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Anthologie
Ont participé au choix des articles ainsi qu'à la
rédaction des textes de présentation Helen
Arnold, Daniel Blanchard, Enrique Escobar, Daniel
Ferrand, Georges Petit, Jacques Signorelli. Le
rédacteur principal du texte de présentation de
chaque partie signe celui-ci, mais ils ont été tous
longuement discutés. Sébastien de Diesbach et
Claude Lefort ont participé à quelques réunions et
donné des conseils utiles sur certaines parties.
ISBN 2-909899-28-4
Socialisme ou Barbarie
Anthologie
Acratie
TABLE DES MATIÈRES
(Les chiffres entre parenthèses renvoient aux numéros de la revue
Socialisme ou Barbarie)
Préface 7
Chapitre 1
La société bureaucratique 15
Socialisme ou Barbarie (n°l) 19
Les rapports de production en Russie
Pierre Chaulieu (n° 2) 36
Le stalinisme en Allemagne orientale
Hugo Bell (n° 7-8) 53
Chapitre 2
Le monde du travail 63
L'ouvrier américain
Paul Romano (n° 5/6) 66
L'expérience prolétarienne (n° 11) 77
L'usine et la gestion ouvrière
Daniel Mothé (n° 22) 88
Chapitre 3
La crise du système bureaucratique 105
Signification de la révolte de juin 1953
en Allemagne orientale
A. Véga (n°13) 107
Le totalitarisme sans Staline
Claude Lefort (n° 19) 112
L'insurrection hongroise
Claude Lefort (n° 20) 128
Les conseils ouvriers de la révolution hongroise
Pannonicus (n° 21) 145
La restalinisation de la Hongrie
Jean Amair (n° 21) 149
Récit d'un étudiant (n° 21) 150
Chapitre 4
Le contenu du socialisme 153
Sur le contenu du socialisme
Pierre Chaulieu ( n° 22) 157
\
Chapitre 5
L'organisation 197
Le parti révolutionnaire (Résolution) 199
Le prolétariat et le problème
de la direction révolutionnaire
Claude Montai (n° 10) 203
Organisation et parti
Claude Lefort (n° 26) 211
Prolétariat et organisation
Paul Cardan (n° 27-28) 218
La suspension de la publication
de Socialisme ou Barbarie 231
Chapitre 6
Le tiers-monde : l'Algérie et la Chine 237
Mise à nu des contradictions algériennes
François Laborde (n° 24) 240
Le contenu social de la lutte algérienne
Jean-François Lyotard (n° 29) 245
En Algérie, une vague nouvelle
Jean-François Lyotard (n° 32) 252
La lutte des classes en Chine bureaucratique
Pierre Brune (n° 24) 258
Chapitre 7
Le capitalisme moderne et la rupture avec le marxisme 275
Recommencer la révolution (n° 35) 278
De Monsieur First à Monsieur Next,
les grands chefs des relations sociales
Daniel Mothé (n° 40) 297
Hiérarchie et gestion collective
S. Chatel (n° 37-38) 309
Le mouvement pour la liberté d'expression et
les droits civiques aux États-Unis
Jack Weinberg (n°40) 319
Annexes
Table des matières de Socialisme ou Barbarie 326
Liste des pseudonymes 337
Biographies des auteurs 337
Préface
Cette légende est mensongère sur deux points essentiels. D'abord, le groupe
n'avait pas pour préoccupation exclusive la critique des régimes dits commu-
nistes, mais tout autant celle des sociétés occidentales dites libérales et il n'a
cessé de travailler à l'élaboration d'une critique unitaire des deux types de
régimes. En second lieu, ce n'était pas un cénacle d'intellectuels mais un groupe
de révolutionnaires pour qui le travail théorique n'a de sens qu'en vue de l'ac-
tion sur le plan sociafet politique. Et c'est précisément parce qu'ils se considé-
10 SOCIALISME OU BARBARIE
les rapports entre les hommes et les femmes, les jeunes et les adultes, sur les
formes et les contenus de l'enseignement...
C'est là que réside l'originalité foncière du groupe S. ou B. : dans sa tenta-
tive pour fonder une perspective révolutionnaire sur le mouvement même de la
modernité. Tentative consciemment assumée dès le départ, mais dont les exi-
gences ne se sont imposées que peu à peu. Et cela aussi se déroule comme une
aventure, une aventure, cependant, qui ne s'avance pas à l'aventure, mais selon
une forte logique.
La rupture avec le trotskisme sur la « question de la nature de l'U.R.S.S. »,
comme on disait alors, entraîne d'emblée, c'est-à-dire dès le premier numéro
de la revue, deux conséquences théoriques. Tout d'abord, caractériser la bureau-
cratie soviétique comme une classe au même titre que la bourgeoisie exige
d'abandonner le critère de l'appropriation privée des moyens de production
pour définir la classe dominante d'une société capitaliste. La propriété n'est
que la forme juridique, fait valoir Chaulieu dans « Les rapports de production
en Russie ». (N°2). L'essentiel, c'est l'exercice effectif et exclusif de la gestion
des moyens de production, y compris la force de travail. La distinction pertinente
n'est donc plus entre propriétaires et prolétaires mais entre dirigeants et exé-
cutants.
En second lieu, si l'on dénie aux partis communistes et aux syndicats la qua-
lité de représentants authentiques ou d'avant-garde du prolétariat, la question
se pose de savoir où est le prolétariat, ce qu'il fait, ce qu'il veut. La réponse de
S. ou B., qui marque une rupture profonde avec le léninisme, c'est que le prolé-
tariat n'existe pas ailleurs qu'en lui-même et que ce qu'il fait et veut, c'est à lui
de le manifester. Autrement dit, ces réponses, il faut aller les chercher à la
racine, dans l'atelier, là où se forme, chez l'ouvrier, la conscience de l'exploita-
tion et de l'aliénation dans le travail mais aussi de ses capacités d'intervention
créatrice et d'auto-organisation dans la production comme dans la lutte. C'est
là un axe de recherche que S. ou B. inaugure avec le début de la publication,
dans le numéro 1, de « L'ouvrier américain », de Paul Romano, et qui sera pour-
suivi longtemps, notamment avec la publication des textes de Mothé sur son
expérience d'ouvrier chez Renault. Claude Lefort en théorise la portée politique
dans « L'expérience prolétarienne » (n°ll, déc. 1952). Correspondence aux Etats-
Unis, Unità Proletaria en Italie et un peu plus tard Solidarity en Angleterre,
œuvrent dans la même voie.
A leur tour, ces novations théoriques initiales en entraînent d'autres, plus
radicales, qui porteront vers 1960 Castoriadis et une partie du groupe à la rup-
ture explicite avec le marxisme. Dans les premières années, cependant, et jus-
qu'en 1958, le cadre théorique du marxisme apparaît à l'ensemble du groupe
comme non seulement utile, mais suffisant pour comprendre les réalités nou-
velles - insistent sur ce point les quelques militants issus du courant bordi-
guiste, comme Véga, qui ont adhéré en 1950. On peut pourtant dire que dès
cette période s'accentue le glissement hors du marxisme, ou du moins hors d'un
certain marxisme. Le découplage de la notion de classe de celle de propriété
des moyens de production, qui a permis de qualifier l'U.R.S.S. de société capi-
12 SOCIALISME OU BARBARIE
taliste, fait nécessairement passer au second plan le rôle des mécanismes objec-
tifs découlant des nécessités intrinsèques du capital et l'imposition à tous les
échanges de la forme marchandise. Le moteur principal de l'histoire présente
c'est désormais la lutte entre les deux blocs et plus profondément, la lutte des
classes.
D'autre part, l'opposition entre dirigeants et exécutants, qui se lit comme
une lutte des classes, n'est nullement circonscrite, comme l'est essentiellement
l'opposition entre capitalistes et prolétaires, à la sphère de la production. Elle se
repère à tous les niveaux et dans toutes les manifestations du fait social. En
cela, elle rejoint, par certains côtés mais pas explicitement, le fond de la pensée
anarchiste axée sur la lutte contre la domination. Elle va devenir, pour le groupe,
l'analyseur crucial de tout ce qui se passe dans la société capitaliste, bureau-
cratique à l'est, libérale à l'ouest ; si bien que, peu à peu, S. ou B. va mettre en
œuvre une critique non seulement des rapports qui se nouent dans la produc-
tion et qui gardent évidemment leur importance centrale, mais aussi des rela-
tions entre générations, entre sexes, dans l'éducation, dans les loisirs, etc.
La distance que prend ainsi peu à peu le groupe à l'égard du versant éco-
nomiste et « productiviste » du marxisme, il en trouve une justification dans la
constatation que le capitalisme moderne ne semble plus voué à s'effondrer sous
l'effet de contradictions objectives - économiques - insurmontables (baisse ten-
dancielle du taux de profit, paupérisation des masses laborieuses, etc.). De plus
en plus clairement, le marxisme, pour une grande partie du groupe, se résume
dans l'idée que ce sont les hommes qui font leur propre histoire et que l'his-
toire des sociétés, en tout cas de la société moderne, est l'histoire de la lutte des
classes.
Au long des années 50, cette idée se radicalise peu à peu. La lutte des classes
en vient à ne plus simplement jouer le rôle de moteur de l'évolution des socié-
tés modernes elle en est la crise même, elle en est l'analyseur et elle est la
matrice où se forme le projet d'une société révolutionnaire, c'est-à-dire auto-
nome. Dans cette optique, la seule critique fondée que le révolutionnaire puisse
formuler à l'égard de la société où il vit est celle dont les éléments lui sont four-
nis par la lutte que les hommes mènent contre elle, depuis la résistance élé-
mentaire et parfois inconsciente qu'ils opposent à la manipulation dans le tra-
vail et dans bien d'autres circonstances de la vie, jusqu'aux affrontements
massifs contre l'ordre établi. De même, les idées que le révolutionnaire peut se
former à propos de la société à laquelle il aspire, il ne les trouvera ni dans l'élu-
cubration utopiste ni dans une prétendue science de l'histoire, mais dans les
créations du mouvement ouvrier, dans ses revendications égalitaires et dans ses
pratiques d'auto-organisation et de démocratie directe.
Toutes ces idées débordent, à tout le moins, le cadre marxiste. Quand Cas-
toriadis les réunit en un faisceau cohérent dans « Le mouvement révolutionnaire
sous le capitalisme moderne » (1961) puis dans « Marxisme et théorie révolu-
tionnaire » (1964), ce cadre éclate. La discussion suscitée par ces thèses a été
très vive dans le groupe, entre d'un côté, principalement Castoriadis et Mothé,
de l'autre Lyotard, Véga, Souyri, Philippe Guillaume (à ne pas confondre avec
PRÉFACE 13
* % *
En présentant ici un choix de textes parus dans la revue S. ou B., nous avons
voulu offrir au lecteur d'aujourd'hui la possibilité de prendre connaissance d'un
travail collectif de réflexion politique engagée qui, bien que portant sur un passé
à bien des égards révolu, nous paraît encore capable d'éclairer bien des aspects
du présent. Pour la plupart, ces textes ne sont plus accessibles. Les quarante
numéros de la revue sont introuvables. L'édition par Christian Bourgois, dans
14 SOCIALISME OU BARBARIE
la collection 10/18, des articles qu'y avait publiés Castoriadis, est épuisée.
Encore disponibles restent certains articles de Lefort ou ceux de Lyotard sur
l'Algérie qui ont été repris en livres, ainsi que Journal d'un ouvrier de Mothé*.
Mais, sous cette présentation, ces écrits ne donnent pas une idée de l'élabora-
tion collective à laquelle ils ont contribué et de laquelle, pour une part, ils ont
procédé.
Pour rendre pleinement justice à ce caractère collectif du travail du groupe,
dont Castoriadis, notamment, devait plus tard souligner l'importance qu'il avait
eue pour l'élaboration de sa propre pensée, il aurait fallu reproduire nombre
d'articles et de notes traitant de l'actualité : analyses d'événements politiques,
de luttes sociales**, de « faits de société », critiques de livres ou de films. Il
aurait fallu aussi accompagner les textes publiés de documents de travail, de
comptes-rendus de réunion, etc. Mais ce n'était pas possible dans le cadre d'un
volume. Nous avons donc dû limiter notre choix aux articles les plus significa-
tifs de l'évolution théorique du groupe, donc, souvent, aux auteurs aujourd'hui
reconnus. Encore n'avons-nous pas pu, dans bien des cas, donner l'intégralité
des articles retenus, dont certains ont les dimensions d'un livre.
A plusieurs niveaux, il nous a donc fallu faire des choix, et des choix très res-
trictifs. Ce qui nous a éclairés dans ces choix, c'est essentiellement la connais-
sance de l'intérieur que nous avons de la pensée du groupe et de son évolution,
puisque les six personnes qui ont mené à bien ce travail ont toutes été membres
du groupe. Il est vrai que nous avons tous aussi été de ceux qui ont suivi Cas-
toriadis lors de la scission de 1963. Nous nous sommes efforcés à l'impartialité,
aidés en cela par le recul du temps. Ce même recul du temps nous exposait
aussi à la tentation de porter des jugements rétrospectifs sur telle idée ou prise
de position du groupe : nous nous le sommes interdit.
Nous avons divisé le présent recueil en sept sections thématiques qui cou-
vrent l'essentiel des préoccupations qui ont animé le groupe. Ces sections se
succèdent dans un ordre qui correspond à peu près à l'ordre chronologique dans
lequel les thèmes abordés sont venus au premier plan du travail de S. ou B.
Outre le choix des textes, notre intervention s'est bornée à d'assez brèves notes
introductives pour les replacer dans leur contexte ainsi qu'à des résumés des
parties d'articles qui avaient dû être coupées.
D.B.
* D'autre part, la thèse de Philippe Gottraux a été publiée aux éditions Payot-Lausanne en
1997 sous le titre Socialisme ou Barbarie, un engagement politique et intellectuel dans la
France de l'après-guerre. Dans sa première partie, elle offre une documentation solide sur
l'histoire du groupe, bien que l'interprétation qu'il donne de son histoire soit extrêmement dis-
cutable
** Les éditions Acratie ont publié en 1985 un volume où se trouvent reproduits un certain
nombre d'articles de la revue traitant des luttes ouvrières de 1953 à 1957.
CHAPITRE I
LA SOCIETE BUREAUCRATIQUE
D.B.
SOCIALISME OU BARBARIE
[Pierre Chaulieu]
Editorial (n° 1, mars-avril 1949, pages 7-12, 32-46)
rioration lourde et constante de son niveau de vie depuis bientôt vingt ans ; ses
libertés et ses droits élémentaires, arrachés au prix de longues luttes à l'État
capitaliste, sont abolis ou gravement menacés. On comprend de plus en plus
clairement qu'on n'est sorti de la guerre qui vient de finir que pour en com-
mencer une nouvelle, qui sera de l'avis commun la plus catastrophique et la
plus terrible qu'on ait jamais vu. La classe ouvrière est organisée, dans la plu-
part des pays, dans des syndicats et des partis gigantesques, groupant des
dizaines de millions d'adhérents; mais ces syndicats et ces partis jouent, toujours
plus ouvertement et toujours plus cyniquement, le rôle d'agents directs du
patronat et de l'Etat capitaliste, ou du capitalisme bureaucratique qui règne en
Russie.
Seules semblent surnager dans ce naufrage universel de faibles organisa-
tions telles que la « IVe Internationale », les Fédérations Anarchistes et les
quelques groupements dits « ultra-gauches » (bordiguistes, spartakistes, com-
munistes des conseils). Organisations faibles non pas à cause de leur maigreur
numérique - qui en soi ne signifie rien et n'est pas un critère - mais avant tout
par leur manque de contenu politique et idéologique. Relents du passé beaucoup
plus qu'anticipations de l'avenir, ces organisations se sont prouvées absolument
incapables déjà de comprendre le développement social du xxe siècle, et encore
moins de s'orienter positivement face à celui-ci. La pseudo fidélité à la lettre du
marxisme que professe la « IVe Internationale » lui permet, croit-elle, d'éviter
de répondre à tout ce qui est important aujourd'hui. Si dans ses rangs on ren-
contre quelques-uns des ouvriers d'avant-garde qui existent actuellement, ces
ouvriers y sont constamment déformés et démoralisés, épuisés par un activisme
sans base et sans contenu politique et rejetés après consommation. En mettant
en avant des mots d'ordre de collaboration de classe, comme la « défense de
l'U.R.S.S. » et le gouvernement stalino-réformiste, plus généralement, en mas-
quant par ses conceptions vides et surannées la réalité actuelle, la « IVe Inter-
nationale » joue, dans la mesure de ses faibles forces, elle aussi son petit rôle
comique dans la grande tragédie de mystification du prolétariat. Les Fédéra-
tions Anarchistes continuent à réunir des ouvriers d'un sain instinct de classe,
mais parmi les plus arriérés politiquement et dont elles cultivent à plaisir la
confusion. Le refus constant des anarchistes à dépasser leur soi-disant « apoli-
tisme » et leur athéorisme contribue à répandre un peu plus de confusion dans
les milieux qu'ils touchent et en fait une voie de garage supplémentaire pour
les ouvriers qui s'y perdent. Enfin, les groupements « ultra-gauches » soit cul-
tivent avec passion leurs déformations de chapelle, comme les bordiguistes,
allant parfois jusqu'à rendre le prolétariat responsable de leur propre piétine-
ment et de leur incapacité, soit, comme les « communistes des conseils », se
contentent de tirer de l'expérience du passé des recettes pour la cuisine « socia-
liste » de l'avenir. Malgré leurs prétentions délirantes, aussi bien la « IVe Inter-
nationale » que les anarchistes et les « ultra-gauches » ne sont en vérité que des
souvenirs historiques, des croûtes minuscules sur les plaies de la classe, vouées
au dépérissement sous la poussée de la peau neuve qui se prépare dans la pro-
fondeur des tissus.
22 SOCIALISME OU BARBARIE
chose qu'une exploitation plus intense, mieux coordonnée et pour tout dire ratio-
nalisée.
C'est dire qu'en plus du résultat objectif de cette évolution, qui a été une
organisation plus systématique et plus efficace de l'exploitation et de l'asser-
vissement du prolétariat, il en est sorti une confusion sans précédent, concer-
nant aussi bien les problèmes de l'organisation du prolétariat pour sa lutte que
de la structure du pouvoir ouvrier et du programme lui-même de la révolution
socialiste. Aujourd'hui c'est surtout cette confusion concernant les problèmes les
plus essentiels de la lutte de classe qui constitue l'obstacle principal à la recons-
truction du mouvement révolutionnaire. Pour la dissiper, il est indispensable de
revoir les grandes lignes de l'évolution de l'économie capitaliste et du mouve-
ment ouvrier pendant le siècle qui vient de s'écouler.
été nécessaire à ce stade, n'en était pas moins fausse. Oubliant qu'« il n'est pas
de sauveur suprême, ni Dieu ni César ni tribun », la classe ouvrière voyait dans
ses propres tribuns, dans son propre parti la solution du problème de sa direc-
tion. Elle croyait qu'ayant aboli le pouvoir des capitalistes, elle n'avait plus qu'à
confier la direction à ce parti, auquel elle avait donné le meilleur d'elle-même,
et que ce parti n'agirait que dans ses intérêts. C'est ce qu'il fit en effet et plus
longtemps que l'on ne pouvait raisonnablement s'y attendre. Non seulement il
se trouva le seul constamment aux côtés des ouvriers et des paysans de février
à octobre 1917, non seulement il se trouva le seul au moment critique à expri-
mer leurs intérêts, mais il fut aussi l'organe indispensable pour l'écrasement
définitif des capitalistes, celui à qui on est redevable de l'issue victorieuse de la
guerre civile. Mais déjà en jouant ce rôle, il se détachait petit à petit de la masse,
et il devenait une fin en soi, pour arriver en définitive à être l'instrument et le
cadre de tous les privilégiés du nouveau régime.
verture protectrice aux nouveaux « patrons » qui surgissaient petit à petit dans
les usines sous forme de dirigeants, de spécialistes et de techniciens. Ceci d'au-
tant plus naturellement que le programme du parti bolchevik laissait ouverte,
pour ne pas dire encourageait, la possibilité d'une telle évolution.
Les mesures que proposait le parti bolchevik sur le plan économique - et qui
par la suite ont formé un des points essentiels du programme de la III e Inter-
nationale - comportaient d'une part des mesures d'expropriation des grands
trusts capitalistes et de cartellisation obligatoire des autres entreprises et
d'autre part, sur le point essentiel, les rapports des ouvriers avec l'appareil de
production, le mot d'ordre du « contrôle ouvrier •>. Ce mot d'ordre s'appuyait sur
la soi-disant incapacité des ouvriers à passer directement à la gestion de la pro-
duction déjà au niveau des entreprises et surtout à l'échelon de la direction
centrale de l'économie. Ce « contrôle » devait de plus remplir une fonction édu-
cative, permettant pendant cette période transitoire aux ouvriers d'apprendre
à gérer auprès des ex-patrons, des techniciens et des « spécialistes » de la pro-
duction.
Cependant, le « contrôle », fut-il « ouvrier », de la production, ne résout pas
le problème de la direction réelle de cette production; au contraire il implique
précisément que pendant toute cette période, le problème de la gestion effective
de la production doit être résolu d'une autre manière. Dire que les ouvriers
« contrôlent » la production suppose que ce ne sont pas eux qui la gèrent, et on
fait précisément appel au contrôle des ouvriers parce qu'on n'a pas pleine
confiance vis-à-vis de ceux qui effectivement gèrent. Il y a donc une opposition
d'intérêts fondamentale, quoiqu'au début latente, entre les ouvriers qui « contrô-
lent » et les gens qui effectivement gèrent la production. Cette opposition crée
l'équivalent d'une dualité de pouvoir économique au niveau même de la pro-
duction, et comme toute dualité de ce genre, elle doit être rapidement résolue;
ou bien les ouvriers passeront à bref délai à la gestion totale de la production,
en résorbant les « spécialistes », techniciens, administrateurs qui étaient appa-
rus, ou bien ces derniers rejetteront en définitive un « contrôle » gênant qui
deviendra de plus en plus une pure forme, et s'installeront en maîtres absolus
dans la direction de la production. Moins encore que l'Etat, l'économie n'admet
une double commande. Le plus fort des partenaires éliminera rapidement
l'autre. C'est pour cela que le contrôle ouvrier, qui a une signification positive
pendant la période qui précède l'expropriation des capitalistes, en tant que mot
d'ordre qui implique l'irruption des ouvriers dans les locaux de commande de
l'économie, ne peut que céder rapidement la place, dès le lendemain de l'ex-
propriation des capitalistes, à la gestion complète de l'économie par les tra-
vailleurs, sous peine de devenir un simple paravent protégeant les premiers
pas d'une bureaucratie naissante.
Nous savons maintenant qu'en Russie le contrôle ouvrier n'a eu en défini-
tive que ce dernier résultat et que le conflit entre les masses des travailleurs
et la bureaucratie grandissante s'est résolu au profit de celle-ci. Les techniciens
et « spécialistes » de l'Ancien Régime, maintenus pour remplir les tâches « tech-
niques », se sont fondus avec la nouvelle couche des administrateurs sortis des
28 SOCIALISME OU BARBARIE
monstrueuse, la haine inexpiable que les travailleurs des pays dominés par la
bureaucratie vouent à leurs bourreaux. On peut difficilement supposer que les
prolétaires russes gardent des illusions sur le régime qui les exploite, ou sur tout
autre régime qui ne serait pas l'expression de leur propre pouvoir. De même, les
travailleurs qui ont longtemps suivi les partis staliniens dans les pays capita-
listes commencent à comprendre que la politique de ces partis sert à la fois les
intérêts de la bureaucratie russe et ceux de la bureaucratie stalinienne locale,
mais jamais les leurs. En France et en Italie particulièrement, la désaffection
croissante des ouvriers envers les partis « communistes » traduit précisément
cette conscience confuse.
Mais il est aussi visible que malgré la misère croissante, malgré la crise du
capitalisme qui va en s'amplifiant, malgré la menace maintenant certaine d'une
autre guerre plus destructive que jamais, les ouvriers ne sont pas prompts à se
réorganiser ni à suivre un nouveau parti quel qu'il soit et quel que soit son pro-
gramme. On n'a pas là seulement une expression compréhensible de méfiance,
résultant de la conclusion négative de toutes les expériences antérieures. On a
aussi la manifestation d'une maturité incontestable, indiquant que la classe se
trouve devant un tournant décisif de son évolution politique et idéologique,
qu'elle commence à se poser, beaucoup plus profondément que par le passé et
à la lumière des leçons de celui-ci, les problèmes cruciaux de son organisation
et de son programme, les problèmes de l'organisation et du pouvoir prolétarien.
PROLÉTARIAT ET RÉVOLUTION
ganiser cette direction sur une base collective, comme une affaire qui concerne
l'ensemble de la classe. Dans ce sens la distinction entre le personnel dirigeant
et le personnel exécutant dans la production doit commencer à dépérir dès le
lendemain de la révolution.
Les objectifs de la révolution prolétarienne, il n'y a que le prolétariat lui-
même et dans son ensemble qui puisse les réaliser. Leur réalisation ne peut
être accomplie par personne d'autre. La classe ouvrière ne peut ni ne doit faire
confiance pour leur réalisation à personne, ni même et surtout pas à ses propres
« cadres ». Elle ne peut se décharger de l'initiative et des responsabilités concer-
nant l'instauration et la gestion d'une nouvelle société sur qui que ce soit. Si ce
n'est pas le prolétariat lui-même, dans son ensemble, qui à tout moment a l'ini-
tiative et la direction des activités sociales, aussi bien pendant que surtout
après la révolution, on n'aura fait que changer de maîtres, et le régime d'ex-
ploitation réapparaîtra, sous d'autres formes peut-être, mais identique quant
au fond. Cette idée générale se concrétise par une série de précisions ou de
modifications qui sont dorénavant à apporter aussi bien au programme du pou-
voir révolutionnaire (c'est-à-dire au régime économique et politique de la dic-
tature du prolétariat) qu'aux problèmes d'organisation et de lutte de la classe
ouvrière sous le régime capitaliste.
l'économie par les travailleurs. Ceci signifie que la direction de l'économie, aussi
bien à l'échelon central qu'à l'échelon des entreprises, ne peut pas être confiée
à une couche de spécialistes, techniciens, « gens capables » compétents et
bureaucrates de quelque sorte que ce soit, mais qu'elle doit être et qu'elle sera
réalisée par les travailleurs eux-mêmes. La dictature du prolétariat ne peut
pas être simplement la dictature politique ; elle doit être avant tout la dictature
économique du prolétariat, autrement elle ne sera qu'un prête-nom de la dic-
tature de la bureaucratie.
Les marxistes, et Trotsky en particulier, avaient déjà montré qu'à la diffé-
rence de la révolution bourgeoise, la révolution prolétarienne ne peut pas se
borner à éliminer les obstacles subsistant de l'ancien mode de production. Pour
le succès de la révolution bourgeoise, il faut et il suffit que les entraves subsis-
tant du régime féodal, corporations et monopoles féodaux, propriété féodale du
sol, etc... soient abolies. A partir de là, le capitalisme se construit et se développe
tout seul, par l'automatisme de l'expansion industrielle. Par contre, l'abolition
de la propriété bourgeoise est la condition nécessaire, mais non pas suffisante,
pour la construction et le développement d'une économie socialiste. A partir de
cette abolition le socialisme ne peut se réaliser que consciemment, c'est-à-dire
par une action consciente et constante des masses, capable de surmonter la
tendance naturelle de l'économie telle que la laisse le capitalisme, tendance à
revenir vers un régime d'exploitation. Mais il y a lieu de dresser une deuxième
distinction, encore plus importante, entre la révolution prolétarienne et toutes
les révolutions précédentes. C'est que pour la première fois la classe qui prend
le pouvoir ne peut pas l'exercer par « délégation », qu'elle ne peut pas le confier
d'une manière stable et durable à ses représentants, à son « Etat » ou à son
« parti ». L'économie socialiste s'édifie par une continuelle action consciente,
mais la question se pose de savoir qui est cette conscience ? Aussi bien l'expé-
rience historique que l'analyse des conditions d'existence de la classe ouvrière
et du régime post-révolutionnaire répondent que cette conscience ne peut être
que la classe dans son ensemble. « Seules les masses, disait à peu près Lénine,
peuvent vraiment planifier, car seules elles sont partout à la fois. » La révolu-
tion prolétarienne ne peut donc, sous peine de faillite, se limiter à nationaliser
l'économie et à en confier la direction à des gens compétents ou à un « parti
révolutionnaire », même avec un contrôle ouvrier plus ou moins vague. Elle doit
confier la gestion des usines et la coordination générale de la production aux
ouvriers eux-mêmes, à des ouvriers constamment contrôlés, responsables et
révocables.
Il est évident qu'on ne peut actuellement que tracer les grandes lignes de
l'orientation que l'expérience passée de la classe imposera à toute révolution
future. Les formes concrètes que prendra l'organisation de la classe, par exemple
la forme de centralisation de l'économie combinée à la décentralisation néces-
saire, ne pourront être définies que par la masse elle-même, lorsqu'elle s'atta-
quera à la solution définitive de ces problèmes dans la lutte.
C'est dans le même sens que doivent être envisagés les problèmes de l'or-
ganisation et de la lutte du prolétariat dans le cadre du régime capitaliste.
Ni le fait que c'est la classe dans son ensemble qui fait l'expérience objective
qui la mènera à la conscience et à la révolution, ni la constatation que les orga-
nisations ouvrières ont servi jusqu'ici de terrain fertile pour la bureaucratie ne
peuvent amener à la conclusion que l'organisation politique de l'avant-garde
avant la révolution est inutile et nuisible.
L'organisation politique de l'avant-garde est historiquement indispensable
car elle repose sur le besoin de maintenir et de propager parmi la classe une
conscience claire du développement de la société et des objectifs de la lutte pro-
létarienne à travers et malgré les fluctuations temporelles et les diversités cor-
poratives, locales et nationales de la conscience des ouvriers. L'avant-garde
organisée considérera évidemment comme sa première tâche la défense de la
condition et des intérêts des ouvriers, mais elle tâchera toujours d'élever le
niveau des luttes et représentera finalement à travers chaque étape les intérêts
du mouvement dans son ensemble. D'autre part, la constitution objective de la
bureaucratie en couche exploiteuse rend évident que l'avant-garde ne saurait
s'organiser que sur la base d'une idéologie anti-bureaucratique, d'un programme
dirigé essentiellement contre la bureaucratie et ses racines, et en luttant
constamment contre toute forme de mystification et d'exploitation.
Mais de ce point de vue, l'essentiel est que l'organisation politique de l'avant-
garde, ayant pris conscience de la nécessité d'abolir la distinction entre diri-
geants et exécutants, tende dès le début vers cette abolition en son propre sein.
Ceci n'est pas simplement affaire d'améliorations statutaires, mais surtout
affaire de développement de la conscience et des capacités de ses militants, par
leur éducation théorique et pratique permanente dans cette orientation.
Une telle organisation ne peut se développer qu'en préparant sa rencontre
avec le processus de création d'organismes autonomes des masses. Dans ce sens,
si l'on peut toujours dire qu'elle représente la direction idéologique et politique
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 35
et des autres serait beaucoup plus difficile. Cependant dans cette tâche de mys-
tification, staliniens aussi bien que bourgeois ont été objectivement aidés par
les courants et les idéologues marxistes ou soi-disant tels qui ont défendu et
contribué à diffuser la mythologie des « bases socialistes de l'économie russe x1.
Ceci s'est fait pendant vingt ans à l'aide d'arguments d'apparence scientifique
qui se ramènent essentiellement à deux idées
1. Dans cet ordre d'idées, c'est L. Trotsky qui a le plus contribué - sans commune mesure
avec personne d'autre, à cause de l'immense autorité dont il jouissait auprès des milieux
révolutionnaires anti-staliniens - à maintenir cette confusion auprès de l'avant-garde
ouvrière. Son analyse erronée de la société russe continue £ exercer une influence qui est
devenue nettement néfaste, dans la mesure où elle est toujours maintenue avec infini-
ment moins de sérieux et d'apparence scientifique par ses épigones. Notons encore l'in-
fluence que certains francs-tireurs du stalinisme, comme M. Bettelheim - habituelle-
ment considéré comme « marxiste », pour la plus grande hilarité des générations futures -
exercent par le fait qu'ils habillent leur apologie de la bureaucratie d'un jargon « socia-
liste. » \
38 SOCIALISME OU BARBARIE
PROLÉTARIAT ET BUREAUCRATIE
1. Caractères généraux
un rapport entre l'ouvrier et l'« État ». Mais l'« État » juridique est pour la socio-
logie une abstraction. Dans sa réalité sociale, l'« État » est tout d'abord l'en-
semble des personnes qui constituent l'appareil étatique, dans toutes ses rami-
fications politiques, administratives, militaires, techniques, économiques, etc...
TJ « État » est donc, avant tout, une bureaucratie, et les rapports de l'ouvrier avec
1' « État » sont en réalité des rapports avec cette bureaucratie. Nous nous bor-
nons ici à constater un fait : le caractère stable et inamovible de cette bureau-
cratie dans son ensemble - non pas du point de vue intérieur, c'est-à-dire des
possibilités et de la réalité des « épurations », etc., mais du point de vue de son
opposition à l'ensemble de la société, c'est-à-dire du fait qu'il y a une division
de la société russe tout d'abord en deux catégories : ceux qui sont bureaucrates
et ceux qui ne le sont pas et ne le deviendront jamais - , allant de pair avec une
structure totalitaire de l'État, enlève à la masse des travailleurs toute possibi-
lité d'exercer la moindre influence sur la direction de l'économie et de la société
en général. Le résultat en est que la bureaucratie dans son ensemble dispose
complètement des moyens de production. Sur la signification sociologique de ce
pouvoir et sur la caractérisation de la bureaucratie en tant que classe nous
aurons à revenir par la suite.
Par le simple fait cependant qu'une partie de la population, la bureaucratie,
dispose des moyens de production, une structure de classe est immédiatement
conférée aux rapports de production. Dans cet ordre d'idées, le fait de l'absence
de la « propriété privée » capitaliste ne joue aucun rôle; la bureaucratie dispo-
sant collectivement des moyens de production, ayant sur ceux-ci le droit d'user,
de jouir et d'abuser (pouvant créer des usines, les démolir, les concéder à des
capitalistes étrangers, disposant de leur produit et définissant leur production)
joue vis-à-vis du capital social de la Russie le même rôle que les gros action-
naires d'une société anonyme vis-à-vis du capital de celle-ci.
Deux catégories sociales se trouvent donc en présence : le prolétariat et la
bureaucratie. Ces deux catégories entrent, en vue de la production, en des rap-
ports économiques déterminés. Ces rapports sont des rapports de classe, en
tant que la relation de ces deux catégories avec les moyens de production est
totalement différente : la bureaucratie dispose des moyens de production, les
ouvriers ne disposent de rien. La bureaucratie dispose non seulement des
machines et des matières premières, mais aussi du fonds de consommation de
la société. L'ouvrier est, par conséquent, obligé de « vendre » sa force de travail
à 1' « État », c'est-à-dire à la bureaucratie: mais cette vente revêt ici des carac-
téristiques spéciales, sur lesquelles nous reviendrons sous peu. En tout cas, par
cette « vente » se réalise le concours indispensable du travail vivant des ouvriers
et du travail mort accaparé par la bureaucratie.
Examinons maintenant de plus près cette « vente » de la force de travail. Il
est immédiatement évident que la possession en même temps des moyens de
production et des moyens de coercition, des usines et de l'État confère à la
bureaucratie, dans cet « échange », une position dominante. Tout comme la
classe capitaliste, la bureaucratie dicte ses conditions dans le « contrat de tra-
vail ». Mais les capitalistes dominent économiquement dans les cadres très pré-
40 SOCIALISME OU BARBARIE
cis que définissent, d'une part, les lois économiques régissant le marché, d'autre
part, la lutte de classe. En est-il de même pour la bureaucratie ?
Il est visible que non. Aucune entrave objective ne limite les possibilités
d'exploitation du prolétariat russe par la bureaucratie. Dans la société capita-
liste, dit Marx, l'ouvrier est libre au sens juridique, et ajoute-t-il non sans iro-
nie, dans tous les sens du terme. Cette liberté est tout d'abord la liberté de
l'homme qui n'est pas entravé par une fortune, et en tant que telle équivaut du
point de vue social à l'esclavage, car l'ouvrier est obligé de travailler pour ne pas
crever de faim, de travailler là où on lui donne du travail et sous les conditions
qu'on lui impose. Pourtant, sa « liberté » juridique, tout en étant un leurre dans
l'ensemble, n'est pas dépourvue de signification, ni socialement, ni économi-
quement. C'est elle qui fait de la force de travail une marchandise que l'on peut,
en principe, vendre ou refuser (grève), ici ou ailleurs (possibilité de changer
d'entreprise, de ville, de pays, etc.). Cette « liberté » et sa conséquence, l'inter-
vention des lois de l'offre et de la demande, fait que la vente de la force de tra-
vail ne se réalise pas dans des conditions dictées uniquement par le capitaliste
ou sa classe, mais dans des conditions déterminées aussi dans une mesure
importante, d'une part, par les lois et la situation du marché, d'autre part, par
le rapport de force entre les classes. Nous avons vu plus haut que dans la période
de décadence du capitalisme et de sa crise organique cet état de choses change
et que particulièrement la victoire du fascisme permet au capital de dicter impé-
rativement leurs conditions de travail aux travailleurs ; nous réservant de reve-
nir plus loin sur cette question, qu'il nous suffise, ici, de remarquer qu'une vic-
toire durable du fascisme, à une large échelle, amènerait certainement non
seulement la transformation du prolétariat en une classe de modernes esclaves
industriels, mais de profondes transformations structurelles de l'économie dans
son ensemble.
De toute façon, on peut constater que l'économie russe se trouve infiniment
plus près de ce dernier modèle que de celui de l'économie capitaliste concur-
rentielle en ce qui concerne les conditions de la « vente » de la force de travail.
Ces conditions sont exclusivement dictées par la bureaucratie, autrement dit
elles sont déterminées uniquement par le besoin interne croissant en plus-value
de l'appareil productif. L'expression « vente » de la force de travail n'a ici aucun
contenu réel : sans parler du travail forcé proprement dit en Russie, nous pou-
vons dire que dans le cas du travailleur russe « normal », « libre », celui-ci ne
dispose pas de sa propre force de travail, dans le sens où il en dispose dans
l'économie capitaliste classique. L'ouvrier ne peut, dans l'immense majorité des
cas, quitter ni l'entreprise où il travaille, ni la ville, ni le pays. Quant à la grève,
on sait que sa conséquence la moins grave est la déportation dans un camp de
travail forcé. Les passeports intérieurs, les livrets de travail et le M.V.D. ren-
dent tout déplacement et tout changement de travail impossibles sans l'assen-
timent de la bureaucratie. L'ouvrier devient partie intégrante, fragment de l'ou-
tillage de l'usine dans laquelle il travaille. Il est lié à l'entreprise pire que ne l'est
le serf à la terre ; il l'est comme l'est l'écrou à la machine. Le niveau de vie de
la classe ouvrière peut désormais être déterminé - et la valeur de la force de tra-
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 41
en fait, à travers cette forme juridique, ouvrier et capitaliste ne font que traduire
les nécessités économiques et exprimer concrètement la loi de la valeur. Dans
l'économie bureaucratique, cette forme contractuelle « libre » disparaît le
salaire est fixé unilatéralement par 1' « État », c'est-à-dire par la bureaucratie.
Nous verrons plus loin que la volonté de la bureaucratie n'est évidemment pas
« libre » dans ce cas, comme nulle part ailleurs. Cependant, le fait même que la
fixation du salaire et des conditions de travail dépend d'un acte unilatéral de
la bureaucratie fait, d'une part, que cet acte peut traduire infiniment mieux
les intérêts de la classe dominante, d'autre part, que les lois objectives régissant
la fixation du taux de la « plus-value » s'en trouvent fondamentalement altérées.
Cette étendue du pouvoir discrétionnaire de la bureaucratie, en ce qui
concerne la définition du salaire et des conditions du travail en général, soulève
tout de suite une question importante : dans quelle mesure la bureaucratie, si
l'on suppose qu'elle tend à poursuivre le maximum d'exploitation, rencontre
des entraves à son activité visant à extorquer la plus-value, dans quelle mesure
il existe des limites à son activité exploiteuse.
Il devient clair que des limites résultant d'une application quelconque de la
« loi de la valeur », telle que celle-ci existe et fonctionne dans l'économie capi-
taliste concurrentielle, ne peuvent pas exister, comme nous l'avons exposé plus
haut, dans le cas de l'économie bureaucratique. La « valeur de la force de tra-
vail », c'est-à-dire, en définitive, le niveau de vie de l'ouvrier russe, devient, dans
ce cadre économique (en l'absence d'un marché du travail et de toute possibi-
lité de résistance de la part du prolétariat), une notion infiniment élastique et
façonnable presque à souhait par la bureaucratie. Ceci fut démontré d'une
manière éclatante dès le début de la période des « plans quinquennaux », c'est-
à-dire de la bureaucratisation intégrale de l'économie. En dépit de l'énorme
augmentation du revenu national, survenue à la suite de l'industrialisation,
une chute monstrueuse du niveau de vie des masses se fit jour, allant évidem-
ment de pair avec un accroissement, d'une part, de l'accumulation, d'autre part,
des revenus bureaucratiques.
On pourrait penser qu'une limitation « naturelle » inéluctable s'impose à
l'exploitation bureaucratique, celle qui serait dictée par le « minimum physio-
logique » du niveau de vie d'un travailleur, c'est-à-dire par la limite imposée
par les besoins élémentaires de l'organisme humain. Effectivement, malgré sa
bonne volonté illimitée en matière d'exploitation, la bureaucratie est contrainte
de laisser à l'ouvrier russe deux mètres carrés d'espace habitable, quelques
kilos de pain noir par mois et les haillons imposés par le climat russe. Mais
cette restriction ne signifie pas grand-chose : d'abord cette limite physiologique
elle -même est dépassée, assez souvent, comme le montre la prostitution des
ouvrières, le vol systématique dans les usines et un peu partout, etc... D'autre
part, disposant d'une vingtaine de millions de travailleurs dans les camps de
concentration, pour lesquels elle ne dépense pratiquement rien, la bureaucra-
tie manie gratuitement une masse considérable de main-d'œuvre. Enfin, ce qui
est le plus important, comme l'a démontré la récente guerre, même à ceux qui
pourraient en douter, rien de plus élastique que la « limite physiologique » de
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 43
l'organisme humain; l'expérience, aussi bien des camps de concentration que des
pays plus particulièrement éprouvés par l'occupation, a montré combien
l'homme a la peau dure. Par ailleurs, la haute productivité du travail humain
ne rend pas toujours nécessaire le recours à un abaissement physiologique-
ment critique du niveau de vie.
Nous avons dit plus haut que la lutte de classe ne peut pas intervenir direc-
tement dans la fixation du salaire en Russie, étant donné le ligotage du prolé-
tariat en tant que classe, l'impossibilité totale de la grève, etc... Ceci, cepen-
dant, ne signifie nullement, ni que la lutte de classe n'existe pas dans la société
bureaucratique, ni surtout qu'elle reste sans effet sur la production. Mais ses
effets sont ici complètement différents des effets qu'elle peut avoir dans la
société capitaliste classique.
Nous nous bornerons ici à deux de ses manifestations qui se lient, plus ou
moins indirectement, à la répartition du produit social. La première c'est le vol
- vol d'objets attenant directement à l'activité productrice, d'objets finis ou
semi-finis, de matières premières ou de pièces de machine - , dans la mesure où
ce vol prend des proportions de masse et où une partie relativement impor-
tante de la classe ouvrière supplée à l'insuffisance terrible de son salaire par le
produit de la vente des objets volés. Malheureusement, l'insuffisance des ren-
seignements ne permet pas de s'exprimer actuellement sur l'étendue de ce phé-
nomène et par conséquent sur son caractère social. Mais il est évident que, dans
la mesure où le phénomène prend une extension tant soit peu importante, il tra-
duit une réaction de classe - subjectivement justifiée, mais objectivement sans
issue - tendant à modifier dans une certaine mesure la répartition du produit
social. Ce fut, semble-t-il, le cas surtout pendant la période entre 1930 et 1937.2
La deuxième manifestation que nous pouvons mentionner ici, c'est « l'indif-
férence active » quant au résultat de la production, indifférence qui se manifeste
aussi bien sur le plan de la quantité que sur celui de la qualité. Le ralentisse-
ment de la production, même lorsqu'il ne prend pas une forme collective,
consciente et organisée (« grève perlée »), mais garde un caractère individuel,
semi-conscient, sporadique et chronique, est déjà dans la production capitaliste
2. Sur le vol pendant cette période, voir les ouvrages de Ciliga, Serge, etc.
44 SOCIALISME OU BARBARIE
Ce sont ces réactions qui nous mènent à soulever un autre problème, fon-
damental pour l'économie bureaucratique celui de la contradiction existant
dans les termes mêmes de l'exploitation intégrale. La tendance vers la réduc-
tion du prolétariat à un simple rouage de l'appareil productif, dictée par la
baisse du taux du profit, ne peut qu'entraîner parallèlement une crise terrible
de la productivité du travail humain, dont le résultat ne peut être que la réduc-
tion du volume et l'abaissement de la qualité de la production elle-même, c'est-
à-dire l'accentuation jusqu'au paroxysme des facteurs de crise de l'économie
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 45
d'exploitation. Nous nous contentons ici d'indiquer ce problème, qui sera lon-
guement examiné plus loin.
compte du fait que l'augmentation des salaires, en 1936, n'est qu'une compen-
sation partielle pour la suppression des prix de faveur et de la gratuité de divers
services. Le principal, en tout ceci, c'est encore que le chiffre de 2.500 roubles
par an, soit 208 roubles par mois, n'est qu'une moyenne, c'est à-dire une fiction
arithmétique destinée à masquer la réalité d'une cruelle inégalité dans la rétri-
bution du travail.
de ces éléments est plus que confirmé par les données qu'on peut trouver chez
Kravchenko; des informations de celui-ci, il résulte que les chiffres donnés plus
haut sont extrêmement modestes, et qu'il faudrait les doubler ou les tripler
pour arriver à la vérité en ce qui concerne le salaire en argent. Soulignons,
d'autre part, que nous ne tenons pas compte des avantages en nature ou indi-
rects, concédés aux bureaucrates en tant que tels (habitation, voiture, services,
maisons de santé, coopératives d'achat bien fournies et meilleur marché) qui for-
ment une part du revenu bureaucratique au moins aussi importante que le
revenu en argent.
On peut donc prendre comme base de calcul une différence de revenus
moyens ouvriers et bureaucratiques de 1 à 10. Ce faisant, nous agirons en réa-
lité en avocats de la bureaucratie, car nous prendrons le « salaire moyen » donné
par les statistiques russes de 200 roubles, dans lequel entre, pour une propor-
tion importante, le revenu bureaucratique, comme indice du salaire ouvrier, en
1936, et le chiffre de 2.000 roubles par mois (le chiffre le moins élevé cité par
Bettelheim) comme moyenne des revenus bureaucratiques. En fait, nous aurions
le droit de prendre comme salaire moyen ouvrier celui de 150 roubles par mois
(c'est-à-dire la moyenne arithmétique entre le salaire minimum de 100 roubles
et le « salaire moyen » contenant aussi les salaires bureaucratiques) et comme
salaire moyen bureaucratique celui au moins de 4.500 roubles par mois, auquel
on arrive si l'on ajoute au salaire « normal » des ingénieurs, directeurs d'usines
et techniciens, indiqué par Bettelheim (de 2.000 à 3.000 roubles par mois)
autant de services dont le bureaucrate profite en tant que tel, mais qui ne sont
pas contenus dans le salaire en argent. Ceci nous donnerait une différence de
1 à 30 entre le salaire ouvrier moyen et le salaire bureaucratique moyen. Il est
pratiquement certain que la différence est encore plus grande. Cependant, nous
établirons notre calcul successivement sur ces deux bases, pour n'en retenir,
en définitive pour le reste de notre ouvrage, que les chiffres les moins acca-
blants pour la bureaucratie, c'est-à-dire ceux résultant de la base 1 à 10.
9. ib., p. 147.
10. La Planification soviétique, p, 62.
11. ib., p. 63.
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 49
Loin de remédier au manque de cadres, comme nous l'avons dit, cette diffé-
renciation des revenus ne fait, en réalité, que l'accroître. Nous nous trouvons ici
en présence du même sophisme que dans la question de l'accumulation : la jus-
tification historique de la bureaucratie se trouverait dans le bas niveau de l'ac-
cumulation en Russie, tandis qu'en fait la consommation improductive de la
bureaucratie et son existence elle-même sont le frein principal de cette accu-
mulation. De même, l'existence de la bureaucratie et ses privilèges seraient
justifiés par le « manque de cadres », lorsque cette bureaucratie agit consciem-
ment pour maintenir ce manque ! Ainsi les bourgeois vont parfois racontant
que le régime capitaliste est nécessaire parce que les ouvriers sont incapables
de gérer la société, sans cependant ajouter qu'il n'y a aucune autre cause pour
cette soi-disant « incapacité » sinon les conditions auxquelles ce régime lui-
même condamne les travailleurs 12 .
Pendant les premières années post-révolutionnaires, lorsqu'on offrait à des
« spécialistes » et des techniciens des rémunérations élevées, il s'agissait tout
d'abord de retenir un grand nombre de cadres qui seraient tentés de s'enfuir
pour des raisons essentiellement politiques, ensuite d'une mesure purement
transitoire destinée à permettre aux travailleurs d'apprendre auprès d'eux13 et
à attendre que l'éducation de nouveaux cadres ait donné des résultats. Mais il
y a de cela trente ans. Ce que l'on a vu depuis, ce fut « l'autocréation » de pri-
vilèges par et pour la bureaucratie, leur accentuation, la cristallisation de celle-
ci, et la « castification » de ses couches, c'est-à-dire la protection de leur situa-
tion sociale dominante par le monopole de fait sur l'éducation, monopole allant
de pair avec la concentration intégrale du pouvoir économique et politique entre
ses mains et lié à une politique consciente dirigée vers la sélection d'une couche
de privilégiés dans tous les domaines, couche dépendant économiquement, poli-
tiquement et socialement de la bureaucratie proprement dite (phénomène dont
la création ex nihilo d'une monstrueuse bureaucratie kolkhozienne après la
12. Il faudrait toute la riche violence du vocabulaire d'un Lénine répondant à Kautsky pour
caractériser avec un minimum de justice des entreprises comme celle de M. Bettelheim, se
perdant volontiers dans tous les détails techniques de la « planification » russe et citant en
abondance des schémas et des chiffres pour oublier lui-même, et faire oublier aux autres, ce
qui est du point de vue du marxisme révolutionnaire le nœud de la question : quelle est la
signification de classe de cette planification, quelle est par exemple la signification de classe
de la différenciation monstrueuse des revenus en Russie ? Mais nous avons décidé une fois
pour toutes d'oublier la personne même de M. Bettelheim - c'est, croyons-nous, ce qui peut lui
arriver de mieux - pour nous en tenir à la chose elle-même.
13. Lenin, Selected Works, vol. VII, pp. 372-76.
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 51
« rareté » des biens et des services et l'affectation à la société des revenus qui
en résultent.
Dans le cas qui nous occupe, toutes les « explications » sur la « rareté du
travail qualifié en Russie » ne justifient ni n'expliquent l'appropriation des reve-
nus, qui soi-disant en résultent, par la bureaucratie, sauf si l'on se réfère au
caractère de classe de l'économie russe, c'est-à-dire au monopole exercé par la
bureaucratie sur les conditions de la production en général, et de la production
du travail qualifié en particulier. Lorsque l'on a compris la structure de classe
de la société russe, tout s'explique et même tout se « justifie » du même coup.
Mais cette justification - analogue à celle que l'on peut donner historiquement
du régime capitaliste et en définitive même du fascisme - ne va pas très loin.
Elle s'arrête là où commence la possibilité de la classe exploitée à renverser le
régime d'exploitation - qu'il s'intitule « République Française » ou « Union des
Républiques Socialistes Soviétiques » - possibilité dont le seul test est l'action
révolutionnaire elle-même.
LE STALINISME EN ALLEMAGNE ORIENTALE
Hugo Bell (n° 7, août-septembre 1950, pages 21-33,42-45,
n° 8, janvier-février 1951, p. 34)
[...] Tout était donc prévu pour qu'un certain nombre de capitalistes vivent
et travaillent, mais très sévèrement encadrés et surveillés. Le but général était
de profiter de l'expérience des capitalistes pour faire tourner la machine éco-
nomique du pays en vue de livrer des réparations à l'U.R.S.S. et de consolider
le régime S.E.D. Mais le parti stalinien faisait preuve de myopie politique en
pensant qu'on peut grâce à l'appareil d'état et à la propagande sur la « fraction
progressive de la bourgeoisie » détourner toute une classe sociale de son but.
RÉSISTANCE DE LA BOURGEOISIE
pourtant, au lieu de les lui retourner sous forme d'étoffe livra le produit fabri-
qué au titre des réparations et sauva ainsi des prélèvements russes son propre
avoir. En échange la Thuringe s'arrangea par la suite pour différer ses livrai-
sons à la Saxe prévues dans le cadre des plans de 3 mois jusqu'à ce que le tri-
mestre soit écoulé et que les livraisons deviennent caduques.
Pendant les années 1946 et 1947 les administrations centrales n'eurent
aucune autorité auprès des gouvernements des pays dans leurs efforts de pla-
nification et de coordination et un vrai particularisme et égoïsme régional ayant
comme cause la misère et le manque de perspectives se développait en zone
russe.
Ainsi, moins d'un an après les nationalisations de 1946, la bourgeoisie, après
avoir subi une grave défaite, était en passe de se venger. Loin de se limiter à la
sphère qui lui était assignée, elle contournait les contraintes et surtout son
esprit et ses méthodes gagnaient le camp de l'adversaire. L'individualisme et la
recherche du profit prenaient le pas sur les sentiments collectivistes que l'on
essayait d'imprimer. Une fois de plus il s'avérait que l'individualisme naît natu-
rellement de la misère et que cette dernière se laisse mal planifier.
Le parti stalinien qui pensait pouvoir maîtriser la réalité sociale à coup d'or-
donnances et de mesures policières voyait l'échec - tout au moins, partiel - de
sa politique et notamment l'échec de sa tentative « d'utiliser » la bourgeoisie. Il
est vrai, la carte du S.E.D. était devenue la clé de toute position sociale, mais
la politique du parti stalinien contenait une contradiction fondamentale qui le
condamnait à des travaux de Sysiphe : il créait des organes de type collecti-
viste, sous sa domination, comme les L.E.B. et les soutenait de toutes ses forces,
mais en même temps il couvrait à 100 pour cent les prélèvements russes et
contribuait ainsi à engendrer la misère qui amenait son cortège « l'égoïsme
d'entreprise », « l'égoïsme local » et en général l'individualisme de type bourgeois.
Entre le printemps 1947 et le printemps 1948 le parti s'emploiera à surmonter
cette contradiction, mais cela sera encore par des mesures administratives et
policières. [...]
de publicité à ses sentiments et parfois son dépit se traduisait par des arres-
tations.
Entre direction et cellule il y avait également des situations tendues. Les
membres de la direction faisaient partie de la cellule, mais en général ne
venaient pas aux réunions. Aux prises avec les difficultés redoutables ils se
heurtaient aux exigences du parti représenté en l'occurrence par le secrétaire
du groupe S.E.D. Ne pouvant s'y opposer ouvertement ils feignaient d'ignorer
la cellule. Mais dans leur attitude, à côté de l'hostilité, une nuance de mépris
ne manquait pas. Les actuels directeurs - anciens ouvriers révolutionnaires -
avaient franchi un nouveau pas vers l'acquisition d'une conscience de caste.
Pris dans l'engrenage de leurs préoccupations de direction, ils se sentaient supé-
rieurs non seulement à la masse des travailleurs, mais aussi à leurs anciens
camarades de parti restés ouvriers qui vivaient comme avant, au jour le jour,
et étaient absorbés par les problèmes de leur existence.
Souvent, il y avait union personnelle entre la direction de l'entreprise et
celle de la cellule. Ceci correspondait au manque de cadres moyens du parti et
avait presque toujours comme conséquence de subordonner la cellule à la direc-
tion. Le parti réagissait alors, remettait la direction effective aux mains d'élé-
ments sûrs au risque même de laisser péricliter l a production, mais la situa-
tion restait toujours très mouvante.
Lie parti stalinien était donc loin de maîtriser la situation intérieure des
« Entreprises-Propriété du Peuple ». Il y avait, d'une part, les ouvriers émiet-
tés, hostiles et recourant aux solutions individuelles, de l'autre le groupe bureau-
cratique de direction, uni par le souci de production dont il était le seul à se
charger, mais tiraillé entre le besoin de ne pas s'éloigner des ouvriers et celui
de suivre la ligne du parti. L'ancien esprit individualiste du capitalisme était
représenté également par la nécessité où se trouvait le groupe bureaucratique
de recourir aux compensations. La corruption et le désir d'enrichissement ne
manquaient pas non plus et s'étendait jusqu'aux membres du Conseil d'Entre-
prise.
LE MONDE DU TRAVAIL
L E S C O N T R A D I C T I O N S D E LA P R O D U C T I O N
remarquer que les mineurs qui avaient débrayé une fois alors que la journée
était déjà avancée et que leurs quotas avaient été remplis n'avaient pourtant
pas eu leur journée entière de payée.) La conversation tourna enfin de nouveau
sur les combines astucieuses utilisées pendant la guerre par les ouvriers pour
gagner du temps.
Une équipe de manœuvres a pour unique tâche d'alimenter les divers postes
de l'usine en acier. La plupart du temps le travail consiste en ce que plusieurs
ouvriers poussent de grands chariots chargés d'acier. Il est visible que le contre-
maître de cette équipe estime que les manœuvres sont loin de donner leur pleine
force. Il s'énerve et à tout instant il joint sa force à celle des ouvriers. Il est clair
que ces derniers n'aiment pas cela. Ils n'ont rien à redire lorsque c'est moi-
même qui leur donne un coup de main parce que je suis un ouvrier comme eux.
Dès que je joins mon effort au leur, le chariot progresse rapidement. Peut-être
que cela signifie seulement qu'un manœuvre de plus était nécessaire pour ce
travail. Mais à voir l'expression de leur visage on peut tout aussi bien inter-
préter cela comme la preuve qu'ils ne font pas plus d'efforts qu'il n'en faut pour
faire avancer le chariot à petite vitesse.
Un jour, un manœuvre me confia son idée sur ces genres de travaux non
qualifiés « Tu sais, petit, c'est vraiment tout un art que d'être manœuvre. Le
truc c'est de ne pas être là lorsque l'on a besoin de toi. Il faut savoir y faire et
un manœuvre qui s'y connaît ne se crève pas ».
J'ajouterais que cela a probablement été beaucoup plus vrai durant la
guerre. Il semble que depuis qu'il y a eu des licenciements dans leurs rangs, les
manœuvres sont obligés de travailler plus dur. Mais dès qu'une occasion d'épar-
gner ses efforts lui est offerte le manœuvre ne manque pas de la saisir comme
avant. Alors que le rythme de travail s'accélère et que l'oppression des ouvriers
devient plus grande il arrive un moment où cette évolution provoque un chan-
gement dans l'attitude de l'ouvrier. C'est justement lorsque la machine exerce
sur lui le maximum de ses ravages et lorsque l'ouvrier touche au fond même de
son désespoir que, tout à coup, tout son être se révolte dans une attitude de
défi et alors il se sent envahi par un sentiment de liberté. Ce n'est que rarement
que cela arrive mais aussitôt on constate une baisse automatique dans la pro-
ductivité du travail dans le cadre de ce qu'est de nos jours l'organisation indus-
trielle. Par contre, j'ai vu des ouvriers se tuer de travail pour sortir le maxi-
mum possible de pièces uniquement parce qu'ils voulaient savoir quel niveau
de production ils pouvaient atteindre. Il s'agit ici de cas dans lesquels ils n'en
tiraient aucun profit supplémentaire. Inversement certains ouvriers se met-
tront juste avant de quitter le travail à tourner à sec, tout simplement, histoire
de brûler leurs outils. Quelquefois pourtant, il s'agit de se venger d'une crasse
faite un jour par l'ouvrier de l'équipe suivante.
L'ouvrier dans son travail se heurte sans arrêt à des contradictions. Bien
souvent, il pourra avoir l'envie de donner un coup de main à un ouvrier qui fait
68 SOCIALISME OU BARBARIE
13. On peut effectivement bien parler en Amérique d'un « système de l'ancienneté », parce que
c'est la seule manière dont les syndicats peuvent lutter contre les énormes et arbitraires fluc-
tuations de la demande de main-d'œuvre qui existent dans ce pays. Mais, inversement, le
rôle des syndicats dans la production capitaliste d'une part, et l'emprise bureaucratique des
syndicats sur les ouvriers d'autre part, se trouvent par cette pratique immensément accrus.
[Les notes de bas de page ont été introduites par le militant qui a traduit le texte dans la
revue. On remarquera quelques maladresses ou obscurités, qu'il nous a semblé inutile de
corriger]
LE MONDE DU TRAVAIL 69
14. En France, c'est tout simplement ce que l'on appelle « la perruque », qui a existé de tout
temps. Il est cependant à noter qu'ici les objets produits sont en général des objets utilitaires
(porte-bagages pour vélos, poussettes d'enfants, etc...), évidemment à usage personnel. Durant
1 occupation pourtant on a pu constater une véritable production pour la vente ou le troc.
70 SOCIALISME OU BARBARIE
pas qu'il existe un seul ouvrier qui, à un moment ou à un autre, n'ait pas tra-
vaillé à ces « commandes gouvernementales ». Il était devenu courant et même
normal de voir un ouvrier fabriquer quelque chose pour lui durant les heures
de travail. Des centaines de milliers d'ouvriers ont fait des bagues, des cadenas,
des outils, des bricoles. Si le contremaître ou un chef survenait et demandait :
« Qu'est-ce que vous êtes en train de faire ? » La réponse était : « commande gou-
vernementale ». Beaucoup de jolies choses furent ainsi faites et les ouvriers se
les montraient les uns les autres. Cette pratique se perpétua et il semble qu'elle
doive rester acquise. L'expression de « commande gouvernementale » s'applique
à tout travail que l'ouvrier peut faire pour son propre compte sur le temps de
la compagnie. Il semble pourtant que les ouvriers aujourd'hui ne font pas preuve
d'autant de patience qu'alors dans ce genre de travaux et qu'ils ont besoin de
quelque chose de plus que ce dérivatif.
Ce n'est pas seulement pour le savoir faire que l'ouvrier désire être capable
de faire beaucoup de choses. Un ouvrier parlera d'un autre en disant : celui-là,
il sait faire de tout. Il aimerait bien, lui aussi, en être capable, mais même cela
n'est pas suffisant. A l'heure du repas on entend souvent les ouvriers discuter
de la meilleure manière de faire un boulot, de la première à la dernière opéra-
tion. Ils parlent alors de la qualité de la matière qu'il convient d'utiliser, de
comment faire telle ou telle opération sur telle ou telle machine plutôt qu'une
autre, ainsi que des divers montages ou réglages. Mais jamais ils n'ont le pou-
voir de décider du comment et du pourquoi de la production. Cependant s'ils ne
peuvent pleinement utiliser les ressources de leur expérience, ils s'efforcent
tout au moins de les mettre à contribution le plus qu'ils le peuvent.
Pour assurer la production, de nombreux ouvriers mettent au point des pro-
cédés ingénieux. Certains changent les jeux de roues lorsque le contremaître
n'est pas dans les environs. D'autres fabriquent des outils spéciaux ou font des
montages particuliers sur leurs machines afin de se faciliter le travail. Ils gar-
dent pour eux ces améliorations afin que la compagnie n'en profite pas. Parfois
ils s'entraident, parfois ils ne le font pas.
L'autre jour mon voisin de machine imagina un système adroit permettant
d'améliorer le rendement de sa bécane. Il tint à me le montrer et à m'expliquer
ce qu'il avait fait. Il était satisfait de sa réussite et il était déçu que personne
d'autre ne puisse l'admirer.
Les conducteurs de machines fonctionnant par coupement du métal ont sou-
vent l'envie d'accélérer l'avancement et d'augmenter la profondeur des passes
pour voir jusqu'où ils peuvent aller. Cela se passe couramment sur les tours,
parallèles et verticaux, etc. Moi-même j'ai bien souvent fait de même. Bien que
l'on risque ainsi de casser quelque chose, les ouvriers qui le tentent cherchent
ce faisant à dominer complètement leur machine.
Étant donné que les ouvriers n'ont pas la possibilité de donner libre cours
à leur spontanéité créative à l'atelier, c'est en dehors de l'usine, chez eux, qu'ils
cherchent à la satisfaire. Nombreux sont les ouvriers qui cherchent à oublier la
tension de l'usine, durant leurs heures de loisir, en travaillant sur leur voiture.
Ils les nettoient et les astiquent, raccommodent les moteurs et les divers autres
L E MONDE DU TRAVAIL 71
organes mécaniques. Les ouvriers passent aussi leur temps à peindre et à répa-
rer leur maison.
Mais ici aussi ils sentent qu'il leur manque quelque chose. Il leur arrive
d'abandonner le travail entrepris durant des semaines entières parce qu'ils y
ont perdu tout intérêt et, à moins qu'ils ne s'y forcent, le travail demeure alors
inachevé. De nombreux ouvriers confient à leurs camarades d'atelier : « Lorsque
j'ai fini ma journée à l'usine c'est pour remettre ça que je rentre à la maison ».
Lorsqu'un ouvrier voit un nouveau modèle de machine il l'observe avec des
yeux de connaisseur. « Quelle bécane ! » s'exclame-t-il. Son appréciation n'est pas
fonction d'une évaluation monétaire, mais il en juge d'après ce qu'elle pourrait
donner sous sa conduite à lui.
LA COMMUNAUTÉ OUVRIÈRE
Après une journée passée dans la nouvelle usine, au milieu des ouvriers qu'il
retrouve, sa confiance en lui-même et en ses capacités renaît d'un seul coup.
Lorsqu'un malheur frappe un ouvrier mort dans sa famille, maladie ou
autre détresse personnelle, les ouvriers expriment leur compassion. Bien sou-
vent, les mots seuls ne suffisent pas à apporter une consolation ; aussi l'ouvrier
du rang cherche à manifester la part qu'il prend à ce malheur en aidant d'une
manière ou d'une autre son camarade endeuillé. Lorsqu'un malheur frappe un
ouvrier, il trouve un certain soulagement à l'usine, loin de la tristesse de la mai-
son.
COOPÉRATION
Un bon ouvrier aime toujours garder sa place propre. La rigidité des caté-
gories et les conflits qu'elle entraîne l'en empêche souvent15. Un jour, le sol, le
long des rangées de machines, était trempé d'huile. On avait répandu de la
sciure de bois pour l'absorber. Le résultat fut une sorte de gâchis épais et lourd
à la place de l'huile. Bien qu'il en soit presque toujours ainsi, ce jour-là, les
conducteurs allèrent chercher un balai et nettoyèrent autour de leurs machines.
Ensuite, le balai fut systématiquement passé de l'un à l'autre, le long des tra-
vées. La compagnie passe son temps à réclamer des hommes cet effort, mais il
est très rare qu'ils le fassent, malgré le fait qu'ils désirent beaucoup garder leur
place propre.
Un jour, la chaleur était telle que l'on aurait dit que les thermomètres
allaient éclater. On suffoque dans l'usine. La rangée supérieure des fenêtres
est fermée. La chaîne est cassée et n'a pas été réparée. D'un bout à l'autre de
l'usine, les ouvriers ne cessent pas de se plaindre aux contremaîtres. Pour une
raison ou une autre, ils sont incapables d'y remédier et les fenêtres restent fer-
mées. Personne ne pose de revendications officielles. Je cherche le délégué, mais
il n'est pas là. Je contacte alors un ouvrier et lui dis « Ouvrons donc nous-
mêmes ces putains de fenêtres ». Il répond « Allons-y ». Je fais la même pro-
position à quelques autres ouvriers qui acceptent. Deux d'entre nous montent
jusqu'à la fenêtre de la salle de douches qui donne sur le toit, pour examiner la
situation. Il se révèle qu'il est impossible de réparer les fenêtres par ce côté-là.
Nous redescendons et sommes forcés de retourner à nos machines. Il m'était tout
d'un coup devenu clair comme de l'eau de roche qu'une demi-douzaine d'ou-
vriers auraient immédiatement répondu à cet appel si on leur avait proposé
d'aller chercher une échelle nous-mêmes et de monter réparer les fenêtres. Les
ouvriers sont prêts à coopérer pour améliorer les conditions d'existence à l'usine.
CONCLUSIONS
15. L'auteur veut signifier, par là : soit ne peut, soit ne veut pas faire ce qui n'est pas de son
ressort.
L E M O N D E DU TRAVAIL 75
ment plus de travail sur une machine on met l'ouvrier sur une autre. J'ai l'oc-
casion d'en faire la constatation chaque jour à l'usine. Dans l'usine où je suis
actuellement, durant les deux premiers mois, j'ai conduit une perceuse, un tour,
une machine à fileter automatiquement, une presse. Pour deux de ces machines,
il s'agissait de ma première expérience.
Je me rappelle que pendant la guerre, c'était encore plus vrai. Un autre fait,
également révélé par la guerre, c'est la facilité avec laquelle les nouveaux venus
à la mécanique pouvaient se mettre au courant en un temps relativement court.
J'en eus la preuve dans le fait que durant les trois premières années de la
guerre, j'ai à moi seul formé quelque vingt ouvriers des plus disparates, blancs
et noirs, d'un âge variant entre 17 et 50 ans, à conduire des tours à fileter et à
charioter et des tours parallèles.
Il est clair que l'organisation moderne de la production elle-même développe
chez certaines couches d'ouvriers une multiplicité de capacités. Mais ce poly-
morphisme professionnel dans lequel l'ouvrier est dressé ne peut jamais déve-
lopper toutes ses potentialités de nos jours, dans le cadre de ce que sont actuel-
lement les usines.
L'ouvrier fait usage de ses cinq sens dans le travail quotidien à l'usine. Cha-
cun de ces sens est déformé et mutilé, Les terribles attaques d'un appareil de
production tyrannique, durant des années, poussent inlassablement les ouvriers
au renversement de cet appareil et à son remplacement par un système pro-
ductif qui permettra à l'ouvrier le plein épanouissement de l'usage de ses cinq
sens.
Dans le système moderne de production, l'ouvrier se trouve comme isolé sur
une île qui serait environnée d'une mer d'hommes et de machines. L'ouvrier est
dans un sens devenu tellement étranger à lui-même qu'il est aussi entièrement
coupé de ses camarades, il ne peut supporter le bruit que font les hommes dans
le restaurant express et se sent plus à l'aise seul devant sa machine. L'inquié-
tude dont l'ouvrier est la proie vient de ce qu'il est éternellement pris dans la
contradiction suivante donner libre cours à son désir de faire du bon travail
et de rester en pleine communion avec ses camarades de travail, et se trouver
dans l'obligation, un moment après, de faire le contraire.
Il existe un profond courant souterrain de révolte à l'usine qui, lentement
mais sûrement, est en train de grossir. L'animosité profonde des ouvriers est par-
tout visible. On peut la voir dans l'affaissement des épaules de l'ouvrier qui
déambule tout le long de l'usine d'une démarche pesante, dans la manière dont
un ouvrier va boire à une fontaine, se penchant avec lassitude pour rencontrer
le jeu de l'eau qui surgit ; on peut la voir aux environs de minuit dans les lèvres
serrées et les traits tirés de l'ouvrier de la seconde équipe. Quelle expression plus
profonde de tout cela pourrait-on donner que celle dont se servit l'ouvrier X...
s adressant à son contremaître Je croyais que Lincoln avait libéré les
esclaves ». Plus tard, en présence de quelques camarades d'atelier, il exprimait
lidée qu'il était temps que quelqu'un vienne et nous libère des machines. [...]
L'EXPÉRIENCE PROLÉTARIENNE
[Claude Lefort]
Éditorial (n° 11, novembre-décembre 1952, pages 6-16)
[...] S'il est donc vrai qu'aucune classe ne peut jamais être réduite à sa seule
fonction économique, qu'une description des rapports sociaux concrets au sein
de la bourgeoisie fait nécessairement partie de la compréhension de la nature
de cette classe, il est vrai encore que le prolétariat exige une approche spécifique
qui permette d'en atteindre le développement subjectif. Quelque réserve, en
effet, que cette épithète appelle, elle résume cependant mieux que toute autre
le trait dominant du prolétariat. Celui-ci est subjectif en ce sens que sa conduite
n'est pas la simple conséquence de ses conditions d'existence ou plus profon-
dément que ses conditions d'existence exigent de lui une constante lutte pour
être transformées, donc un constant dégagement de son sort immédiat et que
le progrès de cette lutte, l'élaboration du contenu idéologique que permet ce
dégagement composent une expérience au travers de laquelle la classe se consti-
tue.
En paraphrasant Marx une fois encore, on dira qu'il faut éviter avant tout
de fixer le prolétariat comme abstraction vis-à-vis de l'individu, ou encore qu'il
faut rechercher comment sa structure sociale sort continuellement du proces-
sus vital d'individus déterminés, car ce qui est vrai, selon Marx, de la société,
l'est a fortiori du prolétariat qui représente au stade historique actuel la force
éminemment sociale, le groupe producteur de la vie collective.
Force est cependant de reconnaître que ces indications que nous trouvons
chez Marx, cette orientation vers l'analyse concrète des rapports sociaux consti-
tutifs de la classe ouvrière n'ont pas été développées dans le mouvement
marxiste. La question à notre sens fondamentale - comment les hommes pla-
cés dans des conditions de travail industriel s'approprient-ils ce travail, nouent-
ils entre eux des rapports spécifiques, perçoivent-ils et construisent-ils prati-
quement leur relation avec le reste de la société, d'une façon singulière,
composent-ils une expérience en commun qui fait d'eux une force historique - ,
cette question n'a pas été directement abordée. On la délaisse ordinairement au
profit d'une conception plus abstraite dont l'objet est, par exemple, la Société
capitaliste - considérée dans sa généralité - et les forces qui la composent -
situées à distance sur un même plan. Ainsi pour Lénine, le prolétariat est-il
une entité dont le sens historique est une fois pour toutes établi et qui - à cette
restriction près qu'on est pour lui - est traité comme son adversaire, en fonc-
tion de ses caractères extérieurs ; un intérêt excessif est accordé à l'étude du
« rapport de forces » confondue avec celle de la lutte de classes elle-même, comme
si l'essentiel consistait à mesurer la pression qu'une des deux masses exerce sur
la masse opposée. Certes, il ne s'agit nullement, selon nous, de rejeter une ana-
lyse objective de la structure et des institutions de la société totale et de pré-
tendre par exemple qu'aucune connaissance vraie ne peut nous être donnée qui
ne soit celle que les prolétaires eux-mêmes puissent élaborer, qui ne soit liée à
un enracinement dans la classe. Cette théorie « ouvriériste » de la connaissance,
qui, soit dit en passant, réduirait à rien l'œuvre de Marx, doit être condamnée
au moins pour deux raisons, d'abord parce que toute connaissance prétend à l'ob-
jectivité (alors même qu'elle est consciente d'être psychologiquement et socia-
lement conditionnée), ensuite parce qu'il appartient à la nature même du pro-
létariat d'aspirer à un rôle pratiquement et idéologiquement universel, soit en
définitive de s'identifier avec la société totale. Mais il demeure que l'analyse
objective, même menée avec la plus grande rigueur, comme elle l'est par Marx
dans Le Capital, est incomplète parce qu'elle est contrainte de ne s'intéresser
qu'aux résultats de la vie sociale ou aux formes fixées dans lesquelles celle-ci
s'intègre (par exemple l'évolution des techniques ou de la concentration du capi-
tal) et à ignorer l'expérience humaine correspondant à ce processus matériel ou
tout au moins extérieur (par exemple le rapport qu'ont les hommes avec leur
travail à l'époque de la machine à vapeur et à l'époque de l'électricité, à l'époque
d'un capitalisme concurrentiel et à celle d'un monopolisme étatique). En un
sens, il n'y a aucun moyen de mettre à part les formes matérielles et l'expé-
rience des hommes, puisque celle-ci est déterminée par les conditions dans les-
quelles elle s'effectue et que ces conditions sont le résultat d'une évolution
sociale, le produit d'un travail humain ; pourtant d'un point de vue pratique,
c'est en définitive l'analyse objective qui se subordonne à l'analyse concrète car
ce ne sont pas les conditions mais les hommes qui sont révolutionnaires, et la
question dernière est de savoir comment ils s'approprient et transforment leur
situation.
Mais l'urgence et l'intérêt d'une analyse concrète s'impose aussi à nous d'un
autre point de vue. Nous tenant près de Marx, nous venons de souligner le rôle
de producteurs de la vie sociale des ouvriers. Il faut dire davantage, car cette
proposition pourrait s'appliquer d'une façon générale à toutes les classes qui ont
eu dans l'histoire la charge du travail. Or, le prolétariat est lié à son rôle de
producteur comme aucune classe ne l'a été dans le passé. Ceci tient à ce que la
société moderne industrielle ne peut être que partiellement comparée aux
autres formes de société qui l'ont précédée. Idée couramment exprimée aujour-
d'hui par de nombreux sociologues qui prétendent, par exemple, que les socié-
tés primitives du type le plus archaïque sont plus près de la société féodale
européenne du moyen âge que celle-ci ne l'est de la société capitaliste qui en est
issue, mais dont on n'a pas suffisamment montré l'importance en ce qui concerne
le rôle des classes et leur rapport. En fait, il y a bien dans toute société la double
relation de l'homme à l'homme et de l'homme à la chose qu'il transforme, mais
le second aspect de cette relation prend avec la production industrielle une nou-
velle importance. Il y a maintenant une sphère de la production régie par des
lois en une certaine mesure autonomes ; elle est bien sûr englobée dans la
sphère de la société totale puisque les rapports entre les classes sont en défi-
nitwe constitués au sein du processus de production ; mais elle ne s'y réduit pas,
car le développement de la technique, le processus de rationalisation qui carac-
térise l'évolution capitaliste depuis ses origines ont une portée qui dépasse le
cadre strict de la lutte des classes. Par exemple (c'est une constatation banale),
l'utilisation de la vapeur ou de l'électricité par l'industrie implique une série de
conséquences — soit un mode de division du travail, une distribution des entre-
prises - qui sont relativement indépendantes de la forme générale des rapports
sociaux. Certes, la rationalisation et le développement technique ne sont pas une
réalité en soi ; ils le sont si peu qu'on peut les interpréter comme une défense
du patronat constamment menacé dans son profit par la résistance du prolé-
tariat à l'exploitation. Il demeure que si les mobiles du Capital sont suffisants
pour en expliquer l'origine, ils ne permettent pas de rendre compte du contenu
du progrès technique. L'explication la plus profonde de cette apparente auto-
nomie de la logique du développement technique est que celui-ci n'est pas
l'œuvre de la seule direction capitaliste, qu'il est aussi l'expression du travail
prolétarien. L'action du prolétariat, en effet, n'a pas seulement la forme d'une
résistance (contraignant constamment le patronat à améliorer ses méthodes
d'exploitation), mais aussi celle d'une assimilation continue du progrès et davan-
tage encore d'une collaboration active à celui-ci. C'est parce que les ouvriers
sont capables de s'adapter au rythme et à la forme sans cesse en évolution de
la production que cette évolution peut se poursuivre ; plus profondément, c'est
en apportant eux-mêmes des réponses aux mille problèmes que pose la pro-
duction dans son détail, qu'ils rendent possible l'apparition de cette réponse
systématique explicite qu'on nomme l'invention technique. La rationalisation
qui s'opère au grand jour reprend à son compte, interprète, et intègre à une
perspective de classe, les innovations multiples, fragmentaires, dispersées et
anonymes des hommes qui sont engagés dans le processus concret de la pro-
duction.
Cette remarque est, de notre point de vue, capitale, parce qu'elle incite à
mettre l'accent sur l'expérience qui s'effectue au niveau des rapports de pro-
duction et sur la perception qu'en ont les ouvriers. Il ne s'agit pas, comme on le
voit, de séparer radicalement ce rapport social spécifique du rapport social tel
qu'il s'exprime au niveau de la société globale, mais seulement de reconnaître
sa spécificité. Ou, en d'autres termes, constatant que la structure industrielle
détermine de part en part la structure sociale, qu'elle a acquis une permanence
telle que toute société désormais - quel que soit son caractère de classe - doit
se modeler sur certains de ses traits, nous devons comprendre dans quelle situa-
tion elle met les hommes qui lui sont intégrés 'de toute nécessité, c'est-à-dire les
prolétaires.
En quoi pourrait donc consister une analyse concrète du prolétariat ? Nous
essaierons de le définir en énumérant différentes approches et en évaluant leur
intérêt respectif.
La première consisterait à décrire la situation économique dans laquelle se
trouve placée la classe et l'influence qu'a celle-ci sur sa structure; à la limite,
c'est toute l'analyse économique et sociale qui serait ici nécessaire, mais, en un
80 SOCIALISME OU BARBARIE
sens plus restreint, nous voulons parler des conditions de travail et des condi-
tions de vie de la classe - les modifications qui surviennent dans sa concen-
tration et sa différenciation, dans les méthodes d'exploitation, la productivité,
la durée du travail, les salaires et les possibilités d'emploi, etc... Cette approche
est la plus objective en ceci qu'elle s'attache à des caractéristiques apparentes
(et d'ailleurs essentielles) de la classe. Tout groupe social peut être étudié de
cette manière et tout individu peut se consacrer à une telle étude indépen-
damment d'une conviction révolutionnaire quelconque16 ; tout au plus peut-on
dire qu'une telle enquête est ou sera généralement inspirée par des mobiles
politiques puisqu'elle desservira nécessairement la classe exploiteuse, mais
dans sa méthode elle n'a rien de spécifiquement prolétarien. Une seconde
approche pourrait à l'inverse être qualifiée de typiquement subjective ; elle
viserait toutes les expressions de la conscience prolétarienne, ou ce qu'on entend
ordinairement par le terme d'idéologie. Par exemple, le marxisme primitif,
l'anarchisme, le réformisme, le bolchevisme, le stalinisme ont représenté des
moments de la conscience prolétarienne et il est très important de comprendre
le sens de leur succession ; pourquoi de larges couches de la classe se sont ras-
semblées à des stade historiques différents sous leur drapeau et comment ces
formes continuent à coexister dans la période actuelle, en d'autres termes qu'est-
ce que le prolétariat cherche à dire par leur intermédiaire. Une telle analyse des
idéologies, que nous ne présentons pas comme originale et dont on trouve de
nombreux exemples dans la littérature marxiste (par exemple chez Lénine, la
critique de l'anarchisme et du réformisme) pourrait cependant être poussée
assez loin dans la période présente où nous disposons d'un précieux recul qui
permet d'apprécier la transformation des doctrines, en dépit de leur continuité
formelle (celle des idées staliniennes entre 1928 et 1952 ou du réformisme
depuis un siècle). Mais quel que soit son intérêt, cette étude est aussi incomplète
et abstraite. D'une part, nous utilisons encore une approche extérieure qu'une
connaissance livresque (des programmes et des écrits des grands mouvements
intéressés) pourrait satisfaire et qui ne nous impose pas nécessairement une
perspective prolétarienne. D'autre part, nous laissons échapper à ce niveau ce
qui fait peut-être le plus important de l'expérience ouvrière. Nous ne nous inté-
ressons en effet qu'à l'expérience explicite, qu'à ce qui est exprimé, mis en forme
dans des programmes ou des articles sans nous préoccuper de savoir si les idées
sont un reflet exact des pensées ou des intentions réelles des couches ouvrières
qui ont paru s'en réclamer. Or, s'il y a toujours un écart entre ce qui est vécu et
ce qui est élaboré, transformé en thèse, cet écart a une ampleur particulière
dans le cas du prolétariat. C'est d'abord que celui-ci est une classe aliénée, non
pas seulement dominée, mais totalement exclue du pouvoir économique et par
là-même mise dans l'impossibilité de représenter un statut quelconque - ce qui
ne signifie pas que l'idéologie soit sans relation avec son expérience de classe,
mais qu'en devenant un système de pensées, elle suppose une rupture avec
16. Qu'on pense par exemple au livre de G. Duveau La Vie Ouvrière en France sous le Second
Empire.
cette expérience et une anticipation qui permet à des facteurs non prolétariens
d'exercer leur influence. Nous retrouvons sur ce point une différence essentielle
entre le prolétariat et la bourgeoisie à laquelle nous avons déjà fait allusion.
Pour celle-ci, la théorie du libéralisme, à une époque donnée par exemple, a
eu le sens d'une simple idéalisation ou rationalisation de ses intérêts ; les pro-
grammes de ses partis politiques en général expriment le statut de certaines
de ses couches ; pour le prolétariat, le bolchevisme, s'il représentait en une cer-
taine mesure une rationalisation de la condition ouvrière, était aussi une inter-
prétation opérée par une fraction de l'avant-garde associée à une intelligentsia
relativement séparée de la classe. En d'autres termes, il y a deux raisons à la
déformation de l'expression ouvrière : le fait qu'elle est l'œuvre d'une minorité
qui est extérieure à la vie réelle de la classe ou contrainte d'adopter une posi-
tion d'extériorité à son égard et le fait qu'elle est utopie (ce terme n'étant nul-
lement pris dans son acception péjorative), c'est-à-dire projet d'établir une situa-
tion dont le présent ne contient pas toutes les prémisses. Certes, les idéologies
du mouvement ouvrier représentent bien celui-ci sous un certain rapport puis-
qu'il les reconnaît pour siennes, mais elles le représentent sous une forme déri-
vée.
La troisième approche serait plus spécifiquement historique ; elle consiste-
rait à rechercher une continuité dans les grandes manifestations de la classe
depuis son avènement, à établir que les révolutions, ou plus généralement les
diverses formes de résistance ou d'organisation ouvrières (associations, syndi-
cats, partis, comités de grève ou de lutte) sont les moments d'une expérience pro-
gressive et à montrer comment cette expérience est liée à l'évolution des formes
économiques et politiques de la société capitaliste.
C'est enfin la quatrième approche que nous jugeons la plus concrète ; au
lieu d'examiner de l'extérieur la situation et le développement du prolétariat,
on chercherait à restituer de l'intérieur son attitude en face de son travail et de
la société et à montrer comment se manifestent dans sa vie quotidienne ses
capacités d'invention ou son pouvoir d'organisation sociale.
Avant toute réflexion explicite, toute interprétation de leur sort ou de leur
rôle, les ouvriers ont un comportement spontané en face du travail industriel,
de l'exploitation, de l'organisation de la production, de la vie sociale à l'inté-
rieur et en dehors de l'usine et c'est, de toute évidence, dans ce comportement
que se manifeste le plus complètement leur personnalité. A ce niveau les dis-
tinctions du subjectif et de l'objectif perdent leur sens : ce comportement contient
éminemment les idéologies qui en constituent en une certaine mesure la ratio-
nalisation, comme il suppose les conditions économiques dont il réalise lui-
même l'intégration ou l'élaboration permanente.
Une telle approche n'a guère été, nous l'avons dit, utilisée jusqu'à mainte-
nant ; sans doute, trouve-t-on dans l'analyse de la classe ouvrière anglaise au
XIXe siècle que présente Le Capital des renseignements qui pourraient la ser-
vir, cependant la préoccupation essentielle de Marx consiste à décrire les condi-
tions de travail et de vie des ouvriers ; il s'en tient donc à la première approche
que nous mentionnions. Or, depuis Marx, nous ne pourrions citer que des docu-
82 SOCIALISME OU BARBARIE
a) La relation de l'ouvrier à son travail (sa fonction dans l'usine, son savoir
technique, sa connaissance du processus de production - sait-il par exemple
d'où vient et où va la pièce qu'il travaille - son expérience professionnelle - a-
t-il travaillé dans d'autres usines, sur d'autres machines, dans d'autres branches
de production ? etc... ; son intérêt pour la production - quelle est sa part d'ini-
tiative dans son travail, a-t-il une curiosité pour la technique ? A-t-il sponta-
nément l'idée de transformations qui devraient être apportées à la structure de
la production, au rythme du travail, au cadre et aux conditions de vie dans
l'usine ? A-t-il en général une attitude critique à l'égard des méthodes de ratio-
nalisation du patronat ; comment accueille-t-il les tentatives de modernisa-
tion ?)
b) Les rapports avec les autres ouvriers et les éléments des autres couches
sociales au sein de l'entreprise (différence d'attitudes à l'égard des autres
ouvriers, de la maîtrise, des employés, des ingénieurs, de la direction) ; concep-
tion de la division du travail. Que représente la hiérarchie des fonctions et celle
des salaires ? Préférerait-il faire une partie de son travail sur machine et l'autre
dans des bureaux ? S'est-il accommodé du rôle de simple exécutant ? Consi-
dère-t-il la structure sociale à l'intérieur de l'usine comme nécessaire ou en tout
cas « allant de soi » ? Existe-t-il des tendances à la coopération, à la compéti-
17." L'ouvrier américain " publié par Socialisme ou Barbarie, n" 1, Témoignage, Les Temps
Modernes, juillet 1952
84 SOCIALISME O U BARBARIE
Quel que soit l'intérêt de ces questions, on peut à juste titre s'interroger sur
la portée de témoignages individuels. Nous savons bien que nous ne pourrons
en obtenir qu'un nombre très restreint : de quel droit généraliser ? Un témoi-
gnage est par définition singulier - celui d'un ouvrier de 20 ans ou de 50, tra-
vaillant dans une petite entreprise ou dans un grand trust, militant évolué,
jouissant d'une forte expérience syndicale et politique, ayant des opinions arrê-
tées ou dépourvu de toute formation et de toute expérience particulière - com-
ment, sans artifice, tenir pour rien ces différences de situation et tirer de récits
si différemment motivés un enseignement de portée universelle ? La critique
est sur ce point largement justifiée et il paraît évident que les résultats qu'il
serait possible d'obtenir seront nécessairement de caractère limité. Toutefois il
serait également artificiel de dénier pour autant tout intérêt aux témoignages.
C'est d'abord que les différences individuelles, si importantes soient-elles ne
jouent qu au sein d'un cadre unique, qui est celui de la situation prolétarienne
et que c est celle-ci que nous visons au travers des récits singuliers beaucoup
plus que la spécificité de telle vie. Deux ouvriers placés dans des conditions
très différentes ont ceci de commun qu'ils sont soumis l'un et l'autre à une forme
de travail et d'exploitation qui est pour l'essentiel la même et qui absorbe pour
les trois quarts leur existence personnelle. Leurs salaires peuvent présenter
un écart sensible, leurs conditions de logement, leur vie familiale n'être pas
comparables, il demeure que leur rôle de producteurs, de manieurs de machines
et leur aliénation est profondément identique. En fait, tous les ouvriers savent
cela ; c'est ce qui leur donne des rapports de familiarité et de complicité sociale
(alors qu'ils ne se connaissent pas) visibles au premier coup d'oeil pour un bour-
geois qui pénètre dans un quartier prolétarien. Il n'est donc pas absurde de
chercher sur des exemples particuliers des traits qui ont une signification géné-
rale, puisque ces cas ont suffisamment de ressemblances pour se distinguer
ensemble de tous les cas concernant d'autres couches de la société. A quoi il
faut ajouter que la méthode du témoignage serait bien davantage critiquable
si elle visait à recueillir et à analyser des opinions car celles-ci offrent néces-
sairement une large diversité, mais, nous l'avons dit, ce sont les attitudes
ouvrières qui nous intéressent, quelquefois, certes, exprimées dans des opi-
nions, mais souvent aussi défigurées par elles et en tout cas plus profondes et
nécessairement plus simples que celles-ci qui en procèdent ; ainsi serait-ce une
gageure manifeste de vouloir induire à partir de quelques témoignages indivi-
duels les opinions du prolétariat sur l'U.R.S.S. ou même sur une question aussi
précise que celle de l'éventail des salaires, mais nous paraît-il beaucoup plus
facile de percevoir les attitudes à l'égard du bureaucrate spontanément adop-
tées au sein du processus de production. Enfin, il convient de remarquer qu'au-
cun autre mode de connaissance ne pourrait nous permettre de répondre aux
problèmes que nous avons posés. Disposerions-nous d'un vaste appareil d'in-
vestigation statistique (en l'occurrence de très nombreux camarades ouvriers
susceptibles de poser des milliers de questions dans les usines, puisque nous
avons déjà condamné toute enquête effectuée par des éléments extérieurs à la
classe), cet appareil ne nous servirait de rien, car des réponses recueillies auprès
d'individus anonymes et qui ne pourraient être mises en corrélation que d'une
manière quantitative seraient dépourvues d'intérêt. C'est seulement rattachées
a un individu concret que des réponses se renvoyant les unes aux autres, se
confirmant ou se démentant peuvent dégager un sens, évoquer une expérience
ou un système de vie et de pensée qui peut être interprété. Pour toutes ces rai-
sons, les récits individuels sont d'une valeur irremplaçable.
Ceci ne signifie pas que, par ce biais, nous prétendions définir ce que le pro-
létariat est dans sa réalité, une fois rejetées toutes les représentations qu'il se
fait de sa condition quand il s'aperçoit à travers le prisme déformant de la
société bourgeoise ou des partis qui prétendent l'exprimer. Un témoignage d'ou-
vner, si significatif, si symbolique et si spontané soit-il demeure cependant
déterminé par la situation du témoin. Nous ne faisons pas ici allusion à la défor-
mation qui peut provenir de l'interprétation de l'individu mais à celle que le
témoignage impose nécessairement à son auteur. Raconter n'est pas agir et
suppose même une rupture avec l'action qui en transforme le sens ; faire par
exemple le récit d'une grève est tout autre chose qu'y participer, ne serait-ce que
86 SOCIALISME OU BARBARIE
parce qu'on en connaît alors l'issue, que le simple recul de la réflexion permet
de juger ce qui, sur l'instant, n'avait pas encore fixé son sens. En fait c'est bien
plus qu'un simple écart d'opinion qui apparaît dans ce cas, c'est un changement
d'attitude ; c'est-à-dire une transformation dans la manière de réagir aux situa-
tions dans lesquelles on se trouve placé. A quoi il s'ajoute que le récit met l'in-
dividu dans une position d'isolement qui ne lui est pas non plus naturelle. C'est
solidairement avec d'autres hommes qui participent à la même expérience que
lui, qu'un ouvrier agit ordinairement ; sans parler même de la lutte sociale
ouverte, celle qu'il mène d'une manière cachée mais permanente au sein du
processus de production pour résister à l'exploitation, il la partage avec ses
camarades ; ses attitudes les plus caractéristiques, vis-à-vis de son travail ou
des autres couches sociales il ne les trouve pas en lui comme le bourgeois ou le
bureaucrate qui se voit dicter sa conduite par ses intérêts d'individu, il en par-
ticipe plutôt comme de réponses collectives.
La critique d'un témoignage doit précisément permettre d'apercevoir dans
l'attitude individuelle ce qui implique la conduite du groupe, mais, en dernière
analyse l'une et l'autre ne se recouvrent pas et le témoignage ne nous procure
qu'une connaissance incomplète. Enfin, et cette dernière critique rejoint par-
tiellement la première en l'approfondissant, on doit mettre en évidence le
contexte historique dans lequel ces témoignages sont publiés ; ce n'est pas d'un
prolétaire éternel qu'ils témoignent mais d'un certain type d'ouvrier occupant
une position définie dans l'histoire, situé dans une période qui voit le reflux des
forces ouvrières dans le monde entier, la lutte entre deux forces de la société
d'exploitation réduire peu à peu au silence toutes les autres manifestations
sociales et tendre à se développer en un conflit ouvert et en une unification
bureaucratique du monde. L'attitude du prolétariat, même cette attitude essen-
tielle que nous recherchons et qui en une certaine mesure dépasse une conjonc-
ture particulière de l'histoire, n'est toutefois pas identique selon que la classe
travaille avec la perspective d'une émancipation proche ou qu'elle est condam-
née momentanément à contempler des horizons bouchés et à garder un silence
historique.
C'est assez dire que cette approche qualifiée par nous de concrète est encore
abstraite à bien des égards, puisque trois aspects du prolétariat (pratique, col-
lectif, historique) ne se trouvent abordés qu'indirectement et sont donc défigu-
rés. En fait le prolétariat concret n'est pas objet de connaissance ; il travaille,
lutte, se transforme ; on ne peut en définitive le rejoindre théoriquement mais
seulement pratiquement en participant à son histoire. Mais cette dernière
remarque est elle-même abstraite car elle ne tient pas compte du rôle de la
connaissance dans cette histoire même, qui en est une partie intégrante comme
le travail et la lutte. C'est un fait aussi manifeste que d'autres que les ouvriers
s'interrogent sur leur condition, et la possibilité de la transformer. On ne peut
donc que multiplier les perspectives théoriques, nécessairement abstraites,
même quand elles sont réunies, et postuler que tous les progrès de clarifica-
tion de l'expérience ouvrière font mûrir cette expérience. Ce n'était donc pas par
une clause de style que nous disions des quatre approches - successivement
L E M O N D E DU TRAVAIL 87
Il est difficile d'avoir une vue d'ensemble des choses dans notre société. C'est
encore plus difficile pour un ouvrier à qui l'organisation du monde reste cachée
comme une chose mystérieuse obéissant à des lois magiques et inconnues de lui.
L'ouvrier ne perçoit d'abord les choses que dans son cadre bien étroit ; il doit se
battre pour voir plus loin. Notre horizon se trouve limité à la parcelle de tra-
vail que l'on nous demande et nous impose. A côté nous ne savons plus ce qu'il
y a. Notre travail, nous ne savons plus ce qu'il devient ; il est lancé dans la
machine de l'organisation ; nous l'avons fait, nous ne le verrons plus, à moins
qu'un hasard nous le fasse rencontrer et alors le plus souvent ce sera la surprise,
l'étonnement ou la déception de constater que ce que nous avons fait sert à
quelque chose ou est complètement inutile. Nous ne devons rien savoir et l'or-
ganisation du monde semble être l'organisation de notre ignorance. Toutes nos
rancœurs devant notre cloisonnement éclatent à tout instant. L'ouvrier se plaint
six jours par semaine à ses camarades en ne pensant qu'au jour où la société
le libérera de sa tâche fastidieuse et abrutissante. Mais ces rancœurs n'inté-
ressent personne en dehors de nous. Nous sommes des hommes libres, nous
avons le droit de vote et celui de nous exprimer sur les problèmes généraux du
monde, mais on refuse d'entendre notre voix sur ce que nous faisons tous les
jours, sur la partie de l'univers qui est la nôtre. Nous savons par expérience
que notre bulletin de vote ne change en rien cet univers. Nous exprimer, nous
le pouvons, mais cette expression reste limitée à nos camarades. Nous sommes
seuls. Personne ne se soucie de nous, de ces rancœurs et on tend à nous démon-
trer que ces soucis sont étrangers aux problèmes généraux de la politique.
La classe ouvrière a ses taudis, ses bas salaires et tout le lot de misère qui
en découle, tout ce qui apitoie la littérature, les touristes et les organisations
syndicales, mais il y a une autre misère sur laquelle pèse un énorme silence,
c'est la misère qui émane de son rôle dans le travail.
Les journaux syndicaux, pour s'opposer au patronat, s'appuient sur les
« salaires de misère », sur les « cadences infernales », sur les « normes inhu-
maines ». Cela ne met pas en cause la société capitaliste, le système n'est pas
attaqué, la soupape de sûreté peut jouer : si la classe ouvrière menace, il suffit
d'augmenter les salaires et de diminuer les normes et les cadences. Voilà l'har-
monie du monde réalisée. La lutte entre les patrons et les syndicats se fera
autour de l'évaluation de cette misère. Pour les uns comme pour les autres, le
mensonge deviendra la base de l'argumentation.
C'est ainsi que l'on peut voir dans La Vie Ouvrière des images représentant
l'ouvrier français affamé, devant un morceau de pain inaccessible, tandis que
L E M O N D E DU TRAVAIL 89
les journaux bourgeois tireront les conclusions les plus optimistes du nombre
de voitures et de postes de télévision que la classe ouvrière possède. Les syn-
dicats reprochent aux patrons de faire des superbénéfices, « d'y aller un peu
fort ».
Les patrons répondent que les ouvriers ont plus de richesses qu'il y a 50
ans. De cette controverse est née la codification de la consommation de l'ou-
vrier, le « minimum vital ». Les syndicats tendent à prouver qu'il est de l'inté-
rêt du patron de bien alimenter la classe ouvrière.
L'ouvrier, comme consommateur, est maintenu à son rang de machine, il a
les mêmes besoins que cette dernière: alimentation, entretien, repos. C'est sur
cette base essentiellement bourgeoise que se place le syndicat. Il discute avec
le patron en adoptant ses critères. Sur ce terrain, des discussions interminables
peuvent s'ouvrir pour savoir si le repos et l'alimentation de l'ouvrier sont suf-
fisants; pour cela on mettra à contribution les techniciens de la machine
humaine, médecins, psychologues, neurologues, etc.... Les syndicats pourraient
ainsi polémiquer pendant des mois pour faire admettre au patronat et au gou-
vernement que l'on doit remplacer la balle de tennis par le ballon de foot-ball
dans les 213 articles du minimum vital. L'ouvrier n'en reste pas moins la chose
de la société, il est devenu la machine aux 213 articles.
L'ouvrier a beau manger des biftecks, et même avoir la télévision et son
automobile, il reste dans la société une machine productive et rien de plus et
c'est là sa grande misère ; elle se manifeste en moyenne 48 heures par semaine.
Il serait faux de croire que l'aliénation cesse dès qu'il a franchi les murs de
l'usine. Nous nous bornerons cependant ici à décrire ce qui se passe à l'inté-
rieur de ces murs et, là, nous abandonnerons l'idée que l'homme est une mar-
chandise. Nous n'évaluerons pas sa misère et sa souffrance au nombre de pièces
et de mouvements qu'il fait dans une heure ou une journée de travail, ni au
salaire qu'il touche dans la quinzaine, nous nous baserons sur le simple fait
qu'il est un homme avec toutes les conséquences que cela implique.
Sa lutte, c'est la revendication permanente de ce droit d'être reconnu comme
tel et c'est cela qui au départ est contesté par tout le système social.
Est-ce la rançon inévitable du progrès et de la société moderne, comme veu-
lent nous le faire croire aussi bien les défenseurs que les détracteurs de ce soi-
disant progrès ?
C'est à cette question que nous voulons répondre le plus concrètement pos-
sible ; c'est pourquoi nous éviterons de présenter une image générale de la vie
des ouvriers en usine. Les lignes qui vont suivre sont la description d'un ate-
lier bien particulier, des contradictions de son organisation, de la réaction des
ouvriers et enfin des solutions qu'une société socialiste peut apporter. Dans une
prochaine étude nous nous proposons d'aborder un autre secteur bien plus com-
plexe, le secteur du travail à la chaîne. Pour l'instant, il s'agit d'un atelier d'ou-
tillage des usines Renault qui groupe des ouvriers qualifiés, c'est-à-dire des
ouvriers qui ont appris un métier et qui jouissent d'une certaine autonomie et
de certains privilèges. C'est ce que l'on nomme habituellement « l'aristocratie
ouvrière ». Cette autonomie est toutefois contrebalancée par les efforts de ratio-
\
90 SOCIALISME OU BARBARIE
Pour les raisons que nous avons indiquées plus haut, il est difficile de don-
ner une vue générale de l'organisation de l'usine. Il y a, bien sûr, les schémas
d'organisation qui sont à la disposition du public et que publie le Bulletin Men-
suel Renault. Mais quel est le rapport entre ces schémas et la réalité, entre le
plan de la Direction et l'accomplissement de ce plan par les différents services
et par les travailleurs ? Pour répondre d'une façon aussi globale à cette ques-
tion, il faudrait supposer qu'une personne puisse connaître en détail tous les
rouages de cette organisation. C'est justement cette possibilité que nous nions.
Bien sûr, les « managers »18 de l'usine connaissent par cœur le schéma de cette
organisation, mais leur connaissance n'est que théorique.
La majeure partie de la réalité de la production leur est inaccessible, cachée
par la petite maîtrise, par les ouvriers et par les techniciens, du simple fait que
les « managers » ne sont pas seulement des gens qui doivent coordonner, mais
aussi des gens qui commandent et exercent une coercition. Cette coercition,
arme redoutable qui menace chacun, à des degrés différents, est un phénomène
qui paralyse toute la hiérarchie de cette organisation et qui rend les subor-
donnés aussi méfiants vis-à-vis de leurs supérieurs que l'enfant vis-à-vis de
l'adulte.
La seule façon d'avoir une vue globale de l'industrie serait d'obtenir un
témoignage de ceux qui participent à cette industrie et surtout de ceux qui réa-
lisent ces schémas, bien plus que de ceux qui les conçoivent.
Cet article est fait seulement par un ouvrier. C'est pourquoi il ne donnera
qu'une vue partielle et c'est pour cette raison aussi que la prétention de l'article
n'est pas de répondre à tous les problèmes de l'organisation de l'usine, mais à
ceux qui touchent le secteur de certains ouvriers qualifiés : les outilleurs.
LA RÉPARTITION RATIONNELLE
18. La direction, les cadres et la maîtrise, excepté toutefois la maîtrise subalterne, chefs
d'équipe et contremaîtres.
tant à notre échelle, il nous est difficile de parler de rationalité, ce que nous
percevons est la négation même de tout plan organisé, en d'autres termes c'est
ce que nous appelons « le bordel ».
La rationalisation de la main-d'œuvre
le passage d'un essai, et les essais ne sont pas fonction, comme nous le verrons,
de sa volonté, mais surtout du nombre de places disponibles.
L'essai
Tout d'abord il est difficile de donner les raisons pour lesquelles certaines
demandes d'essai sont acceptées, d'autres refusées, explicitement ou implicite-
ment. C'est une loi qui doit obéir à un certain nombre de facteurs qui nous sont
étrangers, et que seuls la maîtrise ou le bureau d'embauche sont susceptibles
de connaître. Une chose est sûre, c'est que l'acceptation des demandes d'essai
est indépendante de la capacité de l'ouvrier à faire le travail de la catégorie
professionnelle qu'il sollicite. De plus la difficulté des essais est sans commune
mesure avec le travail que le compagnon devra effectuer par la suite. Ceci fait
hésiter l'ouvrier à demander le passage de l'essai. Il sait qu'il est capable de
faire le même travail que son voisin, mais il doute de réussir un essai dont les
cotes et le temps exigés sont extrêmement difficiles à réaliser. Il y a des ouvriers
qui doivent recommencer plus de 6 fois leur essai (ce qui leur demande plu-
sieurs années) pour passer à une catégorie supérieure, et cela bien qu'ils fas-
sent le travail de cette catégorie depuis longtemps.
Mais la réussite de l'essai ne dépend pas seulement de la qualité de l'essai
lui-même, il dépend d'autres facteurs bien plus importants. Il dépend de l'ap-
préciation du chef d'atelier, ce que les ouvriers nomment communément « la
cote d'amour » et qui elle, dépend le plus souvent des relations de l'ouvrier avec
la maîtrise. Il dépend du « coup de téléphone » qui est l'appui d'une personne
influente de l'usine. Il dépend de l'appui d'un syndicat influent de l'usine, comme
le sont actuellement F.O. ou le S.I.R.
L E M O N D E DU TRAVAIL 93
L'ouvrier qui est rentré à l'usine tout de suite après la guerre a eu des pos-
sibilités bien plus grandes qu'aujourd'hui. L'usine avait besoin d'ouvriers qua-
lifiés pour mettre les chaînes en route. Elle en a créé de toutes pièces. Beaucoup
d'O.S. sont devenus professionnels. Les essais étaient moins difficiles ; ils étaient
passés dans l'atelier de l'ouvrier et sur sa machine. Tout le monde (ses cama-
rades et la maîtrise) était prêt à lui donner un conseil ou à l'aider s'il se trou-
vait en difficulté. Il arrivait ainsi que l'essai soit le produit de la collaboration
de tout l'atelier. Dans certains cas même, s'il était jugé trop difficile, ou pour plus
de sûreté, c'était le meilleur ouvrier du coin qui l'effectuait. Un tel essai qui
paraissait avoir enfreint les règlements, était en réalité un essai qui corres-
pondait beaucoup plus justement au mode de travail effectué couramment.
Beaucoup d'O.S. devinrent des ouvriers qualifiés, quelques qualifiés passèrent
sans trop de difficultés dans la maîtrise. Les possibilités de promotion à l'inté-
rieur de la maîtrise furent aussi facilitées. Depuis plusieurs années, ces possi-
bilités se sont réduites au point qu'un O.S. a peu de chances de passer profes-
sionnel et qu'un professionnel, à moins d'une chance exceptionnelle, ne passera
jamais dans la maîtrise ou ne deviendra jamais technicien.
Malgré cette anarchie dans la répartition de la main-d'œuvre l'atelier
marche. L'O.S. qui fait un travail de P2 se débrouille, l'ajusteur à qui l'on donne
une machine nouvelle se débrouille, il apprend son métier. On verra par la suite
que ce débrouillage n'a rien à voir avec le débrouillage individuel. L'ouvrier ne
peut apprendre son métier ou faire un métier qu'il ne connaît pas, que parce
qu'il vit dans une collectivité, parce que ses camarades lui enseignent et lui
communiquent leur expérience et leur technique. Sans cet apport des autres
ouvriers l'irrationalité de l'utilisation de la main-d'œuvre entraînerait des catas-
trophes dans la production. En un mot, si les ouvriers n'accomplissaient pas, en
plus de leur travail, ce rôle de moniteurs d'école d'apprentissage pour lequel
ils ne sont pas payés, il serait impossible à la Direction d'obtenir une aussi
grande mobilité et une aussi parfaite adaptation des ouvriers.
jouent un rôle primordial dans la production. Chaque geste est jugé, au point
que si un ouvrier reste à bavarder amicalement plus de dix minutes avec son
contremaître, il court le risque de se faire siffler et traiter de fayot.
Nous réussissons tous à nous laver les mains avant l'heure ; nous sommes
arrivés à ce résultat progressivement. Bien que la maîtrise exerce une pres-
sion en sens inverse, à partir du moment où cette habitude a été introduite, il
est devenu presque impossible de la faire cesser. La pression collective est trop
forte. Tout le monde se lave les mains avant l'heure, et pourtant c'est interdit,
mais si l'un de nous refuse de commettre cette infraction, il sera désapprouvé
par l'ensemble des ouvriers. Les désapprobations de ce genre ont une portée si
grande qu'il n'y a pas d'exception dans ce domaine. La promotion ouvrière par
voie de fayotage est donc considérablement freinée par cette morale tacite. Mais
dès que nous passons à l'échelon supérieur, c'est-à-dire dans les rangs de la
maîtrise, cette moralité s'évanouit subitement. Il n'y a plus de morale collective
dans les fonctions de coercition. On parvient dans le camp de la maîtrise parce
que l'on possède des qualités de « chef », de « dirigeant », c'est-à-dire ce que l'on
appelle dans notre langue des qualités de « garde-chiourme ». Le choix des orga-
nisateurs obéit à cette loi. Ce sont les plus dévoués à la direction qui sont choi-
sis. Ce sont ceux qui sont le plus capables de s'opposer à cette morale collective
des ouvriers, ceux qui doivent s'opposer à toutes les infractions au règlement.
Mais là aussi, ce choix est tout à fait interprétatif et arbitraire. Il y a un essai
qui sert de barrière entre les différentes catégories d'ouvriers, et on a vu que cet
essai était surtout symbolique. Dans le cas de la maîtrise, cet essai, qui s'appelle
« la commission », est encore beaucoup plus symbolique. Après avoir passé la
commission, seuls seront admis dans les différentes catégories de la maîtrise
ceux qui auront fait preuve des qualités indispensables à cette fonction. Mais
cela ne suffira pas, il faudra aussi faire partie des coteries, avoir du piston. Ici,
l a course à la promotion ne rencontre plus les barrières de la moralité collec-
tive que nous avons trouvées chez les ouvriers. C'est la loi effrénée de la concur-
rence qui joue, et qui surpasse toutes les autres lois. Pour grimper les échelons
hiérarchiques, il ne faut pas seulement avoir passé la commission, il ne faut
pas seulement être bien noté par la Direction, ne pas avoir de grève à son actif,
il ne faut pas seulement avoir du piston, car le piston est aussi une chose qui
se généralise, il faut aussi avoir le meilleur piston et, chose inévitable comme
aux courses ou plutôt aux stock-cars, il faut éliminer les concurrents dange-
reux. Ici l'élimination des concurrents ne se fait pas par la violence. La seule
arme c'est le mouchardage et le dénigrement. Ces lois sélectives des organisa-
teurs, qui ne figurent sur aucun manuel jouent, pourtant, un rôle considérable
dans la rationalisation de la production elle-même.
Cette espèce de concurrence entre les organisateurs provoque-t-elle l'ému-
lation ? Certainement pas. Les organisateurs, dont le seul contrôle vient d'en
haut, pratiquent à leur échelle le même système que nous, le débrouillage, mais
ce débrouillage-là n'a rien de collectif, il est individuel et impitoyable. Le
débrouillage, la concurrence, la responsabilité limitée vis-à-vis de la Direction,
aucun contrôle de la part des ouvriers ; tout cela provoque une sorte d'anar-
LE MONDE DU TRAVAIL 95
chie dont nous ne percevons à notre niveau que les conséquences. L'énuméra-
tion de ces conséquences pourrait à elle seule remplir des volumes.
- Pourquoi avons-nous le mauvais boulot ?
- Parce que nos chefs ne savent pas se débrouiller.
Etc., etc.
Le chef d'atelier, les contremaîtres essaieront de se débrouiller pour que
l'atelier marche bien. Ils se débrouilleront aux dépens des autres ateliers. La
vision générale de l'intérêt de toute l'usine n'existe pas à l'échelle du chef d'ate-
lier. On ne peut dire où elle commence. Existe-t-elle seulement ? L'usine n'est
à personne si elle n'est pas aux ouvriers. Elle n'est pas la propriété de la maî-
trise, qui n'a que des parcelles de responsabilité. Tous ces « managers » ne sont
que des capitaines, souvent des petits despotes, parfois de braves types obsédés
par leur propre situation, qui se tiennent en équilibre sur cet échafaudage hié-
rarchique et sont tourmentés par une seule idée : rester à leur poste, au besoin
aller plus haut, mais au-delà, RIEN.
LA FONCTION DE L'OUVRIER
Dans l'atelier tout est organisé pour que l'ouvrier ait le moins de contact
possible avec ses camarades, l'ouvrier doit rester à sa machine et on fait tout
pour qu'il y reste, pour que son temps rapporte, car l'ouvrier, en dehors de sa
machine est censé ne pas produire et, ce qui est plus grave, ne pas produire de
profit pour l'usine. Aussi va-t-on jusqu'à considérer que, lorsque nous serrons
la main à un de nos camarades, nous enfreignons la loi sacrée de l'usine : nous
sommes dans une collectivité de production, mais on tend continuellement à
nous isoler par tout un système de surveillance très complexe, comme si nous
étions, chacun de nous, un artisan isolé. Nous avons des dessinateurs qui ont
dessiné les pièces que nous avons à faire, des techniciens qui ont indiqué la
succession des opérations d'usinage à effectuer, et qui les ont réparties aux dif-
férents types de machines-outils, nous avons un magasin, qui doit nous procu-
rer l'outillage dont nous avons besoin, au-dessus de nous nous avons les chefs
d'équipe, contremaîtres, chefs d'atelier, qui doivent nous procurer du travail et
nous surveiller ; au-dessous de nous nous avons des convoyeurs qui doivent
nous apporter les pièces à usiner. Nous avons des contrôleurs qui vérifient notre
travail et parfois des supercontrôleurs qui notent tous les quarts d'heure si
notre machine fonctionne, des chronométreurs qui nous allouent des temps,
des agents de sécurité qui veillent à la protection de notre corps ; nous avons
enfin des délégués syndicaux qui prétendent s'occuper de nos intérêts. Tous,
jusqu'au balayeur qui vient nettoyer notre place, tous s'occupent de nous, pour
96 SOCIALISME OU BARBARIE
que nous n'ayons qu'une chose à faire : faire marcher la machine et ne pas nous
occuper du reste.
19. Lorsqu'un ouvrier réclame du travail à son chef d'équipe, il reçoit un carton de commande
derrière lequel est collé le dessin de la pièce à usiner. Sur ce carton, est inscrite toute la suc-
cession des opérations à effectuer, depuis la fonderie ou le tronçonnage du métal, jusqu'au
montage de la pièce sur son ensemble mécanique. La gamme du carton est donc l'inscription
des opérations successives, qui sont suivies des temps alloués pour l'usinage, du numéro de
l'atelier où se fera cet usinage, et du nom de l'ouvrier qui l'effectuera.
20. Le chef d'équipe gagne environ de 10 à 20.000 francs de plus qu'un compagnon ; en prin-
cipe, il ne travaille pas manuellement. Son bureau se trouve au milieu des machines. Il n'a
pas de cage vitrée, sa vie est pratiquement liée à celle des compagnons, sa véritable fonction
est celle d'agent de transmission entre les ouvriers et les autres services de l'usine. Mais il
arrive bien souvent que les ouvriers se passent de cet intermédiaire par souci d'efficacité ou
de rapidité. Il a aussi la fonction de surveillance et de contrôle, mais, pratiquement, cette
fonction est assurée par le système de travail au temps qui interdit en principe à l'ouvrier de
faire autre chose que de travailler et, d'autre part, par le bureau de contrôle.
En réalité le chef d'équipe intervient lorsqu'une bataille de boules de chiffons menace de
gagner tout l'atelier. Il passe la plus grande partie de sa journée à bavarder. Sa grande misère,
c'est l'ennui.
L E M O N D E DU TRAVAIL 97
Enfin, il n'est pas obligatoire qu'un ouvrier qui aurait ces qualités de super-
ouvrier possède aussi des qualités de surveillant, exerce son autorité, et main-
tienne la discipline. Pour que le chef d'équipe acquière ces qualités, on lui fait
quitter sa machine, ce qui l'entraîne de plus en plus à perdre contact avec le tra-
vail qui se trouve en perpétuelle transformation. En donnant un rôle coercitif
au chef d'équipe, on lui enlève du même coup la confiance des ouvriers. Ainsi,
en voulant éviter toute collaboration entre les ouvriers, en voulant créer un
super-ouvrier, la Direction a enlevé un ouvrier productif à sa machine, l'a confiné
dans un travail de paperasse et l'a privé pratiquement de tout rôle productif et
d'organisation. Les privilèges qu'elle lui a donnés ne sont pas même suffisants
pour qu'il accepte d'accomplir son autre rôle de surveillance et de coercition.
Chose plus importante, la Direction n'a pas pu éviter la collaboration des
ouvriers entre eux, comme nous allons le voir plus loin.
Le problème de la responsabilité
21. Parfois, pour nous faciliter le travail, nous nous mettons directement en rapport avec
ceux qui prendront la suite de l'opération et là, il nous arrive de passer entre nous de véri-
tables arrangements secrets. Ainsi pour l'usinage d'outils de tour, certains fraiseurs consen-
tent à finir directement les pièces à la machine, de telle façon que l'ajusteur qui prend l'opé-
ration suivante, n'a pratiquement plus de métal à enlever à l'outil. Il est convenu au préalable
que ce dernier partagera le temps alloué avec le fraiseur qui lui a fait le travail.
\
98 SOCIALISME OU BARBARIE
Les erreurs
Un artisan qui fait une machine du commencement à la fin, qui exécute lui-
même tous les rouages de l'appareil et qui a l'idée de l'objet fini dans sa tête,
travaille en fonction de cet objet idéal : de ce fait il sera moins susceptible que
quiconque de faire des erreurs ; il sait ce qui est important et ce qui ne l'est
pas, de plus, s'il fait des erreurs, il les réparera au fur et à mesure, l'erreur sur
une pièce peut être compensée par la modification de la pièce sur laquelle la pre-
mière vient s'ajuster, sans mettre en cause le mécanisme de l'objet lui-même.
La chose est bien différente quand chaque rouage de la machine est confié
non pas à un, mais à 10 ouvriers de différentes professions dont aucun ne
connaît l'importance du travail qu'il exécute. Les possibilités d'erreur se trou-
vent multipliées par le fait qu'il y a un plus grand nombre d'exécutants, qu'au-
cun des exécutants n'a la machine idéale dans la tête, c'est-à-dire qu'aucun ne
sait à quoi sert la pièce. Il ne s'agit évidemment pas ici que l'ouvrier ait une
connaissance abstraite de tout le mécanisme de l'appareil qu'il contribue à fabri-
quer, mais qu'il ait la connaissance concrète de la partie de cet appareil où doit
s'adapter sa pièce.
Cette connaissance peut le guider et dans la manière de faire sa pièce et
dans le soin qu'il doit apporter aux différentes parties de cette pièce.
De plus, chaque exécutant est soumis à une pression constante de l'organi-
sation de l'usine, pression qui s'exerce d'une façon aveugle elle aussi.
Pour ne parler que de la plus importante de ces pressions, il suffit de men-
tionner que depuis le dessinateur jusqu'à celui qui termine la pièce, en passant
22. Expression courante qui signifie que la pièce n'a pas besoin de plus de précision qu'un mor-
ceau de ferraille qui est cimenté dans le mur.
L E M O N D E D U TRAVAIL 99
par la dactylo qui copie les gammes et les temps sur les cartons que l'on donne
aux ouvriers, tous sont soumis plus ou moins directement à l'impératif du
bureau des méthodes : aller toujours plus vite.
Il arrive dans certains cas que des ouvriers enfreignent les règlements et
essaient de passer par dessus le cloisonnement des fonctions et l'isolement des
travailleurs : c'est l'exemple de l'atelier qui fait les outils « widias ».
Quand le fraiseur de cet atelier reçoit une commande à exécuter, il doit
d'abord se procurer lui-même le dessin, consulter les fichiers et faire donc un
travail pour lequel il n'est pas payé, car ce temps n'est pas prévu par le chrono.
En tant qu'automate, il devrait faire la pièce conformément au dessin, mais il
sait par expérience que ce n'est surtout pas cela qu'il doit faire, car il pourrait
avoir beaucoup d'ennuis.
C'est-à-dire qu'il se fera engueuler si les outils qu'il a faits ne sont pas uti-
lisables, même s'ils correspondent fidèlement au dessin. Le dessin est la repro-
duction finie de l'outil, mais il arrive fréquemment qu'en cours de fabrication,
une modification mineure du dessin puisse avantager le déroulement des opé-
rations d'usinage.
Or, les outils doivent sortir finis des ateliers et doivent s'adapter non pas au
dessin, mais au besoin des ateliers qui se servent de ces outils. Dans cet atelier
des outils « widias », qui ne comprend qu'un petit nombre d'ouvriers (une cin-
quantaine), les affûteurs ont passé des consignes orales qui modifient les cotes
et le dessin original, aux surfaceurs, qui ont passé des consignes orales aux
fraiseurs, etc., tout cela en vue de faciliter le travail de chacun. Ces consignes
n'ont pas été codifiées, on se doute un peu pourquoi ; ces modifications qui sont
fréquentes, pour être codifiées devraient continuellement remonter la chaîne des
bureaux et cela pourrait entraîner des heurts et des difficultés de toute sorte,
et froisser bien des susceptibilités. C'est pourquoi l'atelier marche sur un mode
plutôt artisanal. Il faut dire que la chose serait bien trop simple si ce mode de
fonctionnement était reconnu, si la coopération entre les ouvriers pouvait se
réaliser, mais il n'est pas reconnu, il est tacite. Ceux qui finissent les pièces
sont de « vulgaires O.S. », tandis que ceux qui les commencent sont, pour la plu-
part, des ouvriers qualifiés, et entre les deux il y a une différence de paye de
quelque 15.000 fr. par mois. Qu'un O.S. conseille un ouvrier qualifié pour accom-
plir son travail est déjà une anomalie qui contredit le système hiérarchique de
l'usine, si absurde soit-il.
Autre obstacle l'ouvrier est considéré comme un être privé de toute res-
ponsabilité, aussi sa moindre initiative peut se retourner contre lui. D'autre
part, s'il se conforme strictement au dessin, il se fera engueuler si la suite des
opérations rencontre des difficultés. Donc, pour dégager sa responsabilité, l'ou-
vrier peut demander au chef d'équipe quelle forme il doit donner à sa pièce, et
le chef d'équipe en parlera au contremaître ; tous deux iront au bureau du
contrôleur pour lui demander, à lui, ce que l'ouvrier leur avait demandé à eux ;
100 SOCIALISME OU BARBARIE
un certain profil à son magasin, il peut attendre jusqu'à 15 jours avant de rece-
voir l'outil. En réalité, il s'agit d'un travail d'affûtage qui nécessite tout au plus
5 à 10 minutes de travail et pour lequel l'ouvrier devra interrompre son travail
pendant une dizaine de jours. Si nous nous conformons à cette règle, il faut
attendre, laisser notre travail, entreprendre autre chose, tout le temps que nous
avons passé au réglage de notre machine est ainsi perdu, et, de plus, ce temps
ne nous sera pas compté. Si nous objectons au chrono que son délai est trop
court, parce que nous avons eu des ennuis avec l'outillage, il nous répond que
ses temps ne peuvent tenir compte de ces incidences. Il n'y a pas d'outillage, oui,
mais il devrait y en avoir et à cela le chrono n'y peut rien. Pour ne pas perdre
de temps nous arrangeons nous-mêmes notre outillage, nous préférons perdre
un peu de temps à nous transformer en affûteur que d'attendre. Mais là encore,
nous devons affronter les foudres du magasinier qui nous reproche, avec juste
raison, d'avoir modifié un outillage qui se trouve par là même inutilisable pour
les autres.
Il aurait mieux valu procéder régulièrement en faisant notre demande au
magasinier qui, lui, aurait fait un bon de commande au magasin central, qui,
à son tour, aurait pu chercher dans son stock, s'il ne possédait pas un outil de
la forme demandée.
Ainsi, on aurait évité de gaspiller un outil, mais on aurait gaspillé du temps.
Il arrive que les pièces que nous faisons suivent un certain roulement, c'est-
à-dire que nous savons que les mêmes commandes reviendront à l'atelier au
bout d'un certain temps ; pour cette raison, nous nous fabriquons des outils ou
des montages pour aller plus vite. De ce fait, chaque fois que nous recevons une
commande, nous essayons de nous renseigner auprès de nos camarades, nous
cherchons à savoir si l'un de nous qui a déjà fait ces pièces n'a pas inventé une
combine pour aller plus vite. Normalement, ce n'est pas le chemin que nous
devrions suivre, il faudrait demander au chef d'équipe qui, lui, nous mettrait en
relation avec le compagnon qui pourrait nous documenter et nous faire bénéfi-
cier de son outillage personnel.
Comme on le voit ici, la multiplication des intermédiaires qui séparent l'ou-
vrier et le stock d'outillage et les affûteurs est un obstacle permanent que nous
devons surmonter. Nous le surmontons en créant nous-mêmes une espèce de
magasin plus ou moins clandestin où nous stockons pour nous et pour nos cama-
rades certains outils que nous nous sommes procurés. Encore une fois, nous
avons court-circuité l'organisation de l'usine, encore une fois nous sommes en
faute, mais ce n'est qu'à ce prix que nous pouvons travailler.
Les délais sont ainsi d'autant plus faux. Une fois établi, le délai sera contrôlé
par l'ouvrier, qui tient sa propre comptabilité des temps qu'il a obtenus. Chaque
fois que la pièce reviendra dans l'atelier, lui ou ses camarades pourront en véri-
fier l'exactitude. Ainsi le délai inscrit sur un carton est beaucoup plus fonction
de la combativité et de la vigilance de l'ouvrier, ou de la personnalité du chrono,
que de la règle à calcul. Il arrive que justement certains ouvriers ont eu trop de
complaisance avec le chrono et que certaines pièces sont matériellement impos-
sibles à usiner dans les temps prévus. Dans ce cas que se passe-t-il ? Comme il
n'est plus question de toucher au délai qui, une fois établi, est devenu tabou, le
chef d'équipe peut compenser ce « mauvais travail » en donnant à l'ouvrier lésé
des pièces dont le délai est bien au dessus de ce qu'il réalise habituellement. On
peut y remédier aussi par des moyens plus ou moins tolérés, c'est-à-dire que l'on
se prête ou se donne des heures pour pouvoir réaliser le maximum du coefficient.
Enfin, on peut par des moyens illégaux falsifier purement et simplement les car-
tons où sont enregistrés les délais. L'ouvrier doit donc continuellement se
défendre pour gagner le maximum de salaire, il doit aussi se défendre s'il veut
satisfaire son amour-propre d'ouvrier, c'est-à-dire faire quelque chose d'utile. [...]
CHAPITRE III
1953-1957
LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE
1. Voir l'article de Sarel [Benno SternbergJ, « Combats ouvriers sur l'avenue Staline », dans
Les Temps Modernes d'octobre 1953.
2. D'après le correspondant de L'Observateur.
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 109
les gardent, les ouvriers se dirigent vers la prison et se font remettre les déte-
nus par les russes.
A Bitterfeld, dans la même région, environ 35.000 manifestants se réunis-
sent sur la Platz der Jugend.
Le comité central de grève donne l'ordre aux pompiers de nettoyer la ville
des inscriptions et affiches staliniennes.
Ce même comité envoie un télégramme qui commence ainsi « Au soi-disant
Gouvernement Démocratique Allemand, nous, travailleurs de l'arrondissement
de Bitterfeld, exigeons
1° Le retrait du soi-disant Gouvernement Démocratique Allemand qui est
arrivé au pouvoir par des élections truquées,
2° La constitution d'un Gouvernement provisoire de travailleurs progres-
sistes... »
Il envoie également un télégramme au Haut Commissaire soviétique deman-
dant la levée de l'état de siège à Berlin et « de toutes les mesures prises contre
la classe ouvrière pour qu'ainsi, nous, Allemands, puissions conserver la
croyance que vous êtes effectivement le représentant d'un régime de tra-
vailleurs ».
Dans toutes ces villes, pendant quelques heures, une journée, les ouvriers
sont les maîtres de la rue. Des bruits se répandent : le Gouvernement aurait
démissionné, les russes n'oseraient pas le soutenir. Les blindés russes sortent
enfin, l'état de siège est proclamé, les rassemblements interdits. La police popu-
laire se regroupe. Les ouvriers battent en retraite. Mais la grève dure encore un
jour ou deux, davantage dans certaines usines.
La résistance des ouvriers n'est pas brisée. Le Gouvernement envoie des
émissaires dans les usines pendant que le comité central du parti publie, le 22
juin, un programme destiné à améliorer le niveau de vie et à aider à effacer
« l'acrimonie contre le Gouvernement ». Il comporte les dix points suivants
1. Retour à des normes de production plus faibles et calcul des salaires sui-
vant le système en vigueur le 1er avril 1953.
2. Réduction des tarifs de transport pour les ouvriers gagnant moins de 500
marks par mois.
3. Réévaluation des pensions de veuves et invalides et des pensions de
vieillesse.
4. Les congés de maladie ne seront pas décomptés du congé annuel normal.
5. Pas d'inscription obligatoire à la Sécurité Sociale.
6. Accroissement de 3.600 millions de marks des crédits budgétaires pour les
constructions d'appartements et d'immeubles privés.
7. Attribution de 30 millions de marks supplémentaires pour l'amélioration
des installations sanitaires et des services sociaux dans les usines de l'Etat.
8. Attribution de 40 millions de marks supplémentaires pour un nouveau
programme culturel destiné à la construction d'un plus grand nombre de ciné-
mas, de théâtres, d'écoles, de jardins d'enfants et d'instituts culturels pour les
heures de loisir.
1953-1957 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 111
3. Le rôle propre de Staline ne doit pas nous faire oublier qu'il y a dans la terreur une sorte
de logique interne, qui l'amène à se développer jusqu'à ses extrêmes conséquences, indépen-
damment des conditions réelles auxquelles elle est venue répondre à l'origine. Il serait trop
simple qu'un État puisse user de la terreur comme d'un instrument et la rejeter une fois l'ob-
jectif atteint. La terreur est un phénomène social, elle transforme le comportement et la men-
talité des individus et de Staline lui-même sans doute. Ce n'est qu'après coup qu'on peut
dénoncer, comme le fait Khrouchtchev, ses excès. Dans le présent, elle n'est pas excès, elle
constitue la vie sociale.
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 117
Si Krouchtchev, fils ingrat s'il en fut, n'avait pas été obsédé par les avanies
que dût lui faire subir Staline dans la dernière partie de sa vie, n'aurait-il pu
considérer plus sereinement le chemin parcouru ? N'aurait-il pu relire posé-
ment le chapitre du Capital que Marx consacra à l'accumulation primitive et
répéter après lui : « La force est l'accoucheuse de toute vieille société en travail.
Elle est elle-même une puissance économique » ? N'aurait-il pu expliquer au XXe
Congrès, dans la langue rude qui est la sienne : Staline a fait pour nous le sale
boulot ? Ou bien en termes choisis paraphraser Marx : « voilà ce qu'il en a coûté
pour dégager les lois naturelles et éternelles de la production planifiée »? A
lire Isaac Deutcher 4 , l'historien anglais bien connu de la société soviétique, on
s'affligerait presque d'une telle ingratitude. Ce n'est pas que Deutscher porte
le stalinisme dans son cœur, mais à ses yeux les nécessités de l'accumulation
primitive s'imposaient au socialisme comme elles s'étaient imposées au capi-
4. Nous nous rapportons à ses études réunies dans Heretics and Renegades, notamment à
« Mid-Century Russia », Hamish Hamilton, éd., Londres 1955.
118 SOCIALISME OU BARBARIE
Nous ne voulons pas dire que les bureaucrates en tant qu'individus ne jouis-
sent pas d'une situation stable (bien que cette stabilité ait effectivement été
menacée pendant l'ère stalinienne), que leur statut ne leur procure que des
avantages éphémères, bref que leur position dans la société demeure acciden-
telle. Il n'y a pas de doute que le personnel bureaucratique se confirme peu à
peu dans ses droits, acquiert avec le temps des traditions, un style d'existence,
une mentalité qui font de lui un « monde » à part. Nous ne voulons pas dire
non plus que les bureaucrates ne se différencient pas au sein de leur propre
120 SOCIALISME OU BARBARIE
5. Nous reprenons le terme classique de « société civile » pour désigner l'ensemble des classes
et des groupes sociaux en tant qu'ils sont façonnés par la division du travail et se détermi-
nent indépendamment de l'action politique de l'État.
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 121
l'Etat, chacun est invité, en droit, à diriger, c'est-à-dire à confronter son activité
réelle et les objectifs socialement fixés. Mais dans la réalité critiquer signifie se
désolidariser de la communauté bureaucratique. Comme le bureaucrate n'est
membre de sa classe qu'en tant qu'il s'intègre à la politique de l'État, tout écart
de sa part est en effet menace pour le système. De là vient que pendant toute
l'ère stalinienne la bureaucratie se livre à une orgie de criticailleries et dissi-
mule toute critique véritable. Elle fait solennellement le procès des méthodes
bureaucratiques mais continue d'appliquer scrupuleusement les règles qui éta-
blissent et maintiennent son irresponsabilité. Elle bavarde et se tait. De là vient
aussi que tout malaise sérieux dans le fonctionnement de la production se tra-
duit nécessairement par une épuration massive des bureaucrates, techniciens,
savants ou cadres syndicaux, dont l'écart par rapport à la norme (qu'ils l'aient
voulu ou non) trahit une opposition à l'État.
La contradiction entre la société civile et l'État n'a donc été surmontée sous
une forme que pour réapparaître sous une autre, aggravée. A l'époque de la
bourgeoisie, en effet, l'État se trouve relié à la société civile par les liens mêmes
qui l'en éloignent. Le secret de l'État est pour les capitalistes secret de polichi-
nelle, car malgré tous ses efforts pour incarner la généralité aux yeux des par-
ticuliers, l'État s'aligne sur les positions du particulier le plus puissant. Profite-
t-il de crises pour gouverner entre les courants, sa politique traduit encore une
sorte de régulation naturelle des forces économiques. Dans la société bureau-
cratique, en revanche, l'État est devenu la société civile, le Capital a chassé les
capitalistes, l'intégration de toutes les sphères d'activités est accomplie, mais
la société a subi une métamorphose imprévisible : elle a engendré un monstre
qu'elle contemple sans reconnaître son image, la Dictature.
Ce monstre s'est appelé Staline. On veut persuader qu'il est mort. Peut-être
laissera-t-on son cadavre embaumé dans le mausolée comme témoin du passé
révolu. C'est en vain toutefois que la bureaucratie espérerait échapper à sa
propre essence. Elle peut bien enterrer sa peau morte dans les sous-sols du
Kremlin et parer son nouveau corps d'oripeaux aguichants : totalitariste elle
était, totalitariste elle demeure.
poser comme classe à part dans la société. Assurément les bureaucrates se dis-
tinguent par leurs privilèges et par leurs statuts. Mais cette situation exige
d'être justifiée aux yeux du prolétariat : la bureaucratie a besoin d'être « recon-
nue » bien davantage que la bourgeoisie. Ainsi une importante part de l'activité
de la bureaucratie (par l'intermédiaire du Parti et des Syndicats) est-elle consa-
crée à persuader le prolétariat que l'État gouverne la société en son nom. Si,
dans une perspective, l'éducation des masses, la propagande socialiste appa-
raissent comme de simples instruments de mystification des exploités, dans
une autre elles témoignent des illusions que la bureaucratie développe sur elle-
même. Celle-ci ne parvient pas absolument à se penser comme une classe. Pri-
sonnière de son propre langage elle s'imagine qu'elle ne l'est pas, qu'elle répond
aux besoins de la collectivité entière. Certes cette imagination cède devant les
exigences de l'exploitation, c'est-à-dire devant l'impératif d'extorquer au prolé-
tariat la plus-value par les moyens les plus impitoyables. Comme le disait Marx
à propos d'une autre bureaucratie, celle de l'État prussien du XIXe siècle, l'hy-
pocrisie fait alors place au jésuitisme conscient. Il n'en demeure pas moins
qu'un conflit hante la bureaucratie, qui ne la laisse jamais en repos et l'expose
aux affres permanentes de l'autojustification. Il lui faut prouver à ceux qu'elle
domine et se prouver à elle-même que ce qu'elle fait n'est point le contraire de
ce qu'elle dit. Pendant l'ère stalinienne la hiérarchie brutale de la société, la
législation implacable du travail, la poursuite effrénée du rendement aux
dépens des masses d'une part, l'affirmation constante que le socialisme est réa-
lisé de l'autre, forment les deux termes de cette cruelle antinomie. Or celle-ci
est, en même temps, génératrice d'une démystification des masses. Tandis que
l'État appelle le prolétariat à une participation active à la production, le per-
suade de son rôle dominant dans la société, il lui refuse toute responsabilité,
toute initiative, et le maintient dans les conditions de simple servant du machi-
nisme auxquelles le capitalisme l'a voué depuis son origine. La propagande
enseigne donc quotidiennement le contraire de ce qu'elle est destinée à ensei-
gner.
Nous verrons par la suite que l'évolution du prolétariat russe, son affran-
chissement de la gangue paysanne qui l'encerclait encore pendant les premiers
plans quinquennaux, son apprentissage de la technique moderne aggravent
considérablement cette contradiction de l'exploitation bureaucratique et jouent
un rôle décisif dans la transformation politique récente. Ce que nous voulons
seulement souligner, c'est qu'une telle contradiction tient à l'essence du régime
bureaucratique ; ses termes peuvent bien évoluer, on peut bien inventer de nou-
veaux artifices pour les rendre « vivables », cependant la bureaucratie tant
qu'elle existe ne peut qu'être déchirée par une double exigence : intégrer le pro-
létariat à la vie sociale, faire « reconnaître » son État comme celui de la société
entière et refuser au prolétariat cette intégration en accaparant les fruits de son
travail et en le dépossédant de toute créativité sociale.
En d'autres termes la mystification est partout, mais elle engendre pour
cette raison les conditions de son renversement, elle fait partout peser une
menace sur le régime. Celui-ci à certains égards s'avère infiniment plus cohé-
124 SOCIALISME OU BARBARIE
rent que le système bourgeois, tandis qu'à d'autres il découvre une vulnérabi-
lité nouvelle.
arrachés aux cadres étroits de leur spécialité et resitués ensemble dans celui
de la société totale et de ses horizons historiques. La vie de l'État, les objectifs
de l'État font partie de leur monde quotidien. Ainsi l'activité la plus modeste
comme la plus haute se trouve valorisée, posée comme moment d'une entre-
prise collective. Non seulement les individus paraissent perdre, dans le Parti,
le statut qui les différencie dans la vie civile pour devenir des « camarades »,
des hommes sociaux, mais ils sont appelés à échanger leur expérience, à expo-
ser leur activité et celle de leur milieu à un jugement collectif en regard duquel
elles prennent un sens. Le Parti tend donc à abolir le mystère de la profession
en introduisant dans un nouveau circuit des milieux réellement séparés. Il fait
apparaître qu'il y a une manière de diriger une usine, de travailler dans une
chaîne de production, de soigner des malades, d'écrire un traité de philosophie,
de pratiquer un sport, qui concerne tous les individus parce qu'elle implique
un mode de participation sociale et s'intègre finalement dans un ensemble dont
l'État régit l'harmonie. C'est dire notamment que le Parti transforme radicale-
ment le sens de la fonction politique. Fonction séparée, privilège d'une minorité
dirigeante dans la société bourgeoise, elle se diffuse maintenant grâce à lui
dans toutes les branches d'activité.
Tel est l'Idéal du Parti. Par sa médiation l'État tend à devenir immanent à
la Société. Mais, par un paradoxe que nous avons déjà longuement analysé, le
Parti s'avère dans la réalité revêtir une signification toute opposée. Comme la
division du Travail et du Capital persiste et s'approfondit, comme l'unification
stricte du Capital donne toute puissance effective à un Appareil dirigeant,
subordonne toutes les forces productives à cet appareil, le Parti ne peut être que
le simulacre de la socialisation. Dans la réalité, il se comporte comme un groupe
particulier qui vient s'ajouter aux groupes engendrés par la division du travail,
un groupe qui a pour fonction de masquer l'irréductible cloisonnement des acti-
vités et des statuts, de figurer dans l'imaginaire les transitions que refuse le
réel, un groupe dont la véritable spécialité est de n'avoir pas de spécialité. Dans
la réalité, l'échange des expériences se dégrade en un contrôle de ceux qui pro-
duisent, quel que soit leur domaine de production, par des professionnels de
l'incompétence. A l'idéal de participation active à l'œuvre sociale vient répondre
l'obéissance aveugle à la Norme imposée par les Chefs : la création collective
devient inhibition collective. Ainsi la pénétration par le Parti de tous les
domaines signifie seulement que chaque individu productif se trouve doublé
par un fonctionnaire politique dont le rôle est d'attribuer à son activité un coef-
ficient idéologique, comme si la norme officielle définie par l'édification du socia-
lisme et les règles conjoncturelles qu'on en fait découler pouvaient permettre
de mesurer son écart par rapport au réel. Réduit à commenter les conduites
effectives des hommes, le Parti réintroduit ainsi une scission radicale au sein
de la vie sociale. Chacun a son double idéologique. Le directeur ou le technicien
agit sous le regard de ce double qui « qualifie » l'accroissement ou la baisse de
la production ou tout autre résultat quantifiable en fonction d'une échelle de
valeurs fixe fournie par l'Appareil dirigeant. Pareillement l'écrivain est jugé
selon les critères du réalisme déterminés par l'État, le biologiste mis en demeure
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 127
Il n'est donc pas étonnant qu'on retrouve en définitive au sein du Parti les
tares de la Bureaucratie que nous relevions déjà, poussées à leur paroxysme.
Individus « universels » délivrés de l'étroitesse d'une situation ou d'un statut,
promus à la tâche d'édifier le socialisme, multiples incarnations d'une nouvelle
humanité, tels on pourrait définir idéalement les membres du Parti. Ils sont
en fait condamnés à l'abstraction de la Règle dominante, voués à l'obéissance
servile, fixés à la particularité de leur fonction de militant, entraînés dans une
lutte sans merci à la chasse du plus haut poste, servants d'une paperasserie
d'auto-justification, un groupe particulier parmi les autres, attaché à conserver
et à reproduire les conditions qui légitiment son existence. Cependant, ils ne
sauraient pas plus renoncer à ce qu'ils devraient être que renoncer à ce qu'ils
sont. Car c'est par cette contradiction que le Parti accomplit l'essence du tota-
litarisme, foyer de la « socialisation » de la société et de la subordination des
forces productives à la domination du Capital. [...]
L'INSURRECTION HONGROISE
Claude Lefort (n° 20, décembre 1956-février 1957, pages 85-104)
cela ne modifia en rien l'attitude des insurgés, qui mirent en avant des reven-
dications de fond, et ne se contentèrent pas d'un changement de personnes.
Le discours de Gerô mit donc le feu aux poudres. Mais il serait risqué de
penser que les manifestants seraient sagement rentrés chez eux si l'on avait
bien voulu leur annoncer le retour immédiat de Nagy au pouvoir. Il y avait très
longtemps qu'une extraordinaire effervescence régnait à Budapest. Et nous ne
pensons pas seulement aux manifestations du cercle Petôfi où d'importants
meetings avaient dénoncé toujours plus violemment la politique du gouverne-
ment et le rôle de l'U.R.S.S. Nous ne pensons pas seulement, non plus, à l'ex-
traordinaire climat qu'avaient suscité les funérailles de Rajk puis celles d'an-
ciens membres du Parti et d'anciens officiers dont les masses avaient appris
quelques fois en même temps la liquidation et la réhabilitation. Un fort courant
d'opposition grandissait depuis des mois au sein du Parti ; la démocratisation,
la limitation de l'emprise russe étaient demandées avec insistance, les crimes
et les tares du régime étaient dénoncées publiquement. Les événements de
Pologne avaient porté à son comble cette agitation. C'est cette situation qui
explique que, par la suite, la grande majorité des cadres moyens du Parti et de
ses militants de base se soit trouvée du côté des insurgés. Mais en même temps,
une grande agitation se manifestait dans les usines.
Dès le mois de juillet dernier, l'organe du parti la signalait et demandait
des réformes d'urgence pour apaiser les ouvriers. Le gouvernement dut ainsi
promettre, à cette époque, que le niveau de vie des masses serait relevé de 25 %
et annoncer l'abolition de l'emprunt forcé (qui équivalait à une retenue de 10 %
sur les salaires). Les promesses n'avaient pourtant pas suffi, elles étaient
d'ailleurs tempérées par la légalisation de la semaine de 46 heures (heures nor-
males) alors qu'un projet précédent avait prévu 42 heures. De toutes manières
les ouvriers étaient décidés à ne pas se contenter de quelques miettes ; ils ne
voulaient plus des cadences de production imposées par le gouvernement ; ils
ne voulaient plus des ordres du syndicat et du parti qui étaient des agents de
l'État aussi serviles que le directeur d'usine et ils élevaient la voix d'autant
plus haut qu'en face d'eux les dirigeants syndicaux et politiques se trouvaient
chaque jour discrédités par l'étalage dans la presse des méfaits du régime de
Rakosi auquel ils avaient appartenu.
Les ouvriers qui étaient dans la rue le 23 octobre n'étaient pas seulement
venus réclamer le retour de Nagy ; ils avaient autre chose en tête, leur attitude
peut être résumée par la déclaration d'un ouvrier tourneur des grandes usines
Csepel, publiée deux jours plus tôt par l'organe des jeunesses communistes :
« Jusqu'à présent nous n'avons pas dit mot. Nous avons appris pendant ces
temps tragiques à être silencieux et à avancer à pas de loup. Soyez tranquilles,
nous parlerons aussi ».
Dans la nuit du 23 au 24, la police de sécurité continue à tirer sur les mani-
festants. Mais les soldats hongrois fraternisent avec ces derniers, et dans les
casernes, ils fournissent eux-mêmes des armes aux manifestants, ou n oppo-
sent aucune résistance lorsque ceux-ci s'emparent des armes. Des ouvriers des
arsenaux amènent des armes et les distribuent. Le lendemain a lieu notam-
130 SOCIALISME OU BARBARIE
Les conseils peuplent la Hongrie, leur pouvoir devient dès jeudi le seul pou-
voir réel en dehors de l'armée russe. Mercredi, le gouvernement manie tour à
tour la menace et la prière. Tour à tour il annonce que les insurgés seront écra-
sés et leur propose de rendre les armes en échange d'une amnistie. Mais à par-
tir de jeudi après-midi il s'avère qu'il est impossible de faire quoi que ce soit
contre la grève générale et les Conseils. Entre trois et quatre heures de l'après-
midi Nagy et Kadar promettent qu'ils vont négocier le départ des Russes ; le soir
le Front Populaire Patriotique déclare à la radio « le gouvernement sait que
les insurgés sont de bonne foi ». L'organe du P.C. hongrois, Szabad Nep a déjà
reconnu le même jour que le mouvement n'est pas seulement l'œuvre de contre-
révolutionnaires mais qu'il est aussi « l'expression de l'amertume et du mécon-
tentement de la classe ouvrière ». Cette reconnaissance partielle de l'insurrec-
tion a été, comme on le voit, dépassée par les événements en quelques heures
et c'est l'ensemble de l'insurrection que le gouvernement est contraint de légi-
timer. Le lendemain matin, le commandant des forces de l'ordre s'adresse par
la radio aux insurgés en les appelant « jeunes patriotes ».
Il y a donc jeudi une espèce de tournant. Il semble que l'insurrection ait
vaincu, que le gouvernement cède. Et Nagy sanctionne ce changement en réfor-
mant le gouvernement ; il appelle à collaborer avec lui Bela Kovacs, ancien
secrétaire du parti des petits propriétaires, emprisonné par les Russes pour
« espionnage » et Zoltan Tildy, du même parti, ancien président de la Répu-
blique, au lendemain de la guerre. Cette transformation gouvernementale est
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 131
très étonnante. Elle vise bien à satisfaire l'opinion puisqu'elle montre que le
parti communiste est prêt à collaborer désormais avec d'autres partis ; en même
temps Nagy donne des gages de son hostilité aux Russes car il n'y a pas de
doute que ses nouveaux collaborateurs, persécutés récemment par Moscou, l'ai-
deront à exiger de nouvelles relations avec l'U.R.S.S. Mais cette réforme ne
satisfait pas les Conseils ouvriers ceux-ci demandent bien l'indépendance
nationale et la démocratie, mais ils ne veulent pas de politiciens réactionnaires
qui, au surplus, ont déjà collaboré avec les Russes. Le retour au pouvoir des
anciens leaders « petits propriétaires » satisfait probablement, en revanche,
une partie de la paysannerie et la petite bourgeoisie de Budapest, mais en même
temps elle incite ces couches à s'enhardir, à formuler leurs propres revendica-
tions et à venir sur le devant de la scène, alors que jusqu'à présent le combat
révolutionnaire avait reposé principalement sur le prolétariat.
Ce que nous venons de rapporter suffit à montrer que s'est manifesté dès le
lendemain du déclenchement de l'insurrection de Budapest un mouvement pro-
létarien qui a trouvé d'emblée sa juste expression par la création des conseils
et qui a constitué le seul pouvoir réel en province. A Gyoer, à Pecs, dans la plu-
part des autres grandes villes il semble que la situation ait été la même qu'à
Miskolc. C'était le Conseil Ouvrier qui dirigeait tout ; il armait les combattants,
organisait le ravitaillement, présentait des revendications politiques et écono-
miques. Pendant ce temps, le gouvernement de Budapest ne représentait rien ;
il s'agitait, lançait des communiqués contradictoires, menaçait puis suppliait les
ouvriers de déposer les armes et de reprendre le travail. Son autorité était nulle.
En face des conseils il n'y avait que les troupes russes, et encore dans cer-
taines régions il semble bien qu'elles ne se battaient pas. Dans le département
de Miskolc notamment, on signala que les troupes étaient dans l'expectative
et que dans plusieurs occasions des soldats soviétiques fraternisaient. Des faits
analogues sont signalés dans la région de Gyoer.
Nous ne connaissons pas précisément toutes les revendications formulées
par ces Conseils. Mais nous avons l'exemple du Conseil de Szeged. Selon un
correspondant yougoslave (du journal Vjesnik de Zagreb) qui se trouvait dans
cette ville, le 28 octobre a eu lieu une réunion des représentants des Conseils
ouvriers de Szeged, les revendications adoptées ont été : le remplacement des
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 133
et des autres pays en vue d'établir des relations économiques donnant aux par-
ties des avantages réciproques sur la base du principe de l'égalité.
Il est dit en conclusion que les syndicats hongrois devront fonctionner comme
avant 1948, et devront changer leur appellation et s'appeler désormais « syn-
dicats libres hongrois ».
Cette liste de revendications est signée par la présidence du conseil des syn-
dicats hongrois, mais il n'y a pas de doute qu'elle reprend et systématise les
revendications émises par les divers Conseils ouvriers.
cacité et destinés à dépérir s'ils ne comprenaient pas que leur tâche est de
prendre en main l'organisation de la production.
De ceci les ouvriers hongrois étaient conscients. Et c'est ce qui donne à leur
programme une immense portée. Ils en étaient d'autant plus conscients que le
régime stalinien, tout en leur refusant toute participation à la gestion des usines
n'avait cessé de proclamer que les ouvriers étaient les vrais propriétaires de
leurs entreprises. En quelque sorte le régime stalinien avait contribué sur ce
point à son propre renversement car il avait permis aux ouvriers de comprendre
une chose, plus clairement que partout ailleurs : c'est que l'exploitation ne vient
pas de la présence de capitalistes privés, mais plus généralement de la division
dans les usines entre ceux qui décident de tout et ceux qui n'ont qu'à obéir.
Le programme des syndicats s'attaque donc à cette question qui est fonda-
mentalement révolutionnaire : il demande dans le même paragraphe « l'ins-
tauration d'une direction ouvrière et la transformation radicale du système de
planification et de la direction de l'économie exercée par l'État ». Comment cette
transformation radicale s'effectuera-t-elle ?
Comment les ouvriers réussiront-ils au travers de leur direction à partici-
per à la planification ? Cela n'est pas dit. Cela ne pouvait d'ailleurs être dit, trois
jours après l'insurrection, dans le feu de la lutte encore, et dans un document
qui ne pouvait affirmer que des principes. Mais si la revendication est encore
mal définie son esprit ne fait pas de doute : les ouvriers ne veulent plus que s'éla-
bore indépendamment d'eux le plan de production, ils ne veulent plus que ce soit
une bureaucratie d'État qui envoie les ordres. Cela les intéresse au plus haut
point de savoir ce que la direction décide à l'échelle nationale, comment la pro-
duction sera orientée, dans quelles branches on projette de faire les plus grands
efforts et pourquoi. Quel volume doit être atteint dans les divers secteurs ;
quelle est la répercussion de ces objectifs sur leur niveau de vie, sur la durée
de la semaine de travail, sur le rythme de travail que cela imposera.
Si l'on poursuit attentivement l'examen du paragraphe « économique » du
programme on s'aperçoit enfin que les ouvriers ne s'arrêtent pas à des reven-
dications de principe ; ils font une demande très précise et qui a immédiatement
une répercussion formidable sur l'organisation de la production dans les usines :
ils exigent la suppression des normes de production, sauf dans les usines ou
les conseils en demanderaient le maintien. Cela revient à dire que les ouvriers
doivent être libres d'organiser leur travail comme ils l'entendent.
Ils veulent mettre à la porte toute la bureaucratie, depuis les agents d'études
jusqu'aux chronos qui veulent aligner le travail humain sur le travail de la
machine et qui, de plus en plus, alignent le travail des machines sur les cadences
folles imposées au travail humain, quitte à faire sauter les machines.
Ils n'excluent pas que dans certains cas des normes doivent être mainte-
nues mais ils spécifient que ce sont les ouvriers qui, à travers leur Conseil, sont
seuls qualifiés pour en décider.
De toute évidence, cette revendication pose les premiers jalons d'un pro-
gramme gestionnaire et si la situation lui avait permis de se développer elle ne
pouvait que conduire à ce programme. Et, en effet on ne peut pas séparer l'or-
136 SOCIALISME OU BARBARIE
- Sur le plan gouvernemental, Nagy faite toute une série de concessions qui,
en un sens, ont un caractère démocratique, en un autre sens revalorisent les
forces petites bourgeoises. Successivement, il annonce la fin du régime du parti
unique (mardi 30) et le retour à un gouvernement de coalition national analogue
à celui de 1946 ; il promet des élections libres au suffrage universel, il fonde un
nouveau parti : le Parti Socialiste Ouvrier ; il projette un statut de neutralité
pour la Hongrie et la dénonciation du pacte de Varsovie ; il crée un nouveau gou-
vernement où les communistes n'ont que deux portefeuilles tandis que les
autres sièges (à l'exception d'un qui est accordé à un représentant du nouveau
Parti Petofi) sont partagés entre nationaux paysans, petits propriétaires et
sociaux-démocrates.
- Sur le plan politique, les anciens partis se reconstituent rapidement : en
province des sections des partis paysans, sociaux-démocrates et petits proprié-
taires se multiplient.
Cependant une nouvelle formation apparaît issue de l'insurrection, le Parti
de la Jeunesse Révolutionnaire, situé sur une base nettement socialiste. Plu-
sieurs nouveaux journaux sont publiés.
- Sur le plan « militaire », la situation est dominée par la présence des
Russes. Ils ont feint d'accepter de partir le dimanche 28 et au lieu de partir ils
ont attaqué les insurgés dans Budapest ; ils ont annoncé qu'ils se retireraient
dans la soirée de lundi 29 et ont quitté en grande partie la capitale, mais se
sont regroupés à distance et à partir du jeudi 1er novembre, d'importants effec-
tifs pénètrent sur le territoire hongrois.
Peu importe de savoir si Tildy pense effectivement ce qu'il dit. Le fait est qu'il
ne peut parler autrement parce que les forces qui dominent sont révolution-
naires.
A Budapest l'insurrection a été et reste l'œuvre des ouvriers et des étu-
diants. Le premier appel de la Fédération de la jeunesse, le 2 novembre, est fort
clair : « Nous ne voulons pas le retour du fascisme de l'amiral Horthy. Nous ne
rendrons pas la terre aux gros propriétaires fonciers ni les usines aux capita-
listes. »
En province, la véritable force sociale en dehors du prolétariat est la pay-
sannerie. Or si les revendications des paysans et leur attitude peuvent être
confuses, il n'en est pas moins évident que leur lutte pour le partage des terres
est de caractère révolutionnaire et que pour eux chasser les dirigeants des kol-
khozes a la même portée que chasser les gros propriétaires.
En effet les paysans en Hongrie n'ont jamais eu possession de la terre ; en
s'en emparant ils ne régressent pas, ils font un pas en avant. Ils étaient sous le
régime Horthy dans leur immense majorité des ouvriers agricoles et représen-
taient alors plus de 40 % de la population. Ayant bénéficié de la réforme agraire
au lendemain de la guerre ils se sont vu presque aussitôt dépossédés de leurs
nouveaux droits et condamnés à une collectivisation forcée. Leur haine contre
les bureaucrates qui dirigeaient les coopératives, et s'enrichissaient à leurs
dépens s'est substituée presque sans transition à la haine qu'ils témoignaient
à leurs exploiteurs ancestraux, les aristocrates de la terre.
En outre, on sait que la redistribution des terres après le 23 octobre n'a eu
lieu que dans certains secteurs, tandis que dans d'autres les coopératives
reprises en main par les paysans, continuaient à fonctionner, ce qui prouve que
pour certaines couches paysannes les avantages du travail collectif demeu-
raient sensibles malgré l'exploitation à laquelle elles avaient été associées sous
le régime précédent.
Il serait donc simpliste de prétendre que les paysans constituent une force
contre-révolutionnaire ; même si pour un grand nombre ils étaient disposés à
faire confiance aux représentants des partis « petits propriétaires », attachés à
une tradition religieuse et familiale, empressés à saluer le retour du cardinal
Mindszenty, ils demeuraient membres d'une classe exploitée, susceptibles de
rejoindre le prolétariat dans sa lutte pour des objectifs socialistes.
Nous avons tout à l'heure cité le programme en 7 points de Miskolc pour
montrer qu'il y apparaissait seulement des revendications démocratiques et
nationales. Nous pouvons maintenant citer le programme de Magyarovar qui
lui fait en quelque sorte pendant. Programme d'un « comité exécutif munici-
pal » manifestement dirigé par des éléments paysans il demande des élections
libres sous le contrôle de l'O.N.U., le rétablissement immédiat des organisa-
tions professionnelles de la paysannerie, l'exercice libre de leurs professions
pour les petits artisans et les petits commerçants, la réparation des graves
injustices commises contre l'Église et formule toute une série de revendications
démocratiques bourgeoises, mais en même temps, il réclame la suppression de
toutes les différences de classe (point 13).
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 141
autre il est non moins douteux qu'un mouvement prolétarien ait pu durer sans
faire sentir ses effets sur la classe ouvrière de Tchécoslovaquie, de Roumanie
et de Yougoslavie qui continuaient à des degrés divers à subir une exploitation
analogue à celle dont s'étaient libérés les ouvriers hongrois ; sans donner une
impulsion immense au mouvement ouvrier en Pologne, qui a depuis un mois
imposé des concessions continues à la bureaucratie polonaise aussi bien que
russe.
Bien entendu, lorsqu'une révolution commence, son issue n'est pas garan-
tie d'avance. Dans la révolution hongroise, le prolétariat n'était pas seul ; à côté
de lui, les paysans, les intellectuels, les petits bourgeois avaient combattu la
dictature de la bureaucratie, qui exploitait et opprimait toute la population.
Les revendications démocratiques et nationales unissaient pendant une pre-
mière phase toute la population ; s'appuyant sur elles, un développement
conduisant à la reconstitution d'un appareil d'État séparé et opposé aux
Conseils, d'une « démocratie » parlementaire pouvant bénéficier du soutien des
paysans et de la petite bourgeoisie, était théoriquement concevable. Dans une
deuxième phase de la révolution le contenu contradictoire de ces revendica-
tions serait apparu ; à ce moment, il aurait fallu qu'une solution s'impose bru-
talement aux dépens de l'autre, que s'impose le parlement de type bourgeois ou
les Conseils, une armée et une police comme corps spécialisés de coercition ou
une organisation armée de la classe ouvrière. Au départ, l'insurrection portait
en elle les germes de deux régimes absolument différents.
blindés contre les Conseils, dont la victoire risquait d'avoir des répercussions
immenses et de bouleverser son propre régime.
Ce qui s'est passé alors est absolument incroyable. Pendant six jours, les
insurgés ont résisté à une armée dont la puissance de feu était écrasante. Ce
n'est que le vendredi 9 novembre que la résistance organisée a cessé à Buda-
pest. Mais la fin de la résistance militaire n'a absolument pas mis une fin tout
court à la révolution. La grève générale a continué, plongeant le pays dans une
paralysie complète, et démontrant clairement que le gouvernement Kadar
n'avait strictement aucun appui parmi la population. Kadar, pourtant, avait
déjà accepté dans son programme la plupart des revendications des insurgés
- entre autres, la gestion ouvrière des usines. Mais le prolétariat hongrois ne
pouvait évidemment pas se laisser duper par un traître, qui voulait instaurer
son pouvoir par la force des blindés russes. Pendant une semaine, du 9 au 16
novembre, le gouvernement fantoche de Kadar a multiplié les appels, tour à
tour menaçant, suppliant, promettant, et faisant - en paroles - des concessions
toujours plus grandes. Rien n'y fit. Alors, le vendredi 16 novembre, Kadar était
obligé d'entrer en pourparlers avec les Conseils - avec le Conseil central des
ouvriers de Budapest. Il reconnaissait par là même qu'il n'était lui-même qu'un
zéro tout rond, que la seule force véritable dans le pays étaient les Conseils, et
qu'il n'y avait qu'un seul moyen pour que le travail reprenne - c'était que les
Conseils en donnent l'ordre. Sous la condition expresse qu'une série de leurs
revendications seraient satisfaites immédiatement et en déclarant qu'ils n'aban-
donnaient pas « une virgule » du reste, les délégués ouvriers ont demandé par
la radio à leurs camarades de reprendre le travail.
Ces faits ne montrent pas seulement, de façon rétrospective, le poids rela-
tif des diverses forces dans la révolution hongroise, et la puissance extraordi-
naire des Conseils ouvriers. Ils jettent une lumière crue sur la défaite totale de
la bureaucratie russe, même après sa « victoire » militaire. Déjà le fait de recou-
rir à une répression massive, de mobiliser vingt divisions pour venir à bout
d'un mouvement populaire était en lui-même, pour la bureaucratie russe obli-
gée de se réclamer du socialisme, une défaite politique extrêmement lourde.
Mais cette défaite n'est rien, en comparaison de celle qu'elle est en train de
subir maintenant : il lui faut, par le truchement de Kadar, reconnaître qu'elle
a massacré les gens pour rien, qu'elle n'a pas restauré son pouvoir en Hongrie,
que Kadar a beau disposer de vingt divisions russes, il lui faut quand même
composer avec les Conseils ouvriers.
La révolution hongroise n'est pas terminée. Dans le pays, deux forces conti-
nuent à s'affronter les blindés russes, et les ouvriers organisés dans les
Conseils. Kadar essaie de se créer un appui, en faisant des concessions extrê-
mement larges. Mais sa situation est sans espoir. Au moment où ces lignes sont
écrites, à la veille du lundi 19 novembre, il n'est pas certain que l'ordre de reprise
de travail donné par les Conseils sera effectivement suivi ; il semble que beau-
coup d'ouvriers considèrent que les délégués ont eu tort d'accorder cette reprise
à Kadar. Celui-ci vient de faire encore un faux pas - qu'il était d'ailleurs obligé
de faire pour s'assurer que la reprise du travail sera effective, il n'a qu'un
144 SOCIALISME OU BARBARIE
Bien entendu, ils organisèrent les conseils ouvriers à leur guise, c'est-à-dire
en vue d'être assurés « de leur fidélité » ; ces conseils étaient donc composés du
directeur, du secrétaire de la cellule, des chefs du syndicat et de quelques
ouvriers domestiqués.
Mais ils furent dépassés par les événements. La classe ouvrière était déjà du
côté de la révolution. Le soir du 23 octobre, les étudiants avaient manifesté,
appelant les ouvriers à la grève générale. La nuit, ils avaient parcouru les usines
avec des camions demandant aux ouvriers d'abandonner le travail et de se ral-
lier à la révolution. L'unité des ouvriers et des étudiants, dès le matin du 24
octobre, devint un fait indiscutable et resta la plus grande force de la révolution.
Ainsi apparut une situation étrangement contradictoire : les ouvriers pre-
naient part à la révolution tant par la grève générale qu'en luttant dans les
groupes armés, côte à côte avec les étudiants, et, pendant ce temps, les soi-
disant « conseils ouvriers » formés officiellement lançaient des appels pour la
cessation de la grève et se déclaraient contre l'insurrection. Les ouvriers lut-
taient contre Gerô et les marionnettes de Gerô parlaient en leur nom.
Il était évident que cette situation ne pouvait durer longtemps. Les ouvriers
voyant les grandes possibilités des conseils prenaient conscience de leurs
propres forces et ne pouvaient supporter que les hommes de Geroë se parent du
prestige des conseils ouvriers et parlent au nom de la classe ouvrière. Ils rega-
gnèrent les usines, mirent à la porte les bureaucrates usurpateurs et créèrent
par des moyens démocratiques et révolutionnaires les conseils ouvriers.
La formation des conseils ouvriers de la révolution hongroise ne fut donc
pas l'œuvre du hasard ; si ces conseils ne furent pas le résultat d'une longue pré-
paration, ils naquirent de l'activité directe de la classe ouvrière.
[...]
dans les usines mêmes. Pour les familles ouvrières les plus pauvres, les conseils
versaient des aides immédiates.
Pendant les quelques jours de la révolution, le système des conseils ouvriers
s'organisa à une vitesse inouïe. Les conseils furent d'abord formés dans les
usines, les délégués des usines désignèrent les conseils d'arrondissement dont
les délégués constituèrent enfin le Conseil du Grand-Budapest [c'est-à-dire la
capitale et sa banlieue, environ deux millions d'habitants parmi lesquels se
trouve presque la moitié de la classe ouvrière hongroise. Note du traducteur.]
Le Conseil ouvrier du Grand-Budapest conquit en très peu de temps une
autorité immense et apparut comme la seule force politique réelle du pays sur-
tout après la seconde offensive soviétique du 4 novembre. Il exigeait pour les
conseils ouvriers une représentation autonome dans la future assemblée natio-
nale, ce qui veut dire qu'il fit une tentative pour transposer sa force politique
réelle dans les formes parlementaires. Cette exigence du Conseil exprimait
l'opinion de la classe ouvrière qui tendait à exprimer ses conceptions politiques
directement, en tant que classe ouvrière, indépendamment des partis. Cette
opinion s'exprima aussi par le fait que les ouvriers se prononcèrent contre la
création de cellules dans les usines et dénièrent à tous les partis le droit de
créer des cellules. De nombreux organisateurs furent chassés des usines.
LA RESTALINISATION DE LA HONGRIE
Jean Amair ; pages 113-118
laquelle les techniciens ne peuvent rien sur la production. Et les ouvriers tra-
vaillent le moins possible. Leur but est de vivre, plus exactement de survivre,
sans donner à leurs oppresseurs plus que le strict nécessaire.
T..]
Et le parti, pourrait-on se demander, en se souvenant de l'ancien parti, qui
comptait presque un million de membres. Ce parti, englobant un dixième de la
population, s'était effondré devant la première manifestation vraiment popu-
laire. Le parti de Kadar est encore plus faible, non seulement du point de vue
du nombre, mais aussi du point de vue de la qualité. Il a atteint le chiffre de deux
cent mille membres, mais les déclarations cyniques des dirigeants sur la supé-
riorité d'un « parti d'élite » sur un « parti de masse » camouflent mal les diffi-
cultés de l'organisation - d'autant moins que quelques expressions qui leur
échappent trahissent leur résignation devant l'impossibilité d'atteindre les
effectifs du parti rakosien. Ils se comportent comme le renard devant les raisins
trop haut placés. Il est vrai que nous ne sommes pas un grand parti, mais il est
mauvais d'être un grand parti, disent-ils. Mais ils ne sont pas seulement peu
nombreux, ils sont surtout faibles parmi les masses laborieuses : tandis qu'ils
ont dû interdire l'admission de nouveaux membres dans les bureaux et les orga-
nisations centrales, ils réussissent à peine à former dans les usines une cellule
parmi des milliers d'ouvriers. Là même où elles sont formées, ces cellules n'ont
aucune force et ne travaillent pas. C'est pourquoi une séance de la cellule d'une
grande usine est triomphalement annoncée dans le journal central du parti.
En voulant proclamer leur activité, ils ne font ainsi que trahir leur faiblesse. [...]
mensonge, qu'il faut jeter ce tract et ne plus poser de questions ». En disant ces
mots, il remit le tract dans sa poche.
Nous avions compris. Lui connaissait la vérité. Et j'ai songé à la poésie dont
l'audition avait été interrompue par les canons soviétiques, poésie qui se termine
par ces mots
LE CONTENU DU SOCIALISME
1. Elle sera publié dans le prochain numéro de cette revue. [n° 23, janvier 1958. Repris dans
L'expérience du mouvement ouvrier, 2, pp. 9-88.]
2. La production, l'atelier de l'usine - non pas 1' « économie » et le « marché ».
160 SOCIALISME OU BARBARIE
sion de se faire jour, si elle existe. Le Parlement, par contre, qu'il s'appelle
« Assemblée nationale » ou « Soviet suprême »3 est par définition un type d'ins-
titution qui ne saurait être socialiste il est fondé sur la séparation radicale
entre la masse « consultée » de temps en temps, et ceux qui, censés la « repré-
senter », restent incontrôlables et en fait inamovibles. Le Conseil est fait pour
représenter les travailleurs, et il peut cesser de remplir cette fonction ; le Par-
lement est fait pour ne pas représenter les masses, et cette fonction-là, il ne
cesse jamais de la remplir.
La question de l'existence d'institutions adéquates est donc essentielle pour
la société socialiste. Elle l'est d'autant plus que cette société ne peut s'instau-
rer que par une révolution, c'est-à-dire par une crise sociale au cours de laquelle
la conscience et l'activité des masses parviennent à une tension extrême. C'est
dans cet état que les masses arrivent à faire table rase de la classe dominante,
de ses forces armées et de ses organisations, et à dépasser en elles-mêmes le
lourd héritage de siècles de servitude. Cet état n'est pas un paroxysme, mais au
contraire une préfiguration du degré d'activité et de conscience des hommes
dans une société libre. Le « reflux de l'activité révolutionnaire » n'a rien de fatal.
Il est cependant toujours possible, face à l'énormité des tâches à accomplir. Et
tout ce qui accumule les obstacles, déjà innombrables, devant l'activité révolu-
tionnaire des masses, favorise ce reflux. Il est donc essentiel que la société révo-
lutionnaire se donne, dès ses premiers jours, le réseau d'institutions et de
méthodes de fonctionnement qui permettent et favorisent le déploiement de
l'activité des masses, et qu'elle supprime parallèlement tout ce qui l'inhibe ou
le contrecarre. Il est essentiel qu'elle se donne, à chaque pas, des formes stables
d'organisation qui deviennent les modes normaux d'expression de la volonté
des masses, aussi bien dans les « grandes affaires » que dans la vie courante -
qui est, en vérité, la première grande affaire.
La définition de la société socialiste que nous visons comporte donc néces-
sairement une certaine description des institutions et du fonctionnement de
cette société. Cette description n'est pas « utopique »4, car elle n'est que l'éla-
5. Bakounine déjà formulait le problème du socialisme comme étant d'« intégrer les indivi-
dus dans des structures qu'ils comprennent et qu'ils puissent contrôler ».
LE CONTENU DU SOCIALISME 165
Décider signifie décider soi-même ; décider de qui doit décider n'est déjà
plus tout à fait décider. Finalement, la seule forme totale de la démocratie est
la démocratie directe. Et le Conseil des travailleurs de l'entreprise n'est et ne
doit être que l'instance qui remplace l'Assemblée générale de l'entreprise dans
les intervalles de ses sessions8.
La réalisation la plus large de la démocratie directe signifie que toute l'or-
ganisation économique, politique, etc., de la société devra s'articuler sur des
cellules de base qui soient des collectivités concrètes, des unités sociales orga-
niques. La démocratie directe n'implique pas simplement la présence physique
des citoyens dans le même lieu lorsque des décisions doivent être prises ; elle
implique aussi que ces citoyens forment organiquement une communauté, qu'ils
vivent dans le même milieu, qu'ils ont la connaissance quotidienne et familière
des sujets à traiter, des problèmes à résoudre. Ce n'est qu'au sein d'une telle
unité que la participation politique de l'individu devient totale, à condition que
l'individu sente et sache que sa participation aura un effet, autrement dit que
la vie concrète de la communauté est dans une large mesure déterminée par la
communauté elle-même, et non pas par des instances inconnues ou hors d'at-
teinte qui décident pour elle. Par conséquent, le maximum d'autonomie, d'auto-
administration, doit exister pour les cellules sociales.
Ces cellules, la vie sociale moderne les a déjà créées et continue à les créer :
ce sont essentiellement les entreprises « moyennes » ou « grandes » de l'indus-
9. V. sur cet aspect de l'entreprise Paul Romano, « L'ouvrier américain », dans le n° 5-6 de cette
revue, pp. 129-132, [voir l'extrait de ce texte, pages 66 à 76 du présent recueil] et R. Berthier,
•< Une expérience d'organisation ouvrière », dans le n° 20 de cette revue., pp. 29-31.
LE CONTENU DU SOCIALISME 167
qui se passe au niveau du pouvoir central. Lorsque des militants polonais, par
exemple, pensent trouver la voie de la suppression de la bureaucratie dans une
vie sociale organisée et dirigée par « plusieurs centres » - l'administration d'É-
tat, une Assemblée parlementaire, les Conseils d'usine, les syndicats, les par-
tis politiques - , comment ne pas voir que ce « polycentrisme » est équivalent à
l'absence de centre réel, et que, comme la société moderne ne peut pas s'en pas-
ser, cette « Constitution » ne pourra jamais exister que sur le papier, et ne ser-
vira qu'à cacher le véritable centre réel - se formant à nouveau au sein de la
bureaucratie étatique et politique - d'autant plus redoutable et incontrôlable ?
Comment ne pas voir que, si l'on morcelle les organes accomplissant un pro-
cessus vital, on crée par là même dix fois plus impérieusement le besoin d'un
autre organe réunifiant les morceaux dispersés ? De même, si on s'axe unique-
ment ou même essentiellement sur l'extension des pouvoirs des Conseils au
niveau de l'entreprise particulière, comment ne pas voir qu'on livre par là même
ces Conseils à la bureaucratie centrale, qui seule « sait » et « peut » faire fonc-
tionner l'économie dans son ensemble (et l'économie moderne n'existe que
comme ensemble) ? Ne pas vouloir affronter le problème du pouvoir central,
revient en fait à laisser à la bureaucratie - celle-là ou une autre - le soin de le
résoudre.
La société socialiste devra donc de toute évidence donner une réponse socia-
liste au problème de la centralisation, et cette réponse ne peut être que la prise
en mains de ce pouvoir par la Fédération des Conseils, l'institution d'une Assem-
blée centrale des Conseils et d'un Gouvernement des Conseils. Nous verrons
plus loin que cette Assemblée et ce Gouvernement ne signifient pas une délé-
gation du pouvoir des masses, mais une expression de ce pouvoir. Il nous faut
seulement ici exposer le principe essentiel de leurs rapports avec les Conseils
et les communautés sociales, car ce principe affecte de plusieurs façons le fonc-
tionnement de toutes les institutions de la société socialiste.
Dans une société où la population est expropriée du pouvoir politique au
profit d'une instance centralisatrice, le rapport essentiel entre cette instance et
les instances inférieures qu'elle contrôle (ou finalement la population) peut être
résumé comme suit : les communications qui vont de la base au sommet trans-
mettent uniquement des informations, les communications qui vont du som-
met à la base transmettent essentiellement des décisions (et subsidiairement,
le minimum d'informations nécessaires à l'intelligence et à la bonne exécution
des décisions du sommet). En cela s'exprime non seulement le monopole du
pouvoir exercé par le sommet - monopole de décision - mais aussi le monopole
des conditions du pouvoir, puisque le sommet est le seul à posséder la « totalité »
des informations nécessaires pour juger et décider et que pour toute autre ins-
tance ou individu l'accès à des informations autres que celles concernant son sec-
teur ne peut être qu'un accident (que le système tend à empêcher, ou qu'il évite
de toute façon de favoriser).
Dire que dans la société socialiste le pouvoir central ne sera pas une délé-
gation, mais une expression du pouvoir des masses, signifie une transformation
radicale de cet état de choses. Des courants dans les deux sens seront instau-
168 SOCIALISME OU BARBARIE
10. Encore une fois, on n'essaie pas ici de définir des statuts à toute épreuve. Il est clair que
collecter et diffuser des informations, par exemple, n'est pas une fonction neutre. Toutes les
informations ne peuvent être diffusées - ce serait le plus sûr moyen de les rendre incompré-
hensibles ou inintéressantes - , le rôle du Gouvernement est donc de toute évidence un rôle
politique, même à cet égard. C'est pourquoi aussi nous l'appelons Gouvernement et non « Ser-
vice Central de Presse » Mais ce qui est important, c'est que sa fonction explicite est d'in-
former, qu'il en a la responsabilité. La fonction explicite du Gouvernement actuel est de cacher
la réalité à la population.
11. C'est pourtant à cela que revient la définition de Lénine : « Le socialisme, c'est les Soviets
plus l'électrification. »
LE CONTENU DU SOCIALISME 169
Cela déjà signifie que la nature, le contenu du travail commence à être trans-
formé aussitôt. Le travail actuellement est dans son essence une activité d'exé-
cution séparée, la direction de leur activité étant soustraite aux exécutants. La
gestion ouvrière signifie la réunification des fonctions de direction et d'exécution.
Mais même cela n'est pas suffisant - ou plutôt conduit et conduira immé-
diatement plus loin. La restitution des fonctions de direction aux travailleurs
les amènera nécessairement à s'attaquer à ce qui est actuellement le noyau de
l'aliénation, c'est-à-dire à la structure technologique du travail, de ses objets,
de ses instruments et de ses modalités, qui font qu'obligatoirement le travail
domine les producteurs au lieu d'être dominé par eux. Les travailleurs ne pour-
ront évidemment pas résoudre ce problème du jour au lendemain, sa solution
sera la tâche de cette période historique que nous désignons par socialisme.
Mais le socialisme, c'est d'abord et avant tout la solution de ce problème. Entre
le capitalisme et le communisme il n'y a pas trente-six périodes et « sociétés de
transition », comme on a voulu le faire croire, il n'y en a qu'une : la société socia-
liste. Et cette société n'est caractérisée en premier lieu ni par la liberté politique,
ni par l'expansion des forces productives, ni par la satisfaction croissante des
besoins de consommation, mais par la transformation de la nature et du contenu
du travail, ce qui signifie : la transformation consciente de la technologie héri-
tée de façon à subordonner pour la première fois dans l'histoire cette technolo-
gie aux besoins de l'homme non pas seulement en tant que consommateur, mais
en tant que producteur. La révolution socialiste signifiera le début de cette
transformation, et sa réalisation marquera l'entrée de l'humanité dans l'ère
communiste. Tout le reste - la politique, la consommation, etc. - ce sont des
conséquences, des conditions, des implications, des présuppositions qu'il faut
voir dans leur unité systématique, mais qui précisément ne peuvent acquérir
cette unité, ne peuvent prendre leur sens, qu'en étant organisées autour de ce
centre qu'est la transformation du travail lui-même. La liberté des hommes
sera une illusion ou une mystification si elle n'est pas liberté dans leur activité
fondamentale - l'activité productive. Et cette liberté n'est pas un cadeau de la
nature, ni ne surgira d'elle-même, par surcroît, d'autres développements les
hommes auront à la créer consciemment. En dernière analyse, c'est cela le
contenu du socialisme.
Les conséquences qui en découlent pour ce qui est des tâches immédiates
d'une révolution socialiste sont capitales. Les travailleurs s'attaqueront au pro-
blème de la transformation de la nature du travail à la fois par ses deux bouts.
D'un côté, il y a le besoin d'accorder au développement des capacités et des
facultés proprement humaines des producteurs l'importance primordiale. Cela
implique, en tout premier lieu, la démolition graduelle pierre par pierre de ce
qui subsiste de l'édifice de la division du travail. D'un autre côté, il y a le besoin
d'une réorientation de l'ensemble du développement technique et de son appli-
cation à la production.
Ce ne sont là que deux aspects de la même chose, qui est le rapport des
hommes à la technique. Considérons le deuxième aspect, le plus tangible, celui
du développement technique comme tel.
LE CONTENU DU SOCIALISME 171
12. Le fait qu'on choisit parmi plusieurs procédés techniquement possibles et que l'on abou-
tit ainsi à une technologie effectivement appliquée dans la production concrétisant la tech-
nique (comme savoir-faire général d'une époque) est analysé par les économistes académiques.
Cf. par exemple Joan Robinson, The Accumulation of Capital (Londres, 1956), pp. 101-178.
Mais évidemment le choix est toujours présenté dans ces analyses comme découlant de cri-
tères de « rentabilité » et essentiellement des « prix relatifs du capital et du travail ». Ce point
de vue abstrait n'a que très peu de prise sur la réalité de l'évolution industrielle. Marx, par
contre, souligne le contenu social du machinisme, sa fonction d'asservissement des exploités.
13. Cela a été le grand mérite du groupe américain qui publie Correspondence de reprendre
l'analyse de la crise de la société du point de vue de la production et de l'appliquer aux condi-
tions de notre époque. V. leurs textes traduits et publiés dans Socialisme ou Barbarie « L'ou-
vrier américain », de Paul Romano (n° 1 à 5-6) [voir note ci-dessus, p.166] et « La recons-
truction de la société » de Ria Stone (n° 7 et 8).
En France, c'est Ph. Guillaume qui a repris ce point de vue (voir son article « Machinisme
et Prolétariat » dans le n° 7 de cette revue). Plusieurs idées de ce texte-ci lui sont dues, direc-
tement ou indirectement.
L E CONTENU DU SOCIALISME 173
Dans cet état de choses, la liberté consiste uniquement en ceci : l'homme social,
les producteurs associés, règlent de façon rationnelle leurs échanges avec la
nature et les soumettent à leur contrôle collectif, au lieu de se laisser aveuglé-
ment dominer par eux ; et ils accomplissent ces échanges avec le moins d'efforts
possible, et dans les conditions les plus dignes et les plus adéquates à leur
nature humaine. Mais la nécessité n'en subsiste pas moins. Et le règne de la
liberté ne peut s'édifier que sur ce règne de la nécessité. La réduction de la jour-
née de travail est la condition fondamentale »14.
S'il est vrai que « le règne de la liberté ne commence que lorsqu'il n'existe
plus d'obligation de travail imposée par la misère ou les buts extérieurs », il est
étonnant de lire sous la plume de celui qui a écrit que « l'industrie est le livre
ouvert des facultés humaines », que « donc » la liberté se trouve en dehors du
travail. La conclusion vraie - que Marx lui-même a tirée en d'autres endroits -
est que le règne de la liberté commence lorsque le travail devient activité libre
aussi bien dans ses motivations que dans son contenu. Dans cette conception,
par contre, la liberté est ce qui n'est pas travail, ce qui entoure le travail - soit
le « temps libre » (réduction de la journée de travail), soit la « réglementation
rationnelle » et le « contrôle collectif » des échanges avec la nature, minimisant
les efforts et préservant la dignité humaine. Dans cette perspective, effective-
ment la réduction de la journée de travail devient la « condition fondamentale »,
puisque finalement l'homme ne serait libre que dans ses loisirs.
La réduction de la journée de travail est en vérité importante, non pas pour
cette raison, mais pour permettre aux hommes de réaliser un équilibre entre
leurs divers types d'activité. Et l'« idéal » à la limite, le communisme, n'est pas
la réduction de la durée de travail à zéro, mais la libre détermination par cha-
cun de la nature et de la durée de son travail. La société socialiste pourra et
devra réaliser la réduction de la journée de travail, mais ce ne sera pas là sa pré-
occupation fondamentale. Son souci premier, ce sera de s'attaquer au « règne de
la nécessité » comme tel, de transformer la nature même du travail. Le pro-
blème n'est pas de laisser un « temps libre » - qui risquerait de n'être qu'un
temps vide - aux individus, pour qu'ils puissent le remplir à leur guise de « poé-
sie » ou de sculpture sur bois. Le problème est de faire de tout le temps un temps
de liberté, et de permettre à la liberté concrète de s'incarner dans l'activité créa-
trice. Le problème est de mettre la poésie dans le travail 16 . La production n'est
pas le négatif qu'il s'agit de limiter le plus possible pour que l'homme puisse se
réaliser dans les « loisirs ». L'instauration de l'autonomie, c'est aussi - c'est en
premier lieu - l'instauration de l'autonomie dans le travail.
Sous-jacente à l'idée que la liberté se trouve « en dehors de la sphère de la
production matérielle proprement dite » se trouve une double erreur. D'un côté,
que la nature même de la technique et de la production moderne rend inéluc-
14. Le Capital, tr. Molitor, T. XIV, pp. 114-115. [Pléiade, II, pp. 1487-88.]
15. Poésie signifie très exactement création.
LE CONTENU DU SOCIALISME 175
Or, pour les raisons indiquées plus haut, il n'y a pas de développement auto-
nome de la technique appliquée à la production, de la technologie. De l'ensemble
des technologies que rend possibles le développement scientifique et technique
de l'époque, la société capitaliste réalise celle qui correspond à sa structure de
classe, qui permet au capital de mieux lutter contre le travail. On tend à consi-
dérer généralement que l'application de telle ou telle invention à la production
dépend de sa « rentabilité » économique. Mais il n'y a pas de « rentabilité » éco-
nomique neutre, la lutte de classe dans l'usine est le facteur principal qui déter-
mine la rentabilité. Une invention donnée sera préférée par la direction de
l'usine à une autre, toutes conditions égales d'ailleurs, si elle augmente l'indé-
pendance du cours de la production par rapport aux producteurs. L'asservisse-
ment croissant de l'homme découle essentiellement de ce processus, non pas
d'une malédiction inhérente à une phase donnée du développement technolo-
gique. Il n'y a pas non plus de magie dialectique de l'asservissement et du ren-
dement : le rendement augmente en fonction de l'énorme essor scientifique et
technique qui est à la base de l a production moderne, et malgré, non pas à
cause de cet asservissement. L'asservissement signifie simplement un gaspillage
immense, du fait que les hommes ne contribuent à la production que pour une
fraction infinitésimale de leurs facultés totales. (Ceci n'implique aucune idée a
priori sur ces facultés. Aussi basse que soit l'appréciation qu'en font M. Drey-
fus [P.-D.G. de Renault à l'époque] ou M. Khrouchtchev, ils seraient obligés d'ad-
mettre que leur organisation de la production n'en met à contribution qu'une
partie infime.)
La société socialiste n'aura donc à subir aucune sorte de malédiction tech-
nique. Ayant supprimé les rapports capitalistes-bureaucratiques, elle s'atta-
quera simultanément à la structure technologique de la production qui en est
à la fois le support et le produit éternellement renouvelé.
que la direction les laisse en paix et n'essaye pas de les « diriger »16.
Mais comment le travail de tous ces « groupes élémentaires » - ou bien des
ateliers et des départements - sera-t-il coordonné ? Les théoriciens bourgeois,
après avoir constaté que l'appareil de direction actuel, formellement chargé de
cette coordination, est en fait peu capable de la réaliser véritablement, parce
qu'il est sans prise sur les producteurs et déchiré par des conflits internes, en
un mot, après l'avoir détruit par leurs critiques, n'ont rien à mettre à la place.
Et, comme au-delà de l'organisation « élémentaire » de la production, il faut
bien une organisation « secondaire », ils en reviennent finalement au même
appareil bureaucratique de direction, qu'ils exhortent de « comprendre », de
s'« améliorer », de « faire confiance aux gens », etc. 17 . On peut en dire autant, à
un autre niveau, des dirigeants russes « déstalinisés » et « démocratisés »18.
C'est que les uns et les autres ne peuvent pas reconnaître la capacité gestion-
naire des ouvriers au-delà d'un cadre très restreint. Ils ne peuvent pas voir
dans la masse des travailleurs d'une entreprise un sujet actif de gestion et d'or-
ganisation. Pour eux, au-delà des dix, quinze ou vingt individus commence la
foule, hydre aux mille têtes qui ne peut pas agir collectivement ou alors seule-
ment dans l'hystérie et le délire - et que seul un appareil de direction et de coer-
cition, conçu à cette fin, peut maîtriser et « organiser ».
Ce point de vue ne peut pas nous préoccuper. En réalité, on sait que les
défauts et les incohérences de l'appareil bureaucratique de direction sont tels
que même aujourd'hui les ouvriers individuels ou les « groupes élémentaires »
d'ouvriers sont obligés de prendre à leur charge une bonne partie des tâches de
coordination. Et l'expérience historique prouve que la classe ouvrière est par-
faitement à même de résoudre le problème de la gestion des entreprises. En
Espagne, en 1936-37, les ouvriers n'ont éprouvé aucune difficulté à faire mar-
cher les usines. A Budapest, en 1956, d'après les récits des réfugiés hongrois, les
grandes boulangeries (employant des centaines d'ouvriers) ont fonctionné pen-
dant les jours de l'insurrection et après, sous la direction des ouvriers, comme
jamais auparavant. Ces exemples pourraient être facilement multipliés. [...]
16. Le texte de D. Mothé, « L'usine et la gestion ouvrière » , qu'on lira plus loin [S. ou B., n° 22,
pp. 75 et suiv., partiellement reproduit ci-dessous, p. 88 à 103.] est déjà une réponse de
fait - venant de l'usine même - aux problèmes concrets de gestion ouvrière de l'atelier et
d'organisation du travail. En renvoyant à ce texte, nous n'envisageons ici que les problèmes
de l'usine dans son ensemble.
17. Voir, p. ex., dans l'excellente synthèse de la « sociologie industrielle » que fait J.A.C. Brown
(The Social Psychology of Industry, Penguin Books, 1954) la contradiction totale entre l'ana-
lyse dévastatrice qu'il donne de la production capitaliste et les seules conclusions qu'il en
tire - exhortations morales adressées à la direction pour qu'elle « comprenne », « s'améliore »,
« se démocratise », etc. Qu'on ne dise pas qu'un « sociologue industriel » n'a pas à prendre posi-
tion, qu'il décrit des faits et ne pose pas des normes conseiller l'appareil de direction de «
s améliorer », c'est prendre position - et une position dont on a démontré précédemment soi-
même qu'elle est entièrement utopique.
18. Voir les textes du XXe Congrès du P.C.U.S. analysés par Claude Lefort, « Le totalitarisme
sans Staline », n° 19 de S. ou B.. en particulier pp. 59-62. [Maintenant, dans Eléments d'une
critique de la bureaucratie, Droz, Genève-Paris, 1971, p. 166 et suiv.]
L E CONTENU DU SOCIALISME 177
Mais si l'on considère ce que l'on peut appeler l'aspect dynamique de la ges-
tion ouvrière, c'est-à-dire la fonction de la gestion ouvrière dans le développe-
ment et la transformation de la production socialiste, plus exactement le fait que
ce développement et cette transformation seront l'objectif premier de cette ges-
tion, tout ce que nous venons de dire doit être repris et les limites de l'autono-
mie reculent graduellement.
On peut le voir tout d'abord sur le plan de la détermination des moyens de
production. Partant de la technologie héritée du capitalisme, la production socia-
liste s'attaquera comme nous l'avons dit à la transformation consciente de cette
technologie. L'aspect premier de ce problème est celui-ci : actuellement, l'équi-
pement - et, plus généralement, les moyens de production - est en principe
conçu et fabriqué indépendamment de son utilisateur et de son point de vue
(on prétend, bien entendu, en tenir compte, mais cela n'a rien à voir avec le
point de vue de l'utilisateur placé dans les conditions concrètes de production
de l'usine capitaliste). Or l'équipement est fabriqué pour être consommé pro-
ductivement et le point de vue de ce consommateur productif, c'est-à-dire du pro-
ducteur-utilisateur de l'équipement, est primordial. Dans la mesure où le point
de vue du producteur de l'équipement est également important, le problème de
la définition des moyens de production ne peut être résolu que par la coopéra-
tion vivante de ces deux catégories de travailleurs. Au sein d'une usine intégrée,
cela implique le contact permanent entre les catégories correspondantes d'ate-
liers. A l'échelle de l'économie entière, cela doit se faire par l'instauration de
formes permanentes, normales, de coopération entre usines comme entre sec-
teurs de la production. (Ce problème est distinct de celui de la planification
générale ; celle-ci pose un cadre quantitatif - tant d'acier, tant d'heures de tra-
vail, à un bout, tant de produits de consommation finals, à l'autre bout - mais
n'a pas à intervenir dans la forme, le type, etc., des produits intermédiaires.)
Cette coopération prendra nécessairement deux formes. D'un côté, les problèmes
du choix des meilleures méthodes et de leur propagation, de l'uniformisation et
de la rationalisation seront l'objet de la coopération horizontale des Conseils
organisés par branche et secteur d'industrie (textile, chimie, mécanique, indus-
tries électriques, etc.). D'un autre côté, l'intégration des points de vue des pro-
ducteurs et des utilisateurs de l'équipement, et plus généralement de tous les
produits intermédiaires, sera l'objet de la coopération verticale des Conseils
L E CONTENU DU SOCIALISME 179
19. On pourrait ajouter : 1) qu'il dépend aussi du progrès technique. Mais ce progrès est fonc-
tion essentiellement des investissements consacrés directement et indirectement à la
recherche; 2) qu'il dépend de l'évolution de la productivité du travail. Mais celle-ci dépend à
son tour du capital disponible par ouvrier et du niveau technique (deux facteurs qui nous
ramènent à l'investissement) et, surtout, de l'attitude des producteurs face à l'économie. Celle-
ci est directement liée à leur attitude face aux objectifs du plan et à la méthode utilisée pour
déterminer ceux-ci, donc nous renvoie aux facteurs discutés dans le texte.
182 SOCIALISME OU BARBARIE
L'usine du plan
21. La littérature relative à ce sujet s'accroît tous les jours. Le point de départ d'une étude du
sujet reste toujours le travail de W. Leontief, The structure of the American economy, New
York, 1951. V. aussi Leontief and others, Studies in the structure ofAmerican economy, New
York, 1953.
184 SOCIALISME OU BARBARIE
taire. Les besoins accrus d'équipement des mines entraînent (supposons) une
demande additionnelle d'acier - et d'autres types de produits et de travail. La
demande additionnelle d'acier se répercute à son tour sur la demande de char-
bon - et ainsi de suite. De son côté, la main-d'œuvre nouvellement employée a des
revenus accrus - donc elle achète davantage de biens de consommation de divers
types, dont la production exige telles et telles quantités de matières premières,
d'équipement, etc. (et à nouveau de charbon et d'acier). Ce n'est pas la plaisan-
terie sur l'âge du capitaine, mais un des problèmes centraux auxquels la plani-
fication doit - et peut - répondre : de combien augmentera la demande de bas
nylon dans les Basses-Pyrénées si on construit un haut fourneau en Lorraine ?
La méthode des matrices de Léontief, combinée à d'autres méthodes
modernes (l'activity analysis de Koopmans22 dont la « recherche opérationnelle »
est un cas particulier) permet, dans le cas d'une économie socialiste, la solu-
tion en théorie exacte de ce problème. Une matrice est un tableau dans lequel
sont disposés systématiquement les coefficients techniques (courants et de capi-
tal) exprimant la dépendance de chaque secteur par rapport à chacun des
autres. Tout objectif final défini se présente comme une série de biens d'utili-
sation finale en quantités spécifiées devant être produits au cours d'une période
donnée. Dès que cet objectif final est donné, la solution d'un système d'équations
simultanées permet de définir immédiatement tous les objectifs intermédiaires,
donc les tâches à réaliser pour chaque secteur de l'économie.
La solution de ces problèmes sera la tâche d'une entreprise spécifique, méca-
nisée et automatisée à un degré important, et dont le travail consistera en une
véritable « fabrication en série » des plans et de leurs diverses pièces détachées.
Cette entreprise, c'est Yusine du plan.
L'atelier central de l'usine du plan sera probablement (pour commencer) un
ordinateur électronique dont la mémoire magnétique aura emmagasiné les
coefficients techniques et les capacités installées de production de chaque sec-
teur et qui, « nourri » avec des objectifs hypothétiques, « produira » les tâches
de production par secteur que ces objectifs impliqueraient (y compris, bien
entendu, les heures de travail qu'aurait à fournir dans chaque cas le secteur
« travailleurs »)23.
Autour de cet atelier seraient disposés d'autres analogues, dont les tâches
seraient : étude de la répartition et des flux régionaux de la production cou-
rante et des investissements nouveaux ; étude de divers optima techniques,
compte tenu de l'interdépendance générale ; détermination de la valeur uni-
taire des diverses catégories de produits, etc.
22. Voir T. Koopmans, Activity analysis of production and allocation, New-York, 1951.
23. La division de l'économie en une centaine de secteurs, correspondant à la capacité présente
[1957] des ordinateurs électroniques, est à peu près « à mi-chemin » entre la division en deux
secteurs, biens de production et biens de consommation, avec laquelle travaillait Marx, et les
quelques milliers de secteurs qu'exigerait une division parfaitement rigoureuse. Il est probable
qu'elle sera suffisante dans la pratique. Elle pourrait d'ailleurs être facilement raffinée dès
maintenant par une solution du problème en plusieurs étapes.
L E CONTENU DU SOCIALISME 185
Une première décision « empirique » devra être prise, pour commencer, sur
la structure de la consommation. Elle s'appuiera sur les régularités statistiques
traditionnellement « connues », en les corrigeant pour tenir compte de l'effet des
facteurs nouveaux (égalisation des revenus, par exemple). Elle devra prévoir
188 SOCIALISME OU BARBARIE
également la constitution de stocks plus élevés que ceux qui sont « technique-
ment » nécessaires.
Les écarts possibles du déroulement réel de la consommation par rapport
aux prévisions rencontreront trois « amortisseurs » ou processus de correction
successifs :
a) variations des stocks,
b) hausse (ou baisse, en cas de déficit de la demande) du prix de la mar-
chandise considérée aussi longtemps que les stocks continuent à baisser (ou à
s'accumuler) avec explication au public de la raison de cette modification des
prix,
c) entre-temps, rajustement de la structure de la production des biens de
consommation, jusqu'au point où le flux de production devient égal (après
reconstitution de stocks normaux) au flux de la demande. A ce moment-là, le
prix de vente est ramené au prix normal.
Etant donné le principe de la souveraineté des consommateurs, l'écart entre
demande réelle et production prévue doit être corrigé non pas par l'instauration
d'une différence permanente entre prix de vente et prix normal, mais par la
modification de la structure de la production. En effet, un tel écart signifie ipso
facto que la décision de planification était erronée dans ce domaine.
24. La valeur-travail comprend évidemment le coût social actuel de l'équipement usé en cours
de période. Voir, sur le calcul de la valeur-travail à l'aide de la méthode matricielle, « Sur la
dynamique du capitalisme » dans le n° 12 de S. ou B., pp. 7 à 22. L'adoption de la valeur tra-
vail comme étalon équivaut à utiliser ce que les économistes académiques appellent « coût nor-
mal à long terme ». Le point de vue exprimé dans le texte correspond à celui de Marx, qui est
en général violemment combattu par les économistes académiques, même « socialistes » ;
pour ceux-ci, ce serait le « coût marginal » qui devrait déterminer les prix (cf. par exemple Joan
Robinson, An Essay on Marxian Economies, Londres, 1947, pp. 23 à 28). Nous ne pouvons
entrer ici dans cette discussion. Disons seulement que l'application du principe du coût mar-
ginal signifierait que le prix du billet Paris-New York par avion devrait être égal tantôt à
zéro et tantôt au coût d'un Super-Constellation.)
le contenu du socialisme 189
25. Les grèves de Nantes, en 1955, se sont déroulées sur une revendication anti-hiérarchique
d'augmentation uniforme pour tous. Les Conseils ouvriers hongrois demandaient la sup-
pression des normes et une limitation sévère de la hiérarchie. Ce qui transpire des déclara-
tions officielles indique qu'une lutte permanente contre la hiérarchie se déroule dans les
usines russes. V. « La révolution prolétarienne contre la bureaucratie », dans le n° 20 de cette
revue, pp. 149-153. [repris dans C. Castoriadis, La société bureaucratique.]
26. Pour une discussion détaillée du problème de la hiérarchie voir « Les rapports de pro-
duction en Russie », dans le n° 2 de cette revue, pp. 50 à 66 [repris dans La société bureau-
cratique et partiellement reproduit dans le présent volume, pp. 36 à 52.]. V. également « Sur
la dynamique du capitalisme », n° 13, pp. 67 à 69.
190 socialisme ou barbarie
La décision fondamentale
modiant des litanies sur la « priorité de l'industrie lourde »29. Mais y aurait-il
une base rationnelle « objective » d'une décision centrale en la matière, cette
décision serait ipso facto irrationnelle si elle était prise en l'absence des seuls
intéressés - de l'ensemble de la société. Elle reproduirait la contradiction fon-
damentale de tout régime d'exploitation : elle traiterait les hommes dans le
plan comme une variable à comportement prévisible parmi d'autres, elle les
transformerait donc en objets dans son principe théorique et serait rapidement
amenée à les traiter en objets dans la pratique. Elle contiendrait le germe de
son propre échec, puisque au lieu de stimuler la participation des producteurs
à l'exécution du plan, elle les éloignerait d'un plan étranger à leur volonté. Il n'y
a pas de rationalité « objective » permettant de décider, à l'aide de formules
mathématiques, de l'avenir de la société, de son travail, de sa consommation, de
son accumulation. La seule rationalité dans ce domaine, c'est la raison vivante
des hommes, la décision des hommes eux-mêmes sur leur propre sort.
Mais cette décision ne sera pas un coup de dés. Elle s'appuiera sur une cla-
rification complète des données du problème, elle sera une décision en connais-
sance de cause.
La possibilité de cette clarification résulte de l'existence, pour un état donné
de la technique, d'un rapport déterminé entre l'investissement et l'accroisse-
ment de production que cet investissement permet. Ce rapport n'est rien d'autre
que le résultat de l'application à l'ensemble de l'économie des « coefficients tech-
niques de capital » dont nous avons parlé plus haut. Tel investissement dans les
aciéries permet tel accroissement du produit net des aciéries; et tel volume glo-
bal d'investissements permet tel accroissement net du produit social global30.
Par conséquent, tel rythme d'accumulation permet tel rythme d'accroissement
du produit social, donc du niveau de vie (ou des loisirs) - et finalement, telle frac-
vestissement sont les « esprits animaux » des entrepreneurs (The General Theory, pp. 161-162).
Quant à l'idée que le volume de l'investissement serait essentiellement déterminé par le taux
d'intérêt et que ce dernier découlerait du jeu des « forces réelles de la productivité et de
l'épargne », il y a longtemps qu'elle a été démolie par l'économie académique elle-même. V. par
exemple Joan Robinson, The Rate oflnterest and Other Essays, 1951).
29. On chercherait en vain dans les copieux travaux de M. Bettelheim la moindre tentative
d'une justification rationnelle quelconque du taux d'accumulation « choisi » par la bureaucratie
russe. Le « socialisme » de tels « théoriciens » ne signifie pas seulement : Staline (ou Kroucht-
chev) seul peut savoir. Il signifie aussi : ce savoir, de par sa nature, n'est pas communicable
au reste de l'humanité. Dans un autre pays, et en d'autres temps, cela s'appelait le Fiihrer-
prinzip.
30. Cet accroissement net du produit social n'est évidemment pas la somme pure et simple
des accroissements dans chaque secteur ; plusieurs éléments s'ajoutent et se retranchent
pour passer de celle-ci à celui-là. Telles sont par exemple les « utilisations intermédiaires »
des produits de chaque secteur, d'un côté, les « économies externes », de l'autre (un investis-
sement dans une branche, en supprimant un goulot d'étranglement, peut permettre l'utili-
sation de capacités de production déjà installées dans d'autres secteurs, jusqu'alors gas-
pillées). Mais le calcul de cet accroissement net ne présente aucune difficulté particulière ; il
est effectué automatiquement en même temps que le calcul des « objectifs intermédiaires »
(mathématiquement, la solution de l'un donne immédiatement la solution de l'autre).
192 socialisme ou barbarie
Finalement donc, tout plan soumis aux travailleurs pour décision devra spé-
cifier :
- La durée de travail qu'il implique.
- Le niveau de consommation pendant la première période.
Les ressources consacrées à l'investissement et à la consommation
publique.
- Le rythme d'augmentation de la consommation pendant les périodes à
venir.
- Les tâches de production incombant à chaque entreprise.
Nous avons par endroits, afin de simplifier, présenté la décision sur l'objec-
tif du plan et la détermination des objectifs intermédiaires (implications du
plan quant à telle et telle production spécifique) comme deux actes consécutifs
et uniques. Mais en réalité, il y a u r a un va-et-vient continu entre ces deux
phases, et pluralité de propositions. D'un côté, les travailleurs ne peuvent déci-
der en connaissance de cause de l'objectif de la planification que s'ils en connais-
sent les implications pour eux-mêmes, non seulement en tant que consomma-
teurs, mais en tant que producteurs de telle entreprise spécifique. D'autre part,
il n'y a de décision en connaissance de cause que si cette décision peut tenir
compte de l'ensemble des possibles, donc si elle est choix portant sur une gamme
d'objectifs et d'implications. Par conséquent, le processus de décision prendra
L'ORGANISATION
I 1948-1952
du parti dans la période actuelle. En effet, non seulement ils peuvent être pour
le parti un milieu vital pour son développement, aussi bien du point de vue des
possibilités de recrutement que de l'audience qu'ils offrent à son idéologie ; non
seulement les expériences de leur combat sont un matériel indispensable pour
l'élaboration et la concrétisation du programme révolutionnaire ; mais ils seront
les manifestations essentielles de la présence historique de la classe même dans
une période où toute perspective immédiate positive fait défaut, comme la
période actuelle. A travers eux la classe lancera des assauts partiels, mais extrê-
mement importants contre la dalle bureaucratique et capitaliste, assauts qui
seront indispensables pour qu'elle garde la conscience de ses possibilités d'ac-
tion.
Inversement, l'existence et l'activité du parti est une condition indispen-
sable de la propagation, de la généralisation et de l'achèvement de l'expérience
des Comités de lutte, car seul le parti peut élaborer et propager les conclusions
de leur action.
9. Le fait que la classe ne peut pas créer avant la révolution, pour l'accom-
plissement de ses tâches historiques, un autre organisme que le parti, non seu-
lement n'est pas le produit du hasard, mais répond à des traits profonds de la
situation sociale et historique du capitalisme décadent. La classe, sous le régime
de l'exploitation, est déterminée dans sa conscience concrète par une série de
facteurs puissants (les fluctuations temporelles, les diversités corporatives,
locales et nationales, la stratification économique) qui font que dans son exis-
tence réelle son unité sociale et historique est voilée par un ensemble de déter-
minations particulières. D'autre part, l'aliénation qu'elle subit dans le régime
capitaliste lui rend impossible de s'attaquer immédiatement à la réalisation
des tâches infinies que rend nécessaires la préparation de la révolution. Ce
n'est qu'au moment de la révolution que la classe dépasse son aliénation et
affirme concrètement son unité historique et sociale. Avant la révolution il n'y
a qu'un organisme strictement sélectif et bâti sur une idéologie et un pro-
gramme clairement définis, qui puisse défendre le programme de la révolution
dans son ensemble et envisager collectivement la préparation de la révolution.
plus critique, et la parti est le seul cadre possible de cette coordination et orga-
nisation.
[...]
20. Notre attitude sur cette question fondamentale peut être résumée de la
manière suivante
202 socialisme ou barbarie
b). Mais ceci ne règle pas le problème des rapports entre l'organisation qui
représente le programme et l'idéologie de la révolution et les autres organisa-
tions se réclamant de la classe ouvrière, ni le problème des rapports entre cette
organisation et les organismes soviétiques de la classe. La lutte pour la pré-
pondérance du programme révolutionnaire au sein des organismes de masse ne
peut se faire que par des moyens qui découlent directement du but à atteindre,
qui est l'exercice du pouvoir par la classe ouvrière ; ces moyens par conséquent
sont dirigés essentiellement vers le développement de la conscience et des capa-
cités de la classe, à chaque moment et à l'occasion de chaque acte concret que
le parti entreprend devant celle-ci. De là découle non seulement la démocratie
prolétarienne, comme moyen indispensable pour la construction du socialisme,
mais aussi le fait que le parti ne peut jamais exercer le pouvoir en tant que tel,
et que le pouvoir est toujours exercé par les organismes soviétiques des masses.
LE PROLÉTARIAT ET LE PROBLÈME
DE LA DIRECTION RÉVOLUTIONNAIRE
Claude Montai (n° 10, pages 22-27)
Se dérobant devant cette critique essentielle, le groupe s'en tient à des points
de détail. Il dit qu'il faut éviter la formation de révolutionnaires professionnels,
qu'il faut tendre à l'abolition de l'opposition entre dirigeants et exécutants à
l'intérieur du parti, comme si les intentions pouvaient avoir le pouvoir de trans-
former le sens objectif du parti, qui est inscrit dans sa structure. Le groupe
recommande que le parti ne se conduise pas comme un organe de pouvoir. Mais,
une telle fonction, Lénine moins qu'aucun autre ne l'a jamais revendiquée. C'est
dans les faits que le parti se comporte comme la seule forme de pouvoir ; ce
n'est pas un point de son programme. Si l'on conçoit le parti comme la création
la plus vraie de la classe, son expression achevée - c'est la théorie de « Socia-
lisme ou Barbarie » - , si l'on pense que le parti doit être à la tête du prolétariat
avant, pendant et après la révolution, il est trop clair qu'il est la seule forme du
pouvoir. Ce n'est que par tactique (donner le temps au prolétariat d'assimiler
les vérités du parti dans l'expérience) que celui-ci tolérera d'autres formes de
représentation de la classe. Les soviets, par exemple, seront considérés par le
parti comme des auxiliaires, mais toujours moins vrais que le parti dans leur
expression de la classe, puisque moins capables d'obtenir une cohésion et une
homogénéité idéologique, puisque le théâtre de toutes les tendances du mou-
206 socialisme ou barbarie
vement ouvrier. Il est alors inéluctable que le parti tende à s'imposer comme
seule direction et à éliminer les soviets comme ce fut le cas en 1917.
Sur le terrain révolutionnaire le plus sensible, qui est celui des formes de
lutte prolétarienne, le groupe, malgré son analyse de la bureaucratie, n'abou-
tit à rien. En ce sens on peut dire qu'il est loin derrière l'avant-garde, qui ne fait
pas la critique de Lénine, mais celle d'une période historique. Si elle refuse
aujourd'hui l'idée de parti avec la même obstination qu'elle l'exigeait dans le
passé, c'est que cette idée n'a pas de sens dans la période présente. Il est incom-
préhensible, au reste, d'affirmer que l'avant-garde a progressé radicalement
dans la compréhension de ses tâches historiques, qu'elle appréhende pour la
première fois la vérité de l'exploitation dans toute son étendue et non plus sous
la forme partielle de la propriété privée, qu'elle tourne son attention vers la
forme positive du pouvoir prolétarien et non plus vers la tâche immédiate du
renversement de la bourgeoisie, et d'affirmer en même temps que cette même
avant-garde est en complète régression dans sa compréhension des problèmes
de l'organisation.
On ne peut en aucune manière savoir si le prolétariat dans la période
actuelle aurait la capacité de renverser le pouvoir d'exploitation. L'aliénation
dans le travail, son exclusion du procès culturel, l'inégalité de son développe-
ment sont des traits aussi négatifs aujourd'hui qu'il y a trente ans ; la consti-
tution d'une bureaucratie ouvrière prenant conscience de ses fins propres et
l'antagonisme qu'elle a développé avec la bourgeoisie a entravé sa propre lutte
et l'a asservi à d'autres exploiteurs. Néanmoins, l'unification du prolétariat n'a
cessé de se poursuivre parallèlement à la concentration du capitalisme et la
classe a derrière soi une expérience de luttes qui lui fournit une conscience
totale de ses tâches. Ce qu'on peut seulement affirmer c'est que le prolétariat
ne peut inaugurer maintenant une lutte révolutionnaire qu'en manifestant dès
l'origine sa conscience historique. Ceci signifie que la classe, au stade même du
regroupement de son avant-garde, annoncera son objectif final, c'est-à-dire sera
amenée à préfigurer la forme future de son pouvoir. L'avant-garde ne pourra
rejoindre aucun parti car son programme sera la direction de la classe par elle-
même.
Sans doute l'avant-garde sera-t-elle amenée par la logique de sa lutte contre
le pouvoir concentré de l'exploiteur à se rassembler sous une forme minoritaire
avant la révolution ; mais il serait stérile d'appeler parti un tel regroupement
qui n'aurait pas la même fonction. En premier lieu, ce regroupement ne pourra
s'opérer que spontanément au cours de la lutte et au sein du processus de pro-
duction, non en réponse à un groupe non prolétarien apportant un programme
politique. En second lieu et essentiellement il n'aura dès l'origine d'autre fin que
de permettre la prise du pouvoir par la classe. Il ne se constituera pas comme
direction historique mais seulement comme instrument de la révolution, non
comme corps fonctionnant selon ses lois propres mais comme détachement pro-
visoire purement conjoncturel du prolétariat. Son but ne pourra être dès l'ori-
gine que de s'abolir au sein du pouvoir représentatif de la classe.
Nous affirmons en effet qu'il ne peut y avoir qu'un seul pouvoir de la classe :
l'organisation 207
son pouvoir représentatif. Dire qu'un tel pouvoir est inviable sans le secours
du parti, précisément parce qu'il représente l'ensemble des tendances de la
classe - aussi bien les tendances opportunistes et bureaucratiques que révolu-
tionnaires - reviendrait à dire que la classe est incapable d'assurer elle-même
son rôle historique et qu'elle doit être protégée contre elle-même par un corps
révolutionnaire spécialisé c'est-à-dire à réintroduire la thèse majeure du
bureaucratisme que nous combattons. Rien ne peut protéger la classe contre
elle. Aucun artifice ne peut faire qu'elle résolve des problèmes qu'elle n'est pas
assez mûre pour résoudre.
Les premières conditions de l'expérience actuelle ont été posées par l'échec
de la révolution russe. Mais cette expérience ne fut d'abord perceptible que sous
une forme abstraite et pour une infime minorité prolétarienne. La dégénéres-
cence du bolchevisme ne devient claire qu'avec le développement bureaucra-
tique. L'avant-garde ne peut tirer d'enseignement partiel concernant le pro-
blème de son organisation avant de tirer un enseignement total concernant
l'évolution de la société, la vraie nature de son exploitation. La forme dans
laquelle elle conçoit le pouvoir de la classe n'est progressivement aperçue qu'en
opposition à la forme dans laquelle se réalise le pouvoir de la bureaucratie.
L'universalité des tâches du prolétariat ne se révèle que lorsque l'exploitation
apparaît avec son caractère étatique et sa signification elle-même universelle.
C'est pourquoi la dernière guerre seulement a provoqué une prise de conscience
nouvelle : le régime économique qui semblait lié à l'U.R.S.S. s'étend à une par-
tie du monde et révèle ainsi sa tendance historique et les partis staliniens en
Europe occidentale manifestent au sein du processus de production leur carac-
tère exploiteur. Dans cette période, une fraction de la classe a acquis une
conscience totale de la bureaucratie (dont nous avons à l'époque vu les signes
dans les comités de lutte constitués sur une base antibureaucratique). Le déve-
loppement de l'antagonisme U.R.S.S.-U.S.A., la course à la guerre, la dériva-
tion de toute lutte ouvrière au profit d'un des deux impérialismes, l'incapacité
où se trouve le prolétariat d'agir révolutionnairement sans que cette action ne
prenne aussitôt une portée mondiale, tous ces facteurs se sont opposés et s'op-
posent encore à une manifestation autonome de la classe. Ils s'opposent égale-
ment à un regroupement de l'avant-garde, car il n'y a pas de séparation réelle
entre l'une et l'autre. Celle-ci ne peut agir que lorsque les conditions permet-
tent objectivement la lutte totale de celle-là. Il n'en demeure pas moins que
l'avant-garde a considérablement approfondi son expérience : les raisons mêmes
qui l'empêchent d'agir indiquent sa maturité.
Il n'est donc pas seulement erroné mais impossible dans la période actuelle
de constituer une organisation quelconque. L'histoire fait justice de ces édifices
illusoires qui s'intitulent direction révolutionnaire en les ébranlant périodi-
quement. Le groupe Socialisme ou Barbarie n'a pas échappé à ce traitement.
C'est seulement en comprenant quelles sont la situation et les tâches de l'avant-
208 socialisme ou barbarie
II 1953-1958
Il n'y a pas d'action révolutionnaire solitaire : cette action qui tend à trans-
former la société ne peut s'effectuer que dans un cadre collectif et ce cadre tend
naturellement à s'étendre. Ainsi l'activité révolutionnaire, collective, et cher-
chant toujours plus à l'être, implique nécessairement une certaine organisa-
tion. De cela personne n'a jamais disconvenu ni ne disconvient. Ce qui a été
contesté dès le début de l'élaboration de nos thèses, ce n'est pas la nécessité
pour le prolétariat d'une organisation, c'est celle de la direction révolutionnaire,
celle de la constitution d'un parti. Le noyau de nos principales divergences est
là. La vraie question dont les termes ont été parfois déformés de part et d'autre
est celle-ci la lutte du prolétariat exige-t-elle ou non la construction d'une
direction ou d'un parti ?
Que cette question soit la source permanente de notre conflit théorique n'est
assurément pas accidentel. Les thèses de Socialisme ou Barbarie se sont déve-
loppées sur la base d'une critique de la bureaucratie sous toutes ses formes
nous ne pouvions donc qu'affronter d'une manière critique le problème de l'or-
ganisation révolutionnaire. Or celui-ci ne pouvait que prendre un caractère
explosif car il mettait en cause notre cohérence idéologique. On peut bien
admettre des lacunes dans sa représentation de la société, circonscrire des pro-
blèmes dont on ne détient pas la solution, on ne peut admettre au sein de nos
conceptions idéologiques générales une contradiction qui tend à mettre en oppo-
sition la pensée et l'action. Chacun d'entre nous doit voir et montrer le lien qu'il
établit entre les formes de l'action révolutionnaire et les idées qu'il affiche.
DU PASSÉ AU PRÉSENT
sont surtout affirmées lorsque nous avons levé l'hypothèque trotskiste qui pesait
sur nos idées. Mais, bien entendu, elles ne peuvent prendre tout leur sens que
si nous forgeons, simultanément, une représentation nouvelle de l'activité révo-
lutionnaire elle-même. C'est là une nécessité inhérente aux thèses de Socia-
lisme ou Barbarie. A vouloir l'éluder nous multiplions les conflits entre nous,
sans en faire voir la portée et quelquefois sans la comprendre nous-mêmes : il
est en effet évident qu'une divergence sur le problème de l'organisation révo-
lutionnaire affecte peu à peu le contenu entier de la revue : les analyses de la
situation politique et des mouvements de lutte, les perspectives que nous
essayons de tracer, et surtout le langage que nous employons quand nous nous
adressons à des ouvriers qui nous lisent. Or sur ce point il s'est avéré et il s'avère
impossible d'accorder nos idées et de donner une réponse commune au pro-
blème.
Un certain nombre de collaborateurs de la revue ne peuvent faire mieux
que de définir l'activité révolutionnaire dans le cadre d'un parti de type nou-
veau, ce qui, en fait, revient à amender le modèle léniniste, que le trotskisme a
tenté de reproduire intégralement. Pourquoi cet échec ? Et d'abord, pourquoi
faut-il parler d'un échec ? [...]
son programme qui est précisément : le pouvoir des Soviets. Une fois qu'ins-
truit par l'expérience historique, on découvre dans le parti un instrument pri-
vilégié de formation et de sélection de la bureaucratie, on ne peut que se pro-
poser de détruire ce type d'organisation. Chercher à lui conférer des attributs
démocratiques incompatibles avec son essence, c'est tomber dans une mystifi-
cation dont Lénine n'était pas victime, c'est le présenter comme un organisme
légitime des classes exploitées et lui accorder un pouvoir plus grand qu'on ne
l'avait jamais rêvé dans le passé.
C'est une autre utopie que d'imaginer que le parti puisse assurer une rigou-
reuse coordination des luttes et une centralisation des décisions. Les luttes
ouvrières telles qu'elles se sont produites depuis 12 ans - et telles que la revue
les a interprétées - n'ont pas souffert de l'absence d'un organe du type parti qui
aurait réussi à coordonner les grèves ; elles n'ont pas souffert d'un manque de
politisation - au sens où l'entendait Lénine - elles ont été dominées par le pro-
blème de l'organisation autonome de la lutte. Ce problème aucun parti ne peut
faire que le prolétariat le résolve ; il ne sera résolu au contraire qu'en opposi-
tion aux partis quels qu'ils soient, je veux dire aussi anti-bureaucratiques que
soient leurs programmes. L'exigence d'une préparation concertée des luttes
dans la classe ouvrière et d'une prévision révolutionnaire ne peut être certai-
nement pas ignorée (bien qu'elle ne se présente pas à tout moment comme cer-
tains le laissent croire), mais elle est inséparable aujourd'hui de cette autre
exigence que les luttes soient décidées et contrôlées par ceux qui les mènent. La
fonction de coordination et de centralisation ne motive donc pas l'existence du
parti ; elle revient à des groupes d'ouvriers ou d'employés minoritaires qui, tout
en multipliant les contacts entre eux ne cessent pas de faire partie des milieux
de production où, ils agissent.
En fin de compte, à la conscience des tâches universelles de la révolution, le
prolétariat n'accède que lorsqu'il accomplit ces tâches elles-mêmes, qu'au
moment où la lutte de classe embrase la société entière et où la formation et la
multiplication des conseils de travailleurs donne les signes sensibles d'une nou-
velle société possible. Que des minorités militantes fassent un travail révolu-
tionnaire ne signifie nullement qu'un organisme puisse au sein de la société
d'exploitation incarner en face du pouvoir bourgeois, sous une forme anticipée,
grâce à la centralisation et à la rationalisation de ses activités, le pouvoir des
travailleurs. A la différence de la bourgeoisie, le prolétariat n'a, au sein de la
société d'exploitation, aucune institution représentative, il ne dispose que de son
expérience dont le cours compliqué et jamais assuré ne peut se déposer sous
aucune forme objective. Son institution c'est la révolution elle-même.
l'organisation 217
L'ACTIVITÉ MILITANTE
ne veulent pas être trahis et font ce qu'il faut pour ne pas l'être. Comprendre
cela permet d'apprécier à sa juste valeur le fétichisme du prolétariat et l'ob-
session anti-organisationnelle qui se sont emparés récemment de certains.
Lorsque les chefs syndicaux font prévaloir une politique réformiste, ils n'y réus-
sissent que parce qu'il y a apathie, acceptation ou réaction insuffisante de la
masse ouvrière. Lorsque le prolétariat français, depuis quatre ans, laisse mas-
sacrer et torturer les Algériens et ne s'agite, faiblement, que lorsqu'il s'agit de
sa propre mobilisation ou de ses propres salaires, il est bien superficiel de dire
que c'est là le méfait de Mollet et de Thorez, ou de la bureaucratisation des
organisations.
Le rôle énorme des organisations à cet égard ne signifie pas que la classe
ouvrière n'est pas dans le coup. Le prolétariat n'est ni une entité totalement
irresponsable, ni le sujet absolu de l'histoire ; et ceux qui ne voient dans son évo-
lution que le problème de la dégénérescence des organisations veulent para-
doxalement en faire les deux à la fois. Le prolétariat, à les écouter, tire tout de
lui-même - et n'a aucune part dans la dégénérescence des organisations. Non ;
en première approximation, le prolétariat n'a que les organisations qu'il est
capable d'avoir.
Sa situation oblige le prolétariat à entreprendre et toujours recommencer
une lutte contre la société capitaliste. Au cours de cette lutte, il produit de nou-
veaux contenus et de nouvelles formes - des formes et des contenus socialistes ;
car combattre le capitalisme signifie mettre en avant des objectifs, des prin-
cipes, des normes, des modes d'organisation qui s'opposent radicalement à la
société établie. Mais aussi longtemps que celle-ci dure, le prolétariat reste en
partie sous son emprise.
Cette emprise se manifeste de façon particulièrement visible sur les orga-
nisations ouvrières. Lorsqu'elle devient dominante, ces organisations dégénè-
rent - ce qui va de pair avec leur bureaucratisation. Il y aura toujours - aussi
longtemps que le capitalisme durera - des « conditions objectives » rendant
cette dégénérescence possible ; cela ne veut pas dire qu'elle soit fatale. Les
hommes font leur propre histoire. Les conditions objectives permettent sim-
plement un résultat qui est le produit de l'action et de l'attitude des hommes.
En l'occurrence, cette action est allée dans un sens bien défini : d'un côté, les
militants révolutionnaires sont restés en partie ou sont redevenus prisonniers
des rapports sociaux et de l'idéologie capitalistes. D'un autre côté, le prolétariat
est également resté sous cette emprise et a accepté d'être l'exécutant de ses
organisations.
Les événements des dernières années montrent que le prolétariat fait l'ex-
périence des organisations bureaucratiques non pas en tant que directions qui
« se trompent » ou « trahissent », mais de façon infiniment plus profonde.
Là où ces organisations sont installées au pouvoir, comme dans les pays de
l'Est, le prolétariat y voit nécessairement l'incarnation pure et simple du sys-
tème d'exploitation. Lorsqu'il parvient à briser le carcan totalitaire sa lutte
révolutionnaire n'est pas simplement dirigée contre la bureaucratie, mais met
en avant des objectifs qui traduisent positivement l'expérience de la bureau-
cratisation. Les ouvriers de Berlin Est demandaient en 1953 « un gouverne-
ment de métallurgistes », les conseils ouvriers hongrois revendiquaient la ges-
tion ouvrière de la production.
Dans la plupart des pays occidentaux, l'attitude des travailleurs face aux
organisations bureaucratiques montre qu'ils y voient des institutions qui leur
sont extérieures et étrangères. A l'opposé de ce qui se passait encore à la fin de
222 socialisme ou barbarie
La politique révolutionnaire
n'est qu'un aspect de cette lutte du prolétariat contre lui-même. Elle implique
nécessairement un choix dans ce que produit, demande, accepte le prolétariat.
La base de ce choix, c'est l'idéologie et la théorie révolutionnaire.
La théorie révolutionnaire
1. Quelle que soit l'acuité de sa crise - les événements de Pologne l'ont encore démontré
récemment - la société d'exploitation ne peut être renversée que si les masses, non seule-
ment entrent en action, mais portent cette action au niveau nécessaire pour qu'une nouvelle
organisation sociale prenne la place de l'ancienne. Si cela n'a pas lieu, la vie sociale doit conti-
nuer et elle continuera sur l'ancien modèle, plus ou moins modifié en surface. Or aucune théo-
rie ne peut « démontrer » qu'inéluctablement les masses s'élèveront à ce niveau d'activité ;
un telle « démonstration » serait une contradiction dans les termes.
226 socialisme ou barbarie
d'intellectuels. Elle n'aura de valeur, elle ne sera cohérente avec ce qu'elle pro-
clame par ailleurs comme ses principes les plus essentiels, que si elle se nour-
rit constamment, dans la pratique, de l'expérience vivante des travailleurs telle
qu'elle se forme quotidiennement. Ceci implique une rupture radicale avec la
pratique des organisations traditionnelles. Le monopole des intellectuels en
matière de théorie n'est pas brisé du fait qu'une mince couche d'ouvriers sont
éduqués » par l'organisation - et transformés ainsi en intellectuels de
deuxième choix ; au contraire, de cette façon le problème est simplement per-
pétué. La tâche qui se pose à l'organisation dans ce domaine est d'associer orga-
niquement les intellectuels et les travailleurs en tant que travailleurs à l'éla-
boration de ses conceptions. Cela signifie que les problèmes posés, les méthodes
de discussion et d'élaboration doivent être transformés de telle façon que la
participation des travailleurs soit possible. Ce n'est pas là une « concession
pédagogique », mais la condition première pour que la théorie révolutionnaire
soit adéquate à ses principes, à son objet, à son contenu 2 .
Ces considérations montrent qu'il est vain de parler de théorie révolution-
naire en dehors d'une organisation révolutionnaire. Seule une organisation qui
se constitue comme organisation révolutionnaire ouvrière, dans laquelle les
ouvriers prédominent numériquement et dominent quant au fond, et qui éta-
blit un vaste courant d'échange avec le prolétariat, lui permettant de mettre à
contribution l'expérience la plus large de la société - seule une telle organisa-
tion peut réaliser une théorie qui soit autre chose que le produit des travaux soli-
taires des spécialistes.
L'action révolutionnaire
2. Cette participation ne peut évidemment pas être égale sur tous les sujets ; ce qui importe,
c'est qu'elle existe sur les sujets essentiels. Or la première conversion à effectuer pour les
révolutionnaires est relative à cette question : qu'est-ce qu'un sujet essentiel. Il est certain que
les travailleurs ne pourraient pas participer, en t a n t que travailleurs et à partir de leur expé-
rience, à une discussion du problème de la baisse du taux de profit. Il se trouve, comme par
hasard, que ce problème n'a strictement aucune importance (même pas « scientifique »). Plus
généralement : la non-participation, dans les organisations traditionnelles, allait de pair avec
une conception de la théorie révolutionnaire comme d'une « science » qui n'avait rien à voir,
sauf par ses conséquences les plus éloignées, avec l'expérience des gens. Ce que l'on dit ici
revient à se placer à un point de vue diamétralement opposé : rien ne peut être essentiel, par
définition, pour la théorie révolutionnaire, s'il ne peut être trouvé une manière de le relier
organiquement à l'expérience propre des travailleurs. Que cette liaison ne sera pas toujours
simple et directe, que l'expérience dont il s'agit ne sera l'expérience réduite à l'immédiat, c est
évident aussi. La mystification « spontanéiste » pour laquelle le travailleur peut, par une ope-
ration magique et sans travail, trouver dans l'ici et le maintenant de son expérience tout ce
qu'il lui faut pour faire une révolution socialiste, est le pendant exact de la mystification
bureaucratique à laquelle elle veut s'opposer et tout a u t a n t dangereuse qu'elle.
228 SOCIALISME OU BARBARIE
valeur, que si elle peut aider la lutte des ouvriers et la formation de leur expé-
rience. Ces deux aspects sont inséparables. L'expérience des ouvriers ne se
forme pas, comme celle d'un intellectuel, par la lecture, l'information écrite et
la réflexion spéculative, mais dans l'action. L'organisation ne pourra donc contri-
buer à la formation de l'expérience ouvrière que si, a) elle agit elle-même de
façon exemplaire, b) elle aide les travailleurs à agir de façon efficace et féconde.
L'organisation ne peut renoncer à agir ou à essayer d'influencer dans un
sens déterminé les actions qui se déroulent sans renoncer à exister. Aucune
forme d'action considérée en elle-même ne peut être proscrite d'avance. Ces
formes ne peuvent être jugées que par leur efficacité quant à la fin de l'organi-
sation qui est toujours le développement durable de la conscience du proléta-
riat. Elles vont de la publication de journaux et de brochures jusqu'à la diffu-
sion de tracts appelant à telle action et de mots d'ordre qui, dans une situation
historique donnée, peuvent permettre une cristallisation rapide de la conscience
des buts et de la volonté d'action du prolétariat. Cette action, l'organisation ne
peut la mener de façon cohérente et consciente que si elle a un point de vue sur
les problèmes, immédiats aussi bien qu'historiques, qu'affronte la classe ouvrière
et qu'elle le défend devant celle-ci : autrement dit, si elle agit d'après un pro-
gramme, qui condense et exprime l'expérience à ce jour du mouvement ouvrier.
III 1959-1967
Socialisme ou Barbarie n'a jamais été une revue de pure recherche théo-
rique. Si l'élaboration des idées y a toujours occupé une place centrale, elle a tou-
jours été guidée par une visée politique. Le sous-titre de la revue : organe de cri-
tique et d'orientation révolutionnaire, indique déjà suffisamment le statut du
travail théorique qui s'y est exprimé depuis dix-huit ans. Se nourrissant d'une
activité révolutionnaire individuelle et collective, il prenait sa valeur de ce qu'il
était ou pouvait, prévisiblement, devenir - pertinent pour une telle activité, en
tant qu'interprétation et élucidation du réel et du possible dans une optique de
transformation de la société. La revue n'avait de sens pour nous et en elle-même
que comme moment et instrument d'un projet politique révolutionnaire.
Or, de ce point de vue, les conditions sociales réelles - en tout cas, ce que nous
en percevons — ont de plus en plus changé. Nous l'avons déjà constaté depuis
1959 - comme on peut le voir dans la série des textes sur « Le mouvement révo-
lutionnaire sous le capitalisme moderne » - et l'évolution qui a suivi n'a fait
que confirmer ce diagnostic dans les sociétés du capitalisme moderne, l'acti-
vité politique proprement dite tend à disparaître. Ceux qui nous ont lu savent
qu'il ne s'agissait pas là d'une simple constatation de fait, mais du produit d'une
analyse des traits à notre avis les plus profonds des sociétés modernes.
* Circulaire adressée aux abonnés et lecteurs de S. ou B. en juin 1967. Repris dans : C. Cas-
toriadis, L'expérience du mouvement ouvrier, 2, Paris, U.G.E. « 10/18 », 1974.
1. A l'exception de quatre camarades du groupe, qui pour leur part projettent une publication
se réclamant des idées de Socialisme ou Barbarie et feront parvenir aux abonnés et lecteurs
de la revue un texte définissant leurs intentions.
\
Ce qui nous apparaissait comme élément compensateur de ce diagnostic
négatif, ce qui balançait, dans notre perspective, la privatisation croissante de
la masse de la population, c'étaient les luttes dans la production, matériellement
constatées et analysées sur les cas de l'industrie anglaise et américaine, luttes
qui mettent en question les relations de travail sous le capitalisme et tradui-
sent, sous une forme embryonnaire, la tendance gestionnaire des ouvriers. Nous
pensions que ces luttes se développeraient également en France et, surtout,
qu'elles pourraient - non certes sans une intervention et introduction de l'élé-
ment politique véritable - dépasser les rapports immédiats de travail, pro-
gresser vers la mise en question explicite des relations sociales générales.
En cela nous nous trompions. Ce développement n'a pas eu lieu en France,
sinon à une échelle infime (ce ne sont pas les grèves de la dernière période,
rapidement syndicalisées, qui pourraient modifier cette appréciation). En Angle-
terre, où ces luttes continuent (avec des hauts et des bas inévitables), leur carac-
tère ne s'est pas modifié, ni de lui-même, ni en fonction de l'activité de nos cama-
rades du groupe Solidarity.
Certes, une évolution différente dans l'avenir n'est pas exclue - bien qu'elle
nous paraisse improbable pour les raisons que nous mentionnerons plus loin.
Mais la question n'est pas là. Nous croyons avoir suffisamment montré que
nous ne sommes pas impatients et nous n'avons jamais pensé, répétons-le, que
la transformation de ce type de luttes ouvrières - ou de n'importe quel
autre - pourrait se faire sans le développement parallèle d'une organisation
politique nouvelle, que notre intention a toujours été de construire.
Or la construction d'une organisation politique dans les conditions qui nous
entourent - et dont sans doute ce que nous sommes fait aussi partie - a été et
demeure impossible, en fonction d'une série de facteurs nullement accidentels
et étroitement reliés les uns aux autres.
Dans une société où le conflit politique radical est de plus en plus masqué,
étouffé, dévié et, à la limite, inexistant, une organisation politique supposée
construite, ne pourrait que péricliter et dégénérer rapidement. Car, d'abord, où
et dans quelle couche pourrait-elle trouver ce milieu immédiat sans lequel une
organisation politique ne peut pas vivre ? Nous en avons fait l'expérience néga-
tive aussi bien pour ce qui est des éléments ouvriers que pour ce qui est des élé-
ments intellectuels. Les premiers, lors même qu'ils voient un groupe politique
avec sympathie et reconnaissent dans ses idées l'expression de leur propre expé-
rience, ne sont pas disposés à maintenir avec lui un contact permanent, encore
moins une association active, car ses perspectives politiques, pour autant
qu'elles dépassent leurs propres préoccupations immédiates, leur paraissent
obscures, gratuites et démesurées. Pour les autres - les intellectuels - , ce qu'ils
semblent surtout satisfaire dans leur contact avec un groupe politique c'est la
curiosité et le « besoin d'information ». Nous devons dire ici clairement que nous
n'avons jamais eu, de la part du public de la revue, le type de réponse que nous
espérions et qui aurait pu nous aider dans notre travail ; son attitude est res-
tée, sauf rarissimes exceptions, celle de consommateurs passifs d'idées. Une
telle attitude du public, parfaitement compatible avec le rôle et les visées d'une
revue de style traditionnel, rend à la longue impossible l'existence d'une revue
comme Socialisme ou Barbarie.
Et qui, dans ces circonstances, rejoindra une organisation politique révolu-
tionnaire ? Notre expérience a été que ceux qui sont venus chez nous - essen-
tiellement des jeunes - l'ont souvent fait à partir, sinon d'un malentendu, du
moins de motivations qui tenaient beaucoup plus d'une révolte affective et du
besoin de rompre l'isolement auquel la société condamne aujourd'hui les indi-
vidus, que de l'adhésion lucide et ferme à un projet révolutionnaire. Cette moti-
vation de départ en vaut peut-être une autre ; l'important est que les mêmes
conditions d'absence d'activité politique proprement dite empêchent qu'elle soit
transformée en une autre plus solide.
Enfin, comment dans ce contexte une organisation politique supposée exis-
ter peut-elle contrôler ce qu'elle dit et ce qu'elle se propose de faire, développer
de nouveaux moyens d'organisation et d'action, enrichir, dans une dialectique
vivante de la praxis avec le tout social, ce qu'elle tire de sa propre substance ?
Comment surtout, dans la phase historique présente, après l'immense et pro-
fonde faillite des instruments, des méthodes et des pratiques du mouvement
d'autrefois, pourrait-elle reconstruire, dans le silence total de la société, une
nouvelle praxis politique ? Au mieux, pourrait-elle tenir un discours théorique
abstrait ; au pire, produire ces étranges mélanges d'obsessionnalité sectaire,
d'hystérie pseudoactiviste et de délire d'interprétation dont, par dizaines, les
groupes d'« extrême gauche » offrent encore aujourd'hui à travers le monde tous
les spécimens concevables.
Rien ne permet d'escompter une modification rapide de cette situation. Ce
n'est pas ici le lieu de le montrer par une longue analyse, dont d'ailleurs les
éléments essentiels se trouvent déjà formulés dans les dix derniers numéros de
Socialisme ou Barbarie. Mais il faut souligner ce qui pèse d'un poids énorme
dans la réalité et la perspective présente : la dépolitisation et la privatisation
profondes de la société moderne ; la transformation accélérée des ouvriers en
employés, avec les conséquences qui en découlent au niveau des luttes dans la
production ; le brouillage des contours des classes qui rend de plus en plus pro-
blématique la coïncidence d'objectifs économiques et politiques.
C'est cette situation globale qui empêche aussi que sur un autre terrain
celui de la crise de la culture et de la vie quotidienne, soulignée dans la revue
depuis de nombreuses années, puisse se développer et prendre forme une réac-
tion collective positive contre l'aliénation de la société moderne. Parce qu'une
activité politique, même embryonnaire, est impossible aujourd'hui, cette réac-
tion ne parvient pas à prendre forme. Elle est condamnée à rester individuelle,
ou bien dérive rapidement vers un folklore délirant qui n'arrive même plus à
choquer. La déviance n'a jamais été révolutionnaire ; aujourd'hui elle n'est même
plus déviance, mais complément négatif indispensable de la publicité « cultu-
relle ».
On sait que, depuis dix ans, ces phénomènes, plus ou moins clairement per-
çus et analysés, ont poussé certains à reporter leurs espoirs sur les pays sous-
développés. Nous avons dit depuis longtemps dans la revue pourquoi ce report
234 SOCIALISME OU BARBARIE
Nous continuerons, chacun dans le domaine qui lui est propre, de réfléchir
et d'agir en fonction des certitudes et des interrogations que Socialisme ou Bar-
barie nous a permis de dégager. Si nous le faisons bien, et si les conditions
sociales s'en présentent, nous sommes certains que nous pourrons recommen-
l'organisation 235
cer un jour notre entreprise sur des bases mieux assurées, et dans un rapport
différent avec ceux qui ont suivi notre travail.
CHAPITRE VI
* Pour une discussion détaillée des débats et analyses du groupe S. ou B. autour de la guerre
d'Algérie, le lecteur est renvoyé à l'excellent mémoire de maîtrise d'Aurélien Moreau, «Intel-
lectuels révolutionnaires en guerre d'Algérie : Socialisme ou Barbarie» (Université du Maine,
Département d'Histoire, 1998-99).
le tiers-monde : l'algérie et l a chine 239
Algérie, une vague nouvelle »), plein d'espoir après les manifes-
tations monstres de décembre 60, analyse le sens et l'importance
de l'entrée en scène de la jeunesse urbaine. Ces textes reflètent
quelques-uns des thèmes les plus importants apparus à des
moments clé du conflit algérien, sans suivre les méandres des
prises de position et analyses publiées tout au long de la guerre.
Il nous est impossible, dans le cadre de cet ouvrage, d'entrer
dans le détail de l'arrière-plan historique et des différents
groupes algériens dont la politique est discutée par Lyotard. Le
sens général de son argumentation nous parait compréhensible
même pour un lecteur profane. Ceux qui souhaitent une docu-
mentation plus complète sont renvoyés aux ouvrages spécialisés
sur le sujet.
H.A.
MISE A NU DES CONTRADICTIONS ALGERIENNES
François Laborde (n° 24, mai-juin 1958, pages 26-30, 33)
L'ALGÉRIE ET LA « GAUCHE »
La situation est actuellement telle que la guerre algérienne est une guerre
qui ne paraît pas concerner le prolétariat français. Il s'ensuit que les quelques
intellectuels qui ressentent cette guerre comme leur affaire sont isolés dans
une indifférence générale, et qu'ils ne peuvent trouver dans la dynamique d'une
lutte ouvrière qui n'existe pas les enseignements, les directives de réflexion et
finalement les concepts qui leur permettraient de saisir exactement la signifi-
cation historique du combat algérien et plus généralement du mouvement
d'émancipation des pays coloniaux. La réflexion sur la question algérienne, et
les positions par où elle conclut, sont frappées de stérilité du fait que ces théo-
ries sont élaborées en dehors de toute pratique. Bien entendu les dirigeants et
les intellectuels des organisations « de gauche » ne sont pas en peine pour conti-
nuer d'appliquer au combat F.L.N. les appellations contrôlées de la tradition
réformiste ou révolutionnaire concernant la question coloniale, mais il se trouve
que ces appellations ne sont pas contrôlées par la réalité depuis quarante ans.
Emue par les accusations d'« inaptitude à ce combat » (anticolonialiste),
d'« incapacité à dominer l'ensemble des problèmes qui se posent à son pays »,
d'« opportunisme et de chauvinisme » que le F.L.N. porte contre la « gauche
démocratique et anticolonialiste » dans ses organes, cette gauche adresse aux
frontistes des appels pressants à leur réalisme politique, s'enquiert anxieuse-
ment de leur sectarisme, les conjure de lui faciliter la tâche. De cette manière
elle manifeste sans doute son « sens politique », la conscience de sa « respon-
sabilité », finalement son réformisme à peine moins mol que Mollet [Président
du Conseil à l'époque]; et surtout elle vérifie l'appréciation même que le Front
porte sur elle et plus encore son impuissance à situer correctement la résis-
tance algérienne dans un schéma historique.
On le voit bien par la solution qu'elle ne cesse de préconiser : quelque chose
comme une négociation, le plus vite possible. Et par le rôle qu'elle s'est réservé :
peser sur les deux parties, pour les amener à composition. Or il est bien évident
que ni cet objectif ni cette fonction n'ont le moindre caractère révolutionnaire :
la négociation tout de suite peut avoir un sens dans les conditions où se trou-
vait la révolution russe à Brest-Litovsk par exemple, mais quel sens aurait eu
politiquement une table ronde des maquisards yougoslaves et des généraux
allemands en 1942 ? La situation du F.L.N. n'est sans doute pas la même, mais
on ne voit pas qu'elle justifie le défaitisme que lui suggère la gauche française.
LE TIERS-MONDE : L ' A L G É R I E ET LA C H I N E 241
Tout le monde convient qu'une défaite militaire pure et simple de l'A.L.N. est
exclue. Et cette gauche lui offre une défaite politique ! C'est qu'elle se place
« au-dessus de la mêlée », qu'elle prétend incarner « l'intérêt général », qu'elle
souhaite mettre un terme au massacre. Nous ne doutons pas de l'excellence de
ses sentiments, mais enfin ils visent objectivement à faire accepter à la résis-
tance algérienne un compromis parfaitement pourri avec Alger, c'est-à-dire avec
les ultras, dont elle sait qu'elle ne tardera pas à se repentir. Entendus des
maquis, il faut avouer que les appels des gauches à la modération, leur « met-
tez-vous à notre place » doivent retentir du bruit fêlé de la vieille marmite
social-traître.
Et ce ne sont pas les arguments que cette même « gauche » tourne vers la
bourgeoisie française qui peuvent convaincre le F.L.N. de l'authenticité de son
zèle internationaliste ; car enfin que lui répète-t-elle à satiété ? Que la grandeur
de la France souffre de la poursuite de cette guerre, que le prestige de la France
à l'étranger s'effondre, que l'intérêt bien compris de la France exige la négo-
ciation, qu'on ne peut sauvegarder les légitimes intérêts de la France à Alger
et au Sahara en continuant de se battre, etc. Quoi de plus chauvin, finalement,
que cette rhétorique ? Ses compromis constants avec les porte-paroles du capi-
talisme éclairé montrent à l'évidence que dans les faits la gauche dépense un
trésor de compréhension à l'endroit des intérêts du capital français tandis
qu'elle n'est jamais parvenue à prendre comme seul axe de référence légitime
pour fonder sa position l'intérêt du prolétariat colonial pour lui-même et en lui-
même. La crainte de la droite, de sa censure, etc., ne peut constituer un alibi suf-
fisant ; la vérité est tout autre.
Le P.C.I. [trotskiste] pour sa part occupe dans la gauche une position qui le
délimite clairement et qui prend appui sur une application massive de la théo-
rie de la Révolution permanente au problème algérien. Comme le P.P.A., issu de
l'Etoile Nord-africaine, avait indiscutablement une base ouvrière en France et
paysanne en Algérie, comme d'autre part les dirigeants M.T.L.D. qui se sont
ralliés au F.L.N. penchaient à la veille de l'insurrection vers la participation
aux municipalités algériennes, le P.C.I. conclut que le F.L.N. est réformiste et
le M.N.A., issu des messalistes, révolutionnaire. Comme enfin le P.C.I. a appris
dans la Révolution permanente qu'une bourgeoisie coloniale est incapable de
réaliser l'indépendance par ses propres moyens, et qu'il faut qu'une révolution
prolétarienne vienne prolonger la révolution démocratique pour que les objec-
tifs bourgeois compatibles avec le socialisme puissent être réalisés par surcroît,
le P.C.I. conclut qu'il est de bonne politique de soutenir Messali, c'est-à-dire la
révolution prolétarienne. Le « sectarisme » du F.L.N. et l'esprit conciliateur des
déclarations messalistes paraissent-ils contredire cette interprétation, les trots-
kistes expliquent alors qu'en réalité l'intransigeance de l'objectif frontiste [du
Front de Libération Nationale, le F.L.N.] - l'indépendance - n'a pas d'autre fin
que d'interdire la présence du M.N.A. à la négociation future et que de briser
ainsi dans l'œuf les possibilités d'un développement révolutionnaire dans l'Al-
gérie de demain. Ainsi s'expliqueraient les meurtres perpétrés par les firontistes
sur les militants messalistes. La bourgeoisie algérienne profiterait du terro-
242 SOCIALISME OU BARBARIE
dans leur vocation algérienne. Enfin même si tout ce que nous venons de dire
était faux, il resterait que ces 400.000 travailleurs ne sont pas sur les lieux
même de la lutte, alors qu'une poussée révolutionnaire en direction du socia-
lisme, si elle doit s'exercer dans le mouvement même de la révolution bour-
geoise, exige que le prolétariat armé participe directement à la lutte et soit apte
à vaincre sur place la contre-offensive de la bourgeoisie nationale. Qu'est-ce
que la révolution permanente quand la classe ouvrière est séparée de sa bour-
geoisie par 1.350 km de terre et d'eau ?
Cela ne signifie pas, on l'a compris, que le F.L.N. soit davantage l'incarna-
tion du prolétariat algérien. C'est un front national, c'est-à-dire une « union
sacrée » des paysans, des ouvriers, des employés et des petits bourgeois, à direc-
tion bourgeoise. Le C.C.E. [conseillers combattants de l'extérieur] en est le
Comité de Salut Public, toutes choses égales d'ailleurs : il exerce sur l'ensemble
des classes algériennes une dictature énergique, qui n'hésite pas devant la ter-
reur. Nul besoin d'aller chercher, pour expliquer le meurtre de Ahmed Bekhat,
dirigeant syndicaliste messaliste, par le Front, l'influence pernicieuse d'un sta-
linisme qui noyauterait la direction frontiste l'hypothèse est digne tout au
plus de la pénétration de notre ministre de l'Algérie et de ses compères modé-
rés. Il n'y a aucune collusion du F.L.N. et du P.C., pas plus français qu'algérien.
Au contraire, la mollesse du PC sur la question algérienne est désormais
légendaire, à droite comme à gauche. La ligne officielle justifiait cette attitude
par les perspectives d'un Front Populaire. Il est vraisemblable que la direction
stalinienne a suffisamment perdu le sens de l'analyse politique pour qu'on
puisse la soupçonner d'avoir effectivement songé à déborder Mollet « par la
base ». C'est en tout cas certain qu'elle n'a jamais renoncé à vouloir noyauter
l'État, comme la S.F.I.O. [socialiste] le fait. On s'accorde en général à lui recon-
naître une autre intention encore : avant-poste de Moscou sur les bords de la
Méditerranée occidentale, il préfère aider l'impérialisme français à se mainte-
nir en Algérie tant bien que mal (le pire étant le mieux, avec une limite : le
maintien de la présence française) que de le voir délogé par l'impérialisme amé-
ricain.
[...]
Il est vrai qu'en elle-même la lutte algérienne n'a pas trouvé dans la for-
mulation que lui donne le Front un contenu de classe manifeste. Est-ce parce
que la direction bourgeoise qu'est le Front veut étouffer ce contenu ? Sans doute.
Mais c'est aussi parce qu'il le peut. Et s'il y parvient si aisément que la gauche
française y perd son marxisme, ou ce qui lui en tient lieu, c'est que le propre de
la société coloniale algérienne réside en effet en ceci que les frontières de classe
y sont enfouies profondément sous les frontières nationales. C'est d'une manière
tout à fait abstraite c'est-à-dire exclusivement économiste, que l'on peut parler
d'un prolétariat, d'une classe moyenne, d'une bourgeoisie en Algérie. S'il y a une
244 SOCIALISME OU BARBARIE
sion, ils reprennent possession des instruments les plus sommaires de la pen-
sée, desquels l'Algérie coloniale les avait tenus éloignés pendant des généra-
tions. Le contenu révolutionnaire de ce nouveau rapport avec la culture est si
évident que le commandement français a dû y répondre en multipliant de son
côté les écoles improvisées. Sans doute la scolarisation des maquisards demeure-
t-elle aussi rudimentaire que celle des populations « protégées », et limitée aux
futurs cadres. Mais que ces cadres puissent être puisés dans la masse paysanne
est en soi un fait absolument contradictoire avec les fonctions subalternes que
la colonisation réservait aux fellahs. De même que l'analphabétisme exprimait
simplement, sur le plan de la culture, la même interdiction de toute initiative
qui pesait sur le travail rural, de même le développement de l'initiative et de
la responsabilité dans les maquis conduit inévitablement à l'apprentissage du
langage écrit.
S'agit-il des valeurs religieuses, économiques, sexuelles, on pourrait mon-
trer que dans toutes les catégories de l'activité quotidienne, l'Algérie actuelle,
en tant qu'elle est activement engagée dans la guerre, brise les conduites dont
la tradition locale, l'islam et la colonisation avaient, en se combinant, forgé la
« personnalité de base » algérienne.
On peut dire alors qu'une situation révolutionnaire existe, en ce sens que les
hommes ne vivent plus selon les institutions formellement dominantes, et tel
est bien le cas en Algérie. Cela ne veut pas dire que la révolution soit faite
celle-ci suppose que les hommes qui brisent ainsi avec les rapports tradition-
nels aillent jusqu'au bout de leur critique, détruisent encore la classe qui domi-
nait la société par le moyen de ces rapports, instituent enfin de nouveaux rap-
ports. Reste que la rupture durable et ouverte d'une classe ou d'un ensemble de
classes avec la structure de la société revêt nécessairement une signification
révolutionnaire.
En Algérie, non seulement cette situation existe manifestement mais elle
revêt une intensité, et occupe une durée, dont la combinaison peut nous mettre
sur la voie du contenu sociologique réel de la guerre d'Algérie.
[...]
On peut en un sens résumer tout ce qui vient d'être dit, tant sur le proces-
sus révolutionnaire lui-même que sur son contenu de classe, de la manière sui-
vante : la lutte nationale algérienne ne pouvait se développer que sous la forme
de maquis. Ceux-ci contiennent en eux-mêmes et le sens révolutionnaire de la
lutte et sa signification sociale. Son sens révolutionnaire, parce que les hommes
qui se rassemblent dans les maquis abandonnent consciemment et presque
géographiquement leur société traditionnelle pour prendre les armes contre
elle. Le maquis, c'est la société voulue par eux, distinguée de la société dont ils
ne veulent plus et déjà présente en elle. Cette rupture avec la vie quotidienne
indique la profondeur de la crise sociale : la société algérienne n'offrant aucune
248 SOCIALISME OU BARBARIE
En résumé, il y a déjà dans les rapports entre cadres et paysans les signes
- ceux que nous venons de dire, et bien d'autres - d'un antagonisme qui porte
finalement sur le sens global qu'il convient de donner à l'action politique, et
qui révèle, de façon encore esquissée, mais déjà identifiable, un conflit de classes.
L'examen des rapports contradictoires qui lient les membres de l'appareil
frontiste avec les éléments petit-bourgeois et avec les masses laborieuses prouve
en effet que les cadres permanents issus de l'ancien noyau M.T.L.D. et multi-
pliés par la guerre elle-même ne représentent fidèlement ni les classes
moyennes, ni le prolétariat, ni la paysannerie, et qu'ils constituent un appareil
étatique distinct, en fait, des classes qu'ils rassemblent, à des titres divers, dans
la lutte commune. Cette couche originale n'incarne les intérêts politiques d'au-
cune catégorie particulière dans la société algérienne, elle récapitule plutôt en
elle-même la société algérienne globale : l'histoire de sa formation, c'est le dérou-
lement de toutes les contradictions algériennes. Au départ, il y a l'absence d'un
nationalisme bourgeois et petit-bourgeois suffisamment fort pour cristalliser
le malaise de toutes les classes algériennes autour de l'idée d'indépendance.
Ensuite la naissance du mouvement nationaliste chez les ouvriers émigrés en
France exprime l'une des contradictions fondamentales que l'impérialisme crée
dans la colonie : la formidable décomposition de la paysannerie ne trouve pas
d'équilibre dans une industrialisation complémentaire. Les paysans devien-
nent ouvriers, mais en France, et le mouvement politique algérien recoupe alors
le mouvement ouvrier français et mondial, au moment où celui-ci expose au
grand jour, et pour la première fois en Occident, la gangrène stalinienne. L'im-
possibilité de trouver une issue à l'exploitation et à la répression coloniales ni
du côté des classes moyennes locales ni du côté des partis de gauche français
maintient isolé, pendant toute une phase, un noyau de « nationalistes profes-
sionnels ». Ceux-ci trouveront enfin dans la crise qui ébranle l'impérialisme en
Indochine, en Égypte, en Tunisie et au Maroc, l'occasion de rompre cet isole-
ment par l a violence ouverte.
La forme de leur lutte et sa longueur, c'est-à-dire ce que nous avons appelé
l'intensité et la durée de la situation révolutionnaire, s'éclairent si on l'envi-
sage à partir de ce contenu socio-historique. Aucune couche sociale algérienne
n'avait la force de mettre un terme, prématuré du point de vue des cadres, à la
guerre en entrant en pourparlers avec l'impérialisme français. Au contraire, la
poursuite de la guerre était de nature à transformer les noyaux de maquisards
LE TIERS-MONDE : L ' A L G É R I E ET LA C H I N E 249
en éléments d'un appareil, puis à étoffer cet appareil lui-même aux dépens des
couches sociales qui subissaient le plus durement la situation coloniale. Quan-
tité de jeunes paysans se détachaient de leurs villages pour grossir les rangs de
l'A.L.N. et devenaient des permanents politico-militaires ; de leur côté les intel-
lectuels quittaient l'Université ou le Barreau pour se transformer en commis-
saires politiques ou en délégués extérieurs, rompant tout lien matériel avec
leur classe d'origine. Le Front puisant d'une part dans la paysannerie l'essen-
tiel de ses forces, décomposant d'autre part la petite bourgeoisie intellectuelle,
commençait à remplir le vide social dont nous avons parlé. Ainsi l'appareil ten-
dait par sa fonction dans la guerre et grâce à la durée de cette guerre, à se
constituer en couche distincte. Ce qui avait été au début une bureaucratie poli-
tique au sens classique, c'est-à-dire un ensemble d'individus occupant des rôles
hiérarchisés au sein d'un parti, commençait à devenir une bureaucratie au sens
sociologique, c'est-à-dire une couche sociale issue de la décomposition profonde
des classes sociales antérieures et porteuse de solutions qu'aucune de ces classes
ne pouvait envisager.
Le fait que cette bureaucratie naisse non pas du processus de production
lui-même, mais de ce processus de destruction qu'est la guerre, ne change abso-
lument rien à sa nature de classe, puisque aussi bien cette destruction exprime
directement l'impossibilité où se trouvait l'Algérie coloniale d'assurer le pro-
cessus productif dans le cadre des rapports antérieurs. La destruction n'est ici
que la forme prise par la contradiction entre les forces productives et les rap-
ports de production, et l'on savait déjà, au demeurant, que la violence est une
catégorie économique. Que cette violence enfin donne à la classe en gestation
dans les maquis la forme d'une bureaucratie, on le conçoit aisément puisque
tous les rapports entre les membres de cette classe ne sont rien d'autre et rien
de plus que tous les rapports entre les cadres de l'appareil politico-militaire,
constitué justement pour la guerre salariés, hiérarchisés, administrant en
commun la destruction de l'Algérie traditionnelle, comme peut-être demain ils
administreront en commun la construction de la République algérienne.
Le processus en cours au sein d'une situation révolutionnaire vieille de cinq
ans, c'est celui de la formation d'une nouvelle classe et la totalité des données
qui composent cette situation fait nécessairement de cette classe une bureau-
cratie.
Mais pour qu'une bureaucratie algérienne se consolide comme classe, il fau-
drait d'abord que la situation révolutionnaire qui maintient béant le vide social
où elle prend place se poursuive assez longtemps pour que l'appareil bureau-
cratique puisse s'agréger des fractions notables de la paysannerie et des classes
moyennes, il faudrait donc que la guerre dure, et cela ne dépend pas d'elle seu-
lement, mais aussi et entre autres de l'impérialisme. Une fois admise cette pre-
mière hypothèse, il faudrait encore que l'appareil arrache à l'impérialisme une
victoire militaire décisive, de l'ordre de celle de Dien-Bien-Phu alors seule-
ment la bureaucratie aurait acquis la capacité d'éliminer sa concurrente poli-
tique, la bourgeoisie française, et de prendre en main sans compromis la reor-
ganisation du pays.
250 SOCIALISME OU BARBARIE
2. Le revenu annuel global de l'Algérie était estimable en 55 à 537 milliards de francs (sur la
base des chiffres donnés par Peyrega). Le total du revenu dont disposaient tous les Algériens
musulmans pouvait se chiffrer, selon le rapport Maspétiol en 53, à 271 milliards. Les Fran-
çais d'Algérie recevaient donc sensiblement la moitié du produit global.
le tiers-monde : l'algérie et l a chine 251
LA NOUVELLE POLITIQUE
Mais cette nouvelle couche sociale, qui est aussi une nouvelle classe d'âge,
n'est pas seulement le produit de la situation. Elle en est en même temps le
centre le plus sensible et le maximum de conscience. C'est en effet par rapport
à ces jeunes, élevés dans la révolution, soumis à la répression et, plus profon-
dément, partagés entre la haine de l'Occident et la rupture avec la tradition,
c'est par rapport à ces jeunes que le problème de l'Algérie se pose dans sa tota-
lité, c'est-à-dire comme le problème de leur vie, de ce qu'ils vont devenir. Le
contenu qu'ils donnent à la politique est sans commune mesure avec tout ce
qui s'est fait et pensé en Algérie depuis des décennies à ce sujet.
Les jeunes Algériens veulent en finir avec leur culture traditionnelle, qu'ils
ressentent à la fois comme un frein à leur émancipation et aussi comme entre-
tenue hypocritement par le colonisateur ; mais en même temps ils la respectent,
ils la défendent en eux-mêmes contre la culture européenne qui l'assaille.
D'autre part ils sont tentés de valoriser l'organisation « européenne » (c'est-à-
dire capitaliste) de la société parce qu'elle a l'air de pouvoir résoudre le pro-
blème essentiel de l'Algérie : la misère ; mais en même temps, ils savent qu'elle
est l'organisation de l'exploitation, au moins de la leur. C'est dans cette espèce
de chassé-croisé que vivent les jeunes des nouvelles banlieues. La ville pour
eux, ce n'est plus ni la médina avec son contenu culturel relativement cohé-
rent, ni simplement l'amalgame a-social des misères dans la frange des bidon-
villes. Leur vie urbaine contracte en une seule expérience toutes les faces de la
situation coloniale la destruction de la culture coutumière avec l'attraction
corrélative de la culture européenne ; le refus de celle-ci avec la tentation de
défendre les anciennes valeurs. C'est-à-dire au total l'anxiété et la disponibilité.
Cette situation appelle la réponse d'une activité intense, une soif d'expé-
rience et de savoir communication des informations, des hypothèses, mise à
l'épreuve des « solutions » dans des discussions constantes, perception du
moindre détail de la vie comme significatif par rapport aux problèmes géné-
raux de l'Algérie. La réalité sociale n'est pas étouffée dans la ouate des insti-
tutions, qui la rendent méconnaissable, mais l'individu la rencontre continuel-
lement « à cru ». Cette vie réellement politique est tout le contraire d'une activité
à part, d'une occupation spécialisée, d'une profession. Elle suppose au contraire
la conscience que les problèmes généraux ne sont pas des problèmes séparés,
254 SOCIALISME OU BARBARIE
autres que les problèmes quotidiens, mais que les problèmes quotidiens sont les
plus importants, les seuls réels. A cet égard encore, les initiatives intégration-
nistes de l'administration font boomerang : en voulant détacher par la convic-
tion (par l'action psychologique) les masses du « séparatisme rebelle », les offi-
ciers S.A.S. ne font qu'entretenir ce bouillonnement ; ils ont été emportés dans
les manifestations comme des fétus. Et la répression ouverte elle-même n'y
peut rien : la vie politique est encore plus intense dans les prisons et les camps
que dans les médinas.
Pour ces jeunes Algériens, la politique signifie quelque chose qui n'existe
pratiquement dans aucune classe sociale en France en ce moment : la discus-
sion et la mise en oeuvre, collectivement assumées, de l'avenir de tous et de
chacun. Qu'on se rende bien compte : un oranais, un algérois, garçon ou fille, de
15 ans, n'a aucun avenir prédéterminé. Rien ne l'attend, tout est possible. Dans
un pays capitaliste moderne, un individu à 15 ans a déjà, quelle que soit sa
classe, un mode d'insertion dans la société qui délimite assez étroitement son
avenir. C'est du reste contre cette préfiguration actuelle de tout son futur, contre
cette mort prématurée, qu'il proteste par la violence apparemment absurde des
« blousons noirs » par exemple. Les jeunes Algériens qui habitent les « ensembles
modernes » de la banlieue sont des « blousons noirs » si l'on veut, avec cette dif-
férence que leur violence est efficace, parce que c'est elle, et en définitive elle
seule, qui sculpte la figure de leur vie. Quand les ultras d'Alger disaient que le
F.L.N. n'était qu'une « bande de blousons noirs », ils exprimaient bien sûr leur
songe : que la société telle qu'elle existe ait raison des « jeunes voyous » qui ne
veulent pas accepter leur destin ; mais en même temps ils l'exprimaient à par-
tir du fait, évident sur place, qu'une mentalité nouvelle, comparable à celle des
villes modernes, surgissait dans la communauté algérienne.
Ce que les jeunes Algériens ont manifesté dans les villes en décembre 60 et
janvier 61, c'est l'apparition de cette nouvelle collectivité, avec l'intensité de sa
vie politique (sans guillemets).
Ils n'ont pas manifesté pour porter Abbas au pouvoir - même s'il est vrai
qu'Abbas viendra au pouvoir en se faisant porter par leur manifestation. Ils
ont manifesté pour le sens de leur vie, et cela excède énormément le G.P.R.A. :
un gouvernement ne peut pas être le sens de la vie. Aucun d'eux, si l'on excepte
ceux qui se voient déjà ministres, ne peut se dire : mes problèmes seront réso-
lus du jour où l'Algérie sera une République indépendante. En fait les discus-
sions politiques, les hypothèses, les solutions qui circulent concernent beau-
coup plus le contenu de la vie dans l'Algérie indépendante que le problème
formel de l'indépendance. L'indépendance n'est pas un problème pour eux, s'il
s'agit de la forme constitutionnelle de l'Algérie future et des « liens » ou non avec
la France. Pour eux le problème de l'indépendance, c'est celui de savoir quoi
faire quand on ne dépend plus de ce qui vous dominait. De ce point de vue, ils
sont déjà indépendants, déjà en avant des négociations, en train de se deman-
LE TIERS-MONDE : L ' A L G É R I E ET LA C H I N E 255
der ce qu'il faut faire des terres, de l'Islam, des rapports entre les hommes et
les femmes, des Européens qui travaillent, des patrons européens ou non — rejoi-
gnant ainsi les préoccupations des ouvriers algériens les plus formés, en France
et en Algérie.
La nouvelle couche que constitue la jeunesse salariée des villes bien qu'elle
ne soit pas « politisée » au même sens que les cadres, a dans sa majorité une
expérience beaucoup plus riche et beaucoup plus radicale de la situation, donc
un niveau politique beaucoup plus élevé qu'eux.
Par conséquent, au-dessous des tendances qui commençaient à trouver leur
expression au sein des organisations - notamment la tendance des syndica-
listes de l'U.G.T.A. - , et qui, à échéance, seront amenées à exprimer plus net-
tement qu'elles ne l'ont fait les solutions qu'elles préconisent pour les problèmes
de l'Algérie indépendante, un courant révolutionnaire au sein des masses elles-
mêmes, surtout au sein de la nouvelle couche de la jeunesse urbaine, commence
à se dessiner.
Sans doute le G.P.R.A. s'apprête-t-il déjà à le faire rentrer dans l'ordre, dans
son ordre : il peut capter une partie de cette force en attelant les jeunes à la
tâche de construire la nouvelle société, il peut réprimer ce qui résiste 3 . Mais
dans tous les cas il faudra bien qu'il s'aliène une fraction importante de la jeu-
nesse : la conscience acquise par celle-ci, sa participation au modelage de sa
propre vie, les exigences qu'elle commence à manifester quant au sens à don-
ner à la révolution, tout cela ne se laissera pas facilement apaiser.
3. Un camarade très bien informé, auquel nous devons une meilleure compréhension de la
situation en Algérie, nous suggère que telle serait la fonction réservée aux deux armées exté-
rieures (aux frontières tunisienne et marocaine) ; disciplinées comme n'importe quelle armee
bourgeoise, encadrées par des militaires de carrière venus de l'armée française, armees avec
du matériel lourd et moderne, maintenues sous le contrôle direct des cadres du G.P.R-A., elles
apparaissent comme la future force de police de la classe dirigeante.
256 SOCIALISME OU BARBARIE
« Ces erreurs ne peuvent pas influer sur le point principal, à savoir que la fra-
ternité est devenue le principe générateur de la production »
J.-P. Sartre in « Mes impressions sur la Chine nouvelle »,
Jen-Min-Jih-Pao, 2 novembre 1955.
En France, la Chine de Mao Tsé-Toung occupe une place un peu à part dans
les préoccupations de tous les penseurs d'avant-garde, qui entreprirent de se
porter au secours du stalinisme avec tout l'arsenal de leur philosophie, juste vers
le temps où les maîtres du Kremlin eux-mêmes s'apprêtaient à révéler au
monde que le stalinisme n'était qu'une vieillerie assez sinistre, bonne à être
mise au rebut. Ce n'est pas que les intellectuels des Temps Modernes aient été
sans éprouver parfois quelque effroi devant le style de la politique stalinienne.
Mais ballottés par les contradictions du siècle, ils s'étaient pris de dégoût pour
la bourgeoisie dont ils sortent à une époque où trente ans de contre-révolution
stalinienne victorieuse les avaient persuadés qu'en dépit de tout, la marche en
avant du stalinisme se confondait avec le mouvement même de l'histoire.
Constatant que la bourgeoisie décadente ne pouvait plus donner que le spectacle
d'une farce ignoble et sanglante, ils avaient décidé d'opter pour la tragédie sta-
linienne, persuadés que par ce choix amer, mais viril, ils se jetaient en plein
cœur du courant historique du siècle.
Hélas ! A peine les prophètes des Temps Modernes avaient-ils achevé de
démontrer que toute critique de l'U.R.S.S. ne pouvait relever que d'un moralisme
stérile qui n'aurait jamais de prise sur l'histoire, que dans l'Est de l'Europe, les
ouvriers entreprenaient de faire, par les armes, la critique du stalinisme et de
l'U.R.S.S.. Presque coup sur coup, la révolte de Berlin et de l'Allemagne orien-
tale, puis les émeutes de Poznan, le mouvement populaire d'Octobre en Pologne
et la Révolution des Conseils ouvriers de Hongrie, dégringolaient en cascade sur
la tête de nos philosophes et n'en finissaient pas de les ridiculiser. Les mal-
heureux s'étaient jetés à la rencontre de l'histoire trop tard, juste au moment
où l'histoire changeait de sens et du coup, leur philosophie du sens de l'histoire
s'était développée à contre-sens de l'histoire.
Du moins la Chine leur offrait-elle une dernière consolation. Là, pas de pro-
cès des vieux dirigeants de la Révolution, pas de masses ouvrières insurgées et
d'usines reprises aux travailleurs à coups de canons, pas de délégués des
Conseils ouvriers pendus par l'Armée Rouge. Sartre, puis Simone de Beauvoir
LE TIERS-MONDE : L ' A L G É R I E ET LA C H I N E 259
[...] Si l'octroi d'importants privilèges crée les conditions objectives d'un ren-
forcement de la cohésion sociale de la bureaucratie face aux exploités, les
diverses couches que la concentration capitaliste intègre à l'appareil dirigeant
ne sont pas pour autant spontanément capables de surmonter la diversité de
leurs origines et de s'arracher à l'emprise de leur passé. La « pagode aux dix-
huit étages » est en réalité une tour de Babel. Sans le Parti qui travaille à leur
conférer une structure hiérarchisée, leur impose une unité idéologique et leur
inculque la conscience de leur destinée historique, les éléments qui se trouvent
promus au rang de nouvelle classe dirigeante par le capitalisme bureaucra-
tique ne formeraient qu'une cohue tirant l'État dans toutes les directions. La
bureaucratie ne devient une classe dirigeante qu'en se subordonnant elle-même
à la dictature du Parti. Incarnation suprême de sa vérité idéologique, gardien
de ses intérêts historiques, le Parti est à la fois l'organe de la domination bureau-
260 SOCIALISME OU BARBARIE
premières. Tout au plus la loi prévoit-elle qu'un comité, où siègent les repré-
sentants des syndicats, assistera le Directeur nommé par l'État et responsable
devant lui seul des tâches que la commission du Plan confie à son entreprise.
Mais les textes législatifs ne laissent planer aucun doute sur les fonctions de
ces « représentants ouvriers » auprès de la direction. Leur tâche est de l'aider
à « renforcer la discipline du travail, d'organiser la masse des ouvriers, pour
que celle-ci prenne une nouvelle attitude à l'égard du travail » et « de susciter
des campagnes d'émulation dans la production ». Entièrement aux mains de
permanents nommés par le Parti et spécialement appointés pour cette tâche,
l'appareil syndical n'est qu'un instrument de direction de la force de travail par
l'État. « Il constitue, ainsi que le disait Li Li-San, alors vice-président de la
C.G.T., la meilleure garantie des administrateurs dans la réalisation de leur
tâche ».
Malgré les apparences, la situation des paysans dans le processus produc-
tif n'est pas différente de celle des ouvriers. A s'en tenir à la lettre des textes
législatifs, les coopératives agricoles pourraient apparaître comme de véritables
communes de paysans dirigeant souverainement leurs affaires. En principe,
c'est en effet l'assemblée générale des villageois qui élit ses organes dirigeants,
approuve le budget de la coopérative et la répartition des profits entre tous ses
membres. Mais en réalité la coopérative est étroitement subordonnée à la
bureaucratie centrale. C'est l'État qui lui assigne la nature et le volume de la
production qu'elle doit accomplir, en fonction des besoins du plan quinquennal.
C'est lui qui fixe unilatéralement les prix auxquels il achète les produits agri-
coles ainsi d'ailleurs que le pourcentage annuel du profit que la coopérative
doit accumuler pour moderniser ses moyens d'exploitation. Du seul fait de cette
intégration de la coopérative au fonctionnement global de l'économie bureau-
cratique, la souveraineté économique du paysan se trouverait déjà singulière-
ment limitée. Mais à l'intérieur même de la coopérative, cette souveraineté n'est
qu'une fiction juridique. D'abord parce qu'il n'est pas vrai que « les cadres soient
élus » par les paysans. Ce sont des « spécialistes » qui ont été formés par le
Parti et sont nommés, révoqués ou déplacés par lui à volonté. Tout au plus,
demande-t-on parfois aux ruraux de ratifier les décisions qu'on a prises sans
eux. D'autre part, le système de gestion des coopératives est beaucoup trop com-
plexe pour que les paysans puissent effectivement user de leur droit de contrôle.
Le travail rémunéré n'est pas en effet la journée de travail effectivement accom-
plie, mais une journée de travail « abstraite » établie en fonction d'un système
compliqué de normes, de points et de primes de rendement dont le calcul
échappe à ces paysans aux neuf-dixièmes illettrés. Lors des assemblées géné-
rales, les ruraux s'égarent dans le dédale des chiffres qui se multiplient, s'ad-
ditionnent et se soustraient dans le rapport financier. Les plus hardis récla-
ment des explications. Ne comprenant pas, ils répètent les mêmes questions. Les
cadres s'impatientent et les paysans intimidés, finissent par se taire en rumi-
nant leur mécontentement. Le système de gestion ne correspond pas au niveau
culturel des villages, et par suite, il ouvre la porte à toutes les fraudes de la
bureaucratie rurale qui, pratiquement, truque les comptes à volonté, pour
LE TIERS-MONDE : L'ALGÉRIE ET LA CHINE 263
accroître ses privilèges. En réalité les rapports sociaux dans le village collecti-
visé comme dans les villes reposent sur une division tranchée entre dirigeants
et simples travailleurs, et les relations qui se sont établies entre les cadres et
les paysans sont loin d'être idylliques. Dénonçant les excès des « cadres ruraux »,
l'éditorialiste du Quotidien du Peuple écrivait le 27 juin 1956 « Les cadres
locaux ne disposent pas seulement de moyens politiques mais aussi de moyens
économiques pour terroriser les gens. Ils déclarent : "Du moment que la terre
appartient aux coopératives nous tenons les paysans à la gorge et ils font ce que
nous voulons" Celui qui n'obéit pas aux cadres voit réduire son salaire ou sus-
pendre son droit au travail. Ils emploient cette double méthode de pression au
cours des réunions et même des manifestations culturelles ». On est bien loin,
on le voit, de la démocratie socialiste au village.
Face à l'État tout puissant qui a cimenté son appareil de domination par la
terreur et le monolithisme idéologique, les paysans et les ouvriers de la « Chine
socialiste » ne sont rien que la matière brute destinée à produire la plus-value
nécessaire à l'industrialisation.
Mais il est vrai que pour les néo-staliniens eux-mêmes, tout cela ne consti-
tue que de terribles et tristes nécessités qui se trouveront rétrospectivement jus-
tifiées à l'échelle de l'histoire par le miracle de l'industrialisation du plus grand
pays arriéré de la terre. Voyons donc maintenant ce qu'il en est effectivement
des merveilles du plan quinquennal chinois et de la « supériorité historique »
que la bureaucratie s'attribue volontiers à elle-même dans la tâche de déve-
lopper les forces de production.
des produits arrachés à la terre chinoise a été en effet exportée pour solder les
importations de matières premières, de machines et de biens d'équipement qui
représentent 88,5 % des achats que la Chine fait à l'étranger. Il est vrai que, si
on en croit les chiffres officiels, ces exportations de produits agricoles (céréales,
thé, soie, oléagineux) ou de produits industriels de consommation (cotonnades)
ne représentent qu'un faible pourcentage de la production annuelle, 1,2 % en
1953,1,6 % en 1957. Mais si l'on tient compte du fait qu'avant-guerre 42 % des
importations chinoises étaient constituées par des produits de consommation
et que d'autre part la population s'est accrue d'environ 12 % depuis 1952, on
aboutit à la conclusion que la quantité de produits disponible par habitant est
demeurée entièrement stationnaire ou que, plus vraisemblablement encore,
elle a diminué à mesure que l'industrialisation a été mise en route. Tous les
chiffres officiels que peuvent invoquer les « amis » de la Chine bureaucratique
ne sauraient prévaloir contre ce fait brutal : en 1954 il a fallu instituer le ration-
nement des produits céréaliers, et en 1955 et 1956 les autorités ont été
contraintes de réduire encore les rations. Pékin a dû finir par laisser transpi-
rer la vérité : le premier plan quinquennal s'est terminé dans une atmosphère
extrêmement tendue provoquée par une pénurie catastrophique de vivres et
de vêtements aussi bien dans les campagnes que dans les villes. La multipli-
cation des mines de toutes sortes, des hauts-fourneaux, des usines et des acié-
ries ultra-modernes fabriquant des moyens de production, a eu pour contre-
partie une sous-production chronique des biens de consommation et par suite
une sous-consommation permanente des travailleurs.
La physionomie de la croissance économique reflète ainsi très exactement
la structure de classe de la société chinoise et les mobiles de l'industrialisation
bureaucratique. Uniquement déterminée par la nécessité pour la bureaucratie
de renforcer sa puissance face au monde impérialiste et d'augmenter le sur-
produit nécessaire à la consolidation de son appareil, l'accumulation se réalise
d'une façon indépendante de la consommation des masses ou plus exactement
en fonction inverse du développement de cette consommation. Alors que dans
l'étape antérieure du procès historique du capitalisme, l'accumulation maxi-
mum et l'exploitation maximum dont la première se nourrit entrent inévita-
blement en contradiction par suite des difficultés et finalement de l'impossibi-
lité de réaliser la plus-value à mesure que le revenu réel des travailleurs
diminue, la suppression du marché et de ses fonctions traditionnelles permet
en principe indéfiniment au capitalisme bureaucratique de pousser à fond et
parallèlement l'accumulation et la surexploitation. Naturellement dans le capi-
talisme bureaucratique des disproportions se produisent aussi entre les sec-
tions et les différentes branches de la production, ne serait-ce qu'en raison de
l'anarchie de la gestion bureaucratique. Mais si de graves perturbations peu-
vent en résulter, le cycle de la production ne peut jamais se trouver interrompu
par l'impossibilité de valoriser les produits, puisque, par définition, la substi-
tution de la planification étatique au marché supprime le problème. Autre chose
si, au bout d'un certain temps, la résistance du prolétariat oblige les bureau-
crates à « concéder » une élévation du niveau de vie, comme on l'a vu en U.R.S.S.
LE TIERS-MONDE : L'ALGÉRIE ET LA CHINE 267
depuis quelques années et comme on le verra plus loin dans le cas de la Chine.
C'est pourquoi, bien plus encore que dans les formes antérieures du capita-
lisme, la production bureaucratique est « une production pour la production,
un élargissement de la production sans élargissement correspondant de la
consommation » . Toute la prétendue supériorité historique du système bureau-
cratique de planification et sa capacité à développer très vite les forces de pro-
duction ne découlent en définitive que de la liberté que lui confère la suppres-
sion du marché de drainer dans des proportions énormes le capital additionnel
vers les industries lourdes sans que jamais « la puissance productive entre en
contradiction avec la base étroite sur laquelle reposent les rapports de consom-
mation ». Si tant est qu'il y ait là un progrès, c'est uniquement du point de vue
des couches exploiteuses qui se trouvent délivrées des contradictions qui à tra-
vers les crises périodiques contraignent le capitalisme traditionnel à réajuster
de temps à autre la consommation et la production.
Dans la course à la puissance, le capitalisme bureaucratique dispose d'un
atout de première importance : c'est qu'il n'est pas contraint, comme le sont les
États bourgeois par la nécessité de réaliser la plus-value, de « gaspiller » une
partie des capitaux qu'il extorque aux travailleurs à développer la fabrication
de moyens de consommation au détriment des industries de guerre ou des entre-
prises pouvant éventuellement être utilisées pour la guerre. Sur ce point du
moins le capitalisme bureaucratique chinois ne présente aucune particularité
par rapport aux autres États du bloc oriental si ce n'est peut-être l'acharne-
ment exceptionnel qu'il déploie, en raison du retard de la Chine, pour imposer
aux masses toujours davantage de travail sans contre-partie.
teuse, leur font éprouver leur propre travail comme une activité qui leur est
étrangère et ennemie. Indubitablement, la bureaucratie parvient par le salaire
aux pièces, pour un temps, à imposer sa volonté aux travailleurs. Ceux-ci sont
classés en cinq catégories qui se subdivisent à leur tour en huit échelons avec
des salaires de base différents établis en fonction des rendements des ouvriers
modèles. Sous peine d'être rémunérés au-dessous de la norme avec un salaire
de famine, un nombre croissant d'ouvriers est obligé de « faire de la producti-
vité ». La bureaucratie clame ses victoires. Entre 1953 et 1956, la productivité
du travail augmente de 69 %. Dès 1953, 80 % des ouvriers participent aux cam-
pagnes de production.
Le système des normes et du salaire aux pièces a désagrégé l'unité de la
classe ouvrière. Tandis qu'une majorité de travailleurs atteint péniblement les
normes, une minorité de travailleurs de choc se détache, bat des records et accu-
mule les privilèges (primes, logements neufs, congés payés dans les maisons de
repos, etc.). Il est vrai que les exploits des stakhanovistes chinois relèvent sou-
vent de la plus franche galéjade, comme le record battu par ce mineur, Chew
Wen-Tsin qui, plus fort que Stakhanov en personne, extrait le 19 mars 1951,243
tonnes de charbon en 7 heures 20 de travail (indiquons pour souligner l'énor-
mité de ces chiffres que dans les mines de Pennsylvanie aux U.S.A. où pourtant
l'abattage et l'évacuation de la houille sont entièrement électrifïés, le rende-
ment du mineur américain ne dépasse pas 4 tonnes et demie par jour. C'est
pourtant près de 3 fois le rendement des mineurs français.)
Mais les « trucs » auxquels recourent les ouvriers de choc importent peu aux
dictateurs du Plan. L'essentiel est, qu'en échange des privilèges dont on les
gave, les stakhanovistes remplissent le rôle qu'on attend d'eux enfoncer les
normes pour montrer qu'elles sont trop basses et qu'il est par conséquent pos-
sible et légitime de précipiter encore les cadences du travail. Comme en U.R.S.S.,
le stakhanovisme n'est en Chine qu'une énorme mystification destinée à déta-
cher du prolétariat une aristocratie du travail qui devient auxiliaire de la
bureaucratie dans sa lutte pour intensifier l'exploitation.
Dès 1953 cependant, la bureaucratie doit quelque peu déchanter. La lutte des
travailleurs surexploités renaît dans les usines. Le système des normes et du
salaire aux pièces n'est pas d'une efficacité totale. L'absentéisme, le retard au
travail, la pause pendant la journée, l'arrêt du travail avant l'heure, reparais-
sent. Les congés sous prétexte de maladie se multiplient affectant parfois jus-
qu'à 15 et même 20 % des ouvriers dans certaines entreprises. Mécontents des
conditions de travail, des ouvriers quittent certaines usines pour aller chercher
du travail ailleurs. Ce mouvement prend une ampleur exceptionnelle dans les
mines, menaçant de semer le désordre dans les plans de la bureaucratie. Celle-
ci riposte alors à l'indiscipline grandissante des ouvriers en prenant des mesures
de coercition. En 1954, elle promulgue un Code du Travail. Les ouvriers sont
désormais rivés à l'usine ou à la mine. Chacun d'eux est pourvu d'un livret de
travail et il ne peut changer d'emploi sans obtenir un visa des autorités. Pour
lutter contre l'absentéisme, le relâchement de l'effort dans le travail, la dété-
rioration des machines et des matières premières, tout un catalogue de sanc-
LE TIERS-MONDE : L ' A L G É R I E ET LA C H I N E 273
tions est établi : amendes, mises à pied, rétrogradation, ou renvoi pur et simple.
Des tribunaux industriels sont créés dans toutes les villes ouvrières pour appli-
quer ces nouveaux règlements. Dès 1954, ils fonctionnent à plein rendement.
Deux mois après sa création, le tribunal industriel de Tien-Tsin a prononcé 61
condamnations, rien que parmi les cheminots de cette ville. Les sanctions sont
lourdes : à Harbin des ouvriers se sont vus retenir à titre d'amende 92 % de leur
salaire. L'année 1954 marque un tournant : désormais entre la bureaucratie et
le prolétariat une lutte sans répit et de mois en mois plus acharnée se livre
dans les entreprises. Les signes précurseurs de la crise de 1956-1957 commen-
cent à transparaître.
Au bout de quatre ans d'expérience, les illusions que le prolétariat avait pu
entretenir sur la véritable nature du régime qui sortait de la Révolution se dis-
sipent rapidement. Toutes les ruses de la propagande sont impuissantes contre
l'expérience qu'ont les ouvriers de la réalité de la vie quotidienne. [...]
LE CAPITALISME MODERNE
ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME
telle qu'on ne saurait ici en donner des extraits sans que s'es-
tompe la vue d'ensemble qui assure leur cohérence. Mais il se
trouve que Castoriadis a repris, sous une forme ramassée, l'ex-
posé de sa nouvelle théorie dans un texte publié en janvier 1964
sous le titre « Recommencer la révolution », qui constitue l'édi-
torial du numéro 35, ce qui signifie qu'il a reçu l'approbation du
groupe, désormais amputé des opposants à ces thèses. C'est de
ce texte que nous publions ci-dessous de larges extraits.
D.B.
RECOMMENCER LA RÉVOLUTION
Editorial (n° 35, janvier 1964, pages 1-36)
2. - Pour ceux qui refusent de se mystifier eux-mêmes, il est clair que ces
constatations ruinent dans la pratique le marxisme classique, en tant que sys-
tème de pensée et d'action, tel qu'il s'est formé, développé et conservé entre 1847
et 1939. Car elles signifient la réfutation ou le dépassement de l'analyse du
capitalisme par Marx dans sa pièce maîtresse (l'analyse de l'économie), de celle
de l'impérialisme par Lénine, et de la conception de la révolution permanente
dans les pays arriérés de Marx-Trotsky ; et la faillite irréversible de la quasi
totalité des formes traditionnelles d'organisation et d'action du mouvement
ouvrier (hormis celles des périodes révolutionnaires). Elles signifient la ruine
du marxisme classique en tant que système de pensée concrète, ayant prise sur
la réalité. En dehors de quelques idées abstraites, rien de ce qui est essentiel
dans Le Capital ne se retrouve dans la réalité d'aujourd'hui. Inversement, ce qui
est essentiel dans cette réalité (l'évolution et la crise du travail, la scission et
l'opposition entre l'organisation formelle et l'organisation réelle de la produc-
tion et des institutions, la bureaucratisation, la société de consommation, l'apa-
thie ouvrière, la nature des pays de l'Est, l'évolution des pays arriérés et leurs
rapports avec les pays avancés, la crise de tous les aspects de la vie et l'impor-
tance grandissante prise par des aspects considérés autrefois comme périphé-
riques, la tentative des hommes de trouver une issue à cette crise) relève
d'autres analyses, pour lesquelles le meilleur de l'œuvre de Marx peut servir de
source d'inspiration, mais devant lesquelles le marxisme vulgaire et abâtardi,
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 279
seul pratiqué aujourd'hui par ses prétendus « défenseurs » de tous les horizons,
se pose plutôt comme un écran. Ces constatations signifient aussi la ruine du
marxisme (léninisme - trotskisme - bordiguisme, etc ...), classique en tant que
programme d'action, pour lequel ce qui était à faire à chaque moment par les
révolutionnaires était relié (du moins dans l'intention) de façon cohérente à des
actions réelles de la classe ouvrière et à une conception théorique d'ensemble.
Lorsque par exemple une organisation marxiste soutenait ou guidait une grève
ouvrière pour les salaires, elle le faisait a) avec une probabilité importante d'au-
dience réelle parmi les ouvriers ; b) comme seule organisation instituée se bat-
tant à leurs côtés ; c) pensant que chaque victoire ouvrière en matière de salaires
était un coup porté à la structure objective de l'édifice capitaliste. Aucune des
actions décrites dans les programmes classiques ne peut répondre aujourd'hui
à ces trois conditions.
[...]
1. Les idées qui suivent ont été développées dans nombre de textes publiés dans cette revue.
V. notamment l'éditorial « Socialisme ou Barbarie » (n° 1), « Les rapports de production en Rus-
sie » (n° 2) [voir pp. 36 à 52 du présent volume], « Sur le programme socialiste » (n° 10),
« L'expérience prolétarienne » (n° 11), « La bureaucratie syndicale et les ouvriers » (n° 13), « Sur
le contenu de socialisme » (n° 17, 22 et 23) [ pp. 157 à 195 du présent volume], « La révolu-
tion en Pologne et en Hongrie » (n° 20), « L'usine et la gestion ouvrière » (n° 22) [pp. 88 à 103
du présent volume], « Prolétariat et organisation » (n° 27 et 28) [pp. 219 à 235 du présent
volume], « Les ouvriers et la culture » (n° 30), « Le mouvement révolutionnaire sous le capi-
talisme moderne » (n° 31, 32 et 33).
2. C'est dans une fidélité profonde à cet aspect, le plus important, de la doctrine de Marx, que
Lukacs consacre l'essentiel de Histoire et conscience de la classe à une analyse de la réification.
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 281
3. Plusieurs des idées qui sont résumées par la suite ont été développées ou démontrées dans
« Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne », n° 31,32 et 33 de cette revue.
284 SOCIALISME OU BARBARIE
12. - Tout cela n'empêche pas que l'économie capitaliste soit pleine d'irra-
tionalités et d'antinomies dans toutes ses manifestations ; encore moins qu'elle
entraîne un gaspillage immense relativement aux virtualités d'une production
socialiste. Mais ces irrationalités ne relèvent pas d'une analyse de type de celle
du Capital ; elles sont les irrationalités de la gestion bureaucratique de l'éco-
nomie, qui existent pures et sans mélange dans les pays de l'Est ou mélangées
à des résidus de la phase anarchique-privée du capitalisme dans les pays occi-
dentaux. Elles expriment l'incapacité d'une couche dominante séparée de gérer
rationnellement un domaine quelconque dans une société d'aliénation, non pas
le fonctionnement autonome de « lois économiques » indépendantes de l'action
des individus, des groupes et des classes. C'est aussi pourquoi elles sont des
irrationalités et jamais des impossibilités absolues, sauf au moment où les
couches dominées refusent de continuer de faire fonctionner le système.
4. Socialisme ou Barbarie, n° 1 à 8.
\
286 SOCIALISME OU BARBARIE
15. - L'évolution de la structuration sociale depuis un siècle n'a pas été celle
prévue par le marxisme classique, et cela entraîne des conséquences impor-
tantes. Il y a eu bel et bien « prolétarisation » de la société au sens que les
anciennes classes « petites bourgeoises » ont pratiquement disparu, que la popu-
lation a été transformée dans son immense majorité en population salariée et
qu'elle a été intégrée dans la division de travail capitaliste des entreprises.
Mais cette «prolétarisation» se distingue essentiellement de l'image classique
d'une évolution de la société vers deux pôles, un immense pôle d'ouvriers indus-
triels et un infime pôle de capitalistes. La société s'est transformée au contraire
en pyramide, ou plutôt en un ensemble complexe de pyramides, au fur et à
mesure qu'elle se bureaucratisait, et ce en accord avec la logique profonde de
la bureaucratisation. La transformation de la quasi-totalité de la population
en population salariée ne signifie pas qu'il n'y a plus que de purs et simples
exécutants au bas de l'échelle. La population absorbée par la structure capita-
liste-bureaucratique est venue peupler tous les étages de la pyramide bureau-
cratique ; elle continuera de le faire et dans cette pyramide on ne décèle aucune
tendance vers la réduction des étages intermédiaires, au contraire. Bien que le
concept soit difficile à délimiter clairement et impossible à faire coïncider avec
les catégories statistiques existantes, on peu affirmer avec certitude que dans
aucun pays industriel moderne les «simples exécutants » (ouvriers manuels
dans l'industrie, et l'équivalent dans les autres branches : dactylos, vendeurs,
etc ...) ne dépassent 50 % de la population au travail. D'autre part, la popula-
tion n'a pas été absorbée par l'industrie. Sauf pour les pays qui n'ont pas
« achevé » leur industrialisation (Italie par exemple), le pourcentage de popu-
lation dans l'industrie a cessé de croître après avoir touché un plafond situé
entre 30 et (rarement) 50 % de la population active. Le reste est employé dans
les « services » (la part de l'agriculture déclinant partout rapidement et étant
d'ores et déjà négligeable en Angleterre et aux États-Unis). Même si l'aug-
mentation du pourcentage employé dans les services devait cesser (en fonction
de la mécanisation et de l'automatisation qui envahissent ce secteur à son tour),
la tendance pourrait être difficilement renversée, vu l'augmentation de plus en
plus rapide de la productivité dans l'industrie et la décroissance rapide de la
demande de main-d'œuvre industrielle qui en résulte. Le résultat combiné de
ces deux faits est que le prolétariat industriel au sens classique et strict (c'est-
à-dire défini soit comme les ouvriers manuels, soit comme les ouvriers payés à
l'heure, catégories qui se recouvrent approximativement) est en train de décli-
ner en importance relative et parfois même absolue. Ainsi aux États-Unis le
pourcentage du prolétariat industriel (« ouvriers de production et assimilés » et
« ouvriers sans qualification autres que ceux de l'agriculture et dés mines »,
statistiques qui incluent les chômeurs d'après leur dernière occupation), est
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 287
5. V. dans le n° 22 de cette revue, « Sur le contenu du socialisme » (pp. 56-58), et, dans le n° 32,
« Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne » (pp. 94-99).
288 SOCIALISME OU BARBARIE
tiels du système à tous points de vue. Cela est confirmé aussi bien par l'évolu-
tion des cinq dernières années en France où, malgré la décomposition de l'ap-
pareil étatique et la crise algérienne, les chances d'une dictature fasciste n'ont
jamais été sérieuses, que par le krouchtchevisme en Russie, qui exprime pré-
cisément la tentative de la bureaucratie de passer à des nouveaux modes de
domination, les anciens (totalitaires au sens traditionnel) étant devenus incom-
patibles avec la société moderne (autre chose si tout risque de casser pendant
le passage). Avec le monopole de la violence comme dernier recours, la domi-
nation capitaliste repose actuellement sur la manipulation bureaucratique des
gens, dans le travail, dans la consommation, dans le reste de la vie.
sont capables de « manier des hommes », mais la logique de la réalité exige que
ceux qui s'occupent d'un travail y connaissent quelque chose - et le système ne
peut jamais décoller entièrement de la réalité. C'est pourquoi les couches inter-
médiaires sont peuplées de gens qui combinent une qualification profession-
nelle et l'exercice de fonctions de gestion, et pour une partie desquels le pro-
blème de cette gestion vue autrement que comme manipulation et comme
contrainte se pose quotidiennement. L'ambiguïté cesse lorsqu'on atteint la
couche des vrais dirigeants ; ce sont ceux dans l'intérêt desquels finalement
tout fonctionne, qui prennent les décisions importantes, qui relancent et impul-
sent le fonctionnement du système qui autrement tendrait à s'enliser dans sa
propre inertie, qui prennent l'initiative pour en colmater les brèches dans les
moments de crise. Cette définition n'est pas de la même nature que les critères
simples adoptés autrefois pour caractériser les classes. Mais la question aujour-
d'hui n'est pas de se gargariser avec le concept de classe : il s'agit de comprendre
et de montrer que la bureaucratisation ne diminue pas la division de la société
mais au contraire l'aggrave (en la compliquant), que le système fonctionne dans
l'intérêt de la petite minorité qui est au sommet, que la hiérarchisation ne sup-
prime pas et ne pourra jamais supprimer la lutte des hommes contre la mino-
rité dominante et ses règles, que les travailleurs (qu'ils soient ouvriers, calcu-
lateurs ou ingénieurs) ne pourront se libérer de l'oppression, de l'aliénation et
de l'exploitation, qu'en renversant ce système, en supprimant la hiérarchie et
en instaurant leur gestion collective et égalitaire de la production. La révolu-
tion existera le jour où l'immense majorité de travailleurs qui peuplent la pyra-
mide bureaucratique s'attaquera à celle-ci et à la petite minorité qui la domine
(et n'existera que ce jour-là). En attendant, la seule différenciation qui a une
importance pratique véritable, c'est celle qui existe à presque tous les niveaux
de la pyramide sauf évidemment les sommets, entre ceux qui acceptent le sys-
tème et ceux qui, dans la réalité quotidienne de la production, le combattent.
6. V. dans le n° 23 de cette revue, « Sur le contenu du socialisme » (pp. 84 et suiv.), et, dans le
n° 32, « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne » (pp. 84 et suiv.).
290 SOCIALISME OU BARBARIE
se retrouve sous des formes plus ou moins transposées dans toutes les sphères
de l'activité sociale, qu'il s'agisse de la vie politique, de la vie sexuelle et fami-
liale (où les gens sont plus ou moins obligés de se conformer à des normes qu'ils
n'intériorisent plus) ou de la vie culturelle.
20. - La crise de la production capitaliste qui n'est que l'envers de cette
contradiction a déjà été analysée dans cette revue7, de même que la crise des
organisations et des institutions politiques et autres. Ces analyses doivent être
complétées par une analyse de la crise des valeurs et de la vie sociale comme
telle, et finalement par une analyse de la crise de la personnalité même de
l'homme moderne, résultat aussi bien des situations contradictoires dans les-
quelles il doit constamment se débattre dans son travail et dans sa vie privée,
que de l'effondrement des valeurs, au sens le plus profond du terme, sans les-
quelles aucune culture ne peut structurer des personnalités qui lui soient adé-
quates (c'est-à-dire la fassent fonctionner, serait-ce comme ses exploités). Cepen-
dant, notre analyse de la crise de la production n'a pas montré que dans cette
production il n'y aurait que de l'aliénation ; au contraire, elle a fait voir qu'il n'y
avait production que dans la mesure où les producteurs luttaient constamment
contre cette aliénation. De même, notre analyse de la crise de la culture capi-
taliste au sens le plus large, et de la personnalité humaine correspondante, par-
tira de ce fait, évident d'ailleurs, que la société n'est pas et ne peut pas être
simplement une « société sans culture ». En même temps que les débris de la
vieille culture s'y trouvent les éléments positifs (quoique toujours ambivalents)
créés par l'évolution historique et surtout l'effort permanent des hommes de
vivre leur vie en lui donnant un sens dans une phase où rien n'est plus certain
et en tout cas rien venant de l'extérieur n'est accepté comme tel ; effort dans
lequel tend à se réaliser, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité,
l'aspiration des hommes à l'autonomie et qui est, de ce fait, tout aussi impor-
tant pour la préparation de la révolution socialiste que le sont les manifesta-
tions analogues dans le domaine de la production.
7. V. dans les n° 1 à 8, Paul Romano et Ria Stone, « L'ouvrier américain » ; dans le n° 22, D.
Mothé « L'usine et la gestion ouvrière » ; dans le n° 20, R. Berthier, « Une expérience d'orga-
nisation ouvrière » ; dans le n° 23, P. Chaulieu, « Sur le contenu du socialisme ».
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 291
le socialisme, et dire qu'il puisse en exister une est une contradiction dans les
termes. Toutes les dynamiques objectives que l'on peut déceler dans la société
contemporaine sont profondément ambiguës, comme on l'a montré ailleurs 8 . La
seule dynamique à laquelle on peut et on doit donner le sens d'une progression
dialectique vers la révolution, c'est la dialectique historique de la lutte des
groupes sociaux, du prolétariat au sens strict du terme d'abord, des travailleurs
salariés plus généralement aujourd'hui. Cette dialectique signifie que les exploi-
tés par leur lutte transforment la réalité et se transforment eux-mêmes, de
façon que lorsque cette lutte reprend, elle ne peut reprendre qu'à un niveau
supérieur. C'est cela la seule perspective révolutionnaire, et la recherche d'un
autre type de perspective révolutionnaire, même par ceux qui condamnent le
mécanisme, prouve que cette condamnation du mécanisme n'a pas été comprise
dans sa signification véritable. La maturation des conditions du socialisme ne
peut jamais être ni une maturation objective (parce que aucun fait n'a de signi-
fication en dehors d'une activité humaine, et vouloir lire la certitude de la révo-
lution dans les simples faits n'est pas moins absurde que de vouloir la lire dans
les astres), ni une maturation subjective au sens psychologique (les travailleurs
d'aujourd'hui sont loin d'avoir explicitement présentes dans leur esprit l'his-
toire et ses leçons, dont d'ailleurs la principale, comme disait Hegel, est qu'il n'y
a pas de leçons de l'histoire - car l'histoire est toujours neuve). Elle est une
maturation historique, c'est-à-dire l'accumulation des conditions objectives d'une
conscience adéquate, accumulation qui est elle-même le produit de l'action des
classes et des groupes sociaux, mais qui ne peut recevoir son sens que par sa
reprise dans une nouvelle conscience et dans une nouvelle activité, qui n'est pas
gouvernée par des « lois », et qui tout en étant probable n'est jamais fatale.
22. - L'époque actuelle reste dans cette perspective. La réalisation aussi bien
du réformisme que du bureaucratisme signifie que, si les travailleurs entre-
prennent des luttes importantes, ils ne pourront le faire qu'en combattant le
réformisme et la bureaucratie. La bureaucratisation de la société pose explici-
tement le problème social comme un problème de gestion de la société : gestion
par qui, pour quels objectifs, avec quels moyens ? L'élévation du niveau de la
consommation tendra à en diminuer l'efficacité en tant que substitut dans la
vie des hommes, en tant que mobile et en tant que justification de ce qu'on
appelle déjà aux Etats-Unis « la course de rats » (rat race). Pour autant que le
problème « économique » étroit voit son importance diminuer, l'intérêt et les
préoccupations des travailleurs pourront se tourner vers les problèmes véri-
tables de la vie sous la société moderne : vers les conditions et l'organisation du
travail, vers le sens même du travail dans les conditions actuelles, vers les
autres aspects de l'organisation sociale et de la vie des hommes. A ces points9,
il faut en ajouter un autre, tout aussi important. La crise de la culture et des
valeurs traditionnelles pose de plus en plus aux individus le problème de l'orien-
tation de leur vie concrète, aussi bien dans le travail que dans toutes ses autres
manifestations (rapports entre l'homme et la femme, entre adultes et enfants,
rapports avec d'autres groupes sociaux, avec la localité, avec telle ou telle acti-
vité « désintéressée »), de ses modalités mais aussi finalement de son sens. De
moins en moins les individus peuvent résoudre ces problèmes en se conformant
simplement à des idées et à des rôles traditionnels et hérités - et même lors-
qu'ils se conforment, ils ne les intériorisent plus, c'est-à-dire ne les acceptent
plus comme incontestables et valables - parce que ces idées et ses rôles, incom-
patibles aussi bien avec la réalité sociale actuelle qu'avec les besoins des indi-
vidus, s'effondrent de l'intérieur. La bureaucratie dominante essaie de les rem-
placer par la manipulation, la mystification et la propagande - mais ses produits
synthétiques ne résistent pas plus que les autres à la mode de l'année suivante
et ne peuvent fonder que des conformismes fugitifs et extérieurs. Les indivi-
dus sont donc obligés, à un degré croissant, d'inventer des réponses nouvelles
à leurs problèmes ; ce faisant, non seulement ils manifestent leur tendance vers
l'autonomie, mais en même temps tendent à incarner cette autonomie dans
leur comportement et dans leurs rapports avec les autres, de plus en plus réglés
sur l'idée qu'un rapport entre êtres humains ne peut être fondé que sur la recon-
naissance par chacun de la liberté et de la responsabilité de l'autre dans la
conduite de sa vie. Si l'on prend au sérieux le caractère total de la révolution,
si l'on comprend que la gestion ouvrière ne signifie pas seulement un certain
type de machines, mais aussi un certain type d'hommes, alors il faut recon-
naître que cette tendance est tout aussi importante comme indice révolution-
naire que la tendance des ouvriers à combattre la gestion bureaucratique de
l'entreprise - même si on n'en voit pas encore des manifestations prenant une
forme collective, ni comment elle pourrait aboutir à des activités organisées.
* Pour plus de détails, on pourra se reporter au ch. VII de l'ouvrage de Ph. Gottraux, Socialisme
ou Barbarie, un engagement politique et intellectuel dans la France de l'après-guerre, Edi-
tions Payot-Lausanne, 1997.
DE MONSIEUR FIRST A MONSIEUR NEXT
Daniel Mothé (n° 40, juin-août 1965, pages 1-20)
MONSIEUR FIRST
ment l'océan des intentions, tellement il était préoccupé par l'assemblage mathé-
matique de ses phrases. Sur l'autre voie, par contre, les orateurs ne prenaient
en considération que ce qui n'apparaissait pas et se souciaient fort peu des édi-
fices rhétoriques de leur partenaire. Ils répondaient aux idées et aux désirs qui
se camouflaient derrière les constructions de M. First.
En agissant ainsi les orateurs s'en prenaient directement à la logique et au
mécanisme de M. First. Lui, par contre, refusant de combattre sur un autre ter-
rain, répondait toujours imperturbable, sans nuances, refusant d'élever d'un
demi-ton sa voix même lorsqu'elle était couverte par le bruit de l'indignation de
ses adversaires.
Alors un orateur plus téméraire et poussé par la démagogie s'indignait
- « Monsieur First, parlez plus fort, on ne vous entend pas ! »
Il espérait sans doute engager une querelle sur la puissance de la voix, mais
rien ne pouvait troubler le mécanisme de la logique.
M. First répondait qu'il lui était impossible de parler plus fort, sans en expli-
quer les raisons et en évitant soigneusement d'élever la voix pour lui répondre.
D'autres avaient la prétention de vouloir enfermer M. First dans ses contra-
dictions comme on enferme un insecte dans une boîte, et ces orateurs com-
mençaient toujours leur intervention par un préambule prometteur.
- « Monsieur First, ce que vous dites est en complète contradiction avec ce
que vous avez affirmé à telle séance en telle occasion. »
Mais l'effet oratoire n'allait souvent pas plus loin car M. First savait que
ses mots n'avaient pas de faille et il répétait textuellement ce qu'il avait dit à
la séance en question en dépouillant ses mots de leur interprétation.
Ici je n'ai nullement l'intention de juger le débat lui-même, puisque étant
ouvrier et délégué du personnel, je me range inconditionnellement derrière les
arguments de mes confrères. Mais j'essaie de juger le climat qui, lui, semble
être indépendant de la logique des arguments et de la rationalité des idées. Je
tente de donner au lecteur une idée de ce phénomène étrange et passionnel qui
surgissait dans les débats ; bien que j'en rejette évidemment l'entière respon-
sabilité sur le comportement de M. First, il m'est difficile d'en donner l'expli-
cation.
Pourtant il était évident que le langage de M. First était soigneusement cri-
blé et débarrassé de toutes les scories susceptibles de blesser l'adversaire. Pas
un mot explosif ou pervers ne passait ses lèvres. Pas une phrase insidieuse ni
hypocritement flatteuse. Rien. Rien qu'un langage aussi plat et aride que le
désert, un langage sans oasis, sans aspérité pour s'accrocher, pour faire une
halte, pour grappiller, grignoter quelque récréativité ou quelques succulentes
plaisanteries. Pas de faux pas non plus, donnant prise au calembour. Pas de
mot que l'on puisse prendre à contresens pour le délayer en rigolade générale.
M. First n'avait rien qui trahisse un soupçon d'humanité et bien souvent je
pensais qu'on pourrait facilement le remplacer par ces merveilleuses machines
électroniques qui, à l'aide de petites cartes perforées, vous donnent en langage
clair et concis une réponse à une question quelconque.
L'usine a déjà introduit des machines un peu semblables pour le chewing-
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 301
gum. Il suffît d'y introduire une pièce pour être satisfait. J'imagine aisément une
telle invention que 1! on pourrait nommer, « le distributeur de réponses » qui
serait placée dans chaque atelier. Ainsi aurait-on contribué à la grande entre-
prise de démocratisation de l'usine et l'ouvrier spécialisé, en revenant des lava-
bos, pourrait ainsi à loisir mettre un jeton demandant la diminution de ses
cadences. Il recevrait en échange la réponse imperturbable et concise de M.
First. Mais dans cette hypothèse, il est probable que de telles machines ne résis-
teraient pas à la fureur collective. M. First, lui, y résistait.
Parfois j'avais l'impression que M. First était un gros chien bien dressé qui
répondait aux questions exactement comme ceux qui servirent dans les expé-
riences du célèbre docteur Pavlov. Par moments, on avait l'impression que cer-
tains rivalisant d'audace s'approchaient de plus en plus du gros chien, non plus
pour lui poser des questions mais pour lui tirer la queue. Que l'on me pardonne
cette image. Mais tout ceci faisait toujours partie de l'expérience pavlovienne,
et ce que cherchaient certains c'était non plus la réponse mais l'aboiement.
J'entendis ainsi : - « Monsieur First, il paraît que vous êtes un ingénieur. Eh
bien, laissez-moi vous dire que vous êtes un drôle d'ingénieur ».
La banderille était bien placée, avec un accent faubourien impeccable et un
murmure passa dans la salle comme dans une arène. Nous fîmes silence, atten-
dant la riposte à l'estocade. Mais rien ne vint et M. First, insensible à la tau-
romachie, fit simplement remarquer que cet argument ne prouvait rien et n'ap-
portait rien de positif et de nouveau dans le dialogue.
Encouragé par l'audace du banderillero, et pour ne pas être en reste, un
autre apostropha M. First lui reprochant un rendez-vous qu'il n'avait pas tenu.
La salle lassée cette fois ne réagit pas et la question n'eut peut-être même pas
de réponse.
Mais nous avions un torero de marque dans la salle, un tribun de talent
comme on n'en trouve guère de nos jours. Il se levait de sa chaise, entreprenait
M. First et une sorte de joute commençait, elle aussi prometteuse. Pendant
quelques minutes les questions et les réponses se succédaient, et bien que notre
torero eût le don de poser des questions embarrassantes, M. First y répondait
toujours tant et si bien que le duel se terminait toujours par la lassitude de
notre orateur qui finissait par s'asseoir avec une visible tristesse. Son talent
allait se briser comme des vagues sur cette imperturbable mécanique, les effets
oratoires restaient sans réponse et, bien qu'ils emportassent l'approbation de
la salle, le manque d'écho enlevait une grande partie de leur saveur.
Toute tentative de transformer nos réunions en séances jacobines se soldait
par un échec car l'enthousiasme n'était visiblement que d'un seul côté et c'est
cet élément qui déchaînait de notre part cette irritation insupportable.
Nous connaissions toutes les réponses, nous savions tout ce qui allait se dire
et surtout nous savions qu'aucune décision ne serait prise au cours de la
réunion, mais nous y attendions certainement un peu d'illusion. Et même cette
bribe de simulation de débat nous était enlevée. M. First nous volait notre rai-
son d'être, il poussait l'affront jusqu'à ne pas se montrer comme un adversaire
302 SOCIALISME OU BARBARIE
MONSIEUR S .
Monsieur S. qui le remplaça est très différent comme personnage, les traits
de son visage sont fortement marqués et il n'a pas cette face impersonnelle et
poupine de M. First. Des rides longitudinales le font ressembler à un héros de
western, on croirait un peu Gary Cooper. Mais il n'y a pas que le visage qui
évoque ce trait, sa haute stature et sa démarche décidée lui donnent l'appa-
rence de l'homme d'action.
M. S. connaît les divergences et les animosités qui existent au sein même des
délégués et il ne manque pas, quand il le désire, d'exploiter la chose. Lorsqu'il
veut mordre il sait qu'il peut toujours utiliser les quelques rires qui sont là,
disponibles dans la salle, prêts à éclater contre l'un d'entre nous.
Combien de haine a-t-il pu naître dans l'esprit de tous mes camarades qui
se sont fait ainsi publiquement immoler pour rien. Combien peut-être d'in-
somnies M. S. a-t-il provoqué chez tous ceux qui ont été obligés de rentrer leur
colère parce qu'ils n'avaient pas avec eux la logique des dirigeants mais sim-
plement la volonté de transformer leur condition. Et ce n'est pas le tract de la
semaine qui, en stigmatisant M. S., changera quoi que ce soit et pansera les
blessures.
Bien que tout critère sentimental dans cette affaire soit aussi superflu que
dérisoire et que les lois de la sportivité veulent que ce soit toujours les plus
forts qui gagnent, il va sans dire que l'on aborde ici une contradiction de taille.
La direction avait institué un service de relations sociales pour éviter les
heurts et ainsi servir d'amortisseur dans les antagonismes irréductibles et M.
First comme M. S. n'avaient fait qu'apporter une note supplémentaire à cet
antagonisme. L'un par son impersonnalité, l'autre par sa fougue, chacun avait
contribué à apporter un surplus d'hostilité dans les rapports sociaux.
A chaque fois un élément aussi étrange qu'insolite apparaissait inopportu-
nément dans un univers rationnel : la passion. Oui, la passion, car c'est d'elle
qu'il s'agissait toujours. Pourtant nous avions depuis longtemps franchi avec
gloire les frontières du Moyen Age, et voilà notre société industrielle aux prises
avec de telles futilités. Serions-nous revenus au temps des sorcières ?
L'utilité des relations sociales se trouvait mise en cause. Les bureaux trem-
blaient sur leurs assises. Les fonctionnaires étaient inquiets.
Au fond, pourquoi humilier des personnes très convenables ? Ne suffit-il pas
de les faire produire ? L'humiliation n'a pas de valeur marchande, elle est même
onéreuse.
Bien que ceci ne soit le fruit que de réflections personnelles, il est probable
que des constatations identiques furent faites par nos adversaires et c'est aussi
ce qui explique sans aucun doute la raison pour laquelle M. S. disparut à son
tour dans la trappe de la direction.
Un autre homme apparut, bien différent des deux autres ; c'est Monsieur
Last. Vive Monsieur Last.
MONSIEUR LAST
nous étions rassurés en pensant qu'il se trompait peut-être aussi en nous disant
Non.
Ce ne fut pourtant que lorsque M. Last aborda de plain-pied les questions
épineuses, pour ne pas dire tabou, qu'il se tailla le plus grand succès.
Dans la salle l'un de nous parla de la fameuse année 1936 comme cela se fait
couramment dans nos milieux. Nous évoquons 1936 un peu comme les Anglais
parlent de Trafalgar ou Waterloo ; heureusement eux ils peuvent varier, ils ont
deux victoires à évoquer, mais nous n'en avons qu'une seule.
M. Last parla de 1936 comme il parlait des voitures et du salon de l'auto ;
aussi simplement. Cette année étrange n'était pas exclue de son calendrier. Il
en parlait même avec le sourire comme si ce fut pour lui une époque aussi signi-
ficative que pour nous. Il en donnait aussi la même interprétation, 1936 évo-
quait pour lui aussi une conquête ouvrière. Après une telle déclaration il y eut
un grand silence dans la salle et les regards amis se cherchèrent. Lui aussi il
avait avoué, comme un coupable à qui on vient de faire dire ses forfaits. Le sou-
rire triomphant du policier victorieux passa sur tous les visages des délégués.
Rendez vous compte un représentant de la direction affirmait que 1936
avait existé. Beaucoup n'en croyaient pas leurs oreilles.
Quant à M. Last, il avait l'air de trouver cette chose tellement naturelle qu'il
n'éprouvait pas le besoin d'appuyer sur sa déclaration et qu'il n'exploitait pas
la chose par des effets oratoires pour obtenir les vivats mérités. En effet, nous
nous expliquions mal son attitude. Il aurait pu au moins préparer l'auditoire
pour annoncer qu'il allait nous dire quelque chose qu'il lui était, personnelle-
ment très pénible d'avouer mais qu'il se faisait un devoir de dire car sa
conscience le lui dictait. Il aurait pu ainsi créer cette sorte de silence d'extase
et d'attente tellement merveilleux pour un orateur. Mais non, M. Last était bon-
homme jusqu'au bout et quelques-uns d'entre nous se demandaient déjà s'il
était un être normal.
Pourtant ce fut pire encore lorsque M. Last d'une voix mal assurée nous
affirma lui-même qu'effectivement nous nous trouvions dans un système capi-
taliste.
La salle s'agita et nous nous regardâmes. Un de mes camarades se pencha
vers moi et les yeux exorbités me répéta, croyant visiblement que je n'avais pas
compris.
- « Il a dit que nous étions en régime capitaliste ; extraordinaire. »
Les bras nous en tombaient. Tandis que les chuchotements balayaient la
salle, M. Last imperturbable et nullement troublé par ses affirmations conti-
nuait à pérorer sur le système dans lequel on achetait, on vendait, on faisait du
bénéfice et de la concurrence ; un système qu'il décrivait naturellement avec
aussi peu de passion qu'il aurait parlé des chutes du Niagara.
J'ai compris alors que M. Last était un personnage historique. Il se situait
dans le cadre d'une évolution bien précise des rapports entre la direction et
nous. Sa place, son rôle étaient bien nets, bien déterminés. Il faisait partie des
personnages qui servent de lubrifiant nécessaire aux rapports humains et aussi
aux rapports de classe.
306 SOCIALISME OU BARBARIE
[...]
Pour eux, M. Last faisait partie d'une équation. Il avait la caractérisation
d'un x ou d'un y. En l'occurrence M. Last était le représentant patenté du capi-
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 307
tal. Le sourire dans ce cas n'avait plus aucune importance et certains si péné-
trés de cette équation, n'avaient pas remarqué le changement entre M. First et
M. Last.
[...]
Il y avait aussi ceux qui voyaient la réalité à travers les attitudes, comme
on verrait à travers une vitre : c'était les traducteurs futés. Pour eux le sourire
de M. Last n'était que la traduction du machiavélisme. Les bonnes paroles équi-
valaient systématiquement à de mauvaises intentions, et même la bonhomie de
M. Last équivalait à de mauvaises intentions. Elle ne signifiait qu'hostilité
cachée.
Au fond, la méthode d'interprétation de ces camarades était simple ; il suf-
fisait de montrer que la réalité cachée était exactement l'image contraire de
celle que l'on voyait. Mais cette interprétation n'allait pas jusqu'à systématiser
la chose car lorsque M. Last, dans un immense sourire, donnait une réponse
négative à nos revendications, leur exégèse ne traduisait pas cette dernière en
affirmation. Ces camarades qui interprétaient ainsi les choses donnaient à
toutes les attitudes de M. Last une orientation contraire à nos aspirations. Cette
méthode était simple, elle consistait à dire que tout ce que M. Last disait de bon
était mauvais et tout ce qu'il disait de mauvais était réellement mauvais.
Il y avait aussi ceux qui, assoiffés de puissance, prétendaient que la bonho-
mie de M. Last ne servait qu'à camoufler sa peur. Pour eux c'était le signe de
sa faiblesse devant notre force. Ceci n'expliquant évidemment pas pourquoi M.
Last disait toujours Non à nos revendications au lieu de dire Oui.
[...]
N'ayant rien à se dire, on peut fignoler et décorer le dialogue qui prend ainsi l'al-
lure de conversations futiles et décousues n'ayant aucune incidence quelconque
sur le comportement et les décisions des uns et des autres.
Mais les sociétés industrielles ont ceci de particulier, c'est qu'elles s'ingé-
nient par tous les moyens de récupérer ce qu'elles ont par ailleurs prodigieu-
sement gaspillé.
L'industrie récupère les vieux chiffons pour les remettre en circulation, les
vieilles huiles, les bouts de métaux et les eaux sales. Elle récupère aussi la
conversation inutile pour en lubrifier les rapports sociaux. Et là, nous voyons
toute l'importance et le génie de M. Last qui est passé maître dans l'art et la
manière de récupérer. Mais il serait mal venu d'en faire le reproche à M. Last,
car cette récupération était d'un profond réconfort pour nous-mêmes et la source
d'une joie immense. Que ceux qui n'ont jamais participé à de telles séances ima-
ginent cette situation où chacune des paroles qui tombent habituellement dans
l'oubli de la journée, soit soigneusement ramassée, empaquetée, étiquetée et
mise dans le musée des innombrables procès-verbaux que seuls les rats auront
le droit de détruire. Qu'ils imaginent une seule seconde toute cette richesse de
postérité que la faculté de parler nous offre désormais. Une parole lancée, une
répartie, une exclamation même sont ainsi prises en considération et c'est à M.
Last que nous devons de revaloriser ce que chacun a ainsi abandonné. M. Last
redonne ainsi au langage la valeur qu'il n'a connu peut-être que dans la pré-
histoire, où les hommes ne se servaient de la parole que pour communiquer
entre eux et où la notion de gaspillage était encore inconnue.
Mais le pouvoir de M. Last avait des limites. Il ne réhabilitait que la parole
mais pas davantage. M. Last ne va pas au-delà de cette tâche et il laisse tou-
jours un trou béant entre les paroles et les actes, entre le langage et la décision.
Il rend perceptible cette notion de l'expression sans aller au-delà. C'est un peu
comme si M. Last disait à ses interlocuteurs « Vos paroles sont des paroles, je
les prends en considération. Votre langage existe, je m'en porte garant. Il va de
vous à moi. Ce que vous dites, je l'entends, je le comprends et j'y réponds mais
ne m'en demandez pas plus. Ma fonction est celle de vous comprendre et de
vous répondre ; c'est tout. Elle n'est pas de transformer vos paroles en actes et
de les matérialiser. Je ne suis pas un alchimiste et il m'est impossible de trans-
former des paroles en autre chose que des paroles. Ce qui est abstrait le reste
et je n'ai aucun pouvoir d'enclencher ce que vous me dites dans le mécanisme
de l'usine. Tout doit rester entre nous. »
Alors les interlocuteurs comprendront que la barrière de leur impuissance
a reculé de quelques centimètres mais que la barrière existe toujours entre les
appareils qui décident et eux-mêmes.
Alors la question devient plus brûlante. Après M. Last que se passera-t-il ?
Les représentants du personnel voudront toujours grignoter ce mur qui les
sépare des délices de la décision. Ils voudront participer à cette grande joie et
M. Last ne les intéressera plus, car ils voudront dépasser le stade de la parole.
HIÉRARCHIE ET GESTION COLLECTIVE
S. Chatel (n° 38, octobre-décembre 1964, pages 38-43)
Tout ce qui est divisible se trouve divisé, tout ce qui est séparable séparé.
Toute phase, aussitôt reconnue, devient un moment à part, se solidifie, se fixe
en un lieu défini, acquiert une structure et des hommes et réclame des lois défi-
nissant ses rapports avec les autres phases, dont elle s'est détachée. Ainsi la
conception se sépare de la production ; à l'intérieur de la production la fabri-
cation des moyens de la production se sépare de la production proprement dite,
laquelle à son tour se divise suivant des spécialisations par produit ou par
phase d'élaboration. Ainsi le travail se divise et se subdivise suivant le mode et
l'état de transformation du produit, et à l'intérieur de chaque division d'autres
distinctions apparaissent qui fondent, à leur tour, de nouvelles divisions : l'as-
semblage et la mise à disposition des éléments du travail, d'une part et d'autre
part l'exécution proprement dite des tâches de la fonction ; le contrôle du tra-
vail et le travail lui-même ; le contrôle des aspects qualitatifs et quantitatifs du
travail d'une part et celui des objectifs de prix et de délai qui lui sont d'autre
part attachés. Tout produit intermédiaire est reconnu et définit une fonction
et pour élaborer ce produit intermédiaire chaque fonction se voit à son tour
structurée, divisée en niveaux qui prennent les décisions fondamentales concer-
nant le produit et niveaux dont le pouvoir de décider va en s'amenuisant, jus-
qu'au niveau final où il devient nul.
Le fonctionnement de l'entreprise suppose la division la répartition des
tâches suivant le découpage fonctionnel et la répartition des responsabilités,
c'est-à-dire du pouvoir et du devoir de décider, suivant l'étagement hiérar-
chique ; mais il suppose aussi que ces divisions se fondent dans l'ensemble. La
production est un acte synthétique, les produits intermédiaires s'abolissent
dans le produit final, les efforts confluent vers le même point.
donné : les informations sont partagées, les raisons explicitées, la décision est
le produit du groupe tout entier, non du seul chef de ce groupe. La même col-
lectivisation apparaît, non plus verticalement, à l'intérieur de la fonction, mais
horizontalement, au niveau de l'ensemble des fonctions. Chaque fonction éla-
bore son produit et le fournit à la fonction suivante : mais cette élaboration ne
se fait ni dans la solitude ni gratuitement, elle est élaboration pour quelqu'un
et, en raison de cela, devient à tel et tel moment élaboration avec ce quelqu'un.
Pour assurer la cohérence de leurs décisions et de leurs produits, les fonctions
se réunissent, examinent collectivement les problèmes et élaborent collective-
ment les solutions, parcourant en quelques instants la longue ligne des phases,
anticipant la phase ultime et découvrant, de ce point, ce qu'il convient de modi-
fier dans telle ou telle phase intermédiaire, obtenant sans aucune des procé-
dures complexes qui président au fonctionnement normal l'intervention de telle
fonction, de telle compétence, dominant donc la division du travail au lieu d'être
dominées par elle, la faisant fonctionner à leur profit au lieu de se voir agies par
elle.
L'élaboration des produits n'est pas absorbée, totalement et toujours, par la
procédure qui exprime le mieux la logique de la gestion hiérarchique : il est au
contraire nécessaire qu'elle emprunte, à certains moments et devant certains
problèmes, d'autres voies. Ce qui est vrai pour le contenu du travail l'est éga-
lement pour sa forme : l'organisation formelle ne préside pas à tous les actes,
ni ne règle tous les problèmes. Les gens suppléent aux défaillances, prévues ou
non, de l'organisation, ou inventent des solutions qu'ils substituent aux solutions
officielles.
Avec la collectivisation des décisions et l'autonomie dans l'organisation appa-
raissent deux notions qui non seulement sont nouvelles, mais qui sont surtout
en contradiction profonde avec les postulats sur lesquels la logique de la ges-
tion hiérarchique s'édifie la notion d'une collectivité constituée, délibérante
et agissante ; celle d'un travail qui domine la diversité de ses moments.
L'organe collectif, résolvant ses problèmes et s'organisant lui-même, est pro-
fondément différent de l'organe hiérarchisé - car dans le premier la collecti-
vité existe, elle n'est pas idée mais réalité, elle est cet organe au travail, qui
pose des questions, y répond, décide, exécute, tandis que dans le second la col-
lectivité est nécessairement une pure notion. Tel niveau de la hiérarchie peut
bien, à tel moment, s'affirmer comme « représentant » de la collectivité, il peut
penser la totalité, prendre les décisions qui lui paraissent les meilleures pour
la collectivité, mais il reste que la collectivité elle-même n'est jamais présente,
que ces décisions n'émanent pas d'elle, et que, en tant que sujet constitué elle
n'existe pas. En ce qui concerne les organes collectifs, il est vrai qu'ils ne per-
mettent pas à la collectivité totale de l'établissement de se constituer : il s'agit
seulement ici de petites collectivités, dont on ne peut pas même dire que les
membres soient les représentants de collectivités plus larges. Mais, ceci étant,
il reste que la constitution de collectivités de ce type et le mode de fonctionne-
ment qui les caractérise marquent une rupture profonde par rapport aux prin-
cipes sur lesquels le système de gestion hiérarchique est fondé. La gestion par
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 313
une hiérarchie n'a d'autre fondement, dans la société moderne, que le fait que
ce type de gestion est le seul qui rende possible l'exécution et le contrôle du tra-
vail : elle n'a de raison d'être que s'il est constamment vrai qu'une gestion par
la collectivité est impossible - constamment vrai donc, qu'élaboration et unifi-
cation des décisions exigent la hiérarchisation, et ceci non seulement à l'échelle
de la collectivité toute entière, mais aussi au niveau de n'importe quelle sous-
collectivité. L'existence d'organes collectifs capables de se déterminer en dehors
de toute structure hiérarchique est une contradiction à cette condition.
Les manifestations d'autonomie ont un sens analogue. La gestion par une
hiérarchie n'a de sens que si chaque homme est nécessairement attaché à une
portion du travail et ne peut à la fois exécuter sa part et assurer la cohérence
de l'ensemble. Or chaque fois qu'un homme sort du domaine étroit qui lui est
réservé, décide lui-même de la forme et du contenu de son travail, prend lui-
même les contacts et rassemble lui-même les informations nécessaires à cela,
il restitue au travail son unité, il prouve que l'organisation du travail et l'éla-
boration de décisions cohérentes ne passent pas nécessairement par la hiérar-
chisation des individus et prouve encore, non seulement que les niveaux infé-
rieurs peuvent accomplir l'unification actuellement confiée aux niveaux
supérieurs, mais que ces niveaux inférieurs ressentent le besoin d'une telle uni-
fication.
Le fonctionnement même de l'entreprise provoque l'apparition d'organes et
de manières de faire qui marquent une rupture par rapport aux formes offi-
cielles, et qui, en brisant le monolithisme du système hiérarchique, permettent
à des idées et à des comportements nouveaux d'apparaître.
L'entreprise, dans son fonctionnement quotidien, met les hommes dans des
situations où ils sont obligés de se décider collectivement et de se déterminer
eux-mêmes, rompant ainsi avec les structures officielles, échappant à la sépa-
ration et à l'irresponsabilité, et faisant l'expérience de la gestion collective et de
l'autonomie. Avec cette expérience apparaît un principe de fonctionnement en
rupture par rapport au système dans le cadre, et par le fonctionnement même
duquel il apparaît. Et maintenant que cette expérience est là, installée dans
l'entreprise, se répétant chaque jour, il se passe que des hommes et des idées qui,
à première vue, paraissaient n'entretenir aucun rapport ni avec l'objectif ni
avec la notion de gestion collective s'en rapprochent, découvrent leur vérité à
sa lumière et en retour la nourrissent de ce qui leur est propre.
En dehors de celles qui intéressent la science et la technologie employées
dans le processus de conception et de réalisation, il circule en permanence dans
toute entreprise deux catégories d'idées celles relatives au sort de l'homme
dans le travail, à ce qu'il veut et à ce qui doit lui être donné ; et d'autre part celles
relatives à la gestion, aux objectifs, aux structures et à la méthodologie de cette
gestion. Or ces idées, ayant pour objet les hommes et l'entreprise telle qu'elle
est aujourd'hui, ne peuvent éviter de rencontrer les phénomènes de collectivi-
sation et d'autonomie et doivent nécessairement, si elles sont pensées avec
rigueur, les relier aux structures officielles, montrer de quelle manière ils en sur-
gissent, dépasser les limites du système de gestion hiérarchique en le relativi-
sant et en le situant dans un cadre plus vaste. La psychosociologie de l'entre-
prise voit dans les phénomènes de collectivisation et d'autonomie la
manifestation d'un besoin fondamental de communication et de réalisation de
soi. Or si ce besoin est réellement fondamental, cela signifie qu'un système qui
prive les hommes du pouvoir de communiquer entre eux et qui les affecte à des
tâches à travers lesquelles ils ne peuvent se réaliser, parce qu'elles ne compor-
tent ni unité ni responsabilité - un tel système mutile les hommes, leur refuse
la satisfaction de leurs besoins les plus profonds et en fin de compte les opprime.
La psycho-sociologie de l'entreprise relativise la structure par rapport aux
besoins et débouche ainsi sur une critique de la structure l'entreprise n'est
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 315
pas pour elle la référence à laquelle toute idée doit être rapportée, elle n'est
pas le système de production par définition mais un système de production
parmi d'autres, dont la caractéristique est de refuser aux hommes la satisfac-
tion de besoins fondamentaux. La cybernétique de l'entreprise aboutit à une
relativisation analogue du système de gestion hiérarchique. L'analyse de la ges-
tion de l'entreprise (analyse qu'un nombre très important d'entreprises font
actuellement, en vue très souvent d'automatiser le ramassage et l'élaboration
par ordinateur des données nécessaires à la gestion) fait apparaître des fonc-
tions, des données de départ, des décisions, des circuits de transmission et des
feed-back de contrôle : elle s'effectue sans rencontrer une seule fois les notions
de hiérarchie, de pouvoir, de commandement, d'autorité. L'analyse de la ges-
tion découvre que la gestion est une affaire d'informations, non de pouvoir, elle
découvre que c'est l'information qui la fonde qui donne à la décision son carac-
tère d'ordre, non le niveau hiérarchique auquel la décision a été prise. Il n'est
pas nécessaire, pour que ces notions apparaissent, qu'elles soient explicitement
formulées, puisque le produit de l'analyse parle pour lui même : car ce produit
n'est rien d'autre que l'analyse achevée, c'est-à-dire la décomposition de la fonc-
tion de gestion en ses moments constitutifs, l'énumération des informations
dont elle part, la caractérisation des transformations qu'elle fait subir à ces
informations et l'énoncé de la méthodologie employée, la nomenclature des pro-
duits de ces transformations, et leurs destinations ultérieures. Le simple fait
d'effectuer une telle analyse aboutit déjà à une démystification de la gestion,
et en fait un moment du travail dont la structure est analogue aux autres - à
la conception, à la préparation, à l'exécution - , analysable et contrôlable comme
eux.
On ne peut penser l'entreprise, ni dans ses rapports interpersonnels, ni dans
sa gestion d'ensemble, sans rencontrer les notions de besoins humains et d'in-
formation d'une part et sans concevoir l'entreprise comme un système parti-
culier, dans lequel les besoins humains et les informations reçoivent un traite-
ment particulier. On ne peut penser l'entreprise sérieusement - et le propre de
l'entreprise moderne est de penser sérieusement tout ce qu'il lui importe de
penser - sans la relativiser, sans découvrir quelque chose de plus fondamental
qu'elle, dont elle n'est qu'une organisation particulière. Le mouvement même
d'une pensée rigoureuse et informée crée donc, dans l'entreprise, une catégorie
d'individus, rompus à la pensée de l'organisation et des besoins de l'entreprise
pour lesquels la structure hiérarchique n'est pas l'horizon de toute pensée pos-
sible, mais qui ont relativisé cette structure et l'ont située et critiquée dans le
contexte soit d'une théorie des besoins, soit d'une théorie de l'information.
Il est vrai que ces hommes vivent dans l'entreprise, appartiennent à sa hié-
rarchie et sont solidaires d'elle, subissent les pressions et développent les atti-
tudes de conformisme ou d'ambition qui sont celles de la hiérarchie en général.
De ce fait leur pensée balance constamment entre le développement et la régres-
sion, entre la fidélité à l'intuition fondamentale et sa trahison. La théorie des
besoins retombe vers une pratique de la manipulation ; puisqu'il ne peut etre
question d'agir sur la communication des ordres, et puisque la communication
316 SOCIALISME OU BARBARIE
Mais cette déviation des théories par rapport à leur sens initial n'est elle
aussi que momentanée : la hiérarchie ne peut ni éviter de penser ni penser jus-
qu'au bout, et elle ne peut ni refuser d'affronter les problèmes ni les résoudre ;
elle est condamnée à un réformisme permanent et dans la mesure où tout réfor-
misme est un mélange de lucidité et de trahison, elle est condamnée à oublier
sans cesse ce qu'elle vient de découvrir, à utiliser la vérité pour fuir la vérité, à
rencontrer toujours ce qu'elle désire éviter. Car non seulement elle a affaire à
une réalité qui ne se laisse pas ignorer - à des besoins qui s'expriment, à une
complexité qui existe et qu'il faut affronter - , mais encore elle est elle-même par-
tie de cette réalité : elle n'est pas seulement la catégorie qui gère et dirige, cha-
cun de ses niveaux est soumis à la gestion du niveau supérieur, elle est dans sa
totalité à la fois le sujet de la gestion et une partie de l'objet de cette gestion.
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 317
Les rapports de l'exécutant au cadre sont ceux du cadre à son propre supérieur,
tout cadre est en même temps l'exécutant du niveau supérieur. La même dépen-
dance se retrouve ici et là et les mêmes réactions : la frustration devant la limi-
tation à laquelle chacun est soumis, le découragement devant une structure
qui paraît vouée a l'opacité, à la fuite sans fin des questions et des responsabi-
lités et dont les décisions, lorsque enfin elles sont prises, présentent un aspect
d'à-peu-près humiliant. Et à l'intérieur aussi bien qu'à l'extérieur de la hiérar-
chie les hommes font l'expérience de la collectivisation des décisions et de l'au-
tonomie, si bien que ce n'est pas seulement sur le plan de la critique du système
que l'expérience de la hiérarchie rejoint celle des exécutants. Ainsi, à la fois
parce que les faits sont là et continuent d'être là, et parce qu'elle appartient
tout autant à la catégorie des dominés qu'à celle des dirigeants, la hiérarchie
revient constamment - pour la quitter de nouveau - à une pensée qui interprète
les faits et exprime une expérience de gestion collective à laquelle elle participe,
à une pensée qui pour cette raison, malgré les trahisons et les déformations, ne
cesse de se développer.
La permanence de cette pensée est importante pour deux raisons : parce
qu'elle atteste l'existence, parmi la hiérarchie, d'une catégorie d'hommes qui
tout en participant à la gestion hiérarchique est néanmoins entièrement dis-
ponible pour une tentative de gestion collective ; mais aussi, en second lieu,
parce qu'une gestion par la collectivité n'a pas de sens si les idées dont nous
venons de parler ne font pas partie intégrante de la théorie qui fonde et inspire
une telle gestion. Parler de gestion collective n'a pas de sens si cette gestion ne
doit pas s'incarner en institutions, procédures, méthodes : la hiérarchie peut se
permettre un certain degré d'inorganisation car sa structure a pour effet de
simplifier un grand nombre de problèmes, ne serait-ce que parce qu'elle fait
intervenir créativement un nombre limité d'hommes ; la gestion collective, parce
qu'elle n'est pas autre chose que la décision par tout le monde, sera organisée
ou ne sera rien du tout, elle sera transparente à elle-même, définie dans ses
conditions, ses produits, ses phases, ou bien elle sera opaque, elle ne dominera
pas sa propre complexité et dans ce cas redeviendra la gestion d'une catégorie,
et non de la collectivité entière. Et d'autre part parler de gestion collective sans
comprendre que la modification dans la gestion des activités doit être accom-
pagnée de la modification du mode d'exécution de ces activités, c'est impliquer
que la forme seule du travail changera, mais non son contenu : or ce contenu
doit lui aussi être modifié si les problèmes qui résultent du mode actuel de
découpage des activités en fonctions indépendantes et niveaux de compétence
doivent être réglés autrement qu'en créant des catégories capables, en vertu
de leurs compétences, de dominer le découpage, ce qui n'est rien d'autre que la
solution hiérarchique.
**
[L'article qui suit est une tentative de replacer le Free Speech Movement
(F.S.M.) dans son contexte politique et social. L'auteur en est Jack Weinberg,
ancien assistant de mathématiques à l'Université de Californie, actuellement
président de la section locale du C.O.R.E. (Congrès pour l'égalité raciale - l'une
des organisations les plus radicales dans la lutte contre la ségrégation) et
membre du comité directeur du F.S.M. C'est son arrestation qui fut à l'origine
des incidents survenus à Berkeley en 1964 : voir S. ou B. n° 39, pp. 67-78 (note
du traducteur).]
diants pour les droits civiques de continuer à avoir une base d'opération à l'in-
térieur du campus, ont une compréhension très partielle du F . S . M . Dans cet
article, nous envisagerons le mouvement étudiant pour les droits et sa relation
avec le F . S . M . , ainsi que les implications des deux mouvements pour la société
américaine.
tion immédiate pour exiger l'annulation des règlements. Le mouvement pour les
droits civiques étant à l'origine des pressions exercées sur l'université, pres-
sions qui amenèrent la suppression de la liberté d'expression politique, et
comme leurs intérêts étaient les plus menacés, les militants pour les droits pri-
rent la tête des protestations. Aussi beaucoup de gens en conclurent que le
F.S.M. n'était qu'une extension du mouvement pour les droits civiques.
tout d'un coup la question est soulevée, tout le monde s'y reconnaît, tout le
monde s'y accroche.
Un sentiment de solidarité prend vie chez les étudiants comme chez les tra-
vailleurs.
Les étudiants, de Berkeley se sont unis. Deux thèmes centraux se sont déga-
gés depuis le début du mouvement la condamnation du rôle de l'université
comme « usine de savoir » et la revendication que la voix des étudiants soit
entendue. Si ces thèmes ont été si bien acceptés, c'est que les étudiants avaient
le sentiment que l'université les avait plongés dans l'anonymat, qu'ils n'étaient
pas responsables de leurs études et de leur avenir et que l'université ne donnait
aucune réponse à leurs besoins personnels. Ces étudiants protestent contre le
manque de contact humain, l'absence de dialogue qui règne à l'université. Beau-
coup pensent que la plupart de leurs cours sont inutiles, que la plupart de leurs
tâches ne sont qu'une série de travaux ennuyeux avec peu ou pas de valeur
éducative. Bien souvent, dans sa carrière étudiante, l'étudiant se demande à
quoi ça sert tout çà ! Dans un éclair de lucidité, il entrevoit tout le processus édu-
catif comme de vastes fourches caudines de l'intelligence. Les études de licence
lui apparaissent comme une course d'endurance rituelle, une série d'épreuves,
qui lui permettent, s'il y réussit, d'entrer dans le troisième cycle (Graduate
School). Et à ceux qui ont passé toutes les épreuves du rite avec succès, on met
sur la tête une couronne de laurier avec le titre de Docteur (Ph. D. ). Et pour ceux
qui n'aboutissent pas jusqu'au doctorat, plus on va loin, meilleur sera ensuite
le poste occupé. L'éducation apparaît ainsi comme une espèce de sélection bota-
nique régie par la loi de l'offre et de la demande. Plus on est complice du jeu plus
on est récompensé.
Bien sûr, il y a d'excellents cours à Berkeley. Bien qu'il soit presque impos-
sible d'y acquérir une culture générale, l'étudiant peu y acquérir dans un
domaine limité de quoi faire une bonne carrière académique. Et surtout, des
études à Berkeley sont un signe que l'étudiant sera assez malléable pour s'adap-
ter à une place dans l'industrie.
Vu de l'université, le F. S. M. est une révolution. La revendication essentielle
des étudiants est une demande d'être entendus, d'être pris en compte quand des
décisions sont prises concernant leur vie à l'université. Quand on regarde l'his-
toire du F. S. M., on s'aperçoit que chaque vague du mouvement correspond à
une décision de l'administration qui négligeait de considérer les étudiants
comme des êtres humains, qui manifestait ouvertement que la masse étudiante
était un objet à manipuler. Il semble malheureusement que dans les rares
moments où ils ne sont pas considérés comme des choses, les étudiants soient
traités en enfants.
diants sont si actifs dans le mouvement pour les droits civiques, c'est qu'ils ont
trouvé là un front sur le quel ils peuvent s'attaquer aux problèmes sociaux
essentiels. C'est à cette lumière qu'il faut considérer le F.S.M.
L'Université de Californie est un microcosme où tous les problèmes de notre
société se reflètent. Les pressions pour abolir la liberté d'expression à l'inté-
rieur de l'université vinrent de l'extérieur : la plupart des défauts de l'univer-
sité reflètent le mal profond de la société américaine.
C'est ainsi que l'allocation de fonds aux divers départements est propor-
tionnelle au degré d'intérêt que l'industrie accorde à ces divers départements.
L'un des maux les plus grands de cette nation est le refus absolu par presque
tous ses membres de critiquer le pouvoir établi. Au moment où les ressources
de notre société sont utilisées dans un effort total pour gagner la guerre froide,
où toutes nos institutions deviennent des annexes du complexe militaro-indus-
triel, où les dirigeants de l'industrie contrôlent de plus en plus la vie des Amé-
ricains, il ne faut pas s'attendre à ce que l'université reste pure. Celle-ci, en
théorie un centre de critique et d'analyse, refuse d'examiner cette situation. A
travers toute la société, l'individu a perdu de plus en plus le contrôle de son
environnement. Quand il vote, il a à choisir entre deux candidats qui sont d'ac-
cord sur toutes les questions essentielles. Dans son travail, il est devenu un
rouage dans une machine, une partie d'un plan pour l'élaboration duquel il n'a
pas été consulté et sur lequel il ne peut exercer aucune influence. Il lui est de
plus en plus difficile de trouver un sens dans son travail ou dans sa vie. Il
devient cynique. La bureaucratisation de l'université n'est qu'un reflet de la
bureaucratisation de la vie américaine.
N'étant pas considérés comme adultes, les, étudiants sont plus ou moins en
dehors de la société, et en nombre croissant, ils ne désirent pas y entrer. A par-
tir de leur position sociale périphérique, ils sont en mesure de maintenir des
valeurs humaines, valeurs dont ils savent qu'elles seront détruites quand ils
entreront dans le monde pratique, le monde de la compromission, le monde
« adulte ».
C'est donc leur statut marginal qui a permis aux étudiants de devenir actifs
dans le mouvement pour les droits et de créer le F. S. M. Dans leur idéalisme,
les étudiants sont confrontés avec un monde qui est un échec total, un monde
que les générations précédentes ont fermé à des perspectives humaines. Ils
commencent par être libéraux, parlent de la société, la critiquent, vont à des
conférences, donnent de l'argent. Et puis, année après année, ils découvrent
qu'ils ne peuvent s'arrêter là. Même s'ils ne savent pas comment sauver le
monde, ils décident de se faire entendre. Ils deviennent activistes. C'est ainsi
qu'apparaît une nouvelle génération, une génération de révolutionnaires.
Annexes
TABLE DES MATIERES DE SOCIALISME OU BARBARIE *
N° 1 (mars-avril 1949)
Présentation
Socialisme ou Barbarie
Marc Foucault : 1948
Alex Carrier : Le Cartel des Syndicats Autonomes
Documents :
Ph. Guillaume : L'ouvrier américain p a r Paul Romano
Paul Romano : L'ouvrier américain
Lettre ouverte aux militants du P.C.I. et de la « IVe Internationale »
Notes : Rectification - P. Chaulieu : Les bouches inutiles
N° 2 (mai-juin 1949)
Pierre Chaulieu : Les rapports de production en Russie
J e a n Léger : Babeuf et la naissance du communisme ouvrier
Documents :
Paul Romano : L'ouvrier américain (suite)
La vie de notre groupe
Le parti révolutionnaire (résolution)
Résolution s t a t u t a i r e
Notes
La situation internationale - Roger Bertin : Défaitisme révolutionnaire et défaitisme sta-
linien - J e a n Seurel : Le procès Kravchenko
Les livres :
Marc Foucault : La fortune américaine et son destin de J e a n Piel
Correspondance
N° 3 (juillet-août 1949)
Philippe Guillaume : La guerre et notre époque
Pierre Chaulieu : La consolidation temporaire d u capitalisme mondial
Documents :
Paul Romano : L'ouvrier américain (suite)
V. W. : Stakhanovisme et mouchardage d a n s les usines tchécoslovaques
La vie du groupe
Notes :
La situation internationale - Trois grèves - La grèves des mines d ' a m i a n t e du C a n a d a
français
Les livres :
Renée S a u g u e t : La vie ouvrière sous le Second Empire de Georges Duveau
* Pour certaines rubriques très fournies ou contenant des notules, nous donnons seule-
m e n t l'intitulé de la rubrique.
ANNEXES 327
N° 4 (octobre-novembrel949)
Peregrinus : Les kolkhoz p e n d a n t la g u e r r e
P. Chaulieu : L'exploitation de la paysannerie sous le capitalisme b u r e a u c r a t i q u e
Documents :
Paul Romano : L'ouvrier américain (suite)
La vie de notre groupe
La deuxième reunion de lecteurs de «Socialisme ou Barbarie» - P l a n de travail et éla-
boration du p r o g r a m m e
Notes :
La situation i n t e r n a t i o n a l e : - Vue d'ensemble s u r les é v é n e m e n t s - Les répercussions
de l'explosion a t o m i q u e r u s s e - Dévaluation e t vassalisation - Les l u t t e s revendica-
tives
C. Montai : Le trotskisme au service du titisme
Correspondance
N° 8 (janvier-février 1951)
Raymond Bourt : Voyage en Yougoslavie
Hugo Bell : Le Stalinisme en Allemagne Orientale (fin)
R. Stone: La reconstruction de la société (fin)
Notes :
La situation internationale - J. Dupont : Les organisations « ouvrières » et la guerre de
Corée - P. C. : Nationalisation et productivité
N° 9 (avril-mai 1952)
La guerre et la perspective révolutionnaire
A Véga : L a lutte des classes en E s p a g n e
328 SOCIALISME OU BARBARIE
N° 10 (juillet-août 1952)
Pierre Chaulieu, : S u r le p r o g r a m m e socialiste
Discussion s u r le problème du parti révolutionnaire :
Pierre Chaulieu : La direction prolétarienne
Claude Montai : Le prolétariat et le problème de la direction révolutionnaire
Notes :
Claude Montai : La situation sociale en F r a n c e - G. Pétro: Trotskisme et Stalinisme -
André Garros : Les Auberges de la J e u n e s s e
N° 11 (novembre-décembre 1952)
L'expérience prolétarienne
René Neuvil : Le p a t r o n a t français et la productivité
A. Véga : La crise du bordiguisme italien
Documents:
G. Vivier, : La vie e n usine
Notes :
L a situation internationale
Les livres : G.P. : Trois qui ont fait une révolution de B. Wolfe
N° 12 (août-septembre 1953)
Pierre Chaulieu : S u r la dynamique du capitalisme
G. Pétro : La « gauche » américaine
Documents :
G. Vivier : La vie en usine
Notes :
La situation internationale - Les livres : Hugo Bell : I. Deutscher, Les syndicats sovié-
tiques - Pierre Chaulieu : Sartre, le stalinisme et les ouvriers - Documents politiques :
Les thèses d u P.C.I. d'Italie
N° 13 (janvier-mars1954)
1953 et les luttes ouvrières
A. Véga : Signification de la révolte de j u i n 1953 en Allemagne orientale
Hugo Bell : Le prolétariat d'Allemagne orientale après la révolte de j u i n 1953
Robert D u s s a r t : Les grèves d'août 1953
Chronologie des grèves
Daniel Faber : La grève des postiers
G. Pétro : L a grève des cheminots
Daniel Mothé : La grève chez R e n a u l t
J. Simon. : L a grève dans les Assurances
D Mothé : La bureaucratie syndicale et les ouvriers
Pierre Chaulieu : S u r la d y n a m i q u e d u capitalisme (II)
Notes : Un j o u r n a l ouvrier aux E t a t s - U n i s
ANNEXES 329
N° 14 (avril-juin 1954)
Pierre Chaulieu : Situation de l'impérialisme et perspectives du prolétariat
D Mothé : Le problème de l'unité syndicale
Discussions
Anton Pannekoek Lettre à Chaulieu
P. Chaulieu Réponse au c a m a r a d e Pannekoek
Documents
G. Vivier : La vie en usine
Notes
Hugo Bell Wilhelm Piek, ou la carrière d'un grand b u r e a u c r a t e - D. Faber : La grève
des postiers des bureaux-gares - R. M. : Intellectuels et ouvriers : Un article de Corres-
pondence
N° 17 (juillet-septembre 1955)
Pierre Chaulieu : Sur le contenu du socialisme
D. Mothé Le problème d'un journal ouvrier
Documents :
G. Vivier : La vie en usine
Discussions :
Henri F é r a u d : L'unité syndicale
Notes :
Claude Montai La nouvelle diplomatie russe - Les livres F. Laborde Le mouvement
ouvrier en Amérique Latine de V. Alba - La réunion des lecteurs de Socialisme ou Bar-
barie - Lettre d'un c a m a r a d e
La presse ouvrière (extraits de Correspondence et Tribune Ouvrière)
N° 18 (janvier-mars 1956)
Les luttes ouvrières en 1955
J. Simon Les grèves de l'été 1955
D. Mothé : Inaction chez Renault
Georges Dupont : L'accord Chausson
René Neuvil U n e grève dans la banlieue parisienne
Les grèves sauvages de l'industrie automobile américaine
Les grèves des dockers anglais
Pierre Chaulieu Les ouvriers face à la bureaucratie
F. Laborde La situation en Afrique du Nord
Discussions
Théo Maassen : Encore sur la question du parti
330 SOCIALISME OU BARBARIE
Notes:
Pierre Chaulieu : Les élections françaises - Claude Montai : Le poujadisme - René Neu-
vil : La situation internationale - Les livres : Claude Montai : Juin 1936 de Danos et Gibe-
lin - La réunion des lecteurs de Socialisme ou Barbarie - La presse ouvrière : Extraits de
Tribune Ouvrière
N° 19 (juillet-septembre 1956)
Claude Lefort Le totalitarisme s a n s Staline - L'U.R.S.S. dans u n e nouvelle phase
J o u r n a l d'un ouvrier : Mai 1956 chez Renault
Pierre Chaulieu : Les grèves de l'automation en Angleterre
Poznan
Le monde en question :
De janvier à j u i n - L'échange des rôles ou la politique d u gouvernement en Algérie - Le
choc psychologique - Le P.C. et l'Algérie - Khrouchtchev et la décomposition de l'idéo-
logie b u r e a u c r a t i q u e - Un parti de vieux b u r e a u c r a t e s - La déstalinisation d a n s les
démocraties populaires - La déstakhanovisation en Pologne - Le P.C.F. après le XXe
Congrès - Rideau sur la métaphysique des procès
par M. Blin, H. Bell, P. Chaulieu, A. Garros, Ph. Guillaume, Cl. Montai, A. Véga
N° 21 (mars-mai 1957)
Bilan, perspectives, tâches
Claude Lefort : Retour de Pologne
Pierre Chaulieu : La voie polonaise de la bureaucratisation
Documents polonais
Documents, récits et textes sur la révolution hongroise
Pannonicus : Les Conseils ouvriers de la révolution hongroise
J e a n Amair : Le restalinisation de la Hongrie
Hugo Bell Une grève de seize semaines au Schleswig-Holstein
Deux grèves sauvages en Allemagne
D. Mothé : Les ouvriers français et les Nord-Africains
Le monde en question
L' « Opposition communiste » en France - Nouvelle phase d a n s la question algérienne
- Chez les postiers, u n e grève « catégorielle » - E n E s p a g n e : De la résistance passive à
la résistance active - La révolte de Stockholm - E n Italie, la gauche ouvrière révolu-
tionnaire s'organise
p a r Y. Bourdet, S. Diesbach, G. Genette, Ph. Guillaume, F. Laborde, R. Maille
N° 22 (juillet/septembre 1957)
Pierre Chaulieu : Sur le contenu du socialisme
D. Mothé L'usine et la gestion ouvrière
R. Maille : Les nouvelles réformes de Khrouchtchev
D. Mothé : Agitation chez Renault
Le monde en question
La situation française - Les comptes du « g é r a n t loyal » - Les grèves d'avril-mai - La
contre-révolution en Hongrie - Six mois de kadarisation - La situation en Pologne - Le
réveil des intellectuels et des étudiants en U.R.S.S. - Grèves en Grande-Bretagne
p a r R. Berthier, P. Chaulieu, F. Laborde, Cl. Lefort, M. Leroy, S. Tensor
N° 23 (janvier-février 1958)
Comment lutter?
R. Berthier : Juillet 1957 - Grève des Banques
D. Mothé : Les grèves chez Renault
Échos des mouvements de grève
D. Mothé : Comment on a t u é le mouvement de N a n t e s et Saint- Nazaire
R. Berthier : U n e grève de province
Ph. Guillaume Flash sur la grève des postiers, ou « Vive l'inorganisation »
Pierre Chaulieu : Sur le contenu du socialisme
Claude Lefort : La méthode des intellectuels dits « progressistes » échantillons
Ph. Guillaume Devant le satellite artificiel russe
Documents :
Gabor Kocsis Sur les Conseils Ouvriers
« Syndicats et Conseil ouvriers » (extrait de Nemzetôr)
Le monde en question :
La situation en Hongrie - Sur L'homme ne vit pas seulement du pain de Doudintzev -
L'Algérie en 1957 de Germaine Tillon - La révolution qui vient d"Yvan Craipeau - Exclu-
sions au syndicat national des instituteurs - Révoltes - L'homme de m a s s e ou L'A.B.C.
du « militant » du parti
par R. Berthier, M. Brune, P. Canjuers, A. Garros, M. G a u t r a t , C. Leroy
N° 24 (mai-juin 1958)
Prolétariat français et nationalisme algérien
F. Laborde : Mise à nu des contradictions algériennes
P. B r u n e La lutte des classes en Chine bureaucratique
Le monde en question :
Le rôle des délégués du personnel - Pologne : kadarisation froide - Les grèves en Espagne
- Notes s u r l'Angleterre - Les leçons d'Henri Lafïèvre, militant ouvrier - La Nouvelle
Vague - Le travail... d a n s la chlorophylle - U n e belle conscience socialiste : Eugène Tho-
mas, ministre socialiste des P.T.T. - Rectification au flash sur la grève des postiers de Lille
- Un meeting de gauche consacré à l'Algérie - Au S.N.I. : réintégration des exclus
Les livres : La nouvelle classe dirigeante de Milovan Djilas - Histoire du premier mai de
Maurice Dommanget
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1
332 SOCIALISME OU BARBARIE
N° 25 (juillet-août 1958)
LA CRISE FRANÇAISE E T LE GAULLISME
S. Chatel et P. C a n j u e r s : La crise de la république bourgeoise
F. Laborde : La guerre « contre-révolutionnaire », la société coloniale et de Gaulle
Cl. Lefort : Le pouvoir de de Gaulle
P. Chaulieu Perspectives de la crise française
Témoignages :
D. Mothé : Ce que l'on nous a dit - M. L. Chez Mors - R. Berthier : Quinze jours d'agi-
tation, vus p a r les employés d'une g r a n d e entreprise - Un i n s t i t u t e u r : Les enseignants
et la défense de la république - S. Chatel : Les étudiants de la Sorbonne et la crise - B. :
Les réactions ouvrières au Mans - La g r a n d e manifestation du 28 mai 1958 (extrait de
Tribune Ouvrière) - A. G., S., ouvrier tailleur : A la manifestation de 28 mai
Documents
Tracts publiés p a r : le groupe Pouvoir Ouvrier - Tribune Ouvrière - Le Comité d'Action
Révolutionnaire - les é t u d i a n t s de Socialisme ou Barbarie - un groupe d'employés
N° 26 (novembre-décembre 1958)
Bilan
G. Lukacs R e m a r q u e s critiques s u r la critique de la révolution russe de Rosa Luxem-
bourg
LA CRISE FRANÇAISE
P. C a n j u e r s Naissance de la Ve République
R Maille : Objectifs et contradictions du Parti Communiste Français
D. Mothé Chez Renault, après le r é f é r e n d u m
S. Chatel De Gaulle et l'Afrique noire
André Garros : L'« Union de la Gauche Socialiste »
S. Tensor : Les grèves de mai, juin et juillet en Angleterre
Discussions :
Claude Lefort : Organisation et parti
L. S. Où en est l'opposition communiste?
Le monde en question
Entretien avec un ouvrier yougoslave - E n Angleterre, les shop stewards donnent du fil
à retordre aux bonzes syndicaux - Echo du Mans - C. P. : Mots d'enfants - Une nouvelle
organisation ouvrière en Angleterre
Les livres : Les idées politiques et sociales d'Auguste Blanqui de Maurice Dommanget
par R.B., S. Chatel, Ph. Guillaume, C.P.
N° 27 (avril-mai 1959)
La rationalisation se fait s u r le dos des ouvriers
P. C a n j u e r s : Sociologie-fiction pour gauche-fiction (à propos de Serge Mallet)
J. Delvaux : Les classes sociales et. M. Touraine
Paul C a r d a n : Prolétariat et organisation
ANNEXES 333
N° 28 (juillet-août 1959)
Ph. Guillaume : Avec ou s a n s de Gaulle
Un Algérien raconte sa vie
Paul C a r d a n : Prolétariat et organisation (suite et fin)
Documents
Démissions de l'U.G.S.
Notes
M. V. : La laïcité de l'école publique - Comment Mallet j u g e Mothé
Les livres : Pierre B r u n e : La classe ouvrière d'Allemagne orientale de Benno Sarel
Extraits de Pouvoir Ouvrier
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334 SOCIALISME OU BARBARIE
N° 32 (avril-juin 1961)
L E S GRÈVES B E L G E S
Paul C a r d a n : La signification des grèves belges
Témoignages et reportages sur le déroulement des grèves
La grève vue p a r ceux qui l'ont faite - M a r t i n Grainger : La grève vue p a r u n militant
anglais - La grève vue p a r des militants français
D. Mothé : Les leçons des grèves belges
S. Chatel : La loi unique et les « réformes de s t r u c t u r e »
Jean-François Lyotard : En Algérie, une vague nouvelle
Ph. Guillaume : Dix semaines en usine (fin)
Paul C a r d a n : Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne (suite)
Notes : Nouvelles de l'Angleterre
N° 34 (mars-mai 1963)
Jean-François Lyotard : L'Algérie évacuée
Claude Martin : La jeunesse étudiante
Témoignages étudiants :
Richard Dechamp : La vie de l'étudiant - Dionys Gautier : La situation d'étudiant - Alain
Gérard et Marc Noiraud : L'éducation sexuelle en U.R.S.S.
Le monde en question:
Les actualités : La simplification de la vie politique en France - Fissures d a n s le bloc
occidental - La crise cubaine - Le conflit sino-soviétique - Accélération et contradic-
tions d u dégel en U.R.S.S. - La situation des pays sous-développés après la liquidation
du colonialisme
ANNEXES 335
Les films : Le Procès - Le Petit Soldat - Un Coeur Gros Comme Ça - Ciel Pur
Les livres : La Raison d'Etat de P.Vidal-Naquet
p a r P. Canjuers, S. Chatel, J e a n Delvaux, J u l i e t t e Feuillet, J.-F. Lyotard, Claude M a r t i n
N° 35 (janvier-mars 1964)
Recommencer la révolution
Paul C a r d a n Le rôle de l'idéologie bolchévique d a n s la naissance de la bureaucratie
(Introduction à l'Opposition ouvrière d'Alexandra Kollontaï)
Note sur l'auteur du texte
Alexandra Kollontaï : L'opposition ouvrière
Les livres : Daniel Guérin : Le Front Populaire - Raymond Bourde : L'extricable - Chris-
tiane Rochefort : Les stances à Sophie - Yvon Bourdet : Communisme et marxisme, p a r
Serge Mareuil, Alain Gérard, Paul C a r d a n
Lettre d'Algérie
N° 36 (avril-juin 1964)
Paul C a r d a n Marxisme et théorie révolutionnaire
Serge Mareuil : Les j e u n e s et le yé-yé
B. Sarel : Impressions du Brésil
Marvin Garson Viva Stalino e liberta
Documents :
Alan H a r r i n g t o n : La vie d a n s le Palais de cristal
Serge Bricianer : A propos de l'Opposition Ouvrière
Chronique du m o u v e m e n t ouvrier : La C.G.T. se démocratise
Vers une nouvelle « décolonisation »?
Les livres : H e r b e r t Marcuse, Eros et Civilisation - L'édition de Marx d a n s la Pléiade -
J.-B. Gerbe : Christianisme et révolution, par Hélène Gérard, Yvon Bourdet, Maximi-
lienne Jacques
Correspondance
N° 37 (juillet-septembre 1964)
S. Chatel : Hiérarchie et gestion collective
Paul C a r d a n : Marxisme et théorie révolutionnaire (suite)
Discusions
Joseph Gabel : M. Garaudy, Kafka et le problème de l'aliénation (à propos de l'essai : D'un
réalisme sans rivages)
Chronique d u mouvement ouvrier :
La C.G.T. se démocratise... (suite)
Chronique du mouvement é t u d i a n t :
Le Congrès de Toulouse de l'U.N.E.F.
Le monde en question
Les Actualités - La grève des médecins en Belgique - Le coup d'État brésilien - Le dif-
férend sino-soviétique
Les films : Le journal d'une femme de chambre - Le silence
Les livres : Les archives de J.-H. Droz
par A. Garros, Paul Tikal, Benno Sarel, P. Canjuers, Louise Mai, Yvon Bourdet
336 SOCIALISME OU BARBARIE
N° 38 (octobre-décembre 1964)
S. Chatel : Hiérarchie et gestion collective
Paul C a r d a n : Marxisme et théorie révolutionnaire (suite)
Marvin Garson : La foire de New-York
Le monde en question :
La chute de Khrouchtchev - Les élections américaines et le problème noir - Les n u s et
les morts (après les élections anglaises) - Hongrie 56 - Riches et pauvres en Amérique
- L'Algérie, est-elle socialiste ? (G. Chaliand) - Une patate, deux patates - Les jeux olym-
piques... ou le ridicule qui ne tue pas encore - Voyage en Algérie - La vie à l'envers -
Lénine et la Seconde Internationale
par Yvon Bourdet, Serge Bricianer, P. C a n j u e r s , Paul C a r d a n , Alain Gérard, Hélène
Gérard, Claude Martin, Benno Sarel, Paul Tikal
N° 39 (mars-avril 1965)
E d g a r Morin : L'homme révolutionné et l'homme révolutionnaire
Paul C a r d a n : Marxisme et théorie révolutionnaire (suite)
Documents
La rébellion des étudiants. (La bataille de l'Université de Berkeley) — La mentalité de
Clark Kerr
Le monde en question:
Le khrouchtchevisme sans Khrouchtchev - Du bon usage des S a r t r e s - Deux bals, deux
m a n i è r e s - Des médecins et des grèves - « Apprenez le geste qui sauve... » ou l'huma-
nisme occidental en q u a t r e leçons - La grève de la General Motors annonce-t-elle de
nouvelles luttes sociales ? - Surpopulation absolue et relative - Réflexions sur la Pre-
mière Internationale
N° 40 (juin-août 1965)
D. Mothé : De Monsieur First à Monsieur Next. Les G r a n d s Chefs des relations sociales
Georges Lapassade Bureaucratie dominante et esclavage politique
Paul C a r d a n Marxisme et théorie révolutionnaire (fin)
Documents
Jack Weinberg Le mouvement pour la liberté d'expression et les droits civiques aux
É t a t s Unis
Le monde en question
La guerre du Vietnam - Les « teach-ins » - La France s a n s histoire - Zorba le grec - La
foule solitaire de D.Riesman
par P. Canjuers, S. Chatel, A. et H. Gérard, P. Tikal
ANNEXES 337
Né en 1915, juif et roumain, Benno Sternberg émigré en France en 1936. Il est déjà,
avant la guerre, marxiste et anti-stalinien ; il prend des contacts avec les minori-
tés d'extrême gauche et se lie avec les trotskistes ; sous l'occupation il vit clandes-
tinement en France. Il séjourne ensuite en Allemagne, comme militant et comme
journaliste, tant à l'Ouest qu'à l'Est. Ayant vécu et étudié le passage de l'Allemagne
sous la coupe soviétique, il analyse les luttes difficiles des anciens communistes qui
ont survécu au nazisme et qui sont lourdement opprimés par le nouveau régime
dirigé par des bureaucrates communistes réfugiés à Moscou pendant la guerre. De
retour en France, il adhère à S. ou B. en 1950, et publie une série d'articles sur les
bureaucraties de l'Est. Certains seront repris dans son livre, publié sous le nom de
Benno Sarel : La classe ouvrière d'Allemagne orientale, Paris, Editions Ouvrières,
1958.
Devenu sociologue, ses préoccupations le dirigent vers l'étude des problèmes agraires
et des liens possibles entre la paysannerie du Tiers-Monde et un mouvement révo-
lutionnaire. Il accomplira pendant plusieurs années, jusqu'à sa mort en 1971, des
missions d'étude pour le C.N.R.S. en Tunisie, en Egypte, au Brésil et en Iran.
Pierre Souyri est né à Rodez en 1925. Il entre très jeune dans la Résistance, comme
F.T.P., et participe en 1944 à l'attaque et à la libération des mines de Carmaux. Il
quitte le Parti Communiste en 1944, fait un passage chez les trotskistes du P.C.I.,
338 SOCIALISME OU BARBARIE
puis au R.D.R. Il fait des études supérieures à Toulouse et devient professeur d'His-
toire, nommé d'abord en Algérie, où il fait la connaissance de Lyotard. Rentré en
France, il adhère à S. ou B. en 1954 en même temps que celui-ci. Ses articles dans
la revue portent sur la Chine. Lors de la scission de 1963, il quitte S. ou B., et milite
à Pouvoir Ouvrier jusqu'en 1967. Il meurt en 1979. Plusieurs articles publiés dans
le mensuel Pouvoir ouvrier en 1965-67 ont été repris dans un supplément ronéoté
de ce journal, sous le titre : Impérialisme et bureaucratie face aux révolutions dans
le Tiers monde ( 1968). Il est aussi l'auteur de : Le marxisme après Marx (Paris,
Flammarion, 1970) et de : Révolution et contre-révolution en Chine, Paris, Chris-
tian Bourgois, 1982 (écrit entre 1958 et 1962, publié après sa mort avec une préface
de J.-F. Lyotard).
Claude Lefort est né à Paris en 1924. Il a dès 1946, avec Castoriadis, contribué à la
création, au sein du parti trotskiste français, de la tendance « Chaulieu-Montal » qui
mènera à la naissance de Socialisme ou Barbarie. La plupart de ses textes publiés
dans S. ou B. ont été repris, avec d'autres plus récents, dans Eléments d'une cri-
tique de la bureaucratie (1971) et L'invention démocratique (1981). Elève et ami du
philosophe Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), dont il a édité et commenté une
partie de l'œuvre inédite, c'est par l'intermédiaire de celui-ci qu'il collabore à la
revue Les Temps Modernes de 1945 à 1954. Il s'en sépare après une violente polé-
mique avec Sartre sur la question du stalinisme et de la politique du P.C.F. Il a éga-
lement participé aux revues Textures (1972-1975), Libre (1975-1979), Passé-Présent
(1982-1985). Agrégé de philosophie (1949), il a enseigné la sociologie dans divers éta-
blissements universitaires, en particulier à Caen - prenant part au mouvement de
mai 1968 dans cette ville -, avant de devenir directeur d'études à l'Ecole des Hautes
Etudes en Sciences Sociales (E.H.E.S.S.) (1976-1990). Il s'est intéressé à la philo-
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340 SOCIALISME OU BARBARIE
Paul Romano
Alberto Maso est né en 1918 à Barcelone. À 16 ans, il prend part avec les groupes
d'action du Bloc ouvrier et paysan (B.O.C.), un petit parti marxiste catalan, aux
combats urbains qui appuient la grève générale des Asturies. Avec le B.O.C., il par-
ticipe à la formation du P.O.U.M., au sein duquel il s'oppose à l'influence des trots-
kistes. En juillet 1936 il prend part, à Barcelone, à la riposte ouvrière au soulève-
ment franquiste, puis à tous les combats de la colonne du P.O.U.M. et, plus tard, de
la division 29. Il sera blessé à trois reprises et son engagement armé se poursuivra
jusqu'aux derniers jours de la République. Son engagement politique et sa forma-
tion se feront en même temps. En octobre 36, il assiste aux premiers arrivages d'ar-
mements soviétiques et au début du noyautage de la République par les commu-
nistes ; il assiste aussi aux premières actions de liquidation des forces
révolutionnaires indépendantes par le Guépéou. En mai 37, il est sur les barricades
dressées à Barcelone contre les entreprises staliniennes. À la défaite de la Répu-
blique, il gagne la France et est interné au camp d'Argelès. Après son évasion, il
entre dans la clandestinité, dans la France occupée. À la fin de la guerre, il se rap-
proche de la F.F.G.C., un groupe se réclamant de Bordiga, le fondateur du Parti
communiste italien. Mais, après quelques années, refusant la rigidité passéiste de
ce dernier, il entraîne avec lui un petit groupe de militants et adhère à S. ou B.
(1950). Dans la controverse sur l'organisation, il défend la ligne la plus proche de
la conception léniniste. Il devient progressivement le principal animateur du sup-
plément mensuel Pouvoir Ouvrier diffusé dans les entreprises depuis 1958 puis, à
partir de 1963, du groupe P.O. issu de la scission avec S. ou B. En 1977, de jeunes
militants espagnols s'adressent à lui pour faire revivre le P.O.U.M. Il quitte Paris
et reprend en Espagne, deux ans durant, une activité militante ; il y met fin lorsque
les jeunes du nouveau P.O.U.M. refusent de condamner le terrorisme de l'E.T.A. au
pays Basque. Il revient à Paris, où il meurt en 2001.