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THOMAS

SNÉGAROFF
LA CULTURE
DE L’INCULTURE
DONALD TRUMP FACE AU VIRUS

17 AVRIL 2020 / 10H / N° 50


OFFERT EN PÉRIODE DE CONFINEMENT
«
La décision sera prise à partir de beaucoup de faits et de beaucoup
d’instinct aussi. Que ça vous plaise ou non, il y a une part d’instinct
là-dedans», assène Donald Trump dans l’émission «Justice
with Judge Jeanine» sur Fox News, le samedi 11 avril, à propos du
redémarrage de l’économie américaine en pleine crise du Covid-19.
Ne riez pas, inquiétez-vous plutôt, Donald Trump est sérieux.
L’économie américaine reprendra quand il le sentira. «Les faits»,
bien sûr, l’aideront à prendre sa décision. Il écoutera, peut-être
les épidémiologistes, peut-être le docteur Fauci. Peut-être. Mais il
écoutera plus encore son «instinct». Celui qui le pousse depuis des
semaines à vanter sur tous les tons l’hydroxychloroquine, «court-
circuitant le processus scientifique à l’instinct, de façon virale», selon
Jeffrey Flier, ancien doyen de la Harvard Medical School.
Il y a là-dedans la volonté de rassurer les sacro-saints marchés dont
la santé le soucie au moins autant que celle des Américains. Mais il
y a plus. Un rejet du réel au nom d’une autre vérité, immanente. Une
sacralisation du corps présidentiel. La confiance en l’instinct d’un
homme plutôt qu’au savoir des autres. Notre rationalité mise au défi.
Trump n’en est pas à son coup d’essai. En octobre 2018,
interrogé sur le dérèglement climatique, il avait lancé :
« Mon oncle était un grand professeur à MIT pendant
des années. Dr John Trump. Et je n’ai pas parlé de ce sujet
particulier avec lui, mais j’ai un instinct naturel pour la
science. » Et dans un autre domaine, géopolitique celui-ci,
en mai de cette même année, avant de rencontrer Kim
Jong-Un, il savait qu’il serait en mesure de s’assurer du
sérieux du leader nord-coréen, « dès la première minute, je
le saurai. C’est ma touche personnelle, mon truc. C’est ce
que je fais ». Depuis qu’il s’est installé à la Maison-Blanche
en janvier 2017, le président républicain agite son instinct
comme son principal atout pour prendre les bonnes déci-
sions. Dès mars, Trump avait annoncé la couleur dans une
longue et décousue interview accordée à Time Magazine :
« Je suis très instinctif. Et il se trouve que mes instincts
me donnent raison. » Celui qui l’a conduit au sommet, en
politique comme dans les affaires (enfin, à en croire ce qu’il
affirme haut et fort).

Donald Trump c’est l’homme seul, guidé par son infaillible


instinct, c’est John Wayne en shérif dans Rio Bravo ne sui-
vant que son instinct contre toute la ville qui lui conseille
de céder aux riches malfrats. Trump avait été si fier d’être
soutenu par la fille aînée de l’acteur en 2016 lors de la pri-
maire du parti républicain. Le candidat avait alors déclaré :
« Je suis un grand fan. C’était quelqu’un d’exceptionnel. On

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a besoin de force dans ce pays. Car actuellement, il n’y
en a plus. » Obama, lopette intellectuelle, amoureux de sa
propre voix, donneur de leçons, qui prend le temps de la
réflexion avant d’agir !
De force et d’instinct, les deux valeurs fonctionnent
ensemble. Car c’est du corps qu’il s’agit. Le corps de
l’Amérique, masculin, au grand air, mû par le bon sens,
qui repousse toutes les frontières.

Cachez ces livres que vous ne devez pas savoir lire ou écrire.
De Theodore Roosevelt, l’auteur d’une vingtaine de livres
et délicat amateur de poésie, ne devait demeurer que le
cowboy écrasant les trusts et chassant les éléphants et les
ours. Donald Trump, lui, n’a pas à faire semblant de ne
pas être intellectuel. Sur ce point, au moins, il est d’une
inattaquable sincérité.
Les présidences viriles, incarnées pour la plupart par des
présidents républicains, ne s’embarrassent pas des arguties
des intellectuels, ceux qui, selon Dwight Eisenhower en
1954, « utilisent plus de mots que nécessaires pour dire ce
qu’ils savent ». Ce même Eisenhower n’avait fait qu’une
bouchée de ce pauvre Adlai Stevenson, un intellectuel
que les républicains avaient moqué : « tête d’œuf ! ». L’anti-
intellectualisme affiché comme une vertu par l’Adminis-
tration Eisenhower se fracassa bientôt sur un engin spatial
envoyé par les Soviétiques. Spoutnik provoqua un choc
salutaire. Soudainement, les salaires des enseignants avaient

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été revalorisés, les chercheurs avaient trouvé des finance-
ments et des diplômés de Harvard avaient vu s’ouvrir les
portes de la Maison-Blanche. L’anti-intellectualisme avait
conduit au retard de l’Amérique. L’instinct, la force et, j’ou-
bliais, le bon sens, la sainte trinité populiste s’était fracassée
sur le mur du réel. Le Covid-19 peut-il être à l’Amérique
de Trump ce que Spoutnik avait été à celle d’Eisenhower ?
Le coronavirus est un puissant crash-test pour la culture
de l’inculture.

Pourtant, bien vite, parce qu’il n’avait pas disparu, l’anti-


intellectualisme refit surface. En octobre 1964, lors de la
campagne présidentielle de Barry Goldwater, Ronald
Reagan, encore cowboy de western hollywoodien pour
les Américains, prononça un grand discours en faveur du
candidat conservateur : « Soit nous croyons en notre auto-
nomie, soit nous abandonnons la révolution américaine
et nous avouons qu’une petite élite intellectuelle installée
dans une lointaine capitale peut mieux planifier nos vies
que nous ne le pouvons pour nous-mêmes. » Voilà que les
intellectuels étaient rejetés du roman national américain.
Haro sur ces ennemis de l’intérieur !
C’est à peu près à ce moment-là qu’un grand historien
américain, Richard Hofstadter, s’attaqua à la puissance
de l’anti-intellectualisme aux États-Unis. Dans ce clas-
sique des sciences politiques1, je découvre un texte écrit en

1. Richard Hofstadter, Anti-intellectualism in American Life, 1963.

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1926 par Hiram W. Evans, le Sorcier Impérial du Ku Klux
Klan, qui était alors un mouvement patriotique de masse
comptant entre cinq et huit millions de membres dans
tout le pays. Dans ce livre présentant les objectifs du KKK,
Evans oppose « la grande masse d’Américains de l’ancienne
souche pionnière » aux « libéraux intellectuellement mal-
honnêtes », « désaméricanisés ». Puis il précise : « Le Klan
ne croit pas que le fait qu’il soit émotionnel et instinctif,
plutôt que froidement intellectuel, est une faiblesse. Toute
action vient de l’émotion plutôt que de la ratiocination.
Nos émotions et les instincts sur lesquels elles sont basées
ont été introduits en nous depuis des milliers d’années ;
bien plus longtemps que la raison n’a eu sa place dans le
cerveau humain. »
L’emprunt à la tradition revivaliste des évangéliques
américains du xixe siècle qui avaient eux aussi érigé l’igno-
rance en vertu est évident. En Amérique, la culture, le
savoir et la réflexion éloignent du Christ comme de l’action
virile : l’instinct et l’anti-intellectualisme pour le salut de
l’âme et de la nation dont la présidence inculte, virile et
messianique de Reagan aura été l’expression chimiquement
pure. George W. Bush, puis Donald Trump s’inscriront
ensuite dans cette tradition, dont on a montré la profon-
deur de l’héritage historique.

L’instinct parfois se fracasse sur le réel. Ne subsiste alors


que la sidération.

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Je repense à Richard Nixon suant et hébété, qui pro-
nonce son dernier discours avant, dans un geste christique,
de monter dans son hélicoptère : « Je n’ai jamais été un
lâcheur. Quitter mes fonctions avant la fin de mon mandat
va à l’encontre de tous les instincts de mon corps. »

THOMAS SNÉGAROFF

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À il’heure du soupçon, il y a deux attitudes possibles. Celle de la
idésillusion et du renoncement, d’une part, nourrie par le constat
que le temps de la réflexion et celui de la décision n’ont plus rien en
commun ; celle d’un regain d’attention, d’autre part, dont témoignent
le retour des cahiers de doléances et la réactivation d’un débat d’am-
pleur nationale. Notre liberté de penser, comme au vrai toutes nos
libertés, ne peut s’exercer en dehors de notre volonté de comprendre.
Voilà pourquoi la collection « Tracts » fera entrer les femmes et les
hommes de lettres dans le débat, en accueillant des essais en prise avec
leur temps mais riches de la distance propre à leur singularité. Ces
voix doivent se faire entendre en tous lieux, comme ce fut le cas des
grands « tracts de la NRF » qui parurent dans les années 1930, signés
par André Gide, Jules Romains, Thomas Mann ou Jean Giono –
lequel rappelait en son temps : « Nous vivons les mots quand ils sont
justes. »
Puissions-nous tous ensemble faire revivre cette belle exigence.

antoine gallimard
Le Covid-19 peut-il être à l’Amérique de Trump
ce que Spoutnik avait été à celle d’Eisenhower ?
Le coronavirus est un puissant crash-test
pour la culture de l’inculture.

thomas snégaroff

THOMAS SNÉGAROFF EST HISTORIEN ET CHRONIQUEUR SUR FRANCE INFO


ET SUR FRANCE 5 DANS L’ÉMISSION C POLITIQUE. IL EST L’AUTEUR, ENTRE
AUTRES, D’UNE BIOGRAPHIE SUR JOHN F. KENNEDY (2017) ET DE STAR WARS.
LE CÔTÉ OBSCUR DE L’A MÉRIQUE (2018) CHEZ ARMAND COLIN.

TRACTS.GALLIMARD.FR
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La Culture
de l’inculture.
Donald Trump
face au virus
Thomas Snégaroff

Cette édition électronique du livre


La Culture de l’inculture. Donald Trump face au virus
de Thomas Snégaroff
a été réalisée le 17 avril 2020
par les Éditions Gallimard.
ISBN : 9782072912337

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