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LE RÊVE SOLLICITÉ : UN THÈME DE LA MAGIE RITUELLE

MÉDIÉVALE

Julien Véronèse

Publications de la Sorbonne | Sociétés & Représentations

2007/1 - n° 23
pages 83 à 83

ISSN 1262-2966

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Pour citer cet article :


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Véronèse Julien, « Le rêve sollicité : un thème de la magie rituelle médiévale »,
Sociétés & Représentations, 2007/1 n° 23, p. 83-83. DOI : 10.3917/sr.023.0083
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LE RÊVE SOLLICITÉ :
UN THÈME DE LA MAGIE RITUELLE MÉDIÉVALE
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Julien Véronèse
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Rêves et visions, parfois difficiles à distinguer, sont si nombreux dans les textes
du Moyen Âge qu’ils n’ont cessé de fasciner les historiens. À partir des années
Soixante-dix, les tenants d’une « histoire des mentalités » teintée d’anthropologie
leur ont accordé un intérêt tout particulier, qui ne s’est guère démenti depuis. Il est
vrai que le rêve (somnium), que l’on peut définir comme la vision intérieure du sujet
endormi, est à même d’apporter un éclairage particulier sur les rapports qu’entre-
tient l’homme médiéval avec son environnement social. Objet d’une relation écrite,
rapporté comme une suite d’images et/ou de sons, le songe est un moment situé
hors du temps objectif, d’autant plus précieux qu’il est menacé par l’oubli ; porteur
d’un message clair (parfois de portée politique) ou nécessitant une interprétation, il
ouvre sur des territoires où l’esprit humain, hors de toute contrainte corporelle, peut
divaguer et, souvent, s’instruire des vérités chrétiennes1. En dépit du miroir défor-
mant que constitue toute mise en ordre narrative, le rêve, en particulier le rêve à la
première personne, est aussi le parfait sésame pour appréhender une subjectivité
fuyante, à une époque où l’« individu », dans sa relation à Dieu comme dans le jeu
des liens d’homme à homme, n’a qu’une autonomie limitée2.

1. C’est ainsi que les récits oniriques de voyage de l’âme dans l’au-delà ont joué un rôle fondamen-
tal dans la formation et la promotion du Purgatoire au Moyen Âge central. Cf. Jacques Le Goff, La
Naissance du Purgatoire, Paris, Gallimard, 1981. Utilisés comme exempla par les prédicateurs, visions
et rêves annonciateurs du sort post mortem ou mettant en scène la géographie de l’au-delà ont aussi
été des moyens puissants de catéchèse.
2. Dans cette optique, l’étude désormais classique de Jean-Claude Schmitt consacrée aux rêves de
Guibert de Nogent (v. 1055-v. 1125) figure parmi les essais les plus aboutis de reconstitution et
d’analyse du travail psychologique qui, par un processus onirique susceptible d’interprétation,
s’opère chez un lettré du Moyen Âge. Cf. Jean-Claude Schmitt, « Les rêves de Guibert de Nogent »,

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De manière plus générale, le rêve fait figure à l’époque médiévale, aux côtés de
la vision à l’état de veille, de moyen de contact privilégié avec les hautes sphères de
la création, qu’il s’agisse de Dieu lui-même, de ses messagers les anges3, des démons
ou des bienheureux. À tout moment, dès lors que l’endormissement survient,
chaque chrétien est potentiellement en phase avec une instance qui le dépasse, dont
les actes ou les attentes font du destin de son âme le premier des enjeux. Cette fonc-
tion médiatrice du rêve, qui concerne l’individu comme la communauté, puise sa
source dans la Bible, où songes prophétiques, d’origines divine et angélique, mais
aussi rêves inspirés par les démons sont nombreux. La tradition est ensuite reprise
84 par les théologiens, qui, dans la lignée de saint Augustin4, ne réduisent jamais le rêve
à un simple phénomène physio-psychologique5. Même lorsque les typologies du
songe commencent à mieux tenir compte du rôle du corps dans le processus oni-
rique – notamment à partir du XIIe siècle –, ne se cache jamais très loin derrière
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l’image mentale perçue durant le sommeil une altérité, bonne ou nuisible, dont, au-

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delà des apparences, il convient de déterminer la nature réelle et le mobile. La vali-
dité du rêve et de la leçon délivrée dépend donc avant tout de son origine,
autrement dit de l’entité spirituelle, bienveillante ou maligne, qui en est la cause pre-
mière ou secondaire ; et comme les ruses des démons sont difficiles à déjouer au vu
des faibles moyens de perception et d’analyse dont disposent les hommes (et en par-
ticulier les rustici), le doute et la suspicion, dans l’esprit du temps et en particulier
des clercs, doivent toujours être de mise6.

in Le Corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris, Gallimard, 2001,
pp. 263-294, repris de « Rêver au XIIe siècle », in Tullio Gregory (dir.), I sogni nel Medioevo, Roma,
ed. dell’Ateneo, 1985, pp. 291-316.
3. Sur cet aspect, cf. Julien Véronèse, « Les visions des anges au Moyen Âge (XIIe-XVe siècle) », in Les
Anges, Colloque international de Rome organisé par l’Ambassade de France près le Saint-Siège en
partenariat avec l’Université Pontificale Saint-Thomas d’Aquin Angelicum, 15 et 16 avril 2005, actes
sous presse.
4. Martine Dulaey, Le Rêve dans la vie et la pensée de saint Augustin, Paris, Études augustiniennes,
1973, pp. 113-127.
5. Jacques Le Goff, « Le christianisme et les rêves (IIe-VIIe siècles) », in Tullio Gregory (dir.), I sogni…,
op. cit., pp. 171-218, repris in Jacques Le Goff, L’Imaginaire médiéval. Essais, Paris, Gallimard, 1985,
pp. 265-316 ; id., « Rêves », in Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Paris, Fayard, 1999,
pp. 950-968 ; Jean-Claude Schmitt, « Le sujet du rêve », in Le Corps…, op. cit., pp. 295-315, repris
de « The Liminality and Centrality of Dreams in the Medieval West », in David Dean Shulman et
Guy G. Stroumsa (dir.), Dream Cultures. Explorations in the Comparative History of Dreaming, New
York-Oxford, Oxford University Press, 1999, pp. 274-287.
6. Pour un point de vue normatif, on peut renvoyer au traité Contre les devineurs et songeurs (1411)
du dominicain Laurent Pignon, adressé au duc de Bourgogne Jean sans Peur et fortement influencé
par la doctrine de Thomas d’Aquin. Cf. Jan R. Veenstra, Magic and Divination at the Courts of
Burgundy and France. Text and Context of Laurens Pignon’s Contre les devineurs (1411), Leiden-New
York-Köln, Brill, 1998, pp. 283-287 (II, 2, 4) : « Les jugemens pris sur songes et visions qui se font

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Rêver investit néanmoins le sujet, parfois contre son gré, d’un pouvoir qu’au-
cune institution n’est véritablement capable de contrôler et d’autant plus important
qu’il touche au sacré. Si le songe permet à quelques élus de bénéficier de révélations
qui engagent le salut collectif (et dont ils apparaissent plutôt comme les medias pas-
sifs), la finalité du rêve peut être plus prosaïque et son obtention à la fois plus active
et moins sélective. C’est le cas d’une part lorsque le fidèle, bien souvent un pèlerin,
sollicite ou « tente », pour soigner son corps, le charisme d’un puissant intercesseur,
dans le cadre d’un miracle onirique préparé par un processus plus ou moins long
d’incubation ; c’est le cas d’autre part lorsqu’un clerc, plus rarement un laïc, essaie
de satisfaire un certain nombre de ses désirs en suscitant délibérément, au moyen de 85
rituels que l’on qualifie communément de magiques, l’intervention en songe de
créatures aux potentialités quasi illimitées, telles que les anges ou les démons. Ces
deux champs de l’expression onirique médiévale comportent des différences
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notables : le premier concerne, tout au long du Moyen Âge, une masse bien souvent

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illettrée, qui se rend dans les sanctuaires des saints pour être soulagée de ses maux,
comme le faisait avant elle le peuple païen dans les temples de Sérapis, Asclépios ou
Esculape ; le second, véhiculé par l’écrit, intéresse à partir du XIIe siècle un public
plus étroit, pour l’essentiel clérical, qui tend progressivement à s’élargir à la haute
société curiale et/ou urbaine. L’un, dans les faits, est toléré par l’Église ; l’autre, dès
les premières décennies du XIIIe siècle, est condamné, de même que le corpus de
textes qui en fixe le principe et la pratique. Toutefois, bien que l’on se situe en marge
des manifestations canoniques de la vie religieuse, on a affaire dans les deux cas à
des pratiques dévotionnelles7. Le fondement en est cette capacité reconnue au rêve
d’abolir la frontière entre l’homme et la pars spiritualis de la création ; mais elles
reposent aussi sur la croyance partagée en une fonction « restauratrice » ou « com-
pensatrice » du songe inspiré, que des rites mus par une piété sincère ne peuvent
manquer de provoquer. On retrouve là la dialectique du don et du contre-don chère
à la société médiévale et, de manière subsidiaire, la question du degré de contrainte
qui pèse sur l’entité sollicitée. Il faut noter enfin que le processus onirique attendu
confère à l’une et l’autre de ces pratiques un caractère nettement individuel.
Les commentateurs médiévaux ont fait des songes divins (au sens large) l’apa-
nage d’une élite et se sont évertués, pour endiguer les manigances du Malin ou enca-
drer des prophètes trop spontanés, à bâtir une phénoménologie de la vision

en dormant sont reprové et desfendu en la plus grant partie […]. Item, par le deable sont aucunne-
fois seduit aucune personnes de simple estat qui font penitence et junes indiscretement et de leur
propre volenté sans raison aucune. Lesquels, appres ce qu’il sont tellement affebli et anienti de leur
corps qu’il n’ont cervelle ne esperit, le diable par illusions et visions se moustre a eulx aucunnefois
en forme d’angeles luisans, aucunefois en la forme de Dieu ou d’aucuns sains, et par ce li peuple qui
croit de legier les honeure et prise. »
7. De fait, même la cœrcition des démons dans le cadre d’un experimentum de magie rituelle ne peut
se faire sans l’aval d’une divinité qu’il faut invoquer avec toute la révérence requise. Cf. infra.

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« véritable », voire, à la suite de Macrobe, une sociologie du rêveur ou du visionnaire


« autorisé »8. Pour autant, les fidèles n’ont jamais renoncé à voir dans le rêve un
moyen d’améliorer un sort parfois défavorable, en bénéficiant par son intermédiaire
de la virtus d’un puissant intercesseur. Sans être véritablement institutionnalisée, la
pratique de l’incubation (du latin incubare, se coucher), visant à solliciter de
manière active dans une église la venue d’un rêve thérapeutique, est attestée en
Occident tout au long du Moyen Âge. Aucune étude d’envergure n’existe pour
l’heure sur ce phénomène manifestement très répandu dans le monde latin et il
n’entre pas dans notre propos de faire un point complet sur cette question.
86 D’aucuns, comme le bollandiste Hippolyte Delehaye, ont pu disserter sur son exis-
tence9, ou son rapport avec la pratique institutionnalisée et, pour ce que l’on en sait,
très ritualisée qui avait cours dans les temples des mondes grec et romain10 ; il est
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8. Jacques Le Goff, « Le christianisme et les rêves… », art. cit., pp. 278-279. On peut citer par
exemple le traité Contra divinatores et sompniatores (1310) adressé au pape Clément V, dans lequel
Augustin d’Ancône tente de distinguer vrais et faux prophètes. Entre autres critères, les prophètes
inspirés par les démons, en particulier en songe, sont ceux qui n’ont pas de statut social clairement
déterminé, en particulier au sein de l’Église. Cf. Pierangela Giglioni, « Il Tractatus contra divinatores
et sompniatores di Agostino d’Ancona : introduzione e edizione del testo », Analecta Augustiniana,
n° 48, 1985, pp. 5-111, notamment p. 64 : « Le premier “critère” est en partie la mobilité de celui
qui reçoit de telles révélations. […] Si donc nous voyons certains mobiles et instables dans leur état,
c’est le signe que les visions dont ils ont bénéficié ne sont pas des révélations divines, mais des illu-
sions du diable. » ; Julien Véronèse, « Contre la divination et la magie à la cour : trois traités adressés
à des grands aux XIVe et XVe siècles », in Les Savoirs à la cour, Colloque international de l’Université
de Lausanne organisé par Agostino Paravicini Bagliani (17-20 nov. 2004), actes à paraître dans
Micrologus. Nature, Sciences and Medieval Societies.
9. Hippolyte Delehaye, « Les recueils antiques des miracles des saints », Analecta bollandiana, n° 43,
1925, pp. 5-85 et pp. 305-325.
10. Parmi une abondante littérature, voir Ludwig Deubner, De incubatione capita quattuor, Leipzig,
B. G. Teubner, 1900, pp. 1-55 ; Mary Agnes Hamilton, Incubation or the Cure of Disease in Pagan
Temples and Christian Churches, London, Simpkin, Marshall, Hamilton, Kent & co., 1906 ; André
Taffin, « Comment on rêvait dans les temples d’Esculape », Bulletin de l’Association Guillaume Budé,
IV-3, 1960, pp. 325-366 ; Ramsay MacMullen, Christianisme et paganisme du IVe au VIIIe siècle, Paris,
Les Belles Lettres, 1998 (trad. fr.), pp. 174-175. L’entrée dans le temple, où des portiques étaient
aménagés pour abriter les pèlerins, nécessitait une préparation fondée sur des abstinences alimen-
taires (de vin notamment) et des ablutions. Cette purification amenait la divinité à se manifester une
première fois, pour autoriser le patient à poursuivre plus avant ; près de la statue, on multipliait, sous
la conduite de prêtres, les manifestations de piété (prières, litanies, sacrifices), avant de commencer
le sommeil sacré. Dans le monde grec ancien, le rêve était thérapeutique en lui-même ; une trans-
formation est intervenue à l’époque romaine, où l’on voit désormais Esculape (en particulier au
IIe siècle, sur l’île du Tibre à Rome) prescrire en songe de véritables traitements ou régimes médicaux,
que les prêtres étaient amenés en cas de besoin à décrypter. Il faut toutefois noter qu’à l’origine, la
finalité de l’incubation n’était pas exclusivement médicale ; on en attendait au contraire toutes sortes
de révélations, en particulier sur l’avenir.

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vrai que les textes hagiographiques – nos principales sources sur le sujet – ne sont
pas toujours aussi précis que l’on pourrait l’espérer et qu’il n’est pas possible, au cas
par cas, d’y retrouver tous les éléments caractéristiques de l’incubation païenne (en
particulier l’existence de rites bien définis) ; mais un certain nombre de jalons ont
été posés qui donnent une image assez nette de la façon dont les fidèles sollicitaient,
dans un certain nombre de sanctuaires, l’action thaumaturgique d’un saint patron,
dans le cadre d’un sommeil qui avait tout lieu d’être volontaire et était précédé, du
moins le devine-t-on parfois, d’une ou de plusieurs veillées de prières.
Dans l’Antiquité tardive et au haut Moyen Âge, les attestations les plus claires
concernent la chrétienté orientale11. En Occident, les premières indications sont 87
beaucoup plus laconiques. Ainsi voit-on au début du Ve siècle, au temps de saint
Augustin, un maréchal-ferrant dénommé Restitutus, tout entier paralysé, se laisser
transporter au sanctuaire d’Uzalis dédié à saint Étienne ; couché sur la mosaïque qui
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en recouvre le sol, il y prie longuement. Passés vingt jours, un jeune homme lui

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apparaît en songe et lui enjoint de se rendre à pied à l’endroit exact où sont locali-
sées les reliques ; il y parvient miraculeusement, attend encore quatre mois que son
état s’améliore, mais en vain. Alors qu’il s’apprête à renoncer, une nouvelle appari-
tion exige qu’il attende quatre mois supplémentaires ; au terme du temps imparti, il
peut enfin s’en retourner chez lui… à pied12.
Au VIe siècle, les célèbres Libri miraculorum de Grégoire de Tours recensent un
certain nombre de guérisons qui s’opèrent dans les sanctuaires de saint Julien de
Brioude et de saint Martin de Tours, où de nombreux fidèles viennent en pèleri-
nage ; si l’on voit des malades s’endormir auprès des reliques et dans certains cas être

11. Sur ce point, cf. Hippolyte Delehaye, « Les recueils antiques des miracles des saints », art. cit.,
pp. 5-73. On peut citer les nombreux miracles opérés par saints Cosme et Damien à
Constantinople, avec certains récits qui circulaient dès le VIe siècle. Dans la basilique éponyme, des
cellules permettaient aux malades d’installer leur couche et de prier le jour et la nuit non loin des
reliques, dans l’attente d’un songe thérapeutique. La guérison pouvait être instantanée, par imposi-
tion des mains ; mais dans la grande majorité des cas, les saints, habillés en médecins, prescrivaient
un remède, dont l’efficacité n’était souvent pas intrinsèque, mais restait liée à leur virtus (application
de cire recueillie dans le sanctuaire, ou d’huile de lampe). Le patient devait parfois, pour guérir, se
lancer dans un véritable experimentum, comme cet homme qui, pour être soulagé d’une rétention
d’urine, doit brûler quelques poils d’un agneau et en avaler les cendres mélangées à de l’eau. Dans
quelques cas, le miracle onirique se déroulait hors du sanctuaire, par l’entremise d’une icône.
12. Hippolyte Delehaye, « Les recueils antiques des miracles des saints », art. cit., pp. 82-83 ; Martine
Dulaey, Le Rêve dans la vie et la pensée de saint Augustin, op. cit., pp. 186-188. Saint Augustin, dans
son De civitate Dei, XXII, 8, raconte entre autres l’histoire de la conversion d’un vieillard malade et
réfractaire dénommé Martial, intervenue dans le sanctuaire de Calama. Son gendre, malade lui aussi,
en est l’agent principal : il prie « avec larmes et sanglots, dans l’ardeur sincère d’une fervente piété,
puis en se retirant, il [prend] au hasard quelques fleurs de l’autel, et, comme il faisait déjà nuit,
[vient] les placer auprès de la tête du malade ». Le vieillard s’endort, puis se réveille en pleine nuit,
en appelant les prêtres. Il leur annonce qu’il croit désormais en Jésus Christ.

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soulagés en songe de leurs souffrances, il n’est jamais explicitement question d’une


recherche intentionnelle du rêve guérisseur ; le plus souvent, le miraculé est vaincu
par la fatigue (il semble passif donc), ou le sommeil, et a fortiori le rêve, ne sont tout
bonnement pas mentionnés13. L’Historia Francorum relate des faits similaires. Un
jour, par exemple, le diacre Vulfilaïc, du monastère de la Ferté-sur-Cher (où se trou-
vaient des restes de saint Martin), s’oint de la tête aux pieds d’huile provenant de la
basilique de Tours, tombe dans le sommeil, puis se réveille guéri d’une éruption de
pustules apparue après la destruction d’une statue de Diane14. Le songe est plus que
probable, mais il est passé sous silence. Vulfilaïc raconte par ailleurs à Grégoire les
88 miracles dont il fut témoin et notamment l’histoire d’un jeune noble sourd-muet,
amené par ses parents au sanctuaire dans l’espoir d’une guérison. Là, le moine fit
reposer le garçon « sur un petit lit », aux côtés de deux autres frères. Il y dormait la
nuit et priait sans cesse le jour, jusqu’au moment où il fut guéri. Toutefois, si l’on
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suit fidèlement le texte, le rêve ne le concerne pas ; c’est à Vulfilaïc, et donc à un

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clerc, qu’apparaît au bout du compte saint Martin, qui l’avertit en songe de la gué-
rison de l’aristocrate. Le diacre ne comprend la portée de la révélation que le lende-
main lorsqu’il croise le miraculé, qui peut désormais rendre grâce à Dieu de vive
voix15.
Des miracles napolitains des IXe-Xe siècles décrivent des faits assez comparables,
quoique de manière plus précise. On a ainsi le cas d’une femme atteinte de la lèpre,
qui se rend à l’église du martyr santo Euplo où, parmi les présents, se trouve le rap-
porteur des faits ; une nuit (quadam nocte), le saint apparaît en songe (in somnis) à
la victime, lui ordonne de lever sa main droite gangrenée et de se signer. Au réveil,
après quelques prières de remerciement, l’impétrante, toute à sa joie, raconte au pre-
mier prêtre qu’elle rencontre la façon dont elle a été miraculeusement guérie ; celui-
ci lui confirme, d’après le portrait qu’elle brosse du saint, qu’il s’agit bien du diacre
originaire de Catane (sans doute convient-il de lever l’hypothèque démoniaque)16.
Toujours à Naples, santo Agnello se livre lui aussi à un certain nombre d’exploits,
selon un schéma assez répétitif. Le malade, après avoir consulté inutilement un ou
plusieurs médecins ou effectué sans succès un premier pèlerinage, se tourne en der-
nier recours vers le saint napolitain. Après quelques prières, le thaumaturge fait une

13. Hippolyte Delehaye, « Les recueils antiques des miracles des saints », art. cit., pp. 322-324 ;
Pierre Saintyves, En marge de la Légende dorée, songes, miracles et survivances. Essai sur la formation de
quelques thèmes hagiographiques, Paris, Armand Colin, 1931, pp. 30-31.
14. Grégoire de Tours, Histoire des Francs, trad. R. Latouche, Paris, Les Belles Lettres, 1979,
VIII, 15, p. 144.
15. Ibid., VIII, 16, p. 145
16. Domenico Mallardo, « L’incubazione nelle christianita medievale napoletana », Analecta bollan-
diana, n° 67, 1949, Mélanges Paul Peeters, I, Bruxelles, Société des Bollandistes, 1949, pp. 465-498,
not. p. 469.

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première apparition, le plus souvent la nuit, pour demander au fidèle de se rendre


dans son sanctuaire si celui-ci ne s’y trouve pas déjà. Dans le lieu sacré, la guérison
intervient presque toujours lorsque le patient dort, autrement dit en songe ; il se
situe alors soit dans l’église, soit sur la tombe du saint, soit contre ses reliques. Le
clergé est complice ; si la guérison n’est pas immédiate, un prêtre peut en effet inter-
venir au petit matin pour aider le bénéficiaire du rêve à bien comprendre le remède
prescrit par le saint. Le temps d’attente pour être exaucé est variable ; mais la nuit
qui suit la célébration dominicale est, dans ce recueil de miracles, la plus favorable.
Le saint-médecin apparaît souvent en habit monastique, entouré d’une lumière
intense, ou accompagné d’une odeur suave17. 89
D’autres miracles de guérison reposant sur une apparition ou une révélation oni-
rique ont été inventoriés et analysés par Pierre-André Sigal18. Ils concernent la
France du Moyen Âge central et font état de quelques nouveautés. On constate
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désormais que le songe thérapeutique n’a plus forcément lieu dans le sanctuaire

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dédié au saint, même si la proximité avec les reliques reste un gage de réussite. Dans
bien des cas, l’intercesseur intervient au domicile même du malade (qui est donc
alité), ou encore dans des espaces « intermédiaires », près d’un calvaire marquant
l’endroit où les reliques ont un jour stationné ou dans une chapelle désaffectée, soit
dans des lieux à la sacralité moins officielle19 ; il peut agir en véritable médecin, mais
aussi soigner par simple toucher des parties malades, par utilisation du signe de
croix ou aspersion d’eau bénite. Certains des récits dont l’action se déroule dans une
église attestent désormais d’une recherche volontaire du sommeil ; toutefois, l’ini-
tiative revient plus souvent au saint qu’au malade20.

17. Ibid., pp. 486-498.


18. Pierre-André Sigal, L’Homme et le miracle dans la France médiévale (XIe-XIIe siècle), Paris, Le Cerf,
1985, pp. 138-147.
19. André Vauchez, La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge, d’après les procès de cano-
nisation et les documents hagiographiques, Roma, École française de Rome, 1981, p. 522, note aussi
qu’à la fin du Moyen Âge, notamment après 1200, la distance s’accentue entre la virtus du saint et
ses reliques.
20. Cf. par exemple l’un des miracles de saint Bernard le Pénitent à l’abbaye de Saint-Bertin : Vita et
miracula s. Bernardi Pœnitentis Audomaropoli, dans A.A.S.S., avril II, 3, § 28, pp. 686-687 : « Une
femme […] déformée depuis cinq ans par une humeur hydropique était venue une première fois près
du saint, et n’ayant alors bénéficié d’aucune guérison, elle était retournée chez elle. Or, peu de temps
après, le saint lui apparut, et lui recommanda d’aller une nouvelle fois près du tombeau, et il ordonna
qu’elle aille dormir dans un endroit différent de celui où elle s’était couchée la fois précédente, près
d’une autre partie du sépulcre. Alors la femme, assurée dorénavant de recouvrer la santé, entreprit de
se rendre une seconde fois auprès du saint. Mais parce qu’elle était d’une extrême faiblesse en raison
de sa longue maladie et qu’elle avait enflé horriblement non seulement du corps, mais aussi des
jambes, elle ne put parvenir à la tombe du saint que difficilement, en accomplissant en trois jours

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Les exemples de rêves guérisseurs pourraient être multipliés21. Dans les faits, les
saints sont, par le jeu des prières et des effusions de larmes, quasi contraints de
répondre aux attentes populaires22. Pour autant – mais peut-être cela tient-il à la
nature et à la qualité de nos sources –, « on n’a pas du tout l’impression d’avoir
affaire à une attitude ritualisée23 ». Il ne semble pas en effet qu’il faille suivre un céré-
monial particulier pour obtenir une guérison ; on se situerait plutôt dans le cadre de
pratiques spontanées, que le clergé ou un personnel du custodes pouvait localement
encadrer ou surveiller. Du reste, on n’a pas davantage retrouvé en Occident qu’en
Orient de canon liturgique réglant le déroulement de ces séances à la fois indivi-
90 duelles et collectives de piété.
La différence est à cet égard significative avec les textes de magie savante – et en
particulier de magie rituelle24 – qui se diffusent en Occident à compter du
XIIe siècle. Ceux-ci sont en effet beaucoup plus explicites sur les opérations à mener
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pour bénéficier d’un rêve efficace, sans que cela soit surprenant : il est inhérent à leur

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fonction d’indiquer au lecteur une procédure très stricte, qu’il convient de suivre à
la lettre pour obtenir à coup sûr l’effet désiré. Si les bienfaits promis par les diverses
branches de cette littérature peu conventionnelle ne sont pas tous, loin de là, tenus
de se réaliser en songe, celui-ci occupe néanmoins une place de choix dans la gamme
des moyens susceptibles de modifier ou d’accélérer le cours habituel de la nature.
Dans le détail, les manières de solliciter et de produire des rêves sont multiples, de
même que les effets attendus. Toutefois, un certain nombre de traits récurrents per-
mettent de dégager, si ce n’est la structure-type, du moins les lignes de force de cette

un voyage d’un mille et demi. Là donc, ayant choisi le lieu où dormir comme le saint le lui avait
enseigné, elle sentit, aussitôt qu’elle sortit du rêve, qu’elle avait retrouvé une bonne santé dans tous
ses membres. »
21. De telles pratiques sont encore attestées à la fin du Moyen Âge. Cf. Jean Gessler, « Note sur l’in-
cubation et ses survivances », Le Museon, n° 59, 1946, pp. 661-670 ; H. Silvestre, « Note complé-
mentaire sur l’incubation et ses survivances », Revue du Moyen Âge latin, n° 5, 1949, pp. 141-148 ;
André Vauchez, La Sainteté en Occident, op. cit., pp. 519-522 ; des niches étaient parfois spécialement
aménagées sous le tombeau du saint pour permettre aux pèlerins malades d’attendre la guérison, cf.
Ronald C. Finucane, Miracles and Pilgrims. Popular Beliefs in Medieval England, London, J.-M. Dent
and Sons, 1977, planches n° 4-7.
22. De manière plus générale, sur les pressions exercées sur les saints par le clergé ou les fidèles, cf.
Patrick Geary, « La coercition des saints dans la pratique religieuse médiévale », in Pietro Boglioni
(dir.), La Culture populaire au Moyen Âge, Montréal, L’Aurore, 1979, pp. 147-161.
23. Pierre-André Sigal, L’Homme et le miracle…, op. cit., p. 147.
24. La « magie rituelle », basée sur des rites et des cérémonies qui permettent d’invoquer ou de conju-
rer des entités spirituelles bonnes ou mauvaises, présente certaines caractéristiques dont Claire Fanger
a récemment rappelé la teneur et qui la différencie de la magie des talismans (ou magie astrale) où
les influences astrologiques jouent un rôle prépondérant. Cf. Claire Fanger, « Medieval Ritual Magic :
What it is and why we need to know more about it », in Conjuring Spirits. Texts and Traditions of
Medieval Ritual Magic, Stroud, Sutton, 1998, pp. vii-xviii.

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« magie » onirique. À l’évidence, en ce domaine comme en d’autres, les magiciens


médiévaux, qui étaient des chrétiens, ne faisaient pas n’importe quoi ; les cérémo-
nies qu’ils mettaient en œuvre suivaient un canevas dont le rapport avec la pratique
populaire plus ancienne de l’incubation fait bien évidemment question.
La magie rituelle démoniaque, ce que l’on appelle au Moyen Âge la « nigro-
mancie » (du latin, niger, noir, et mantia, divination), fait un usage relativement
limité du rêve pour accomplir ses promesses. Peut-être cela tient-il à l’état très
dégradé dans lequel nous est parvenue la partie la plus sulfureuse de la magie de l’âge
scolastique25. Néanmoins, une préparation ritualisée du songe pouvait être le gage
de réussites extraordinaires. Quelques d’exemples sont tout d’abord à rechercher 91
dans un manuscrit désormais célèbre, le manuscrit de Munich Clm 849 (mi-XVe
siècle), qui fait figure d’anthologie de la magie noire.
Le premier experimentum du recueil permet, au terme d’une longue séquence
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onirique, l’acquisition en trente jours des arts libéraux26. La première partie de

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l’opération ayant été tronquée, il faut se fier ponctuellement à une autre version, qui
en attribue la paternité à Michel Scot, le célèbre astrologue de l’empereur
Frédéric II27. Dans un premier temps, le nigromancien doit veiller à s’assurer de la
bienveillance divine ; celle-ci est en effet nécessaire pour espérer dominer et
contraindre les démons. Cette phase préparatoire consiste pour l’essentiel à réciter,
à des heures favorables, des prières et des psaumes ; elle doit se dérouler dans une
chambre resplendissante préservée de toute présence féminine, et nécessite entre
autres que l’invocateur se rase le corps, revête des habits blancs, suffumige sa propre
personne puis sa chambre, et enfin s’oigne de la tête aux pieds d’huile parfumée. Le
sacrifice d’une colombe immaculée, symbole divin s’il en est, est également requis28.
L’opération consiste ensuite à faire apparaître en rêve trois « très grands » rois des
démons – Apolin, Maraloth et Berith –, accompagnés de leurs familiers et de leurs
légions, ainsi qu’un magister (en réalité un démon) en forme d’homme. Pour y par-
venir, le magicien doit tout d’abord réciter une conjuration adressée aux protago-
nistes royaux, au sein de laquelle se trouve incluse une liste de noms divins. Il lui
faut ensuite envelopper une épée dans un morceau de tissu de laine blanche sur

25. En dernier lieu, cf. Jean-Patrice Boudet, Entre science et nigromance. Astrologie, divination et
magie dans l’Occident médiéval (XIIe-XVe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 2006.
26. Richard Kieckhefer, Forbidden Rites. A Necromancer’s Manual of the Fifteenth Century, Stroud,
Sutton, 1997, pp. 193-196 [n° 1] = ms Munich Clm 849, fol. 3r-5v.
27. Ms Florence, Biblioteca Laurenziana, Plut. LXXXIX Sup. 38, fol. 294v-298r. Le texte, intitulé
Experimentum Michaelis Scoti nigromantici, a été édité par J.W. Brown, An Enquiry into the Life and
Legend of Michael Scot, Édimbourg, 1897, pp. 231-234. Cette édition, passablement défectueuse, a
été amendée par Jean-Patrice Boudet, qui nous a gracieusement fait part de son travail. L’attribution
à Michel Scot est dans le cas présent très douteuse.
28. Ms Florence cit., fol. 294v-295v.

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lequel il a au préalable dessiné, avec le sang de la colombe sacrifiée, un cercle


magique comportant les noms des démons invoqués29 ; et enfin se coucher et s’en-
dormir en ayant placé le paquet ainsi constitué sous sa tête. Durant son sommeil lui
apparaissent bientôt en songe, en vertu de la puissance divine, toutes les entités sus-
dites et l’opération peut alors se poursuivre30. Les quelques éclaircissements dont
doit encore bénéficier le nigromancien sur la marche à suivre se font sous la forme
d’un dialogue viva voce entre, tout d’abord, les rois démoniaques et le magister qui
leur est soumis (les premiers présentent au second le conjurateur qui devient à cette
occasion le discipulus du maître), puis entre le maître et le conjurateur tandis que les
92 trois souverains ont disparu. Au terme de cet épisode, l’invocateur se réveille et
trouve réellement en face de lui le magister auquel, en bon élève, il est désormais
soumis ; il doit alors noter sur une tablette toutes les instructions que ce dernier lui
dispense. À la fin du processus, après une dernière invocation, le magicien, à l’état
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de veille, voit de nouveau apparaître le magister (accompagné pour l’occasion de ses

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nombreux disciples), qui finit par lui délivrer en un instant le savoir tant désiré. Le
rêve n’est dans ce cas qu’une voie d’accès menant à la présence réelle et efficace des
esprits, mais il est sans conteste sollicité.
Un second experimentum de la compilation munichoise a pour finalité la décou-
verte d’un trésor caché durant le sommeil31. L’opération, relativement longue,
débute à l’église. Un dimanche où la configuration astrale est favorable (il faut que
la Lune soit croissante et le Soleil dans le signe du Lion), le chercheur d’or doit
confesser tous ses péchés. Absout de ses fautes, il lui faut s’asperger d’eau bénite,
réciter des psaumes, aller devant un crucifix, prier de nouveau, mais sans jamais
quitter la croix des yeux. Ces dévotions terminées, l’impétrant peut retourner dans
sa chambre, nettoyée de fond en comble pour l’occasion, et réciter à trois reprises,
agenouillé et tourné vers l’Orient, une longue invocation adressée à Oriens, bien
connu pour être un puissant roi des démons. L’oraison en question enjoint le prince
d’autoriser la venue en songe d’un « esprit bénin » dénommé Haram, qui aura toute
liberté de révéler l’emplacement du trésor. Quand le magicien entre dans son lit, il

29. Richard Kieckhefer, Forbidden Rites…, op. cit., p. 350, planche 1.


30. Ibid., p. 194 : « Ceci étant dit, dépose l’épée et enroule-la dans le morceau d’étoffe susdit, et ayant
fait ce petit paquet, couche-toi dessus et dort un petit peu. Après le rêve, lève-toi et habille-toi, car
le petit paquet réalisé l’homme, doit se déshabiller et entrer dans sa chambre à coucher, en plaçant
ledit paquet sous sa tête. Il est établi qu’une fois ces conjurations dites, le sommeil est affecté par la
vertu divine. En songe t’apparaissent trois très grands rois avec leurs innombrables serviteurs, cheva-
liers et piétons, parmi lesquels figure aussi un certain maître, que ces trois rois commandent. Tu ver-
ras ce dernier prêt à venir vers toi. » La leçon du ms de Florence est ponctuellement divergente : le
fait le plus notable est la substitution de vasculum (petit vase) à fasciculum (petit paquet), ce qui dans
le contexte est nettement moins convaincant.
31. Ibid., pp. 342-343 = ms Munich Clm 849, fol. 106r-v.

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doit encore prononcer neuf fois une supplique adressée au souverain du point car-
dinal. Une fois réalisée la révélation nocturne, aumônes et messes viennent s’ajouter
à la liste déjà longue des dévotions.
Enfin, un troisième experimentum, beaucoup plus court que les précédents, per-
met à tout un chacun de trouver la solution à un problème ou d’obtenir la réponse
à une question durant son sommeil32. Avant de se coucher, le demandeur doit écrire
sur un feuillet de papier ou de parchemin vierge une « conjuration » – en réalité une
prière – adressée à Dieu, ainsi qu’un cercle incluant signes de croix, noms divins et
noms d’archanges (Gabriel, Raphaël et Michaël)33. Puis il doit placer la cédule sous
son oreille droite, réciter trois fois la supplique, puis s’endormir. Durant la nuit, la 93
solution à sa requête lui apparaît en songe, qu’elle engage le passé, le présent ou le
futur. Les démons ne semblent jouer ici aucun rôle, même si cette opération à fina-
lité oniromantique se situe dans un contexte ouvertement nigromantique.
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En matière de magie démoniaque, on peut aussi compter avec le manuscrit ita-

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lien 1524 de la Bibliothèque nationale de France (daté de 1446) pour dénicher des
experimenti dont l’efficience repose sur la production d’un rêve inspiré34. La
Necromantia qui constitue pour partie ce codex (fol. 65r-128r) destiné sans doute à
un aristocrate milanais, se révèle même une mine d’informations sur le sujet. En
effet, sur les deux cent dix-sept experimenti qui la composent, pas moins de vingt-
trois visent à susciter un rêve, chez soi ou, plus original, chez un tiers, pour produire
l’effet recherché35. Certaines opérations sont très courtes, ce qui est sans doute dû à
la volonté du compilateur/traducteur de proposer une magie mieux adaptée à son
public. Il suffit par exemple d’écrire l’incipit d’un psaume et quelques signes mysté-
rieux (ce que l’on appelle des caractères) sur une feuille et de placer celle-ci sous sa
tête au moment de dormir pour se voir révéler en songe l’identité d’un voleur36.

32. Richard Kieckhefer, Forbidden Rites…, op. cit., pp. 234-235 = ms Munich Clm 849, fol. 35v-
36r : « Pour découvrir en songe ce que tu veux, écris ces noms sur un feuillet vierge, avec les noms
des jours, selon le mode décrit plus bas. Ensuite, place [la cédule] sous ton oreille droite quand tu
vas te coucher, et tu verras tout ce que tu veux des choses passées, présentes et futures. »
33. Ibid., p. 362, planche du fol. 36r, avec figuration du cercle.
34. Ce manuscrit découvert par Jean-Patrice Boudet en 1999, a été transcrit et étudié par Florence
Gal en vue d’une future édition critique. Voir Florence Gal, La Magie dans un manuel italien du
milieu du XVe siècle, mémoire de DEA d’histoire médiévale, sous la dir. de Colette Beaune et
Jean-Patrice Boudet, 2002, 2 vol.
35. Ms Paris, BnF, italien 1524, Necromantia : n° 6, fol. 74v ; 14, fol. 76r- ; 17, fol. 76v ; 22, fol. 77v ;
43, fol. 84v ; 56, fol. 86v ; 70, fol. 88r ; 75, fol. 88v ; 78 et 79, fol. 89r-v ; 81, 82 et 84, fol. 89v-90v ;
92, fol. 93v-94r ; 102 et 104, fol. 95v-96r ; 108, fol. 97v ; 110, fol. 98r-v ; 134, fol. 102v ; 148, fol.
109v-110r ; 177, fol. 114r-v ; 199, fol. 119r-v ; 201, fol. 120r.
36 Florence Gal, La Magie dans un manuel italien, op. cit., t. II, p. 39 = ms Paris, BnF, ital. 1524,
fol. 86v, n° 56 : « Si tu veux opposer une résistance au voleur, si d’aventure le vol avait déjà été com-
mis en ta demeure, écris ce psaume Magnus Dominus et laudabilis et ces caractères, et pose l’ensemble
sous ta tête quand tu dors, et tu connaîtras le nom du voleur. »

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Pour qu’une femme rêve de vous et réciproquement, le simple fait d’écrire son nom
et le vôtre (accompagnés de quelques noms de démons) sur un billet, puis de s’en-
dormir en tenant celui-ci dans la main droite se veut également très efficace37.
D’autres experimenti exigent de plus longs préparatifs, y compris, comme dans
l’exemple précédent, pour qu’une femme rêve de celui qui désire être son amant38.
De manière générale, les opérations décrites dans la Necromantia sont à mener dans
une chambre à coucher, avec un rêve efficace qui se produit après que l’intéressé a
disposé sous sa tête, sous son oreiller ou sous ses draps un support (un feuillet de
parchemin ou de papier, voire une image en trois dimensions si l’on a affaire à une
94 opération apparentée à de la magie astrale39) couverts de noms (divins ou démo-
niaques) ou de signes dotés d’une virtus (croix, caractères).
Au vu de nos sources, la magie angélique ou la théurgie recourent plus volontiers
au rêve que la nigromancie. On a par ailleurs affaire à des experimenta d’une plus
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grande complexité, qu’il nous est par conséquent impossible de décrire ici dans le

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détail. Certains ne sont qu’une étape dans un processus de plus long terme ; ils doi-
vent par exemple permettre au dévot de vérifier que ses objectifs sont moralement
bons ou que lui-même a une stature morale suffisante pour pousser ses ambitions
plus avant sans encourir les foudres de Dieu ou des anges. Dans le premier cas, on
peut citer l’opération peu ragoûtante rapportée dans le quatrième livre du Liber
Raziel, une compilation de magie provenant du monde juif, traduite en castillan et
en latin à la cour d’Alphonse X de Castille vers 126040. Pendant sept jours, le can-
didat ne doit manger aucune nourriture jugée impure (tabou du sang) et s’abstenir
de toute relation sexuelle. Il doit encore se laver chaque jour dans une eau claire et

37. Ibid., p. 42 = ms cit., fol. 88v, n° 75 : « Si tu veux qu’une femme rêve de toi et toi d’elle, écris
sur du papier vierge ton nom, le sien, ainsi que les noms suivants : Ores, Gres, Fles, Tentatos et
Somatos ; puis, quand tu vas au lit, tiens le papier dans ta main droite ; c’est chose certaine qu’un jour
ou l’autre elle rêvera de toi. »
38. Ibid., p. 86 = ms cit., fol. 120r, n° 201. Il faut modeler une boule de cire vierge en forme d’œuf,
la diviser en quatre parties qui doivent être réparties dans la maison et laissées en repos pendant huit
jours ; le huitième jour, le bellâtre doit, avec la cire, faire une image représentant la femme sur
laquelle il a jeté son dévolu. Après avoir inscrit des noms de démons sur la statuette et prononcé une
conjuration, il doit disposer son œuvre sous la tête de son lit quand il veut que l’élue pense à lui
durant la nuit (et quando vuoi ch’ella pensi di te, pone sotto il capo di tuo letto). L’effet est garanti.
39. Ibid., p. 25 = ms cit., fol. 76r, pour se concilier un esprit en songe : « Si tu veux prendre conseil
auprès d’un esprit pendant ton sommeil, quand le Verseau croît et que la Lune est en Cancer, à
l’heure de Saturne, fait l’image dans l’étain ou plutôt dans le bronze, au nom de cet esprit dont tu
demandes la visite pendant ton sommeil, puis inscris-y le nom de l’esprit et les caractères de Jupiter ;
cette image, si tu la places à la tête de ton lit, te donnera réponse à tout ce que tu veux. »
40. Ms Vatican, Reg. lat. 1300 (mi-XIVe s.), fol. 47v-48v. Cf. aussi Ms. Halle, Universitäts- und
Landesbibliothek Saschen-Anhalt, 14.B.36 (XVIe s.), fol. 29r-v.

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se fumiger à l’aide de différentes matières (ambre, camphre, etc.). Au terme de cette


phase de purification, alors qu’un nouveau mois lunaire commence, l’intéressé doit
sacrifier deux tourterelles ou deux colombes blanches avec un glaive fabriqué en
airain de couleur rouge, en récolter les viscères et le sang, farcir les entrailles préala-
blement nettoyées avec des épices, du vin blanc et du miel, puis, vêtu de blanc et
pieds nus, en brûler une partie pendant sept jours avant le lever du soleil, dans un
lieu propre. À la fin du septième jour, le sang soigneusement conservé des oiseaux
éventrés doit être répandu au milieu de la maison et l’invocateur s’étendre dessus, le
visage tourné vers le signe qui domine la voûte céleste. Après s’être couché, il lui faut
réciter les noms des anges qui gouvernent le moment choisi, puis s’endormir dans 95
la sérénité. Surgit alors, dans un rêve qui s’apparente à la réalité41, un vénérable
vieillard que le maître d’œuvre de l’opération peut interroger à sa guise et qui se fait
un plaisir de répondre à toutes ses interrogations.
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La version glosée de l’Ars notoria42, en particulier celle conservée dans le manus-

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crit latin 9336 (2e quart du XIVe siècle) de la Bibliothèque nationale de France, pro-
pose quant à elle un rituel à peine plus court, qui doit, par un rêve ou une vision
nocturne, confirmer à son adepte s’il est digne ou non de mettre en œuvre l’en-
semble de ses préceptes. Après s’être confessé, celui-ci doit s’enfermer dans sa
chambre pendant trois jours, réciter de multiples prières et listes de noms d’anges,
mais surtout boire à heures fixes une potion composée d’eau de rose, de safran et de
restes de feuilles de laurier, d’olivier ou de vigne sur lesquelles des noms mystérieux,
probablement angéliques, ont été préalablement inscrits. Le dernier jour, qui doit
obligatoirement tomber un dimanche, l’operarius a liberté de manger de la viande et
de boire du vin, y compris le soir, ce qui est plutôt contraire aux prescriptions habi-
tuelles, qui entendent limiter les troubles corporels liés à l’absorption et à la diges-
tion d’une nourriture trop riche et leurs effets reconnus sur l’imagination43. S’il n’est
pas explicitement exigé que l’intéressé se couche, du moins la vision ou le songe

41. Le texte est particulièrement ambigu sur ce point.


42. Sur cette tradition de théurgie qui apparaît en Occident à la fin du XIIe siècle et dont l’ambition
est de délivrer en un instant l’ensemble du savoir enseigné dans les universités médiévales, cf. Julien
Véronèse, L’Ars notoria au Moyen Âge et à l’époque moderne. Étude d’une tradition de magie théurgique
(XIIe-XVIIe siècle), thèse de doctorat en histoire médiévale, sous la dir. de Colette Beaune, Université
Paris X-Nanterre, 2004, 2 vol.
43 Cf. Laurent Pignon, « Contre les devineurs et songeur », in Jan R. Veenstra, Magic and
Divination, op. cit., p. 284 : « Item, a cause de trop boire et mengier ou pour la qualité des viandes
et des buvrages puelent estre causei divers songes. Car les fumees qui montent du stomach au cervel
tourblent la fantasie d’unne personne et font apparoir pluseurs et diverses visions en songes, aus-
queles simple gens se ahurtent et veulent leur ovrages ad ce appliquier et eux emploier. »

J. Véronèse, « Le rêve sollicité : un thème de la magie… », S. & R., n° 23, Mai 2007, pp. 83-103.
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angélique dont il va profiter sont-ils l’objet d’une préparation réglée jusque dans les
moindres détails44.
Dans d’autres cas, l’experimentum concerne non pas une partie, mais l’ensemble
de la procédure rituelle qui doit aboutir au rêve efficace. On peut développer au
moins trois exemples : celui tout d’abord de l’Ars brevis, l’une des formes tardives et
recomposées de l’Ars notoria ; ceux ensuite du Libellus de proprio angelo et de l’Ars
crucifixi, deux des œuvres théurgiques du mystérieux ermite invocateur d’esprits,
Pelagius de Majorque (XVe siècle)45.
L’Ars brevis est datable, grâce aux manuscrits, du milieu du XIVe siècle46. Son but
96 premier reste, dans la lignée de l’Ars notoria, l’acquisition du savoir ; mais ses poten-
tialités sont plus vastes : elle affirme sa capacité à dévoiler l’avenir, à localiser les tré-
sors cachés, ou encore octroyer la vision béatifique. La première partie du texte
décrit une opération qui dure au maximum quatre jours et doit commencer avec un
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nouveau mois lunaire. Une première journée de dévotion se déroule à l’église, où

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l’intéressé récite psaumes, Notre-Père et autres prières, et assiste à une messe dédiée
à La Trinité. Le jour suivant, le candidat à l’omniscience doit prendre part à une
messe prononcée en l’honneur du Saint-Esprit et se confesser. Le troisième jour, il
lui faut assister in medio ecclesie à un office en l’honneur de saint Jean l’Évangéliste.
Le soir, de retour chez lui, il lui est pour la première fois possible d’entrer dans le vif
du sujet : il peut se livrer à une courte opération devant lui permettre de mémoriser
en un instant n’importe quel livre. Celle-ci consiste à ouvrir à trois reprises le codex
sélectionné, à en lire à chaque fois un passage au hasard, à écrire au creux de sa main
droite le symbole divin Alpha et omega, puis à s’endormir sur le côté droit avec la

44. Ms Paris, BnF, lat. 9336, fol. 17r. Pour une description plus complète, cf. Julien Véronèse, « Les
anges dans l’ars notoria : révélation, processus visionnaire et angélologie », in Les Anges et la Magie au
Moyen Âge, Actes de la table ronde de Nanterre (8-9 déc. 2000), Mélanges de l’École Française de
Rome. Moyen Âge, t. 114, fasc. 2, 2002, pp. 813-849, notamment pp. 826-827. L’édition du texte
(version B, § 126e-126f) est sous presse à la Micrologus’ Library, dans un volume appartenant à la
nouvelle sous-collection Salomon Latinus intitulé L’Ars notoria au Moyen Âge. Introduction et édition
critique, Firenze, 2007.
45. Sur ce personnage, cf. Jean Dupèbe, « Curiosité et magie chez Johannes Trithemius », in Jean
Céard (dir.), La Curiosité à la Renaissance, Paris, SEDES, 1986, pp. 71-97, « L’écriture chez l’ermite
Pelagius. Un cas de théurgie chrétienne au XVe siècle », in Roger Laufer (dir.), Le Texte et son inscrip-
tion, Paris, éd. du CNRS, 1989, pp. 113-153, « L’ermite Pelagius et les Rose-Croix », in Rosenkreuz
als europäisches Phänomen im 17. Jahrhundert, Amsterdam, In de Pelikaan, 2002, pp. 137-156 ; Paola
Zambelli, « Pseudepigrafia e magia secondo l’abate Johannes Trithemius », in Giancarlo Marchetti,
Orsola Rignani et Valeria Sorge (éd.), Ratio et Superstitio. Essays in Honor of Graziella Federici
Vescovini, Louvain-la-Neuve, 2003, pp. 347-368, not. p. 353, doute de son historicité.
46. Julien Véronèse, L’Ars notoria au Moyen Âge, op. cit., t. I, pp. 303-317 et pp. 417-430. Les deux
manuscrits les plus anciens sont les mss d’Erfurt, Amplon. 8° 79, fol. 63r-66r, et Vienne, Scot.-Vind.
140 (61), fol. 140r-153v.

J. Véronèse, « Le rêve sollicité : un thème de la magie… », S. & R., n° 23, Mai 2007, pp. 83-103.
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main ainsi marquée placée sous son oreille. Durant la nuit, si tout se passe bien, une
voix l’instruit en rêve du contenu dudit ouvrage. Au réveil, il lui faut encore passer
en revue quelques extraits du volume pour en obtenir définitivement la maîtrise. Le
quatrième jour, le dévot doit de nouveau assister à une messe, dédiée cette fois à la
Vierge, réciter quelques prières et faire l’aumône ; puis le soir, de retour chez lui,
après avoir reproduit les mêmes gestes qu’au troisième jour, il obtient durant son
sommeil rien moins que la vision de Dieu.
La seconde partie de l’Ars brevis propose une procédure dont le principe est iden-
tique, mais dont l’efficacité repose désormais sur l’emploi d’une « figure de la
mémoire ». Ce signe circulaire, qui comporte huit croix et l’inscription αω (Alpha 97
et omega)47, doit être « consacré » en restant quelques jours (trois, sept ou dix) sous
un corporal, c’est-à-dire sous le linge sacré sur lequel sont déposés l’hostie et le calice
durant la messe. Pendant ce temps d’imprégnation, le dévot doit assister chaque
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jour à une célébration liturgique, qu’il a le cas échéant commandée48. À la manière

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d’un prêtre qui se prépare pour l’office, il doit revêtir des vêtements propres et de
qualité, et agir dans l’état de pureté le plus parfait. Le dernier jour, après s’être lavé,
avoir enfilé de nouveaux vêtements et mangé quelque maigre aliment, il doit se
rendre « dans un lieu secret » – en fait sa chambre –, le purifier en l’aspergeant d’eau
bénite et en faisant brûler de l’encens, puis placer un crucifix à la tête de son lit,
orientée vers l’est (c’est-à-dire vers Jérusalem, comme tout lieu de culte chrétien).
Au moment où le soleil se couche, l’adepte de l’Ars brevis doit réciter à plusieurs
reprises une longue prière à Dieu et des Pater, puis examiner la figura memorie avec
respect. Après avoir disposé ladite figure avec le crucifix tout contre sa tête, il doit
s’endormir vêtu d’habits de lin, en demandant une dernière fois l’aide de Dieu. Si
rien ne contrarie son sommeil, il obtient alors en songe le savoir qu’il convoitait.
Le Libellus de proprio angelo, comme d’autres textes qui circulent sous le nom de
Pelagius de Majorque (en particulier l’Ars crucifixi), édicte un modus operandi qui
permet d’obtenir ce que le mage appelle des « anacrises hypnotiques », c’est-à-dire
des révélations célestes en songe, dans ce cas précis médiatisées par l’ange gardien49.
La procédure rappelle les précédentes et s’en inspire peut-être. L’adepte doit com-
mencer par se confesser, plus précisément un lundi, durant une période astrologi-
quement favorable. Si possible à la Saint-Michel, il doit assister à un office en
l’honneur des saints anges et recevoir la communion. Durant cette journée, le can-
didat à l’angélophanie, habillé de vêtement propre, doit réciter, face à l’autel et avec

47. Ms Erfurt cit., fol. 65r.


48. Ms Vienne, Scot.-Vind. 140 (61), fol. 145r-v.
49 Julien Véronèse, « Anges et démons personnels dans l’œuvre de Pelagius de Majorque
(XVe siècle) », in De Socrate à Tintin. Anges gardiens et démons familiers de l’Antiquité à nos jours, col-
loque international organisé à l’Université d’Orléans les 8 et 9 juin 2006, Rennes, PuR, (à paraître).

J. Véronèse, « Le rêve sollicité : un thème de la magie… », S. & R., n° 23, Mai 2007, pp. 83-103.
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force génuflexions, des psaumes, des litanies et des prières adressées à La Trinité, à
la Vierge impératrice des anges, à l’ange gardien et aux anges en général. Cette pre-
mière séquence terminée, il doit, sans rien révéler à personne, se rendre dans sa
chambre, l’asperger d’eau bénite et la suffumiger avec des essences de bois adaptées,
selon le principe de sympathie, à la configuration du ciel. Au pied de son lit, il se
livre à de nouvelles dévotions, puis se couche. Tout ceci doit être réitéré pendant
vingt-sept jours ; si ses moyens le lui permettent, l’impétrant peut commander
autant de messes qu’il le souhaite.
L’opération décisive se déroule durant les trois derniers jours du mois. Le jeûne
98 est alors intensifié et de nouvelles messes sont nécessaires. Puis à la fin du trentième
jour, de nouveau dans sa chambre (ou dans une chapelle secrète), le dévot doit se
laver, réciter des prières, se parer d’habits propres et parfumés, puis tracer deux
cercles concentriques autour de son lit, entre lesquels il dispose trois chandelles et
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des morceaux de parchemin couverts de lettres et de caractères écrits, entre autres,

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à l’aide de sang de colombe. Suivent des fumigations, des aspersions d’eau bénite
mélangée à du sel lui-même béni et toute une séquence liturgique qui se déroule au
pied du lit disposé en centre de l’espace consacré. Dans le même temps, le postulant
à l’angélophanie doit confectionner des cédules de parchemin ou de fines lames de
métal en inscrivant d’un côté les noms et les sceaux de ses anges personnels, de
l’autre la question qu’il leur pose. Il doit les disposer sous son oreiller et s’endormir,
la révélation se déroulant dans la nuit in somniis, soit sous forme d’énigme, soit en
toute clarté50.
D’une forme tout à fait comparable est le rituel prescrit par l’Ars crucifixi51. Mais
en plus d’une cédule porteuse de la question à résoudre, l’adepte doit glisser sous
son oreiller un crucifix spécialement sculpté pour l’occasion et conservé dans une
gangue de cire52, qu’un prêtre aura pris soin de consacrer en lui faisant profiter de
la proximité de l’autel. Il n’a dès lors plus qu’à attendre que le Christ se manifeste
en personne durant la nuit et s’entretienne avec lui53.
Enfin, on ne peut terminer ce tour d’horizon sans évoquer le cas du moine
bénédictin Jean de Morigny (près d’Étampes), qui rédige dans les années 1300-
1310, en plusieurs temps, un Livre des visions de la Vierge Marie, condamné en
1323 par la Faculté de théologie de l’université de Paris, mais retrouvé récemment

50. Jean Dupèbe, « L’écriture… », op. cit., p. 126-144.


51. Sur ce texte, cf. Julien Véronèse, « La notion d’“auteur-magicien” à la fin du Moyen Âge : le cas
de l’ermite Pelagius de Majorque († v. 1480) », Médiévales, n° 51, 2006, pp. 119-137.
52. Ms Londres, British Library, Harley 181 (XVIe s.), fol. 79v-80r : « Enfin, enveloppant l’image
prise dans sa gangue de cire avec la cédule “sur laquelle est écrite” ta question, reposant “le tout” sous
la tête, près de l’oreiller, lis aussitôt le psaume : Miserere mei, Deus. »
53. Ibid., fol. 80r-v.

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dans plusieurs manuscrits54. L’ouvrage doit son nom au fait qu’il a été écrit à la
suite d’une série de visions et de rêves inspirés par la Vierge, qui a permis de sau-
ver in extremis le bénédictin de la pratique « néfaste » de l’Ars notoria. Dans le pro-
logue de son œuvre, Jean de Morigny décrit avec force détails les visions nocturnes
de plus en plus désagréables que la lecture et la pratique de l’Art lui ont procurées.
Celles-ci se produisent en général quand il est dans sa chambre à coucher, lumières
éteintes. Le moine est définitivement convaincu de leur malignité quand une nuit,
après avoir récité l’une des prières de l’Ars notoria, il lui semble qu’un esprit malin
est couché tout contre lui55. Mais cette descente aux enfers prépare la rédemption :
une étape est franchie lorsqu’en rêve (quadam nocte extaseo sopore dormiens) le 99
Christ lui administre une correction salvatrice56. Puis la Vierge se manifeste à plu-
sieurs reprises alors que Jean prie devant sa statue dans la cathédrale de Chartres.
C’est au terme de ces apparitions que le visionnaire reçoit la permission d’écrire
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son Liber visionum57. Signalons au passage que Gurgeta, la jeune sœur du béné-

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dictin, suit un chemin identique : victime elle aussi de songes démoniaques58, elle
est finalement délivrée des affres de l’Ars notoria par une vision de La Trinité (in

54. Sylvie Barnay, « La mariophanie au regard de Jean de Morigny : magie ou miracle de la vision
mariale ? », in Miracles, prodiges et merveilles au Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995,
pp. 173-190, « Du diable à la Vierge, Magie et mariophanie à la fin du Moyen Âge », in Magie et
illusion au Moyen Âge, Aix-en-Provence, CUER MA/Université de Provence, 1999, pp. 23-33 ; Claire
Fanger, « Plundering the Egyptian Treasure : John the Monk’s Book of Visions and Its Relation to the
Ars Notoria of Solomon », in Conjuring Spirits, op. cit., pp. 216-249 ; Nicholas Watson, « John the
Monk’s Book of Visions of the Blessed and Undefiled Virgin Mary, Mother of God : Two Versions of a
Newly Discovered Ritual Magic Text », in Claire Fanger (dir.), Conjuring Spirits, op. cit., pp. 162-
215 ; pour une édition du prologue avec trad. angl., cf. Claire Fanger et Nicholas Watson, « Liber
visionum beate Marie », Esoterica : the Journal of Esoteric Studies, vol. III, 2001, pp. 108-217. Une
édition de la forme la plus tardive du Liber, fondée sur le ms Graz UB 680, est en préparation.
55. Ibid., § 22, p. 143 : « Mais après je vis la neuvième vision : il m’arriva une grande tribulation, et
pendant que ce tourment durait, je voyais chaque jour nombre de visions horribles. Et un jour, je
voulus connaître ce qu’elles signifiaient, et pour le savoir je prononçai une prière dudit livre de l’ars
notoria consacrée à la mémoire, comme il est d’usage. Et voici que la nuit suivante je vis cette vision.
Il me semblait qu’un mauvais esprit était dans ma chambre, couché à côté de moi. Ce que voyant,
me levant aussitôt, je le mis en fuite violemment en saisissant une épée, et je frappai et il partit. »
56. Ibid., § 25, pp. 145-146.
57. Ibid., § 26-31, pp. 146-151.
58. Ibid., § 34, pp. 152-153 : « Après que ma sœur Gurgeta fut entrée dans “la pratique de” l’ars
notoria comme il convient, elle vit de nombreuses visions effrayantes, et la suivante plus souvent que
les autres. En extase tout en dormant, elle voyait et même sentait approcher un esprit malin, et il se
tenait contre elle dans son lit, et alors cet esprit malin serrait si fort la jeune fille par les côtés et l’ar-
rière qu’elle ne pouvait ni parler ni appeler. »

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una nocte in extasi), suivie de songes mariaux qui la convainquent de revêtir l’ha-
bit monastique59.
Le Livre des visions a pour premier objectif de faire de son adepte un petit génie.
Son modus operandi se veut le fruit de révélations oniriques accomplies par la Vierge,
mais il est en réalité, comme l’indique sa finalité et son contenu, un décalque de
l’Ars notoria, où affleurent ça et là quelques éléments empruntés à la tradition nigro-
mantique. Sa troisième section, le Liber figurarum (1315), permet, comme le reste
du livre, de faire l’« expérience de la vision » (experimentum visionis) – et sans aucun
doute, si l’on se fie au prologue, du rêve efficace60. Elle prescrit un rituel qui est
100 pour l’essentiel fondé sur la récitation d’une multitude de prières ; mais il faut éga-
lement recourir à des signes dotés d’une virtus spéciale, parmi lesquels sept figures
circulaires contenant des nomina (dont le nom de la Vierge), des signes de croix et
le nom du maître d’œuvre (opifex), un anneau d’or ou d’argent qu’il faut porter au
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doigt (notamment la nuit), et une statue (ymago) de la Vierge à l’enfant marquée du

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Tétragramme, le nom imprononçable de Dieu. Au vu du texte et de ce que l’on sait
par ailleurs de la géographie onirique du bénédictin, l’opération peut se dérouler
aussi bien dans une église que dans une chambre isolée. L’essentiel, où que l’on soit,
est de toujours faire mentalement comme si l’on se trouvait devant un autel consa-
cré à la Vierge61. Le miracle se produit lorsqu’en vision ou en songe la statue de la
Sainte s’anime, autrement dit quand se substitue subitement à la simple représenta-
tion le puissant et merveilleux prototype.
Au-delà des cas d’espèce, les procédures les plus abouties permettent de dégager
les temps forts de l’experimentum onirique, dont parfois seule une partie apparaît
dans nos sources.
Il y a tout d’abord la période, parfois fort longue, de la préparation individuelle,
qui vise à garantir la pureté du candidat et à faire la démonstration de sa foi. On
exige en général des abstinences alimentaires et sexuelles, une confession, et dans
certains cas l’utilisation de vêtements propres, de couleur blanche. Les contraintes
alimentaires, en usage dans tous les rituels magiques, ont sans doute dans ce
contexte une importance accrue, même si nos textes ne le précisent pas ; le jeûne a
certainement pour fonction d’éviter que le rêve ne soit pollué par les mécanismes
corporels, en même temps qu’il élève l’esprit et le rapproche de l’entité spirituelle
invoquée, qui est la cause première du songe. De manière générale, se comporter en
chrétien exemplaire permet au théurge d’éviter les visions trompeuses et d’intégrer,

59. Ibid., § 38, pp. 154-155 : « Après cela elle vit un autre jour en songe que la bienheureuse et invio-
lée Vierge Marie mère de Dieu lui apparut […]. De même, elle vit à plusieurs reprises que la bien-
heureuse Marie lui dit, etc. »
60. Ms Graz UB 680, fol. 136vb-154vb. Nous remercions chaleureusement Claire Fanger et
Nicholas Watson de nous avoir permis de bénéficier d’une version de travail de leur édition.
61. Ibid., fol. 139vb-140ra.

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contrairement à ce qu’avancent les théologiens, le contingent restreint des vrais


visionnaires62.
La préparation spirituelle se double d’une phase active de dévotions, qui se
déroule souvent à l’église, dans un cadre liturgique qui a toutes les apparences de
l’orthodoxie, mais qui est plus ou moins déterminé par des impératifs astrologiques.
Le candidat au rêve doit suivre un ou plusieurs offices religieux (parfois suivi d’une
communion), mais surtout réciter des prières adressées à la divinité, parmi lesquelles
les psaumes et le Pater noster figurent en bonne place. Les rites préparatoires peu-
vent composer un sacrifice, mais on a affaire alors à des experimenta qui se dérou-
lent intégralement dans le secret d’une habitation privée. 101
La fréquentation assidue d’une église a un autre but : elle vise à assurer un trans-
fert de sacralité entre le lieu institutionnel de la dévotion et le lieu privé où doit se
produire le rêve inspiré. Ce passage de témoin s’effectue par le biais d’un objet
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(cédule, crucifix) qui, avec la complicité d’un prêtre, se charge de la virtus du lieu

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consacré au contact de l’autel et des reliques qu’il abrite, et la diffuse à l’endroit
choisi pour le sommeil. Le signe que l’on considère comme le plus efficace est sans
conteste la croix (dans un cas le seul fait de la regarder fixement suffit), qui devient
même chez Pelagius le pivot de l’experimentum63. Mais les noms divins admis par la
tradition jouent également un rôle important. À la consécration du signe s’ajoutent
la purification et la sacralisation de la chambre à coucher (qui intervient parfois tout

62. C’est un point auquel l’ermite Pelagius consacre de longs développements dans un texte qui
entretient des liens étroits avec ceux sus-mentionnés, le Peri anacriseôn (ou Anacrisis). En mobilisant
références scripturaires et hagiographiques, il conclut que les révélations célestes peuvent concerner
n’importe quel chrétien, pour peu qu’il soit irréprochable. Il précise quels comportements sont requis
pour être certain de bénéficier de « vraies » visions, en particulier dans le cadre du rêve (visio som-
nialis). Cf. ms Paris, BnF, lat. 7486A (fin XVe s.), fol. 17r-27v, notamment fol. 25v-26r : « La pre-
mière règle t’annonce à quel point tu dois examiner très consciencieusement la vie, les mœurs, les
manières de parler, les paroles et les actes de celui qui prophétise, s’il est droit, intègre, ferme et
constant dans la foi chrétienne, fervent dans la déférence quotidienne dévolue à Dieu. Après avoir
vérifié que l’homme est catholique, intègre et droit en tout point en foi et en doctrine, la seconde
règle prescrit que tu vérifies aussi s’il vit de manière pure, intègre, catholique et droite conformément
à la foi qu’il a professée. En effet s’il vit autrement que ne l’exige la foi chrétienne, la vraie et divine
révélation de Dieu ne peut se produire en lui. La troisième règle dit : si le bénéficiaire ou le maître
de la révélation est fidèle dans l’unité de la sacrosainte Église romaine et lui est soumis en tout par
une droite volonté, s’il obéit humblement à ses statuts et à ses recommandations, s’il ne dénigre pas
ses rites et ses usages, mais les loue, si enfin il ne juge pas à la légère, ne dédaigne pas, ne méprise pas,
mais estime, honore et révère le pontife romain, les cardinaux, les évêques et les autres prélats de l’É-
glise, les prêtres et les ministres […], alors se produisent de vraies révélations. »
63. C’est en même temps le signe dont les théologiens ne peuvent contester la licéité. Cf. Laurent
Pignon, Contre les devineurs et songeur, in Jan R. Veenstra, Magic and Divination, op. cit., II, 3, 4,
p. 304.

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de suite si une partie du rituel ne se déroule pas à l’église), par le jeu d’aspersions
d’eau bénite et de fumigations. La délimitation précise d’un espace sacré et protec-
teur passe parfois par la construction de cercles sur le sol, au centre desquels est dis-
posé le lit du magister ; mais dessiner lesdits cercles sur une cédule est une solution
qui, pour être plus métaphorique, est jugée tout aussi valable.
Le lieu privé et secret correctement disposé, l’ultime opération menant au som-
meil peut débuter. Des dévotions (prières, génuflexions, etc.) sont exigées avant
d’entrer dans le lit, parfois même alors que l’on est déjà couché. Puis arrive l’acte qui
est le plus récurrent dans nos sources et donc perçu comme absolument nécessaire
102 à la production du rêve : la mise en place de l’objet ou du signe sacré, dont le contact
direct ou la proximité garantit la venue du songe en même temps qu’il assure la pro-
tection du dormeur. Même les experimenta les plus abrégés se gardent d’oublier ce
rite essentiel, qui rappelle l’histoire de Martial rapportée par saint Augustin64. Dans
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bien des cas, il faut disposer le signe sous sa tête, et en particulier contre son oreille

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droite ; mais on peut aussi se contenter de le tenir de la main droite65, ou le mettre
dans ou sous son lit (voire celui d’un tiers). Autre solution, plus rare, le signe peut
être ingéré. Mais quelle que soit la formule retenue, le rêve efficace se produit de
manière mécanique et satisfait les exigences de l’invocateur.
On perçoit donc une cohérence dans la pratique des nigromanciens ou des
théurges médiévaux. Dès lors, les modus operandi de la magie rituelle onirique peu-
vent-ils éclairer les formes d’incubation décrites de manière beaucoup plus elliptique
dans les récits hagiographiques ou les chroniques ? Peuvent-ils en être une forme
dérivée, voire un surgeon représentatif ? Une réponse affirmative à cette question
exigerait que l’on ait une solution de continuité incontestable entre les deux
domaines considérés. Or ce n’est pas le cas, puisque beaucoup de textes de magie
rituelle sont le fruit de traductions réalisées au XIIe ou au XIIIe siècle. Tout au moins
peut-on remarquer qu’en dehors du cas très particulier (et en tant que tel éclairant)
de l’experimentum extrait du Liber Raziel, les pratiques « magiques » décrites ci-des-
sus ne sont pas issues de textes d’introduction récente, mais qu’elles révèlent au
contraire une assimilation profonde des normes chrétiennes.
Faut-il pour autant conclure de l’absence de continuité avérée que les rituels
d’incubation utilisés dans la magie rituelle latine sont apparus spontanément à la fin
du Moyen Âge ? C’est là, en tout état de cause, bien difficile à croire tant les rap-
prochements avec la forme d’incubation de plus longue durée liée en particulier au
culte des saints sont probants. Dans un cas comme dans l’autre, on repère les mêmes
veillées éprouvantes et pleine de ferveur menées dans un lieu conçu comme favo-
rable, une croyance identique en la virtus d’un objet sacré (les reliques ou une par-

64. Cf. supra, note 12.


65. Le côté droit est celui des justes lors du Jugement dernier ; de même, se signe-t-on de la main
droite. En le choisissant, on espère certainement bénéficier d’une « vraie » révélation.

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tie du lit d’un saint dans un cas, un signe « consacré » dans l’autre) auprès duquel il
fait bon poser sa tête et trouver le sommeil, une même certitude enfin que se pro-
duit à terme un rêve dont l’efficacité dépend d’une entité supérieure. Seules les exi-
gences spécifiques à la pratique magique (en particulier l’injonction du secret et la
nature de l’esprit invoqué), les transformations d’une piété devenue davantage indi-
viduelle et privée à la fin du Moyen Âge et les modifications apparues progressive-
ment dans l’économie du miracle (notamment la distanciation géographique entre
le lieu de conservation des reliques et l’endroit où se produit le miracle) introdui-
sent des éléments de différenciation ; mais ceux-ci paraissent plutôt secondaires ou
circonstanciels. 103
Dans ces conditions, que l’incubation « magique » soit une forme pour partie
dérivée de l’incubation chrétienne populaire qui existait en Occident depuis
l’Antiquité tardive, ou tout au moins que la seconde ait influencé et contaminé les
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traditions magiques et théurgiques importées dans le monde latin aux XIIe et

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XIIIe siècles paraît envisageable, même si d’autres voies de transmission ne sont pas
à exclure. En tout cas, les textes de magie rituelle, dont le principe de fonctionne-
ment reposait sur la relation entretenue avec les anges ou les démons, avaient tout
pour devenir un conservatoire privilégié des techniques d’incubation. ■

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