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Revue des Sciences Religieuses

Nature et grâce. Sur une citation de Tertullien dans Saint Augustin


Jean Rivière

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Rivière Jean. Nature et grâce. Sur une citation de Tertullien dans Saint Augustin. In: Revue des Sciences Religieuses, tome 2,
fascicule 1, 1922. pp. 45-49;

doi : 10.3406/rscir.1922.1166

http://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1922_num_2_1_1166

Document généré le 29/08/2017


NOTES ET COMMUNICATIONS 45

tous des membres de la même famille spirituelle. Les historiens


ou les chroniqueurs postérieurs, saint Épiphane, saint Jérôme,
Sozomène, ne sauraient prévaloir contre ces témoins. L'autorité
de Sozomène n'a été retenue que lorsqu'elle était fondée sur
Sabmos ; Philoslorge nous a paru mériter créance lorsqu'il
affirme la présence de Paulin à Nicée et sa translation de Tyr à
Antioche : on peut, sembie-t-il, faire crédit aux sources ariennes
quand elles racontent l'histoire des ariens.
On tiendra donc pour établi que le Paulin de Dacie dont
parle l'épitre des Orientaux n'a rien de commun avec Paulin
de Tyr, ni avec un évêque d'Antioche ; que Zenon n'a pas
occupé le siège de^Tyr entre 315 et 330; que notre Paulin enfin,
évèque de Tyr dès le temps de la construction de l'Église neuve
(vers 315), eusébien de la première heure et partisan déclaré
d'Arius. n'a quitté Tyr que vers 331 pour aller occuper le siège
d'Antioche, où il mourut après un court épiscopat de six mois.
Gustave Bardy.
Lille.

Nature et Grâce
Sur une citation de Tertullien dans saint Augustin.

Au ve siècle, le paganisme officiellement v.ùncu n'avait pas


encore entièrement désarmé dans certains milieux. Pour les
lettrés surtout, la profession du christianisme demeurait une
sorte de tare qu'ils avaient peine à comprendre chez un « honnête
homme » et saint Augustin rapporte qu'il n'était pas rare de
recueillir sur leurs lèvres des quolibets tels que ceux-ci :
Magnus vir, bonus vir, litteratus, doctus, sed quare christia-
nus (1)?

Ou encore :
Magnus vir ille, verbi gratia Gaius Seius, magnus, doctus,
sapiens, sed quare christianus ? Nam magna doctrina (et
magnae litterae), et magna sapientia (2).

(1) Enarr. in Ps. XXXIX, 26. — P. L, t. XXXVI ; col. 450.


[2\Enarr. in Ps. CXL, 17. — P. L, t. XXXVII; col. 1826. Les mots entre
parenthèses manquent dans les manuscrits.
.46 JEAN RTV1ÈKE

En relevant ces deux textes (1), Mgr Batiffol ajoute cette


suggestion : « Seraient- ce des propos tenus sur Augustin lui-même? »
L'hypothèse n'a rien d'impossible en soi : Augustin a bien pu
entendre murmurer sur son compte ces paroles désobligeantes et
surprises, tout comme il nous arrive encore aujourd'hui d'en
entendre de semblables à l'occasion. Mais en tout cas ce
témoignage personnel, si d'aventure c'en est un, s'enveloppe d'une
incontestable réminiscence littéraire. Car, deux siècles avant
l'évêque d'Hippone, Tertullien surprenait des réflexions
identiques chez les païens de son temps.
Quid? quod ita plerique clausis oculis in odium eius [christiani
nominis] impingunt ut bonum alicui testimonium ferentes
admisceant nominis exprobrationem : Bonus vir Gains Seius,
tanlum quod christianus. Item alius : Ego miror Luciutn, saplentem
virum, repente factum christcanum. Nemo rétractât : Nonne ideo
bonus Gaius et prudens Lucius quia christianus ? Aut ideo
christianus quia prudens et bonus (2)? »

II n'y a pas d'illusion possible sur la parenté des deux textes.


Elle n'est pas seulement révélée par la présence du même nom
propre, Gaïus Seius : il semble que ce fût, chez les Latins, un
personnage de convention pour désigner n'importe qui, un peu
comme le Titius de nos casuistes (3). Mais, dans les deux cas,
c'est, avec la même idée, le même mouvement, on pourrait
presque dire : le même rythme logique, d'où suivent d'évidentes
concordances dans f expression Ce double passage' des Enar-
raliones entre, à n'en pas douter, dans la série déjà longue des
emprunts faits par l'évêque d'Hippone à ses prédécesseurs
africains.

(1) Mgr Batiffol, Le catholicisme de saint Augustin, Paris, 1920, t. I,


p. 221, note 2. A
(2) Tertullien, Apologet.'Z. — P. L., t. I; col. 328-329. Déroutés par la
tournure elliptique de ce texte, les anciens éditeurs avaient cru devoir
suppléer : « tantum malus quod christianus ». Les Bénédictins ont rétabli
l'original dans toute sa vigueur. Voir un texte tout semblable dan» Ad
nat., I, 4; ibid., col. 564.
(3) Les éditeurs bénédictins signalent encore deux fois ce Gaïus Seius
dans les œuvres de saint Augustin. Enarr. in Ps. LXX, I, 14. — P. L.,
t. XXXVI ; col. 884 et Tract, in loann., VI, 25. — P. L., t. XXXV ; col. 1436.
On le retrouve aussi, avec sa compagne Gaia Seia, dans Optât MiLEv.,De
bapt., III, 11. - P. L., t. XI ; col. 1024.
NOTES ET COMMUNICATIONS 47

Aussi bien ce menu détail ne mériterait-il pas d'être relevô


s'il n'attirait en même temps l'attention sur la nuance spéciale
que prend dans l'esprit d'Augustin la donnée fournie par son
modèle. Car, si le thème est commun entre les deux auteurs, il
est exploité par chacun d'une manière sensiblement différente,
où Ton retrouve la marque de son temps et lu trace de ses
préoccupations. Par lace fait dépasse l'ordre simplement litléraire
pour intéresser à sa façon l'histoire de la théologie.
Indépendamment du trait de mœurs qui en fait la saveur
historique, le mot ici rapporté touche par son fond logique à
l'un des problèmes les plus épineux qui se soient jamais posés
devant l'esprit des croyants : celui des rapports entre les vertus
naturelles et la profession de la foi. Esclaves d'un rationalisme à
courtes vues, les païens s'étonnaient qu'un homme bon, instruit
et sage, pût se faire chrétien. A quoi nos théologiens de riposter
en montrant la relation intime qui existe, au contraire, entre le
christianisme de cet homme et les qualités morales qu'on lui
reconnaît.
La position de Tertullien est, à cet égard, des plus simples.
Tout occupé de rétorquer l'objection de l'adversaire et d'en
faire ressortir l'absurdité, il va droit à la réponse immédiate,
topique, incisive et décisive. Gomme il est un jouteur rompu à
l'art de la dialectique, il esquisse même deux solutions, aussi
péremptoires à son sens l'une que l'autre, de manière à serrer le
railleur païen dans les cornes d'un" irrésistible dilemme. « On
s'étonne, dit-il, qu'un tel et un tel puissent être chrétiens, alors
qu'ils se. font remarquer par leur sagesse ou leur bonté. Et
personne ne se demande si Gaïus n'est pas bon et Lucius prudent
précisément parce que chrétien, ou encore s'il ne serait pas
chrétien précisément parce que prudent et bon. »
Parade d'un bel effet apologétique ; mais il est visible qu'un
principe théologique très différent préside à ces deux
alternatives. Dans la première, la foi chrétienne est donnée comme le
principe des vertus naturelles qui la traduisent au dehors ; la
seconde, au contraire, suppose que ces vertus naturelles puissent
être le principe de la foi. Ne dirait-on pas que cette dernière
conception a les préférences de Tertullien puisqu'il la laisse — et
avec un singulier relief — comme bouquet final de son
argumentation ? Toujours est-il qu'il accepte sans difficulté l'une et l'autre
48 JEAN RIVIÈRE

hypothèse. Par où il montre bien qu'au fond comme dans la


forme il reste sur le terrain apologétique et ne voit du problème
posé que les càtés extérieurs.
On peut s'attendre à ce que saint Augustin nourrisse des
scrupules plus Ihéologiqiies etque les propos stupidement satiriques
du public païen' provoquent dans son âme d'autres réactions.
C'est ce qui ne manque pas d'arriver.
Sans doute, dans son commentaire du Psaume 140, il s'arrête un
moment au point de vue apologétique.

Magnus vir ille..., doctus, sapiens, sed quare christianus?


Nam magna doctrina, et magna sapientia. — Si magna sapientia,
approba quod christianus est; si magna doctrina, docte elegit.

Encore, même alors, l'évêque d'Hippone se garde-t-il


d'insinuer qu'il puisse y avoir entre les vertus naturelles et la foi
une relation de cause à effet II se contente de pousser à son
adversaire cette poiufe : « Vous reconnaissez que cet homme est
intelligent et sage; au lieu de lui reprocher sa foi, concluez donc
que son choix fut judicieux et qu'il a raison d'être chrétien. »
Plus qu'une affaire de dialectique, semble-t-ii ajouter, c'est ici
une question de tact. A vouloir louer quelqu'un, encore faut-il
tenir compte de la manière dont il désire être loué, sous peine
d'aller, à rencontre de ses sentiments.

Postremo quod tu vitupéras, hoc ei placet quern laudas...


Laudant in me quae nolo; 'quae ego parvipendo laudant in
me ; quod ego charum habeo reprehendunt in me, adulatores,
fallaces, deceptores (i).
Qu'il parle en apologiste ou en moraliste, en logicien ou en
homme de bon ton, Augustin ne sort pas. ici de l'argument ad
hominem. Mais, sans entrer dans le fond de la question, il évite
avec soin la concession que ne craignait pas de faire Tertullien :
c'est déjà un signe des temps.
Il y a mieux et l'évêque d'Hippone ne nous laisse pas ignorer
qu'il voit là un problème d'ordre dogmatique. On peut déjà le
deviner quand i-1 dit que les fausses louanges déplaisent au
chrétien. De ce fait l'exposition du Psaume 39 dégage
explicitement la raison.

(1) Enarr. in Ps. CXL, 11 ; loc. cit.


NOTES ET COMMUNICATIONS 49
En tua laudant quae nolles laudari : illud reprehendunt unde
gdudes. Sed si forte dicis : « QuH in me laudas, o nom/), quia
vir iuslus sum? Si hoc putas, Ghristus ma hoc fecit; ipsum
lduda. » At ille : « Absit! Noli tibi iniuiiam facere : tu te ipsi
talem fecisti (1). »

Saint Augustin on le voit, tient à dire clairement que les


vertus morales qui apparaissent aux yeux des hommes et
excitent leur admiration sont le fruit de la grâce. Tout en
reproduisant une réminiscence de Terlullien. jamais il ne
s'arrêterait comme lui à l:i pensée que nos qualités naturelles puissent
être une cause de la Coi : au contraire, il éprouve le besoin
d'affirmer expressément qu'elles tn sont l'effet Évidemment les
préoccupations de la controverse pélagienne sont passées par là.
Jean Rivière.

(1) Enarr. in Ps., XXXIX, 26; loc. cit.

Rev. des Sciences rblig., t. II.

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