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Florent Libral
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La note d’autorité
dans la poésie religieuse au XVIIe siècle
1
Nous tenons ici à exprimer notre vive gratitude à Jacques Dürrenmatt, qui nous a
offert la possibilité de présenter un premier état de ce travail dans le cadre du séminaire de
l’équipe ELIRE (Équipe Littéraire de Recherches sur la Première Modernité) consacré aux
notes et marges (2004-2006).
2
Dans les textes poétiques religieux, la note d’autorité (qui fait l’objet de notre étude)
ne coïncide pas parfaitement avec la note marginale. D’une part, les notes d’autorités, bien
que généralement situées dans les marges, peuvent également se placer immédiatement à la
suite du poème. D’autre part, les marges ne contiennent pas uniquement des annotations
d’autorité ; elles ne donnent la plupart du temps que de simples points de repère dans le texte.
3
Furetière, Dictionnaire universel […], La Haye-Rotterdam, Arnout & Reinier Leers,
1690, t. I, art. « AUTORITÉ », 3e entrée (nous soulignons).
4
Ibid., t. III, art. « TÉMOIN ».
qui met en avant l’expression des normes dont la poésie religieuse est une sorte de
modèle, éprouve le besoin de l’annoter, niant ainsi sa perfection ?
Si la note d’autorité réaffirme la norme intellectuelle et théologique des Églises
face à la modernité, la dépendance essentielle qu’elle instaure entre le poème et le
texte autorisé est plus souvent l’expression d’une argumentation construite qu’une
simple délégation d’autorité visant à bien disposer le lecteur. Donc, d’une norme
intangible on est passé à une norme qui se construit dans un cheminement
dialectique, ce qui prouve que la note est impuissante à sauvegarder l’ordre du
savoir ancien face au criticisme moderne.
Un phénomène minoritaire
Pour mettre en évidence quantitativement (sans prétendre à une scientificité
statistique quelconque) le phénomène de l’annotation d’autorité, nous avons
consulté cent textes de poésie religieuse publiés entre 1600 et 1700 environ9, choisis
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9
L’annotation étant un phénomène éditorial, nous n’avons pas exclu du champ de
notre recherche deux rééditions procurées par le XVIIe siècle d’ouvrages de la fin du siècle
précédent (La Semaine de Du Bartas et le recueil de Cantiques de Valagres et Maisonfleur).
Voir en fin d’article la « Bibliographie des sources » pour les références complètes.
10
À cet égard, les éditions qu’Y. Quenot et J. Gœury ont procurées (respectivement de
La Ceppède et de Drelincourt) sont des modèles de respect de l’annotation originelle.
150 F lo r en t L ib r al
Au premier abord, on pourrait croire que le petit nombre des textes annotés
s’explique par leur origine géographique et par les réseaux intellectuels qu’elle
dévoile. Sur seize ouvrages comportant des annotations d’autorité, seulement sept
sont édités à Paris (Charenton inclus) ; le reste, soit plus de la moitié, provient des
provinces (Rouen11, Bordeaux12, Toulouse13, et même Cahors14, ville universitaire
secondaire) ou de l’étranger (Genève pour La Semaine). Cette origine géographique
souvent extérieure à la capitale ne signale point une infériorité intellectuelle ou
artistique quelconque ; elle situe seulement la pratique de la poésie annotée en
dehors des grands courants des cercles parisiens (les salons et la cour), où l’idéal
classique se constitue au fil du siècle. Pourtant, contre toute attente, des auteurs de
poésie religieuse comme Charles Cotin ou Laurent Drelincourt, loin d’être étrangers
au milieu mondain et aux belles-lettres naissantes15, annotent encore leurs œuvres à
des dates tardives (1657 et 1680). Autrement dit, la nécessité de justifier la norme
par la note semble transcender partiellement les impératifs esthétiques ; les auteurs
de poésie annotée offrent ainsi l’image d’un front de défense uni du savoir ancien
face aux innovations.
11
Les Cantiques du sieur de Valagres et les Cantiques du sieur de Maizon-Fleur,
Rouen, 1613.
12
La Croix-Maron, La Muse catholique, Bordeaux, 1607.
13
Ville d’impression (sans doute pour des raisons de qualité typographique) des
Théorèmes de La Ceppède (aixois), de rédaction et d’impression du Parnasse divin de
Clermont.
14
G. Dufour, Poème sur la Passion de Jésus-Christ, Cahors, 1650. Le poème, daté de
1649, a reçu l’approbation du chancelier et de professeurs de l’Université de Cahors (p. 5).
15
J. Gœury rapporte que L. Drelincourt était en rapport avec Valentin Conrart, habitué
des Samedis de Sapho, et que l’érudit a probablement dirigé les premiers essais du pasteur, en
sermon comme en poésie (Sonnets chrétiens, Paris, Champion, 2004, p. 32-33).
La p o ésie r elig ieu se au X V I I e si ècle 151
16
Du Bartas, La Semaine [annotée par Goulard], s.l. [Genève], 1601.
17
À propos de l’attribution problématique de ce poème, voir A. Mantero, La Muse
théologienne, Berlin, Duncker & Humblot, 1995, p. 34.
18
Claude Girard, avocat, docteur en droit civil et canon ; La Ceppède, magistrat aixois,
président d’une Cour ; maître Gabriel Dufour, « Conseiller du Roi en l’Élection de Cahors ».
152 F lo r en t L ib r al
19
C’est, semble-t-il, la catégorie la mieux représentée (faut-il s’en étonner ?). M. de
Clermont, gentilhomme et prêtre, carme du couvent de Nazareth à Toulouse ; Laurent
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merveilles de nature du jésuite Binet 26, dont la réception devient confidentielle dès
la fin des années 162027, autant du fait de l’évolution du goût que de son faible
poids intellectuel. De l’ensemble de ces lectures se dégage la reconduction d’une
vision du monde traditionnelle. Le cosmos ancien, tissé d’analogies, est présent
dans beaucoup de textes28 : l’univers y est, bien sûr, fini. Aussi, il ne faut pas
s’étonner que les textes annotés soient des rééditions du XVIe siècle, qu’ils prennent
plutôt place au début du siècle ou bien, quand ils datent de sa seconde moitié, qu’ils
se situent résolument en retrait des avancées de la science moderne.
Phénomène marginal au sein de l’édition de la poésie religieuse au XVIIe siècle,
la note d’autorité est donc un instrument de défense et de divulgation de la norme du
savoir ancien, face au développement de la pensée critique moderne. Comme une
photographie fige le mouvement des objets, la poésie annotée tente de fixer un état
de la pensée, d’arrêter le temps de l’intelligence. Pour parvenir à un tel résultat, la
muse didactique doit montrer que cette sorte d’arrêt sur image qu’elle propose est
l’expression même du consensus de ceux que les institutions humaines présentent
comme les plus qualifiés.
26
René François [É. Binet], Essai des merveilles de Nature et des plus nobles artifices
[1621]. Sixième édition, revue, corrigée et augmentée par l’Auteur, Rouen, J. Osmond, 1626.
27
Voir sur ce point M. Fumaroli, L’Âge de l’éloquence, Genève, Droz, 2002, p. 267.
28
Ainsi, les Hymnes de Le Moyne soutiennent une conception exemplariste, où les êtres
singuliers sont des reflets des idées divines contenues dans le Verbe-Sagesse. L’univers est
parfois décrit à grand renfort d’imaginaire microcosmique, comme par exemple dans Le
Parnasse divin de Clermont. Chez Marc de Saint-Martin, « le Monde est un charmant
Tableau, où les adorables vertus de celuy qui l’a fait sont peintes en raccourci » (La Nature
naissante, Paris, 1667, « Préface », f. II).
29
P. Le Moyne, « Discours de la poésie », Hymnes de la Sagesse divine et de l’Amour
divin […], Paris, 1641, p. 3. Cf. A. Mantero, op. cit., p. 14, n. 13.
154 F lo r en t L ib r al
Cet extrait confirme que la légitimité du texte de poésie est le produit d’un travail
complexe d’annotation, qui peut être décomposé en deux phases logiques.
Premièrement, l’annotateur opère une sélection des thèmes de son poème dignes
d’annotation, selon l’importance : ainsi, dans ce fragment de l’Hymne de la Sagesse,
la justification détaillée de la liste des créatures (dans les six derniers vers31) est
éludée, au profit de la génération du Verbe (quatre premiers vers), qui seule est
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Dès l’éternité j’ai été établie, depuis les temps anciens, avant que la terre fût
faite.33
30
Le Moyne, « La Sagesse divine. Hymne premier », Hymnes de la Sagesse divine […],
éd. cit., p. 3.
31
Il s’agit du premier récit de la Création (Genèse, I, 1-20).
32
Ecclésiastique, XXIV, 5-6. Verset directement traduit par nous, ainsi que le suivant, à
partir de la Vulgate (Biblia sacra, Vulgatae editionis, Lyon, Grégoi et Guillimin, 1663). Voir
également La Bible de Jérusalem, Paris, Cerf, 1996, p. 892.
33
Proverbes, VIII, 23. Voir La Bible de Jérusalem, loc. cit.
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Le Concile de Trente Car qui n’est rien sans lui, peut en lui toutes choses.
sess. 6. chap. 7. C’est ce que nous apprend d’un langage épuré
Deus impossibilia non Le Concile de Trente en son decret sacré,
jubet, sed iubendo monet Empruntant d’Augustin cette belle sentence,
et facere quod possis, et Qui doit de nos esprits arrester la balance.
petere quod non possis. Dieu dans les saintes loix qu’il lui plaist d’établir,
Ces paroles sont tirées du Ne nous commande rien qu’on ne puisse accomplir ;
livre de S. Augustin de la Mais faisant le precepte, à mesme temps il donne
Nature et de la Grace ch. La puissance de faire un bien qu’il nous ordonne,
43. et le Concile y a Ou du moins sa bonté nous excite à prier,
adjousté, Et adjuvat ut Pour avoir plus de lieu de nous fortifier,
possis. Et son divin Amour à tous nos vœux facile
Supporte de la Loy le fardeau difficile.
La Bulle d’Innocent X.
Prima, etc. aliqua Dei
praecepta hominibus Beau Soleil dont l’éclat a produit ma clarté,
justis volentibus et Que ton raisonnement a de solidité,
conantibus secundum Si la regle des Saints qui juge leurs pensées,
praesentes quas habent Ce niveau par lequel elles sont redressées,
vires, sunt impossibilia ; Cette Eglise que Dieu seul a droit d’enseigner,
deest quoque illis gratia, Dans ce point important ne veut pas dédaigner
qua possibilia fiant : De parler comme toy, d’emprunter ton langage ;
temerariam, impiam, Et s’il faut de l’erreur dissiper le nuage,
blasphemam, anathemate Cet astre qui nous guide au Dieu que nous croyons,
damnatam et haereticam Afin d’en triompher se sert de tes rayons :
declaramus, et uti talem Mais si ton jour s’allume à la splendeur du Pere,
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En saint Matt. chap 13. Nostre divin Sauveur par un excés d’amour
petite, et accipietis, etc. Nous presse de prier, et la nuit et le jour,
Afin qu’aux yeux du Ciel monstrans nostre indigence
Nous donnions plus de cours à sa magnificence,
Et que l’ame affoiblie avoüant sa langueur
Cherche, et trouve sa vie au sein de son vainqueur.
Face à ces vers cruciaux dans l’argumentation du poème, la marge présente une
série d’annotations d’autorité, qui révèlent par leur succession une véritable
stratégie argumentative. Saint Augustin vient en première position, cité par
l’intermédiaire du Concile :
La p o ésie r elig ieu se au X V I I e si ècle 157
39
Traduit par nous.
40
La marge donne une référence inexacte : il s’agit du chap. 11 de la 6 e session, et non
du chap. 7 (« De l’observation des Commandemens de Dieu, et de la nécessité, et possibilité
de les observer », Le Saint Concile de Trente œcumenique et général, […] nouvellement
traduit par l’abbé Chanut, 2nde éd., Paris, Cramoisy, 1680, p. 41).
41
Il s’agit de la bulle Cum occasione (1653), qui condamne cinq propositions (tirées de
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45
Le Ps. Denys (Œuvres complètes, éd. Gandillac, Paris, Aubier, 1943) est connu pour
avoir adapté au christianisme une conception néoplatonicienne du monde, où chaque niveau,
du Bien originel à la matière, reçoit la lumière du précédent qui l’élève, et illumine le suivant,
image qui était présente notamment dans les Ennéades de Plotin.
46
Pour nombre de penseurs du XVIIe siècle, qui se fondent à la fois sur une
interprétation littérale du Fiat lux et la spéculation néoplatonicienne (Julien l’Apostat), la
lumière véritable, immatérielle, précédait le corps solaire. Voir à ce sujet la doxographie
établie par Yves de Paris (La Théologie naturelle, Paris, Vve Nicolas Buon, 1633, p. 189 sq.).
La p o ésie r elig ieu se au X V I I e si ècle 159
47
Rappelons-en brièvement les principes. Au sens littéral, l’explication tient un discours
sur l’histoire ; au sens allégorique, elle expose le dogme ; au sens tropologique, elle donne
naissance à la morale ; au sens anagogique, elle explore les fins dernières. Voir H. de Lubac,
Exégèse médiévale : les quatre sens de l’Écriture, Paris, Aubier, 1959-1964, 4. vol.
48
Voir sur ce point l’analyse par M. Fumaroli du chap. XII du l. I du De Doctrina
christiana (op. cit., p. 71) ; ainsi que la vue d’ensemble de la sémiotique augustinienne
dressée par T. Todorov (Théories du symbole, Paris, Seuil, 1977, p. 34 sq.).
49
Cl. Girard, L’Orphée sacré du Paradis, sonnet CXLV, Lyon, 1627, p. 173-174.
160 F lo r en t L ib r al
suo : giravit coelum in circuitu gloriae suae : manus Excelsi aperuerunt illum50.
Eccles. c. 43. Aussi Platon s’accordant à cela l’appelle par une certaine Antonomasie,
Thaumantis filiam, à cause de l’admiration en laquelle elle nous porte. Plato in
Thaeteto. L’Autheur du livre intitulé, Essay des merveilles de Nature, etc. a fort
bonne grace, quand en son Chapitre dernier il le dit le beau mirouër, où l’esprit
humain a veu en plein jour son ignorance : un riche rien : le miracle des plus belles
pieces de l’Univers : le chef d’œuvre de Dieu : apres toutesfois Salomon en son
Ecclesiastique, chap. 43. etc. Au reste, qui en voudra savoir plus à plein les eloges,
voye le mesme Autheur au lieu sus allegué, et les Docteurs de Conymbre sur les
Meteores d’Aristote, Tract 5. tot. Bref, il est extremement loüé en plusieurs lieux de
la saincte Escriture, et nous sert d’un tres-ample subject pour louër et benir Dieu en
ses œuvres.
50
« Vois l’arc, et bénis celui qui l’a fait : il est fort beau dans sa magnificence, il a fait
tourner le ciel dans l’enceinte de sa splendeur, les mains du Très-haut l’ont établi »
(Ecclésiastique, XLIII, 12).
51
Binet emploie une expression plus synthétique à propos de l’iris : « un beau rien
bigarré teint en fausses couleurs » (op. cit., p. 598).
52
Sur les couleurs apparentes, voir les Conimbrenses, Commentaria in Meteorologica
Aristotelis Stagiritae, Lyon, Cardon, 1616, p. 38 c. Les « docteurs de Conymbre » rappellent
que les couleurs apparentes, contrairement aux couleurs vraies qui sont aperçues dans les
corps, naissent de la simple réflexion de la lumière. Autrement dit, l’arc-en-ciel, avec ses
couleurs apparentes (ibid., traité V, chap. II, p. 43) est bien le « rien » dont parlent Girard et
Binet, qui se fondent sur le discours physique de l’aristotélisme scolastique, qui attribue des
degrés d’être différents aux phénomènes physiques.
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jour son ignorance53 ». L’iris n’est plus ici, comme chez certains prédicateurs, un
symbole où une allégorèse savante aperçoit, comme réfractés, une infinité de secrets
divins54. À l’opposé des spéculations sublimes des exégètes, et à l’image de
Montaigne, Girard prendrait-il plaisir à mettre en scène, ironiquement, le vain
« tintamarre » des autorités ? Son attitude est le symptôme d’une crise
herméneutique : la note d’autorité serait-elle, dès 1627, incapable de servir au
décryptage des symboles de « l’universelle analogie » ?
53
Girard, loc. cit. ; Binet, op. cit., p. 597 : « ce beau miroir où l’esprit humain a vu en
beau jour son ignorance ».
54
L’exégèse du début du XVIIe siècle assimilait les trois couleurs traditionnelles de
l’arc aux trois vertus théologales, ou bien faisait de la théorie spéculaire de l’iris, créé par le
reflet du soleil sur les nuages selon Aristote, la figure naturelle de l’Incarnation. Voir
Cornelius a Lapide, Commentaria In Pentateuchum Mosis Genesis et Exodus [Anvers, 1616],
Commentaria in Scripturam sacram, éd. Crampon, Paris, Vivès, 1866, t. I, p. 158 (sur Genèse
IX, 12).
55
Clermont, « Le Grand microcosme », Le Parnasse divin, Toulouse, 1653, p. 22-23.
162 F lo r en t L ib r al
Ce n’est que pour les chiens qui s’en font chere entiere
S’il s’en treuve pas un.
Et quand aux mouvemens que dans le monde on treuve
Rond, droict, ou composé,
Dedans le corps humain ils y sont comme un fleuve
Sagement dispersé.
56
Le texte d’Aristote, à l’endroit allégué, évoque seulement l’idée que les éléments sont
la cause matérielle des phénomènes, et que l’origine du mouvement est dans l’impulsion
donnée par les corps qui se meuvent éternellement (Météorologiques, I, 2, éd. P. Louis, Paris,
Les Belles Lettres, 1982, t. I, p. 3-4).
57
Ce passage, d’ailleurs, n’est pas le seul à révéler un goût certain pour la pensée
magique chez le Carme. Ainsi, Le Parnasse divin contient, parmi d’autres poèmes, « La
Chiromancie » et « La Phisionomie », dont les noms dévoilent sans surprise le contenu, « Le
Grand microcosme », décrivant les analogies entre l’homme et l’univers, ainsi que « Le
Miroir ardent », qui développe la symbolique traditionnelle des bestiaires.
58
Sur la nécessaire subordination de la poésie religieuse à ces systèmes « cosmo-
biologiques », voir l’article synthétique de M. Fumaroli, « Les poètes “scientifiques” », dans
Y. Bonnefoy (éd.), Vérité poétique et vérité scientifique, Paris, Puf, 1989, p. 122-135.
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sur la grâce, en est un témoin. Le texte convoqué pour la justifier varie en fonction
de la sensibilité théologique propre à chaque poète. Deux exemples, issus d’un
ouvrage proche de Port-Royal d’une part, et de l’un de ses adversaires d’autre part,
suffiront à le prouver.
Le Poème sur la grâce se présente comme l’œuvre d’une religieuse dominicaine,
mais a été composé à partir d’un ouvrage de Le Moyne, docteur en Sorbonne
fortement opposé aux thèses augustiniennes59. Cette position doctrinale se traduit
dans l’imagerie lumineuse du poème. La métaphore de l’œil de l’âme qui se ferme
volontairement, du fait du péché, à la lumière de la grâce, sans que celle-ci ne cesse
de luire, est mobilisée à l’occasion de la démonstration de la grâce suffisante :
S. Ambroise au Sermon 8 sur le Ps. 188. Sol justitiae Christus omnibus ortus est,
omnibus venit, omnibus passus est, et omnibus surrexit : si quis autem non credit in
Christum, generali beneficio se fraudat, ut si quis clausis fenestris radios solis
excludat.62
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59
Le Moyne, op. cit.
60
Brenne, op. cit., p. 61.
61
Ibid., p. 59.
62
« Le Christ, soleil de justice, est né, est venu, a passé et s’est élevé pour tous : si
quelqu’un pourtant ne croit pas au Christ, il se prive de ce bénéfice général, comme s’il
empêchait le passage des rayons du soleil par des fenêtres closes. »
63
Tony Gheeraert a étudié l’importance de l’image solaire dans la poésie de Port-
Royal : voir Le Chant de la grâce. Port-Royal et sa poésie d’Arnaud d’Andilly à Racine,
Paris, Champion, 2003, p. 275 sq.
164 F lo r en t L ib r al
La justification de ces vers est rapportée à l’autorité de saint Augustin, non pas dans
une annotation d’autorité, mais dans une autre forme de paratexte, appelée
« postface65 » par Maignart :
Sicut enim oculus corporis etiam plenissime sanus, nisi candore lucis adjutus non
potest cernere : sic homo etiam perfectissime justificatus, nisi aeterna luce justitiae
divinitus adjuvetur, non poteste recte vivere. S. August. cap 26 de nat. et grat.66
64
Ch. Maignart, Stances chrétiennes, s.l., 1638, p. 1.
65
Le terme postface ne désigne pas pour Maignart le texte continu ce que nous
entendons aujourd’hui par là, mais plutôt une sorte d’annexe ou de liste d’addenda, faite de
fragments discontinus, à la fois catalogue d’autorités et réfutation des opinions adverses. Un
tel montage a donc une fonction très proche de celle de l’annotation marginale dans le Poème
sur la grâce, analysée plus haut. Cependant, comparée à la note, la postface dépasse la simple
quête d’autorité (bien qu’elle serve aussi à cela), dans la mesure où elle véhicule avant tout la
parole de l’auteur du poème, et pas seulement celle des textes autorisés.
66
« De même que l’œil, même entièrement sain, ne peut voir s’il n’est aidé de la
candeur de la lumière, de même l’homme, même entièrement justifié, ne peut vivre
droitement, si, par une inspiration divine, il n’est aidé de l’éternelle lumière du Soleil de
Justice. » (Augustin, De la nature et de la grâce, chap. XXVI, § 29).
La p o ésie r elig ieu se au X V I I e si ècle 165
1
Aussi la Voix du Ciel n’a jamais crié que pour Luy seul, « Ecoutez-le ».
2
La Prédication de Jésus-Christ fut de trois ans et demy, selon l’opinion commune.
3
Cicéron nommoit le Stile d’Aristote, « un Fleuve d’Or coulant ».
4
C’est en Jésus-Christ, et non pas dans le Périclés d’Athénes, que se trouve le vray
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L’annotation, qui oscille ici de manière significative entre note d’autorité et note
d’érudition, fait du Christ le type même de l’orateur selon les critères antiques : il
s’agit d’une utilisation religieuse de la logique humaniste de l’histoire-miroir, et en
même temps d’une typologie généralisée (tous les hommes d’exception du
paganisme sont des figures prémonitoires du Christ, tel Périclès). Cependant, ce
rapport à l’histoire s’opère encore dans un cadre emprunté à la spéculation
religieuse : Drelincourt est encore bien éloigné de l’idée d’une histoire critique.
Ce contexte nouveau a une influence fondamentale sur l’évolution de la note.
L’histoire est le cheval de Troie qui permet l’intrusion de l’érudition profane dans
l’annotation de la poésie religieuse. Ainsi, les sonnets de Drelincourt, à l’occasion
de la méditation des mystères chrétiens, nous apprennent dans certaines notes (cette
67
Drelincourt, « Sonnet XIII. Sur les Sermons de Notre-Seigneur », Sonnets chrétiens
sur divers sujets, livre III, éd. cit., p. 213.
166 F lo r en t L ib r al
dépendance est le signe le plus évident que la vision du monde totale affirmée par la
poésie religieuse, même si la note d’autorité tente de la maintenir, ne peut faire face
au criticisme moderne ; en effet, celui-ci remet en question la valeur même des
autorités, dans la mesure où elles sont susceptibles d’interprétations diverses. Il ne
reste donc plus à la poésie religieuse qu’à trouver son refuge dans la méditation
personnelle non annotée, ou dans une vision de l’histoire. La note d’autorité laisse
désormais place à la note d’érudition.
F lo r en t L ib r al
Éq u ip e L i ttéra i re d e Rech er ch es s u r la Prem iè re Mo d ern ité
( U n iversi té d e T o u lo u se - L e Mira il)