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LES HEROINES D'ANOUILH

ou
Les empêcheuses de danser en rond

by

Anne Gyorgy

A theaia presented to the Faculty


of Graduate Studies and Research
of McGill University in partial
fulfilment of the requirements for
the degree of Master of Arts.

McGill University August, 1956


Montreal, Canada
"••• Le petit poison du château, la
petite intruse qu'il faut mettre à
la porte. La petite empêcheuse de
danser en rondi"
(La Répétition, p. 156)

"··. je tiens ma petite sorcière


crasseuse ••• ma petite empêchause
de danser en rond, ma petite peste ••• "
(L'Alouette, p. 10)
TABLE DES ~~TIERES

INTRODUCTION ••••••••••••••••••••••••••••••••••••• p. 1

PREMIERE PARTIE
Chapitre I. Portrait physique et moral de p. 7
l'héro!ne d'Anouilh •••••••••••••
Chapitre II. L'héro!ne dans la société ••••••• p. 22
Chapitre IIL L'hérofne dans !';univers •••••••• p. 65

DiUXIEME PARTIE
Chapitre IV. Portraits individuels ••••••••••• p. 77

CONCLUSION •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• p. 114

BIBLIOGRAPHIE •••••••••• .-•••••••••••••••••••••••••• p. 127


-1-

INTRODUCTION

Quand Hubert Gignoux entreprit d'écrire un livre sur


l'oeuvre de Jean Anouilh, il pria celui-ci de lui donner des
renseignements biographiques sur lui-même. Voilà la réponse
d'Anouilh :
"Je n'ai pas de biographie, et j'en suis très content.
Je suis né le 23 juin 1910 à Bordeaux, je suis venu jeune à
Paris, j'ai été à l'école primaire supérieure Colbert, au
collège Chaptal. Un an et demi à la Faculté de Droit de Paris,
deux ans dans une maison de publicité, où j'ai pris des leçons
de précision et d'ingéniosité qui m'ont tenu lieu d'études
poétiques. Après L'Hermine, j'ai décidé de ne vivre que du
théâtre, et un peu du cinéma. C'était une folie que j'ai tout
de même bien fait de décider. J'ai réussi à ne jamais faire
de journalisme, et je n'ai sur la conscience, au cinéma, qu'un
ou deux vaudevilles et quelques mélos oubliés et non signés.
Le reste est ma vie, et tant que le Ciel voudra que ce soit
1
encore mon affaire personnelle, j'en réserve les détails."
Ces quelques lignes trahissent la réserve extrême
d'Anouilh dont la publicité est d'être l'homme le plus
mystérieux de Paris. D'après un reporter de France-Amérique,
"solliciter un interview de Jean Anoui~h, c'est comme demander

1. Hubert Gignoux, Jean Anouilh~ p. 9


-2-

à la momie de Ramsès II de raconter ses aventures.n1


Anouilh vit une existence retirée à Neuilly, avec
sa femme, l'actrice MOnelle Valentin, dont le portrait se
trouve peint, dessiné ou sculpté sur tous les murs et sur
tous les meubles de sa maison. Sa fille Catherine, continue
la tradition familiale : mariée à un jeune homme qui se
destine au cinéma, elle vient de faire ses débuts au théâtre.
La photographie d'Anouilh montre un homme à l'allure
très jeune. Derrière ses lunettes à monture d'or on découvre
des yeux pleins de méfiance, des yeux de misanthrope. Sa
bouche est étroite et serrée, avec un pli amer. On sent que
ce n'est pas quelqu'un qui se livre facilement aux confidences.
D'après Pierre de Boisdèffre, Anouilh "c'est un
écrivain comme on n'en voit plus : il n'écrit pas dans les
gazettes, il n'aime pas se montrer en public, il a épousé la
femme de ses rêves, il ressemble à un étudiant mal décidé à
vieillir, il ne fera partie d'aucune école, d'aucune académie.
Il écrit comme s'il était seul, pour des gar~ons de vingt ans
qui lui ressemblent comme des frères.n 2
Mais le fait de se désintéresser de son public n'a
pas empêché Anouilh d'avoir un succès immédiat et foudroyant.
Il a fait ses débuts à dix-neuf ans, à une époque où il était
hanté par la misère, et ces premières expériences sordides

1.
2. Pierre de
p. 166.
-3-

allaient marquer tout son théâtre. Il était alors le secrétaire


de Louis Jouvet, et son premier mobilier fut le décor de
Siegfried de Giraudoux : "un vaste buffet et des fauteuils
aussi incommodes que poétiques. Un beau soir Jouvet arrive
chez Anouilh et lui annonce : 'Désolé, je rejoue Siegfried
et j'ai besoin des meubles.' nl Mais la misère ne dura pas
longtemps. Après L'Hermine qu'il faisait jouer à vingt-deux
ans et qui éta~t sa première pièce importante, ses succès se
sont multipliés. Aujourd'hui Anouilh est parmi les auteurs
dramatiques contemporains les mieux connus et les plus joués
en France et à 1 'étranger.
Jusqu'à présent Anouilh a écrit vingt-cinq pièces,
dont vingt ont été re prés entées à Paris. La plus grande
partie de ces pièces a été réunie en quatre volumes
Pièces Roses (Le Bal des Voleurs, Le Rendez-Vous de Senlis,
Léocadia). Pièces Noires (L'Hermine, La Sauvage, Le Voyageur
Sans Bagage, Eurydice). Nouvelles Pièces Noires (Jézabel,
Antigpne, Roméo et Jeannette, Mëdée), et Pièces Brillanjes
(L'Invitation au Château, Colombe, La Répétition ou L'Amour
Puni, L'Ecole des Pères} . D'autres pièces, plus récentes,
parues séparément, sont Ardèle ou La Marguerite, La Valse
des Toréadors, L'Alouette, et Ornifle.
Dans cette thèse nous nous proposons d'étudier les
héro!nes du théâtre d'Anouilh. La raison de ce choix est,

1. ne veut
res sem rance-Am
1951.
-4-

que le plus souvent, ce sont les héro!nes qui expriment le


message de l'auteur, sa philosophie de la vie et ses
aspirations profondes.
Les héro!nes d'Anouilh peuvent être classées en
trois groupes. Le groupe le plus nombreux comprend les
personnages sortis de l'imagination d'Anouilh (MOnime,
Juliette, Jacqueline, Thérèse, les deux Isabelle, Amanda,
Jeannette, Julia, Natalie, Lucile, Colombe, Estelle, Sidonie,
Ghislaine, Marguerite). Un deuxième groupe réunit les
héro!nes mythologiques dont Anouilh s'est emparé et auxquelles
il donne une vie nouvelle (Eurydice, Antigone, Médée). Enfin,
et toute seule, une héro!ne de l'histoire de France :
Jeanne d'Arc.
Malgré les sources différentes d'oÙ elles viennent,
la plupart des héro!nes présentent un grand nombre de
caractères communs, elles se ressemblent comme des soeurs.
C'est pour cette raison que la première partie de cette thèse
sera consacrée à l'étude de l'héro!ne anouilhienne type : a..
son portrait physique et moral, à ses relations avec la
société, et à sa place dans l'Univers. Pour arriver à ce
portrait-type, nous nous servirons des héro!nes les plus
représentatives de l'auteur, celles des pièces noires. En
effet, les pièces roses sont des comédies légères,
spirituelles, des divertissements sans grande profondeur et
sans portée véritable. Ce sont les héro!nes des pièces
noires, Thérèse, Eurydice, Antigone et Jeannette et, dans les
-5-

pi~ces ultérieures, Lucile et Jeanne, qui sont le• vraies


porte-parole de l'auteur, et par conséquent ce sont ces
six héro!nes qui nous ont servi à modeler les traits de
l'héro!ne-type.
Remarquons d'ailleurs, que ce portrait-type, s'il
n'est pas valable pour certaines hérofnes, comme Colombe,
par exemple, donnerait, avec des modifications mineures, une
image assez fidèle de quelques héros d'Anouilh, comme Gaston,
Julien ou Fabrice. Les traits caractéristiques que nous
allons analyser dans la première partie de cette thèse, ne
sont donc pas tous exclusivement féminins, mais appartiennent
plutôt à un type humain sur lequel Anouilh s'est penché avec
une prédilection particulière : c'est la race des "empêcheurs
de danser en rond", des révoltés, des êtres épris d'un idéal
inaccessible de pureté. Mais ce sont des femmes, ou plutôt
des jeunes filles qui représentent, le plus souvent, et avec
le plus d'éclat, cette race chez Anouilh, et pour cette raison
nous avons omis l'étude de leurs frères spirituels.
Dans cette première partie nous nous proposons de
mettre en relief les ressemblances fondamentales entre les
héro!nes en juxtaposant, aussi souvent que possible, des
citations venant de différentes pièces, pour montrer que des
états d'âme semblables s~ traduisent souvent par des
expressions presque identiques chez les différents personnages.
La deuxième partie de la thèse sera consacrée à
l'étude individuelle des héro!nes. On tentera d'y montrer
-6-

leurs traits particuliers qui les distinguent les unes des


autres. Cette analyse, faite dans l'ordre chronologique,
servira en même temps à tracer l'évolution de l'auteur.
Dans cette analyse individuelle des héro!nes, nous
omettrons l'étude des mères, et, en général, des femmes
mariées et d'un certain âge qui, d'ailleurs ne jouent que des
rôles secondaires. Les seules mères que nous étudierons sont
Medée et Colombe, à cause de leur rôle de premier plan dans
les pièces respectives.
-7-

PREMIERE PART lE

CHAPITRE I

PORTRAIT PHYSIQUE ET MORAL DE L'HEROINE D'ANOUILH

Presque toujours dans les pièces de théâtre


l'héro!ne est belle, quelques fois d'une beauté assez
conventionnelle. Anouilh, par contre, semble insister
sur le fait que ses jeunes filles sont à peine jolies.
Eurydice se décrit ainsi :
"Je suis laide? Quelquefois quand j'ai
pleuré ou trop ri, il me vient une petite
tache rouge au coin du nez. J'aime mieux
vous le dire tout de suite, pour que vous
n'ayez pas une mauvaise surprise après •••
Et puis je suis maigre. Je ne suis pas si
maigre que j'en ai l'air, non; moi je ae
trouve même assez bien faite quand je me
lave; mais enfin, je ne suis pas de ces
femmes sur lesquelles on s'appuie
confortablement."l
Et ailleurs, elle dit :
"Tu me voyais si belle, mon chéri. Je veux
dire 1 moralement, car je sais bien que ,
phfslquement t~ ne m'as jamais trouvée tres,
tres belle ••• "
Jeannette non plus n'a pas d'illusions sur son apparence
physique : "MOi, je crie, je .suis dépeignée, je suis laide1"3

1. Pièces Woires, p. 391


2. Pi~ces Noires, p. 481
3. Nouvelles Pièces Noires, p. 279
_g_

Plus loin elle dit : "C'est moi qui vous fais peur avec mes
cheveux mouillés? Je suis laide."1
Antigone est décrite tout au début de la pièce par
2
le prologue, comme la "maigre jeune fille noiraude" , et nous
apprenons quelques lignes plus loin qu'Ismêne est bien plus
belle qu'elle.
Dans La Répétition Hortensia dit en parlant de
Lucile "Tigre, cette fille est A peine jolie.")
La personnification de l'héro!ne anouilhienne est
MOnelle Valentin, la femme de l'auteur, pour laquelle il a
écrit presque toutes ses pièces. Sur une photographe prise
au cours d'une représentation d'Antigone, nous la voyons
avec son petit visage pâle et délicat où luisent de grands
yeux sombres à l'expression tragique, et ses mèches flottant
autour de sa tete. Les contours de son corps fragile sont
A

dissimulés sous les plis de son ample robe noire.


· Cette hérofne typique, beaucoup plus adolescente
que femme, jalouse souvent les "vraies jeunes filles" qui
sont "roses et dorées comme un fruit". L'aveu d'Antigone à
sa soeur Ismène ressemble étrangement à l'explosion de colère
de Jeannette contre sa soeur Julia :
"Quand j'étais petite, j'étais si malheureuse,
tu te souviens? Je te barbouillais de terre,
je te mettais des vers dans le cou. Une fois
je t'ai attachée à un arbre, et je t'ai coupé
tes cheveux, tes beaux cheveux ••• Combien cela

1. Nouvelles Pièces Noires, p. 287


2. Aritifone, p. 9
J. La R pétition, p. 110
-9-

doit être facile de ne pas penser de bêtises


avec toutes ces belles m~ches lisses et bien
ordonnées autour de la tete."1
Jeannette dit à Frédéric dans Roméo et Jeannette :
"Eh bien, moi, j'aurais lancé tous mes voyous
vontre vous! Ils vous auraient attaché à un
arbre et je l'aurais scalpée, votre Julia,
scalpée avec ses belles meches bien peignées,
devant vous!"2
Mais Jeannette n'a pas à envier Julia : C'est elle
qu'aimera Frédéric, tout comme Hémon avait choisi Antigone
au lieu de la belle Ismène. C'est que, malgré des adjectifs
comme "maigre", "laide", "petite", "noiraude", employés
abondamment par l'auteur, il nous est suggéré que ces jeunes
filles attirent les hommes, ceux qui savent regarder au-delà
des apparences physiques. Le comte de La Répétition eat un
de ces hommes-là, et bien que Lucile soit "à peine jolie",
il lui dit : "Vous êtes une fille ravissante sous votre léger
voile de brume pour qui sait voir."3 Les filles gaies et
jolies ne sont que des poupées enrubannées à la tête vide,
tandis que lea héro!nes d'Anouilh ont une âme. Ismène le
sent quand Antigone lui dit: "Non, je ne suis pas belle." :
"Pas belle comme nous, mais autrement. Tu
sais bien que c'est sur toi que se
retournent les petits voyous dans la rue;
que c'est toi que les petites filles regardent
passer soudain muettes sans pouvoir te quitter
des yeux jusqu'à ce que tu a~es tournée le
coin ••• Et Hémon, Antigone?"·

1. Antigone, p. 23
2. Nouvel!es Pièces Noires, p. 302.
3. Lâ Répétition, p. 45
4. Antigone, p. 31
-10-

L'hérofne, tout en la jalousant, mép·r .ise un peu la "vraie


..
jeune fille" douce et féminin&. Antigone, au moment même ou
elle lutte avec la pensée de la mort, taquine Ismène en
disant qu'elle sera moins belle le lendemain si elle n'a pas
assez de sommeil.
L'hérofne d'Anoui~n'est pas coquette. La nourrice
d'Antigone s'en plaint assez :
"Tu n'étais pourtant pas comme les autres,
toi, à t'attifer toujours devant la glace,
~ te mettre du rouge aux lèvres, à chercher
a ce qu'on te remarque. Combien de fois je
me suis dit : 'Mon Dieu, cette petite, elle
n'est pas assez coquette! Toujours la même
robe et mal peignée. Les garçons ne verront
qu'Ismène avec ses bouclettes et ses rubans
et ils me la laisseront sur les bras.'"l
Th~rèse "coud ses robes elle-même et se met de la
mauvaise poudre." 2 Jeannette "se fait des chapeaux ou des
robes avec de vieux chiffons comme lorsqu'elle était petite•••
Elle les fait avec de vieux rideaux, ses robes. Et quand
elles sont finies, une tache ou un accroc tout de suite et
tant pis si l'on voit son derrière, ses genoux aux trous de
ses bas1" 3 Eurydice aussi est désordonnée et paresseuse.
Son amant, Dulac demande à Orphée : "Elle les a retrouvés,
ses bas, en se levant? Soyez donc franc. Avouez en tout cas
que sa chemise était accrochée en haut de l'armoire, ses
souliers dans la baignoire, son chaJeau sous le fauteil et son

1. Antigpne, p. 18
2. Piêces Noires, p. 143
3. Rouvêiies Pièces Noires, p. 225
-11-

sac introuvable. Je lui en ai déjà acheté sept."1


Mais cette jeune fille peu coquette, quand elle
est amoureuse, fait des efforts pathétiques pour plaire.
Antigone emprunte le rouge à lèvres, la poudre et le parfum
d'Ismène pour persuadèr Hémon - et peut-être elle-même -
qu'elle est une femme désirable • . Car l'héro!ne d'Anouilh
est peu féminine. Elle tient du "petit voyou" par sa
sauvagerie et son audace et, au fond, elle est restée une
petite fille qui n'a pas voulu grandir.
Elle est si jeune, d'ailleurs1 Celles dont nous
connaissons l'âge exact ont tout juste vingt a~s. Anouilh
saisit chaque occasion pour nous rappeler l'âge de ses
héro!nes. Au début de La Sauvage Thérèse fête son vingtième
~nniversaire, mais le vieux Gosta est le seul à s'en souvenir
et à lui offrir un cadeau. Lucile, de La Répétition, dit à
Héro, le "traltre" de la pièce : "C'est depuis hier que j'aime
Tigre et j'ai vingt ans. Alors votre petit discours avec moi,
c'est du temps perdu." 2 Créon, dana sa grande scène où il
'
veut persuader Antigone de vivre, lui d~t : "Tu es Antigpne,
tu es la fille d'Oedipe, soit, mais tu as vingt ans, et il
n'y a pas longtemps encore tout cela se serait réglé par du
pain sec et une paire de gifles.n 3 Dans Ardèle le Général
dit à sa bru : "Vous avez vingt ans Natalie, vous êtes

1. Pièces Noires, p. 445


2. La Répétition, p. 136
3. Antigone, p. 72
-12-

1 'int ran sigean ce et la pureté ••• nl


Ces vingt ans qu'Anouilh nous rappelle si souvent
dans ses pièces, sont un symbole; le symbole de la jeunesse
avec tout ce qu'elle comporte de merveilleux et de terrible.
Vingt ans, c'est l'âge où le jeune être intransigeant est
plein d'idéalisme et d'illusions; l'âge où il croit déjà
tout savoir par instinct, sans avoir besoin d'apprendre par
expérience, l'âge où il exige que la vie soit conforme à son
rêve d'enfant. On est pressé, exigeant et impatient quand on

est jeune. Lucile l'explique bien au comte : "Les enfants


2
aussi demandent la lune." Les jeunes filles d'Anouilh
denandent la lune et en exigent la li vrai son immédiate.
Jeannette, dans Roméo et Jeannette s'écrie : "Je
n'aime pas la patience. Je n'aime pas me résigner ni
a~cepter~"J Antigone a la même soif d'absolu. Elle dit à
Créon : "Moi, je veux tout, tout de suite - et que ce soit
entier - ou alors je refusel Je ne veux pas être modeste,
moi, et me contenter d'un petit morceau si j'ai été bien sage.
Je veux être sûre de tout au~ourd'hui, et que cela soit aussi
beau que quand j'était petite - ou mourir."4
Ces héro!nes à peine sorties du monde de
l'adolescence ont, à côté de l'idéalisme, tous lea autres

1. Ardèle p. 5
2. ta RérAtition, p. 42
J. Nouve les Piêces Noires, p. 253
4. Antigone, p. 99-ioo
-1.3-

traits caractéristiques de leur âge. Elles se sentent


seules et incomprises. Elles ont des s~utes d'humeur : un
instant elles sont gaies, heureuses, mais un rien suffit à
les rendre tristes ou mélancoliques, et souvent elles
éprouvent un désespoir profond. Elles sont à l'âge dangereux
où on fait la transition difficile de l'adolescence à la
maturité, l'âge où on se pose des questions angoissantes.
Cowme le dit le choeur dans Antigpne, la tragédie est souvent
causée par "une question de trop qu'on se pose un soir. nl
Voilà la raison pour laquelle ce sont éminemment des jeunes
qui sont les protagonistes de ce théâtre plein d'angoisse
métaphysique.
La jeunesse excessive des héro!nes éclate aussi
dans leurs propos. Eurydice fait jurer Orphée en étendant
la main et en crachant par terre; Thérèse et Jeannette,
dans leur franchise souvent pénible et outrée font penser au
dicton : "La vérité sort de la bouche des enfants."
Cet enfantillage souvent un peu excessif a son
explication dans la psychologie de l'héro!ne qui est faite
tout d'une pièce. Tous les traits de son caractère se
tiennent et dépendent d'une vision de la vie et de la morale
qui en résulte.
Anouilh croit au "bon sauvage" à la Wousseau.
Pour lui, à notre naissance et pendant notre enfance nous

1. Antigone, p. 55
-14-

sommes bons et purs, mais la vie en société nous corrompt


peu à peu en nous rendant hypocrites et mesquins. Le seul
précepte moral est : ne pas tricher pour essayer de sauve-
garder sa pureté première. Voilà tous les éléments de la
tragédie : un être pur se débat dans la boue. Va-t-il se
salir? Va-t-il pouvoir rester pur?
La jeune fille d'Anouilh est un être primitif qui
agit par instinct. C'est une "force de la nature", comme
le sont les héros romantiques. Elle se méfie de
l'intelligence. Elle ne veut pas comprendre, car "tout
comprendre c'est tout pardonner" et le pardon, la compromission,
n'existent pas chez cet être intransigeant qu'est l'héro!ne
anouilhienne.
Eurydice a peur des mots qui échouent misérablement
quand il s'agit de traduire ses sentiments obscurs. Antigone
aussi, bien qu'elle soit plus intelligente qu'Eurydice,
refuse de comprendre :
"Je ne veux pas comprendre. C'est bon pour
vous. MOi, je suis là pour autre chose que
pour comprend re. nl
Lucile a le même accent quand elle lance à Héro :
"Je ne veux pas être raisonnable. C'est le
premier mot qu'on emploie quand on va faire
quelque chose de vilain." 2
L'héro!ne n'a pas une philosophie nettement formulée;
elle ne raisonne pas. A l'intelligence, elle oppose l'instinct

1. Anti92ne, p. 86
2. La Repétition, p. 144-145
-15-

de la pureté. Cette pureté, Antigone, Jeanne et Lucile l'ont


conservée. Thérèse aussi, mais les souillures autour d'elle
ont laissé des traces ineffaçables dans son âme. Eurydice
et Jeannette ont trempé dans la boue, mais lorsqu'elles
rencontrent un amour pur, elles font des efforts désespérés
pour s'en rendre dignes en se purifiant. Cet amour change
complètement leur échelle de valeurs. Ainsi Jeannette dit à
Frédéric qui lui demande pourquoi elle va quitter son riche
amant, puisqu'il ne pourra pas l'épouser :
"Parce que je ne 1 'aime pas. Parce que j:' ai
eu honte tout d'un coup d'être à lui ••• Hier
cela m'était égal. Tout m'était égal hier :
d'avoir un amant comme lui, d'avoir des jambes
nues et une robe déchirée, d'être laide."~
Chez Eurydice, comme chez Jeannette, c'est l'amour qui éveille
le désir de pureté :
"Depuis hier je rou~is si on me regarde, je
tremble si on me frole. Je pleure qu'on
ait osé me désirer.~. Je m'en vais parce que
je suis toute rouge de honte. n2
La robe blanche de Jeannette, sa robe de mariée qu'elle
emporte lorsqu'elle s'enfuit avec Frédéric, est symbolique
de son désir d'être purifiée. Chez sa soeur Julia ce désir
se manifeste sous la forme d'une obsession :
"Je me frotte, je me frotte, quand je crois
que j'ai une petite tache. C'est qu'il me
semble que j'ai toujours quelque chose à
mettre en Qrdre, quelque chose à nettoyer
pour eux."J

1. Nouvelles Pièces Noires, p. 260


2. Piêces Noires, p. 481
3. Nouvelles Pièces Noires, p. 226
-16-

C'est de ce besoin de pureté que vient la droiture,


l'honnêteté de la jeune fille d'Anouilh. Ainsi Thérèse Tarde
se révolte contre la mesquinerie de sa mère qui veut la
persuader de demander à son fiancé de lui acheter une bague
chez un certain joaillier qui donnera une commission à la
'
mere.
L'héro!ne est aussi désintéressée. Thérèse ne se
soucie pas d'épouser Florent qui, pourtant, serait un parti
magnifique. Son amour et son bonheur lui suffisent. A
Jeannette qui essaie de la persuader de se faire épouser, elle
répond seulement avec un sourire : "Tu penses que je vais
1' ennuyer avec ça. n1 Lucile, la petite institutrice de
La Répétitiop sait qu'elle ne pourra jamais épouser le comte,
néanmoins elle refuse d'accepter de lui une pension qui lui
permettrait de faire ses études à l'étranger. Son
désintéressement vient de sa fierté. Lucile lance à Héro :
"Il ne m'achètera jamais de robes, n'y comptez pas ••• J'ai
pris la bonne habitude de m'en acheter une de temps en temps
2
toute seule, je veux la garder." Et Thérèse reçoit les
cadeaux de Florent à contrecoeur : "Hier pour la première
fois elle a accepté de l'argent pour acheter des valises.
Mais il a fallu que je me fâche ••• Elle serait bien venue
avec ses deux robes dans un carton."3 Jeannette et Eurydice,
de leur côté, acceptent des cadeaux de leurs amants qu'elles

1. Pièces Noires, p. 128


2. tâ Répéti tion, p. 142
3. Piêees Noires, p. 144
-17-

n'aiment pas, mais l'amour les rend soudain désintéressées


et scrupuleuses.
La jeune fi.lle d'Anouilh, pure, fière et
désintéressée, a horreur de l'hypocrisie et des faux
sentiments. Thérèse repousse sa mère presque brutalement
quand celle-ci essaie de lui donner des conseils la veille
de son mariage avec Florent, comme si&le ne savait pas que
Thérèse avait eu des amants depuis l'âge de quatorze ans.
Thérèse lui répond froidement : "Allons, allons. Tu sais
bien que je ne suis pas une petite fille ••• Cesse d'être
1
ridicule. "
Cette intransigeance de l'héro!ne d'Anouilh, ce
besoin d'être honnête avec elle-même et avec les autres,
explique pourquoi son entourage trouve qu'elle a un "sale
caractère". Comme la plupart des adolescents tourmentés,
elle est "difficile à vivre". Antigone semble bien connaitre
cet aspect de sa nature :
Antigone : "Ce qui lui passe par la tête,
la petite Antigone, la sale bete, l'entêtée,
la mauvaise, et puis on la met dans un coin
ou dans un trou. Et c'est bien fait pour 2
elle. Elle n'avait qu'à ne pas désobéir!"
Eurydice est jugée ainsi par sa mère : "Cette enfant a un
bon naturel, mais c'est une petite brute."3 Le père de
Jeannette s'excuse auprès de la mère de Frédéric des paroles
peu con v ena bles de sa fille en di san:t : "Excusez-la. C'est

1. Pièces Noires, p. 154


2. Antigone, p. 26
3. Piêces Noires, p. 377
-lS-
1
une enfant. Elle a un fond excellent."
~eme les parents, vils et corrompus qu'ils sont,
reconnaissent ce fond de bonté, de pureté dans leurs enfants.
Le sale caractère, la sauvagerie orgueilleuse, la dureté,
ne viennent que de la lutte que mène l'héro!ne contre son
milieu enlisant, de son effort pour ne pas tricher. Toutes
les jeunes filles d'Anouilh méritent le nom donné à Thérèse
Tarde : la Sauvage. La plus sauvage, peut-être parce que
c'est le personnage le plus outré parmi les jeunes filles
d'Anoui]\ pour ainsi dire la caricature des autres, est
Jeannette, qui s'écrie :
"J'aurais bien voulu être une vraie fille
des bois, jamais peignée, qui crie des
insultes a~x gens toute seule en haut des
branches."
Elle se remémore avec délices son enfance quand elle faisait
partie d'une bande de voyous, les "As de Pique" :
"On prétendait que nous avions tué un garçon
un soir d'hiver, à coups de sabot. Nous
étions terribles, avec des tatouages d'encre
et des vraies balafres partout••• Nous aussi,
nous l'avons eue notre grande bataille •••
Nous avons dansé comme des sauvages avant,
devant les feux.n3
Antigone est malheureuse d'être née fille, et si les
princesses pouvaient fréquenter des voyous, elle aurait
sûrement fait partie d'une bande. Elle a de l'audace et elle
sait se battre. Il suffit d'écouter le garde qui l'avait

1. Nouvelles Pièces Noires,: p. 251


2. Nouvelles Pieces Noires, p. 288
J. N2uvelles Pièces Noires, p. 295
-19-

découverte en train de recouvrir Polynice de terre, pour


s'en convaincre :
"Ah, cette audacel Je tourne le dos une
seconde, je te demande une chique, et allez,
le temps de me la caler dans la jouel le
temps de dire mercil elle était là, a gratter
comme une petite hyene. Et en plein jour!
Et c'est qu'elle se débattait, cette garce,
quand j'ai voulu la prendrel C'est qu'elle
voulait me sauter aux yeuxt Elle criait
qu'il tallait qu'elle finisse ••• C'est une
folle, oui .1" 1
Dans L'Alouette, Warwick dit à Jeanne : Ma fiancée
en Angleterre, qui est une fille très pure, raisonne tout à
fait comme un garçon, elle aussi ••• Elle est indomptable
comme vous ••• "2
Cette sauvage au "sale caractère" est souvent très
dure dan• sa sincérité. Quand elle se révolte contre son
milieu, sa honte lui dicte des mots blessants pour son
entourage. Mais ce n'est pas uniquement sa honte; la jeune
fille d'Anouilh, comme d'ailleurs tous ses personnages ·; est
une égo!ste qui ne se soucie point de connaltre les
sentiments, les aspirations des autres. Eurydice dit a
..
Mathias sèchement qu'elle l'aime bien, mais en aime un autre.

Thérèse, dans sa honte et son mépris criè à sa mère : "Oh!


3
Tu me dégoûtest" Antigone dit à Créon : "Vous avez des
têtes de cuisiniers! ••• Tu m'ordonnes, cuisinier? Tu crois
' 4
que tu peux m'ordonner quelque chose?"

1. Antigpne, p. 59
2. L'Alouette, p. 211
3~ Piêces Noires, p. 156
4. Antigone, p. 101
-20-

Cette conduite sans aucune retenue exprime


l'intransigeance, la personnalité insociable d'un être
essentiellement individualiste qui n'obéit à aucune loi
extérieure. Antigpne dit : "Moi, je peux dire 'non' encore
à tout ce que je n'aime pas et je wais seul juge."1 Voilà
la fierté et la suffisance qui ont fait s'écrier le P~re

Tarde : "J'ai enfanté l.D1 monstre d'orgueil!" 2 Il a le même


accent que Créon, lorsqu'il dit à Antigone : "L'orgueil
d'Oedipe. Tu es l'orgeuil d'Oedipe1"3, et Jeanne d'Arc
a dme t d evant Caueh on : ttJe sa i s que .Je . orgue1"11 euse. n 4
. su1s

En effet, l'hérofne d'Anouilh parait insuppor-

tab~ement orgeuilleuse à tous ceux qui n'ont pas la religion


de la pureté, à ceux qui son engagés dans la vie, sans se
soucier des compromissions à faire, et s'en trouvent bien.
L'héro!ne d'Anouilh juge les autres sévèrement au nom de
cette pureté qui était leur partage mais qu·' ils n'ont pas su
garder. Elle les juge, même si elle-même a reçu des
souillures dans la vie, ·car elle, au moins, a conscience de
sa défaillance; elle obéit au précepte de ne pas tricher,
tandis que les autres jouent la comédie. Le prix de sa
lucidité est une honte cuisante. Eurydice quand elle dit
"Je m'en vais parce que je suis toute rouge de honte" 5 parle

1. Antigone, p. 81
2. Piêces Noires, p. 183
3. Antigone, p. 20
4. L'Alouette, p. 27
5. Piêces Noires, p. 481
-21-

au nom de toutes les héro!nes des pièces noires. Antigone


prononce presque la même phrase quand elle dit à Hémon :
"Oh! Je suis toute r~uge de honte. n 1 Juliette, une jeune
fille "rose" du Bal des Voleurs, s'écarte radicalement de la
tradition du théâtre d'Anouilh quand elle s'écrie :
"Non, je n'ai pas honte! non, je n'ai pas
honte! ••• Vous pouvez dire tout ce 2ue vous
voulez, je n'aurai jamais honte ••• "
Mais, comme nous l'avons déjà dit, le monde "rose, est un monde
gai et fantaisiste. Malheureusement c'est un monde de rêve,
et lorsqu'on se réveille, on se troUve dans le monde "noir".
La vraie héro!ne, celle qui exprime la vision de la vie
d'Anouilh, est honteuse, pessimiste, dégoûtée quand elle
découvre que, malgré la solitude profonde qui l'enveloppe,
dans la vie on n'est jamais seul, et que le contact avec les
autres, les réalités de la vie en société souillent son plus
grand trésor : sa pureté.

1. Antigone, p. 42
2. Piêces Roses, p. 102
-22-

CHAPITRE II

L'HEROINE DANS LA SOCIETE

La vie en société est extrêmement dangereuse pour


le jeune être qui veut sauvegarder ou reconquérir sa pureté.
Elle présente mille pièges enlisants, mille occasions pour
se salir. Les plus grands ennemis de l'héro!ne d'Anouilh
sont son milieu, pauvre ou riche, son passé qu'elle traîne
après elle, le contact malpropre des autres, et le fait même
de vieillir.
La plupart des héro!nes d'Anouilh viennent d'un
milieu pauvre et bohême. Elles ont connu une vie de famille
peu stable. Thérèse est fille de musiciens ambulants,
Eurydice est une actrice de troisième classe, Jeannette est
fille entretenue. I l n'y a que Lucile et Julia qui aient une
situation sérieuse d'institutrice, une situation "comme il
faut".
Dans ces milieux souvent un peu louches, les jeunes
filles d'Anoui~ont connu les revers de la vie. Pour Anouilh
la pauvreté est avilissante et laide, dépourvue de toute
auréole romantique. Franz, le héros de la pièce intitulée
L'Hermine, explique à son ami Philippe :
-23-

"La pauvreté a fait de ma jeunesse une longue


succession de mesquineries et de dégoûts •• je
me méfie maintenant. MOn amour est une chose
trop belle, j'attends trop de lui pour risquer
qu'elle le salisse lui aussi."l
Il n'y a que les êtres exceptionnels comme Thérèse,
qui puissent résister à l'influence de la pauvreté. Florent
dit à Hartman, son impresario, à propos de Thérèse :
"La pauvreté aurait pu la rendre mesquine ou
avide, elle ne lui a donné que le détachement
du luxe. n2
Mais Florent ne connaît pas bien Thérèse. Celle-ci a été
entraînée dans la boue, et même si elle est restée pure, ses
expériences sordides en ont fait une révoltée. Elle s'écrie
devant Florent dans sa honte et son désespoir :
"Tu n'as jamais été laid, ni honteux, ni
pauvre ••• Moi, j'ai fait de longs détours
parce qu'il fallait que je descende des
marches et que j'avais des bas troués aux
genoux. J'ai fait des commissions pour les
autres et j'étais grande et je disais merci
et je riais, mais j'avais honte quand on me donnait
des sous ••• Tu n'as jamais été malade non plus,
j'en suis sûre. ·Moi, j'ai eu des croûtes, la gale,
la gourme, toutes les maladies des pauvres, et la
maîtresse m'écartait les cheveux avec une règle ·
quand elle s'en est aperçue. "Elle est délicieuse!"
J'ai entendu que vous disiez cela avec Hartman.
"Elle est délicieuse1" Tu ne t'attendais pas à
cela, hein? Cette haine qui me creuse le visage,
cette voix qui crie, ces détails crapuleux. Je
dois être laide comme la misère en ce moment •••
Les vaincus sont effrayants, n'est-ce pas?"3
Rien ne peut arrêter Thérèse. Dans son amertume elle lance
... ...
a son pere :

1. Pièces Noires, p. 49
2. Pièces Noires, p. 143
3. Pièces Noires, p. 208-209
-24-

"Allez, explique-lui, toi, papa, si tu en as


le courage, toutes les J:8 uvretés toutes les
bassesses qu'il n'a pas pu connaftre ••• Dis-
lui tout. Dis-lui, quand j'avais neuf ans, le
vieux monsieur qui était si bon ••• Explique-
lui aussi quand maman avait trop bu et qu'elle
vomissait et il fallait que je la soi~e •••
Mais alors, dis-lui qu'à quinze ans, même pas,
quatorze, j'ai eu un amant ••• Un garçon que je
ne connaissais même pas, m'a prise. Et je me
suis laissée faire sans amour, sans être vicieuse,
par une veulerie, une résignition que tu ne
comprendras pas non plus ••• "
On voit ici que l'héro!ne n'est pas ~onsable de
son avilissement. C'est la pauvreté et elle seule qui a
engendré toutes ces tristes expériences. Eurydice aussi
est salie, elle a eu des amants par lassitude, comme Thérèse,
comme Jeannette, et elle est aussi peu responsable de ses
actes que les deux autre hérofnes.
Euffdice : "Hé bien, quand j'était encore très
pet~te, un homme, un étranger, m'a prise, preaque
de force ••• Cela a duré quelques semaines et
puis il est reparti."
Orphée : "Vo~s l'aimiez, celui-là?"
Eurydic2 : "J'avais mal, j'avais peur, j'avais
honte."
Jeannette fait une confession semblable à Frédéric :
"Tout était vrai, oui, tout à l'heure, j'ai
un amant et c'est lui qui m'écrit pour me
supplier de ne pas le quitter sans doute;
et j'en ai eu d'autres avant, sans amour
sans savoir qu'il fallait attendre, qu'il
y avait un garçon, quelque part sur la terre,
que je ne connaissais pas encQre et que
j'étais en train de voler ••• nJ

1. Pièces Noires, p. 211-212


2. Piêces Noires, p. 397
3. Nouvelles Piêces Noires, p. 272.
-25-

L'amour a éveillé dans Jeannette l'instinct de


pureté qui existe dans toutes les jeunes filles d'Anouilh,
même les plus avilies. Mais à mesure que l'homme vieillit,
la pauvreté l'abaisse au niveau des bêtes. Il se débat parmi
les nécessités immédiates de l'existence matérielle. Il doit
se loger, se nourrir, se vêti~. La satisfaction plus ou moins
adéquate de ces nécessités capte toutes ses énergies, occupe
sa pensée et son imagination. Nous avons de nombreux exemples
de ces pauvres au théâtre.d'Anouilh. L'auteur les montre sous
un jour corr~que, mais ce n'est pas un comique pur : il y entre
de la tragédie, la tragédie de la déchéance et de la
corruption.
L'idée fixe du père d'Orphée, par exemple, est un
bon repas, peut-être le symbole de l'aisance bourgeoise.
"Vous avez là, pour 15 france 75, vin compris:
hors d'oeuvre (ou homard avec quatre francs
de supplément), plat de viande garni (très
copieux), légume, fromage, dessert, fruit ou
pâtisserie - attendez, attendez - café et ~usse­
café, cognac ou, pour les dames, liqueur douce.
Tenez, le petit menu du "Jerne-Hachette" avec
un bon cigare comme ça t ••• "
Le père de Jeannette regre~ peut-être moins de
ne pas être invité au mariage de sa fille, que de manquer le
repas de noces :
"••• Fromages, bombe glacée, gâteau moka,
champagne. C'est un homme qui· ne connaît
qu'un menu. S'ils avaient daigné me
consulter, je leur aurais dit : allez chez

1. Pièces Noires, p. 488


-26-

Thomas. Il n'y a que Thomas dana ce pays


pour vous faire manger. Oeufs Mimosa,
homard Thermidor, épaule farcie ••• C'était
magnifique. nl
Phrases banales qui, en elles-mêmes, n'ont rien de
dégradant. Pourtant, quand on les replace dans le texte, on
s'aperçoit qu'elles sont prononcées à des moments de crise,
quand Orphée et-Jeannette se débattent avec les grands
problèmes éternels de la vie et de la mort. Ce bavardage
devient alors très déplacé, et sa mesquinerie fait un
contraste avec l'idéalisme des vrais héros et héro!nes.
Nous rions de M. Tarde qui se gorge de fine et
d'armagnac, qui fume les cigares de Florent et porte ses
coetumes, et qui n'a pas honte de se faire offrir jusqu'à la
canne et la cravate de son hôte. Nous savons qu'i~ n'a jamais
été aussi heureux de sa vie. La pauvreté l'a privé de ces
plaisirs, et maintenant il leur donne une importance exagérée.
C'est la pauvreté qui lui a fait perdre sa dignité en le
rendant avide, mesquin et sans scrupules.
Ce portrait de M. Tarde est valable pour la plupart
des pauvres d'Anouilh. Ce sont des orgeuilleux pareaseux
et par conséquent des ratés. Beaucoup d'entre eux avaient
des prétentions artistiques dans leur jeunesse. M. Tarde
joue de la contre-bat!se, le p~re d'Orphée est "premier prix
de basson du Conservatoire de Niort, deuxième prix de cor
anglais, deuxième accessit d'harmonie. 2 La mère d'Eurydice

1. Nouvelles Pièces Noires, p. 323


2. Pieces Noires, p. 402
-27-

prétend être une grande actrice


"Cela me rappelle un jour à Buenos Aires.
La carton à chapeaux de Sarah qui s'ouvre
en pleine gare. Il y avait des plumts
d'autruches jusque sur les rails ••• "
Le p~re de Jeannette est compl~tement déchu : il est
sale, désordonné, pauvre et irresponsable, mais il se donne
des airs de bourgeois respectable :
Le père : "Sors toute l'argenterie, fifille!
Lucien (dans son coin) Elle est au clou
depuis 1913.
Le père :{ f ait face, superbe) Je peux la
dégager quand je veux! J'ai toutes
les reconnaissances.
Lucien : On pourrait peut-être les mettre
sur la table.
Le père : En tout cas, si nous devons
momentanément renoncer au faste,
beaucoup de dignité, de noblesse.
La simplicité patriarcale. Nous la
recevons dans la vieille maison
familiale que les malheurs n'ont pas
épargnée, mais qui est toujours la,
bien solide sur wes vieilles fondations ••• "
Lucien : A propos. Il pleut dans t outes les
chambres, et le plombier veut un accompte
pour commencer les réparations ••• 2
Le meilleur portrait du pauvre d'Anouilh, déchu mais
refusant de se rendre compte de sa situation, se trouve dans
La Sauvage, dans la sc ène où Thé rèse explique à Gosta avec
une sincérité peut-être un peu trop poussée, pourquoi elle ne
pourra jamais l'aimer.
"Tu es laid, Gosta, tu es vieux, tu es
paresseux. Tu disa is toujours que tu aurais
pu faire mieux que les autres, mais tu n'as
jamais rien fait ••• Tu bois parce que quand
tu es saoul il te semble que tu pourrais faire

1. Pièces Noires, p. 411


2. Nouvelles Pièces Noires, p. 241
-2S-

quelque chose et tout ton argent y passe.


Tu n'as plus un costume à te mettre et de
cela aussi tu es fier parce que tu crois
qu'un veston troué au coude et plein de
taches, c'est la défroque du génie ••• Hé
bien, ce courage, cette force dont tu te
crois plein, ce serait peut-être d'essayer
de ne plus boire et de t'acheter des souliers,
Gosta ••• Tes mains tremblent, sur le clavier.
Tu acc~ches les notes de plus en plus, n'est-
ce pas? Hé bien, ton amour, ton grand amour
de la musique, ce serait peut-être de ne plus
boire pour te guérir et de travailler tous
les jours, Gosta ••• nl
Un peu plus loin, elle dit
"Je veux bien te plaindre, avoir pitié de
toi, mais si tu as cru que notre misère, notre
pdsse, notre crasse étaient des titres de
noble~se, tu t'es trompé ••• Vous êtes laids,
vous etes sales, vous etes pleins de sales
pensées et les riches ont bien raison de passer
vite à côté de vous dans les rues."2
Ces riches, délivrés, dans une certaine mesure,
des contingences matérielles de la vie, peuvent-ils accéder
à la pureté? La réponse d'Anouilh à cette question est
négative •. Les riches de son théâtre, la famille de Florent,
celle de _Gaston, ne peuvent pas se purifier, car ils ont
accepté le jeu social : ils trichent, ils sont hypocrites,
ils refusent d'accepter la réalité de la misère et de la
souffrance. Il n'y a pas de pureté sans lucidité, et les
riches refusent d'ouvrir les yeux pour garder leur bonheur,
leur · "sale bonheur", sans nuages.
Thérèse dit à Hartman :

1. Pièces Noires, p. 249


2. Piêces Noires, p. 250
-29-

"Ce qu'il faut, c'est ne jamais penser qu'il


y en a d'autres qui vivent, qui se battent,
qui meurent ••• Je ne poserai jamais les yeux
qu'aux endroits où ils posent les leurs, sur
les fleurs, sur les belles pierres, sur les
bons visages ••• Et je deviendrai facile ef
claire comme eux, sans plus rien savoir."
Etre un riche, pour les êtres comme Thérèse, c'est
"un peu comme si on était mort"2 car on sacrifie la vérité
au bonheur, on s'enferme dans un rêve trompeur. Etre un
riche implique le mensonge, l'hypocrisie de chaque jour.
L'argent, s'il empêche l'avilissement de la misère, conduit
au bonheur impur avec ses compromissions. Les héro!nes
d'Anouilh sont hantées par l'idée de l'argent. Il les
attire, car il permet d'échapper à la pauvreté dégradante.
C'est une puissance libératrice. Comme nous verr ons plus
loin, pour Anouilh l'individu est défini en partie par
l'opinion qu'ont de lui les autres. Or, ceux qui possèdent
l'argent, dirigent l'opinion. Ainsi l'argent pourrait
devenir une force purificatrice. En réalité, il ne l'est
pas, car c'est le billet d'entrée dans un monde hypocrite.
Thérèse est hantée par l'attraction et la répulsion
qu'exerce sur elle l'argent. A Florent, qui veut donner
une compensation à ses parents, puisqu'elle ne fera plus
partie de l'orchestre ambulant, elle dit :
"Ah, non! Pas encore cet argent. Vous
m'avez fait assez de mal avec lui ••• Je

1. Pièces Noires, p. 238


2. Pièces Noires, p. 232

.J
-30-

ne veux pas d'argent ••• Il ne faut plus qu'il


en soit question de cet argent. Vous m'en
avez donné pour m'acheter des valises hier.
Je ne le veux même pas ••• Tenez! Tenez! Le
voilà! Tenez! ·Tenez! Tenez!" (Elle a jeté
les billets aux pieds de Florent. Les Tarde
vont se précipiter.) "Ne bougez pas, je vous
le dé fends .l'tl
Cette scène a son penàant dans l'Invitation au Chateau où
Isabelle jette les billets de banque du vieux banquier
richissime. Mais là, comme c'est une pièce rose, le riche
reconnaît, que "1 • argent ne fait pas le bonheur". Au
contraire, Thérèse, l'héro!ne noire, doit être lucide.
Après sa fureur destructrice, elle se redresse et lance
"Comme vous les avez gentiment jetés, Florent.
Nous n'avons pas ce talent, nous autres.
Regardez ces têtes••• Je suis une imbécile
d'avoir commencé. Moi aussi, malgré moi, cela
me fait mal cet argent par terre. Je me suis
trop piqué les doigts avec mon aiguille, je
suis restée trop longtemps courbée sur des
étoffes à en avoir mal aux reins, pour n'en
gagner qu'un peu. J'ai voulu faire la fière,
mais je mentais. A genoux, à genoux. Je
dois les ramasser à genoux pour ne pas mentir,
je suis de cette race ••• n2
Donc l'argent divise l'humanité en deux races :
les pauvres, vils, malheureux et mesquins - et les riches,
aveugles ou hypocrites. Ces deux races vivent chacune de
leur côté, et elles ne se comprendront jamais. Voilà
pourquoi l'amour de Thérèse et de Florent est sans espoir.
Thérèse refuse de dire à Florent pourquoi elle s'est salie
exprès devant lui

1. Pièces Noires, p. 168


2. Piêces Noires, p. 170
-31-

"Mais pourquoi j 'ai fait tout cela, pourquoi


je vous déteste tous, je ne te le dirai
puisque tu n'as pas su le trouver toi-
meme." 1
j~mais

Plus loin elle dit :


"Il va falloir me laisser partir. Tu ne peux
pas comprendre. Tu ne sais pas ce que c'est.
Tu ne sauras jamais ce que c'est.n2
Thérèse essaie de toutes ses forces de s'adapter à
son nouveau milieu, mais elle sent le vide entre les deux
races :
"J'essaie de bavarder avec ~arie souvent, rien
ne devrait plus se ressembler que deux filles
du mê~e âge. C'est cocasse, nous ne trouvons
rien -a nous dire.n3
Les deux groupes nous sont présentés ensemble au dernier
acte de La Sauvage, lorsque Thérèse essaie sa robe de mariée.
Mme Bazin, la tante de Florent, et Marie, la soeur de celui-
ci représentent les riches, tandis que Léontine·, la petite
ouvrière qui assiste la vendeuse pendant l'essayage,
appartient à la race des pauvres. Thérèse écoute les paroles
de Marie, la fleur de serre, la jeune fille riche, gâtée,
choyée, et celles de Mme Bazin qui, elle non plus, n'a aucune
idée de ce qu'est la vie en réalité. L'effet de toute cette
scène construite avec une vraie virtuosité, est grinçant.
Comme Thérèse, nous donnons notre sympathie aux pauvres contre
ces riches irresponsables qui pèchent par ignorance.

1. Pièces Noires, p. 198


2. Pieces Noires, p. 203
3. Pilees Noires, p. 234
-32-

Marie : "••• Ou alors il y a un moyen, oui -


si les parents ne sont pas trop vieille
école, c'est de travailler. Hélas~ ne
le peut pas qui veut!"
La vendeuse : "Aht Mademoiselle a malheureuse-
ment raison. Nous avons encore renvoyé
cinquante ouvrières cette année chez
M. Lapérouse!"
Marie : "Oh! ce n'est pas cela. Par relations
on peut toujours s'arranger pour trouver
une place •••
Mme Bazin : (du fond) "Moi de toute ma vie je n'ai
cessé de travailler : crochet, dentelle ou
autre, et je m'en suis trouvée fort bien.
Je ne suis pas de ces oisives ~ui pourraient
rester les mains vides. J'ai deux
jardiniers, mais il m'arrive de tailler
mes rosiers moi-même."
Marie "Le travail, c'est d'abord une discipline
excellente, en tout cas, ce qui est
énorme pour une jeune fille, c'est
l'indépendance complète.
Thérèse : On regarde souvent la pendule, vous
savez, dans un bureau ou dans un atelier. "l
A la fin de cette scène Thérèse, toute honteuse à
cause de sa complicité apparente avec les riches, dit à
Léontine
"Ecoute, je voulais te dire, Léontine, moi
aussi, je sais que ce n'est pas vrai ce qu'elles
disaient ••• MOi aussi, je sais que c'est long
de travailler, que c'est fatiguant, que c'est
morne et que cela revient tous les jours •••
Alors voilà, je ne sais pas comment te dire
cela ••• Cela va peut-être te paraltre bête •••
Elle vaut si cher cette robe que je ne vais
mettre qu'une fois ••• Tout un an de ton
travail chez Lapérouse ••• Ecoute. (Elle est
gênée, elle se penche à son oreille). ~ete
demande pardon de ma robe, Léontine ••• "
Thérèse est fidèle à son milieu, ou plutôt elle se trouve
dans l'impossibilité de s'en détacher. Elle déteste la

1. Pièce3 Noires, p. 223-224


2. Pièces Noires, p. 230
-33-

pauvreté, le vice, la corruption, mais en reniant son milieu


elle se trahirait elle-même. C'est pour cela qu'elle s'écrie
avec amertume :
Thérèse : Papa, mon cher petit papa. Ahl je
suis contente que tu sois aussi
sale~ aussi ridicule, aussi vulgaire ••• "
Tarde : Hé la, hé là ••• fillette. Je sais
b!en que tu plaisaptes, mais tout de
meme,je suis tqn pere, ne l'oublie pas.
Thérèse (crie avec une sorte d'horrible joie)
Oh! Je ne l'oublie pas, papal Je suis
ta fille. Je suis la fille du petit
monsieur aux ongles noirs et aux
pellicules; du petit monsieur qui fait
de belles phrases, mais qui a essayé
de me vendre un peu partout, depuis
que je suis en âge de plaire ••• nl
Thérèse est donc la victime d'une certaine fatàlité. Elle
est née dans un milieu pauvre, avec tout ce que cela
com~rte de dégradant, et elle ne peut pas passer la ligne
sans tricher. Elle est liée à son milieu avec une solidarité
redoutable :
Thérèse: "Je me sens grosse ce soir de toute
la peine qui a dû serrer depuis 2
toujours, le coeur des .pauvres."
Ces paroles sont dues moins à une tendresse pour
l'humanité souffrante, qu'à une impossibilité d'oublier son
passé, de devenir une autre pour se purifier. L'hérofne
d'Anouilh essaie de se défaire des souvenirs sales qu'elle
a accrochés à son passage pour ainsi dire par inadvertance.
Julia est la seule qui y réussisse. Elle veut oublier son

1. Pièces Noires, p. 206


2. Pièces Noires, p. 210
-34-

passé, ne plus revoir sa famille, et elle deviendra sans


doute une petite bourgeoise bien pensante. Jeannette, de
son côté, est incapable de se délivrer de son passé, de
se purifier. Elle explique à Frédér1c pourquoi elle l'avait
quitté :
1
"Nous sommes si différents, mon chéri ••• n
"Vous croyez que j'accepterais maintenant
de vous trainer derrière ma jupe avec votre
visage tranquille ou défait suivant mes
caprices, et tous mes vilains défauts miaulant
autour de moi comme des chats? Vous croyez
que j'accepterais de vous tromper un jour
comme les autres, sans raison, et que vous
me pardonniez parce que j'aurais l'air trop
malheureux, jusqu'à ce sue je ne recommence?
••• Je suis faible et lache à nouveau, comme
avant. Je suis redevenue le mensonge, le
désordre, la paresse. Je suis redevenue tout
ce que vous n'aimez pas, et je ne peux plus
être votre femme, jamaist"2
Jeannette est la moins pure des héro!nes d'Anouilh,
son passé est peut-être le plus chargé. Elle y est liée à
cause des transformations que les contacts malpropres ont
opérés dans son caractère, ses habitudes. Thérèse a conservé
sa pureté, même dans la déchéance, mais son passé l'a enrichie
d'une connaissance de la vie que Florent, le "riche" ne peut
pas partager. Antigone est sans passé, mais sa mémoire est
chargée du passé de toutes les autres héro!nes d'Anouilh
elle envisage son avenir a' la lumiere
' . , 3
de leurs passes.
Eurydice, enfin, n'a pas subi des transformations aussi

1. Nouvelles Pièces Noires, p. 345


2. Nouvelles Pieces Noires, p. 346
3. Hubert Gignoux : Jean Anouilh, p. 95
-35-

profondes que Jeannette, mais elle "a été salie par la vie
comme par un trajet en chemin de fer. nl Quand elle devient
amoureuse d'Orphée, elle veut se laver de ses taches, mais
elle s'aperçoit bientôt que la purification est impossible,
son passé colle à sa peau. L'histoire de son amour pour
Orphée est faite de leurs souvenirs communs et les
personnages qu'ils ont rencontrés font partie intégrante
de ces souvenirs. Le contrôleur du train, leur premier
personnage ignoble y appartient du même droit que l'employé
de gare charmant, la belle caissière muette, et le garçon
"de la Comédie Française" qu'ils appellent ainsi à cause de
son air noble. Mais Eurydice veut rayer de ses souvenirs,
et par conséqueht de son amour ce contrôleur "••• bête avec
sa crasse, sa suffisance et ses deux sales grosses joues
pleines de je ne sais quoi, bien rasées, bien rouges, sur son
2
col de celluloid."
Eurydice : Oht mais celui-là, je le refuse1
je le renvoie. Tu lui diras que
je le renvoie1 Je ne veux pas
d'un imbécile pareil dans mes
souvenirs d'avec toi.
Orphée : C'est trop tard, ma chérie , nous
n'avons plus le droit de renvoyer
personne.
!_urydice Alors, toute notre vie, ce gros
homme sale et content de lui fera
partie de notre premier jour?
Orphée Toute notre vie •••
Eurydice Tu es sûr qu'on ne · peut pas trier
les mauvais personnages et garder
seulement les bons?
Orphée Ce serait trop beau.
Eurydice On ne peut même pas essayer, tu crois,

1. Hubert Gignoux : Jean Anoui~ p. 59


2. Pièces Noires, p. 421
-36-

de les imaginer un peu moins laids,


rien que pour cette première journée •••
Orphée Impossible. Ils sont passés maintenant,
les bons comme les mauvais. Ils ont
fait leur petite pirouette, dit leurs
trois mots dans ta vie ••• Ils sont
comme cela dans toi, pour toujours.
(Il y a un silence)
Eurydice (demande soudain) Alors, une
supposition, si on a vu bea.ucoup de
choses laides dans sa vie, elles restent
toutes dans vous?
Orphée : Oui.
Eurydice Bien rangées les unes à côté des autres,
toutes les images sales, tous les gens,
même ceux qu'on a hais, même ceux qu'on
a·fuis? Tous les tristes·mots entendus,
tu crois, qu'on les garde au fond de
soi? Et tous les gestes qu'on a faits,
la main se les rappelle encore, tu
crois?
Orphée : Oui.
Eurydice Tu es sûr que même les mots qu'on a
dits sans le vouloir et qu'on n'a
jamais pu rattraper, ils sont encore sur
notre bouche quand on parle? ••• Mais on
n'est jamais seul alors, avec tout cela
autour de soi. On n'est jamais sincère
même quand on le veut de toutes ses
forces ••• Si tous les mots sont là, tous
les sales éclats de rire, si toutes les
mains qui vous ont touchée sont encore
collées à votre peau, alors on ne peut
jamais devenir une autre?
La confession ne sert à rien, car lorsqu'on redit
les choses, elles continuent à vivre deux fois plus fortes,
deux fois plus vivantes par le fait même d'être répétées. Il
n'y a pas de pardon ou d'oubli dans ce monde intransigeant.
Jeannette dit à Frédéric qu'elle a quitté son amant

1. Pièces Noires, p. 421-423


-37-

"••• Pour être une fille libre quand je vous


dirai adieu. Et si j'avais pu quitter aussi
les autres, ceux d'avant, et effacer la trÎce
de leurs mains sur moi, je l'aurais fait."
Mais en vraie fille d'Anoui~elle sait que cela est impossible.
Certes, un des personnages d'Anouilh a refusé son passé et a
fait table rase de sa vie. C'est Gaston, héros du Voyageur
sans Bagage. Un amnésique de guerre, il passe quelques
heures chez la famille Renaud qui prétend être la sienne.
Au cours de la pièce Gaston reçoit la preuve indubitable qu'il
est Jacques Renaud. S'il appartenait à la race des Thérèse,
il préférerait la vérité au bonheur. Mais voilà, même s'il
a perdu la mémoire, il est resté foncièrement le même être
égo!ste, buté, volontaire, qu'il était avant la guerre. A
Valentine, sa maîtresse et la femme de son frère, qui l'a
reconnu, il dit :
"Je suis en train de refuser mon passé et ses
personnages -~oi compris. Vous etes peut-
etre ma famille, mes amours, ma véridique
histoire. Oui, mais seulement voilà •••
vous ne me plaisez pas. Je vous refuse •••
Je suis un homme et je peux être, si je veux,
aussi neuf qu'un enfant! C'est un privilè8e
dont il serai~ criminel de ne pas user. Je
vous refuse."
Gaston fait ce que Thér~se, Eurydice et Jeannette
voudraient faire, sans y réussir. Mais même si elle& étaient
capables de refuser leur passé comme Gaston, elles ne
parviendraient pas à se maintenir en état de pureté car,

1. Nouvelles Pièces Noires, p. 263


2. Pièces Noires, p. 348
-38-

dans la vie, "le petit endroit ob on est tranquille"! que


cherche Gaston, n'existe pas. L'individu ne peut pas s'isoler
du reste de la société, et il est impitoyablement sali par le
contact des autres.
Notre personnalité a deux faces. L'une est ce que
nous croyons être, et l'autre est composée des jugements
qu ' on porte sur nous. De meme,
,., tt ••• un acte n ' est pas
seulement ce qu'il est, mais aussi ce qu'il a l'air d'être •••
l'individu livré aux regards qui l'observent et le. jugent,
n'est pas seul maitre de son innocence •• " 2 Voilà pourquoi
Thérèse est si angoissée lorsqu'elle apprend que sa famille,
Gosta et Jeannette sont persuadés qu'elle épouse Florent
par intérêt. Le fait qu'ils suppoeeDt· cela, même s'il est
sans fondement, la salit. Le monde croit qu'Eurydice est
paresseuse et désordonnée, et cela suffit pour la rendre
telle. Pour Orphée, et le petit régisseur, elle est un
personnage tout à fait différent. A la description sordide
de Dulac Orphée ne peut opposer que des "non" féroces, et
finalement il lance :
"Dites-lui qu'elle n'est pas comme les autres
croient, qu'elle est comme moi je sais qu'elle
est t rt)
Mais l'amour d'Orphée ne suffit pas à effacer
l'autre visage d'Eurydice. Dans sa lettre d'adieu, elle
écrit :

1. Pièces Noires, p. 5} 3
2. Hubert Gignoux; Jean Anouilh, p. 19
J. Pièces Noires, p. 449
-39-

"Tu me voyais si forte, si pure, tout à fait


ta petite soeur.~. Je n'y serais jamais
arrivée ••• C'est pour cela que je m'en vais,
mon chéri, toute seule ••• " 1
L'Eurydice de Dulac a une réalité aussi forte que
celle d'Orphée. L'amoureux ne peut pas drsser une barrière
autour de l'être aimé. Il ne parvient pas à le protéger
contre 1' image que se font d.e lui les autres, il ne peut pas
effacer les regards pleins de désir et les pensées sales.
L'héro!ne est implantée dans la société et ne peut pas
s'empêcher de venir en contact avec des êtres vils qui la
salissent. Eurydice est bouleversée quand elle apprend que
sa lettre d'adieu à Orphée est entre les mains de la police
Mais c'est à toi, que je l'avais écrite,
cette lettret C'était pour toi _ce que je
disais. Comment veux-tu qu'il soit
possible qu'un autre la lise? Qu'un autre
murmure ces mots? Un gros homme avec de
sales pensées peut-être, un gros homme
laid et content de lui? Il va rire, il va
sûrement rire de ma peine ••• Oh! empêche-
le s'il te plait, empêche-le de la lire,
je t'en supplie! Il me semble que je suis
tout e nue devant un autre ••• n G
Les mots d'amour qui passent par l'intermédiaire d'un "gros
homme content de lui", en sont corrompus. Il y a une scène
parallèle dans Antigpne. A la fin de la pièce l'hérofne,
dicte une lettre d'adieu adressée à Hémon au garde qui doit
la surveiller.
Le garde • •• Ce que je peux, si vous voulez,
c'est écrire sur mon carnet ce que

1. Pièces Noires, p. 481


2. Pi~ces Noires, p. 461
-40-

vous auriez voulu dire. Après,


j'arracherai la page. De mon
écriture, ce n'est pas pareil.
Antigone: (a les yeux fermés : elle murmure
avec un pauvre rictus) - Ton
écriture, •• (elle a un petit frisson)
C'est trop laid, tout cela, tout est
trop laid."l
Le passé et le présent sont donc également
impitoyables pour la jeune fille obsédée par l'idée de
pureté. Dans l'avenir, un danger plus grand la guette
c'est le vieillissement, le jour où elle ne se souciera plus
de sa pureté et acceptera la vie avec ses compromissions.
Car, pour Anouilh, la vérité a deux faces : la vérité de la
jeunesse et la vérité de l'expérience, et les deux sont
irréconciliables. un abime infranchissable sépare les
héro!nes de leurs parents; leur vision de la vie est totalement
différente.
Il y a d'ailleurs très peu de tendresse entre les
deux générations. Les parents ne semblent nullement être
préoccupés de leurs enfants qui vivent à leurs côtés comme
des étrangers. Les parents de Thérèse ne se soucient même
pas de fêter l'anniversaire de leur fille. M. Tarde a essayé
de vendre sa fille un peu partout depuis qu'elle est en âge
de plaire. A la "vraie maman" de Florent, Thérèse oppose sa
mère à elle qui chante des chansons obscènes. Elle dit :
". • • Ma mère à moi, est une femme dure et froide qui me

1. Antigone, p. 117-118
-41-
1
faisait honte et qui me battait.n
Créon dit à Antigone : "Je suis ton oncle, c'est
entendu, mais nous ne sommes pas tendres les uns pour les
autres dans la famille.n2
Lucile, l'héro!ne de La Répétition est orpheline.
Ses relations avec son parrain sont assez tendues. Elle dit
au comte : "Je ne parle jamais à mon parrain. Vous avez dÛ
voir que les sentiments n'étaient pas très tendres entre n~us."3
Il n'existe pas une trace d'intimité entre Eurydice
...
et sa mere non plus. La seule phrase "maternelle" que celle-
ci puisse dire à sa fille, est : "Tiens-toi droite"4. Elle
est tout occupée par Vincent, son amant, et ne semble pas
être bouleversée du tout quand elle doit prendre le train sans
Eurydice. Eurydice, d'ailleurs, est aussi froide envere sa
mère et, en vraie fille d'Anouilh, elle n'affiche pas des
sentiments filiaux qu'elle n'éprouve pas. Elle dit. à Orphée
"La dame qui parlait d'amour tout à 1' heure
avec des glouglous, c'était ma mère. Je
n'avais pas osé vous le dire."5
Et ailleurs, en parlant de sa mère et de Vincent, elle dit
"Aht qu'ils étaient laids, n'est-ce pas? 6
Qu'ils étaient laids, qu'ils étaient bêtesl"
.
Julia aussi, a honte de son père devant :F'rédéric :

1. Pièces Noires, p. 202


2. AÏiti~ne, p. 7g
3. La R~~tition, p. 49
4. ~!eces Noires, p. 373, 374
5. J5ièces Noires, p. 409
6. Pièces Noires, p. 3S6
-42-

"Je ne suis pas comme eux, tu sais! ••• C'est


moi qui obligeais papa à se raser, à mettre
des cols propre~. Tu verras, tu verras,
qu'il ne sera meme pas rasé ••• Cela lui est
bien égal, à lui, les fêtes, les dimanches.
Pour ce qu'il fait les autres jours. Tout
leur est égal à eux. De manger n'importe
quoi à n'importe quelle heure, d'être sales."1
Elle n'est guère fière de sa mère non plus :
"Maman n'est pas morte. Je t'ai menti : elle
est partie avec un dentiste ambulant. Un
homme qui arrachait les dents en musique sur
une place avec un chapeau haut de forme •••
Voila. Je t'ai dit cela aussi, maintenant.
Déteste-moi."Z
L'héro!ne méprise ses parents et a honte d'eux car ils
représentent pour elle la déchéance et la corruption. Elle
sent confusément que c'est le sort commun de tous les hommes
que d'arriver à cette déchéance et que, si elle continuait
à vivre, elle deviendrait comme eux.
Eurydice, sur le point de remourir, dit à Orphée
en parlant de sa mère et de Vincent
Eurydice : "Tu vois, mon chéri, il ne faut pas
trop nous plaindre ••• Tu avais
raison, en voulant être heureux
nous serions peut-être devenus comme
eux ••• Quelle horreur!"
La mère : "Comment, quelle horreur?"J
Vincent "Pourquoi quelle horreur?"
MOnsieur Henri donne la répons~ à cette question un peu plus
loin dans la pièce - mais la mère et Vincent ne sont pas là
pour l'entendre.

1. Nouvelles Pièces Noires, p. 225


2. Nouvelles Pièces Noires, p. 227
3. Pièces Noires, p. 478
-43-

M. Henri Les gens croient que l'usure de


la vie sur une face, c'est l'épouvante
de la mort. Quelle erreur! L'épouvante,
au contraire, c'est de retrouver la
fadeur, la mollesse des visages de
quinze ans, caricaturées, mais intactes,
sous ces barbes,- ces lorgnons, ces airs
dignes. C'est l'épouvante de la vie.
Ces adolescents ridés, toujours
ricaneurs, toujours impuissants, toujours
veules, et de plus en plus sûrs d'eux.
Ce sont les hommes ••• Regarde bien ton
jeune père Orphée, et pense qu'Eurydice
t'attend."1
Antigone a presque les mêmes mots de mépris pour Créon
"•·• Ah!,je ris, Cr~on, je ris parce que je
te vois a quinze ans, tout a coup. C'est le
même air d'impuissance et de croire qu'on
peut tout. La vie t'a seulement ajouté tous
ces petits plis sur le visage et cette graisse
autour de toi."2
Anouilh met en scène les parents de ses jeunes héros et
héro!nes pour nous montrer ce que ces derniers deviendraient
en vieillissant. L'amour d'Orphée et d'Eurydice deviendrait,
sans doute à la longue, semblable au sentiment éprouvé par
la mère et Vincent. Rien ne peut durer; la vie détruit les
sentiments les plus purs, elle ne tolère que le mensonge et
l'hypocrisie. Comprendre la vie est accepter la réalité
avec toutes ses compromissions, et renoncer à jamais à
l'idéalisme de la jeunesse. Voilà pourquoi les héro!nes
d'Anouilh refusent de comprendre :
Thérèse : "••• je n'essayais jamais de
comprendre. Je disais que je
suis trop jeune, je compre~drai
quand je serai vieille ••• "

1. -Pièces Noires, p. 501


2. Antig6ne, p. 98-99
3~ Pièces Noires, p. 233
-44-

Quand elle essaie de s'adapter à son nouveau milieu en


faisant des compromissions chaque jour, Thérèse décrit ainsi
la lente transformation (d'ailleurs peu durable) qui s'est
opérée dans son âme : "Je ne cherche plus le fond des choses
1
je comprends, j'explique, j'exige peu ••• n
Jeannette est désespérée, car elle sait qu'en
vieilliss~nt tout le monde devient complice de la laideur,
du vice et de l'hypocrisie sociale.
"Quand je serai vieille, quand je comprendrai
tout, comme les autres, je sais que je dirai
cela moi aussi, que rien n'est de la faute
de personne ••• tt2
Antigone a le même accent : "Je comprendrai quand je serai
vieille. Si je. deviens vieille. n3
Ces jeunes filles, sur le seuil de devenir des
femmes, refusent de passer au monde des adultes à cause de
la corruption qu'elles voient y régner. Par opposition,
elles ont le culte de l'enfance, la seule époque vraiement
pure de la vie. Jeannette parle au nom de toutes les
héro!nes, quand elle s'écrie : "Je ne veux pas devenir
grande. Je ne veux pas apprendre à dire oui. Tout est trop

laid."4 Les jeunes filles remémorent leurs souvenirs


d'enfance, comme si elles étaient incapables de s'en détacher.
Il y a deux scènes parallèles dans Roméo et Jeannette et dans

1. Pièces Noires, p. 235


2. Nouvelles Pièces Noires, p. 253
3. Antigone, p. 77
4. Nouvelles Pièces Noires, p. 347
-45-

Eurydice, deux scènes d'amour où les héros échangent des


souvenirs d'enfance.
Jeannette : "Tout petits non plus, nous ne
devions pas nous ressembler beaucoup."
Frédéric : "Non".
Jeannette : "Vous étiez premier à l'école, vous?"
Frédéric : "Oui".
Jeannette : "Je vous vois bien propre, avec votre
cartable. Mois j'étais sale, dépeignée,
pleine de tachÎs, avec les cheveux
sur les yeux."
Jeannette parle de sa bande, de ses exploits, comme si les
évènements qu'elle décrit s'étaient passés hier - comme si elle
était toujours cette petite fille sauvage et dépeignée.
Eurydice aussi essaie d'imaginer Orphée enfant,
sans doute pour connaître ce qu'il y a de meilleur en lui.
Eurydice : "Je vous vois traînant, tout petit,
avec votre violon .... n2
Elle aurait voulu prendre Orphée par la main et le consoler
quand un agent l'avait emmené avec son père d'une terrasse
de café. Quand Orphée lui raconte qu'il avait vu des films
au cinéma où son père jouait du trombone, elle s'extasie
Et le "Masque aux dents blanches"! Quand on
n'en pouvait déjà plus d'angoisse au quatrième
épisode ••• Oh! J'aurais voulu être près de ·
vous sur les petits fauteuils raides ••• J'aurais
voulu manger des mandarines avec vous, à
l'entr'acte, vous demander si le cousin de Pearl
White était vraiment un traître et ce que pouvait
bien penser le Chinois ••• Oh! j'aurais voulu
être petite avec vous! comme c'est dommage ••• 3

1. Nouvelles Pièces Noires, p. 295


2. Pièces Noires, p. 409
3. Pièces Noi res, p. 410
-46-

L'enfance pure et heureuse est passée. Les petites filles


ont grandi, mais elles gardent la nostalgie de ce paradis
terrestre de pureté. '
Antigone, apres avoir accompli son
geste de défi qui lui vaudra la mort, se réfugie dans le
tablier de sa nourrice comme lorsqu'elle était petite fille
"Nounou plus forte que la fièvre, nounou plus
forte que le cauchemar, plus forte que l'ombre
de l'armoire qui ricane et se transforme
d'heure en heure sur le mur ••• plus forte que
la nuit elle-même avec son hululement de folle
qu'on n'entend· pas; nounou plus forte que la
mort. D~nn~-moi ta main COfiD9 lorsque tu
restais a coté de mon lit."
La main de sa vieille nourrice posée sur sa joue rassure
Antigone
"Voilà, je n'ai plus peur. Ni du méchant
ogre, ni du marchand de sable, ni de Taoutaou
qui passe et emmène les enfants ••• u2
Jeanne d'Arc aussi, pense à son enfance avec nostalgie et
tendresse :
"C'est toujours ce qu'il y a de plus beau,
les commencements. A la maison de mon père,
quand je suis encore petite••• C'est après
l'Angélus du soir. Je suis toute petite.
J'ai encore ma tresse. Tout le monde est
bon et fort autour de moi, et me protège.
Comme c'est simple d'être une petite fille
heureuse1 ••• "3 ·
L'héro!ne voudrait donc toujours être une petite
fille, de même ce qu'elle souhaite pour son amoureux, c'est
de redevenir un petit garçon pur au regard clair. Lucile

1. Antigone, p. 33
2. Antigone, p. 35
3. L'Alouette, p. 12
-47-

demande à Tigre : "C'est difficile, n'est-ce pas, de grandir?"1


Quand le comte reproche à Lucile de ne pas le considérer un
adulte sérieux, elle répond: "Ne vous fâchez pas. C'est
plutôt bien d'être resté un vrai petit ~arç9n." 2 Quand Tigre
tombe amoureux de Lucile, ce qui donne l'alarme à sa femme,
est le fait qu'il a été rajeuné par son amour. Elle dit à
Hortensia, la maîtresse de celui-ci :
"Je le regardais hier, pendant le dîner, il
ressemblait à une petite photographie de lui
qu'un camarade avait prise pendant la guerre,
le matin de l'offensive allemande : ce petit
garçon grave e~ parfaitement heureux à côté
de son canon. Je ne pensais pas qu'autre chose
qpe la mort pouvait faire remonter ce visage-
la, du fond de lui."3
Cette citation est significative. Tigre est redevenu un petit
garçon, il a reconquis la pureté de son enfance grâce à son
amour pour Lucile. En effet, pour Anouilh, l'amour est la
seule grâce quiœste aux héros et aux hérofnes qui ont une
soif de pureté, le seul moyen de purification - à côté de la
mort - dans une société souillée. Nous avons montré plus
haut qu'en tombant amoureuses, les héro!nes salies par .la
vie, comme Jeannette et Eurydice, ont soudain un souci

scrupuleux de pureté, d'innocence. Mais cette purification


accomplie par le pouvoir de l'amour, est-elle durable - est-
elle permanente? Avant d'essayer de répondre à cette
question, examinons ce qu'est l'amour pour l'héro!ne d'Anouilh.

L. La Répétition, p. 46
2. La Répétition, p. 47
3. La Réoétition, p. 86
-48-

Sa conception de 1' amour est largement in.fl uencée par son


physique et son comportement moral. Nous savons que
l'héro!ne d'Anouilh n'est pas belle de la façon conventionnelle;
qu'elle est petite, maigre et peu féminine. Elle n'est pas
une "vraie femme", et s'imagine dans ce rôle avec difficulté.
Antigone, quand elle dit adieu à Hémon, l'interroge avec
angoisse
"Et tu crois aussi, n'est-ce pas, que toi, tu
aurais eu une vraie femme? ••• Tu m'aimes,
n'est-ce pas? Tu m'aimes comme une femrne?" 1
Elle regrette le petit garçon qu'ils auraient eu, le petit
garçon qui ne pourra jamais naître :
"Notre petit garçon, Hémon! Il aurait eu une
IJI?rnan toute petite et mal peignée - mais plus
sûre que toutes les vraies mères du monde
avec leurs vraies poitrines et leurs grands
tabliers. Tu le crois, n'est-ce pas, toi?"2
Antigone pose cette question craintivement, pour se rassurer
elle-même qu'elle aurait pu tenir ce rôle d'épouse et de
mère. En réalité ce rôle est étranger à l'héro!ne d'Anouilh.
Orphée ne s'y trompe pas quand il dit à Eurydice :
". • • Dire que j'aurais pu emmener avec moi
une darne avec des chapeaux à plumes et des
grands talons claquetants! Je serais mort
de peur en demandant la chambre. n3
Héro dit à Lucile : "Cela se raidit, cela fait la fière, cela
veut se conduire comme une vraie dame, prendre des
responsabilités et cela jouait à la poupée hier encore ••• " 4

1. Antigone, p. 41
2. Antigone, p. 41
3. Piêces Noires, p. 432
4. La Répétition, p. 161
-49-

Jeannette dit à Frédéric : "Julia est une vraie femme, pas


moi."l
L'impression du manque de féminité des héro!nes
est renforcée par les noms caressants employés par leurs
amants Florent appelle Thérèse "Mon petit bonhomme"2,
Orphée dit à Eurydice : "Tu es un petit serpent, n3 et ''ma
farouche, ma sauvage, ma petite étrangère. n4
L'Héro!ne d'Anouilh est un garçon manqué, une
adolescente sauvage. Il est naturel que, dans ces conditions,
l'amour anouilhien soit moins une passion charnelle qu'une
cama rade rie, un "scoutisme mixte", pour employer 1' expression
de Hubert Gignoux. Il y a des images qui reviennent souvent
dans la description de cet amour, par exemple la comparaison
des amoureux à un frère et une soeur :
Orphée ·: "Dire que nous aurions pu ne plus
être rfen, hier, en sortant de
cètte chambre; même pas un frère
et une soeur comme en ce moment ••• " 5
Plus loin il dit
"Comme s'il avait fallu notre lutte et notre
nudité sur ce lit en désordre pour que gous
devenions vraiment deux petits freres."

Eurydice dit dans sa lettre d'adieu :

1. Nouvelles Pièces Noirea, p. 264


2. Noires, p. 199
Pi~ces
3. Noires, p. 430
Pi~ces
4. Pièces Noires, p. 433
5. Piêces Noires, p. 416
6. Pièces Noires, p. 418
-50-

"Tu me voyais si forte, si pure, tout à fait


ta petite soeur ••• Je n'y serais jamais
arrivée ••• "~
Pour Frédéric Jeannette est "une femme et un petit frère tout
ensemble. n 2
Une autre image est celle du soldat qui obéit à son
capitaine
Orphée "Mon petit soldat! tout un jour que
je t'ai eu sous mes ordres, je te
connais bien. Car j'ai été un peu
odieux, n'est-ce pas, depuis ~ier à
toujours jouer le capitaine?"
Eurydice dit dans s.a lettre d'adieu :
"Je m'en vais, mon capitaine, et je vous
quitte précisément parce que vous m'avez
appris que j'étais un bon petit soldat."4
Jeannette trouve des mots semblables pour exprimer ce que
signifie le mariage pour elle : "Ce serait comme un soldat
avec son capitaine ••• n5 Et Frédéric lui dit : "Un petit
piou-piou qui portera son sac sans se plaindre à côté de
Pour Jason, Médée était jadis la "petite armée frêle
aux cheveux levés dans un mouchoir!', et "le soir à la halte,
le soldat et le capitaine se déshabillaient côte à côte,
tout surpris de se retrouver un homme et une femme sous
leurs deux blouses pareilles, et de s'aimer."7

1. Pièces Noires, p. 481


2. Nouvelles ~ieces Noires, p. 298
3. !Sièces NOires, p. 4j2
4. P!ëces Noires, p. 481
5. Nouveiies ~ieces Noires, p •. 300
6. Nouvelles Pièces Noires, p. 298
7. Nouvelles Pieces Noires, p. 390
-51-

Les amants sont des conpagnons d'armes, - ils


luttent ensemble contre la société, contre la vie. Bien sûr,
il y a autre chose que cette camaraderie. L'amour sensuel
joue sa part dans les relations entre les héros et les
héro!nes, mais il est considéré par eux avec une certaine
répugnance instinctive, propre à l'adolescence. L'hérofne
a horreur des gestes qui sont souillés parce que d'autres
amoureux, moins purs, les ont aussi accomplis.
Eurydice: Puisque tu as dit, toi qui sais
tout, que tous les personnages
gu'on avait connus continuaient
a vivre dans notre souvenir.
Peut -être que la chambre a us si
se ràppelle ••• Tous ceux qui sont
passés ici sont autour de nous,
enlacés, des trop gras, des t~p
maigres, des monstres ••• Le lit
en est plein; c'est laid, les gestes."1
La jeune fille d'Anouilh redoute l'amour charnel.
Est-ce un vestige de la vieille morale chrétienne? Toujours
est-il qu'Anouilh entoure la virginité d'~e auréole quasi
mystique. Dans L'Alouette Warwick dit à Jeanne : "C'est un
état de grâce d'être pucelle ... " 2 , et dans La Répétition à
Eliane qui dit, en parlant de Lucile : "Mais je vous dis que
ce n'est plus une jeune fille. Elle est sa maîtresse", Héro
répond "Depuis hier. Elle gardera cet état de grâce
encore quelque temps.")
Pourtant, les héro!nes qui gardent leur pureté

1. Pièces Noires, p. 428


2. L'Alouette, p. 211
). La Répétition, p. 126
-52-

absolue sont peu nombreuses au théâtre d'Anouilh. Antigpne et


Jeanne, les deux vierges, sont des exceptions à la règle. La
plupart des héro!nes d'Anouilh ont perdu leur pureté très
jeunes, et dans des conditions peu glorieuses. Comme nous
l'avons vu, Thérèse a été prise par un garçon qu'elle ne
connaissait meme pas, et elle s'est laissée faire sans amour,
A

avec résignation. Quand Orphée demande à Eurydice si elle


aimait l'étranger qui l'avait prise presque de force, elle
répond seulement : "J'avais mal, j'avais peur, j'avais honte."1
L'amour charnel fait partie de la laideur de la vie; il y est
inextricableaent lié. Les héro!nes d'Anouilh ont perdu leur
virginité sans être responsables et sans éprouver de plaisir;
elles ne sont pas coupables du péché de la luxure.
Elles redoutent l'amour charnel même lorsqu'elles
sont amoureuses. Toutes les hérofnes, même Antigpne, s'offrent
ou se donnent à leurs amoureux, mais on a l'impression qu'elles
le font comme un sacrifice mystique, une preuve de leur
abandon total à l'être aimé. Le couple ressemble à deux
petits garçons qui échangent leur sang la nuit, dans le dortoir
de collège, pour sceller leur union. La passion physique, la
sensualité, n'a pas de charmes pour l'hérofne. Une seule
femme pathétique et répugnante est obsédée par l'amour physique
c'est la mère dans Jézabel.

1. Pièces Noires, p. 397


-53-

Pour Anouilh l'amour charnel n'est salissant que


s'il n'est pas accompagné d'amour spirituel. Eurydice et
Jeannette ne se sont pas salies par le fait d'avoir des
amants depuis leur adolescence, mais parce qu'elles ont
triché elles ont accompli les gestes de l'amour sans
éprouver le sentiment. Anouilh, comme les romantiques,
méprise la morale conventionnelle, les liaisons légalisées,
les formalités officielles. L'amour peut se passer de
l'approbation de la société, les amoureux ne sont redevables
..
a personne. Le mariage, institution sociale, n'est point
sacré. Conwe le dit cyniquement le Général Saint Pé, si
Dieu voulait que les hommes restent fidèles à leurs femmes,
il aurait fait de sorte que l'amour et le désir durent
toujours. L'amour, et non pas un serment juré est le seul
lien entre 1 'hon1me et la femme. Ainsi, quan-d Julien demande
à Colombe, de jurer, comme autrefois, qu'elle est sa femme,
elle lui répond :
"Devant le maire? Il était trop laid avec son
écharpe sur le ventre et ses pellicules. Ca
ne comptait pas ••• Bon. Je jure ••• Mais ce
n'est pas parce que j'ai jurG idDt chéri, que
je suis ta femme. C'est parce que je t'aime ••• "1
Les héros et les héro!nes se sentent attirés les uns vers les
autres parce qu'ils se ressemblent; ils ont une soif d'absolu.
Ils mettent en commun leurs énergies pour lutter ensemble

1. Pièces Brillantes, p. 191


-54-

contre un monde hostile. Au lieu d'une attraction physique,


c'est plutôt une profonde tendresse qu'ils ressentent l'un
pour l'autre. Antigone dit à Hémon :
"Quand tu penses que je serai · à toi, est-ce
que tu sens au milieu de toi comme un grand
trou qui se creuse, comme quelque cfose qui
meurt? ••• Moi, je sens comme cela."
Jeannette emploie une comparaison semblable :
"C'est comme si quelque chose se déchirait
doucement dans moi, Il me semble que je ne
vous ferai jamais de mal. Vous croyez que
c'est cela qu'ils appellent la tendresse? •••
Je,croyais que c~la ne venait qu'au bout de
tres longtemps."
Lucile emploie presque les mêmes mots :
" •• Vous croyez que c'est cela qu'ils appellent
la tendresse? Je croyai~ que cela ne venait
que beaucoup plus tard."J
Avec la tendresse un certain apaisement temporaire prend la
place de la révolte. Thérèse et Jeannette emploient la
même image pour l'exprimer :
Thérèse : " ••• Ohl ces six jours, ces six
horribles jours ••• Quelquefois,
dans moi, c'était comme un cheval
qui se cabrait ••• Il s'est sauvé.
Il court. Il est loin déjà ••• n4
Jeannette: "Je suis bien avec votre main sur
moi. Je suis comme un cheval gui
sait qu'il ne bronchera plus."5
Ce cheval, c'est la révolte de l'être absolu contre un monde

1. Antigone, p. 42
2. Nouvelles Pièces Noires, p. 297-298
3. Lâ Répétition, p. 78
4. Pièces Noires, p. 234
5. Nouvelles Pièces Noires, p. 297
-55-

fait de compromissions. L'amour apaise la révolte de


l'héro!ne. Elle est heureuse, elle espère que l'instant
privilégié pourra se perpétuer. Mais cette confiance en
l '' arr.our ne dure guère. C'est une des raisons pour lesquelles
l'amour ne deviendra pas la puissance purificatrice tant
espérée. L'héro!ne condamne son amour à l'échec parce qu'elle
n'y croit pas suffisamment. Les héros d'Anouilh sont trop
égocentriques pour connaitre le partage véritable; ils
s'enferment dans une solitude désespérée. Antigone se
débat avec ses problèmes sans jamais songer à se confier à
son fiancé. Thérèse· jette à Florent : "Tu ne peux pas
comprendre."1 et Eurydice à Orphée : "Tu ne comprends rien." 2
L'inimité n'est jamais totale entre les deux êtres;
on ne peut pas sortir de son cercle de solitude. Orphée
exprime ainsi cette-situation pathétique :
"Parce qu'à la fin, c'est intolérable, d'être
deux! Deux peaux, deux enveloppes, bien -
imperméables autour de nous, chacun pour soi
avec son oxygène, avec son propre sang quoi
qu'on fasse, bien enfermé, bien seul dans son
sac de peau. On se serre l'un contre l'autre,
on se frotte pour sortir un peu de cette
effroyable solitude. Un petit plaisir, une
petite illusion, mais on se retrouve bien vite
tout seul, avec son foie, sa rate,· ses tripes,
ses seuls amis ••• Alors on parle. On a trouvé
cela aussi ••• Ce morse sommaire. Deux
prisonniers qui tapent contre le mur du fond
de leur cellule. Deux prisonniers qui ne se
verront jamais. Aht on est seul~ tu ne
trouves pas qu'on est trop seul?".}

1. Pièces Noires, p. 203


2. Pièces Noires, p. 462
3. Piêces Noires, p. 464-465
-56-

L'amour n'est qu'une illusion, car le partage est impossible.


Même si nous éprouvons l'amour total pendant quelque temps,
la passion pure, sincère, absolue ne peut pas durer. Lucien,
le désillusionné, le dit à Frédéric :
"C'est perdu d'avance, Parce que c'est une
femme. Parce qu'on est seul au monde. Parce
qu'un soir, dans un mois, dans un an, dans
dix ans où vous croirez tenir votre petit
cooain da~s vos bras, vous vous apercevrez
que vous etes comme les autres. Que vous ne
tenez qu'une femme, que vous ne tenez rien,"1
L'amour, malgré ses promesses éclatantes, ne peut pas purifier
l'héro!ne. D'abord, parce que l'union parfaite de deux êtres
est irréalisable sur terre. Ensuite, parce que l'amour
comporte un élément de corruption : il ne peut prospérer que
dans un climat de mensonge précisément parce qu'il exige la
pureté absolue et impossible. Voilà pourquoi Jeannette et
Eurydice mentent quand leurs amants les questionnent sur
leur passé. En reniant les souvenirs sales elles veulent
se purifier. Ainsi Eurydice veut faire croire à Orphée
qu'elle n'a jamais été la maîtresse de Dulac, et Jeannette
dit à Frédéric qu'elle a acheté elle-même la robe de mariée
qu'elle a reçu de son amant.
Mais le mensonge ne peut pas sauver l'amour. Ce
dernier est condamné à l'échec car, à côté de la nécessité
du mensonge pour sauvegarder l'illusion de pureté, il
comporte le besoin de savoir la vérité, de connaître l'être

----------------------------------------------------------·----
1. Nouvelles Pièces Noires, p. 2S2-2S3
-57-

aimé. L'amour accompagné des illusions n'est possible que


dans le monde de l'enfance.
Les amoureux des héro!nes d'Anouilh sont lucides
avant tout. Frédéric dit avec angoisse : "Je veux savoir
1
tout ce qui peut me faire mal."·
Le paradoxe de ce besoin de connaissance qui est
indispensable à l'amour tout en le détruisant, trouve son
expression dans Eurydice. Le seul espoir d'Orphée de
reconquérir Eurydice est de ne pas la regarder en face. Lui,
il veut la voir, pour lire la vérité au fond de ses yeux.
Eurydice l'implore de l'accepter sans plus la questionner.
" ••• Oh! s'il te plaÎt,' ne me regarde pas,
mon chéri, ne me regarde . pas encore •••
Je ne suis peut-être pas celle que tu
voulais que je S0is. Celle que tu avais
inventée dans le bonheur du premier jour •••
Mais tu me sens, n'est-ce pas, contre toi?
Je suis là, je suis chaude, je suis douce
et je t'aime. Je te donnerai tous les
bonheurs que je peux te donner. Ma~s ne me
demande pas plus que je ne peux ••• "
Mais justement, la tragédie des héros et des
héro!nes d'Anouilh est, qu'ils demandent des autres et
d'eux-mêmes plus qu'ils ne peuvent. Ils ont une soif
d'absolu en tout; ils n'acceptent pas un amour fait de
mensonges et préfèrent tuer leur bonheur.
L'enchaînement des pièges est complet. Si
l'héro!ne échappe à l'un d'eux, elle doit fatalement

Noires, p. 271
l~ · Nouvelles Pi~ces
2. Pi~ces Noires, p. 467-468
-58-

succomber à un autre. Si son milieu et son passé ne sont


pas vils, elle sera victime des pensées et des actes d'êtres
vulgaires et abjects autour d'elle. :Hême si elle échappait
a' ces dangers-l a,
' sa pureté serait corrompue par le

vieillissement, l'acceptation inévitable de la vie. Son


amour, le seul moyen apparent de purification, comporte des
tares qui le rendent incapable de remplir cette mission.
Toutes les issues sont fermées - il n'y a aucune échappatoire,
car même si l'amour parfait dans la connaissance était possible,
il conduirait inévitablement au bonheur corrupteur et enlisant.
Le bonheur •••• Toutes les hérofnes d'Anouilhen
rêvent. Elles y tendent de tout leur être :
Thérèse : "••• je suis forte et je suis fière
et je suis jeune et j'ai toute ma ·
vie devant moi pour etre heureuse ••• " 1
Eurydice: "Si vous voulez vraiment que je sois
heureuse, jurez-moi que vous n'aurez
jamais envie de me quitter••• n2
Antigone aussi voudrait être heureuse à côté d'Hémon. Leur
amour est pur et parfait - mais qui sait ce que l'avenir
lui réserve? Antigone n'a pas confiance en lui :
"Oui, ·j'aime Hémon, j'aime un Hémon dur et
jeune; un Hémon exigeant et fidèle, comme
moi. Mais si votre vie, votre bonheur doivent
passer sur lui avec leur usure, si Hémon ne
doit plus pâlir quand je pâlis, s'il ne doit
plus me croire morte quand· je suis en retard
de cinq minutes, s'il ne doit plus se sentir
seul au monde et me détester quand je ris
sans qu'il sache pourquoi, s'il doit devenir
près de moi le monsieur Hémon, s'il doit

1. Pièc es Noires, p. 220


2. Pièces Noires, p. Jàà
-59-

apprendre à d~re "oui", lui aussi, alors je


n'aime plus Hemon!"1
Antigone sent instinctivement que leur amour
s'userait à la longue. Des années de bonheur lui enlèveraient
sa pureté cristalline, car le bonheur consiste dans
l'acceptation du monde tel qu'il est fait, et par là il est
salissant. Quand Créon commence à lui donner des leçons et
lui conseille de se dépêcher d'être heureuse, Antigone se
cabre et se révolte
"Quel sera-t-il, mon bonheur? Quelle femme
heureuse deviendra-t-elle, la petite Antigone?
Quelles pauvretés faudra-t-il qu'elle fasse
elle aussi, jour par jour, pour arracher avec
ses dents son petit lambeau de bonheur? Dites,
à qui devra-t-elle mentir, à qui sourire, à
qui se vendre? Qui devra-t-elle lasser mourir
en détournant le regard?"2
Thérèse refuse le bonheur pour la même raison :
"• •• Tu comprends, Florent, j'aurais beau
tricher et fermer les yeux de toutes mes
forces ••• Il y aura toujours un chien
perdu quelque part qui m'empêchera d'être
heureuse ••• n3
Ailleurs elle s'écrie : "l'ais comme c'est une comédie étrange,
leur bonheur! n 4
Lucien donne cyniquement la recette du bonheur a
..
Frédéric
"C'est si simple d'être heureux! Il y a des
formules et les hommes ont passé des siècles

1. Antigone, p. 97
2. Antigone, p. 97
3. Pièces Noires, p. 256
4. Pièces Noires, p. 234
-60-
.. .
a les mettre au point. Trichez mon viiux;
trichez avec tout, avec vous surtout."
Mais la jeune fille refuse justement de tricher, de jouer la
comédie. Elle renonce plutôt à son bonheur, que de l'avoir
au prix de sa pureté.
Ce bonheur, tout en le désirant, elle n'y croit
jamais véritablement. La clé de ses actions est une volonté
inconsciente d'échec. Thérèse se fait calomnier par
Jeannette, et elle encourage les actions vulgaires de son
père pour faire rater son mariage avec Florent. Antigone
enterre son frère pour la deuxième fois en plein jour, sans
se soucier des gardes. Il est évident qu'elle veut être
capturée. Eurydice et Jeannette s'enfuient quand elles ont
trouvé l'amour de leur vie. Toutes ces héro!nes, remplies
de l'idéalisme de la jeunesse, ont peur du bonheur réalisé,
·,.
peur d'une réalité qui ne pourra ~as égaler leurs reves les
plus secrets.
Nous retrouvons cette même hantise du bonheur qui
se détruit lui-même dans le roman d'Alain-Fournier, Le Grand
Meaulnes. Le héros, Augustin Meaulnes entrevoit Yvonne de
Galais à une fête étrange dans un Domaine mystérieux. Il
la recherche éperdument pendant de longues anné~s. Quand
il tient enfin son bonheur, il abandonne la jeune femme.

1. Nouvelles Pièces Noires, p. 2g3


-61-

L'ami du Grand Meaulnes, François Seurel, essaie de


comprendre les motifs cachés de son camarade :
~Que së passe-t-il alors dans ce coeur obscur
et sauvage? Remords ignorés? Regrets
inexplicables? Peur de voir s'évanouir bientôt
entre ses mains ce bonheur inoui qu'il tenait·
si serré? Et alors tentation terrible de jeter
irrémédiablement à terre, tout d~ suite, cette
merveille qu'il avait conquise?"!
Augustin abandonne son amour pour toujours - il s'enfuit de
son bonheur. Comme Eurydice, comme Thérèse, il n'a pas
confiance en lui-même, en son amour, en la vie.
Tout comme le Grand Meaulnes, l'héro!ne d'Anouilh
ne veut pas réussir; c'est pour cela qu'elle se donne un
idéal inaccessible, surhumain. Le symbole de sa tragédie
est la petite pelle d'enfant avec laquelle Antigone voulait
enterrer son frère. Ismène dit à sa soeur : "Tu braves
tout toujours, mais tu es toute petite, Antigone." 2 Antigone,
....
prise de peur et d'incertitude, se plaint doucement a sa -
nourrice : "Je suis seulement encore un peu petite pour tout
cela."3 Ses mots trouvent leur écho dans les propos de
Jeanne la Pucelle : "Cela devait être un peu trop grand pour
moi, cette histoire ••• "4
L'héro!ne d'Anouilh est un être fragile qui lutte
contre des puissances sourdes et inévitables. Elle a une
forte sympathie pour tous les êtres faibles et écrasés comme

1. Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, Ed. Emile-Paul frères,


1913, p. 262
2. Antigone, p. 46
3. Antigone, p. 34
4. L'Alouette, p. 210
-62-

elle. Eurydice aide le petit régisseur menacé perpétuellement


d'être renvoyé. Sa mère dit d'elle, en s'adressant à Vincent :
"C'est une petite dinde. Tu sais gu' elle
protège ce garçon, comme elle protège, Dieu
sait pourquoi, tout ce qui est mal fichu sur
cette terre, les vieux chats, les chiens
perdus, les ivrognes. La pensée que tu
pourrais amener Dulac à le renvoyer l'a mise
hors d'elle tout simplement."!
Antigone, après son acte de défi, pense à confier Douce, sa
chienne, à la nourrice, en lui faisant promettre de ne pas
gronder l'animal, de lui parler comme elle-même avait
l'habitude de le faire, et de la tuer, si elle avait trop
de peine sans sa maîtresse • .
La tendresse de Jeannette pour les êtres faibles
et impuissants prend une forme un peu cocasse : celle de son
déchaînement de colère contre la mère de Frédéric quand elle
apprend que celle-ci a tué son coq favori, Léon.
Le coeur de Jeanne, la Sainte, est rempli du
"trouble breuvage du lait de la tendresse humaine", 2 comme
le dit l'Inquisiteur. Tout enfant, elle soignait les petits
..
enfants pauvres et les malades, et dans la guerre, a sa
première rencontre, elle s'est mise à sangloter au milieu
des blessés.
Si elle porte dans son coeur les pauvres, les
ratés et les misérables, l'héro!ne d'Anouilh se méfie de
la force de ceux qui peuvent tenir tête à la vie. Eurydice

1. Pièces Noires, p. 376


2. L'Alouette, p. 52
-63-

dit à Orphée :
"Tu es si fort ••• Oui, oui, un Turc qui
n'ente~d rien, qui ne sent rien, qui est
bien sur de lui et va tout droit."l
On a l'impression qu'elle lui reproche de pouvoir se défaire
un instant de l'angoisse qui pèse sur elle constamment, de
pouvoir sourire à la vie. Thérèse fait le même reproche à
Florent : "Co:mme tu es fort-! n2 Elle confie à Jeannette :
"S'il était pauvre et malheureus, c'est drÔle, il me semble
qu'il serait davantage à moi ••• n3
L'héro!ne d'Anouilh est attirée par l'échec, car
la réussite signifie pour elle une complicité coupable avec
une société qu'elle déteste. Elle s'affirme en s'opposant,
par son refus de collaborer, de jouer le jeu social, même si
ce refus est un geste gratuit et ne porte aucun fruit. Quand
Créon demande à Antigone : "Que peux-tu donc, sinon
t'ensanglanter encore les ongles et te faire prendre?"4 , elle
répond : "Rien d'autre que cela, je le sais. Mais cela,
du moins, je le peux. Et il faut faire ce que l'on peut."5
La jeune fille d'Anouilh est une indaptée sociale.
Elle se meut dans la vie comme une étrangère, enveloppée
d'une solitude profonde. Thérèse- "part, toute menue, dure
et lucide, pour se cogner partout dans le monde ••• n6 1/.ais

1. Pièces Noires, p. 428


2. Pièces Noires, p. 208
3. Pieces Noires, p. 1 52
4. Antigone , p. 74
5. -Antigone, p. 74
6. Pièces Noi res, p. 256
-64-

cette inadaption va beaucoup plus loin qu'un refus de la


société avec ses hypocrisies. Le sens véritable du "non"
sauvage lancé par l'héro!ne est une révolte contre
l'absurdité d'un monde où l'homme n'a pas de place. Dès
lors son acte de défi ne se situe plus sur le plan social,
mais il prend une significatio n métaphysique ,
-65-

CHAPITRE III

L'HEROINE DANS L'UNIVERS

En dernier lieu ce n'est pas la société qui


empêche l'héro!ne d'atteindre la pureté, mais la vie
elle-même. La vie laide et absurde dans laquelle nous
sommes jetés malgré nous, cet univers sans Dieu où nous
nous débattons et qui n'est pas fait à notre mesure. Tout
le théâtre d'Anouilh reflète cette vue pessimiste et
désespérée du monde :
Héro : "Comme c'est laid, n'est-ce pas, de
vivre?"l . .
Le Comte : "J'ai voulu vivre. C'est toujours
compliqué et dégradant."2
La vie, c'est la vulgarité du père de Thérèse qui
veut boire l'eau chaude du bol à la fin du repas, qui pille
la cave de Florent et chante des chansons obscènes à la table
de son hôte. La vie, c'est l'indifférence animale du garde
auquel Antigone est confiée avant son exécution, c'est
l'hypocrisie de Monsieur Damiens, c'est la veulerie de Dulac.
La vie est laide par la banalité de son train-
train quotidien qui n'a pas de sens :

1. La Répétition, p. 162
2. La Répétition, p. 69
...
-66-

Lucien : "J'adore les ménagères, moi! Ç' est


l'image de la mort. Comme cela doit
être drôle, vu de loin, toutes ces
malheureuses qui ~rottent inlassablement
le même petit coin du décor, jour après
jour pendant des années et des années,
vaincues chaque soir par la même
poussière ••• Et la ménagère s'use, se
sèche, se ride, s'abîme, se tord et
claque enfin un soir après un dernier
nettoyage, vannée •••• Alors, sur le
même petit coin du décor, qui n'a pas
beugé, lui - pas si bête! il a le temps -
retombe le lendemain une nouvelle çouche
de poussière. La bonne cellP.-là."~
Les hérofnes d'Anouilh ont besoin de vivre une
grande aventure. Elles ont d'immenses capacités de joie et
de douleur et elles ne peuvent pas s'accommoder d'une existence
obscure, du jour le jour avec des chagrins d'oiseau et de
petites joies gagnées avec des années d'existence monotone.
Jeanne d'Arc choisit la mort parce qu'elle ne peut pas
s'habituer à vivre.
"Vous voyez Jeanne ayant vécu, les choses
s'étant arrangées •• Jeanne délivrée, peut-
être, végétant à la Cour de France d'une
petite pension? ••• Jeanne acceptant tout,
Jeanne avec un ventre, Jeanne devenue
gourmande ••• Vous voyez Jeanne fardée, en
hennin, empêtrée dans ses robes, s'occupant
de son petit chien ou avec un homme à ses
trousses, qui sait, Jeanne mariée?" 2
Le refus de "l'embourgeoisement", de la vie
quotidienne avec ses tâches obscures et ennuyeuses, de la
vie médiocre qui est celle de la majorité, on le retrouve
par exemple chez Proust ("l'horreur des choses usuelles"),

1. Nouvelles Pièces Noires, p. 265


2. L141ouette, p. 2l5
-67-

chez Sartre ("la nausée"), et chez Camus. Ce dernier écrit


dans le Mythe de Sisyphe : "Lever, tramway, quatre heures de
bureau ou d'usine, repas, tramway, quatre heures de travail,
repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et
samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la
plupart du temps. Un jour seulement, le "pourquoi" s'élève
et tout commence dans cette lassitude teintée d'étonnement •••
La suite, c'est le retour inconscient dans la chaine, ou c'est
l'éveil définitif."!
Dans beaucoup d'oeuvres littéraires contemporaines
la vie quotidienne est placée par l'auteur sous le signe de
la dérision. De nos jours les écrivains ne nous présentent
pas des manières de vivres banales pour le plaisir de faire
des descriptions fidèles, familières au lecteur, mais pour
en montrer le néant et l'absurde. Car la laideur de la vie,
telle qu'Anouilh nous la montre, n'est qu'un symptôme la
vie est laide parce qu'elle est dépourvue de sens.
Dans l'Alouette Beaudricourt exprime l'absurdité
de la vie avec un cynisme involontaire :
"L'essentiel, auand on a un commandement, c'est
de prendre une-décision, quelle qu'elle soit.
On s'effraye au début, puis avec l'expérience,
on s'aperçoit que cela revient à peu près au
même ••• quoi qu'on décide.nZ
Une grande partie de la littérature contemporaine

1. Albert Camus, ~e Mythe de Sisyphe, p. 27, Gallimard, 1942.


2. L'Alouette, p. 61
-68-

repose sur la notion de l'absurdité de la vie. L'absurde,


qui a peut-être son origine dans le roman russe du dix-
neuvième siècle, en particulier dans La Voix Souterraine de
Dosto!ewski, trouve son expression parfaitedans Le Château
de Kafka. Le symbole dans le livre est clair : un homme
convoqué à un château est chargé d'exécuter un travail, mais
il ignore la nature de ce travail et l'identité du maitre
du château : "Tant que les hommes ont vu Dieu dans le monde,
tout a pu garder un sens. Après que le château où nous
sommes mandés pour travailler est devenu désert, et lorsque
nous s'avons n'en pouvoir trouver le maitre, l'absurde
1
s'empare de notre vie. n
Dans le Vwthe de Sisvphe Camus expliaue que l'absurde
naît d'une comparaison, et qu'il est d'autant plus grand que
l'écart croit entre les termes de la comparaison. Si l'on
affirme, par exemple, à un homme vertueux qu'il a convoité
sa propre soeur, celui-là répondra que c'est absurde. Il
illustre par cette réplique l'antinomie qui existe entre
l'acte qu'on lui prête et les principes de toute sa vie.
De même, 1 'absurde métaphysique n'est pas dans 1 'homme ou
dans le monde pris séparément, mais dans leur présence
commune, car l'homme est étranger à la vie.
Selon Anouilh la plupart des "gens pour vivre"
ne se rendent pas compte de l'absurdité de la vie. Ils vivent

1. R.M. Albérès, Portrait de Notre Héros, p. 148, Le Portulan,


Paris, 1945.
-69-

sans complications, ne connaissent pas les grands sentiments,


les grandes passions et les grandes angoisses. Ils ne
vivent pas véritablement : ils végètent. D'autres sont
désillusionnés, mais ils acceptent la vie en philosophes.
Ils s'y engagent, ils retroussent leurs manches et font leur
besogne comme Créon, comme Jason.
Créon : "J'ai résolu ••• de m'employer tout
simplement à rendre l'ordre de ce
monde un PfU moins absurde, si c'est
possible."
Jason "J'accepte ces apparences aussi durement,
aussi résolument que je les ai refusées
autrefois avec toi. Et s'il faut continuer
à se battre, c'est pour elles maintenant
que je me battrai, humblement adossé à ce
mur dérisoire, construit de mes mains
entre le néant absurde et moi.n2
A côté des gens pour tous les jours, "il y a les
autres, les nobles, les héros." 3 L'héro!ne d'Anouilh
appartient à ce groupe. Elle ne peut pas endormir sa
conscience, elle "cherche le fond des choses", et elle
s'oppose à tous ceux qui n'ont pas le co1~age - ou l'envie -
de confronter le problème de la condition humaine. Sur ce
plan, les idées d'Anouilh pourraient être rapprochées -
toutes proportions gardées - de celles de Pascal. Celui-ci
parle, dans une des Pensées du " ••• malheur naturel de notre
condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne
peut nous consoler lorsque nous y pensons de près.n4 Nous

1. Antigone, p. 71
2. Nouvelles Pièces Noires, p. 394
3. Pieces Noires, p. 440
4. Pascal, Pensées, Hachette, 1950. (D'après l'édition
Brunschvicg), p. 64.
-70-

nous divertissons pour nous empêcher de méditer sur nous-


,.
memes. La jeune fille d'Anouilh, tout comme Pascal, le
chrétien, se révolte contre l'attitude irresponsable de
1 'homme moyen. Les deux refusent de "végéter" tout simplement,
sans jamais se poser des questions angoissantes sur le sens
de la vie. Ils ae replient sur eux-mêmes, ils sont "de ceux
qui posent les questions jusqu'au bout".1 Par ce retour sur
lui-même le chrétien découvre Dieu et l'espoir, tandis que
pour l'héro!ne d'Anouilh le ciel est vide et la vie
désespérante.
Elle ne peut pas prendre conscience de 1 'absuroe et
continuer à aimer la vie et à souhaiter le bonheur. Pourtant,
il faut préciser qu'elle ne s'oppose pas à la vie dans
l'abstrait, mais à la vie telle qu'elle se présente à nous.
Le prologue dit d'Antigone : "Elle pense qu'elle va mourir,
qu'elle est jeune et qu'elle aussi elle aurait bien aimé
vivre." 2
Antigone a un appétit presqu'animal de vivre. A
Ismène, qui l'accuse de vouloir accomplir son geste de défi
parce qu'elle n'a pas envie de vivre, elle répond :
"Pas envie de vivre ••• Qui se levait la
première, le matin, rien que pour sentir
l'air froid sur sa peau nue? Qui se couchait
la dem ière seulement quand elle n'en pouvait
plus de fatigue, pour vivre encore un peu de
la nuit? Qui pleurait déj. toute petit~, en
pensant qu'il y avait tant de petites betes,
tant de brins d'herbe dans le pré et qu'on ne
pouvait pas tous les prendre?")

1. Antigone, p. lOO
2. Antigone, p. 10
3. Antigone, p. 29-30
-71-

Eurydice, à son tour, supplie Orphée : "Laisse-


moi vivre ••• J'ai tellement envie de vivre ••• n 1
Valgré cet appétit de vivre qui dénote encore la
jeunesse de l'héro!ne d'Anouilh, elle ne peut pas accepter
la vie telle qu'elle est. Elle sait qu'elle ne pourra
jamais se réconcilier à une vie qui détruit ce qu'il y a de
meilleur en elle : sa pureté.
Elle a compris qu'on est seul, et que le monde
est nu. Elle ne se leurre plus au semblant de bonheur et
d'harn~onie dans la vie. Elle est lucide, terriblement
lucide, après avoir tué la plus petite lueur d'espoir en
elle.
Antigone " ••• Nous sommes de ceux qui posent
les questions jusqu'au bout. Jusqu'à
ce qu'il ne reste vraiment la plus
petite chance d'espoir vivante, la
plus petite chance d'espoir à étrangler.
Nous sorrunes de ceux qui lui sautent
dessus quand ils le rencontrent, votre
espoir, votre cher espoir, votre sale
espoirt"2
L'espoir est le refuge des lâches et des faibles.
Ceux-là espèrent que leur destinée est dirigée par une
puissance bienfaisante, que le monde est organisé selon des
lois immuables et que l'homme y a sa place et son rôle à
remplir. Ils font confiance à une aide extérieure pour faire
leur salut. L'hérofne, au contraire, assume sa condition
pleinement. Elle rejette l'espoir, et, avec lui, les valeurs

1. Pièces Noires, p. 468


2. Antigone, p. lOO
-72-

établies, les croyances, les conventions, les règles de


conduite imposées par la société. Elle n'est responsable
à personne; elle se donne sa propre loi :
Antigone : Moi, je ne suis pas obligée de
faire ce que je ne voudrais pas!
Vous n'auriez pas voulu non plus,
peut-être, refuser une tombe à mon
frère? ••• Et vous l'avez fait tout
de même. Et maintenant vous allez
me faire tuer sans le vouloir. Et
c'est cela, être roi1 ••• Pauvre
Créon! Avec·mes ongles cassés et
pleins de terre et lestileus que tes
gardes m'ont faits aux bras, avec
ma peur qui me tord le ventre, moi
je suis reine."l
Il faut avoir un courage très grand pour rejeter
le confort, l'assurance des solutions toutes faites. La
ran~on de ce choix est une solitude profonde, métaphysique,
la solitude de l'être jeté dans le Chaos par un Dieu cruel et
qui ne peut pas communiquer avec ses semblables. Mais
l'héro!ne opte pour la lucidité et le désespoir qui en résulte
sans hésiter, pour conserver son authenticité.
En cela elle reste fidèle aux tendances générales
de la littérature contemporaine. Sa lucidité désespérée
est celle des héros de Sartre et de l'Homme Révolté de
Camus, son inquiétude métaphysique celle des êtres de Mauriac
et de Bernanos. Tous les héros et hérofnes modernes sont des
déracinés à cause de leur mépris des conventions, des règles,
des croyances établies. Comme les jeunes filles d'Anouilh,

1. Antigone, p. SJ
-73-

ils sont sans attaches terrestres, isolés dans leur solitude


profonde. Cette solitude devient cauchemar et obsession
dans le monde de Julien Green et de Kafka.
La solitude est atroce, mais elle est préférable au
contact des autres êtres humains. "L'enfer, c'est les autres"
dit Sartre. De même, Anouilh montre dans son théâtre à
maintes reprises l'influence salissante des autres : dans
leur incompréhension totale, ils se font de nous une image
déformée qui colle à notre peau et devient une part de nous-
meme.
A

Le théâtre d'Anouilh, comme presque toute la


littérature contemporaine, est un théâtre tourmenté,
pessimiste. Thérèse Tarde dit : "Tout au bout du désespoir
1
il y a une blanche clairière où l'on est presque heureux."
C'est le seul bonheur accessible à ceux qui ont l'instinct
de pureté : le bonheur de la certitude - le seul point fixe
dans un univers mouvant. Frédéric s'exprime d'une façon
semblable : "Ce qui est doux, c'est d'être arrivé quelque
part, fût-ce au bout du désespoir, et de dire : "Ahi bon,
c'était là. Je suis arrivé maintenant."2
Mais la prise de conscience de l'absurdité du monde
et le désespoir qui en résulte ne suffisent pas à l'héro!ne
d'Anouilh. Pour elle la révolte contre la condition humaine
est un besoin moral. Elle ne peut pas changer le monde; mais

1. Pièces Noires, p. 245


2. Nouvelles Piêces Noires, p. 299
-74-

elle peut dire non~ et cela, elle se doit de le faire.


Thérèse "se cramponne de toutes ses forces à sa
pauvre révolte.n1 Elle croit se révolter contre Florent et
sa maison claire et accueillante, contre ses livres, ses
meubles, contre toute sa vie facile et heureuse. En réalité

elle dit non à la vie elle-même. Si elle ne peut trouver sa


place dans aucun milieu social, c'est qu'elle est en dehors
de la société : elle est un être classé dans l'univers, corrme
Adrienne Mesurat, comme le Hugc des Mains Sales, comme
l'Etranger. Quand Eurydice se révolte contre sa mère, contre
les contacts et les souvenirs flétrissants, elle s'attaque
en réalité à la vie qui empêche l'épanouissement de son être
véritable.
Au nom de quoi est-ce que l'héro!ne se révolte?
Antigone donne la réponse à cette question lorsque Créon lui
demande pourquoi elle veut refaire son geste absurde : "Pour
personne. Pour moi. n2
La révolte de l'héro!ne d'Anouilh est gratuite,
sans direction. Elle n'agit que pour elle-même. Elle refuse
la vie parce que celle-ci l'empêche de se réaliser pleinement.
Comme elle ne peut plus retourner à l'enfance pure et
innocente de ses rêves, elle choisit de mourir pour échapper
à la corruption de la vie. Les Pièces Noires sont hantées
par l'idée de la mort. Monsieur Henri parle de la mort

1. Pièces Noires? p. 184


2. Antigone, p. 6
-75-

comme d'une amie : "Elle est bonne, elle est effroyablement


bonne. Elle a peur des larmes, des douleurs ••• Elle dénoue,
détend, délace ••• nl
La mort restaure ou conserve la pureté de l'héro!ne
éternellement, en l'isolant des influences salissantes et
déformantes de la vie. MOnsieur Henri dit à Orphée
"La vie ne t'aurait pas laissé Eurydice,
petit homme. ~~is Eurydice peut t'être
rendue pour toujours. L'Eurydice de la
première fois, éternellement pure et 1eune,
éternellement semblable à elle-même.n 2
De même, quand Antigone est enfin prise, le Choeur nous dit :
"La petite Antigone va pouvoir être elle-même pour la
"
prerniere fois." 3 ...
Elle sera elle-meme, car elle va finalement
accomplir son destin qui était, de toute éternité, de se
révolter et de mourir.
Jeanne d'Arc meurt aussi pour réaliser pleinement
sa nature, pour se libérer des entraves de l'existence
"Hé bien, j'assume, mon Dieu1 Je prends sur
moil Je vous rend~ Jeanne1 Pareille à elle
et pour toujoursl"4
L'héro!ne choisit la mort .non p~s pour échapper à
sa condition, ce qui serait autrement lâche et malhonnête
que de -vivre un mensonge, mais parce que la mort fournit à
son amour son vrai climat en le figeant dans sa pureté
première. L'héro!ne d'Anouilh était faite pour mourir; sa

1. Pièces Noires, p. 455


2. Piêces Noires, p. 500
3. Antigone, p. 57
4. L'Alouette, p. 216
-76-

mort est, en fin de compte, la seule fin heureuse possible a


..
won histoire tragique. Tout comme la fin de l'histoire de
Jeanne est heureuse, car c'est "l'alouette en plein ciel,
c'est Jeanne à Reims dans toute s.a gloire"1 , de même le
véritable visage de l'héro!ne d'Anouilh n'est pas ce masque
déformé par l'angoisse et les flétrissures de la vie. Son
vrai visage est apaisé et calme, étrangement rajeuni et
d'une blancheur transparente qui est celle de la lf~rt. Sur
ses lèvres joue un petit sourire à peine perceptib~e : elle
a enfin trouvé, et pour toujours, ce qu'elle cherchait
éperdument toute sa vie : la pureté.

1. L'Alouette, p. 227
-77-

DEUXIEME PARTIE

CHAPITRE IV

PORTRAITS INDIVIDUELS

Dans lea trois chapitres précédents nous avons


essayé de voir les traits caractéristiques de 1 'héro!ne-
type d'Anouilh. Nous avons juxtaposé des citations de
plusieurs pièces pour faire ressortir les points communs
entre les différentes hérofnes qui se ressemblent comme
des soeurs. ~~is si ces hérofnes sont les enfants d'une
même famille, elles ne sont pas jumelles, et malgré leurs
ressemblances, elles gardent leur caractère propre. Il
serait donc équitable envers l'auteur d'essayer de montrer
les traits particuliers de ces jeunes filles et de voir les
retouches apportées par l'auteur au type fondamental.
La première jeune fille d'Anouilh est ~bnime,

l'héro!ne de l?Hermine, la pièce avec laquelle Anouilh a


débuté à vingt-et-un ans. Monime est une hérofne un peu
pâlotte; ce n'est pas elle, mais Frantz, son amant, qui
est le personnage principal de la pièce. Ici,comme dans
la plupart des autres oeuvres d'Anouilh, "un personnage
compte réellement, celui qui est chargé d'exprimer la
-78-

philosophie, la vérité du dramaturge. Les autres sont réduits


au rôle accessoire de simples comparses."1 Bien qu'elle soit
un personnage secondaire, Monime présente déjà quelques traits
caractéristiques de la Sauvage anouilhienne. Quand elle
s'offre à Frantz, tout comme Antigone, elle porte une belle
robe neuve et se met du rouge aux lèvres. Frantz lui dit :
".Ma petite vieille, je suis heureux que ce
soit ma sauvage qui soit venue m'annoncer
cela avec ses mains égratignées et son rouge
aux lèvres mal mis. n2
Il est intéressant de noter que le mot "sauvage" pour d~aigner

l'héro!ne apparaît déjà dans cette première pièce.


Monime est une jeune fille pure - aussi pure que
Thérèse, mais sa personnalité a moins de force. Contrairement
aux héro!nes durcies par la vie, c'est une fleur de serre,
"une petite fille enfermée dans un château, toute l'année,
avec une vieille tante."3 Ses parents sont morts, et c'est
la richissime duchesse de Granat qui l'a élevée, sans jamais
lui donner de tendresse véritable. L'incompréhension des
• é s, t h'erne que nous retrouverons souvent d ans 1' oeuvre
a1n
d'Anouilh, apparalt déjà dans cette pièce. Frantz dit en

parlant de la duchesse :
"Elle n'a jamais été bonne pour toi. Jamais
un sourire ou un mot tendre. Jamais une main
tendue pour te sauver d'un chagrin de petite
fille ••• Tu n'as pas souvenir d'une joie qui
vienne d'elle. Tu n'attaches à son nom que

1. Serge Radine, Anouilh, Lenormand, Salacrou, p. 17


2. Pièces Noires, p. 57
3. Pieces Noires, p. 54
-79-
1
les jours de dureté et de pain sec."
Mais MOnime n'est pas une révoltée comme le seront
Thérèse et Jeannette. C'est"la petite cousine délicieuse",
douce et charmante Elui essaie de fumer, "mais, au fond, elle
n'aime pas beaucou~ cela. n 2 - la jeune fille bien élevée
et polie. Les vraies sauvages, plus tard, ne s'excuseraient
pas en ces termes auprès de leur hôte : "Je suis confuse que
nous profitions si mal de votre hospitalité••• ") - et elles
diraient leurs quatre vérités à une vieille tante égo!ste
et dure, au lieu de souffrir en silence.
Monime ne désire pas la mort de la duchesse. Est-ce
par lâcheté, par une horreur de tout acte criminel, ou par
une générosité naturelle? Toujours est-il qu'elle est faite
d'une trempe moins forte qu'Antigone qui n'a pas un mot de
protestation lorsque Créon veut faire tuer, pour la sauver,
les gardes qui connaissent son secret. Monime est plus
tendre que ses soeurs cadettes.
Elle est aussi plus fragile qu'elles. Le soir,
Frantz l'envoie se coucher de peur qu'elle soit fatiguée le
lendemain. La mort de sa tante la rend malade, et il faut
envoyer chercher le médecin.
L'amour de Monime pour Frantz n'est pas aussi fort
que celui qui unit Eurydice à Orphée. Elle aime Frantz

1. Pièces Noires, p. SQ-81


2. Pièces Noires, p. 13
3. Pièces Noires, p. 21
-so-
"comme les petites filles aiment le premier jeune homme qui
leur parle, un soir de bal."1 Elle l'aime de tendresse,
comme un camarade, et "n'a jamais rêvé d'une tyrannie plus
douce et plus forte que celle des amis d'enfance ••• n 2
Monime est la seule hérofne d'Anouilh qui soit
salie, au lieu d'être purifiée, par son amour. Il est vrai
que son amour est entravé par la pauvreté de Frantz - mais
le fait demeure, que Monime devient menteuse, hypocrite,
amère, à cause de cet amour clandestin qui ne lui donne que
de la souffrance. Franz est bouleversé par cette
transformation :
"Ma Monime, en robe blanche ••• C'est toi qui
sais très bien mentir ••• C'est toi la jeune
fille qui se déshabille vite, qui se prête
et qui se rhabille vite ••• C'est toi la-jeune
fille aux bruits d'eau ••• Il faut que tu me
pardonnes. Ce faux sourire que je te reQroche,
c'est moi qui 1 'ai peint sur ta bouche."'
Nous sommes ici dans le monde de la moralité
bourgeoise. Dans cet amour, il y a quelque chose de trouble
et de dégradant que nous ne trouverons pas plus tard, chez
les autres amoureux moins liés par les conventions sociales.
L'amour de Monime s'éteint brusquement lorsque
Frantz tue sa tante dont l'argent, "dans la mystérieuse
balance des choses, était devenu le prix exact de leur
pureté."4 Monime renie Frantz et soupçonne jusqu'à son

1. Pièces Noires, p. 28
2. Pièces Noires, p. 57
3. Pieces Noires, p. 74
4. Pièces Noires, p. 111
-81-

désintéressement, mais lorsque celui-ci avoue son crime à


la police, elle lui jette passionnément : "Je t'aime,
1
Frantz" • Est-ce la moralité conventionnelle qui empêche
cette jeune fille de bonne famille d'aimer un assassin
amoral qui souffrirait qu'un vieux domestique innocent
subisse le châtiment à sa place? Son amour renaîtrait
alors en voyant Frantz assumer ses responsabilités, et
devenir un homme enfin. Une autre interprétation possible
du geste de Monime serait d'y voir la réaction d'une
Sauvage en herbe qui refuse de bâtir son bonheur sur une
supercherie qui salirait son amour. Par contre, l'expiation
de Frantz serait une force purificatrice, l'échec même de
l'amour dans ce monde étant, en quelque sorte, le gage de
sa pureté.
Le personnage suivant dans notre galerie de
portraits est "la terrible et douce petite Juliette" du
Bal des Voleurs. Elle suit le type de l'héro!ne anouilhienne
sur plusieurs points elle a vingt ans, elle est pure, et
elle est amoureuse. Son amour est entièrement dépourvu de
calcul. Quand elle supplie Gustave, son amoureux, de
l'emmener avec lui, son accent fait penser à Thérèse ou à
Lucile :
" • • • moi je vous aime et je veux être votre

1. Pièces Noires, p. 124


-82-

femme. Oh! rassurez-vous ••• Si vous avez


peur d'avoir des ennuis avec l'état ci·vil,
nous ne nous marierons pas vraiment!"
Mais Juliette possède une qualité qui ne sera pas donnée aux
héro!nes noires : elle croit à l'amour. Sa tante, Lady Hurf,
dit d'elle :
"~~ petite Juliette, elle, sera sauvée,parce
qu~elle est romanesque et s!mple. C'~st une
grace qui n'est pas donnée a toutes."
Juliette a la capacité d'être heureuse. Eva, sa
cousine, plus jolie et "tellement plus fennne"3 qu'elle,
(encore un thème que nous retrouverons plus tard) l'envie à
cause de sa confiance en l'amour. Dans le Bal des Voleurs
Anouilh proclame la force et la valeur d'un grand amour
confiant, instrument de salut.
: "Tu as toujours cru que j'était la plus
grande, la plus belle, la plus forte,
parce que j'avais plus d'hommes autour
de moi. Y~is tu vois bien qu'il n'y a
que toi qui es vivante ici. Il n'y a
peut-être que toi à Vichy, que toi au
monde ·••• 11 4
Dans cette pièce l'amour triomphe malgré la
différence de condition entre les amants. Juliette, la
petite millionnaire, pourra épouser son voleur grâce au
mensonge pieux de Lord Edgar attendri par la sincérité de
cet amour. Le noble lord reconnaîtra Gustave comme son

1. Pièces Roses, p. 80
2. Preees Roses, p. 45
3. Pieces Roses, p. 67
4~ Pieces Roses, p. 69
-S3-

fils volé en bas âge. Remarquons que même dans une comédie,
le bonheur n'est possible pour Anouilh, que grâce à un
mensonge. ~~is Juliette, héro!ne rose qui veut être heureuse,
ne se soucie pas d'être lucide. Elle aura l'amour et le
bonheur dont elle connaît la formule : "Il n'y a qu'à se
1
laisser aller." Hélàs, les pièces roses représentent
dans l'oeuvre d'Anouilh une escapade agréable qui élude,
au lieu de résoudre, les problèmes posés par l'auteur dans
ses pièces noires, Juliette n'a pas une réalité vivante, sa
personnalité n'a pas de densité humaine ; c'est pour cette
raison que nous ne prenons pas au sérieux sa petite victoire
remportée sur la vie.
La jeune fille suivante, Jacqueline, personnage
de Jézabel, est riche comme Monime et Juliette. Comme elles,
Jacqueline aime un garçon qui n'est pas de son monde. Elle
veut épouser ~~re, et sa famille ne s'oppose pas à ce
mariage. C'est ?~re qui s'enfuit car il porte le fardeau
d'un milieu abject et criminel qu'il ne peut pas renier.
Jacqueline n'est pas une héro!ne révoltée non plus.
Au lieu de ressembler à Antigone, à Jeannette, elle est soeur
de Florent, tout comme Marc est frère spirituel de Thérèse.
Elle est pure et douce et, comme Florent, frappée d'une
"variété bourgeoise de l'angélisme." 2 Marc dit en parlant
d'elle

1. Pièces Rosef,P• 6S
2. Hubert Gignoux, Jean Anouilh, p. 50
-84-

"Elle est si belle ••• Elle est si bonne •••


Elle comprend tout ••• Elle connait les mots
et les regards que nous ignorons- qui tuent
les doutes et les mauvaises pensées."!
Jacqueline est l'antithèse du milieu de V~rc, tout
comme dans la Sauvage Florent est l'antithèse du milieu de
Thérèse. Comme Florent, Jacqueline n'a pas une personnalité
très marquée. Au lieu d'être une personne en chair et en os,
elle est le symbole d'un milieu "facile et clair" où l'argent
empêche de pénétrer les mesquineries du monde. Le monde de
Jacqueline et de Florent n'est pas encore jugé dans Jézabel,
mais le terrain est déjà préparé pour ce jugement.
C'est Thérèse, la Sauvage, qui condamnera avec
éloquence les riches oisifs parce que, en ignorant les
misères du monde, ils deviennent des monstres sans le savoir.
Thérèse est la première hérofne dans le théâtre d'Anouilh
qui soit le protagoniste d'une pièce. Elle inaugure la
lignée des jeunes filles pauvres, fières et révoltées, des
"empêcheuses de danser en rond". Voilà ce qu'en dit Hubert
Gignoux : "Le privilège de la fille Tarde, je le vois d'abord
dans les devoirs qu'elle a le don de nous imposer. Elle est
de ces êtres qui rompent le silence et nous empêchent de
dormir. Elle représente pour nous une obligation de cmrité,
mais d'une charité -qui ne s'acquitte pas par des aumônes ou
des tricots, qui tend à s'accomplir dans 1~ partage fraternel,

1. Nouvelles Pièces Npires, p. 86


-85-

d'égal a' égal."1


Le cri de détresse de Thérèse à son père et à Gosta
frémit de compassion humaine : "Mais allez-vous-en donc! Vous
voyez bien que je n'en peux plus de vous porter dans mon coeur." 2
C'est peut-être à cause de cette compassion que
Thérèse est une figure beaucoup plus attachante que .la froide
Antigone qui ne pense qu'à elle seule. La Sauvage est aussi
plus douce, plus tendre - elle subit les évènements au lieu
de les provoquer; elle n'attaque pas - elle se débat.
Thérèse est un personnage exceptionnellement vivant.
Nous ne ~mmes plus en présence d'une fade Monime ou d'une
Juliette irréelle, mais nous regardons vivre sur la scène un
être autonome et spontané. Thérèse nouw émeut dans sa lutte
contre les fantômes qu'elle a conjurés. Elle se croit "la
seule sale, la seule pauvre, la seule honteuse". En réalité

c'est elle qui est le plus pur parmi tous les personnages de
la pièce, et elle rayonne d'une noblesse de coeur. Au lieu
de suivre le chemin facile du bonheur, elle choisit la fuite
et le désespoir : "En acceptant le bonheur qu'on lui offre,
elle croirait introduire dans son coeur un élément de
contradiction intime; en évoquant ces tristes aventures, en
se "cramponnant à sa pauvre révolte", elle croit au contraire
préserver son unité, elle se met d'accord avec elle-même."3

1. Hubert Gignoux, Jean Anouilh, p. 37


2. Pièces Noires, p. 251
3. Hubert Gignoux, Jean Anouilh, p. 44
-86-

Thérèse s'en va, car son amour n'est pas assez fort pour la
sauver. Florent n'est pas son partenaire égal; il est
beaucoup trop suffisant et superficiel dans son contentement
béat d'homme à qui tout réussit. Thérèse, la jeune fille
tourmentée à la sensibilité suraigtte, appartient à un monde
où Florent ne pourra jamais la suivre - c'est un monde où
on souffre plus parce qu'on ressent les choses avec plus
d'intensité, et où on marche seul parmi les ténèbres.
Dans la pièce suivante, Le Rendez-Vous de Senlis,
la jeune fille, Isabelle, est reléguée au deuxième plan, et
toute la pièce pivote autour de Georges, son amoureux,
Georges, comme Thérèse et Narc, tente de se libérer de son
milieu méprisable, mais lui, il y réussit, grâce à son amour
pur et profond pour Isabelle. Celle-ci n'est pas un
personnage très intéressant ou très vivant. Comme ~Jacqueline,

elle est un symbole. Elle le dit elle-même à Georges : "Je


1
suis le bonheur."
Isabelle représente le bonheur facile que fuient
les sauvages d'Anouilh- c'est un bonheur conventionnel de
petits bourgeois, fait d'une vie calme et unie, sans grands
heurts et sans efforts véritables. Son pass é est celui d'une
"petite fille d'une maison bien en ordre. D'une maison où
il faisait· clair et chaud le soir, où les domestiques étaient
polis et les repas sans d-rames.n 2 Née à Pau, elle vient à

1. Pièces Roses, p. 240


2. Pieces Roses, o. ~10
-87-

Paris pour y suivre des cours de lettres. Elle rencontre


Georges au musée du Louvre, et pendant deux mois ils visitent
ensemble le vieux Paris et prennent le thé dans des "petits
tea-rooms verts et roses." 1 Que peut-on imaginer de plus
convenable et de plus conventionnel? L'avenir d'Isabelle
découle de son passé :
"Vous serez très douce, très maigre et très
charmante", lui dit Georges, "La vieille
compagne fidèle ••• Celle qui ne s'est pas
teint les cheveux, qui a conservé toutes
ses rides. Acceptez-vous de garder vos rides
et d'avoir les cheve~ tout blancs par amour
pour moi, Isabelle?"
Isabelle consent à tout, accepte tout pour son bonheur. Quand
la famille de Georges lui révèle les secrets sordides de celui-
ci elle se bouche les oreilles et dit : "Je ne veux rien
savoir.") Heureuse, radieuse, Isabelle, inhumaine comme
Florent, elle est faite pour le bonheur, car elle y croit de
tout son coeur.
L'héro!ne suivante, Eurydice, au contraire, continue
la lignée tragique des Sauvages. Une pauvre actrice de
dixième ordre, elle tombe amoureuse d'Orphée, musicien
ambulant, et s'enfuit avec lui. Dans cette pièce les amants
appartiennent à la même classe sociale, et leur amour est
profond - pourtant, il est sans espoir sur terre. Eurydice
a été salie par la vie malgré sa bonne volonté. Elle a

1. Pièces Roses, p. 207


2. Pièces Roses, p. 212
3. Pièces Roses, p. 196
-88-

adopté peu à peu la personnalité de la jeune fille paresseuse,


désordonnée, indifférente et lâche qu'on lui a demandé de
jouer, et elle aurait été incapable de devenir l'amoureuse
forte et pure qu'Orphée voyait en elle. Plutôt que de
corrompre cet amour magnifique, elle choisit de s'enfuir. La
consommation de leur amour se trouvera finalement dans la
mort purificatrice.
Eurydice n'a pas la noblesse naturelle, la
personnalité vibrante d'une Thérèse Tarde. Elle est plus
irréfléchie et enfantine et aussi moins intelligente que la
Sauvage. lVJais elle nous émeut pas son angoisse, et par sa
soif de pureté qu'elle a sauvegardée même dans la boue.
Eurydice est de ces êtres "qui n'ont qu'une toute petite
lurr.ière hé si tante que le vent gifle. Et les ombres s'allongent,
1
les poussent, les tirent, les font tomber." Certes, nous ne
pouvont pas l'admirer autant que la courageuse Sauvage.
Thérèse s'enfuit loin de Florent parce que la générosité de
son coeur l'empêche de trahir les siens, et parce que son
amour est imparfait. La fuite d'Eurydice est une démission
causée par un manque de confiance foncier dans le pouvoir
régénérateur de l'amour,même le plus pur et le plus complet.
La pièce suivante, Léocadia, nous transporte
encore une fois dans le monde rose où se mélangent l e rêve
et la réalité. Amanda, une petite modiste de la rue de la

1. Pièces Noires, p. 467


-89-

Paix est convoquée par une duchesse extravagante parce qu'elle


ressemble à une cantatrice aimée pendant les trois derniers
jours de sa vie par le neveu de la duchewse, le prince Albert.
Amanda ferait partie des souvenirs de cet amour, tout comme
le café, la boite de nuit, le marchand de glaces et le taxi
témoins de ces trois jours, et installés dans le parc du
chiteau pour faciliter les réminiscences du prince. Dans
cette pièce rose la réalité triomohera du rêve. Amanda, la
petite midinette gaie, tendre, fière et pleine de bon sens
populaire, l'emportera sur le fantôme de Léocadia Gardi, car
elle a confiance en l'amour, comme Juliette. "Vous avez
vingt ans", lui dit la duchesse, ttvous êtes vivante et vous
êtes amoureuse. Vous êtes plus forte que tout le monde ce
. 1
matin."
Amanda est un personnage de théâtre; elle s'éteint
à la fin de la représentation avec les feux de la rampe.
Nous ne nous enquérons pas de son avenir , de ses chances
d'être heureuse avec un personnage aussi extravagant et aussi
diffé rent d'elle que le pri nce Albert, car nous ne la prenons
pas au sé rieux. On sent qu'en é crivant Léocadia, Anouilh a
éprouvé le besoi n de se délasser, de se laisser aller, entre
deux pièces noires, tragiques, pessimistes : Eurydice et
Antigone.
Dans Antigone nous trouvons l'expression la plus
haute du thème qui obsède Anouilh : le ref us d'une vie souillée

1. Pièces Roses, p. 335


-90-

au nom de la pureté. La source de la pièce est l'Antigone


de Sophocle, mais Anouilh a donné une signification nouvelle
à la tragédie classique. Dans la pièce grecque les deux
protagonistes, Créon et Antigone, sont les symboles de l'ordre
temporel et de l'ordre surnaturel. Antigone meurt, parce
qu'elle place la loi divine qui lui dicte d'enterrer son frère
selon les rites, sous peine de laisser errer éternellement
son âme, au-dessus les lois de la Cité qui ordonnent de laisser
un traître sans sépulture. Elle accomplit son geste au nom
de la charité. A Créon, elle dit : "Je ne suis pas née pour
partager la haine, mais l'amour."
On attend en vain cette phrase sublime de la bouche
de l'Antigone d'Anouilh, petite créature égo!ste et entêtée,
qui lance à Créon : "Je suis là pour vous dire non et pour
1
mourir." Chez Anouilh le conflit entre l'ordre social et
l'ordre surnaturel, qui existe dans la pièce antique, est détruit.
C'est la tragédie de l'être solitaire dans un monde absurde.
Le Créon moderne est aussi désillusionné que l'Antigone
moderne; il ne croit pas plus à la loi humaine qu'Antigone ne
croit à la loi divine. Ces deux personnages représentent deux
attitudes différentes qui découlent d'une même philosophie de
vie - ils ne sont pas des adversaires véritables comme leurs
modèles antiques.
L'Antigone d'Anouilh est une nouvelle Sauvage - mais

1. Antigone, p. 86
-91-

plus dure, plus lucide et plus intelligente que Thérèse et


Eurydice. ~lle n'a pas les tares qui pèsent sur ses soeurs
ainées : elle n'est pas pauvre, mais une princesse, fiancée
à l'héritier du trône. Son passé est pur; elle n'a rien à
se reprocher. Pourtant, elle refuse la vie d'avance, sans
même la conn ai tre. Elle prévoit seulement les déchéances
qui l'attendent dans l'avenir, et cela est suffisant pour la
décider à mourir.
La situation est devenue nette. La pauvreté,
l'inégalité des conditions sociales, les souvenirs sales ne
sont que des prétextes pour justifier l'échec de l'amour et
du bonheur, - les symptômes d'un mal plus profond. Antigone
a toutes les raisons du monde d'être heureuse avec Hémon, un
jeune homme digne d'elle et qui pour rait la comprendre, si
cela était possible. Elle refuse le bonheur et la vie quand-
même, au nom de rien. On peut se demander alors ce désir de
pureté des hérofnes d'Anouilh ne masque pas une lassitude
énorme devant les responsabilités de la vie quotidienne, la
vie des adultes; une inaptitude foncière à faire un travail
utile, à sortir de soi pour se mettre au service d'une entité
plus grande que soi.
Plus encore que Thé rèse et Eurydice, Antigone, se
tournant nostalgiquement vers son enfance, refuse de devenir
une femme. "Elle est prisonnière d'un regret. Je sais bien
que cela suppose une fidélité, un e croyance. l\tlais tel est
-92-

bien le paradoxe d'Antigone; elle offre l'exemple d'une foi


singulière que n'accompagnent ni l'espoir ni la charité,
d'une foi sèche. Se forr~nt de l'être humain une image très
ambitieuse, elle n'envisage pas d'aider les hommes à s'y
,.,
conformer dans le réel. Elle aime trop son reve et pas assez
l'humanité."l
Et cette petite fille "renfermée que personne ne
prenait au sérieux dans la famille" 2 marchera courageuserr.ent
vers sa fin - elle mourra plutôt que d'accepter qu'une
réalité extérieure s'impose à elle. Son refus d'une vie
qu'elle n'estime pas digne d'être vécue est un acte suprême
d'indépendance orgeuilleuse.
Après avoir puisé son sujet dans l'antiquité
grecque, Anouilh se tourne vers la littérature anglaise pour
s'inspirer du Roméo et Juliette de Shakespeare. Son Roméo
et Jeannette est une pièce beaucoup moins originale que les
précédentes. Les situations et les personnages donnent
l'impression du déjà-vu.
Les deux soeurs, Jeannette et Julia, représentent
les deux moitiés d'un idéal. Julia est restée bonne et pure,
mais elle a renié son passé, elle a coupé touts les ponts
pour gagner son bonheur; elle a fait ce que Thérèse a refusé
de faire. Elle est devenue une petite bourgeoise bornée et
conventionnelle. Elle est aussi dure envers sa famille que

l.Hubert Gignoux, Jean Anouilh, p. 112


2.Antigone, p. 9
-93-

Thérèse vers la sienne, mais nous le lui pardonnons moins,


car elle est passée à l'ennemi.
Sa soeur, Jeannette, est comme la caricature d'un
autre aspect de Thérèse. C'est une fille dépeignée,
paresseuse, lâche et menteuse, salie par la vie, une révoltée
qui tombe amoureuse de Frédéric, le fiancé de sa soeur. Cet
amour est voulu immense, fatal, et soudain par l'auteur. En
vérité, nous admettons difficilement que Frédéric, le petit
jeune homme fade et conventionnel, puisse se sentir attiré
irrésistiblement par une fille comme Jeannette. Pourtant,
ces deux êtres dissemblables ont quelque chose en commun :
Ils ont tous deux la soif de la pureté, ils appartiennent à
la race des Frantz et des Antigone. Ce n'est qu'en devenant
amoureux que Jeannette et Frédéric se rendent compte de leurs
aspirations vers la pureté impossible.
Jeannette, comme les autres héro!nes, veut redevenir
une enfant. Pourtant, ses récits nous laissent entendre
qu'elle ne devait pas avoir une enfance pure et exemplaire :
c'était plutôt une jeune délinquante. Ce qui l'attire dans
l'enfance, c'est le fait qu'on peut y vivre légitimement
dans un monde illusoire, sans la nécessité de faire face à
la vie réelle. Frédéric, au contraire, est le premier
personnage pur d'Anouilh qui proteste contre cette lâcheté,
cette démission enfantine :
-94-

"Ce monde enfantin où vous m'avez entraîné


tous les deux n'est pas le mien ••• ul .
••• Non, c'est trop lâche, il faut vivre •••
La mort ••• ne résout rien ••• Il n'y a que
les enfants, il n'y a que ceux qui n'ont
jamais veillé de cadavres pour la parer
encore de fleurs et croire qu'on doit mourir
.à la première ride ou à la première peine •••
Cette aventure grotesque, c'est la netre. ~1
faut la vivre. La mort aussi est absurde."
Ces paroles sont significatives : dans Roméo et
Jeannette Anouilh cesse de faire corps avec ses hérofnes.
Peut-être commence-t-il à voir comme il est puéril de se
réfugier dans la mort parée d'une auréole romantique, au lieu
de faire face a' la vie.
Cette tendance nouvelle s'accentue dansla pièce
suivante, Médée. Jason, contrairement à Frédéric, refusera
de mourir avec l'hérofne. Il veut oublier le cauchemar
qu'était sa vie avec celle-ci, pour apaiser sa révolte, et
assumer humblement sa condition d'homme. Médée, cette furie,
nous bouleverwe parce qu'elle ressemble d'une façon inquiétante
aux jeunes filles d'Anouilh :
"Quelaue chose bouge dans moi comme autrefois
et c'est quelque chose qui dit non à leur J01e
à eux là-bas c'est quelque cho s e qui dit non
au bonheur." 3
"Tiens-moi comme lorsque j'était petite••• n4
Finalement cette confession terrible, bouleversante :

1. Nouvelles Pièces Noires, p. 330


2. Nouvelles Pieces Noires, p. 347
3. Nouvelles Pièces Noires, p. 363
4. Nouvelles Pieces ·Noires, p. 363
-95-

" ••• jusqu'au jour de ta mort, pense qu'il y a


eu une petite fille Médée exigeante et pure
a~trefois. Une petite Médée tendre et
baillonnée au fond de 1 'autre. n.L
Médée, c'est une Ueannette qui aurait vécu son
amour avec Frédéric. Incapable de sauvegarder sa pureté,
cette femme éprise d'absolu à qui toute médiocrité répugnait,
a choisi d'être "tout ce qui est noir et laid sur la terre."2
Son amour est devenu haine et déchirement, comme celui du
Général Saint-Pé et de sa femme dans La Valse des Toréadors.
Médée, c'est la justification du suicide de Jeannette, comme
si Anouilh nous disait : Voyez, ce que serait devenu, dans
dix ans, son amour pour Frédéric. C'est aussi, dans une
certaine mesure, un jugement passé sur les héro!nes : dans
cette pièce la révoltée, l'ennemie du bonheur et du succès,
est un monstre, tandis que celui qui, pour assumer ses
responsabilités d'homme, refuse de mourir, est représenté
sous un éclairage favorable.
Anouilh, a-t-il réussi à se libérer, jusqu'à un
certain point, de son obsession centrale? A-t-il adooté le
point de vue de l'adulte, au lieu de celui de l'adolescent
qui pleure ses illusions perdues? L'Invitation au Château,
la pièce qui suit Médée, est une comédie et, par conséquent,
ne donne pas de réponse à cette question.
Les deux héro!nes de cette "pièce brillante" sont

1. Nouvelles Pièces Noires, p. 400


2. Nouvelles Pieces Noires, p. 388
-96-

Diana et Isabelle. Diana repré·sente un type nouveau dans le


théâtre d'Anouilh, mais au fond, c'est un personnage de théâtre
très conventionnel celui de la "pauvre jeune fille riche"
et gâtée. Diana est égo!ste, incapable d'aimer. Elle est
aussi jalouse et méchante: elle déchire exprès l'unique robe
de bal que possède Isabelle. Tous ses désirs sont
immédiatement comblés, elle a tout ce que l'argent peut
acheter, et c'est précisément cela qui la rend malheureuse
"Regardez ce tulle, comme il est blanc, comme
il est léger, comme il est beau. J'essaie
de le voir avec vos yeux, avec les miens
c'est impossible. Je ne vois plus rien.
Cette bague, j'en ai dix autres, je ne la
vois plus, ce n'est qu'une bague, je ne sais
même plus quand ni pourquoi mon père me l'a
donnée. Ce château, il doit être très
agréable, mais - tous mes amis ont des
châteaux, j'en ai aussi, c'est là que nous
habitons, ce n'est plus le château, c'.est
une rr.aison cormne les autres ••.• L'argent ne
donne quelque chose qu'aux pauvres,
précisément."1 ·
Quand Isabelle, la jeune fille pauvre :répond aux
plaintes de la riche Diana, nous voilà en plein milieu d'une
nouvelle confrontation entre pauvres et riches, les deux
races qui ne se__comprendront jan;ais, confrontation si chère

à Anouilh. Isabelle est une petite sauvage diluée avec de


l'eau sucrée, un écho lointain de Thérèse, quand elle s'écrie
C'est comme cela, qu'ils sont, les pauvres!
Tous ignoblest Pas fréquentablest Aht vous
avez voulu jouer avec eux ce soir pour vous
désennuyer ••• Ils ne savent pas jouer, les

1. Pièces Brillantes, p. 106-107


-97-

pet its pauvres. Il s sont trop ma 1 e'1 eves."


. 1

Isabelle est une petite danseuse de l'Opéra "fine,


, " •2
jolie, racee Horace l'analyse ainsi :
"Vous n'êtes pas sotte, vous êtes na!ve. Vous
n'êtes pas romanesque mais tendre, Vous n'êtes
pas dure, vous êtes exigeante ••• J'avais tout
prévu, sauf que· vous m'écouterez avec ce petit
oeil lucide.nJ
Isabelle, comme les Sauvages, a honte de sa mère,
qui est façonnée sur le patron des autres mères de théâtre
d'Anouilh, mais en plus ridicule. Isabelle est fière et
désintéressée, et se fait un plaisir de refuser l'argent de
Messerschrnann. Mais elle n'a pas peur du bonheur, même s'il
est accompagné de beaucoup d'argent et, si elle est plus
tendre et généreuse que l'héro!ne-type, elle n'en a pas
l'intransigeance absolue.
La pièce suivante, !rdèle ou La Y~rguerite, est
une farce. Nous y trouvons une jeune femme, Natalie, qui
appartient à la lignée spirituelle des Thérèse. Mais quelle
déchéance! Natalie, qui était jadis une jeune fille exigeante
et pure, a fait sa soumission au monde. Elle a épousé le
fils ainé du Général Saint Pé, tout en aimant le cadet.
C'est la pauvreté et l'humiliation de la vie quotidienne
près d'une vieille tante qui l'ont décidée à prendre cette
décision. Elle le dit à Nicolas, le frère cadet qu'elle
-aime toujours :

1. Pièces Brillantes, p. 110


2. Pièces Brillantes, p. 49
3. Pièces Brillantes, p. 38
-98-

"Et puis un jour,où elle m'a insultée pour


une tisane renversée, j'ai compris que si
je t'attendais encore des années,- celle que
tu retrouverais quand tu serais enfin devenu
un homr~e, ce ne serait plus moi ••• nl
Ce raisonnement est peu convaincant, car la Natalie
d'aujourd'hui est encore moins celle que Nicolas enfant a
aimé. La vraie déchéance, la vraie capitulation de Natalie
est que, tout en ha!sant et méprisant son mari, elle est liée
à lui par les chaines du plaisir charnel.
L'amour sincère et pur a touché, dans cette pièce,
un personnage invisible Ardèle, la vieille fille bossue,
qui aime le précepteur, égalenent bossu, de son neveu.
Ardèle se suicidera avec son amant, car elle sait que son
amour pur est condamné à l'échec dans un monde où, sous le
nom de l'amour, s'étalent la concupiscence, et le désir d'une
aveugle possession.
La pièce suivante d'Anouilh est un lever de rideau
léger et gai : Cécile ou l'Ecole des Pères, dans lequel
Catherine, la fille de l'auteur a créé le rôle-titre. Selon
..
Jacques Lernarchand le vrai Anouilh est absent de cette p1ece
qui est celle d'un auteur résigné à ses succès qui n'éprouve
2
plus le besoin de rien nous dire.
Cécile est une jeune fille de dix-sept ans, "un
petit être vif, rusé, sage"3, sur le point de devenir une

1. Ardèle ou la ~~rguerite, p. 100


2. L'Ecole des Pêres, in La Table Ronde, No. 84, Décembre
~4, p. 174
3. Pieces Brillantes, p. 507
-99-

femme. Elle est amoureuse d'un r,entil petit chevalier qui


l'aime, mais qui ne peut s'empêcher d'aimer également,
"comme une soel:lr", Araminthe, la gouvernante de Cécile, et
qui aime surtout lui-même. Araminthe a vingt-trois ans,
elle est jolie et pleine de bon sens. Quelques unes de ses
paroles sont du "vrai Anouilh". Par exemple, quand M. Orlas,
p~re ·de Cécile, lui reproche de ne pas ouvrir la porte de
sa chambre quand il vient y gratter la nu~t, elle répond
"Croyez bien, que lorsque je saurai que j'aime
et qu'on m'aime - j'ai l'oreille fine -
j'entendrai gratter."
Ces paroles préfigurent celles de Lucile dans la Répétition ••

"Quand j'aimerai un homme, à la minute où je


le saurai, je ferai tout pour lui faire
plaisir - comr:,e vous di tes - et _ie serai
tout de suite à lui - sans jeu.n2
Araminthe nous fait penser aux Sauvages qui se
penchent tendrement vers tout ce qui est petit, faible et
malheureux, quand elle prononce les paroles suivantes
"Si (les hommes) ••• savaient qu'il suffit
d'être un tout petit peu blessé et triste
pour obtenir tout sans combat ••• nJ
Ce sont à peu près les seules paroles "anouilhesques"
de toute la pi~ce. Cécile ou l'Ecole des P~res est un
divertissement gentil, mais qui n'a pas la profondeur ou
l'éclat des autres pi~ces de l'auteur.
En revanche , avec La Répétition nous nous retrouvons

1. Pi~ces Brillantes, p. 514


2. La Répétition, p. 41
3. Pièces Brillantes, p. 51$
-lOO-

en plein Anouilh. C'est l'histoire de Luc~. le, la petite


institutrice pauvre, et celle d'un comte a~oral qui ne vit
que pour ses plaisirs, pour chasser l'ennui qui le ronge.
Le corrte, après avoir longtemps vécu dans un monde de
mensonge, découvre, à travers son amour pour Lucile, la
vérité, et il repousse la vie absurde qu'il avait menée
jusque là.
Le portrait de Lucile nous est donné par le comte
lorsqu'il fait la description de Sylvia, personnage de
Marivaux, que Lucile est censée jouer au cours d'une
représentation d' arœ teurs :
"Elle n'est pas romanesque, elle est tendre.
Elle n'est pas na!ve, elle est bonne, elle
n'est pas dure, elle est nette. Les belles
dames de la Cour, ni le Prince ne l'éblouissent.
Elle sait tout, depuis toujours, sans avoir
jamais rien appris. Elle a la plus juste
mesure du coeur ••• Dans ce petit univers
frelaté et ricanant sous ses soies, ses cailloux
précieux, ses aigrettes - elle est seule,
claire et nue sous sa petite robe de toile,
et elle les regarde toute droite et silencieuse
s'agÜEr et comploter autour d'elle. Et tout ce
qui faisait la force et le plaisir du Prince
est entre ses mains soudain - inutile. Sylvia
est une petite âme inaccessible qui le regarde
à mille lieues de lui et le trouble. Il y
avait donc autre chose alt monde que le plaisir -
et il ne le savait pas?"l
Lucile est une jeune fille de la race des
"empêcheuses de danser en rond" - des héro!nes pures, fières
et raides qui ne sont pas prêtes à faire des compromis. Elle
est distante, timide, impénétrable, mais elle brûle d'un feu

1. La Répétition, p. 36-37
-101-

intérieur et se révèle pleine de tendresse. Toutefois, en


prenant un métier "comme il faut" - chose rare dans le théâtre
d'Anouilh - Lucile est devenue une Sauvage apprivoisée, résignée,
beaucoup plus conventionnelle que ses soeurs. Héro n'a peut-
être pas tout à fait tort, quand il s'écrie :
"Pauvre petite institutrice de rien du tout!
Pauvre petite larve bien pensante, avec son
sang de navet, ses petites mains et ses
petits pieds bien propres, dans sa robe de
quatre sous. Pauvre petite musaraigne à 1
principes, à bons sentiments et à économies!"
La Répétition se distingue des pièces précédentes
en ce qu'ici le conflit éternel chez Anouilh entre la vérité
et le mensonge, entre ceux qui sont de la bonne race et ceus
qui ne le sont pas, prend la forme d'une lutte entre la
bêtise et l'intelligence, la maladresse de Lucile et l'élégance
de la comtesse. La frivolité poursuivie comme une vocation,
avec gottt et intelligence, ne laisse pas d'être séduisante -
et on devine qu'Anouilh est séduit lui-même. A côté de ce
monde brillant et mensonger · celui des êtres purs et jeunes,
pleins d'idéalisme, semble gauche, maladroit • . Anouilh semble
devenir, avec le passage du temps, beaucoup plus indulgent
envers ceux qui, au lieu de poursuivre un idéal impossible,
s'enveloppent dans un manteau d'illusions pour échapper à la
laideur de la vie.
Cette tendance de l'auteur s'accentue encore dans
sa pièce suivante, Colombe. Là, le personnage pur et

1. La Répétition, p. 153-154
-102-

intrans!geant, Julien, nous est présenté comme un jeune


hoœme insupportable, querelleur, qui fait des leçons de
morale à tout le monde, et rend la vie morne et monotone
à sa fe~~e. Colombe, de son côté, est le premier ange déchu
du théâtre d'Anouilh : elle passe à l'ennemi. A la vertu
intransigeante de Julien elle préfère les intrigues, les
amourettes, l'éclat artificiel du théâtre.
Le sujet de la pièce est la transformation de
Colombe au contact· du milieu théâtral lorsque Julien est
obligé de la confier à sa mère, grande vedette de théâtre,
avant de partir faire son service militaire. Il est
significatif que cette déchéance arrive à la seule héro!ne
mariée de l'auteur. Colombe, même si elle a épousé un jeune
homme pur comme Julien, est tombée de l'état de grâce des
jeunes filles : c'est déjà une fernrne qui a des responsabilités
d'épouse et de mère; elle a fait son pacte avec le monde.
Dans Colombe Anouilh se sert du "flashback~. A la
fin du dernier a~te, il nous montre la première rencontre
de Colombe et de Julien. A ce moment-là Coloœbe est
innocente et pure; c'est un petit être neuf qui "ouvre de
rrands yeux sur la vie."1 Du moins c'est l'apparence. Car
Colombe fera, plus tard, une révélation terrible à Julien
"Garde-la, si tu veux, ta Colombe en sucre
d'orge, mais cette Sainte-Nitouche-là, je
peux bien te dire que tu l'as rêvée tout

1. Pièces Brillantes, p. 338


-103-
1
éveillé comme le reste, mon pauvre biquet."
Julien croyait que Colombe était de la même trempe que lui-
même - qu'elle aussi était une révoltée, une sauvage éprise
de pureté. En réalité, au moment de leur rencontre, Colombe
était encore trop jeune, trop malléable, pour avoir une
philosophie de la vie : "Moi je ne sais pas encore très
.
b 1en ce que J. ' a1me,
. ce que j en ' a1me
. pas ••• ,2 Julien, en
l'épousant, l'a façonnée à son gré. Elle est devenue la
jeune femme tendre, aimante, qui respecte et craint un peu
son "ours", et qui essaie toujours d'être comme son mari
veut qu'elle soit. Mais après deux ans de mariage on sent
que Colombe commence à en avoir assez des complications que
Julien apporte à la vie. Pour elle, la vie est facile et
légère, "tout le monde est gentil, il n'y a rien de lajd,
et. • • (elle a) seulement envie d'être heureuse. n3
Le départ de son mari révèle la vraie Colombe.
C'est une jeune fewme belle, coquette, superficielle, qui
n'aime que son petit plaisir égofste. Son amour pour
Julien meurt quand elle découvre que celui-ci n'aime pas la
vraie Colombe, avec ses petites qualités et ses défauts,
mais une Colombe idéalisée, irréelle dans sa pureté, et
qui n'existe que dans sa propre imagination. L'amour de

1. Pièces Brillantes, p. 316


2. Pièces Brillantes, p. 331
3. Pièces Brillantes, p. 194
-104-

Julien ne s'adresse pas à la véritable Colombe, mais à


cette jeune-femme pure qu'elle ne pourra plus jamais
devenir. Elle ne peut pas prétendre, forcer sa nature.
Colombe rejette l'amour de Julien pour se réaliser pleinement,
à sa façon, qui est d'être une jeune femme brillante et
frivole, éprise de vie et de bonheur. En cela, elle suit
les mêmes principes d'action qu'une Thérèse, même si elle
prend le parti du mensonge contre celui de la vérité.
Mais ce n'est qu'une interprétation possible du
personnage de Colombe. Une autre interprétation est, que
la jeune femme était pure et exigeante au début, et que
c'est uniquement le milieu malsain du théâtre qui l'a salie
et corrompue. C'est l'interprétation de Julien, qui lance
à sa mère d'un ton plein de reproche :
"C'est vous tous qui lui avez appris à devenir
ce qu'elle est ••• Elle était pure, elle était 1
propre comme un petit sou. Vous l'avez touchée •• "
Laquelle est la vraie Colombe, la petite fleuriste
timide et tendre, ou l'actrice légère et menteuse? Anouilh
nous laisse dans le doute et c'est précisément ce petit air
de mystère, cette personnalité complexe de l'hérofne qui la
rend vivante, autonome. Colombe n'est pas un personnage
de théâtre construit de toutes pièces, mais une vraie femme
et, co~,e le dit le charmand Armand, son amant : "•·· la
vérité des femmes est une chose si nuancée, si fragile, si
mouvante ••• n 2

1. Pièces Brillantai, p. 287


2. Pièces Brillantes, p. 245
-105-

Dans La Valse des Toréadors Anouilh semble tourner


en dérision ses premières héro!nes à travers les personnages
d'Estelle et de Sidonie, filles du Général Saint-Pé, et de
Ghislaine de Sainte-Euverte, l'amour de sa vie. Estelle et
Sidonie sont décrites par l'auteur com~e de "grandes bringues
de près de vingt ans, restées enfants : anglaises, macarons,
robes de fillettes ridicules."1 Leur père n'éprouve pas la
moindre tendresse pour elles : il s'écrie : "Dieu, qu'elles
sont laidest Je ne les marierai jamais." 2
Si Estelle et Sidonie sont res~ées des enfants trop
longtemps (la réalisation cocasse du rêve d'Antigone· et de
Jeannette) Ghislaine, en revanche, est restée une jeune
fille pure et innocente jusqu'à un âge où ce ne sont plus
des qualités. Anouilh exploite pleinement le comique de
la situation. Par exemple, en parlant d'un homme qui lui
a demandé l'heure dans le train, Ghislaine dit au Général
"Il eut fait un geste, il eût seulement touché
le bas de ma robe, je l'abattais et je me,tuais 3
ensuite. Je voulais arriver pure jusqu' a vous."
L'amour du Général pour Ghislaine n'était pas assez grand et
confiant pour lui donner le courage de se libérer de sa
femme et pour l'empêcher de mener une vie sale. Ghislaine,
à son tour, délaisse son amoureux après dix-sept ans
d'attente, pour se donner au secrétaire du général, qui est

1. La Valse ~es Toréadors, p. 15


2. ta Valse des Toréadors, p. 18
3. La Valse des Toréadors, p. 30
-106-

le fils naturel de celui-ci. C'est un jeune homme pur et


innocent qui, lui, n'a pas peur de l'amour- c'est le
général avec vingt ans de moins, et libre.
~.IB.is ce coup de foudre entre "la .ieune fille'' de
trente-cinq ans et le secrétaire qui en a vingt est assez
ridicule et peu convaincant. L'idéalisme déçu d'Anouilh
semble trouver une compensation dans la satire cruelle et
amère. Il ne semble même plus croire à la pureté depuis
qu'il a créé les personnages de Nat~lie, de Colombe, et de
Ghislaine.
Avec cette pièce l'art de l'auteur semblait être
arrivé à un impasse. La joie des fervents d'Anouilh fut
d'autant plus grande quand il en sortit d'une manière
brillante. A sa pièce suivante, L'Alouette, qui est peut-
être son chef d'oeuvre, Anouilh, tout en restant fidèle à
son univers théâtral, a su apporter une vigueur nouvelle
et un optimisme plein de sérénité.
La Jeanne d'Anouilh, sans trahir le personnage
historique, a maints points communs avec les autres héro!nes
de l'auteur. C'est justement ce mélange subtile d'histoire
et d'invention qui fait de L'Alouette une pièce extrêmement
attachante et originale.
Anouilh nous montre la Jeanne historique, la jeune
paysanne ignorante mais pleine de bon sens :
Jeanne : Je ne suis pas intelligente, Messire.
-107-

Je suis une pauvre fille de mon village,


pareille aux autres, ~ais quand quelque
chose est noir, j~ ne peuy pas dire que
c'est blanc, voila tout."
Il évoque l'enfance pieuse et bonne de Jeanne
L'Inquisiteur : "Tu as été baptisé et toute
petite tu as vécu à l'ombre de l'église qui
touchait ta maison ••• tu étais une petite
fille très pieuse ••• Tu soignais les petits
enfants pauvres, les malades, sans le dire •••
Plus tard, à la première rencontre à laquelle
tu as partici pé, tu t'es mise à sangloter ~u
milieu des blessés ••• "
Lad venu : "Oui, tout ce que nous savons de
Jeanne, depuis sa petite enfance, n'est ·
qu'humilité, gentillesse, charité chrétienne ••. n 2
Mais Jeanne n'était pas seulement une petite fille tendre et
bonne. Elle était aussi énergique et courageuse; elle aimait
la vie des hommes, le danger et la guerre :
Jeanne : "On est bien à cheval dans le petit
matin. La Hire, avec un copain ••• Tu sens
l'herbe mouillée. C'est ça, la guerre. C'est
pour ça que les hor.2mes se battent. Pour sen tir
la vraie odeur de l'herbe mouillée du matin,
botte à botte avec un cooain."
La Hire : "Remarquez qu'il y en a qui se contentent
de faire une petite promenade ••• "
Jeanne : Oui, mais ceux-là ne sentent pas la vraie
odeur de l'aube, la vraie chaleur du copain contre
leur cuisse ••• Il faut la mort au bout, mon petit
père pour que le bon Dieu vous donne tout ça ••• n.::S
Voilà un portrait admirable de la sainte guerrière, et qui
ressemble en mêrre temps aux hérofnes sauvages de l'auteur.
Anouilh nous fait sentir également le mystère de Jeanne, son
magnétisme personne+ par lequel elle menait les hommes,

1. L'Alouette, p. 141
2~ L'Alouette, p. 149-150
3. L'Alouette, p. 169
-lOB-

"• •• avec ce curieux mêlange d'humilité et d'insolence, de


grandeur et de bon sens ••• nl Cette Jeanne "excelle en toute
occasion, à tirer de chaque être, apparemment borné dans son
intelligence ou dans son énergie, l'étincelle inattendue,
inespérable qui va le faire tenter ou accomplir ce dont il
ne se fÛt pas cru capable."2
Mais Anouilh donne son interprétation personnelle
de Jeanne d'Arc, quand son héro!ne laisse entendre que tout
le merveilleux de son histoire ne perdrait rien de sa
splendeur à être expliqué tout humainement
"Jeanne : Quand une fille dit deux mots de
bon sens et qu'on l'écoute, c'est que Dieu
est là. Dieu est économe; quand deux sous
de bon sens suffisent, Il ne va pas faire
la dépense d'un miracle ••• Les vrais miracles,
ceux qui font sourire Dieu de plaisir dans
le Ciel, ce doit être c eux que les hommes
font tout seuls, avec~le courage et l'intelligence
qu'Il leur a donnés. n.;.
La Jeanne d'Anouilh est le symbole de l'homme courageux,
libre et invincible. Avec son esprit de libre arbitre elle
s'oppose à l'Eglise dogmatique. Le Promoteur de
l'Inquisi tion voit, à travers Jeanne, l e danger menaçant
de 1' hurranisme.
"Regardez-le, enchaîné, désarmé, abandonné
des siens, et plus très sûr - n'es t-ce pas
Jeanne? - que ces voix qui se sont tues
depuis si longtemps lui aient jamais vraiment
parlé. S'écroule-t-il suppliant Dieu de le
reprendre dans Sa main? •• Non. Il se retourne ,

1. L'Alouette, p. 76
2. L'Alouette, in Mercure de France, No. 1084, 1er Décembre
1953, p. 692-693
3. L'Alouette, p. 142- 143
-109-

il fait face sous la torture, sous


l'humiliation et les coups, dans cette
misère de bête, sur la litière humide de
son cachot;·il lève les yeux vers cette
image invaincue de lui-meme ••• qui est
son vrai Dieu!-"1
La Jeanne d'Anouilh est une révoltée comme Antigone,
qui refuse de se soumettre à aucune loi extérieure à sa
conscience. Elle ressemble encore à la fille d'Oedipe en ce
qu'elle tente d'accomplir quelque chose qui semble être au-
dessus de ses forces : c~est la petite bête acculée dans un
coin, la petite ennemie fragile et redoutable. La fidélité
à soi-même, le précepte de ne pas tricher, sont aussi
importants pour Jeanne que pour les autres héro!nes d'Anouilh.
Elle dit "Rien n'est péché de ce qui est vrai." La Hire,
qui sent la sueur chaude, l'oignon cru, le vin rouge, toutes
les bonnes odeurs innocentes des hommes, La Hire qui tue,
qui jure, qui ne pense qu'aux filles, est "pourtant comme
2
un petit sou neuf dans la main de Dieu", car il n'est pas
hypocrite : il exprime sa nature, c'est un "bon sauvage".
Jeanne se penche avec amour sur les hommes, même vulgaires
et dégradés, car en. faisant le mal et en faisant le bien
ils agissent conformément à la contradic-tion pour laquelle
Dieu les avait créés. Comme nous sommes loin d'une Antigone
hautaine et égo!ste pour qui le garde vulgaire représente
la laideur de la vie qu'elle fuit!

1. L'Alouette, p. 175-176
2. L'Alouette, p. 166
-llO-

Mais la Jeanne d'Anouilh ressemble à Antigone en


ce qu'elle veut mourir "coûte que coûte, pour braver tout le
monde et crier des insultes sur le bÛcher" .1 Elle veut
mourir pour rien, ou plutôt pour elle-même. Sa mort, comme
celle d'Antigone, est un suicide indirect : "Je ne veux pas
2
le vivre, votre temps," dit-elle à Warwick qui l'assure que
les choses s'arrangeront pour elle. En vraie héro!~e d'Anouilh
Jeanne refuse les compromis, le bonheur louche, la vie
dégradante de tous les jours. Nous sommes loin ici de
l'héro!ne de G.B. Shaw- sans doute plus fidèle au personnage
historique - qui préfère la mort à l'emprisonnement à perpétuité
justement parce qu'elle aime trop la vie. La Jeanne d'Anouilh
dit "non" et elle meurt - mais son refus est très différent
du "non" d'Antigone .
"Cognez dur, c'est votre droit. Moi, mon
droit est ~e continuer à croire et de vous
dire non."
Le "non" de Jeanne est le refus de la paresse, de
la lâcheté, du doute, de l'abdication. Le "non" défiant
d'une Antigone qui, elle, ne croit à rien, prend, dans la
bouche de Jeanne., une valeur positive et devient un "oui"
à la foi, à l'humanitarisme, au courage et à l'action. Le
message de la Pucelle, contrairement aux autres héro!nes
d'Anouilh, est un appel à l'espoir positif, à l'énergie

1. t'Alouette, p. 214
2. L'Alouette, p. 214
3. L'Alouette, p. 139
-111-

obstinée.
Il serait beau de pouvoir terminer ce chapitre
sur cette note encourageante et optimiste de "l'alouette
1
en plein ciel ••• (de) Jeanne de Reims dans toute sa gloire •• "
Mais l'oeuvre d'Anouilh ne finit pas là. Sa dernière pièce,
Ornifle, après avoir été jouée à Paris pendant tout un hiver,
vient de paraitre en librairie. Le héros de la pièce est un
nouveau Don Juan qui ne vit que pour ses plaisirs, personnage
amoral, corrompu et profondément solitaire. Trois figures
de femmes gravitent autour de lui : Y~demoiselle Supo, son
accompagnatrice-secrétaire, Ariane, sa femme, et Marguerite,
la fiancée de son fils. Mademoiselle Supo est un personnage
burlesque. C'est une vieille fille laide, pleurnicheuse,
amoureuse d'Ornifle depuis dix ans et "la voix de sa conscience",
qu'Ornifle, d'ailleurs, n'écoute guère. Ariane est une femme
résignée, malheureuse, solitaire, qui aime toujours son mari
mais dont "l'ime est morte de faim" 2 à force de vivre avec
Ornifle qui agit comme s'il n'en avait pas une.
Marguerite, finalement, est la soeur spirituelle de
Colombe. Elle a vingt ans, et c'est la fille choyée et un peu
bête d'un milliardaire. Elle aime Fabrice parce qu'il est
pauvre et fier, et parce qu'elle veut s'évader avec lui de son
milieu étouffant, de son père qui se rend malade à force de
vouloir gagner encore plus d'argent, et de sa mère qui refuse

1. L'Alouette, p. 227
2. Ornifle, p. 141
-112-

de vieillir et s'entoure d'amants. Marguerite est pleine


d'illusions au début :
"Alors la gravité, l'ennui même de Fabrice,
cela m'a paru une aventure si amusante! •••
Je ferais son ménage, sa vaisselle. Chaque
fois que j'aurais envie d'une robe on lui
ach~terait un dictionnaire •• ~"

Mais ce zèle dévoué n'est que passager. Marguerite commence


bientôt à avoir des doutes :
"Fabrice m'a agacée un peu plus que les autres
fois, ce soir, avec son honneur, et maintenant
je me demande si je ne suis pas un oiseau
comme les autres et si je ne ferais pas mieux
de regagner la volière .••• C'est peut-être
amusant ••• le bonheur et de faire toutes les
bêtises dont on a envie quand on en a envie,
comme une petite mouche ••• "2
Marguerite n'est pas de la bonne race et nous savons
par l'expérience que nous avons du théâtre d'Anouilh, que son
union avec Fabrice-Julien est perdue d'avance, même si la
mort empêche Ornifle de la séduire. Le pur Fabrice lui
paraîtra de plus en plus ennuyeux et raide, jusqu'au jour où,
n'en pouvant plus, elle le quittera pour retrouver ses millions
ou pour jouer à l'amour. Le seul espoir de bonheur de ce
couple est que Fabrice perde de son intransigeance et consente
enfin à "jouer le jeu".
Ainsi, après avoir respiré la bouffée d'air frais
de l'Alouette nous retrouvons l'ambiance noire et désespérée
des pièces précédentes d'Anouilh. Mais ce désespoir est
teint de beaucoup plus d'amertume et de cynisme dans les

1. Ornifle, p. lSl
2. Ornifle, p. 1S2
-113-

dernières pièces où les rares personnages purs deviennent


de plus en plus ridicules et "impossibles". La révolte, les
débats émouvants des hérofnes intransigeantes du début ne
trouvent plus que de faibles échos nostalgiques dans les
dernières pièces. Anouilh a décidé d'opter pour la vie, et
ses dernières héro!nes, Natalie, Colombe, Ghislaine,
Marguerite, se sont adaptées à cette vie, avec tout ce qu'elle
comporte d'hypocrisie, de mensonges et de laideurs. D'ailleurs
c'était la seule voi~ ouverte au théâtre d'Anouilh.
L'évolution d'une personne d'une intransigeance absolue comme
l'héro!ne-type d'Anouilh, ne peut aller qu'en deux sens : ou
elle se tait - ce qui est désastreux chez un personnage de
théâtre - ou elle perd de son intransigeance. L'hérofne-
type d'Anouilh ne pouvait pas se renouveler sans s'humaniser
et accepter son statut de femme.
-114-

CONCLUSION

L'étude des hérofnes d'Anouilh dans l'ordre


chronologique nous a révélé une certaine déchéance de l'idéal
premier. Nous retrouvons, à travers l'oeuvre, .les éléments
de la personnalité si attachante d'une Thérèse, de
l'intransigeance marmoréenne d'une Antigpne, mais étonnamment
déformés et rapetissés. L'obsession centrale du théâtre
d'Anouilh demeure le conflit insoluble entre la pureté et la
vie, mais avec le passage du temps Anouilh crée des hérofnes
moins révoltées, moins sauvages, mais aussi moins pures.
Si l'on essaie de classer les différentes hérofnes,
il nous semble que ce classement (dont nous reconnaissons
les limites et l'imperfection) devrait se faire en fonction
de l'idée-clé de ce théâtre, la pureté, et de l'attitude que
les différentes hérofnes adoptent envers elle.
Remarquons, qu'au début la plupart des héro!nes
d'Anouilh sont pures : elles viennent de sortir du paradis
terrestre de l'enfance, d'une enfance innocente et idyllique,
purement imaginaire. C'est comFe si elles avaient vécu
jusqu'alors à l'écart de la société, pour ainsi dire en marge
de la vie, et se réveillaient seulement vers l'âge de vingt
ans aux réalités de l'existence. A ce moment critique de
leur vie, deux voies leur sont ouvertes. Il y a d'abord
-115-

les héro!nes qui découvrent que la vie n'est pas ce qu'elles


la croyaient et, adaptables, elles évoluent. Ces héro!nes
sont corrompues, sans être tout à fait responsables de leur
déchéance. Le tourbillon inévitable les a entraînées; la vie
absurde les a salies, et elles, créatures fragiles, étaient
sans dé fen se.
Parmi ces hérofnes il y en a qui ont opté pour la
vie et le bonheur facile qu'on paie au prix de sa pureté
sans un regret : ce sont Julia et Colombe. D'autres ne sont
que de petits êtres pathétiques qui entendent toujours cette
voix instinctive en elles-mêmes les exortant à la pureté,
mais qui sont devenues incapables de lui obéir. Natalie,
burydice, Jeannette, peut-être Médée appartiennent à ce
groupe tragique. Ces héro!nes aspirent à la pureté de toute
leur force, mais elles savent que leurs fautes passées les
ont marquées d'une tache indélébile. Cette certitude les
rend tristes, tourmentées, renfermées.
Le deuxième groupe est celui des héro!nes qui
n'évoluent pas au cours de la pièce, mais gardent intacte la
pureté intransiP,eante de leur enfance. Toutes les héro!nes
"r.oses" sont naturellement claires et pures, et savent
réconcilier sans effort cette pureté avec la vie. Juliette,
les deux Isabelle, Amanda et une héro!ne "noire", Jacqueline,
appartiennent à ce ?roupe. Ce sont des personnages secondaires,
sans vraie valeur dramatique : elles ont la sérénité des
anges et ne sont pas assez humaines pour nous toucher
-116-

véritablement. - Finalement il y a les héro!nes qui affrontent


la vie lucidement et reconnaissent qu'elle est leur ennemie.
Ces jeunes filles sont restées pures tout en vivant dans un
univers noir. Elles s'appellent Thérèse, Antigone, Lucile
et Jeanne, Ces héro!nes pures ressemblent, par leur lucidité,
aux héro!nes corrompues qui regrettent leur déchéance. Les
héro!nes appartenant à ces deux groupes sont les plus
importantes : elles seules sont de véritables personnages
tragiques.
Nous avons vu comment ces jeunes filles d'une
sincérité et d'une authenticité absolues se heurtaient au
monde oui les entourait; comme elles devenaient dures et
sauvages dans leur désespoir et dans leur lutte apre contre
A

une vie qui ne réalisait pas leurs rêves d'enfants. Nous


avons vu la honte qui résultait de la confrontation de leur
idéal de pureté et de leur abaissement (ou de celui de leurs
parents), abaissement qui, par une hérédité redoutable, les
salissait, elles aussi. Nous les avons vues se débattre
contre des ennemis implacables : l'argent, le contact
malpropre des autres qui les salissaient par des moyens
subtils dans le présent et dans le souvenir, et le fantôme
du vieillissement avec le cortège de compromissions, d'hypo-
crisies et de bassesses qu'il entralne inévitablement. Même
leur amour, seule puissance salvat rice, ne pouvait pas avoir
de succès terrestre car il aurait été contaminé par la
laideur foncière de la vie. En surface ces héro!nes luttent
-117-

contre quelque chose de concret; en réalité elles luttent


contre la vie, car ce n'est pas la société qui est mal faite,
mais c'est la vie qui n'a pas de sens. Anouilh, par la
bouche de ses hérofnes proclame partout dans son théâtre
1 'absurdit-é de cette vie qui nous opprime tout en nous
demeurant étrangère. Le théâtre d'Anouilh est donc un
théâtre métaphysique et, par conséquent ses héro!nes ne
peuvent pas être jugées selon des normes employées pour le
théâtre psychologique du passé. Les héro!nes de ce théâtre
n'obéissent pas aux lois de la psychologie établie car elles
sont en dehors de toute loi, sans aucune relation avec le
monde; elles sont étrangères à la vie. Leurs paroles et
leurs actes n'appartiennent pas seulement à elles, mais ils
prennent une signification universelle : ils appartiennent à
l'Homme tragioue entre tous : celui qui a pris conscience de
sa condition.
Une des raisons du succès du théâtre d'Anouilh est
le fait qu'il baigne dans le climat spivituel de notre époque.
R.M. Albérès dans son livre La Révolte des Ecrivains
d'Aujourd'hui, distingue la littérature des époques
. appolliniennes de celle de la période prométhéenne que nous
vivons actuellement. Dans les époques appolliniennes il est
généralement admis "que l'homme peut réaliser toutes ses
possibilités en trouvant appui sur une hiérarchie sociale et
morale garantie par une autorité divine."l Une oeuvre

1. R.M. Albérès, La Révolte des lcrivains d'Au.jour'hui, p. 15


-llS-

littéraire est alors "un morceau d'une expérience commune,


et l'écrivain peut mettre tout son art délicat à bien
présenter, dans l'harmonie et la pureté, ce peu de vie qu'il
prend à la masse corn,~.une pour nous le rendre monté en oeuvre
1
d'art."
Albérès continue l'analyse des époques appolliniennes
en disant : "Une littérature psychologique est le luxe des
siècles appolliniens. La description des rapoorts des hommes
sur le plan psychologique, les jeux sociaux de l'amour, de
l'ambition et de la réussite 1 ne peuvent constituer par eux-
mêmes le sujet de l'oeuvre littéraire que s'ils reposent sur
le substrat d'une métaphysique admise d'un universel
consentement ••• Les passions hu~aines sont objets d'art
lorsqu'elles se déroulent sur le fond d'une religion établie. n 2
Dans les époques prométhéennes, comme la nôtre,
tout est remis en question. Il n'y a pas de croyance commune,
chacun doit trouver sa vérité soi-même. "L'aventure de l'homme
devient alors celle de Prométhée, lorsque chaque homme doit
voler son étincelle au lieu de se chauffer au feu comrrun."3
Au lieu de peindre la vie, l'écrivain cont emporain
part à sa recherche et il essaie de découvrir une morale
pour 1 'homme vivant dans le chaos du monri e. La littérature
contemporaine est essentiellement éthique et métaphysique.

1. R.M. Albérès, - La rtévolte des Ecrivains d'Aujourd'hui, p. 15


2. R.M. Albérès, La Révolte des Ecrivains d'Aujourd'hui, p. 163
3. R.M. Albérès, La Ré volte des Ecrivains d'AuJourd'hui, p. 15
-119-

"Nous avons renoncé à peindre les passions humaines, dit


Albérès, pour envisager la condition humaine. 111
Comme les existentialistes, Anouilh met l'accent
sur la lucidité de ses personnages. Antigone et f,iédée, comme
les héros de l'Age de Raison de Sartre, savent que si le monde
est absurde, la seule façon dont l'homme dépaysé peut résoudre
son drame, est de se révolter, de se battre contre la vie.
Les héro!nes d'Anouilh qui ont pour ennemis la
mauvaise foi, la comédie sociale ou intellectuelle, l'ordre
imposé d'en haut, s'opposent au "salaud" de Sartre, et sont
saisies par la nausée devant le spectacle de la vie ordinaire,
Elles refusent "l'âge de raison", celui du, pharisa!sme et
des compromis. Et que penser de cette citation venant de
L'Homme Révolté où Camus touche à l'idée centrale du théâtre
d'Anouilh, sinon que les deux auteurs se meuvent dans la
même atmosphère spirituelle?
"Ceux qui n'ont pas exigé un jour au moins,
la virginité absolue des êtres et du monde,
tremblé de nostalgie e.t d ·' impuissance devant
son impossibilité, ceux qui, alors, sans cesse
renvoyés à leur nostalgie d'absolu, ne se sont
pas détruits à essay er d'aimer à mi-hauteur,
ceux-là ne peuvent comprendre la réalité de la
révolte et sa fureur de destruction."2
Les héro!nes d'Anouilh ressemblent à maints
personnages littéraires de notre é poque par leur dureté
apparente, qui est une réaction contre la sentimentalité

1. R.M. Albér~ s, Portrait de notre Héros, p. 208


2. Albert Ca~us, L'Homme Révolté, p. 323
-120-

mensongère. La pudeur révoltée d'Eurydice, qui s'écrie :


. 1
"Faites les ta1re!" quand elle entend les minauderies de
sa mère et de Vincent, trouve son écho dans les oeuvres de
Pirandello, de Malraux, de Mauriac et de Montherland, pour
ne citer que quelques exemples. Anouilh, comme la plupart
des auteurs contemporains, penche vers le sauvage et le cruel
pour s'empêcher de retomber dans la sensiblerie de la
littérature des deux derniers siècles. Ses héro!nes sont
dures et même cruelles, car ce ne sont plus des êtres d'une
délicatesse conventionnelle; elles luttent contre la vie sale
et dégradante, tout comffie les créatures de Bernanos luttent
contre le Mal et celles de Sartre contre le Néant.
R.M. Albérès montre, dans son livre Portrait de notre
Héros, quelques uns des traits caractéristiques des héros, et
surtout des héro!nes de la littérature contemporaine. Les
ressemblances q~'offre ce portrait avec celui de la jeune
fille d'Anouilh sont faciles à découvrir : "Ils sont devenus
des victimes que les assauts et le sadisme du monde nous
rendent purs et authentiques; tels sont les êtres du théâtre
d'Anouilh, tels sont les héros de Mauriac violentés par leurs
propres démons, telles sont ces héro!nes du roman nordique
et scandinave, jeunes filles trop tôt soumises à la violence
du monde, mais rendues par là plus sincères et plus pures.
La virginité souillée est un drame essentiel de la littérature
nordique actuelle, avec la rude aventure de Christine

1. Pièces Noires, p. 384


-121-

Lavrandsdatter dans La Couronne (Sigried Unset) et de Salka


Walka, petite fille d'Islande, de Halldor Laxness."1
Un autre trait caractéristique des héro!nes d'Anouilh,
leur antiintellectualisme, se retrouve dans une très grande
partie de la littérature contemporaine, et il est d'origine
nietzschéenne et bergsonienne.
Mais ne croyons surtout pas qu'Anouilh soit un
philosonhe. Jacques Poujol dans son article "Tendresse et
Cruauté dans le théâtre de Jean Anouilh" nous met en garde
contre le danger d'accabler Anouilh de termes en -isrne.
"Homme de théâtre avant tout, il a cherché ce qui était
susceptible de nous plaire, de nous émouvoir ••• rtien
d'étonnant si cet effort lui a fait rencontrer en chemin les
thèmes principaux de l'angoisse des temps modernes. Mais en
tant que dramaturge il s'attache davantage aux sentiments
qui composent cette inquiétude qu'aux problèmes sociaux,
2
politiques ou métaphysiques proprement dits."
Les héro!nes d'Anouilh expriment une attitude envers
la vie et non pas une philosophie rationnelle. Anouilh ne
fait qu'exposer sa vérité : à savoir que le monde pur de
l'enfance est sacrifié au pharisaïsme de l'âge mûr. Il ne
donne pas de solution à ce problème; il se contente de nous
montrer d es héro!nes qui se dé battent et se dét er t-:inent dans
un sens ou un autre. La révolte d'Antigone au contact de

1. R.M. Albérès, Portrait de notre héros , p. 35


2. Jacques Poujol, Tendresse et Cruauté dans le Théâtre de
Jean Anouilh. The French Review, vol. XXV, April 1952,
p. 339
-122-

l'absurde est purement gratuite et sans direction, tandis que


Camus bâtit une philosophie courageuse sur sa révolte et le
héros de Sartre découvre la responsabilité d'agir qu'entraine
sa liberté absolue.
Ce que les hérofnes d'Anouilh perdent en rigueur
logique, elles le gap,nent en densité humaine. Les personnages
d'un Camus, d'un Sartre, qui servent à illustrer un système
philosophique ont une odeur d'encre, - nous ne croyons pas
vraiment à leur existence, tandis que les héro!nes les mieux
réussies d'Anouilh sont des personnages vivants.
On a souvent fait à Anouilh le reproche de "tourner
en rond", de récrire éternellement la même pièce. Le fait
même que nous avons pu faire le portrait de son héro!ne
typique prouve la justesse de ce jugement. Il est également
vrai qu'Anouilh emploie souvent les mêmes mots, par exemple
sauvage, dépeienée, sale, laide, pure, intransigeante,
refuser, dire non, le sale bonheur, le sale espoir. Il y a
des imafeS qui reviennent constamment dans l'oeuvre, par
exemple les pellicules et les ongles sales, symboles de la
laideur de la vie
Thérèse "Je suis la fille du petit monsieur 1
aux on gles noirs et aux pellicules."
Julia "Et les pellicules, ça se bro~se, et
les ongles, ça se nettoie ••• "
Colo!pbe " ••• le maire? Il était trop laid avec
son écharpe sur le ventre et ses
pellicules."3

1. Pièces Noires, p. 206


2. Nouvelles Pièces Noires, p. 240
3. Piec es Brillantes, p. 191
-123-

Comme nous l'avons vu, les mêmes phrases tour à


tour puériles et farouches reviennent sur les lèvres des
différentes héro!nes. Nous retrouvons les mêmes situations,
les mêmes tics chez des personnages différents d'une pièce à
une autre.
Il est vrai que nous avons constaté une certaine
évolution des héro!nes d'Anouilh qui deviennent moins pures
et intransigeantes dans les dernières pièces. Mais cette
évolution, est-elle le signe d'un renouvellement? Certes,
Anouilh a fait quelques tentatjves pour s'échapper du cercle
où l'enferment ses personnages. Son Alouette apporte une
note opt-imiste parmi les héroi'nes dégoûtées et léthargiques.
Mais Jeanne d'Arc est un personnage historique, et Anouilh
ne pouvait pas la représenter comme une seconde Antigone
sans trahir son modèle. Toutefois, le choix du personnage
est peut-être le signe d'un désir de renouvellement.
Anouilh a fait une autre tentative pour échapper a
.
des personnages qui l'obsèdent en ridiculisant Estelle,
,.
Sidonie et Ghislaine dans la Valse des Toréadors. :rr.tais proner
la pureté ou se moquer de la -. pureté, c'est toujours broder
sur le même thème. Cette manière de tourner en ridicule ce
qui lui est c.h er prouve bien qu'Anouilh n'a pas encore réussi
à se libérer de son obsession.
Si l'on essaie de définir la tonalité générale de
. 1 'oeuvre d'Anouilh jusqu'à présent à la lumière de ses plus
-124-

grandes pièces, on trouve que c'est bien l'intransigeance


dans la recherche de la pureté et le refus des compromissions.
Ce thème est incarné d'une façon inoubliable dans les
héro!nes pri~cipales de l'auteur, dans ces jeunes filles
revêtues d'une robe blanche, emblêrne de pureté, "signe concret
de la grâce redoutable dont elles sont dépositaires, la
pureté ou, dans certains cas, le désir de purification. nl
Les traits de caractère, les phrases, les actions serr.blables
chez des personnages différants, s'ils prêtent ~rfois à la
critique, ont indéniablement leur force et leur beauté. En

donnant toutes ces variantes sur le même thème, Anouilh a


réussi à nous imposer avec plus d'insistance l'image de son
personnage de nrédilection. Si nous concevons son oeuvre
comme une symphonie, l'héro!!ne anouilhienne, à la fois
tendre et cruelle, y serait comme un leitmotif qui rappelle
aux hommes engagés dans la vie quotidienne avec toutes ses
compromissions, qu'il y a en eux-mêmes une étincelle de
pureté qu'il ne faut pas laisser mourir.
Comme l'a dit un critique, Anouilh, dans son théâtre
. 2
essaie de "troubler l'implacable sommeil des honnêtes gens."
Ce théâtre, malgré son accent d'amertume et de désillusion,
aurait alors une influence salubre : Anouilh réveille chez
les spectateurs leur parcelle de pureté en leur présentant
des héro!!nes d'une intransigeance absolue.

1. Jacques Poujol, Tendresse et Cruauté dans le Théâtre de


Jean Anouilh, The French Review, vol. XXV, April; l952, p. 339
2. Pierre de Boisdeffre, Métamorphcse de la Littérature, vol. II,
p. 166
-125-

Liste des oeuvres de Jean Anouilh

Date de la première
représentation à Paris

Humulus le Muet (1929)


Mandarine (1929) 1931
Attila le Magnifique (1930)
(ni publié ni représenté)
L'Hermine (1931) 1932
Jézabel (1932)
Le Bal des Voleurs (1932) 1938
La Sauvage (1934) 1938
Y Avait un Prisonnier (1934) 1935
Le Petit Bonheur (1935)
Le Voyageur Sans Bagage (1936) 1937
Le Rendez-Vous de Senlis (1937) 1938
Léocadia (1939) 1939
Eury die e (1941) 1941
Oreste (Fragment, 1942)
Antigone (1942) 1944
Roméo et Jeannette (1945) 1946
Médée (1946)
L'Invitation au Château (1947) 1947
Ardèle (1948) 1949
Episode de la Vie d'un Auteur (1948) 1949
L'Ecole des Pères (1949) 1949
-126-

La Répétition (1950) 1951


Colombe (1950) 1951
La Valse des Toréadors (1951) 1952
L'Alouette 1953
Ornifle 1955
-127-

BIBLlOGRAPHIE

1
I. Oeuvres de Jean Anouilh
..
Pièces Noires, (L'Hermine, La Sauvage, Le Voyageur Sans
Bagage, Eurydice). Calmann-Lêvy, Paris, l942.
Pièces Roses, (Le Bal des Voleurs, Le Rendez-vous de Senlis,
Léocadia). Calmann-Lèvy, Paris, 1942.
Nouvelles Pièces Noires, (Jézabel, Antigone, Roméo et
Jëalnnette, Médée}. Editions de La Table Ronde, Paris, 1946.
Antigone. Editions de La Table Rond~, Paris, 1946.
Ardèle ou la Marguerite. Editions de La Table Ronde, Paris,
1949.
La Répétition ou l'amour puni. Editions na Palatine, Paris-
Oenève, 1950.
Pi~ces Brillantes, (L'Invitation au Château, Colombe, La
~êtition ou 11 amour tuni, L1Ecole des Pères). Editions
de La Table Ronde, Par s, 1951. .
La Valse des Toréadors. Editi.ons de La Table Ronde, Paris
1952.
L'Alouette. Editions de La Table Ronde, Paris, 1953.
Ornifle ou le courant d'air. · Editions de La Table Ronde,
Paris, 1955.

1. Pour les pièces oui fi ~urent plus d'une fois sur cette
liste, c'est la pagination du volume où la pièce appara!t
individuellement, qui a été utilisée pour les notes au ·
bas des pages.
II, Livres consacrés exclusivement à Jean Anouilh

Carrier, Louis G. Le Théâtre de Jean· Anouilh. MOntréal,


Université de Montréal. Faculté des Lettres, Thèse v. 173,
1952.
Gignoux, Hubert. Jean Anouilh. Editions du Temps Présent,
Paris, 1946.
Marsh, Edward O. ~J~e=an~rAn~o~u=i=l~h~~P~o~et__o~f~~P=i~er~r~o~t--a~n~d~P~a~n~t~a~l~o~o~n~.
Allen and Co. London, 1953.
-129-

III, Livres traitant de la littérature contemporaine

Albérès, R.l-1. ·La Révolte des Ecrivains d' Au.iourd 'hui.


Editions Corrêa, 1949. p. 139-181.
Albérès, R.M. Portrait de notre Héros. Le Portulan,
Paris, 1945.
Boisdeffre~ Pierre de. Mêtamorlhose de la Littérature, Vol.II
de Proust a Sartre. Editions A satia, Paris, 1951. p. 165-183.
Brodin, P. Présences Contemporaines. Nouvelles Editions
Debresse, Paris, 1955.
Pillernent, Georges. Anthologie du théâtre français
contemporain. Vol. I. Le théâtre d 1avant-garde. Les
documents littéraires, Paris, 1945.
Pucciani, Oreste F. The French Theatre since 1930. Ginn
and Co. Boston, 1954.
Radine, Serge. Anouilh. Lenorrnand, Sal~crou; trois
drarnaturÎes àla recherche de leur vêrite. Editions des
trois co~ines, Genêve, 1951.
-130-

IV. Article!! et ·comptes-rendus dans les périodiques

Ambrière, Francis. Nouvelles Pièces Noires. In Mercure de


France 1002, 1er Janvier, 1947. p. 328-331.
Bauer, Gérard. Ardèle ou La Marguerite. In Revue de Paris,
55e année, Décembre, 1948. p. 148-149.
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