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LA NOTE D'AUTORITÉ DANS LA POÉSIE RELIGIEUSE AU XVIIE SIÈCLE

Florent Libral

Armand Colin | « Littératures classiques »

2007/3 N° 64 | pages 147 à 168


ISSN 0992-5279
ISBN 9782908728545
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.inforevue-litteratures-classiques1-2007-3-page-147.htm
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Florent Libral

La note d’autorité
dans la poésie religieuse au XVIIe siècle

Qu’entend-on par annotation d’autorité au XVIIe siècle1 ? Sur un plan purement


formel, la réponse est aisée : il s’agit de la pratique d’un auteur (ou d’un éditeur) qui
reproduit en marge2 (ou à la suite d’un texte) des extraits ou des références
d’ouvrages autorisés, c’est-à-dire, dont la valeur est reconnue par un consensus
intellectuel et sanctionnée par des institutions. Plus épineuse est la question de la
finalité de cette pratique. À en croire les observateurs de l’époque ou les critiques de
nos contemporains, citer une autorité serait d’abord une mesure préventive contre
l’impitoyable censure du public savant ou des institutions politiques et religieuses.
Par exemple, Antoine Furetière écrit que l’autorité est le « témoignage d’un Auteur
qui a écrit3 », inscrivant ainsi le terme dans le lexique juridique. Dans la note
d’autorité, un auteur confirmé serait convoqué devant le tribunal du lectorat, pour
« attester ou certifier4 » la conformité du texte à la norme religieuse. Sur ce point, la
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définition tardive (1690) de Furetière coïncide avec la mission que les critiques
modernes assignent à la note. Ainsi, Andréas Pfersmann remarque chez La

1
Nous tenons ici à exprimer notre vive gratitude à Jacques Dürrenmatt, qui nous a
offert la possibilité de présenter un premier état de ce travail dans le cadre du séminaire de
l’équipe ELIRE (Équipe Littéraire de Recherches sur la Première Modernité) consacré aux
notes et marges (2004-2006).
2
Dans les textes poétiques religieux, la note d’autorité (qui fait l’objet de notre étude)
ne coïncide pas parfaitement avec la note marginale. D’une part, les notes d’autorités, bien
que généralement situées dans les marges, peuvent également se placer immédiatement à la
suite du poème. D’autre part, les marges ne contiennent pas uniquement des annotations
d’autorité ; elles ne donnent la plupart du temps que de simples points de repère dans le texte.
3
Furetière, Dictionnaire universel […], La Haye-Rotterdam, Arnout & Reinier Leers,
1690, t. I, art. « AUTORITÉ », 3e entrée (nous soulignons).
4
Ibid., t. III, art. « TÉMOIN ».

Littératures Classiques, 64, 2008


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Ceppède, auteur phare de la Contre-Réforme, deux fonctions principales de la note :


mettre le texte au-dessus de tout soupçon, instruire le lecteur5.
Or dire que la note d’autorité donne à la poésie religieuse un surcroît de
légitimité pose problème. Bien sûr, avant le Grand Siècle, la note a souvent pour
fonction de conférer une autorité à un texte qui en est originairement dépourvu : à
cet égard, le cas de la Nef des fols de Sébastien Brandt est symptomatique6, qui
montre comment les éditeurs successifs ont habilement maquillé la stultifera navis
(« nef des fous ») en salutifera navis (« nef du salut ») par simple adjonction de
notes d’autorité, cautions bibliques et patristiques d’une parole profane. Le cas de la
poésie religieuse du XVIIe siècle est différent : a priori ses auteurs ou éditeurs ne
doivent pas avoir besoin d’appeler en note le discours religieux comme une garantie
extérieure, dans la mesure où les poèmes sont l’expression même de la foi et du
dogme proclamé par une Église, réformée ou catholique. Et pourtant, certaines
poésies religieuses sont annotées, même après 1660.
Cette étrangeté prend peut-être sens dans le contexte historique. En effet,
l’avènement des valeurs classiques, après les soubresauts de la Renaissance et de la
Réforme, se caractérise par la reconstruction d’un ordre politique et intellectuel7 qui
voit l’affirmation de nouvelles normes aller de pair avec une abondante annotation8.
Tout se passe comme si désormais la norme avait besoin d’être justifiée, interrogée,
voire remise en cause, pour pouvoir être finalement acceptée. La poésie religieuse
annotée n’échapperait pas à la règle et serait l’un des lieux de cette interrogation de
la norme, en vue de sa refondation.
D’où le caractère problématique de la note d’autorité en général, et de celle de la
poésie religieuse en particulier. Comment comprendre qu’une société chrétienne,
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5
A. Pfersman, « Le Discours préfaciel sur les notes aux XVIIe et XVIIIe siècles »,
Textuel, n° 46, 2004, p. 148.
6
Voir ici même l’article de N. Dauvois.
7
Nous nous fondons ici sur une définition du classicisme comme un projet social
global associant dans un même mouvement la construction d’un ordre politique nouveau et
d’une littérature capable de « repenser l’ordre du monde sur le fond » (Fanny Népote-
Desmarres, « Le classique et l’ambiguïté de l’homme de lettres », Littératures classiques,
n° 19, 1993, p. 77-85, en particulier p. 83). C’est en ce sens que le classicisme est
reconstructeur de normes politiques, esthétiques, mais aussi, plus globalement, d’une vision
du monde proposée par un pouvoir et portée par une littérature.
8
Dans le champ de l’écriture confessionnelle, expression de la norme théologique, les
exemples caractéristiques d’ouvrages annotés sont les sermons et les ouvrages de
controverse. Ainsi, l’annotation de La Sainte Apocatastase (Paris, R. Fouët, 1623) d’André
de l’Auge, prédicateur lorrain, justifie le savoir polymathique de son auteur par des notes
d’autorité groupées à la suite de chaque sermon ; pour la controverse, on consultera par
exemple Les Véritables sentimetns de S. Augustin et de l’Église, touchant la grâce (Paris,
Pierre Rocolet, 1650), où un docteur de Sorbonne, Le Moyne, appuie sa condamnation du
jansénisme par une annotation d’autorité abondante, contenue dans les marges.
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qui met en avant l’expression des normes dont la poésie religieuse est une sorte de
modèle, éprouve le besoin de l’annoter, niant ainsi sa perfection ?
Si la note d’autorité réaffirme la norme intellectuelle et théologique des Églises
face à la modernité, la dépendance essentielle qu’elle instaure entre le poème et le
texte autorisé est plus souvent l’expression d’une argumentation construite qu’une
simple délégation d’autorité visant à bien disposer le lecteur. Donc, d’une norme
intangible on est passé à une norme qui se construit dans un cheminement
dialectique, ce qui prouve que la note est impuissante à sauvegarder l’ordre du
savoir ancien face au criticisme moderne.

Le renouveau de la poésie annotée, soutien du savoir ancien face à


la modernité
Quantitativement, l’annotation des poésies religieuses est une pratique en
régression, réservée majoritairement à des milieux distincts de ceux où s’élabore
l’idéal classique. Néanmoins, elle regagne au XVIIe siècle une certaine actualité, du
fait de l’ardeur ambiante des controverses intellectuelles, qui affecte tout
naturellement la poésie religieuse en raison de son ambition pédagogique. Ainsi, ses
auteurs, qui sont souvent les porte-parole des institutions traditionnelles, cherchent
par la convocation des autorités à légitimer un savoir ancien de plus en plus souvent
remis en cause.

Un phénomène minoritaire
Pour mettre en évidence quantitativement (sans prétendre à une scientificité
statistique quelconque) le phénomène de l’annotation d’autorité, nous avons
consulté cent textes de poésie religieuse publiés entre 1600 et 1700 environ9, choisis
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dans une vaste palette de types d’expression et de formes strophiques. Nous avons
pris soin de nous reporter aux éditions d’époque, ou à des éditions modernes fidèles,
dans lesquelles le contenu de l’annotation originelle n’ait pas été banni par le zèle
déplacé de certains éditeurs10. Calculé sur la base de cet échantillon, le rapport du
nombre de textes recelant des annotations d’autorité au nombre total de textes
consultés est de 16% : l’annotation de la poésie est bel et bien une pratique qui se
survit. Néanmoins, malgré ce déclin, on annote encore des poésies avec des
autorités en 1680. On ne peut que constater un renouveau fort limité, mais réel de
cette pratique.

9
L’annotation étant un phénomène éditorial, nous n’avons pas exclu du champ de
notre recherche deux rééditions procurées par le XVIIe siècle d’ouvrages de la fin du siècle
précédent (La Semaine de Du Bartas et le recueil de Cantiques de Valagres et Maisonfleur).
Voir en fin d’article la « Bibliographie des sources » pour les références complètes.
10
À cet égard, les éditions qu’Y. Quenot et J. Gœury ont procurées (respectivement de
La Ceppède et de Drelincourt) sont des modèles de respect de l’annotation originelle.
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Au premier abord, on pourrait croire que le petit nombre des textes annotés
s’explique par leur origine géographique et par les réseaux intellectuels qu’elle
dévoile. Sur seize ouvrages comportant des annotations d’autorité, seulement sept
sont édités à Paris (Charenton inclus) ; le reste, soit plus de la moitié, provient des
provinces (Rouen11, Bordeaux12, Toulouse13, et même Cahors14, ville universitaire
secondaire) ou de l’étranger (Genève pour La Semaine). Cette origine géographique
souvent extérieure à la capitale ne signale point une infériorité intellectuelle ou
artistique quelconque ; elle situe seulement la pratique de la poésie annotée en
dehors des grands courants des cercles parisiens (les salons et la cour), où l’idéal
classique se constitue au fil du siècle. Pourtant, contre toute attente, des auteurs de
poésie religieuse comme Charles Cotin ou Laurent Drelincourt, loin d’être étrangers
au milieu mondain et aux belles-lettres naissantes15, annotent encore leurs œuvres à
des dates tardives (1657 et 1680). Autrement dit, la nécessité de justifier la norme
par la note semble transcender partiellement les impératifs esthétiques ; les auteurs
de poésie annotée offrent ainsi l’image d’un front de défense uni du savoir ancien
face aux innovations.

L’annotation, défense et illustration de la norme


Tous les textes poétiques religieux ne sont pas annotés, loin de là. En
conséquence, annoter un poème, même religieux, suppose une finalité précise, qui
est d’enseignement. Il s’agit de diffuser la norme reconnue par une société
chrétienne. Cette mission pédagogique peut s’accomplir de deux manières : par la
simple affirmation de la norme, dans la poésie didactique ; ou bien de manière
polémique, dans la poésie de controverse.
Par poésie didactique nous entendons la pratique des poètes qui exposent dans
leurs œuvres tout le savoir profane et sacré, l’encyclopédie de leur temps. Or,
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comme le contenu de ce savoir est fixé par les institutions religieuses, citer des
autorités reconnues est nécessaire pour attester la validité de l’enseignement délivré.
Deux œuvres sont, à l’aube du XVIIe siècle, les exemples fondateurs d’une muse
didactique qui use d’annotations d’autorités : La Semaine de Du Bartas, dont la
première édition date de 1578, et qui reparaît en 1601 avec les annotations de

11
Les Cantiques du sieur de Valagres et les Cantiques du sieur de Maizon-Fleur,
Rouen, 1613.
12
La Croix-Maron, La Muse catholique, Bordeaux, 1607.
13
Ville d’impression (sans doute pour des raisons de qualité typographique) des
Théorèmes de La Ceppède (aixois), de rédaction et d’impression du Parnasse divin de
Clermont.
14
G. Dufour, Poème sur la Passion de Jésus-Christ, Cahors, 1650. Le poème, daté de
1649, a reçu l’approbation du chancelier et de professeurs de l’Université de Cahors (p. 5).
15
J. Gœury rapporte que L. Drelincourt était en rapport avec Valentin Conrart, habitué
des Samedis de Sapho, et que l’érudit a probablement dirigé les premiers essais du pasteur, en
sermon comme en poésie (Sonnets chrétiens, Paris, Champion, 2004, p. 32-33).
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« S. G. S. » (Simon Goulard de Senlis16), et Les Théorèmes, publiés en 1613 par La


Ceppède, à la fois poète et annotateur. L’héritage de ces deux œuvres majeures
explique la subsistance de l’annotation dans un certain nombre de poèmes
didactiques plus modestes, mais qui doivent, à l’instar de ces deux chefs-d’œuvre,
transmettre un savoir certifié conforme à l’orthodoxie philosophique ou théologique
définie par une Église protestante ou catholique. Au sein de l’ensemble des poésies
didactiques, deux types de textes peuvent être distingués. D’abord, ceux qui, à la
suite des Theoremes, adoptent une forme historique ou narrative ; ce sont les
paraphrases évangéliques comme l’Emanuel de Philippe Le Noir, ou les vies de
saints versifiées. Viennent ensuite les poèmes que l’on pourrait dire
encyclopédiques, et qui, dans la lignée de La Sepmaine, mais sans avoir son
ampleur, veulent donner une image du cosmos dans sa totalité, comme les Hymnes
(1641) de Le Moyne ou Le Parnasse divin (1653) de Clermont.
Beaucoup plus minoritaire que la muse didactique proprement dite, la poésie de
controverse théologique nécessite davantage encore des cautions extérieures, car
elle s’exprime dans un contexte impitoyable. L’annotation d’autorité joue ainsi un
rôle important dans La Muse catholique (1607) du sieur de La Croix-Maron, qui
défend la transsubstantiation, et le Poème sur la grâce (1654), ouvrage dirigé contre
Port-Royal et attribué à Marguerite de Brenne17. La polémique réclame des cautions
unanimes pour les deux partis en présence. Ainsi, le Poème sur la grâce, s’adressant
à d’autres catholiques, cite en note les Pères et les Conciles pour prouver que
l’enseignement des augustiniens est contraire à la tradition de l’Église ; quant à La
Croix-Marron, qui défend la transsubstantiation contre ses adversaires calvinistes, il
choisit ses armes presque exclusivement dans les Écritures (Genèse, Épîtres de Paul,
Évangiles, etc.), et accepte ainsi, pour polémiquer contre les protestants, leur
principe fondateur de sola scriptura.
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Note d’autorité et perpétuation du savoir ancien
La poésie religieuse annotée est donc le lieu où se défend la norme édictée par
une Église, avec une conséquence directe sur le rôle assumé par les auteurs, qui se
donnent (ou sont donnés par les annotateurs) comme des représentants du savoir
ancien, ce qui concorde avec les renseignements, généralement partiels et rares, que
nous pouvons glaner sur leur statut social, comme sur leurs habitudes de travail et
leurs lectures.
Les auteurs de poésie annotée se recrutent en effet presque systématiquement au
sein des institutions majeures de la société chrétienne du XVIIe siècle. Parmi eux se
trouve une écrasante majorité de légistes18, de responsables religieux (prêtres,

16
Du Bartas, La Semaine [annotée par Goulard], s.l. [Genève], 1601.
17
À propos de l’attribution problématique de ce poème, voir A. Mantero, La Muse
théologienne, Berlin, Duncker & Humblot, 1995, p. 34.
18
Claude Girard, avocat, docteur en droit civil et canon ; La Ceppède, magistrat aixois,
président d’une Cour ; maître Gabriel Dufour, « Conseiller du Roi en l’Élection de Cahors ».
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pasteurs ou théologiens19) et d’enseignants20. Cette origine professionnelle suppose


des méthodes de travail qui prédisposent de tels auteurs (ou leurs scoliastes,
probablement issus du même milieu socio-professionnel) à l’emploi d’annotations
d’autorité. En effet, les modalités pédagogiques traditionnelles, encore en usage au
XVIIe siècle, passent par différentes formes de commentaire enracinées dans la
tradition21, dont la note d’autorité offre un écho affaibli en mettant en rapport des
textes de diverses provenances22. En définitive ces auteurs, enseignants et religieux
en tête, représentent les relais du savoir traditionnel dans sa version didactique, donc
dévaluée, à une époque où l’enseignement scolaire et la science d’avant-garde sont
en constante opposition, du fait du changement de paradigme scientifique23.
Par ailleurs, cette tendance conservatrice se vérifie dans la « bibliothèque » des
annotateurs, c’est-à-dire dans l’ensemble des textes allégués en notes. La Bible est
bien sûr massivement citée : outre les Évangiles et la Genèse, les Prophètes
(particulièrement Isaïe, prophète « messianique » par excellence) et surtout les livres
sapientiaux de l’Ancien Testament (Proverbes, Ecclésiastique, Sagesse, Psaumes)24.
Sur le plan de l’exégèse et de la théologie, les Pères latins (saint Augustin, saint
Ambroise, Tertullien) côtoient saint Thomas (Somme théologique, Somme contre les
Gentils, etc.). Lorsqu’il s’agit de soutenir l’exégèse du texte par les sciences de la
nature, c’est Aristote – autorité éprouvée s’il en est – qui se trouve le plus souvent
mobilisé, généralement accompagné de ses commentateurs orthodoxes : du côté
catholique, principalement saint Thomas et les Conimbrenses25. Les textes
modernes sont rares, sinon absents : on trouve dans un seul cas L’Essai des

19
C’est, semble-t-il, la catégorie la mieux représentée (faut-il s’en étonner ?). M. de
Clermont, gentilhomme et prêtre, carme du couvent de Nazareth à Toulouse ; Laurent
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Drelincourt, théologien et pasteur à Charenton ; Le Moyne, jésuite chargé de l’apostolat des
milieux mondains ; Zacharie de Vitré, récollet. Cl. Girard, avocat, est aussi prêtre.
20
Marc de Saint-Martin, mathématicien, est l’auteur de La Nature naissante, poème
annoté sur la création du monde, « épopée didactique inachevée » (A. Mantero, op. cit.,
p. 55) ; Jean Fermeluys (ou Fermeluis) dit « l’Aîné », est « Écrivain et Maître d’École en
notre bonne ville de Paris » (privilège de son Poème sur la vie de saint Roch, n.p.).
21
Que ce soit la lecture commentée d’un texte faisant autorité dans une discipline
(comme Galien en médecine, Aristote en physique, etc.) mais aussi, plus spécifiquement, la
glose juridique ou l’exégèse biblique.
22
Sur le rapport entre glose, commentaire et note, voir J. Dürrenmatt, « Glissements de
notes : gloses, commentaires et déviations », XVIIe siècle, n° 224, 2004, p. 413-427.
23
À ce sujet, consulter P. Dear, Mersenne and the Learning of the Schools, Ithaca /
Londres, Presses de l’Université de Cornell, 1988.
24
L’importance des annotations tirées des livres sapientiaux se justifie par leur statut de
chaînon manquant entre la contemplation de la nature et la pensée théologique, statut qui
concerne directement nos poètes (voir B. Kiefer-Lewalski, Protestant Poetics and the
Seventeenth-Century Religious Lyric, Université de Princeton, 1979, chap. 2, p. 53).
25
De 1592 à 1606, en pleine mouvance tridentine, les Conimbrenses (docteurs jésuites
de l’Université de Coïmbre) publient cinq volumes de commentaires d’Aristote.
La p o ésie r elig ieu se au X V I I e si ècle 153

merveilles de nature du jésuite Binet 26, dont la réception devient confidentielle dès
la fin des années 162027, autant du fait de l’évolution du goût que de son faible
poids intellectuel. De l’ensemble de ces lectures se dégage la reconduction d’une
vision du monde traditionnelle. Le cosmos ancien, tissé d’analogies, est présent
dans beaucoup de textes28 : l’univers y est, bien sûr, fini. Aussi, il ne faut pas
s’étonner que les textes annotés soient des rééditions du XVIe siècle, qu’ils prennent
plutôt place au début du siècle ou bien, quand ils datent de sa seconde moitié, qu’ils
se situent résolument en retrait des avancées de la science moderne.
Phénomène marginal au sein de l’édition de la poésie religieuse au XVIIe siècle,
la note d’autorité est donc un instrument de défense et de divulgation de la norme du
savoir ancien, face au développement de la pensée critique moderne. Comme une
photographie fige le mouvement des objets, la poésie annotée tente de fixer un état
de la pensée, d’arrêter le temps de l’intelligence. Pour parvenir à un tel résultat, la
muse didactique doit montrer que cette sorte d’arrêt sur image qu’elle propose est
l’expression même du consensus de ceux que les institutions humaines présentent
comme les plus qualifiés.

Stratégie de l’annotation d’autorité dans la poésie religieuse


La fonction de la note d’autorité, d’après les critiques, se résume souvent à la
recherche d’une caution extérieure. Cependant, le cas de la muse pieuse pose
problème, dans la mesure où la caution n’y est justement pas extérieure. Alors que,
dans un texte profane, la note d’autorité répète simplement le sens en l’attribuant à
une parole autorisée, dans un poème religieux, la Bible et la tradition exégétique
constituent à la fois une justification externe et un modèle textuel direct. Par
conséquent, mettre en lumière par la note cette dépendance, évidente pour un lecteur
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du XVIIe siècle imprégné de culture religieuse, ce n’est pas sacrifier à un rituel
mécanique pour éviter de finir sur un bûcher, mais bâtir une stratégie textuelle
intentionnelle et significative.
Ainsi, la note d’autorité ne se contente pas toujours de conférer à la « muse
théologienne29 » une simple légitimité mais, bien plus, elle révèle parfois la
cohérence d’un discours, sous-jacente au poème. Ce qui est en germe dans une telle

26
René François [É. Binet], Essai des merveilles de Nature et des plus nobles artifices
[1621]. Sixième édition, revue, corrigée et augmentée par l’Auteur, Rouen, J. Osmond, 1626.
27
Voir sur ce point M. Fumaroli, L’Âge de l’éloquence, Genève, Droz, 2002, p. 267.
28
Ainsi, les Hymnes de Le Moyne soutiennent une conception exemplariste, où les êtres
singuliers sont des reflets des idées divines contenues dans le Verbe-Sagesse. L’univers est
parfois décrit à grand renfort d’imaginaire microcosmique, comme par exemple dans Le
Parnasse divin de Clermont. Chez Marc de Saint-Martin, « le Monde est un charmant
Tableau, où les adorables vertus de celuy qui l’a fait sont peintes en raccourci » (La Nature
naissante, Paris, 1667, « Préface », f. II).
29
P. Le Moyne, « Discours de la poésie », Hymnes de la Sagesse divine et de l’Amour
divin […], Paris, 1641, p. 3. Cf. A. Mantero, op. cit., p. 14, n. 13.
154 F lo r en t L ib r al

modalité, c’est la genèse d’un troisième texte virtuel, né de la réunion de la note et


du poème, texte dont les vertus sont à la fois stratégiques et pédagogiques, et se
fondent sur un idéal de clarté.

Transfert direct de l’autorité du poème dans la note


Cas de figure le plus simple, le texte poétique religieux peut choisir de transférer
simplement son autorité au texte contenu dans les notes. C’est ce phénomène que
l’on remarque dans une prosopopée de la Sagesse divine, due à Pierre Le Moyne30 :

Je suis celle qui la premiere Ego ex ore Altissimi


Sortis de la bouche de Dieu, prodivi Primogenita
Avant qu’il eust marqué de lieu ante omnem creaturam.
A la Source de la Lumiere : Ecclesiastic. 24.
Les Cieux n’estoient pas étendus,
Les Airs n’estoient pas espendus, Ab aeterno ordinata
La Terre n’estoit pas fondée, sum, et ex antiquis
Il n’estoit rien encor que mon Principe et moy, antequam terra fieret.
Quand ce Pere sans sexe, actif en son Idée Prov. 8.
M’engendra d’un rayon qu’il refleschit sur soy.

Cet extrait confirme que la légitimité du texte de poésie est le produit d’un travail
complexe d’annotation, qui peut être décomposé en deux phases logiques.
Premièrement, l’annotateur opère une sélection des thèmes de son poème dignes
d’annotation, selon l’importance : ainsi, dans ce fragment de l’Hymne de la Sagesse,
la justification détaillée de la liste des créatures (dans les six derniers vers31) est
éludée, au profit de la génération du Verbe (quatre premiers vers), qui seule est
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soutenue par des notes d’autorité extraites des Proverbes et de l’Ecclésiastique :

Je suis issue de la bouche du Très-Haut, engendrée antérieurement à toute


créature.32

Dès l’éternité j’ai été établie, depuis les temps anciens, avant que la terre fût
faite.33

Deuxièmement, l’annotateur procède à une sélection stratégique de la référence


qui doit faire autorité en note. Ici, il a choisi de ne pas citer les passages du Nouveau

30
Le Moyne, « La Sagesse divine. Hymne premier », Hymnes de la Sagesse divine […],
éd. cit., p. 3.
31
Il s’agit du premier récit de la Création (Genèse, I, 1-20).
32
Ecclésiastique, XXIV, 5-6. Verset directement traduit par nous, ainsi que le suivant, à
partir de la Vulgate (Biblia sacra, Vulgatae editionis, Lyon, Grégoi et Guillimin, 1663). Voir
également La Bible de Jérusalem, Paris, Cerf, 1996, p. 892.
33
Proverbes, VIII, 23. Voir La Bible de Jérusalem, loc. cit.
La p o ésie r elig ieu se au X V I I e si ècle 155

Testament qui développent une théologie du Verbe34, ni les textes patristiques


consacrés au même sujet ; bien au contraire, il se contente de référer en note à la
théologie du Verbe qui se dégage d’une interprétation chrétienne de certains des
livres sapientiaux de l’Ancien Testament35 généralement attribués à Salomon. C’est
l’autorité du premier des sages, ou tout au moins celle des anciens sages d’Israël,
qui se trouve mobilisée dans cet extrait36 ; c’est-à-dire, pour les hommes du XVIIe
siècle, l’origine de toute sagesse humaine, y compris de la philosophie grecque37. Le
texte de Le Moyne se trouve donc cautionné par une figure historique majeure de la
Bible, qui est, dans la civilisation contemporaine, l’objet d’une cristallisation
symbolique complexe. La légitimité que la stature d’un auteur confère au poème
revêt donc un caractère extra-textuel, ce qui suppose qu’elle dépend elle-même de
critères sociaux et idéologiques, édictés par les institutions dominantes.

Fonction dialectique des notes d’autorités


Néanmoins, le recours à la note d’autorité ne se limite pas toujours à la recherche
de l’appui d’un auteur reconnu ; la succession ou concaténation de plusieurs notes
peut en effet se prêter à diverses opérations dialectiques bien plus complexes. Pour
parvenir à ce résultat, l’annotateur doit distinguer clairement ce qui soutient la thèse
de ce qui relève de l’objection ou de la doxographie, ou encore des différents
moments de la disputatio. Il s’agit non seulement d’opposer à une citation faisant
autorité celle qui en est dénuée (extraite des œuvres de l’adversaire), mais aussi,
parmi les textes autorisés, de signaler la valeur respective de chacun. Un tel
fonctionnement se retrouve en particulier dans la poésie de controverse, dont le
Poème sur la grâce attribué à Marguerite de Brenne est un exemple38 :
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34
Le prologue de l’Évangile de Jean, ou l’Épître aux Hébreux (I, 3) auraient tout aussi
bien pu être convoqués.
35
Le constat fait pour ce fragment est valable pour l’intégralité des notes d’autorités de
l’Hymne de la sagesse divine dans l’édition de 1641, qui empruntent presque exclusivement
aux Proverbes (4 notes), à l’Ecclésiastique (3 notes), ainsi que, plus épisodiquement, aux
Psaumes (2 notes) et à la Genèse (une note).
36
Certains pères (Jérôme, Augustin, Isidore de Séville) avaient en effet pensé que
l’Ecclésiastique était l’œuvre de Salomon (Claude Girard le lui attribue encore, voir infra).
Cependant, au XVIIe siècle, son auteur était généralement identifié à Jésus, fils de Sirach.
Voir l’introduction à ce livre par Jacques Tirin (jésuite comme Le Moyne), dans son
Commentarius in Vetus et Novum Testamentum [1632]. Editio novissima, Lyon, J.-B. de
Ville, 1690, p. 337.
37
Certains exégètes pensaient que le Livre de la Sagesse avait précédé et inspiré la
philosophie grecque, entre autres le Banquet de Platon (voir Cornelius a Lapide,
« Prolegomena in Proverbia Salomonis », Commentaria in Sacram Scripturam, éd. Crampon,
Paris, Vivès, 1866, t. V, p. 3).
38
Poème sur la grâce, Paris, 1654, « Établissement de la Grâce suffisante », p. 56.
156 F lo r en t L ib r al

Le Concile de Trente Car qui n’est rien sans lui, peut en lui toutes choses.
sess. 6. chap. 7. C’est ce que nous apprend d’un langage épuré
Deus impossibilia non Le Concile de Trente en son decret sacré,
jubet, sed iubendo monet Empruntant d’Augustin cette belle sentence,
et facere quod possis, et Qui doit de nos esprits arrester la balance.
petere quod non possis. Dieu dans les saintes loix qu’il lui plaist d’établir,
Ces paroles sont tirées du Ne nous commande rien qu’on ne puisse accomplir ;
livre de S. Augustin de la Mais faisant le precepte, à mesme temps il donne
Nature et de la Grace ch. La puissance de faire un bien qu’il nous ordonne,
43. et le Concile y a Ou du moins sa bonté nous excite à prier,
adjousté, Et adjuvat ut Pour avoir plus de lieu de nous fortifier,
possis. Et son divin Amour à tous nos vœux facile
Supporte de la Loy le fardeau difficile.
La Bulle d’Innocent X.
Prima, etc. aliqua Dei
praecepta hominibus Beau Soleil dont l’éclat a produit ma clarté,
justis volentibus et Que ton raisonnement a de solidité,
conantibus secundum Si la regle des Saints qui juge leurs pensées,
praesentes quas habent Ce niveau par lequel elles sont redressées,
vires, sunt impossibilia ; Cette Eglise que Dieu seul a droit d’enseigner,
deest quoque illis gratia, Dans ce point important ne veut pas dédaigner
qua possibilia fiant : De parler comme toy, d’emprunter ton langage ;
temerariam, impiam, Et s’il faut de l’erreur dissiper le nuage,
blasphemam, anathemate Cet astre qui nous guide au Dieu que nous croyons,
damnatam et haereticam Afin d’en triompher se sert de tes rayons :
declaramus, et uti talem Mais si ton jour s’allume à la splendeur du Pere,
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damnamus. Que la lumiere est pure où la source est si claire !

En saint Matt. chap 13. Nostre divin Sauveur par un excés d’amour
petite, et accipietis, etc. Nous presse de prier, et la nuit et le jour,
Afin qu’aux yeux du Ciel monstrans nostre indigence
Nous donnions plus de cours à sa magnificence,
Et que l’ame affoiblie avoüant sa langueur
Cherche, et trouve sa vie au sein de son vainqueur.

Face à ces vers cruciaux dans l’argumentation du poème, la marge présente une
série d’annotations d’autorité, qui révèlent par leur succession une véritable
stratégie argumentative. Saint Augustin vient en première position, cité par
l’intermédiaire du Concile :
La p o ésie r elig ieu se au X V I I e si ècle 157

Dieu n’ordonne pas des choses impossibles, mais en ordonnant il conseille, et de


faire ce que tu peux, et de demander ce que tu ne peux faire.39

La phrase de l’évêque d’Hippone se voit ensuite complétée, peut-être même


corrigée dans l’esprit de l’annotateur, par le Concile de Trente, qui ajoute la
proposition « et adjuvat ut possis40 » (« il aide pour que tu en aies le pouvoir »).
Après cela, le montage des deux citations est rapproché de l’autorité de la bulle
papale41, qui déclare hérétique l’opinion42 selon laquelle Dieu demande des choses
impossibles ; c’est « l’hérésie janséniste » qui est alors rejetée par l’appel à
l’autorité du Pontife. À la suite de cette réfutation de la position adverse,
l’annotateur, pour conforter la sienne, convoque le Christ lui-même, qui enjoint ses
disciples à la prière43. Ainsi, la prose de l’évêque d’Hippone se trouve comme
interprétée et nuancée, dans ce montage de citations, par l’autorité du Concile, du
Pape et de l’Écriture elle-même : l’apparat de notes se présente finalement comme
un instrument de guerre visant, pour ainsi dire, à reprendre saint Augustin aux
augustiniens44. Par le cheminement discursif des notes d’autorité, les objections sont
levées et la thèse établie, comme dans une question scolastique. Le discours présent
dans la note vient donc à l’appui de la démonstration esquissée dans le poème.

39
Traduit par nous.
40
La marge donne une référence inexacte : il s’agit du chap. 11 de la 6 e session, et non
du chap. 7 (« De l’observation des Commandemens de Dieu, et de la nécessité, et possibilité
de les observer », Le Saint Concile de Trente œcumenique et général, […] nouvellement
traduit par l’abbé Chanut, 2nde éd., Paris, Cramoisy, 1680, p. 41).
41
Il s’agit de la bulle Cum occasione (1653), qui condamne cinq propositions (tirées de
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l’Augustinus), ratifiée par déclaration royale la même année, approuvée par 28 évêques et la
Sorbonne. Voir M. Cottret, « La querelle janséniste », Histoire du Christianisme, t. IX, Paris,
Desclée, 1997, p. 362.
42
C’est la première proposition condamnée par la bulle Cum occasione ; la voici dans la
traduction française : « Nous declarons donc que la premiere de ces Propositions : Il y a des
Commandements de Dieu qui sont impossibles aux Hommes justes, qui veulent et qui tâchent
de les accomplir, selon les forces présentes qu’ils ont ; Et même la Grâce leur manque par
laquelle ils leur soient rendus possibles. Est Téméraire, Impie, Blasphématoire, condamnée
d’Anathème et Hérétique ; et la condamnons comme telle. » (Bulle de N.S.P. le Pape
Innocent X par laquelle cinq propositions sont définies en matière de foi, Toulouse, Arnaud
Colomiez, 1653, f. B r° ; nous conservons la ponctuation et les majuscules d’origine).
43
Référence erronée pour Matthieu VII, 7 : « Petite, et dabitur vobis : quærite, et
invenietis : pulsate, et aperietur vobis » (Vulgate, éd. cit., p. 724) ; « Demandez, et il vous
sera donné ; cherchez, et vous trouverez : frappez, et l’on vous ouvrira ».
44
Il faut signaler que les notes d’autorité de cet extrait sont reprises en partie (et non
sans erreurs) de l’ouvrage du théologien Le Moyne (op. cit., chap. VII, p. 77 ; chap. VIII,
p. 88). Dans le cas de la poésie de controverse, l’annotation d’autorité suppose presque
nécessairement une dialectique exprimée ou sous-entendue ; en l’occurrence, elle est extraite
d’un ouvrage théorique antérieur.
158 F lo r en t L ib r al

L’ensemble texte-note : un troisième texte virtuel ?


C’est trop peu de dire que la note complète ou soutient le sens du poème, il faut
affirmer que les marges et le poème signifient ensemble, et forment un texte unique,
doté d’un sens global. Dans l’extrait déjà cité du Poème sur la grâce, ce sens émane
d’un parallélisme structurel entre le poème et les notes. Côté texte, le poème
réutilise l’image dionysienne des hiérarchies célestes45 pour exprimer une gradation
métaphorique de la lumière du vrai à sa source divine (saint Augustin est la
« lumière », la bulle papale le « beau Soleil », Dieu la source de la clarté solaire46).
Côté note, la liste des autorités vient, dans un mouvement parallèle, établir une
hiérarchie ascendante d’autorités théologiques : Augustin, le Concile, le Pape, le
Christ. Poème et annotation sont donc deux formes complémentaires. Le texte
poétique dit dans l’ellipse et la figure, la note dans la clarté ; la poésie s’exprime
dans le champ de l’art, la note dans celui de la cohérence discursive, afin d’élaborer
un sens commun, celui d’un troisième texte non écrit.
Cet état de fait nous conduit à examiner plus précisément la notion de norme qui
est en jeu dans le poème. La norme se construit désormais dans un mouvement
dialectique entre poème et note, alors que, naguère, elle allait de soi dans le poème
non annoté. Désormais, la norme s’inscrit donc dans un contexte relativiste et
agonistique, qui lui interdit tout caractère d’absolu, et la fait apparaître comme une
conquête obtenue de haute lutte sur des adversaires. Cette évolution signifie que la
note n’a pas pu rendre au texte poétique son autorité absolue et incontestée de jadis.
C’est pourquoi la réponse que la note d’autorité apporte à la crise de la poésie
religieuse ne peut être que temporaire et inadéquate.

La note, entre crise des autorités et crise herméneutique


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L’ensemble formé par le poème et la note d’autorité se présente comme une
réponse religieuse au défi de la modernité critique. Cependant, bien que l’annotation
d’autorité devienne plus dialectique et moins monolithique, la réponse qu’elle
apporte est radicalement insuffisante, car c’est le fondement même de la note
– l’autorité – qui est en crise. Or, dans la poésie didactique, les autorités sont de
deux types : physiques (ou scientifiques en général) et théologiques. En France, au
cours du XVIIe siècle, ces deux types d’autorités, représentatives du savoir ancien,
se trouvent également remises en cause. Par conséquent, la décadence de la note

45
Le Ps. Denys (Œuvres complètes, éd. Gandillac, Paris, Aubier, 1943) est connu pour
avoir adapté au christianisme une conception néoplatonicienne du monde, où chaque niveau,
du Bien originel à la matière, reçoit la lumière du précédent qui l’élève, et illumine le suivant,
image qui était présente notamment dans les Ennéades de Plotin.
46
Pour nombre de penseurs du XVIIe siècle, qui se fondent à la fois sur une
interprétation littérale du Fiat lux et la spéculation néoplatonicienne (Julien l’Apostat), la
lumière véritable, immatérielle, précédait le corps solaire. Voir à ce sujet la doxographie
établie par Yves de Paris (La Théologie naturelle, Paris, Vve Nicolas Buon, 1633, p. 189 sq.).
La p o ésie r elig ieu se au X V I I e si ècle 159

d’autorité révèle l’échec plus global d’une forme d’herméneutique religieuse du


monde, appuyée à la fois sur le savoir ancien de la nature et sur la spiritualité.

Note d’autorité et herméneutique


Par la convocation d’autorités issues de diverses disciplines, la note d’autorité
contribue à la constitution d’un savoir polymathique, c’est-à-dire d’une vision du
monde totale, qui combine la connaissance du monde visible et celle du monde
invisible, selon les principes de l’exégèse conjointe du Livre sacré et du livre de la
nature. Par exégèse, nous entendons un mode d’interprétation reposant sur la théorie
traditionnelle des quatre sens de l’Écriture47. Or la portée de cette exégèse ne
s’arrête pas aux mots. Il ne faut pas oublier que, dans la sémiotique augustinienne,
les choses, êtres et événements sont des signes de Dieu, d’autant plus que les mots
eux-mêmes ne sont, en définitive, que les signes des choses48. Un sonnet de Claude
Girard (1627) met en œuvre cette lecture conjointe de la Bible et du monde à
l’occasion d’une méditation sur l’arc-en-ciel49 :

Mesprise, qui voudra, ceste arcade tremblante,


Ce pont sans nul appuy, ce croissant qui ne croist,
Ce rien qui esmaillé de cent couleurs paroist,
Ce bel arc renversé, ceste escharpe brillante.
Je l’estime pour moy la fille de Thaumante ;
Un mirouër, dans lequel l’esprit, pour grand qu’il soit,
Void à plein son neant ; un chef-d’œuvre, où le doigt
Du Tres-Haut a monstré sa vertu tres-puissante.
Bref, je ne veux rien plus, que mirer fixement
Cest ouvrage flouët, pour benir sainctement
Mon Dieu, tout grand, tout sainct en ses divins ouvrages.
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Mondains, ne dites pas, que je me flatte, ou ris,
Si j’admire mon Dieu en sa mignarde Iris :
Vous ferez comme moi, lorsque tous serez sages.

[ANNOTATION.] Considerez l’arc-en-Ciel, et vous le direz le plus admirable de


tous les meteores, puis que mesme le Sage ravy en la contemplation d’iceluy
s’escrie : Vide arcum, et benedic eum, qui fecit illum : valde speciosus est in decore

47
Rappelons-en brièvement les principes. Au sens littéral, l’explication tient un discours
sur l’histoire ; au sens allégorique, elle expose le dogme ; au sens tropologique, elle donne
naissance à la morale ; au sens anagogique, elle explore les fins dernières. Voir H. de Lubac,
Exégèse médiévale : les quatre sens de l’Écriture, Paris, Aubier, 1959-1964, 4. vol.
48
Voir sur ce point l’analyse par M. Fumaroli du chap. XII du l. I du De Doctrina
christiana (op. cit., p. 71) ; ainsi que la vue d’ensemble de la sémiotique augustinienne
dressée par T. Todorov (Théories du symbole, Paris, Seuil, 1977, p. 34 sq.).
49
Cl. Girard, L’Orphée sacré du Paradis, sonnet CXLV, Lyon, 1627, p. 173-174.
160 F lo r en t L ib r al

suo : giravit coelum in circuitu gloriae suae : manus Excelsi aperuerunt illum50.
Eccles. c. 43. Aussi Platon s’accordant à cela l’appelle par une certaine Antonomasie,
Thaumantis filiam, à cause de l’admiration en laquelle elle nous porte. Plato in
Thaeteto. L’Autheur du livre intitulé, Essay des merveilles de Nature, etc. a fort
bonne grace, quand en son Chapitre dernier il le dit le beau mirouër, où l’esprit
humain a veu en plein jour son ignorance : un riche rien : le miracle des plus belles
pieces de l’Univers : le chef d’œuvre de Dieu : apres toutesfois Salomon en son
Ecclesiastique, chap. 43. etc. Au reste, qui en voudra savoir plus à plein les eloges,
voye le mesme Autheur au lieu sus allegué, et les Docteurs de Conymbre sur les
Meteores d’Aristote, Tract 5. tot. Bref, il est extremement loüé en plusieurs lieux de
la saincte Escriture, et nous sert d’un tres-ample subject pour louër et benir Dieu en
ses œuvres.

Sonnet et annotation méditent ici sur la réalité physique de l’arc-en-ciel, tout


autant que sur le sens qu’il revêt pour une conscience croyante, comme signe du
divin. L’annotation d’autorité de ce sonnet concerne en partie le mécanisme de
l’arc-en-ciel, décrit selon Aristote et ses commentateurs ; ainsi, dans le poème, le
terme rien et l’expression cent couleurs, tous deux empruntés au père Binet51,
souscrivent à la théorie des couleurs apparentes, telle qu’elle est formulée par les
Conimbrenses52, autorités citées en note. Si l’on s’élève de l’optique à la sagesse,
deux autres autorités, Platon et l’Ecclésiastique, identifié ici à Salomon, délivrent
une leçon théologique sur la faiblesse de la nature humaine, incapable de saisir la
complexité du phénomène ; après quoi, le poète incite en son nom propre, avec une
injonction à valeur pragmatique (« pour louer et bénir Dieu dans ses œuvres »), à
dépasser le simple étonnement vers la louange chrétienne. L’annotation d’autorité
de la poésie religieuse inclut à la fois la connaissance de la nature et la louange du
Créateur ; démarche dont l’iris pourrait être l’emblème, lui qui relie, tel un « pont
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sans nul appui », la terre et le ciel.
Cependant, bien qu’ils actualisent en apparence un savoir polymathique, le
sonnet de Girard et son annotation ne disent en fait qu’une incompréhension
admirative, une forme de scepticisme croyant, où l’esprit humain voit « en plein

50
« Vois l’arc, et bénis celui qui l’a fait : il est fort beau dans sa magnificence, il a fait
tourner le ciel dans l’enceinte de sa splendeur, les mains du Très-haut l’ont établi »
(Ecclésiastique, XLIII, 12).
51
Binet emploie une expression plus synthétique à propos de l’iris : « un beau rien
bigarré teint en fausses couleurs » (op. cit., p. 598).
52
Sur les couleurs apparentes, voir les Conimbrenses, Commentaria in Meteorologica
Aristotelis Stagiritae, Lyon, Cardon, 1616, p. 38 c. Les « docteurs de Conymbre » rappellent
que les couleurs apparentes, contrairement aux couleurs vraies qui sont aperçues dans les
corps, naissent de la simple réflexion de la lumière. Autrement dit, l’arc-en-ciel, avec ses
couleurs apparentes (ibid., traité V, chap. II, p. 43) est bien le « rien » dont parlent Girard et
Binet, qui se fondent sur le discours physique de l’aristotélisme scolastique, qui attribue des
degrés d’être différents aux phénomènes physiques.
La p o ésie r elig ieu se au X V I I e si ècle 161

jour son ignorance53 ». L’iris n’est plus ici, comme chez certains prédicateurs, un
symbole où une allégorèse savante aperçoit, comme réfractés, une infinité de secrets
divins54. À l’opposé des spéculations sublimes des exégètes, et à l’image de
Montaigne, Girard prendrait-il plaisir à mettre en scène, ironiquement, le vain
« tintamarre » des autorités ? Son attitude est le symptôme d’une crise
herméneutique : la note d’autorité serait-elle, dès 1627, incapable de servir au
décryptage des symboles de « l’universelle analogie » ?

Utilisations divergentes des autorités physiques et théologiques


De fait, le mouvement intellectuel du XVIIe siècle remet en cause précisément
les autorités sur lesquelles s’appuie l’herméneutique religieuse du monde :
l’ancienne science scolastique est contestée par la nouvelle science mécaniste, et les
querelles théologiques sont légion, minant sourdement l’autorité du corpus
patristique ou de la théologie médiévale. Néanmoins, si cette contestation des
autorités apparaît ailleurs dans toute sa radicalité, par exemple chez les libertins, elle
ne se manifeste qu’indirectement dans la poésie religieuse, sous la forme
d’utilisations divergentes : les textes autorisés, d’un poème à l’autre, sont mobilisés
pour soutenir des idées différentes, voire opposées.
La divergence dans l’interprétation des autorités se remarque en matière de
physique. Si Aristote est convoqué par Girard, non sans une certaine distance
d’ailleurs, dans l’interprétation orthodoxe (c’est-à-dire tridentine et néo-scolastique)
des docteurs de Coïmbre, la mobilisation de l’autorité du coryphée des philosophes
revêt dans Le Parnasse divin du carme Clermont un sens fort différent55 :

Arist I. Le Ciel verse sans cesse un monde d’influences


meteor. c.2. Sur le monde arresté,
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La teste en faict de mesme et de ses abondances
Le corps est humecté.
S. Tho. in 2. Si le Ciel s’arrestoit comme S. Thomas mesme
coel. lect. I La [sic] doctement escrit,
et I p. q. 115 Tout ce vaste univers comme un malade blesme
a. 3. de S’arresteroit au lict.
potentia Si la teste deffaut le reste ne vaut guiere
q.a.7 Et comme a dit quelqu’un

53
Girard, loc. cit. ; Binet, op. cit., p. 597 : « ce beau miroir où l’esprit humain a vu en
beau jour son ignorance ».
54
L’exégèse du début du XVIIe siècle assimilait les trois couleurs traditionnelles de
l’arc aux trois vertus théologales, ou bien faisait de la théorie spéculaire de l’iris, créé par le
reflet du soleil sur les nuages selon Aristote, la figure naturelle de l’Incarnation. Voir
Cornelius a Lapide, Commentaria In Pentateuchum Mosis Genesis et Exodus [Anvers, 1616],
Commentaria in Scripturam sacram, éd. Crampon, Paris, Vivès, 1866, t. I, p. 158 (sur Genèse
IX, 12).
55
Clermont, « Le Grand microcosme », Le Parnasse divin, Toulouse, 1653, p. 22-23.
162 F lo r en t L ib r al

Ce n’est que pour les chiens qui s’en font chere entiere
S’il s’en treuve pas un.
Et quand aux mouvemens que dans le monde on treuve
Rond, droict, ou composé,
Dedans le corps humain ils y sont comme un fleuve
Sagement dispersé.

Ces quelques vers montrent que l’annotateur du poème utilise le texte


aristotélicien des Météorologiques56 et l’interprétation thomiste du De Cælo pour
soutenir une vision du monde magique57, caractérisée principalement par la
conception traditionnelle des rapports entre microcosme et macrocosme (le ciel est
au monde ce que la tête est à l’homme). Le cosmos magique de Clermont est plus
proche de la pensée stoïcienne (Galien), ou de celle des Pères de l’Église (qui ont
inversé le thème en faisant de l’homme le macrocosme) que de l’œuvre du Stagirite,
telle que la conçoivent les hérauts de la Contre-Réforme. Il s’agirait en fait pour le
poète (ou son annotateur) de faire rentrer dans l’orthodoxie aristotélicienne et
thomiste une vision du monde magique et renaissante. Cette prudence est
compréhensible : cela ne fait qu’une cinquantaine d’années que Giordano Bruno a
péri.
Ici, rien de commun en apparence avec la démarche de Girard, qui trouve dans la
théorie aristotélicienne de l’iris et des couleurs apparentes l’instrument d’un
scepticisme pieux. Cependant, somme toute, une comparaison du Parnasse divin
avec L’Orphée sacré mettrait en évidence un fait capital : l’autorité d’Aristote est
devenue ployable à tous usages, et sert en fait à justifier toute vision du monde
fondée sur les systèmes philosophiques antiques qui postulent l’unité organique du
cosmos58.
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En ce qui concerne les autorités théologiques, les divergences interprétatives
apparaissent, par exemple, dans la réception des comparaisons traditionnelles et leur
annotation. En effet, une même image ou similitude issue de la tradition patristique
peut être annotée de façon à soutenir des argumentaires opposés. L’annotation
d’autorité qui accompagne la métaphore du soleil de justice, capitale dans le débat

56
Le texte d’Aristote, à l’endroit allégué, évoque seulement l’idée que les éléments sont
la cause matérielle des phénomènes, et que l’origine du mouvement est dans l’impulsion
donnée par les corps qui se meuvent éternellement (Météorologiques, I, 2, éd. P. Louis, Paris,
Les Belles Lettres, 1982, t. I, p. 3-4).
57
Ce passage, d’ailleurs, n’est pas le seul à révéler un goût certain pour la pensée
magique chez le Carme. Ainsi, Le Parnasse divin contient, parmi d’autres poèmes, « La
Chiromancie » et « La Phisionomie », dont les noms dévoilent sans surprise le contenu, « Le
Grand microcosme », décrivant les analogies entre l’homme et l’univers, ainsi que « Le
Miroir ardent », qui développe la symbolique traditionnelle des bestiaires.
58
Sur la nécessaire subordination de la poésie religieuse à ces systèmes « cosmo-
biologiques », voir l’article synthétique de M. Fumaroli, « Les poètes “scientifiques” », dans
Y. Bonnefoy (éd.), Vérité poétique et vérité scientifique, Paris, Puf, 1989, p. 122-135.
La p o ésie r elig ieu se au X V I I e si ècle 163

sur la grâce, en est un témoin. Le texte convoqué pour la justifier varie en fonction
de la sensibilité théologique propre à chaque poète. Deux exemples, issus d’un
ouvrage proche de Port-Royal d’une part, et de l’un de ses adversaires d’autre part,
suffiront à le prouver.
Le Poème sur la grâce se présente comme l’œuvre d’une religieuse dominicaine,
mais a été composé à partir d’un ouvrage de Le Moyne, docteur en Sorbonne
fortement opposé aux thèses augustiniennes59. Cette position doctrinale se traduit
dans l’imagerie lumineuse du poème. La métaphore de l’œil de l’âme qui se ferme
volontairement, du fait du péché, à la lumière de la grâce, sans que celle-ci ne cesse
de luire, est mobilisée à l’occasion de la démonstration de la grâce suffisante :

Ainsi de l’Eternel la lumiere sacrée


Qui ne void que son ombre aux feux de l’empyrée,
Ne cache point pour nous ses aimables rayons,
Qui d’un bon-heur futur nous tirent les crayons,
Que la noire vapeur qu’exhale nostre vice,
Ne dérobe à nos yeux l’esclat de sa justice.60

Cette interprétation particulière de l’image du soleil de la grâce est appuyée sur


l’autorité d’un passage précis de saint Ambroise, reproduit sur une marge située
deux pages en arrière61 (curieux décalage, qui s’explique sans doute par
l’encombrement des marges à cet endroit du texte) :

S. Ambroise au Sermon 8 sur le Ps. 188. Sol justitiae Christus omnibus ortus est,
omnibus venit, omnibus passus est, et omnibus surrexit : si quis autem non credit in
Christum, generali beneficio se fraudat, ut si quis clausis fenestris radios solis
excludat.62
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C’est une symbolique toute différente qui apparaît dans les Stances chrétiennes
(1638) de Charles Maignart, proche de l’abbé de Saint-Cyran. La dépendance totale
de l’œil intellectuel par rapport à la lumière divine63 dans la vision spirituelle est
affirmée, pour souligner l’initiative divine dans le don de la grâce :

Ceste grace est pourtant, le Soleil de nostre ame,


Et ses divins rayons, sont dons de l’Esprit Sainct :

59
Le Moyne, op. cit.
60
Brenne, op. cit., p. 61.
61
Ibid., p. 59.
62
« Le Christ, soleil de justice, est né, est venu, a passé et s’est élevé pour tous : si
quelqu’un pourtant ne croit pas au Christ, il se prive de ce bénéfice général, comme s’il
empêchait le passage des rayons du soleil par des fenêtres closes. »
63
Tony Gheeraert a étudié l’importance de l’image solaire dans la poésie de Port-
Royal : voir Le Chant de la grâce. Port-Royal et sa poésie d’Arnaud d’Andilly à Racine,
Paris, Champion, 2003, p. 275 sq.
164 F lo r en t L ib r al

Mais si Dieu juste et bon, ne nous ayde et enflamme,


C’est moins qu’un feu couvert, qui n’est point tout estaint.

Moins encor qu’un flambeau, qui ne nous illumine,


Sans son premier moteur, bien qu’il ayt sa splendeur :
Car si nous n’avons point ceste faveur divine,
L’amour mesme est en soy, sans splendeur, sans ardeur.64

La justification de ces vers est rapportée à l’autorité de saint Augustin, non pas dans
une annotation d’autorité, mais dans une autre forme de paratexte, appelée
« postface65 » par Maignart :

Sicut enim oculus corporis etiam plenissime sanus, nisi candore lucis adjutus non
potest cernere : sic homo etiam perfectissime justificatus, nisi aeterna luce justitiae
divinitus adjuvetur, non poteste recte vivere. S. August. cap 26 de nat. et grat.66

On voit donc que l’image de l’illumination intérieure, diversement modulée


selon les courants spirituels, requiert de ce fait une stratégie de justification qui fait
appel au paratexte. Certes, la note d’autorité, et parfois aussi les postfaces ou
préfaces, sont chargées de fonder la figure poétique, et la sensibilité théologique
particulière qu’elle exprime, dans l’intertexte patristique ; ce n’est qu’à ce prix que
le texte poétique pourrait voir reconnaître sa conformité à la foi authentique.
Néanmoins, si cette norme se fonde sur l’idée d’un consensus des Pères et
théologiens, et si celui-ci est démenti par des interprétations contradictoires
présentes dans les textes, c’est la valeur d’autorité des citations patristiques qui est
remise en cause.
La crise de la poésie annotée est donc double : crise des autorités physiques, qui
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permettaient de fonder l’arsenal de notes du poème dans le discours scientifique ;
crise des autorités théologiques, qui garantissaient la valeur et l’orthodoxie des
positions religieuses défendues dans le texte. Autrement dit, c’est une vision globale
du monde, exprimée par la poésie religieuse, qui perd progressivement tous ses
soutiens théoriques.

64
Ch. Maignart, Stances chrétiennes, s.l., 1638, p. 1.
65
Le terme postface ne désigne pas pour Maignart le texte continu ce que nous
entendons aujourd’hui par là, mais plutôt une sorte d’annexe ou de liste d’addenda, faite de
fragments discontinus, à la fois catalogue d’autorités et réfutation des opinions adverses. Un
tel montage a donc une fonction très proche de celle de l’annotation marginale dans le Poème
sur la grâce, analysée plus haut. Cependant, comparée à la note, la postface dépasse la simple
quête d’autorité (bien qu’elle serve aussi à cela), dans la mesure où elle véhicule avant tout la
parole de l’auteur du poème, et pas seulement celle des textes autorisés.
66
« De même que l’œil, même entièrement sain, ne peut voir s’il n’est aidé de la
candeur de la lumière, de même l’homme, même entièrement justifié, ne peut vivre
droitement, si, par une inspiration divine, il n’est aidé de l’éternelle lumière du Soleil de
Justice. » (Augustin, De la nature et de la grâce, chap. XXVI, § 29).
La p o ésie r elig ieu se au X V I I e si ècle 165

De l’encyclopédie renaissante à l’érudition historique


Le déclin de cette herméneutique globale laisse place à de nouvelles formes
d’annotation qui s’appuient de plus en plus sur les sciences humaines naissantes.
Dans ce cadre, la prédominance est assurée à l’histoire, comme le montre ce sonnet
de Laurent Drelincourt consacré à la prédication du Christ67 :

Ciel, formas-tu jamais un Proféte semblable ?1


Le Divin Rédempteur, dans son Humanité,
Enrichy des Trésors de la Divinité,
Nous ouvre du Salut la Source inépuisable.

O Docteur des Docteurs, Pasteur Incomparable !


Oracle de la Grace, et de la Vérité !
La Palestine a veu, pendant plus d’un Eté,2
Couler des Fleuves d’Or de ta Bouche adorable.3

Ta Voix perce les Cœurs, ta Voix guérit les Corps ;4


Donte les Elémens, ressuscite les Morts ;
Et tire les Mortels des immortelles Flâmes.

Mon Esprit, en ce Point, t’admire justement.


Mais de te voir Prêcher sans convertir les Ames,
C’est le plus grand Sujet de mon étonnement.

1
Aussi la Voix du Ciel n’a jamais crié que pour Luy seul, « Ecoutez-le ».
2
La Prédication de Jésus-Christ fut de trois ans et demy, selon l’opinion commune.
3
Cicéron nommoit le Stile d’Aristote, « un Fleuve d’Or coulant ».
4
C’est en Jésus-Christ, et non pas dans le Périclés d’Athénes, que se trouve le vray
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« Orateur Olympien », c’est-à-dire « l’Orateur Céleste et Divin » qui a la Persuasion sur les
Lévres, et qui porte la Foudre sur la Langue.

L’annotation, qui oscille ici de manière significative entre note d’autorité et note
d’érudition, fait du Christ le type même de l’orateur selon les critères antiques : il
s’agit d’une utilisation religieuse de la logique humaniste de l’histoire-miroir, et en
même temps d’une typologie généralisée (tous les hommes d’exception du
paganisme sont des figures prémonitoires du Christ, tel Périclès). Cependant, ce
rapport à l’histoire s’opère encore dans un cadre emprunté à la spéculation
religieuse : Drelincourt est encore bien éloigné de l’idée d’une histoire critique.
Ce contexte nouveau a une influence fondamentale sur l’évolution de la note.
L’histoire est le cheval de Troie qui permet l’intrusion de l’érudition profane dans
l’annotation de la poésie religieuse. Ainsi, les sonnets de Drelincourt, à l’occasion
de la méditation des mystères chrétiens, nous apprennent dans certaines notes (cette

67
Drelincourt, « Sonnet XIII. Sur les Sermons de Notre-Seigneur », Sonnets chrétiens
sur divers sujets, livre III, éd. cit., p. 213.
166 F lo r en t L ib r al

fois-ci nettement du côté de l’érudition) des éléments d’histoire de l’Amérique68, ou


de la religion chinoise69 ! D’un point de vue théologique, le phénomène marque un
rapprochement de l’érudition profane, par l’acceptation d’une certaine ouverture au
monde, et une tentative de conférer à celle-ci un sens religieux.
Toutefois, Drelincourt, s’il est favorable aux disciplines naissantes des belles-
lettres et de la critique, reste fondamentalement traditionaliste pour ce qui est de sa
vision de l’univers, comme il apparaît dans ses sonnets ou dans leurs notes70. Tout
se passe comme si la note avait pu, de la modernité, accepter le criticisme et
l’évolution des critères du goût, mais refusait par ailleurs avec opiniâtreté les
données de la science nouvelle. Quant à ses rapports avec la connaissance de la
nature, dans le cadre de la poésie didactique annotée, la poésie pieuse est acculée à
une alternative : dialoguer avec un savoir archaïque, ou bien se spécialiser dans un
échange avec les humanités, comme l’histoire. Ce serait là l’un des symptômes de la
crise que la modernité inflige aux formes de pensée et d’écriture religieuses, les
forçant à concevoir une interprétation globale du monde sans le secours habituel
qu’elles avaient, depuis le Moyen Âge, dans une science « servante de la
théologie ».

Si les formes didactiques de la poésie religieuse ont besoin de cette redondance


normative qu’est la note d’autorité, cela signifie la crise du caractère normatif du
texte poétique. On aurait pu croire, de prime abord, que cette crise était seulement
un effet des controverses scientifiques et théologiques contemporaines sur une
poésie chargée de défendre la norme du savoir ancien. Mais ce qui se révèle, en
dernière instance, est une crise des autorités elles-mêmes, annonciatrice ou
contemporaine de la conversion de l’exégèse médiévale en exégèse historique71
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(mouvement qui va du XVIe siècle à Richard Simon), et du savoir dévot en méthode
historique et critique (Pierre Bayle). Ainsi, la note d’autorité n’est pas un héritage
du passé, mais une forme que l’on utilise pour tenter de remédier – vainement et
marginalement, dans le cas de la poésie religieuse – à un rapport aux textes
fondateurs du christianisme (Bible et Pères) qui se fait de plus en plus complexe et
problématique.
Le plus frappant est la nécessité pour le texte de s’appuyer sur la note et de
rompre sa clôture pour être porteur de sens – que la note soit un simple appui, un
dialogue avec le texte ou plus généralement un complément sémantique. Cette
68
Ibid., livre I, sonnet VII, n. 2, p. 123.
69
Ibid., livre I, sonnet XVIII, n. 1, p. 134.
70
Ainsi, on lit dans une note du sonnet XIX du livre I : « Les Eléments sont les
Principes de la Génération et de la Corruption de tous les corps mixtes, ou composés »
(p. 135, n. 2).
71
Voir à ce sujet Fr. Laplanche, La Bible en France, entre mythe et critique, Paris,
Albin Michel, 1994, p. 59-60. Le nouveau principe heuristique est résumé par Mabillon,
selon qui le sens littéral « est le fondement de la vraie piété » (loc. cit.).
La p o ésie r elig ieu se au X V I I e si ècle 167

dépendance est le signe le plus évident que la vision du monde totale affirmée par la
poésie religieuse, même si la note d’autorité tente de la maintenir, ne peut faire face
au criticisme moderne ; en effet, celui-ci remet en question la valeur même des
autorités, dans la mesure où elles sont susceptibles d’interprétations diverses. Il ne
reste donc plus à la poésie religieuse qu’à trouver son refuge dans la méditation
personnelle non annotée, ou dans une vision de l’histoire. La note d’autorité laisse
désormais place à la note d’érudition.

F lo r en t L ib r al
Éq u ip e L i ttéra i re d e Rech er ch es s u r la Prem iè re Mo d ern ité
( U n iversi té d e T o u lo u se - L e Mira il)

Bibliographie des sources

1601. DU BARTAS (Guillaume de Salluste), La Sepmaine, […] reveuë, augmentee, et


embellie en divers passages par l’Auteur mesme. En ceste derniere Edition ont
esté adjoustez […] amples […] annotations en marge, et explication des
principales difficultez du texte, par S.G.S [Simon Goulard de Senlis], s.l.
[Genève], Jaques Choüet, 1601.
1613. LA CEPPÈDE (Jean de), Les Theoremes, Toulouse, Colomiez, 1613.
1613. VALAGRES & MAISONFLEUR (Ét. de L’Huillier, seigneur de) et alii, Les
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Cantiques du Sieur de Valagres et les Cantiques du sieur de Maizon-Fleur,
Rouen, Raphaël du Petit Val, 1613 [Réédition de deux ouvrages sous forme de
recueil : les Cantiques de Valagres (dont nous n’avons pu trouver trace dans les
bibliographies) et Les Divins cantiques de Maisonfleur, (Anvers, 1580), ainsi
que d’autres poèmes tirés de divers auteurs].
1614. LA C ROIX-MARON, La Muse catholique […] sur la saincte Eucharistie,
Bordeaux, S. Millanges, 1607.
1619. FERMELUIS (Jean), Poeme spirituel contenant l’histoire de la vie, mort et
miracles de sainct Roch, Paris, de l’imprimerie de Claude Hulpeau, chez
l’auteur, 1619.
1627. GIRARD (Claude), L’Orphée sacré, Lyon, Jonas Gautherin, 1627.
1632. JEAN L’ÉVANGELISTE D’ARRAS, La Philomele séraphique, Tournay, Adrien
Quinque, 1632.
1641. L E M OYNE (P. Pierre), Hymnes de la Sagesse divin et de l’Amour divin, avec
un discours de la Poesie et d’autres Pieces sur diverses Matieres, Paris,
Sebastien Cramoisy, 1641.
1650. DUFOUR (Gabriel), Poeme sur la passion de Jesus-Christ divisé en sept livres,
Cahors, André Rousseau, 1650.
168 F lo r en t L ib r al

1653. CLERMONT, Le Parnasse divin, Toulouse, Arnaud Colomiez, 1653.


1654. BRENNE (Marguerite de) [« Mère de la Vierge »], Poeme sur la Grace, Paris,
Edme Martin, 1654.
1657. COTIN (Charles), Les Poesies chrestiennes, Paris, Charles de Sercy, 1657.
1659. ZACHARIE DE VITRÉ, Essays de Meditations Poëtiques sur la Passion mort et
Resurrection de Nostre Seigneur Jesus Christ, Paris, François Muguet, 1659.
1664. LE N OIR (Philippe), Emanuel ou paraphrase evangelique, comprenant
l’histoire et la doctrine des Quatre Evangiles de Jesus Christ nostre Seigneur,
(4e édition) Charenton, Louis Vendosme, 1664.
1667. SAINT-MARTIN (Marc de), La Nature naissante ou les merveilleux effects de
la puissance divine dans la creation du monde achevée en six jours, Paris,
Vincent du Moutier, 1667.
1680. DRELINCOURT (Laurent), Sonnets chrétiens sur divers sujets, éd. J. Gœury,
Paris, Champion, « Sources classiques », 2004.
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