Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Nathalie Blanc
1 Les Nouveaux Matérialismes promeuvent la reconnaissance, le respect, et parfois la peur, vis-à-vis de la matérialité
d’un monde. Ces courants de pensée mettent en avant les moments de confusion, au sens fort, entre les choses et les
êtres humains. La morale de cette fable matérialiste est que nous – c’est-à-dire les animaux non humains et les autres,
mais aussi les plantes animaux, et les animaux plantes, ainsi qu’enfin les choses, qui ne sont jamais tout à fait juste
des évènements dans le déroulé de nos vies – jouons un rôle écologique majeur que les cultures doivent prendre en
considération. J’aimerais, dans ce conte et d’autres, mettre en avant à quel point je suis le ver de terre qui, lentement ou
non, d’ailleurs, circule entre les grumeaux de terre, mais aussi la rate qui mange les déchets, ou la pierre qui ne sait plus
bouger. Mon projet, notre projet, est de faire reconnaître les puissances d’agir, d’intragir des choses et des éléments de
ce monde jusqu’à éclairer l’interconnectivité, les fils qui font que nous ne saurions exister qu’ensemble.
97
Multitudes 65
J’étais nue comme le ver de terre, sans défense. La couche de terre végétale qui,
le plus souvent, me recouvrait, monument véritable d’une antiquité supérieure, était absente
en ce jour-là, car j’étais propulsée dans l’espace. J’étais nue, sans défense, à la lumière du jour,
mais toujours aussi aveugle. Je ne suis pas un animal des profondeurs, moi. Je ne suis pas un
animal paranoïaque refusant la lumière. J’aimerais pouvoir me cacher éternellement et sub-
specie, mais le pouvoir de faire ainsi m’a été ôté ; je suis la vere de terre à l’avenir incertain
errant dans les morceaux grumeleux du sol. Je ressemble le plus sûrement à une ligne d’écri-
ture, à un morceau interrompu.
Je crois qu’il n’est pas possible de prétendre que nous sommes autrement que des
tubes digestifs. Reprenant ce concept de « tubes digestifs », je voudrais parler de fragilité, de taux
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.79.112.209 - 18/03/2020 05:25 - © Association Multitudes
98
Majeure
À chaud
Matières
Titretitretitre
pensantes
ton rôle dans cette mince couche du sol qui recouvre la roche. Tu es digne de tous les trésors
du monde. Tu sais faire remonter à la surface les grumeaux de terre de la plus haute antiquité.
Tu sais dévoiler des trésors enterrés depuis si longtemps. Je t’admire ô ver de terre ! »
Quant à moi je ne m’admirais pas ; depuis longtemps, ce corps nu et complexé,
cet aveuglement à la lumière, cette incapacité à nulle autre pareille de se connaître dans sa
plus grande simplicité, m’avaient assommée et réduit mon puissant être intérieur. Je savais
que j’étais capable de retourner des monceaux de terre, les digérant par le moyen de mon
tube digestif ; je savais que la marne terrestre n’avait plus de secret pour mon intestin ; je
savais que je n’étais pas seule, tant nous étions nombreux dans ce seul mètre carré de prairie !
Seulement, nous ne communiquions pas entre nous, à part de manière ignorante et imbécile.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.79.112.209 - 18/03/2020 05:25 - © Association Multitudes
MON ANTÉRIORITÉ
Je suis nue, et c’est pour cela que je suis…
Il y a longtemps, je suis née, il y a longtemps, nous sommes nés. Il y a longtemps,
avant que la terre ne commence, nous avons quitté la mer et sommes allés dans les rivières,
où les courants sans intention nous ramenaient dans la mer. Alors, de la mer, nous sommes
passés à la terre, toujours aveugles, toujours sensibles.
Je suis sensible à cette antériorité de ma chair sur ma parole. Chacun de nous
porte un peu de cette eau salée, mélange de sodium, potassium, et calcium en même proportion
que l’eau de mer.
99
Multitudes 65
Je ne suis pas n’importe qui, je suis la plus grande des vers de terre, celle qui se
souvient, celle dont le corps annelé a gardé en mémoire chacun des traumas, chacun des
minuscules souvenirs qui forcent ce que l’on peut appeler une mémoire de ver de terre.
Les anneaux sont pour les arbres des témoins de leur croissance ; pour moi, un anneau est
l’endroit où je range mes souvenirs en pagaille, puis je ferme la boîte jusqu’à l’anneau suivant.
Imaginez ces 230 millions d’années stockées le long de mon corps !
Je suis la Vere des Vers, la vere aveugle, la vere mythique…
Je prends conscience au fur et à mesure, mais jamais ne me perds. Je suis aveugle,
mais sans lourdeur. De mon périple dans l’espace, je savais que je reviendrais, mais grandie,
à l’image d’un élastique qu’il est possible d’étirer. Je me propulse ainsi, sournoise et invi-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.79.112.209 - 18/03/2020 05:25 - © Association Multitudes
100
Majeure
À chaud
Matières
Titretitretitre
pensantes
De fuir, cela ne servait à rien, mais parfois, il arrive, rarement il faut dire, de ne
pas être convaincue de sa propre destinée, en tant que matière (douloureuse, cela va sans dire !)
Or l’hexagone me susurre à l’oreille :
– Je crois qu’il faut que tu retournes chez toi ! Tu as fait assez de mal comme cela ;
tu sais bien que l’obstination ne porte pas conseil…
– Attends, répondis-je, j’ai encore un bout de trajet à faire, un machin à accom-
plir à l’autre bout de l’univers. Et j’ai poursuivi ma route cahin-caha.
Puis je suis allée sur une planète dorée, quasi luisante dans le noir intersidéral,
comme un ver luisant, mais rond et parfait cercle ; je me suis enfin vue dans la lumière ; je
n’étais pas bien grande et si gluante, si tortillante ! Si laide, si malheureuse !
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.79.112.209 - 18/03/2020 05:25 - © Association Multitudes
101
Multitudes 65
Je sais que les êtres humains parlent de nous ; ils n’en parlent pas en bien, c’est
normal, nous ne sommes que des vers de terre qu’ils piétinent allègrement. Mais j’ai entendu
dire, tant la rumeur circule dans les sous-sols, qu’il était écrit dans un texte fameux, mais
imbécile sûrement, qu’un moine se faisant prophète avait articulé la chose suivante : « Et moi,
je suis un ver et non pas un homme. Les gens se moquent de moi, le peuple me rejette ». C’est
vrai, tout ça est bien vrai, et c’est une raison de plus pour mon départ.
102
Majeure
À chaud
Matières
Titretitretitre
pensantes
Alors, telle un signe, je me suis lancée à l’assaut du ciel et ils m’ont rejointe. Nous
avons frétillé, tous ensemble, perdus sur cet immense tableau noir, fébriles comme des lettres
mal tracées, ou au contraire écrites par un tremblant professeur. Nous avons ainsi scintillé, et
les gens nous ont pris pour des étoiles, juste un plus filamentaires. Et puis je suis retournée
sur terre, nous sommes retournés sur terre : oubliés les fragments mémoriels malheureux, les
chiquenaudes méchantes, les trépignements volontaires ! Ce qui est resté était plus sournois
et plus difficile à décrire. C’est comme si nous avions été sélectionnés, lors de notre périple du
ciel à la terre. Ainsi, en arrivant, nous étions peu nombreux, quelques-uns à peine. Les autres
étaient peut-être arrivés avant nous et je ne les avais pas vus !
Il ne reste qu’un signe À la mesure de nos malheurs Qui soit déployé dans le ciel
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.79.112.209 - 18/03/2020 05:25 - © Association Multitudes
103