants revinrent, car ils s'étaient
brodé, une couronne d'or. Elle était attardés en chemin. L'un d'eux étant aveugle ne
magnifique. Jupiter l'appela Pandore, c'est-à- pu montrer l'endroit où les enfants étaient,
dire cadeau de tous, et il l'envoya sur la Terre. l'autre étant muet ne put dire un seul mot. Un
C'est là qu'Épiméthée, le frère de Prométhée, petit garçon étant revenu chercher sa redingote
l'aperçut. Ébloui, il l'emmena chez lui, où elle échappa lui aussi au malheur. Certains dirent
passa la nuit. que les enfants avaient été conduits à une
Le lendemain matin, Épiméthée sortit. Pandore grotte d'où ils ressortirent dans la région de
resta seule à la maison. Comme elle était Siebenbuergen. Selon la légende, ce jour-là,
curieuse, elle fouilla la demeure. Dans une 130 enfants disparurent ainsi à jamais.
armoire, elle trouva une boîte fermée qu'elle
ouvrit. Hélas, c'était la boîte dans laquelle
Prométhée avait caché les souffrances de
l'homme. Comme un ouragan, la maladie, la
vieillesse, la colère, la jalousie et bien d'autres
horreurs s'échappèrent et se répandirent sur la
Terre.
Lorsque Épiméthée rentra chez lui, il aperçut la
boîte ouverte. Il regarda à l'intérieur et vit
qu'elle était vide. Ou presque : il restait
l'espoir, que Prométhée avait eu la bonne idée
de glisser tout au fond. Grâce à ce formidable
contre-poison au malheur, les hommes
pourraient continuer à vivre.
IMAGE - La
Texte 2 demeure du joueur de flûte. La maison du charmeur
En 1284, en Allemagne, alors que la petite de rats à Hamelin, en Allemagne fédérale: l'un des
ville de Hamelin est infestée de rats, au grand deux édifices de la ville qui porte des plaques
commémorant l'enlèvement des enfants.
désespoir de ses habitants et de son maire. Un
jour, un joueur de flûte se présente comme
étant un exterminateur de rats. Habillé d'un Texte 3
long manteau multicolore, il propose de Devant le monstrueux Humbaba, Gilgamesh
débarrasser la ville des rats, moyennant est pris de frayeur. Enkidu encourage son ami :
finances. Le maire et les habitants de la ville «Ne te laisse pas impressionner ! Maintenant
acceptèrent sa proposition avec joie. que nous sommes là, il ne faut plus hésiter ! »
L'homme sort sa flûte et à peine se met-il à Grâce aux paroles de son ami, Gilgamesh
jouer que les rats sortent des maisons, retrouve de la force : il empoigne Humbaba et
enchantés par cette musique. Il les entraîne le frappe à la tête. Mais Humbaba résiste. Le
ainsi en dehors de la ville, jusqu'au Weser, dieu Shamash vient au secours de Gilgamesh.
dans lequel ils plongent en masse et se noient. Il fait lever tous les vents. Le Vent du Nord, le
Sa tâche accomplie, l'homme retourne à la ville Vent du Sud, le Vent d’Est, le Vent d’Ouest, le
toucher son salaire mais les bourgeois refusent Vent-Souffleur, le Vent-Tourbillon, le Vent-
de le payer. Le flûtiste quitta la ville, le cœur Mauvais, le Vent-Poussières, le Vent de Gel, le
plein d'amertume. Tourbillon, la Tempête, la Tornade et
Il y revint cependant le 26 juin, sous les traits l’Ouragan, les treize vents se lèvent en même
d'un chasseur à l'allure effrayante, portant un temps. Humbaba ne peut plus ni avancer, ni
chapeau rouge et étrange; pendant que tout le reculer. Il se sent perdu et essaie d’apitoyer
monde était à l'église, il sortit sa flûte de Gilgamesh :
nouveau et commença à jouer dans les ruelles

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« Toi le souverain, enfant de Ninsun et de Humbaba. Enkidu en subira les


Lugalbanda, épargne-moi. Je serai à tes ordres. conséquences… 5
Je te livrerai autant d’arbres que tu voudras ! Je
te réserverai les plus beaux bois, je t’offrirai du Texte 4
bois de myrte ! » Une grenouille vit un bœuf
Enkidu intervient. « N’écoute pas Humbaba ! Qui lui sembla de belle taille.
Ne crois pas ses promesses ! Achève-le! » Elle, qui n'était pas grosse en tout comme un
Humbaba tente encore d’amadouer Gilgamesh. œuf,
Mais Enkidu craint que les dieux ne viennent Envieuse, s'étend, et s'enfle et se travaille,
en aide à Humbaba: « Achève-le avant que les Pour égaler l'animal en grosseur,
dieux ne se fâchent contre nous ! Etablis la Disant: "Regardez bien, ma sœur;
réputation que tu es venu chercher ! ». A coups Est-ce assez ? dites-moi : n'y suis-je point
de pique, les deux héros frappent violemment encore?
Humbaba. Un dernier soubresaut, mais cette Nenni- M'y voici donc? -Point du tout. M'y
fois, c’est fini : Humbaba est tué. Avant de voilà?
mourir, il prononce ces paroles : « Que leur -Vous n'en approchez point."La chétive pécore
amitié disparaisse… Qu’ils n’aient pas le S'enfla si bien qu'elle creva.
temps de vieillir… »
D’épaisses ténèbres s’abattent sur la Montagne Le monde est plein de gens qui ne sont pas
des Cèdres. plus sages.
[…] Tout bourgeois veut bâtir comme les grands
Une foule immense les attend à Uruk. Elle les seigneurs,
acclame. C’est un vrai triomphe. Cependant, Tout prince a des ambassadeurs,
les dieux ne voulaient pas qu’ils tuent Tout marquis veut avoir des pages.

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1. L’EPOPEE

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Activité 2
7
Lisez les deux extraits ci-dessous et retrouvez les caractéristiques de l’épopée.

Rappel :
L’épopée : critères définitoires
Les points caractéristiques de l’épopée grecque sont :

1. Un récit continu.
Le modèle grec présente un récit continu, avec un début et une fin (même si ce n’est pas
l’histoire complète qui est racontée, mais un épisode, dans l’Iliade). L'épopée est le récit
d'une grande action, mettant en jeu ou symbolisant les grands intérêts d'un peuple : sa
religion, son unité, son patriotisme, son territoire, sa culture. Il y a donc une action
centrale : la colère d'Achille (Iliade), le retour d'Ulysse (Odyssée), sur laquelle se greffent de
nombreux épisodes secondaires (amours, aventures accessoires, péripéties...), de
nombreux développements (discours de tel ou tel héros, descriptions d'armes, de bijoux,
de combats...)

2. Une aventure héroïque (actions extraordinaires).


Ces sont des actions extraordinaires, au sens étymologique (qui sortent de l’ordinaire).
Cette notion d’exploit est reconnue comme étant inhérente à l’épopée. L’exploit épique est
extraordinaire dans tous les domaines (combats, aventures...) et provoque
un enthousiasme qui suspend la raison et permet la croyance aux miracles et aux diverses
formes de merveilleux (apparitions, rêves, intervention de la divinité...)

3. Un ou plusieurs personnages nobles socialement et/ou moralement.


On a des personnages qui sont des héros, nobles, à la fois au sens social (Ulysse est roi
d’Ithaque...) et au sens moral (Ulysse et son comportement noble envers ses compagnons).
Le héros central, historique ou légendaire, est sans défaut, doué de forces exceptionnelles,
remplissant (parfois sans le vouloir) un destin utile à la collectivité.
Son caractère est souvent simplifié à un trait. Il est grandi physiquement et moralement
pour catalyser l'enthousiasme : l'épopée et son héros réalisent ce que souhaite le cœur et
non la raison.

4. Des héros d’origine exceptionnelle.


L’ascendance divine est un moyen de tirer du côté du mythe. Mais cela ne confère pas au
héros l’immortalité sur terre.

5. Des héros dotés d’un compagnonnage héroïque.


Le héros épique n’est jamais seul, il a toujours une personne ou une collectivité qui le
soutient. Ainsi, Ulysse a des compagnons.

6. Un récit se déroulant dans un cadre agonistique.


On a presque toujours la lutte guerrière, des défis et des rivalités (agon, « la lutte, le
combat »). Toutes les formes de lutte et d’épreuves participent du cadre agonistique.

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7. Un récit type de historico-légendaire.


8
Il y a un fond historique, mêlé à de la légende. Ce fond historique peut être souvent
déformé, mais il atteste une référence qui ancre le récit dans l’Histoire (ex : la guerre de
Troie).

8. Un récit avec intervention transcendante.


L’intervention transcendante est toujours présente, et souvent de manière importante ; ce
qui donne à l’épopée un caractère merveilleux (dieux comme adjuvants ou opposants).

9. Fonction identitaire et exaltation d’un idéal collectif.


Cela a pour but de cimenter une société, en lui présentant ses valeurs (L’Odyssée est une
célébration des valeurs de la civilisation grecque)

10. Morale extrêmement sommaire.


Pas de raffinements psychologiques ou intellectuels. Lutte entre le bien et le mal, de type
manichéen.

La valeur et les fondements de cette morale ne sont pas démontrés, mais passionnément
approuvés. Il faut d'ailleurs que le public adhère à cet idéal, à cette morale, avec passion et
enthousiasme et non par un effort raisonné et critique.
D'où la nécessité
• d'un grandissement épique,
• de personnages à psychologie simpliste,
• de la grandeur et de la noblesse du cadre,
• de l'intervention du merveilleux.

LE STYLE ÉPIQUE

Tous les procédés d'écriture qui accentuent le grandissement épique sont utilisés.
• Dans la structure des phrases : les périodes, les phrases longues qui s'étendent sur
plusieurs vers, les énumérations, les gradations, les développements qui amplifient
la phrase (rythmes binaires, ternaires).
• Les anaphores, les inversions qui mettent en valeur certains mots.
• Le grossissement est aussi rendu par des hyperboles, des antithèses fortes.
• Les métaphores et les comparaisons font appel à tout ce qui suggère la force, la
grandeur, l'intensité, la violence.
• Des qualificatifs conventionnels et formulaires : ( Zeus a plusieurs déterminants :
c’est « l’assembleur de nuages », « le puissant tonneur». Poséidon est « l’ébranleur
du sol », ou « l’ébranleur de la terre »)

Caractéristiques du héros épique : cas d’Ulysse dans l’Odyssée

• Curiosité et goût de l’aventure


• Capacité d’anticiper les événements
• Clairvoyance et lucidité au cœur de l’action

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• Metis (ruse) et sens de la stratégie 9


• Volonté inébranlable et contrôle de soi
• Comportement noble envers ses compagnons

Texte 1 splendeur d'un ardent incendie apparaît de


De même que les neiges épaisses volent loin, sur la mer, aux matelots, l'éclat du
dans l'air, de même, hors des nefs, se beau et solide bouclier d’Achille montait
répandaient les casques solides et dans l'air. Et il mit sur sa tête le casque
resplendissants des Grecs, et les boucliers lourd. Et le casque à crinière luisait comme
bombés, et les cuirasses épaisses, et les un astre, et les crins d'or que Héphaïstos
lances de frêne. Et la splendeur en montait avait posés autour se mouvaient par
dans l'Ouranos, et toute la terre, au loin, masses. Et le divin Achille essaya ses
riait de l'éclat du fer et retentissait du armes, présents illustres, afin de voir si
trépignement des pieds des guerriers. Et, elles convenaient à ses membres. Et elles
au milieu d'eux, s'armait le divin Achille ; étaient comme des ailes qui enlevaient le
et ses dents grinçaient, et ses yeux prince des peuples. Et il retira de l'étui la
flambaient comme le feu, et une affreuse lance paternelle, lourde, immense et solide,
douleur emplissait son cœur ; et, furieux et que, seul, Achille savait manier.
contre les Troyens, il se couvrit des armes Et le cheval aux pieds rapides, Xanthos, lui
que le dieu Héphaïstos lui avait faites. Et, parla à travers sa bride ; et il inclina la tête,
d'abord, il attacha autour de ses jambes, par et toute sa crinière tombait jusqu'à terre. Et
des agrafes d'argent, les belles jambières. la déesse Héra aux bras blancs lui permit
Puis il couvrit sa poitrine de la cuirasse. Il de parler : « Certes, nous te sauverons
suspendit l'épée d'airain aux clous d'argent aujourd'hui, très brave Achille ; cependant,
à ses épaules, et il saisit le bouclier ton dernier jour approche. »
immense et solide d'où sortait une longue L’Iliade, d’après Homère, chant 19.
clarté, comme de Séléné. De même que la

Texte 2
Yvain, un chevalier de la Table ronde, a un morceau de la joue aussi grand qu’une
sauvé un lion attaqué par un serpent, en pièce de viande à griller et l’autre riposte
coupant celui-ci en deux. Accompagné de par un coup qui fait ployer Yvain sur le col
l’animal qui, depuis, ne le quitte plus,
du destrier. À ce coup, le lion dresse la tête
Yvain arrive dans un château dont les
habitants sont menacés par le géant et se prépare à porter secours à son maître.
Harpin de la montagne. Yvain décide de le Il bondit furieusement et s’agrippe
combattre. énergiquement au géant ; il lui déchire sa
pelisse comme il fendrait une écorce et lui
Monseigneur Yvain dégaine son épée avec arrache un bon morceau de la hanche. Il lui
laquelle il sait donner de grands coups. Il tranche les nerfs et les muscles. Le géant
trouve le géant à découvert, car celui-ci se parvient à se dégager mais crie et hurle
fiait tellement à sa force qu’il ne portait comme un taureau, car le lion l’a
jamais d’armure. Donnant la charge avec grièvement blessé. Il lève son pieu à deux
son épée, Yvain le frappe du tranchant et mains et croit frapper l’animal mais il rate
non du plat de son arme. Il lui taille alors son coup, parce que le lion a sauté de côté.

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C’est un coup pour rien qui s’abat près de épée sous le sein et lui transperce le foie.
10
monseigneur Yvain mais qui ne l’atteint Le géant tombe ; la mort le presse. Le
pas plus que le lion. Monseigneur Yvain fracas qu’il fait en tombant surpasse celui
ajuste ses coups et par deux fois atteint le d’un chêne qu’on abat.
géant dans sa chair. Avant même que le
géant ait pu le voir, il lui détache l’épaule Chrétien de Troyes, Yvain ou le Chevalier
du buste avec le tranchant de l’épée. La au lion, adapté par Philippe Walter, © éd.
deuxième fois, il lui plonge la lame de son Gallimard

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2. LE CONTE MERVEILLEUX

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Activité 3
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a. Retrouvez le schéma narratif des deux textes ci-dessous :
b. Etablissez le schéma narratif du Petit Poucet de Charles Perrault (Voir annexe 1).

Rappel
Les ingrédients du conte
Dans sa structure, le conte de fées comprend certains ingrédients invariants. C’est un univers
merveilleux où les animaux parlent, hors de l’espace et du temps. Il met en scène le passage
de l’enfant-adolescent à l’âge adulte. A partir d’une situation familiale complexe, le héros
doit surmonter une série d’épreuves pour construire sa personnalité et trouver une situation
stable, que consacre la célèbre formule : « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants »
Le schéma narratif permet de résumer l’histoire en cinq grandes étapes :

Le jouet de Propp
L’analyse structurale des contes débute avec l’œuvre de Vladimir Propp (1895-1970), La
Morphologie de conte (1928), qui s’applique à un corpus très spécifique d’une centaine de
contes du folklore russe, collectés par Afanassiev à la fin du XIXe siècle. Propp y distingue
l’unité de mesure du conte qui est pour lui "l’action d’un personnage définie du point de vue
de sa signification dans le déroulement de l’intrigue". Il définit ainsi trente et une fonctions,
toujours identiques, qui se répartissent entre les différents personnages. Retenons
l’éloignement des parents (qui favorise la rencontre avec l’agresseur), le méfait ou le manque
(d’époux, d’enfant ou de richesses), la tâche difficile ou le combat (contre un adversaire
redoutable). Ces fonctions peuvent être regroupées en sept sphères d’action correspondant
chacune à un personnage-type : l’agresseur, le donateur ou pourvoyeur, l’auxiliaire, le
personnage recherché, le mandateur, le héros et le faux héros. Propp ouvre ainsi la voie à un
renouveau des études folkloriques grâce à sa grille de lecture qui peut être adaptée à des
récits très variés.

« Les séquences narratives » de Brémond ou le meccano du conte


En se proposant de dégager une véritable "logique du récit", Claude Brémond regroupe les
fonctions de Propp en un petit nombre de séquences narratives, caractérisées chacune par une
unité d’action, dont les structures peuvent se multiplier à l’infini en s’articulant autour de
trois moments clés, « comme le jeu de Meccano dans la caisse de jouets d’un enfant » :
• l'ouverture de l’action, ou situation initiale, présente les personnages et les motifs de
l’action (manque, pauvreté ou solitude du héros) ;
• le passage à l’acte montre le héros en pleine épreuve ;
• l’aboutissement de l’action ou situation finale se marque par la récompense pour le héros et
le châtiment pour ses adversaires.
Les motifs d’action psychologique représentent "la juxtaposition d’un certain nombre de
séquences qui se superposent, se nouent, s’entrecroisent, s’anastomosent à la façon des fibres
musculaires et des liens d’une tresse" (Claude Brémond) : par le procédé de l’enchâssement,
ces motifs s’emboîtent les uns dans les autres et permettent de mettre en relief le "pollen des
contes" qui flotte en "myriades de molécules" dans l’air (Joseph Bédier).

« Les actants » de Greimas


Les structures ou transformations actancielles d’Algirdas Julien Greimas (1917-1992)
recouvrent en fait une série de phénomènes sociaux qui se rattachent au « merveilleux »,
c’est-à-dire à « l’irruption du mystique dans le quotidien ». Tous les contes partent au départ
de « l’existence d’un ordre social manifesté par la distinction entre les classes d’âge et fondé

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sur la reconnaissance de l’autorité des Anciens ». Puis des phénomènes se produisent de


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façon magique : ce sont les "transformations actancielles", des métamorphoses (opération
magique la plus fréquente) réelles (vieillissement ou croissance) ou imaginaires, d’homme en
animal (L’Oiseau bleu), d’animal en être humain (La Belle et la Bête), d’être vivant en
minéral (les sœurs statufiées de la Belle), ou en végétal (les amoureux métamorphosés en
palmiers dans Le Nain Jaune), de végétaux en objets (la citrouille de Cendrillon).

Schéma narratif :

Situation Elément La/ les Elément de Situation


Initiale → Modificateur → transformations → résolution → finale

Les caractéristiques du conte :


Ce genre littéraire se caractérise par :

a) la brièveté de l’histoire racontée :

— pour pouvoir les mémoriser plus facilement et ensuite les raconter

— car ils insistent sur le déroulement des actions et non sur les descriptions des
personnages et des lieux.

b) l’indétermination des lieux et de l’époque :

— aucune précision géographique

— la formule traditionnelle «Il était une fois… » ne permet pas de dater les événements.

c) la présence du merveilleux :

— présence de personnages et d’objets surnaturels qui ne peuvent exister dans la réalité :


ogres, fées, animaux qui parlent, baguettes magiques…

— certains événements comme les métamorphoses.

d) les fonctions :

— ludique : les contes sont faits pour distraire et amuser, mais également pour instruire et
faire réfléchir

— didactique/ éducative : ils font réfléchir sur la nature de l’homme et, de par ce fait,
instruisent le lecteur.

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Texte 1 rivière, croyant qu'il pouvait bien après tout


Le loup et l'oiseau au long cou être le frère d'une poule. 14
Un loup mangeait une proie qu'il avait tuée. Le lendemain, le crocodile revint sur la rive,
Soudain, un petit os resta pris dans sa gorge. Il bien déterminé cette fois à faire son repas de la
ne réussit pas à s'en débarrasser et ressentit une poule. Mais dès qu'elle l'aperçut, celle-ci cria
douleur terrible. Il voulait faire cesser cette encore avec force: « Oh! frère crocodile, ne me
douleur. Il demanda à tous ceux qu'il mange pas! » «Maudite soit cette poule! »
rencontrait de lui enlever l'os de la gorge: « Je grogna aussitôt le crocodile qui voyait la rusée
vous donnerai n'importe quoi si vous lui échapper encore. « Comment puis-je être
m'enlevez cet os », disait-il. Enfin, un oiseau son frère? Elle vit sur terre, et moi je vis dans
au long cou dit qu'il pourrait essayer. Il l'eau. » Alors, le crocodile résolut d'aller voir
demanda au loup de se coucher sur le côté et le grand sorcier Nzambé pour l'interroger et
d'ouvrir la bouche aussi grande qu'il le pouvait. régler cette question au plus tôt. Il se mit donc
L'oiseau mit alors son long cou dans la gorge en route. Il n'était pas encore bien loin quand il
du loup et tira sur l'os avec son bec. L'oiseau rencontra son ami le lézard. «Mbambi, dit-il, je
réussit enfin à sortir l'os. « Pouvez-vous me suis troublé. Tous les jours, une jolie poule
donner, s'il vous plaît, la récompense promise? bien ronde et bien grasse vient au fleuve pour
», dit l'oiseau au long cou. Le loup grogna, manger; et chaque jour, quand je veux la saisir,
montra les dents et dit: « Compte-toi chanceux. l'emporter chez moi et me nourrir d'elle, elle
Tu as mis la tête dans la gueule du loup et tu m'effraie en m'appelant frère. Je ne peux pas
t'en es tiré sain et sauf. C'est la récompense que manger ma sœur! Je ne veux pas rester plus
je te donne. » longtemps dans l'incertitude; c'est pourquoi je
vais trouver Nzambé pour m'entretenir avec
Texte 2 lui. » - Sot, idiot, imbécile, lui répondit
Pourquoi les crocodiles ne mangent plus les Mbambi. Ne fais surtout pas une chose
poules pareille. Tout ce que tu réussiras ainsi, c'est à
(Fable africaine sur les mœurs des animaux) montrer ton ignorance. Ne sais-tu pas que les
Il y a très très longtemps, une poule avait canards vivent dans l'eau et pondent des œufs
l'habitude de descendre chaque jour au bord de et que les tortues font de même? Moi aussi, je
la rivière pour y ramasser des débris de ponds des œufs, et toi aussi. La poule en fait
nourriture. Un jour, un crocodile sortit autant. En ce sens, elle a bien raison de dire
doucement de la rivière et s'approcha d'elle que nous sommes tous frères. »
pour la manger. Alors la poule se retourna et Plus jamais, depuis ce jour, les crocodiles n'ont
cria très fort: « Oh! frère crocodile, ne me mangé de poules.
mange pas! » Le crocodile fut si surpris et si
troublé par ce cri qu'il s'en retourna dans la

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Activité 4
15
Appliquez le schéma actantiel au Petit Poucet de Charles Perrault (Voir annexe 1).

Rappel :
Le personnage et son faire
Le théoricien Greimas a classé les personnages sur la base de leur fonctionnalité, de leur faire.
Ils sont regroupés dans des catégories communes et vus comme des forces agissantes (appelés les
actants), nécessaires à toute intrigue. Dans le modèle de Greimas – pour qui le récit est une quête
– il y a six classes d’actants, qui occupent chacun sa place dans un schéma
relationnel :
- le Sujet et l’Objet, sur l’axe du vouloir (le sujet cherche l’objet)
- l’Adjuvant et l’Opposant, sur l’axe du pouvoir (le premier aide, le deuxième s’oppose au Sujet
dans la réalisation de son désir)
- le Destinateur et le Destinataire, sur l’axe du savoir (ils font agir le Sujet en le chargeant de la
quête et en sanctionnant le résultat de celle-ci).

Activité 5 :

A présent que vous avez lu Le Petit Poucet, répondez à ces questions :


1. De quel type de conte s’agit-il ?
2. En quoi consiste le merveilleux ?
3. Quelles sont les caractéristiques formelles de la morale ?
4. Quelle leçon tirez-vous de ce conte ?
5. A quel mythe pouvez-vous associer ce conte ?

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3. LE CONTE PHILOSOPHIQUE

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Activité 6
17
Lisez le chapitre 1 de Micromégas de Voltaire (Voir annexe 2) avant de traiter les questions
ci-dessous répondant à la problématique suivante : en quoi le chapitre 1, qui comporte de
nombreuses fonctions liées à celle d’un incipit, est-il un début de conte philosophique ?

Rappel
Le conte philosophique appartient au genre narratif. Sa détermination paraît contradictoire
puisque les termes évoquent deux réalités opposées : le récit imaginaire et la réflexion
philosophique.
• Il a en commun avec le conte traditionnel
- sa structure narrative : qui suit le schéma narratif traditionnel avec plus ou moins de
liberté dans le traitement chronologique du déroulement de l’intrigue (La situation initiale,
l’élément perturbateur, les péripéties, l’élément réparateur, la situation finale).
- son contenu imaginaire : qui introduit le lecteur dans un univers fictif. De fait, il utilise les
mêmes formules d’entrée que les contes traditionnels : « Il était une fois / Au temps de … / Il
y avait... ».
• Il a en commun avec le but philosophique des Lumières
- L’esprit satirique du combat : il s’agit de critiquer la société et montrer son
dysfonctionnement au sujet des hommes et de leur comportement (leurs mœurs, leurs
relations) ; au sujet du pouvoir en place (abus de pouvoirs et inégalités) ; au sujet des
autorités religieuses et toute marque d’intolérance.
- La réflexion sur la vie, la rencontre entre la conscience, la raison et le monde :
L’imaginaire permet une réflexion sur l’homme, les aspects de la condition humaine. Les
concepts abordés relèvent d’une réflexion philosophique.
- La morale, comme dans l’apologue : Les récits aboutissent à une leçon d’humilité envers
Dieu ou l’univers et à l'acceptation de sa propre condition. Elle montre le danger de tout
fanatisme ou tout abus de pouvoir.

1. En quelques lignes, présentez les principales composantes du récit. Quand l’action a-t-
elle lieu ? Où se passe-t-elle ? En quoi consiste-telle ?
2. Comment décririez-vous Micromégas ? Brossez rapidement son portrait et expliquez
le choix de son nom.
3. Analysez les pronoms de la 1ère personne. Qui désignent-ils ?
4. Quels sont les principaux thèmes abordés ?

Pr Anouar Ouyachchi
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Activité 7
18
Lisez le passage de Micromégas allant de «Après que Son Excellence se fut couchée » jusqu’à
«de la figure ridicule que je fais dans ce monde » (chapitre second), puis traitez les questions
ci-dessous répondant à la problématique suivante : en quoi la rencontre entre Micromégas
et le Saturnien est-elle le support d’une réflexion philosophique ?

Rappel
Les Lumières
Les Lumières, qui s’étendent sur l’ensemble du 18ème siècle, sont un mouvement culturel
dans la mesure où les auteurs, en particulier les philosophes et écrivains dramaturges,
écrivent selon la même volonté : réformer la société, selon des valeurs communes : la
raison, la liberté, la justice. Pierre Deyon présente ainsi «cette période de l’histoire
intellectuelle de l’Europe comme une émancipation de l’intelligence, une avancée de l’esprit
de libre examen ». Plus précisément, les Lumières sont un mouvement intellectuel : la
dimension esthétique compte moins que la propagation des idées défendues par les
philosophes.
Le terme de « Lumières » est une métaphore. Alors que ce terme, au singulier, désignait
Dieu jusqu’au XVIe siècle inclus, le terme prend une autre acception sous la plume de
Descartes, il désigne alors la raison, et c’est ainsi que l’entendent les « philosophes des
Lumières » qui en font la valeur centrale de leur pensée. La raison permet à l’homme de se
forger une opinion personnelle, qui assure sa liberté. Les connaissances permettent, quant à
elles, d’asseoir la raison sur des bases fermes. Ainsi, la démarche d’apprentissage et
d’enquête est indissociable de l’exercice de la rationalité dont le philosophe Descartes a jeté
les bases, au siècle précédent, avec le Discours de la Méthode.

1. Vous étudierez la façon dont se déroule le dialogue entre Micromégas et le Saturnien :


• Comment l’échange évolue-t-il ?
• Quel est l’intérêt de cet échange ?

2. Vous montrerez en quoi cet échange est de nature philosophique :


• Quels sont les thèmes abordés par les deux interlocuteurs ?
• À quelle conclusion parviennent-ils lorsqu’ils comparent leurs conditions
respectives ?

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PROPOSITIONS DE CORRIGES

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Activité 1
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Le texte 1 est un mythe grec. Il fait référence à la création de la première femme, Pandore.
Plusieurs indices permettent d’orienter la lecture dans ce sens :
• La nature fabuleuse du récit mettant en scène des divinités (Jupiter, Vulcain,
Prométhée, Epiméthée).
• Le déroulement de l’histoire dans un temps primordial situé hors de l’Histoire (« la
Terre n'était encore peuplée que d'hommes »).
• Les dimensions symbolique et explicative du récit : le mythe explique, par le biais
d’une histoire imaginaire, comment la première femme a été créée, comme il cherche
aussi à nous faire saisir pourquoi la misère et le malheur sont inséparables de la
condition humaine.

Le texte 2 est une légende. Il s’agit d’un récit à caractère merveilleux mêlant le vrai et le
faux. La demeure du joueur de flûte, sur l’image, montre que la légende a un fond de vérité.
Le récit se base probablement sur un fait historique qui aurait été transformé par l’imagination
populaire.

Le texte 3 est un extrait d’une épopée (l’épopée de Gilgamesh). Le combat entre Gilgamesh
et le « monstrueux Humbaba » suspend la raison et permet la croyance aux miracles et aux
diverses formes du merveilleux (intervention des divinités « Le dieu Shamash vient au
secours de Gilgamesh. Il fait lever tous les vents » ; dimension cosmique du combat :
« D’épaisses ténèbres s’abattent sur la Montagne des Cèdres »). Par ailleurs, Gilgamesh
apparaît comme un héros qui incarne tout un destin collectif, celui d’un peuple (« Une foule
immense les attend à Uruk. Elle les acclame. C’est un vrai triomphe »).

Le texte 4 est une fable de Jean de La Fontaine. C’est un court récit en vers qui cherche à
instruire comme le montre la morale à la fin du récit (les quatre derniers vers). On note aussi
une présence d’animaux anthropomorphisés (dotés de qualités et de réactions humaines),
dotés de parole, la grenouille et le bœuf. A travers ces animaux, La Fontaine opère une
transposition allégorique de la société et une critique d’un certain type d’ambition sociale qui
risque généralement d’être fatale à l’individu.

Activité 2

Texte 1 :
— En plus des personnages humains (les soldats grecs), on note la présence des dieux
(Héphaïstos, Séléné, Ouranos, Héra) et de personnages doubles (« le divin Achille » :
fils de la déesse Thétis).
— Présence du merveilleux : le cheval Xanthos qui parle grâce à Héra, pour annoncer le
destin d’Achille.
— Style épique :
• Les phrases sont longues ; la conjonction de coordination « et » est souvent
répétée ; fréquence des énumérations,
• Recours aux comparaisons pour décrire l’équipement du héros, ce qui donne
au texte une dimension poétique (« De même que la splendeur d’un ardent
incendie apparaît […] l’éclat du beau et solide bouclier d’Achille montait dans
l’air » ; « Et le casque à crinière luisait comme un astre » ; « Et elles étaient
comme des ailes qui enlevaient le prince des peuples »),

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• Utilisation de l’hyperbole pour montrer que l’attaque est exceptionnelle (« et


21
toute la terre, au loin, riait de l'éclat du fer et retentissait du trépignement des
pieds des guerriers »).

Texte 2 :
— Univers des romans de chevalerie : Yvain est un chevalier qui incarne le courage et
l’altruisme.
— Code d’honneur des chevaliers : le lion, comme un chevalier se pliant au code
d’honneur, se sent redevable à Yvain qui l’a aidé dans son combat contre le serpent et
vient à son tour à son secours, ce qui constitue là aussi un aspect du merveilleux.
— Monde manichéen : Yvain incarne le bien tandis que le géant Harpin incarne le mal ;
on pourrait dire la même chose à propos du lion et du serpent en se référant à la
symbolique chrétienne : dans le récit de la Genèse, le serpent symbolise le diable
comme il incarne la tentation et le mensonge ; quant au lion, qui représente le Christ,
dans la Bible, il est le combattant du mal et le symbole de la justice.
— Style épique :
• Usage fréquent des comparaisons, notamment pour bestialiser et chosifier le
géant Harpin et en faire la quintessence même du mal,
• Fréquence des verbes d’action qui permettent de donner un aspect dynamique
au combat et de traduire toute sa violence (« bondit », « s’agrippe »,
« déchire », « tranche », etc.)
• Usage de l’hyperbole qui contribue à la chosification du géant (« le fracas
qu’il fait en tombant surpasse celui d’un chêne qu’on abat »).

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Activité 3
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a. Le schéma narratif

Texte 1
Le loup et l'oiseau au long cou

Situation Un loup mangeait une proie qu'il avait tuée.


initiale
Soudain, un petit os resta pris dans sa gorge. Il ne réussit pas à s'en
Elément débarrasser et ressentit une douleur terrible. Il voulait faire cesser cette
déclencheur douleur.

Il demanda à tous ceux qu'il rencontrait de lui enlever l'os de la gorge: « Je


Péripétie vous donnerai n'importe quoi si vous m'enlevez cet os », disait-il.

Enfin, un oiseau au long cou dit qu'il pourrait essayer. Il demanda au loup
Résolution de se coucher sur le côté et d'ouvrir la bouche aussi grande qu'il le pouvait.
L'oiseau mit alors son long cou dans la gorge du loup et tira sur l'os avec
son bec. L'oiseau réussit enfin à sortir l'os.

« Pouvez-vous me donner, s'il vous plaît, la récompense promise? », dit


Situation l'oiseau au long cou. Le loup grogna, montra les dents et dit: « Compte-toi
finale chanceux. Tu as mis la tête dans la gueule du loup et tu t'en es tiré sain et
sauf. C'est la récompense que je te donne. »

Texte 2
Pourquoi les crocodiles ne mangent plus les poules

Situation initiale Il y a très très longtemps, une poule avait l'habitude de descendre chaque
jour au bord de la rivière pour y ramasser des débris de nourriture.

Un jour, un crocodile sortit doucement de la rivière et s'approcha d'elle


Elément pour la manger. Alors la poule se retourna et cria très fort: « Oh! frère
déclencheur crocodile, ne me mange pas! »

Le crocodile fut si surpris et si troublé par ce cri qu'il s'en retourna dans
ère
1 péripétie la rivière, croyant qu'il pouvait bien après tout être le frère d'une poule.

Le lendemain, le crocodile revint sur la rive, bien déterminé cette fois à


2ème péripétie faire son repas de la poule. Mais dès qu'elle l'aperçut, celle-ci cria encore
avec force: «Oh! frère crocodile, ne me mange pas! »

«Maudite soit cette poule! » grogna aussitôt le crocodile qui voyait la


3ème péripétie rusée lui
échapper encore. «Comment puis-je être son frère? Elle vit sur terre, et
moi je vis dans l'eau. »

Alors, le crocodile résolut d'aller voir le grand sorcier Nzambé pour


l'interroger et régler cette question au plus tôt. Il se mit donc en route. Il

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n'était pas encore bien loin quand il rencontra son ami le lézard.
23

«Mbambi, dit-il, je suis troublé. Tous les jours, une jolie poule bien ronde
et bien
Elément de grasse vient au fleuve pour manger; et chaque jour, quand je veux la
résolution saisir, l'emporter chez moi et me nourrir d'elle, elle m'effraie en
et situation finale m'appelant frère. Je ne peux pas manger ma sœur! Je ne veux pas rester
plus longtemps dans l'incertitude; c'est pourquoi je vais trouver Nzambé
pour m'entretenir avec lui. »

- Sot, idiot, imbécile, lui répondit Mbambi. Ne fais surtout pas une chose
pareille. Tout ce que tu réussiras ainsi, c'est à montrer ton ignorance. Ne
sais-tu pas que les canards vivent dans l'eau et pondent des œufs et que
les tortues font
de même? Moi aussi, je ponds des œufs, et toi aussi. La poule en fait
autant. En ce sens, elle a bien raison de dire que nous sommes tous
frères. »

Plus jamais, depuis ce jour, les crocodiles n'ont mangé de poules.

b. Le schéma narratif du Petit Poucet

Situation initiale : Une famille pauvre ; formule traditionnelle « Il était une fois » : un passé
lointain invérifiable.

Elément perturbateur : la famine/ Usage du passé simple.


Problème : comment s’en sortir ? Une solution : se débarrasser des enfants.

Péripéties : une suite d’épisodes qui sont autant d’épreuves pour le héros.

• 1ère épreuve : comment revenir à la maison ? Deux épisodes en fait :


➢ le Petit Poucet et les cailloux (succès)
➢ Le Petit Poucet et les miettes de pain (échec)

• 2ème épreuve mais secondaire : comment échapper à l’ogre ?


➢ Cachette sous le lit (échec)
➢ Echange des bonnets (succès)
➢ Prise des bottes de l’ogre (succès)
➢ Tromperie (succès)

Solution : retour à la maison/ solution à la première épreuve


Un métier/ ne plus être à la charge de ses parents

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Situation finale : retour définitif à l’équilibre initial : la famille recomposée, mais avec une
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transformation : la famille est désormais à l’aise financièrement, chacun étant pourvu d’un
métier.

Activité 4

Le schéma actantiel du Petit Poucet

Destinateur (la famine) pousse le sujet (le père) à la quête d’un objet (se débarrasser des
enfants) pour un destinataire (son propre bien-être et celui de sa femme). Il est aidé par des
adjuvants (oiseaux, la forêt profonde, l’ogre) et contrarié par des opposants (la mère ? les
ruses du PP, l’ogresse)

Activité 5 :

1. Il s’agit d’un conte de type ascendant car la situation du Petit Poucet s’est améliorée.
2. Les indices du merveilleux dans le conte sont : les bottes de sept lieues et la présence
de l’ogre, personnage invraisemblable mais récurrent dans les contes.
3. Les caractéristiques formelles de la morale sont : versification (elle est en vers) ; en
italique ; détachée du conte.
C’est une leçon de vérité générale comme l’indique l’usage du pronom « on » et le
présent de vérité générale.
4. Un petit et plus faible que les autres est capable de se débrouiller mieux qu’eux. Le
conte est un encouragement : les ressources sont en nous, il nous faut agir par nous-
mêmes si nous voulons réussir. Preuve : tout réussit au Petit Poucet sauf quand il se
répète (les miettes : il faut donc se renouveler sans cesse dans la vie) ou quand un
autre s’occupe de lui (il faut donc se prendre en mains soi-même).
5. Le conte peut être associé au mythe de Thésée : la maison de l’ogre au milieu de la
forêt obscure évoque la figure du Minotaure au milieu du labyrinthe ; de même que
Thésée fut condamné, en compagnie de six autres jeunes gens, à servir de nourriture
au Minotaure, de même que le PP et ses frères doivent affronter l’ogre. Les cailloux et
les miettes évoquent le fil d’Ariane.
Les bottes de l'Ogre rappellent également les ailettes d’Hermès (le messager des
dieux) aux talons. Le Petit Poucet se spécialise dans le transport des messages, tout
comme Hermès fut le messager des dieux.

Activité 6

1. Les principales composantes du récit :


Le temps : on peut dater approximativement le voyage de Micromégas par la
référence faite à Pascal. Auteur et scientifique ayant vécu au XVIIe siècle, il permet de
situer le temps fictif du récit après cette période. De plus, une allusion au titre d’un
ouvrage écrit par Rollin en 1728 et cité par le narrateur, nous autorise à affirmer que
Voltaire fait voyager son héros au moment de l’écriture du conte, c’est-à-dire vers
1739.
Pour ce qui est de la durée, les périodes annoncées nous transportent d’emblée dans le
temps invraisemblable du conte. Le procès de Micromégas dure 220 ans, il est jugé
«au sortir de l’enfance » vers 450 ans, et est condamné à un exil de 800 ans.

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Le lieu : Il élargit, de même, le décor de l’action à l’échelle universelle. Le héros


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voyage de planète en planète et le lecteur s’attend à son arrivée sur terre. Dans le
premier chapitre, il se pose sur Saturne où il rencontrera son interlocuteur et
compagnon de voyage.
Le fait de placer l’action dans l’univers permet d’aborder le thème de la relativité,
mais il donne aussi au conte une portée universelle, indépendante de l’espace et du
temps humain. La morale de ce conte dépassera donc les frontières humaines.

L’action : Au départ, ce géant et le responsable politique « grand vétillard et fort


ignorant », renvoient à la biographie de Voltaire et à ses démêlés avec les pouvoirs
politiques de France ou de Russie. Après cet état initial basé sur le conflit, le héros est
condamné à l’exil (comme l’auteur le fut à plusieurs reprises au cours de sa vie). Mais
ce jeune homme ayant « beaucoup d’esprit », il va profiter de ce départ forcé pour
s’instruire et vérifier le proverbe qui affirme que « les voyages forment la jeunesse ».

2. Comme tous les héros des contes, Micromégas est un tout jeune adolescent d’à peine
quatre cent soixante-dix ans ! Les épreuves qui l’attendent lui permettront donc de
former son esprit et son raisonnement, avant de revenir chez lui, adulte. Ce voyage
forcé se transforme donc en recherche, en quête que le héros poursuit. Son nom,
Micromégas, pose, dès le titre, la problématique du conte. Formé de deux racines
d’origine grecque, micro qui signifie petit et méga, qui signifie grand, il porte en lui
toute la relativité des existences de l’univers, tantôt grandes, tantôt petites selon
l’élément de comparaison. Bien que très jeune, Micromégas est aussi très intelligent et
a beaucoup « d’esprit » (l. 3). Ceci est très important pour la suite car, grâce à ses
facultés, de fausses interprétations seront évitées et sa connaissance en sera
développée.

3. Le conte est parsemé d’interventions du narrateur que l’on peut qualifier de conteur.
Rien dans le titre de l’œuvre ni dans celui du chapitre ne préparait à sa présence. Et
pourtant, il apparaît dès les premières lignes avec le pronom de première personne je :
« j’ai eu l’honneur de [le] connaître ». C’est donc un narrateur qui se présente comme
un témoin véritable et donc censé être de bonne foi. Ce « je » réapparaît à plusieurs
reprises : « dis-je » ; « j’ai dite » ; « je prétende » ; et « je rapporterai ».
Ce conteur, fidèle aux traditions orales, rappelle les lecteurs à l’attention en les
incluant dans le récit par l’emploi de la première personne du pluriel avec le pronom
personnel « nous » ou l’adjectif possessif « notre ».

4. Dès l’incipit, le lecteur retrouve en effet les thèmes favoris des philosophes des
Lumières. En effet, le savoir est valorisé : l’incipit insiste sur les qualités
intellectuelles de Micromégas. Par ailleurs, une pensée autonome est tout autant
valorisée, Micromégas effectue une découverte seul : « il devina, par la force de son
esprit, plus de cinquante propositions d’Euclide ». La lutte contre l’obscurantisme
religieux est également présente ; la succession des épithètes qui constituent le chef
d’accusation porté contre Micromégas et ses travaux révèle l’ineptie et le caractère
infondé de ces griefs : « des propositions suspectes, malsonnantes, téméraires,
hérétiques, sentant l’hérésie ». La répétition « hérétique, sentant l’hérésie » en dénonce
l’absurdité. À la critique de l’obscurantisme s’ajoute la critique politique ; le
narrateur raille, dans le deuxième paragraphe, les états européens dont il note
l’étroitesse : « les états de quelques souverains d’Allemagne, dont on peut faire le tour
en une demi-heure ». Enfin, l’incipit présente la critique de l’appareil judiciaire,

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soumis aux autorités religieuses : le procès intenté par le muphti contre Micromégas
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est partial : « le muphti fit condamner le livre par des jurisconsultes qui ne l’avaient
pas lu », le géant est condamné d’avance.

Activité 7

1. Le premier intérêt du passage est de nature dramatique : pour la première fois, les
personnages sont mis en scène de manière théâtrale, à travers un dialogue rapporté au
discours direct. Ce procédé permet de varier le mode de la narration et d’augmenter
l’intensité dramatique. L’échange donne vie aux personnages, d’autant plus que son
rythme est rapide : dans la première partie du dialogue, les réparties sont vives,
fortement ponctuées par des interrogations (« Et qu’ai-je à faire de vos brunes ? »),
des interjections (« Eh non!», «Ah!»), qui donnent au dialogue la vivacité d’une scène
théâtrale. En outre, cet échange est le premier entre des personnages qui ne se
connaissent que depuis peu, ce qui lui confère un enjeu supplémentaire : pour chacun
des protagonistes, son interlocuteur représente autrui, il est un autre qu’il s’agit de
connaître, avec lequel il échange des points de vue a priori différents. Le début du
dialogue se présente comme un débat.

2. Dans un premier temps, en effet, le dialogue est marqué par le désaccord : les
interjections relevées soulignent la mésentente des interlocuteurs. Toutefois, ce
moment dure peu et le dialogue évolue vers l’accord. On peut ainsi distinguer trois
moments dans cet échange, qui correspondent à trois thèmes de discussion :
– du début à « pour vous plaire », le dialogue porte sur la nature ; les personnages sont
en désaccord ;
– à partir de « je ne veux point qu’on me plaise » jusqu’à « de ce pays-là », le dialogue
porte sur le nombre de sens dont les Saturniens disposent ;
– après une brève pause narrative, la dialogue reprend pour commenter la durée de la
vie.
Il est à noter que l’échange occupe l’ensemble du chapitre II, dont nous n’étudions ici
que la première moitié. Or, la suite confirme la tendance de ce dialogue, qui construit
une harmonie de plus en plus grande entre les deux interlocuteurs, ce que signale la
dernière phrase du chapitre : « après s’être communiqué l’un à l’autre... ». L’échange
permet ainsi la rencontre entre les personnages, rencontre réussie comme le souligne
l’adverbe « ensemble » à la fin du chapitre.
Le dialogue est ce qui permet la rencontre, et autorise la connaissance : l’échange est
d’abord de nature didactique. Micromégas veut obtenir des informations sur Saturne.
C’est donc par la curiosité que peut s’instaurer une véritable communication avec
autrui.

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ANNEXES

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Annexe 1
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IL ÉTAIT
UNE FOIS...
... un bûcheron et une bûcheronne qui avaient sept enfants, tous garçons ; l’aîné n’avait que
dix ans et le plus jeune n’en avait que sept. On s’étonnera que le bûcheron ait eu tant
d’enfants en si peu de temps ; mais c’est que sa femme allait vite en besogne, et n’en faisait
pas moins de deux à la fois.
Ils étaient fort pauvres, et leurs sept enfants les incommodaient beaucoup, parce qu’aucun
d’eux ne pouvait encore gagner sa vie. Ce qui les chagrinait encore, c’est que le plus jeune
était fort délicat et ne disait mot ; prenant pour bêtise ce qui était une marque de la bonté de
son esprit. Il était fort petit, et quand il vint au monde, il n’était guère plus grand que le pouce,
ce qui fit qu’on l’appela le petit Poucet. Ce pauvre enfant était le souffre-douleur de la
maison, et on lui donnait toujours tort. Cependant il était le plus fin et le plus avisé de tous ses
frères, et s’il parlait peu, il écoutait beaucoup.
Il vint une année très fâcheuse, et la famine fut si grande, que ces pauvres gens résolurent de
se défaire de leurs enfants. Un soir que ces enfants étaient couchés, et que le bûcheron était
auprès du feu avec sa femme, il lui dit le cœur serré de douleur : « Tu vois bien que nous ne
pouvons plus nourrir nos enfants ; je ne saurais les voir mourir de faim devant mes yeux, et je
suis résolu d’aller les perdre demain au bois, ce qui sera bien aisé : car tandis qu’ils
s’amuseront à fagoter, nous n’avons qu’à nous enfuir sans qu’ils nous voient. – Ah ! s’écria la
bûcheronne, pourrais-tu bien toi-même mener perdre tes enfants ? » Son mari avait beau lui
représenter3 leur grande pauvreté, elle ne pouvait y consentir ; elle était pauvre, mais elle était
leur mère. Cependant ayant considéré quelle douleur ce lui serait de les voir mourir de faim,
elle y consentit, et alla se coucher en pleurant.
Le petit Poucet ouït tout ce qu’ils dirent : car, ayant entendu de son lit qu’ils parlaient
d’affaires, il s’était levé doucement, et s’était glissé sous l’escabelle de son père pour les
écouter sans être vu. Il alla se recoucher et ne dormit point du reste de la nuit, songeant à ce
qu’il avait à faire. Il se leva de bon matin, et alla au bord d’un ruisseau où il emplit ses poches
de petits cailloux blancs, et ensuite revint à la maison. On partit, et le petit Poucet ne
découvrit rien de tout ce qu’il savait à ses frères. Ils allèrent dans une forêt fort épaisse, où, à
dix pas de distance, on ne se voyait pas l’un l’autre. Le bûcheron se mit à couper du bois et
ses enfants à ramasser des broutilles pour faire des fagots. Le père et la mère, les voyant
occupés à travailler, s’éloignèrent d’eux insensiblement, et puis s’enfuirent tout à coup par un
petit sentier détourné.
Lorsque ces enfants se virent seuls, ils se mirent à crier et à pleurer de toute leur force. Le
petit Poucet les laissait crier, sachant bien par où il reviendrait à la maison : car, en marchant
il avait laissé tomber le long du chemin les petits cailloux blancs qu’il avait dans ses poches.
Il leur dit donc : « Ne craignez point, mes frères ; mon père et ma mère nous ont laissés ici,
mais je vous ramènerai bien au logis : suivez-moi seulement. » Ils le suivirent, et il les mena
jusqu’à leur maison par le même chemin qu’ils étaient venus dans la forêt. Ils n’osèrent
d’abord entrer, mais ils se mirent tous contre la porte pour écouter ce que disaient leur père et
leur mère.
Dans le moment que le bûcheron et la bûcheronne arrivèrent chez eux, le seigneur du village
leur envoya dix écus, qu’il leur devait il y avait longtemps, et dont ils n’espéraient plus rien.
Cela leur redonna la vie, car les pauvres gens mouraient de faim. Le bûcheron envoya sur
l’heure sa femme à la boucherie. Comme il y avait longtemps qu’ils n’avaient mangé, elle
acheta trois fois plus de viande qu’il n’en fallait pour le souper de deux personnes. Lorsqu’ils
furent rassasiés, la bûcheronne dit : « Hélas ! où sont maintenant nos pauvres enfants ? Ils
feraient bonne chère de ce qui nous reste là. Mais aussi, Guillaume, c’est toi qui les as voulu

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perdre. J’avais bien dit que nous nous en repentirions. Que font-ils maintenant dans cette forêt
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? Hélas ! mon Dieu, les loups les ont peut-être déjà mangés ! Tu es bien inhumain d’avoir
perdu ainsi tes enfants. » Le bûcheron s’impatienta à la fin : car elle redit plus de vingt fois
qu’il s’en repentirait et qu’elle l’avait bien dit. Il la menaça de la battre si elle ne se taisait. Ce
n’est pas que le bûcheron ne fût peut-être encore plus fâché que sa femme, mais c’est qu’elle
lui rompait la tête, et qu’il était de l’humeur de beaucoup d’autres gens, qui aiment fort les
femmes qui disent bien, mais qui trouvent très importunes celles qui ont toujours bien dit. La
bûcheronne était toute en pleurs : « Hélas ! où sont maintenant mes enfants, mes pauvres
enfants ? » Elle le dit une fois si haut que les enfants, qui étaient à la porte, l’ayant entendu, se
mirent à crier tous ensemble : « Nous voilà, nous voilà. » Elle courut vite leur ouvrir la porte,
et leur dit en les embrassant : « Que je suis contente de vous revoir, mes chers enfants ! Vous
êtes bien las, vous avez bien faim ; et toi, Pierrot, comme te voilà crotté, viens, que je te
débarbouille. » Ce Pierrot était son fils aîné qu’elle aimait plus que tous les autres, parce qu’il
était un peu rousseau, et qu’elle était un peu rousse.
Ils se mirent à table, et mangèrent d’un appétit qui faisait plaisir au père et à la mère, à qui ils
racontaient la peur qu’ils avaient eue dans la forêt en parlant presque toujours tous ensemble.
Ces bonnes gens étaient ravis de revoir leurs enfants avec eux, et cette joie dura tant que les
dix écus durèrent. Mais lorsque l’argent fut dépensé, ils retombèrent dans leur premier
chagrin, et résolurent de les perdre encore, et pour ne pas manquer leur coup, de les mener
bien plus loin que la première fois.
Ils ne purent parler de cela si secrètement qu’ils ne fussent entendus par le petit Poucet, qui fit
son compte de sortir d’affaire comme il avait déjà fait ; mais quoiqu’il se fût levé de bon
matin pour aller ramasser des petits cailloux, il ne put en venir à bout, car il trouva la porte
de la maison fermée à double tour. Il ne savait que faire, lorsque, la bûcheronne leur ayant
donné à chacun un morceau de pain pour leur déjeuner, il songea qu’il pourrait se servir de
son pain au lieu de cailloux en le jetant par miettes le long des chemins où ils passeraient ; il
le serra donc dans sa poche.
Le père et la mère les menèrent dans l’endroit de la forêt le plus épais et le plus obscur, et dès
qu’ils y furent, ils gagnèrent un faux-fuyant et les laissèrent là. Le petit Poucet ne s’en
chagrina pas beaucoup, parce qu’il croyait retrouver aisément son chemin grâce à son pain
qu’il avait semé partout où il avait passé ; mais il fut bien surpris lorsqu’il ne put en retrouver
une seule miette ; les oiseaux étaient venus, qui avaient tout mangé.
Les voilà donc bien affligés, car plus ils s’égaraient, plus ils s’enfonçaient dans la forêt. La
nuit vint, et il s’éleva un grand vent qui leur faisait des peurs épouvantables. Ils croyaient
n’entendre de tous côtés que des hurlements de loups qui venaient à eux pour les manger. Ils
n’osaient presque se parler ni tourner la tête. Il survint une grosse pluie qui les perça
jusqu’aux os ; ils glissaient à chaque pas, tombaient dans la boue, d’où ils se relevaient tout
crottés, ne sachant que faire de leurs mains.
Le petit Poucet grimpa au haut d’un arbre, pour voir s’il ne découvrirait rien : ayant tourné la
tête de tous côtés, il vit une petite lueur comme une chandelle, mais qui était bien loin par-
delà la forêt. Il descendit de l’arbre ; et lorsqu’il fut à terre, il ne vit plus rien : cela le désola.
Cependant, ayant marché quelque temps avec ses frères du côté qu’il avait vu la lumière, il la
revit en sortant du bois.
Ils arrivèrent enfin à la maison où était cette chandelle, non sans bien des frayeurs : car
souvent ils la perdaient de vue ; ce qui leur arrivait toutes les fois qu’ils descendaient dans
quelque fond. Ils frappèrent à la porte, et une bonne femme vint leur ouvrir. Elle leur demanda
ce qu’ils voulaient. Le petit Poucet lui dit qu’ils étaient de pauvres enfants qui s’étaient perdus
dans la forêt, et qui demandaient à coucher par charité. Cette femme, les voyant tous si jolis,
se mit à pleurer, et leur dit : « Hélas ! mes pauvres enfants, où êtes-vous venus ! Savez-vous
bien que c’est ici la maison d’un ogre qui mange les petits enfants ? – Hélas ! Madame, lui

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répondit le petit Poucet, qui tremblait de toute sa force aussi bien que ses frères, que ferons-
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nous ? Il est bien sûr que les loups de la forêt ne manqueront pas de nous manger cette nuit, si
vous ne voulez pas nous retirer chez vous. Et cela étant, nous aimons mieux que ce soit
monsieur qui nous mange ; peut-être qu’il aura pitié de nous, si vous voulez bien l’en prier. »
La femme de l’Ogre, qui crut qu’elle pourrait les cacher à son mari jusqu’au lendemain matin,
les laissa entrer, et les mena se chauffer auprès d’un bon feu, car il y avait un mouton tout
entier à la broche pour le souper de l’ogre.
Comme ils commençaient à se chauffer, ils entendirent heurter trois ou quatre grands coups à
la porte : c’était l’Ogre qui revenait. Aussitôt sa femme les fit cacher sous le lit, et alla ouvrir
la porte. L’Ogre demanda d’abord si le souper était prêt, et si on avait tiré du vin, et aussitôt il
se mit à table. Le mouton était encore tout sanglant, mais il ne lui en sembla que meilleur. Il
reniflait à droite et à gauche, disant qu’il sentait la chair fraîche. « Il faut, lui dit sa femme,
que ce soit ce veau que je viens d’habiller que vous sentez – Je sens la chair fraîche, te dis-je
encore une fois, reprit l’Ogre en regardant sa femme de travers, et il y a ici quelque chose que
je n’entends pas. » En disant ces mots, il se leva de table, et alla droit au lit.
« Ah ! dit-il, voilà donc comme tu veux me tromper, maudite femme ! Je ne sais à quoi il tient
que je ne te mange aussi : bien t’en prend d’être une vieille bête. Voilà du gibier qui me vient
bien à propos pour traiter trois ogres de mes amis qui doivent me venir voir ces jours ici. »
Il les tira de dessous le lit l’un après l’autre. Ces pauvres enfants se mirent à genoux en lui
demandant pardon ; mais ils avaient affaire au plus cruel de tous les ogres, qui bien loin
d’avoir de la pitié, les dévorait déjà des yeux, et disait à sa femme que ce serait là de friands
morceaux, lorsqu’elle leur aurait fait une bonne sauce.
Il alla prendre un grand couteau, et en s’approchant de ces pauvres enfants, il l’aiguisait sur
une longue pierre qu’il tenait à sa main gauche. Il en avait déjà empoigné un, lorsque sa
femme lui dit : « Que voulez-vous faire à l’heure qu’il est ? N’aurez-vous pas assez de temps
demain? – Tais-toi, reprit l’Ogre, ils en seront plus mortifiés. – Mais vous avez encore là tant
de viande, reprit sa femme, voilà un veau, deux moutons et la moitié d’un cochon ! – Tu as
raison, dit l’Ogre, donne-leur bien à souper afin qu’ils ne maigrissent pas, et va les mener
coucher. » La bonne femme fut ravie de joie, et leur porta bien à souper, mais ils ne purent
manger tant ils étaient saisis de peur. Quant à l’Ogre, il se remit à boire, ravi d’avoir de quoi
si bien régaler ses amis. Il but une douzaine de coups de plus qu’à l’ordinaire ; ce qui lui
donna un peu mal à la tête, et l’obligea à aller se coucher.
L’Ogre avait sept filles, qui n’étaient encore que des enfants. Ces petites ogresses avaient
toutes le teint fort beau, parce qu’elles mangeaient de la chair fraîche comme leur père ; mais
elles avaient de petits yeux gris et tout ronds, le nez crochu et une fort grande bouche, avec de
longues dents fort aiguës et fort éloignées l’une de l’autre. Elles n’étaient pas encore fort
méchantes ; mais elles promettaient beaucoup, car elles mordaient déjà les petits enfants pour
en sucer le sang.
On les avait fait coucher de bonne heure, et elles étaient toutes sept dans un grand lit, ayant
chacune une couronne d’or sur la tête. Il y avait dans la même chambre un autre lit de la
même grandeur : ce fut dans ce lit que la femme de l’Ogre mit coucher les sept petits garçons;
après quoi elle alla se coucher auprès de son mari.
Le petit Poucet, qui avait remarqué que les filles de l’Ogre avaient des couronnes d’or sur la
tête, et qui craignait qu’il ne prît à l’Ogre quelque remords de ne les avoir pas égorgés dès le
soir même, se leva vers le milieu de la nuit, et prenant les bonnets de ses frères et le sien, il
alla tout doucement les mettre sur la tête des sept filles de l’Ogre, après leur avoir ôté leurs
couronnes d’or qu’il mit sur la tête de ses frères et sur la sienne, afin que l’Ogre les prît pour
ses filles, et ses filles pour les garçons qu’il voulait égorger. La chose réussit comme il l’avait
pensé ; car l’Ogre, s’étant éveillé vers minuit, eut regret d’avoir différé au lendemain ce qu’il
pouvait exécuter la veille. Il se jeta donc brusquement hors du lit, et prenant son grand

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couteau : « Allons voir, dit-il, comment se portent nos petits drôles ; n’en faisons pas à deux
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fois. »
Il monta donc à tâtons à la chambre de ses filles et s’approcha du lit où étaient les petits
garçons, qui dormaient tous, excepté le petit Poucet, qui eut bien peur lorsqu’il sentit la main
de l’Ogre qui lui tâtait la tête, comme il avait tâté celles de tous ses frères. L’Ogre, qui sentit
les couronnes d’or : « Vraiment, dit-il, j’allais faire là un bel ouvrage ; je vois bien que j’ai
trop bu hier soir. » Il alla ensuite au lit de ses filles où, ayant senti les petits bonnets des
garçons : « Ah ! les voilà, dit-il, nos gaillards ; travaillons hardiment. » En disant ces mots, il
coupa sans hésiter la gorge à ses sept filles. Fort content de ce coup, il alla se recoucher
auprès de sa femme. Aussitôt que le petit Poucet entendit ronfler l’Ogre, il réveilla ses frères,
et leur dit de s’habiller promptement et de le suivre. Ils descendirent doucement dans le jardin,
et sautèrent par-dessus les murailles. Ils coururent presque toute la nuit, toujours en tremblant,
et sans savoir où ils allaient.
L’Ogre, s’étant éveillé, dit à sa femme : « Va-t’en là-haut habiller ces petits drôles d’hier au
soir. » L’ogresse fut fort étonnée de la bonté de son mari, ne se doutant point de la manière
qu’il entendait qu’elle les habillât, et croyant qu’il lui ordonnait de les aller vêtir, elle monta
en haut où elle fut bien surprise lorsqu’elle aperçut ses sept filles égorgées et nageant dans
leur sang.
Elle commença par s’évanouir (car c’est le premier expédient que trouvent presque toutes les
femmes en pareilles rencontres). L’Ogre, craignant que sa femme ne fût trop longtemps à
faire la besogne dont il l’avait chargée, monta en haut pour l’aider. Il ne fut pas moins étonné
que sa femme lorsqu’il vit cet affreux spectacle. « Ah ! qu’ai-je fait là ? s’écria-t-il. Ils me le
paieront, les malheureux, et tout à l’heure. »
Il jeta aussitôt une potée d’eau dans le nez de sa femme, et l’ayant fait revenir : « Donne-moi
vite mes bottes de sept lieues, lui dit-il, afin que j’aille les attraper. » Il se mit en campagne ;
et après avoir couru de tous côtés, enfin il entra dans le chemin où marchaient les pauvres
enfants qui n’étaient plus qu’à cent pas du logis de leur père. Ils virent l’Ogre qui allait de
montagne en montagne, et qui traversait des rivières aussi aisément qu’il aurait fait le moindre
ruisseau. Le petit Poucet, qui vit un rocher creux proche le lieu où ils étaient, y fit cacher ses
frères, et s’y fourra aussi, regardant toujours ce que l’Ogre deviendrait. L’Ogre, qui se
trouvait fort las du long chemin qu’il avait fait inutilement (car les bottes de sept lieues
fatiguent fort leur homme), voulut se reposer et par hasard, il alla s’asseoir sur la roche où les
petits garçons s’étaient cachés.
Comme il n’en pouvait plus de fatigue, il s’endormit après s’être reposé quelque temps, et vint
à ronfler si effroyablement que les pauvres enfants n’eurent pas moins de peur que quand il
tenait son grand couteau pour leur couper la gorge. Le petit Poucet en eut moins de peur, et dit
à ses frères de s’enfuir promptement à la maison, pendant que l’Ogre dormait bien fort, et
qu’ils ne se missent point en peine de lui. Ils crurent son conseil, et gagnèrent vite la maison.
Le petit Poucet, s’étant approché de l’Ogre, lui tira doucement les bottes, et les mit aussitôt.
Les bottes étaient bien grandes et bien larges ; mais comme elles étaient fées, elles avaient le
don de s’agrandir et de se rapetisser selon la jambe de celui qui les chaussait, de sorte qu’elles
se trouvèrent aussi justes à ses pieds et à ses jambes que si elles avaient été faites pour lui. Il
alla droit à la maison de l’Ogre où il trouva sa femme qui pleurait auprès de ses filles
égorgées. « Votre mari, lui dit le petit Poucet, est en grand danger : car il a été pris par une
troupe de voleurs qui ont juré de le tuer s’il ne leur donne tout son or et tout son argent. Au
moment où ils lui tenaient le poignard sur la gorge, il m’a aperçu et m’a prié de vous venir
avertir de l’état où il est, et de vous dire de me donner tout ce qu’il a vaillant sans en rien
retenir, parce qu’autrement ils le tueront sans miséricorde. Comme la chose presse beaucoup,
il a voulu que je prisse ses bottes de sept lieues que voilà pour faire diligence, et aussi afin que
vous ne croyiez pas que je sois un menteur. »

Pr Anouar Ouyachchi
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La bonne femme, fort effrayée, lui donna aussitôt tout ce qu’elle avait : car cet ogre ne laissait
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pas d’être fort bon mari, quoiqu’il mangeât les petits enfants. Le petit Poucet étant donc
chargé de toutes les richesses de l’Ogre, s’en revint au logis de son père, où il fut reçu avec
bien de la joie.
Il y a bien des gens qui ne demeurent pas d’accord de cette dernière circonstance, et qui
prétendent que le petit Poucet n’a jamais fait ce vol à l’Ogre ; qu’à la vérité, il n’avait pas fait
conscience de lui prendre ses bottes de sept lieues, parce qu’il ne s’en servait que pour courir
après les petits enfants. Ces gens-là assurent le savoir de bonne part, et même pour avoir bu et
mangé dans la maison du bûcheron. Ils assurent que lorsque le petit Poucet eut chaussé les
bottes de l’Ogre, il s’en alla à la cour, où il savait qu’on était fort en peine d’une armée qui
était à deux cents lieues de là, et du succès d’une bataille qu’on avait donnée. Il alla, disent-
ils, trouver le roi, et lui dit que s’il le souhaitait, il lui rapporterait des nouvelles de l’armée
avant la fin du jour. Le roi lui promit une grosse somme d’argent s’il en venait à bout. Le petit
Poucet rapporta des nouvelles dès le soir même, et cette première course l’ayant fait
connaître, il gagnait tout ce qu’il voulait ; car le roi le payait parfaitement bien pour porter ses
ordres à l’armée, et une infinité de dames lui donnaient tout ce qu’il voulait pour avoir des
nouvelles de leurs amants, et ce fut là son plus grand gain.
Il se trouvait quelques femmes qui le chargeaient de lettres pour leurs maris ; mais elles le
payaient si mal, et cela allait à si peu de chose, qu’il ne daignait pas mettre en ligne de compte
ce qu’il gagnait de ce côté-là. Après avoir fait pendant quelque temps le métier de courrier, et
y avoir amassé beaucoup de bien, il revint chez son père, où il n’est pas possible d’imaginer la
joie qu’on eut de le revoir. Il mit toute sa famille à l’aise. Il acheta des offices de nouvelle
création pour son père et pour ses frères ; et par là il les établit tous, et fit parfaitement bien sa
cour en même temps.

MORALITÉ
On ne s’afflige point d’avoir beaucoup d’enfants,
Quand ils sont tous beaux, bien faits et bien grands,
Et d’un extérieur qui brille ;
Mais si l’un d’eux est faible ou ne dit mot,
On le méprise, on le raille, on le pille ;
Quelquefois cependant c’est ce petit marmot.
Qui fera le bonheur de toute la famille.

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Annexe 2
33

Voltaire, Micromégas,1752 (texte conforme à l’édition de René Pomeau)

Chapitre premier
Voyage d'un habitant du monde de l'étoile Sirius dans la planète de Saturne
1.1 Dans une de ces planètes qui tournent autour de l'étoile nommée Sirius, il y avait un jeune
homme de beaucoup d'esprit, que j'ai eu l'honneur de connaître dans le dernier voyage qu'il fit sur
notre petite fourmilière ; il s'appelait Micromégas, nom qui convient fort à tous les grands. Il avait
huit lieues de haut: j'entends, par huit lieues, vingt-quatre mille pas géométriques de cinq pieds
chacun.
1.2 Quelques algébristes, gens toujours utiles au public, prendront sur-le- champ la plume, et
trouveront que, puisque monsieur Micromégas, habitant du pays de Sirius, a de la tête aux pieds
vingt-quatre mille pas, qui font cent vingt mille pieds de roi, et que nous autres, citoyens de la
terre, nous n'avons guère que cinq pieds, et que notre globe a neuf mille lieues de tour, ils
trouveront, dis-je, qu'il faut absolument que le globe qui l'a produit ait au juste vingt-un millions
six cent mille fois plus de circonférence que notre petite terre. Rien n'est plus simple et plus
ordinaire dans la nature. Les Etats de quelques souverains d'Allemagne ou d'ltalie, dont on peut
faire le tour en une demi-heure, comparés à l'empire de Turquie, de Moscovie ou de la Chine, ne
sont qu'une très faible image des prodigieuses différences que la nature a mises dans tous les êtres.
1.3 La taille de Son Excellence étant de la hauteur que j'ai dite, tous nos sculpteurs et tous nos
peintres conviendront sans peine que sa ceinture peut avoir cinquante mille pieds de roi de tour: ce
qui fait une très jolie proportion. 1.4 Quant à son esprit, c'est un des plus cultivés que nous avons;
il sait beaucoup de choses; il en a inventé quelques-unes; il n'avait pas encore deux cent cinquante
ans, et il étudiait, selon la coutume, au collège des jésuites de sa planète, lorsqu'il devina, par la
force de son esprit, plus de cinquante propositions d'Euclide. C'est dix-huit de plus que Blaise
Pascal, lequel, après en avoir deviné trente-deux en se jouant, à ce que dit sa sœur, devint depuis
un géomètre assez médiocre, et un fort mauvais métaphysicien. Vers les quatre cent cinquante
ans, au sortir de l'enfance, il disséqua beaucoup de ces petits insectes qui n'ont pas cent pieds de
diamètre, et qui se dérobent aux microscopes ordinaires; il en composa un livre fort curieux, mais
qui lui fit quelques affaires. Le muphti de son pays, grand vétillard, et fort ignorant, trouva dans
son livre des propositions suspectes, malsonnantes, téméraires, hérétiques, sentant l'hérésie, et le
poursuivit vivement: il s'agissait de savoir si la forme substantielle des puces de Sirius était de
même nature que celle des colimaçons. Micromégas se défendit avec esprit; il mit les femmes de
son côté; le procès dura deux cent vingt ans. Enfin le muphti fit condamner le livre par des
jurisconsultes qui ne l'avaient pas lu, et l'auteur eut ordre de ne paraître à la cour de huit cents
années.
1.5 Il ne fut que médiocrement affligé d'être banni d'une cour qui n'était remplie que de
tracasseries et de petitesses. Il fit une chanson fort plaisante contre le muphti, dont celui-ci ne
s'embarrassa guère; et il se mit à voyager de planète en planète, pour achever de se former l'esprit
et le coeur, comme l'on dit. Ceux qui ne voyagent qu'en chaise de poste ou en berline seront sans
doute étonnés des équipages de là-haut: car nous autres, sur notre petit tas de boue, nous ne
concevons rien au-delà de nos usages. Notre voyageur connaissait merveilleusement les lois de la
gravitation et toutes les forces attractives et répulsives. Il s'en servait si à propos que, tantôt à
l'aide d'un rayon du soleil, tantôt par la commodité d'une comète, il allait de globe en globe, lui et
les siens, comme un oiseau voltige de branche en branche. Il parcourut la voie lactée en peu de
temps, et je suis obligé d'avouer qu'il ne vit jamais à travers les étoiles dont elle est semée ce beau
ciel empyrée que l'illustre vicaire Derham se vante d'avoir vu au bout de sa lunette. Ce n'est pas
que je prétende que Monsieur Derham ait mal vu, à Dieu ne plaise! mais Micromégas était sur les
lieux, c'est un bon observateur et je ne veux contredire personne. Micromégas, après avoir bien
tourné, arriva dans le globe de Saturne. Quelque accoutumé qu'il fût à voir des choses nouvelles, il

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ne put d'abord, en voyant la petitesse du globe et de ses habitants, se défendre de ce sourire de


supériorité qui échappe quelquefois aux plus sages. Car enfin Saturne n'est guère que neuf cents 34
fois plus gros que la terre, et les citoyens de ce pays-là sont des nains qui n'ont que mille toises de
haut ou environ. Il s'en moqua un peu d'abord avec ses gens, à peu près comme un musicien
italien se met à rire de la musique de Lulli quand il vient en France. Mais comme le Sirien avait
un bon esprit, il comprit bien vite qu'un être pensant peut fort bien n'être pas ridicule pour n'avoir
que six mille pieds de haut. Il se familiarisa avec les Saturniens, après les avoir étonnés. Il lia une
étroite amitié avec le secrétaire de l'Académie de Saturne, homme de beaucoup d'esprit, qui
n'avait à la vérité rien inventé, mais qui rendait un fort bon compte des inventions des autres, et
qui faisait passablement de petits vers et de grands calculs. Je rapporterai ici, pour la satisfaction
des lecteurs, une conversation singulière que Micromégas eut un jour avec M. le secrétaire.

Chapitre second
Conversation de l'habitant de Sirius avec celui de Saturne
2.1 Après que Son Excellence se fut couchée, et que le secrétaire se fut approché de son visage :
«Il faut avouer, dit Micromégas, que la nature est bien variée. – Oui, dit le Saturnien; la nature est
comme un parterre dont les fleurs... – Ah ! dit l'autre, laissez là votre parterre. – Elle est, reprit le
secrétaire, comme une assemblée de blondes et de brunes, dont les parures... – Eh ! qu'ai-je à faire
de vos brunes ? dit l'autre. – Elle est donc comme une galerie de peintures dont les traits... – Eh
non ! dit le voyageur; encore une fois la nature est comme la nature. Pourquoi lui chercher des
comparaisons ? – Pour vous plaire, répondit le secrétaire. – Je ne veux point qu'on me plaise,
répondit le voyageur ; je veux qu'on m'instruise : commencez d'abord par me dire combien les
hommes de votre globe ont de sens. – Nous en avons soixante et douze, dit l'académicien, et nous
nous plaignons tous les jours du peu. Notre imagination va au-delà de nos besoins ; nous trouvons
qu'avec nos soixante et douze sens, notre anneau, nos cinq lunes, nous sommes trop bornés ; et,
malgré toute notre curiosité et le nombre assez grand de passions qui résultent de nos soixante et
douze sens, nous avons tout le temps de nous ennuyer. – Je le crois bien, dit Micromégas; car dans
notre globe nous avons près de mille sens, et il nous reste encore je ne sais quel désir vague, je ne
sais quelle inquiétude, qui nous avertit sans cesse que nous sommes peu de chose, et qu'il y a des
êtres beaucoup plus parfaits. J'ai un peu voyagé ; j'ai vu des mortels fort au- dessous de nous ; j'en
ai vu de fort supérieurs ; mais je n'en ai vu aucuns qui n'aient plus de désirs que de vrais besoins,
et plus de besoins que de satisfaction. J'arriverai peut-être un jour au pays où il ne manque rien ;
mais jusqu'à présent personne ne m'a donné de nouvelles positives de ce pays-là.» Le Saturnien et
le Sirien s'épuisèrent alors en conjectures ; mais, après beaucoup de raisonnements fort ingénieux
et fort incertains, il en fallut revenir aux faits. «Combien de temps vivez-vous ? dit le Sirien. –
Ah! bien peu, répliqua le petit homme de Saturne. – C'est tout comme chez nous, dit le Sirien ;
nous nous plaignons toujours du peu. Il faut que ce soit une loi universelle de la nature. – Hélas!
nous ne vivons, dit le Saturnien, que cinq cents grandes révolutions du soleil. (Cela revient à
quinze mille ans ou environ, à compter à notre manière.) Vous voyez bien que c'est mourir
presque au moment que l'on est né ; notre existence est un point, notre durée un instant, notre
globe un atome. A peine a-t-on commencé à s'instruire un peu que la mort arrive avant qu'on ait
de l'expérience. Pour moi, je n'ose faire aucuns projets ; je me trouve comme une goutte d'eau
dans un océan immense. Je suis honteux, surtout devant vous, de la figure ridicule que je fais dans
ce monde.»
2.2 Micromégas lui repartit : « Si vous n'étiez pas philosophe , je craindrais de vous affliger en
vous apprenant que notre vie est sept cents fois plus longue que la vôtre ; mais vous savez trop
bien que quand il faut rendre son corps aux éléments , et ranimer la nature sous une autre forme,
ce qui s'appelle mourir ; quand ce moment de métamorphose est venu, avoir vécu une éternité, ou
avoir vécu un jour, c'est précisément la même chose. J'ai été dans des pays où l'on vit mille fois
plus longtemps que chez moi, et j'ai trouvé qu'on y murmurait encore. Mais il y a partout des gens
de bon sens qui savent prendre leur parti et remercier l'auteur de la nature. Il a répandu sur cet
univers une profusion de variétés avec une espèce d'uniformité admirable. Par exemple tous les

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êtres pensants sont différents, et tous se ressemblent au fond par le don de la pensée et des désirs.
La matière est partout étendue ; mais elle a dans chaque globe des propriétés diverses. Combien 35
comptez-vous de ces propriétés diverses dans votre matière ? – Si vous parlez de ces propriétés,
dit le Saturnien, sans lesquelles nous croyons que ce globe ne pourrait subsister tel qu'il est, nous
en comptons trois cents, comme l'étendue, l'impénétrabilité, la mobilité, la gravitation, la
divisibilité, et le reste. – Apparemment, répliqua le voyageur, que ce petit nombre suffit aux vues
que le Créateur avait sur votre petite habitation. J'admire en tout sa sagesse ; je vois partout des
différences, mais aussi partout des proportions. Votre globe est petit, vos habitants le sont aussi;
vous avez peu de sensations; votre matière a peu de propriétés ; tout cela est l'ouvrage de la
Providence. De quelle couleur est votre soleil bien examiné ? – D'un blanc fort jaunâtre, dit le
Saturnien; et quand nous divisons un de ses rayons, nous trouvons qu'il contient sept couleurs –
Notre soleil tire sur le rouge, dit le Sirien, et nous avons trente-neuf couleurs primitives. Il n'y a
pas un soleil, parmi tous ceux dont j'ai approché, qui se ressemble, comme chez vous il n'y a pas
un visage qui ne soit différent de tous les autres.»
2.3 Après plusieurs questions de cette nature, il s'informa combien de substances essentiellement
différentes on comptait dans Saturne. Il apprit qu'on n'en comptait qu'une trentaine, comme Dieu,
l'espace, la matière, les êtres étendus qui sentent, les êtres étendus qui sentent et qui pensent, les
êtres pensants qui n'ont point d'étendue; ceux qui se pénètrent, ceux qui ne se pénètrent pas, et le
reste. Le Sirien, chez qui on en comptait trois cents et qui en avait découvert trois mille autres
dans ses voyages, étonna prodigieusement le philosophe de Saturne. Enfin, après s'être
communiqué l'un à l'autre un peu de ce qu'ils savaient et beaucoup de ce qu'ils ne savaient pas,
après avoir raisonné pendant une révolution du soleil, ils résolurent de faire ensemble un petit
voyage philosophique.

Chapitre troisième
Voyage des deux habitants de Sirius et de Saturne
3.1 Nos deux philosophes étaient prêts à s'embarquer dans l'atmosphère de Saturne avec une fort
jolie provision d'instruments mathématiques, lorsque la maîtresse du Saturnien qui en eut des
nouvelles, vint en larmes faire ses remontrances. C'était une jolie petite brune qui n'avait que six
cent soixante toises, mais qui réparait par bien des agréments la petitesse de sa taille. «Ah! cruel!
s'écria-t-elle, après t'avoir résisté quinze cents ans lorsque enfin je commençais à me rendre,
quand j'ai à peine passé cent ans entre tes bras. Tu me quittes pour aller voyager avec un géant
d'un autre monde; va, tu n'es qu'un curieux, tu n'as jamais eu d'amour : si tu étais un vrai
Saturnien, tu serais fidèle. Où vas-tu courir ? Que veux-tu ? Nos cinq lunes sont moins errantes
que toi, notre anneau est moins changeant. Voilà qui est fait, je n'aimerai jamais plus personne.»
Le philosophe l'embrassa, pleura avec elle, tout philosophe qu'il était; et la dame, après s'être
pâmée, alla se consoler avec un petit-maître du pays.
3.2 Cependant nos deux curieux partirent; ils sautèrent d'abord sur l'anneau, qu'ils trouvèrent assez
plat, comme l'a fort bien deviné un illustre habitant de notre petit globe ; de là ils allèrent de lune
en lune. Une comète passait tout auprès de la dernière; ils s'élancèrent sur elle avec leurs
domestiques et leurs instruments. Quand ils eurent fait environ cent cinquante millions de lieues,
ils rencontrèrent les satellites de Jupiter. Ils passèrent dans Jupiter même, et y restèrent une année,
pendant laquelle ils apprirent de fort beaux secrets qui seraient actuellement sous presse sans
messieurs les inquisiteurs, qui ont trouvé quelques propositions un peu dures. Mais j'en ai lu le
manuscrit dans la bibliothèque de l'illustre archevêque de..., qui m'a laissé voir ses livres avec
cette générosité et cette bonté qu'on ne saurait assez louer.
3.3 Mais revenons à nos voyageurs. En sortant de Jupiter, ils traversèrent un espace d'environ cent
millions de lieues, et ils côtoyèrent la planète de Mars, qui, comme on sait, est cinq fois plus petite
que notre petit globe; ils virent deux lunes qui servent à cette planète, et qui ont échappé aux
regards de nos astronomes. Je sais bien que le père Castel écrira, et même assez plaisamment,
contre l'existence de ces deux lunes; mais je m'en rapporte à ceux qui raisonnent par analogie. Ces
bons philosophes-là savent combien il serait difficile que Mars, qui est si loin du soleil, se passât à

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moins de deux lunes. Quoi qu'il en soit, nos gens trouvèrent cela si petit qu'ils craignirent de n'y
pas trouver de quoi coucher, et ils passèrent leur chemin comme deux voyageurs qui dédaignent 36
un mauvais cabaret de village et poussent jusqu'à la ville voisine. Mais le Sirien et son compagnon
se repentirent bientôt. Ils allèrent longtemps, et ne trouvèrent rien. Enfin ils aperçurent une petite
lueur: c'était la terre: cela fit pitié à des gens qui venaient de Jupiter. Cependant, de peur de se
repentir une seconde fois, ils résolurent de débarquer. Ils passèrent sur la queue de la comète, et,
trouvant une aurore boréale toute prête, ils se mirent dedans, et arrivèrent à terre sur le bord
septentrional de la mer Baltique, le cinq juillet mil sept cent trente-sept, nouveau style.

Chapitre quatrième
Ce qui leur arrive sur le globe de la terre
4.1 Après s'être reposés quelque temps, ils mangèrent à leur déjeuner deux montagnes que leurs
gens leur apprêtèrent assez proprement. Ensuite ils voulurent reconnaître le petit pays où ils
étaient. Ils allèrent d'abord du nord au sud. Les pas ordinaires du Sirien et de ses gens étaient
d'environ trente mille pieds de roi; le nain de Saturne suivait de loin en haletant; or il fallait qu'il
fît environ douze pas, quand l'autre faisait une enjambée: figurez-vous (s'il est permis de faire de
telles comparaisons) un très petit chien de manchon qui suivrait un capitaine des gardes du roi de
Prusse.
4.2 Comme ces étrangers-là vont assez vite, ils eurent fait le tour du globe en trente-six heures; le
soleil, à la vérité, ou plutôt la terre, fait un pareil voyage en une journée; mais il faut songer qu'on
va bien plus à son aise quand on tourne sur son axe que quand on marche sur ses pieds. Les voilà
donc revenus d'où ils étaient partis, après avoir vu cette mare, presque imperceptible pour eux,
qu'on nomme la Méditerranée, et cet autre petit étang qui, sous le nom du grand Océan, entoure la
taupinière. Le nain n'en avait eu jamais qu'à mi-jambe, et à peine l'autre avait-il mouillé son talon.
Ils firent tout ce qu'ils purent en allant et en revenant dessus et dessous pour tâcher d'apercevoir si
ce globe était habité ou non. Ils se baissèrent, ils se couchèrent, ils tâtèrent partout; mais leurs
yeux et leurs mains n'étant point proportionnés aux petits [êtres] qui rampent ici, ils ne reçurent
pas la moindre sensation qui pût leur faire soupçonner que nous et nos confrères les autres
habitants de ce globe avons l'honneur d'exister.
4.3 Le nain, qui jugeait quelquefois un peu trop vite, décida d'abord qu'il n'y avait personne sur la
terre. Sa première raison était qu'il n'avait vu personne. Micromégas lui fit sentir poliment que
c'était raisonner assez mal: «Car, disait-il, vous ne voyez pas avec vos petits yeux certaines étoiles
de la cinquantième grandeur que j'aperçois très distinctement; concluez vous de là que ces étoiles
n'existent pas ? * Mais, dit le nain, j'ai bien tâté. * Mais, répondit l'autre, vous avez mal senti. *
Mais, dit le nain, ce globe-ci est si mal construit, cela est si irrégulier et d'une forme qui me paraît
si ridicule ! tout semble être ici dans le chaos: voyez-vous ces petits ruisseaux dont aucun ne va de
droit fil, ces étangs qui ne sont ni ronds, ni carrés, ni ovales, ni sous aucune forme régulière, tous
ces petits grains pointus dont ce globe est hérissé, et qui m'ont écorché les pieds ? (Il voulait parler
des montagnes.) Remarquez-vous encore la forme de tout le globe, comme il est plat aux pôles,
comme il tourne autour du soleil d'une manière gauche, de façon que les climats des pôles sont
nécessairement incultes ? En vérité, ce qui fait que je pense qu'il n'y a ici personne, c'est qu'il me
paraît que des gens de bon sens ne voudraient pas y demeurer. * Eh bien, dit Micromégas, ce ne
sont peut-être pas non plus des gens de bon sens qui l'habitent. Mais enfin il y a quelque
apparence que ceci n'est pas fait pour rien. Tout vous paraît irrégulier ici, dites-vous, parce que
tout est tiré au cordeau dans Saturne et dans Jupiter. Eh! c'est peut-être par cette raison-là même
qu'il y a ici un peu de confusion. Ne vous ai-je pas dit que dans mes voyages j'avais toujours
remarqué de la variété ?» Le Saturnien répliqua à toutes ces raisons. La dispute n'eût jamais fini,
si par bonheur Micromégas, en s'échauffant à parler, n'eût cassé le fil de son collier de diamants.
Les diamants tombèrent, c'étaient de jolis petits carats assez inégaux, dont les plus gros pesaient
quatre cents livres, et les plus petits cinquante. Le nain en ramassa quelques-uns; il s'aperçut, en
les approchant de ses yeux, que ces diamants, de la façon dont ils étaient taillés, étaient
d'excellents microscopes. Il prit donc un petit microscope de cent soixante pieds de diamètre, qu'il

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appliqua à sa prunelle; et Micromégas en choisit un de deux mille cinq cents pieds. Ils étaient
excellents; mais d'abord on ne vit rien par leur secours: il fallait s'ajuster. Enfin l'habitant de 37
Saturne vit quelque chose d'imperceptible qui remuait entre deux eaux dans la mer Baltique:
c'était une baleine. Il la prit avec le petit doigt fort adroitement; et la mettant sur l'ongle de son
pouce, il la fit voir au Sirien, qui se mit à rire pour la seconde fois de l'excès de petitesse dont
étaient les habitants de notre globe. Le Saturnien, convaincu que notre monde est habité, s'imagina
bien vite qu'il ne l'était que par des baleines; et comme il était grand raisonneur, il voulut deviner
d'où un si petit atome tirait son mouvement, s'il avait des idées, une volonté, une liberté.
Micromégas y fut fort embarrassé; il examina l'animal fort patiemment, et le résultat de l'examen
fut qu'il n'y avait pas moyen de croire qu'une âme fût logée là. Les deux voyageurs inclinaient
donc à penser qu'il n'y a point d'esprit dans notre habitation, lorsqu'à l'aide du microscope ils
aperçurent quelque chose d'aussi gros qu'une baleine qui flottait sur la mer Baltique. On sait que
dans ce temps-là même une volée de philosophes revenait du cercle polaire, sous lequel ils avaient
été faire des observations dont personne ne s'était avisé jusqu'alors. Les gazettes dirent que leur
vaisseau échoua aux côtes de Botnie, et qu'ils eurent bien de la peine à se sauver; mais on ne sait
jamais dans ce monde le dessous des cartes. Je vais raconter ingénument comment la chose se
passa, sans y rien mettre mien : ce qui n'est pas un petit effort pour un historien.

Chapitre cinquième
Expériences et raisonnements des deux voyageurs
5.1 Micromégas étendit la main tout doucement vers l'endroit où l'objet paraissait, et avançant
deux doigts, et les retirant par la crainte de se tromper, puis les ouvrant et les serrant, il saisit fort
adroitement le vaisseau qui portait ces messieurs, et le mit encore sur son ongle, sans le trop
presser, de peur de l'écraser. « Voici un animal bien différent du premier », dit le nain de Saturne ;
le Sirien mit le prétendu animal dans le creux de sa main. Les passagers et les gens de l'équipage,
qui s'étaient crus enlevés par un ouragan, et qui se croyaient sur une espèce de rocher, se mettent
tous en mouvement ; les matelots prennent des tonneaux de vin, les jettent sur la main de
Micromégas, et se précipitent après. Les géomètres prennent leurs quarts de cercle, leurs secteurs,
et des filles laponnes, et descendent sur les doigts du Sirien. Ils en firent tant qu'il sentit enfin
remuer quelque chose qui lui chatouillait les doigts : c'était un bâton ferré qu'on lui enfonçait d'un
pied dans l'index ; il jugea, par ce picotement, qu'il était sorti quelque chose du petit animal qu'il
tenait ; mais il n'en soupçonna pas d'abord davantage. Le microscope, qui faisait à peine discerner
une baleine et un vaisseau, n'avait point de prise sur un être aussi imperceptible que des hommes.
Je ne prétends choquer ici la vanité de personne, mais je suis obligé de prier les importants de
faire ici une petite remarque avec moi : c'est qu'en prenant la taille des hommes d'environ cinq
pieds, nous ne faisons pas sur la terre une plus grande figure qu'en ferait sur une boule de dix
pieds de tour un animal qui aurait à peu près la six cent millième partie d'un pouce en hauteur.
Figurez-vous une substance qui pourrait tenir la terre dans sa main, et qui aurait des organes en
proportion des nôtres ; et il se peut très bien faire qu'il y ait un grand nombre de ces substances :
or concevez, je vous prie, ce qu'elles penseraient de ces batailles qui nous ont valu deux villages
qu'il a fallu rendre.
5.2 Je ne doute pas que si quelque capitaine des grands grenadiers lit jamais cet ouvrage, il ne
hausse de deux grands pieds au moins les bonnets de sa troupe ; mais je l'avertis qu'il aura beau
faire, et que lui et les siens ne seront jamais que des infiniment petits.
5.3 Quelle adresse merveilleuse ne fallut-il donc pas à notre philosophe de Sirius pour apercevoir
les atomes dont je viens de parler ? Quand Leuwenhoek et Hartsoeker virent les premiers, ou
crurent voir la graine dont nous sommes formés, ils ne firent pas à beaucoup près une si étonnante
découverte. Quel plaisir sentit Micromégas en voyant remuer ces petites machines, en examinant
tous leurs tours, en les suivant dans toutes leurs opérations ! comme il s'écria ! comme il mit avec
joie un de ses microscopes dans les mains de son compagnon de voyage ! « Je les vois, disaient-ils
tous deux à la fois ; ne les voyez-vous pas qui portent des fardeaux, qui se baissent, qui se
relèvent. » En parlant ainsi les mains leur tremblaient, par le plaisir de voir des objets si nouveaux

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et par la crainte de les perdre. Le Saturnien, passant d'un excès de défiance à un excès de
crédulité, crut apercevoir qu'ils travaillaient à la propagation. Ah !, disait-il, j'ai pris la nature sur 38
le fait. Mais il se trompait sur les apparences : ce qui n'arrive que trop, soit qu'on se serve ou non
de microscopes.

Chapitre sixième
Ce qui leur arriva avec les hommes
6.1 Micromégas, bien meilleur observateur que son nain, vit clairement que les atomes se
parlaient; et il le fit remarquer à son compagnon, qui, honteux de s'être mépris sur l'article de la
génération, ne voulut point croire que de pareilles espèces pussent se communiquer des idées. Il
avait le don des langues aussi bien que le Sirien ; il n'entendait point parler nos atomes, et il
supposait qu'ils ne parlaient pas. D'ailleurs, comment ces êtres imperceptibles auraient-ils les
organes de la voix, et qu'auraient-ils à dire? Pour parler, il faut penser, ou à peu près; mais s'ils
pensaient, ils auraient donc l'équivalent d'une âme. Or, attribuer l'équivalent d'une âme à cette
espèce, cela lui paraissait absurde. «Mais, dit le Sirien, vous avez cru tout à l'heure qu'ils faisaient
l'amour; est-ce que vous croyez qu'on puisse faire l'amour sans penser et sans proférer quelque
parole, ou du moins sans se faire entendre? Supposez-vous d'ailleurs qu'il soit plus difficile de
produire un argument qu'un enfant? Pour moi, l'un et l'autre me paraissent de grands mystères. —
Je n'ose plus ni croire ni nier, dit le nain; je n'ai plus d'opinion. Il faut tâcher d'examiner ces
insectes, nous raisonnerons après. — C'est fort bien dit», reprit Micromégas; et aussitôt il tira une
paire de ciseaux dont il se coupa les ongles, et d'une rognure de l'ongle de son pouce, il fit sur-le-
champ une espèce de grande trompette parlante, comme un vaste entonnoir, dont il mit le tuyau
dans son oreille. La circonférence de l'entonnoir enveloppait le vaisseau et tout l'équipage. La
voix la plus faible entrait dans les fibres circulaires de l'ongle; de sorte que, grâce à son industrie,
le philosophe de là-haut entendit parfaitement le bourdonnement de nos insectes de là-bas. En peu
d'heures il parvint à distinguer les paroles, et enfin à entendre le français. Le nain en fit autant,
quoique avec plus de difficulté. L'étonnement des voyageurs redoublait à chaque instant. Ils
entendaient des mites parler d'assez bon sens: ce jeu de la nature leur paraissait inexplicable. Vous
croyez bien que le Sirien et son nain brûlaient d'impatience de lier conversation avec les atomes; il
craignait que sa voix de tonnerre, et surtout celle de Micromégas, n'assourdît les mites sans en être
entendue. Il fallait en diminuer la force. Ils se mirent dans la bouche des espèces de petits cure-
dents, dont le bout fort effilé venait donner auprès du vaisseau. Le Sirien tenait le nain sur ses
genoux, et le vaisseau avec l'équipage sur un ongle. Il baissait la tête et parlait bas. Enfin,
moyennant toutes ces précautions et bien d'autres encore, il commença ainsi son discours:
6.2 « Insectes invisibles, que la main du Créateur s'est plu à faire naître dans l'abîme de
l'infiniment petit, je le remercie de ce qu'il a daigné me découvrir des secrets qui semblaient
impénétrables. Peut-être ne daignerait-on pas vous regarder à ma cour; mais je ne méprise
personne, et je vous offre ma protection.»
6.3 Si jamais il y a eu quelqu'un d'étonné, ce furent les gens qui entendirent ces paroles. Ils ne
pouvaient deviner d'où elles partaient. L'aumônier du vaisseau récita les prières des exorcismes,
les matelots jurèrent, et les philosophes du vaisseau firent un système ; mais quelque système
qu'ils fissent, ils ne purent jamais deviner qui leur parlait. Le nain de Saturne, qui avait la voix
plus douce que Micromégas, leur apprit alors en peu de mots à quelles espèces ils avaient affaire.
Il leur conta le voyage de Saturne, les mit au fait de ce qu'était monsieur Micromégas; et, après les
avoir plaints d'être si petits, il leur demanda s'ils avaient toujours été dans ce misérable état si
voisin de l'anéantissement, ce qu'ils faisaient dans un globe qui paraissait appartenir à des
baleines, s'ils étaient heureux, s'ils multipliaient, s'ils avaient une âme, et cent autres questions de
cette nature.
6.4 Un raisonneur de la troupe, plus hardi que les autres, et choqué de ce qu'on doutait de son
âme, observa l'interlocuteur avec des pinnules braquées sur un quart de cercle, fit deux stations, et
à la troisième il parla ainsi: « Vous croyez donc, monsieur, parce que vous avez mille toises
depuis la tête jusqu'aux pieds, que vous êtes un... — Mille toises! s'écria le nain; juste Ciel! d'où

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peut-il savoir ma hauteur ? mille toises! Il ne se trompe pas d'un pouce. Quoi ! cet atome m'a
mesuré! il est géomètre, il connaît ma grandeur; et moi, qui ne le vois qu'à travers un microscope, 39
je ne connais pas encore la sienne! — Oui, je vous ai mesuré, dit le physicien, et je mesurerai bien
encore votre grand compagnon. » La proposition fut acceptée; Son Excellence se coucha de son
long: car, s'il se fût tenu debout, sa tête eût été trop au-dessus des nuages. Nos philosophes lui
plantèrent un grand arbre dans un endroit que le docteur Swift nommerait, mais que je me
garderai bien d'appeler par son nom, à cause de mon grand respect pour les dames. Puis, par une
suite de triangles liés ensemble, ils conclurent que ce qu'ils voyaient était en effet un jeune homme
de cent vingt mille pieds de roi.
6.5 Alors Micromégas prononça ces paroles: « Je vois plus que jamais qu'il ne faut juger de rien
sur sa grandeur apparente. Ô Dieu ! qui avez donné une intelligence à des substances qui
paraissent si méprisables, l'infiniment petit vous coûte aussi peu que l'infiniment grand; et, s'il est
possible qu'il y ait des êtres plus petits que ceux-ci, ils peuvent encore avoir un esprit supérieur à
ceux de ces superbes animaux que j'ai vus dans le ciel, dont le pied seul couvrirait le globe où je
suis descendu.»
6.6 Un des philosophes lui répondit qu'il pouvait en toute sûreté croire qu'il est en effet des êtres
intelligents beaucoup plus petits que l'homme. Il lui conta, non pas tout ce que Virgile a dit de
fabuleux sur les abeilles, mais ce que Swammerdam a découvert, et ce que Réaumur a disséqué. Il
lui apprit enfin qu'il y a des animaux qui sont pour les abeilles ce que les abeilles sont pour
l'homme, ce que le Sirien lui-même était pour ces animaux si vastes dont il parlait, et ce que ces
grands animaux sont pour d'autres substances devant lesquelles ils ne paraissent que comme des
atomes. Peu à peu la conversation devint intéressante, et Micromégas parla ainsi.

Chapitre septième
Conversation avec les hommes
7.1 « O atomes intelligents, dans qui l’Etre éternel s’est plu à manifester son adresse et sa
puissance, vous devez sans doute goûter des joies bien pures sur votre globe : car, ayant si peu de
matière, et paraissant tout esprit, vous devez passer votre vie à aimer et à penser ; c'est la véritable
vie des esprits. Je n'ai vu nulle part le vrai bonheur ; mais il est ici, sans doute. » A ce discours,
tous les philosophes secouèrent la tête ; et l'un d'eux, plus franc que les autres, avoua de bonne foi
que, si l'on en excepte un petit nombre d'habitants fort peu considérés, tout le reste est un
assemblage de fous, de méchants et de malheureux.
7.2 « Nous avons plus de matière qu'il ne nous en faut, dit-il, pour faire beaucoup de mal, si le mal
vient de la matière , et trop d'esprit, si le mal vient de l'esprit. Savez-vous bien, par exemple, qu'à
l'heure où je vous parle, il y a cent mille fous de notre espèce, couverts de chapeaux, qui tuent cent
mille autres animaux couverts d'un turban, ou qui sont massacrés par eux, et que, presque sur
toute la terre, c'est ainsi qu' on en use de temps immémorial. Le Sirien frémit, et demanda quel
pouvait être le sujet de ces horribles querelles entre de si chétifs animaux. « Il s'agit, dit le
philosophe, de quelque tas de boue grand comme votre talon. Ce n'est pas qu'aucun de ces
millions d'hommes qui font égorger prétende un fétu sur ce tas de boue. Il ne s'agit que de savoir
s'il appartiendra à un certain homme qu'on nomme Sultan, ou à un autre qu'on nomme, je ne sais
pourquoi, César. Ni l'un ni l'autre n'a jamais vu ni ne verra jamais le petit coin de terre dont il
s'agit ; et presque aucun de ces animaux, qui s'égorgent mutuellement, n'a jamais vu l'animal pour
lequel ils s’égorgent.
7.3 Ah ! malheureux ! s'écria le Sirien avec indignation, peut-on concevoir cet excès de rage
forcenée ! Il me prend envie de faire trois pas, et d'écraser de trois coups de pied toute cette
fourmilière d'assassins ridicules. Ne vous en donnez pas la peine, lui répondit-on ; ils travaillent
assez à leur ruine. Sachez qu'au bout de dix ans, il ne reste jamais la centième partie de ces
misérables ; sachez que, quand même ils n’auraient pas tiré l'épée, la faim, la fatigue ou
l’intempérance les emportent presque tous. D'ailleurs, ce n'est pas eux qu'il faut punir, ce sont ces
barbares sédentaires qui du fond de leur cabinet ordonnent, dans le temps de leur digestion, le
massacre d'un million d'hommes, et qui ensuite en font remercier Dieu solennellement.»

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7.4 Le voyageur se sentait ému de pitié pour la petite race humaine, dans laquelle il découvrait de
si étonnants contrastes. « Puisque vous êtes du petit nombre des sages, dit-il à ces messieurs, et 40
qu'apparemment vous ne tuez personne pour de l'argent, dites-moi, je vous en prie, à quoi vous
vous occupez. Nous disséquons des mouches, dit le philosophe, nous mesurons des lignes, nous
assemblons des nombres ; nous sommes d'accord sur deux ou trois points que nous entendons et
nous disputons sur deux ou trois mille que nous n'entendons pas. Il prit aussitôt fantaisie au Sirien
et au Saturnien d'interroger ces atomes pensants, pour savoir les choses dont ils convenaient.
«Combien comptez-vous, dit-il de l’étoile de la Canicule à la grande étoile des Gémeaux ? » Ils
répondirent tous à la fois : « trente-deux degrés et demi. Combien comptez-vous d'ici à la Lune ?
Soixante demi-diamètres de la terre en nombre rond. Combien pèse votre air ? » Il croyait les
attraper, mais tous lui dirent que l'air pèse environ neuf cents fois moins qu'un pareil volume de
l'eau la plus légère, et dix-neuf cents fois moins que l'or de ducat. Le petit nain de Saturne, étonné
de leurs réponses, fut tenté de prendre pour des sorciers ces mêmes gens auxquels il avait refusé
une âme un quart d'heure auparavant.
7.5 Enfin Micromégas leur dit : « Puisque vous savez si bien ce qui est hors de vous, sans doute
vous savez encore mieux ce qui est en dedans. Dites-moi ce que c'est que votre âme, et comment
vous formez vos idées. » Les philosophes parlèrent tous à la fois comme auparavant ; mais ils
furent tous de différents avis. Le plus vieux citait Aristote, l'autre prononçait le nom de Descartes
; celui-ci, de Malebranche ; cet autre, de Leibnitz ; cet autre, de Locke. Un vieux péripatéticien dit
tout haut avec confiance : « L'âme est une entéléchie, et une raison par qui elle a la puissance
d'être ce qu’elle est. C’est ce que déclare expressément Aristote, page 633 de l'édition du Louvre.
Ἐντελεχεῖα ἐστι. « Je n'entends pas trop bien le grec, dit le géant. Ni moi non plus, dit la mite
philosophique. Pourquoi donc, reprit le Sirien, citez-vous un certain Aristote en grec ? C’est,
répliqua le savant, qu'il faut bien citer ce qu’on ne comprend point du tout dans la langue qu'on
entend le moins.»
7.6 Le cartésien prit ici parole, et dit : « L’âme est un esprit pur qui a reçu dans le ventre de sa
mère toutes les idées métaphysiques, et qui, en sortant de là, est obligée d'aller à l'école, et
d'apprendre tout de nouveau ce qu'elle a si bien su, et quelle ne saura plus. Ce n’était donc pas la
peine, répondit l'animal de huit lieues, que ton âme fût si savante dans le ventre de ta mère, pour
être si ignorante quand tu aurais de la barbe au menton. Mais qu'entends-tu par esprit ? Que me
demandez-vous là ? dit le raisonneur ; je n’en ai point d'idée ; on dit que ce n'est pas de la matière.
Mais sais-tu au moins ce que c'est que de la matière ? Très bien, répondit l'homme. Par exemple
cette pierre est grise, et d'une telle forme, elle a ses trois dimensions, elle est pesante et divisible.
Eh bien ! dit le Sirien, cette chose qui te paraît être divisible, pesante et grise, me dirais-tu bien ce
que c'est ? Tu vois quelques attributs ; mais le fond de la chose, le connais-tu ? Non, dit l'autre. Tu
ne sais donc point ce que c'est que la matière.»
7.7 Alors Monsieur Micromégas, adressant la parole à un autre sage qu'il tenait sur son pouce, lui
demanda ce que c'était que son âme, et ce qu'elle faisait. « Rien du tout, répondit le philosophe
malebranchiste ; c'est Dieu qui fait tout pour moi ; je vois tout en lui, je fais tout en lui ; c'est lui
qui fait tout sans que je m’en mêle. – Autant vaudrait ne pas être, reprit le sage de Sirius. Et toi,
mon ami, dit-il à un leibnitzien qui était là, qu'est-ce que ton âme ? – C’est, répondit le leibnitzien,
une aiguille qui montre les heures pendant que mon corps carillonne, ou bien, si vous voulez, c'est
elle qui carillonne pendant que mon corps montre l'heure ; ou bien mon âme est le miroir de
l'univers, et mon corps est la bordure du miroir : cela est clair.»
7.8 Un petit partisan de Locke était là tout auprès ; et quand on lui eut enfin adressé la parole : «Je
ne sais pas, dit-il, comment je pense, mais je sais que je n’ai jamais pensé qu'à l'occasion de mes
sens. Qu'il y ait des substances immatérielles et intelligentes, c'est de quoi je ne doute pas ; mais
qu'il soit impossible à Dieu de communiquer la pensée à la matière, c'est de quoi je doute fort. Je
révère la puissance éternelle ; il ne m’appartient pas de la borner : je n'affirme rien, je me contente
de croire qu'il y a plus de choses possibles qu'on ne pense.»
7.9 L'animal de Sirius sourit : il ne trouva pas celui-là le moins sage ; et le nain de Saturne aurait
embrassé le sectateur de Locke sans l'extrême disproportion. Mais il y avait là, par malheur, un

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petit animalcule en bonnet carré qui coupa la parole à tous les animalcules philosophes ; il dit qu'il
savait tout le secret, que cela se trouvait dans la Somme de Saint Thomas ; il regarda de haut en 41
bas les deux habitants célestes ; il leur soutint que leurs personnes, leurs mondes, leurs soleils,
leurs étoiles, tout était fait uniquement pour l'homme. A ce discours, nos deux voyageurs se
laissèrent aller l'un sur l'autre en étouffant de ce rire inextinguible qui, selon Homère, est le
partage des dieux : leurs épaules et leurs ventres allaient et venaient, et dans ces convulsions le
vaisseau, que le Sirien avait sur son ongle, tomba dans une poche de la culotte du Saturnien. Ces
deux bonnes gens le cherchèrent longtemps ; enfin ils retrouvèrent l'équipage, et le rajustèrent fort
proprement. Le Sirien reprit les petites mites ; il leur parla encore avec beaucoup de bonté,
quoiqu'il fût un peu fâché dans le fond du coeur de voir que les infiniment petits eussent un
orgueil presque infiniment grand. Il leur promit de leur faire un beau livre de philosophie, écrit
fort menu pour leur usage, et que, dans ce livre, ils verraient le bout des choses. Effectivement, il
leur donna ce volume avant son départ : on le porta à Paris à l'Académie des Sciences ; mais,
quand le secrétaire l'eut ouvert, il ne vit rien qu'un livre tout blanc : « Ah ! dit-il, je m’en étais bien
douté. »

Pr Anouar Ouyachchi

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