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Socialisme ou Barbarie

Anthologie
Ont participé au choix des articles ainsi qu'à la
rédaction des textes de présentation Helen
Arnold, Daniel Blanchard, Enrique Escobar, Daniel
Ferrand, Georges Petit, Jacques Signorelli. Le
rédacteur principal du texte de présentation de
chaque partie signe celui-ci, mais ils ont été tous
longuement discutés. Sébastien de Diesbach et
Claude Lefort ont participé à quelques réunions et
donné des conseils utiles sur certaines parties.

ISBN 2-909899-28-4
Socialisme ou Barbarie
Anthologie

J. Amair, H. Bell, P. Brune, C. Castoriadis, S. Chatel,


C. Lefort, J.-F. Lyotard, D. Mothé, Pannonicus,
P. Romano, A. Véga, G. Weinberg

Acratie
TABLE DES MATIÈRES
(Les chiffres entre parenthèses renvoient aux numéros de la revue
Socialisme ou Barbarie)

Préface 7
Chapitre 1
La société bureaucratique 15
Socialisme ou Barbarie (n°l) 19
Les rapports de production en Russie
Pierre Chaulieu (n° 2) 36
Le stalinisme en Allemagne orientale
Hugo Bell (n° 7-8) 53
Chapitre 2
Le monde du travail 63
L'ouvrier américain
Paul Romano (n° 5/6) 66
L'expérience prolétarienne (n° 11) 77
L'usine et la gestion ouvrière
Daniel Mothé (n° 22) 88
Chapitre 3
La crise du système bureaucratique 105
Signification de la révolte de juin 1953
en Allemagne orientale
A. Véga (n°13) 107
Le totalitarisme sans Staline
Claude Lefort (n° 19) 112
L'insurrection hongroise
Claude Lefort (n° 20) 128
Les conseils ouvriers de la révolution hongroise
Pannonicus (n° 21) 145
La restalinisation de la Hongrie
Jean Amair (n° 21) 149
Récit d'un étudiant (n° 21) 150
Chapitre 4
Le contenu du socialisme 153
Sur le contenu du socialisme
Pierre Chaulieu ( n° 22) 157
\
Chapitre 5
L'organisation 197
Le parti révolutionnaire (Résolution) 199
Le prolétariat et le problème
de la direction révolutionnaire
Claude Montai (n° 10) 203
Organisation et parti
Claude Lefort (n° 26) 211
Prolétariat et organisation
Paul Cardan (n° 27-28) 218
La suspension de la publication
de Socialisme ou Barbarie 231
Chapitre 6
Le tiers-monde : l'Algérie et la Chine 237
Mise à nu des contradictions algériennes
François Laborde (n° 24) 240
Le contenu social de la lutte algérienne
Jean-François Lyotard (n° 29) 245
En Algérie, une vague nouvelle
Jean-François Lyotard (n° 32) 252
La lutte des classes en Chine bureaucratique
Pierre Brune (n° 24) 258
Chapitre 7
Le capitalisme moderne et la rupture avec le marxisme 275
Recommencer la révolution (n° 35) 278
De Monsieur First à Monsieur Next,
les grands chefs des relations sociales
Daniel Mothé (n° 40) 297
Hiérarchie et gestion collective
S. Chatel (n° 37-38) 309
Le mouvement pour la liberté d'expression et
les droits civiques aux États-Unis
Jack Weinberg (n°40) 319
Annexes
Table des matières de Socialisme ou Barbarie 326
Liste des pseudonymes 337
Biographies des auteurs 337
Préface

Pour qui a participé au groupe Socialisme ou Barbarie à un moment quel-


conque de son histoire longue de près de vingt ans (de 1949 à 1967), le voir
aujourd'hui, ici ou là, qualifier de « légendaire », de « fameux » ou de « mythique »
suscite un sentiment d'ironique étrangeté. L'ironie tient à ce que tout au long
de son existence, ce groupe - et la revue du même nom dont il a publié quarante
numéros - sont demeurés invisibles ou quasiment : et voilà, qu'une fois mort il
devient mythique. Ironie amère : invisible ou mythique, c'est la réalité qui lui
est déniée - sa réalité, car mythique, il reste méconnu, pire : il devient mécon-
naissable. Aussi, à l'ironie s'associe une impression d'étrangeté : à travers cette
aura de légende, celui qui a bien connu le défunt ne le reconnaît plus.
C'est que, presque inconnu de son vivant, le groupe S. ou B. a été recons-
truit après sa disparition comme le point virtuel d'origine à partir duquel
auraient divergé les trajectoires de Lefort, Castoriadis ou Lyotard, apparus au
cours des années 70 dans le ciel de l'intellectualité parisienne. Mais, plutôt
qu'apparus, il conviendrait de dire qu'ils sont alors devenus visibles, la confi-
guration du ciel ayant changé du tout au tout. Invisibles, le groupe et ses astres
le sont restés tant que la critique de gauche, marxiste ou anarchiste, de
1U.R.S.S., des P.C. et de leurs succursales se trouvait exposée dans la presse,
dans l'édition ou dans l'Université à la même censure et aux mêmes intimida-
tions que dans les usines. Seulement, au cours des années 50 et 60, peu à peu,
se fait jour la vérité sur les régimes des pays de l'Est ; bientôt, elle s'impose au
point de rendre insoutenable leur défense et vains l'intimidation et le chantage
à la réaction. L'intelligentsia redécouvre la « démocratie » et les « droits de
l'homme », et les années 70 la voient saisie d'une nouvelle mission : la dénon-
ciation du totalitarisme communiste. Alors, elle se reconnaît des précurseurs,
et entre autres Lefort, Lyotard, Castoriadis... de surcroît - pour qui garde un
tel scrupule - peu suspects de réaction. C'est ainsi que le groupe S. ou B. s'est
trouvé, des années après sa dissolution, nimbé d'une gloire et d'une légende
aussi aveuglantes sur sa réalité que les ténèbres dans lesquels il avait été
confiné de son vivant.

Cette légende est mensongère sur deux points essentiels. D'abord, le groupe
n'avait pas pour préoccupation exclusive la critique des régimes dits commu-
nistes, mais tout autant celle des sociétés occidentales dites libérales et il n'a
cessé de travailler à l'élaboration d'une critique unitaire des deux types de
régimes. En second lieu, ce n'était pas un cénacle d'intellectuels mais un groupe
de révolutionnaires pour qui le travail théorique n'a de sens qu'en vue de l'ac-
tion sur le plan sociafet politique. Et c'est précisément parce qu'ils se considé-
10 SOCIALISME OU BARBARIE

apport plus précieux encore, l'éphémère révolution hongroise ébauchait le pro-


jet d'une société entièrement autogérée, donnant ainsi un sens nouveau, pro-
fondément émancipateur, au mot socialisme.
Simultanément, dans l'immense Tiers-Monde, les soulèvements des peuples
opprimés et exploités par les puissances occidentales, sur le mode colonial ou
autrement, restauraient la dignité d'une énorme portion de l'humanité, inven-
taient de nouveaux modes de lutte, violente ou non violente, et semblaient
entrouvrir, pour les simples gens de ces pays, la possibilité d'une certaine maî-
trise sur leurs vies. Certes, S. ou B. n'a jamais cédé aux séductions du tiers-
mondisme, mais le groupe s'est efforcé de comprendre et de mettre en lumière,
dans leurs ambiguïtés mêmes, les potentialités de libération que recelaient ces
mouvements multiformes.
Dans les pays développés aussi se faisaient jour, bien que de façon moins
spectaculaire, des manifestations de contestation de l'ordre bureaucratico-capi-
taliste, et S. ou B. s'est constamment attaché à les déceler et à expliciter leur
sens. Dans les usines, la résistance quotidienne, sur le tas, à l'organisation du
travail, aux normes, à la hiérarchie, prenait parfois, notamment en Angleterre,
un tour aigu. Plus souvent que naguère, les mouvements sociaux mettaient en
cause les conditions de travail et avançaient des revendications égalitaires. La
jeunesse commençait à protester contre son assujettissement dans la famille,
le travail, les études, et contre l'ennui et l'absurdité de l'existence à laquelle on
la vouait. Enfin, cette jeunesse, étudiante surtout, se faisait de plus en plus
souvent le fer de lance des mouvements d'opposition politiques, en Angleterre
(lors de la campagne contre la bombe atomique), aux Etats-Unis, au Japon...
En fait, plus que du Tiers-Monde, et plus peut-être même que des pays du
bloc soviétique, c'est de l'Occident le plus moderne que le groupe s'attendait à
voir surgir les prodromes d'un possible bouleversement social, et dans son effort
pour mettre au jour les traits qui révélaient la nature profonde de notre monde
et présageaient son avenir, un exemple nous inspirait : celui de Marx et d'En-
gels disséquant au milieu du xixe siècle la société anglaise et y découvrant à
l'œuvre la fabrique de toutes les sociétés modernes. Notre Angleterre, c'étaient
les Etats-Unis. Nous suivions avec une curiosité ardente ce qui s'y passait, non
seulement, aidés par nos camarades du groupe Correspondance de Détroit, les
mouvements de contestation (grèves sauvages, mouvement noir, mouvement
étudiant...) mais aussi les innovations du capitalisme et les idées qu'il élabo-
rait pour se comprendre lui-même, notamment à travers la « sociologie indus-
trielle ». L'Amérique était alors bien plus critique d'elle-même qu'elle ne l'est
aujourd'hui. Dans le cinéma, la musique, la littérature s'ébauchaient bien des
thèmes qui deviendraient bientôt ceux d'une critique radicale de la « vie quo-
tidienne. » Nous n'avions assurément pas les œillères des militants commu-
nistes ou des intellectuels dits progressistes, qui rejetaient comme réaction-
naire, voire fascisant, tout ce qui venait des Etats-Unis. Mais notre marxisme
originel laissait hors de notre champ visuel bien des aspects de la réalité et
l'Amérique nous a en quelque sorte déniaisés, cette Amérique qui exhibait crû-
ment ses interrogations sur l'organisation concrète du temps et de l'espace, sur
PRÉFACE 11

les rapports entre les hommes et les femmes, les jeunes et les adultes, sur les
formes et les contenus de l'enseignement...
C'est là que réside l'originalité foncière du groupe S. ou B. : dans sa tenta-
tive pour fonder une perspective révolutionnaire sur le mouvement même de la
modernité. Tentative consciemment assumée dès le départ, mais dont les exi-
gences ne se sont imposées que peu à peu. Et cela aussi se déroule comme une
aventure, une aventure, cependant, qui ne s'avance pas à l'aventure, mais selon
une forte logique.
La rupture avec le trotskisme sur la « question de la nature de l'U.R.S.S. »,
comme on disait alors, entraîne d'emblée, c'est-à-dire dès le premier numéro
de la revue, deux conséquences théoriques. Tout d'abord, caractériser la bureau-
cratie soviétique comme une classe au même titre que la bourgeoisie exige
d'abandonner le critère de l'appropriation privée des moyens de production
pour définir la classe dominante d'une société capitaliste. La propriété n'est
que la forme juridique, fait valoir Chaulieu dans « Les rapports de production
en Russie ». (N°2). L'essentiel, c'est l'exercice effectif et exclusif de la gestion
des moyens de production, y compris la force de travail. La distinction pertinente
n'est donc plus entre propriétaires et prolétaires mais entre dirigeants et exé-
cutants.
En second lieu, si l'on dénie aux partis communistes et aux syndicats la qua-
lité de représentants authentiques ou d'avant-garde du prolétariat, la question
se pose de savoir où est le prolétariat, ce qu'il fait, ce qu'il veut. La réponse de
S. ou B., qui marque une rupture profonde avec le léninisme, c'est que le prolé-
tariat n'existe pas ailleurs qu'en lui-même et que ce qu'il fait et veut, c'est à lui
de le manifester. Autrement dit, ces réponses, il faut aller les chercher à la
racine, dans l'atelier, là où se forme, chez l'ouvrier, la conscience de l'exploita-
tion et de l'aliénation dans le travail mais aussi de ses capacités d'intervention
créatrice et d'auto-organisation dans la production comme dans la lutte. C'est
là un axe de recherche que S. ou B. inaugure avec le début de la publication,
dans le numéro 1, de « L'ouvrier américain », de Paul Romano, et qui sera pour-
suivi longtemps, notamment avec la publication des textes de Mothé sur son
expérience d'ouvrier chez Renault. Claude Lefort en théorise la portée politique
dans « L'expérience prolétarienne » (n°ll, déc. 1952). Correspondence aux Etats-
Unis, Unità Proletaria en Italie et un peu plus tard Solidarity en Angleterre,
œuvrent dans la même voie.
A leur tour, ces novations théoriques initiales en entraînent d'autres, plus
radicales, qui porteront vers 1960 Castoriadis et une partie du groupe à la rup-
ture explicite avec le marxisme. Dans les premières années, cependant, et jus-
qu'en 1958, le cadre théorique du marxisme apparaît à l'ensemble du groupe
comme non seulement utile, mais suffisant pour comprendre les réalités nou-
velles - insistent sur ce point les quelques militants issus du courant bordi-
guiste, comme Véga, qui ont adhéré en 1950. On peut pourtant dire que dès
cette période s'accentue le glissement hors du marxisme, ou du moins hors d'un
certain marxisme. Le découplage de la notion de classe de celle de propriété
des moyens de production, qui a permis de qualifier l'U.R.S.S. de société capi-
12 SOCIALISME OU BARBARIE

taliste, fait nécessairement passer au second plan le rôle des mécanismes objec-
tifs découlant des nécessités intrinsèques du capital et l'imposition à tous les
échanges de la forme marchandise. Le moteur principal de l'histoire présente
c'est désormais la lutte entre les deux blocs et plus profondément, la lutte des
classes.
D'autre part, l'opposition entre dirigeants et exécutants, qui se lit comme
une lutte des classes, n'est nullement circonscrite, comme l'est essentiellement
l'opposition entre capitalistes et prolétaires, à la sphère de la production. Elle se
repère à tous les niveaux et dans toutes les manifestations du fait social. En
cela, elle rejoint, par certains côtés mais pas explicitement, le fond de la pensée
anarchiste axée sur la lutte contre la domination. Elle va devenir, pour le groupe,
l'analyseur crucial de tout ce qui se passe dans la société capitaliste, bureau-
cratique à l'est, libérale à l'ouest ; si bien que, peu à peu, S. ou B. va mettre en
œuvre une critique non seulement des rapports qui se nouent dans la produc-
tion et qui gardent évidemment leur importance centrale, mais aussi des rela-
tions entre générations, entre sexes, dans l'éducation, dans les loisirs, etc.
La distance que prend ainsi peu à peu le groupe à l'égard du versant éco-
nomiste et « productiviste » du marxisme, il en trouve une justification dans la
constatation que le capitalisme moderne ne semble plus voué à s'effondrer sous
l'effet de contradictions objectives - économiques - insurmontables (baisse ten-
dancielle du taux de profit, paupérisation des masses laborieuses, etc.). De plus
en plus clairement, le marxisme, pour une grande partie du groupe, se résume
dans l'idée que ce sont les hommes qui font leur propre histoire et que l'his-
toire des sociétés, en tout cas de la société moderne, est l'histoire de la lutte des
classes.
Au long des années 50, cette idée se radicalise peu à peu. La lutte des classes
en vient à ne plus simplement jouer le rôle de moteur de l'évolution des socié-
tés modernes elle en est la crise même, elle en est l'analyseur et elle est la
matrice où se forme le projet d'une société révolutionnaire, c'est-à-dire auto-
nome. Dans cette optique, la seule critique fondée que le révolutionnaire puisse
formuler à l'égard de la société où il vit est celle dont les éléments lui sont four-
nis par la lutte que les hommes mènent contre elle, depuis la résistance élé-
mentaire et parfois inconsciente qu'ils opposent à la manipulation dans le tra-
vail et dans bien d'autres circonstances de la vie, jusqu'aux affrontements
massifs contre l'ordre établi. De même, les idées que le révolutionnaire peut se
former à propos de la société à laquelle il aspire, il ne les trouvera ni dans l'élu-
cubration utopiste ni dans une prétendue science de l'histoire, mais dans les
créations du mouvement ouvrier, dans ses revendications égalitaires et dans ses
pratiques d'auto-organisation et de démocratie directe.
Toutes ces idées débordent, à tout le moins, le cadre marxiste. Quand Cas-
toriadis les réunit en un faisceau cohérent dans « Le mouvement révolutionnaire
sous le capitalisme moderne » (1961) puis dans « Marxisme et théorie révolu-
tionnaire » (1964), ce cadre éclate. La discussion suscitée par ces thèses a été
très vive dans le groupe, entre d'un côté, principalement Castoriadis et Mothé,
de l'autre Lyotard, Véga, Souyri, Philippe Guillaume (à ne pas confondre avec
PRÉFACE 13

Pierre Guillaume). Elle aboutit en 1963 à une scission. Le groupe S. ou B. conti-


nue, autour de Castoriadis et de la revue. Le groupe Pouvoir Ouvrier conserve
le bulletin mensuel du même titre qui paraissait depuis plusieurs années. S. ou
B. s'auto-dissoudra en 1967 ; Pouvoir Ouvrier, survivra jusqu'en 1969.
Le groupe avait connu, en 1958, une autre scission, qui s'était traduite par
le départ de Claude Lefort, d'Henri Simon et de plusieurs autres membres. Le
différend, qui avait agité le groupe depuis sa création, touchait à sa praxis, à sa
politique. Il découlait de l'analyse qu'avait faite le groupe de la nature et du
rôle des organisations dites « ouvrières » et portait, précisément, sur l'organi-
sation : fallait-il s'organiser et comment ? Aux partisans d'une organisation
(certains disaient encore parti) structurée - démocratiquement, s'entend, non
hiérarchiquement - , avec des contours définis et un programme - l'autonomie
du prolétariat - , s'opposaient ceux qui dénonçaient le risque de bureaucratisa-
tion de toute organisation distincte de l'auto-organisation que le prolétariat se
donne dans ses luttes, c'est-à-dire le risque qu'elle cherche à jouer le rôle d'une
direction du prolétariat. Dans le premier camp, notamment Castoriadis et Véga,
dans l'autre, principalement Lefort et Simon. Ce différend ne vaut pas seule-
ment d'être signalé parce qu'en dépit de son caractère pour ainsi dire fictif, vu
les effectifs et la marginalité du groupe, il a contribué, au moins jusqu'en 1958,
à structurer la vie du groupe et s'est manifesté à plusieurs reprises dans la
revue, mais aussi parce qu'il recouvre une divergence qui, elle, ne s'est jamais
vraiment exprimée dans la revue, mais qui a pesé sur les relations, notamment,
entre Lefort et Castoriadis. Elle porte sur la nature même du régime post-révo-
lutionnaire, tel qu'on peut l'imaginer et le souhaiter. Il va de soi que l'ensemble
du groupe rejetait violemment l'idée de dictature d'un parti, fût-il « authenti-
quement » prolétarien, et adhérait sans réserve au projet d'une démocratie
pleine, active, directe, la démocratie des Conseils. Mais lorsque, dans les derniers
jours de l'insurrection hongroise, le Conseil du Grand Budapest a défini les
principes qui devraient fonder un nouveau socialisme, Lefort a été le seul, dans
le groupe, à saluer, parmi ces principes, celui d'une représentation nationale, un
Parlement, donc, qui, à côté des Conseils, serait le lieu spécifique du politique.
Il était également le seul à utiliser, dans ses analyses de la société bureaucra-
tique, la notion de totalitarisme... Mais c'est en se référant aux écrits ultérieurs
de Lefort sur le politique, la démocratie, le totalitarisme, que l'on pourrait,
rétrospectivement, éclairer ce qu'était sa pensée alors qu'il participait encore au
groupe S. ou B..

* % *

En présentant ici un choix de textes parus dans la revue S. ou B., nous avons
voulu offrir au lecteur d'aujourd'hui la possibilité de prendre connaissance d'un
travail collectif de réflexion politique engagée qui, bien que portant sur un passé
à bien des égards révolu, nous paraît encore capable d'éclairer bien des aspects
du présent. Pour la plupart, ces textes ne sont plus accessibles. Les quarante
numéros de la revue sont introuvables. L'édition par Christian Bourgois, dans
14 SOCIALISME OU BARBARIE

la collection 10/18, des articles qu'y avait publiés Castoriadis, est épuisée.
Encore disponibles restent certains articles de Lefort ou ceux de Lyotard sur
l'Algérie qui ont été repris en livres, ainsi que Journal d'un ouvrier de Mothé*.
Mais, sous cette présentation, ces écrits ne donnent pas une idée de l'élabora-
tion collective à laquelle ils ont contribué et de laquelle, pour une part, ils ont
procédé.
Pour rendre pleinement justice à ce caractère collectif du travail du groupe,
dont Castoriadis, notamment, devait plus tard souligner l'importance qu'il avait
eue pour l'élaboration de sa propre pensée, il aurait fallu reproduire nombre
d'articles et de notes traitant de l'actualité : analyses d'événements politiques,
de luttes sociales**, de « faits de société », critiques de livres ou de films. Il
aurait fallu aussi accompagner les textes publiés de documents de travail, de
comptes-rendus de réunion, etc. Mais ce n'était pas possible dans le cadre d'un
volume. Nous avons donc dû limiter notre choix aux articles les plus significa-
tifs de l'évolution théorique du groupe, donc, souvent, aux auteurs aujourd'hui
reconnus. Encore n'avons-nous pas pu, dans bien des cas, donner l'intégralité
des articles retenus, dont certains ont les dimensions d'un livre.
A plusieurs niveaux, il nous a donc fallu faire des choix, et des choix très res-
trictifs. Ce qui nous a éclairés dans ces choix, c'est essentiellement la connais-
sance de l'intérieur que nous avons de la pensée du groupe et de son évolution,
puisque les six personnes qui ont mené à bien ce travail ont toutes été membres
du groupe. Il est vrai que nous avons tous aussi été de ceux qui ont suivi Cas-
toriadis lors de la scission de 1963. Nous nous sommes efforcés à l'impartialité,
aidés en cela par le recul du temps. Ce même recul du temps nous exposait
aussi à la tentation de porter des jugements rétrospectifs sur telle idée ou prise
de position du groupe : nous nous le sommes interdit.
Nous avons divisé le présent recueil en sept sections thématiques qui cou-
vrent l'essentiel des préoccupations qui ont animé le groupe. Ces sections se
succèdent dans un ordre qui correspond à peu près à l'ordre chronologique dans
lequel les thèmes abordés sont venus au premier plan du travail de S. ou B.
Outre le choix des textes, notre intervention s'est bornée à d'assez brèves notes
introductives pour les replacer dans leur contexte ainsi qu'à des résumés des
parties d'articles qui avaient dû être coupées.

D.B.

* D'autre part, la thèse de Philippe Gottraux a été publiée aux éditions Payot-Lausanne en
1997 sous le titre Socialisme ou Barbarie, un engagement politique et intellectuel dans la
France de l'après-guerre. Dans sa première partie, elle offre une documentation solide sur
l'histoire du groupe, bien que l'interprétation qu'il donne de son histoire soit extrêmement dis-
cutable
** Les éditions Acratie ont publié en 1985 un volume où se trouvent reproduits un certain
nombre d'articles de la revue traitant des luttes ouvrières de 1953 à 1957.
CHAPITRE I

LA SOCIETE BUREAUCRATIQUE

Les raisons pour lesquelles la présente anthologie s'ouvre


par une section consacrée à la société bureaucratique sont de
deux ordres. D'une part, l'analyse critique de la société bureau-
cratique, c'est-à-dire de la société des pays dits socialistes, puis
du phénomène bureaucratique comme trait essentiel de toutes
les sociétés modernes, a été au centre du travail théorique du
groupe Socialisme ou Barbarie, et cela jusqu'à la fin. D'autre
part, ce thème est au principe même de la fondation de ce
groupe : l'expression société bureaucratique condense, en quelque
sorte, la réponse que ses fondateurs, jeunes militants révolu-
tionnaires, ont donnée à ce qu'on appelait alors la « question
russe », celle que posait aux courants marxistes dits de
gauche » (Opposition ouvrière, conseillistes, bordiguistes, trots-
kistes...) la dégénérescence de la révolution d'octobre et la
bureaucratisation du mouvement ouvrier.
Le groupe Socialisme ou Barbarie s'est constitué en 1946
comme « tendance » au sein du P.C.I., c'est-à-dire de la IVe Inter-
nationale trotskiste : la « tendance Chaulieu-Montal », pseudo-
nymes de Castoriadis et de Lefort, ses principaux animateurs.
Cette tendance rompt officiellement avec le PCI en 1949 pour
devenir le << groupe Socialisme ou Barbarie », qui se veut le
noyau d'une nouvelle organisation révolutionnaire.
Pourquoi en 1946 cette première prise de distances à l'égard
du mouvement trotskiste ?Au sortir de la Seconde Guerre mon-
diale, la bureaucratie soviétique (l'expression avait cours dans
le courant trotskiste pour qualifier l'ensemble des groupes
sociaux qui exerçaient le pouvoir en Russie depuis la fin de la
guerre civile) présente une physionomie bien différente de celle
qu'on pouvait lui prêter en 1923. A cette date, Trotski l'avait
caractérisée comme le produit d'un équilibre momentané entre
les forces de la révolution mondiale et celles de la contre-révo-
lution, autrement dit comme une production historique néces-
sairement éphémère puisque vouée à être balayée par la victoire
de l'un ou de l'autre de ces deux protagonistes. Or, voilà que cette
formation sociale sortait victorieuse de la guerre contre le IIIe
Reich au même titre que les classes dirigeantes des pays capi-
talistes, que la dictature qu'elle exerçait en Russie même demeu-
16 SOCIALISME OU BARBARIE

rait plus que jamais incontestée, et voilà enfin qu'elle essaimait


en Europe Orientale - et bientôt en Extrême-Orient. La thèse
trotskiste s'avérait intenable il fallait donc démasquer la
bureaucratie soviétique comme une couche exploiteuse et oppres-
sive au même titre que la bourgeoisie, et l'U.R.S.S. comme une
société capitaliste d'un nouveau type. En conséquence la révo-
lution aurait donc pour tâche en Russie comme ailleurs, non
pas simplement, comme le prétendaient les trotskistes, de chas-
ser du pouvoir un groupe de parasites, mais de renverser les
rapports sociaux établis. Telles apparaissaient, très schémati-
quement, aux yeux des jeunes militants de la « tendance Chau-
lieu-Montal » les nouvelles réalités de 1946.
1947 et 1948 vont encore clarifier, à leurs yeux toujours, la
situation mondiale et ses perspectives. Les espoirs et les illu-
sions suscités par la Résistance et la Libération, en France et en
Italie notamment, se sont bien vite dissipés. Dans tous les pays
qui sortent de la guerre, à l'exception, dans une certaine mesure,
de l'Amérique du Nord, les conditions de vie et de travail des
classes populaires sont très difficiles. On trime dur et on crève
de faim et, en hiver, de froid. En France, par exemple, en 1947
des «émeutes du pain » éclatent et en octobre on abaisse à 200
grammes la ration journalière de pain, soit moins qu'en pleine
guerre.
Peu à peu, le partage du monde décidé à Yalta entre dans les
faits. En Europe Orientale et Centrale, les Partis Communistes
resserrent l'emprise de l'U.R.S.S. sur les États. La France et l'Ita-
lie, elles, affermissent leur ancrage dans le camp atlantique. Du
coup, les puissants PC de ces deux pays (en France, le P.C.F.
recueille près d'un tiers des voix aux élections) abandonnent
leur politique d'union nationale en vue de la Reconstruction et
passent à l'opposition. C'est la nouvelle stratégie dictée par le
Kremlin. Mais c'est aussi une nécessité tactique : en France, la
grève chez Renault du printemps 47 et celles qui suivent pen-
dant l'été et l'automne, notamment dans les charbonnages, l'obli-
gent à se ranger du côté de sa base prolétarienne, contre le gou-
vernement. Déjà l'hégémonie de la C.G.T. sur la classe ouvrière
apparaît menacée les éléments anti-communistes provoquent
une scission au sein de la centrale et créent en avril 1948 la
C.G.T.-F.O.
En 1948, le monde entre vraiment dans la guerre froide. En
février, c'est le « coup de Prague » :prise du pouvoir par le P.C.,
mais aussi et dès le lendemain, mise au travail intensif de la
classe ouvrière. En juin, commence le blocus de Berlin par les
Soviétiques... Aux Etats-Unis, sévit bientôt la fièvre mac-car-
thyste et le budget militaire américain dépasse le montant total
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 17

des crédits du Plan Marshall sur cinq ans. A beaucoup - à com-


mencer par de Gaulle - la IIIe Guerre mondiale semble inéluc-
table.
Dans les premiers numéros de la revue, bien des idées qui
semblent s'imposer alors et qui nous étonnent aujourd'hui tra-
duisent l'emprise des circonstances de cette époque sombre : la
société et même la civilisation capitaliste seraient entrées dans
une phase de déclin ; les classes dirigeantes ne pourraient sur-
vivre qu'en imposant au prolétariat une surexploitation qui
entraînerait fatalement à terme une baisse de la productivité
du travail, donc une régression des forces productives ; elles ne
toléreraient plus les libertés démocratiques, si illusoires qu'elles
aient été ; elles s'apprêteraient, enfin, à jeter l'humanité dans
une nouvelle guerre infiniment plus destructrice encore que celle
dont elle sort à peine...
A moins que le prolétariat ne transforme « leur » guerre en
« sa » guerre, c'est-à-dire la révolution. C'est là une idée que le
groupe, dans cette période, s'efforce d'élaborer théoriquement et
qu'il condense dans la formule « socialisme ou barbarie ». Dans
l'hypothèse d'une nouvelle guerre, il ne suffit pas de prôner le
défaitisme révolutionnaire dans les deux camps. Il faut aider
le prolétariat à prendre conscience des moyens que cette guerre
mettra entre ses mains pour sa libération. C'est la thèse qu'ex-
pose notamment Philippe Guillaume (Cyrille Rousseau) dans
« La Guerre et notre époque » publié dans le numéro 3.: le pro-
létariat est l'acteur essentiel de la production moderne et le dépo-
sitaire collectif de la technologie, et il conserve ce rôle dans la
guerre moderne, industrielle et mécanisée.
« Nous considérons cette guerre, écrit Guillaume, comme un
moment décisif du système mondial d'exploitation, non seule-
ment parce qu'elle ébranlera les bases matérielles et politiques
des régimes d'exploitation en présence, mais encore parce que les
masses y feront l'expérience du capitalisme et de la bureaucra-
tie sur une échelle et à un niveau sans comparaison avec tout ce
quia précédé. Certes, une expérience faite dans de telles condi-
tions présente des aspects profondément négatifs, mais aussi
elle se fera précisément au moment où les masses disposeront
des armes et des techniques indispensables pour en tirer les
conclusions décisives concernant la prise du pouvoir effective
par le prolétariat. La guerre peut être le chemin de la barbarie,
c'est indéniable, mais une politique révolutionnaire face à la
guerre moderne peut aussi donner au prolétariat les armes de
son pouvoir définitif. » Déjà, en 1939, Trotski écrivait : « ...Si le
prolétariat mondial, à la suite de l'expérience de notre époque
tout entière et de la nouvelle guerre en cours, se révélait inca-
X
18 SOCIALISME OU BARBARIE

pable de devenir le maître de la société, cela signifierait l'effon-


drement de tous les espoirs en une révolution socialiste, car on
ne saurait certainement s'attendre à des conditions plus favo-
rables pour elle... »
Dans la présente section de cette anthologie sont reproduits
de larges extraits de trois textes : l'article intitulé « Socialisme
ou barbarie », rédigé par Castoriadis mais publié comme édi-
torial du n°l de la revue, reflétant donc les positions de l'en-
semble du groupe ; « Les Rapports de production en Russie »,
signé Pierre Chaulieu et publié dans le numéro 2 de la revue; et
enfin « Le Stalinisme en Allemagne Orientale » (nos 7 et 8), signé
Hugo Bell (Benno Sternberg).

D.B.
SOCIALISME OU BARBARIE
[Pierre Chaulieu]
Editorial (n° 1, mars-avril 1949, pages 7-12, 32-46)

L'éditorial du n° 1, qui prend pour titre les termes du


dilemme posé en 1915 par Rosa Luxemburg, dresse un tableau
de la situation mondiale au début de 1949 d'un point de vue
marxiste révolutionnaire et anti-stalinien. Mais en même temps,
il marque le point idéologique à partir duquel va évoluer, comme
le montrera la suite de cette anthologie, la pensée du groupe.
Ce texte se veut encore fermement ancré dans la pensée
marxiste. La société y est analysée en termes de classes, les
classes sont définies par les rapports collectifs qui se nouent
dans la production, la dynamique du capital et particulière-
ment le mouvement tendant à sa concentration constituent le
moteur premier cle l'histoire moderne... Ce texte reste aussi dans
une large mesure léniniste : il reprend la théorie léniniste de
l'impérialisme, la corrigeant, cependant, à la lumière des résul-
tats de la Seconde Guerre mondiale, puisque celle-ci n'a pas
abouti à une nouvelle coalition instable de puissances, mais à
la polarisation du capital mondial autour de deux blocs anta-
goniques. De même, il ne récuse pas l'idée d'une dictature du
prolétariat, au lendemain de la révolution, à condition que ce rie
soit pas la dictature du parti.
Cet éditorial n'en manifeste pas moins une originalité frap-
pante. Celle-ci ne tient pas tellement à la caractérisation de la
bureaucratie soviétique comme nouvelle classe. Cette idée était
dans l'air depuis bien avant la guerre et discutée ouvertement
dans le mouvement trotskiste. Ce qui donne à cet éditorial son
accent singulier et la force qui va propulser le groupe dans une
voie théorique originale c'est qu'il reconnaît au prolétariat le
rôle de protagoniste principal de son histoire, y compris de ses
défaites - par exemple, d'avoir laissé la révolution de 1917
accoucher d'un nouveau régime d'exploitation, - c'est la recon-
naissance de la capacité du prolétariat à gérer la production et
à organiser la société socialiste.
Après une introduction qui caractérise de façon synthétique
la situation « un siècle après le Manifeste Communiste », et que
nous reproduisons ci-dessous, la première partie, Bourgeoisie
et bureaucratie, s'ouvre sur un rappel de l'évolution du capita-
20 SOCIALISME OU BARBARIE

lisme mondial jusqu'à la Seconde Guerre mondiale inclusive-


ment, mettant l'accent sur le processus de concentration du capi-
tal et sur le rôle croissant de l'État. La situation au lendemain
de la guerre se résume en deux traits : concentration du capital
mondial en deux pôles, et différence de nature de ces deux pôles :
dans l'un, la Russie, le capital et l'État sont organiquement
confondus ; dans l'autre, centré sur les États-Unis, « le grand
capital n'est pas encore complètement identifié à l'État. » Mais
le capital est voué à s'unifier à l'échelle mondiale et les deux
systèmes à se confondre, processus qui ne peut s'accomplir que
par la guerre.
La deuxième partie, Bureaucratie et prolétariat, revient sur
l'évolution du mouvement ouvrier jusqu'en 1914. La création
de puissantes organisations a permis d'obtenir des réformes et
d'améliorer la condition d'au moins une portion du prolétariat
(« l'aristocratie ouvrière »). Mais elle a abouti aussi à la consti-
tution d'une bureaucratie et d'une couche liée à la bourgeoisie,
d'où l'Union Sacrée en 1914. A la catastrophe de la guerre le
prolétariat n'a réagi qu'après-coup à l'automne de 1917 en
Russie, puis en Allemagne, en Hongrie... L'auteur s'interroge
ensuite sur les raisons de la défaite de la révolution européenne
entre 1918 et 1923. Nous reproduisons ci-dessous, après les
pages d'introduction, son analyse de la dégénérescence de la
révolution russe, qui clôt la deuxième partie, puis l'intégralité de
la troisième partie, Prolétariat et révolution.

Un siècle après le « Manifeste Communiste », trente années après la Révo-


lution russe, après avoir connu des victoires éclatantes et de profondes défaites,
le mouvement révolutionnaire semble avoir disparu, tel un cours d'eau qui en
s'approchant de la mer se répand en marécages et finalement s'évanouit dans
le sable. Jamais il n'a été davantage question de « marxisme », de « socialisme »,
de la classe ouvrière et d'une nouvelle période historique; et jamais le véritable
marxisme n'a été davantage bafoué, le socialisme vilipendé et la classe ouvrière
vendue et trahie par ceux qui se réclament d'elle. Sous les formes les plus dif-
férentes en apparence, mais au fond identiques, la bourgeoisie « reconnaît » le
marxisme, essaie de l'émasculer en se l'appropriant, en en acceptant une part,
en le réduisant au rang d'une conception parmi tant d'autres. La transforma-
tion des « grands révolutionnaires en icônes inoffensives », dont Lénine parlait
il y a quarante ans, s'effectue à un rythme accéléré, et Lénine lui-même
n'échappe pas au sort commun. Le « socialisme » semble être réalisé dans des
pays qui englobent quatre cents millions d'habitants, et ce « socialisme »-là
apparaît comme inséparable des camps de concentration, de l'exploitation
sociale la plus intense, de la dictature la plus atroce, du crétinisme le plus
étendu. Dans le reste du monde, la classe ouvrière se trouve devant une dété-
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 21

rioration lourde et constante de son niveau de vie depuis bientôt vingt ans ; ses
libertés et ses droits élémentaires, arrachés au prix de longues luttes à l'État
capitaliste, sont abolis ou gravement menacés. On comprend de plus en plus
clairement qu'on n'est sorti de la guerre qui vient de finir que pour en com-
mencer une nouvelle, qui sera de l'avis commun la plus catastrophique et la
plus terrible qu'on ait jamais vu. La classe ouvrière est organisée, dans la plu-
part des pays, dans des syndicats et des partis gigantesques, groupant des
dizaines de millions d'adhérents; mais ces syndicats et ces partis jouent, toujours
plus ouvertement et toujours plus cyniquement, le rôle d'agents directs du
patronat et de l'Etat capitaliste, ou du capitalisme bureaucratique qui règne en
Russie.
Seules semblent surnager dans ce naufrage universel de faibles organisa-
tions telles que la « IVe Internationale », les Fédérations Anarchistes et les
quelques groupements dits « ultra-gauches » (bordiguistes, spartakistes, com-
munistes des conseils). Organisations faibles non pas à cause de leur maigreur
numérique - qui en soi ne signifie rien et n'est pas un critère - mais avant tout
par leur manque de contenu politique et idéologique. Relents du passé beaucoup
plus qu'anticipations de l'avenir, ces organisations se sont prouvées absolument
incapables déjà de comprendre le développement social du xxe siècle, et encore
moins de s'orienter positivement face à celui-ci. La pseudo fidélité à la lettre du
marxisme que professe la « IVe Internationale » lui permet, croit-elle, d'éviter
de répondre à tout ce qui est important aujourd'hui. Si dans ses rangs on ren-
contre quelques-uns des ouvriers d'avant-garde qui existent actuellement, ces
ouvriers y sont constamment déformés et démoralisés, épuisés par un activisme
sans base et sans contenu politique et rejetés après consommation. En mettant
en avant des mots d'ordre de collaboration de classe, comme la « défense de
l'U.R.S.S. » et le gouvernement stalino-réformiste, plus généralement, en mas-
quant par ses conceptions vides et surannées la réalité actuelle, la « IVe Inter-
nationale » joue, dans la mesure de ses faibles forces, elle aussi son petit rôle
comique dans la grande tragédie de mystification du prolétariat. Les Fédéra-
tions Anarchistes continuent à réunir des ouvriers d'un sain instinct de classe,
mais parmi les plus arriérés politiquement et dont elles cultivent à plaisir la
confusion. Le refus constant des anarchistes à dépasser leur soi-disant « apoli-
tisme » et leur athéorisme contribue à répandre un peu plus de confusion dans
les milieux qu'ils touchent et en fait une voie de garage supplémentaire pour
les ouvriers qui s'y perdent. Enfin, les groupements « ultra-gauches » soit cul-
tivent avec passion leurs déformations de chapelle, comme les bordiguistes,
allant parfois jusqu'à rendre le prolétariat responsable de leur propre piétine-
ment et de leur incapacité, soit, comme les « communistes des conseils », se
contentent de tirer de l'expérience du passé des recettes pour la cuisine « socia-
liste » de l'avenir. Malgré leurs prétentions délirantes, aussi bien la « IVe Inter-
nationale » que les anarchistes et les « ultra-gauches » ne sont en vérité que des
souvenirs historiques, des croûtes minuscules sur les plaies de la classe, vouées
au dépérissement sous la poussée de la peau neuve qui se prépare dans la pro-
fondeur des tissus.
22 SOCIALISME OU BARBARIE

Il y a un siècle le mouvement ouvrier révolutionnaire se constituait pour la


première fois en recevant de la plume géniale de Marx et de Engels sa première
charte : le Manifeste Communiste . Rien qui indique mieux la solidité et la pro-
fondeur de ce mouvement, rien qui puisse davantage nous remplir de confiance
quant à son avenir que le caractère fondamental et définitif des idées sur les-
quelles il s'est constitué. Comprendre que toute l'histoire de l'humanité, jus-
qu'alors présentée comme une succession de hasards, le résultat de l'action des
« grands hommes » ou le produit de l'évolution des idées, n'est que l'histoire de
la lutte de classes; que cette lutte, lutte entre exploiteurs et exploités, se dérou-
lait à chaque époque dans le cadre donné par le degré de développement tech-
nique et les rapports économiques créés par la société; que la période actuelle
est la période de la lutte entre la bourgeoisie et le prolétariat, celle-là, classe
oisive, exploiteuse et opprimante, celui-ci, classe productive, exploitée et oppri-
mée; que la bourgeoisie développe de plus en plus les forces productives et la
richesse de la société, unifie l'économie, les conditions de vie et la civilisation de
tous les peuples, en même temps qu'elle fait croître pour ses esclaves la misère
et l'oppression; comprendre qu'ainsi, en développant non seulement les forces
productives et la richesse sociale, mais aussi une classe toujours plus nom-
breuse, plus cohérente et plus concentrée de prolétaires, qu'elle éduque et pousse
elle-même à la révolution, l'ère bourgeoise a permis pour la première fois de
poser le problème de l'abolition de l'exploitation et de la construction d'un nou-
veau type de société non plus à partir de désirs subjectifs de réformateurs
sociaux, mais des possibilités réelles créées par la société elle-même; comprendre
que pour cette révolution sociale la force motrice essentielle ne pourra être que
ce prolétariat, poussé par ses conditions de vie et son long apprentissage au
sein de la production et de l'exploitation capitalistes à renverser le régime domi-
nant et a reconstruire la société sur des bases communistes - comprendre et
montrer tout cela dans une clarté aveuglante, voilà le mérite imprescriptible du
Manifeste Communiste et du marxisme dans son ensemble, voilà en même
temps la base de granité sur laquelle seule on peut bâtir solidement et que l'on
ne peut pas remettre en question.
Mais si dès le premier moment le marxisme a pu tracer le cadre et l'orien-
tation de toute pensée et de toute action révolutionnaire dans la société
moderne; s'il a pu même prévoir et prédire la longueur et les difficultés de la
route que le prolétariat aurait à parcourir avant d'arriver à son émancipation,
aussi bien l'évolution du capitalisme que le développement du mouvement
ouvrier lui-même ont fait surgir de nouveaux problèmes, des facteurs imprévus
et imprévisibles, des tâches insoupçonnées auparavant, sous le poids desquels
le mouvement organisé a plié, pour en arriver à sa disparition actuelle. Prendre
conscience de ces tâches, répondre à ces problèmes, voilà le premier objectif
dans la voie de la reconstruction du mouvement prolétarien révolutionnaire.

En gros on peut dire que la différence profonde entre la situation actuelle


et celle de 1848 est donnée par l'apparition de la bureaucratie en tant que
couche sociale tendant à assurer la relève de la bourgeoisie traditionnelle dans
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 23

la période de déclin du capitalisme. Dans le cadre du système mondial d'ex-


ploitation, et tout en maintenant les traits les plus profonds du capitalisme, de
nouvelles formes de l'économie et de l'exploitation sont apparues, rompant for-
mellement avec la traditionnelle propriété privée capitaliste des moyens de
production et s'apparentant extérieurement à quelques-uns des objectifs que
jusqu'alors le mouvement ouvrier s'était fixés : ainsi l'étatisation ou nationali-
sation des moyens de production et d'échange, la planification de l'économie, la
coordination internationale de la production. En même temps, et liée à ces nou-
velles formes d'exploitation, apparaissait la bureaucratie, formation sociale
dont les germes existaient déjà auparavant mais qui maintenant pour la pre-
mière fois se cristallisait et s'affirmait comme classe dominante dans une série
de pays précisément en tant qu'expression sociale de ces nouvelles formes éco-
nomiques. Parallèlement à l'éviction des formes traditionnelles de la propriété
et de la bourgeoisie classique par la propriété étatique et par la bureaucratie,
l'opposition dominante dans les sociétés cesse graduellement d'être celle entre
les possédants et les sans propriété pour être remplacée par celle qui existe
entre les dirigeants et les exécutants dans le processus de production; en effet,
la bureaucratie se justifie elle-même et trouve son explication objective dans la
mesure où elle joue le rôle considéré comme indispensable de « dirigeant » des
activités productives de la société; et par là-même de toutes les autres.

Cette relève de la bourgeoisie traditionnelle par une nouvelle bureaucratie


dans une série de pays est d'autant plus importante que la racine de cette
bureaucratie semble dans la plupart des cas être le mouvement ouvrier lui-
même. Ce sont en effet les couches dirigeantes des syndicats et des partis
« ouvriers » qui, prenant le pouvoir dans ces pays après la première et la
deuxième guerre impérialiste, ont été le noyau autour duquel se sont cristalli-
sées les nouvelles couches dominantes de techniciens, d'administrateurs, de
militaires etc. De plus, ce sont des objectifs du mouvement ouvrier lui-même,
telles la nationalisation, la planification, etc, qui semblent être réalisés par cette
bureaucratie et en même temps former la meilleure base pour sa domination.
Ainsi, le résultat le plus clair d'un siècle de développement de l'économie et du
mouvement ouvrier paraît être le suivant : d'une part, les organisations - syn-
dicats et partis politiques - que la classe ouvrière créait constamment pour son
émancipation, se transformaient régulièrement en instruments de mystification
et sécrétaient inéluctablement des couches qui s'élevaient sur le dos du prolé-
tariat pour résoudre la question de leur propre émancipation, soit en s'inté-
grant au régime capitaliste, soit en préparant et en réalisant leur propre acces-
sion au pouvoir. D'autre part, une série de mesures et d'articles de programme,
considérés auparavant soit comme progressifs, soit comme radicalement révo-
lutionnaires - la réforme agraire, la nationalisation de l'industrie, la planifi-
cation de la production, le monopole du commerce extérieur, la coordination
économique internationale - se sont trouvés réalisés, le plus souvent par l'ac-
tion de la bureaucratie ouvrière, parfois même par le capitalisme au cours de
son développement - sans qu'il en résulte pour les classes laborieuses autre
24 SOCIALISME OU BARBARIE

chose qu'une exploitation plus intense, mieux coordonnée et pour tout dire ratio-
nalisée.
C'est dire qu'en plus du résultat objectif de cette évolution, qui a été une
organisation plus systématique et plus efficace de l'exploitation et de l'asser-
vissement du prolétariat, il en est sorti une confusion sans précédent, concer-
nant aussi bien les problèmes de l'organisation du prolétariat pour sa lutte que
de la structure du pouvoir ouvrier et du programme lui-même de la révolution
socialiste. Aujourd'hui c'est surtout cette confusion concernant les problèmes les
plus essentiels de la lutte de classe qui constitue l'obstacle principal à la recons-
truction du mouvement révolutionnaire. Pour la dissiper, il est indispensable de
revoir les grandes lignes de l'évolution de l'économie capitaliste et du mouve-
ment ouvrier pendant le siècle qui vient de s'écouler.

La question qui se trouve donc posée le lendemain d'une révolution victo-


rieuse est celle-ci : qui sera le maître de la société débarrassée des capitalistes
et de leurs instruments ? La structure du pouvoir, la forme du régime politique,
les rapports du prolétariat avec sa propre direction, la gestion de la production
et le régime dans les usines ne sont que les aspects particuliers de ce problème.

Or, en Russie, ce problème a été résolu très rapidement par l'accession au


pouvoir d'une nouvelle couche exploiteuse : la bureaucratie. Entre mars et
octobre 1917, les masses en lutte avaient créé les organismes qui exprimaient
leurs aspirations et qui devraient exprimer leur pouvoir : les Soviets. Ces orga-
nismes entrèrent immédiatement en conflit avec le gouvernement provisoire,
instrument des capitalistes. Le parti bolchevik, seul partisan du renversement
du gouvernement et de la paix immédiate, conquérait au bout de six mois la
majorité des Soviets et les conduisait à l'insurrection victorieuse. Mais le résul-
tat de cette insurrection fut l'installation durable au pouvoir de ce parti, et, à
travers celui-ci et au fur et à mesure qu'il dégénérait, de la bureaucratie.
En effet, une fois l'insurrection achevée, le parti bolchevik montra qu'il conce-
vait le gouvernement ouvrier comme son propre gouvernement, et le mot d'ordre
« tout le pouvoir aux Soviets » s'est trouvé signifier « tout le pouvoir au parti bol-
chevik ». Rapidement, les Soviets furent réduits au rôle d'organes d'adminis-
tration locale; on ne leur laissait une autonomie relative qu'en fonction des
nécessités de la guerre civile - car la forme dispersée que la guerre civile a
prise en Russie rendait souvent l'action du gouvernement central inadéquate
ou tout simplement impossible. Mais cette autonomie toute relative était abso-
lument provisoire. Une fois la situation normale rétablie, les Soviets devaient
retomber à leur fonction d'exécutants locaux, obligés de réaliser docilement les
directives du pouvoir central et du parti qui y était installé. Les organes sovié-
tiques subirent ainsi une atrophie progressive, et l'opposition grandissante
entre les masses et le nouveau gouvernement ne trouva pas un canal organisé
pour s'exprimer. Ainsi, même dans les cas où cette opposition a pris une forme
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 25

violente, allant parfois jusqu'au conflit armé (grèves de Pétrograd en 1920-21,


insurrection de Kronstadt, mouvement de Makhno) la masse s'opposa au parti
en tant que masse inorganisée et très peu sous la forme soviétique.
Pourquoi cette opposition d'abord, pourquoi l'atrophie des organes sovié-
tiques ensuite ? Les deux questions sont étroitement liées, et la réponse est la
même.
Déjà longtemps avant qu'il ne prenne le pouvoir, le parti bolchevik contenait
en son sein les germes d'une évolution qui pouvait le conduire à une opposition
complète avec la masse des ouvriers. Partant de la conception exprimée par
Lénine dans le Que faire, selon laquelle c'est le parti seul qui possède une
conscience révolutionnaire qu'il inculque aux masses ouvrières, il était construit
sur l'idée que ces masses par elles-mêmes ne pouvaient jamais arriver qu'à des
positions trade-unionistes. Nécessairement formé sous la clandestinité tsariste
comme un rigide appareil de cadres, sélectionnant l'avant-garde des ouvriers et
des intellectuels, le parti avait éduqué ses militants aussi bien dans l'idée d'une
discipline stricte, que dans le sentiment d'avoir raison envers et contre tous. Une
fois installé au pouvoir, il s'est complètement identifié avec la Révolution. Ses
opposants, à quelque tendance qu'ils appartiennent, de quelque idéologie qu'ils
se réclament, ne peuvent être dès lors pour lui que des « agents de la contre-
révolution ». D'où très rapidement l'exclusion des autres partis des Soviets et
leur mise en illégalité. Que ces mesures aient été le plus souvent inéluctables,
personne ne le contestera; il n'en reste pas moins que la « vie politique » dans
les Soviets se réduisait désormais à un monologue ou à une série de monologues
des représentants bolcheviks, et que les autres ouvriers, même s'ils étaient por-
tés à s'opposer à la politique du parti, ne pouvaient ni s'organiser pour le faire
ni le faire efficacement sans organisation. Ainsi le parti exerça très rapidement
tout le pouvoir, même aux échelons les plus secondaires. Dans tout le pays, ce
n'était qu'à travers le parti que l'on accédait aux postes de commande. Le résul-
tat rapide en fut que, d'une part, les gens du parti, se sachant incontrôlés et
incontrôlables, commencèrent à « réaliser le socialisme » pour eux-mêmes, c'est-
à-dire à résoudre leurs propres problèmes en se créant des privilèges, et, d'autre
part, que tous ceux qui dans le pays et dans le cadre de la nouvelle organisa-
tion sociale, avaient des privilèges, entrèrent en masse dans le .parti pour les
défendre. Ainsi le parti se transforma rapidement d'instrument des classes
laborieuses en instrument d'une nouvelle couche privilégiée qu'il sécrétait lui-
même par tous ses pores.
Face à cette évolution, la réaction ouvrière fut très lente. Elle fut surtout
mince et fragmentée. Et c'est ici que l'on touche au cœur du problème. Si la
nouvelle dualité entre les Soviets et le parti a été rapidement résolue en faveur
du parti, si même la classe ouvrière aida activement à cette évolution, si ses mili-
tants les meilleurs, ses enfants les plus dévoués et les plus conscients ont senti
le besoin de soutenir à fond et sans restriction le parti bolchevik, même lorsque
celui-ci se trouva s'opposer aux manifestations de la volonté de la classe, c'est
parce que la classe dans son ensemble, et de toute façon son avant-garde, conce-
vait encore le problème de sa direction historique d'une manière qui, pour avoir
26 SOCIALISME OU BARBARIE

été nécessaire à ce stade, n'en était pas moins fausse. Oubliant qu'« il n'est pas
de sauveur suprême, ni Dieu ni César ni tribun », la classe ouvrière voyait dans
ses propres tribuns, dans son propre parti la solution du problème de sa direc-
tion. Elle croyait qu'ayant aboli le pouvoir des capitalistes, elle n'avait plus qu'à
confier la direction à ce parti, auquel elle avait donné le meilleur d'elle-même,
et que ce parti n'agirait que dans ses intérêts. C'est ce qu'il fit en effet et plus
longtemps que l'on ne pouvait raisonnablement s'y attendre. Non seulement il
se trouva le seul constamment aux côtés des ouvriers et des paysans de février
à octobre 1917, non seulement il se trouva le seul au moment critique à expri-
mer leurs intérêts, mais il fut aussi l'organe indispensable pour l'écrasement
définitif des capitalistes, celui à qui on est redevable de l'issue victorieuse de la
guerre civile. Mais déjà en jouant ce rôle, il se détachait petit à petit de la masse,
et il devenait une fin en soi, pour arriver en définitive à être l'instrument et le
cadre de tous les privilégiés du nouveau régime.

Mais dans la naissance de cette nouvelle couche de privilégiés il faut dis-


tinguer l'aspect politique qui n'en fut que l'expression et les racines écono-
miques, infiniment plus importantes. En effet, diriger une société moderne,
dans laquelle la plus grande part de la production et surtout la part qualitati-
vement décisive est celle qui procède des usines, signifie avant tout diriger effec-
tivement les usines. C'est de celles-ci que dépendent l'orientation et le volume
de la production, le niveau des salaires, le rythme de travail, en un mot toutes
les questions dont la solution détermine d'avance l'évolution de la structure
sociale. Ces questions ne seront résolues dans le sens dés intérêts des tra-
vailleurs que si ce sont les travailleurs eux-mêmes qui les résolvent. Mais pour
cela il est nécessaire que le prolétariat en tant que classe soit avant toute autre
chose le maître de l'économie, aussi bien à l'échelon de la direction générale
qu'à l'échelon particulier de chaque usine - deux aspects de la même chose. Ce
facteur de la direction de la production est d'autant plus important que l'évo-
lution de l'économie tend de plus en plus à substituer la division et l'opposition
des dirigeants et des exécutants dans la production à la distinction tradition-
nelle des propriétaires et des dépossédés. C'est dire que si le prolétariat n'abo-
lit pas immédiatement, et en même temps que la propriété privée des moyens
de production, la direction de la production en tant que fonction spécifique exer-
cée d'une manière permanente par une couche sociale, il ne fera que nettoyer
le terrain pour l'avènement d'une nouvelle couche exploiteuse, surgissant des
« directeurs » de la production, de la bureaucratie économique et politique en
général. Or c'est exactement ce qui s'est produit en Russie. Après avoir ren-
versé le gouvernement bourgeois, après avoir exproprié - souvent malgré et
contre la volonté du gouvernement bolchevik - les capitalistes, après avoir
occupé les usines, les ouvriers ont cru qu'il était tout naturel d'en laisser la ges-
tion au gouvernement, au parti bolchevik et aux dirigeants syndicaux. De cette
manière le prolétariat abandonnait lui-même son rôle principal dans la nouvelle
société qu'il voulait créer. Ce rôle devait fatalement être joué par d'autres. Ce
fut le parti bolchevik au pouvoir qui a servi de noyau de cristallisation et de cou-
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 27

verture protectrice aux nouveaux « patrons » qui surgissaient petit à petit dans
les usines sous forme de dirigeants, de spécialistes et de techniciens. Ceci d'au-
tant plus naturellement que le programme du parti bolchevik laissait ouverte,
pour ne pas dire encourageait, la possibilité d'une telle évolution.
Les mesures que proposait le parti bolchevik sur le plan économique - et qui
par la suite ont formé un des points essentiels du programme de la III e Inter-
nationale - comportaient d'une part des mesures d'expropriation des grands
trusts capitalistes et de cartellisation obligatoire des autres entreprises et
d'autre part, sur le point essentiel, les rapports des ouvriers avec l'appareil de
production, le mot d'ordre du « contrôle ouvrier •>. Ce mot d'ordre s'appuyait sur
la soi-disant incapacité des ouvriers à passer directement à la gestion de la pro-
duction déjà au niveau des entreprises et surtout à l'échelon de la direction
centrale de l'économie. Ce « contrôle » devait de plus remplir une fonction édu-
cative, permettant pendant cette période transitoire aux ouvriers d'apprendre
à gérer auprès des ex-patrons, des techniciens et des « spécialistes » de la pro-
duction.
Cependant, le « contrôle », fut-il « ouvrier », de la production, ne résout pas
le problème de la direction réelle de cette production; au contraire il implique
précisément que pendant toute cette période, le problème de la gestion effective
de la production doit être résolu d'une autre manière. Dire que les ouvriers
« contrôlent » la production suppose que ce ne sont pas eux qui la gèrent, et on
fait précisément appel au contrôle des ouvriers parce qu'on n'a pas pleine
confiance vis-à-vis de ceux qui effectivement gèrent. Il y a donc une opposition
d'intérêts fondamentale, quoiqu'au début latente, entre les ouvriers qui « contrô-
lent » et les gens qui effectivement gèrent la production. Cette opposition crée
l'équivalent d'une dualité de pouvoir économique au niveau même de la pro-
duction, et comme toute dualité de ce genre, elle doit être rapidement résolue;
ou bien les ouvriers passeront à bref délai à la gestion totale de la production,
en résorbant les « spécialistes », techniciens, administrateurs qui étaient appa-
rus, ou bien ces derniers rejetteront en définitive un « contrôle » gênant qui
deviendra de plus en plus une pure forme, et s'installeront en maîtres absolus
dans la direction de la production. Moins encore que l'Etat, l'économie n'admet
une double commande. Le plus fort des partenaires éliminera rapidement
l'autre. C'est pour cela que le contrôle ouvrier, qui a une signification positive
pendant la période qui précède l'expropriation des capitalistes, en tant que mot
d'ordre qui implique l'irruption des ouvriers dans les locaux de commande de
l'économie, ne peut que céder rapidement la place, dès le lendemain de l'ex-
propriation des capitalistes, à la gestion complète de l'économie par les tra-
vailleurs, sous peine de devenir un simple paravent protégeant les premiers
pas d'une bureaucratie naissante.
Nous savons maintenant qu'en Russie le contrôle ouvrier n'a eu en défini-
tive que ce dernier résultat et que le conflit entre les masses des travailleurs
et la bureaucratie grandissante s'est résolu au profit de celle-ci. Les techniciens
et « spécialistes » de l'Ancien Régime, maintenus pour remplir les tâches « tech-
niques », se sont fondus avec la nouvelle couche des administrateurs sortis des
28 SOCIALISME OU BARBARIE

rangs des syndicats et du Parti et ont revendiqué pour eux-mêmes le pouvoir


sans contrôle ; la fonction « pédagogique » du contrôle ouvrier a joué en plein,
pour eux, et pas du tout pour la classe ouvrière. C'est ainsi que les fondements
économiques de la nouvelle bureaucratie ont été posés.

La suite du développement de là bureaucratie offre peu de mystère. Ayant


d'abord définitivement enchaîné le prolétariat, la bureaucratie à pu facilement
se tourner contre les éléments privilégiés de la ville et de la campagne (Koulaks,
nepman) dont les privilèges se basaient sur une exploitation du type bourgeois
traditionnel. L'extermination de ces restes des anciennes couches privilégiées
fut pour la bureaucratie russe d'autant plus facile que celle-ci disposait dans
cette lutte d'autant et de plus d'avantages qu'un trust dans sa lutte contre des
petits entrepreneurs isolés. Porteur du mouvement naturel de l'économie
moderne vers la concentration des forces productives, la bureaucratie est rapi-
dement venue à bout de la résistance du petit patron et du gros paysan, qui
déjà dans les régimes capitalistes sont irrémédiablement condamnés à la dis-
parition. De même que l'économie elle-même interdit un retour vers la féoda-
lité après une révolution bourgeoise, de même un retour vers les formes tradi-
tionnelles, fragmentées et anarchiques du capitalisme était exclu en Russie.
La rechute vers un régime d'exploitation, résultat de la dégénérescence de la
révolution, ne pouvait s'exprimer que d'une manière nouvelle, par l'installa-
tion au pouvoir d'une couche exprimant les nouvelles structures économiques,
imposées par le mouvement naturel de la concentration.
C'est ainsi que la bureaucratie passa à l'étatisation complète de la produc-
tion et à la « planification », c'est-à-dire à l'organisation systématique de l'ex-
ploitation de l'économie et du prolétariat. Elle a ainsi pu développer considé-
rablement la production russe, développement qui lui était imposé aussi bien
par le besoin d'accroître sa propre consommation improductive que surtout par
les nécessités d'expansion de son potentiel militaire.
La signification de cette « planification » pour le prolétariat russe apparaît
en clair lorsqu'on voit que le salaire réel de l'ouvrier russe, qui en 1928 était
encore de 10 % supérieur à 1913 (résultat de la Révolution d'octobre) s'est par
la suite trouvé réduit jusqu'à la moitié de son niveau d'avant la Révolution et
se situe actuellement encore plus bas. Ce développement de la production lui-
même est d'ailleurs de plus en plus freiné par les contradictions du régime
bureaucratique, et en premier lieu par la baisse de la productivité du travail,
résultat direct de la surexploitation bureaucratique.

Parallèlement à la consolidation du pouvoir de la bureaucratie en Russie, les


partis de la III e Internationale dans le reste du monde, suivant une évolution
symétrique, se détachaient complètement de la classe ouvrière et perdaient
tout caractère révolutionnaire. Subissant simultanément la double pression de
la société capitaliste décadente et de l'appareil central de la III e Internationale
de plus en plus domestiqué par la bureaucratie russe, ils se transformaient gra-
duellement en instruments à la fois de la politique étrangère de la bureaucra-
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 29

tie russe et des intérêts de couches étendues de la bureaucratie syndicale et


politique « ouvrière » de leurs pays respectifs, que la crise et la décadence du
régime capitaliste détachait de celui-ci et de ses représentants réformistes tra-
ditionnels. Ces couches, de même qu'une partie de plus en plus importante des
techniciens des pays bourgeois, étaient petit à petit amenées à voir dans le
régime du capitalisme bureaucratique réalisé en Russie l'expression la plus
parfaite de leurs intérêts et de leurs aspirations. Le point culminant de cette
évolution fut atteint vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale, moment où
ces partis, profitant de l'écroulement de pans entiers du régime bourgeois en
Europe, des conditions de la guerre et de l'appui de la bureaucratie russe, purent
s'installer solidement au pouvoir dans une série de pays européens et y réali-
ser un régime taillé sur le modèle russe.
Ainsi le stalinisme mondial, tel qu'il groupe aujourd'hui les couches domi-
nantes de la Russie et de ses pays satellites et les cadres des partis « commu-
nistes » dans les autres pays, est le point de rencontre de l'évolution de l'éco-
nomie capitaliste, de la désagrégation de la société traditionnelle et du
développement politique du mouvement ouvrier. Du point de vue de l'écono-
mie, le bureaucratisme stalinien exprime le fait que la continuation de la pro-
duction dans le cadre périmé de la propriété bourgeoise devient de plus en plus
impossible, et que l'exploitation du prolétariat peut s'organiser infiniment mieux
dans le cadre d'une économie « nationalisée » et « planifiée ». Du point de vue
social, le stalinisme traduit les intérêts de couches nées à la fois de la concen-
tration du capital et du travail et de la désagrégation des formes sociales tra-
ditionnelles. Dans la production il tend à grouper, d'une part les techniciens et
les bureaucrates économiques et administratifs, d'autre part les organisateurs
gérants de la force du travail, c'est-à-dire les cadres syndicaux et politiques
« ouvriers ». Hors de la production, il exerce une attraction irrésistible sur les
petits bourgeois lumpénisés et déclassés et sur les intellectuels « radicalisés »,
qui ne peuvent se reclasser socialement qu'à la faveur à la fois du renverse-
ment de l'ancien régime qui ne leur offre pas de perspective collective et de
l'installation d'un nouveau régime de privilèges. Enfin, du point de vue du mou-
vement ouvrier, les partis staliniens, dans tous les pays, avant qu'ils ne pren-
nent le pouvoir, expriment cette phase du développement pendant laquelle le
prolétariat, comprenant parfaitement la nécessité de renverser le régime capi-
taliste d'exploitation, confie sans contrôle cette tâche à un parti qu'il considère
comme « sien », aussi bien pour la direction de la lutte contre le capitalisme
que pour la gestion de la nouvelle société.

Mais le mouvement ouvrier ne s'arrête pas là.


Cette nature de la bureaucratie stalinienne en tant que couche exploiteuse
est perçue de plus en plus, instinctivement d'abord, consciemment par la suite,
par un nombre croissant d'ouvriers d'avant-garde. Malgré l'absence compré-
hensible d'informations précises, il est évident que le silence saisissant des
masses qui vient de l'Est, et que les mille voix de la démagogie stalinienne n'ar-
rivent pas à couvrir, ne fait que traduire, dans les conditions d'une terreur
30 SOCIALISME OU BARBARIE

monstrueuse, la haine inexpiable que les travailleurs des pays dominés par la
bureaucratie vouent à leurs bourreaux. On peut difficilement supposer que les
prolétaires russes gardent des illusions sur le régime qui les exploite, ou sur tout
autre régime qui ne serait pas l'expression de leur propre pouvoir. De même, les
travailleurs qui ont longtemps suivi les partis staliniens dans les pays capita-
listes commencent à comprendre que la politique de ces partis sert à la fois les
intérêts de la bureaucratie russe et ceux de la bureaucratie stalinienne locale,
mais jamais les leurs. En France et en Italie particulièrement, la désaffection
croissante des ouvriers envers les partis « communistes » traduit précisément
cette conscience confuse.
Mais il est aussi visible que malgré la misère croissante, malgré la crise du
capitalisme qui va en s'amplifiant, malgré la menace maintenant certaine d'une
autre guerre plus destructive que jamais, les ouvriers ne sont pas prompts à se
réorganiser ni à suivre un nouveau parti quel qu'il soit et quel que soit son pro-
gramme. On n'a pas là seulement une expression compréhensible de méfiance,
résultant de la conclusion négative de toutes les expériences antérieures. On a
aussi la manifestation d'une maturité incontestable, indiquant que la classe se
trouve devant un tournant décisif de son évolution politique et idéologique,
qu'elle commence à se poser, beaucoup plus profondément que par le passé et
à la lumière des leçons de celui-ci, les problèmes cruciaux de son organisation
et de son programme, les problèmes de l'organisation et du pouvoir prolétarien.

PROLÉTARIAT ET RÉVOLUTION

Aussi bien sous sa forme bourgeoise que sous sa forme bureaucratique, le


capitalisme a créé à l'échelle du monde les prémisses objectives pour la révo-
lution prolétarienne. En accumulant les richesses, en développant les forces
productives, en rationalisant et en organisant la production jusqu'aux limites
qui lui sont imposées par sa nature même de régime d'exploitation, en créant
et en développant le prolétariat, auquel il a appris le maniement des moyens
de production et des armes en même temps qu'il développait chez lui la haine
de la misère et de l'esclavage, le capitalisme moderne a épuisé son rôle histo-
rique. Il ne peut pas aller plus loin. Il a créé les cadres, l'internationalisation de
l'économie, la rationalisation et la planification, qui rendent possible la direc-
tion consciente de l'économie et le libre épanouissement de la vie sociale. Mais
cette direction consciente il est incapable de la réaliser lui-même, car il est basé
sur l'exploitation, l'oppression, l'aliénation de l'immense majorité de l'huma-
nité. La relève de la bourgeoisie traditionnelle par la bureaucratie « ouvrière »
totalitaire ne résout en rien les contradictions du monde moderne. La base de
l'existence et de la puissance aussi bien de la vieille bourgeoisie que de la
bureaucratie nouvelle, ce sont la dégradation et l'abrutissement de l'homme.
Bureaucrates et bourgeois ne peuvent développer les forces productives,
accroître ou même maintenir leurs profits et leur puissance qu'en exploitant tou-
jours davantage les masses productives. L'accumulation des richesses et la ratio-
nalisation de l'économie signifient pour les travailleurs simplement l'accumu-
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 31

lation de la misère et la rationalisation de leur exploitation. Les capitalistes et


les bureaucrates essaient de transformer l'homme producteur en simple rouage
de leurs machines, mais ainsi ils tuent chez lui la chose essentielle, la produc-
tivité et la capacité créatrice. L'exploitation accrue et rationalisée entraîne par
contrecoup une baisse terrible dans la productivité du travail, comme on le voit
particulièrement en Russie, et le gaspillage résultant de la concurrence main-
tenant abolie entre entreprises est reporté à une échelle infiniment plus ample
par les gaspillages résultant de la lutte internationale, et complété par des des-
tructions périodiques massives des forces productives qui prennent des pro-
portions inouïes. Si l'unification du système mondial d'exploitation s'accom-
plissait à travers et après la troisième guerre mondiale, un effondrement
complet menacera la civilisation et la vie sociale de l'humanité. La domination
totalitaire illimitée d'un groupe d'exploiteurs - monopolistes yankees ou bureau-
crates russes - pillant l'ensemble de la terre, la baisse de la productivité du
travail sous une exploitation toujours accrue, la transformation complète de la
couche dominante en une caste parasitaire n'ayant plus aucun besoin de déve-
lopper les forces productives, amèneraient une régression énorme des richesses
sociales et un recul prolongé dans le développement de la conscience humaine.
Mais face à la barbarie capitaliste et bureaucratique peut se dresser le pro-
létariat, un prolétariat qui pendant un siècle de développement capitaliste non
seulement a vu son poids spécifique dans la société s'accroître constamment,
mais devant qui maintenant les problèmes sont posés objectivement dans toute
la clarté possible ; clarté qui concerne non seulement l'horreur et l'abjection du
régime d'exploitation, qu'il ait la forme bourgeoise ou la forme bureaucratique,
mais surtout les propres tâches de la révolution prolétarienne, les moyens de
sa lutte et les objectifs de son pouvoir; clarté qui deviendra complète et défini-
tive au cours même de la terrible guerre qui approche.

Si le résultat apparent d'un siècle de luttes prolétariennes semble pouvoir


se résumer ainsi : le prolétariat a lutté pour installer au pouvoir une bureau-
cratie qui l'exploite autant et plus que la bourgeoisie, le résultat profond de ces
luttes se trouve dans la clarification qui en est la conséquence : il apparaît
maintenant objectivement, d'une manière matérielle et palpable pour tous les
travailleurs, que l'objectif de la révolution socialiste ne peut être simplement
l'abolition de la propriété privée, abolition que les monopoles et surtout la
bureaucratie réalisent eux-mêmes graduellement sans qu'il en résulte autre
chose qu'une amélioration des méthodes d'exploitation, mais essentiellement
l'abolition de la distinction fixe et stable entre dirigeants et exécutants dans la
production et dans la vie sociale en général. De même que sur le plan politique,
l'objectif de la révolution prolétarienne ne peut être que la destruction de l'É-
tat capitaliste ou bureaucratique et son remplacement par le pouvoir des masses
armées, qui n'est déjà plus un État dans le sens habituel du terme, l'État en tant
que contrainte organisée commençant immédiatement à dépérir, de même sur
le plan économique'l'objectif de la révolution ne peut être d'enlever la direction
de la production aux capitalistes pour la confier à des bureaucrates, mais d'or-
32 SOCIALISME OU BARBARIE

ganiser cette direction sur une base collective, comme une affaire qui concerne
l'ensemble de la classe. Dans ce sens la distinction entre le personnel dirigeant
et le personnel exécutant dans la production doit commencer à dépérir dès le
lendemain de la révolution.
Les objectifs de la révolution prolétarienne, il n'y a que le prolétariat lui-
même et dans son ensemble qui puisse les réaliser. Leur réalisation ne peut
être accomplie par personne d'autre. La classe ouvrière ne peut ni ne doit faire
confiance pour leur réalisation à personne, ni même et surtout pas à ses propres
« cadres ». Elle ne peut se décharger de l'initiative et des responsabilités concer-
nant l'instauration et la gestion d'une nouvelle société sur qui que ce soit. Si ce
n'est pas le prolétariat lui-même, dans son ensemble, qui à tout moment a l'ini-
tiative et la direction des activités sociales, aussi bien pendant que surtout
après la révolution, on n'aura fait que changer de maîtres, et le régime d'ex-
ploitation réapparaîtra, sous d'autres formes peut-être, mais identique quant
au fond. Cette idée générale se concrétise par une série de précisions ou de
modifications qui sont dorénavant à apporter aussi bien au programme du pou-
voir révolutionnaire (c'est-à-dire au régime économique et politique de la dic-
tature du prolétariat) qu'aux problèmes d'organisation et de lutte de la classe
ouvrière sous le régime capitaliste.

Le programme de la révolution prolétarienne ne peut pas rester ce qu'il était


avant l'expérience de la révolution russe et des transformations qui ont eu lieu
après la deuxième guerre mondiale dans tous les pays de la zone d'influence
russe. On ne peut plus continuer à croire que l'expropriation des capitalistes pri-
vés équivaut au socialisme et qu'il suffit d'étatiser (ou de « nationaliser ») l'éco-
nomie pour rendre impossible l'exploitation On a constaté qu'après l'expro-
priation des capitalistes l'apparition d'une nouvelle couche exploiteuse était
possible, qu'elle était même nécessaire si cette expropriation des capitalistes
n'était pas accompagnée de la prise en mains directe de la gestion de l'écono-
mie par les ouvriers eux-mêmes. On a également constaté que les étatisations
et les nationalisations, qu'elles soient le fait de la bureaucratie stalinienne
(comme en Russie et dans la zone d'influence russe), de la bureaucratie tra-
vailliste (comme en Angleterre) ou des capitalistes eux-mêmes (comme en
France), loin d'empêcher ou de limiter l'exploitation du prolétariat, ne font que
l'unifier, la coordonner, la rationaliser et l'intensifier. On a encore constaté que
la « planification » de l'économie est un simple moyen, qui n'a en soi rien de
progressif par rapport au prolétariat, et qui, réalisée lorsque le prolétariat est
dépossédé du pouvoir, n'est autre que la planification de l'exploitation. On a
enfin vu que ni le partage de la terre ni la « collectivisation » de l'agriculture
ne sont incompatibles avec une exploitation moderne, rationalisée et scientifique
de la paysannerie.
Il faut donc comprendre que l'expropriation des capitalistes privés (exprimée
dans l'étatisation ou la nationalisation) n'est que la moitié négative de la révo-
lution prolétarienne. Ces mesures ne peuvent pas avoir une signification pro-
gressive si elles sont séparées de la moitié positive, qui est la gestion propre de
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 33

l'économie par les travailleurs. Ceci signifie que la direction de l'économie, aussi
bien à l'échelon central qu'à l'échelon des entreprises, ne peut pas être confiée
à une couche de spécialistes, techniciens, « gens capables » compétents et
bureaucrates de quelque sorte que ce soit, mais qu'elle doit être et qu'elle sera
réalisée par les travailleurs eux-mêmes. La dictature du prolétariat ne peut
pas être simplement la dictature politique ; elle doit être avant tout la dictature
économique du prolétariat, autrement elle ne sera qu'un prête-nom de la dic-
tature de la bureaucratie.
Les marxistes, et Trotsky en particulier, avaient déjà montré qu'à la diffé-
rence de la révolution bourgeoise, la révolution prolétarienne ne peut pas se
borner à éliminer les obstacles subsistant de l'ancien mode de production. Pour
le succès de la révolution bourgeoise, il faut et il suffit que les entraves subsis-
tant du régime féodal, corporations et monopoles féodaux, propriété féodale du
sol, etc... soient abolies. A partir de là, le capitalisme se construit et se développe
tout seul, par l'automatisme de l'expansion industrielle. Par contre, l'abolition
de la propriété bourgeoise est la condition nécessaire, mais non pas suffisante,
pour la construction et le développement d'une économie socialiste. A partir de
cette abolition le socialisme ne peut se réaliser que consciemment, c'est-à-dire
par une action consciente et constante des masses, capable de surmonter la
tendance naturelle de l'économie telle que la laisse le capitalisme, tendance à
revenir vers un régime d'exploitation. Mais il y a lieu de dresser une deuxième
distinction, encore plus importante, entre la révolution prolétarienne et toutes
les révolutions précédentes. C'est que pour la première fois la classe qui prend
le pouvoir ne peut pas l'exercer par « délégation », qu'elle ne peut pas le confier
d'une manière stable et durable à ses représentants, à son « Etat » ou à son
« parti ». L'économie socialiste s'édifie par une continuelle action consciente,
mais la question se pose de savoir qui est cette conscience ? Aussi bien l'expé-
rience historique que l'analyse des conditions d'existence de la classe ouvrière
et du régime post-révolutionnaire répondent que cette conscience ne peut être
que la classe dans son ensemble. « Seules les masses, disait à peu près Lénine,
peuvent vraiment planifier, car seules elles sont partout à la fois. » La révolu-
tion prolétarienne ne peut donc, sous peine de faillite, se limiter à nationaliser
l'économie et à en confier la direction à des gens compétents ou à un « parti
révolutionnaire », même avec un contrôle ouvrier plus ou moins vague. Elle doit
confier la gestion des usines et la coordination générale de la production aux
ouvriers eux-mêmes, à des ouvriers constamment contrôlés, responsables et
révocables.

De même sur le plan politique, la dictature du prolétariat ne peut pas signi-


fier la dictature d'un parti, aussi prolétarien et aussi révolutionnaire que celui-
là puisse être. La dictature du prolétariat doit être une démocratie pour le pro-
létariat, et par conséquent tous les droits doivent être concédés aux ouvriers et
avant tout le droit de former des organisations politiques ayant leurs concep-
tions propres. Que les militants de la fraction majoritaire dans les organisa-
tions de masse soient appelés plus fréquemment que les autres à des postes
34 SOCIALISME OU BARBARIE

responsables apparaît comme quelque chose d'inévitable ; mais l'essentiel est


que l'ensemble de la population travailleuse puisse garder sur eux un contrôle
constant, les révoquer, retirer sa confiance à la fraction jusque-là majoritaire et
la reporter sur une autre. Par ailleurs il est évident que la distinction et l'op-
position entre les organisations politiques proprement dites (partis) et les orga-
nisations de la masse en tant que telle (Soviets, Comités d'usine) perdra rapi-
dement son importance et sa raison d'être, car sa perpétuation serait le signe
annonciateur d'une dégénérescence de la révolution.

Il est évident qu'on ne peut actuellement que tracer les grandes lignes de
l'orientation que l'expérience passée de la classe imposera à toute révolution
future. Les formes concrètes que prendra l'organisation de la classe, par exemple
la forme de centralisation de l'économie combinée à la décentralisation néces-
saire, ne pourront être définies que par la masse elle-même, lorsqu'elle s'atta-
quera à la solution définitive de ces problèmes dans la lutte.

C'est dans le même sens que doivent être envisagés les problèmes de l'or-
ganisation et de la lutte du prolétariat dans le cadre du régime capitaliste.
Ni le fait que c'est la classe dans son ensemble qui fait l'expérience objective
qui la mènera à la conscience et à la révolution, ni la constatation que les orga-
nisations ouvrières ont servi jusqu'ici de terrain fertile pour la bureaucratie ne
peuvent amener à la conclusion que l'organisation politique de l'avant-garde
avant la révolution est inutile et nuisible.
L'organisation politique de l'avant-garde est historiquement indispensable
car elle repose sur le besoin de maintenir et de propager parmi la classe une
conscience claire du développement de la société et des objectifs de la lutte pro-
létarienne à travers et malgré les fluctuations temporelles et les diversités cor-
poratives, locales et nationales de la conscience des ouvriers. L'avant-garde
organisée considérera évidemment comme sa première tâche la défense de la
condition et des intérêts des ouvriers, mais elle tâchera toujours d'élever le
niveau des luttes et représentera finalement à travers chaque étape les intérêts
du mouvement dans son ensemble. D'autre part, la constitution objective de la
bureaucratie en couche exploiteuse rend évident que l'avant-garde ne saurait
s'organiser que sur la base d'une idéologie anti-bureaucratique, d'un programme
dirigé essentiellement contre la bureaucratie et ses racines, et en luttant
constamment contre toute forme de mystification et d'exploitation.
Mais de ce point de vue, l'essentiel est que l'organisation politique de l'avant-
garde, ayant pris conscience de la nécessité d'abolir la distinction entre diri-
geants et exécutants, tende dès le début vers cette abolition en son propre sein.
Ceci n'est pas simplement affaire d'améliorations statutaires, mais surtout
affaire de développement de la conscience et des capacités de ses militants, par
leur éducation théorique et pratique permanente dans cette orientation.
Une telle organisation ne peut se développer qu'en préparant sa rencontre
avec le processus de création d'organismes autonomes des masses. Dans ce sens,
si l'on peut toujours dire qu'elle représente la direction idéologique et politique
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 35

de la classe dans les conditions du régime d'exploitation, il faut aussi et surtout


dire que c'est une direction qui prépare sa propre suppression, par sa fusion
avec les organismes autonomes de la classe, dès que l'entrée de la classe dans
son ensemble dans la lutte révolutionnaire fait apparaître sur la scène histo-
rique la véritable direction de l'humanité, qui est cet ensemble de la classe pro-
létarienne elle-même.

Face à la décadence continue et à la barbarie croissante des régimes d'ex-


ploitation, une seule force peut se dresser dans le monde actuel, celle de la
classe productive, du prolétariat socialiste. S'accroissant constamment par l'in-
dustrialisation de l'économie mondiale, toujours plus concentré dans la pro-
duction, dressé par la misère et l'oppression toujours plus lourdes à la révolte
contre les classes dominantes, ayant maintenant la possibilité de faire l'expé-
rience de ses propres « directions », le prolétariat mûrit pour la révolution à
travers une série de difficultés et d'obstacles croissants. Mais ces obstacles ne
sont pas insurmontables. Toute l'histoire du dernier siècle est là pour prouver
que le prolétariat représente, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité,
une classe qui non seulement se révolte contre l'exploitation, mais qui est posi-
tivement capable de vaincre les exploiteurs et d'organiser une société libre et
humaine. Sa victoire, et le sort de l'humanité, ne dépendent que de lui-même.
LES RAPPORTS DE PRODUCTION EN RUSSIE
Pierre Chaulieu (n° 2, mai-juin 1949, pages 1-3,31-51, 61-66)
« Les Rapports de production en Russie » s'attache, d'une
part, à réfuter sur un plan théorique les arguments de ceux qui
continuent à soutenir que la bureaucratie n'est pas une classe
et que la société russe conserve un fondement socialiste et,
d'autre part, à rassembler les preuves matérielles du contraire.
Voici comment Chaulieu pose le problème :

La question de la nature de classe des rapports économiques et partant


sociaux en Russie a une importance politique qu'on ne saurait exagérer. La
grande mystification qui règne autour du caractère soi-disant « socialiste » de
l'économie russe est un des obstacles principaux à l'émancipation idéologique
du prolétariat, émancipation qui est la condition fondamentale de la lutte pour
son émancipation sociale. Les militants qui commencent à prendre conscience
du caractère contre-révolutionnaire de la politique des partis communistes dans
les pays bourgeois sont freinés dans leur évolution politique par leurs illusions
sur la Russie ; la politique des partis communistes leur paraît orientée vers la
défense de la Russie, ce qui est incontestablement vrai - donc comme devant
être jugée et en définitive acceptée en fonction des nécessités de cette défense.
Pour les plus conscients parmi eux, le procès du stalinisme se ramène constam-
ment à celui de la Russie ; et dans leur appréciation de celle-ci, même s'ils accep-
tent une foule de critiques particulières, ils restent, dans leur grande majorité,
obnubilés par l'idée que l'économie russe est quelque chose d'essentiellement dif-
férent d'une économie d'exploitation, que même si elle ne représente pas le
socialisme, elle est progressive par rapport au capitalisme.
Il est en même temps utile de constater que tout, dans la société actuelle,
semble conspirer pour maintenir le prolétariat dans cette grande illusion. Il
est instructif de voir les représentants du stalinisme et ceux du capitalisme
« occidental », en désaccord sur toutes les questions, capables même d'être en
désaccord sur le deux et deux font quatre, se rencontrer avec une unanimité
étonnante pour dire que la Russie a réalisé le « socialisme ». Evidemment, dans
le mécanisme de mystification des uns et des autres, cet axiome joue un rôle dif-
férent : pour les staliniens, l'identification de la Russie et du socialisme sert à
prouver l'excellence du régime russe, tandis que pour les capitalistes elle
démontre le caractère exécrable du socialisme. Pour les staliniens, l'étiquette
« socialiste » sert à camoufler et à justifier l'exploitation abominable du prolé-
tariat russe par la bureaucratie, exploitation que les idéologues bourgeois, mus
par une philanthropie soudaine, mettent en avant pour discréditer l'idée du
socialisme et de la révolution. Mais sans cette identification, la tâche des uns
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 37

et des autres serait beaucoup plus difficile. Cependant dans cette tâche de mys-
tification, staliniens aussi bien que bourgeois ont été objectivement aidés par
les courants et les idéologues marxistes ou soi-disant tels qui ont défendu et
contribué à diffuser la mythologie des « bases socialistes de l'économie russe x1.
Ceci s'est fait pendant vingt ans à l'aide d'arguments d'apparence scientifique
qui se ramènent essentiellement à deux idées

a) Ce qui n'est pas « socialiste » dans l'économie russe, serait - en tout ou en


partie - la répartition des revenus. En revanche, la production, qui est le fon-
dement de l'économie et de la société, est socialiste. Que la répartition ne soit
pas socialiste est après tout normal, puisque dans la « phase inférieure du com-
munisme » le droit bourgeois continue à prévaloir.

b) Le caractère socialiste - ou de toute façon, « transitoire », comme dirait


Trotsky - de la production (et partant le caractère socialiste de l'économie et le
caractère prolétarien de l'Etat dans son ensemble) s'exprimerait dans la pro-
priété étatique des moyens de production, la planification et le monopole du
commerce extérieur. [...]

L'article démontre ensuite longuement, en s'appuyant sur de


nombreuses citations du Capital et de /Introduction à une cri-
tique de l'économie politique, que production, répartition,
échange et consommation sont des aspects inséparables d'un
processus unique : « Si, donc, les rapports de répartition en Rus-
sie ne sont pas socialistes, les rapports de production ne peu-
vent pas l'être non plus. Ceci précisément parce que la répar-
tition n'est pas autonome mais subordonnée à la production. »
Quant à la forme juridique de la propriété, qu'elle soit étatique
ou privée ne change rien aux rapports de production : ceux-ci
« sont des rapports sociaux concrets, des rapports d'homme à
homme et de classe à classe, tels qu'ils se réalisent dans la pro-
duction et la reproduction constante, quotidienne, de la vie
matérielle. » Ce sont ces rapports, au contraire qui donnent un
contenu à la forme de la propriété : « Ce qui confère un carac-
tère socialiste ou non à la propriété 'nationalisée' est la struc-

1. Dans cet ordre d'idées, c'est L. Trotsky qui a le plus contribué - sans commune mesure
avec personne d'autre, à cause de l'immense autorité dont il jouissait auprès des milieux
révolutionnaires anti-staliniens - à maintenir cette confusion auprès de l'avant-garde
ouvrière. Son analyse erronée de la société russe continue £ exercer une influence qui est
devenue nettement néfaste, dans la mesure où elle est toujours maintenue avec infini-
ment moins de sérieux et d'apparence scientifique par ses épigones. Notons encore l'in-
fluence que certains francs-tireurs du stalinisme, comme M. Bettelheim - habituelle-
ment considéré comme « marxiste », pour la plus grande hilarité des générations futures -
exercent par le fait qu'ils habillent leur apologie de la bureaucratie d'un jargon « socia-
liste. » \
38 SOCIALISME OU BARBARIE

ture des rapports de production. » Or, ceux-ci, en Russie, sont


caractérisés par la domination absolue de la bureaucratie sur
tous le processus productif. Ce que Chaulieu résume dans ce
paragraphe :
« On a vu que l'étatisation n'est nullement incompatible avec
une domination de classe sur le prolétariat et avec une exploi-
tation, qu'elle en est même la forme la plus achevée. On peut
comprendre également - on le verra dans le détail par la suite -
que la « planification » russe a également la même fonction
elle exprime sous une forme coordonnée les intérêts de la
bureaucratie. Ceci se manifeste aussi bien sur le plan de l'ac-
cumulation que sur celui de la consommation, qui sont d'ailleurs
en dépendance réciproque absolue. Le développement concret de
l'économie russe sous la domination bureaucratique ne diffère
en rien, quant à son orientation générale, de celui d'un pays
capitaliste au lieu que ce soit le mécanisme aveugle de la
valeur, c'est le mécanisme du plan bureaucratique qui assigne
telle partie des forces productives à la production des moyens
de production et telle autre à la production des biens de consom-
mation. Ce qui conduit l'action de la bureaucratie dans ce
domaine n'est évidemment pas « l'intérêt général » de l'écono-
mie - notion qui n'a aucun contenu concret et précis - mais ses
propres intérêts; ceci se traduit par le fait que l'industrie lourde
est orientée essentiellement en fonction des besoins militaires
- et celà dans les conditions actuelles et surtout pour un pays
relativement arriéré, signifie la nécessité de développer l'en-
semble des secteurs productifs ; que les industries de moyens de
consommation sont orientées d'après les besoins de la consom-
mation des bureaucrates; et que dans l'accomplissement de ces
objectifs les travailleurs doivent rendre le maximum, et coûter
le minimum. On voit donc qu'étatisation et planification en Rus-
sie ne font que servir les intérêts de classe de la bureaucratie
et l'exploitation du prolétariat, et que les objectifs essentiels et
le moyen fondamental (l'exploitation des travailleurs) sont iden-
tiques avec ceux des économies capitalistes. »
La troisième partie de l'article, Prolétariat et bureaucratie,
aborde l'analyse factuelle de la société russe. Nous en donnons
ci-dessous de larges extraits.

PROLÉTARIAT ET BUREAUCRATIE

1. Caractères généraux

Examinons maintenant le rapport fondamental de production dans l'écono-


mie russe. Ce rapport se présente, du point de vue juridique et formel, comme
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 39

un rapport entre l'ouvrier et l'« État ». Mais l'« État » juridique est pour la socio-
logie une abstraction. Dans sa réalité sociale, l'« État » est tout d'abord l'en-
semble des personnes qui constituent l'appareil étatique, dans toutes ses rami-
fications politiques, administratives, militaires, techniques, économiques, etc...
TJ « État » est donc, avant tout, une bureaucratie, et les rapports de l'ouvrier avec
1' « État » sont en réalité des rapports avec cette bureaucratie. Nous nous bor-
nons ici à constater un fait : le caractère stable et inamovible de cette bureau-
cratie dans son ensemble - non pas du point de vue intérieur, c'est-à-dire des
possibilités et de la réalité des « épurations », etc., mais du point de vue de son
opposition à l'ensemble de la société, c'est-à-dire du fait qu'il y a une division
de la société russe tout d'abord en deux catégories : ceux qui sont bureaucrates
et ceux qui ne le sont pas et ne le deviendront jamais - , allant de pair avec une
structure totalitaire de l'État, enlève à la masse des travailleurs toute possibi-
lité d'exercer la moindre influence sur la direction de l'économie et de la société
en général. Le résultat en est que la bureaucratie dans son ensemble dispose
complètement des moyens de production. Sur la signification sociologique de ce
pouvoir et sur la caractérisation de la bureaucratie en tant que classe nous
aurons à revenir par la suite.
Par le simple fait cependant qu'une partie de la population, la bureaucratie,
dispose des moyens de production, une structure de classe est immédiatement
conférée aux rapports de production. Dans cet ordre d'idées, le fait de l'absence
de la « propriété privée » capitaliste ne joue aucun rôle; la bureaucratie dispo-
sant collectivement des moyens de production, ayant sur ceux-ci le droit d'user,
de jouir et d'abuser (pouvant créer des usines, les démolir, les concéder à des
capitalistes étrangers, disposant de leur produit et définissant leur production)
joue vis-à-vis du capital social de la Russie le même rôle que les gros action-
naires d'une société anonyme vis-à-vis du capital de celle-ci.
Deux catégories sociales se trouvent donc en présence : le prolétariat et la
bureaucratie. Ces deux catégories entrent, en vue de la production, en des rap-
ports économiques déterminés. Ces rapports sont des rapports de classe, en
tant que la relation de ces deux catégories avec les moyens de production est
totalement différente : la bureaucratie dispose des moyens de production, les
ouvriers ne disposent de rien. La bureaucratie dispose non seulement des
machines et des matières premières, mais aussi du fonds de consommation de
la société. L'ouvrier est, par conséquent, obligé de « vendre » sa force de travail
à 1' « État », c'est-à-dire à la bureaucratie: mais cette vente revêt ici des carac-
téristiques spéciales, sur lesquelles nous reviendrons sous peu. En tout cas, par
cette « vente » se réalise le concours indispensable du travail vivant des ouvriers
et du travail mort accaparé par la bureaucratie.
Examinons maintenant de plus près cette « vente » de la force de travail. Il
est immédiatement évident que la possession en même temps des moyens de
production et des moyens de coercition, des usines et de l'État confère à la
bureaucratie, dans cet « échange », une position dominante. Tout comme la
classe capitaliste, la bureaucratie dicte ses conditions dans le « contrat de tra-
vail ». Mais les capitalistes dominent économiquement dans les cadres très pré-
40 SOCIALISME OU BARBARIE

cis que définissent, d'une part, les lois économiques régissant le marché, d'autre
part, la lutte de classe. En est-il de même pour la bureaucratie ?
Il est visible que non. Aucune entrave objective ne limite les possibilités
d'exploitation du prolétariat russe par la bureaucratie. Dans la société capita-
liste, dit Marx, l'ouvrier est libre au sens juridique, et ajoute-t-il non sans iro-
nie, dans tous les sens du terme. Cette liberté est tout d'abord la liberté de
l'homme qui n'est pas entravé par une fortune, et en tant que telle équivaut du
point de vue social à l'esclavage, car l'ouvrier est obligé de travailler pour ne pas
crever de faim, de travailler là où on lui donne du travail et sous les conditions
qu'on lui impose. Pourtant, sa « liberté » juridique, tout en étant un leurre dans
l'ensemble, n'est pas dépourvue de signification, ni socialement, ni économi-
quement. C'est elle qui fait de la force de travail une marchandise que l'on peut,
en principe, vendre ou refuser (grève), ici ou ailleurs (possibilité de changer
d'entreprise, de ville, de pays, etc.). Cette « liberté » et sa conséquence, l'inter-
vention des lois de l'offre et de la demande, fait que la vente de la force de tra-
vail ne se réalise pas dans des conditions dictées uniquement par le capitaliste
ou sa classe, mais dans des conditions déterminées aussi dans une mesure
importante, d'une part, par les lois et la situation du marché, d'autre part, par
le rapport de force entre les classes. Nous avons vu plus haut que dans la période
de décadence du capitalisme et de sa crise organique cet état de choses change
et que particulièrement la victoire du fascisme permet au capital de dicter impé-
rativement leurs conditions de travail aux travailleurs ; nous réservant de reve-
nir plus loin sur cette question, qu'il nous suffise, ici, de remarquer qu'une vic-
toire durable du fascisme, à une large échelle, amènerait certainement non
seulement la transformation du prolétariat en une classe de modernes esclaves
industriels, mais de profondes transformations structurelles de l'économie dans
son ensemble.
De toute façon, on peut constater que l'économie russe se trouve infiniment
plus près de ce dernier modèle que de celui de l'économie capitaliste concur-
rentielle en ce qui concerne les conditions de la « vente » de la force de travail.
Ces conditions sont exclusivement dictées par la bureaucratie, autrement dit
elles sont déterminées uniquement par le besoin interne croissant en plus-value
de l'appareil productif. L'expression « vente » de la force de travail n'a ici aucun
contenu réel : sans parler du travail forcé proprement dit en Russie, nous pou-
vons dire que dans le cas du travailleur russe « normal », « libre », celui-ci ne
dispose pas de sa propre force de travail, dans le sens où il en dispose dans
l'économie capitaliste classique. L'ouvrier ne peut, dans l'immense majorité des
cas, quitter ni l'entreprise où il travaille, ni la ville, ni le pays. Quant à la grève,
on sait que sa conséquence la moins grave est la déportation dans un camp de
travail forcé. Les passeports intérieurs, les livrets de travail et le M.V.D. ren-
dent tout déplacement et tout changement de travail impossibles sans l'assen-
timent de la bureaucratie. L'ouvrier devient partie intégrante, fragment de l'ou-
tillage de l'usine dans laquelle il travaille. Il est lié à l'entreprise pire que ne l'est
le serf à la terre ; il l'est comme l'est l'écrou à la machine. Le niveau de vie de
la classe ouvrière peut désormais être déterminé - et la valeur de la force de tra-
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 41

vail en même temps - uniquement en fonction de l'accumulation et de la


consommation improductive de la classe dominante.
Par conséquent, dans la « vente » de la force de travail, la bureaucratie
impose unilatéralement et sans discussion possible ses conditions. L'ouvrier ne
peut même formellement refuser de travailler ; il doit travailler sous les condi-
tions que l'on lui impose. A part ça, il est parfois « libre » de crever de faim et
toujours « libre » de choisir un mode de suicide plus intéressant.
Il y a donc rapport de classe dans la production, il y a exploitation aussi, et
exploitation qui ne connaît pas de limites objectives ; c'est peut-être ce qu'en-
tend Trotsky, lorsqu'il dit que « le parasitisme bureaucratique n'est pas de l'ex-
ploitation au sens scientifique du terme ». Nous pensions savoir, quant à nous,
que l'exploitation au sens scientifique du terme consiste en ce qu'un groupe
social, en raison de sa relation avec l'appareil productif, est en mesure de gérer
l'activité productive sociale et d'accaparer une partie du produit social sans
participer directement au travail productif ou au delà de la mesure de cette
participation. Telle fut l'exploitation esclavagiste et féodale, telle est l'exploita-
tion capitaliste. Telle est aussi l'exploitation bureaucratique. Non seulement
elle est une exploitation au sens scientifique du terme, elle est encore une exploi-
tation scientifique tout court, l'exploitation la plus scientifique et la mieux orga-
nisée dans l'histoire.
Constater l'existence de « plus-value », en général, ne suffit certes pas ni
pour prouver l'exploitation, ni pour comprendre le fonctionnement d'un sys-
tème économique. On a, depuis longtemps, fait remarquer que, dans la mesure
où il y aura accumulation dans la société socialiste, il y aura aussi « plus-value »,
en tout cas décalage entre le produit du travail et le revenu du travailleur. Ce
qui est caractéristique d'un système d'exploitation, c'est l'emploi de cette plus-
value et les lois qui le régissent. La répartition de cette plus-value en fonds
d'accumulation et fonds de consommation improductive de la classe dominante,
comme aussi le caractère et l'orientation de cette accumulation et ses lois
internes, voilà le problème de base de l'étude de l'économie russe comme de
toute économie de classe. Mais avant d'aborder ce problème, nous devons exa-
miner les limites de l'exploitation, le taux réel de la plus-value et l'évolution de
cette exploitation en Russie, en même temps que nous devrons commencer
l'examen des lois régissant le taux de la plus-value et son évolution, étant
entendu que l'analyse définitive de ces lois ne peut être faite qu'en fonction des
lois de l'accumulation.

2. Les limites de l'exploitation

Formellement, on peut dire que la fixation du taux de la « plus-value », en


Russie, repose sur l'arbitraire, ou mieux, sur le pouvoir discrétionnaire de la
bureaucratie. Dans le régime capitaliste classique, la vente de la force de tra-
vail est formellement un contrat, soit individuel, soit convention collective ; der-
riere cet aspect formel se trouve le fait que ni capitaliste ni ouvrier ne sont
libres de discuter et de fixer a leur guise les conditions du contrat de travail ;
42 SOCIALISME OU BARBARIE

en fait, à travers cette forme juridique, ouvrier et capitaliste ne font que traduire
les nécessités économiques et exprimer concrètement la loi de la valeur. Dans
l'économie bureaucratique, cette forme contractuelle « libre » disparaît le
salaire est fixé unilatéralement par 1' « État », c'est-à-dire par la bureaucratie.
Nous verrons plus loin que la volonté de la bureaucratie n'est évidemment pas
« libre » dans ce cas, comme nulle part ailleurs. Cependant, le fait même que la
fixation du salaire et des conditions de travail dépend d'un acte unilatéral de
la bureaucratie fait, d'une part, que cet acte peut traduire infiniment mieux
les intérêts de la classe dominante, d'autre part, que les lois objectives régissant
la fixation du taux de la « plus-value » s'en trouvent fondamentalement altérées.
Cette étendue du pouvoir discrétionnaire de la bureaucratie, en ce qui
concerne la définition du salaire et des conditions du travail en général, soulève
tout de suite une question importante : dans quelle mesure la bureaucratie, si
l'on suppose qu'elle tend à poursuivre le maximum d'exploitation, rencontre
des entraves à son activité visant à extorquer la plus-value, dans quelle mesure
il existe des limites à son activité exploiteuse.
Il devient clair que des limites résultant d'une application quelconque de la
« loi de la valeur », telle que celle-ci existe et fonctionne dans l'économie capi-
taliste concurrentielle, ne peuvent pas exister, comme nous l'avons exposé plus
haut, dans le cas de l'économie bureaucratique. La « valeur de la force de tra-
vail », c'est-à-dire, en définitive, le niveau de vie de l'ouvrier russe, devient, dans
ce cadre économique (en l'absence d'un marché du travail et de toute possibi-
lité de résistance de la part du prolétariat), une notion infiniment élastique et
façonnable presque à souhait par la bureaucratie. Ceci fut démontré d'une
manière éclatante dès le début de la période des « plans quinquennaux », c'est-
à-dire de la bureaucratisation intégrale de l'économie. En dépit de l'énorme
augmentation du revenu national, survenue à la suite de l'industrialisation,
une chute monstrueuse du niveau de vie des masses se fit jour, allant évidem-
ment de pair avec un accroissement, d'une part, de l'accumulation, d'autre part,
des revenus bureaucratiques.
On pourrait penser qu'une limitation « naturelle » inéluctable s'impose à
l'exploitation bureaucratique, celle qui serait dictée par le « minimum physio-
logique » du niveau de vie d'un travailleur, c'est-à-dire par la limite imposée
par les besoins élémentaires de l'organisme humain. Effectivement, malgré sa
bonne volonté illimitée en matière d'exploitation, la bureaucratie est contrainte
de laisser à l'ouvrier russe deux mètres carrés d'espace habitable, quelques
kilos de pain noir par mois et les haillons imposés par le climat russe. Mais
cette restriction ne signifie pas grand-chose : d'abord cette limite physiologique
elle -même est dépassée, assez souvent, comme le montre la prostitution des
ouvrières, le vol systématique dans les usines et un peu partout, etc... D'autre
part, disposant d'une vingtaine de millions de travailleurs dans les camps de
concentration, pour lesquels elle ne dépense pratiquement rien, la bureaucra-
tie manie gratuitement une masse considérable de main-d'œuvre. Enfin, ce qui
est le plus important, comme l'a démontré la récente guerre, même à ceux qui
pourraient en douter, rien de plus élastique que la « limite physiologique » de
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 43

l'organisme humain; l'expérience, aussi bien des camps de concentration que des
pays plus particulièrement éprouvés par l'occupation, a montré combien
l'homme a la peau dure. Par ailleurs, la haute productivité du travail humain
ne rend pas toujours nécessaire le recours à un abaissement physiologique-
ment critique du niveau de vie.

Une autre limitation apparente à l'activité exploiteuse de la bureaucratie


semble résulter de la « rareté relative » de certaines catégories de travail spé-
cialisé, dont elle serait obligée de tenir compte. Elle devrait, par conséquent,
régler les salaires de ces branches d'après la pénurie relative de ces catégories
de travail qualifié. Mais ce problème, n'intéressant en définitive que certaines
catégories, sera examiné plus loin, car il concerne directement la création de
couches semi-privilégiées ou privilégiées et en tant que tel touche beaucoup
plus à la question des revenus bureaucratiques qu'à celle des revenus ouvriers.

3. La lutte pour la plus-value

Nous avons dit plus haut que la lutte de classe ne peut pas intervenir direc-
tement dans la fixation du salaire en Russie, étant donné le ligotage du prolé-
tariat en tant que classe, l'impossibilité totale de la grève, etc... Ceci, cepen-
dant, ne signifie nullement, ni que la lutte de classe n'existe pas dans la société
bureaucratique, ni surtout qu'elle reste sans effet sur la production. Mais ses
effets sont ici complètement différents des effets qu'elle peut avoir dans la
société capitaliste classique.
Nous nous bornerons ici à deux de ses manifestations qui se lient, plus ou
moins indirectement, à la répartition du produit social. La première c'est le vol
- vol d'objets attenant directement à l'activité productrice, d'objets finis ou
semi-finis, de matières premières ou de pièces de machine - , dans la mesure où
ce vol prend des proportions de masse et où une partie relativement impor-
tante de la classe ouvrière supplée à l'insuffisance terrible de son salaire par le
produit de la vente des objets volés. Malheureusement, l'insuffisance des ren-
seignements ne permet pas de s'exprimer actuellement sur l'étendue de ce phé-
nomène et par conséquent sur son caractère social. Mais il est évident que, dans
la mesure où le phénomène prend une extension tant soit peu importante, il tra-
duit une réaction de classe - subjectivement justifiée, mais objectivement sans
issue - tendant à modifier dans une certaine mesure la répartition du produit
social. Ce fut, semble-t-il, le cas surtout pendant la période entre 1930 et 1937.2
La deuxième manifestation que nous pouvons mentionner ici, c'est « l'indif-
férence active » quant au résultat de la production, indifférence qui se manifeste
aussi bien sur le plan de la quantité que sur celui de la qualité. Le ralentisse-
ment de la production, même lorsqu'il ne prend pas une forme collective,
consciente et organisée (« grève perlée »), mais garde un caractère individuel,
semi-conscient, sporadique et chronique, est déjà dans la production capitaliste

2. Sur le vol pendant cette période, voir les ouvrages de Ciliga, Serge, etc.
44 SOCIALISME OU BARBARIE

une manifestation de la réaction ouvrière contre la surexploitation capitaliste,


manifestation qui devient d'autant plus importante que le capitalisme ne peut
réagir à sa crise résultant de la baisse du taux de profit qu'en augmentant la
plus-value relative, c'est-à-dire en intensifiant de plus en plus le rythme de la
production. Pour des causes en partie analogues et en partie différentes, que
nous examinerons plus tard, la bureaucratie est obligée de pousser au maximum
cette tendance du capital dans la production. On conçoit dès lors que la réac-
tion spontanée du prolétaire surexploité soit, dans la mesure où la coercition
policière et économique (paiement aux pièces) le lui permet, de ralentir le
rythme de la production. De même en ce qui concerne la qualité de la produc-
tion. L'étendue ahurissante des malfaçons dans la production russe et surtout
son caractère chronique ne peuvent s'expliquer uniquement ni par le « carac-
tère arriéré » du pays (qui a pu jouer un rôle sous ce rapport au début, mais qui
déjà avant la guerre ne pouvait plus être sérieusement pris en considération)
ni par la gabegie bureaucratique, malgré l'étendue et le caractère croissant de
cette dernière. La malfaçon consciente ou inconsciente - le dol incident, si l'on
peut dire, quant au résultat de la production - ne fait que matérialiser l'atti-
tude de l'ouvrier face à une production et à un régime économique qu'il consi-
dère comme complètement étrangers, davantage même, foncièrement hostiles
à ses intérêts les plus concrets.
Il est cependant impossible de terminer ce paragraphe, sans dire quelques
mots concernant la signification plus générale de ces manifestations du point
de vue historique et révolutionnaire.
Si l'on a là des réactions de classe subjectivement saines et certainement
impossibles à critiquer, on doit néanmoins en voir l'aspect objectivement rétro-
grade, au même titre, par exemple, que dans le bris des machines par les
ouvriers désespérés dans la première période du capitalisme. A la longue, si
une autre issue n'est pas offerte à la lutte de classe du prolétariat soviétique,
ces réactions ne peuvent qu'entraîner sa déchéance et sa décomposition poli-
tique et sociale. Mais cette autre issue ne peut évidemment pas, dans les condi-
tions du régime totalitaire russe, être constituée par des combats partiels quant
à leur sujet et à leur objet, comme les grèves revendicatives, que ces conditions
rendent par définition impossibles, mais uniquement par la lutte révolution-
naire. Cette coïncidence objective des buts minima et des buts maxima, deve-
nue également une caractéristique fondamentale de la lutte prolétarienne dans
les pays capitalistes, nous retiendra longuement par la suite.

Ce sont ces réactions qui nous mènent à soulever un autre problème, fon-
damental pour l'économie bureaucratique celui de la contradiction existant
dans les termes mêmes de l'exploitation intégrale. La tendance vers la réduc-
tion du prolétariat à un simple rouage de l'appareil productif, dictée par la
baisse du taux du profit, ne peut qu'entraîner parallèlement une crise terrible
de la productivité du travail humain, dont le résultat ne peut être que la réduc-
tion du volume et l'abaissement de la qualité de la production elle-même, c'est-
à-dire l'accentuation jusqu'au paroxysme des facteurs de crise de l'économie
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 45

d'exploitation. Nous nous contentons ici d'indiquer ce problème, qui sera lon-
guement examiné plus loin.

4. La répartition du revenu national consommable

Il est manifestement impossible de procéder à une analyse rigoureuse du


taux d'exploitation et du taux de la plus-value dans l'économie russe actuelle.
Les statistiques concernant la structure des revenus et le niveau de vie des dif-
férentes catégories sociales, ou dont on pourrait indirectement déduire ces
valeurs, ont cessé d'être publiées pour la plupart immédiatement après le début
de la période des plans, et toutes les données relatives sont systématiquement
cachées par la bureaucratie aussi bien au prolétariat russe qu'à l'opinion mon-
diale. On peut moralement déduire déjà de ce fait que cette exploitation est au
moins aussi lourde que dans les pays capitalistes. Mais on peut arriver à un cal-
cul plus exact de ces valeurs, basé sur des données générales qui nous sont
connues et que la bureaucratie ne peut pas cacher.
On peut, en effet, arriver à des résultats certains en se basant sur les don-
nées suivantes d'une part le pourcentage de la population que constitue la
bureaucratie, d'autre part le rapport de la moyenne des revenus bureaucra-
tiques à la moyenne des revenus de la population travailleuse. Il est évident
qu'un tel calcul ne peut être qu'approximatif, mais en tant que tel il est incon-
testable. Par ailleurs, les contestations ou protestations de la part des stali-
niens ou des cryptostaliniens sont irrecevables : qu'ils demandent d'abord la
publication de statistiques vérifiées sur ce sujet à la bureaucratie russe. On
pourra ensuite discuter avec eux.
En ce qui concerne d'abord le pourcentage de la population formé par la
bureaucratie, nous nous référons au calcul de Trotsky dans La Révolution Tra-
hie 3. Trotsky donne des chiffres allant de 12 à 15 % jusqu'à 20 % de l'ensemble
de la population pour la bureaucratie (appareil étatique et administratif supé-
rieur, couches dirigeantes des entreprises, techniciens et spécialistes, personnel
dirigeant des kolkhoz, personnel du parti, stakhanovistes, activistes sans parti,
etc. ...). Les chiffres de Trotsky n'ont jamais été contestés jusqu'ici ; comme
Trotsky le fait remarquer, ils ont été calculés à l'avantage de la bureaucratie
(c'est-à-dire en réduisant les proportions de cette dernière) pour éviter des dis-
cussions sur des points secondaires. Nous retiendrons le résultat moyen de ces
calculs, en admettant que la bureaucratie constitue approximativement 15 %
de la population totale.
Quelle est la moyenne des revenus de la population travailleuse ? D'après
les statistiques officielles russes, le « salaire moyen annuel », constaté, comme
l'observe Trotsky 4 , en réunissant les salaires du directeur du trust et de la
balayeuse, était, en 1935, de 2.300 roubles et devait atteindre, en 1936, environ
2.500 roubles... Ce chiffre, des plus modestes, s'amenuise encore si l'on tient

3. La Révolution Trahie, p. 157-165.


4. ib., p. 145.
46 SOCIALISME OU BARBARIE

compte du fait que l'augmentation des salaires, en 1936, n'est qu'une compen-
sation partielle pour la suppression des prix de faveur et de la gratuité de divers
services. Le principal, en tout ceci, c'est encore que le chiffre de 2.500 roubles
par an, soit 208 roubles par mois, n'est qu'une moyenne, c'est à-dire une fiction
arithmétique destinée à masquer la réalité d'une cruelle inégalité dans la rétri-
bution du travail.

Passons sur cette infecte hypocrisie, consistant à publier des statistiques


« du salaire moyen » (comme si, dans un pays capitaliste, on publiait des sta-
tistiques concernant uniquement le revenu individuel moyen et on voulait
ensuite juger la situation sociale de ce pays d'après ce revenu moyen !) et rete-
nons ce chiffre de 200 roubles par mois. En réalité, le salaire minimum 5 n'est
que de 110 à 115 roubles par mois.
Quid maintenant en ce qui concerne les revenus bureaucratiques ? Selon
Bettelheim 6 « beaucoup de techniciens, d'ingénieurs, de directeurs d'usines, tou-
chent de 2.000 à 3.000 roubles par mois, soit de 20 à 30 fois plus que les ouvriers
les moins payés... » Parlant ensuite des « rémunérations plus élevées » encore,
mais « plus rares », il cite des revenus allant de 7.000 à 16.000 roubles par mois
(160 fois le salaire de base !) que peuvent gagner facilement des régisseurs de
cinéma ou des écrivains en vogue. Sans aller jusqu'aux sommets de la bureau-
cratie politique (président et vice-présidents du Conseil de l'Union et du Conseil
des Nationalités, qui touchent 25.000 roubles par mois, 250 fois le salaire de
base ceci équivaudrait, en France, si le minimum de salaire est de 15.000
francs par mois, à 45 millions par an pour le Président de la République ou de
la Chambre et, aux Etats-Unis, si le salaire minimum est de 150 dollars par
mois, à 450.000 dollars par an pour le Président de la République. Celui-ci, ne
recevant que 75.000 dollars par an, doit envier son collègue russe, qui a un
revenu comparativement six fois supérieur au sien ; quant à M. Vincent Auriol,
qui ne reçoit que 6 millions de francs par an, c'est-à-dire 13% de ce qui lui
reviendrait si l'économie française était « collectivisée », « planifiée » et « ratio-
nalisée », en un mot vraiment progressive, il fait dans l'histoire figure de parent
pauvre), nous n'en retiendrons que la rémunération des députés « qui touchent
1.000 roubles par mois, plus 150 roubles par jour pendant la durée des ses-
sions »7. Si l'on suppose dix jours de session par mois, ces chiffres donnent une
somme de 2.500 roubles par mois, c'est-à-dire de 25 fois le salaire le plus bas et
plus de 12 fois le « salaire moyen théorique ». D'après Trotsky, les stakhanovistes
moyens gagnent au moins 1.000 roubles par mois (c'est précisément pourquoi
on les appelle « les mille ») et il y en a même qui gagnent plus de 2.000 roubles
par mois8, c'est-à-dire de 10 à plus de 20 fois le salaire minimum. L'ensemble

5. Bettelheim, La Planification soviétique, p. 62


6. Bettelheim, ib., p. 52.
7. Bettelheim, ib., p. 62
8. Trotsky, p. 146.
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 47

de ces éléments est plus que confirmé par les données qu'on peut trouver chez
Kravchenko; des informations de celui-ci, il résulte que les chiffres donnés plus
haut sont extrêmement modestes, et qu'il faudrait les doubler ou les tripler
pour arriver à la vérité en ce qui concerne le salaire en argent. Soulignons,
d'autre part, que nous ne tenons pas compte des avantages en nature ou indi-
rects, concédés aux bureaucrates en tant que tels (habitation, voiture, services,
maisons de santé, coopératives d'achat bien fournies et meilleur marché) qui for-
ment une part du revenu bureaucratique au moins aussi importante que le
revenu en argent.
On peut donc prendre comme base de calcul une différence de revenus
moyens ouvriers et bureaucratiques de 1 à 10. Ce faisant, nous agirons en réa-
lité en avocats de la bureaucratie, car nous prendrons le « salaire moyen » donné
par les statistiques russes de 200 roubles, dans lequel entre, pour une propor-
tion importante, le revenu bureaucratique, comme indice du salaire ouvrier, en
1936, et le chiffre de 2.000 roubles par mois (le chiffre le moins élevé cité par
Bettelheim) comme moyenne des revenus bureaucratiques. En fait, nous aurions
le droit de prendre comme salaire moyen ouvrier celui de 150 roubles par mois
(c'est-à-dire la moyenne arithmétique entre le salaire minimum de 100 roubles
et le « salaire moyen » contenant aussi les salaires bureaucratiques) et comme
salaire moyen bureaucratique celui au moins de 4.500 roubles par mois, auquel
on arrive si l'on ajoute au salaire « normal » des ingénieurs, directeurs d'usines
et techniciens, indiqué par Bettelheim (de 2.000 à 3.000 roubles par mois)
autant de services dont le bureaucrate profite en tant que tel, mais qui ne sont
pas contenus dans le salaire en argent. Ceci nous donnerait une différence de
1 à 30 entre le salaire ouvrier moyen et le salaire bureaucratique moyen. Il est
pratiquement certain que la différence est encore plus grande. Cependant, nous
établirons notre calcul successivement sur ces deux bases, pour n'en retenir,
en définitive pour le reste de notre ouvrage, que les chiffres les moins acca-
blants pour la bureaucratie, c'est-à-dire ceux résultant de la base 1 à 10.

Si nous supposons donc que 15 % de la population ont un revenu 10 fois


plus élevé en moyenne que les autres 85 %, le rapport entre les revenus totaux
de ces deux couches de la population sera comme 15 x 10 : 85 x 1, ou 150 : 85.
Le produit social consommable est donc réparti dans ce cas de la manière sui-
vante : 63 % pour la bureaucratie, 37 % pour les travailleurs. Ce qui signifie que
si la valeur des produits consommables est annuellement de 100 milliards de
roubles, 63 milliards en sont consommés par la bureaucratie (formant 15 % de
la population) et il reste 37 milliards de produits pour les autres 85 %. Si main-
tenant nous voulons prendre une base de calcul plus réelle, celle de la propor-
tion de 1 à 30 entre le revenu moyen ouvrier et le revenu moyen bureaucratique,
nous en arrivons à des chiffres effarants. Le rapport entre les revenus totaux
des deux couches de la population sera dans ce cas comme 15 x 30 : 85 x 1, ou
450 :85. Le produit social consommable sera donc réparti, dans ce cas, dans les
proportions de 84 % pour la bureaucratie et de 16 % pour les travailleurs. Sur
une valeur de production annuelle de 100 milliards de roubles, 84 milliards
48 SOCIALISME OU BARBARIE

seront consommés par la bureaucratie et 16 milliards par les travailleurs. 15 %


de la population consommeront les 85 % du produit consommable, et 85 % de
la population disposeront des autres 15 % de ce produit. On conçoit donc que
Trotsky lui-même arrive à écrire9 : « Par l'inégalité dans la rétribution du tra-
vail, l'U.R.S.S. a rejoint et largement dépassé les pays capitalistes ! » Encore
faut-il dire qu'il ne s'agit pas là de « rétribution du travail » - mais sur ceci
nous reviendrons plus loin. [...]

L'auteur en vient ensuite à la question de la rétribution du


travail simple et du travail qualifié, l'inégalité énorme des reve-
nus dans la société russe ayant été souvent justifiée par la
« pénurie de travail qualifié. » Après un examen théorique du
problème tel qu'il se pose dans une société capitaliste et dans ce
que devrait être une société socialiste, il envisage le cas de la
société bureaucratique russe :

Voyons maintenant comment le problème se présente dans le cadre de la


société bureaucratique russe. Disons tout de suite qu'en dressant ce parallèle
antithétique, notre intention n'est point d'opposer la réalité russe au mirage
d'une société « pure » aussi socialiste soit-elle, ni de donner des recettes pour la
cuisine socialiste de l'avenir, mais de dresser un barrage contre la tromperie
éhontée de ceux qui, positivement ou par un complexe subtil d'affirmations et
d'omissions, de bavardages et de silences, veulent cyniquement ou pudique-
ment justifier l'exploitation bureaucratique par des arguments économiques
« marxistes ».
D'abord, quels sont les faits ? D'après les chiffres que cite M. Bettelheim lui-
même, chiffres qui sont, par ailleurs, universellement connus et que l'on peut
confirmer par une foule d'informations des sources les plus diverses, « l'éven-
tail des salaires » en Russie va de 110 roubles par mois à la base, pour le simple
manœuvre à 25.000 roubles pour les sommets de la bureaucratie étatique. Ceci
en 1936. Cette dernière somme n'est d'ailleurs absolument pas une exception
ou quelque chose sans rapport avec le reste des revenus, puisque, selon M. Bet-
telheim, « beaucoup de techniciens, d'ingénieurs, de directeurs d'usines tou-
chent de 2.000 à 3.000 roubles par mois, soit de 20 à 30 fois plus que les ouvriers
les moins bien payés »10 ; on y voit aussi que d'autres catégories occupent les
échelons intermédiaires, avec des revenus de 7,10 ou 15.000 roubles par mois.
Nous nous trouvons donc devant une pyramide de revenus allant de 1 à 250,
si l'on ne tient compte que du salaire monétaire; si l'on tient compte du salaire
dit social, qui, « loin de les compenser (ces inégalités), les accroît car il profite
essentiellement à ceux qui reçoivent les rétributions les plus élevées » n , on arri-

9. ib., p. 147.
10. La Planification soviétique, p, 62.
11. ib., p. 63.
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 49

verait facilement à doubler l'écart entre la base et le sommet de cette pyramide


de revenus. Faisons cependant cadeau à la bureaucratie de son « salaire social »
et retenons le chiffre officiel de 1 à 250, amplement suffisant pour ce que nous
voulons prouver.
Quels sont les arguments « objectifs » tendant à « justifier » ou à « expli-
quer » cette énorme différenciation ?
1) La valeur de la force de travail serait différente selon le degré de spécia-
lisation. Nous n'insisterons pas sur ce point : nous avons montré tout à l'heure
qu'une différenciation reposant sur la différence de valeur de la force de travail
ne peut se mouvoir que dans des cadres allant tout au plus du simple au double.
C'est-à-dire que, du point de vue de la loi de la valeur, telle que Marx la conce-
vait, les couches supérieures de la société russe profitent de revenus de 10,15
et jusqu'à 125 fois plus élevés que ceux que rendrait nécessaires la valeur de
leur force de travail.
2) I l était nécessaire d'élever au-dessus de leur valeur les revenus des « tra-
vailleurs qualifiés » (il faudra, en effet, entourer dorénavant de guillemets cette
expression toute théorique) pour attirer dans ces professions les travailleurs qui
y faisaient défaut.

Mais pourquoi diable ces travailleurs manquaient-ils ? A cause du carac-


tère pénible, malsain ou désagréable des travaux en question ? Pas du tout. On
n'a jamais entendu dire qu'en Russie on manquait de mains pour ce genre de
travaux ; en-manquerait-on, d'ailleurs, que les « camps de travail et de réédu-
cation » (lisez : les camps de concentration) seraient (et sont effectivement) là
pour y remédier. D'ailleurs, les « travaux » les plus rémunérés sont visiblement
les moins pénibles, les plus agréables, et (si l'on excepte l'éventualité de la
purge) les moins malsains qu'on pourrait trouver. Non, l'ensemble de ces tra-
vaux sont des travaux de « cadres », et le problème est ramené volontiers par
l a bureaucratie et ses avocats à la « pénurie de cadres ». Mais nous avons mon-
tré déjà que face à unie pareille pénurie éventuelle, l'augmentation du revenu
des catégories « rares » est d'un secours nul, car elle ne modifie en rien les don-
nées du problème. Comment, d'ailleurs, s'expliquer autrement le fait qu'après
25 années de pouvoir bureaucratique cette « pénurie de cadres » persiste et
s'accentue, si l'on en juge par l'élargissement constant de l'éventail des revenus
et l'accentuation permanente des privilèges ? Voilà une illustration amplement
suffisante de ce que nous avons dit sur l'absurdité de ce procédé soi-disant des-
tiné à pallier le manque de cadres. Comment expliquer surtout le rétablissement
du caractère onéreux de l'enseignement secondaire depuis 1940 ? Car il est évi-
dent que, même en adoptant, on se sait trop pourquoi (on le sait assez,
d'ailleurs), cette politique de différenciation exorbitante des revenus pour
« résoudre le problème du manque de cadres », on n'est nullement empêché, ou
plutôt on n'est nullement dispensé de chercher à accroître par des moyens cen-
traux la production de la force de travail qualifiée en question. Au lieu de cela,
la bureaucratie, consommant à elle seule et au bas mot 60 % du revenu natio-
nal consommable russe, sous prétexte de « pallier le manque de travail quali-
\
50 SOCIALISME OU BARBARIE

fié », interdit à ceux qui sont le seul espoir concret de dépassement de ce


manque, c'est-à-dire à tous ceux qui ne sont pas fils de bureaucrates, l'acquisi-
tion des qualifications de la rareté desquelles elle se plaint tous les jours amè-
rement ! Mais le dixième du revenu engouffre par les parasites bureaucratiques
suffirait dans cinq ans, s'il était destiné à l'éducation du peuple, à amener une
pléthore de cadres sans précédent dans l'histoire.

Loin de remédier au manque de cadres, comme nous l'avons dit, cette diffé-
renciation des revenus ne fait, en réalité, que l'accroître. Nous nous trouvons ici
en présence du même sophisme que dans la question de l'accumulation : la jus-
tification historique de la bureaucratie se trouverait dans le bas niveau de l'ac-
cumulation en Russie, tandis qu'en fait la consommation improductive de la
bureaucratie et son existence elle-même sont le frein principal de cette accu-
mulation. De même, l'existence de la bureaucratie et ses privilèges seraient
justifiés par le « manque de cadres », lorsque cette bureaucratie agit consciem-
ment pour maintenir ce manque ! Ainsi les bourgeois vont parfois racontant
que le régime capitaliste est nécessaire parce que les ouvriers sont incapables
de gérer la société, sans cependant ajouter qu'il n'y a aucune autre cause pour
cette soi-disant « incapacité » sinon les conditions auxquelles ce régime lui-
même condamne les travailleurs 12 .
Pendant les premières années post-révolutionnaires, lorsqu'on offrait à des
« spécialistes » et des techniciens des rémunérations élevées, il s'agissait tout
d'abord de retenir un grand nombre de cadres qui seraient tentés de s'enfuir
pour des raisons essentiellement politiques, ensuite d'une mesure purement
transitoire destinée à permettre aux travailleurs d'apprendre auprès d'eux13 et
à attendre que l'éducation de nouveaux cadres ait donné des résultats. Mais il
y a de cela trente ans. Ce que l'on a vu depuis, ce fut « l'autocréation » de pri-
vilèges par et pour la bureaucratie, leur accentuation, la cristallisation de celle-
ci, et la « castification » de ses couches, c'est-à-dire la protection de leur situa-
tion sociale dominante par le monopole de fait sur l'éducation, monopole allant
de pair avec la concentration intégrale du pouvoir économique et politique entre
ses mains et lié à une politique consciente dirigée vers la sélection d'une couche
de privilégiés dans tous les domaines, couche dépendant économiquement, poli-
tiquement et socialement de la bureaucratie proprement dite (phénomène dont
la création ex nihilo d'une monstrueuse bureaucratie kolkhozienne après la

12. Il faudrait toute la riche violence du vocabulaire d'un Lénine répondant à Kautsky pour
caractériser avec un minimum de justice des entreprises comme celle de M. Bettelheim, se
perdant volontiers dans tous les détails techniques de la « planification » russe et citant en
abondance des schémas et des chiffres pour oublier lui-même, et faire oublier aux autres, ce
qui est du point de vue du marxisme révolutionnaire le nœud de la question : quelle est la
signification de classe de cette planification, quelle est par exemple la signification de classe
de la différenciation monstrueuse des revenus en Russie ? Mais nous avons décidé une fois
pour toutes d'oublier la personne même de M. Bettelheim - c'est, croyons-nous, ce qui peut lui
arriver de mieux - pour nous en tenir à la chose elle-même.
13. Lenin, Selected Works, vol. VII, pp. 372-76.
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 51

« collectivisation de l'agriculture » est l'exemple le plus étonnant) ; cette poli-


tique fut complétée par une orientation vers la stratification intense dans tous
les domaines, sous le masque idéologique de la « lutte contre le crétinisme éga-
litariste ».
En somme, nous nous trouvons devant une différenciation des revenus abso-
lument sans rapport ni avec la valeur de la force de travail fourme ni avec une
politique « destinée à orienter les travailleurs vers les différentes branches de
la production, conformément aux exigences du plan ». Dès lors, comment peut-
on qualifier ceux qui cherchent des arguments économiques pour justifier cet
état de choses ? Disons simplement qu'ils jouent, par rapport à l'exploitation
bureaucratique, le même rôle de plats apologistes que Bastiat pouvait jouer
face à l'exploitation capitaliste.
Ce qui, dira-t-on peut-être, est leur droit. Le plus incontestable, répondrons-
nous. Mais ce qui n'est pas leur droit, c'est de se présenter ce faisant comme
« marxistes ». Car, après tout, on ne peut pas oublier que les arguments justi-
fiant les revenus des couches exploiteuses par la « rareté » du facteur de pro-
duction dont ces couches disposent (l'intérêt par la « rareté » du capital, la rente
foncière par la « rareté » de la terre, etc... - les revenus bureaucratiques par la
« rareté » du travail qualifié) ont toujours constitué le fond de l'argumentation
des économistes bourgeois visant à justifier l'exploitation. Mais, pour un
marxiste révolutionnaire, ces raisonnements ne justifient rien ; ils n'expliquent
même rien, car leurs prémisses demandent elles-mêmes à être expliquées. En
admettant, par exemple, que la « rareté » (ou l'offre et la demande) du sol cul-
tivable « explique » la rente foncière et ses oscillations, on se demande
1° quelles sont les bases générales sur lesquelles repose le système dans lequel
s'effectue cette régulation par l'offre et la demande, quelles en sont les présup-
positions sociales et historiques ; 2e et surtout, pourquoi cette rente, qui joue soi-
disant ce rôle objectif, doit-elle se transformer, se « subjectiver » en revenu d'une
classe sociale, des propriétaires fonciers ? Marx et Lénine ont déjà fait obser-
ver que la « nationalisation de la terre », c'est-à-dire la suppression non de la
rente foncière, mais de sa transformation en revenu d'une catégorie sociale, est
la revendication capitaliste idéale ; il est, en effet, évident que la bourgeoisie,
même si elle admet le principe de la rente foncière comme moyen « d'équilibrer
l'offre et la demande des services de la nature >» et d'éliminer du marché les
« besoins non solvables », ne comprend pas pourquoi ce prix de la terre devrait
profiter exclusivement aux propriétaires fonciers étant donné que pour elle
aucun monopole n'est justifié sauf celui qu'elle-même exerce sur le capital. Évi-
demment, cette revendication bourgeoise idéale n'aboutit jamais, pour des rai-
sons politiques générales d'abord, et surtout à cause de la fusion rapide des
classes des capitalistes et des propriétaires fonciers. N'empêche que cet exemple
théorique prouve que même si l'on admet le principe de la « rareté » en tant que
principe régulateur de l'économie - ce qui n'est en réalité qu'une mystification
réactionnaire - on n'en peut nullement déduire l'adjudication des revenus résul-
tant de cette « rareté » à certaines catégories sociales. Même l'école « néosocia-
liste » l'a compris, qui veut maintenir à la fois le caractère régulateur de la
52 SOCIALISME OU BARBARIE

« rareté » des biens et des services et l'affectation à la société des revenus qui
en résultent.
Dans le cas qui nous occupe, toutes les « explications » sur la « rareté du
travail qualifié en Russie » ne justifient ni n'expliquent l'appropriation des reve-
nus, qui soi-disant en résultent, par la bureaucratie, sauf si l'on se réfère au
caractère de classe de l'économie russe, c'est-à-dire au monopole exercé par la
bureaucratie sur les conditions de la production en général, et de la production
du travail qualifié en particulier. Lorsque l'on a compris la structure de classe
de la société russe, tout s'explique et même tout se « justifie » du même coup.
Mais cette justification - analogue à celle que l'on peut donner historiquement
du régime capitaliste et en définitive même du fascisme - ne va pas très loin.
Elle s'arrête là où commence la possibilité de la classe exploitée à renverser le
régime d'exploitation - qu'il s'intitule « République Française » ou « Union des
Républiques Socialistes Soviétiques » - possibilité dont le seul test est l'action
révolutionnaire elle-même.
LE STALINISME EN ALLEMAGNE ORIENTALE
Hugo Bell (n° 7, août-septembre 1950, pages 21-33,42-45,
n° 8, janvier-février 1951, p. 34)

Ce texte signé Hugo Bell (Benno Sternberg) illustre par une


analyse historique concrète les thèses exposées dans les textes
théoriques cités plus haut. Il trouvera plus tard sa place dans
un livre La Classe ouvrière d'Allemagne Orientale. Essai de
chronique (1945-1958) (Editions Ouvrières, Paris, 1958) sous
la signature de Benno Sarel. Ce travail est le fruit d'une expé-
rience de plusieurs années dans les deux Allemagne occupées
de l'après-guerre, complétée par un minutieux travail de docu-
mentation.

L'auteur commence par brosser un tableau de cette Alle-


magne Orientale ravagée par la guerre et soumise par l'armée
russe à la terreur, d'abord, puis à une exploitation dévastatrice
sous le prétexte des réparations dues par l'ensemble du peuple
allemand à l'Union Soviétique. Dans cette « zone de la faim »,
où la mortalité atteint des sommets, où la natalité plonge, les
Russes démontent et transfèrent chez eux machines, rails, usines
entières, puis, après avoir constaté le gâchis qui accompagne ce
pillage, ils s'efforcent de relancer la production locale pour la
ponctionner au travers des « sociétés anonymes soviétiques »
(S.A.N.). En même temps, ils reconstituent un nouveau parti
communiste (S.E.D.) autour du noyau des staliniens purs reve-
nus de leur exil russe et en écartant systématiquement les révo-
lutionnaires restés en Allemagne. Peu à peu, par des promotions
au sein de la classe ouvrière et en mettant à profit l'extrême
pénurie de denrées de première nécessité pour créer une couche
de relatifs privilégiés, une véritable classe dirigeante bureau-
cratique se constitue, appuyée, évidemment, sur l'occupant sovié-
tique, et s'efforce de prendre en main la direction de la société.
Cela ne va pas sans difficultés. Nous en donnons ci-dessous
deux exemples. Le premier a trait aux rapports de ce parti-Etat
stalinien avec la bourgeoisie. La ligne définie par le Kremlin
excluant toute véritable « révolution socialiste » en Allemagne
Orientale, la bureaucratie n'a nullement cherché à exproprier
tous les capitalistes ; elle a au contraire cru pouvoir s'appuyer
sur un certain nombre d'entre eux, les « éléments progressistes »
54 SOCIALISME OU BARBARIE

de la bourgeoisie, pour remettre en route la production, tout en


les contrôlant étroitement. Voici ce qui s'est passé en réalité :

[...] Tout était donc prévu pour qu'un certain nombre de capitalistes vivent
et travaillent, mais très sévèrement encadrés et surveillés. Le but général était
de profiter de l'expérience des capitalistes pour faire tourner la machine éco-
nomique du pays en vue de livrer des réparations à l'U.R.S.S. et de consolider
le régime S.E.D. Mais le parti stalinien faisait preuve de myopie politique en
pensant qu'on peut grâce à l'appareil d'état et à la propagande sur la « fraction
progressive de la bourgeoisie » détourner toute une classe sociale de son but.

RÉSISTANCE DE LA BOURGEOISIE

Dès 1946, il y eut des reconstitutions de cartels et d'associations capitalistes


libres. Les petits fabricants de verre de Thuringe se groupèrent et s'unirent
ensuite aux polisseurs de verre émigrés de Bohême qui s'étaient groupés de
leur côté. Ils s'entendirent pour faire monter les prix de leur production. Mais
cette association, ainsi que d'autres semblables, eut un caractère sporadique
car elle fut vite découverte. D'autres groupements capitalistes eurent plus de
chance et acquirent plus d'envergure ; ainsi les fabricants et les marchands de
textiles de Saxe qui avaient créé dès 1946 également une communauté de tra-
vail clandestine. A la différence de leurs collègues de Thuringe ils avaient eu
l'habileté d'occuper les postes principaux de la section textiles du comptoir indus-
triel de Dresde ainsi que de la succursale de ce dernier à Chemnitz. De plus et
surtout ils avaient su s'introduire dans le département respectif du ministère
de l'économie saxon. Très souvent ces industriels et gros commerçants étaient
membres du S.E.D. et mettaient à profit la théorie, en vogue alors, du courant
progressif au sein de la bourgeoisie. Grâce à leurs relations administratives et
politiques, et à leur habileté, les tisserands et les fabricants de tricots de la
région de Chemnitz firent des affaires d'or. Ils s'attribuèrent des quantités de
matières premières et de combustibles supérieures aux besoins. Ils en reven-
dirent au marché noir. Ils écoulèrent une partie de la production en cachette aux
capitalistes de l'Allemagne occidentale ou de Berlin, ou bien firent des affaires
de compensation au sein de la zone russe. Le cas des tisserands de Saxe fut
loin d'être isolé et d'autres scandales de moindre envergure éclatèrent dans
d'autres branches aussi.
Au bout de quelques mois seulement après la création des comptoirs, les
capitalistes réussissaient non seulement à transformer en leurs instruments les
organismes destinés par le S.E.D. à les contrôler mais encore, grâce à ces orga-
nismes, ils sabotaient les efforts de planification et désagrégeaient l'appareil
administratif économique. Il s'avérait ainsi qu'il n'est pas possible de faire tra-
vailler la bourgeoisie contre elle-même et la théorie du courant progressif capi-
taliste s'effondrait.
Car par ailleurs l'ensemble de la situation économique favorisait la résis-
tance habile et secrète du capitalisme. Les démontages et les réparations, après
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 55

les destructions de la guerre, avaient provoqué une pénurie générale. Le mar-


ché était inondé de signes monétaires et les prix étaient maintenus artificiel-
lement au bas niveau de 1944. N'importe quoi était acheté. Il fallait être assez
habile pour trouver une matière première même de mauvaise qualité, et parmi
les ruines des rudiments de moyens de fabrication. Beaucoup de petites et
moyennes entreprises furent fondées ainsi entre 1945 et 1947 par d'anciens
capitalistes, qui mettaient à profit leurs expériences commerciales et leurs liai-
sons d'affaires. Pour la même raison - la pénurie et la détresse générale - les
fonctionnaires pouvaient être corrompus assez facilement. Un rédacteur de
ministère touchait 3 à 400 marks par mois, et le moindre fabricant jonglait,
avant la réforme monétaire, avec des trentaines de milliers. Pour la même rai-
son encore les capitalistes réussirent à influencer ou corrompre les conseils
d'entreprise de leurs usines. Ces derniers acceptaient qu'une partie de la pro-
duction soit soustraite au plan et « compensée », c'est-à-dire échangée par des
canaux privés contre d'autres marchandises ou du ravitaillement pour les
ouvriers. Souvent le conseil d'entreprise acceptait de couvrir l'opération contre
des avantages pour lui-même.
Ainsi, loin de « rester à leur place et de travailler », comme l'aurait désiré le
commandement soviétique, les capitalistes remuaient, se débattaient et mar-
quaient des points car ils réussissaient à se gagner ou à corrompre l'appareil
même qui était destiné à les contrôler. Bien entendu, pour ce faire, ils se sen-
taient encouragés par la renaissance du capitalisme en Allemagne occidentale
et en général par la supériorité des forces du capitalisme sur celles de l'U.R.S.S.
sur le plan mondial.

RENTABILITÉ DES ENTREPRISES PRIVÉES ET NATIONALISÉES

Ce n'était d'ailleurs là qu'une partie du poids qu'exerçait le secteur capita-


liste sur l'économie de la zone russe. Car souvent, au début surtout, les entre-
prises privées réussissaient à battre, au point de vue de la rentabilité, les entre-
prises nationalisées. Le journal Der Morgen du 7.3.48, qui est l'organe du parti
libéral-démocrate de la zone soviétique, démontre que pour 1947 les entreprises
nationalisées de Saxe, qui affichaient un bénéfice d'environ 5.000.000 de marks,
en avaient en réalité perdu 18,5 millions car l'administration financière leur fai-
sait cadeau de 23,5 millions sous forme d'impôts sur le capital qu'elle ne tou-
chait pas et qu'elle aurait réclamé à des entrepreneurs privés. La non rentabi-
lité des L.E.B. était d'autant plus frappante qu'elles jouissaient par rapport
aux entreprises privées d'autres avantages encore en dehors de l'imposition
différente. Ainsi elles touchaient des subventions pour pouvoir maintenir les
prix de 1944 et étaient favorisées dans la répartition des matières premières.
Mais le secteur privé possédait plus d'habileté commerciale et les bénéfices
amenés par les affaires de compensation étaient incomparablement plus hauts
que les bénéfices légaux.
56 SOCIALISME OU BARBARIE

L'ESPRIT CAPITALISTE GAGNE LE SECTEUR NATIONALISÉ


ET LES INSTITUTIONS PUBLIQUES

Simplement pour pouvoir vivre et pour pouvoir donner à manger à leurs


ouvriers, les entreprises nationalisées durent recourir aussi aux compensa-
tions. En cachette des organes du parti et du groupement industriel régional
auxquels elle appartenait, l'usine écoulait une partie de sa production pour son
propre compte. Souvent ces opérations, strictement défendues, étaient accom-
plies pour combler une nécessité tragique. De temps en temps pénétraient
jusque dans la presse S.E.D. de vrais appels de détresse de la part du person-
nel des entreprises nationalisées, comme celui-ci envoyé par le correspondant
ouvrier de la Maximilian Hutte au journal stalinien de Thuringe :
« Ceux qui sont dans l'administration devraient s'imaginer ce que ça signi-
fie de remplir un haut fourneau à la lueur d'une lampe de poche. Les hommes
de l'équipe de nuit des hauts fourneaux sont en danger de mort à la suite de
l'éclairage insuffisant causé par le manque d'ampoules électriques. »
Le sort du directeur d'une entreprise nationalisée n'était souvent pas des
plus enviables. Il était forcé de nourrir et de vêtir ses ouvriers, car autrement,
ceux-ci ne pouvaient produire. Il devait se procurer des matières premières et
du matériel d'équipement, car la non-réalisation du plan pouvait signifier pour
lui le limogeage, sinon l'arrestation. Par ailleurs le même sort pouvait l'at-
teindre si ses « compensations » étaient trop visibles. Bien entendu une cor-
ruption grandissante des cadres de l'administration accompagnait les « affaires
de compensation ».
Le parti faisait des efforts désespérés pour combattre ces habitudes. Il
condamnait hautement « l'égoïsme d'entreprise », et préconisait « l'émulation
en vue de la reconstruction démocratique ». Il multipliait les appels et les
menaces et instituait organisme de contrôle sur organisme de contrôle. Mais sa
lutte ressemblait à un duel contre des moulins à vent, car le mal résidait dans
la détresse et dans l'atmosphère générale créées par l'occupation et par les pré-
lèvements soviétiques sur la production courante. Par contre, le système des
« compensations, » les bénéfices et la vie facile qu'elles occasionnaient gagnaient
de proche en proche les cadres supérieurs de l'administration et du parti. Car,
en fait, « l'égoïsme » était loin d'être limité aux entreprises mais s'étendait aux
coopératives, aux « organisations démocratiques », aux villes et plus loin aux
gouvernements des pays. Il n'était pas rare de voir les coopératives disputant
à l'Union d'Entr'aide Paysanne ou à une municipalité, une usine qui venait
d'être expropriée et qui aurait arrondi le domaine respectif. D'autres fois on
assistait à de vraies guerres froides entre gouvernements des Lànder. Ainsi le
Saxe-Anhalt fut pendant quelque temps exploité par ses voisins qui se firent
livrer du charbon, des matières premières textiles, des produits chimiques mais
ne fournirent rien en échange. Serait-ce parce que le Saxe-Anhalt était le seul
pays à avoir un président du Conseil libéral-démocrate ? Mais entre gouver-
nements pleinement dirigés par le S.E.D. les procédés étaient pareils : au prin-
temps 1947 la Thuringe avait envoyé en Saxe des fils à tisser ; cette dernière,
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 57

pourtant, au lieu de les lui retourner sous forme d'étoffe livra le produit fabri-
qué au titre des réparations et sauva ainsi des prélèvements russes son propre
avoir. En échange la Thuringe s'arrangea par la suite pour différer ses livrai-
sons à la Saxe prévues dans le cadre des plans de 3 mois jusqu'à ce que le tri-
mestre soit écoulé et que les livraisons deviennent caduques.
Pendant les années 1946 et 1947 les administrations centrales n'eurent
aucune autorité auprès des gouvernements des pays dans leurs efforts de pla-
nification et de coordination et un vrai particularisme et égoïsme régional ayant
comme cause la misère et le manque de perspectives se développait en zone
russe.
Ainsi, moins d'un an après les nationalisations de 1946, la bourgeoisie, après
avoir subi une grave défaite, était en passe de se venger. Loin de se limiter à la
sphère qui lui était assignée, elle contournait les contraintes et surtout son
esprit et ses méthodes gagnaient le camp de l'adversaire. L'individualisme et la
recherche du profit prenaient le pas sur les sentiments collectivistes que l'on
essayait d'imprimer. Une fois de plus il s'avérait que l'individualisme naît natu-
rellement de la misère et que cette dernière se laisse mal planifier.
Le parti stalinien qui pensait pouvoir maîtriser la réalité sociale à coup d'or-
donnances et de mesures policières voyait l'échec - tout au moins, partiel - de
sa politique et notamment l'échec de sa tentative « d'utiliser » la bourgeoisie. Il
est vrai, la carte du S.E.D. était devenue la clé de toute position sociale, mais
la politique du parti stalinien contenait une contradiction fondamentale qui le
condamnait à des travaux de Sysiphe : il créait des organes de type collecti-
viste, sous sa domination, comme les L.E.B. et les soutenait de toutes ses forces,
mais en même temps il couvrait à 100 pour cent les prélèvements russes et
contribuait ainsi à engendrer la misère qui amenait son cortège « l'égoïsme
d'entreprise », « l'égoïsme local » et en général l'individualisme de type bourgeois.
Entre le printemps 1947 et le printemps 1948 le parti s'emploiera à surmonter
cette contradiction, mais cela sera encore par des mesures administratives et
policières. [...]

L'étude de Hugo Bell met particulièrement bien en lumière


le processus par lequel l'instauration de la dictature du Parti
Communiste transforme radicalement ses rapports avec la
classe ouvrière et révèle sa nature de classe exploiteuse. Il n'a pas
été rare, au lendemain de l'effondrement du Reich, que les
ouvriers se mobilisent spontanément pour faire redémarrer leurs
usines. Le Parti y a promptement mis bon ordre. Sous l'autorité
d'une hiérarchie sûre, il a cherché partout à réinstaurer la dis-
cipline industrielle. Mais il était difficile de motiver les ouvriers
à travailler en les laissant crever de faim et en prélevant le plus
clair de leur production pour l'envoyer en Russie. Aussi le Parti
a-t-il cherché à s'appuyer sur les Conseils d'entreprise
(BetriebsrâteJ mis en place dès avril 1946 par le Conseil de
contrôle interallié.
58 SOCIALISME OU BARBARIE

Une fois de plus le parti stalinien tendait à emprisonner la réalité sociale


dans une fiction créée de toutes pièces. Les ouvriers mettaient de la mauvaise
volonté à produire des biens qui s'en allaient en U.R.S.S. Ils étaient hostiles au
parti qui couvrait les réparations ? On tâchera de les convaincre par la propa-
gande que tout cela est juste. On étouffera en même temps toute opinion
contraire. Par un tour de passe-passe on fera élire aux ouvriers des représen-
tants staliniens dans les Conseils d'Entreprise. Ceux-ci mèneront la politique
du parti tout en se réclamant des ouvriers. Suivant leurs principes de confiance
dans l'appareil et les cadres et leur habitude de mépriser la masse, les diri-
geants staliniens étaient prêts à penser qu'en « tenant » les représentants des
ouvriers, ils pourront influencer et « tenir » ces derniers également.
La réalité ne tardera pas à se montrer peu flexible aux manœuvres du parti.

L E S CONSEILS SE DÉPARTAGENT SUIVANT LA LIGNE DE RUPTURE :


PARTI STALINIEN, MASSE OUVRIÈRE

Les élections pour les Conseils d'Entreprise se déroulèrent sans surprise.


Rendus sceptiques envers tout, les ouvriers approuvaient, en général sans dis-
cussion, la liste des candidats qui leur était proposée par le comité syndical
d'usine après avoir été composée par les chefs de la cellule stalinienne avec
approbation des dirigeants locaux du parti.
Une fois élus, les Betriebsràte devaient appliquer le programme de produc-
tion sur lequel ils s'étaient présentés. On s'aperçut alors très vite que la plupart
des cellules d'usine avaient été obligées de recourir à des éléments peu sûrs
pour compléter les listes. Trop peu liées à la masse, elles ne disposaient pas
suffisamment de cadres pour contrôler réellement le conseil. Bien des éléments,
en réalité apolitiques, quoique formellement membres du S.E.D., avaient été
présentés, ou bien des anciens communistes qui se sentaient plus proches des
ouvriers que des dirigeants bureaucrates.
Seulement dans peu de cas le Betriebsrat essaya d'appliquer la politique de
« travailler d'abord » que le parti appliquait notamment dans les V.E.B. et les
S.A.G. ; mais alors le Betriebsrat se transformait presque automatiquement en
auxiliaire de la cellule et même de la police. Les ouvriers ne prêtaient pas atten-
tion aux harangues sur la production du Betriebsrat. Celui-ci était alors obligé
d'introduire le travail aux pièces, de renforcer la discipline et parfois de faire
fouiller les ouvriers à la porte de l'usine pour découvrir les « saboteurs et les
voleurs ». Bien entendu, dans ce cas, le Betriebsrat n'avait plus rien de com-
mun avec les ouvriers; il avait échoué dans la mission de lier les ouvriers à la
couche bureaucratique naissante et s'était placé délibérément dans le camp de
cette dernière.
Le plus souvent le Betriebsrat était composé d'ouvriers qui restaient proches
des soucis de leurs camarades de travail. Ceci apparut assez clairement au mois
de novembre 1946, lorsque des Betriebsràte firent leur premier rapport d'acti-
vité trimestriel. La plupart se plaignirent de la mauvaise nourriture des
ouvriers et déclarèrent que dans ces conditions la production ne pouvait être
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 59

augmentée. Il y eut des cas où le Betriebsrat repoussa des résolutions formu-


lant cette exigence, adoptées par le Comité syndical ou la cellule S.E.D. Le résul-
tat fut que dorénavant on donna une bien moins grande publicité aux bilans tri-
mestriels et que par la suite ceux-ci ne furent pratiquement plus tirés.
Fin 1946, les syndicats procédèrent à une enquête dans cent Betriebsràte
des entreprises nationalisées. Seulement 16 avaient calculé le prix de revient
de la production et s'étaient posé le problème de l'équilibre budgétaire de l'en-
treprise. Le souci des Conseils était ailleurs : procurer à manger au personnel.
Mais ceci n'était possible qu'illégalement ou par des relations personnelles et
le Conseil rentrait alors inévitablement en conflit avec le parti et parfois avec
la cellule stalinienne de l'usine et la direction. Il arrivait que le Betriebsrat
accordât deux jours de congé hebdomadaire aux ouvriers pour que ceux-ci puis-
sent aller à la campagne se ravitailler : la direction venait annuler la mesure.
Le plus souvent le Betriebsrat vendait au marché noir ou « compensait » une par-
tie de la production contre des vivres. Il arrivait que la cellule menaçât alors
d'arrestation le Betriebsrat. Il naissait souvent une vraie inimitié entre ces deux
organes. Ce fait est avoué par le bulletin intérieur du S.E.D. de Berlin, Wille und
Weg, de février 1947. Un an après leur création officielle, il était certain que les
Betriebsràte des entreprises nationalisées avaient échappé au parti. Non seu-
lement, ils n'avaient pas réussi à colmater la rupture qui existait entre ouvriers
et bureaucrates mais les Conseils d'Entreprise s'étaient départagés eux-mêmes
suivant cette ligne de rupture.

BETRIEBSRAT, CELLULE STALINIENNE ET DIRECTION D'ENTREPRISE

En schématisant on peut affirmer qu'au sein de l'entreprise nationalisée le


Betriebsrat représentait les ouvriers; la cellule stalinienne les intérêts du Krem-
lin, l'ordre établi et les intérêts généraux de la caste naissante, tandis que la
direction était en proie le plus souvent à « l'égoïsme d'entreprise ». En général,
le Comité syndical se trouvait sous l'influence de la cellule.
L'hostilité des ouvriers envers les bureaucrates s'exprimait rarement à tra-
vers des formes de lutte évoluées : il n'y eut en tout que trois-quatre grèves
pour une meilleure nourriture, vite réprimées. Le Betriebsrat représentait non
seulement les ouvriers mais aussi leur situation sans issue, leur manque de
perspectives et leur manque d'espoir dans les destinées de leur classe. A aucun
moment, il n'y eut de tentative sérieuse d'unir la classe ouvrière contre la
bureaucratie. Elle restait émiettée et s'efforçait simplement de vivre.
Au sein de chaque usine, pourtant, les ouvriers réussissaient parfois à
influencer non seulement le Betriebsrat mais comme nous l'avons vu aussi bien
la cellule et la direction. Tous trois s'entendaient pour couvrir les affaires non
officielles. Le dépit du parti était grand dans ces cas. Ce sentiment est exprimé
par exemple dans la revue théorique des syndicats Arbeit de septembre 1947
qui écrit : « Les Betriebsràte, les groupes d'entreprise syndicaux ou politiques
ont tendance à se trouver sous la pression et à la traîne des parties non politi-
sées et mécontentes du personnel ». Mais le plus souvent, le parti ne donnait pas
60 SOCIALISME OU BARBARIE

de publicité à ses sentiments et parfois son dépit se traduisait par des arres-
tations.
Entre direction et cellule il y avait également des situations tendues. Les
membres de la direction faisaient partie de la cellule, mais en général ne
venaient pas aux réunions. Aux prises avec les difficultés redoutables ils se
heurtaient aux exigences du parti représenté en l'occurrence par le secrétaire
du groupe S.E.D. Ne pouvant s'y opposer ouvertement ils feignaient d'ignorer
la cellule. Mais dans leur attitude, à côté de l'hostilité, une nuance de mépris
ne manquait pas. Les actuels directeurs - anciens ouvriers révolutionnaires -
avaient franchi un nouveau pas vers l'acquisition d'une conscience de caste.
Pris dans l'engrenage de leurs préoccupations de direction, ils se sentaient supé-
rieurs non seulement à la masse des travailleurs, mais aussi à leurs anciens
camarades de parti restés ouvriers qui vivaient comme avant, au jour le jour,
et étaient absorbés par les problèmes de leur existence.
Souvent, il y avait union personnelle entre la direction de l'entreprise et
celle de la cellule. Ceci correspondait au manque de cadres moyens du parti et
avait presque toujours comme conséquence de subordonner la cellule à la direc-
tion. Le parti réagissait alors, remettait la direction effective aux mains d'élé-
ments sûrs au risque même de laisser péricliter l a production, mais la situa-
tion restait toujours très mouvante.
Lie parti stalinien était donc loin de maîtriser la situation intérieure des
« Entreprises-Propriété du Peuple ». Il y avait, d'une part, les ouvriers émiet-
tés, hostiles et recourant aux solutions individuelles, de l'autre le groupe bureau-
cratique de direction, uni par le souci de production dont il était le seul à se
charger, mais tiraillé entre le besoin de ne pas s'éloigner des ouvriers et celui
de suivre la ligne du parti. L'ancien esprit individualiste du capitalisme était
représenté également par la nécessité où se trouvait le groupe bureaucratique
de recourir aux compensations. La corruption et le désir d'enrichissement ne
manquaient pas non plus et s'étendait jusqu'aux membres du Conseil d'Entre-
prise.

RÉACTION DU PARTI STALINIEN

La tentative stalinienne de ranimer grâce aux Betriebsràte les illusions des


ouvriers d'avant-garde et l'ardeur au travail de l'été 1945 avait échoué. Malgré
son amorphisme politique, la classe ouvrière avait imposé à la majorité des
conseils leur conduite. Devant son poids et sa volonté de vivre, le réseau de
cadres staliniens s'était avéré trop faible.
Le S.E.D. était considéré de plus en plus comme une organisation de Quis-
lings et la productivité du travail, qui était au début 1947 - suivant des sources
officielles - à 40 % par rapport à 1936, n'avait pas tendance à monter.
Les Betriebsràte constituaient, tout au moins pour la forme, un moyen démo-
cratique de résoudre le problème de la productivité du travail ; dorénavant, le
parti recourra toujours plus à des moyens purement bureaucratiques et de
force. Il restreindra progressivement les droits des Betriebsràte jusqu'à les dis-
LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE 61

soudre; il introduira à l'usine les méthodes d'exploitation connues en U.R.S.S.


sous le nom de stakhanovisme; enfin, il créera de toutes pièces des organismes
de contrôle policiers qu'il baptisera populaires et qu'il présentera ensuite comme
issus de l'initiative des travailleurs. Chaque mesure sera présentée comme une
conquête démocratique, mais la propagande ne trouvera plus aucun écho parmi
les ouvriers et de plus en plus elle deviendra un alibi politique pour les com-
munistes devenus bureaucrates. Le moyen de recruter de nouveaux cadres de
direction politique et économique deviendra l'enseignement scolaire du stali-
nisme combiné à l'attrait des avantages matériels. [...]
CHAPITRE II

LE MONDE DU TRAVAIL

La grande majorité de la classe ouvrière ainsi que la mino-


rité révolutionnaire ont longtemps accepté l'idée que la condition
d'exploité était la simple conséquence de l'organisation capita-
liste de la production. Les ouvriers se pensaient comme appar-
tenant à une classe dépendante, entièrement déterminée par les
décisions de la classe antagoniste bourgeoise. Le travail, où
écla tait cette dépendance, était vécu par eux comme une malé-
diction. Or, ce travail était donné par la morale courante comme
le fondement de la société, et cela aussi, les ouvriers le croyaient.
Fierté de la tâche bien faite et dégoût de la vie menée à l'usine,
protection jalouse de l'« outil de travail » et destruction épiso-
dique de machines modernes, mépris et nostalgie des anciens
métiers, déchiraient ainsi la conscience des ouvriers. Les grandes
organisations de la classe ouvrière n'avaient rien fait pour
réduire cette ambivalence et permettre aux travailleurs une plus
juste appréciation de leur place dans la société. Les traitant tan-
tôt en mineurs devant être guidés et éduqués, tantôt en masse de
manœuvre utilisable selon les besoins politiques du moment,
elles avaient, au contraire, accentué l'état de dépendance dans
lequel les maintenait la division du travail. Ainsi révoltés mais
éprouvant un profond découragement quant aux possibilités de
changer leur sort, les ouvriers se résignaient à ce que l'organi-
sation des activités productives se trouvât hors de leur compé-
tence et qu'elle revînt légitimement aux dirigeants patronaux.

Or, dès sa constitution, le groupe S. ou B. avait combattu


cette division du travail et affirmé la capacité des travailleurs
à assimiler les techniques de production modernes, à inventer
les moyens de résistance et à dépasser le cadre étroit de leur
unité de travail. La figure du prolétariat que diffusa la revue fut
ainsi celle d'une classe que sa créativité dans les luttes et son
aptitude à répondre collectivement aux problèmes surgissant
au long du processus productif rendaient capable de gérer
d'abord la production puis le fonctionnement d'ensemble de la
société. La classe ouvrière devenait ainsi, au sens plein, une
classe autonome sur laquelle pouvait être à nouveau fondé un
projet révolutionnaire.
62 SOCIALISME OU BARBARIE

Nous donnons trois extraits d'articles significatifs de ce


renouvellement de la pensée et de l'action du groupe.
Le premier est tiré de « L'Ouvrier américain », de Paul
Romano, brochure éditée en 1947 par la Tendance Johnson-
Forest, groupe américain avec lequel S. ou B. avait entretenu
dès ses débuts une étroite relation. Ce texte, publié sur cinq
numéros, a constitué pendant de nombreuses années un modèle
d'interprétation des luttes menées en France.
Le second est tiré de « L'expérience prolétarienne » de Claude
Lefort paru comme éditorial non signé du numéro 11. Ce texte
se compose de deux parties : d'abord une discussion serrée de la
nature du prolétariat, du sens de son opposition à l'organisation
capitaliste de la production et de la portée universelle de sa
lutte ; ensuite, une tentative de définition d'activités concrètes
(enquêtes, recueil de témoignages) correspondant aux énoncés de
la première partie. Dans la discussion du début, l'auteur montre
que la conscience de classe du prolétaire n'est pas donnée par la
simple situation d'exploitation, cette situation tendant seule-
ment à lui assigner une place, subordonnée, dans la société ; la
conscience de classe du prolétaire se forme à travers l'activité et
la réflexion qu'il doit déployer, les objectifs qu'il doit se fixer, les
obstacles qu'il doit surmonter, en un mot, à travers l'expérience
qu'il fait de l'exploitation
Le troisième extrait est tiré de L'usine et la gestion
ouvrière » de Daniel Mothé (S. ou B. numéro 22). Mothé, alors
fraiseur dans un atelier d'outillage des usines Renault et ani-
mateur, à côté de Raymond Hirzel, du journal d'usine Tribune
Ouvrière, démontre que les ouvriers de son atelier, confrontés à
une organisation créée dans le but de diriger le moindre de leurs
gestes sont, de ce fait, conduits, pour assurer la production, à
contourner les directives qui leur sont imposées, à coordonner
leurs activités et à subvertir continuellement les principes de
division du travail et de parcellisation des tâches de la Direc-
tion. Ils organisent l'entraide, à l'intérieur de leur atelier et avec
les ateliers concourant aux mêmes fabrications, ils court-cir-
cuitent les lignes de commandement, négocient les temps et les
délais avec les agents de méthodes et la hiérarchie et imposent
à tous des règles de savoir-vivre au travail. Finalement, la pro-
duction de l'atelier apparaît comme le résultat d'innombrables
actes de débrouillardise et de savoir-faire, de ruses et de conflits,
constamment rejoués, à tous les niveaux. La relation entre la
direction et les ouvriers n'y apparaît pas conditionnée par le
seul rapport massif de force habituellement invoqué, mais, tout
autant, par le résultat des multiples affrontements qu'occa-
sionnent les activités productrices. Mothé conclut sur l'inap-
L E M O N D E DU TRAVAIL 65

propriation du système hiérarchique, l'inefficacité des contrôles


exercés de l'extérieur et le nécessaire abandon de la parcellisa-
tion des tâches. Il termine lucidement sur les difficultés qui sur-
giront lorsque les ouvriers tenteront d'étendre leur conception
des activités productives de l'atelier à l'usine d'abord, puis à
l'ensemble du fonctionnement social.
G.P.
L'OUVRIER AMÉRICAIN
Paul Romano (n° 5-6, mars-avril 1950, pages 124-134)

L E S C O N T R A D I C T I O N S D E LA P R O D U C T I O N

LA BAISSE DE LA PRODUCTIVITÉ DU TRAVAIL

J'ai eu plusieurs discussions avec différents ouvriers sur la baisse de la pro-


ductivité du travail.
L'ouvrier R. convient de l'existence d'une telle baisse. Spécialement en ce
qui concerne le travail à la chaîne. Les ouvriers, dit-il, ne veulent pas être trans-
formés en esclaves. Il soutient que si l'on donnait carte blanche aux ouvriers la
production pourrait être de 20 à 30 % plus élevée. Il se plaint de la somme
insurmontable d'entraves auxquelles l'ouvrier a à faire face dans son travail
au cours d'une seule journée. Il affirme que si toute la paperasserie et tous les
contrôles tatillons étaient supprimés et que, s'il était laissé libre cours à l'in-
géniosité des ouvriers, la production pourrait être considérablement accrue. Il
ajoute qu'il est extrêmement difficile de savoir ce que chaque ouvrier pense
individuellement étant donné qu'à bien des égards l'ouvrier s'isole mentale-
ment de ses camarades de travail et qu'il est rare qu'il leur fasse part de ce
qu'il pense. Les ouvriers, dit-il enfin, freinent la production et ne donnent pas
le meilleur d'eux-mêmes.

LA NORME, MAIS PAS PLUS QUE LA NORME

Je me suis entretenu du même sujet avec deux autres ouvriers. Le premier


affirme que l'on pourrait doubler la production. Le second est plus sceptique. Il
semble penser que cela ne pourrait se faire qu'en exigeant encore plus de tra-
vail de la part des ouvriers. J'abordais alors la question sous l'angle de la jour-
née de 4 heures, 5 jours par semaine et demandais s'ils pensaient qu'un tel
objectif était réalisable. J'essayais de les convaincre en mettant en avant l'idée
d'une coopération de tous les ouvriers à l'échelle de l'ensemble de l'usine. J'ex-
pliquais ce qu'était un véritable contrôle ouvrier. L'un de mes interlocuteurs
rapporta alors que durant la guerre, dans son département, les gars avaient
pris l'habitude de délibérément abattre le travail le plus vite possible et utili-
saient le temps qui leur restait de libre à jouer aux courses. Ainsi ils se dis-
trayaient et le travail était quand même fait. Il soutient qu'à cette époque l'at-
mosphère morale était entièrement différente. Il n'est plus question que de
respecter les temps et c'est tout. Il dit que lorsqu'il a rempli ses normes avant
l'heure et qu'il flâne le contremaître rapplique aussitôt et il n'aime pas cela. Il
semble que le contremaître ne puisse pas supporter de voir les ouvriers ne rien
faire bien que les normes aient été remplies. (A ce propos le second ouvrier fit
LE MONDE DU TRAVAIL 67

remarquer que les mineurs qui avaient débrayé une fois alors que la journée
était déjà avancée et que leurs quotas avaient été remplis n'avaient pourtant
pas eu leur journée entière de payée.) La conversation tourna enfin de nouveau
sur les combines astucieuses utilisées pendant la guerre par les ouvriers pour
gagner du temps.
Une équipe de manœuvres a pour unique tâche d'alimenter les divers postes
de l'usine en acier. La plupart du temps le travail consiste en ce que plusieurs
ouvriers poussent de grands chariots chargés d'acier. Il est visible que le contre-
maître de cette équipe estime que les manœuvres sont loin de donner leur pleine
force. Il s'énerve et à tout instant il joint sa force à celle des ouvriers. Il est clair
que ces derniers n'aiment pas cela. Ils n'ont rien à redire lorsque c'est moi-
même qui leur donne un coup de main parce que je suis un ouvrier comme eux.
Dès que je joins mon effort au leur, le chariot progresse rapidement. Peut-être
que cela signifie seulement qu'un manœuvre de plus était nécessaire pour ce
travail. Mais à voir l'expression de leur visage on peut tout aussi bien inter-
préter cela comme la preuve qu'ils ne font pas plus d'efforts qu'il n'en faut pour
faire avancer le chariot à petite vitesse.
Un jour, un manœuvre me confia son idée sur ces genres de travaux non
qualifiés « Tu sais, petit, c'est vraiment tout un art que d'être manœuvre. Le
truc c'est de ne pas être là lorsque l'on a besoin de toi. Il faut savoir y faire et
un manœuvre qui s'y connaît ne se crève pas ».
J'ajouterais que cela a probablement été beaucoup plus vrai durant la
guerre. Il semble que depuis qu'il y a eu des licenciements dans leurs rangs, les
manœuvres sont obligés de travailler plus dur. Mais dès qu'une occasion d'épar-
gner ses efforts lui est offerte le manœuvre ne manque pas de la saisir comme
avant. Alors que le rythme de travail s'accélère et que l'oppression des ouvriers
devient plus grande il arrive un moment où cette évolution provoque un chan-
gement dans l'attitude de l'ouvrier. C'est justement lorsque la machine exerce
sur lui le maximum de ses ravages et lorsque l'ouvrier touche au fond même de
son désespoir que, tout à coup, tout son être se révolte dans une attitude de
défi et alors il se sent envahi par un sentiment de liberté. Ce n'est que rarement
que cela arrive mais aussitôt on constate une baisse automatique dans la pro-
ductivité du travail dans le cadre de ce qu'est de nos jours l'organisation indus-
trielle. Par contre, j'ai vu des ouvriers se tuer de travail pour sortir le maxi-
mum possible de pièces uniquement parce qu'ils voulaient savoir quel niveau
de production ils pouvaient atteindre. Il s'agit ici de cas dans lesquels ils n'en
tiraient aucun profit supplémentaire. Inversement certains ouvriers se met-
tront juste avant de quitter le travail à tourner à sec, tout simplement, histoire
de brûler leurs outils. Quelquefois pourtant, il s'agit de se venger d'une crasse
faite un jour par l'ouvrier de l'équipe suivante.

LA DIVISION AU SEIN DE LA CLASSE

L'ouvrier dans son travail se heurte sans arrêt à des contradictions. Bien
souvent, il pourra avoir l'envie de donner un coup de main à un ouvrier qui fait
68 SOCIALISME OU BARBARIE

un autre travail que le sien, mais il s'abstiendra de le faire à cause de l'existence


des catégories et de la crainte de mécontenter ce faisant ses propres camarades
de travail.
De plus il risque toujours en agissant ainsi de donner à la compagnie un de
ces prétextes qu'elle recherche toujours pour justifier l'extension du nombre
des tâches qui sont exigées d'un ouvrier d'une catégorie donnée.
Salaires et catégories à l'usine sont multipliés à l'infini. C'est une lutte conti-
nuelle pour accéder à une catégorie supérieure et gagner plus d'argent, une
lutte de chacun contre tous. Les questions d'avancement ou d'attribution de
nouveaux emplois accumulent beaucoup de ressentiments aussi bien entre les
ouvriers qu'à l'égard de la compagnie. Chaque fois qu'un nouvel emploi se trouve
libre cela déchaîne d'amères querelles. Ce n'est pas essentiellement la ques-
tion des quelques francs à gagner qui est en cause, ainsi que les apparences
pourraient le faire croire, mais le fait que chacun désire voir ses capacités recon-
nues et qu'il lui soit donné une chance d'exploiter ce qu'il a en lui.
Dans les usines où le système des catégories est largement appliqué les
ouvriers se confinent aux tâches de leur catégorie. Par exemple un conducteur
de machine fait marcher sa machine, le manœuvre balaye, nettoie, porte des
charges etc. C'est en tout cas ainsi que cela se passe habituellement. J'ai pour-
tant constaté qu'il existait une tendance marquée de la part des ouvriers à bri-
ser les cadres rigides de leur qualification en faisant des travaux qui sortent
pour ainsi dire de leur juridiction. Un conducteur fera aussi le travail d'un
manœuvre, etc. C'est de leur propre initiative que les ouvriers enfreignent les
règles. Je veux dire qu'ils n'assument cette tâche supplémentaire qu'aussi long-
temps qu'ils le font de leur propre chef. Que la compagnie leur donne l'ordre de
remplir ces tâches et aussitôt les hommes se rebelleront et répondront par un
refus. Par contre, il est pratiquement impossible de les en empêcher lorsque
c'est eux-même qui en ont pris l'initiative.
Les dispositions concernant l'ancienneté introduites par les syndicats ont
très souvent pour effet d'empêcher des ouvriers faisant preuve de qualifica-
tions réelles de monter en grade. Il existe par exemple des ouvriers qui après
seulement quelques années de pratique surpassent de loin en intelligence et en
imagination de vieux compagnons. Cela est essentiellement dû à la formation
technique et générale qui leur a été dispensée dans les écoles modernes. J'ai
même entendu dire par de vieux ouvriers que le système de l'ancienneté consti-
tuait un frein au développement de la production13. Cela n'empêche pas qu'ils
seraient quand même prêts à se battre si la compagnie tentait de violer les dis-

13. On peut effectivement bien parler en Amérique d'un « système de l'ancienneté », parce que
c'est la seule manière dont les syndicats peuvent lutter contre les énormes et arbitraires fluc-
tuations de la demande de main-d'œuvre qui existent dans ce pays. Mais, inversement, le
rôle des syndicats dans la production capitaliste d'une part, et l'emprise bureaucratique des
syndicats sur les ouvriers d'autre part, se trouvent par cette pratique immensément accrus.
[Les notes de bas de page ont été introduites par le militant qui a traduit le texte dans la
revue. On remarquera quelques maladresses ou obscurités, qu'il nous a semblé inutile de
corriger]
LE MONDE DU TRAVAIL 69

positions concernant l'ancienneté. Ils se trouvent placés dans une situation


contradictoire parce qu'ils se rendent compte que le système de l'ancienneté
est nécessaire à leur défense et que cependant de telles mesures défensives
constituent un obstacle à l'épanouissement des meilleures facultés créatives
des ouvriers. Les ouvriers disent que s'ils avaient la possibilité de décider eux-
mêmes, à la base, quels sont ceux qui doivent bénéficier d'un avancement, ils
seraient en mesure d'opérer une meilleure sélection.
Durant ces derniers temps, les signes d'une évolution rapide des ouvriers
sont discernables. Ils sont agités et ébranlés par une profonde insatisfaction. Ils
veulent avoir une existence plus supportable à l'usine. Partout on sent chez eux
le désir de résoudre les contradictions de la production qui les aliènent. C'est
ainsi que l'ouvrier à qui l'odeur écœurante de sa machine soulève l'estomac la
stoppe tout à coup en s'écriant « Qu'ils aillent se faire foutre avec leurs caté-
gories. J'en ai plus que marre. Je vais la nettoyer moi-même cette putain de
machine ».

LA SPONTANÉITÉ CRÉATIVE DES OUVRIERS

Lorsqu'un ouvrier trouve l'occasion de s'évader un moment, il en profite pour


inspecter les autres départements de l'usine. Cela arrive rarement. Son désir
d'accéder à une vision de cet ensemble dont il est une partie n'est jamais satis-
fait. Il n'arrive pas à connaître les techniques et les pratiques des départements
voisins dans leur totalité. Lorsqu'il le peut l'ouvrier s'arrêtera devant une
machine qui l'intrigue, ramassera une pièce usinée et fera des commentaires.
Il posera des questions concernant cette pièce à l'ouvrier travaillant sur la
machine. On peut alors déceler une extraordinaire expression d'envie dans les
yeux attentifs de ceux qui ont pour tâche habituelle un travail de manœuvre ou
un travail manuel et non qualifié. Il n'est pas rare d'entendre un ouvrier dire
à un autre : « C'est un drôle de bon boulot que tu as là ».
Et pourtant lorsqu'un ouvrier monte en grade son nouveau travail lui paraît
rapidement routinier et une fois de plus il se trouve en proie à la même insatis-
faction. De nombreux ouvriers expriment le désir d'être affectés à l'atelier d'ou-
tillage, mais même dans cet atelier le travail a été l'objet d'une telle division que
les opérations exigées en sont devenues simples et routinières. L'un des ouvriers
les plus qualifiés de mon département est un régleur. Il se consacre à une grande
variété de travaux durant sa journée, réglant les machines, imaginant de nou-
veaux montages etc. Cependant son travail l'assomme. Il dit : « Si tu trouves que
c'est une si bonne place tu n'as qu'à la prendre. Moi j'en ai plein le dos »
Pendant la guerre s'est développé un genre de spontanéité créative des
ouvriers qui a reçu le nom de « commandes gouvernementales »14. Je ne pense

14. En France, c'est tout simplement ce que l'on appelle « la perruque », qui a existé de tout
temps. Il est cependant à noter qu'ici les objets produits sont en général des objets utilitaires
(porte-bagages pour vélos, poussettes d'enfants, etc...), évidemment à usage personnel. Durant
1 occupation pourtant on a pu constater une véritable production pour la vente ou le troc.
70 SOCIALISME OU BARBARIE

pas qu'il existe un seul ouvrier qui, à un moment ou à un autre, n'ait pas tra-
vaillé à ces « commandes gouvernementales ». Il était devenu courant et même
normal de voir un ouvrier fabriquer quelque chose pour lui durant les heures
de travail. Des centaines de milliers d'ouvriers ont fait des bagues, des cadenas,
des outils, des bricoles. Si le contremaître ou un chef survenait et demandait :
« Qu'est-ce que vous êtes en train de faire ? » La réponse était : « commande gou-
vernementale ». Beaucoup de jolies choses furent ainsi faites et les ouvriers se
les montraient les uns les autres. Cette pratique se perpétua et il semble qu'elle
doive rester acquise. L'expression de « commande gouvernementale » s'applique
à tout travail que l'ouvrier peut faire pour son propre compte sur le temps de
la compagnie. Il semble pourtant que les ouvriers aujourd'hui ne font pas preuve
d'autant de patience qu'alors dans ce genre de travaux et qu'ils ont besoin de
quelque chose de plus que ce dérivatif.
Ce n'est pas seulement pour le savoir faire que l'ouvrier désire être capable
de faire beaucoup de choses. Un ouvrier parlera d'un autre en disant : celui-là,
il sait faire de tout. Il aimerait bien, lui aussi, en être capable, mais même cela
n'est pas suffisant. A l'heure du repas on entend souvent les ouvriers discuter
de la meilleure manière de faire un boulot, de la première à la dernière opéra-
tion. Ils parlent alors de la qualité de la matière qu'il convient d'utiliser, de
comment faire telle ou telle opération sur telle ou telle machine plutôt qu'une
autre, ainsi que des divers montages ou réglages. Mais jamais ils n'ont le pou-
voir de décider du comment et du pourquoi de la production. Cependant s'ils ne
peuvent pleinement utiliser les ressources de leur expérience, ils s'efforcent
tout au moins de les mettre à contribution le plus qu'ils le peuvent.
Pour assurer la production, de nombreux ouvriers mettent au point des pro-
cédés ingénieux. Certains changent les jeux de roues lorsque le contremaître
n'est pas dans les environs. D'autres fabriquent des outils spéciaux ou font des
montages particuliers sur leurs machines afin de se faciliter le travail. Ils gar-
dent pour eux ces améliorations afin que la compagnie n'en profite pas. Parfois
ils s'entraident, parfois ils ne le font pas.
L'autre jour mon voisin de machine imagina un système adroit permettant
d'améliorer le rendement de sa bécane. Il tint à me le montrer et à m'expliquer
ce qu'il avait fait. Il était satisfait de sa réussite et il était déçu que personne
d'autre ne puisse l'admirer.
Les conducteurs de machines fonctionnant par coupement du métal ont sou-
vent l'envie d'accélérer l'avancement et d'augmenter la profondeur des passes
pour voir jusqu'où ils peuvent aller. Cela se passe couramment sur les tours,
parallèles et verticaux, etc. Moi-même j'ai bien souvent fait de même. Bien que
l'on risque ainsi de casser quelque chose, les ouvriers qui le tentent cherchent
ce faisant à dominer complètement leur machine.
Étant donné que les ouvriers n'ont pas la possibilité de donner libre cours
à leur spontanéité créative à l'atelier, c'est en dehors de l'usine, chez eux, qu'ils
cherchent à la satisfaire. Nombreux sont les ouvriers qui cherchent à oublier la
tension de l'usine, durant leurs heures de loisir, en travaillant sur leur voiture.
Ils les nettoient et les astiquent, raccommodent les moteurs et les divers autres
L E MONDE DU TRAVAIL 71

organes mécaniques. Les ouvriers passent aussi leur temps à peindre et à répa-
rer leur maison.
Mais ici aussi ils sentent qu'il leur manque quelque chose. Il leur arrive
d'abandonner le travail entrepris durant des semaines entières parce qu'ils y
ont perdu tout intérêt et, à moins qu'ils ne s'y forcent, le travail demeure alors
inachevé. De nombreux ouvriers confient à leurs camarades d'atelier : « Lorsque
j'ai fini ma journée à l'usine c'est pour remettre ça que je rentre à la maison ».
Lorsqu'un ouvrier voit un nouveau modèle de machine il l'observe avec des
yeux de connaisseur. « Quelle bécane ! » s'exclame-t-il. Son appréciation n'est pas
fonction d'une évaluation monétaire, mais il en juge d'après ce qu'elle pourrait
donner sous sa conduite à lui.

LA COMMUNAUTÉ OUVRIÈRE

Personne n'échappe à la vie misérable de l'usine. Aussi lorsque des ouvriers


geignent et se plaignent continuellement auprès de leurs camarades de tra-
vail, ceux-ci s'énervent. Les pleurnicheurs ne sont pas appréciés et on les évite
autant que possible. Les ouvriers leur disent « Si tu as des réclamations à
faire ne t'adresse pas à moi. Adresse-toi au patron ».
Tout ouvrier capable respectera un autre ouvrier qui fait du bon travail.
C'est de cette manière que se crée un sentiment de respect mutuel et d'appré-
ciation réciproque. C'est là pour la communauté ouvrière une sorte de code non
formulé.
Les ouvriers ont des procédés pour se mettre les uns les autres à l'épreuve.
Parfois, durant une journée, on cherchera à embêter un ouvrier ; par exemple,
en mettant du bleu sur sa machine, en l'arrêtant continuellement, en foutant
la pagaille dans sa boîte à outils, en cachant ses outils. On fait cela pour voir
s'il ira pleurer auprès des chefs et s'il est un bon gars qui comprend la plai-
santerie.
Souvent un ouvrier trouve satisfaction à venir travailler un jour où l'on ne
s'attend pas à le voir. C'est de son propre chef qu'il prend une telle décision, vu
qu'il n'est pas tenu de venir ce jour-là. Ces ouvriers qui agissent ainsi prennent
un certain plaisir à être venus spécialement s'il y a d'autres ouvriers qui, eux,
sont absents. On remarque alors une certaine atmosphère de camaraderie et
d'insouciance.
Dans chaque département, les ouvriers vont faire de temps à autre un tour
aux lavabos pour fumer un peu ou se reposer un moment. Personne n'a jamais
fixé une périodicité à ces déplacements mais dans mon département, nous avons
établi une sorte de tradition tacite en la matière. La journée est divisée en deux.
Première cigarette à 10 heures du matin, seconde à 2 heures de l'après-midi. A
de telles heures, on est sûr de trouver d'autres ouvriers et d'avoir de la compa-
gnie à qui parler.
Lorsqu'un ouvrier change d'usine, il est temporairement envahi par le sen-
timent d'être perdu et doute de sa capacité à bien remplir son nouveau travail.
72 SOCIALISME OU BARBARIE

Après une journée passée dans la nouvelle usine, au milieu des ouvriers qu'il
retrouve, sa confiance en lui-même et en ses capacités renaît d'un seul coup.
Lorsqu'un malheur frappe un ouvrier mort dans sa famille, maladie ou
autre détresse personnelle, les ouvriers expriment leur compassion. Bien sou-
vent, les mots seuls ne suffisent pas à apporter une consolation ; aussi l'ouvrier
du rang cherche à manifester la part qu'il prend à ce malheur en aidant d'une
manière ou d'une autre son camarade endeuillé. Lorsqu'un malheur frappe un
ouvrier, il trouve un certain soulagement à l'usine, loin de la tristesse de la mai-
son.

COMME S'ILS ÉTAIENT QUELQU'UN

Un jour, durant le repas, les ouvriers discutaient et se lamentaient du peu


de véritable amitié qui prévaut dans les relations entre les gens. L'un d'eux
s'exprimait dans des termes qui, en fait, signifiaient non pas amitié, mais bien
camaraderie. Il disait que c'était tragique que les relations entre les hommes
n'étaient pas harmonieuses.
Tous les employés possèdent un matricule. Systématiquement, les numéros
matricules remplacent les noms des ouvriers. Enveloppes de paye, bons de tra-
vail, etc., sont tous adressés à un numéro matricule. Même les ouvriers com-
mencent à se référer les uns aux autres comme à des numéros : « Le 402 a tra-
vaillé sur ma machine cette nuit ».
Il y a beaucoup d'ouvriers dans l'usine qui cherchent à trouver un moyen
d'exprimer l'importance de la fonction qu'ils tiennent en tant qu'individus. La
compagnie qui en est consciente institua le port d'un certain type d'uniforme
pour certaines fonctions. C'est une sorte de veste ou de manteau de travail léger,
orné de l'insigne de la compagnie, habituellement porté par les régleurs ins-
pecteurs, etc. Je pris la peine d'observer les réactions des quelques ouvriers
auxquels cette petite ruse était destinée. Au début et pendant quelques jours,
il apparut qu'ils affichaient un air de supériorité, comme si maintenant ils
étaient quelqu'un. Quelques jours plus tard, l'uniforme était devenu sale et, de
plus, les autres ouvriers, dès le premier jour, n'avaient tenu aucun compte de
cette nouvelle marque de distinction dont ceux qui portaient les vestes pen-
saient être les bénéficiaires. La nouveauté perdit rapidement son attrait d'au-
tant plus qu'aucun changement réel n'était apporté au statut de ces ouvriers et
que le travail continuait, aussi monotone qu'auparavant. Les ouvriers portent
parfois leur nom sur leur chemise. Très souvent, il est facile d'identifier les
ouvriers d'après le genre et la couleur des vêtements pour lesquels ils ont une
préférence.
J'ai précédemment rapporté les circonstances qui accompagnèrent l'intro-
duction par la compagnie d'un système de convoyage des pièces usinées et sou-
ligné l'hostilité des ouvriers à l'égard de ce système.

Mais il y a d'autres raisons à cette hostilité. Avant l'introduction de ce sys-


tème, les pointeaux venaient jusqu'aux machines des ouvriers pour leur donner
LE MONDE DU TRAVAIL 73

un reçu en échange de la livraison de leurs pièces. Maintenant, l'ouvrier place


ses pièces sur le convoyeur qui les centralise toutes en un endroit donné de
l'usine. A divers intervalles durant la semaine, on lui fait parvenir ses reçus. Les
anciens rapports d'homme à homme, entre le pointeau et l'ouvrier sont ainsi
supprimés (ce qui est très avantageux pour le pointeau). L'ancien système don-
nait aux ouvriers le sentiment d'un contact individuel avec les récipiendaires
de son travail. L'ouvrier est très mécontent du nouveau système et demande que
l'ancien soit rétabli. Il insiste pour que son travail soit comptabilisé à sa
machine. Il donne pour justification de cette réclamation que, sans cela, on va
le voler d'une partie de son travail. Mais ce n'est plus autant le cas maintenant
et la compagnie multiplie les contrôles pour que personne ne soit volé. Le nou-
veau système, ainsi que nous l'avons déjà dit, s'est révélé, à bien des égards, plus
satisfaisant que l'ancien. Mais l'ouvrier ne veut rien entendre, pas même la
voix de sa propre raison, et il est mécontent de voir que s'accentue encore le
divorce qui existe entre lui-même en tant qu'individu et le fruit de son travail,
de se sentir absorbé dans le processus d'automatisation de la production. Il
essaie de protéger son individualité et se rebelle devant un enrégimentement
croissant de son activité qui le stérilise. Aussi ce n'est pas contre le fait qu'il est
forcé de charger lui-même le convoyeur qu'il proteste, mais à cause de la sépa-
ration croissante qui s'introduit entre son activité productive et le fruit maté-
riel de ses efforts, entre lui-même et les récipiendaires de son travail.

COOPÉRATION

L'organisation actuelle de la production à l'usine tend à opposer le blanc au


noir, le juif au chrétien, les ouvriers entre eux enfin. Mais les éléments essen-
tiels de cette division des ouvriers peuvent s'exprimer au niveau de l'activité pro-
ductive elle-même. Ainsi que je l'ai dit précédemment, les ouvriers ont un res-
pect mutuel fondamental de leurs qualités professionnelles. La communauté
ouvrière transforme ce respect en une sorte de fierté qui est profondément
ancrée chez les ouvriers. Quels que soient les effets déformants de la produc-
tion moderne, ce sentiment reste vivace chez les ouvriers. Il exprime une carac-
téristique universelle qui est au-dessus des barrières de races, de convictions,
de religions. Mais de nos jours, cette solidarité ne trouve pas la possibilité de
s'exprimer sur le terrain de l'activité productive. Aussi tend-elle à se manifes-
ter sur d'autres plans.

Parfois, on voit se développer une magnifique camaraderie à l'usine entre les


ouvriers. Habituellement, elle s'exprime dans quelque jeu bruyant et violent.
Bien souvent aussi, les ouvriers chanteront en cœur pour égayer la journée de
travail. Parfois on discutera interminablement des équipes de base-bail, de
leurs performances, de ceux qui jouent dedans. On donne des détails précis sur
chaque joueur et nombreux sont ceux qui connaissent jusqu'à l'état de leur
santé. Les ouvriers s'empareront de tout sujet susceptible de servir de lien d in-
térêt entre eux : le base-bail le jeu, les femmes.
74 SOCIALISME OU BARBARIE

Un bon ouvrier aime toujours garder sa place propre. La rigidité des caté-
gories et les conflits qu'elle entraîne l'en empêche souvent15. Un jour, le sol, le
long des rangées de machines, était trempé d'huile. On avait répandu de la
sciure de bois pour l'absorber. Le résultat fut une sorte de gâchis épais et lourd
à la place de l'huile. Bien qu'il en soit presque toujours ainsi, ce jour-là, les
conducteurs allèrent chercher un balai et nettoyèrent autour de leurs machines.
Ensuite, le balai fut systématiquement passé de l'un à l'autre, le long des tra-
vées. La compagnie passe son temps à réclamer des hommes cet effort, mais il
est très rare qu'ils le fassent, malgré le fait qu'ils désirent beaucoup garder leur
place propre.

Un jour, la chaleur était telle que l'on aurait dit que les thermomètres
allaient éclater. On suffoque dans l'usine. La rangée supérieure des fenêtres
est fermée. La chaîne est cassée et n'a pas été réparée. D'un bout à l'autre de
l'usine, les ouvriers ne cessent pas de se plaindre aux contremaîtres. Pour une
raison ou une autre, ils sont incapables d'y remédier et les fenêtres restent fer-
mées. Personne ne pose de revendications officielles. Je cherche le délégué, mais
il n'est pas là. Je contacte alors un ouvrier et lui dis « Ouvrons donc nous-
mêmes ces putains de fenêtres ». Il répond « Allons-y ». Je fais la même pro-
position à quelques autres ouvriers qui acceptent. Deux d'entre nous montent
jusqu'à la fenêtre de la salle de douches qui donne sur le toit, pour examiner la
situation. Il se révèle qu'il est impossible de réparer les fenêtres par ce côté-là.
Nous redescendons et sommes forcés de retourner à nos machines. Il m'était tout
d'un coup devenu clair comme de l'eau de roche qu'une demi-douzaine d'ou-
vriers auraient immédiatement répondu à cet appel si on leur avait proposé
d'aller chercher une échelle nous-mêmes et de monter réparer les fenêtres. Les
ouvriers sont prêts à coopérer pour améliorer les conditions d'existence à l'usine.

CONCLUSIONS

La machine-outil de base dans l'industrie, c'est le tour. C'est, au départ, du


premier tour élémentaire que l'outillage perfectionné de l'industrie moderne
s'est développé. Presque tout l'outillage moderne dérive du principe du tour. La
plupart des ouvriers qui connaissent quelque chose en mécanique savent cela.
Ce que je veux souligner plus particulièrement, c'est ceci : la maîtrise de l'une
quelconque de ces machines prépare automatiquement l'ouvrier à s'assurer
facilement la maîtrise des autres. J'ai pu le constater des centaines de fois
durant ces sept dernières années. Moi-même, ainsi que d'autres ouvriers, avons
été à un moment ou un autre, mis sur des machines que nous n'avions encore
jamais conduites. La plupart du temps, cela nous prenait une demi-heure pour
nous mettre suffisamment au courant. C'est ainsi que, d'ailleurs, les choses se
passent couramment dans la plupart des usines. Lorsqu'il n'y a momentané-

15. L'auteur veut signifier, par là : soit ne peut, soit ne veut pas faire ce qui n'est pas de son
ressort.
L E M O N D E DU TRAVAIL 75

ment plus de travail sur une machine on met l'ouvrier sur une autre. J'ai l'oc-
casion d'en faire la constatation chaque jour à l'usine. Dans l'usine où je suis
actuellement, durant les deux premiers mois, j'ai conduit une perceuse, un tour,
une machine à fileter automatiquement, une presse. Pour deux de ces machines,
il s'agissait de ma première expérience.
Je me rappelle que pendant la guerre, c'était encore plus vrai. Un autre fait,
également révélé par la guerre, c'est la facilité avec laquelle les nouveaux venus
à la mécanique pouvaient se mettre au courant en un temps relativement court.
J'en eus la preuve dans le fait que durant les trois premières années de la
guerre, j'ai à moi seul formé quelque vingt ouvriers des plus disparates, blancs
et noirs, d'un âge variant entre 17 et 50 ans, à conduire des tours à fileter et à
charioter et des tours parallèles.
Il est clair que l'organisation moderne de la production elle-même développe
chez certaines couches d'ouvriers une multiplicité de capacités. Mais ce poly-
morphisme professionnel dans lequel l'ouvrier est dressé ne peut jamais déve-
lopper toutes ses potentialités de nos jours, dans le cadre de ce que sont actuel-
lement les usines.
L'ouvrier fait usage de ses cinq sens dans le travail quotidien à l'usine. Cha-
cun de ces sens est déformé et mutilé, Les terribles attaques d'un appareil de
production tyrannique, durant des années, poussent inlassablement les ouvriers
au renversement de cet appareil et à son remplacement par un système pro-
ductif qui permettra à l'ouvrier le plein épanouissement de l'usage de ses cinq
sens.
Dans le système moderne de production, l'ouvrier se trouve comme isolé sur
une île qui serait environnée d'une mer d'hommes et de machines. L'ouvrier est
dans un sens devenu tellement étranger à lui-même qu'il est aussi entièrement
coupé de ses camarades, il ne peut supporter le bruit que font les hommes dans
le restaurant express et se sent plus à l'aise seul devant sa machine. L'inquié-
tude dont l'ouvrier est la proie vient de ce qu'il est éternellement pris dans la
contradiction suivante donner libre cours à son désir de faire du bon travail
et de rester en pleine communion avec ses camarades de travail, et se trouver
dans l'obligation, un moment après, de faire le contraire.
Il existe un profond courant souterrain de révolte à l'usine qui, lentement
mais sûrement, est en train de grossir. L'animosité profonde des ouvriers est par-
tout visible. On peut la voir dans l'affaissement des épaules de l'ouvrier qui
déambule tout le long de l'usine d'une démarche pesante, dans la manière dont
un ouvrier va boire à une fontaine, se penchant avec lassitude pour rencontrer
le jeu de l'eau qui surgit ; on peut la voir aux environs de minuit dans les lèvres
serrées et les traits tirés de l'ouvrier de la seconde équipe. Quelle expression plus
profonde de tout cela pourrait-on donner que celle dont se servit l'ouvrier X...
s adressant à son contremaître Je croyais que Lincoln avait libéré les
esclaves ». Plus tard, en présence de quelques camarades d'atelier, il exprimait
lidée qu'il était temps que quelqu'un vienne et nous libère des machines. [...]
L'EXPÉRIENCE PROLÉTARIENNE
[Claude Lefort]
Éditorial (n° 11, novembre-décembre 1952, pages 6-16)

[...] S'il est donc vrai qu'aucune classe ne peut jamais être réduite à sa seule
fonction économique, qu'une description des rapports sociaux concrets au sein
de la bourgeoisie fait nécessairement partie de la compréhension de la nature
de cette classe, il est vrai encore que le prolétariat exige une approche spécifique
qui permette d'en atteindre le développement subjectif. Quelque réserve, en
effet, que cette épithète appelle, elle résume cependant mieux que toute autre
le trait dominant du prolétariat. Celui-ci est subjectif en ce sens que sa conduite
n'est pas la simple conséquence de ses conditions d'existence ou plus profon-
dément que ses conditions d'existence exigent de lui une constante lutte pour
être transformées, donc un constant dégagement de son sort immédiat et que
le progrès de cette lutte, l'élaboration du contenu idéologique que permet ce
dégagement composent une expérience au travers de laquelle la classe se consti-
tue.
En paraphrasant Marx une fois encore, on dira qu'il faut éviter avant tout
de fixer le prolétariat comme abstraction vis-à-vis de l'individu, ou encore qu'il
faut rechercher comment sa structure sociale sort continuellement du proces-
sus vital d'individus déterminés, car ce qui est vrai, selon Marx, de la société,
l'est a fortiori du prolétariat qui représente au stade historique actuel la force
éminemment sociale, le groupe producteur de la vie collective.
Force est cependant de reconnaître que ces indications que nous trouvons
chez Marx, cette orientation vers l'analyse concrète des rapports sociaux consti-
tutifs de la classe ouvrière n'ont pas été développées dans le mouvement
marxiste. La question à notre sens fondamentale - comment les hommes pla-
cés dans des conditions de travail industriel s'approprient-ils ce travail, nouent-
ils entre eux des rapports spécifiques, perçoivent-ils et construisent-ils prati-
quement leur relation avec le reste de la société, d'une façon singulière,
composent-ils une expérience en commun qui fait d'eux une force historique - ,
cette question n'a pas été directement abordée. On la délaisse ordinairement au
profit d'une conception plus abstraite dont l'objet est, par exemple, la Société
capitaliste - considérée dans sa généralité - et les forces qui la composent -
situées à distance sur un même plan. Ainsi pour Lénine, le prolétariat est-il
une entité dont le sens historique est une fois pour toutes établi et qui - à cette
restriction près qu'on est pour lui - est traité comme son adversaire, en fonc-
tion de ses caractères extérieurs ; un intérêt excessif est accordé à l'étude du
« rapport de forces » confondue avec celle de la lutte de classes elle-même, comme
si l'essentiel consistait à mesurer la pression qu'une des deux masses exerce sur
la masse opposée. Certes, il ne s'agit nullement, selon nous, de rejeter une ana-
lyse objective de la structure et des institutions de la société totale et de pré-
tendre par exemple qu'aucune connaissance vraie ne peut nous être donnée qui
ne soit celle que les prolétaires eux-mêmes puissent élaborer, qui ne soit liée à
un enracinement dans la classe. Cette théorie « ouvriériste » de la connaissance,
qui, soit dit en passant, réduirait à rien l'œuvre de Marx, doit être condamnée
au moins pour deux raisons, d'abord parce que toute connaissance prétend à l'ob-
jectivité (alors même qu'elle est consciente d'être psychologiquement et socia-
lement conditionnée), ensuite parce qu'il appartient à la nature même du pro-
létariat d'aspirer à un rôle pratiquement et idéologiquement universel, soit en
définitive de s'identifier avec la société totale. Mais il demeure que l'analyse
objective, même menée avec la plus grande rigueur, comme elle l'est par Marx
dans Le Capital, est incomplète parce qu'elle est contrainte de ne s'intéresser
qu'aux résultats de la vie sociale ou aux formes fixées dans lesquelles celle-ci
s'intègre (par exemple l'évolution des techniques ou de la concentration du capi-
tal) et à ignorer l'expérience humaine correspondant à ce processus matériel ou
tout au moins extérieur (par exemple le rapport qu'ont les hommes avec leur
travail à l'époque de la machine à vapeur et à l'époque de l'électricité, à l'époque
d'un capitalisme concurrentiel et à celle d'un monopolisme étatique). En un
sens, il n'y a aucun moyen de mettre à part les formes matérielles et l'expé-
rience des hommes, puisque celle-ci est déterminée par les conditions dans les-
quelles elle s'effectue et que ces conditions sont le résultat d'une évolution
sociale, le produit d'un travail humain ; pourtant d'un point de vue pratique,
c'est en définitive l'analyse objective qui se subordonne à l'analyse concrète car
ce ne sont pas les conditions mais les hommes qui sont révolutionnaires, et la
question dernière est de savoir comment ils s'approprient et transforment leur
situation.
Mais l'urgence et l'intérêt d'une analyse concrète s'impose aussi à nous d'un
autre point de vue. Nous tenant près de Marx, nous venons de souligner le rôle
de producteurs de la vie sociale des ouvriers. Il faut dire davantage, car cette
proposition pourrait s'appliquer d'une façon générale à toutes les classes qui ont
eu dans l'histoire la charge du travail. Or, le prolétariat est lié à son rôle de
producteur comme aucune classe ne l'a été dans le passé. Ceci tient à ce que la
société moderne industrielle ne peut être que partiellement comparée aux
autres formes de société qui l'ont précédée. Idée couramment exprimée aujour-
d'hui par de nombreux sociologues qui prétendent, par exemple, que les socié-
tés primitives du type le plus archaïque sont plus près de la société féodale
européenne du moyen âge que celle-ci ne l'est de la société capitaliste qui en est
issue, mais dont on n'a pas suffisamment montré l'importance en ce qui concerne
le rôle des classes et leur rapport. En fait, il y a bien dans toute société la double
relation de l'homme à l'homme et de l'homme à la chose qu'il transforme, mais
le second aspect de cette relation prend avec la production industrielle une nou-
velle importance. Il y a maintenant une sphère de la production régie par des
lois en une certaine mesure autonomes ; elle est bien sûr englobée dans la
sphère de la société totale puisque les rapports entre les classes sont en défi-
nitwe constitués au sein du processus de production ; mais elle ne s'y réduit pas,
car le développement de la technique, le processus de rationalisation qui carac-
térise l'évolution capitaliste depuis ses origines ont une portée qui dépasse le
cadre strict de la lutte des classes. Par exemple (c'est une constatation banale),
l'utilisation de la vapeur ou de l'électricité par l'industrie implique une série de
conséquences — soit un mode de division du travail, une distribution des entre-
prises - qui sont relativement indépendantes de la forme générale des rapports
sociaux. Certes, la rationalisation et le développement technique ne sont pas une
réalité en soi ; ils le sont si peu qu'on peut les interpréter comme une défense
du patronat constamment menacé dans son profit par la résistance du prolé-
tariat à l'exploitation. Il demeure que si les mobiles du Capital sont suffisants
pour en expliquer l'origine, ils ne permettent pas de rendre compte du contenu
du progrès technique. L'explication la plus profonde de cette apparente auto-
nomie de la logique du développement technique est que celui-ci n'est pas
l'œuvre de la seule direction capitaliste, qu'il est aussi l'expression du travail
prolétarien. L'action du prolétariat, en effet, n'a pas seulement la forme d'une
résistance (contraignant constamment le patronat à améliorer ses méthodes
d'exploitation), mais aussi celle d'une assimilation continue du progrès et davan-
tage encore d'une collaboration active à celui-ci. C'est parce que les ouvriers
sont capables de s'adapter au rythme et à la forme sans cesse en évolution de
la production que cette évolution peut se poursuivre ; plus profondément, c'est
en apportant eux-mêmes des réponses aux mille problèmes que pose la pro-
duction dans son détail, qu'ils rendent possible l'apparition de cette réponse
systématique explicite qu'on nomme l'invention technique. La rationalisation
qui s'opère au grand jour reprend à son compte, interprète, et intègre à une
perspective de classe, les innovations multiples, fragmentaires, dispersées et
anonymes des hommes qui sont engagés dans le processus concret de la pro-
duction.
Cette remarque est, de notre point de vue, capitale, parce qu'elle incite à
mettre l'accent sur l'expérience qui s'effectue au niveau des rapports de pro-
duction et sur la perception qu'en ont les ouvriers. Il ne s'agit pas, comme on le
voit, de séparer radicalement ce rapport social spécifique du rapport social tel
qu'il s'exprime au niveau de la société globale, mais seulement de reconnaître
sa spécificité. Ou, en d'autres termes, constatant que la structure industrielle
détermine de part en part la structure sociale, qu'elle a acquis une permanence
telle que toute société désormais - quel que soit son caractère de classe - doit
se modeler sur certains de ses traits, nous devons comprendre dans quelle situa-
tion elle met les hommes qui lui sont intégrés 'de toute nécessité, c'est-à-dire les
prolétaires.
En quoi pourrait donc consister une analyse concrète du prolétariat ? Nous
essaierons de le définir en énumérant différentes approches et en évaluant leur
intérêt respectif.
La première consisterait à décrire la situation économique dans laquelle se
trouve placée la classe et l'influence qu'a celle-ci sur sa structure; à la limite,
c'est toute l'analyse économique et sociale qui serait ici nécessaire, mais, en un
80 SOCIALISME OU BARBARIE

sens plus restreint, nous voulons parler des conditions de travail et des condi-
tions de vie de la classe - les modifications qui surviennent dans sa concen-
tration et sa différenciation, dans les méthodes d'exploitation, la productivité,
la durée du travail, les salaires et les possibilités d'emploi, etc... Cette approche
est la plus objective en ceci qu'elle s'attache à des caractéristiques apparentes
(et d'ailleurs essentielles) de la classe. Tout groupe social peut être étudié de
cette manière et tout individu peut se consacrer à une telle étude indépen-
damment d'une conviction révolutionnaire quelconque16 ; tout au plus peut-on
dire qu'une telle enquête est ou sera généralement inspirée par des mobiles
politiques puisqu'elle desservira nécessairement la classe exploiteuse, mais
dans sa méthode elle n'a rien de spécifiquement prolétarien. Une seconde
approche pourrait à l'inverse être qualifiée de typiquement subjective ; elle
viserait toutes les expressions de la conscience prolétarienne, ou ce qu'on entend
ordinairement par le terme d'idéologie. Par exemple, le marxisme primitif,
l'anarchisme, le réformisme, le bolchevisme, le stalinisme ont représenté des
moments de la conscience prolétarienne et il est très important de comprendre
le sens de leur succession ; pourquoi de larges couches de la classe se sont ras-
semblées à des stade historiques différents sous leur drapeau et comment ces
formes continuent à coexister dans la période actuelle, en d'autres termes qu'est-
ce que le prolétariat cherche à dire par leur intermédiaire. Une telle analyse des
idéologies, que nous ne présentons pas comme originale et dont on trouve de
nombreux exemples dans la littérature marxiste (par exemple chez Lénine, la
critique de l'anarchisme et du réformisme) pourrait cependant être poussée
assez loin dans la période présente où nous disposons d'un précieux recul qui
permet d'apprécier la transformation des doctrines, en dépit de leur continuité
formelle (celle des idées staliniennes entre 1928 et 1952 ou du réformisme
depuis un siècle). Mais quel que soit son intérêt, cette étude est aussi incomplète
et abstraite. D'une part, nous utilisons encore une approche extérieure qu'une
connaissance livresque (des programmes et des écrits des grands mouvements
intéressés) pourrait satisfaire et qui ne nous impose pas nécessairement une
perspective prolétarienne. D'autre part, nous laissons échapper à ce niveau ce
qui fait peut-être le plus important de l'expérience ouvrière. Nous ne nous inté-
ressons en effet qu'à l'expérience explicite, qu'à ce qui est exprimé, mis en forme
dans des programmes ou des articles sans nous préoccuper de savoir si les idées
sont un reflet exact des pensées ou des intentions réelles des couches ouvrières
qui ont paru s'en réclamer. Or, s'il y a toujours un écart entre ce qui est vécu et
ce qui est élaboré, transformé en thèse, cet écart a une ampleur particulière
dans le cas du prolétariat. C'est d'abord que celui-ci est une classe aliénée, non
pas seulement dominée, mais totalement exclue du pouvoir économique et par
là-même mise dans l'impossibilité de représenter un statut quelconque - ce qui
ne signifie pas que l'idéologie soit sans relation avec son expérience de classe,
mais qu'en devenant un système de pensées, elle suppose une rupture avec

16. Qu'on pense par exemple au livre de G. Duveau La Vie Ouvrière en France sous le Second
Empire.
cette expérience et une anticipation qui permet à des facteurs non prolétariens
d'exercer leur influence. Nous retrouvons sur ce point une différence essentielle
entre le prolétariat et la bourgeoisie à laquelle nous avons déjà fait allusion.
Pour celle-ci, la théorie du libéralisme, à une époque donnée par exemple, a
eu le sens d'une simple idéalisation ou rationalisation de ses intérêts ; les pro-
grammes de ses partis politiques en général expriment le statut de certaines
de ses couches ; pour le prolétariat, le bolchevisme, s'il représentait en une cer-
taine mesure une rationalisation de la condition ouvrière, était aussi une inter-
prétation opérée par une fraction de l'avant-garde associée à une intelligentsia
relativement séparée de la classe. En d'autres termes, il y a deux raisons à la
déformation de l'expression ouvrière : le fait qu'elle est l'œuvre d'une minorité
qui est extérieure à la vie réelle de la classe ou contrainte d'adopter une posi-
tion d'extériorité à son égard et le fait qu'elle est utopie (ce terme n'étant nul-
lement pris dans son acception péjorative), c'est-à-dire projet d'établir une situa-
tion dont le présent ne contient pas toutes les prémisses. Certes, les idéologies
du mouvement ouvrier représentent bien celui-ci sous un certain rapport puis-
qu'il les reconnaît pour siennes, mais elles le représentent sous une forme déri-
vée.
La troisième approche serait plus spécifiquement historique ; elle consiste-
rait à rechercher une continuité dans les grandes manifestations de la classe
depuis son avènement, à établir que les révolutions, ou plus généralement les
diverses formes de résistance ou d'organisation ouvrières (associations, syndi-
cats, partis, comités de grève ou de lutte) sont les moments d'une expérience pro-
gressive et à montrer comment cette expérience est liée à l'évolution des formes
économiques et politiques de la société capitaliste.
C'est enfin la quatrième approche que nous jugeons la plus concrète ; au
lieu d'examiner de l'extérieur la situation et le développement du prolétariat,
on chercherait à restituer de l'intérieur son attitude en face de son travail et de
la société et à montrer comment se manifestent dans sa vie quotidienne ses
capacités d'invention ou son pouvoir d'organisation sociale.
Avant toute réflexion explicite, toute interprétation de leur sort ou de leur
rôle, les ouvriers ont un comportement spontané en face du travail industriel,
de l'exploitation, de l'organisation de la production, de la vie sociale à l'inté-
rieur et en dehors de l'usine et c'est, de toute évidence, dans ce comportement
que se manifeste le plus complètement leur personnalité. A ce niveau les dis-
tinctions du subjectif et de l'objectif perdent leur sens : ce comportement contient
éminemment les idéologies qui en constituent en une certaine mesure la ratio-
nalisation, comme il suppose les conditions économiques dont il réalise lui-
même l'intégration ou l'élaboration permanente.
Une telle approche n'a guère été, nous l'avons dit, utilisée jusqu'à mainte-
nant ; sans doute, trouve-t-on dans l'analyse de la classe ouvrière anglaise au
XIXe siècle que présente Le Capital des renseignements qui pourraient la ser-
vir, cependant la préoccupation essentielle de Marx consiste à décrire les condi-
tions de travail et de vie des ouvriers ; il s'en tient donc à la première approche
que nous mentionnions. Or, depuis Marx, nous ne pourrions citer que des docu-
82 SOCIALISME OU BARBARIE

ments « littéraires » comme essais de description de la personnalité ouvrière.


Il est vrai que depuis quelques années est apparue, essentiellement aux Etats-
Unis, une sociologie « ouvrière » qui prétend analyser concrètement les rap-
ports sociaux au sein des entreprises et proclame ses intentions pratiques.
Cette sociologie est l'œuvre du patronat ; les capitalistes « éclairés » ont
découvert que la rationalisation matérielle avait ses limites, que les objets-
hommes avaient des réactions spécifiques dont il fallait tenir compte si l'on
voulait tirer d'eux le meilleur parti, c'est-à-dire les soumettre à l'exploitation la
plus efficace - admirable découverte en effet qui permet de remettre en service
un humanisme hier taylorisé et qui fait la fortune de pseudo-psychanalystes
appelés à libérer les ouvriers de leur ressentiment comme d'une entrave néfaste
à la productivité ou de pseudo-sociologues chargés d'enquêter sur les attitudes
des individus à l'égard de leur travail et de leurs camarades et de mettre au
point les meilleures méthodes d'adaptation sociale. Le malheur de cette socio-
logie est qu'elle ne peut par définition atteindre la personnalité prolétarienne
car elle est condamnée par sa perspective de classe à l'aborder de l'extérieur et
à ne voir que la personnalité de l'ouvrier producteur simple exécutant irréduc-
tiblement lié au système d'exploitation capitaliste. Les concepts qu'elle utilise,
celui d'adaptation sociale, par exemple, ont pour les ouvriers le sens contraire
qu'ils ont pour les enquêteurs et sont donc dépourvus de toute valeur (pour ces
derniers, il n'y a d'adaptation qu'aux conditions existantes, pour les ouvriers
l'adaptation implique une inadaptation à l'exploitation). Cet échec montre les
présuppositions d'une analyse véritablement concrète du prolétariat. L'impor-
tant est que ce travail soit reconnu par les ouvriers comme un moment de leur
propre expérience, un moyen de formuler, de condenser et de confronter une
connaissance ordinairement implicite, plutôt « sentie » que réfléchie et frag-
mentaire. Entre ce travail d'inspiration révolutionnaire et la sociologie dont
nous parlions, il y a toute la différence qui sépare la situation du chronomé-
trage dans une usine capitaliste et celle d'une détermination collective des
normes dans le cas d'une gestion ouvrière. Car c'est bien comme un chronomé-
treur de sa « durée psychologique » que doit nécessairement apparaître à l'ou-
vrier l'enquêteur venu pour scruter ses tendances coopératives ou son mode
d'adaptation. En revanche, le travail que nous proposons se fonde sur l'idée que
le prolétariat est engagé dans une expérience progressive qui tend à faire écla-
ter le cadre de l'exploitation ; il n'a donc de sens que pour des hommes qui par-
ticipent d'une telle expérience, au premier chef, des ouvriers.
A cet égard, l'originalité radicale du prolétariat se manifeste encore. Cette
classe ne peut être connue que par elle-même, qu'à la condition que celui qui
interroge admette la valeur de l'expérience prolétarienne, s'enracine dans sa
situation et fasse sien l'horizon social et historique de la classe ; à condition
donc de rompre avec les conditions immédiatement données qui sont celles du
système d'exploitation. Or, il en va tout différemment pour d'autres groupes
sociaux. Des américains étudient par exemple avec succès la petite bourgeoisie
du Middle West comme ils étudient les Papous des îles d'Alor ; quelles que soient
les difficultés rencontrées (et qui concernent toujours la relation de l'observa-
teur avec son objet d'étude) et la nécessité pour l'enquêteur d'aller au-delà de
la simple analyse des institutions afin de restituer le sens qu'elles ont pour des
hommes concrets, il est possible d'obtenir dans ces cas-là une certaine connais-
sance du groupe étudié sans pour autant partager ses normes et accepter ses
valeurs. C'est que la petite bourgeoisie comme les Papous a une existence sociale
objective qui, bonne ou mauvaise, est ce qu'elle est, tend à se perpétuer sous la
même forme et offre à ses membres un ensemble de conduites et de croyances
solidement liées aux conditions présentes. Tandis que le prolétariat n'est pas
seulement, nous l'avons suffisamment souligné, ce qu'il paraît être, la collecti-
vité des exécutants de la production capitaliste ; sa véritable existence sociale
est cachée, bien sûr solidaire des conditions présentes, mais aussi sourde contra-
diction du système actuel (d'exploitation), avènement d'un rôle en tous points
différent du rôle que la société lui impose aujourd'hui.
Cette approche concrète, que nous jugeons donc suscitée par la nature propre
du prolétariat, implique que nous puissions rassembler et interpréter des témoi-
gnages ouvriers ; par témoignages, nous entendons surtout des récits de vie ou
mieux d'expérience individuelle, faits par les intéressés et qui fourniraient des
renseignements sur leur vie sociale. Enumérons à titre d'exemple quelques-
unes des questions qui nous semblent le plus intéressant à voir aborder dans
ces témoignages et que nous avons pour une bonne part définies à la lumière
de documents déjà existants 17 .
On chercherait à préciser :

a) La relation de l'ouvrier à son travail (sa fonction dans l'usine, son savoir
technique, sa connaissance du processus de production - sait-il par exemple
d'où vient et où va la pièce qu'il travaille - son expérience professionnelle - a-
t-il travaillé dans d'autres usines, sur d'autres machines, dans d'autres branches
de production ? etc... ; son intérêt pour la production - quelle est sa part d'ini-
tiative dans son travail, a-t-il une curiosité pour la technique ? A-t-il sponta-
nément l'idée de transformations qui devraient être apportées à la structure de
la production, au rythme du travail, au cadre et aux conditions de vie dans
l'usine ? A-t-il en général une attitude critique à l'égard des méthodes de ratio-
nalisation du patronat ; comment accueille-t-il les tentatives de modernisa-
tion ?)
b) Les rapports avec les autres ouvriers et les éléments des autres couches
sociales au sein de l'entreprise (différence d'attitudes à l'égard des autres
ouvriers, de la maîtrise, des employés, des ingénieurs, de la direction) ; concep-
tion de la division du travail. Que représente la hiérarchie des fonctions et celle
des salaires ? Préférerait-il faire une partie de son travail sur machine et l'autre
dans des bureaux ? S'est-il accommodé du rôle de simple exécutant ? Consi-
dère-t-il la structure sociale à l'intérieur de l'usine comme nécessaire ou en tout
cas « allant de soi » ? Existe-t-il des tendances à la coopération, à la compéti-

17." L'ouvrier américain " publié par Socialisme ou Barbarie, n" 1, Témoignage, Les Temps
Modernes, juillet 1952
84 SOCIALISME O U BARBARIE

tion, à l'isolement ? Goût pour le travail d'équipe, individuel ? Comment se


répartissent les rapports entre les individus ? Rapports personnels ; formation
de petits groupes. ; sur quelle base s'établissent-ils? Quelle importance ont-ils
pour l'individu? S'ils sont différents des rapports qui s'établissent dans les
bureaux, comment ceux-ci sont ils perçus et jugés ? Quelle importance la phy-
sionomie sociale a-t-elle à ses yeux ? Connaît-il celle d'autres usines et les com-
pare-t-il ? Est-il exactement informé des salaires attachés aux différentes fonc-
tions dans l'entreprise ? Confronte-t-il ses feuilles de paie avec celles des
camarades ? etc...
c) La vie sociale en dehors de l'usine et la connaissance de ce qui advient
dans la société totale. (Incidence de la vie à l'usine sur la vie à l'extérieur ; com-
ment son travail, matériellement et psychologiquement influence-t-il sa vie per-
sonnelle, familiale par exemple ? Quel milieu fréquente-t-il en dehors de l'usine ?
En quoi ces fréquentations lui sont-elles imposées par son travail, son quartier
d'habitation ? Caractéristiques de sa vie familiale, rapports avec ses enfants,
éducation de ceux-ci, quelles sont ses activités extra-professionnelles ? Manière
dont il occupe ses loisirs ; a-t-il des goûts prononcés pour un mode déterminé
de distraction ? En quelle mesure utilise-t-il les grands moyens d'information
ou de diffusion de la culture : livres, presse, radio, cinéma ; attitude à cet égard,
par exemple quels sont ses goûts... non seulement quels journaux lit-il ? Mais
ce qu'il lit d'abord dans le journal ; dans quelle mesure s'intéresse-t-il à ce qui
se passe dans le monde et en discute-t-il ? (l'événement politique ou social, la
découverte technique ou le scandale bourgeois), etc ....
d) Le lien avec une tradition et une histoire proprement prolétarienne.
(Connaissance du passé du mouvement ouvrier et familiarité avec cette his-
toire ; participation effective à des luttes sociales et souvenir qu'elles ont lais-
sées ; connaissance de la situation des ouvriers d'autres pays ; attitude vis-à-
vis de l'avenir, indépendamment d'une estimation politique particulière, etc.)

Quel que soit l'intérêt de ces questions, on peut à juste titre s'interroger sur
la portée de témoignages individuels. Nous savons bien que nous ne pourrons
en obtenir qu'un nombre très restreint : de quel droit généraliser ? Un témoi-
gnage est par définition singulier - celui d'un ouvrier de 20 ans ou de 50, tra-
vaillant dans une petite entreprise ou dans un grand trust, militant évolué,
jouissant d'une forte expérience syndicale et politique, ayant des opinions arrê-
tées ou dépourvu de toute formation et de toute expérience particulière - com-
ment, sans artifice, tenir pour rien ces différences de situation et tirer de récits
si différemment motivés un enseignement de portée universelle ? La critique
est sur ce point largement justifiée et il paraît évident que les résultats qu'il
serait possible d'obtenir seront nécessairement de caractère limité. Toutefois il
serait également artificiel de dénier pour autant tout intérêt aux témoignages.
C'est d'abord que les différences individuelles, si importantes soient-elles ne
jouent qu au sein d'un cadre unique, qui est celui de la situation prolétarienne
et que c est celle-ci que nous visons au travers des récits singuliers beaucoup
plus que la spécificité de telle vie. Deux ouvriers placés dans des conditions
très différentes ont ceci de commun qu'ils sont soumis l'un et l'autre à une forme
de travail et d'exploitation qui est pour l'essentiel la même et qui absorbe pour
les trois quarts leur existence personnelle. Leurs salaires peuvent présenter
un écart sensible, leurs conditions de logement, leur vie familiale n'être pas
comparables, il demeure que leur rôle de producteurs, de manieurs de machines
et leur aliénation est profondément identique. En fait, tous les ouvriers savent
cela ; c'est ce qui leur donne des rapports de familiarité et de complicité sociale
(alors qu'ils ne se connaissent pas) visibles au premier coup d'oeil pour un bour-
geois qui pénètre dans un quartier prolétarien. Il n'est donc pas absurde de
chercher sur des exemples particuliers des traits qui ont une signification géné-
rale, puisque ces cas ont suffisamment de ressemblances pour se distinguer
ensemble de tous les cas concernant d'autres couches de la société. A quoi il
faut ajouter que la méthode du témoignage serait bien davantage critiquable
si elle visait à recueillir et à analyser des opinions car celles-ci offrent néces-
sairement une large diversité, mais, nous l'avons dit, ce sont les attitudes
ouvrières qui nous intéressent, quelquefois, certes, exprimées dans des opi-
nions, mais souvent aussi défigurées par elles et en tout cas plus profondes et
nécessairement plus simples que celles-ci qui en procèdent ; ainsi serait-ce une
gageure manifeste de vouloir induire à partir de quelques témoignages indivi-
duels les opinions du prolétariat sur l'U.R.S.S. ou même sur une question aussi
précise que celle de l'éventail des salaires, mais nous paraît-il beaucoup plus
facile de percevoir les attitudes à l'égard du bureaucrate spontanément adop-
tées au sein du processus de production. Enfin, il convient de remarquer qu'au-
cun autre mode de connaissance ne pourrait nous permettre de répondre aux
problèmes que nous avons posés. Disposerions-nous d'un vaste appareil d'in-
vestigation statistique (en l'occurrence de très nombreux camarades ouvriers
susceptibles de poser des milliers de questions dans les usines, puisque nous
avons déjà condamné toute enquête effectuée par des éléments extérieurs à la
classe), cet appareil ne nous servirait de rien, car des réponses recueillies auprès
d'individus anonymes et qui ne pourraient être mises en corrélation que d'une
manière quantitative seraient dépourvues d'intérêt. C'est seulement rattachées
a un individu concret que des réponses se renvoyant les unes aux autres, se
confirmant ou se démentant peuvent dégager un sens, évoquer une expérience
ou un système de vie et de pensée qui peut être interprété. Pour toutes ces rai-
sons, les récits individuels sont d'une valeur irremplaçable.
Ceci ne signifie pas que, par ce biais, nous prétendions définir ce que le pro-
létariat est dans sa réalité, une fois rejetées toutes les représentations qu'il se
fait de sa condition quand il s'aperçoit à travers le prisme déformant de la
société bourgeoise ou des partis qui prétendent l'exprimer. Un témoignage d'ou-
vner, si significatif, si symbolique et si spontané soit-il demeure cependant
déterminé par la situation du témoin. Nous ne faisons pas ici allusion à la défor-
mation qui peut provenir de l'interprétation de l'individu mais à celle que le
témoignage impose nécessairement à son auteur. Raconter n'est pas agir et
suppose même une rupture avec l'action qui en transforme le sens ; faire par
exemple le récit d'une grève est tout autre chose qu'y participer, ne serait-ce que
86 SOCIALISME OU BARBARIE

parce qu'on en connaît alors l'issue, que le simple recul de la réflexion permet
de juger ce qui, sur l'instant, n'avait pas encore fixé son sens. En fait c'est bien
plus qu'un simple écart d'opinion qui apparaît dans ce cas, c'est un changement
d'attitude ; c'est-à-dire une transformation dans la manière de réagir aux situa-
tions dans lesquelles on se trouve placé. A quoi il s'ajoute que le récit met l'in-
dividu dans une position d'isolement qui ne lui est pas non plus naturelle. C'est
solidairement avec d'autres hommes qui participent à la même expérience que
lui, qu'un ouvrier agit ordinairement ; sans parler même de la lutte sociale
ouverte, celle qu'il mène d'une manière cachée mais permanente au sein du
processus de production pour résister à l'exploitation, il la partage avec ses
camarades ; ses attitudes les plus caractéristiques, vis-à-vis de son travail ou
des autres couches sociales il ne les trouve pas en lui comme le bourgeois ou le
bureaucrate qui se voit dicter sa conduite par ses intérêts d'individu, il en par-
ticipe plutôt comme de réponses collectives.
La critique d'un témoignage doit précisément permettre d'apercevoir dans
l'attitude individuelle ce qui implique la conduite du groupe, mais, en dernière
analyse l'une et l'autre ne se recouvrent pas et le témoignage ne nous procure
qu'une connaissance incomplète. Enfin, et cette dernière critique rejoint par-
tiellement la première en l'approfondissant, on doit mettre en évidence le
contexte historique dans lequel ces témoignages sont publiés ; ce n'est pas d'un
prolétaire éternel qu'ils témoignent mais d'un certain type d'ouvrier occupant
une position définie dans l'histoire, situé dans une période qui voit le reflux des
forces ouvrières dans le monde entier, la lutte entre deux forces de la société
d'exploitation réduire peu à peu au silence toutes les autres manifestations
sociales et tendre à se développer en un conflit ouvert et en une unification
bureaucratique du monde. L'attitude du prolétariat, même cette attitude essen-
tielle que nous recherchons et qui en une certaine mesure dépasse une conjonc-
ture particulière de l'histoire, n'est toutefois pas identique selon que la classe
travaille avec la perspective d'une émancipation proche ou qu'elle est condam-
née momentanément à contempler des horizons bouchés et à garder un silence
historique.
C'est assez dire que cette approche qualifiée par nous de concrète est encore
abstraite à bien des égards, puisque trois aspects du prolétariat (pratique, col-
lectif, historique) ne se trouvent abordés qu'indirectement et sont donc défigu-
rés. En fait le prolétariat concret n'est pas objet de connaissance ; il travaille,
lutte, se transforme ; on ne peut en définitive le rejoindre théoriquement mais
seulement pratiquement en participant à son histoire. Mais cette dernière
remarque est elle-même abstraite car elle ne tient pas compte du rôle de la
connaissance dans cette histoire même, qui en est une partie intégrante comme
le travail et la lutte. C'est un fait aussi manifeste que d'autres que les ouvriers
s'interrogent sur leur condition, et la possibilité de la transformer. On ne peut
donc que multiplier les perspectives théoriques, nécessairement abstraites,
même quand elles sont réunies, et postuler que tous les progrès de clarifica-
tion de l'expérience ouvrière font mûrir cette expérience. Ce n'était donc pas par
une clause de style que nous disions des quatre approches - successivement
L E M O N D E DU TRAVAIL 87

critiquées - qu'elles étaient complémentaires. Ceci ne signifiait pas que leurs


résultats pouvaient utilement s'ajouter, mais plus profondément qu'elles com-
muniquaient en rejoignant par des voies différentes, et d'une manière plus ou
moins compréhensive, la même réalité, que nous avons déjà appelée, faute d'un
terme plus satisfaisant, l'expérience prolétarienne. Par exemple nous pensons
que la critique de l'évolution, du mouvement ouvrier, de ses formes d'organisa-
tion et de lutte, la critique des idéologies et la description des attitudes ouvrières
doivent nécessairement se recouper ; car les positions qui se sont exprimées
d'une manière systématique et rationnelle dans l'histoire du mouvement ouvrier
et les organisations et les mouvements qui se sont succédé coexistent, en un cer-
tain sens, à titre d'interprétations ou de réalisations possibles dans le proléta-
riat actuel ; au-dessous, pour ainsi dire, des mouvements réformiste, anarchiste,
ou stalinien il y a chez les ouvriers procédant directement du rapport avec la
production une projection de leur sort, qui rend possibles ces élaborations et les
contient simultanément ; de même des techniques de lutte qui paraissent asso-
ciées à des phases de l'histoire ouvrière (1848, 1870 ou 1917) expriment des
types de relations entre les ouvriers qui continuent d'exister et même de se
manifester (sous la forme par exemple d'une grève sauvage, dépourvue de toute
organisation). Ce qui ne signifie pas que le prolétariat contienne, de par sa seule
nature, tous les épisodes de son histoire ou toutes les expressions idéologiques
possibles de sa condition, car l'on pourrait aussi bien retourner notre remarque
et dire que son évolution matérielle et théorique l'a amené à être ce qu'il est,
s'est condensée dans sa conduite actuelle lui créant un nouveau champ de pos-
sibilités et de réflexion. L'essentiel est de ne pas perdre de vue, en analysant les
attitudes ouvrières, que la connaissance ainsi obtenue est elle-même limitée et
que, plus profonde ou plus compréhensive que d'autres modes de connaissance,
non seulement elle ne supprime pas leur validité mais doit encore s'associer à
eux, sous peine d'être inintelligible. [...]
L'USINE ET LA GESTION OUVRIÈRE
Daniel Mothé (n° 22, juillet-septembre 1957, pages 75-92)

Il est difficile d'avoir une vue d'ensemble des choses dans notre société. C'est
encore plus difficile pour un ouvrier à qui l'organisation du monde reste cachée
comme une chose mystérieuse obéissant à des lois magiques et inconnues de lui.
L'ouvrier ne perçoit d'abord les choses que dans son cadre bien étroit ; il doit se
battre pour voir plus loin. Notre horizon se trouve limité à la parcelle de tra-
vail que l'on nous demande et nous impose. A côté nous ne savons plus ce qu'il
y a. Notre travail, nous ne savons plus ce qu'il devient ; il est lancé dans la
machine de l'organisation ; nous l'avons fait, nous ne le verrons plus, à moins
qu'un hasard nous le fasse rencontrer et alors le plus souvent ce sera la surprise,
l'étonnement ou la déception de constater que ce que nous avons fait sert à
quelque chose ou est complètement inutile. Nous ne devons rien savoir et l'or-
ganisation du monde semble être l'organisation de notre ignorance. Toutes nos
rancœurs devant notre cloisonnement éclatent à tout instant. L'ouvrier se plaint
six jours par semaine à ses camarades en ne pensant qu'au jour où la société
le libérera de sa tâche fastidieuse et abrutissante. Mais ces rancœurs n'inté-
ressent personne en dehors de nous. Nous sommes des hommes libres, nous
avons le droit de vote et celui de nous exprimer sur les problèmes généraux du
monde, mais on refuse d'entendre notre voix sur ce que nous faisons tous les
jours, sur la partie de l'univers qui est la nôtre. Nous savons par expérience
que notre bulletin de vote ne change en rien cet univers. Nous exprimer, nous
le pouvons, mais cette expression reste limitée à nos camarades. Nous sommes
seuls. Personne ne se soucie de nous, de ces rancœurs et on tend à nous démon-
trer que ces soucis sont étrangers aux problèmes généraux de la politique.
La classe ouvrière a ses taudis, ses bas salaires et tout le lot de misère qui
en découle, tout ce qui apitoie la littérature, les touristes et les organisations
syndicales, mais il y a une autre misère sur laquelle pèse un énorme silence,
c'est la misère qui émane de son rôle dans le travail.
Les journaux syndicaux, pour s'opposer au patronat, s'appuient sur les
« salaires de misère », sur les « cadences infernales », sur les « normes inhu-
maines ». Cela ne met pas en cause la société capitaliste, le système n'est pas
attaqué, la soupape de sûreté peut jouer : si la classe ouvrière menace, il suffit
d'augmenter les salaires et de diminuer les normes et les cadences. Voilà l'har-
monie du monde réalisée. La lutte entre les patrons et les syndicats se fera
autour de l'évaluation de cette misère. Pour les uns comme pour les autres, le
mensonge deviendra la base de l'argumentation.
C'est ainsi que l'on peut voir dans La Vie Ouvrière des images représentant
l'ouvrier français affamé, devant un morceau de pain inaccessible, tandis que
L E M O N D E DU TRAVAIL 89

les journaux bourgeois tireront les conclusions les plus optimistes du nombre
de voitures et de postes de télévision que la classe ouvrière possède. Les syn-
dicats reprochent aux patrons de faire des superbénéfices, « d'y aller un peu
fort ».
Les patrons répondent que les ouvriers ont plus de richesses qu'il y a 50
ans. De cette controverse est née la codification de la consommation de l'ou-
vrier, le « minimum vital ». Les syndicats tendent à prouver qu'il est de l'inté-
rêt du patron de bien alimenter la classe ouvrière.
L'ouvrier, comme consommateur, est maintenu à son rang de machine, il a
les mêmes besoins que cette dernière: alimentation, entretien, repos. C'est sur
cette base essentiellement bourgeoise que se place le syndicat. Il discute avec
le patron en adoptant ses critères. Sur ce terrain, des discussions interminables
peuvent s'ouvrir pour savoir si le repos et l'alimentation de l'ouvrier sont suf-
fisants; pour cela on mettra à contribution les techniciens de la machine
humaine, médecins, psychologues, neurologues, etc.... Les syndicats pourraient
ainsi polémiquer pendant des mois pour faire admettre au patronat et au gou-
vernement que l'on doit remplacer la balle de tennis par le ballon de foot-ball
dans les 213 articles du minimum vital. L'ouvrier n'en reste pas moins la chose
de la société, il est devenu la machine aux 213 articles.
L'ouvrier a beau manger des biftecks, et même avoir la télévision et son
automobile, il reste dans la société une machine productive et rien de plus et
c'est là sa grande misère ; elle se manifeste en moyenne 48 heures par semaine.
Il serait faux de croire que l'aliénation cesse dès qu'il a franchi les murs de
l'usine. Nous nous bornerons cependant ici à décrire ce qui se passe à l'inté-
rieur de ces murs et, là, nous abandonnerons l'idée que l'homme est une mar-
chandise. Nous n'évaluerons pas sa misère et sa souffrance au nombre de pièces
et de mouvements qu'il fait dans une heure ou une journée de travail, ni au
salaire qu'il touche dans la quinzaine, nous nous baserons sur le simple fait
qu'il est un homme avec toutes les conséquences que cela implique.
Sa lutte, c'est la revendication permanente de ce droit d'être reconnu comme
tel et c'est cela qui au départ est contesté par tout le système social.
Est-ce la rançon inévitable du progrès et de la société moderne, comme veu-
lent nous le faire croire aussi bien les défenseurs que les détracteurs de ce soi-
disant progrès ?
C'est à cette question que nous voulons répondre le plus concrètement pos-
sible ; c'est pourquoi nous éviterons de présenter une image générale de la vie
des ouvriers en usine. Les lignes qui vont suivre sont la description d'un ate-
lier bien particulier, des contradictions de son organisation, de la réaction des
ouvriers et enfin des solutions qu'une société socialiste peut apporter. Dans une
prochaine étude nous nous proposons d'aborder un autre secteur bien plus com-
plexe, le secteur du travail à la chaîne. Pour l'instant, il s'agit d'un atelier d'ou-
tillage des usines Renault qui groupe des ouvriers qualifiés, c'est-à-dire des
ouvriers qui ont appris un métier et qui jouissent d'une certaine autonomie et
de certains privilèges. C'est ce que l'on nomme habituellement « l'aristocratie
ouvrière ». Cette autonomie est toutefois contrebalancée par les efforts de ratio-
\
90 SOCIALISME OU BARBARIE

nalisation de la Direction qui rend ce travail de plus en plus parcellaire, d'au-


tant plus que, dans cet atelier plus que dans tout autre, l'ouvrier tend à igno-
rer ce qu'il fait puisqu'il ne fabrique pas de pièces destinées aux voitures. Il
fabrique des pièces et des outils destinés aux machines qui usinent ou mon-
tent les éléments des voitures.
Bien que la critique de l'organisation de l'atelier, et les solutions proposées
soient relatives à cet atelier et rien de plus, il découle de cet exemple une série
d'idées qui ont une valeur universelle. Mais tout d'abord, il faut voir ce qui se
passe dans cet atelier.

Pour les raisons que nous avons indiquées plus haut, il est difficile de don-
ner une vue générale de l'organisation de l'usine. Il y a, bien sûr, les schémas
d'organisation qui sont à la disposition du public et que publie le Bulletin Men-
suel Renault. Mais quel est le rapport entre ces schémas et la réalité, entre le
plan de la Direction et l'accomplissement de ce plan par les différents services
et par les travailleurs ? Pour répondre d'une façon aussi globale à cette ques-
tion, il faudrait supposer qu'une personne puisse connaître en détail tous les
rouages de cette organisation. C'est justement cette possibilité que nous nions.
Bien sûr, les « managers »18 de l'usine connaissent par cœur le schéma de cette
organisation, mais leur connaissance n'est que théorique.
La majeure partie de la réalité de la production leur est inaccessible, cachée
par la petite maîtrise, par les ouvriers et par les techniciens, du simple fait que
les « managers » ne sont pas seulement des gens qui doivent coordonner, mais
aussi des gens qui commandent et exercent une coercition. Cette coercition,
arme redoutable qui menace chacun, à des degrés différents, est un phénomène
qui paralyse toute la hiérarchie de cette organisation et qui rend les subor-
donnés aussi méfiants vis-à-vis de leurs supérieurs que l'enfant vis-à-vis de
l'adulte.
La seule façon d'avoir une vue globale de l'industrie serait d'obtenir un
témoignage de ceux qui participent à cette industrie et surtout de ceux qui réa-
lisent ces schémas, bien plus que de ceux qui les conçoivent.

Cet article est fait seulement par un ouvrier. C'est pourquoi il ne donnera
qu'une vue partielle et c'est pour cette raison aussi que la prétention de l'article
n'est pas de répondre à tous les problèmes de l'organisation de l'usine, mais à
ceux qui touchent le secteur de certains ouvriers qualifiés : les outilleurs.

LA RÉPARTITION RATIONNELLE

Quand la Direction présente un schéma rationnel de l'usine, n'importe qui


est enclin à le considérer comme vrai. Pourtant ce qui nous est perceptible est
tout à fait différent. Notre atelier figure en bonne place dans ce schéma, pour-

18. La direction, les cadres et la maîtrise, excepté toutefois la maîtrise subalterne, chefs
d'équipe et contremaîtres.
tant à notre échelle, il nous est difficile de parler de rationalité, ce que nous
percevons est la négation même de tout plan organisé, en d'autres termes c'est
ce que nous appelons « le bordel ».

La rationalisation de la main-d'œuvre

Si vous demandez à la Direction l'effectif de l'atelier, c'est-à-dire le nombre


d'ajusteurs, de fraiseurs, de tourneurs, etc., les différentes catégories parmi ces
compagnons, PI, P2, P3, le nombre d'O.S., et que vous contrôliez par vous-
mêmes, vous serez étonné de ne pas y retrouver votre compte. Si vous appro-
fondissez la question, vous serez encore plus étonné de constater que des ajus-
teurs sont sur des machines, que des tourneurs sont sur des fraiseuses, que des
O.S. font le même travail que des professionnels, qu'une grande partie des
ouvriers fait un travail qu'il n'a jamais appris à l'école professionnelle, et que
des O.S. font un travail qu'ils sont censés ne pas connaître. Si vous avez cru un
seul moment à la rationalisation de la main-d'œuvre, cet unique passage dans
l'atelier vous fera perdre en un instant toute illusion à ce sujet.

Que se passe-t-il donc ?


N'étiez-vous pas imbus de la formule que vous aviez apprise dans les
manuels et les revues de l'industrie ou par les exposés des « managers » : « L'ou-
vrier est payé selon ses capacités professionnelles et le travail qu'il fait » ? Cette
formule perd tout son sens dès que l'on a franchi les murs de l'atelier, elle n'a
rien à voir avec la réalité.
Pourquoi y a-t-il des O.S., des PI, P2, P3 ? Pourquoi tel ouvrier est dans une
catégorie plutôt qu'un autre ? Pour répondre à cela, il faut non seulement oublier
la formule qu'on vous a apprise, il faut aussi fermer les yeux sur le travail qu'ef-
fectuent les ouvriers, il faut encore plus, il faut connaître l'histoire de chaque
ouvrier. C'est le seul moyen de savoir pourquoi un tel est plus payé qu'un autre.
Son travail peut bien être identique à celui d'un ouvrier d'une autre catégorie,
c'est son passé seul qui compte. Mais il serait trop long de vouloir rapporter
l'histoire d'une centaine d'ouvriers, aussi nous nous bornerons à regrouper ces
histoires. Certains sont ouvriers qualifiés parce qu'ils ont passé par l'école pro-
fessionnelle de l'usine. Mais ne croyez pas qu'ils font obligatoirement le métier
qu'ils ont appris. Il y a des ajusteurs, par exemple, qui ont appris pendant trois
années leur métier et qui ont été placés dans l'atelier sur des machines qu'ils
ne connaissaient pas auparavant. Ils sont fraiseurs, raboteurs ou surfaceurs,
parce que le métier d'ajusteur est en voie de disparition et que l'on a besoin de
plus en plus d'ouvriers sur machine. Ils sont passés dans leur nouveau métier
avec la classification de l'ancien. Ainsi il n'est pas rare de voir un ajusteur P2
faire du jour au lendemain le travail d'un fraiseur P2, mais comme on peut
changer plus facilement de travail que de catégorie professionnelle, l'ajusteur
P2 restera toute sa vie classé comme ajusteur, bien qu'il ne touche plus de lime.
Par contre l'O.S. qui travaille sur une fraiseuse, et qui fait le même travail qu'un
fraiseur P I ou P2, ne pourra acquérir cette qualification et ce salaire qu'après
92 SOCIALISME O U BARBARIE

le passage d'un essai, et les essais ne sont pas fonction, comme nous le verrons,
de sa volonté, mais surtout du nombre de places disponibles.

Voici quelques cas parmi tant d'autres :


Un ouvrier travaille sur une machine comme O.S.. Il veut passer un essai
pour devenir professionnel. Comme il a appris étant jeune le métier d'ajusteur,
il demande à passer un essai d'ajusteur. A force de demander on finit par lui
faire passer son essai, qu'il réussit ; il devient ainsi ajusteur P l . Changera-t-il
de métier ? Non ; il continuera ce qu'il a fait jusqu'à présent. Il restera sur sa
machine (une surfaceuse), mais gagnera plus, parce qu'il est capable d'exercer
le métier dont il ne se sert pas et dont l'usine n'a pas besoin. Un autre O.S. tra-
vaille sur une fraiseuse, mais il préfère passer un essai de tourneur, car il a fait
son apprentissage dans cette profession. Il passe l'essai, le réussit et devient
tourneur P l . Il ne touchera certainement jamais plus un tour de sa vie.

Ici on peut tirer deux conclusions.


La première sur le plan du travail. La classification professionnelle est indé-
pendante de la capacité de l'ouvrier à exercer cette profession, elle dépend des
nécessités de la production et elle dépend de « l'essai ».
La deuxième conclusion se situe sur le plan du salaire. On peut dire que la
paye n'est pas fonction du travail effectué, mais de l'essai que l'on passe.

L'essai

Tout d'abord il est difficile de donner les raisons pour lesquelles certaines
demandes d'essai sont acceptées, d'autres refusées, explicitement ou implicite-
ment. C'est une loi qui doit obéir à un certain nombre de facteurs qui nous sont
étrangers, et que seuls la maîtrise ou le bureau d'embauche sont susceptibles
de connaître. Une chose est sûre, c'est que l'acceptation des demandes d'essai
est indépendante de la capacité de l'ouvrier à faire le travail de la catégorie
professionnelle qu'il sollicite. De plus la difficulté des essais est sans commune
mesure avec le travail que le compagnon devra effectuer par la suite. Ceci fait
hésiter l'ouvrier à demander le passage de l'essai. Il sait qu'il est capable de
faire le même travail que son voisin, mais il doute de réussir un essai dont les
cotes et le temps exigés sont extrêmement difficiles à réaliser. Il y a des ouvriers
qui doivent recommencer plus de 6 fois leur essai (ce qui leur demande plu-
sieurs années) pour passer à une catégorie supérieure, et cela bien qu'ils fas-
sent le travail de cette catégorie depuis longtemps.
Mais la réussite de l'essai ne dépend pas seulement de la qualité de l'essai
lui-même, il dépend d'autres facteurs bien plus importants. Il dépend de l'ap-
préciation du chef d'atelier, ce que les ouvriers nomment communément « la
cote d'amour » et qui elle, dépend le plus souvent des relations de l'ouvrier avec
la maîtrise. Il dépend du « coup de téléphone » qui est l'appui d'une personne
influente de l'usine. Il dépend de l'appui d'un syndicat influent de l'usine, comme
le sont actuellement F.O. ou le S.I.R.
L E M O N D E DU TRAVAIL 93

L'ouvrier qui est rentré à l'usine tout de suite après la guerre a eu des pos-
sibilités bien plus grandes qu'aujourd'hui. L'usine avait besoin d'ouvriers qua-
lifiés pour mettre les chaînes en route. Elle en a créé de toutes pièces. Beaucoup
d'O.S. sont devenus professionnels. Les essais étaient moins difficiles ; ils étaient
passés dans l'atelier de l'ouvrier et sur sa machine. Tout le monde (ses cama-
rades et la maîtrise) était prêt à lui donner un conseil ou à l'aider s'il se trou-
vait en difficulté. Il arrivait ainsi que l'essai soit le produit de la collaboration
de tout l'atelier. Dans certains cas même, s'il était jugé trop difficile, ou pour plus
de sûreté, c'était le meilleur ouvrier du coin qui l'effectuait. Un tel essai qui
paraissait avoir enfreint les règlements, était en réalité un essai qui corres-
pondait beaucoup plus justement au mode de travail effectué couramment.
Beaucoup d'O.S. devinrent des ouvriers qualifiés, quelques qualifiés passèrent
sans trop de difficultés dans la maîtrise. Les possibilités de promotion à l'inté-
rieur de la maîtrise furent aussi facilitées. Depuis plusieurs années, ces possi-
bilités se sont réduites au point qu'un O.S. a peu de chances de passer profes-
sionnel et qu'un professionnel, à moins d'une chance exceptionnelle, ne passera
jamais dans la maîtrise ou ne deviendra jamais technicien.
Malgré cette anarchie dans la répartition de la main-d'œuvre l'atelier
marche. L'O.S. qui fait un travail de P2 se débrouille, l'ajusteur à qui l'on donne
une machine nouvelle se débrouille, il apprend son métier. On verra par la suite
que ce débrouillage n'a rien à voir avec le débrouillage individuel. L'ouvrier ne
peut apprendre son métier ou faire un métier qu'il ne connaît pas, que parce
qu'il vit dans une collectivité, parce que ses camarades lui enseignent et lui
communiquent leur expérience et leur technique. Sans cet apport des autres
ouvriers l'irrationalité de l'utilisation de la main-d'œuvre entraînerait des catas-
trophes dans la production. En un mot, si les ouvriers n'accomplissaient pas, en
plus de leur travail, ce rôle de moniteurs d'école d'apprentissage pour lequel
ils ne sont pas payés, il serait impossible à la Direction d'obtenir une aussi
grande mobilité et une aussi parfaite adaptation des ouvriers.

Le choix des organisateurs

Comme nous l'avons vu, la répartition de la main-d'œuvre est soumise pour


une grande part, directement ou indirectement, à l'arbitraire de la maîtrise,
mais les ouvriers réagissent contre cet arbitraire. Il y a la pression constante
d'une moralité collective des ouvriers qui les empêche bien souvent de se plier
aux exigences de cette maîtrise. L'ouvrier est continuellement jugé par ses cama-
rades. Il est le plus souvent jugé ouvertement devant tout le monde. Un fayot,
un ouvrier qui respecte trop la discipline de l'usine, est condamné par ses cama-
rades. Cette condamnation exerce une pression si réelle que même les plus indi-
vidualistes sont bien souvent obligés de céder. Un ouvrier qui moucharde ouver-
tement se trouve dans un tel climat d'hostilité de la part de ses camarades que
sa vie à l'atelier devient extrêmement pénible. L'atelier est l'endroit où nous
vivons la plus grande partie de notre vie. Nous vivons en collectivité et les rap-
ports humains que nous avons entre nous ont une importance considérable et
94 SOCIALISME OU BARBARIE

jouent un rôle primordial dans la production. Chaque geste est jugé, au point
que si un ouvrier reste à bavarder amicalement plus de dix minutes avec son
contremaître, il court le risque de se faire siffler et traiter de fayot.
Nous réussissons tous à nous laver les mains avant l'heure ; nous sommes
arrivés à ce résultat progressivement. Bien que la maîtrise exerce une pres-
sion en sens inverse, à partir du moment où cette habitude a été introduite, il
est devenu presque impossible de la faire cesser. La pression collective est trop
forte. Tout le monde se lave les mains avant l'heure, et pourtant c'est interdit,
mais si l'un de nous refuse de commettre cette infraction, il sera désapprouvé
par l'ensemble des ouvriers. Les désapprobations de ce genre ont une portée si
grande qu'il n'y a pas d'exception dans ce domaine. La promotion ouvrière par
voie de fayotage est donc considérablement freinée par cette morale tacite. Mais
dès que nous passons à l'échelon supérieur, c'est-à-dire dans les rangs de la
maîtrise, cette moralité s'évanouit subitement. Il n'y a plus de morale collective
dans les fonctions de coercition. On parvient dans le camp de la maîtrise parce
que l'on possède des qualités de « chef », de « dirigeant », c'est-à-dire ce que l'on
appelle dans notre langue des qualités de « garde-chiourme ». Le choix des orga-
nisateurs obéit à cette loi. Ce sont les plus dévoués à la direction qui sont choi-
sis. Ce sont ceux qui sont le plus capables de s'opposer à cette morale collective
des ouvriers, ceux qui doivent s'opposer à toutes les infractions au règlement.
Mais là aussi, ce choix est tout à fait interprétatif et arbitraire. Il y a un essai
qui sert de barrière entre les différentes catégories d'ouvriers, et on a vu que cet
essai était surtout symbolique. Dans le cas de la maîtrise, cet essai, qui s'appelle
« la commission », est encore beaucoup plus symbolique. Après avoir passé la
commission, seuls seront admis dans les différentes catégories de la maîtrise
ceux qui auront fait preuve des qualités indispensables à cette fonction. Mais
cela ne suffira pas, il faudra aussi faire partie des coteries, avoir du piston. Ici,
l a course à la promotion ne rencontre plus les barrières de la moralité collec-
tive que nous avons trouvées chez les ouvriers. C'est la loi effrénée de la concur-
rence qui joue, et qui surpasse toutes les autres lois. Pour grimper les échelons
hiérarchiques, il ne faut pas seulement avoir passé la commission, il ne faut
pas seulement être bien noté par la Direction, ne pas avoir de grève à son actif,
il ne faut pas seulement avoir du piston, car le piston est aussi une chose qui
se généralise, il faut aussi avoir le meilleur piston et, chose inévitable comme
aux courses ou plutôt aux stock-cars, il faut éliminer les concurrents dange-
reux. Ici l'élimination des concurrents ne se fait pas par la violence. La seule
arme c'est le mouchardage et le dénigrement. Ces lois sélectives des organisa-
teurs, qui ne figurent sur aucun manuel jouent, pourtant, un rôle considérable
dans la rationalisation de la production elle-même.
Cette espèce de concurrence entre les organisateurs provoque-t-elle l'ému-
lation ? Certainement pas. Les organisateurs, dont le seul contrôle vient d'en
haut, pratiquent à leur échelle le même système que nous, le débrouillage, mais
ce débrouillage-là n'a rien de collectif, il est individuel et impitoyable. Le
débrouillage, la concurrence, la responsabilité limitée vis-à-vis de la Direction,
aucun contrôle de la part des ouvriers ; tout cela provoque une sorte d'anar-
LE MONDE DU TRAVAIL 95

chie dont nous ne percevons à notre niveau que les conséquences. L'énuméra-
tion de ces conséquences pourrait à elle seule remplir des volumes.
- Pourquoi avons-nous le mauvais boulot ?
- Parce que nos chefs ne savent pas se débrouiller.

- Pourquoi avons-nous de bonnes machines ?


- Parce que le chef est copain avec celui qui est chargé de répartir les
machines.

Etc., etc.
Le chef d'atelier, les contremaîtres essaieront de se débrouiller pour que
l'atelier marche bien. Ils se débrouilleront aux dépens des autres ateliers. La
vision générale de l'intérêt de toute l'usine n'existe pas à l'échelle du chef d'ate-
lier. On ne peut dire où elle commence. Existe-t-elle seulement ? L'usine n'est
à personne si elle n'est pas aux ouvriers. Elle n'est pas la propriété de la maî-
trise, qui n'a que des parcelles de responsabilité. Tous ces « managers » ne sont
que des capitaines, souvent des petits despotes, parfois de braves types obsédés
par leur propre situation, qui se tiennent en équilibre sur cet échafaudage hié-
rarchique et sont tourmentés par une seule idée : rester à leur poste, au besoin
aller plus haut, mais au-delà, RIEN.

LA FONCTION DE L'OUVRIER

Dans l'atelier tout est organisé pour que l'ouvrier ait le moins de contact
possible avec ses camarades, l'ouvrier doit rester à sa machine et on fait tout
pour qu'il y reste, pour que son temps rapporte, car l'ouvrier, en dehors de sa
machine est censé ne pas produire et, ce qui est plus grave, ne pas produire de
profit pour l'usine. Aussi va-t-on jusqu'à considérer que, lorsque nous serrons
la main à un de nos camarades, nous enfreignons la loi sacrée de l'usine : nous
sommes dans une collectivité de production, mais on tend continuellement à
nous isoler par tout un système de surveillance très complexe, comme si nous
étions, chacun de nous, un artisan isolé. Nous avons des dessinateurs qui ont
dessiné les pièces que nous avons à faire, des techniciens qui ont indiqué la
succession des opérations d'usinage à effectuer, et qui les ont réparties aux dif-
férents types de machines-outils, nous avons un magasin, qui doit nous procu-
rer l'outillage dont nous avons besoin, au-dessus de nous nous avons les chefs
d'équipe, contremaîtres, chefs d'atelier, qui doivent nous procurer du travail et
nous surveiller ; au-dessous de nous nous avons des convoyeurs qui doivent
nous apporter les pièces à usiner. Nous avons des contrôleurs qui vérifient notre
travail et parfois des supercontrôleurs qui notent tous les quarts d'heure si
notre machine fonctionne, des chronométreurs qui nous allouent des temps,
des agents de sécurité qui veillent à la protection de notre corps ; nous avons
enfin des délégués syndicaux qui prétendent s'occuper de nos intérêts. Tous,
jusqu'au balayeur qui vient nettoyer notre place, tous s'occupent de nous, pour
96 SOCIALISME OU BARBARIE

que nous n'ayons qu'une chose à faire : faire marcher la machine et ne pas nous
occuper du reste.

Un organisateur : le chef d'équipe

Nous faisons un travail très divers et parfois très complexe, c'est-à-dire un


travail qui exclut l'automatisme. Il y a un travail purement intellectuel d'in-
terprétation du dessin : nous devons décider de l'organisation des opérations
d'usinage. Les gammes 19 ont beau avoir été prévues, les techniciens ont beau
avoir mentionné ce que nous avons à faire, nous mâcher tous les calculs, nous
devons dans certains cas personnaliser notre travail, c'est-à-dire trouver une
combine pour le faire plus vite et plus facilement. Mais cela ne peut pas être une
oeuvre individuelle, c'est une oeuvre éminemment collective. Là, intervient le
métier, l'expérience, la routine, c'est-à-dire des éléments qui se trouvent répar-
tis inégalement chez tous les ouvriers, non réunis chez un seul. Pour faire la
pièce, nous avons besoin de voir nos camarades, et de discuter avec eux. La
Direction, pour éviter cette hérésie, a inventé le super-homme, le super-ouvrier
qui doit réunir toutes les connaissances, qui doit accumuler toutes les expé-
riences et connaître toutes les combines ; cet homme, elle en a fait le chef
d'équipe. Le choix de cet homme n'a pas été sans difficultés, bien sûr, les fonc-
tions de chef d'équipe doivent exiger que ce soit le meilleur ouvrier, mais le
meilleur ouvrier n'est pas forcément dévoué à la Direction, d'autre part la divi-
sion extrême du travail a atteint aussi les ateliers d'outillage, de telle sorte que
bien qu'un compagnon doive savoir tout faire, on essaie de plus en plus de le spé-
cialiser, et de ce fait il sera d'autant plus difficile de trouver un ouvrier qui ait
une expérience générale sur le travail. De plus la Direction hésite à prendre un
ouvrier qui donne entière satisfaction pour l'enlever à sa machine et le mettre
derrière un bureau 20 .

19. Lorsqu'un ouvrier réclame du travail à son chef d'équipe, il reçoit un carton de commande
derrière lequel est collé le dessin de la pièce à usiner. Sur ce carton, est inscrite toute la suc-
cession des opérations à effectuer, depuis la fonderie ou le tronçonnage du métal, jusqu'au
montage de la pièce sur son ensemble mécanique. La gamme du carton est donc l'inscription
des opérations successives, qui sont suivies des temps alloués pour l'usinage, du numéro de
l'atelier où se fera cet usinage, et du nom de l'ouvrier qui l'effectuera.
20. Le chef d'équipe gagne environ de 10 à 20.000 francs de plus qu'un compagnon ; en prin-
cipe, il ne travaille pas manuellement. Son bureau se trouve au milieu des machines. Il n'a
pas de cage vitrée, sa vie est pratiquement liée à celle des compagnons, sa véritable fonction
est celle d'agent de transmission entre les ouvriers et les autres services de l'usine. Mais il
arrive bien souvent que les ouvriers se passent de cet intermédiaire par souci d'efficacité ou
de rapidité. Il a aussi la fonction de surveillance et de contrôle, mais, pratiquement, cette
fonction est assurée par le système de travail au temps qui interdit en principe à l'ouvrier de
faire autre chose que de travailler et, d'autre part, par le bureau de contrôle.
En réalité le chef d'équipe intervient lorsqu'une bataille de boules de chiffons menace de
gagner tout l'atelier. Il passe la plus grande partie de sa journée à bavarder. Sa grande misère,
c'est l'ennui.
L E M O N D E DU TRAVAIL 97

Enfin, il n'est pas obligatoire qu'un ouvrier qui aurait ces qualités de super-
ouvrier possède aussi des qualités de surveillant, exerce son autorité, et main-
tienne la discipline. Pour que le chef d'équipe acquière ces qualités, on lui fait
quitter sa machine, ce qui l'entraîne de plus en plus à perdre contact avec le tra-
vail qui se trouve en perpétuelle transformation. En donnant un rôle coercitif
au chef d'équipe, on lui enlève du même coup la confiance des ouvriers. Ainsi,
en voulant éviter toute collaboration entre les ouvriers, en voulant créer un
super-ouvrier, la Direction a enlevé un ouvrier productif à sa machine, l'a confiné
dans un travail de paperasse et l'a privé pratiquement de tout rôle productif et
d'organisation. Les privilèges qu'elle lui a donnés ne sont pas même suffisants
pour qu'il accepte d'accomplir son autre rôle de surveillance et de coercition.
Chose plus importante, la Direction n'a pas pu éviter la collaboration des
ouvriers entre eux, comme nous allons le voir plus loin.

Le problème de la responsabilité

La responsabilité de l'ouvrier tend de plus en plus à être réduite. Cela n'est


pas ici poussé jusqu'au maximum comme dans les chaînes, où l'O. S. n'est pra-
tiquement responsable de rien, seuls le régleur, les chefs et les différentes caté-
gories de contrôleurs étant considérés comme responsables. L'ouvrier est res-
ponsable de la parcelle de travail qu'il accomplit et rien de plus : il ne doit pas
s'occuper de savoir si cette parcelle est valable par rapport à l'ensemble.
D'ailleurs comment pourrait-il le faire, puisque tout est organisé pour lui cacher
cet ensemble ?
Il doit donc s'en tenir aux directives qu'il reçoit, c'est-à-dire au dessin. Il doit
travailler en aveugle et faire uniquement ce qui est nécessaire pour dégager sa
responsabilité. Mais là intervient l'homme. Que va-t-il faire, accomplir son rôle
d'automate ou bien réagir ?
L'ouvrier se trouve placé devant une alternative. La première possibilité est
de dégager sa responsabilité, c'est-à-dire se conformer au dessin et faire en
sorte que la pièce soit acceptée par le contrôle. Le règlement et l'organisation
de l'usine ne sont conçus qu'en fonction de cette attitude. Si donc l'ouvrier s'en
tient à cette solution, il travaillera dans le seul but d'être payé, c'est-à-dire de
faire accepter sa pièce.
La deuxième possibilité est d'essayer de comprendre à quoi sert la pièce,
pour qu'elle soit non seulement bonne au contrôle mais utilisable, ou bien pour
faciliter la tâche du compagnon qui prendra la suite des opérations21.
C'est le drame de conscience, c'est la tragédie de l'ouvrier. D'un côté il peut
réagir individuellement en ne s'occupant que de son propre intérêt matériel, de

21. Parfois, pour nous faciliter le travail, nous nous mettons directement en rapport avec
ceux qui prendront la suite de l'opération et là, il nous arrive de passer entre nous de véri-
tables arrangements secrets. Ainsi pour l'usinage d'outils de tour, certains fraiseurs consen-
tent à finir directement les pièces à la machine, de telle façon que l'ajusteur qui prend l'opé-
ration suivante, n'a pratiquement plus de métal à enlever à l'outil. Il est convenu au préalable
que ce dernier partagera le temps alloué avec le fraiseur qui lui a fait le travail.
\
98 SOCIALISME OU BARBARIE

sa paye et c'est ce que le règlement lui demande de faire ; de l'autre sa réaction


peut être profondément sociale : il cherchera à deviner le but de son travail, il
essaiera d'être solidaire de ses camarades en leur facilitant la tâche.
Mais alors il lui faudra affronter le règlement et là aussi il devra tricher.
C'est ici que se situe le dialogue entre l'ouvrier et sa conscience (qui est le
même que celui qu'il tient avec ses camarades). Ce dialogue a ses mots parti-
culiers, son propre argot et on le retrouve journellement parce qu'il nous obsède.

L'ouvrier homme - A quoi sert cette pièce ?


L'ouvrier robot - Qu'est-ce que ça peut te foutre.
L'ouvrier homme - Crois-tu que cette cote a de l'importance ?
L'ouvrier robot - Ca va dans le mur 22 .
L'ouvrier homme - En as-tu déjà fait?
L'ouvrier robot - Tu te fais du mouron pour RIEN. L'important est que tu sois
payé.
L'ouvrier homme - Enfin, tu crois que ça ira ?
L'ouvrier robot - Tu n'en achètes pas ? ALORS !...

Les erreurs

Un artisan qui fait une machine du commencement à la fin, qui exécute lui-
même tous les rouages de l'appareil et qui a l'idée de l'objet fini dans sa tête,
travaille en fonction de cet objet idéal : de ce fait il sera moins susceptible que
quiconque de faire des erreurs ; il sait ce qui est important et ce qui ne l'est
pas, de plus, s'il fait des erreurs, il les réparera au fur et à mesure, l'erreur sur
une pièce peut être compensée par la modification de la pièce sur laquelle la pre-
mière vient s'ajuster, sans mettre en cause le mécanisme de l'objet lui-même.
La chose est bien différente quand chaque rouage de la machine est confié
non pas à un, mais à 10 ouvriers de différentes professions dont aucun ne
connaît l'importance du travail qu'il exécute. Les possibilités d'erreur se trou-
vent multipliées par le fait qu'il y a un plus grand nombre d'exécutants, qu'au-
cun des exécutants n'a la machine idéale dans la tête, c'est-à-dire qu'aucun ne
sait à quoi sert la pièce. Il ne s'agit évidemment pas ici que l'ouvrier ait une
connaissance abstraite de tout le mécanisme de l'appareil qu'il contribue à fabri-
quer, mais qu'il ait la connaissance concrète de la partie de cet appareil où doit
s'adapter sa pièce.
Cette connaissance peut le guider et dans la manière de faire sa pièce et
dans le soin qu'il doit apporter aux différentes parties de cette pièce.
De plus, chaque exécutant est soumis à une pression constante de l'organi-
sation de l'usine, pression qui s'exerce d'une façon aveugle elle aussi.
Pour ne parler que de la plus importante de ces pressions, il suffit de men-
tionner que depuis le dessinateur jusqu'à celui qui termine la pièce, en passant

22. Expression courante qui signifie que la pièce n'a pas besoin de plus de précision qu'un mor-
ceau de ferraille qui est cimenté dans le mur.
L E M O N D E D U TRAVAIL 99

par la dactylo qui copie les gammes et les temps sur les cartons que l'on donne
aux ouvriers, tous sont soumis plus ou moins directement à l'impératif du
bureau des méthodes : aller toujours plus vite.

Un cas où des fonctions de l'ouvrier sont universelles

Il arrive dans certains cas que des ouvriers enfreignent les règlements et
essaient de passer par dessus le cloisonnement des fonctions et l'isolement des
travailleurs : c'est l'exemple de l'atelier qui fait les outils « widias ».
Quand le fraiseur de cet atelier reçoit une commande à exécuter, il doit
d'abord se procurer lui-même le dessin, consulter les fichiers et faire donc un
travail pour lequel il n'est pas payé, car ce temps n'est pas prévu par le chrono.
En tant qu'automate, il devrait faire la pièce conformément au dessin, mais il
sait par expérience que ce n'est surtout pas cela qu'il doit faire, car il pourrait
avoir beaucoup d'ennuis.
C'est-à-dire qu'il se fera engueuler si les outils qu'il a faits ne sont pas uti-
lisables, même s'ils correspondent fidèlement au dessin. Le dessin est la repro-
duction finie de l'outil, mais il arrive fréquemment qu'en cours de fabrication,
une modification mineure du dessin puisse avantager le déroulement des opé-
rations d'usinage.
Or, les outils doivent sortir finis des ateliers et doivent s'adapter non pas au
dessin, mais au besoin des ateliers qui se servent de ces outils. Dans cet atelier
des outils « widias », qui ne comprend qu'un petit nombre d'ouvriers (une cin-
quantaine), les affûteurs ont passé des consignes orales qui modifient les cotes
et le dessin original, aux surfaceurs, qui ont passé des consignes orales aux
fraiseurs, etc., tout cela en vue de faciliter le travail de chacun. Ces consignes
n'ont pas été codifiées, on se doute un peu pourquoi ; ces modifications qui sont
fréquentes, pour être codifiées devraient continuellement remonter la chaîne des
bureaux et cela pourrait entraîner des heurts et des difficultés de toute sorte,
et froisser bien des susceptibilités. C'est pourquoi l'atelier marche sur un mode
plutôt artisanal. Il faut dire que la chose serait bien trop simple si ce mode de
fonctionnement était reconnu, si la coopération entre les ouvriers pouvait se
réaliser, mais il n'est pas reconnu, il est tacite. Ceux qui finissent les pièces
sont de « vulgaires O.S. », tandis que ceux qui les commencent sont, pour la plu-
part, des ouvriers qualifiés, et entre les deux il y a une différence de paye de
quelque 15.000 fr. par mois. Qu'un O.S. conseille un ouvrier qualifié pour accom-
plir son travail est déjà une anomalie qui contredit le système hiérarchique de
l'usine, si absurde soit-il.
Autre obstacle l'ouvrier est considéré comme un être privé de toute res-
ponsabilité, aussi sa moindre initiative peut se retourner contre lui. D'autre
part, s'il se conforme strictement au dessin, il se fera engueuler si la suite des
opérations rencontre des difficultés. Donc, pour dégager sa responsabilité, l'ou-
vrier peut demander au chef d'équipe quelle forme il doit donner à sa pièce, et
le chef d'équipe en parlera au contremaître ; tous deux iront au bureau du
contrôleur pour lui demander, à lui, ce que l'ouvrier leur avait demandé à eux ;
100 SOCIALISME OU BARBARIE

le chef d'équipe, le contremaître et le contrôleur iront enfin auprès de l'affû-


teur poser la même question. La réponse suivra le même chemin et l'ouvrier
pourra enfin commencer. Mais comme l'ouvrier est pressé, il se passera sou-
vent de tous ces intermédiaires. Il ira voir directement les ouvriers qui prennent
la suite des opérations, ce qui lui est théoriquement interdit. Mais il ne com-
mencera pourtant pas encore son travail à ce moment. Après avoir modifié la
forme de la pièce et parfois le dessin, il faudra modifier les délais ; cette modi-
fication devra suivre le chemin inverse et remonter à ses origines.
L'ouvrier connaît le tarif des opérations, mais il n'a aucun droit de modifier
quoi que ce soit ; seuls les différents responsables se partagent les parcelles de
ce droit ; voici donc ce qui en résulte. L'ouvrier ajoute au crayon le délai sup-
plémentaire sur sa commande, qu'il donne ensuite au chef d'équipe, qui, lui,
repassera à l'encre ce que l'ouvrier a écrit au crayon et signera, puis enfin le
chrono viendra superviser le tout en apposant sa propre signature. Après s'être
métamorphosé en chrono, chef d'équipe, contrôleur, contremaître, notre ouvrier
reprend sa place à sa machine, bien heureux s'il peut se faire pardonner toutes
les infractions qu'il vient de commettre. Mais il sait par expérience que tout lui
sera pardonné si ça marche ; dans le cas contraire, ses initiatives lui retombe-
ront dessus, comme un boomerang qui aurait manqué son but. Si ça ne marche
pas, on peut lui reprocher deux choses soit de ne pas avoir pris d'initiatives,
soit d'en avoir pris de mauvaises. Mais gardons-nous de verser des larmes : s'il
sait prouver qu'il n'est pas un robot dans son travail, il sait aussi le prouver
quand on vient l'engueuler.

La rationalisation de notre outillage

L'atelier d'outillage est la grande victime de la contradiction qu'il y a entre


les efforts de rationalisation et les limites de celle-ci. On tente de standardiser
l'outillage et de le fabriquer en série, mais l'outillage est trop divers et la pro-
duction trop étroite pour pousser ces méthodes jusqu'à leur limite, c'est-à-dire
pour transformer les ateliers d'outillage en chaîne d'outillage.
L'obstacle dont nous allons parler vient du fait que l'atelier reste donc un
hybride entre l'atelier de style artisanal et l'atelier de fabrication en série. Un
mélange de petit atelier fonctionnant sur le mode du travail à l'unité ou de la
petite série et d'atelier de fabrication moderne.
Tout d'abord nous devrions avoir notre outillage livré par un convoyeur,
mais la diversité de notre travail entraînerait alors une augmentation trop
considérable de convoyeurs, qui de plus devraient connaître le travail, ce qui
n'est pas le cas, c'est-à-dire avoir les mêmes connaissances que le compagnon
qu'ils doivent servir. Par conséquent, nous devons chercher notre outillage nous-
mêmes, et nous absenter de la machine assez longtemps lorsque nous devons
faire la queue au magasin. Si l'outillage n'est pas disponible, il faut le com-
mander pour l'obtenir quelques jours plus tard.
L'atelier d'affûtage est un atelier séparé, il reçoit les livraisons d'outils à
affûter la semaine suivante. Si donc un ouvrier remet un outil à affûter selon
LE M O N D E DU TRAVAIL 101

un certain profil à son magasin, il peut attendre jusqu'à 15 jours avant de rece-
voir l'outil. En réalité, il s'agit d'un travail d'affûtage qui nécessite tout au plus
5 à 10 minutes de travail et pour lequel l'ouvrier devra interrompre son travail
pendant une dizaine de jours. Si nous nous conformons à cette règle, il faut
attendre, laisser notre travail, entreprendre autre chose, tout le temps que nous
avons passé au réglage de notre machine est ainsi perdu, et, de plus, ce temps
ne nous sera pas compté. Si nous objectons au chrono que son délai est trop
court, parce que nous avons eu des ennuis avec l'outillage, il nous répond que
ses temps ne peuvent tenir compte de ces incidences. Il n'y a pas d'outillage, oui,
mais il devrait y en avoir et à cela le chrono n'y peut rien. Pour ne pas perdre
de temps nous arrangeons nous-mêmes notre outillage, nous préférons perdre
un peu de temps à nous transformer en affûteur que d'attendre. Mais là encore,
nous devons affronter les foudres du magasinier qui nous reproche, avec juste
raison, d'avoir modifié un outillage qui se trouve par là même inutilisable pour
les autres.
Il aurait mieux valu procéder régulièrement en faisant notre demande au
magasinier qui, lui, aurait fait un bon de commande au magasin central, qui,
à son tour, aurait pu chercher dans son stock, s'il ne possédait pas un outil de
la forme demandée.
Ainsi, on aurait évité de gaspiller un outil, mais on aurait gaspillé du temps.
Il arrive que les pièces que nous faisons suivent un certain roulement, c'est-
à-dire que nous savons que les mêmes commandes reviendront à l'atelier au
bout d'un certain temps ; pour cette raison, nous nous fabriquons des outils ou
des montages pour aller plus vite. De ce fait, chaque fois que nous recevons une
commande, nous essayons de nous renseigner auprès de nos camarades, nous
cherchons à savoir si l'un de nous qui a déjà fait ces pièces n'a pas inventé une
combine pour aller plus vite. Normalement, ce n'est pas le chemin que nous
devrions suivre, il faudrait demander au chef d'équipe qui, lui, nous mettrait en
relation avec le compagnon qui pourrait nous documenter et nous faire bénéfi-
cier de son outillage personnel.
Comme on le voit ici, la multiplication des intermédiaires qui séparent l'ou-
vrier et le stock d'outillage et les affûteurs est un obstacle permanent que nous
devons surmonter. Nous le surmontons en créant nous-mêmes une espèce de
magasin plus ou moins clandestin où nous stockons pour nous et pour nos cama-
rades certains outils que nous nous sommes procurés. Encore une fois, nous
avons court-circuité l'organisation de l'usine, encore une fois nous sommes en
faute, mais ce n'est qu'à ce prix que nous pouvons travailler.

Mais ce processus normal a un grand inconvénient, c'est qu'il met au cou-


rant le chef d'équipe de nos combines et ce dernier risque d'en informer le chrono
ou les autorités supérieures, ce qui pourrait nous amener à une baisse de nos
délais. Pour nous, la chose est claire : chaque découverte nouvelle doit se tra-
duire par un allégement de notre peine, tandis que pour la Direction, au
contraire, chaque innovation doit se concrétiser par une augmentation de notre
travail. Là encore, la conception de l'ouvrier robot se heurte à la réalité, elle
102 SOCIALISME OU BARBARIE

provoque le gaspillage et tend à être un frein dans la production, c'est-à-dire


qu'elle atteint l'objectif contraire à celui qu'on s'était proposé.

La lutte contre les délais

Chaque pièce, en plus de sa forme et de la qualité de son métal, a dans l'usine


une autre propriété : son délai d'usinage.
Ce délai est inscrit sur la commande que reçoit l'ouvrier. Mais un système
de travail au rendement a été institué et chaque ouvrier a la possibilité de
dépasser les temps alloués.
Ainsi, si une pièce qui a un temps alloué de 1 h 30 est réalisée en 1 h, l'ou-
vrier recevra un supplément de paye ; on dit qu'il règle à 150 % ; en réalité cette
possibilité est devenue peu à peu la règle. Aujourd'hui l'ouvrier qui fait ses
pièces conformément au temps alloué est non seulement lésé sur son salaire,
mais encourt le risque de se faire renvoyer. Ce qui n'était au départ qu'une pos-
sibilité, est devenu une obligation.
Il faut dire que cette obligation de travailler plus vite que les temps alloués
a une limite qui est fixée par la Direction. Cette limite était, juste après la
guerre, de 138 % environ ; la pression syndicale, qui à cette époque soutenait
farouchement l'accélération de la production, a fait monter ce plafond progres-
sivement. Aujourd'hui l'ouvrier a le droit de régler à 153 %, c'est-à-dire que
dans une quinzaine de travail de 100 heures il pourra effectuer 153 heures de
délais, les heures de délais qu'il fera au dessus de 153 heures ne seront pas
payées.
Il existe deux façons d'établir un délai pour le chrono ; si la pièce n'a jamais
été faite et que le compagnon qui a fait la pièce a accepté le délai, toutes les
pièces qui suivront auront le même délai. C'est ainsi que s'établissent les délais
et nous le savons. Quand un compagnon fait une pièce nouvelle il doit bien faire
attention à ne pas laisser passer un délai trop court ; pour cela, le plus sou-
vent, il est contrôlé par ses camarades qui risquent d'ici peu de retrouver la
même pièce. C'est à ce moment là que se déroule une sorte de farce jouée par
l'ouvrier et le chrono. L'ouvrier essaie d'avoir le temps le plus long, le chrono
essaie d'octroyer le délai le plus court. Mais personne n'est dupe, chaque par-
tenaire connaît à fond le rôle de l'autre, il connaît jusqu'aux répliques. Le chrono
essaie donc au départ de mettre un délai faux, c'est à dire au dessous de ce qu'il
juge normalement faisable, puisqu'il pense que l'ouvrier a de fortes chances de
protester. L'ouvrier essaie lui, de réclamer un délai au dessus de ce qu'il peut
réaliser, parce qu'il compte avec tous les impondérables dont le chrono ne veut
pas tenir compte. Puis, c'est le marchandages d'où naîtra finalement le délai.
Le délai sera le produit de cette lutte, de plus il sera encore faussé par d'autres
répercussions du système. Pour éviter les augmentations de salaire, la Direction
a relevé les plafonds des coefficients de production. Ils sont ainsi passés de 138 %
à 153 % depuis la guerre. Mais comme l'ouvrier veut faire sa paye au maximum,
il exige que le délai alloué soit à son tour majoré de 53 %. S'il fait une pièce en
1 heure de temps il exigera que le délai inscrit soit plus long de 53 %.
LE M O N D E DU TRAVAIL 103

Les délais sont ainsi d'autant plus faux. Une fois établi, le délai sera contrôlé
par l'ouvrier, qui tient sa propre comptabilité des temps qu'il a obtenus. Chaque
fois que la pièce reviendra dans l'atelier, lui ou ses camarades pourront en véri-
fier l'exactitude. Ainsi le délai inscrit sur un carton est beaucoup plus fonction
de la combativité et de la vigilance de l'ouvrier, ou de la personnalité du chrono,
que de la règle à calcul. Il arrive que justement certains ouvriers ont eu trop de
complaisance avec le chrono et que certaines pièces sont matériellement impos-
sibles à usiner dans les temps prévus. Dans ce cas que se passe-t-il ? Comme il
n'est plus question de toucher au délai qui, une fois établi, est devenu tabou, le
chef d'équipe peut compenser ce « mauvais travail » en donnant à l'ouvrier lésé
des pièces dont le délai est bien au dessus de ce qu'il réalise habituellement. On
peut y remédier aussi par des moyens plus ou moins tolérés, c'est-à-dire que l'on
se prête ou se donne des heures pour pouvoir réaliser le maximum du coefficient.
Enfin, on peut par des moyens illégaux falsifier purement et simplement les car-
tons où sont enregistrés les délais. L'ouvrier doit donc continuellement se
défendre pour gagner le maximum de salaire, il doit aussi se défendre s'il veut
satisfaire son amour-propre d'ouvrier, c'est-à-dire faire quelque chose d'utile. [...]
CHAPITRE III

1953-1957
LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE

En France, avant 1953, la majorité de la classe ouvrière est


acquise au communisme stalinien. Elle suit fidèlement les mots
d'ordre du parti reconstruire le capitalisme français écorné
par la guerre, arrêter une grève, en déclencher une autre... Per-
sonne ne met publiquement en doute l'aptitude des dirigeants
à guider le mouvement, à éviter les pièges d'un adversaire qui
s'oppose par tous les moyens à la marche du progrès, à coor-
donner les revendications économiques avec le combat que mène,
à l'échelle internationale, le camp du socialisme. Si certains
allèguent que les objectifs s'écartent des véritables intérêts de
la classe ouvrière, il leur est répondu qu'il n'en est rien, qu'il
faut considérer l'ensemble du tableau le renforcement conti-
nuel du camp du progrès, la victoire assurée par la cohésion
autour de la patrie du socialisme et de son guide génial, Staline.
Cependant, dans l'ombre de ces grandes manœuvres, la
revue Socialisme ou Barbarie, et le cercle restreint qui l'entoure,
poursuivent leur travail de clarification. Ils observent que le
capitalisme ne pourrit pas sur place, mais, qu'au contraire, il
continue de se développer. Ils soutiennent qu'en Russie la
bureaucratie constitue une classe sociale qui s'approprie la plus-
value extorquée aux travailleurs par le moyen d'un système de
capitalisme étatisé, que dans les pays de capitalisme privé, les
responsables à la tête des organisations ouvrières se tiennent
prêts à endosser des rôles de dirigeants dans un Etat renouvelé.
Ils affirment enfin, que pour les ouvriers, la contestation sociale
ne doit pas se limiter à la défense des salaires mais qu'elle doit
prendre en charge toute l'organisation du travail. Pourtant,
lorsque ces militants avançent l'idée d'une auto-direction des
luttes, ils sont tournés en dérision par leurs camarades d'atelier,
lorsqu'ils défendent des revendications touchant à l'organisation
du travail, les dirigeants syndicaux les accusent de diversion
et lorsqu'ils soutiennent une grève déclenchée indépendamment
des syndicats, ils sont dénoncés comme diviseurs. Ainsi, atta-
qués par les activistes du PCF, sans audience auprès des tra-
vailleurs auxquels ils s'adressent, boycottés par les intellectuels
106 SOCIALISME OU BARBARIE

admirateurs du socialisme « réellement existant », ils appren-


nent, le 5 mars 1953, la mort du dictateur dont la révolution
avait accouché trente ans auparavant. Malgré leur refus d'im-
puter à un seul homme la monstruosité de tout un système, la
bonne nouvelle les ébranle comme elle ébranle, dans la liesse
ou dans la stupeur, le monde entier. Trois mois plus tard, les
ouvriers berlinois, soumis à la bureaucratie de l'état est-alle-
mand, entament une grève insurrectionnelle et ouvrent la crise
du système bureaucratique.
Rappelant les étapes de cette crise, nous présentons, succes-
sivement :
- un article d'Albert Véga (« Signification de la révolte de
juin 1953 en Allemagne Orientale ») relatant son déclenchement
à Berlin,
- un extrait de l'analyse, par Claude Lefort, du nouveau
cours de la politique russe consécutif au XXe congrès du PCUS
(« Le totalitarisme sans Staline »),
- l'article substantiel de Claude Lefort sur l'insurrection hon-
groise (« L'insurrection hongroise »),
- un choix de textes écrits par des acteurs de la révolution
hongroise.
G.P.
SIGNIFICATION DE LA RÉVOLTE DE J U I N 1953
E N ALLEMAGNE ORIENTALE
A. Véga (n° 13, janvier-mars 1954, pages 4-8)

Rendant compte des grèves de Berlin, Véga montre que les


ouvriers allemands, vingt ans après les derniers combats contre
les nazis, retrouvent toute leur pugnacité et savent parfaitement
identifier comme nouveaux ennemis les dirigeants communistes
installés par les troupes russes dans leur zone d'occupation.
Socialisme ou Barbarie avait publié dans ses numéros 7 et 8,
sous la signature d'Hugo Bell une analyse éclairante de la sta-
linisation en Allemagne Orientale, dont le chapitre I de cette
anthologie reproduit de larges extraits. Il y montrait que l'ex-
ploitation féroce des travailleurs, les démontages d'usines, les
prélèvements directs et les « réparations » avaient abouti au
délabrement de l'économie, à une pénurie généralisée et à la
famine. La quête d'approbation des dirigeants communistes
auprès des couches ouvrières se trouvait ainsi annihilée. Ils cher-
chèrent alors à obtenir l'adhésion de la population par l'octroi
d'avantages variés, alimentaires principalement, par des pro-
motions dans la hiérarchie qui commençait à s'installer et par
le renforcement des mesures de contrôle. Une légère diminution
des manifestations de mécontentement put être ainsi obtenue,
mais la tentative de remédier à la démotivation des travailleurs
fut un échec et les dirigeants continuèrent d'appliquer une poli-
tique qui les isolait progressivement du reste de la société. Les
ouvriers qui, jusque-là, résistaient sourdement, confrontés en
juin 1953 à une brusque augmentation des normes de produc-
tion surent parfaitement répliquer à ce cocktail de taylorisme
américain et de stakanovisme russe qui leur était imposé. L'ex-
plosion se produisit à Berlin, sur le chantier modèle de la « Sta-
linallee » et se propagea rapidement dans les usines de la capi-
tale et des autres grandes villes. Des comités de grève se
constituèrent qui mirent les organisations syndicales étatiques
hors circuit. Les insurgés établirent des contacts, fédérèrent leurs
luttes d'entreprise à entreprise, de ville à ville et commencèrent
à libérer les prisonniers politiques. En quelques jours, ils obtin-
rent l'abaissement général des normes, une révision du plan en
faveur de la production de biens de consommation et une amé-
lioration immédiate du ravitaillement.
108 SOCIALISME OU BARBARIE

[...] Dès 1949, après la période de reconstruction proprement dite, de famine


aussi, l'opposition entre la couche des dirigeants, formée par des anciens tech-
niciens et des anciens ouvriers promus bureaucrates, et l'ensemble des tra-
vailleurs se précise.
Dans les usines, c'est la lutte contre les « stakhanovistes » et les chronomé-
treurs. Dans les assemblées d'usine, dans les réunions syndicales, les ouvriers
s'opposent au relèvement des normes de travail, aux mesures tendant à les
pousser au rendement. Ils utilisent même les organes de l'appareil bureaucra-
tique qui sont le plus près d'eux, les organismes syndicaux de base, pour
défendre leurs droits et ils parviennent à les faire respecter dans bien des cas.
Cette opposition s'accentue au début de 1953. La politique de réarmement,
d'industrialisation à outrance, de collectivisation rapide de l'agriculture, aggrave
la pénurie de produits de consommation et provoque l'augmentation des prix des
denrées du marché libre. En même temps, la campagne officielle pour le relè-
vement « volontaire » des normes se développe. Le Gouvernement exige un ren-
dement accru des ouvriers. Mais il diminue les prestations des assurances
sociales et annule la réduction de 75 % sur les billets de chemin de fer pour les
ouvriers se rendant au travail. Des grèves sporadiques éclatent à Magdeburg
et à Chemnitz.
En mai, une augmentation générale de 10 % des normes est décidée. Elle doit
être appliquée à partir de juin.
Or, au même moment, le parti décide un tournant destiné à améliorer la
situation économique et à faire écho à l'offensive de paix russe. Des mesures de
détente sont prises en faveur des paysans, du commerce et de l'industrie privés,
de l'Eglise. Mais aucune mesure ne concerne directement les ouvriers.
On sait comment cette situation a provoqué l'explosion des 16 et 17 juin,
comment la grève, commencée sur les chantiers de construction de la Stalinal-
lee, à Berlin, s'est transformée en manifestation de rue et s'est étendue en un
vaste mouvement de révolte de tous les ouvriers de l'Allemagne Orientale 1 .
Mais ce qu'il faut souligner c'est la nette conscience que les travailleurs ont
manifesté du caractère anti-ouvrier du régime, leur dynamisme dans la lutte,
leur capacité d'organisation, la portée politique de leurs initiatives.
La formation des comités de grève est un fait établi, reconnu même par la
presse officielle. A Berlin, on connaît ceux des usines « Kabelwerke », du Block
40 de la Stalinallee, des chantiers de Friedrichshein, des aciéries de Henning-
sdorf. Ce sont d'ailleurs ces métallos de Henningsdorf qui, le matin du 17, avec
les ouvriers d'Oranienburg, parcourent 14 kilomètres pour participer aux mani-
festations et occupent le Stade Walter Ulbricht, où des discussions ont lieu sur
la question du remplacement du Gouvernement, pendant lesquelles des ouvriers
lancent l'idée d'un « Gouvernement des métallurgistes »2.
Le caractère de la grève est très net dès le début à Berlin. Le 16, devant le

1. Voir l'article de Sarel [Benno SternbergJ, « Combats ouvriers sur l'avenue Staline », dans
Les Temps Modernes d'octobre 1953.
2. D'après le correspondant de L'Observateur.
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 109

siège du Gouvernement, les ouvriers proclament des revendications précises :


abolition de l'augmentation de 10 % des normes, diminution de 40 % des prix
du ravitaillement et des marchandises vendues dans les magasins du secteur
libre, démission du Gouvernement, élections libres. Au ministre Selbmann qui
essaie de les calmer et s'écrie : « Camarades, je suis aussi un ouvrier, un com-
muniste... », ils répondent : « Tu ne l'es plus, les vrais communistes, c'est nous ».
Dans les villes industrielles de la zone, l'action ouvrière est encore plus nette
et violente.
A Brandenburg, les ouvriers du bâtiment forment un comité de grève avec
ceux des chantiers de constructions navales « Thàlmann » ; ils envoient aussi-
tôt des cyclistes aux principales usines. 20.000 manifestants parcourent les
rues. Ils libèrent les prisonniers politiques, attaquent le local du S.E.D. La plu-
part des « vopos » (police populaire) sont désarmés ou rejoignent les manifes-
tants ; une minorité se défend.
A Leipzig, plus de 30.000 manifestants attaquent le Bâtiment de la Radio,
les locaux du parti. Des policiers populaires sont désarmés.
A Rosslau (Elbe), la grève commence aux Chantiers de constructions navales
« Rosslauer ». Les ouvriers se dirigent vers la mairie, où le maire finit par se
joindre à eux. Ils utilisent des camions avec haut-parleur pris aux « vopos ». Ils
pénètrent dans la prison et libèrent 20 prisonniers politiques. Ayant rencontré
un camion plein de « vopos », ils les désarment et les enferment en prison.
A Iéna, les grévistes attaquent les locaux du parti et des jeunesses commu-
nistes, détruisent leurs dossiers, s'emparent de quelques armes. Ils attaquent
la prison et libèrent les détenus politiques.
A Halle, les prisonniers politiques sont libérés. A 6 heures du soir des mil-
liers de grévistes se réunissent sur le « Hallmarkt » et le « Grossenmarkt » ; des
orateurs improvisés prennent la parole ; les tanks russes sont arrêtés au milieu
des manifestants. Un comité central de grève est élu.
A Magdeburg, le Palais de Justice, la préfecture, sont attaqués, les dossiers
brûlent. 1.000 grévistes attaquent la prison de Sudenburg-Magdeburg. Ils ne
peuvent libérer qu'une partie des détenus, car la police populaire tire des toits
et les tanks russes interviennent : 12 morts.
A Géra, en Thuringe, les grévistes occupent le siège de la police. A Erfurt,
la grève est générale et les prisonniers politiques sont libérés.
Aux usines Leuna, près de Merseburg, 20.000 ouvriers débraient. Ils for-
ment un comité de grève ; une délégation est envoyée à Berlin pour prendre
contact avec les grévistes de la capitale. Le comité de grève de Leuna utilise les
installations de radio de l'usine. Les ouvriers marchent sur Merseburg. Envi-
ron 240 « vopos » sont désarmés ou rejoignent les colonnes des manifestants.
A Merseburg, 30.000 manifestants parcourent les rues, libèrent les prison-
niers politiques, désarment les « vopos ». 70.000 personnes se réunissent sur la
Uhlandplatz. Il y a là les ouvriers des usines Leuna et Buna, des mines de
Gross-Kayna, de la papeterie de Kynigsmuhle, du bâtiment, les traminots, des
employés, des « vopos », des ménagères. Ils élisent un comité central de greve
de 25 membres. Ayant appris que les troupes russes arrêtent des grévistes et
110 SOCIALISME OU BARBARIE

les gardent, les ouvriers se dirigent vers la prison et se font remettre les déte-
nus par les russes.
A Bitterfeld, dans la même région, environ 35.000 manifestants se réunis-
sent sur la Platz der Jugend.
Le comité central de grève donne l'ordre aux pompiers de nettoyer la ville
des inscriptions et affiches staliniennes.
Ce même comité envoie un télégramme qui commence ainsi « Au soi-disant
Gouvernement Démocratique Allemand, nous, travailleurs de l'arrondissement
de Bitterfeld, exigeons
1° Le retrait du soi-disant Gouvernement Démocratique Allemand qui est
arrivé au pouvoir par des élections truquées,
2° La constitution d'un Gouvernement provisoire de travailleurs progres-
sistes... »
Il envoie également un télégramme au Haut Commissaire soviétique deman-
dant la levée de l'état de siège à Berlin et « de toutes les mesures prises contre
la classe ouvrière pour qu'ainsi, nous, Allemands, puissions conserver la
croyance que vous êtes effectivement le représentant d'un régime de tra-
vailleurs ».
Dans toutes ces villes, pendant quelques heures, une journée, les ouvriers
sont les maîtres de la rue. Des bruits se répandent : le Gouvernement aurait
démissionné, les russes n'oseraient pas le soutenir. Les blindés russes sortent
enfin, l'état de siège est proclamé, les rassemblements interdits. La police popu-
laire se regroupe. Les ouvriers battent en retraite. Mais la grève dure encore un
jour ou deux, davantage dans certaines usines.
La résistance des ouvriers n'est pas brisée. Le Gouvernement envoie des
émissaires dans les usines pendant que le comité central du parti publie, le 22
juin, un programme destiné à améliorer le niveau de vie et à aider à effacer
« l'acrimonie contre le Gouvernement ». Il comporte les dix points suivants

1. Retour à des normes de production plus faibles et calcul des salaires sui-
vant le système en vigueur le 1er avril 1953.
2. Réduction des tarifs de transport pour les ouvriers gagnant moins de 500
marks par mois.
3. Réévaluation des pensions de veuves et invalides et des pensions de
vieillesse.
4. Les congés de maladie ne seront pas décomptés du congé annuel normal.
5. Pas d'inscription obligatoire à la Sécurité Sociale.
6. Accroissement de 3.600 millions de marks des crédits budgétaires pour les
constructions d'appartements et d'immeubles privés.
7. Attribution de 30 millions de marks supplémentaires pour l'amélioration
des installations sanitaires et des services sociaux dans les usines de l'Etat.
8. Attribution de 40 millions de marks supplémentaires pour un nouveau
programme culturel destiné à la construction d'un plus grand nombre de ciné-
mas, de théâtres, d'écoles, de jardins d'enfants et d'instituts culturels pour les
heures de loisir.
1953-1957 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 111

9. Amélioration des chaussures et des vêtements de travail distribués par les


syndicats.
10. Réduction des coupures de courant aux dépens de l'industrie lourde.

Le mouvement a obligé la bureaucratie à reculer. La résistance paie. Ensei-


gnement de ces journées que les travailleurs n'oublieront pas et qui peut avoir
des profondes répercussions dans les autres pays du « glacis » russe. [...]
LE TOTALITARISME SANS STALINE
Claude Lefort (n° 19, juillet-septembre 1956, pages 17-36)

Dans l'article de tête du numéro 19, Claude Lefort analyse


la signification du nouveau cours politique inauguré par le rap-
port Krouchtchev au XXe congrès du Parti Communiste de
l'Union Soviétique tenu trois ans après la mort de Staline. Au
cours de ce congrès, Krouchtchev, reconnaissant partiellement
l'échec de la « construction du socialisme » et les crimes du sys-
tème, tenta d'en imputer l'unique responsabilité à Staline et à
son « culte de la personnalité ». Comparant capitalisme bureau-
cratique d'Etat et capitalisme privé, Claude Lefort montre qu'à
la différence du capitaliste privé, le bureaucrate ne dispose pas
d'un pouvoir sur lequel il pourrait s'appuyer ni d'un marché lui
permettant de réguler les relations avec les autres bureaucrates.
Son pouvoir, il le tient de la place qu'il occupe dans une orga-
nisation sociale hiérarchisée et la coordination de ses activités
avec celles des autres bureaucrates s'opère par une cascade
d'ordres descendant du sommet à la base. Dévoilant la nature
du totalitarisme soviétique, il montre que le parti-Etat à la tête
du système est obligé de tout savoir, de tout décider. La bureau-
cratie incarnée dans le parti-Etat couvre ainsi la totalité du
champ social et politique. Cependant, en masquant son pouvoir
sous l'affirmation illusoire du pouvoir de la classe ouvrière et en
proclamant son absence fantasmatique, comme classe, dans le
jeu social, elle se contraint à une constante propagande mysti-
ficatrice, au mensonge et à l'insécurité permanente. Niant, en
outre, l'existence de divergences d'intérêts au sein de la société
issue de la Révolution, elle échoue, finalement, à mettre en place
des procédures de compromis pouvant se substituer, plus ou
moins durablement, aux phases de lutte ouverte, et érige, de cette
façon, la violence comme règle dans les relations sociales.

Après avoir examiné l'évolution de la situation, telle qu'on


pouvait l'entrevoir si près des événements, Claude Lefort conclut
sur l'incapacité du régime à surmonter durablement ses contra-
dictions.
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 113

L A FONCTION HISTORIQUE D U STALINISME

[...] Le totalitarisme stalinien s'affirme quand l'appareil politique forgé par


la Révolution, après avoir réduit au silence les anciennes couches sociales domi-
nantes, s'est affranchi de tout contrôle du prolétariat. Cet appareil politique se
subordonne alors directement l'appareil de production.
Une telle formule ne signifie pas qu'on attribue au parti un rôle démesuré.
Si nous nous situions dans une perspective économique le phénomène central
serait, à nos yeux, la concentration du capital, l'expulsion des propriétaires et
la fusion des monopoles dans un nouvel ensemble de production, la subordina-
tion du prolétariat à une nouvelle direction centralisée de l'économie. Nous sou-
lignerions alors sans peine que les transformations survenues en U.R.S.S. ne
font qu'amener à sa dernière phase un processus partout manifeste dans le
monde capitaliste contemporain et qu'illustre la constitution même des mono-
poles, les ententes inter-monopolistiques, l'intervention croissante des États
dans tous les secteurs de la vie économique, en sorte que l'instauration du nou-
veau régime paraîtrait figurer un simple passage d'un type d'appropriation à
un autre au sein de la gestion capitaliste. Dans une telle perspective le Parti ne
saurait plus apparaître comme un deus ex machina ; il se présenterait plutôt
comme un instrument historique, celui du capitalisme d'État. Mais outre que
nous cherchons pour l'instant à comprendre le stalinisme en tant que tel et non
la société russe dans son ensemble, si nous épousions la seule perspective éco-
nomique nous nous laisserions abuser par l'image d'une pseudo nécessité his-
torique. S'il est vrai en effet que la concentration du capitalisme est repérable
dans toutes les sociétés contemporaines, on n'en peut conclure qu'elle doive
aboutir en raison de quelque loi idéale à son étape finale. Rien ne nous permet
par exemple d'affirmer qu'en l'absence d'un bouleversement social qui balaye-
rait la couche capitaliste régnante, un pays comme les États-Unis ou l'Angle-
terre doive nécessairement subordonner les monopoles à la direction étatique
et supprimer la propriété privée. On en est d'autant moins sûr, nous aurons
l'occasion d'y revenir, que le marché et la concurrence continuent de jouer un
rôle positif à certains égards dans la vie sociale et que leur éviction par la pla-
nification crée pour la classe dominante des difficultés d'un nouvel ordre. En
demeurant dans un cadre strictement économique il faut, par exemple, se
demander si les exigences d'une intégration harmonieuse des différentes
branches de production ne se trouvent pas contrebalancées par celles de déve-
lopper le maximum de productivité du travail grâce à la relative autonomie de
l'entreprise capitaliste. Mais quoi qu'il en soit, il faut convenir que les tendances
de l'économie, aussi déterminantes soient-elles, ne peuvent être séparées de la
vie sociale totale : les « protagonistes » du Capital, comme dit Marx, sont aussi
des groupes sociaux auxquels leur passé, leur mode de vie, leur idéologie façon-
nent la conduite économique elle-même. En ce sens il serait artificiel de ne voir
dans les transformations qu'a connues l'U.R.S.S. à partir de 1930 que le passage
d'un type de gestion capitaliste à un autre, bref l'avènement du capitalisme
d'État. Ces transformations constituent une révolution sociale. Il serait donc
114 SOCIALISME OU BARBARIE

tout aussi artificiel de présenter le Parti comme l'instrument de ce capitalisme


d'État, en laissant entendre que celui-ci, inscrit dans le ciel de l'Histoire, atten-
dait pour s'incarner l'occasion propice que lui offrit le stalinisme. Ni démiurge
ni instrument, le Parti doit être appréhendé comme réalité sociale, c'est-à-dire
comme milieu au sein duquel simultanément s'imposent les besoins d'une nou-
velle gestion économique et s'élaborent activement les solutions historiques.

Si l'appareil de production ne permettait pas, ne préparait pas, ne com-


mandait pas son unification, le rôle de l'appareil politique serait inconcevable.
Inversement si les cadres de l'ancienne société n'étaient pas démantelés par le
Parti, si une nouvelle couche sociale n'était pas promue à des fonctions diri-
geantes dans tous les secteurs la transformation des rapports de production
serait impossible. C'est sur la base de ces constatations que s'éclaire le rôle
extraordinaire qu'a joué le stalinisme. Il a été l'agent inconscient d'abord, puis
conscient et sûr de soi, d'un formidable bouleversement social au terme duquel
une structure entièrement nouvelle a émergé. D'une part, il a conquis un ter-
rain social nouveau en dépossédant simultanément les anciens maîtres de la
production et le prolétariat de tout pouvoir. D'autre part il a aggloméré des élé-
ments arrachés à toutes les classes au sein d'une nouvelle formation et les a
impitoyablement subordonnés à la tâche de direction que leur donnait la nou-
velle économie. Dans les deux cas la terreur dominait nécessairement l'entre-
prise. Cependant l'exercice de cette terreur à la fois contre les propriétaires pri-
vés, contre le prolétariat et contre les nouvelles couches dominantes brouillait
apparemment le jeu. Faute de comprendre que la violence n'avait qu'une seule
fonction en dépit de ses multiples expressions, on s'ingéniait à prouver, selon ses
préférences, qu'elle était au service du prolétariat ou de la contre-révolution
bourgeoise ; ou bien l'on tirait argument de ce qu'elle décimait les rangs de la
nouvelle couche dirigeante pour présenter le stalinisme comme une petite caste,
dépourvue de tout fondement de classe et seulement préoccupée de maintenir
sa propre existence aux dépens des classes en compétition dans la société. Le
développement de la politique stalinienne était cependant dès son origine sans
ambiguïté : la terreur n'était pas un moyen de défense utilisé par une poignée
d'individus menacés dans leurs prérogatives par les forces sociales en présence,
elle était constitutive d'une force sociale neuve dont l'avènement supposait un
arrachement par les fers à la matrice de l'ancienne société et dont la subsistance
exigeait le sacrifice quotidiennement entretenu des nouveaux membres à l'unité
de l'organisme déjà formé. Que le stalinisme se soit d'abord caractérisé - avant
1929 puis dans la période de la collectivisation et de la première industrialisa-
tion - par sa lutte contre les propriétaires privés et le prolétariat, et par la suite
par les épurations massives dans les couches dominantes n'est évidemment
pas dû au hasard. La terreur suivait le chemin de la nouvelle classe qui avait
à reconnaître son existence contre les autres avant de « se reconnaître » elle-
même dans l'image de ses fonctions et de ses aspirations multiples.

Ce chemin fut aussi celui de la conscience bureaucratique. On ne peut dire


qu'avant l'industrialisation le stalinisme se représente les buts que constituera
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU S Y S T È M E BUREAUCRATIQUE 115

ensuite la formation d'une nouvelle société. La crainte d'entreprendre cette


industrialisation, la résistance au programme trotskiste qui la préconise témoi-
gnent de l'incertitude du stalinisme sur sa propre fonction. Celui-ci se comporte
déjà empiriquement selon le modèle qui s'imposera par la suite, il renforce fébri-
lement le pouvoir de l'État, procède à l'anéantissement des oppositionnels,
esquisse, avec prudence encore, une politique de différenciation des revenus.
La Bureaucratie se définit par tout autre chose qu'un complexe de traits psy-
chologiques. Elle conquiert sa propre existence sociale qui la différencie radi-
calement du prolétariat. Mais elle vit encore dans les horizons de la société pré-
sente. C'est une fois lancée dans la collectivisation et la planification que de
nouveau horizons historiques surgissent, que s'élabore une véritable idéologie
de classe et donc une politique concertée, que se constituent les bases solides
d'une nouvelle puissance matérielle, d'une puissance qui se crée et se recrée, se
maintenant quotidiennement en pompant les forces productives de la société
entière. A ce niveau pourtant de nouvelles tâches naissent et la prise de
conscience par le stalinisme de son rôle historique s'avère alors, d'une nouvelle
manière, un facteur décisif du développement. C'est que l'industrialisation for-
midable qui s'accomplit ne donne pas seulement ses bases à une bureaucratie
déjà constituée, elle révolutionne cette bureaucratie, elle fait surgir, on ne le
dira jamais assez, une société entièrement nouvelle. En même temps que se
transforme le prolétariat dont, en quelques années des millions de paysans
viennent grossir les rangs, se fabriquent de nouvelles couches sociales arra-
chées aux anciennes classes, au mode de vie traditionnel que leur réservait
l'ancienne division du travail. Techniciens, intellectuels, bourgeois, militaires,
anciens féodaux, paysans, ouvriers aussi sont brassés au sein d'une nouvelle hié-
rarchie dont le dénominateur commun est qu'elle dirige, contrôle, organise à
tous les niveaux de son fonctionnement l'appareil de production et la force de
travail vivante, celles des classes exploitées. Ceux-là même qui demeurent dans
leurs anciennes catégories professionnelles voient leur mode de vie et leur men-
talité bouleversés car ces anciennes professions sont recentrées en fonction de
leur intégration dans la nouvelle division du travail créée par le Plan. Assuré-
ment le mode de travail de ces nouvelles couches, les statuts qui leur sont accor-
dés en raison de leur position dominante dans la société ne peuvent que créer
à la longue une véritable communauté de classe. Mais dans le temps où s'ac-
complit ce bouleversement, l'action du Parti s'avère déterminante. C'est lui qui,
par la discipline de fer qu'il instaure, par l'unité incontestée qu'il incarne, peut
seul cimenter ces éléments hétérogènes. Il anticipe l'avenir, proclame aux yeux
de tous que les intérêts particuliers sont strictement subordonnés aux intérêts
de la bureaucratie prise dans son ensemble.

Une fonction essentielle du stalinisme, nécessaire dans le cadre de la nou-


velle société apparaît ici. La terreur qu'il exerce sur les couches dominantes
n'est pas un trait accidentel : elle est inscrite dans le développement de la nou-
velle classe dont le mode de domination n'est plus garanti par l'appropriation
privée, qui est contrainte d'accepter ses privilèges par le truchement d'un appa-
116 SOCIALISME OU BARBARIE

reil collectif d'appropriation et dont la dispersion, à l'origine, ne peut être sur-


montée que par la violence.
Certes on peut bien dire que les purges effectuées par le stalinisme ont été
jusqu'à mettre en danger le fonctionnement de l'appareil de production, on peut
mettre en doute l'efficacité de répressions qui à un moment ont anéanti la moi-
tié des techniciens en place. Ces réserves ne mettent cependant pas en cause
ce que nous appelons la fonction historique du stalinisme ; elles permettraient
seulement de déceler, nous avons déjà mentionné ce point, en quoi le compor-
tement personnel de Staline s'écarte de la norme qui domine la conduite du
parti 3 . Dire en effet, que le stalinisme a une fonction n'est pas insinuer qu'il est
- du point de vue de la bureaucratie - « utile » à chaque moment, encore moins
que la politique qu'il suit est à chaque moment la seule possible ; c'est en l'oc-
currence seulement affirmer qu'en l'absence de la terreur stalinienne le déve-
loppement de la bureaucratie est inconcevable. C'est, en d'autres termes, conve-
nir que par delà les manœuvres de Staline, les luttes fractionnelles au sein de
l'équipe dirigeante, les épurations massives pratiquées à tous les niveaux de la
société se profile l'exigence d'une fusion de toutes les couches de la bureaucra-
tie dans le moule d'une nouvelle classe dirigeante. Cette exigence est claire-
ment attestée par le comportement des milieux épurés : si la terreur stalinienne
a pu se développer dans une société en plein essor économique, si les repré-
sentants de la bureaucratie ont accepté de vivre sous la menace permanente de
l'extermination ou de la destitution en dépit de leurs privilèges c'est que pré-
valait aux yeux des victimes et aux yeux de tous l'idéal de transformation sociale
qu'incarnait le parti. Le fameux thème du sacrifice des générations actuelles au
bénéfice des générations futures, présenté par le stalinisme sous le travesti
d'un programme de construction du socialisme reçoit son contenu réel : le Parti
exigeait le sacrifice des intérêts particuliers et des intérêts immédiats des
couches montantes à l'intérêt général et historique de la bureaucratie comme
classe.

On ne saurait se borner toutefois à comprendre le rôle du stalinisme dans


le seul cadre de la Bureaucratie. La terreur qu'il a exercée sur un prolétariat
en plein essor suppose qu'à certains égards il venait répondre à une situation
spécifique de la classe ouvrière. Il serait en effet vain de nier que la politique
du Parti, si elle a pu rencontrer une résistance de plus en plus ferme dans les
rangs du prolétariat - que le code du travail enchaînait à la production, que le
stakhanovisme entraînait dans une course folle d'accroissement de la produc-

3. Le rôle propre de Staline ne doit pas nous faire oublier qu'il y a dans la terreur une sorte
de logique interne, qui l'amène à se développer jusqu'à ses extrêmes conséquences, indépen-
damment des conditions réelles auxquelles elle est venue répondre à l'origine. Il serait trop
simple qu'un État puisse user de la terreur comme d'un instrument et la rejeter une fois l'ob-
jectif atteint. La terreur est un phénomène social, elle transforme le comportement et la men-
talité des individus et de Staline lui-même sans doute. Ce n'est qu'après coup qu'on peut
dénoncer, comme le fait Khrouchtchev, ses excès. Dans le présent, elle n'est pas excès, elle
constitue la vie sociale.
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 117

tion - n'ait en même temps suscité une participation à l'idéal du nouveau


régime. Ciliga l'a bien montré dans ses ouvrages sur l'U.R.S.S., par ailleurs
durement critiques d'une part l'exploitation forcenée qui régnait dans les
usines allait de pair avec une énorme prolétarisation de la petite paysannerie ;
pour celle-ci, habituée à des conditions de vie très dures, elle n'était pas aussi
sensible que pour la classe ouvrière déjà constituée ; bien plus elle représentait
à certains égards un progrès, la vie dans les villes, la familiarité avec les outils
et les produits industriels provoquant un véritable éveil de la mentalité, de
nouveaux besoins sociaux, une sensibilité au changement. D'autre part, au sein
même du prolétariat une couche importante d'ouvriers se trouvait promue à
de nouvelles fonctions grâce au Parti, aux syndicats, ou au stakhanovisme et
trouvait ainsi des voies d'évasion hors de la condition commune inconnues dans
l'ancien régime. Enfin et surtout, aux yeux de tous, l'industrialisation, qui fai-
sait surgir des milliers d'usines modernes, décuplait les effectifs des villes ou
en tirait du sol d'entièrement neuves, multipliait le réseau des communica-
tions, apparaissait sans contestation possible progressive - la misère et la ter-
reur constituant la rançon provisoire d'une formidable accumulation primitive.
Assurément le stalinisme construisait grâce au fouet, il instituait cyniquement
une discrimination sociale inconcevable dans la période post-révolutionnaire,
il subordonnait sans équivoque la production aux besoins de la classe domi-
nante. Pourtant la tension des énergies qu'il exigeait dans tous les secteurs, le
brassage des conditions sociales qu'il effectuait, les chances de promotions qu'il
offrait donc aux individus dans toutes les classes, l'accélération de toutes les
forces productives qu'il imposait comme idéal et qu'il réalisait, tous ces traits
fournissaient un alibi à sa puissance démesurée et à son omniprésence poli-
cière.

LA CONTRADICTION ESSENTIELLE DU TOTALITARISME STALINIEN

Si Krouchtchev, fils ingrat s'il en fut, n'avait pas été obsédé par les avanies
que dût lui faire subir Staline dans la dernière partie de sa vie, n'aurait-il pu
considérer plus sereinement le chemin parcouru ? N'aurait-il pu relire posé-
ment le chapitre du Capital que Marx consacra à l'accumulation primitive et
répéter après lui : « La force est l'accoucheuse de toute vieille société en travail.
Elle est elle-même une puissance économique » ? N'aurait-il pu expliquer au XXe
Congrès, dans la langue rude qui est la sienne : Staline a fait pour nous le sale
boulot ? Ou bien en termes choisis paraphraser Marx : « voilà ce qu'il en a coûté
pour dégager les lois naturelles et éternelles de la production planifiée »? A
lire Isaac Deutcher 4 , l'historien anglais bien connu de la société soviétique, on
s'affligerait presque d'une telle ingratitude. Ce n'est pas que Deutscher porte
le stalinisme dans son cœur, mais à ses yeux les nécessités de l'accumulation
primitive s'imposaient au socialisme comme elles s'étaient imposées au capi-

4. Nous nous rapportons à ses études réunies dans Heretics and Renegades, notamment à
« Mid-Century Russia », Hamish Hamilton, éd., Londres 1955.
118 SOCIALISME OU BARBARIE

talisme le purgatoire stalinien était inéluctable. Le malheur est que notre


auteur ne voit pas que l'idée d'une accumulation primitive socialiste est absurde.
L'accumulation primitive signifie pour Marx la déportation en masse des pay-
sans dans des lieux de travail forcé, les usines, l'extorsion par tous les moyens
- le plus souvent illégaux - de la plus-value. Elle vise à constituer une masse
de moyens de production telle qu'en lui subordonnant la force de travail on
puisse par la suite automatiquement la reproduire et l'accroître d'un profit.
Dans son principe et dans sa fin elle implique nécessairement la division du
Capital et du Travail : le capitalisme ne peut se livrer à ses « orgies », selon l'ex-
pression de Marx, que parce qu'il a en face de lui des hommes totalement dépos-
sédés et il fait en sorte que leur dépossession soit quotidiennement reproduite
en même temps que sa puissance est quotidiennement entretenue et accrue.
Certes on peut contester que le socialisme soit réalisable dans une société qui
n'a pas édifié déjà une infrastructure économique, c'est-à-dire qui n'est pas pas-
sée par un stade d'accumulation, mais on ne peut dire que le socialisme en tant
que tel ait à passer par ce stade puisque, quel que soit le niveau des forces pro-
ductives auquel il est lié, il suppose la gestion collective de la production c'est-
à-dire la direction effective des usines par les ouvriers rassemblés dans leurs
comités. Reconnaître une accumulation primitive en U.R.S.S. c'est admettre
qu'y régnent des rapports de production de type capitaliste, c'est admettre
encore que ceux-ci tendent à se reproduire et à approfondir l'opposition qu'ils
supposent la constitution d'un stock de machines et de matières premières
d'une part et celle d'une force de travail totalement dépossédée de l'autre ne pou-
vant avoir pour effet qu'une normalisation de l'exploitation. En ce sens l'obsti-
nation de Kroushtchev jusqu'à maintenant à taire les problèmes de l'accumu-
lation primitive en U.R.S.S. paraît fort raisonnable. « Péché originel » aux yeux
de la bourgeoisie, comme disait encore Marx, l'accumulation primitive l'est bien
davantage à ceux de la bureaucratie qui doit dissimuler jusqu'à son existence
de classe.

En outre il serait artificiel d'expliquer le stalinisme à partir des seules dif-


ficultés économiques auxquelles il a eu à faire face. Ce que nous avons tenté de
faire ressortir c'est le rôle qu'il a joué dans la cristallisation de la nouvelle classe,
dans la révolution de la société entière. Si l'on veut conserver l'expression
marxiste reprise par Deutscher il faut en renouveler le contenu et parler d'une
« accumulation sociale », en entendant par là que les traits actuels de la Bureau-
cratie ne pouvaient advenir que par le truchement du Parti qui les dégagea et
les maintint par la violence jusqu'à ce qu'ils se stabilisent dans une nouvelle
figure historique.
Encore devons-nous comprendre qu'il tient à l'essence de la bureaucratie de
se constituer selon le processus que nous avons décrit. Car nous comprendrons,
du même coup, que cette classe recèle une contradiction permanente qui évo-
lue certes avec son histoire mais ne saurait se résoudre avec la liquidation du
stalinisme.
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 119

La dictature « terroriste » du Parti n'est pas seulement le signe du manque


de maturité de la nouvelle classe, elle répond, nous l'avons dit, à son mode de
domination dans la société. Cette classe est d'une autre nature que la bour-
geoisie. Elle n'est pas composée de groupes qui par leur propriété de moyens de
production et leur exploitation privée de la force de travail détiennent chacun
une part de la puissance matérielle, et nouent les uns avec les autres des rela-
tions fondées sur leur force respective. Elle est un ensemble d'individus qui par
leur fonction et le statut qui y est associé participent en commun à un bénéfice
réalisé par une exploitation collective de la force de travail. La classe bour-
geoise se constitue et se développe en tant qu'elle résulte des activités des indi-
vidus capitalistes, elle est sous-tendue par un déterminisme économique qui
en fonde l'existence, quelle que soit la lutte que se livrent les acteurs et quelle
que soit l'expression politique conjoncturelle à laquelle celle-ci aboutit. La divi-
sion du travail inter-capitaliste et le marché rendent les capitalistes stricte-
ment dépendants les uns des autres et collectivement solidaires en face de la
force de travail. En revanche les bureaucrates ne forment une classe que parce
que leurs fonctions et leurs statuts les différencient collectivement des classes
exploitées, que parce qu'ils les relient à un foyer de direction qui détermine la
production et dispose librement de la Force de travail. En d'autres termes, c'est
parce qu'il y a des rapports de production dans lesquels s'opposent le proléta-
riat réduit à la fonction de simple exécutant et le Capital incarné par le Per-
sonnage de l'État, c'est parce qu'il y a donc un rapport de classe que les activi-
tés des bureaucrates les rattachent à la classe dominante. Intégrées dans un
système de classe leurs fonctions particulières les constituent comme membres
de la classe dominante. Mais, si l'on peut dire, ce n'est pas en tant qu'individus
agissants qu'ils tissent le réseau des relations de classe ; c'est la classe bureau-
cratique dans sa généralité qui, a priori, c'est-à-dire en vertu de la structure de
production existante convertit les activités particulières des bureaucrates (acti-
vités privilégiées parmi d'autres) en activités de classe. L'unité de la classe
bureaucratique est donc immédiatement donnée avec l'appropriation collective
de la plus-value et immédiatement dépendante de l'appareil collectif d'exploi-
tation, l'État. En d'autres termes la communauté bureaucratique n'est pas
garantie par le mécanisme des activités économiques ; elle s'établit dans l'in-
tégration des bureaucrates autour de l'État, dans la discipline absolue à l'égard
de l'appareil de direction. Sans cet État, sans cet appareil la bureaucratie n'est
rien.

Nous ne voulons pas dire que les bureaucrates en tant qu'individus ne jouis-
sent pas d'une situation stable (bien que cette stabilité ait effectivement été
menacée pendant l'ère stalinienne), que leur statut ne leur procure que des
avantages éphémères, bref que leur position dans la société demeure acciden-
telle. Il n'y a pas de doute que le personnel bureaucratique se confirme peu à
peu dans ses droits, acquiert avec le temps des traditions, un style d'existence,
une mentalité qui font de lui un « monde » à part. Nous ne voulons pas dire
non plus que les bureaucrates ne se différencient pas au sein de leur propre
120 SOCIALISME OU BARBARIE

classe et n'entretiennent pas entre eux de sévères relations de concurrence.


Tout ce que nous savons de la lutte entre les clans dans l'Administration prouve
au contraire qui cette concurrence prend la forme d'une lutte de tous contre
tous caractéristique de toute société d'exploitation. Nous affirmons seulement
que la bureaucratie ne peut se passer d'une cohésion des individus et des
groupes, chacun n'étant rien en lui-même, et que seul l'État apporte un ciment
social. Sans schématiser abusivement le fonctionnement de la société bour-
geoise on doit reconnaître qu'en dépit de l'extension toujours accrue des fonc-
tions de l'État, celui-ci ne s'affranchit jamais des conflits engendrés par la
concurrence des groupes privés. La société civile5 ne se résorbe pas dans l'État.
Alors même qu'il tend à faire prévaloir l'intérêt général de la classe dominante
aux dépens des intérêts privés qui s'affrontent, il exprime encore les rapports
de force inter-capitalistes. C'est que la propriété privée introduit un divorce de
principe entre les capitalistes et le Capital - chacun des termes se posant suc-
cessivement comme réalité et excluant l'autre comme imaginaire. Les vicissi-
tudes de l'État bourgeois moderne attestent assez cette séparation dont Marx
a tant parlé séparation entre l'État lui-même et la société et au sein de la
société entre toutes les sphères d'activité. Dans le cadre du régime bureaucra-
tique une telle séparation est abolie. L'État ne peut plus se définir comme une
expression. Il est devenu consubstantiel à la société civile, nous voulons dire à
la classe dominante.

L'est-il cependant ? Il l'est et ne l'est pas. Paradoxalement se réintroduit


une séparation à certains égards plus profonde qu'elle ne fut en aucune autre
société. L'État est bien l'âme de la bureaucratie et celle-ci le sait qui n'est rien
sans ce pouvoir suprême. Mais l'État dépossède chaque bureaucrate de toute
puissance effective. Il le nie en tant qu'individu, lui refuse toute créativité dans
son domaine particulier d'activité, le soumet en tant que membre anonyme aux
décrets irrévocables de l'autorité centrale. L'Esprit bureaucratique plane au
dessus des bureaucrates, divinité indifférente à la particularité. Ainsi la plani-
fication (cette planification qui prétend attribuer à chacun sa juste tâche et
l'accorder à toutes les autres) se trouve-t-elle élaborée par un noyau de diri-
geants qui décide de tout ; les fonctionnaires ne peuvent que traduire en chiffres
les idées directrices, déduire les conséquences des principes, transmettre, appli-
quer. La classe ne perçoit dans son État que le secret impénétrable de sa propre
existence. Chaque fonctionnaire peut bien dire : l'État c'est moi, mais l'État est
l'Autre et sa Règle domine comme une Fatalité inintelligible.
Cette distance infinie entre l'État et les bureaucrates a encore une consé-
quence inattendue : ceux-ci ne sont jamais en mesure, à moins de se constituer
comme opposants, de critiquer la Règle instituée. Formellement cette critique
est inscrite dans le mode d'existence de la bureaucratie : puisque chacun est

5. Nous reprenons le terme classique de « société civile » pour désigner l'ensemble des classes
et des groupes sociaux en tant qu'ils sont façonnés par la division du travail et se détermi-
nent indépendamment de l'action politique de l'État.
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 121

l'Etat, chacun est invité, en droit, à diriger, c'est-à-dire à confronter son activité
réelle et les objectifs socialement fixés. Mais dans la réalité critiquer signifie se
désolidariser de la communauté bureaucratique. Comme le bureaucrate n'est
membre de sa classe qu'en tant qu'il s'intègre à la politique de l'État, tout écart
de sa part est en effet menace pour le système. De là vient que pendant toute
l'ère stalinienne la bureaucratie se livre à une orgie de criticailleries et dissi-
mule toute critique véritable. Elle fait solennellement le procès des méthodes
bureaucratiques mais continue d'appliquer scrupuleusement les règles qui éta-
blissent et maintiennent son irresponsabilité. Elle bavarde et se tait. De là vient
aussi que tout malaise sérieux dans le fonctionnement de la production se tra-
duit nécessairement par une épuration massive des bureaucrates, techniciens,
savants ou cadres syndicaux, dont l'écart par rapport à la norme (qu'ils l'aient
voulu ou non) trahit une opposition à l'État.
La contradiction entre la société civile et l'État n'a donc été surmontée sous
une forme que pour réapparaître sous une autre, aggravée. A l'époque de la
bourgeoisie, en effet, l'État se trouve relié à la société civile par les liens mêmes
qui l'en éloignent. Le secret de l'État est pour les capitalistes secret de polichi-
nelle, car malgré tous ses efforts pour incarner la généralité aux yeux des par-
ticuliers, l'État s'aligne sur les positions du particulier le plus puissant. Profite-
t-il de crises pour gouverner entre les courants, sa politique traduit encore une
sorte de régulation naturelle des forces économiques. Dans la société bureau-
cratique, en revanche, l'État est devenu la société civile, le Capital a chassé les
capitalistes, l'intégration de toutes les sphères d'activités est accomplie, mais
la société a subi une métamorphose imprévisible : elle a engendré un monstre
qu'elle contemple sans reconnaître son image, la Dictature.
Ce monstre s'est appelé Staline. On veut persuader qu'il est mort. Peut-être
laissera-t-on son cadavre embaumé dans le mausolée comme témoin du passé
révolu. C'est en vain toutefois que la bureaucratie espérerait échapper à sa
propre essence. Elle peut bien enterrer sa peau morte dans les sous-sols du
Kremlin et parer son nouveau corps d'oripeaux aguichants : totalitariste elle
était, totalitariste elle demeure.

Avant d'envisager les efforts qu'effectue la Nouvelle Direction pour contour-


ner les difficultés inéluctables que suscite la structure du capitalisme d'État,
il nous faut mesurer l'ampleur de la contradiction qui l'habite. Cette contra-
diction n'intéresse pas seulement les rapports interbureaucratiques, elle se
manifeste non moins fortement dans les relations que la classe dominante entre-
tient avec les classes exploitées.
De nouveau s'impose une comparaison entre le régime bureaucratique et le
régime bourgeois, car les liens de la classe dominante et du prolétariat sont en
U.R.S.S. d'un type nouveau. L'origine historique de la bureaucratie l'atteste
déjà ; celle-ci s'est en effet formée à partir d'institutions, le Parti et le Syndicat,
forgées par le prolétariat dans sa lutte contre le capitalisme. Certes, au sein
du Parti la proportion d'intellectuels ou d'éléments bourgeois révolutionnaires
était sans doute assez forte pour exercer une influence décisive sur l'orientation
122 SOCIALISME OU BARBARIE

politique et le comportement de l'Organisation. Il n'en serait pas moins vain de


nier que le Parti est né dans le cadre de la classe ouvrière et que, s'il a finale-
ment exclu ses représentants de tout pouvoir réel, il n'a cessé de se présenter
comme la Direction du prolétariat. Au demeurant, la bureaucratie continue de
s'alimenter d'une fraction de la classe ouvrière à laquelle elle ouvre les portes
(beaucoup plus largement que ne l'a jamais fait la bourgeoisie) des écoles de
cadres, qu'elle détache de la condition commune par les privilèges qu'elle lui
accorde et les chances d'avancement social qu'elle lui offre. En outre la défini-
tion sociologique du prolétariat, si l'on peut dire, se trouve transformée. Dans
la société bourgeoise une différence essentielle se trouve énoncée au niveau des
rapports de production entre le propriétaire des moyens de production et le pro-
priétaire de la force de travail. L'un et l'autre sont présentés comme partenaires
dans un contrat ; formellement ils sont égaux et cette égalité se trouve par
ailleurs consacrée dans le régime démocratique par le suffrage universel. Cepen-
dant cette égalité est apparemment fictive : il est clair qu'être propriétaire des
moyens de production et propriétaire de sa force de travail n'a pas le même
sens. Dans le premier cas, la propriété donne le pouvoir d'utiliser le travail d'au-
trui pour obtenir un profit et cette disposition du travail implique une liberté
réelle. Dans l'autre, la propriété donne le pouvoir de se soumettre en vue de
conserver et reproduire sa vie. L'égalité des partenaires dans le contrat ne sau-
rait donc faire illusion le contrat est asservissement. Le capitalisme d'État
embrouille les termes. Le contrat se présente alors comme rapport entre les
individus et la Société. L'ouvrier ne loue pas sa force de travail au capitaliste,
il n'est plus une marchandise ; il est censé être une parcelle d'un ensemble
qu'on appelle les forces productives de la société. Son nouveau statut ne se dis-
tingue donc apparemment en rien de celui du bureaucrate ; il entretient avec
la Société totale la même relation que le Directeur d'usine. Comme lui il reçoit
un salaire en réponse à une fonction qui vient s'intégrer dans la totalité des
fonctions définies par le Plan. Dans la réalité, on ne le sait que trop, un tel sta-
tut qui procure à chacun l'avantage de nommer son supérieur « camarade » est
l'envers d'un nouvel asservissement au Capital et cet asservissement est à cer-
tains égards plus complet puisque l'interdiction des revendications collectives
et des grèves, l'enchaînement de l'ouvrier au lieu de travail peuvent en décou-
ler naturellement. Comment le prolétariat pourrait-il lutter contre l'État qui le
représente ? Aux revendications on peut toujours opposer qu'elles sont liées à
un point de vue particulier, que les intérêts des ouvriers peuvent ne pas coïn-
cider avec ceux de la société entière, que leurs objectifs immédiats doivent être
replacés dans le cadre des objectifs historiques du socialisme. Les procédés de
mystification dont l'État dispose sont donc plus subtils et plus efficaces dans le
nouveau système. Dans le raisonnement social, que développe la structure en
vertu de ses articulations formelles, des chaînons essentiels sont dissimulés
aux yeux du prolétariat ; il rencontre partout les signes de son pouvoir alors qu'il
en est radicalement dépossédé.

Toutefois les classes exploitées ne sont pas seules mystifiées. En raison de


cette mystification même les couches dominantes ne sont pas en mesure de se
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 123

poser comme classe à part dans la société. Assurément les bureaucrates se dis-
tinguent par leurs privilèges et par leurs statuts. Mais cette situation exige
d'être justifiée aux yeux du prolétariat : la bureaucratie a besoin d'être « recon-
nue » bien davantage que la bourgeoisie. Ainsi une importante part de l'activité
de la bureaucratie (par l'intermédiaire du Parti et des Syndicats) est-elle consa-
crée à persuader le prolétariat que l'État gouverne la société en son nom. Si,
dans une perspective, l'éducation des masses, la propagande socialiste appa-
raissent comme de simples instruments de mystification des exploités, dans
une autre elles témoignent des illusions que la bureaucratie développe sur elle-
même. Celle-ci ne parvient pas absolument à se penser comme une classe. Pri-
sonnière de son propre langage elle s'imagine qu'elle ne l'est pas, qu'elle répond
aux besoins de la collectivité entière. Certes cette imagination cède devant les
exigences de l'exploitation, c'est-à-dire devant l'impératif d'extorquer au prolé-
tariat la plus-value par les moyens les plus impitoyables. Comme le disait Marx
à propos d'une autre bureaucratie, celle de l'État prussien du XIXe siècle, l'hy-
pocrisie fait alors place au jésuitisme conscient. Il n'en demeure pas moins
qu'un conflit hante la bureaucratie, qui ne la laisse jamais en repos et l'expose
aux affres permanentes de l'autojustification. Il lui faut prouver à ceux qu'elle
domine et se prouver à elle-même que ce qu'elle fait n'est point le contraire de
ce qu'elle dit. Pendant l'ère stalinienne la hiérarchie brutale de la société, la
législation implacable du travail, la poursuite effrénée du rendement aux
dépens des masses d'une part, l'affirmation constante que le socialisme est réa-
lisé de l'autre, forment les deux termes de cette cruelle antinomie. Or celle-ci
est, en même temps, génératrice d'une démystification des masses. Tandis que
l'État appelle le prolétariat à une participation active à la production, le per-
suade de son rôle dominant dans la société, il lui refuse toute responsabilité,
toute initiative, et le maintient dans les conditions de simple servant du machi-
nisme auxquelles le capitalisme l'a voué depuis son origine. La propagande
enseigne donc quotidiennement le contraire de ce qu'elle est destinée à ensei-
gner.
Nous verrons par la suite que l'évolution du prolétariat russe, son affran-
chissement de la gangue paysanne qui l'encerclait encore pendant les premiers
plans quinquennaux, son apprentissage de la technique moderne aggravent
considérablement cette contradiction de l'exploitation bureaucratique et jouent
un rôle décisif dans la transformation politique récente. Ce que nous voulons
seulement souligner, c'est qu'une telle contradiction tient à l'essence du régime
bureaucratique ; ses termes peuvent bien évoluer, on peut bien inventer de nou-
veaux artifices pour les rendre « vivables », cependant la bureaucratie tant
qu'elle existe ne peut qu'être déchirée par une double exigence : intégrer le pro-
létariat à la vie sociale, faire « reconnaître » son État comme celui de la société
entière et refuser au prolétariat cette intégration en accaparant les fruits de son
travail et en le dépossédant de toute créativité sociale.
En d'autres termes la mystification est partout, mais elle engendre pour
cette raison les conditions de son renversement, elle fait partout peser une
menace sur le régime. Celui-ci à certains égards s'avère infiniment plus cohé-
124 SOCIALISME OU BARBARIE

rent que le système bourgeois, tandis qu'à d'autres il découvre une vulnérabi-
lité nouvelle.

L'IDÉAL DU PARTI ET SA FONCTION RÉELLE

Les problèmes qu'affronte le Parti dans la société bureaucratique nous intro-


duisent au coeur des contradictions que nous avons énoncées, et ce n'est pas un
hasard s'ils se trouvent, comme nous le ferons ressortir, au centre des préoccu-
pations du XXe Congrès.

C'est en vain cependant qu'on chercherait chez les critiques de l'U.R.S.S.


une compréhension de ces problèmes. L'originalité du Parti n'est jamais aper-
çue. Les penseurs bourgeois sont souvent sensibles à l'entreprise totalitariste
qu'incarne le Parti. Ils dénoncent la mystique sociale qui le domine, son effort
d'une intégration de toutes les activités qui les subordonne à un idéal unique.
Mais cette idée s'affadit dans le thème rebattu de la religion d'État. Hanté par
les précédents historiques qui dispensent de penser le Présent en tant que tel,
on compare les règles du Parti à celle des Ordres Conquérants, son idéologie à
celle de l'Islam au VIIE siècle6 ; on ignore alors la fonction essentielle qu'il joue
dans la vie sociale moderne dans le monde du XXE siècle, unifié par le Capital,
dépendant dans son développement de celui de chacun de ses secteurs, à la fois
désarticulé par la spécialisation technique et rigoureusement centré sur l'in-
dustrie. Par ailleurs le Trotskysme s'épuise à comparer au modèle bolchévik le
Parti communiste actuel comme si celui-ci se définissait par des traits tout
négatifs, sa déformation de l'idéologie socialiste, son absence de démocratie, sa
conduite contre-révolutionnaire. Trotsky lui-même, on le sait, hésita longue-
ment avant de reconnaître la faillite du Parti en U.R.S.S. et ne put que recom-
mander un retour à ses formes primitives. Non seulement il ne pouvait admettre
que les traits du stalinisme fussent annoncés par le bolchevisme et que l'aven-
ture de l'un fut liée à celle de l'autre, mais il refusait absolument l'idée que le
Parti puisse avoir gagné une fonction nouvelle. Le Parti bolchevik était le Parti
réel, le stalinisme une fantastique et monstrueuse projection de celui-ci dans un
univers coupé de la révolution.

Il suffirait cependant d'observer l'étendue des tâches attribuées au Parti,


l'extraordinaire accroissement de ses effectifs (il comprend aujourd'hui plus de
7 millions de membres) pour se persuader qu'il joue un rôle décisif dans la
société. De fait, il est autre chose qu'un appareil de coercition, autre chose qu'une
caste de bureaucrates, autre chose qu'un mouvement idéologique destiné à pro-
clamer la mission historique sacrée de l'État, bien qu'il connote aussi tous ces
traits. Il est l'agent essentiel du totalitarisme moderne.
Mais ce terme doit être entendu rigoureusement. Le totalitarisme n'est pas
le régime dictatorial, comme on le laisse entendre chaque fois qu'on désigne

6. Monnerot : Sociologie du Communisme. N.R.F., 1949.


1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 125

sommairement sous ce nom un type de domination absolue dans lequel la sépa-


ration des pouvoirs est abolie. Plus précisément il n'est pas un régime poli-
tique : il est une forme de société - cette forme au sein de laquelle toutes les acti-
vités sont immédiatement reliées les unes aux autres, délibérément présentées
comme modalités d'un univers unique, dans laquelle un système de valeurs
prédomine absolument en sorte que toutes les entreprises individuelles ou col-
lectives doivent de toute nécessité y trouver un coefficient de réalité, dans
laquelle enfin le modèle dominant exerce une contrainte totale à la fois physique
et spirituelle sur les conduites des particuliers. En ce sens le totalitarisme pré-
tend nier la séparation, caractéristique du capitalisme bourgeois, des divers
domaines de la vie sociale ; du politique, de l'économique, du juridique, de l'idéo-
logique, etc... Il effectue une identification permanente entre les uns et les
autres. Il n'est donc pas tant une excroissance monstrueuse du Pouvoir poli-
tique dans la société qu'une métamorphose de la société elle-même par laquelle
le politique cesse d'exister comme sphère séparée. Tel que nous l'entendons le
totalitarisme n'a rien a voir avec le régime d'un Franco ou d'un Syngman Rhee,
en dépit de leur dictature ; il s'annonce, en revanche, aux Etats-Unis bien que
les institutions démocratiques n'aient cessé d'y régner. C'est qu'il est au plus pro-
fond lié à la structure de la production moderne et aux exigences d'intégration
sociale qui lui correspondent. L'essor de l'industrie, l'envahissement progressif
de tous les domaines par ses méthodes, en même temps qu'ils créent un isole-
ment croissant des producteurs dans leur sphère particulière opèrent comme
dit Marx une socialisation de la société, mettent chacun dans la dépendance
de l'autre et de tous, rendent nécessaire la reconnaissance explicite de l'unité
idéale de la société. Que cette participation sociale soit, en même temps qu'ex-
primée et suscitée, réprimée, que la communauté se brise devant une nouvelle
implacable division de Maîtres et d'Esclaves, que la socialisation se dégrade en
uniformisation des croyances et des activités, la création collective dans la pas-
sivité et le conformisme, que la recherche de l'universalité s'abîme dans la sté-
réotypie des valeurs dominantes, cet immense échec ne saurait dissimuler les
exigences positives auxquelles vient répondre le totalitarisme. Il est, peut-on
dire, l'envers du Communisme. Il est le travestissement de la totalité effective.
Or le Parti est l'institution type dans laquelle le processus de socialisation
s'effectue et se renverse. Et ce n'est pas un hasard si, procédant de la lutte pour
instaurer le communisme, il peut sans changer de forme devenir le véhicule du
totalitarisme. Le Parti incarne dans la société bureaucratique une fonction his-
torique d'un type absolument nouveau. Il est l'agent d'une pénétration com-
plète de la société civile par l'État. Plus précisément il est le milieu dans lequel
l'État se change en société ou la société en État. L'immense réseau de comités
et de cellules qui couvre le pays entier établit une nouvelle communication
entre les villes et les campagnes, entre toutes les branches de l'activité sociale,
entre toutes les entreprises de chaque branche. La division du travail qui tend
à isoler rigoureusement les individus se trouve en un sens dépassée dans le
Parti, l'ingénieur, le commerçant, l'ouvrier, l'employé se trouvent côte à côte et
avec eux le philosophe, le savant et l'artiste. Les uns et les autres se trouvent
126 SOCIALISME OU BARBARIE

arrachés aux cadres étroits de leur spécialité et resitués ensemble dans celui
de la société totale et de ses horizons historiques. La vie de l'État, les objectifs
de l'État font partie de leur monde quotidien. Ainsi l'activité la plus modeste
comme la plus haute se trouve valorisée, posée comme moment d'une entre-
prise collective. Non seulement les individus paraissent perdre, dans le Parti,
le statut qui les différencie dans la vie civile pour devenir des « camarades »,
des hommes sociaux, mais ils sont appelés à échanger leur expérience, à expo-
ser leur activité et celle de leur milieu à un jugement collectif en regard duquel
elles prennent un sens. Le Parti tend donc à abolir le mystère de la profession
en introduisant dans un nouveau circuit des milieux réellement séparés. Il fait
apparaître qu'il y a une manière de diriger une usine, de travailler dans une
chaîne de production, de soigner des malades, d'écrire un traité de philosophie,
de pratiquer un sport, qui concerne tous les individus parce qu'elle implique
un mode de participation sociale et s'intègre finalement dans un ensemble dont
l'État régit l'harmonie. C'est dire notamment que le Parti transforme radicale-
ment le sens de la fonction politique. Fonction séparée, privilège d'une minorité
dirigeante dans la société bourgeoise, elle se diffuse maintenant grâce à lui
dans toutes les branches d'activité.
Tel est l'Idéal du Parti. Par sa médiation l'État tend à devenir immanent à
la Société. Mais, par un paradoxe que nous avons déjà longuement analysé, le
Parti s'avère dans la réalité revêtir une signification toute opposée. Comme la
division du Travail et du Capital persiste et s'approfondit, comme l'unification
stricte du Capital donne toute puissance effective à un Appareil dirigeant,
subordonne toutes les forces productives à cet appareil, le Parti ne peut être que
le simulacre de la socialisation. Dans la réalité, il se comporte comme un groupe
particulier qui vient s'ajouter aux groupes engendrés par la division du travail,
un groupe qui a pour fonction de masquer l'irréductible cloisonnement des acti-
vités et des statuts, de figurer dans l'imaginaire les transitions que refuse le
réel, un groupe dont la véritable spécialité est de n'avoir pas de spécialité. Dans
la réalité, l'échange des expériences se dégrade en un contrôle de ceux qui pro-
duisent, quel que soit leur domaine de production, par des professionnels de
l'incompétence. A l'idéal de participation active à l'œuvre sociale vient répondre
l'obéissance aveugle à la Norme imposée par les Chefs : la création collective
devient inhibition collective. Ainsi la pénétration par le Parti de tous les
domaines signifie seulement que chaque individu productif se trouve doublé
par un fonctionnaire politique dont le rôle est d'attribuer à son activité un coef-
ficient idéologique, comme si la norme officielle définie par l'édification du socia-
lisme et les règles conjoncturelles qu'on en fait découler pouvaient permettre
de mesurer son écart par rapport au réel. Réduit à commenter les conduites
effectives des hommes, le Parti réintroduit ainsi une scission radicale au sein
de la vie sociale. Chacun a son double idéologique. Le directeur ou le technicien
agit sous le regard de ce double qui « qualifie » l'accroissement ou la baisse de
la production ou tout autre résultat quantifiable en fonction d'une échelle de
valeurs fixe fournie par l'Appareil dirigeant. Pareillement l'écrivain est jugé
selon les critères du réalisme déterminés par l'État, le biologiste mis en demeure
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 127

d'adhérer à la génétique de Lyssenko. Peu importe, au demeurant, que le double


soit un Autre. Chacun peut en jouer le rôle vis-à-vis de soi ; le Directeur, l'écri-
vain, le savant peuvent être aussi membres du Parti. Mais si proches qu'on vou-
dra l'un de l'autre, les deux termes n'en figurent pas moins une contradiction
sociale permanente. Tout se passe comme si la vie sociale toute entière était
dominée par un fantastique chronométrage dont les normes seraient élaborées
par le plus secret des Bureaux d'Études.
L'activité du Parti réengendre ainsi une séparation de la fonction politique,
alors qu'elle voulait l'abolir, et en un sens elle l'accuse. C'est en effet dans chaque
domaine concret de production, aussi particulier soit-il, que se fait sentir l'in-
trusion du politique. La liberté de travail se heurte partout aux normes du
Parti. Partout la « cellule » est le corps étranger ; non l'élément essentiel qui relie
l'individu à la vie de l'organisme, mais le noyau inerte où viennent s'abîmer les
forces productives de la société.
Finalement le Parti est la principale victime de cette séparation, car dans
la société les exigences de la production créent, dans certaines limites du moins,
une indépendance de fait du travail. Le Parti, en revanche, a pour travail exclu-
sif de proclamer, de diffuser, d'imposer les normes idéologiques. Il se repaît de
politique. Sa principale fonction devient de justifier sa fonction en se mêlant de
tout, en niant tout problème particulier, en affirmant constamment le leitmo-
tiv de l'idéal officiel. En même temps qu'il se persuade que son activité est
essentielle, il se trouve rejeté en vertu de son comportement en dehors de la
société réelle. Et cette contradiction accroît son autoritarisme, la revendication
de ses prérogatives, sa prétention à l'universalité. C'est qu'il est efficace là où
il ne sait pas l'être, en tant qu'il travestit la Société en État, en tant qu'il simule
une unité sociale et historique par delà les divisions et les conflits du monde
réel, ou comme aurait dit Marx, il est réel en tant qu'imaginaire. A l'inverse il
est imaginaire en tant qu'il est réel, dépourvu de toute efficacité historique là
où il croit l'appliquer, sur le terrain de la vie productive de la société qu'il hante
comme un perpétuel perturbateur.

Il n'est donc pas étonnant qu'on retrouve en définitive au sein du Parti les
tares de la Bureaucratie que nous relevions déjà, poussées à leur paroxysme.
Individus « universels » délivrés de l'étroitesse d'une situation ou d'un statut,
promus à la tâche d'édifier le socialisme, multiples incarnations d'une nouvelle
humanité, tels on pourrait définir idéalement les membres du Parti. Ils sont
en fait condamnés à l'abstraction de la Règle dominante, voués à l'obéissance
servile, fixés à la particularité de leur fonction de militant, entraînés dans une
lutte sans merci à la chasse du plus haut poste, servants d'une paperasserie
d'auto-justification, un groupe particulier parmi les autres, attaché à conserver
et à reproduire les conditions qui légitiment son existence. Cependant, ils ne
sauraient pas plus renoncer à ce qu'ils devraient être que renoncer à ce qu'ils
sont. Car c'est par cette contradiction que le Parti accomplit l'essence du tota-
litarisme, foyer de la « socialisation » de la société et de la subordination des
forces productives à la domination du Capital. [...]
L'INSURRECTION HONGROISE
Claude Lefort (n° 20, décembre 1956-février 1957, pages 85-104)

Le troisième acte de la crise du système bureaucratique s'est


joué à Budapest. Claude Lefort raconte et commente les princi-
paux événements qui se produisirent entre le 23 octobre et le
3 novembre 1956 en s'appuyant sur les informations diffusées
par la radio et la presse hongroises. Il réfute les arguments
avancés dans la presse de gauche française qui mettait l'accent
sur l'apparition de tendances réactionnaires (risque inévitable
dans le déroulement complexe d'une révolution) pour refuser
l'évidence d'un mouvement exemplairement prolétarien. La des-
cription qu'il fait des événements établit définitivement ce
contenu révolutionnaire et expose les difficultés que les ouvriers
ont à surmonter dans la lutte qu'ils mènent contre la forme la
plus achevée du capitalisme. Il dégage enfin cette leçon valable
pour tout mouvement révolutionnaire à venir le combat pour
le socialisme ne peut être dirigé par un parti distinct de la classe
ouvrière et le socialisme n'est, essentiellement, rien d'autre que
la gestion ouvrière de la production.

LA VÉRITÉ SUR 1 2 JOURS DE LUTTE

[...] On sait que tout a commencé le 23 octobre par une manifestation de


solidarité en faveur des polonais, organisée par le cercle Petôfï, c'est-à-dire par
les étudiants et les intellectuels. Cette manifestation d'abord interdite, puis
autorisée au dernier moment par le gouvernement fut rejointe par des masses
d'ouvriers et d'employés qui avaient quitté les usines et les bureaux. Elle se
développa dans l'ensemble pacifiquement. Mais dans la soirée un discours de
Gerô mit le feu aux poudres. Alors qu'ils s'attendaient à d'importantes conces-
sions de la part du gouvernement les manifestants s'entendirent dire que l'ami-
tié de la Hongrie pour l'U.R.S.S. était indéfectible, que les éléments troubles
qui voulaient créer de l'agitation seraient matés et que le comité central n'avait
pas l'intention de se réunir avant le 31 octobre, soit huit jours plus tard. A la
suite de Gerô, Nagy prodigua quelques bonnes paroles et un appel au calme. Les
manifestants ressentirent le discours de Gerô comme une provocation. Une
colonne de manifestants se dirigea vers la Radio et chercha à y pénétrer pour
que soient diffusées leurs revendications : « La radio ment ! Nous voulons faire
connaître ce que nous voulons ». La police de sécurité tira alors sur les mani-
festants et à partir de ce moment-là les combats se propagèrent dans la ville.
Quelques heures plus tard, Gerô, affolé, appela Nagy au Gouvernement, mais
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 129

cela ne modifia en rien l'attitude des insurgés, qui mirent en avant des reven-
dications de fond, et ne se contentèrent pas d'un changement de personnes.
Le discours de Gerô mit donc le feu aux poudres. Mais il serait risqué de
penser que les manifestants seraient sagement rentrés chez eux si l'on avait
bien voulu leur annoncer le retour immédiat de Nagy au pouvoir. Il y avait très
longtemps qu'une extraordinaire effervescence régnait à Budapest. Et nous ne
pensons pas seulement aux manifestations du cercle Petôfi où d'importants
meetings avaient dénoncé toujours plus violemment la politique du gouverne-
ment et le rôle de l'U.R.S.S. Nous ne pensons pas seulement, non plus, à l'ex-
traordinaire climat qu'avaient suscité les funérailles de Rajk puis celles d'an-
ciens membres du Parti et d'anciens officiers dont les masses avaient appris
quelques fois en même temps la liquidation et la réhabilitation. Un fort courant
d'opposition grandissait depuis des mois au sein du Parti ; la démocratisation,
la limitation de l'emprise russe étaient demandées avec insistance, les crimes
et les tares du régime étaient dénoncées publiquement. Les événements de
Pologne avaient porté à son comble cette agitation. C'est cette situation qui
explique que, par la suite, la grande majorité des cadres moyens du Parti et de
ses militants de base se soit trouvée du côté des insurgés. Mais en même temps,
une grande agitation se manifestait dans les usines.
Dès le mois de juillet dernier, l'organe du parti la signalait et demandait
des réformes d'urgence pour apaiser les ouvriers. Le gouvernement dut ainsi
promettre, à cette époque, que le niveau de vie des masses serait relevé de 25 %
et annoncer l'abolition de l'emprunt forcé (qui équivalait à une retenue de 10 %
sur les salaires). Les promesses n'avaient pourtant pas suffi, elles étaient
d'ailleurs tempérées par la légalisation de la semaine de 46 heures (heures nor-
males) alors qu'un projet précédent avait prévu 42 heures. De toutes manières
les ouvriers étaient décidés à ne pas se contenter de quelques miettes ; ils ne
voulaient plus des cadences de production imposées par le gouvernement ; ils
ne voulaient plus des ordres du syndicat et du parti qui étaient des agents de
l'État aussi serviles que le directeur d'usine et ils élevaient la voix d'autant
plus haut qu'en face d'eux les dirigeants syndicaux et politiques se trouvaient
chaque jour discrédités par l'étalage dans la presse des méfaits du régime de
Rakosi auquel ils avaient appartenu.
Les ouvriers qui étaient dans la rue le 23 octobre n'étaient pas seulement
venus réclamer le retour de Nagy ; ils avaient autre chose en tête, leur attitude
peut être résumée par la déclaration d'un ouvrier tourneur des grandes usines
Csepel, publiée deux jours plus tôt par l'organe des jeunesses communistes :
« Jusqu'à présent nous n'avons pas dit mot. Nous avons appris pendant ces
temps tragiques à être silencieux et à avancer à pas de loup. Soyez tranquilles,
nous parlerons aussi ».
Dans la nuit du 23 au 24, la police de sécurité continue à tirer sur les mani-
festants. Mais les soldats hongrois fraternisent avec ces derniers, et dans les
casernes, ils fournissent eux-mêmes des armes aux manifestants, ou n oppo-
sent aucune résistance lorsque ceux-ci s'emparent des armes. Des ouvriers des
arsenaux amènent des armes et les distribuent. Le lendemain a lieu notam-
130 SOCIALISME OU BARBARIE

ment une grande bataille devant le parlement où interviennent, annonce Radio


Budapest, les chars soviétiques et des avions. Il n'y a pas de doute sur le rôle
que jouent les ouvriers ce mercredi 24 ; ils se battent avec acharnement. Ce
sont les ouvriers des usines Csepel qui sont à l'avant-garde et qui créent le
comité central de l'insurrection. Un tract édité par « les étudiants et les ouvriers
révolutionnaires » appelle à la grève générale. Le même jour la radio officielle
annonce que des troubles ont éclaté en province dans les usines ; elle diffuse
constamment des communiqués qui font état de manifestations survenues dans
les centres industriels de Hongrie. Le soir, elle annonce que le calme est revenu
dans certaines entreprises de province et elle appelle instamment les ouvriers
à reprendre le travail le lendemain matin. Le jeudi, le gouvernement donne
l'ordre de nouveau aux ouvriers et aux fonctionnaires de reprendre le travail,
ce qui atteste que la grève continue.
A plusieurs reprises le gouvernement se croit maître de la situation et le
dit. C'est qu'il ne comprend pas exactement ce qui se passe dans le pays entier :
des comités ouvriers se constituent un peu partout mais le plus souvent ils
expriment leur confiance à Nagy ; la grève est générale mais elle n'est pas diri-
gée contre Nagy. Par exemple le conseil révolutionnaire de Miskolc qui joue très
vite un rôle de premier plan demande le 25 « un gouvernement où soient pla-
cés des communistes dévoués au principe de l'internationalisme prolétarien,
qui soit avant tout hongrois et respecte nos traditions nationales et notre passé
millénaire ».

Les conseils peuplent la Hongrie, leur pouvoir devient dès jeudi le seul pou-
voir réel en dehors de l'armée russe. Mercredi, le gouvernement manie tour à
tour la menace et la prière. Tour à tour il annonce que les insurgés seront écra-
sés et leur propose de rendre les armes en échange d'une amnistie. Mais à par-
tir de jeudi après-midi il s'avère qu'il est impossible de faire quoi que ce soit
contre la grève générale et les Conseils. Entre trois et quatre heures de l'après-
midi Nagy et Kadar promettent qu'ils vont négocier le départ des Russes ; le soir
le Front Populaire Patriotique déclare à la radio « le gouvernement sait que
les insurgés sont de bonne foi ». L'organe du P.C. hongrois, Szabad Nep a déjà
reconnu le même jour que le mouvement n'est pas seulement l'œuvre de contre-
révolutionnaires mais qu'il est aussi « l'expression de l'amertume et du mécon-
tentement de la classe ouvrière ». Cette reconnaissance partielle de l'insurrec-
tion a été, comme on le voit, dépassée par les événements en quelques heures
et c'est l'ensemble de l'insurrection que le gouvernement est contraint de légi-
timer. Le lendemain matin, le commandant des forces de l'ordre s'adresse par
la radio aux insurgés en les appelant « jeunes patriotes ».
Il y a donc jeudi une espèce de tournant. Il semble que l'insurrection ait
vaincu, que le gouvernement cède. Et Nagy sanctionne ce changement en réfor-
mant le gouvernement ; il appelle à collaborer avec lui Bela Kovacs, ancien
secrétaire du parti des petits propriétaires, emprisonné par les Russes pour
« espionnage » et Zoltan Tildy, du même parti, ancien président de la Répu-
blique, au lendemain de la guerre. Cette transformation gouvernementale est
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 131

très étonnante. Elle vise bien à satisfaire l'opinion puisqu'elle montre que le
parti communiste est prêt à collaborer désormais avec d'autres partis ; en même
temps Nagy donne des gages de son hostilité aux Russes car il n'y a pas de
doute que ses nouveaux collaborateurs, persécutés récemment par Moscou, l'ai-
deront à exiger de nouvelles relations avec l'U.R.S.S. Mais cette réforme ne
satisfait pas les Conseils ouvriers ceux-ci demandent bien l'indépendance
nationale et la démocratie, mais ils ne veulent pas de politiciens réactionnaires
qui, au surplus, ont déjà collaboré avec les Russes. Le retour au pouvoir des
anciens leaders « petits propriétaires » satisfait probablement, en revanche,
une partie de la paysannerie et la petite bourgeoisie de Budapest, mais en même
temps elle incite ces couches à s'enhardir, à formuler leurs propres revendica-
tions et à venir sur le devant de la scène, alors que jusqu'à présent le combat
révolutionnaire avait reposé principalement sur le prolétariat.

Plaçons-nous maintenant à la date du samedi 27 octobre et avant de recher-


cher comment évolue la révolution, considérons ce que fut l'insurrection ouvrière
durant les quatre premiers jours.
Le Conseil de Miskolc nous servira d'exemple.
Ce conseil a été formé dès le 24. Il a été élu démocratiquement par tous les
ouvriers des usines de Miskolc, indépendamment de toute position politique. Il
a ordonné aussitôt la grève générale, sauf dans trois secteurs : les transports,
l'énergie électrique et les hôpitaux. Ces mesures témoignent de son souci de
gouverner la région et d'assurer à la population le maintien des services publics.
Très tôt également (le 24 ou le 25) le Conseil a envoyé une délégation à Buda-
pest pour prendre contact avec les insurgés de la capitale, leur apporter le sou-
tien actif de la province et agir de concert avec eux. Il publie un programme en
quatre points
- Retrait immédiat de toutes les troupes soviétiques ;
- Formation d'un nouveau gouvernement ;
- Reconnaissance du droit de grève ;
- Amnistie générale pour les insurgés.

Sur le plan politique, le Conseil a nettement défini sa position, le jeudi 25.


Grâce à la radio dont il s'est emparé, celle-ci a été aussitôt connue dans la Hon-
grie entière. Nous l'avons déjà rapporté : il est pour l'internationalisme prolé-
tarien et simultanément pour un communisme hongrois national. L'association
des deux idées peut paraître confuse du point de vue des principes du commu-
nisme. Dans les circonstances présentes, elle est parfaitement compréhensible.
Le conseil est internationaliste, c'est-à-dire qu'il est prêt à lutter avec les com-
munistes et les ouvriers du monde entier, mais il est national c'est-à-dire qu'il
refuse toute sujétion à l'U.R.S.S. et demande que le communisme hongrois soit
libre de se développer comme il l'entend.
Par ailleurs le Conseil n'est pas opposé à Nagy. Il propose un gouvernement
dirigé par celui-ci. Cela ne l'empêche pas de faire le contraire de ce que demande
Nagy. Au moment où celui-ci supplie les insurgés de déposer les armes et plus
particulièrement les ouvriers de reprendre le travail, le Conseil de Miskolc
forme des milices ouvrières, maintient et étend la grève et s'organise comme un
gouvernement local indépendamment du pouvoir central. Ce n'est pas seule-
ment parce qu'il veut chasser les Russes et qu'il croit Nagy leur prisonnier. Il
n'est prêt à soutenir Nagy que si celui-ci applique le programme révolution-
naire. Ainsi, quand Nagy fait entrer au gouvernement les représentants du
parti des propriétaires, il réagit vigoureusement. Dans un « communiqué extra-
ordinaire » diffusé par sa radio le samedi 27 à 21 h. 30, le Conseil déclare notam-
ment qu'il a pris en main le pouvoir dans tout le comitat de Borsod. Il
condamne sévèrement tous ceux qui qualifient notre combat de combat contre
la volonté et le pouvoir du peuple. Nous avons confiance en Imre Nagy, ajoute-
t-il, mais nous ne sommes pas d'accord avec la composition de son gouverne-
ment. Tous ces politiciens qui se sont vendus aux Soviets ne doivent pas avoir
leur place dans le gouvernement. Paix, Liberté et Indépendance ».
Cette dernière déclaration met bien en relief aussi l'activité du Conseil qui,
nous venons de le dire, se comporte comme un gouvernement autonome. Le
jour même où il prend le pouvoir dans tout le département de Borsod, il dissout
les organismes qui sont la trace du régime précédent, c'est à dire toutes les
organisations du parti communiste (cette mesure est annoncée le dimanche
matin par sa radio). Il annonce aussi que les paysans du département ont chassé
les responsables des kolkhozes et procédé à une redistribution de la terre.
Le lendemain, enfin, radio Miskolc diffusera un appel demandant aux
conseils ouvriers de toutes les villes de province « de coordonner leurs efforts
en vue de créer un seul et unique puissant mouvement ».

Ce que nous venons de rapporter suffit à montrer que s'est manifesté dès le
lendemain du déclenchement de l'insurrection de Budapest un mouvement pro-
létarien qui a trouvé d'emblée sa juste expression par la création des conseils
et qui a constitué le seul pouvoir réel en province. A Gyoer, à Pecs, dans la plu-
part des autres grandes villes il semble que la situation ait été la même qu'à
Miskolc. C'était le Conseil Ouvrier qui dirigeait tout ; il armait les combattants,
organisait le ravitaillement, présentait des revendications politiques et écono-
miques. Pendant ce temps, le gouvernement de Budapest ne représentait rien ;
il s'agitait, lançait des communiqués contradictoires, menaçait puis suppliait les
ouvriers de déposer les armes et de reprendre le travail. Son autorité était nulle.
En face des conseils il n'y avait que les troupes russes, et encore dans cer-
taines régions il semble bien qu'elles ne se battaient pas. Dans le département
de Miskolc notamment, on signala que les troupes étaient dans l'expectative
et que dans plusieurs occasions des soldats soviétiques fraternisaient. Des faits
analogues sont signalés dans la région de Gyoer.
Nous ne connaissons pas précisément toutes les revendications formulées
par ces Conseils. Mais nous avons l'exemple du Conseil de Szeged. Selon un
correspondant yougoslave (du journal Vjesnik de Zagreb) qui se trouvait dans
cette ville, le 28 octobre a eu lieu une réunion des représentants des Conseils
ouvriers de Szeged, les revendications adoptées ont été : le remplacement des
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 133

autorités locales staliniennes, l'application de l'autogestion ouvrière et le départ


des troupes russes.
Il est tout a fait extraordinaire de remarquer que les conseils nés sponta-
nément dans des régions différentes, partiellement isolés par les armées russes
aient immédiatement cherché à se fédérer. Ils tendaient à constituer à la fin de
la première semaine révolutionnaire une république des Conseils.
Sur la base de telles informations, l'image qu'a composé la presse bourgeoise
d'une simple participation ouvrière à un soulèvement national est évidemment
artificielle. Répétons-le : on était en présence de la première phase d'une révo-
lution prolétarienne.

Quels étaient les objectifs de cette révolution ?


Nous les connaissons par une résolution des syndicats hongrois, publiée le
vendredi 26, c'est-à-dire trois jours après le déclenchement de l'insurrection.
Elle contient toute une série de revendications d'une immense portée.

Sur le plan politique, les syndicats demandent :


1 ° Que la lutte cesse, qu'une amnistie soit annoncée et que des négociations
soient entreprises avec les délégués de la jeunesse ;
2° Qu'un large gouvernement soit constitué, avec M. Imre Nagy comme pré-
sident, et comprenant des représentants des syndicats et de la jeunesse. Que la
situation économique du pays soit exposée en toute franchise ;
3° Qu'une aide soit accordée aux personnes blessées dans les luttes tra-
giques qui viennent de se dérouler et aux familles des victimes ;
4° Que la police et l'armée soient renforcées pour maintenir l'ordre par une
garde nationale composée d'ouvriers et de jeunes ;
5 Qu'une organisation de la jeunesse ouvrière soit constituée avec l'appui des
syndicats ;
6 Que le nouveau gouvernement engage immédiatement des négociations en
vue du retrait des troupes soviétiques du territoire hongrois.

Sur le plan économique :


1° Constitution de conseils d'ouvriers dans toutes les usines ;
2° Instauration d'une direction ouvrière. Transformation radicale du sys-
tème de planification et de la direction de l'économie exercée par l'État. Réajus-
tement des salaires, augmentation immédiate de 15 % des salaires inférieurs
à 800 forint et de 10 % pour les salaires de moins de 1.500 forint. Établissement
d'un plafond de 3.500 forint pour les traitements mensuels. Suppression des
normes de production, sauf dans les usines où les conseils d'ouvriers en deman-
deraient le maintien. Suppression de l'impôt de 4 % payé par les célibataires et
les familles sans enfants. Majoration des retraites les plus faibles. Augmenta-
tion du taux des allocations familiales. Accélération de la construction de loge-
ments par l'État ;
3° Les syndicats demandent en outre que soit tenue la promesse faite par
M. Imre Nagy d'engager des négociations avec les gouvernements de rU.R.S.S.
134 SOCIALISME OU BARBARIE

et des autres pays en vue d'établir des relations économiques donnant aux par-
ties des avantages réciproques sur la base du principe de l'égalité.
Il est dit en conclusion que les syndicats hongrois devront fonctionner comme
avant 1948, et devront changer leur appellation et s'appeler désormais « syn-
dicats libres hongrois ».
Cette liste de revendications est signée par la présidence du conseil des syn-
dicats hongrois, mais il n'y a pas de doute qu'elle reprend et systématise les
revendications émises par les divers Conseils ouvriers.

Considérons de près ces revendications. Assurément, elles ne constituent


pas un programme socialiste maximum. Car un tel programme aurait pour pre-
mier point : gouvernement des représentants des conseils appuyé sur les milices
ouvrières. Peut-être était-ce là ce que souhaitaient de nombreux ouvriers, déjà
très en avance sur les déclarations des « sommets ». Peut-être pas. Nous n'en
savons rien. De toutes manières ce qu'on peut considérer comme théorique-
ment juste n'est pas nécessairement ce que pensent et ce que disent ceux qui
sont engagés dans une révolution et qui sont placés dans des conditions déter-
minées.
Tel quel, le programme des syndicats va très loin. D'une part il demande
que Nagy gouverne avec les représentants de la jeunesse et ceux des syndicats.
Or la jeunesse a été à l'avant-garde de la révolution ; d'autre part, les syndicats
doivent être transformés, redevenir des syndicats libres, de véritables repré-
sentants de la classe, leurs organismes doivent être démocratiquement élus.
La demande revient donc a exiger un gouvernement révolutionnaire.
En second lieu le programme prévoit l'armement permanent d'ouvriers et de
jeunes qui, avec l'armée et la police, seront le soutien du gouvernement.
En outre, et ce point est essentiel, la résolution demande la constitution de
conseils dans toutes les usines. Cela prouve que les ouvriers voient dans leurs
organismes autonomes un pouvoir qui a une signification universelle ; ils ne le
disent pas, ils n'ont peut-être pas conscience de ce qui leur sera possible de
faire, mais ils tendent à une sorte de république des conseils. Ils ne sont pas du
tout disposés à s'en remettre au gouvernement du soin de décider de tout en leur
nom, mais veulent au contraire consolider et étendre le pouvoir qu'ils détien-
nent eux-mêmes dans la société.
Mais ce qui prouve la maturité révolutionnaire du mouvement ce sont les
revendications propres à l'organisation de la production. Ces revendications
échappent évidemment à l'intelligence du journaliste bourgeois car celui-ci ne
voit que ce qui se passe à la surface des choses, c'est-à-dire sur le plan étroite-
ment politique. Or ce qui dans la réalité décide de la lutte des forces sociales ce
sont les relations qui existent au sein de la production, au cœur des entreprises.
Les ouvriers pourraient bien avoir au gouvernement des hommes en qui ils
ont confiance et qui sont animés d'excellentes intentions, ils n'auraient rien
gagné encore si dans leur vie de tous les jours, dans leur travail ils demeuraient
de simples exécutants qu'un appareil dirigeant commande comme il commande
aux machines. Les conseils eux-mêmes seraient finalement dépourvus d'effi-
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 135

cacité et destinés à dépérir s'ils ne comprenaient pas que leur tâche est de
prendre en main l'organisation de la production.
De ceci les ouvriers hongrois étaient conscients. Et c'est ce qui donne à leur
programme une immense portée. Ils en étaient d'autant plus conscients que le
régime stalinien, tout en leur refusant toute participation à la gestion des usines
n'avait cessé de proclamer que les ouvriers étaient les vrais propriétaires de
leurs entreprises. En quelque sorte le régime stalinien avait contribué sur ce
point à son propre renversement car il avait permis aux ouvriers de comprendre
une chose, plus clairement que partout ailleurs : c'est que l'exploitation ne vient
pas de la présence de capitalistes privés, mais plus généralement de la division
dans les usines entre ceux qui décident de tout et ceux qui n'ont qu'à obéir.
Le programme des syndicats s'attaque donc à cette question qui est fonda-
mentalement révolutionnaire : il demande dans le même paragraphe « l'ins-
tauration d'une direction ouvrière et la transformation radicale du système de
planification et de la direction de l'économie exercée par l'État ». Comment cette
transformation radicale s'effectuera-t-elle ?
Comment les ouvriers réussiront-ils au travers de leur direction à partici-
per à la planification ? Cela n'est pas dit. Cela ne pouvait d'ailleurs être dit, trois
jours après l'insurrection, dans le feu de la lutte encore, et dans un document
qui ne pouvait affirmer que des principes. Mais si la revendication est encore
mal définie son esprit ne fait pas de doute : les ouvriers ne veulent plus que s'éla-
bore indépendamment d'eux le plan de production, ils ne veulent plus que ce soit
une bureaucratie d'État qui envoie les ordres. Cela les intéresse au plus haut
point de savoir ce que la direction décide à l'échelle nationale, comment la pro-
duction sera orientée, dans quelles branches on projette de faire les plus grands
efforts et pourquoi. Quel volume doit être atteint dans les divers secteurs ;
quelle est la répercussion de ces objectifs sur leur niveau de vie, sur la durée
de la semaine de travail, sur le rythme de travail que cela imposera.
Si l'on poursuit attentivement l'examen du paragraphe « économique » du
programme on s'aperçoit enfin que les ouvriers ne s'arrêtent pas à des reven-
dications de principe ; ils font une demande très précise et qui a immédiatement
une répercussion formidable sur l'organisation de la production dans les usines :
ils exigent la suppression des normes de production, sauf dans les usines ou
les conseils en demanderaient le maintien. Cela revient à dire que les ouvriers
doivent être libres d'organiser leur travail comme ils l'entendent.
Ils veulent mettre à la porte toute la bureaucratie, depuis les agents d'études
jusqu'aux chronos qui veulent aligner le travail humain sur le travail de la
machine et qui, de plus en plus, alignent le travail des machines sur les cadences
folles imposées au travail humain, quitte à faire sauter les machines.
Ils n'excluent pas que dans certains cas des normes doivent être mainte-
nues mais ils spécifient que ce sont les ouvriers qui, à travers leur Conseil, sont
seuls qualifiés pour en décider.
De toute évidence, cette revendication pose les premiers jalons d'un pro-
gramme gestionnaire et si la situation lui avait permis de se développer elle ne
pouvait que conduire à ce programme. Et, en effet on ne peut pas séparer l'or-
136 SOCIALISME OU BARBARIE

ganisation du travail des hommes de celle de la production en général. Les


directeurs d'entreprise n'ont jamais toléré une telle dissociation et ne le peuvent
effectivement pas car tout se tient dans l'usine moderne. Le jour où les hommes
décident de la conduite de leur travail ils sont amenés à envisager tous les pro-
blèmes de l'entreprise.
Finalement détachons du programme des syndicats les revendications de
salaire. Ce qui est très caractéristique, c'est qu'elles visent à resserrer l'éven-
tail des salaires, c'est-à-dire à combattre la hiérarchie. 15 % au dessous de 800
forints, 10 % entre 8 et 1.500, un plafond de 3.500. Or la hiérarchie est l'arme
des staliniens comme des capitalistes, parce qu'elle leur permet, d'une part de
constituer une couche privilégiée qui est un soutien pour le régime établi et,
d'autre part, de diviser les travailleurs, de les isoler les uns des autres en mul-
tipliant les niveaux de rémunération. La lutte contre la hiérarchie est aujour-
d'hui fondamentale pour les ouvriers du monde entier qu'ils travaillent à Buda-
pest, à Billancourt, à Détroit ou à Manchester, et on la voit effectivement passer
au premier plan chaque fois qu'aux États-Unis, en Angleterre ou en France une
grève sauvage éclate, indépendamment des syndicats. Cette lutte devient d'au-
tant plus claire pour les ouvriers que le développement technique tend à nive-
ler de plus en plus les emplois. L'extrême différenciation des salaires apparaît
ainsi absurde du point de vue de la logique de la production et justifiable seu-
lement par les avantages politico-sociaux qu'en retire l'appareil dirigeant.
Dans l'appel que lancera quelques jours plus tard (le 2 novembre) le Conseil
national des syndicats hongrois il sera demandé un nouveau système de salaires,
c'est-à-dire sans aucun doute une refonte des catégories artificiellement mul-
tipliées par le régime précédent.
Quelle est l'image que composent ces premiers jours de lutte ? La population,
dans son ensemble, s'est soulevée et a cherché à balayer le régime fondé sur la
dictature du P.C. La classe ouvrière a été à l'avant-garde de ce combat. Elle ne
s'est pas dissoute dans le « mouvement national ». Elle est apparue avec des
objectifs spécifiques :
1°) Les ouvriers ont organisé spontanément leur pouvoir propre les
Conseils, auxquels ils ont d'emblée cherché à donner la plus grande extension
possible ; 2°) ils ont constitué avec une rapidité inouïe une puissance militaire
qui a été capable de faire reculer dans certains cas, de neutraliser dans d'autres,
les troupes russes et leurs blindés ; 3°) ils se sont attaqués à la racine même de
l'exploitation en présentant des revendications qui avaient pour effet de chan-
ger complètement la situation des ouvriers dans le cadre même des entreprises.

DIVERSITÉ DES FORCES SOCIALES EN LUTTE

MOTS D'ORDRE DÉMOCRATIQUES ET NATIONAUX

Reprenons la fin des événements au moment où nous l'avions interrompu.


Nous avons dit qu'à partir du jeudi 25 s'opère un tournant dans la situation. Le
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 137

gouvernement reconnaît d'abord le bien fondé de la lutte insurrectionnelle ; il


promet qu'il négociera bientôt le départ des troupes russes ; il donne des por-
tefeuilles à des non-communistes (petits propriétaires). Sur cette base il se croit
en mesure de réclamer que les insurgés déposent définitivement les armes.
Pourtant les combats continuent. A Budapest la bataille fait rage au début de
l'après-midi du vendredi 26 contre les chars soviétiques. Le gouvernement ne
comprend pas cette situation : il pense que ses concessions sont déjà très impor-
tantes et surtout il est persuadé que les conseils ouvriers vont le soutenir car,
répétons-le, ceux-ci proclament qu'ils ont confiance en Nagy. Un ultimatum est
donc lancé pour que les armes soient déposées le vendredi 26 avant 22 heures.
Le lendemain matin, la lutte se poursuit et la radio officielle soutient que ceux
qui continuent de se battre sont des « bandits » et seront traités comme tels. Les
insurgés sont de nouveau considérés comme des « agents de l'Occident ».
Devant l'ampleur des combats qui reprennent (c'est notamment dans la nuit
de samedi à dimanche que la prison de Budapest est attaquée et que sont exé-
cutés les deux Farkas, chefs policiers du régime Rakosi et responsables d'une
série de crimes), devant l'extension des conseils révolutionnaires qui se multi-
plient en province et englobent maintenant toutes les couches de la population,
le gouvernement est amené de nouveau à céder. La situation est semble-t-il
très confuse le dimanche matin.
D'une part des négociations avec des représentants étudiants à Budapest
aboutissent à un armistice, d'autre part, les combats persistent malgré cet
armistice. Le plus probable est que certaines fractions des insurgés qui sont à
court d'armes ou de munitions ou qui se trouvent dans une mauvaise posture
acceptent la négociation, tandis que d'autres, réapprovisionnées en armes par
les soldats, poursuivent ou reprennent le combat.
Toujours est-il que l'après-midi du dimanche 28 amène une seconde retraite
gouvernementale, qui est en même temps une capitulation russe. Entre 12 et
13 heures Nagy annonce qu'il a ordonné à ses troupes de cesser le feu. A 15
heures, Radio Budapest déclare : « Bientôt le combat prendra fin. Les armes se
sont tues. La ville est silencieuse. Silence de mort. Il convient de réfléchir aux
mobiles de ce meurtre atroce, dont le stalinisme et la démence sanguinaire de
Rakosi sont les causes véritables ». A 16 h. 30 Nagy déclare que les troupes
russes vont se retirer « immédiatement ».
En fait, on le sait, les Russes n'évacuent pas Budapest. Ils attendent, soi-
disant, que les insurgés déposent les armes. Ceux-ci de leur côté refusent de les
rendre et sont encouragés par les Conseils de Gyor et de Miskolc : les combats
reprennent. Ce n'est que mardi soir qu'on paraît assuré du départ des Russes
qui est confirmé officiellement par Radio Moscou.

Nous n'avons plus maintenant besoin de suivre le cours des événements


d'aussi près et nous pouvons survoler la seconde semaine révolutionnaire pour
en dégager les traits principaux. Mais pour comprendre l'évolution du mouve-
ment révolutionnaire, il nous faut d'abord noter ce qui se passe sur le plan gou-
vernemental, sur le plan politique général et sur le plan militaire.
138 SOCIALISME OU BARBARIE

- Sur le plan gouvernemental, Nagy faite toute une série de concessions qui,
en un sens, ont un caractère démocratique, en un autre sens revalorisent les
forces petites bourgeoises. Successivement, il annonce la fin du régime du parti
unique (mardi 30) et le retour à un gouvernement de coalition national analogue
à celui de 1946 ; il promet des élections libres au suffrage universel, il fonde un
nouveau parti : le Parti Socialiste Ouvrier ; il projette un statut de neutralité
pour la Hongrie et la dénonciation du pacte de Varsovie ; il crée un nouveau gou-
vernement où les communistes n'ont que deux portefeuilles tandis que les
autres sièges (à l'exception d'un qui est accordé à un représentant du nouveau
Parti Petofi) sont partagés entre nationaux paysans, petits propriétaires et
sociaux-démocrates.
- Sur le plan politique, les anciens partis se reconstituent rapidement : en
province des sections des partis paysans, sociaux-démocrates et petits proprié-
taires se multiplient.
Cependant une nouvelle formation apparaît issue de l'insurrection, le Parti
de la Jeunesse Révolutionnaire, situé sur une base nettement socialiste. Plu-
sieurs nouveaux journaux sont publiés.
- Sur le plan « militaire », la situation est dominée par la présence des
Russes. Ils ont feint d'accepter de partir le dimanche 28 et au lieu de partir ils
ont attaqué les insurgés dans Budapest ; ils ont annoncé qu'ils se retireraient
dans la soirée de lundi 29 et ont quitté en grande partie la capitale, mais se
sont regroupés à distance et à partir du jeudi 1er novembre, d'importants effec-
tifs pénètrent sur le territoire hongrois.

C'est dans ce climat qu'évolue le mouvement des masses. Or ce mouvement


englobe maintenant de nouvelles couches sociales. Il a d'abord été principale-
ment un mouvement des usines, sauf, rappelons-le, à Budapest où aux côtés
des ouvriers se trouvaient étudiants, employés, petits bourgeois. Il s'est traduit
par l'apparition des conseils. Mais le premier recul du gouvernement (jeudi), la
formation d'un gouvernement de coalition (vendredi) encouragent toutes les
couches de la population à se soulever, car la victoire apparaît à tous à portée
de la main. Aussi bien à Miskolc qu'à Gyoer des conseils de villes et de dépar-
tements se constituent et viennent sur le devant de la scène. Il est bien évident
que la population non-ouvrière et particulièrement les paysans sont avant tout
sensibles à des revendications démocratiques et nationales. Or ces revendica-
tions ont aussi une profonde résonance dans la classe ouvrière, car elles consti-
tuent une démolition de l'ancien État totalitaire. Les ouvriers sont pour l'in-
dépendance de la Hongrie face à l'exploitation russe, ils sont pour l'abolition du
régime du parti unique qui s'est confondu avec la dictature stalinienne ; ils sont
pour la liberté de la presse qui donne aux opposants le droit de s'exprimer ; ils
sont même pour des élections libres qui constituent à leurs yeux un moyen de
briser le monopole politique du parti « communiste ».
Une certaine unanimité dans l'euphorie de la victoire peut donc s'instau-
rer : il n'en reste pas moins qu'elle va de pair avec une certaine confusion.
Cette confusion est accrue par la menace que fait peser l'armée russe, car
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 139

tout le monde est obligé de brandir en même temps le drapeau de l'indépen-


dance nationale.
Et cette confusion est aussi entretenue par la politique de Nagy qui, tout en
reconnaissant les organismes autonomes de la classe ouvrière et en se déclarant
décidé à s'appuyer dessus, ne fait en réalité que des concessions à la droite.
On aura une idée du flottement de la situation politique en se reportant une
fois de plus à l'activité du Conseil de Miskolc. Dès le dimanche 29, celui-ci publie
un programme qu'il soumet aux Conseils de Gyoer, de Pecs, de Debreczen, de
Szekesfehervar, de Nyiregyhaza, de Szolnok, de Magyarovar, d'Esztergom et de
plusieurs autres villes de province
« Nous exigeons du gouvernement :
1. L'édification d'une Hongrie libre, souveraine, indépendante, démocratique
et socialiste
2. Une loi instituant des élections libres au suffrage universel
3. Le départ immédiat des troupes soviétiques
4 L'élaboration d'une nouvelle Constitution
5. La suppression de l'A.V.H. lAllamvedelmi Hatosagnom, police politique).
Le gouvernement ne devra s'appuyer que sur deux forces armées : l'armée natio-
nale et la police ordinaire
6. Amnistie totale pour tous ceux qui ont pris les armes et inculpation de
Ernoe Gero et de ses complices
7. Élections libres dans un délai de deux mois avec la participation de plu-
sieurs partis. »

Ce programme, visiblement, reflète non plus seulement la volonté des


ouvriers des usines de Miskolc mais celle de la population du département de
Borsod dans son ensemble.
Dans la seconde semaine il semble que ceux qui s'attaquent au communisme
(sous toutes ses formes) parlent plus fort, tandis que ceux qui luttent pour un
pouvoir prolétarien ne se manifestent pas aussi ouvertement sur le plan poli-
tique. A Gyoer, dès le dimanche 29, un communiqué du conseil ouvrier met en
garde contre les éléments troubles non-communistes qui cherchent à exploiter
la situation. Le 2 novembre, des observateurs annoncent que le pouvoir des élé-
ments communistes est menacé. A Budapest, il semble que des manifestations
réactionnaires ont lieu.
Cependant il serait absurde de penser que se développe un véritable mou-
vement contre-révolutionnaire. Il n'y a pas de base pour un tel mouvement.
Nulle part ne se font jour des revendications qui mettraient en cause les acqui-
sitions de la classe ouvrière. Les éléments « droitiers » qui sont au gouvernement
prennent soin de déclarer qu'on ne peut en aucune manière revenir en arrière.
C'est ainsi que Tildy, leader des petits propriétaires déclare le 2 novembre :
« La réforme agraire est un fait acquis. Bien entendu, les kolkhozes disparaî-
tront, mais la terre restera aux paysans. Les banques, les mines demeureront
nationalisées, les usines resteront la propriété des ouvriers. Nous n'avons fait
ni une restauration, ni une contre-révolution, mais une révolution. »
140 SOCIALISME OU BARBARIE

Peu importe de savoir si Tildy pense effectivement ce qu'il dit. Le fait est qu'il
ne peut parler autrement parce que les forces qui dominent sont révolution-
naires.
A Budapest l'insurrection a été et reste l'œuvre des ouvriers et des étu-
diants. Le premier appel de la Fédération de la jeunesse, le 2 novembre, est fort
clair : « Nous ne voulons pas le retour du fascisme de l'amiral Horthy. Nous ne
rendrons pas la terre aux gros propriétaires fonciers ni les usines aux capita-
listes. »
En province, la véritable force sociale en dehors du prolétariat est la pay-
sannerie. Or si les revendications des paysans et leur attitude peuvent être
confuses, il n'en est pas moins évident que leur lutte pour le partage des terres
est de caractère révolutionnaire et que pour eux chasser les dirigeants des kol-
khozes a la même portée que chasser les gros propriétaires.
En effet les paysans en Hongrie n'ont jamais eu possession de la terre ; en
s'en emparant ils ne régressent pas, ils font un pas en avant. Ils étaient sous le
régime Horthy dans leur immense majorité des ouvriers agricoles et représen-
taient alors plus de 40 % de la population. Ayant bénéficié de la réforme agraire
au lendemain de la guerre ils se sont vu presque aussitôt dépossédés de leurs
nouveaux droits et condamnés à une collectivisation forcée. Leur haine contre
les bureaucrates qui dirigeaient les coopératives, et s'enrichissaient à leurs
dépens s'est substituée presque sans transition à la haine qu'ils témoignaient
à leurs exploiteurs ancestraux, les aristocrates de la terre.
En outre, on sait que la redistribution des terres après le 23 octobre n'a eu
lieu que dans certains secteurs, tandis que dans d'autres les coopératives
reprises en main par les paysans, continuaient à fonctionner, ce qui prouve que
pour certaines couches paysannes les avantages du travail collectif demeu-
raient sensibles malgré l'exploitation à laquelle elles avaient été associées sous
le régime précédent.
Il serait donc simpliste de prétendre que les paysans constituent une force
contre-révolutionnaire ; même si pour un grand nombre ils étaient disposés à
faire confiance aux représentants des partis « petits propriétaires », attachés à
une tradition religieuse et familiale, empressés à saluer le retour du cardinal
Mindszenty, ils demeuraient membres d'une classe exploitée, susceptibles de
rejoindre le prolétariat dans sa lutte pour des objectifs socialistes.
Nous avons tout à l'heure cité le programme en 7 points de Miskolc pour
montrer qu'il y apparaissait seulement des revendications démocratiques et
nationales. Nous pouvons maintenant citer le programme de Magyarovar qui
lui fait en quelque sorte pendant. Programme d'un « comité exécutif munici-
pal » manifestement dirigé par des éléments paysans il demande des élections
libres sous le contrôle de l'O.N.U., le rétablissement immédiat des organisa-
tions professionnelles de la paysannerie, l'exercice libre de leurs professions
pour les petits artisans et les petits commerçants, la réparation des graves
injustices commises contre l'Église et formule toute une série de revendications
démocratiques bourgeoises, mais en même temps, il réclame la suppression de
toutes les différences de classe (point 13).
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 141

Rien ne peut mieux montrer, à notre avis, l'ambivalence du mouvement pay-


san dans lequel, comme la Révolution russe en particulier l'a montré, coexistent
toujours des élément conservateurs et révolutionnaires.

LA LUTTE OUVRIÈRE CONTINUE

On a essayé de faire croire qu'un important mouvement contre-révolution-


naire s'était déclenché à la fin de la seconde semaine de l'insurrection, et que
les conquêtes ouvrières étaient en passe d'être liquidées. Kadar a dû revenir par
la suite sur ce mensonge et déclarer qu'il s'agissait d'une simple menace que fai-
saient peser des bandes réactionnaires et que le gouvernement avait dû devan-
cer leur action. Mais c'était encore un mensonge. La suite des événements l'a
prouvé car la classe ouvrière s'est battue avec acharnement dans la Hongrie
entière, la grève est redevenue générale et les usines ont été de nouveau les
bastions de l'insurrection. C'était les nouvelles conquêtes ouvrières - les conseils
et l'armement des ouvriers - que les Russes ne pouvaient tolérer et qu'ils ont
voulu écraser avec l'aide d'un gouvernement fantoche.
Radio Budapest, durant la troisième semaine n'a pu que rééditer le pro-
gramme de supplications qu'elle avait diffusé sous le premier gouvernement
Nagy au début de l'insurrection les ouvriers étaient priés d'avoir confiance
dans le gouvernement, priés de déposer les armes, priés de reprendre le travail.
La vérité est qu'à la veille de l'attaque des blindés soviétiques la situation
était ouverte et que l'avenir de la société hongroise dépendait - comme il en va
dans toute révolution - de la capacité des diverses forces sociales de faire pré-
valoir leurs objectifs propres et d'entraîner à leur suite la majorité de la popu-
lation.
Ce qui était exclu en tout cas c'était un retour à un régime du type Horthy,
une restauration du capitalisme privé et de grande propriété foncière. Car il n'y
avait aucune couche sociale importante susceptible de soutenir cette restaura-
tion.
Ce qui, en revanche, était possible c'était soit la reconstitution d'un appareil
d'État qui serait appuyé sur un parlement, aurait utilisé une police et une
armée régulière et aurait incarné de nouveau les intérêts d'un groupe dirigeant
de type bureaucratique dans la production ; soit la victoire de la démocratie
ouvrière, la prise en main des usines par les Conseils, l'armement permanent
de la jeunesse ouvrière et étudiante, bref un mouvement qui se serait de plus
en plus radicalisé.
Dans ce dernier cas, sans aucun doute, une avant-garde se serait rapide-
ment regroupée, elle aurait opposé au programme politique bourgeois ou
bureaucratique un programme de gouvernement ouvrier ; elle aurait aidé les
Conseils à unifier leur action et à revendiquer la direction de la société,
Les deux voies étaient ouvertes et sans aucun doute les événements qui se
seraient alors produits dans les autres démocraties populaires auraient exerce
une forte influence dans un sens ou dans un autre. D'un côté, il est douteux
qu'une révolution isolée ait pu se développer et triompher en Hongrie ; d un
142 SOCIALISME OU BARBARIE

autre il est non moins douteux qu'un mouvement prolétarien ait pu durer sans
faire sentir ses effets sur la classe ouvrière de Tchécoslovaquie, de Roumanie
et de Yougoslavie qui continuaient à des degrés divers à subir une exploitation
analogue à celle dont s'étaient libérés les ouvriers hongrois ; sans donner une
impulsion immense au mouvement ouvrier en Pologne, qui a depuis un mois
imposé des concessions continues à la bureaucratie polonaise aussi bien que
russe.
Bien entendu, lorsqu'une révolution commence, son issue n'est pas garan-
tie d'avance. Dans la révolution hongroise, le prolétariat n'était pas seul ; à côté
de lui, les paysans, les intellectuels, les petits bourgeois avaient combattu la
dictature de la bureaucratie, qui exploitait et opprimait toute la population.
Les revendications démocratiques et nationales unissaient pendant une pre-
mière phase toute la population ; s'appuyant sur elles, un développement
conduisant à la reconstitution d'un appareil d'État séparé et opposé aux
Conseils, d'une « démocratie » parlementaire pouvant bénéficier du soutien des
paysans et de la petite bourgeoisie, était théoriquement concevable. Dans une
deuxième phase de la révolution le contenu contradictoire de ces revendica-
tions serait apparu ; à ce moment, il aurait fallu qu'une solution s'impose bru-
talement aux dépens de l'autre, que s'impose le parlement de type bourgeois ou
les Conseils, une armée et une police comme corps spécialisés de coercition ou
une organisation armée de la classe ouvrière. Au départ, l'insurrection portait
en elle les germes de deux régimes absolument différents.

Cependant, la suite des événements a montré quelle était la force de la classe


ouvrière. Nous nous sommes étendus volontairement sur le rôle des éléments
non-prolétariens qui se sont manifestés pendant la deuxième semaine de l'in-
surrection. Mais il ne faudrait pas non plus exagérer leur poids réel dans la
situation. Il est fatal qu'à la sortie d'un régime dictatorial toutes les tendances
politiques se manifestent, que les politiciens traditionnels, à peine sortis de pri-
son, tiennent des meetings, fassent des discours, écrivent des articles, rédigent
des programmes ; que dans l'euphorie de la victoire commune, un auditoire soit
prêt à applaudir tous les faiseurs de phrases qui proclament leur amour de la
liberté. La menace que représentaient ces tendances politiques ne correspon-
dait pas encore à une force organisée dans la société.
Pendant ce temps, les Conseils ouvriers continuaient à exister ; les ouvriers
restaient l'arme à la main. Ces Conseils, ces ouvriers étaient la seule force réelle,
la seule force organisée dans le pays - en dehors de l'armée russe.
C'est cette force que la bureaucratie russe ne pouvait absolument pas tolé-
rer. Les Tildy, les Kovacs, les Midszenty même - elle peut passer des compro-
mis avec eux, gouverner en leur faisant des concessions. Elle l'avait déjà fait en
Hongrie, dans tous les pays de démocratie populaire, et en France, où Thorez
et Cie ne se sont pas gênés pour participer aux côtés de Bidault à plusieurs
gouvernements de 1945 à 1947. Mais l'organisation de Conseils par les ouvriers
en armes signifie pour la bureaucratie une défaite totale. C'est pourquoi, for-
geant l'alibi du « péril réactionnaire », elle a lancé le dimanche 4 novembre ses
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 143

blindés contre les Conseils, dont la victoire risquait d'avoir des répercussions
immenses et de bouleverser son propre régime.
Ce qui s'est passé alors est absolument incroyable. Pendant six jours, les
insurgés ont résisté à une armée dont la puissance de feu était écrasante. Ce
n'est que le vendredi 9 novembre que la résistance organisée a cessé à Buda-
pest. Mais la fin de la résistance militaire n'a absolument pas mis une fin tout
court à la révolution. La grève générale a continué, plongeant le pays dans une
paralysie complète, et démontrant clairement que le gouvernement Kadar
n'avait strictement aucun appui parmi la population. Kadar, pourtant, avait
déjà accepté dans son programme la plupart des revendications des insurgés
- entre autres, la gestion ouvrière des usines. Mais le prolétariat hongrois ne
pouvait évidemment pas se laisser duper par un traître, qui voulait instaurer
son pouvoir par la force des blindés russes. Pendant une semaine, du 9 au 16
novembre, le gouvernement fantoche de Kadar a multiplié les appels, tour à
tour menaçant, suppliant, promettant, et faisant - en paroles - des concessions
toujours plus grandes. Rien n'y fit. Alors, le vendredi 16 novembre, Kadar était
obligé d'entrer en pourparlers avec les Conseils - avec le Conseil central des
ouvriers de Budapest. Il reconnaissait par là même qu'il n'était lui-même qu'un
zéro tout rond, que la seule force véritable dans le pays étaient les Conseils, et
qu'il n'y avait qu'un seul moyen pour que le travail reprenne - c'était que les
Conseils en donnent l'ordre. Sous la condition expresse qu'une série de leurs
revendications seraient satisfaites immédiatement et en déclarant qu'ils n'aban-
donnaient pas « une virgule » du reste, les délégués ouvriers ont demandé par
la radio à leurs camarades de reprendre le travail.
Ces faits ne montrent pas seulement, de façon rétrospective, le poids rela-
tif des diverses forces dans la révolution hongroise, et la puissance extraordi-
naire des Conseils ouvriers. Ils jettent une lumière crue sur la défaite totale de
la bureaucratie russe, même après sa « victoire » militaire. Déjà le fait de recou-
rir à une répression massive, de mobiliser vingt divisions pour venir à bout
d'un mouvement populaire était en lui-même, pour la bureaucratie russe obli-
gée de se réclamer du socialisme, une défaite politique extrêmement lourde.
Mais cette défaite n'est rien, en comparaison de celle qu'elle est en train de
subir maintenant : il lui faut, par le truchement de Kadar, reconnaître qu'elle
a massacré les gens pour rien, qu'elle n'a pas restauré son pouvoir en Hongrie,
que Kadar a beau disposer de vingt divisions russes, il lui faut quand même
composer avec les Conseils ouvriers.
La révolution hongroise n'est pas terminée. Dans le pays, deux forces conti-
nuent à s'affronter les blindés russes, et les ouvriers organisés dans les
Conseils. Kadar essaie de se créer un appui, en faisant des concessions extrê-
mement larges. Mais sa situation est sans espoir. Au moment où ces lignes sont
écrites, à la veille du lundi 19 novembre, il n'est pas certain que l'ordre de reprise
de travail donné par les Conseils sera effectivement suivi ; il semble que beau-
coup d'ouvriers considèrent que les délégués ont eu tort d'accorder cette reprise
à Kadar. Celui-ci vient de faire encore un faux pas - qu'il était d'ailleurs obligé
de faire pour s'assurer que la reprise du travail sera effective, il n'a qu'un
144 SOCIALISME OU BARBARIE

moyen, réduire les ouvriers à la famine, exactement comme un patron ou un


gouvernement capitaliste. Il a donc interdit que le ravitaillement soit introduit
à Budapest par les paysans autrement qu'avec la permission du gouvernement
et de l'armée russe et que les ouvriers touchent des cartes de rationnement
ailleurs que dans les usines. Par là même, il ne fait que se montrer encore plus
clairement aux yeux des ouvriers hongrois tel qu'il est - un fusilleur doublé
d'un affameur - et approfondir le fossé qui le sépare d'eux. En même temps, les
ouvriers continuent à demander avec persistance et en premier lieu, le départ
des troupes russes ; celles-ci parties, on imagine aisément quel serait le sort de
Kadar. [...]
DOCUMENTS, RÉCITS ET TEXTES
SUR LA RÉVOLUTION HONGROISE
(n° 21, mars-mai 1957)

Les hommes qui, en 1956, prirent les armes en Hongrie


accomplirent le premier acte révolutionnaire de masse posant le
problème du pouvoir contre la bureaucratie. Après l'écrasement
de leur mouvement par les chars russes, beaucoup d'entre eux
durent s'exiler. Socialisme ou Barbarie leur ouvrit ses colonnes
car ils étaient la parole vivante de la révolution. Nous en don-
nons ici trois extraits.

LES CONSEILS OUVRIERS DE LA RÉVOLUTION HONGROISE


Pannonicus ; pages 106-112

[...] L'existence et la nature de ces conseils n'étaient pas totalement incon-


nues en Hongrie. Bien qu'on ne connût pas exactement et en détail les conseils
ouvriers yougoslaves, pourtant, le peu qu'on en savait suffisait pour que la créa-
tion de tels conseils devînt une des revendications de la lutte antistalinienne
qui se manifesta très vigoureusement pendant l'année 1956. Il est bien com-
préhensible que dans une dictature de capitalisme d'État totalitaire où les syn-
dicats et le soi-disant « parti de la classe ouvrière » sont devenus des annexes
et des forces exécutives de l'État bureaucratique exploiteur qui, par surcroît,
comme c'était le cas en Hongrie, trahissait les intérêts du pays - l'idée des
conseils ouvriers ait eu un grand écho. C'est pourquoi, avant le 23 octobre et sur-
tout dans la période qui précéda l'insurrection, le Cercle Petôfi et l'Union des
Ecrivains insistaient sur la nécessité de leur création. Un des principaux mots
d'ordre de la grande manifestation dont les étudiants prirent l'initiative le 23
octobre fut l'autonomie ouvrière, un de ses buts fut d'imposer la création des
conseils ouvriers. On sait même que la première réponse de la clique Gerô à la
manifestation fut le refus, et même la provocation. Mais, dès le 24 octobre,
devant le développement croissant de l'insurrection et face à l'effondrement
quasi total des appareils du parti et des syndicats, Gerô et sa clique changèrent
de tactique. Ils acceptèrent la création des conseils ouvriers et en confièrent
l'exécution à l'appareil du parti. Le déroulement des événements montre pré-
cisément quel était leur but freiner l'élan révolutionnaire et, d'autre part,
impressionner la classe ouvrière en vue de la détourner de la révolution et de
la reprendre en main. Alors que, auparavant, ils avaient nié la nécessité des
conseils ouvriers, maintenant ils s'empressaient de les organiser pour mobili-
ser la classe ouvrière - suivant leur expression - contre la contre-révolution.
146 SOCIALISME OU BARBARIE

Bien entendu, ils organisèrent les conseils ouvriers à leur guise, c'est-à-dire
en vue d'être assurés « de leur fidélité » ; ces conseils étaient donc composés du
directeur, du secrétaire de la cellule, des chefs du syndicat et de quelques
ouvriers domestiqués.
Mais ils furent dépassés par les événements. La classe ouvrière était déjà du
côté de la révolution. Le soir du 23 octobre, les étudiants avaient manifesté,
appelant les ouvriers à la grève générale. La nuit, ils avaient parcouru les usines
avec des camions demandant aux ouvriers d'abandonner le travail et de se ral-
lier à la révolution. L'unité des ouvriers et des étudiants, dès le matin du 24
octobre, devint un fait indiscutable et resta la plus grande force de la révolution.
Ainsi apparut une situation étrangement contradictoire : les ouvriers pre-
naient part à la révolution tant par la grève générale qu'en luttant dans les
groupes armés, côte à côte avec les étudiants, et, pendant ce temps, les soi-
disant « conseils ouvriers » formés officiellement lançaient des appels pour la
cessation de la grève et se déclaraient contre l'insurrection. Les ouvriers lut-
taient contre Gerô et les marionnettes de Gerô parlaient en leur nom.
Il était évident que cette situation ne pouvait durer longtemps. Les ouvriers
voyant les grandes possibilités des conseils prenaient conscience de leurs
propres forces et ne pouvaient supporter que les hommes de Geroë se parent du
prestige des conseils ouvriers et parlent au nom de la classe ouvrière. Ils rega-
gnèrent les usines, mirent à la porte les bureaucrates usurpateurs et créèrent
par des moyens démocratiques et révolutionnaires les conseils ouvriers.
La formation des conseils ouvriers de la révolution hongroise ne fut donc
pas l'œuvre du hasard ; si ces conseils ne furent pas le résultat d'une longue pré-
paration, ils naquirent de l'activité directe de la classe ouvrière.

L'analyse des élections et de la constitution des conseils ouvriers est un pro-


blème important, d'un point de vue moins sociologique que politique. Bien que
nous ne disposions pas d'une documentation complète sur les conseils, les don-
nées que nous possédons nous permettent des constatations importantes. On
peut affirmer que l'élection des conseils, même lorsqu'elle a eu lieu dans des
conditions exceptionnelles, s'est déroulée démocratiquement. La date des élec-
tions était annoncée à plusieurs reprises et chaque ouvrier, chaque employé
des usines était invité à voter. Grâce à ces précautions, 50 à 70 % de l'effectif
fut présent aux élections. Les ouvriers votèrent malgré les combats qui conti-
nuaient dans les rues et bien que les communications fussent interrompues. Il
est très naturel que le pourcentage ait été différent suivant les usines.
Les élections furent faites au grand jour ; on pouvait prendre la parole tout
à fait librement ; chaque électeur pouvait proposer des candidats et on discu-
tait la compétence, l'attitude, l'activité passée et récente de chacun d'eux.
L'unité de l'insurrection se manifesta à l'occasion de ces élections, quand les
diverses usines laissèrent unanimement de côté toutes les organisations des
partis et des syndicats. Chacun agissait non en qualité de délégué d'un parti
quelconque mais en qualité d'ouvrier de telle ou telle usine.
L'analyse de la composition des conseils ouvriers reflète aussi unité de la
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 147

révolution, son caractère populaire et la maturité politique de la classe ouvrière.


Cette analyse est à faire tant du point de vue social que du point de vue
politique. Les conseils reflétaient fidèlement la composition sociale des usines,
leur majorité étant formée par les ouvriers qui travaillaient près des machines
et qui, de ce fait, avaient le plus de droit à la direction des usines. C'était eux
surtout qui manifestaient la plus grande activité. Malgré le sentiment de leur
supériorité, les ouvriers élirent de nombreux employés et techniciens, plusieurs
fois même comme présidents. Ce phénomène exprime premièrement l'unité
sociale de la révolution à laquelle - sans tenir compte des différences de classe -
tous les honnêtes gens participèrent au moins par la manifestation de leur sym-
pathie. Deuxièmement, l'élection des intellectuels techniciens et économistes
prouve que les ouvriers avaient une vue très claire de la situation - les conseils
ne doivent pas être de simples organisations destinées à défendre les intérêts
matériels, mais des organisations capables de diriger les usines et de repré-
senter l'opinion et l'attitude générale des ouvriers à l'égard des autres organi-
sations.

[...]

L'analyse des nouveaux phénomènes politiques qui se présentaient pour la


première fois dans le cadre des conseils ouvriers est très importante. Tout
d'abord, il y eut l'organisation de la grève générale, d'une force inconnue dans
toute l'histoire. Cette grève fut totale, embrassant toute la classe ouvrière, assu-
rant la défense absolue des usines et organisant la lutte armée de la masse des
ouvriers. Cette oeuvre politique eut des traits nouveaux. Elle n'eut aucun carac-
tère bureaucratique, car les meetings ouvriers étaient les organes suprêmes de
discussion et de délibération, des organes uniquement populaires. Ainsi les
conseils ouvriers étaient la libre expression de la classe ouvrière dans un mode
nouveau et révolutionnaire, expression libre qui se manifesta ainsi, presque
sans aucun organe intermédiaire, aussi bien sur le plan local que sur le plan
national.
Parmi les problèmes économiques dont les conseils eurent à s'occuper, il faut
mentionner, en premier lieu, les revendications formulées à l'échelle nationale
qui, tout en étant des revendications politiques, touchaient en même temps de
très près la situation économique du pays, y compris, bien entendu, la situation
des ouvriers. Les conseils exigeaient l'abolition du système des normes de tra-
vail, l'augmentation des salaires, le droit de grève, de véritables syndicats démo-
cratiques, la rupture avec la colonisation économique du pays, l'établissement
du commerce avec l'Union Soviétique sur un pied d'égalité, etc., toutes reven-
dications conformes aux buts de la révolution.
Les conseils organisaient dans les usines les bases économiques de la grève.
Ils continuaient à payer les salaires, avec une augmentation générale de 10 %
- ils avaient donc immédiatement commencé la réalisation des revendications - ,
ils organisaient le ravitaillement par un commerce direct avec les paysans à
l'aide de convois de camions et ils concentraient la distribution des aliments
148 SOCIALISME OU BARBARIE

dans les usines mêmes. Pour les familles ouvrières les plus pauvres, les conseils
versaient des aides immédiates.
Pendant les quelques jours de la révolution, le système des conseils ouvriers
s'organisa à une vitesse inouïe. Les conseils furent d'abord formés dans les
usines, les délégués des usines désignèrent les conseils d'arrondissement dont
les délégués constituèrent enfin le Conseil du Grand-Budapest [c'est-à-dire la
capitale et sa banlieue, environ deux millions d'habitants parmi lesquels se
trouve presque la moitié de la classe ouvrière hongroise. Note du traducteur.]
Le Conseil ouvrier du Grand-Budapest conquit en très peu de temps une
autorité immense et apparut comme la seule force politique réelle du pays sur-
tout après la seconde offensive soviétique du 4 novembre. Il exigeait pour les
conseils ouvriers une représentation autonome dans la future assemblée natio-
nale, ce qui veut dire qu'il fit une tentative pour transposer sa force politique
réelle dans les formes parlementaires. Cette exigence du Conseil exprimait
l'opinion de la classe ouvrière qui tendait à exprimer ses conceptions politiques
directement, en tant que classe ouvrière, indépendamment des partis. Cette
opinion s'exprima aussi par le fait que les ouvriers se prononcèrent contre la
création de cellules dans les usines et dénièrent à tous les partis le droit de
créer des cellules. De nombreux organisateurs furent chassés des usines.

La naissance des conseils ouvriers et leur activité prouve le caractère popu-


laire et socialiste de la révolution hongroise et offre des expériences, des actes
nouveaux dans la recherche des formes du socialisme, de la gestion directe, de
l'auto-direction ouvrière.
Parmi les conclusions à tirer, il faut placer à la toute première place celle-
ci : l'auto-direction révolutionnaire des ouvriers est la condition indispensable
de tout soulèvement, de chaque combat populaire - fait qui, malheureusement,
n'a pas été reconnu par les politiciens, écrivains et intellectuels hongrois.
Deuxièmement : sous n'importe quel régime, un système qui exclut la partici-
pation directe et en masse des ouvriers, ou qui se réalise malgré eux, s'il se dit
socialiste, est une escroquerie. Troisièmement : l'expérience des conseils ouvriers
a démontré qu'une politique calme et sage, un travail d'organisation écono-
mique ne peut être réalisé qu'avec des ouvriers autonomes et libres, qui se diri-
gent eux-mêmes. Quatrièmement : la direction d'un pays peut être confiée aux
ouvriers qui sont égaux aux autres couches sociales et peuvent collaborer avec
elles. Cinquièmement : l'histoire des conseils ouvriers doit être étudiée dans le
détail, parce que, sans la connaissance de ces expériences générales et parti-
culières, personne ne peut plus se nommer socialiste.
J'espère que le présent article, qui est plutôt un essai pour esquisser l'his-
toire des conseils ouvriers hongrois, incitera tous ceux qui s'intéressent au sort
de la Hongrie et plus largement au sort du socialisme mondial à une étude plus
approfondie du problème.
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 149

LA RESTALINISATION DE LA HONGRIE
Jean Amair ; pages 113-118

[...] Le 4 novembre 1956, le gouvernement Kadar, dans sa première décla-


ration, reconnaissait que la révolution avait eu des objectifs justes, mais pré-
tendait qu'elle s'était transformée, en cours de route, en contre-révolution. Ainsi
acceptait-il toutes les revendications des insurgés hongrois, à l'exception de
cinq : celles concernant la neutralité hongroise, le pacte de Varsovie, le retrait
des troupes soviétiques, les élections libres et la publication des accords com-
merciaux russo-hongrois. Mais, depuis janvier 1957, toute la révolution, en bloc,
est devenue pour le gouvernement une contre-révolution ; même la manifesta-
tion des étudiants du 23 octobre n'échappe pas à cette caractérisation, et, depuis
la publication, le 7 mars, de l'article de Joseph Révaï, toute la préparation idéo-
logique de la révolution (qui a commencé après la mort de Staline et a atteint
une intensité extraordinaire au cours de toute l'année 1956) est considérée offi-
ciellement comme un tissu de menées contre-révolutionnaires. Il n'est que trop
naturel que les concessions accordées les premiers jours au peuple soient en
train d'être reprises ou falsifiées. Cela a commencé avec la dissolution des comi-
tés révolutionnaires (à ne pas confondre avec les Conseils ouvriers) et se termine
- pour l'instant - avec la nouvelle dégradation de la fête nationale du 15 mars.
Ce qui surprend dans cette évolution en arrière, c'est que les mesures prises ne
sont généralement pas applicables. On a dénié aux masses le droit de partici-
per à la célébration de la fête nationale, mais le Gouvernement a dû la fêter plus
solennellement que jamais. On a réintroduit l'enseignement obligatoire du russe
et du « marxisme-léninisme », mais on a dû ajourner sine die l'application effec-
tive de cette mesure. On a officiellement recommencé à constituer des coopé-
ratives agricoles - mais depuis plusieurs semaines déjà on n'en entend plus
parler. On attaque continuellement la contre-révolution, mais le gouvernement
doit se justifier jour après jour. On ne peut que reconnaître dans ces reculs du
gouvernement la force de la résistance du peuple, même si elle reste muette.

Le gouvernement pourra-t-il ainsi influencer les intellectuels ou les masses ?


C'est très douteux. Il faut rappeler ce fait extraordinaire qu'après la victoire de
l'intervention russe le Comité des intellectuels révolutionnaires a pris une réso-
lution dans laquelle il proclamait que l'initiative de la résistance appartenait
désormais aux Conseils ouvriers et s'engageait à suivre toutes leurs décisions.
Cette résolution n'est pas seulement une manifestation de la foi des intellectuels
dans la classe ouvrière - même si, comme telle, elle constitue un document
humain émouvant et solennel ; elle est l'expression d'une vérité politique, éco-
nomique et sociale. Elle exprime l'unité politique qui a effectivement existe
pendant la révolution, fondée à son tour sur l'unité sociale qui s'était créée sous
la pression du régime stalinien, et elle traduit la situation actuelle, où la clé de
l'évolution économique se trouve entre les mains de la classe ouvrière, sans
150 SOCIALISME OU BARBARIE

laquelle les techniciens ne peuvent rien sur la production. Et les ouvriers tra-
vaillent le moins possible. Leur but est de vivre, plus exactement de survivre,
sans donner à leurs oppresseurs plus que le strict nécessaire.

T..]
Et le parti, pourrait-on se demander, en se souvenant de l'ancien parti, qui
comptait presque un million de membres. Ce parti, englobant un dixième de la
population, s'était effondré devant la première manifestation vraiment popu-
laire. Le parti de Kadar est encore plus faible, non seulement du point de vue
du nombre, mais aussi du point de vue de la qualité. Il a atteint le chiffre de deux
cent mille membres, mais les déclarations cyniques des dirigeants sur la supé-
riorité d'un « parti d'élite » sur un « parti de masse » camouflent mal les diffi-
cultés de l'organisation - d'autant moins que quelques expressions qui leur
échappent trahissent leur résignation devant l'impossibilité d'atteindre les
effectifs du parti rakosien. Ils se comportent comme le renard devant les raisins
trop haut placés. Il est vrai que nous ne sommes pas un grand parti, mais il est
mauvais d'être un grand parti, disent-ils. Mais ils ne sont pas seulement peu
nombreux, ils sont surtout faibles parmi les masses laborieuses : tandis qu'ils
ont dû interdire l'admission de nouveaux membres dans les bureaux et les orga-
nisations centrales, ils réussissent à peine à former dans les usines une cellule
parmi des milliers d'ouvriers. Là même où elles sont formées, ces cellules n'ont
aucune force et ne travaillent pas. C'est pourquoi une séance de la cellule d'une
grande usine est triomphalement annoncée dans le journal central du parti.
En voulant proclamer leur activité, ils ne font ainsi que trahir leur faiblesse. [...]

RECIT D'UN ETUDIANT


Anonyme ; page 93

[...] Le 8 novembre, j'ai parlé avec un jeune tankiste soviétique. Il était si


audacieux qu'il descendit de son char et entra dans notre ruelle. Il cherchait des
armes ; nous l'aurions tué facilement, mais il était si jeune, avait l'air si effrayé...
et ses yeux cherchaient des regards amicaux...
La conversation fut assez longue à s'engager, mais devint de plus en plus
intime. Nous lui montrâmes le grand magasin de la rue voisine incendié par les
obus d'un char russe, en lui demandant si cette destruction était nécessaire
pour anéantir les « fascistes ». Il évita d'abord de répondre directement, puis il
tira de la poche de son manteau un de nos tracts bilingues. Le texte disait
« Soldats soviétiques ! Quittez notre pays ! Nous ne sommes pas fascistes: nous
voulons seulement vivre librement ! Rentrez chez vous : nous ne vous en vou-
lons pas et personne ne veut vous attaquer ». Il relut le tract, qu'il connaissait
sans doute bien et nous demande : « Est-ce vrai ?» A quoi nous lui répondîmes :
« Avons-nous des têtes de fascistes ? » Il continua : « On nous dit que c'est un
1 9 5 3 - 1 9 5 7 LA CRISE DU SYSTÈME BUREAUCRATIQUE 151

mensonge, qu'il faut jeter ce tract et ne plus poser de questions ». En disant ces
mots, il remit le tract dans sa poche.

Nous avions compris. Lui connaissait la vérité. Et j'ai songé à la poésie dont
l'audition avait été interrompue par les canons soviétiques, poésie qui se termine
par ces mots

Car il faut un ordre dans le monde


Et l'ordre est là pour assurer
Que l'enfant serve à quelque chose
Et que le bien ne soit pas permis

Et si l'enfant reste bouche béé,


Te regarde ou se plaint
Ne te laisse pas rouler, ne crois pas
Que c'est ta leçon qui l'affole.

Regarde ce bébé rusé


Il hurle pour qu'on le plaigne
Mais tandis qu'il sourit au sein
Il fait pousser ses ongles et ses dents.
CHAPITRE IV

LE CONTENU DU SOCIALISME

« Sur le contenu du socialisme » de « Pierre Chaulieu »*, d'où


sont tirées ces pages, est paru dans le n° 22 (juillet-sept. 1957,
pp. 1-74) de la revue. Chaulieu est revenu à quatre reprises sur
cette question. Le premier texte, « Le programme socialiste », a
été publié dans le n° 10 (août 1952, pp. 1-9). Chaulieu y insis-
tait sur le fait que les deux éléments essentiels du programme
traditionnel, nationalisation et planification, d'une part, et dic-
tature du parti comme expression de la dictature du proléta-
riat, d'autre part, sont devenus « les bases programmatiques du
capitalisme bureaucratique ». De là la nécessité de définir le
socialisme de façon positive et concrète (comme gestion ouvrière)
et non pas de façon négative et abstraite (comme abolition de la
propriété privée et planification en général). Quant au deuxième,
« Sur le contenu du socialisme » (n° 17, juillet 1955, pp. 1-25),
il s'agit d'une première version de celui qui est présenté et repro-
duit ci-dessous ; elle est précédée d'un résumé de l'analyse de la
bureaucratie que faisait à l'époque le groupe. Celui que nous
présentons et reproduisons en partie ici est donc le troisième
des articles publiés par Chaulieu sur la question de la défini-
tion du « socialisme ». Un dernier « Sur le contenu... » a été
publié dans le n" suivant (n° 23, janvier-février 1958, pp. 23-
81). Lors de la réédition dans la collection « 10/18 », Castoria-
dis a préféré intégrer ce dernier texte - où étaient analysés les
rapports entre les contradictions de l'organisation de l'entre-
prise capitaliste et les formes d'organisation, de conscience et
de lutte ouvrières - dans le volume L'expérience du mouvement
ouvrier, 2 : Prolétariat et organisation, (Paris, UGE, 1974, pp. 9-
88).

* L'article, avec quelques corrections de formes mineures, a été réédité par


l'auteur, sous le nom de Castoriadis, dans le volume Le contenu du socia-
lisme, Paris, UGE, «10/18 », 1979 (« Sur le contenu du socialisme, II », pp.
103-221). Ce volume comprend, outre l'ensemble des articles de Castoria-
dis consacrés à la question du « programme socialiste » dans la revue, plu-
sieurs textes de 1974-1978 et une importante introduction, « Socialisme et
société autonome ».
152 SOCIALISME OU BARBARIE

« Sur le contenu... » (1957) se présente donc comme « une


nouvelle rédaction de l'ensemble » et non pas comme une simple
suite de l'article de 1955. Il y est signalé dans un « chapeau » de
présentation que le texte « ouvre une discussion sur les ques-
tions du programme » et que « les positions qui s'y trouvent n'ex-
priment pas nécessairement le point de vue de l'ensemble du
groupe Socialisme ou Barbarie. » Il a ceci de particulier qu'il
s'agit d'un bilan, Chaulieu donnant une forme ramassée et sys-
tématique à des éléments antérieurement épars ; mais c'est l'un
des textes les plus novateurs qu'il ait publié dans la revue. Il se
veut la formulation théorique « de l'expérience d'un siècle de
luttes ouvrières » - et il l'est effectivement, en grande partie - ;
il y est dit aussi explicitement que la révision des idées tradi-
tionnelles sur la nature du capitalisme (« dont certaines vien-
nent, avec ou sans déformation, de Marx lui-même ») à laquelle
l'analyse aboutit « ne commence pas aujourd'hui », car « plu-
sieurs courants ou révolutionnaires isolés en ont fourni des élé-
ments depuis longtemps ». Mais il s'agit en même temps, indis-
cutablement, d'un article qui marque un tournant, par
l'introduction de nouvelles formulations, dans l'évolution théo-
rique individuelle de l'auteur et dans celle du groupe. S'il n'a
pas sous-estimé cette nouveauté (la nécessité d'une « révision
radicale » est affirmée dès la première page), il est probable que
ni le groupe ni lui-même n'en ont mesuré toutes les consé-
quences, soucieux comme ils l'étaient à l'époque d'insister sur
les éléments de continuité plutôt que sur les éléments de rup-
ture avec une certaine tradition marxiste.
L'originalité de la « méthode » du groupe, et de son rapport
à la théorie, s'y manifeste avec force : aller à la réalité avec cer-
taines idées pour éclairer celle-ci (car « on ne peut finalement
rien comprendre au sens profond du capitalisme et de sa crise
sans partir de l'idée la plus totale du socialisme », comme il est
dit dans le texte), mais être toujours prêt à modifier ses idées en
fonction de ce que la réalité laisse percevoir. On y trouvera éga-
lement, de façon fragmentaire, certains éléments essentiels d'une
« Economique », d'une présentation générale de ses positions
dans ce domaine que Castoriadis aurait voulu et, pour diverses
raisons, n'a jamais pu écrire : impossibilité d'imputation rigou-
reuse du produit aux « facteurs » ou « unités » de production, et
donc de donner une base quelconque à la différenciation des
revenus et des salaires ; possibilité pour la société « socialiste »
d'instaurer un véritable marché fondé sur la souveraineté du
consommateur ; critique enfin de l'idée d'une « technique »
neutre qui pourrait être utilisée telle quelle à d'autres fins, la
technologie capitaliste étant un choix effectué dans un « spectre »
L E C O N T E N U DU SOCIALISME 155

de solutions techniques possibles. L'idée centrale est celle de la


possibilité de décider démocratiquement de la distribution glo-
bale des ressources d'une société entre consommation et inves-
tissement et entre consommation publique et consommation pri-
vée grâce à un dispositif « technique » (V«usine du plan ») soumis
au contrôle politique de la collectivité organisée à travers des
formes (« conseils ») permettant un auto-gouvernement effectif,
y compris au niveau des unités de production. Ces idées - que
Castoriadis a d'ailleurs maintenues jusqu'au bout - sont évi-
demment en contradiction totale non seulement avec l'orienta-
tion essentielle de la société contemporaine mais aussi avec des
pans entiers de l'idéologie « marxiste » et finalement de l'oeuvre
de Marx lui-même. Elles ne pouvaient que susciter des réserves
chez les membres du groupe les plus attachés à la tradition
marxiste. « Sur le contenu... »(1957) représente une étape impor-
tante dans cette rupture progressive de Castoriadis avec le
marxisme qui aboutira aux textes de 1964-1965. Mais la dis-
cussion que l'article aurait dû « ouvrir» n'eut pas vraiment lieu,
sans doute parce que deux autres questions attirèrent presque
immédiatement, et de façon successive, toute l'attention du
groupe : le débat sur l'organisation qui aboutit à une scission
avec Claude Lefort, Henri Simon et d'autres membres de S. ou
B. en 1958 (voir chapitre V) ;puis, à partir de 1959; le débat sur
« Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne »
qui aboutit à la scission de 1963 avec Véga, Brune et Lyotard
dont il est question au chapitre VII de cette anthologie.
« Le contenu... » (1957) a été probablement l'articlee publié
dans la revue qui a eu la plus large diffusion dans d'autres pays
(Angleterre, Italie, Espagne), parfois avant même sa reprise en
volume par Castoriadis. Certaines de ses idées (la critique de la
technologie capitaliste, l'idée d'une « automatisation » possible
de certaines fonctions de direction de l'économie) ont également
eu, directement ou indirectement, une postérité que nous ne pou-
vons pas retracer ici. Il y a un point important sur lequel Cas-
toriadis a modifié (dès 1963, dans « Recommencer la révolu-
tion ») sa position. Le texte de 1957présente comme une évidence
qu'il y a un privilège historique du prolétariat industriel. Ce
rôle prédominant de la classe ouvrière signifie que l'entreprise
n'est pas uniquement une unité de production mais la cellule
sociale de base de la nouvelle société : « La forme normale de
représentation des travailleurs à l'époque présente est incon-
testablement le Conseil d'entreprise. » Or il est évident que dans
une société où la classe ouvrière n'est plus majoritaire, et na
plus aucun privilège « historique », les « considérations de proxi-
mité géographique » ou autres dont il est question dans le texte
\
156 SOCIALISME OU BARBARIE

joueraient un rôle beaucoup plus important. Il est aussi certain


que l'extraordinaire degré d'activité politique de la population
dans une telle société ne va nullement de soi. Castoriadis a pour-
tant continué de croire jusqu'au bout que la « forme » Conseil
(l'assemblée de représentants élus, révocables à tout moment,
rendant compte devant leurs mandants de leurs activités et
unissant les fonctions de délibération, de décision et d'exécu-
tion) était le seul instrument concevable de l'auto-gouvernement
de la société, et que ce qui est appelé ici le « socialisme » (ce qu'il
appellera plus tard la société autonome) « vise à donner un sens
à la vie et au travail des hommes, à permettre à leur liberté, à
leur créativité, à leur positivité de se déployer, à créer des liens
organiques entre l'individu et son groupe, entre le groupe et la
société, à réconcilier l'homme avec lui-même et avec la nature ».
E.E.
SUR LE CONTENU DU SOCIALISME
P. Chaulieu (n° 22 Juillet-septembre 1957*, pages 1-23,30-47)

L'évolution de la société moderne et du mouvement ouvrier depuis un siècle,


et en particulier depuis 1917, impose une révision radicale des idées sur les-
quelles ce mouvement a vécu jusqu'ici. Quarante années se sont écoulées depuis
le jour où une révolution prolétarienne s'emparait du pouvoir en Russie. De
cette révolution, finalement, ce n'est pas le socialisme qui a surgi, mais une
société d'exploitation monstrueuse et d'oppression totalitaire des travailleurs
ne différant en rien des pires formes du capitalisme, sauf que la bureaucratie
a pris la place des patrons privés, et le « plan » la place du « marché libre ». Il
y a dix ans, nous étions rares à défendre ces idées. Depuis, les travailleurs hon-
grois les ont fait éclater à la face du monde.
L'immense expérience de la révolution russe et de sa dégénérescence, les
Conseils ouvriers hongrois, leur activité et leur programme sont les matériaux
premiers de cette révision. Ils sont loin d'être les seuls. L'analyse de l'évolution
du capitalisme et des luttes ouvrières dans les autres pays depuis un siècle, et
singulièrement à l'époque présente, montre que partout les mêmes problèmes
fondamentaux se posent dans des termes étonnamment similaires, appelant
partout la même réponse. Cette réponse est le socialisme, le socialisme qui est
l'antithèse rigoureuse du capitalisme bureaucratique instauré en Russie, en
Chine et ailleurs. L'expérience du capitalisme bureaucratique permet de voir ce
que le socialisme n'est pas et ne peut pas être. L'analyse des révolutions prolé-
tariennes, mais aussi des luttes quotidiennes et de la vie quotidienne du pro-
létariat permet de dire ce que le socialisme peut et doit être. Nous pouvons et
nous devons aujourd'hui, basés sur l'expérience d'un siècle, définir le contenu
positif du socialisme d'une manière incomparablement plus précise que
n'avaient pu le faire les révolutionnaires d'autrefois. Dans l'immense désarroi
actuel, des gens se considérant comme partisans du socialisme sont prêts à
affirmer qu'ils « ne savent pas ce qu'il faut entendre par ce terme ». Nous pré-
tendons montrer que, pour la première fois, on peut savoir ce que signifie concrè-
tement le socialisme.
L'analyse que nous allons entreprendre n'aboutit pas seulement à la révision
des idées qui ont généralement cours sur le socialisme, et dont beaucoup remon-

* L'article était précédé de l'indication suivante :


Une première partie de ce texte a été publiée dans le n° 17 de Socialisme ou Barbarie, pp. 1 à
22. Les pages qui suivent représentent une nouvelle rédaction de l'ensemble et leur compré-
hension ne présuppose pas la lecture de la partie déjà publiée. Ce texte ouvre une discussion
sur les questions de programme. Les positions qui s'y trouvent exprimées n'expriment pas
nécessairement le point de vue de l'ensemble du groupe Socialisme ou Barbarie.
158 SOCIALISME OU BARBARIE

tent à Lénine et quelques-unes à Marx. Elle aboutit également à une révision


des idées généralement répandues sur le capitalisme, son fonctionnement et la
racine de sa crise, idées dont certaines viennent, avec ou sans déformation, de
Marx lui-même. En fait, les deux analyses vont ensemble et s'exigent l'une
l'autre.
Cette révision, bien entendu, ne commence pas aujourd'hui. Plusieurs cou-
rants ou révolutionnaires isolés en ont fourni des éléments depuis longtemps.
Dès le premier numéro de Socialisme ou Barbarie, nous nous efforcions de
reprendre cette tâche de façon systématique. Les idées centrales se trouvent
déjà formulées dans l'éditorial du numéro 1 de cette revue : que la division
essentielle des sociétés contemporaines est la division en dirigeants et exécu-
tants, que le développement propre du prolétariat le conduit à la conscience
socialiste, qu'inversement le socialisme ne peut être que le produit de l'action
autonome du prolétariat, que la société socialiste se définit par la suppression
de toute couche séparée de dirigeants et par conséquent par le pouvoir des orga-
nismes de masse et la gestion ouvrière de la production. Mais nous sommes
nous-mêmes restés, d'un certain point de vue, en deçà de leur contenu.
Ce fait ne mériterait pas d'être mentionné, s'il ne traduisait pas lui aussi, à
son niveau, l'action des facteurs qui ont déterminé l'évolution du marxisme lui-
même depuis un siècle : la pression énorme de l'idéologie de la société d'ex-
ploitation, le poids de la mentalité traditionnelle, la difficulté de se débarras-
ser des modes de pensée hérités.
En un sens, la révision dont nous parlons ne consiste qu'à expliciter et à
préciser ce qu'était l'intention véritable du marxisme à son départ et qui a tou-
jours été le contenu le plus profond des luttes prolétariennes - que ce soit à
leurs moments culminants ou dans l'anonymat de la vie quotidienne de l'usine.
En un autre sens, elle conduit à éliminer les scories accumulées pendant un
siècle autour de l'idéologie révolutionnaire, à briser les verres déformants à tra-
vers lesquels nous avons tous été habitués à regarder la vie et l'action du pro-
létariat. Le socialisme vise à donner un sens à la vie et au travail des hommes,
à permettre à leur liberté, à leur créativité, à leur positivité, de se déployer, à
créer des liens organiques entre l'individu et son groupe, entre le groupe et la
société, à réconcilier l'homme avec lui-même et avec la nature. Il rejoint ainsi
les fins essentielles du prolétariat dans ses luttes contre l'aliénation capitaliste
- non pas des aspirations se perdant dans un avenir indéterminé, mais le
contenu des tendances qui existent et se manifestent dès aujourd'hui, que ce soit
dans les luttes révolutionnaires ou dans la vie quotidienne. Comprendre cela,
c'est comprendre que pour l'ouvrier le problème final de l'histoire c'est un pro-
blème quotidien ; c'est, du même coup, comprendre que le socialisme n'est pas
la « nationalisation », la « planification », ou même l'augmentation du niveau de
vie - et que la crise du capitalisme n'est pas l'« anarchie du marché », la sur-
production ou la baisse du taux de profit. C'est, enfin, voir d'une façon entière-
ment nouvelle les tâches de la théorie et la fonction d'une organisation révolu-
tionnaire.
Poussées à leurs conséquences, saisies dans toute leur force, ces idées trans-
LE CONTENU DU SOCIALISME 159

forment la vision de la société et du monde, modifient la conception aussi bien


de la théorie que de la pratique révolutionnaire.
La première partie de ce texte est consacrée à la définition positive du socia-
lisme. La partie suivante 1 s'occupe de l'analyse du capitalisme et de sa crise. Cet
ordre, qui peut paraître peu logique, se justifie par le fait que les révolutions
polonaise et hongroise ont fait de la question de la définition positive de l'or-
ganisation socialiste de la société une question pratique immédiate. Mais il
découle également d'une autre considération le contenu même de nos idées
nous amène à soutenir qu'on ne peut finalement rien comprendre au sens pro-
fond du capitalisme et de sa crise sans partir de l'idée la plus totale du socia-
lisme. Car tout ce que nous avons à dire peut se réduire en fin de compte à ceci :
le socialisme, c'est l'autonomie, la direction consciente par les hommes eux-
mêmes de leur vie ; le capitalisme - privé ou bureaucratique - c'est la négation
de cette autonomie, et sa crise résulte de ce qu'il crée nécessairement la ten-
dance des hommes vers l'autonomie en même temps qu'il est obligé de la sup-
primer.

LA RACINE DE LA CRISE DU CAPITALISME

L'organisation capitaliste de la vie sociale - et nous parlons aussi bien du


capitalisme privé de l'Ouest que du capitalisme bureaucratique de l'Est - crée
une crise perpétuellement renouvelée dans toutes les sphères de l'activité
humaine. Cette crise apparaît avec la plus grande intensité dans le domaine de
la production2. Mais la situation, quant à l'essentiel, est la même dans tous les
domaines - qu'il s'agisse de la famille, de l'éducation, de la politique, des rap-
ports internationaux ou de la culture. Partout, la structure capitaliste consiste
à organiser la vie des hommes du dehors, en l'absence des intéressés et à l'en-
contre de leurs tendances et de leurs intérêts. Ce n'est là qu'une autre manière
de dire que la société capitaliste est divisée entre une mince couche de diri-
geants, qui ont pour fonction de décider de la vie de tout le monde, et la grande
majorité des hommes, réduits à exécuter les décisions des dirigeants et, de ce
fait, à subir leur propre vie comme quelque chose d'étranger à eux-mêmes.
Cette organisation est profondément irrationnelle et contradictoire, et le
renouvellement perpétuel de ses crises, sous une forme ou une autre, est abso-
lument inévitable. Il est profondément irrationnel de prétendre organiser les
hommes, qu'il s'agisse de production ou de vie politique, comme s'ils étaient des
objets, en ignorant délibérément ce qu'eux-mêmes pensent et veulent quant à
leur propre organisation. Dans les faits, le capitalisme est obligé de s'appuyer
sur la faculté d'auto-organisation des groupes humains, sur la créativité indi-
viduelle et collective des producteurs, sans laquelle il ne pourrait pas subsister
un jour. Mais toute son organisation officielle à la fois ignore et essaie de sup-

1. Elle sera publié dans le prochain numéro de cette revue. [n° 23, janvier 1958. Repris dans
L'expérience du mouvement ouvrier, 2, pp. 9-88.]
2. La production, l'atelier de l'usine - non pas 1' « économie » et le « marché ».
160 SOCIALISME OU BARBARIE

primer le plus possible ces facultés d'auto-organisation et de création. Il n'en


résulte pas seulement un gaspillage immense, un énorme manque à gagner ; le
système suscite obligatoirement la réaction, la lutte de ceux à qui il prétend s'im-
poser. Longtemps avant qu'il ne soit question de révolution ou de conscience poli-
tique, ceux-ci n'acceptent pas, dans la vie quotidienne de l'usine, d'être traités
en objets. L'organisation capitaliste ne peut pas se faire seulement en l'absence
des intéressés, elle est obligée en même temps de se faire à l'encontre des inté-
ressés. Son résultat n'est pas seulement le gaspillage, c'est le conflit perpétuel.
Si mille individus ont un potentiel donné de capacités d'organisation, le capi-
talisme consiste à en prendre à peu près au hasard une cinquantaine, à leur
confier les tâches de direction et à décider que les autres sont des cailloux. C'est
déjà là, métaphoriquement parlant, une perte d'énergie sociale à 95 %. Mais
cela n'est qu'un aspect de la question. Comme les neuf cent cinquante restants
ne sont pas des cailloux, et que le capitalisme est simultanément obligé de s'ap-
puyer sur leurs facultés humaines et de les développer pour pouvoir fonction-
ner, ils réagissent à cette organisation qu'on leur impose, ils luttent contre elle.
Leurs facultés d'organisation, qu'ils ne peuvent exercer pour un système qui les
rejette et qu'ils rejettent, ils les déploient contre ce système. Le conflit s'installe
ainsi en permanence au cœur de la vie sociale. Il devient, en même temps, la
source d'un nouveau gaspillage ; car les activités de la petite minorité de diri-
geants ont dès ce moment pour objet essentiel non pas tant d'organiser l'acti-
vité des exécutants, mais de riposter à la lutte des exécutants contre l'organi-
sation qui leur est imposée. La fonction essentielle de l'appareil de direction
cesse d'être l'organisation et devient la coercition sous ses multiples formes. Le
temps total passé au sein de l'appareil de direction d'une grande usine moderne
à organiser la production est moins important que le temps dépensé, directe-
ment ou indirectement, à mater la résistance des exploités - qu'il s'agisse de sur-
veillance, de contrôle des pièces, de calcul de primes, de « relations humaines »,
d'entrevues avec les délégués ou les syndicats, ou finalement de la préoccupa-
tion permanente visant à ce que tout soit mesurable, vérifiable, contrôlable
pour déjouer à l'avance la parade que pourraient inventer les travailleurs contre
une nouvelle méthode d'exploitation. La même chose vaut, avec les transposi-
tions nécessaires, pour l'organisation d'ensemble de la vie sociale et pour les acti-
vités essentielles de l'État moderne.

Mais l'irrationalité et la contradiction du capitalisme n'apparaît pas seule-


ment dans le domaine de l'organisation, de la forme de la vie sociale. Elle appa-
raît encore plus dans le fond, dans le contenu de cette vie. Plus que tout autre
régime social, le capitalisme a mis le travail au centre des activités humaines
- et plus que tout autre régime il tend à faire de ce travail une activité pro-
prement absurde. Absurde non pas du point de vue des philosophes ou des
moralistes - mais du point de vue de ceux qui l'accomplissent. Ce n'est pas seu-
lement « l'organisation humaine » de la production, c'est la nature, le contenu,
les méthodes, les instruments et les objets de la production capitaliste qui sont
en cause. Les deux aspects sont bien entendu inséparables - mais il est d'au-
LE CONTENU DU SOCIALISME 161

tant plus important de mettre en lumière le second. Par la nature du travail


dans l'usine capitaliste et quelle que soit la source finale de l'organisation, l'ac-
tivité du travailleur, au lieu d'être l'expression organique de ses facultés
humaines, devient un processus étranger et hostile qui domine son sujet. A
cette activité, dont les principes qui la règlent, les modalités qui la concréti-
sent, les objectifs qu'elle sert lui sont ou doivent lui être étrangers, le prolétaire
n'est relié en théorie que par ce fil ténu et incassable - la nécessité de gagner
sa vie. Son propre travail, sa propre journée qui va commencer, se dressent
désormais devant lui comme des ennemis. De ce fait, le travail signifie à la fois
une mutilation continue, un gaspillage constamment renouvelé de force créa-
trice et un conflit incessant entre le travailleur et son activité, entre ce qu'il
tendrait à faire et ce qu'il est obligé de faire.
De ce point de vue aussi, le capitalisme n'arrive à survivre que dans la
mesure où la réalité ne se plie pas à ses méthodes et à son esprit. Ce n'est que
dans la mesure où l'organisation « officielle » de la production - et de la société -
est constamment contrecarrée, corrigée, complétée par l'auto-organisation effec-
tive des travailleurs que le système parvient à fonctionner. Ce n'est que dans
la mesure où l'attitude effective des travailleurs face au travail est différente
de celle qu'ils devraient avoir d'après le contenu et la nature du travail sous le
capitalisme que le processus de travail parvient à être efficace. Les travailleurs
arrivent à s'approprier les principes généraux régissant leur travail - auxquels
d'après l'esprit du système ils ne devraient pas avoir accès et que le système
essaie par tous les moyens de leur rendre obscurs. Les travailleurs concréti-
sent constamment ces principes d'après les conditions spécifiques dans les-
quelles ils se trouvent - tandis que cette concrétisation devrait être faite uni-
quement par l'appareil de direction, dont c'est là la fonction présumée.
Toute société d'exploitation vit parce que ceux qu'elle exploite la font vivre.
Mais les esclaves ou les serfs font vivre les maîtres et les seigneurs en confor-
mité avec les normes de la société des maîtres et des seigneurs. Le prolétariat
fait vivre le capitalisme à l'encontre des normes du capitalisme. C'est en cela que
se trouve l'origine de la crise historique du capitalisme, c'est en cela que le capi-
talisme est une société grosse d'une perspective révolutionnaire. L'esclavage ou
le servage fonctionnent pour autant que les exploités ne luttent pas contre le
système. Mais le capitalisme n'arrive à fonctionner que pour autant que les
exploités luttent contre le fonctionnement qu'il tend à imposer. L'aboutissement
final de cette lutte, l'élimination complète des normes, des méthodes, des formes
d'organisation capitalistes et la libération totale des forces de création et d'or-
ganisation des masses, c'est le socialisme.

L E S PRINCIPES DE LA SOCIÉTÉ SOCIALISTE

La société socialiste c'est l'organisation par les hommes eux-mêmes de tous


les aspects de leurs activités sociales ; son instauration entraîne donc la sup-
pression immédiate de la division de la société en une classe de dirigeants et
une classe d'exécutants.
162 SOCIALISME OU BARBARIE

Le contenu de l'organisation socialiste de la société est tout d'abord \ages-


tion ouvrière. Cette gestion, la classe ouvrière l'a revendiquée et a lutté pour la
réaliser aux moments de son action historique en Russie en 1917-18, en
Espagne en 1936, en Hongrie en 1956.
La forme de la gestion ouvrière, l'institution capable de la réaliser, c'est le
Conseil des travailleurs de l'entreprise. La gestion ouvrière signifie le pouvoir
des Conseils d'entreprise et finalement, à l'échelle de la société entière, l'As-
semblée centrale et le Gouvernement des Conseils. Le Conseil d'usine ou d'en-
treprise, assemblée de représentants élus par les travailleurs, révocables à tout
instant, rendant compte régulièrement devant ceux-ci de leurs activités et unis-
sant les fonctions de délibération, de décision et d'exécution, est une création
historique de la classe ouvrière qui a surgi, de nouveau, chaque fois que le pro-
blème du pouvoir dans la société moderne s'est trouvé posé. Comités de fabrique
en Russie en 1917, Conseils d'entreprise en Allemagne en 1919, Conseils
ouvriers en Hongrie en 1956 ont exprimé, au nom près, le même mode d'orga-
nisation original et typique de la classe ouvrière.
Définir concrètement l'organisation socialiste de la société, n'est rien d'autre
que tirer les conséquences de ces deux idées, gestion ouvrière et Gouvernement
des Conseils, elles-mêmes créations organiques de la lutte du prolétariat. Mais
cette définition ne peut se faire qu'en essayant de décrire les grandes lignes du
fonctionnement et des institutions de cette société.
Il ne s'agit pas, ici, de donner des « statuts » à la société socialiste. Il est bien
entendu que les statuts comme tels ne signifient rien. Les meilleurs statuts ne
valent que pour autant que les hommes sont constamment prêts à défendre ce
qu'ils contiennent de sain, à suppléer à ce qui y manque, à changer ce qu'ils
contiennent d'inadéquat ou de dépassé. De ce point de vue, tout fétichisme de
la forme « soviétique » ou de la forme « Conseil » est évidemment à condamner.
Les règles de l'éligibilité et de la révocabilité à tout instant ne suffisent abso-
lument pas en elles-mêmes à « garantir » que le Conseil restera l'expression
des travailleurs. Il le restera aussi longtemps que les travailleurs seront prêts
à faire tout ce qu'il faut pour qu'il le reste. La réalisation du socialisme n'est pas
une affaire de changement de législation ; elle dépend de l'action autonome de
la classe ouvrière, de la capacité de la classe à trouver en elle-même la
conscience des buts et des moyens, la solidarité et la détermination nécessaires.
Mais cette action autonome ne reste pas et ne peut pas rester informe. Elle
s'incarne nécessairement dans des formes d'action et d'organisation, dans des
méthodes de fonctionnement et dans des institutions, qui peuvent la servir et
l'exprimer de façon adéquate. Autant que le fétichisme « statutaire », il faut
condamner le fétichisme « anarchiste » ou « spontanéiste » qui, sous prétexte que
finalement la conscience du prolétariat décide de tout, se désintéresse des
formes d'organisation concrètes que cette conscience doit utiliser si elle veut
être socialement efficace. Le Conseil n'est pas une institution miraculeuse ; il
ne peut pas être l'expression des travailleurs, si les travailleurs ne sont pas
décidés à s'exprimer par son moyen. Mais il est une forme d'organisation adé-
quate : toute sa structure est agencée pour permettre à cette volonté d'expres-
LE CONTENU DU SOCIALISME 163

sion de se faire jour, si elle existe. Le Parlement, par contre, qu'il s'appelle
« Assemblée nationale » ou « Soviet suprême »3 est par définition un type d'ins-
titution qui ne saurait être socialiste il est fondé sur la séparation radicale
entre la masse « consultée » de temps en temps, et ceux qui, censés la « repré-
senter », restent incontrôlables et en fait inamovibles. Le Conseil est fait pour
représenter les travailleurs, et il peut cesser de remplir cette fonction ; le Par-
lement est fait pour ne pas représenter les masses, et cette fonction-là, il ne
cesse jamais de la remplir.
La question de l'existence d'institutions adéquates est donc essentielle pour
la société socialiste. Elle l'est d'autant plus que cette société ne peut s'instau-
rer que par une révolution, c'est-à-dire par une crise sociale au cours de laquelle
la conscience et l'activité des masses parviennent à une tension extrême. C'est
dans cet état que les masses arrivent à faire table rase de la classe dominante,
de ses forces armées et de ses organisations, et à dépasser en elles-mêmes le
lourd héritage de siècles de servitude. Cet état n'est pas un paroxysme, mais au
contraire une préfiguration du degré d'activité et de conscience des hommes
dans une société libre. Le « reflux de l'activité révolutionnaire » n'a rien de fatal.
Il est cependant toujours possible, face à l'énormité des tâches à accomplir. Et
tout ce qui accumule les obstacles, déjà innombrables, devant l'activité révolu-
tionnaire des masses, favorise ce reflux. Il est donc essentiel que la société révo-
lutionnaire se donne, dès ses premiers jours, le réseau d'institutions et de
méthodes de fonctionnement qui permettent et favorisent le déploiement de
l'activité des masses, et qu'elle supprime parallèlement tout ce qui l'inhibe ou
le contrecarre. Il est essentiel qu'elle se donne, à chaque pas, des formes stables
d'organisation qui deviennent les modes normaux d'expression de la volonté
des masses, aussi bien dans les « grandes affaires » que dans la vie courante -
qui est, en vérité, la première grande affaire.
La définition de la société socialiste que nous visons comporte donc néces-
sairement une certaine description des institutions et du fonctionnement de
cette société. Cette description n'est pas « utopique »4, car elle n'est que l'éla-

3. Le « Soviet suprême » actuel, bien entendu.


4. Au risque de renforcer l'aspect « utopique >» de ce texte, nous avons utilisé partout en par-
lant de la société socialiste le futur, pour éviter l'emploi du conditionnel, ennuyeux à la longue.
Il va de soi que cette manière de parler n'affecte en rien l'examen des problèmes, et le lecteur
remplacera facilement « La société socialiste sera... » par « L'auteur pense que la société
socialiste sera... •> Quant au fond : nous avons délibérément réduit au minimum les références
à l'histoire ou à la littérature. Mais les idées énoncées dans les pages qui suivent ne sont que
les formulations théoriques de l'expérience d'un siècle de luttes ouvrières : expérience posi-
tive ou expérience négative, conclusions directes ou conclusions indirectes, réponses effecti-
vement données aux problèmes qui ont été posés ou réponses à des problèmes qui n'auraient
pas manqué de l'être si telle ou telle révolution s'était développée. Il n'y a pas une phrase de
ce texte qui ne se relie ainsi aux questions qu'implicitement ou explicitement les luttes
ouvrières ont déjà rencontrées. Cela devrait clore la discussion sur 1' « utopisme ».
Une élaboration analogue des problèmes d'une société socialiste est donnée par Anton
Pannekoek dans le premier chapitre de son livre The Worker's Councils (Melbourne, 1950) [tr.
fr. Les Conseils ouvriers, Paris, Bélibaste, 1974]. Sur la plupart des points fondamentaux,
notre point de vue est extrêmement proche du sien.)
164 SOCIALISME OU BARBARIE

boration et l'extrapolation des créations historiques de la classe ouvrière, et en


particulier de l'idée de la gestion ouvrière.
Le principe qui nous guide dans cette élaboration est celui-ci la gestion
ouvrière n'est possible que si l'attitude des individus face à l'organisation sociale
change radicalement. Cela, à son tour, n'est possible que si les institutions qui
incarnent cette organisation sociale acquièrent pour les individus un sens, si
elles font partie de leur vie réelle. De même que le travail ne prendra un sens
pour les individus que dans la mesure où ils le comprendront et le domineront,
de même les institutions de la société socialiste devront être compréhensibles
et contrôlables5.
La société actuelle est une jungle obscure, un encombrement de machineries
et d'appareils dont personne, ou presque, ne comprend le fonctionnement, que
personne ne domine en fait et auxquels finalement personne ne s'intéresse. La
société socialiste ne pourra exister que si elle amène un changement radical
de cette situation, si elle introduit une simplification extrême de l'organisation
sociale. Le socialisme, c'est la transparence de l'organisation de la société pour
les membres de la société.
Dire que le fonctionnement et les institutions de la société socialiste doi-
vent être compréhensibles, signifie que la société doit disposer du maximum
d'information. Ce maximum d'information n'équivaut nullement à l'accumula-
tion matérielle des données. Le problème ne consiste absolument pas à munir
chaque habitant d'une Bibliothèque nationale portative. Le maximum d'infor-
mation dépend au contraire tout d'abord d'une réduction des données à l'es-
sentiel, afin qu'elles deviennent maniables par tous. Cette réduction sera pos-
sible du fait que le socialisme signifiera immédiatement une simplification
énorme des problèmes, et la disparition pure et simple des quatre cinquièmes
des réglementations actuelles, devenues sans objet. Elle sera, d'autre part, faci-
litée par l'effort systématique vers la connaissance de la réalité sociale et sa
diffusion, comme aussi vers la présentation simplifiée et adéquate des données.
Nous donnerons des exemples des immenses possibilités existant dans ces
domaines plus loin, à propos du fonctionnement de l'économie socialiste.
Pour que le fonctionnement et les institutions de la société socialiste puis-
sent être dominés par les hommes, au lieu de les dominer, il faut réaliser, pour
la première fois dans l'histoire, la démocratie. Démocratie signifie étymologi-
quement la domination des masses. Mais nous ne prenons pas le mot « domi-
nation » en son sens formel. La domination réelle ne peut pas être confondue
avec le vote ; le vote, même libre, peut être, et est le plus souvent, la farce de la
démocratie. La démocratie n'est pas le vote sur des questions secondaires, ni la
désignation de personnes qui décideront elles-mêmes, en dehors de tout contrôle
effectif, des questions essentielles. La démocratie ne consiste pas non plus à
appeler les hommes à se prononcer sur des questions incompréhensibles ou qui
n'ont aucun sens pour eux. La domination réelle, c'est le pouvoir de décider soi-

5. Bakounine déjà formulait le problème du socialisme comme étant d'« intégrer les indivi-
dus dans des structures qu'ils comprennent et qu'ils puissent contrôler ».
LE CONTENU DU SOCIALISME 165

même des questions essentielles et de décider en connaissance de cause. Dans


ces quatre mots : en connaissance de cause, se trouve tout le problème de la
démocratie 6 . Il n'y a aucun sens à appeler les gens à se prononcer sur des ques-
tions s'ils ne peuvent le faire en connaissance de cause. Ce point a été souligné
depuis longtemps par les critiques réactionnaires ou fascistes de la « démocra-
tie » bourgeoise, et on le retrouve parfois dans l'argumentation privée des sta-
liniens les plus cyniques7. Il est évident que la « démocratie » bourgeoise est
une comédie, ne serait-ce que pour cette raison, que personne dans la société
capitaliste ne peut se prononcer en connaissance de cause, et moins que tout
autre les masses, à qui l'on cache systématiquement les réalités économiques
et politiques et le sens des questions posées. La conclusion qui en découle n'est
pas de confier le pouvoir à une couche de bureaucrates incompétents et incon-
trôlables, mais de transformer la réalité sociale, de façon que les données essen-
tielles et les problèmes fondamentaux soient saisissables par les individus, et
que ceux-ci puissent en décider en connaissance de cause.

Décider signifie décider soi-même ; décider de qui doit décider n'est déjà
plus tout à fait décider. Finalement, la seule forme totale de la démocratie est
la démocratie directe. Et le Conseil des travailleurs de l'entreprise n'est et ne
doit être que l'instance qui remplace l'Assemblée générale de l'entreprise dans
les intervalles de ses sessions8.
La réalisation la plus large de la démocratie directe signifie que toute l'or-
ganisation économique, politique, etc., de la société devra s'articuler sur des
cellules de base qui soient des collectivités concrètes, des unités sociales orga-
niques. La démocratie directe n'implique pas simplement la présence physique
des citoyens dans le même lieu lorsque des décisions doivent être prises ; elle
implique aussi que ces citoyens forment organiquement une communauté, qu'ils
vivent dans le même milieu, qu'ils ont la connaissance quotidienne et familière
des sujets à traiter, des problèmes à résoudre. Ce n'est qu'au sein d'une telle
unité que la participation politique de l'individu devient totale, à condition que
l'individu sente et sache que sa participation aura un effet, autrement dit que
la vie concrète de la communauté est dans une large mesure déterminée par la
communauté elle-même, et non pas par des instances inconnues ou hors d'at-
teinte qui décident pour elle. Par conséquent, le maximum d'autonomie, d'auto-
administration, doit exister pour les cellules sociales.
Ces cellules, la vie sociale moderne les a déjà créées et continue à les créer :
ce sont essentiellement les entreprises « moyennes » ou « grandes » de l'indus-

6. L'expression se trouve chez Engels, Anti-Diihring, éd. Costes), T. III, p. 52.


7. On a ainsi pu lire, il y a quelques années, sous la plume d'un « philosophe », à peu près ceci :
Comment oserait-on discuter les décisions de Staline, puisqu'on ignore les éléments sur les-
quels il était le seul à pouvoir les fonder ? (Sartre, Les Communistes et la Paix).
8. Lénine ne perd pas une occasion, dans L'Etat et la Révolution, de défendre l'idée de la démo-
cratie directe, contre les réformistes de son époque, qui l'appelaient avec mépris « démocra-
tie primitive ».
166 SOCIALISME OU BARBARIE

trie, des transports, du commerce, de la banque, des assurances, des adminis-


trations publiques, où les hommes, par centaines, par milliers ou par dizaines
de milliers, passent l'essentiel de leur vie attelés à une tâche commune, où ils
rencontrent la société sous sa forme concrète. L'entreprise n'est pas simplement
une unité de production, elle est devenue l'unité primaire de vie sociale de la
grande majorité des individus 9 . Au lieu de se baser sur des unités territoriales
que le développement économique a rendu complètement artificielles - sauf
lorsque précisément il a maintenu ou leur a conféré à nouveau une unité de
production, comme le village à un bout, la ville d'une seule entreprise ou d'une
seule industrie, à l'autre bout - la structure politique du socialisme s'articu-
lera sur les collectivités de travailleurs unifiées par un travail commun. La col-
lectivité de l'entreprise sera le terrain fécond de la démocratie directe, comme
le furent en leur temps et pour des raisons analogues la cité antique, ou les
communautés démocratiques des fermiers libres aux États-Unis du xixe siècle.
Cette démocratie directe indique toute l'étendue de la décentralisation que
la société socialiste sera capable de réaliser. Mais, en même temps, il faudra
qu'elle résolve le problème de l'intégration de ces unités de base dans la société
totale, qu'elle réalise la centralisation sans laquelle la vie d'une nation moderne
s'effondrerait aussitôt.
Ce n'est pas la centralisation comme telle qui conduit dans la société
moderne à l'aliénation politique, à l'expropriation du pouvoir au profit de
quelques-uns. C'est la constitution d'appareils séparés et incontrôlables, ayant
la centralisation comme tâche exclusive et spécifique. La bureaucratie et son
pouvoir sont inséparables de la centralisation aussi longtemps que la centrali-
sation est conçue comme la fonction indépendante d'un appareil indépendant.
Mais dans la société socialiste, il n'y aura pas de conflit entre l'autonomie des
organismes de base et la centralisation, dans la mesure où les deux fonctions
découleront des mêmes organes, où il n'y aura pas d'appareil séparé chargé de
réunifier la société après l'avoir fragmentée - et il faut rappeler que c'est cette
tâche absurde qui forme la « fonction » de la bureaucratie.
La monstrueuse centralisation caractéristique des sociétés modernes d'ex-
ploitation, et la liaison intime de cette centralisation avec le totalitarisme de la
bureaucratie dans une société de classe amène aujourd'hui, chez beaucoup, une
réaction violente, explicable et saine, mais qui reste dans la confusion, passe de
l'autre côté de la barrière et par-là même renforce l'ennemi qu'elle veut abattre.
La centralisation, voilà l'ennemi, c'est le cri que poussent, en France aussi bien
qu'en Pologne ou en Hongrie, beaucoup de révolutionnaires honnêtes revenus
du stalinisme. Mais cette idée, déjà ambiguë, devient catastrophique sans ambi-
guïté lorsqu'elle conduit, comme c'est souvent le cas, à demander formellement
soit la fragmentation des instances du pouvoir, soit purement et simplement
l'extension des pouvoirs d'organismes locaux ou d'entreprise, en négligeant ce

9. V. sur cet aspect de l'entreprise Paul Romano, « L'ouvrier américain », dans le n° 5-6 de cette
revue, pp. 129-132, [voir l'extrait de ce texte, pages 66 à 76 du présent recueil] et R. Berthier,
•< Une expérience d'organisation ouvrière », dans le n° 20 de cette revue., pp. 29-31.
LE CONTENU DU SOCIALISME 167

qui se passe au niveau du pouvoir central. Lorsque des militants polonais, par
exemple, pensent trouver la voie de la suppression de la bureaucratie dans une
vie sociale organisée et dirigée par « plusieurs centres » - l'administration d'É-
tat, une Assemblée parlementaire, les Conseils d'usine, les syndicats, les par-
tis politiques - , comment ne pas voir que ce « polycentrisme » est équivalent à
l'absence de centre réel, et que, comme la société moderne ne peut pas s'en pas-
ser, cette « Constitution » ne pourra jamais exister que sur le papier, et ne ser-
vira qu'à cacher le véritable centre réel - se formant à nouveau au sein de la
bureaucratie étatique et politique - d'autant plus redoutable et incontrôlable ?
Comment ne pas voir que, si l'on morcelle les organes accomplissant un pro-
cessus vital, on crée par là même dix fois plus impérieusement le besoin d'un
autre organe réunifiant les morceaux dispersés ? De même, si on s'axe unique-
ment ou même essentiellement sur l'extension des pouvoirs des Conseils au
niveau de l'entreprise particulière, comment ne pas voir qu'on livre par là même
ces Conseils à la bureaucratie centrale, qui seule « sait » et « peut » faire fonc-
tionner l'économie dans son ensemble (et l'économie moderne n'existe que
comme ensemble) ? Ne pas vouloir affronter le problème du pouvoir central,
revient en fait à laisser à la bureaucratie - celle-là ou une autre - le soin de le
résoudre.
La société socialiste devra donc de toute évidence donner une réponse socia-
liste au problème de la centralisation, et cette réponse ne peut être que la prise
en mains de ce pouvoir par la Fédération des Conseils, l'institution d'une Assem-
blée centrale des Conseils et d'un Gouvernement des Conseils. Nous verrons
plus loin que cette Assemblée et ce Gouvernement ne signifient pas une délé-
gation du pouvoir des masses, mais une expression de ce pouvoir. Il nous faut
seulement ici exposer le principe essentiel de leurs rapports avec les Conseils
et les communautés sociales, car ce principe affecte de plusieurs façons le fonc-
tionnement de toutes les institutions de la société socialiste.
Dans une société où la population est expropriée du pouvoir politique au
profit d'une instance centralisatrice, le rapport essentiel entre cette instance et
les instances inférieures qu'elle contrôle (ou finalement la population) peut être
résumé comme suit : les communications qui vont de la base au sommet trans-
mettent uniquement des informations, les communications qui vont du som-
met à la base transmettent essentiellement des décisions (et subsidiairement,
le minimum d'informations nécessaires à l'intelligence et à la bonne exécution
des décisions du sommet). En cela s'exprime non seulement le monopole du
pouvoir exercé par le sommet - monopole de décision - mais aussi le monopole
des conditions du pouvoir, puisque le sommet est le seul à posséder la « totalité »
des informations nécessaires pour juger et décider et que pour toute autre ins-
tance ou individu l'accès à des informations autres que celles concernant son sec-
teur ne peut être qu'un accident (que le système tend à empêcher, ou qu'il évite
de toute façon de favoriser).
Dire que dans la société socialiste le pouvoir central ne sera pas une délé-
gation, mais une expression du pouvoir des masses, signifie une transformation
radicale de cet état de choses. Des courants dans les deux sens seront instau-
168 SOCIALISME OU BARBARIE

rés entre la « base » et le « sommet ». Une des tâches essentielles de l'instance


centrale sera de retransmettre les informations recueillies à l'ensemble des
organismes de base. Le Gouvernement des Conseils aura parmi ses fonctions
principales d'être un collecteur et diffuseur d'information. D'autre part, dans
tous les domaines essentiels les décisions seront prises par la base et remon-
teront vers le sommet, chargé d'en assurer ou d'en suivre l'exécution. Un double
courant d'informations et de décisions sera ainsi instauré ; et cela ne concernera
pas seulement les rapports entre le Gouvernement et les Conseils, mais sera le
modèle de toutes les relations entre les institutions, de n'importe quel type, et
les participants 10 .

L E SOCIALISME, C'EST LA TRANSFORMATION DU TRAVAIL

Le socialisme ne peut s'instaurer que par l'action autonome de la classe


ouvrière, il n'est rien d'autre que cette action autonome. La société socialiste
n'est rien d'autre que l'organisation de cette autonomie, qui à la fois la pré-
suppose et la développe.
Mais cette autonomie est la domination consciente des hommes sur leurs
activités et leurs produits, il est clair qu'elle ne peut pas être seulement une
autonomie politique. L'autonomie sur le plan politique n'est qu'un aspect, une
expression dérivée de ce qui forme le contenu propre et le problème essentiel
du socialisme l'instauration de la domination des hommes sur leur activité
première, qui est le travail. Nous disons bien instauration et non pas res-
tauration. Jamais en effet un tel état n'a existé dans l'histoire, et de ce point de
vue toutes les comparaisons avec des situations historiques passées - celle de
l'artisan ou du paysan libre, par exemple - , pour fécondes qu'elles soient à cer-
tains égards, n'ont qu'une portée limitée et risquent d'aboutir à des utopies à
rebours.
Que l'autonomie ne peut pas se confiner au domaine politique, se voit immé-
diatement. On ne peut concevoir une société d'esclavage hebdomadaire dans la
production interrompu par des Dimanches d'activité politique libre11. L'idée que
la production et l'économie socialistes pourraient être dirigées à quelque niveau
que ce soit par des « techniciens » supervisés par des Soviets, des Conseils ou
autres organismes incarnant le pouvoir politique de la classe ouvrière, est un
non-sens. Le pouvoir effectif dans une telle société reviendrait rapidement aux
dirigeants de la production. Les Soviets ou Conseils dépériraient tôt ou tard

10. Encore une fois, on n'essaie pas ici de définir des statuts à toute épreuve. Il est clair que
collecter et diffuser des informations, par exemple, n'est pas une fonction neutre. Toutes les
informations ne peuvent être diffusées - ce serait le plus sûr moyen de les rendre incompré-
hensibles ou inintéressantes - , le rôle du Gouvernement est donc de toute évidence un rôle
politique, même à cet égard. C'est pourquoi aussi nous l'appelons Gouvernement et non « Ser-
vice Central de Presse » Mais ce qui est important, c'est que sa fonction explicite est d'in-
former, qu'il en a la responsabilité. La fonction explicite du Gouvernement actuel est de cacher
la réalité à la population.
11. C'est pourtant à cela que revient la définition de Lénine : « Le socialisme, c'est les Soviets
plus l'électrification. »
LE CONTENU DU SOCIALISME 169

dans l'apathie de la population, qui ne nourrirait plus de son intérêt et de son


activité des institutions qui auraient cessé d'être déterminantes dans le dérou-
lement de sa vie essentielle.
L'autonomie ne signifie donc rien si elle n'est pas gestion ouvrière, c'est-à-dire
détermination par les travailleurs organisés de la production, à l'échelle aussi
bien de l'entreprise particulière que de l'industrie et de l'économie dans son
ensemble. Mais, à son tour, cette gestion ouvrière ne peut pas rester extérieure
au travail lui-même, elle ne peut pas rester séparée des activités productives.
La gestion ouvrière ne signifie absolument pas le remplacement de l'appareil
bureaucratique qui dirige actuellement la production par un Conseil des tra-
vailleurs aussi démocratique, révocable, etc., que soit celui-ci. Elle signifie que
pour l'ensemble des travailleurs, des rapports nouveaux s'instaurent avec le
travail et à propos du travail. Elle signifie que le contenu même du travail com-
mence à se transformer aussitôt.
Actuellement l'objet, les moyens, les modalités, le rythme du travail sont
déterminés en dehors des travailleurs par l'appareil bureaucratique de direc-
tion. Cet appareil ne peut diriger que par le moyen de règles universelles abs-
traites, fixées « une fois pour toutes » et dont la révision périodique inévitable
signifie chaque fois une « crise » dans l'organisation de la production. Ces règles
comprennent aussi bien les normes de production proprement dites que les spé-
cifications techniques, les taux de salaire et les primes, tout comme l'organisa-
tion productive à l'atelier. L'appareil bureaucratique de direction une fois sup-
primé, ce type de réglementation de la production ne pourra plus subsister, ni
pour la forme ni pour le fond.
En accord avec les aspirations les plus profondes des ouvriers, les « normes »
de production dans leur signification actuelle seront abolies et une égalité com-
plète en matière de salaire sera instituée. Cela signifie la suppression de la
contrainte économique - sauf sous la forme la plus générale du « qui ne travaille
pas, ne mange pas » - comme de la discipline imposée extérieurement, par un
appareil spécifique de coercition dans la production. La discipline de travail
sera la discipline imposée par le groupe de travailleurs à ses membres indivi-
duels, par l'atelier aux groupes qui le composent, par l'Assemblée de l'entre-
prise aux ateliers. L'intégration des activités particulières en un tout se fera
essentiellement par la coopération des divers groupes d'ouvriers ou ateliers,
elle sera l'objet d'une activité coordinatrice permanente des travailleurs. L'uni-
versalité essentielle de la production moderne se dégagera de l'expérience
concrète du travail et sera formulée par des conférences de producteurs.
Donc la gestion ouvrière n'est ni la « supervision » d'un appareil bureau-
cratique de direction de l'entreprise par des représentants des ouvriers, ni le
remplacement de cet appareil par un autre analogue formé par des individus
d'origine ouvrière. C'est la suppression de l'appareil de direction séparé, la res-
titution de ses fonctions à la communauté des travailleurs. Le Conseil d'entre-
prise n'est pas un nouvel appareil de direction ; il n'est qu'une des instances de
coordination, une « permanence » et le lieu régulateur des contacts de 1 entre-
prise avec l'extérieur.
170 SOCIALISME OU BARBARIE

Cela déjà signifie que la nature, le contenu du travail commence à être trans-
formé aussitôt. Le travail actuellement est dans son essence une activité d'exé-
cution séparée, la direction de leur activité étant soustraite aux exécutants. La
gestion ouvrière signifie la réunification des fonctions de direction et d'exécution.
Mais même cela n'est pas suffisant - ou plutôt conduit et conduira immé-
diatement plus loin. La restitution des fonctions de direction aux travailleurs
les amènera nécessairement à s'attaquer à ce qui est actuellement le noyau de
l'aliénation, c'est-à-dire à la structure technologique du travail, de ses objets,
de ses instruments et de ses modalités, qui font qu'obligatoirement le travail
domine les producteurs au lieu d'être dominé par eux. Les travailleurs ne pour-
ront évidemment pas résoudre ce problème du jour au lendemain, sa solution
sera la tâche de cette période historique que nous désignons par socialisme.
Mais le socialisme, c'est d'abord et avant tout la solution de ce problème. Entre
le capitalisme et le communisme il n'y a pas trente-six périodes et « sociétés de
transition », comme on a voulu le faire croire, il n'y en a qu'une : la société socia-
liste. Et cette société n'est caractérisée en premier lieu ni par la liberté politique,
ni par l'expansion des forces productives, ni par la satisfaction croissante des
besoins de consommation, mais par la transformation de la nature et du contenu
du travail, ce qui signifie : la transformation consciente de la technologie héri-
tée de façon à subordonner pour la première fois dans l'histoire cette technolo-
gie aux besoins de l'homme non pas seulement en tant que consommateur, mais
en tant que producteur. La révolution socialiste signifiera le début de cette
transformation, et sa réalisation marquera l'entrée de l'humanité dans l'ère
communiste. Tout le reste - la politique, la consommation, etc. - ce sont des
conséquences, des conditions, des implications, des présuppositions qu'il faut
voir dans leur unité systématique, mais qui précisément ne peuvent acquérir
cette unité, ne peuvent prendre leur sens, qu'en étant organisées autour de ce
centre qu'est la transformation du travail lui-même. La liberté des hommes
sera une illusion ou une mystification si elle n'est pas liberté dans leur activité
fondamentale - l'activité productive. Et cette liberté n'est pas un cadeau de la
nature, ni ne surgira d'elle-même, par surcroît, d'autres développements les
hommes auront à la créer consciemment. En dernière analyse, c'est cela le
contenu du socialisme.
Les conséquences qui en découlent pour ce qui est des tâches immédiates
d'une révolution socialiste sont capitales. Les travailleurs s'attaqueront au pro-
blème de la transformation de la nature du travail à la fois par ses deux bouts.
D'un côté, il y a le besoin d'accorder au développement des capacités et des
facultés proprement humaines des producteurs l'importance primordiale. Cela
implique, en tout premier lieu, la démolition graduelle pierre par pierre de ce
qui subsiste de l'édifice de la division du travail. D'un autre côté, il y a le besoin
d'une réorientation de l'ensemble du développement technique et de son appli-
cation à la production.
Ce ne sont là que deux aspects de la même chose, qui est le rapport des
hommes à la technique. Considérons le deuxième aspect, le plus tangible, celui
du développement technique comme tel.
LE CONTENU DU SOCIALISME 171

On peut poser, en première approximation, que toute la technologie capita-


liste, toute l'application actuelle de la technique à la production, est viciée à la
base, en ce que non seulement elle est inapte à aider l'homme à dominer son tra-
vail, mais que son but premier est exactement le contraire. On pense et on dit
d'habitude que la technologie capitaliste vise à développer la production pour
le profit, ou la production pour la production, et indépendamment des besoins
des hommes - les hommes étant conçus dans ce contexte comme les consom-
mateurs potentiels des produits. Il s'agirait donc d'adapter la production aux
besoins réels de consommation de la société, aussi bien quant à son volume que
quant à la nature des objets produits.
Ce problème existe, bien entendu. Mais le problème profond est ailleurs. Le
capitalisme n'utilise pas une technologie qui serait en elle-même neutre à des
fins capitalistes. Le capitalisme a créé une technologie capitaliste, qui n'est nul-
lement neutre. Le sens réel de cette technologie n'est même pas de développer
la production pour la production ; c'est en premier lieu de se subordonner et de
dominer les producteurs. La technologie capitaliste est essentiellement carac-
térisée par la tentative d'éliminer le rôle humain de l'homme dans la produc-
tion - et à la limite, d'éliminer l'homme tout court. Qu'ici, comme partout
ailleurs, le capitalisme n'arrive pas à réaliser sa tendance profonde - s'il y par-
venait, il s'écroulerait aussitôt - n'affecte pas ce que nous disons. Au contraire,
cela éclaire un autre aspect de sa contradiction et de sa crise.

Le capitalisme ne peut pas compter sur la coopération volontaire des pro-


ducteurs ; au contraire, il doit faire face à leur hostilité, au mieux à leur indif-
férence quant à la production. Il faut donc que la machine impose son rythme
de travail; si cela n'est pas réalisable, il faut qu'elle puisse permettre de mesu-
rer le travail effectué ; dans tout processus productif, le travail doit être mesu-
rable, définissable, contrôlable de l'extérieur - autrement ce processus n'a pas
de sens pour le capitalisme. Il faut en même temps, aussi longtemps que l'on ne
peut pas se débarrasser complètement du producteur, que celui-ci soit rempla-
çable à l'extrême - donc qu'il soit réduit à sa plus simple expression, celle de la
force de travail non qualifiée. Il n'y a ni complot, ni plan conscient derrière tout
cela. Il y a simplement un processus de « sélection naturelle » des inventions
appliquées dans l'industrie qui fait que celles qui correspondent au besoin fon-
damental du capitalisme d'avoir affaire à un travail mesurable, contrôlable,
remplaçable sont préférées aux autres et sont seules ou en majorité appliquées.
Il n'y a pas de physique ou de chimie capitalistes il n'y a même pas de tech-
nique, au sens général du terme, capitaliste ; mais il y a bel et bien une tech-
nologie capitaliste, en entendant par ce terme, dans le « spectre » des techniques
possibles d'une époque (déterminé par le développement de la science), la
« bande » des procédés effectivement appliqués. A partir du moment, en effet,
où le développement de la science et de la technique permet un choix entre plu-
sieurs procédés possibles, une société choisira infailliblement les procédés qui
ont pour elle un sens, qui sont « rationnels » dans le cadre de sa logique de
classe. Mais la « rationalité » d'une société d'exploitation n'est pas la rationa-
172 SOCIALISME OU BARBARIE

lité d'une société socialiste12. La modification consciente de la technologie sera


la tâche centrale d'une société de travailleurs libres. D'une façon correspon-
dante, l'analyse de l'aliénation et de la crise de la société capitaliste doit partir
de ce noyau de tous les rapports sociaux qui est le rapport de production concret,
le rapport de travail, conçu sous ses trois aspects indissociables : rapport des tra-
vailleurs avec les moyens et les objets de la production, rapport des travailleurs
entre eux, rapport des travailleurs avec l'appareil de direction de la produc-
tion.

C'est Marx, comme on sait, qui a le premier accompli ce pas historique de


dépasser la surface des phénomènes du capitalisme - le marché, la concurrence,
la répartition - et de s'attaquer à l'analyse de la sphère centrale des rapports
sociaux, les rapports de production concrets dans l'usine capitaliste. Le Volume I
du Capital attend encore sa continuation. La caractéristique la plus saisissante
de la dégénérescence du mouvement marxiste est sans doute le fait que ce point
de vue, le plus profond de tous, a été rapidement abandonné, même par les
meilleurs, au profit d'analyses des « grands » phénomènes, analyses qui de ce
fait se trouvaient soit complètement faussées, soit limitées à des aspects par-
tiels et par là même conduisant à une optique catastrophiquement fausse 13 . Il
est frappant de voir Rosa Luxembourg consacrer deux importants volumes à
l'Accumulation du Capital en ignorant totalement ce que le processus d'accu-
mulation signifie dans les rapports de production concrets, en ne se préoccupant
que de la possibilité d'un équilibre global entre production et consommation et
en pensant découvrir à la fin un processus automatique d'effondrement du capi-
talisme (ce qui, faut-il le dire, est faux concrètement et absurde a priori). Il est
tout autant frappant de voir Lénine, dans L'Impérialisme, partir de la consta-
tation fondamentale et juste que le processus de la concentration du capital est
parvenu au stade de la domination des monopoles et négliger la transformation
des rapports de production dans l'usine que signifie cette concentration, passer
à côté du phénomène fondamental de la constitution d'un appareil énorme de

12. Le fait qu'on choisit parmi plusieurs procédés techniquement possibles et que l'on abou-
tit ainsi à une technologie effectivement appliquée dans la production concrétisant la tech-
nique (comme savoir-faire général d'une époque) est analysé par les économistes académiques.
Cf. par exemple Joan Robinson, The Accumulation of Capital (Londres, 1956), pp. 101-178.
Mais évidemment le choix est toujours présenté dans ces analyses comme découlant de cri-
tères de « rentabilité » et essentiellement des « prix relatifs du capital et du travail ». Ce point
de vue abstrait n'a que très peu de prise sur la réalité de l'évolution industrielle. Marx, par
contre, souligne le contenu social du machinisme, sa fonction d'asservissement des exploités.
13. Cela a été le grand mérite du groupe américain qui publie Correspondence de reprendre
l'analyse de la crise de la société du point de vue de la production et de l'appliquer aux condi-
tions de notre époque. V. leurs textes traduits et publiés dans Socialisme ou Barbarie « L'ou-
vrier américain », de Paul Romano (n° 1 à 5-6) [voir note ci-dessus, p.166] et « La recons-
truction de la société » de Ria Stone (n° 7 et 8).
En France, c'est Ph. Guillaume qui a repris ce point de vue (voir son article « Machinisme
et Prolétariat » dans le n° 7 de cette revue). Plusieurs idées de ce texte-ci lui sont dues, direc-
tement ou indirectement.
L E CONTENU DU SOCIALISME 173

direction de la production, qui désormais incarne l'exploitation, et voir la consé-


quence primordiale de la concentration dans la transformation des capitalistes
en rentiers « tondeurs de coupons ». Le mouvement ouvrier paye encore les
conséquences de cette manière de voir et, d'un certain point de vue, pour autant
que les idées jouent un rôle dans l'histoire, Khrouchtchev est au pouvoir en
Russie en fonction de l'idée que l'exploitation ne peut être que la « tonte de cou-
pons ».
Mais il faut remonter plus loin. Il faut remonter à Marx lui-même. Si Marx
a mis en lumière, de façon incomparable, l'aliénation du producteur dans le
processus de production capitaliste, l'asservissement de l'homme à l'univers
mécanique créé par lui, son analyse est parfois incomplète, lorsqu'elle ne voit
dans cette activité que l'aliénation. Dans Le Capital - par opposition à ses
manuscrits de jeunesse - il n'apparaît guère que le prolétariat est - et ne peut
qu'être - porteur positif de la production capitaliste qui est obligée de s'appuyer
sur lui comme tel et de le développer comme tel en même temps qu'elle essaie
de le réduire à un rôle purement mécanique et à la limite de l'expulser de la pro-
duction. De ce fait même, cette analyse ne voit pas que la crise première du
capitalisme est cette crise dans la production, découlant de l'existence simul-
tanée de deux tendances contradictoires dont aucune ne saurait disparaître
sans que le capitalisme s'effondre. On y montre le capitalisme comme « le des-
potisme dans l'atelier et l'anarchie dans la société » - au lieu de le voir comme
le despotisme et l'anarchie à la fois dans l'atelier et dans la société. On est ainsi
amené à chercher la raison de la crise du capitalisme non pas dans la produc-
tion - sauf en tant qu'elle développe « l'oppression, la misère, la dégénéres-
cence, mais aussi la révolte », le nombre et la discipline du prolétariat - mais
dans la surproduction et la baisse du taux du profit. On ne peut donc pas voir
que, aussi longtemps que ce type de travail subsiste, cette crise même subsis-
tera et tout ce qu'elle entraîne, quel que soit le régime non seulement de pro-
priété, mais même de l'Etat et finalement même de gestion de la production.
C'est ainsi que Marx arrive, dans certains passages du Capital à ne voir
dans la production moderne que le fait que le producteur est estropié et réduit
à un « fragment d'homme » - ce qui est vrai tout autant que le contraire - et, ce
qui est encore plus grave, à relier cet aspect à la production moderne et finale-
ment à la production comme telle, au lieu de le relier à la technologie capitaliste.
C'est la nature de la production moderne comme telle, c'est une étape de la
technique à laquelle on ne peut rien - c'est le fameux « règne de la nécessité »
qui serait le fondement de cet état de choses. C'est ainsi que la prise en mains
de la société par les producteurs - le socialisme - arrive parfois à signifier pour
Marx seulement une gestion politique et économique extérieure laissant intacte
cette structure du travail et en réformant simplement les aspects les plus « inhu-
mains ». Cette idée s'exprime clairement dans le passage connu du Volume III
du Capital, où Marx dit, en parlant de la société socialiste « Le règne de la
liberté ne commence en effet que lorsqu'il n'existe plus d'obligation de travail
imposée par la misère ou les buts extérieurs ; il se trouve donc par la nature des
choses en dehors de la sphère de la production matérielle proprement dite...
174 SOCIALISME OU BARBARIE

Dans cet état de choses, la liberté consiste uniquement en ceci : l'homme social,
les producteurs associés, règlent de façon rationnelle leurs échanges avec la
nature et les soumettent à leur contrôle collectif, au lieu de se laisser aveuglé-
ment dominer par eux ; et ils accomplissent ces échanges avec le moins d'efforts
possible, et dans les conditions les plus dignes et les plus adéquates à leur
nature humaine. Mais la nécessité n'en subsiste pas moins. Et le règne de la
liberté ne peut s'édifier que sur ce règne de la nécessité. La réduction de la jour-
née de travail est la condition fondamentale »14.

S'il est vrai que « le règne de la liberté ne commence que lorsqu'il n'existe
plus d'obligation de travail imposée par la misère ou les buts extérieurs », il est
étonnant de lire sous la plume de celui qui a écrit que « l'industrie est le livre
ouvert des facultés humaines », que « donc » la liberté se trouve en dehors du
travail. La conclusion vraie - que Marx lui-même a tirée en d'autres endroits -
est que le règne de la liberté commence lorsque le travail devient activité libre
aussi bien dans ses motivations que dans son contenu. Dans cette conception,
par contre, la liberté est ce qui n'est pas travail, ce qui entoure le travail - soit
le « temps libre » (réduction de la journée de travail), soit la « réglementation
rationnelle » et le « contrôle collectif » des échanges avec la nature, minimisant
les efforts et préservant la dignité humaine. Dans cette perspective, effective-
ment la réduction de la journée de travail devient la « condition fondamentale »,
puisque finalement l'homme ne serait libre que dans ses loisirs.
La réduction de la journée de travail est en vérité importante, non pas pour
cette raison, mais pour permettre aux hommes de réaliser un équilibre entre
leurs divers types d'activité. Et l'« idéal » à la limite, le communisme, n'est pas
la réduction de la durée de travail à zéro, mais la libre détermination par cha-
cun de la nature et de la durée de son travail. La société socialiste pourra et
devra réaliser la réduction de la journée de travail, mais ce ne sera pas là sa pré-
occupation fondamentale. Son souci premier, ce sera de s'attaquer au « règne de
la nécessité » comme tel, de transformer la nature même du travail. Le pro-
blème n'est pas de laisser un « temps libre » - qui risquerait de n'être qu'un
temps vide - aux individus, pour qu'ils puissent le remplir à leur guise de « poé-
sie » ou de sculpture sur bois. Le problème est de faire de tout le temps un temps
de liberté, et de permettre à la liberté concrète de s'incarner dans l'activité créa-
trice. Le problème est de mettre la poésie dans le travail 16 . La production n'est
pas le négatif qu'il s'agit de limiter le plus possible pour que l'homme puisse se
réaliser dans les « loisirs ». L'instauration de l'autonomie, c'est aussi - c'est en
premier lieu - l'instauration de l'autonomie dans le travail.
Sous-jacente à l'idée que la liberté se trouve « en dehors de la sphère de la
production matérielle proprement dite » se trouve une double erreur. D'un côté,
que la nature même de la technique et de la production moderne rend inéluc-

14. Le Capital, tr. Molitor, T. XIV, pp. 114-115. [Pléiade, II, pp. 1487-88.]
15. Poésie signifie très exactement création.
LE CONTENU DU SOCIALISME 175

table la domination du processus de production sur le producteur au cours du


travail. D'un autre côté, que la technique, et en particulier la technique moderne,
suit un développement autonome devant lequel il n'y a qu'à s'incliner, et qui pos-
séderait par surcroît cette double propriété : d'une part, réduire constamment
le rôle humain de l'homme dans la production, d'autre part, augmenter constam-
ment son rendement. De ces deux propriétés inexplicablement combinées, résul-
terait une dialectique miraculeuse du progrès technique : asservi de plus en
plus au cours du travail, l'homme serait désormais en mesure de réduire énor-
mément la durée du travail, si seulement il parvenait à organiser rationnelle-
ment la société.

Or, pour les raisons indiquées plus haut, il n'y a pas de développement auto-
nome de la technique appliquée à la production, de la technologie. De l'ensemble
des technologies que rend possibles le développement scientifique et technique
de l'époque, la société capitaliste réalise celle qui correspond à sa structure de
classe, qui permet au capital de mieux lutter contre le travail. On tend à consi-
dérer généralement que l'application de telle ou telle invention à la production
dépend de sa « rentabilité » économique. Mais il n'y a pas de « rentabilité » éco-
nomique neutre, la lutte de classe dans l'usine est le facteur principal qui déter-
mine la rentabilité. Une invention donnée sera préférée par la direction de
l'usine à une autre, toutes conditions égales d'ailleurs, si elle augmente l'indé-
pendance du cours de la production par rapport aux producteurs. L'asservisse-
ment croissant de l'homme découle essentiellement de ce processus, non pas
d'une malédiction inhérente à une phase donnée du développement technolo-
gique. Il n'y a pas non plus de magie dialectique de l'asservissement et du ren-
dement : le rendement augmente en fonction de l'énorme essor scientifique et
technique qui est à la base de l a production moderne, et malgré, non pas à
cause de cet asservissement. L'asservissement signifie simplement un gaspillage
immense, du fait que les hommes ne contribuent à la production que pour une
fraction infinitésimale de leurs facultés totales. (Ceci n'implique aucune idée a
priori sur ces facultés. Aussi basse que soit l'appréciation qu'en font M. Drey-
fus [P.-D.G. de Renault à l'époque] ou M. Khrouchtchev, ils seraient obligés d'ad-
mettre que leur organisation de la production n'en met à contribution qu'une
partie infime.)
La société socialiste n'aura donc à subir aucune sorte de malédiction tech-
nique. Ayant supprimé les rapports capitalistes-bureaucratiques, elle s'atta-
quera simultanément à la structure technologique de la production qui en est
à la fois le support et le produit éternellement renouvelé.

LA GESTION OUVRIÈRE DE L'ENTREPRISE

La capacité des ouvriers d'un atelier ou d'un département d'organiser eux-


mêmes leur travail ne fait guère de doute. Les sociologues d'industrie bourgeois
eux-mêmes non seulement le reconnaissent, mais sont obligés de constater que
les « groupes élémentaires » d'ouvriers accomplissent d'autant mieux leur tâche
176 SOCIALISME OU BARBARIE

que la direction les laisse en paix et n'essaye pas de les « diriger »16.
Mais comment le travail de tous ces « groupes élémentaires » - ou bien des
ateliers et des départements - sera-t-il coordonné ? Les théoriciens bourgeois,
après avoir constaté que l'appareil de direction actuel, formellement chargé de
cette coordination, est en fait peu capable de la réaliser véritablement, parce
qu'il est sans prise sur les producteurs et déchiré par des conflits internes, en
un mot, après l'avoir détruit par leurs critiques, n'ont rien à mettre à la place.
Et, comme au-delà de l'organisation « élémentaire » de la production, il faut
bien une organisation « secondaire », ils en reviennent finalement au même
appareil bureaucratique de direction, qu'ils exhortent de « comprendre », de
s'« améliorer », de « faire confiance aux gens », etc. 17 . On peut en dire autant, à
un autre niveau, des dirigeants russes « déstalinisés » et « démocratisés »18.
C'est que les uns et les autres ne peuvent pas reconnaître la capacité gestion-
naire des ouvriers au-delà d'un cadre très restreint. Ils ne peuvent pas voir
dans la masse des travailleurs d'une entreprise un sujet actif de gestion et d'or-
ganisation. Pour eux, au-delà des dix, quinze ou vingt individus commence la
foule, hydre aux mille têtes qui ne peut pas agir collectivement ou alors seule-
ment dans l'hystérie et le délire - et que seul un appareil de direction et de coer-
cition, conçu à cette fin, peut maîtriser et « organiser ».
Ce point de vue ne peut pas nous préoccuper. En réalité, on sait que les
défauts et les incohérences de l'appareil bureaucratique de direction sont tels
que même aujourd'hui les ouvriers individuels ou les « groupes élémentaires »
d'ouvriers sont obligés de prendre à leur charge une bonne partie des tâches de
coordination. Et l'expérience historique prouve que la classe ouvrière est par-
faitement à même de résoudre le problème de la gestion des entreprises. En
Espagne, en 1936-37, les ouvriers n'ont éprouvé aucune difficulté à faire mar-
cher les usines. A Budapest, en 1956, d'après les récits des réfugiés hongrois, les
grandes boulangeries (employant des centaines d'ouvriers) ont fonctionné pen-
dant les jours de l'insurrection et après, sous la direction des ouvriers, comme
jamais auparavant. Ces exemples pourraient être facilement multipliés. [...]

16. Le texte de D. Mothé, « L'usine et la gestion ouvrière » , qu'on lira plus loin [S. ou B., n° 22,
pp. 75 et suiv., partiellement reproduit ci-dessous, p. 88 à 103.] est déjà une réponse de
fait - venant de l'usine même - aux problèmes concrets de gestion ouvrière de l'atelier et
d'organisation du travail. En renvoyant à ce texte, nous n'envisageons ici que les problèmes
de l'usine dans son ensemble.
17. Voir, p. ex., dans l'excellente synthèse de la « sociologie industrielle » que fait J.A.C. Brown
(The Social Psychology of Industry, Penguin Books, 1954) la contradiction totale entre l'ana-
lyse dévastatrice qu'il donne de la production capitaliste et les seules conclusions qu'il en
tire - exhortations morales adressées à la direction pour qu'elle « comprenne », « s'améliore »,
« se démocratise », etc. Qu'on ne dise pas qu'un « sociologue industriel » n'a pas à prendre posi-
tion, qu'il décrit des faits et ne pose pas des normes conseiller l'appareil de direction de «
s améliorer », c'est prendre position - et une position dont on a démontré précédemment soi-
même qu'elle est entièrement utopique.
18. Voir les textes du XXe Congrès du P.C.U.S. analysés par Claude Lefort, « Le totalitarisme
sans Staline », n° 19 de S. ou B.. en particulier pp. 59-62. [Maintenant, dans Eléments d'une
critique de la bureaucratie, Droz, Genève-Paris, 1971, p. 166 et suiv.]
L E CONTENU DU SOCIALISME 177

[ Résumé des pages 23-30 :

Après avoir décrit les différentes fonctions de l'appareil de


direction de l'entreprise capitaliste : a) coercition ; b) « services
généraux » de toute sorte ; c) fonctions « techniques » ; d) fonc-
tions de « direction au sommet », l'auteur examine quels sont
les aspects qui sont amenés à disparaître ou qui seront repris
sous une forme différente dans le cadre de la gestion ouvrière de
l'entreprise, en se penchant plus particulièrement sur la ques-
tion des rapports entre ouvriers et techniciens. A cet égard, l'au-
teur ne croit pas à la possibilité d'un conflit majeur entre le
« pouvoir ouvrier » dans l'usine et les techniciens. Quant aux
fonctions de direction proprement dites, certaines sont appelées
à disparaître avec le changement de nature du système écono-
mique. D'autres, comme la coordination entre les différents sec-
teurs de l'entreprise et les « propositions concernant la place de
l'entreprise dans le développement d'ensemble de l'économie »,
reviendront à deux organes dans l'entreprise. « L'ensemble des
tâches de direction sera à la charge de deux organes : a) un
Conseil des délégués d'atelier et de bureau, élus et révocables à
tout instant. Dans une entreprise de cinq à dix mille tra-
vailleurs, ce Conseil pourrait comprendre trente à cinquante
membres. Les délégués ne sortiront pas de la production. Ils se
réuniront en séance plénière aussi souvent que cela s'avérera
nécessaire à la lumière de l'expérience (probablement une ou
deux demi-journées par semaine). Ils rendront compte à leurs
camarades d'atelier ou de bureau de cette séance, dont ils auront
vraisemblablement déjà discuté les sujets avec eux. Ils assure-
ront une permanence centrale formée d'un ou plusieurs délé-
gués à tour de rôle. Ils auront, parmi leurs tâches principales,
à assurer les liaisons avec le « monde extérieur ». b) L'Assemblée
Générale de tous les travailleurs de l'usine, ouvriers, employés
et techniciens, instance suprême de décision pour tous les pro-
blèmes concernant l'entreprise dans son ensemble ou résultant
de divergences ou de conflits entre secteurs. Cette Assemblée
Générale sera la restauration de la démocratie directe, dans le
cadre naturel du monde moderne, de l'entreprise comme unité
sociale de base. [...] Elle aura une périodicité fixe - une ou deux
journées par mois, par exemple - et pourra être convoquée à tout
instant si un nombre donné de travailleurs, d'ateliers ou de délé-
gués le demandent. » (p. 28) Pour ce qui est des tâches qu'aura
à accomplir la gestion ouvrière de l'entreprise, il faut distinguer
entre un aspect « statique » et un aspect « dynamique ». L'aspect
« statique », d'abord. Le plan fixe à une entreprise, pour une
période donnée, des objectifs et des moyens. Or entre ces objec-
178 SOCIALISME OU BARBARIE

tifs et ces moyens il y a « un processus de concrétisation qui ne


peut être effectué que par les travailleurs de l'entreprise » car ces
objectifs et ces moyens « ne déterminent pas automatiquement
les modalités de travail ». Cette concrétisation est « le premier
domaine de l'exercice de l'autonomie des travailleurs », impor-
tant certes mais limité, car il est évident que les travailleurs ne
peuvent que participer à la détermination des objectifs et des
moyens, ils ne peuvent pas les déterminer pleinement de façon
autonome. Mais il y a aussi un aspect « dynamique » de cette ges-
tion : ]

Mais si l'on considère ce que l'on peut appeler l'aspect dynamique de la ges-
tion ouvrière, c'est-à-dire la fonction de la gestion ouvrière dans le développe-
ment et la transformation de la production socialiste, plus exactement le fait que
ce développement et cette transformation seront l'objectif premier de cette ges-
tion, tout ce que nous venons de dire doit être repris et les limites de l'autono-
mie reculent graduellement.
On peut le voir tout d'abord sur le plan de la détermination des moyens de
production. Partant de la technologie héritée du capitalisme, la production socia-
liste s'attaquera comme nous l'avons dit à la transformation consciente de cette
technologie. L'aspect premier de ce problème est celui-ci : actuellement, l'équi-
pement - et, plus généralement, les moyens de production - est en principe
conçu et fabriqué indépendamment de son utilisateur et de son point de vue
(on prétend, bien entendu, en tenir compte, mais cela n'a rien à voir avec le
point de vue de l'utilisateur placé dans les conditions concrètes de production
de l'usine capitaliste). Or l'équipement est fabriqué pour être consommé pro-
ductivement et le point de vue de ce consommateur productif, c'est-à-dire du pro-
ducteur-utilisateur de l'équipement, est primordial. Dans la mesure où le point
de vue du producteur de l'équipement est également important, le problème de
la définition des moyens de production ne peut être résolu que par la coopéra-
tion vivante de ces deux catégories de travailleurs. Au sein d'une usine intégrée,
cela implique le contact permanent entre les catégories correspondantes d'ate-
liers. A l'échelle de l'économie entière, cela doit se faire par l'instauration de
formes permanentes, normales, de coopération entre usines comme entre sec-
teurs de la production. (Ce problème est distinct de celui de la planification
générale ; celle-ci pose un cadre quantitatif - tant d'acier, tant d'heures de tra-
vail, à un bout, tant de produits de consommation finals, à l'autre bout - mais
n'a pas à intervenir dans la forme, le type, etc., des produits intermédiaires.)
Cette coopération prendra nécessairement deux formes. D'un côté, les problèmes
du choix des meilleures méthodes et de leur propagation, de l'uniformisation et
de la rationalisation seront l'objet de la coopération horizontale des Conseils
organisés par branche et secteur d'industrie (textile, chimie, mécanique, indus-
tries électriques, etc.). D'un autre côté, l'intégration des points de vue des pro-
ducteurs et des utilisateurs de l'équipement, et plus généralement de tous les
produits intermédiaires, sera l'objet de la coopération verticale des Conseils
L E CONTENU DU SOCIALISME 179

représentant les étapes successives de production (sidérurgie — industrie des


machines-outils - industrie mécanique, par exemple). Dans les deux cas, cette
coopération devra s'organiser sous des formes permanentes, de Comités verti-
caux et horizontaux des représentants des Conseils d'entreprise comme aussi
de Conférences des producteurs plus larges.
En considérant donc le problème sous l'angle dynamique - qui est finalement
le seul important - on constate que le terrain d'exercice de l'autonomie s'élar-
git énormément. Déjà, au niveau des entreprises, mais surtout au niveau de la
coopération entre entreprises, les producteurs détermineront eux-mêmes les
moyens de production. Ils seront par là à même de dominer graduellement le
processus du travail, puisqu'ils auront non seulement à en définir les modali-
tés, mais qu'ils pourront en modifier la base technologique.
Ce fait lui-même modifie ce que nous avions dit sur la détermination des
objectifs. Les trois quarts de la production moderne (brute) sont constitués par
des produits intermédiaires, par des moyens de production au sens le plus géné-
ral. La détermination des moyens de production par les producteurs signifie
donc immédiatement une participation directe extrêmement importante à la
détermination des objectifs de production (puisque la nature des objets inter-
médiaires sera définie en commun par les producteurs et les utilisateurs de ces
objets). La limitation qui subsiste - et qui est importante - découle de ce que
finalement ces moyens doivent servir, quelle que soit leur nature précise, à la
production de biens de consommation finals et que ces derniers ne peuvent être
déterminés que de façon générale, par le plan.
Mais, à cet égard aussi, la considération de l'aspect dynamique modifie radi-
calement la situation. La consommation moderne est caractérisée par l'appa-
rition incessante de nouveaux produits. Ce sera aux entreprises produisant des
biens de consommation de concevoir, d'étudier et de réaliser ces nouveaux pro-
duits.
Cela pose le problème plus général du contact entre producteurs et consom-
mateurs. La société capitaliste repose sur une scission complète de ces deux
aspects de l'homme, et sur l'exploitation du consommateur comme tel. Il ne
s'agit pas simplement de l'exploitation monétaire ou de la limitation des reve-
nus. La production capitaliste prétend satisfaire plus que toute autre dans l'his-
toire les besoins des masses, mais en fait c'est elle qui détermine sinon ces
besoins eux-mêmes, du moins la manière de les satisfaire. Le point de vue du
consommateur n'est qu'une des nombreuses variables que manipulent les tech-
niques de vente modernes. La scission entre producteur et consommateur appa-
raît avec une évidence particulière dans la question de la qualité des produits.
Le dialogue entre l'ouvrier-homme et l'ouvrier-robot que résume D. Mothé dans
son texte déjà cité : « Tu crois que c'est important, cette pièce ? - Qu'est-ce que
ça peut te faire. Ça va dans le mur », montre de façon saisissante pourquoi le
problème de la qualité est insoluble dans le cadre de la société d'exploitation.
Le vulgaire voit dans une marchandise une marchandise, au lieu d y voir un
moment de la lutte de classe cristallisé; il voit dans les défauts des marchan-
dises des défauts, au lieu d'y voir la résultante d'un conflit de l'ouvrier avec lui-
\
180 SOCIALISME OU BARBARIE

même, de l'ouvrier avec l'exploitation, et des diverses instances de la bureau-


cratie de l'usine les unes avec les autres.
La suppression de l'exploitation entraînera d'elle-même une modification
de cet état de choses, et l'ouvrier pourra lui-même faire prévaloir, au cours de
son travail, son attitude de consommateur éventuel de ce même produit. Mais
la société socialiste devra sans doute, à sa première phase, envisager l'instau-
ration de formes normales - autres que le « marché » - de contact entre pro-
ducteurs et consommateurs comme tels.
Dans tout ce qui précède, nous avons présupposé la division du travail héri-
tée de la société actuelle, qui fournira le point de départ. Mais nous avons déjà
indiqué plus haut que la société socialiste ne peut pas ne pas s'attaquer, dès son
premier jour, à la démolition de cette division. C'est là un problème immense,
qui ne peut pas être traité dans le cadre de ce texte. Les premiers jalons de sa
solution, cependant, apparaissent dès maintenant. La production moderne, en
ruinant pour une grande partie les qualifications professionnelles d'autrefois et
en créant des machines universelles semi-automatiques ou automatiques a
démoli elle-même l'ossature traditionnelle de la division du travail dans l'in-
dustrie et a donné naissance à un ouvrier universel, pouvant se servir de la
plupart des machines utilisées après un court apprentissage. Décortiquée de ses
éléments de classe, la répartition des travailleurs au sein d'une grande entre-
prise moderne correspond de moins en moins à une véritable division du tra-
vail et de plus en plus à une division des tâches. Les travailleurs sont rivés à
des endroits donnés du mécanisme productif non pas en fonction d'une corres-
pondance irrévocable entre leurs « qualifications » et les « exigences du tra-
vail », mais parce que c'était la place disponible, parce qu'elle leur confère tel
ou tel avantage en fin de compte, parce qu'on les a mis là, tout simplement.
L'usine socialiste n'aura évidemment aucune raison d'accepter la rigidité arti-
ficielle des emplois qui prévaut actuellement. Elle aura tout intérêt à susciter
une rotation des travailleurs entre ateliers et départements, comme aussi entre
départements et « bureaux ». Une telle rotation ne peut que faciliter énormé-
ment la participation active et en connaissance de cause des travailleurs à la
gestion de l'usine, dans la mesure où une proportion croissante de travailleurs
sera familiarisée de première main avec le travail d'un nombre croissant d'ate-
liers. La même chose vaut pour la rotation de travailleurs entre différentes
entreprises, et pour commencer entre entreprises productrices et utilisatrices.
Quant à ce qui subsiste du problème de la division du travail proprement
dite, il ne peut être traité qu'en liaison avec le problème de l'éducation - non seu-
lement des nouvelles générations, mais aussi des adultes - que nous ne pouvons
pas aborder ici.

SIMPLIFICATION ET RATIONALISATION DES PROBLÈMES GÉNÉRAUX DE L'ÉCONOMIE

Le fonctionnement de l'économie socialiste implique la direction consciente


des processus économiques par les producteurs à tous les niveaux, et tout par-
ticulièrement au niveau central. Il est complètement illusoire de croire, soit
L E C O N T E N U D U SOCIALISME 181

qu'une bureaucratie centrale laissée à elle-même ou « contrôlée », pourrait diri-


ger l'économie vers le socialisme (elle la conduirait à nouveau vers l'exploita-
tion), soit que des mécanismes objectifs « automatiques » pourraient être éta-
blis qui, comme des appareils de pilotage, orienteraient à chaque instant
l'économie dans le sens voulu. Dans tout ces cas - direction de l'économie par
une bureaucratie « éclairée », régulation par des mécanismes de « vrai mar-
ché » restaurés dans la pureté originelle qu'ils auraient, semble-t-il, possédée
avant que le capitalisme ne les corrompe, ou régulation par un super-ordinateur
électronique - la même impossibilité fondamentale apparaît. Tout plan pré-
suppose une décision sur le taux d'expansion de l'économie, et ce taux à son
tour dépend essentiellement de la répartition du produit social en consomma-
tion et investissement 19 .
Or il n'y a aucune base rationnelle « objective » permettant de déterminer
cette répartition. Une décision d'investir 0 % du produit social n'est ni plus ni
moins « rationnelle » objectivement qu'une décision d'en investir 90 %. La seule
rationalité qui puisse exister en la matière, c'est la décision que prennent les
hommes sur leur propre sort, en connaissance de cause. Et la détermination
des objectifs du plan par les travailleurs qui auront à l'exécuter est la seule
garantie, en fin de compte, de leur participation spontanée et volontaire à l'ef-
fort de sa réalisation et donc d'une mobilisation effective des individus autour
à la fois de la gestion et de l'expansion de l'économie.
Mais cela ne signifie pas que le plan et la direction de l'économie ne sont que
« politique pure ». La planification socialiste s'appuiera sur des éléments ration-
nels objectifs et elle est seule capable d'intégrer ces éléments à une orientation
consciente de l'économie. Ces éléments sont des moyens extrêmement puis-
sants d'« économie » de pensée et de travail, de simplification de la représen-
tation de l'économie et de ses lois, permettant de rendre accessibles les pro-
blèmes de la gestion centrale à l'ensemble des travailleurs. Une gestion ouvrière
de la production non plus au niveau de l'usine particulière, mais au niveau de
l'ensemble de l'économie n'est possible que si les tâches de direction ont subi une
énorme simplification, de telle façon que les producteurs et leurs organes col-
lectifs puissent avoir sur les problèmes décisifs des opinions en connaissance de
cause. Il faut, autrement dit, que l'immense chaos des faits et des relations éco-
nomiques puisse être réduit en quelques données qui condensent de façon adé-
quate les problèmes posés : limitées en nombre, compréhensibles, résumant
sans déformation et sans mystification, suffisantes pour juger. Une telle conden-
sation adéquate peut avoir lieu, parce qu'il y a premièrement un linéament
rationnel de l'économie, deuxièmement, des techniques modernes de compré-

19. On pourrait ajouter : 1) qu'il dépend aussi du progrès technique. Mais ce progrès est fonc-
tion essentiellement des investissements consacrés directement et indirectement à la
recherche; 2) qu'il dépend de l'évolution de la productivité du travail. Mais celle-ci dépend à
son tour du capital disponible par ouvrier et du niveau technique (deux facteurs qui nous
ramènent à l'investissement) et, surtout, de l'attitude des producteurs face à l'économie. Celle-
ci est directement liée à leur attitude face aux objectifs du plan et à la méthode utilisée pour
déterminer ceux-ci, donc nous renvoie aux facteurs discutés dans le texte.
182 SOCIALISME OU BARBARIE

hension de l'économie, troisièmement, la possibilité de mécaniser et d'automa-


tiser tout ce qui n'est pas domaine de décision humaine proprement dite.
La discussion de ces éléments, de ces techniques et de ces possibilités est
donc indispensable dès maintenant. Sans le déblaiement étendu du terrain
qu'ils permettent, la gestion ouvrière de l'économie risquerait de s'écrouler sous
le poids de la matière qu'elle doit dominer. Il va de soi que cette discussion est
loin d'être exclusivement « technique » dans son contenu, et que nous serons
constamment guidés par les principes généraux posés au départ.

L'usine du plan

Un plan de production, qu'il concerne une usine particulière ou l'ensemble


de l'économie, est un raisonnement (comportant un très grand nombre de rai-
sonnements secondaires) qui se réduit à deux prémisses et une conclusion. Les
deux prémisses sont : les moyens dont on dispose au départ (équipement, main-
d'oeuvre, stocks, etc.) et la situation qu'on se propose d'atteindre (production de
telles quantités d'objets et de services spécifiés au cours de telle période). Nous
les appellerons respectivement les conditions initiales et l'objectif. La conclusion,
c'est le chemin qu'il faut suivre pour passer des conditions initiales à l'objectif
(tels produits intermédiaires à fabriquer au cours de telle période, etc.). Nous
appellerons cette conclusion les objectifs intermédiaires.
S'il s'agit, à partir de conditions initiales simples, de réaliser un objectif
simple, l'objectif intermédiaire peut être déterminé immédiatement. Au fur et
à mesure que les conditions initiales ou l'objectif ou les deux se compliquent ou
s'écartent dans le temps, la détermination des objectifs intermédiaires devient
évidemment plus difficile. Dans le cas de l'économie, la complexité des éléments
est telle (il y a des milliers de produits différents, plusieurs procédés de fabri-
cation possibles pour beaucoup d'entre eux, et la production de chaque catégo-
rie de produits met à contribution directement ou indirectement pratiquement
celle de tous les autres), qu'on pourrait penser qu'une planification rationnelle
(au sens d'une détermination a priori de tous les objectifs intermédiaires une
fois les conditions initiales et l'objectif final fixés) est impossible. C'est ce qu'ont
affirmé d'ailleurs pendant longtemps les apologistes de la « libre concurrence ».
Il n'en est cependant rien20. Le problème peut être résolu en général, et les tech-
niques disponibles de calcul économique et de calcul tout court permettent de
le résoudre d'une façon remarquablement simple. Une fois les conditions ini-
tiales (la situation de l'économie au départ) connues et l'objectif ou les objectifs
finals fixés, on peut réduire tout le travail de planification (la détermination des

20. La « planification » bureaucratique pratiquée en Russie et dans les pays satellites ne


prouve rien, ni dans un sens ni dans l'autre. Elle est tout autant irrationnelle, contient tout
autant d'anarchie et de gaspillage (« extérieur », indépendamment du gaspillage dans les
usines et la production) que le « marché » capitaliste - quoique bien entendu sous une autre
forme. Nous avons fourni une brève description de ce gaspillage et une analyse des racines
de cette irrationalité dans le n° 20 de cette revue (« La révolution prolétarienne contre la
bureaucratie », pp. 139 à 156). [repris dans C. Castoriadis, La société bureaucratique.]
L E CONTENU DU SOCIALISME 183

objectifs intermédiaires) à un travail purement technique d'exécution, qui lui-


même peut être mécanisé et automatisé à un degré énorme.
La base de ces méthodes est précisément l'idée de l'interdépendance totale
des divers secteurs de l'économie (le fait que tout ce qu'un secteur utilise pour
produire est déjà produit d'un autre, et inversement que tout le produit de
chaque secteur doit en fin de compte être utilisé par les autres). A cette idée qui
remonte à Quesnay, et qui forme la base de l'analyse de l'accumulation capita-
liste par Marx, un groupe d'économistes américains autour de W. Leontief ont
pu depuis vingt ans donner une expression statistique et une application à
l'économie réelle qui vont s'amplifiant constamment 21 . Cette interdépendance
signifie qu'à tout instant (pour un état donné de la technique et une structure
donnée de l'équipement de l'économie) la production de chaque secteur est liée
par des relations relativement stables aux quantités de produits d'autres sec-
teurs que ce secteur utilise (consomme productivement). Tout le monde sait
qu'il faut une quantité donnée de charbon pour produire une tonne d'acier de
tel type, et qu'en plus il faut tant de ferraille ou de minerai de fer, tant d'heures
de travail, tant de dépenses d'entretien et de réparations, etc. Le rapport « char-
bon utilisé/acier produit », exprimé en valeur, est le coefficient technique courant
déterminant la consommation productive de charbon par unité d'acier produite.
Si l'on veut augmenter la production d'acier, au-delà d'un certain point il ne
servira à rien d'augmenter les quantités de charbon, ferraille, etc., livrées aux
aciéries ; il faudra construire des nouveaux fours, autrement dit augmenter
l'équipement ou la capacité productive installée des aciéries. Pour produire telle
quantité additionnelle d'acier, il faudra donc produire telle et telle quantité
d'équipement (de type spécifié). Le rapport « telle quantité de tel type d'équi-
pement/capacité de production d'acier par période », exprimé en valeur, est le
coefficient technique de capital déterminant la quantité de capital utilisé par
unité d'acier produite au cours d'une période.
Tout cela est parfaitement connu et banal, et on peut s'en tenir là s'il s'agit
de la direction d'une seule entreprise ; chaque firme se base sur ces considéra-
tions - beaucoup plus détaillées - lorsque, ayant décidé de produire tant ou
d'augmenter sa capacité de production de tant, elle achète ses matières pre-
mières, embauche de la main-d'œuvre ou commande son équipement. Mais lors-
qu'on considère l'ensemble de l'économie, le problème change : l'interdépen-
dance des secteurs fait que l'augmentation de la production d'un secteur se
répercute (à des degrés différents) sur tous les autres et finalement sur le sec-
teur même dont on est parti. Une augmentation de la production d'acier exige
immédiatement une augmentation donnée de la production de charbon ; mais
cette dernière entraîne, supposons, d'un côté l'accroissement de tel type d'équi-
pement des mines, d'un autre côté, l'embauche de main-d'œuvre supplémen-

21. La littérature relative à ce sujet s'accroît tous les jours. Le point de départ d'une étude du
sujet reste toujours le travail de W. Leontief, The structure of the American economy, New
York, 1951. V. aussi Leontief and others, Studies in the structure ofAmerican economy, New
York, 1953.
184 SOCIALISME OU BARBARIE

taire. Les besoins accrus d'équipement des mines entraînent (supposons) une
demande additionnelle d'acier - et d'autres types de produits et de travail. La
demande additionnelle d'acier se répercute à son tour sur la demande de char-
bon - et ainsi de suite. De son côté, la main-d'œuvre nouvellement employée a des
revenus accrus - donc elle achète davantage de biens de consommation de divers
types, dont la production exige telles et telles quantités de matières premières,
d'équipement, etc. (et à nouveau de charbon et d'acier). Ce n'est pas la plaisan-
terie sur l'âge du capitaine, mais un des problèmes centraux auxquels la plani-
fication doit - et peut - répondre : de combien augmentera la demande de bas
nylon dans les Basses-Pyrénées si on construit un haut fourneau en Lorraine ?
La méthode des matrices de Léontief, combinée à d'autres méthodes
modernes (l'activity analysis de Koopmans22 dont la « recherche opérationnelle »
est un cas particulier) permet, dans le cas d'une économie socialiste, la solu-
tion en théorie exacte de ce problème. Une matrice est un tableau dans lequel
sont disposés systématiquement les coefficients techniques (courants et de capi-
tal) exprimant la dépendance de chaque secteur par rapport à chacun des
autres. Tout objectif final défini se présente comme une série de biens d'utili-
sation finale en quantités spécifiées devant être produits au cours d'une période
donnée. Dès que cet objectif final est donné, la solution d'un système d'équations
simultanées permet de définir immédiatement tous les objectifs intermédiaires,
donc les tâches à réaliser pour chaque secteur de l'économie.
La solution de ces problèmes sera la tâche d'une entreprise spécifique, méca-
nisée et automatisée à un degré important, et dont le travail consistera en une
véritable « fabrication en série » des plans et de leurs diverses pièces détachées.
Cette entreprise, c'est Yusine du plan.
L'atelier central de l'usine du plan sera probablement (pour commencer) un
ordinateur électronique dont la mémoire magnétique aura emmagasiné les
coefficients techniques et les capacités installées de production de chaque sec-
teur et qui, « nourri » avec des objectifs hypothétiques, « produira » les tâches
de production par secteur que ces objectifs impliqueraient (y compris, bien
entendu, les heures de travail qu'aurait à fournir dans chaque cas le secteur
« travailleurs »)23.
Autour de cet atelier seraient disposés d'autres analogues, dont les tâches
seraient : étude de la répartition et des flux régionaux de la production cou-
rante et des investissements nouveaux ; étude de divers optima techniques,
compte tenu de l'interdépendance générale ; détermination de la valeur uni-
taire des diverses catégories de produits, etc.

22. Voir T. Koopmans, Activity analysis of production and allocation, New-York, 1951.
23. La division de l'économie en une centaine de secteurs, correspondant à la capacité présente
[1957] des ordinateurs électroniques, est à peu près « à mi-chemin » entre la division en deux
secteurs, biens de production et biens de consommation, avec laquelle travaillait Marx, et les
quelques milliers de secteurs qu'exigerait une division parfaitement rigoureuse. Il est probable
qu'elle sera suffisante dans la pratique. Elle pourrait d'ailleurs être facilement raffinée dès
maintenant par une solution du problème en plusieurs étapes.
L E CONTENU DU SOCIALISME 185

Deux services de l'usine du plan méritent une mention particulière : le recen-


sement et le service des coefficients techniques.
La qualité du travail de planification, ainsi conçu, dépend de la qualité de
la connaissance réelle de l'état de l'économie qui est à sa base ; l'exactitude de
la solution dépend, autrement dit, de la connaissance adéquate des « conditions
initiales » et des coefficients techniques. Des recensements industriels et agri-
coles sont faits à intervalles réguliers dans les pays capitalistes avancés dès
maintenant ; ils offrent une base de départ, mais ils sont extrêmement frag-
mentaires, imprécis, inexacts et inadéquats. Un inventaire propre et complet
sera la première tâche d'un pouvoir ouvrier. Mais cet inventaire, qui implique
une préparation sérieuse considérable, ne sera pas fait par décret du jour au len-
demain, ni ne sera achevé une fois fait. Son perfectionnement et sa mise à jour
sera une tâche permanente de l'usine du plan, en coopération étroite avec les
services correspondants des entreprises. Les résultats de ce travail modifieront
et enrichiront chaque fois la mémoire de l'ordinateur central (qui pourra
d'ailleurs se charger lui-même d'une partie considérable de la tâche).
D'un autre côté, la détermination des coefficients techniques posera des pro-
blèmes analogues. Elle peut être faite grossièrement au départ à partir de don-
nées statistiques générales (« en moyenne, le textile a utilisé tant de coton pour
produire tant de cotonnades »), mais elle devra être rapidement précisée par le
travail des techniciens de chaque secteur, capable de fournir des relations beau-
coup plus précises. Aussi bien la connaissance graduellement améliorée des
coefficients techniques que surtout la modification réelle de ces coefficients à la
suite des nouveaux développements de la technologie entraîneront des révi-
sions périodiques des données emmagasinées par l'ordinateur.
Une connaissance aussi large de l'état réel et des possibilités de l'économie,
la révision perpétuelle des données matérielles et techniques et les conclusions
instantanées qui pourront en être tirées chaque fois signifieront des gains dont
il est difficile de se faire une idée, mais dont il est probable qu'ils seront
immenses. Nous ne citerons que deux indications. Dans une série de problèmes
particuliers, l'emploi des méthodes modernes et des calculateurs électroniques
a permis de donner des réponses s'éloignant considérablement de la pratique
suivie jusqu'alors et beaucoup plus économiques et rationnelles. Or ces possi-
bilités restent actuellement inexploitées dans le domaine où elles doivent être
de loin les plus importantes, celui de l'économie dans son ensemble. D'autre
part, toute modification technique dans un secteur donné peut en principe affec-
ter les conditions de rentabilité et le choix rationnel des méthodes de produc-
tion dans tous les autres secteurs. L'économie socialiste pourra tenir compte de
cet effet intégralement et instantanément. L'économie capitaliste n'en tient
compte qu'en petite partie et avec des délais considérables.
La réalisation matérielle de cette usine du plan sera immédiatement possible
dans un pays moyennement industrialisé. L'équipement nécessaire existe d'ores
et déjà, les hommes capables de le faire fonctionner également. Des branches
professionnelles qui n'ont pas de raison d'être dans une économie socialiste,
comme les banques et les assurances, effectuent actuellement, à l'aide de ces
\
186 SOCIALISME OU BARBARIE

mêmes moyens modernes, un travail identique dans la forme. S'adjoignant des


mathématiciens, des économétriciens et des statisticiens, les travailleurs de ces
secteurs pourront fournir le personnel de l'usine du plan. Et la gestion ouvrière,
les exigences d'une économie rationnelle, donneront une impulsion extraordi-
naire au développement, à la fois « spontané et automatique » et conscient, des
techniques logiques et mécaniques de la planification.
Pour résumer : le rôle de l'usine du plan ne sera évidemment pas de décider
du plan. Les objectifs du plan seront déterminés par la société, sous une forme
que nous décrirons plus loin. Le rôle de l'usine du plan sera : avant l'adoption
du plan, de calculer et de présenter à la société les implications et les consé-
quences du plan ou des plans proposés. Après l'adoption du plan, de réviser
constamment les données de la planification courante, et de tirer le cas échéant
les conséquences de ces modifications, en informant l'Assemblée centrale et les
secteurs intéressés sur les changements d'objectifs intermédiaires - donc de
tâches de production - qui doivent en découler. Ni dans le premier cas ni dans
le second elle n'aura à décider elle-même de quoi que ce soit, sauf, comme toute
autre usine, de l'organisation de son propre travail.

Le marché des biens de consommation

Avec une technique donnée, la détermination des « objectifs intermédiaires »


est, comme nous venons de le voir, une affaire mécanique (avec une technique
en évolution permanente, d'autres problèmes se posent, que nous traiterons plus
loin). Mais qu'en est-il des biens de consommation ? Comment sera faite la déter-
mination de la liste et des quantités des biens de consommation à produire ?
Il est clair d'abord que cette détermination ne peut pas se faire de façon
démocratique directe. La décision de planification proposée à la société ne peut
pas porter, comme sur un objectif final, sur la liste complète dans le détail des
biens de consommation à produire et de leurs quantités. Une telle décision ne
serait pas démocratique, car elle ne serait pas prise en connaissance de cause :
personne ne peut prendre une décision sensée sur des listes comportant des
milliers d'articles en quantités variables. Deuxièmement, une telle décision
équivaudrait à une tyrannie de la majorité sur la minorité, dépourvue de toute
justification. Si 40 % de la population désirent consommer tel article et sont
disposés à payer pour l'avoir, il n'y a aucune raison de les en priver sous pré-
texte que les autres n'en veulent pas. Il n'y a pas de goût plus logique qu'un
autre, ni une raison quelconque pour prendre une décision tranchant le pro-
blème, puisque la satisfaction des désirs des uns n'est pas incompatible avec
celle des désirs des autres. Le rationnement - car c'est à cela qu'un système de
décision majoritaire reviendrait en l'occurrence - est le mode le plus irration-
nel de régler ce problème ; mode intrinsèquement absurde partout ailleurs que
sur le radeau de Méduse ou dans la forteresse assiégée.
La décision de planification concernera donc le niveau de vie ou le volume
global de la consommation - en termes de revenu disponible pour chacun - et
non pas la composition dans le détail de cette consommation.
LE CONTENU DU SOCIALISME 187

Si le volume global de la consommation est défini, on pourrait être tenté de


traiter les articles dont il se compose comme des « objectifs intermédiaires ». On
pourrait dire : « Lorsque les consommateurs disposent de tel revenu, ils achè-
tent telle quantité de cet article ». Mais ce serait là une réponse artificielle et
finalement erronée. La détermination d'un objectif de niveau de vie n'entraîne
pas pour la consommation humaine des implications du type de celles qu'en-
traîne pour la production de charbon la décision de produire tant de tonnes
d'acier. Il n'y a pas des « coefficients techniques » du consommateur. Dans la pro-
duction matérielle, ces coefficients ont un sens intrinsèque, dans le domaine de
la consommation, ils ne représenteraient qu'un artifice comptable. Certes, il y
a une régularité statistique de la structure de la demande des consommateurs,
en fonction de leur revenu, régularité sans laquelle l'économie capitaliste pri-
vée ne pourrait pas fonctionner. Cependant cette régularité est toute relative.
Ce qui est plus, elle sera modifiée de fond en comble pendant la période socia-
liste : une redistribution étendue des revenus aura lieu ; des bouleversements
multiples surviendront sur tous les plans ; le viol permanent des consomma-
teurs par la publicité et les techniques de vente du capitalisme cessera ; d'autres
goûts surgiront en fonction de l'accroissement du temps libre. Enfin, la régu-
larité statistique de la demande des consommateurs ne résout pas le problème
des écarts que la demande réelle au cours d'une période peut présenter par rap-
port au plan. Une planification réelle ne peut pas dire : « le niveau de vie aug-
mentera de 5 % l'année prochaine, cela, comme l'expérience nous l'enseigne,
entraînera une augmentation de 20 % de la demande de voitures, donc il faut
produire 20 % de voitures de plus » et s'en tenir là. Elle sera obligée de com-
mencer ainsi, à défaut d'autres critères ; mais elle doit comporter, incorporés à
sa structure, des mécanismes correctifs pouvant répondre aux écarts de l'évo-
lution réelle par rapport à l'évolution « prévue ».
Pour ces raisons, la société socialiste réglementera la structure de sa consom-
mation à partir du principe de la souveraineté du consommateur - ce qui
implique l'existence d'un marché réel pour les biens de consommation. La déci-
sion générale de planification définira la proportion de son produit que la société
veut consacrer à la satisfaction de ses besoins de consommation, celle consacrée
aux besoins de la collectivité (« consommation publique ») et celle consacrée au
développement des forces productives (« investissement »). Mais la structure de
la consommation sera définie par la demande des consommateurs eux-mêmes.
Comment fonctionnera ce marché, comment s'y réalisera l'adaptation réci-
proque de l'offre et de la demande?
Il y a d'abord une condition d'équilibre global : l'ensemble des revenus dis-
tribués (salaires, retraites, etc..) devra être égal à la valeur (quantités x prix)
des biens de consommation offerts au cours de la période.

Une première décision « empirique » devra être prise, pour commencer, sur
la structure de la consommation. Elle s'appuiera sur les régularités statistiques
traditionnellement « connues », en les corrigeant pour tenir compte de l'effet des
facteurs nouveaux (égalisation des revenus, par exemple). Elle devra prévoir
188 SOCIALISME OU BARBARIE

également la constitution de stocks plus élevés que ceux qui sont « technique-
ment » nécessaires.
Les écarts possibles du déroulement réel de la consommation par rapport
aux prévisions rencontreront trois « amortisseurs » ou processus de correction
successifs :
a) variations des stocks,
b) hausse (ou baisse, en cas de déficit de la demande) du prix de la mar-
chandise considérée aussi longtemps que les stocks continuent à baisser (ou à
s'accumuler) avec explication au public de la raison de cette modification des
prix,
c) entre-temps, rajustement de la structure de la production des biens de
consommation, jusqu'au point où le flux de production devient égal (après
reconstitution de stocks normaux) au flux de la demande. A ce moment-là, le
prix de vente est ramené au prix normal.
Etant donné le principe de la souveraineté des consommateurs, l'écart entre
demande réelle et production prévue doit être corrigé non pas par l'instauration
d'une différence permanente entre prix de vente et prix normal, mais par la
modification de la structure de la production. En effet, un tel écart signifie ipso
facto que la décision de planification était erronée dans ce domaine.

Monnaie, prix, salaires et valeur

Beaucoup d'absurdités ont été dites sur la monnaie et sa suppression dans


une société socialiste. Il est pourtant clair que le rôle de la monnaie est radi-
calement transformé à partir du moment où elle ne peut plus être instrument
d'accumulation ou de pression sociale, personne ne pouvant posséder des
moyens de production et tous les revenus étant égaux. Les travailleurs tou-
cheront un revenu ; et ce revenu prendra la forme de signes leur permettant de
répartir leurs dépenses comme ils l'entendent dans le temps et entre divers
objets. Luttant contre des réalités et non contre des mots, nous n'avons aucune
hésitation à appeler ce revenu « salaire », et ces signes « monnaie ».
De même, nous avons appelé plus haut « prix normal » l'expression moné-
taire de la valeur-travail2'1. Cette valeur, seule base rationnelle possible d'une
comptabilité sociale et seul étalon de mesure ayant une signification pour les

24. La valeur-travail comprend évidemment le coût social actuel de l'équipement usé en cours
de période. Voir, sur le calcul de la valeur-travail à l'aide de la méthode matricielle, « Sur la
dynamique du capitalisme » dans le n° 12 de S. ou B., pp. 7 à 22. L'adoption de la valeur tra-
vail comme étalon équivaut à utiliser ce que les économistes académiques appellent « coût nor-
mal à long terme ». Le point de vue exprimé dans le texte correspond à celui de Marx, qui est
en général violemment combattu par les économistes académiques, même « socialistes » ;
pour ceux-ci, ce serait le « coût marginal » qui devrait déterminer les prix (cf. par exemple Joan
Robinson, An Essay on Marxian Economies, Londres, 1947, pp. 23 à 28). Nous ne pouvons
entrer ici dans cette discussion. Disons seulement que l'application du principe du coût mar-
ginal signifierait que le prix du billet Paris-New York par avion devrait être égal tantôt à
zéro et tantôt au coût d'un Super-Constellation.)
le contenu du socialisme 189

hommes, sera nécessairement le fondement du calcul de rentabilité de la pro-


duction socialiste (calcul dont l'objet essentiel sera la réduction des coûts directs
et indirects en travail humain). La détermination du prix des objets de consom-
mation à partir de leur valeur signifiera que pour chacun le coût des objets de
consommation apparaîtra comme l'équivalent du travail qu'il aurait lui-même
dépensé à les produire muni de l'équipement et de la capacité sociales
moyennes.
Ce sera une simplification et une clarification si l'unité monétaire est le « pro-
duit net d'une heure de travail », c'est-à-dire l'unité de valeur, et le salaire
horaire une fraction de cette unité (égale au rapport consommation privée/pro-
duction nette totale), de telle façon que la « décision fondamentale » de la pla-
nification (répartition de produit social entre consommation et investissement)
soit immédiatement évidente à chacun, de même que le coût social de tout objet
qu'il achète.

Légalité absolue des salaires

Suivant l'aspiration profonde des ouvriers - les revendications ouvrières,


lorsqu'elles s'expriment indépendamment de la bureaucratie syndicale, sont de
plus en plus souvent dirigées contre la hiérarchie des salaires 25 - une égalité
absolue prévaudra en matière de salaires. Aucune justification, autre que l'ex-
ploitation, ne peut fonder l'existence d'une hiérarchie des salaires 26 , qu'elle cor-
responde à la qualification professionnelle ou à des différences de rendement.
Si le travailleur avançait lui-même les frais de sa qualification professionnelle,
et si la société socialiste le considérait comme s'il était une « entreprise », la
récupération de ces frais au cours de sa vie active pourrait tout au plus « jus-
tifier » un écart allant dans le cas extrême de 1 à 2 (entre le manoeuvre-balai
et le spécialiste de la chirurgie du crâne). Mais les frais de formation seront
avancés par la société (ils le sont en fait dès maintenant dans la plupart des cas),
et le problème de leur « récupération » n'a pas de sens. Quant au rendement, il
dépend déjà actuellement beaucoup moins de la prime, et beaucoup plus de la
contrainte imposée par les machines et la surveillance, d'un côté, de la discipline
des groupes élémentaires des travailleurs dans l'atelier, de l'autre. La société
socialiste ne peut pas imposer l'augmentation du rendement par la contrainte
économique, sans entrer de nouveau dans tout le fatras capitaliste des normes,

25. Les grèves de Nantes, en 1955, se sont déroulées sur une revendication anti-hiérarchique
d'augmentation uniforme pour tous. Les Conseils ouvriers hongrois demandaient la sup-
pression des normes et une limitation sévère de la hiérarchie. Ce qui transpire des déclara-
tions officielles indique qu'une lutte permanente contre la hiérarchie se déroule dans les
usines russes. V. « La révolution prolétarienne contre la bureaucratie », dans le n° 20 de cette
revue, pp. 149-153. [repris dans C. Castoriadis, La société bureaucratique.]
26. Pour une discussion détaillée du problème de la hiérarchie voir « Les rapports de pro-
duction en Russie », dans le n° 2 de cette revue, pp. 50 à 66 [repris dans La société bureau-
cratique et partiellement reproduit dans le présent volume, pp. 36 à 52.]. V. également « Sur
la dynamique du capitalisme », n° 13, pp. 67 à 69.
190 socialisme ou barbarie

de la surveillance, etc. La discipline de travail résultera (comme c'est en partie


le cas aujourd'hui déjà) de l'organisation du groupe élémentaire des travailleurs
dans l'atelier, de la coopération et du contrôle réciproque des ateliers dans
l'usine, des conférences des producteurs des diverses entreprises et des divers
secteurs. Le groupe élémentaire de travailleurs dans un atelier peut en règle
générale discipliner un individu, et, si celui-ci se révèle incorrigible, l'obliger à
quitter l'atelier. Le récalcitrant n'aurait alors d'autre recours que de chercher
à entrer dans un autre groupe de travailleurs et à s'en faire accepter ou de res-
ter sans travail.
L'égalité des salaires donnera un sens réel au marché des biens de consom-
mation où chaque participant sera enfin doté pour la première fois d'un vote
égal. Elle supprimera un nombre infini de conflits, aussi bien dans la vie cou-
rante que dans la production, et permettra de réaliser une cohésion extraordi-
naire des travailleurs. Elle détruira à sa base toute la monstruosité mercantile
du capitalisme, privé ou bureaucratique, la commercialisation des personnes,
cet univers où l'on ne gagne pas ce que l'on vaut, mais où l'on vaut ce que l'on
gagne. Quelques années d'égalité des salaires et peu de chose subsistera de la
mentalité présente des individus.

La décision fondamentale

La décision fondamentale, c'est la décision par laquelle la société détermine


l'objectif final du plan. Elle concerne les deux données qui, en fonction des
« conditions initiales » de l'économie, déterminent l'ensemble de la planifica-
tion : le temps de travail que la société veut consacrer à la production ; la par-
tie de la production qu'elle veut consacrer respectivement à la consommation
privée, à la consommation publique, à l'investissement.
Dans la société capitaliste privée ou bureaucratique, le temps de travail est
déterminé par la classe dominante, au moyen de contraintes directes (c'était le
cas jusqu'à hier dans les usines russes) ou économiques. La société socialiste
subira elle aussi la contrainte de l'économie puisque une décision de modifica-
tion de la durée du travail se répercutera (toutes choses égales par ailleurs)
sur la production. Mais elle pourra décider en connaissance de cause, devant les
données du problème clairement exposées. La société socialiste sera la première
société moderne à pouvoir déterminer de façon rationnelle la répartition du
produit social entre consommation et investissement 27 . Dans la société capita-
liste privée, cette répartition est effectuée de façon absolument aveugle, et il est
vain de chercher une « rationalité » quelconque dans les facteurs qui détermi-
nent le volume de l'investissement 28 . Dans la société bureaucratique, le volume
de l'investissement relève d'une décision entièrement arbitraire de la bureau-
cratie centrale, qui n'a jamais été capable de la justifier autrement qu'en psal-

27. Nous laissons désormais de côté le problème de la consommation publique


28. Dans son œuvre principale, consacrée à cette question, et après un usage modéré d'équa-
tions différentielles, Keynes parvient à la conclusion que la déterminante principale de l'in-
le contenu du socialisme 191

modiant des litanies sur la « priorité de l'industrie lourde »29. Mais y aurait-il
une base rationnelle « objective » d'une décision centrale en la matière, cette
décision serait ipso facto irrationnelle si elle était prise en l'absence des seuls
intéressés - de l'ensemble de la société. Elle reproduirait la contradiction fon-
damentale de tout régime d'exploitation : elle traiterait les hommes dans le
plan comme une variable à comportement prévisible parmi d'autres, elle les
transformerait donc en objets dans son principe théorique et serait rapidement
amenée à les traiter en objets dans la pratique. Elle contiendrait le germe de
son propre échec, puisque au lieu de stimuler la participation des producteurs
à l'exécution du plan, elle les éloignerait d'un plan étranger à leur volonté. Il n'y
a pas de rationalité « objective » permettant de décider, à l'aide de formules
mathématiques, de l'avenir de la société, de son travail, de sa consommation, de
son accumulation. La seule rationalité dans ce domaine, c'est la raison vivante
des hommes, la décision des hommes eux-mêmes sur leur propre sort.
Mais cette décision ne sera pas un coup de dés. Elle s'appuiera sur une cla-
rification complète des données du problème, elle sera une décision en connais-
sance de cause.
La possibilité de cette clarification résulte de l'existence, pour un état donné
de la technique, d'un rapport déterminé entre l'investissement et l'accroisse-
ment de production que cet investissement permet. Ce rapport n'est rien d'autre
que le résultat de l'application à l'ensemble de l'économie des « coefficients tech-
niques de capital » dont nous avons parlé plus haut. Tel investissement dans les
aciéries permet tel accroissement du produit net des aciéries; et tel volume glo-
bal d'investissements permet tel accroissement net du produit social global30.
Par conséquent, tel rythme d'accumulation permet tel rythme d'accroissement
du produit social, donc du niveau de vie (ou des loisirs) - et finalement, telle frac-

vestissement sont les « esprits animaux » des entrepreneurs (The General Theory, pp. 161-162).
Quant à l'idée que le volume de l'investissement serait essentiellement déterminé par le taux
d'intérêt et que ce dernier découlerait du jeu des « forces réelles de la productivité et de
l'épargne », il y a longtemps qu'elle a été démolie par l'économie académique elle-même. V. par
exemple Joan Robinson, The Rate oflnterest and Other Essays, 1951).
29. On chercherait en vain dans les copieux travaux de M. Bettelheim la moindre tentative
d'une justification rationnelle quelconque du taux d'accumulation « choisi » par la bureaucratie
russe. Le « socialisme » de tels « théoriciens » ne signifie pas seulement : Staline (ou Kroucht-
chev) seul peut savoir. Il signifie aussi : ce savoir, de par sa nature, n'est pas communicable
au reste de l'humanité. Dans un autre pays, et en d'autres temps, cela s'appelait le Fiihrer-
prinzip.
30. Cet accroissement net du produit social n'est évidemment pas la somme pure et simple
des accroissements dans chaque secteur ; plusieurs éléments s'ajoutent et se retranchent
pour passer de celle-ci à celui-là. Telles sont par exemple les « utilisations intermédiaires »
des produits de chaque secteur, d'un côté, les « économies externes », de l'autre (un investis-
sement dans une branche, en supprimant un goulot d'étranglement, peut permettre l'utili-
sation de capacités de production déjà installées dans d'autres secteurs, jusqu'alors gas-
pillées). Mais le calcul de cet accroissement net ne présente aucune difficulté particulière ; il
est effectué automatiquement en même temps que le calcul des « objectifs intermédiaires »
(mathématiquement, la solution de l'un donne immédiatement la solution de l'autre).
192 socialisme ou barbarie

tion du produit consacrée à l'accumulation permet tel rythme d'accroissement


du niveau de vie. Le problème peut donc être posé dans ces termes : telle aug-
mentation immédiate de la consommation est possible - mais elle signifie qu'on
renonce à toute augmentation pour les années à venir. Telle autre augmenta-
tion, plus limitée, permettrait au produit social et donc aussi au niveau de vie
de s'accroître au rythme de X % par an, et ainsi de suite. « L'antinomie entre le
présent et le futur », avec laquelle se gargarisent les apologistes du capitalisme
et de la bureaucratie, sera encore là, mais clairement exposée ; et la société
pourra la trancher, consciente du cadre et des implications de sa décision.

Finalement donc, tout plan soumis aux travailleurs pour décision devra spé-
cifier :
- La durée de travail qu'il implique.
- Le niveau de consommation pendant la première période.
Les ressources consacrées à l'investissement et à la consommation
publique.
- Le rythme d'augmentation de la consommation pendant les périodes à
venir.
- Les tâches de production incombant à chaque entreprise.

Nous avons par endroits, afin de simplifier, présenté la décision sur l'objec-
tif du plan et la détermination des objectifs intermédiaires (implications du
plan quant à telle et telle production spécifique) comme deux actes consécutifs
et uniques. Mais en réalité, il y a u r a un va-et-vient continu entre ces deux
phases, et pluralité de propositions. D'un côté, les travailleurs ne peuvent déci-
der en connaissance de cause de l'objectif de la planification que s'ils en connais-
sent les implications pour eux-mêmes, non seulement en tant que consomma-
teurs, mais en tant que producteurs de telle entreprise spécifique. D'autre part,
il n'y a de décision en connaissance de cause que si cette décision peut tenir
compte de l'ensemble des possibles, donc si elle est choix portant sur une gamme
d'objectifs et d'implications. Par conséquent, le processus de décision prendra

Nous avons discuté le problème de la détermination globale du volume des investissements ;


la place ne nous permet pas de discuter le problème du choix des investissements particuliers.
Bornons-nous à quelques indications. La répartition des investissements par secteurs est
automatique une fois l'objectif final déterminé (tel niveau de consommation finale implique
directement ou indirectement, telle et telle capacité installée dans chaque secteur). Le choix
de tel type d'investissement entre plusieurs amenant le même résultat ne peut que dépendre
essentiellement des considérations relatives à la situation que tel ou tel type d'équipement
crée aux travailleurs qui l'utilisent, et, d'après tout ce que nous avons dit, le point de vue de
ces derniers sera décisif. Entre équipements équivalents sous cet angle (centrales thermiques
et hydrauliques, par exemple) le critère de rentabilité est toujours applicable. Là où le calcul
de la rentabilité implique l'utilisation d'un taux d'intérêt « comptable », la société socialiste
sera encore en position de supériorité sur l'économie capitaliste : elle utilisera comme « taux
d'intérêt » le taux d'expansion de l'économie, car on peut montrer que ces deux taux doivent
être nécessairement identiques dans une économie rationnelle (von Neumann, 1937).
le contenu du socialisme 193

la forme suivante : discussion par les Assemblées d'entreprise et élaboration par


les Conseils de propositions totales ou partielles portant sur les objectifs et les
possibilités de production pour la période à venir ; regroupement par l'usine
du plan de ces propositions, élimination des propositions irréalisables ou entraî-
nant des sous-emplois non voulus ; élaboration des propositions réalisables
(regroupées pour autant qu'elles sont compatibles) et de leurs implications sous
la forme la plus concrète possible (« la proposition A implique que l'usine X aug-
mentera l'année prochaine sa production de r % avec l'aide de l'équipement
additionnel Y ») ; discussion de ces propositions au sein des Conseils et des
Assemblées, éventuellement contre-propositions et répétition de la procédure
précédente ; discussion finale et vote majoritaire au sein des Assemblées d'en-
treprise.

[Résumé des pages 47-74 :


Les pages finales du texte sont d'abord consacrées à une
reprise de certains thèmes concernant la « forme » de la gestion
de l'économie, suivie de quelques considérations concernant le
« contenu » de celle-ci. « On considère comme allant de soi que
l'économie idéale est celle qui assure le rythme le plus rapide
de développement de la production matérielle, et, conjointement,
de réduction de la durée du travail. Cette idée, prise absolu-
ment, est absolument absurde. Plus exactement, elle n'est que
la condensation extrême de toute la mentalité, la psychologie,
la logique et la métaphysique du capitalisme, de sa réalité aussi
bien que de sa schizophrénie.[...] Cette mentalité "acquisitive"
que le capitalisme fait vivre et qui le fait vivre, sans laquelle il
ne pourrait fonctionner, et qu'il pousse au paroxysme, a pu être
une folie utile pendant une phase du développement de l'hu-
manité. Mais elle mourra avec le capitalisme. » (p. 49)
Mais c'est à « La gestion de la société » qu'est consacré le
reste du texte (pp. 50-74). Le « réseau d'Assemblées et de Conseils
n'est rien d'autre que l'Etat et le pouvoir de la société socialiste,
tout l'État et tout le pouvoir. Il n'existe aucune autre institution
pouvant diriger, pouvant prendre des décisions déterminantes
pour la vie des hommes ». Les conseils sont la « forme exclusive
et exhaustive d'organisation de la population » (pp. 50-54). Les
problèmes que peut poser ce type d'organisation dans l'agricul-
ture et dans les services ne sont nullement insurmontables,
même si la représentation de certaines couches (petit commerce,
artisanat, professions « libérales ») peut poser des problèmes
particuliers. « Elles sont sans doute, au départ et jusqu'à un cer-
tain degré, attachées à la "propriété". Mais jusqu'à quel point ?
Ce que nous savons, c'est comment elles ont réagi lorsque le sta-
linisme a voulu les faire entrer de force dans un bagne, non pas
dans une société socialiste. » (pp.54) Les conseils sont aussi la
194 socialisme ou barbarie

« forme universelle d'organisation des activités sociales » (pp. 54-


56), puisqu'ils ne sont pas seulement des organes de gestion de
la production mais aussi les organes de l'auto-administration
locale et les seules articulations du pouvoir central ; ce qui n'ex-
clut pas l'existence de conseils « locaux » dans les cas où pro-
duction et localité ne coïncident pas. Mais qu'en est-il des fonc-
tions « centrales » de l'Etat ? « L'État moderne est devenu une
immense entreprise - l'entreprise de loin la plus importante
dans la société moderne. Ses fonctions de direction, il ne peut les
accomplir que dans la mesure où il s'est transformé en une
énorme constellation d'appareils d'exécution, au sein desquels
le travail est devenu un travail collectif, divisé et spécialisé ». Ces
« administrations » peuvent donc devenir des entreprises, ayant
même statut que les autres entreprises, gérées par ceux qui y
travaillent. Restent des fonctions de l'État qui ne sont nulle-
ment « techniques » mais politiques, et l'instance qui les accom-
plit est bel et bien un pouvoir central : l'Assemblée et le Gou-
vernement des Conseils. Dans les pp. 58-65, Chaulieu discute
les divers arguments avancés dans le passé contre la possibilité
même de la démocratie directe, et affirme en particulier qu'il
est possible de mettre les techniques modernes de télécommu-
nication au service de la démocratie. Mais il insiste surtout sur
ce point essentiel : « si l'Assemblée laisse faire le Gouvernement,
ou si les travailleurs laissent faire leurs délégués à l'Assemblée,
il n'y a évidemment rien à faire. La population ne peut exercer
le pouvoir politique que si elle veut l'exercer. Cette organisation
fait simplement que la population pourra exercer le pouvoir,
pourvu qu'elle le veuille. » (p. 61) Dans les trois parties finales,
« "Etat", "partis", "politique" » (p. 66-68), « Les libertés et la dic-
tature du prolétariat » (pp. 68-70) et « Les problèmes de "tran-
sition" » (pp. 71-74), Chaulieu attire l'attention sur le fait qu'il
y a, à terme, une contradiction entre l'existence de partis forts et
le système des Conseils. « L'existence parallèle des Conseils et
des partis signifie qu'une partie de la vie politique réelle se
déroulera en dehors des Conseils, et que des gens tendront à
agir dans les Conseils en fonction de décisions déjà prises
ailleurs. Si cette tendance devait prédominer, elle amènerait
rapidement l'atrophie et finalement la disparition des Conseils.
Inversement, le développement socialiste ne pourra être carac-
térisé que par l'atrophie progressive des partis. » (p. 67) Il
dénonce enfin la mystification contenue dans l'idée des trots-
kistes de « sociétés de transition » « s'emboîtant tant bien que
mal les unes dans les autres ». « Entre le communisme et le capi-
talisme, il y avait le socialisme : mais entre le socialisme et le
capitalisme, il y avait « l'État ouvrier » ; entre « l'État ouvrier »
le contenu du socialisme 195

et le capitalisme, il y avait « l'État ouvrier dégénéré » (qui est


susceptible, la dégénérescence étant un processus, dégradations :
dégénéré, très dégénéré, monstrueusement dégénéré, etc. [..JTout
cela, afin d'éviter de reconnaître que la Russie était redevenue
une société d'exploitation qui n'avait plus rien de socialiste, ni
de près, ni de loin, et que la dégénérescence de la révolution
russe obligeait à réexaminer l'ensemble des questions relatives
au programme et au contenu du socialisme, au rôle du proléta-
riat, à la fonction du parti, etc. » (pp. 71-72) Et il conclut en
insistant sur le fait que le programme présenté dans le texte est
un programme « actuel, actuellement réalisable. » ]
CHAPITRE V

L'ORGANISATION

La question de l'organisation a agité le groupe depuis sa fon-


dation en 1948jusqu'à son auto-dissolution en 1967. De la part
d'une collectivité aussi restreinte, cela peut paraître futile. C'est
qu'à aucun moment, S. ou B. ne s'est contenté de traiter de l'or-
ganisation en termes seulement empiriques et pragmatiques ; il
s'est toujours attaché au contraire à fonder les principes de fonc-
tionnement et d'action sur les considérations théoriques. En
1948, il s'agissait de déterminer en quoi et jusqu'à quel point les
nouvelles données de l'expérience historique, à savoir l'appari-
tion et le pouvoir croissant à l'échelle mondiale des bureaucra-
ties ouvrières, exigeaient de redéfinir le contenu et les formes de
l'action des révolutionnaires et d'en tirer les implications pour
la pratique ici et maintenant. Sur ces deux plans, théorique et
pratique, des divergences profondes sont apparues très tôt,
notamment entre les deux principaux initiateurs du groupe,
Lefort et Castoriadis, et elles se sont maintenues, même si leurs
positions respectives ont évolué.
Les textes que nous reproduisons dans cette section permet-
tent de cerner la teneur de ce débat. Celui-ci présente deux traits
quelque peu contradictoires. D'une part, quelle que soit la
vigueur des oppositions qui s'expriment, les réponses apportées
au problème de l'organisation convergent sur des points impor-
tants et renouvellent profondément les conceptions qui avaient
cours jusque là dans le mouvement ouvrier. D'autre part, et mal-
gré cela, ces réponses resteront longtemps formulées à l'aide de
notions marquées par l'héritage marxiste-léniniste. Qu'on en
juge par la façon dont S. ou B. annonce, dans le n°l de la revue,
son projet d'organisation : elle « représente la direction idéolo-
gique et politique de la classe dans les conditions du régime
d'exploitation, mais une direction qui prépare sa propre sup-
pression par sa fusion avec les organismes autonomes de la
classe dès que l'entrée de la classe dans la lutte révolutionnaire
fait apparaître sur la scène historique la véritable direction de
l'humanité, qui est cet ensemble de la classe prolétarienne elle-
même. » Le lecteur non spécialiste en éprouvera sans doute une
impression non seulement d'accablement mais aussi d'obscu-
rité.
\
198 socialisme ou barbarie

Une autre cause d'obscurité réside dans la part de non-dit


qui pèse sur le débat. Ce n'est pas ici le lieu de dire à la place
des auteurs ce qu'ils ont tu. Mais, à mesure que la controverse
s'approfondit, de 1948 à 1958, on est de plus en plus enclin à
penser que l'enjeu véritable en est la nature de la révolution, sa
légitimité même, la place du politique dans une société autogé-
rée, la nature de la démocratie dans une telle société...
Enfin, le lecteur exigeant s'étonnera peut-être de constater
que certains problèmes essentiels restent comme des points
aveugles, et ne facilitent donc pas la lecture de ces textes : comme
ils ne sont pas posés, on leur apporte par défaut, implicitement,
des réponses considérées comme acquises. Problèmes vertigi-
neux, assurément, tels que : qu'est-ce que la conscience poli-
tique ? Quelle part y tiennent l'affect, la passion ? Qu'est-ce
qu'agir sur cette conscience politique ? Le peut-on ? Par quels
moyens ?
Malgré ces limites, les textes reproduits ci-dessous posent la
question de l'organisation et de l'action militante dans des
termes suffisamment profonds pour rester tout à fait pertinents
aujourd'hui.
Les textes retenus se répartissent sur trois périodes de l'his-
toire du groupe.

I 1948-1952

Dès la fondation du Groupe, la question de l'organisation et


même, le mot étant encore employé, du parti révolutionnaire est
au centre de ses débats. Mais en avril 1949, les circonstances
viennent cristalliser des divergences dans des termes relative-
ment concrets : il s'agit de définir les rapports des membres du
Groupe avec les « comités de lutte ». Ces derniers viennent de
surgir comme des organismes autonomes et antibureaucratiques
et ils apparaissent comme le lieu où se manifeste une authen-
tique conscience de classe et où, donc, il est important d'inter-
venir. Mais sur quelle base ? En tant que membres du groupe ?
Dans le cadre d'une discipline collective ? Certains s'y refusent,
mettant ainsi en cause l'existence même du groupe en tant que
porteur d'un projet collectif, en tant qu'embryon d'organisation.
Une résolution, élaborée par Chaulieu, et dont nous donnons
ici quelques points, est finalement adoptée ; elle définit la concep-
tion que le groupe se fait du parti révolutionnaire et de ses rap-
ports avec les organismes autonomes de la classe ouvrière, tels
que les Comités de lutte.
D.B. et D.F.
LE PARTI REVOLUTIONNAIRE
Résolution (n° 2, mai-juin 1949, pages 100-102,106)

7. La nécessité du parti révolutionnaire découle simplement du fait qu'il


n'existe pas d'autre organisme de la classe capable d'accomplir ces tâches de
coordination et de direction d'une manière permanente avant la révolution, et
qu'il est impossible qu'il en existe. Les tâches de coordination et de direction de
la lutte révolutionnaire sur tous les plans sont des tâches permanentes, uni-
verselles et immédiates. Des organismes capables de remplir ces tâches, embras-
sant la majorité de la classe ou reconnus par celle-ci et créés sur la base des
usines n'apparaissent qu'au moment de la révolution. Encore ces organismes
(organes de type soviétique) ne s'élèvent à la hauteur des tâches historiques
qu'en fonction de l'action constante du parti pendant la période révolutionnaire.
D'autres organismes, créés sur la base des usines et ne groupant que des élé-
ments d'avant-garde (Comités de lutte), dans la mesure où ils envisageront la
réalisation de ces tâches d'une manière permanente et à l'échelle nationale et
internationale, seront des organismes du type du parti. Mais nous avons déjà
expliqué que les Comités de lutte, par le fait qu'ils n'ont pas des frontières
strictes et un programme clairement défini, sont des embryons d'organismes
soviétiques et non pas des embryons d'organismes du type parti.

8. La valeur énorme des Comités de lutte, dans la période à venir, ne vient


pas du fait qu'ils remplaceraient le parti révolutionnaire - ce qu'ils ne peuvent
ni ne doivent faire - mais qu'ils représentent la forme permanente de regrou-
pement des ouvriers qui prennent conscience du caractère et du rôle de la
bureaucratie. Forme permanente, non pas dans le sens qu'un Comité de lutte,
une fois créé, persistera jusqu'à la révolution, mais que chaque fois que des
ouvriers voudront se grouper sur des positions antibureaucratiques, ils ne pour-
ront le faire que sous la forme du Comité de lutte. En effet, les problèmes per-
manents que pose la lutte des classes sous ses formes les plus immédiates et les
plus quotidiennes rendent indispensable une organisation des ouvriers, de la
nécessité de laquelle ceux-ci ont une cruelle conscience. Le fait, d'autre part, que
l'organisation classique des masses créée pour répondre à ces problèmes, le syn-
dicat, est devenu et ne peut qu'être de plus en plus, l'instrument de la bureau-
cratie et du capitalisme étatique, obligera les ouvriers à s'organiser indépen-
damment de la bureaucratie et de la forme syndicale elle-même. Les Comités
de lutte ont tracé la forme de cette organisation de l'avant-garde.
Si les Comités de lutte ne résolvent pas la question de la direction révolu-
tionnaire, du parti, ils sont cependant le matériel de base pour la construction
200 socialisme ou barbarie

du parti dans la période actuelle. En effet, non seulement ils peuvent être pour
le parti un milieu vital pour son développement, aussi bien du point de vue des
possibilités de recrutement que de l'audience qu'ils offrent à son idéologie ; non
seulement les expériences de leur combat sont un matériel indispensable pour
l'élaboration et la concrétisation du programme révolutionnaire ; mais ils seront
les manifestations essentielles de la présence historique de la classe même dans
une période où toute perspective immédiate positive fait défaut, comme la
période actuelle. A travers eux la classe lancera des assauts partiels, mais extrê-
mement importants contre la dalle bureaucratique et capitaliste, assauts qui
seront indispensables pour qu'elle garde la conscience de ses possibilités d'ac-
tion.
Inversement, l'existence et l'activité du parti est une condition indispen-
sable de la propagation, de la généralisation et de l'achèvement de l'expérience
des Comités de lutte, car seul le parti peut élaborer et propager les conclusions
de leur action.

9. Le fait que la classe ne peut pas créer avant la révolution, pour l'accom-
plissement de ses tâches historiques, un autre organisme que le parti, non seu-
lement n'est pas le produit du hasard, mais répond à des traits profonds de la
situation sociale et historique du capitalisme décadent. La classe, sous le régime
de l'exploitation, est déterminée dans sa conscience concrète par une série de
facteurs puissants (les fluctuations temporelles, les diversités corporatives,
locales et nationales, la stratification économique) qui font que dans son exis-
tence réelle son unité sociale et historique est voilée par un ensemble de déter-
minations particulières. D'autre part, l'aliénation qu'elle subit dans le régime
capitaliste lui rend impossible de s'attaquer immédiatement à la réalisation
des tâches infinies que rend nécessaires la préparation de la révolution. Ce
n'est qu'au moment de la révolution que la classe dépasse son aliénation et
affirme concrètement son unité historique et sociale. Avant la révolution il n'y
a qu'un organisme strictement sélectif et bâti sur une idéologie et un pro-
gramme clairement définis, qui puisse défendre le programme de la révolution
dans son ensemble et envisager collectivement la préparation de la révolution.

10. La nécessité du Parti Révolutionnaire ne cesse pas avec l'apparition d'or-


ganismes autonomes des masses (organismes soviétiques). Aussi bien l'expé-
rience du passé que l'analyse des conditions actuelles montrent que ces orga-
nismes n'ont été et ne seront, au départ, que formellement autonomes et en
fait dominés ou influencés par des idéologies et des courants politiques histo-
riquement hostiles au pouvoir prolétarien. Ces organismes ne deviennent effec-
tivement autonomes qu'à partir du moment où leur majorité adopte et assimile
le programme révolutionnaire, que jusque là le parti est seul à défendre sans
compromission. Mais cette adoption ne s'est jamais faite et ne se fera jamais
automatiquement ; la lutte constante de l'avant-garde de la classe, contre les
courants hostiles, en est une condition indispensable. Cette lutte exige une coor-
dination et une organisation d'autant plus poussées que la situation sociale est
l'organisation 201

plus critique, et la parti est le seul cadre possible de cette coordination et orga-
nisation.

11. La nécessité du parti révolutionnaire ne s'abolit qu'avec la victoire mon-


diale de la révolution. Ce n'est que lorsque le programme révolutionnaire et le
socialisme ont conquis la majorité du prolétariat mondial qu'un organisme de
défense de ce programme, autre que l'organisation de cette majorité de la classe
mondiale elle-même, devient superflu, et que le parti peut réaliser sa propre
suppression.

12. La critique que nous faisons de la conception de Lénine sur « l'introduc-


tion du dehors de la conscience politique dans le prolétariat par le Parti » n'en-
traîne nullement pour nous l'abandon de l'idée du parti. Cet abandon est éga-
lement étranger à la position de Rosa Luxembourg que l'on invoque pourtant
si souvent. Voilà comment Rosa s'exprimait sur la question : « ... La tâche de la
social-démocratie ne consiste pas seulement dans la préparation technique et
dans la conduite de ces grèves mais - et surtout - dans la direction politique
du mouvement entier. La social-démocratie est l'avant-garde du prolétariat la
plus éclairée, celle qui possède le plus la conscience de classe. Elle ne doit ni ne
peut attendre avec fatalisme et les mains croisées, l'apparition de la "situation
révolutionnaire", attendre jusqu'à ce que le mouvement spontané du peuple
puisse descendre du ciel. Au contraire, dans ce cas comme dans les autres, elle
doit rester à la tête du développement des choses et tâcher d'accélérer ce déve-
loppement. » En fait, la conception de la spontanéité qui sous-tend fréquem-
ment, aujourd'hui, les critiques de l'idée de parti est beaucoup plus la concep-
tion anarcho-syndicaliste que la conception de Rosa.

13. L'analyse historique montre que dans le développement de la classe les


courants politiques organisés ont toujours joué un rôle prépondérant et indis-
pensable. Dans tous les moments décisifs de l'histoire du mouvement ouvrier
la progression s'est exprimée par le fait que la classe, sous la pression de condi-
tions objectives, est arrivée au niveau de l'idéologie et du programme de la frac-
tion politique la plus avancée, et soit s'est fondue avec celle ci - comme dans la
Commune - soit s'est rangée derrière elle - comme pendant la révolution russe.
Ce ne sont sûrement pas ces fractions organisées qui ont fait « pénétrer » du
dehors dans la classe le degré de conscience le plus élevé de l'époque - et ceci
suffit pour réfuter la conception de Lénine ; la classe y est arrivée par l'action
des facteurs objectifs et par sa propre expérience. Mais sans l'action de ces frac-
tions l'action n'aurait jamais été poussée aussi loin, elle n'aurait pas pris la
forme qu'elle a prise.

[...]

20. Notre attitude sur cette question fondamentale peut être résumée de la
manière suivante
202 socialisme ou barbarie

a). Nous repoussons catégoriquement le confusionnisme et l'éclectisme qui


sont de mode actuellement dans les milieux anarchisants. Pour nous, il n'y a
chaque fois qu'un seul programme, une seule idéologie qui exprime les intérêts
de la classe ; nous ne reconnaissons comme autonomes que les organismes qui
se placent sur ce programme, et seuls ceux-ci peuvent être reconnus comme la
direction en droit de la classe. Nous considérons comme notre tâche fonda-
mentale de lutter pour que ce programme et cette idéologie soient acceptés par
la majorité de la classe. Nous sommes certains que si cela ne se produit pas, tout
organisme, aussi « autonome » soit-il formellement, deviendra inéluctablement
un instrument de la contre-révolution.

b). Mais ceci ne règle pas le problème des rapports entre l'organisation qui
représente le programme et l'idéologie de la révolution et les autres organisa-
tions se réclamant de la classe ouvrière, ni le problème des rapports entre cette
organisation et les organismes soviétiques de la classe. La lutte pour la pré-
pondérance du programme révolutionnaire au sein des organismes de masse ne
peut se faire que par des moyens qui découlent directement du but à atteindre,
qui est l'exercice du pouvoir par la classe ouvrière ; ces moyens par conséquent
sont dirigés essentiellement vers le développement de la conscience et des capa-
cités de la classe, à chaque moment et à l'occasion de chaque acte concret que
le parti entreprend devant celle-ci. De là découle non seulement la démocratie
prolétarienne, comme moyen indispensable pour la construction du socialisme,
mais aussi le fait que le parti ne peut jamais exercer le pouvoir en tant que tel,
et que le pouvoir est toujours exercé par les organismes soviétiques des masses.
LE PROLÉTARIAT ET LE PROBLÈME
DE LA DIRECTION RÉVOLUTIONNAIRE
Claude Montai (n° 10, pages 22-27)

En mai 1950, un groupe bordiguiste, la Fédération Fran-


çaise de la Gauche Communiste, décide de fusionner avec S. ou
B. sur la base d'un texte signé Véga (n° 7, pp. 82-94) où le rôle
du parti dans la théorie de la révolution est encore renforcé.
Notons, cependant, que par la suite Véga défendra toujours, sur
cette question de l'organisation, des positions proches de celles
de Castoriadis. Cette orientation, et ses implications pratiques,
apparaît à certains comme porteuse de germes de bureaucrati-
sation. Elle est remise en cause notamment par Lefort en 1951.
Il expose sa position dans un texte publié dans le n° 10 de la
revue, sous le titre « Le prolétariat et le problème de la direction
révolutionnaire « dont nous reproduisons ci-dessous d'impor-
tants passages.
Lefort aborde le problème de façon nouvelle, en discutant les
réponses qu'on y a apportées non plus en termes de doctrine
mais en tant qu'expressions de moments historiques de l'« expé-
rience prolétarienne ». C'est à ce titre, comme dépassé, qu'il
récuse le point de vue léniniste et ses variantes (rappelons que,
résumée à l'extrême, cette thèse affirme que le prolétariat est
rationnellement obligé de viser un changement global de la
société, mais que, du fait de son aliénation actuelle, il ne peut
prendre conscience de cette nécessité ni agir en conséquence ; le
rôle du parti est donc de lui inculquer « du dehors » ce qu'il pen-
serait nécessairement s'il pouvait prendre une conscience adé-
quate de sa condition et de son rôle historique...) Le raisonne-
ment de Lefort est, schématiquement, le suivant : jusqu'aux
lendemains de la Seconde Guerre mondiale, la conscience pro-
létarienne est dominée par une conception abstraite de la révo-
lution consistant essentiellement à renverser la bourgeoisie et
abolir le capitalisme. Le parti peut alors apparaître, aux yeux
du prolétariat lui-même, comme l'instrument nécessaire de cette
lutte. Mais l'expérience de la bureaucratie comme couche exploi-
teuse, en U.R.S.S. et ailleurs, amène le prolétariat à se donner
un objectif beaucoup plus radical et de portée universelle la
prise en main de la gestion totale de la société. Alors, résume-t-
il dans une formule saisissante, « le prolétariat est sa propre
204 socialisme ou barbarie

théorie. » Et le parti, comme organe séparé de la classe se don-


nant pour sa direction, se révèle un obstacle.
Voici les sections III et IV de cet article.
[...]

III. IL N'Y A QU'UNE FORME DE POUVOIR PROLÉTARIEN

Si le parti est défini comme l'expression la plus achevée du prolétariat, sa


direction consciente ou la plus consciente, il est nécessaire qu'il tende à faire
taire toutes les autres expressions de la classe et qu'il se subordonne toutes les
autres formes de pouvoir. Ce n'est pas un accident si en 1905 le parti bolchevik
tient pour inutile le soviet formé à Pétrograd et lui intime l'ordre de se dis-
soudre. Ni si en 1917 le parti domine les soviets et les réduit à un rôle fictif. Ce
n'est pas non plus le fruit de quelque machiavélisme des dirigeants. Si le parti
détient la vérité, il est logique qu'il tende à l'imposer ; s'il fonctionne comme
direction du prolétariat avant la révolution, il est logique qu'il continue à se
comporter comme tel ensuite. Il est enfin logique que la classe s'incline devant
le parti, même si elle pressent dans la révolution la nécessité de son pouvoir
total, puisque c'est elle-même qui a ressenti l'exigence d'une direction séparée
d'elle qui la conduise.
La critique du parti bolchevik par Rosa Luxembourg exprime la réaction
inquiète de l'avant-garde devant la division de la classe ouvrière ; elle ne met
pas en cause l'existence du parti, qui correspond à une nécessite profonde pour
le progrès du prolétariat ; une telle mise en question à cette époque ne peut
s'exprimer que dans une position abstraite, celle de l'anarchisme qui nie l'his-
toire. Rosa, en critiquant les traits extrêmes que prend la séparation du parti
et de la classe dans le bolchevisme, indique seulement que la vérité du parti ne
peut jamais remplacer l'expérience des masses (« les erreurs commises par un
mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment
plus fécondes et plus précieuses que l'infaillibilité du meilleur comité central »
- Marxisme contre dictature, p. 33, Spartakus, éditeur) ; elle montre d'autre
part qu'il y a un danger permanent pour la classe à être réduite au rôle de
matière première pour l'action d'un groupe d'intellectuels petits-bourgeois. (Si
l'opportunisme, répond-elle à Lénine, est défini par la tendance à paralyser le
mouvement révolutionnaire autonome de la classe ouvrière et à le transformer
en instrument des ambitions des intellectuels, nous devons reconnaître que
dans les phases initiales du mouvement ouvrier cette fin peut être atteinte plus
aisément non par la décentralisation mais par une centralisation qui livrerait
ce mouvement de prolétaires encore incultes aux chefs intellectuels du comité
central. Ibid., p. 23).
La position de Rosa est infiniment précieuse car elle témoigne d'un sens de
la réalité révolutionnaire plus aigu que celui de Lénine. Mais de ces deux posi-
tions on ne peut dire que l'une est la vraie. Elles expriment toutes deux une ten-
dance authentique de l'avant-garde : faire la révolution et s'organiser pour cette
fin, quel que soit le mode de cette organisation dans le premier cas ; dans l'autre,
l'organisation 205

avant tout ne pas se séparer de la classe et dans l'organisation refléter déjà le


caractère révolutionnaire du prolétariat. On ne peut dépasser l'opposition de
Lénine et de Rosa qu'en la reliant à une période historique déterminée et en fai-
sant la critique de cette période.
Celle-ci n'est possible que lorsque l'histoire l'effectue elle-même ; lorsque se
révèle le caractère ouvertement contre-révolutionnaire du parti après 1917.
C'est seulement alors qu'il est possible de voir que la contradiction ne réside pas
dans la rigueur du centralisme mais dans le fait même du parti ; que la classe
ne peut s'aliéner dans aucune forme de représentation stable et structurée sans
que cette représentation s'autonomise. C'est alors que la classe ouvrière peut
se retourner sur elle-même et concevoir sa nature qui la différencie radicale-
ment de toute autre classe. Jusque-là elle ne prenait conscience d'elle-même
que dans sa lutte contre la bourgeoisie et elle subissait dans la conception même
de cette lutte la pression de la société d'exploitation. Elle exigeait le parti parce
que face à l'Etat, à la concentration du pouvoir des exploiteurs, il fallait oppo-
ser une même unité de direction. Mais son échec lui révèle qu'elle ne peut se
diviser, s'aliéner dans des formes de représentation stables, comme le fait la
bourgeoisie. Celle-ci ne peut le faire que parce qu'elle possède une nature éco-
nomique par rapport à quoi les partis politiques ne sont que des supra-struc-
tures. Mais, comme nous l'avons dit, le prolétariat n'est rien d'objectif ; il est une
classe en qui l'économique et le politique n'ont plus de réalité séparée, qui ne
se définit que comme expérience. C'est ce qui fait précisément son caractère
révolutionnaire, mais ce qui indique son extrême vulnérabilité. C'est en tant que
classe totale qu'il doit résoudre ses tâches historiques, et il ne peut remettre ses
intérêts à une partie de lui détachée, car il n'a pas d'intérêts séparés de celui
de la gestion de la société.

Se dérobant devant cette critique essentielle, le groupe s'en tient à des points
de détail. Il dit qu'il faut éviter la formation de révolutionnaires professionnels,
qu'il faut tendre à l'abolition de l'opposition entre dirigeants et exécutants à
l'intérieur du parti, comme si les intentions pouvaient avoir le pouvoir de trans-
former le sens objectif du parti, qui est inscrit dans sa structure. Le groupe
recommande que le parti ne se conduise pas comme un organe de pouvoir. Mais,
une telle fonction, Lénine moins qu'aucun autre ne l'a jamais revendiquée. C'est
dans les faits que le parti se comporte comme la seule forme de pouvoir ; ce
n'est pas un point de son programme. Si l'on conçoit le parti comme la création
la plus vraie de la classe, son expression achevée - c'est la théorie de « Socia-
lisme ou Barbarie » - , si l'on pense que le parti doit être à la tête du prolétariat
avant, pendant et après la révolution, il est trop clair qu'il est la seule forme du
pouvoir. Ce n'est que par tactique (donner le temps au prolétariat d'assimiler
les vérités du parti dans l'expérience) que celui-ci tolérera d'autres formes de
représentation de la classe. Les soviets, par exemple, seront considérés par le
parti comme des auxiliaires, mais toujours moins vrais que le parti dans leur
expression de la classe, puisque moins capables d'obtenir une cohésion et une
homogénéité idéologique, puisque le théâtre de toutes les tendances du mou-
206 socialisme ou barbarie

vement ouvrier. Il est alors inéluctable que le parti tende à s'imposer comme
seule direction et à éliminer les soviets comme ce fut le cas en 1917.
Sur le terrain révolutionnaire le plus sensible, qui est celui des formes de
lutte prolétarienne, le groupe, malgré son analyse de la bureaucratie, n'abou-
tit à rien. En ce sens on peut dire qu'il est loin derrière l'avant-garde, qui ne fait
pas la critique de Lénine, mais celle d'une période historique. Si elle refuse
aujourd'hui l'idée de parti avec la même obstination qu'elle l'exigeait dans le
passé, c'est que cette idée n'a pas de sens dans la période présente. Il est incom-
préhensible, au reste, d'affirmer que l'avant-garde a progressé radicalement
dans la compréhension de ses tâches historiques, qu'elle appréhende pour la
première fois la vérité de l'exploitation dans toute son étendue et non plus sous
la forme partielle de la propriété privée, qu'elle tourne son attention vers la
forme positive du pouvoir prolétarien et non plus vers la tâche immédiate du
renversement de la bourgeoisie, et d'affirmer en même temps que cette même
avant-garde est en complète régression dans sa compréhension des problèmes
de l'organisation.
On ne peut en aucune manière savoir si le prolétariat dans la période
actuelle aurait la capacité de renverser le pouvoir d'exploitation. L'aliénation
dans le travail, son exclusion du procès culturel, l'inégalité de son développe-
ment sont des traits aussi négatifs aujourd'hui qu'il y a trente ans ; la consti-
tution d'une bureaucratie ouvrière prenant conscience de ses fins propres et
l'antagonisme qu'elle a développé avec la bourgeoisie a entravé sa propre lutte
et l'a asservi à d'autres exploiteurs. Néanmoins, l'unification du prolétariat n'a
cessé de se poursuivre parallèlement à la concentration du capitalisme et la
classe a derrière soi une expérience de luttes qui lui fournit une conscience
totale de ses tâches. Ce qu'on peut seulement affirmer c'est que le prolétariat
ne peut inaugurer maintenant une lutte révolutionnaire qu'en manifestant dès
l'origine sa conscience historique. Ceci signifie que la classe, au stade même du
regroupement de son avant-garde, annoncera son objectif final, c'est-à-dire sera
amenée à préfigurer la forme future de son pouvoir. L'avant-garde ne pourra
rejoindre aucun parti car son programme sera la direction de la classe par elle-
même.
Sans doute l'avant-garde sera-t-elle amenée par la logique de sa lutte contre
le pouvoir concentré de l'exploiteur à se rassembler sous une forme minoritaire
avant la révolution ; mais il serait stérile d'appeler parti un tel regroupement
qui n'aurait pas la même fonction. En premier lieu, ce regroupement ne pourra
s'opérer que spontanément au cours de la lutte et au sein du processus de pro-
duction, non en réponse à un groupe non prolétarien apportant un programme
politique. En second lieu et essentiellement il n'aura dès l'origine d'autre fin que
de permettre la prise du pouvoir par la classe. Il ne se constituera pas comme
direction historique mais seulement comme instrument de la révolution, non
comme corps fonctionnant selon ses lois propres mais comme détachement pro-
visoire purement conjoncturel du prolétariat. Son but ne pourra être dès l'ori-
gine que de s'abolir au sein du pouvoir représentatif de la classe.
Nous affirmons en effet qu'il ne peut y avoir qu'un seul pouvoir de la classe :
l'organisation 207

son pouvoir représentatif. Dire qu'un tel pouvoir est inviable sans le secours
du parti, précisément parce qu'il représente l'ensemble des tendances de la
classe - aussi bien les tendances opportunistes et bureaucratiques que révolu-
tionnaires - reviendrait à dire que la classe est incapable d'assurer elle-même
son rôle historique et qu'elle doit être protégée contre elle-même par un corps
révolutionnaire spécialisé c'est-à-dire à réintroduire la thèse majeure du
bureaucratisme que nous combattons. Rien ne peut protéger la classe contre
elle. Aucun artifice ne peut faire qu'elle résolve des problèmes qu'elle n'est pas
assez mûre pour résoudre.

iv. SITUATION DE L'AVANT-GARDE ET RÔLE D'UN GROUPE RÉVOLUTIONNAIRE

Les premières conditions de l'expérience actuelle ont été posées par l'échec
de la révolution russe. Mais cette expérience ne fut d'abord perceptible que sous
une forme abstraite et pour une infime minorité prolétarienne. La dégénéres-
cence du bolchevisme ne devient claire qu'avec le développement bureaucra-
tique. L'avant-garde ne peut tirer d'enseignement partiel concernant le pro-
blème de son organisation avant de tirer un enseignement total concernant
l'évolution de la société, la vraie nature de son exploitation. La forme dans
laquelle elle conçoit le pouvoir de la classe n'est progressivement aperçue qu'en
opposition à la forme dans laquelle se réalise le pouvoir de la bureaucratie.
L'universalité des tâches du prolétariat ne se révèle que lorsque l'exploitation
apparaît avec son caractère étatique et sa signification elle-même universelle.
C'est pourquoi la dernière guerre seulement a provoqué une prise de conscience
nouvelle : le régime économique qui semblait lié à l'U.R.S.S. s'étend à une par-
tie du monde et révèle ainsi sa tendance historique et les partis staliniens en
Europe occidentale manifestent au sein du processus de production leur carac-
tère exploiteur. Dans cette période, une fraction de la classe a acquis une
conscience totale de la bureaucratie (dont nous avons à l'époque vu les signes
dans les comités de lutte constitués sur une base antibureaucratique). Le déve-
loppement de l'antagonisme U.R.S.S.-U.S.A., la course à la guerre, la dériva-
tion de toute lutte ouvrière au profit d'un des deux impérialismes, l'incapacité
où se trouve le prolétariat d'agir révolutionnairement sans que cette action ne
prenne aussitôt une portée mondiale, tous ces facteurs se sont opposés et s'op-
posent encore à une manifestation autonome de la classe. Ils s'opposent égale-
ment à un regroupement de l'avant-garde, car il n'y a pas de séparation réelle
entre l'une et l'autre. Celle-ci ne peut agir que lorsque les conditions permet-
tent objectivement la lutte totale de celle-là. Il n'en demeure pas moins que
l'avant-garde a considérablement approfondi son expérience : les raisons mêmes
qui l'empêchent d'agir indiquent sa maturité.
Il n'est donc pas seulement erroné mais impossible dans la période actuelle
de constituer une organisation quelconque. L'histoire fait justice de ces édifices
illusoires qui s'intitulent direction révolutionnaire en les ébranlant périodi-
quement. Le groupe Socialisme ou Barbarie n'a pas échappé à ce traitement.
C'est seulement en comprenant quelles sont la situation et les tâches de l'avant-
208 socialisme ou barbarie

garde et quel rapport doit l'unir à elle qu'une collectivité de révolutionnaires


peut travailler et se développer. Une telle collectivité ne peut se proposer pour
but que d'exprimer à l'avant-garde ce qui est en elle sous forme d'expérience et
de savoir implicite ; de clarifier les problèmes économiques et sociaux actuels.
En aucune manière elle ne peut se fixer pour tâche d'apporter à l'avant-garde
un programme d'action à suivre, encore moins une organisation à rejoindre.
Les seuls impératifs d'un tel groupe doivent être ceux de critique et d'orienta-
tion révolutionnaires. La revue Socialisme ou Barbarie ne doit pas se présen-
ter comme l'expression d'une vérité établie, ni d'une organisation constituée
mais comme un lieu de discussion et d'élaboration dans le cadre d'une idéolo-
gie commune dont les grandes lignes sont faciles à déterminer. Dans une période
révolutionnaire, la tâche du Groupe serait de fusionner avec le regroupement
de l'avant-garde et de cristalliser ses éléments en expliquant sans cesse quels
sont les buts historiques de la classe. Un groupe comme Socialisme ou Barba-
rie est pour l'avant-garde, et c'est l'action de celle-ci qui donnera un sens à son
élaboration, de même que l'avant-garde est pour la classe et ne peut tendre
jamais à une existence séparée.

Dans le même numéro, sous le titre « La direction proléta-


rienne », Castoriadis prend quelque distance vis-à-vis de la posi-
tion définie dans la « Résolution » publiée dans le n" 2 et citée
plus haut. Il met en lumière les « antinomies » et les « contra-
dictions liées à l'activité révolutionnaire qui doit tenir
ensemble, d'une part, une « analyse de la société conduisant à
une perspective et à une planification relative de son attitude, »
et, d'autre part, « l'activité créatrice des masses dont le contenu
sera original et imprévisible. » Ces antinomies ne sont pas
« dépassables » par la théorie mais seulement par la dynamique
de la révolution elle-même. Mais en attendant, on ne peut pas
s'en tenir au « savoir implicite » de l'avant-garde ouvrière, car
il est actuellement pour l'essentiel négatif. Si les ouvriers les
plus conscients rejettent les solutions traditionnelles, le stali-
nisme et la bureaucratie, ils contestent aussi qu'il y ait une solu-
tion en général, ils ne croient plus à la capacité du prolétariat
à devenir classe dominante. « Seul le groupe peut actuellement
poursuivre l'élaboration d'une idéologie révolutionnaire, défi-
nir un programme, faire un travail de diffusion et d'éducation
qui sont précieux même si leurs résultats n'apparaissent pas
immédiatement. L'accomplissement de ces tâches est une pré-
supposition essentielle pour la constitution d'une direction,
lorsque celle-ci sera objectivement possible », c'est-à-dire lorsque
« la pression des conditions objectives mettra les ouvriers les
plus conscients devant la nécessité d'agir. » (n° 10, p. 17).
Le clivage avec Lefort reste néanmoins suffisamment pro-
fond pour amener celui-ci, ainsi que quelques autres personnes,
à ne plus se considérer comme membres du groupe, tout en conti-
nuant à participer à ses débats et à collaborer à la revue (juin
1951).

II 1953-1958

En marge de ce débat interne, le n° 14 (avril-juin 1954)


apporte une intéressante contribution sous la forme d'un
échange de lettres entre Anton Pannekoek et Chaulieu ! Casto-
riadis. Personnalité éminente de l'opposition de gauche au sein
de la IIe Internationale, critique intransigeant du parti léni-
niste et de la bolchévisation de la révolution russe, et auteur
d'un important ouvrage sur Les Conseils Ouvriers (publié en
anglais après la Seconde Guerre mondiale), Pannekoek insiste
dans sa lettre sur la nocivité d'un parti qui prétendrait assumer
la direction révolutionnaire du prolétariat et sur la nécessité de
confier aux seuls Conseils Ouvriers le rôle moteur aussi bien
pendant la révolution qu'après. Dans sa réponse, Chaulieu
estime que les Conseils Ouvriers ne sauraient être les acteurs
exclusifs de la lutte révolutionnaire. Les militants les plus
conscients et les plus déterminés, regroupés dans une organi-
sation, ont aussi un rôle à jouer, rôle d'éclaircissement idéolo-
gique et éventuellement d'initiative pratique, mais assurément
pas celui d'une direction révolutionnaire.
Les mouvements révolutionnaires qui éclatent dans les
Démocraties Populaires au cours des années 1953-58 prouvent
la pertinence des analyses de S. ou B. sur la bureaucratie, tan-
dis que les Conseils ouvriers qui se créent en Pologne et en Hon-
grie commencent à réaliser dans les faits le point central du
programme socialiste tel que redéfini par le groupe. La vérifi-
cation ainsi apportée à ses thèses, puis les événements du prin-
temps 1958 en France amènent des militants à se rapprocher du
groupe. Ses effectifs passent d'une vingtaine de membres à une
centaine. Au débat théorique sur le parti révolutionnaire vien-
nent se greffer des problèmes concrets de fonctionnement. Pour
ces nouveaux sympathisants qui, souvent, viennent d'autres
groupements (U.G.S., P.C.I., mouvements anarchistes...) la ques-
tion se pose d'adhérer formellement ou non à S. ou B. Ceux qui,
dans le groupe, considèrent comme essentiel de construire une
organisation les y poussent ; ils insistent, au moins, sur la néces-
sité de collaborer sur des « plates-formes claires. » D'autres, au
contraire, autour de Lefort et de Simon, estiment que cette ques-
tion d'appartenance formelle risque de détourner du groupe les
ouvriers. Le débat rebondit sur le fond et aboutit à une scission,
\
210 socialisme ou barbarie

Lefort, Simon et quelques autres quittant cette fois définitive-


ment le groupe.
Lefort expose à nouveau son point de vue dans le n° 26 de la
revue sous le titre « Organisation et parti. » On lira ci-après
d'importants extraits de ce texte.
ORGANISATION ET PARTI
Claude Lefort (n° 26, novembre-décembre 1958,
pages 120-124,129-132)

Il n'y a pas d'action révolutionnaire solitaire : cette action qui tend à trans-
former la société ne peut s'effectuer que dans un cadre collectif et ce cadre tend
naturellement à s'étendre. Ainsi l'activité révolutionnaire, collective, et cher-
chant toujours plus à l'être, implique nécessairement une certaine organisa-
tion. De cela personne n'a jamais disconvenu ni ne disconvient. Ce qui a été
contesté dès le début de l'élaboration de nos thèses, ce n'est pas la nécessité
pour le prolétariat d'une organisation, c'est celle de la direction révolutionnaire,
celle de la constitution d'un parti. Le noyau de nos principales divergences est
là. La vraie question dont les termes ont été parfois déformés de part et d'autre
est celle-ci la lutte du prolétariat exige-t-elle ou non la construction d'une
direction ou d'un parti ?
Que cette question soit la source permanente de notre conflit théorique n'est
assurément pas accidentel. Les thèses de Socialisme ou Barbarie se sont déve-
loppées sur la base d'une critique de la bureaucratie sous toutes ses formes
nous ne pouvions donc qu'affronter d'une manière critique le problème de l'or-
ganisation révolutionnaire. Or celui-ci ne pouvait que prendre un caractère
explosif car il mettait en cause notre cohérence idéologique. On peut bien
admettre des lacunes dans sa représentation de la société, circonscrire des pro-
blèmes dont on ne détient pas la solution, on ne peut admettre au sein de nos
conceptions idéologiques générales une contradiction qui tend à mettre en oppo-
sition la pensée et l'action. Chacun d'entre nous doit voir et montrer le lien qu'il
établit entre les formes de l'action révolutionnaire et les idées qu'il affiche.

DU PASSÉ AU PRÉSENT

Qu'est-ce donc en ce qui me concerne qu'être cohérent ? A l'origine de nos


thèses se placent les analyses du phénomène bureaucratique. Ce phénomène
nous l'avons abordé simultanément par divers biais avant de nous en faire une
représentation globale. Le premier biais, c'était la critique des organisations
ouvrières en France. Nous découvrions en celles-ci autre chose que de mau-
vaises directions dont il aurait fallu corriger les erreurs ou dénoncer les trahi-
sons ; nous découvrions qu'elles participaient au système d'exploitation en tant
que formes d'encadrement de la force de travail. Nous avons donc commencé par
rechercher quelles étaient les bases matérielles du stalinisme en France. Nous
discernions, en ce sens, à la fois les privilèges actuels qui assuraient la stabi-
lité d'une couche de cadres politiques et syndicaux et les conditions historiques
212 socialisme ou barbarie

générales qui favorisaient la cristallisation de nombreux éléments dans la


société en leur offrant la perspective d'un statut de classe dominante.
Le second biais c'était la critique du régime bureaucratique russe, dont nous
avons montré les mécanismes économiques qui sous-tendaient la domination
d'une nouvelle classe.
Le troisième biais c'était la découverte des tendances bureaucratiques à
l'échelle mondiale, de la concentration croissante du capital, de l'intervention
de plus en plus étendue de l'État dans la vie économique et sociale, assurant un
statut nouveau à des couches dont le destin n'était plus lié au capital privé.
Pour ma part, cet approfondissement théorique allait de pair avec une expé-
rience que j'avais menée au sein du parti trotskiste, dont les leçons me parais-
saient claires.
Le P.C.I., dans lequel j'avais milité jusqu'en 1948, ne participait en rien au
système d'exploitation. Ses cadres ne tiraient aucun privilège de leur activité
dans le parti.
On ne trouvait en son sein que des éléments animés d'une « bonne volonté
révolutionnaire » évidente, et conscients du caractère contre-révolutionnaire
des grandes organisations traditionnelles. Formellement une grande démocra-
tie régnait. Les organismes dirigeants étaient régulièrement élus lors des
assemblées générales ; celles-ci étaient fréquentes, les camarades avaient toute
liberté de se rassembler dans des tendances et de défendre leurs idées dans les
réunions et les congrès (ils purent même s'exprimer dans des publications du
parti). Pourtant le P.C.I. se comportait comme une micro-bureaucratie et nous
apparaissait comme telle. Sans doute faisait-il place à des pratiques condam-
nables (truquage des mandats lors des congrès, manœuvres effectuées par la
majorité en place pour assurer au maximum la diffusion de ses idées et réduire
celle des minoritaires, calomnies diverses pour discréditer l'adversaire, chantage
à la destruction du parti chaque fois qu'un militant se trouvait en désaccord sur
certains points importants du programme, culte de la personnalité de Trotsky,
etc.).
Mais l'essentiel n'était pas là. Le P.C.I. se considérait comme le parti du pro-
létariat, sa direction irremplaçable ; il jugeait la révolution à venir comme le
simple accomplissement de son programme. A l'égard des luttes ouvrières, le
point de vue de l'organisation prédominait absolument. En conséquence de quoi
celles-ci étaient toujours interprétées selon ce critère ; dans quelles conditions
seront-elles favorables au renforcement du parti ? S'étant identifié une fois
pour toutes avec la Révolution mondiale, le parti était prêt à bien des
manœuvres pour peu qu'elles fussent utiles à son développement.
Bien qu'on ne puisse faire cette comparaison qu'avec beaucoup de précau-
tions, car elle n'est valide que dans une certaine perspective, le P.C.I. comme le
P.C. voyait dans le prolétariat une masse à diriger. Il prétendait seulement la
bien diriger. Or cette relation que le parti entretenait avec les travailleurs - ou
plutôt qu'il aurait souhaité entretenir, car en fait il ne dirigeait rien du tout -
se retrouvait, transposée à l'intérieur de l'organisation entre l'appareil de direc-
tion et la base. La division entre dirigeants et simples militants était une norme.
Les premiers attendaient des seconds qu'ils écoutent, qu'ils discutent des pro-
positions, qu'ils votent, diffusent le journal et collent les affiches. Les seconds,
persuadés qu'il fallait à la tête du parti des camarades compétents faisaient ce
qu'on attendait d'eux. La démocratie était fondée sur le principe de la ratifica-
tion. Conséquence : de même que dans la lutte de classe, le point de vue de l'or-
ganisation prédominait, dans la lutte à l'intérieur du parti, le point de vue du
contrôle de l'organisation était décisif. De même que la lutte révolutionnaire
se confondait avec la lutte du parti, celle-ci se confondait avec la lutte menée
par la bonne équipe. Le résultat était que les militants se déterminaient sur
chaque question selon ce critère : le vote renforce-t-il ou au contraire ne risque-
t-il pas d'affaiblir la bonne équipe ? Ainsi chacun obéissant à un souci d'effica-
cité immédiate, la loi d'inertie régnait comme dans toute bureaucratie. Le trots-
kysme était une des formes du conservatisme idéologique.
La critique que je fais du trotskisme n'est pas d'ordre psychologique : elle est
sociologique. Elle ne porte pas sur des conduites individuelles, elle concerne un
modèle d'organisation sociale, dont le caractère bureaucratique est d'autant
plus remarquable qu'il n'est pas déterminé directement par les conditions maté-
rielles de l'exploitation. Sans doute ce modèle n'est-il qu'un sous-produit du
modèle social dominant ; la micro-bureaucratie trotskiste n'est pas l'expression
d'une couche sociale, mais seulement l'écho au sein du mouvement ouvrier des
bureaucraties régnant à l'échelle de la société globale. Mais l'échec du trots-
kisme nous montre l'extraordinaire difficulté qu'il y a à échapper aux normes
sociales dominantes, à instituer au niveau même de l'organisation révolution-
naire un mode de regroupement, de travail et d'action qui soient effectivement
révolutionnaires et non pas marqués du sceau de l'esprit bourgeois ou bureau-
cratique.
Les analyses de Socialisme ou Barbarie, l'expérience que certains tiraient,
comme moi-même, de leur ancienne action dans un parti conduisaient natu-
rellement à voir sous un jour nouveau la lutte de classe et le socialisme. Il est
inutile de résumer les positions que la revue fut amenée à prendre. Il suffira de
dire que l'autonomie devint à nos yeux le critère de la lutte et de l'organisation
révolutionnaires. La revue n'a cessé d'affirmer que les ouvriers devaient prendre
en mains leur propre sort et s'organiser eux-mêmes indépendamment des par-
tis et des syndicats qui se prétendaient les dépositaires de leurs intérêts et de
leur volonté. Nous jugions que l'objectif de la lutte ne pouvait être que la ges-
tion de la production par les travailleurs, car toute autre solution n'aurait fait
que consacrer le pouvoir d'une nouvelle bureaucratie ; nous cherchions en consé-
quence à déterminer des revendications qui témoignaient, dans l'immédiat,
d'une conscience anti-bureaucratique ; nous accordions une place centrale à
l'analyse des rapports de production et de leur évolution, de manière à montrer
que la gestion ouvrière était réalisable et qu'elle tendait à se manifester spon-
tanément, déjà, au sein du système d'exploitation ; enfin nous étions amenés à
définir le socialisme comme une démocratie des conseils.
Ces positions, dont on ne peut d'ailleurs dire qu'elles soient aujourd'hui suf-
fisamment élaborées, mais qui ont déjà fait l'objet d'un travail important, se
214 socialisme ou barbarie

sont surtout affirmées lorsque nous avons levé l'hypothèque trotskiste qui pesait
sur nos idées. Mais, bien entendu, elles ne peuvent prendre tout leur sens que
si nous forgeons, simultanément, une représentation nouvelle de l'activité révo-
lutionnaire elle-même. C'est là une nécessité inhérente aux thèses de Socia-
lisme ou Barbarie. A vouloir l'éluder nous multiplions les conflits entre nous,
sans en faire voir la portée et quelquefois sans la comprendre nous-mêmes : il
est en effet évident qu'une divergence sur le problème de l'organisation révo-
lutionnaire affecte peu à peu le contenu entier de la revue : les analyses de la
situation politique et des mouvements de lutte, les perspectives que nous
essayons de tracer, et surtout le langage que nous employons quand nous nous
adressons à des ouvriers qui nous lisent. Or sur ce point il s'est avéré et il s'avère
impossible d'accorder nos idées et de donner une réponse commune au pro-
blème.
Un certain nombre de collaborateurs de la revue ne peuvent faire mieux
que de définir l'activité révolutionnaire dans le cadre d'un parti de type nou-
veau, ce qui, en fait, revient à amender le modèle léniniste, que le trotskisme a
tenté de reproduire intégralement. Pourquoi cet échec ? Et d'abord, pourquoi
faut-il parler d'un échec ? [...]

Lefort s'attache ensuite à montrer qu'au sein du groupe, les


partisans de la construction d'un parti assumant la direction
révolutionnaire du prolétariat ne font que reproduire ce modèle,
en croyant l'amender par des règles de démocratie formelle. Or,
objecte-t-il :

La démocratie n'est pas pervertie du fait de mauvaises règles organisa-


tionnelles, elle l'est du fait de l'existence même du parti. La démocratie ne peut
être réalisée en son sein du fait qu'il n'est pas lui-même un organisme démo-
cratique, c'est-à-dire un organisme représentatif des classes sociales dont il se
réclame.
Tout notre travail idéologique devrait nous faire aboutir à cette conclusion.
Non seulement, certains d'entre nous la refusent, mais, à mon avis, en cher-
chant à concilier l'affirmation de la nécessité d'un parti avec nos principes fon-
damentaux, ils tombent dans une nouvelle contradiction. Ils veulent opérer
cette conciliation en prenant pour modèle un parti où seraient introduites des
règles de fonctionnement caractéristiques d'un type soviétique et, par là, ils
vont à rebours de leur critique du léninisme.
En effet, Lénine avait parfaitement compris que le parti était un organisme
artificiel, c'est-à-dire fabriqué en dehors du prolétariat. Le considérant comme
un instrument de lutte absolument nécessaire, il ne s'embarrassait pas de lui
fixer des statuts quasi soviétiques. Le parti serait bon si le prolétariat le sou-
tenait, mauvais, s'il ne le suivait pas ses préoccupations s'arrêtaient là. De
telle sorte que dans L'État et la Révolution, le problème de la fonction du parti
n'est même pas abordé : le pouvoir révolutionnaire c'est le peuple en armes et
ses conseils qui l'exercent. Le parti, aux yeux de Lénine, n'a d'existence que par
l'organisation 215

son programme qui est précisément : le pouvoir des Soviets. Une fois qu'ins-
truit par l'expérience historique, on découvre dans le parti un instrument pri-
vilégié de formation et de sélection de la bureaucratie, on ne peut que se pro-
poser de détruire ce type d'organisation. Chercher à lui conférer des attributs
démocratiques incompatibles avec son essence, c'est tomber dans une mystifi-
cation dont Lénine n'était pas victime, c'est le présenter comme un organisme
légitime des classes exploitées et lui accorder un pouvoir plus grand qu'on ne
l'avait jamais rêvé dans le passé.

L'IDÉE DE DIRECTION RÉVOLUTIONNAIRE : ÉVIDENCE DE GÉOMÈTRE

Mais si l'on ne peut, du moins à partir de nos principes, accueillir l'idée du


parti révolutionnaire sans tomber dans la contradiction, n'y a-t-il pas, cepen-
dant, un motif qui nous conduit sans cesse à en postuler la nécessité ?
Ce motif, je l'ai déjà formulé en citant un texte du n° 2 de la revue. Résu-
mons-le de nouveau le prolétariat ne pourra vaincre que s'il dispose d'une
organisation et d'une connaissance de la réalité économique et sociale supé-
rieures à celles de son adversaire de classe.
Si cette proposition était vraie, il faudrait dire à la fois que nous sommes mis
en demeure de constituer un parti et que ce parti, en raison des critiques que
je viens de mentionner, ne peut que devenir l'instrument d'une nouvelle bureau-
cratie ; en bref, il faudrait conclure que l'activité révolutionnaire est nécessai-
rement vouée à l'échec. Mais cette proposition - que je crois trouver à l'origine
de toutes les justifications du parti - n'offre qu'une pseudo-évidence. Évidence
de géomètre qui n'a pas de contenu social. En face du pouvoir centralisé de la
bourgeoisie, de la science que possèdent les classes dominantes, on construit
symétriquement un adversaire qui, pour vaincre, doit acquérir un pouvoir et
une science supérieures. Ce pouvoir et cette science ne peuvent alors que se
conjuguer dans une organisation qui, avant la révolution, surclasse l'État bour-
geois. Dans la réalité, les voies par lesquelles s'enrichit l'expérience des tra-
vailleurs (et les tendances du socialisme) ne s'accordent pas avec ce schéma.
C'est une utopie que s'imaginer qu'une minorité organisée puisse s'approprier
une connaissance de la société et de l'histoire qui lui permette de forger à
l'avance une représentation scientifique du socialisme. Si louables et si néces-
saires que soient les efforts des militants pour assimiler et faire eux-mêmes
progresser la connaissance de la réalité sociale, il faut comprendre que cette
connaissance suit des processus qui excèdent les forces d'un groupe défini, Qu'il
s'agisse de l'économie politique, de l'histoire sociale, de la technologie, de la
sociologie du travail, de la psychologie collective ou en général de toutes les
branches du savoir qui intéressent la transformation de la société, il faut se
persuader que le cours de la culture échappe à toute centralisation rigoureuse.
Des découvertes, révolutionnaires selon nos propres critères, existent dans tous
les domaines (connues ou inconnues de nous), qui élèvent la culture « au niveau
des tâches universelles de la révolution », qui répondent aux exigences d u n e
société socialiste. Sans doute ces découvertes coexistent-elles toujours avec des
216 socialisme ou barbarie

modes de pensée conservateurs ou rétrogrades, si bien que leur synthèse pro-


gressive et leur mise en valeur ne peuvent s'effectuer spontanément. Mais cette
synthèse (que nous ne pouvons concevoir que sous forme dynamique) ne sau-
rait se produire sans que la lutte de la classe révolutionnaire, en faisant aper-
cevoir un bouleversement de tous les rapports traditionnels, ne devienne un
puissant agent de cristallisation idéologique. Dans de telles conditions, et seu-
lement alors, on pourra parler en termes sensés d'une fusion de l'organisation
prolétarienne et de la culture. Répétons-le, ceci ne signifie pas que les militants
n'ont pas un rôle essentiel à jouer, qu'ils ne doivent pas faire avancer la théo-
rie révolutionnaire grâce à leurs connaissances propres, mais leur travail ne
peut être considéré que comme une contribution à un travail culturel social,
s'effectuant toujours par une diversité de voies irréductible.

C'est une autre utopie que d'imaginer que le parti puisse assurer une rigou-
reuse coordination des luttes et une centralisation des décisions. Les luttes
ouvrières telles qu'elles se sont produites depuis 12 ans - et telles que la revue
les a interprétées - n'ont pas souffert de l'absence d'un organe du type parti qui
aurait réussi à coordonner les grèves ; elles n'ont pas souffert d'un manque de
politisation - au sens où l'entendait Lénine - elles ont été dominées par le pro-
blème de l'organisation autonome de la lutte. Ce problème aucun parti ne peut
faire que le prolétariat le résolve ; il ne sera résolu au contraire qu'en opposi-
tion aux partis quels qu'ils soient, je veux dire aussi anti-bureaucratiques que
soient leurs programmes. L'exigence d'une préparation concertée des luttes
dans la classe ouvrière et d'une prévision révolutionnaire ne peut être certai-
nement pas ignorée (bien qu'elle ne se présente pas à tout moment comme cer-
tains le laissent croire), mais elle est inséparable aujourd'hui de cette autre
exigence que les luttes soient décidées et contrôlées par ceux qui les mènent. La
fonction de coordination et de centralisation ne motive donc pas l'existence du
parti ; elle revient à des groupes d'ouvriers ou d'employés minoritaires qui, tout
en multipliant les contacts entre eux ne cessent pas de faire partie des milieux
de production où, ils agissent.
En fin de compte, à la conscience des tâches universelles de la révolution, le
prolétariat n'accède que lorsqu'il accomplit ces tâches elles-mêmes, qu'au
moment où la lutte de classe embrase la société entière et où la formation et la
multiplication des conseils de travailleurs donne les signes sensibles d'une nou-
velle société possible. Que des minorités militantes fassent un travail révolu-
tionnaire ne signifie nullement qu'un organisme puisse au sein de la société
d'exploitation incarner en face du pouvoir bourgeois, sous une forme anticipée,
grâce à la centralisation et à la rationalisation de ses activités, le pouvoir des
travailleurs. A la différence de la bourgeoisie, le prolétariat n'a, au sein de la
société d'exploitation, aucune institution représentative, il ne dispose que de son
expérience dont le cours compliqué et jamais assuré ne peut se déposer sous
aucune forme objective. Son institution c'est la révolution elle-même.
l'organisation 217

L'ACTIVITÉ MILITANTE

Quelle est donc la conception de l'activité révolutionnaire que quelques


camarades et moi-même avons été amenés à défendre ? Elle découle de ce que
des militants ne sont pas, ne peuvent pas, ni ne doivent être : une Direction. Ils
sont une minorité d'éléments actifs, venant de couches sociales diverses, ras-
semblés en raison d'un accord idéologique profond, et qui s'emploient à aider les
travailleurs dans leur lutte de classe, à contribuer au développement de cette
lutte, à dissiper les mystifications entretenues par les classes et les bureau-
craties dominantes, à propager l'idée que les travailleurs, s'ils veulent se
défendre, serons mis en demeure de prendre eux-mêmes leur sort entre leurs
mains, de s'organiser eux-mêmes à l'échelle de la société et que c'est cela le
socialisme. [...]

Et deux pages plus loin, il conclut :

« Le mouvement ouvrier ne se fraiera une voie révolution-


naire qu'en rompant avec la mythologie du parti, pour chercher
ses formes d'action dans des noyaux multiples de militants orga-
nisant librement leur activité et assurant par leurs contacts,
leurs informations et leurs liaisons non seulement la confron-
tation mais aussi l'unité des expériences ouvrières. »
C'est dans cet esprit que Lefort, Simon et leurs camarades
créent en 1958 le groupe Informations et Liaisons Ouvrières
(I.L.O.),.qui deviendra plus tard Informations et Correspon-
dance Ouvrière (I.C.O.)
PROLÉTARIAT ET ORGANISATION
Paul Cardan (n° 27, avril-mai 1959, pages 72-83)

Dans les deux numéros suivants de la revue (27 et 28, parus


en 1959) Castoriadis publie - sous le pseudonyme de Cardan -
un long texte, « Prolétariat et organisation » dont la deuxième
partie est une réponse à Lefort, mais dont la première partie a
une portée plus générale, ainsi que le montre l'intitulé de ses
différentes sections, que nous reproduisons pour donner une
idée de son économie d'ensemble

I. Le socialisme, gestion de la société par les travailleurs


L'autonomie du prolétariat
Le développement du prolétariat vers le socialisme
Caractère contradictoire du développement du prolétariat
II. La dégénérescence des organisations ouvrières
La déchéance de la théorie révolutionnaire
La déchéance du programme et de la fonction du parti
Le parti révolutionnaire organisé d'après un modèle capi-
taliste
Les conditions objectives de la bureaucratisation
Le rôle du prolétariat dans la dégénérescence des organisa-
tions
III. Une nouvelle période du mouvement ouvrier commence
Prolétariat et bureaucratie dans la période actuelle
Le besoin d'une nouvelle organisation
La politique révolutionnaire
La théorie révolutionnaire
L'action révolutionnaire
La structure de l'organisation

On voit que cette étude replace la question de l' « organisa-


tion des révolutionnaires » dans la perspective de l'expérience
historique que le prolétariat fait de l'organisation dans la pro-
duction comme dans les partis et syndicats qu'il a créés la
bureaucratie, comme forme sociale, est liée à une idéologie qui
tente partout de justifier la séparation entre dirigeants et exé-
cutants. Cette idéologie est aussi à l'origine de la dégénérescence
des organisations ouvrières. Elle imprègne, enfin, le prolétariat
en pervertissant la conscience qu'il peut avoir de lui-même. Par
l'organisation 219

suite, « le prolétariat n'a que les organisations qu'il est capable


d'avoir.» Cette aliénation, cependant, est aussi, pour le mouve-
ment ouvrier, expérience de la bureaucratisation et donc condi-
tion d'une prise de conscience et d'une possible lutte contre elle.
Mais cette possibilité n'est pas une nécessité et c'est là qu'une
organisation peut et doit intervenir. Le long extrait que nous
donnons ci-dessous reproduit la conclusion de la deuxième par-
tie et presque toute la troisième du texte du n° 27.

Le rôle du prolétariat dans la dégénérescence des organisations

La dégénérescence signifie que l'organisation tend à se séparer de la classe


ouvrière, qu'elle devient un organisme à part, sa direction en droit et en fait.
Mais cela ne se produit pas à cause des défauts de la structure des organisa-
tions, de leurs conceptions erronées ou d'un maléfice lié à l'organisation comme
telle. Ces traits négatifs expriment l'échec des organisations, qui à son tour
n'est qu'un aspect de l'échec du prolétariat lui-même. Lorsqu'un rapport de diri-
geant à exécutant se crée entre le parti ou le syndicat et le prolétariat, cela
signifie que le prolétariat accepte qu'il s'instaure en son sein un rapport de type
capitaliste.
La dégénérescence n'est donc pas un phénomène spécifique des organisa-
tions. Elle n'est qu'une des expressions de la survie du capitalisme dans le pro-
létariat ; du capitalisme, non pas comme corruption des chefs par l'argent, mais
comme idéologie, comme type de structuration sociale et de rapports entre les
hommes. Elle manifeste l'immaturité du prolétariat par rapport au socialisme.
Elle correspond à une phase du mouvement ouvrier, et, plus généralement
encore, à une tendance constante du mouvement ouvrier. Ce qui, chez l'organi-
sation, s'exprime comme tendance à s'intégrer dans le système d'exploitation ou
à viser le pouvoir pour elle-même, s'exprime de façon symétrique chez le pro-
létariat comme tendance à s'en remettre, explicitement ou passivement, à l'or-
ganisation pour la solution de ses problèmes.
De même, la prétention du parti qu'en possédant la théorie il possède la
vérité et doit tout diriger n'aurait aucune portée réelle si elle ne recoupait pas
chez le prolétariat la conviction - chaque jour reproduite par la vie sous le capi-
talisme - que les questions générales sont l'apanage des spécialistes et que sa
propre expérience de la production et de la société n'est pas « importante ». Les
deux tendances traduisent le même échec, trouvent leur origine dans la même
réalité et la même idée, sont impossibles et inconcevables l'une sans l'autre.
On doit certes juger de façon différente le politicien qui veut imposer par tous
les moyens son point de vue et l'ouvrier impuissant à répondre à son flot de
paroles ou à déjouer ses astuces, encore plus le chef qui « trahit » et l'ouvrier qui
« est trahi » ; mais il ne faut pas oublier que la notion de trahison n'a pas de sens
dans les rapports sociaux. Personne ne peut trahir durablement des gens qui
220 socialisme ou barbarie

ne veulent pas être trahis et font ce qu'il faut pour ne pas l'être. Comprendre
cela permet d'apprécier à sa juste valeur le fétichisme du prolétariat et l'ob-
session anti-organisationnelle qui se sont emparés récemment de certains.
Lorsque les chefs syndicaux font prévaloir une politique réformiste, ils n'y réus-
sissent que parce qu'il y a apathie, acceptation ou réaction insuffisante de la
masse ouvrière. Lorsque le prolétariat français, depuis quatre ans, laisse mas-
sacrer et torturer les Algériens et ne s'agite, faiblement, que lorsqu'il s'agit de
sa propre mobilisation ou de ses propres salaires, il est bien superficiel de dire
que c'est là le méfait de Mollet et de Thorez, ou de la bureaucratisation des
organisations.
Le rôle énorme des organisations à cet égard ne signifie pas que la classe
ouvrière n'est pas dans le coup. Le prolétariat n'est ni une entité totalement
irresponsable, ni le sujet absolu de l'histoire ; et ceux qui ne voient dans son évo-
lution que le problème de la dégénérescence des organisations veulent para-
doxalement en faire les deux à la fois. Le prolétariat, à les écouter, tire tout de
lui-même - et n'a aucune part dans la dégénérescence des organisations. Non ;
en première approximation, le prolétariat n'a que les organisations qu'il est
capable d'avoir.
Sa situation oblige le prolétariat à entreprendre et toujours recommencer
une lutte contre la société capitaliste. Au cours de cette lutte, il produit de nou-
veaux contenus et de nouvelles formes - des formes et des contenus socialistes ;
car combattre le capitalisme signifie mettre en avant des objectifs, des prin-
cipes, des normes, des modes d'organisation qui s'opposent radicalement à la
société établie. Mais aussi longtemps que celle-ci dure, le prolétariat reste en
partie sous son emprise.
Cette emprise se manifeste de façon particulièrement visible sur les orga-
nisations ouvrières. Lorsqu'elle devient dominante, ces organisations dégénè-
rent - ce qui va de pair avec leur bureaucratisation. Il y aura toujours - aussi
longtemps que le capitalisme durera - des « conditions objectives » rendant
cette dégénérescence possible ; cela ne veut pas dire qu'elle soit fatale. Les
hommes font leur propre histoire. Les conditions objectives permettent sim-
plement un résultat qui est le produit de l'action et de l'attitude des hommes.
En l'occurrence, cette action est allée dans un sens bien défini : d'un côté, les
militants révolutionnaires sont restés en partie ou sont redevenus prisonniers
des rapports sociaux et de l'idéologie capitalistes. D'un autre côté, le prolétariat
est également resté sous cette emprise et a accepté d'être l'exécutant de ses
organisations.

U N E NOUVELLE PÉRIODE DU MOUVEMENT OUVRIER COMMENCE

Sous quelles conditions cette situation peut-elle se modifier dans l'avenir ?


Que l'expérience de la période précédente permette, aussi bien aux militants
révolutionnaires qu'aux ouvriers, de prendre conscience de ce que les concep-
tions et les attitudes des uns et des autres avaient de contradictoire et, en fin
de compte, de réactionnaire. Que les militants puissent opérer le renversement
l'organisation 221

nécessaire et parviennent à concevoir d'une nouvelle manière, d'une manière


socialiste, ce qu'est la théorie, le programme, la politique, l'activité, l'organisa-
tion révolutionnaires. Que le prolétariat, d'autre part, parvienne à voir sa lutte
comme une lutte autonome et l'organisation révolutionnaire non pas comme
une direction chargée de son sort mais comme un moment et un instrument de
sa lutte.
Ces conditions existent-elles maintenant ? Ce renversement est-il affaire
d'un effort de volonté, d'une inspiration, d'une nouvelle théorie plus correcte ?
Non ; ce renversement est désormais rendu possible par un fait objectif énorme,
qui est précisément la bureaucratisation du mouvement ouvrier. L'action du
prolétariat a produit la bureaucratie. La bureaucratie s'est intégrée dans le
système d'exploitation. Si la lutte du prolétariat contre l'exploitation continue,
elle se tournera aussi non simplement contre les bureaucrates comme per-
sonnes, mais contre la bureaucratie comme système, comme type de rapports
sociaux, comme réalité et comme idéologie correspondante.
C'est là un complément essentiel à ce qui a été dit plus haut sur le rôle des
facteurs objectifs. Il n'y a pas des lois, économiques ou autres, rendant désor-
mais la bureaucratisation impossible ; mais il y a une évolution qui est deve-
nue objective, car la société s'est bureaucratisée et donc la lutte du prolétariat
contre cette société ne peut être que lutte, en même temps, contre la bureau-
cratie. La destruction de la bureaucratie n'est pas « inéluctable », comme la vic-
toire du prolétariat dans sa lutte n'est pas « inéluctable ». Mais les conditions
de cette victoire sont désormais posées par la réalité sociale, car la prise de
conscience du problème de la bureaucratie ne dépend plus de raisonnements
théoriques ou d'une lucidité exceptionnelle ; elle peut résulter de l'expérience
quotidienne des travailleurs qui rencontrent devant eux la bureaucratie non pas
comme menace potentielle dans un avenir lointain, mais comme un adversaire
en chair et en os, né de leur propre action.

Prolétariat et bureaucratie dans la période actuelle

Les événements des dernières années montrent que le prolétariat fait l'ex-
périence des organisations bureaucratiques non pas en tant que directions qui
« se trompent » ou « trahissent », mais de façon infiniment plus profonde.
Là où ces organisations sont installées au pouvoir, comme dans les pays de
l'Est, le prolétariat y voit nécessairement l'incarnation pure et simple du sys-
tème d'exploitation. Lorsqu'il parvient à briser le carcan totalitaire sa lutte
révolutionnaire n'est pas simplement dirigée contre la bureaucratie, mais met
en avant des objectifs qui traduisent positivement l'expérience de la bureau-
cratisation. Les ouvriers de Berlin Est demandaient en 1953 « un gouverne-
ment de métallurgistes », les conseils ouvriers hongrois revendiquaient la ges-
tion ouvrière de la production.
Dans la plupart des pays occidentaux, l'attitude des travailleurs face aux
organisations bureaucratiques montre qu'ils y voient des institutions qui leur
sont extérieures et étrangères. A l'opposé de ce qui se passait encore à la fin de
222 socialisme ou barbarie

la deuxième guerre mondiale, dans aucun pays industrialisé les travailleurs


ne croient encore que les partis ou les syndicats veulent ou peuvent changer fon-
damentalement leur situation. Ils peuvent les « appuyer », en votant pour eux
comme pour un moindre mal ; ils peuvent les utiliser - c'est souvent encore le
cas pour ce qui est des syndicats - comme on utilise un avocat ou les pompiers.
Mais rarement ils se mobilisent pour eux ou sur leur appel ; jamais ils n'y par-
ticipent. Que les inscrits au syndicat augmentent ou diminuent, personne n'as-
siste aux assemblées syndicales. Les partis peuvent de moins en moins comp-
ter sur le militantisme actif d'adhérents ouvriers et fonctionnent surtout avec
des permanents payés, des petits bourgeois et des intellectuels « de gauche ».
Aux yeux des travailleurs, partis et syndicats font partie de l'ordre établi - plus
ou moins pourris que le reste, mais fondamentalement identiques à celui-ci.
Lorsque des luttes ouvrières se déclenchent, elles se déroulent fréquemment
en dehors des organisations bureaucratiques, parfois directement contre elles.

On est donc entré dans une nouvelle phase de développement du prolétariat


- que l'on peut si l'on veut dater de 1953 ; c'est le début d'une période historique,
pendant laquelle le prolétariat tendra à se débarrasser des résidus de ses créa-
tions de 1890 et de 1917. Désormais, lorsque les travailleurs mettront en avant
leurs propres objectifs et voudront lutter sérieusement pour les réaliser, ils ne
pourront le faire qu'en dehors et le plus souvent à l'encontre des organisations
bureaucratiques. Cela ne signifie pas que celles-ci disparaîtront. Aussi long-
temps que le prolétariat acceptera le système d'exploitation, il subsistera des
organisations exprimant cet état de fait et qui seront les rouages de l'intégra-
tion du prolétariat à la société capitaliste, dont le fonctionnement est désor-
mais inconcevable sans elles. Mais de ce fait même, chaque lutte tendra à oppo-
ser les travailleurs aux organisations bureaucratisées ; et si ces luttes se
développent, de nouvelles organisations surgiront du prolétariat lui-même, car
des fractions d'ouvriers, d'employés, d'intellectuels sentiront la nécessité d'agir
de façon systématique et permanente pour aider le prolétariat à réaliser ses
nouveaux objectifs.

Le besoin d'une nouvelle organisation

Si la classe ouvrière doit entrer dans une nouvelle phase d'activité et de


développement, d'immenses besoins pratiques et idéologiques apparaîtront.
Le prolétariat aura besoin d'organes d'expression, permettant à l'expérience
et à l'opinion ouvrières de dépasser l'atelier et le bureau où les enferme la struc-
ture capitaliste de la société et brisant le monopole bourgeois et bureaucra-
tique sur les moyens d'expression. Il aura besoin d'organes d'information, le
renseignant sur ce qui se passe chez les diverses couches d'ouvriers, chez les
classes dominantes, dans la société en général, dans les autres pays. Il aura
besoin d'organes de lutte idéologique contre le capitalisme et la bureaucratie et
capables de dégager une conception socialiste positive des problèmes de la
société. Il sentira le besoin qu'une perspective socialiste soit définie, que les
l'organisation 223

problèmes qu'affronterait un pouvoir ouvrier soient éclairas et élaborés, que


l'expérience des révolutions passées soit dégagée et rendue aux générations
présentes. Il aura besoin d'instruments matériels et de liaisons interprofes-
sionnelles, interrégionales, internationales. Il aura besoin d'attirer dans son
camp les employés, les techniciens, les intellectuels et de les intégrer à sa lutte.
Ces besoins, la classe ouvrière ne peut pas les satisfaire directement elle-
même, en dehors d'une période de révolution. La classe ouvrière peut faire
« spontanément » une révolution, mettre en avant les revendications les plus
profondes, inventer des formes de lutte d'une efficacité incomparable, créer des
organismes qui expriment son pouvoir. Mais la classe ouvrière, en tant que tout
indifférencié, ne fera pas par exemple un journal ouvrier national, dont l'ab-
sence se fait cruellement sentir aujourd'hui ; ce sont des ouvriers et des mili-
tants qui le feront, et qui nécessairement s'organiseront pour le faire. Ce n'est
pas la classe ouvrière dans son ensemble qui diffusera l'exemple de telle lutte
menée dans tel endroit ; si des ouvriers et des militants organisés ne le diffu-
sent pas, cet exemple sera perdu car il restera inconnu. La classe ouvrière
comme telle ne s'intégrera pas, en période normale, les techniciens et les intel-
lectuels que toute la vie dans la société capitaliste tend à séparer des ouvriers ;
et sans une telle intégration, une foule de problèmes qui se posent au mouve-
ment révolutionnaire dans une société moderne resteraient insolubles. Ni la
classe ouvrière comme telle, ni les intellectuels comme tels ne résoudront le
problème de l'élaboration continue d'une théorie et d'une idéologie révolution-
naires, qui ne peut se faire que par la fusion de l'expérience ouvrière et des élé-
ments positifs de la culture moderne ; or, le seul lieu dans la société contempo-
raine où cette fusion puisse avoir lieu, c'est une organisation révolutionnaire.
Travailler pour répondre à ces besoins signifie donc nécessairement
construire une organisation aussi large, aussi solide, aussi efficace que pos-
sible.
Cette organisation ne pourra exister qu'à deux conditions.
La première, c'est que la classe ouvrière reconnaisse en elle un instrument
indispensable à sa lutte. Sans un appui important de la classe ouvrière l'orga-
nisation ne saurait se développer ni pour le bien ni pour le mal. La phobie de
la bureaucratisation que développent actuellement certains méconnaît ce fait
fondamental il y a très peu de place pour une nouvelle bureaucratie, aussi
bien objectivement (les bureaucraties existantes couvrent les besoins du sys-
tème d'exploitation) que, surtout, dans la conscience du prolétariat. Ou alors,
si le prolétariat laissait à nouveau une organisation bureaucratique se déve-
lopper et tombait encore sous son emprise, il faudrait en conclure que toutes les
idées dont on se réclame sont fausses, en tout cas pour ce qui est de la période
historique actuelle, et probablement pour ce qui est de la perspective socialiste
aussi. Car cela signifierait que le prolétariat est incapable d'établir un rapport
socialiste avec une organisation politique, qu'il ne peut pas résoudre sur des
bases saines et fécondes le problème de ses relations avec l'idéologie, avec les
intellectuels, avec d'autres couches sociales ; que donc, finalement, le problème
même de l'« Etat » serait insoluble pour lui.
224 socialisme ou barbarie

Mais l'organisation ne sera reconnue par le prolétariat comme un instru-


ment indispensable de lutte que si - c'est la deuxième condition - elle tire toutes
les leçons de la période historique écoulée, si elle se place au niveau de l'expé-
rience et des besoins actuels du prolétariat. L'organisation ne pourra se déve-
lopper et même exister tout court que si son activité, sa structure, ses idées,
ses méthodes correspondent à la conscience anti-bureaucratique des travailleurs
et l'expriment, que si elle est capable de définir sur des bases nouvelles la poli-
tique, la théorie, l'action, le travail révolutionnaire.

La politique révolutionnaire

La fin et le moyen à la fois de la politique révolutionnaire est de contribuer


au développement de la conscience du prolétariat dans tous les domaines, et par-
ticulièrement là où les obstacles à ce développement sont les plus grands : sur
le problème de la société comme tout. Mais la conscience n'est pas enregistre-
ment et reproduction, apprentissage d'idées apportées de l'extérieur, contem-
plation de vérités toutes faites. Elle est activité, création, capacité de produc-
tion. Il ne s'agit donc pas de « développer la conscience » par des leçons, quelle
que soit la qualité du contenu et des pédagogues ; mais de contribuer au déve-
loppement de la conscience du prolétariat en tant que faculté créatrice.
Non seulement, donc, il ne peut être question pour une politique révolu-
tionnaire de s'imposer au prolétariat ou de le manipuler ; mais il ne peut être
question de prêcher ou d'enseigner au prolétariat une « théorie correcte ». La
tâche d'une politique révolutionnaire est de contribuer à la formation de la
conscience du prolétariat par l'apport des éléments dont celui-ci est dépossédé.
Mais le prolétariat ne peut contrôler ces éléments, et ce qui est encore plus
important, les intégrer effectivement à sa propre expérience et donc les fécon-
der que s'ils sont organiquement reliés à elle. Cela est tout le contraire de la
« simplification » ou de la vulgarisation et implique plutôt un approfondissement
continu des questions. La politique révolutionnaire doit constamment montrer
comment les problèmes les plus généraux de la société se retrouvent dans l'ac-
tivité et la vie quotidienne des travailleurs, et inversement, comment les conflits
qui déchirent cette vie sont en dernière analyse de même nature que ceux qui
divisent la société. Elle doit montrer la correspondance des solutions que les tra-
vailleurs donnent aux problèmes qu'ils affrontent dans l'entreprise, et de celles
qui valent à l'échelle de la société entière. Elle doit en somme dégager les conte-
nus socialistes que crée constamment le prolétariat - qu'il s'agisse d'une grève
ou d'une révolution - les formuler, les diffuser, en montrer la portée universelle.
Cela est loin de signifier que la politique révolutionnaire est l'expression
passive, le reflet de la conscience ouvrière. Cette conscience contient tout, les élé-
ments socialistes et les éléments capitalistes, on l'a longuement montré. Il y a
Budapest, et il y a aussi de larges couches d'ouvriers français qui traitent les
Algériens de bougnoules ; il y a des grèves contre la hiérarchie et des grèves caté-
gorielles. La politique révolutionnaire peut et doit lutter contre la pénétration
perpétuelle du capitalisme dans le prolétariat, car la politique révolutionnaire
l'organisation 225

n'est qu'un aspect de cette lutte du prolétariat contre lui-même. Elle implique
nécessairement un choix dans ce que produit, demande, accepte le prolétariat.
La base de ce choix, c'est l'idéologie et la théorie révolutionnaire.

La théorie révolutionnaire

La conception de la théorie révolutionnaire qui a prévalu pendant longtemps


- science de la société et de la révolution, élaborée par les spécialistes et intro-
duite dans le prolétariat par le parti - est en contradiction directe avec l'idée
même d'une révolution socialiste comme activité autonome des masses. Mais
elle est aussi profondément erronée sur le plan théorique même. Il n'y a pas de
« démonstration » de l'écroulement inéluctable de la société d'exploitation1, il y
a encore moins de « vérité » sur le socialisme pouvant être établie par une éla-
boration théorique en dehors du contenu concret créé par l'activité historique
et quotidienne du prolétariat. Il y a un développement propre du prolétariat
vers le socialisme - sans quoi il n'y aurait pas de perspective socialiste. Les
conditions objectives de ce développement sont données par la société capita-
liste elle-même. Mais ces conditions posent seulement un cadre, elles définis-
sent les problèmes que rencontre le prolétariat dans sa lutte, elles sont loin de
déterminer le contenu des réponses. Ces réponses constituent une création du
prolétariat, qui reprend les éléments objectifs de la situation mais en même
temps les transforme et par là même construit un champ d'action et des possi-
bilités objectives inconnues et insoupçonnées auparavant. Le contenu du socia-
lisme, c'est précisément cette activité créatrice de masses qu'aucune théorie
n'a jamais pu et ne pourra jamais anticiper. Marx n'a pas pu anticiper la Com-
mune (non pas comme événement, mais comme forme d'organisation sociale),
ni Lénine les Soviets, ni l'un ni l'autre n'ont pu anticiper la gestion ouvrière.
Marx n'a pu que tirer les conclusions et dégager la signification de l'action du
prolétariat parisien pendant la Commune - et il a eu l'immense mérite de le
faire en bouleversant ses propres conceptions antérieures. Mais il serait tout
autant faux de dire qu'une fois ces conclusions dégagées, la théorie possède la
vérité et qu'elle peut la fixer dans des formulations valant désormais sans limite.
Ces formulations ne valent que jusqu'à la phase suivante d'entrée en action des
masses, car celles-ci tendent chaque fois à dépasser le niveau de leur action
antérieure, et par là même, les conclusions de l'élaboration théorique précédente.
Le socialisme n'est pas une théorie juste s'opposant à des théories fausses ;
c'est la possibilité d'un monde nouveau qui se lève des profondeurs de la société
et qui met en question jusqu'à la notion même de « théorie ». Le socialisme n'est

1. Quelle que soit l'acuité de sa crise - les événements de Pologne l'ont encore démontré
récemment - la société d'exploitation ne peut être renversée que si les masses, non seule-
ment entrent en action, mais portent cette action au niveau nécessaire pour qu'une nouvelle
organisation sociale prenne la place de l'ancienne. Si cela n'a pas lieu, la vie sociale doit conti-
nuer et elle continuera sur l'ancien modèle, plus ou moins modifié en surface. Or aucune théo-
rie ne peut « démontrer » qu'inéluctablement les masses s'élèveront à ce niveau d'activité ;
un telle « démonstration » serait une contradiction dans les termes.
226 socialisme ou barbarie

pas une idée correcte. C'est un projet de transformation de l'histoire. Son


contenu est que ceux qui sont la moitié du temps les objets de l'histoire en
deviennent intégralement les sujets - ce qui serait inconcevable, si le sens de
cette transformation était détenu par une catégorie spécifique d'individus.
La conception de la théorie révolutionnaire doit être modifiée en consé-
quence. Elle doit l'être tout d'abord en ce qui concerne la source dernière de ses
idées et de ses principes qui ne peut être autre que l'expérience et l'action du
prolétariat, historique aussi bien que quotidienne. Toute la théorie économique
est à reconstruire à partir de ce qui est contenu en germe dans la tendance des
ouvriers vers l'égalité des salaires ; toute la théorie de la production, à partir
de l'organisation informelle des ouvriers dans l'entreprise ; toute la théorie poli-
tique, à partir des principes incarnés par les Soviets et les Conseils. Ce n'est
qu'avec ces points de repère que la théorie pourra mettre en lumière et utiliser
ce qui a une valeur révolutionnaire dans la création culturelle générale de la
société contemporaine.
La conception de la théorie doit être modifiée, en second lieu, en ce qui
concerne son objet et sa fonction. Celle-ci ne peut pas être de produire les véri-
tés éternelles du socialisme, mais d'aider à la lutte pour la libération du prolé-
tariat et de l'humanité. Cela ne signifie pas que la théorie est un appendice uti-
litaire de la lutte révolutionnaire, ni que sa valeur se mesure à l'aune de
l'efficacité de propagande. La théorie révolutionnaire est elle-même un moment
essentiel de la lutte pour le socialisme, et elle est cela dans la mesure où elle
est vérité. Non pas vérité spéculative, vérité de contemplation, mais vérité unie
à une pratique, vérité qui éclaire un projet de transformation du monde. Sa
fonction est donc de formuler chaque fois explicitement le sens de l'entreprise
révolutionnaire et de la lutte des ouvriers ; d'éclairer le cadre où se place cette
action, d'en situer les divers éléments et de fournir un schéma global de com-
préhension permettant de les relier entre eux ; de maintenir vivant le rapport
entre le passé et l'avenir du mouvement. Mais elle est surtout d'élaborer la
perspective socialiste. Le dernier répondant de la critique du capitalisme et de
la perspective d'une nouvelle société, pour la théorie révolutionnaire, c'est l'ac-
tivité du prolétariat, son opposition aux formes d'organisation sociale établies,
sa tendance à instaurer de nouveaux rapports entre les hommes. Mais à cette
activité la théorie peut et doit donner un statut de vérité en en dégageant la por-
tée universelle. Elle doit montrer que la contestation par le prolétariat de la
société capitaliste exprime la contradiction la plus profonde de cette société ; elle
doit montrer la possibilité objective d'une société socialiste. Elle doit donc, à
partir de l'expérience et de l'activité du prolétariat, définir la perspective socia-
liste de la façon la plus complète possible à l'instant donné et en retour inter-
préter cette expérience à partir de cette perspective.
Enfin, la conception de la théorie doit être modifiée en ce qui concerne son
mode d'élaboration. Expression de ce qui possède une portée universelle dans
l'expérience du prolétariat, et fusion de cette expérience et des éléments révo-
lutionnaires qui existent dans la culture contemporaine, la théorie révolution-
naire ne peut pas être élaborée, comme par le passé, par une couche spécifique
L'ORGANISATION 227

d'intellectuels. Elle n'aura de valeur, elle ne sera cohérente avec ce qu'elle pro-
clame par ailleurs comme ses principes les plus essentiels, que si elle se nour-
rit constamment, dans la pratique, de l'expérience vivante des travailleurs telle
qu'elle se forme quotidiennement. Ceci implique une rupture radicale avec la
pratique des organisations traditionnelles. Le monopole des intellectuels en
matière de théorie n'est pas brisé du fait qu'une mince couche d'ouvriers sont
éduqués » par l'organisation - et transformés ainsi en intellectuels de
deuxième choix ; au contraire, de cette façon le problème est simplement per-
pétué. La tâche qui se pose à l'organisation dans ce domaine est d'associer orga-
niquement les intellectuels et les travailleurs en tant que travailleurs à l'éla-
boration de ses conceptions. Cela signifie que les problèmes posés, les méthodes
de discussion et d'élaboration doivent être transformés de telle façon que la
participation des travailleurs soit possible. Ce n'est pas là une « concession
pédagogique », mais la condition première pour que la théorie révolutionnaire
soit adéquate à ses principes, à son objet, à son contenu 2 .
Ces considérations montrent qu'il est vain de parler de théorie révolution-
naire en dehors d'une organisation révolutionnaire. Seule une organisation qui
se constitue comme organisation révolutionnaire ouvrière, dans laquelle les
ouvriers prédominent numériquement et dominent quant au fond, et qui éta-
blit un vaste courant d'échange avec le prolétariat, lui permettant de mettre à
contribution l'expérience la plus large de la société - seule une telle organisa-
tion peut réaliser une théorie qui soit autre chose que le produit des travaux soli-
taires des spécialistes.

L'action révolutionnaire

La tâche de l'organisation n'est pas de parvenir à une conception, la


meilleure possible, de la lutte révolutionnaire et de la garder pour elle-même.
Cette conception n'a de sens que comme un moment de cette lutte ; elle n'a de

2. Cette participation ne peut évidemment pas être égale sur tous les sujets ; ce qui importe,
c'est qu'elle existe sur les sujets essentiels. Or la première conversion à effectuer pour les
révolutionnaires est relative à cette question : qu'est-ce qu'un sujet essentiel. Il est certain que
les travailleurs ne pourraient pas participer, en t a n t que travailleurs et à partir de leur expé-
rience, à une discussion du problème de la baisse du taux de profit. Il se trouve, comme par
hasard, que ce problème n'a strictement aucune importance (même pas « scientifique »). Plus
généralement : la non-participation, dans les organisations traditionnelles, allait de pair avec
une conception de la théorie révolutionnaire comme d'une « science » qui n'avait rien à voir,
sauf par ses conséquences les plus éloignées, avec l'expérience des gens. Ce que l'on dit ici
revient à se placer à un point de vue diamétralement opposé : rien ne peut être essentiel, par
définition, pour la théorie révolutionnaire, s'il ne peut être trouvé une manière de le relier
organiquement à l'expérience propre des travailleurs. Que cette liaison ne sera pas toujours
simple et directe, que l'expérience dont il s'agit ne sera l'expérience réduite à l'immédiat, c est
évident aussi. La mystification « spontanéiste » pour laquelle le travailleur peut, par une ope-
ration magique et sans travail, trouver dans l'ici et le maintenant de son expérience tout ce
qu'il lui faut pour faire une révolution socialiste, est le pendant exact de la mystification
bureaucratique à laquelle elle veut s'opposer et tout a u t a n t dangereuse qu'elle.
228 SOCIALISME OU BARBARIE

valeur, que si elle peut aider la lutte des ouvriers et la formation de leur expé-
rience. Ces deux aspects sont inséparables. L'expérience des ouvriers ne se
forme pas, comme celle d'un intellectuel, par la lecture, l'information écrite et
la réflexion spéculative, mais dans l'action. L'organisation ne pourra donc contri-
buer à la formation de l'expérience ouvrière que si, a) elle agit elle-même de
façon exemplaire, b) elle aide les travailleurs à agir de façon efficace et féconde.
L'organisation ne peut renoncer à agir ou à essayer d'influencer dans un
sens déterminé les actions qui se déroulent sans renoncer à exister. Aucune
forme d'action considérée en elle-même ne peut être proscrite d'avance. Ces
formes ne peuvent être jugées que par leur efficacité quant à la fin de l'organi-
sation qui est toujours le développement durable de la conscience du proléta-
riat. Elles vont de la publication de journaux et de brochures jusqu'à la diffu-
sion de tracts appelant à telle action et de mots d'ordre qui, dans une situation
historique donnée, peuvent permettre une cristallisation rapide de la conscience
des buts et de la volonté d'action du prolétariat. Cette action, l'organisation ne
peut la mener de façon cohérente et consciente que si elle a un point de vue sur
les problèmes, immédiats aussi bien qu'historiques, qu'affronte la classe ouvrière
et qu'elle le défend devant celle-ci : autrement dit, si elle agit d'après un pro-
gramme, qui condense et exprime l'expérience à ce jour du mouvement ouvrier.

[Résumé des pages 83 à 85


« Trois tâches de l'organisation dans la période actuelle sont
les plus urgentes et exigent une définition plus précise .»
La première tâche est « d'amener à l'expression l'expérience
des ouvriers, d'aider les ouvriers à prendre conscience de la
conscience qu'ils possèdent déjà. » La seconde c'est « de placer
devant le prolétariat une conception d'ensemble des problèmes
de la société actuelle et en particulier du problème du socia-
lisme. » Et la troisième tâche de l'organisation c'est « d'aider les
travailleurs à défendre leurs intérêts immédiats et leur condi-
tion. » (pp. 83-84)
Enfin, pour ce qui est de la structure de l'organisation elle
<< ne peut que s'inspirer des formes socialistes que le prolétariat
a créées au cours de son histoire... Cela signifie
a) que les organismes de base disposent dans la détermina-
tion de leurs propres activités de la plus large autonomie com-
patible avec l'unité de l'action générale de l'organisation ;
b) que la démocratie directe, c'est-à-dire la décision collective
par tous les intéressés, est appliquée partout où elle est maté-
riellement possible ;
c) que les organismes centraux, ayant pouvoir de décision,
sont constitués par des délégués des organismes de base, élus et
révocables à tout instant. » (p. 85)]
L'ORGANISATION 229

III 1959-1967

Au cours de cette dernière période, Castoriadis, suivi par une


partie des membres du groupe, élabore une analyse du capita-
lisme moderne qui débouche sur une rupture profonde avec le
marxisme - et aboutit en 1963 à une nouvelle scission (cf. cha-
pitre VII de la présente anthologie). La conception de l'organi-
sation n'est pas affectée par ces développements théoriques. On
notera cependant, si on compare « Prolétariat et organisation »
au texte de la « Résolution » publié dans le n° 2 qu'il n'est plus
question de parti ni de direction révolutionnaire du prolétariat.
Mais ce prolétariat, précisément, la nouvelle analyse du capi-
talisme que propose Castoriadis n'en fait plus que l'un des
acteurs de la transformation révolutionnaire de la société. Dans
cette optique, l'aliénation bureaucratique s'étend à presque tous
les aspects de la vie sociale. Mais cette aliénation n'est pas et ne
peut pas être totale, sinon la société s'effondrerait et la vie de
chacun deviendrait pure absurdité. Constamment, les indivi-
dus comme les collectivités ébauchent - et parfois davantage -
des démarches autonomes et créatrices. Les révolutionnaires
doivent donc chercher à appuyer leur action sur les multiples
résistances à la bureaucratisation. Le rôle de l'organisation
devient de donner du sens à tous les conflits que le projet
bureaucratique provoque - donner du sens, c'est-à-dire d'abord
les faire apparaître comme les germes possibles d'une activité
collective autonome et, en dernière analyse, d'une société radi-
calement différente. Ces idées se trouvent exposées notamment
dans le texte intitulé « Recommencer la révolution » (n° 35, début
1964) dont nous publions de larges extraits dans la section VII
de cette Anthologie.
La politique révolutionnaire ainsi redéfinie sur des bases
totalement nouvelles, le groupe n'est parvenu à la mettre en pra-
tique que dans une faible mesure : en élargissant le champ des
sujets abordés dans la revue (voir chapitre VII). Il lui apparaît
d'autre part que la société française traverse alors une phase
dans laquelle les gens semblent renoncer à intervenir dans la vie
politique, sociale, culturelle et se replient sur la sphère privée
(la « privatisation »). Dans ces conditions, l'activité d'une col-
lectivité de révolutionnaires ne peut que tourner à vide... Le
groupe décide alors, en 1967, de se dissoudre et de suspendre la
publication de la revue. C'est ce qu'explique une lettre circulaire
envoyée aux abonnés de la revue. Bien qu'elle ne figure pas au
sommaire de S. ou B., elle en constitue une sorte d'ultime pro-
longement. Nous la reproduisons ci-dessous pour les éclaircis-
230 SOCIALISME OU BARBARIE

sements qu'elle apporte sur la conception que se fait alors le


groupe de l'organisation et de la politique révolutionnaires.
LA SUSPENSION DE LA PUBLICATION
DE SOCIALISME OU BARBARIE *
[10/18 n° 857, pp. 417-425]

Le premier numéro de Socialisme ou Barbarie est paru en mars 1949. Le


quarantième, en juin 1965. Contrairement à ce que nous pensions en le publiant,
ce quarantième numéro aura été le provisoirement dernier.
La suspension indéterminée de la publication de la Revue, que nous avons
décidée1 après longue réflexion et non sans peine, n'est pas motivée par des dif-
ficultés de nature matérielle. De telles difficultés ont existé pour notre groupe
dès le premier jour. Elles n'ont jamais cessé. Aussi, elles ont toujours été sur-
montées, et auraient continué de l'être si nous avions décidé de poursuivre la
publication de la revue. Si nous la suspendons aujourd'hui, c'est que le sens de
notre entreprise, sous sa forme présente, est devenu pour nous problématique.
C'est ce que nous voulons ici exposer brièvement pour ceux qui, abonnés ou lec-
teurs de la revue, ont suivi depuis longtemps notre effort.

Socialisme ou Barbarie n'a jamais été une revue de pure recherche théo-
rique. Si l'élaboration des idées y a toujours occupé une place centrale, elle a tou-
jours été guidée par une visée politique. Le sous-titre de la revue : organe de cri-
tique et d'orientation révolutionnaire, indique déjà suffisamment le statut du
travail théorique qui s'y est exprimé depuis dix-huit ans. Se nourrissant d'une
activité révolutionnaire individuelle et collective, il prenait sa valeur de ce qu'il
était ou pouvait, prévisiblement, devenir - pertinent pour une telle activité, en
tant qu'interprétation et élucidation du réel et du possible dans une optique de
transformation de la société. La revue n'avait de sens pour nous et en elle-même
que comme moment et instrument d'un projet politique révolutionnaire.
Or, de ce point de vue, les conditions sociales réelles - en tout cas, ce que nous
en percevons — ont de plus en plus changé. Nous l'avons déjà constaté depuis
1959 - comme on peut le voir dans la série des textes sur « Le mouvement révo-
lutionnaire sous le capitalisme moderne » - et l'évolution qui a suivi n'a fait
que confirmer ce diagnostic dans les sociétés du capitalisme moderne, l'acti-
vité politique proprement dite tend à disparaître. Ceux qui nous ont lu savent
qu'il ne s'agissait pas là d'une simple constatation de fait, mais du produit d'une
analyse des traits à notre avis les plus profonds des sociétés modernes.

* Circulaire adressée aux abonnés et lecteurs de S. ou B. en juin 1967. Repris dans : C. Cas-
toriadis, L'expérience du mouvement ouvrier, 2, Paris, U.G.E. « 10/18 », 1974.
1. A l'exception de quatre camarades du groupe, qui pour leur part projettent une publication
se réclamant des idées de Socialisme ou Barbarie et feront parvenir aux abonnés et lecteurs
de la revue un texte définissant leurs intentions.
\
Ce qui nous apparaissait comme élément compensateur de ce diagnostic
négatif, ce qui balançait, dans notre perspective, la privatisation croissante de
la masse de la population, c'étaient les luttes dans la production, matériellement
constatées et analysées sur les cas de l'industrie anglaise et américaine, luttes
qui mettent en question les relations de travail sous le capitalisme et tradui-
sent, sous une forme embryonnaire, la tendance gestionnaire des ouvriers. Nous
pensions que ces luttes se développeraient également en France et, surtout,
qu'elles pourraient - non certes sans une intervention et introduction de l'élé-
ment politique véritable - dépasser les rapports immédiats de travail, pro-
gresser vers la mise en question explicite des relations sociales générales.
En cela nous nous trompions. Ce développement n'a pas eu lieu en France,
sinon à une échelle infime (ce ne sont pas les grèves de la dernière période,
rapidement syndicalisées, qui pourraient modifier cette appréciation). En Angle-
terre, où ces luttes continuent (avec des hauts et des bas inévitables), leur carac-
tère ne s'est pas modifié, ni de lui-même, ni en fonction de l'activité de nos cama-
rades du groupe Solidarity.
Certes, une évolution différente dans l'avenir n'est pas exclue - bien qu'elle
nous paraisse improbable pour les raisons que nous mentionnerons plus loin.
Mais la question n'est pas là. Nous croyons avoir suffisamment montré que
nous ne sommes pas impatients et nous n'avons jamais pensé, répétons-le, que
la transformation de ce type de luttes ouvrières - ou de n'importe quel
autre - pourrait se faire sans le développement parallèle d'une organisation
politique nouvelle, que notre intention a toujours été de construire.
Or la construction d'une organisation politique dans les conditions qui nous
entourent - et dont sans doute ce que nous sommes fait aussi partie - a été et
demeure impossible, en fonction d'une série de facteurs nullement accidentels
et étroitement reliés les uns aux autres.
Dans une société où le conflit politique radical est de plus en plus masqué,
étouffé, dévié et, à la limite, inexistant, une organisation politique supposée
construite, ne pourrait que péricliter et dégénérer rapidement. Car, d'abord, où
et dans quelle couche pourrait-elle trouver ce milieu immédiat sans lequel une
organisation politique ne peut pas vivre ? Nous en avons fait l'expérience néga-
tive aussi bien pour ce qui est des éléments ouvriers que pour ce qui est des élé-
ments intellectuels. Les premiers, lors même qu'ils voient un groupe politique
avec sympathie et reconnaissent dans ses idées l'expression de leur propre expé-
rience, ne sont pas disposés à maintenir avec lui un contact permanent, encore
moins une association active, car ses perspectives politiques, pour autant
qu'elles dépassent leurs propres préoccupations immédiates, leur paraissent
obscures, gratuites et démesurées. Pour les autres - les intellectuels - , ce qu'ils
semblent surtout satisfaire dans leur contact avec un groupe politique c'est la
curiosité et le « besoin d'information ». Nous devons dire ici clairement que nous
n'avons jamais eu, de la part du public de la revue, le type de réponse que nous
espérions et qui aurait pu nous aider dans notre travail ; son attitude est res-
tée, sauf rarissimes exceptions, celle de consommateurs passifs d'idées. Une
telle attitude du public, parfaitement compatible avec le rôle et les visées d'une
revue de style traditionnel, rend à la longue impossible l'existence d'une revue
comme Socialisme ou Barbarie.
Et qui, dans ces circonstances, rejoindra une organisation politique révolu-
tionnaire ? Notre expérience a été que ceux qui sont venus chez nous - essen-
tiellement des jeunes - l'ont souvent fait à partir, sinon d'un malentendu, du
moins de motivations qui tenaient beaucoup plus d'une révolte affective et du
besoin de rompre l'isolement auquel la société condamne aujourd'hui les indi-
vidus, que de l'adhésion lucide et ferme à un projet révolutionnaire. Cette moti-
vation de départ en vaut peut-être une autre ; l'important est que les mêmes
conditions d'absence d'activité politique proprement dite empêchent qu'elle soit
transformée en une autre plus solide.
Enfin, comment dans ce contexte une organisation politique supposée exis-
ter peut-elle contrôler ce qu'elle dit et ce qu'elle se propose de faire, développer
de nouveaux moyens d'organisation et d'action, enrichir, dans une dialectique
vivante de la praxis avec le tout social, ce qu'elle tire de sa propre substance ?
Comment surtout, dans la phase historique présente, après l'immense et pro-
fonde faillite des instruments, des méthodes et des pratiques du mouvement
d'autrefois, pourrait-elle reconstruire, dans le silence total de la société, une
nouvelle praxis politique ? Au mieux, pourrait-elle tenir un discours théorique
abstrait ; au pire, produire ces étranges mélanges d'obsessionnalité sectaire,
d'hystérie pseudoactiviste et de délire d'interprétation dont, par dizaines, les
groupes d'« extrême gauche » offrent encore aujourd'hui à travers le monde tous
les spécimens concevables.
Rien ne permet d'escompter une modification rapide de cette situation. Ce
n'est pas ici le lieu de le montrer par une longue analyse, dont d'ailleurs les
éléments essentiels se trouvent déjà formulés dans les dix derniers numéros de
Socialisme ou Barbarie. Mais il faut souligner ce qui pèse d'un poids énorme
dans la réalité et la perspective présente : la dépolitisation et la privatisation
profondes de la société moderne ; la transformation accélérée des ouvriers en
employés, avec les conséquences qui en découlent au niveau des luttes dans la
production ; le brouillage des contours des classes qui rend de plus en plus pro-
blématique la coïncidence d'objectifs économiques et politiques.
C'est cette situation globale qui empêche aussi que sur un autre terrain
celui de la crise de la culture et de la vie quotidienne, soulignée dans la revue
depuis de nombreuses années, puisse se développer et prendre forme une réac-
tion collective positive contre l'aliénation de la société moderne. Parce qu'une
activité politique, même embryonnaire, est impossible aujourd'hui, cette réac-
tion ne parvient pas à prendre forme. Elle est condamnée à rester individuelle,
ou bien dérive rapidement vers un folklore délirant qui n'arrive même plus à
choquer. La déviance n'a jamais été révolutionnaire ; aujourd'hui elle n'est même
plus déviance, mais complément négatif indispensable de la publicité « cultu-
relle ».
On sait que, depuis dix ans, ces phénomènes, plus ou moins clairement per-
çus et analysés, ont poussé certains à reporter leurs espoirs sur les pays sous-
développés. Nous avons dit depuis longtemps dans la revue pourquoi ce report
234 SOCIALISME OU BARBARIE

est illusoire : si la partie moderne du monde était irrémédiablement pourrie, il


serait absurde de penser qu'un destin révolutionnaire de l'humanité pourrait
s'accomplir dans l'autre partie. En fait, dans tous les pays sous-développés, ou
bien un mouvement social des masses ne parvient pas à se constituer, ou bien
ne peut le faire qu'en se bureaucratisant.

Qu'il s'agisse de sa moitié moderne ou de sa moitié affamée, la même ques-


tion reste suspendue sur le monde contemporain l'immense capacité des
hommes de se leurrer sur ce qu'ils sont et ce qu'ils veulent s'est-elle modifiée
en quoi que ce soit depuis un siècle ? Marx pensait que la réalité forcerait les
hommes à « voir avec des sens sobres leur propre existence et leurs rapports à
leurs semblables ». Nous savons que la réalité s'est révélée au-dessous de la
tâche que lui confiait ainsi le grand penseur. Freud croyait que les progrès du
savoir, et ce qu'il appelait « notre dieu logos », permettraient à l'homme de modi-
fier graduellement son rapport aux forces obscures qu'il porte en lui. Nous avons
réappris depuis que le rapport entre le savoir et l'agir effectif des hommes -
individus et collectivités - n'est rien moins que simple, et que les savoirs
marxien et freudien eux-mêmes ont pu devenir, et redeviennent chaque jour,
source de nouvelles mystifications. L'expérience historique depuis un siècle, et
cela à tous les niveaux, des plus abstraits aux plus empiriques, interdit de croire
aussi bien à un automatisme positif de l'histoire qu'à une conquête cumulative
de l'homme par lui-même en fonction d'une sédimentation du savoir. Nous n'en
tirons aucune conclusion sceptique ou « pessimiste ». Mais le rapport des
hommes à leurs créations théoriques et pratiques, celui entre savoir, ou mieux
lucidité, et activité réelle, la possibilité de constitution d'une société autonome,
le sort du projet révolutionnaire et son enracinement possible dans une société
évoluant comme la nôtre - ces questions, et les multiples autres qu'elles com-
mandent, doivent être profondément repensées. Une activité révolutionnaire
ne redeviendra possible que lorsqu'une reconstruction idéologique radicale
pourra rencontrer un mouvement social réel.
Cette reconstruction - dont les éléments ont été posés déjà dans Socialisme
ou Barbarie - nous pensions pouvoir la faire du même mouvement que la
construction d'une organisation politique révolutionnaire. Cela s'avère aujour-
d'hui impossible, et nous devons en tirer les conclusions. Le travail théorique,
plus nécessaire que jamais, mais qui dorénavant pose d'autres exigences et
comporte un autre rythme, ne peut pas être l'axe d'existence d'un groupe orga-
nisé et d'une revue périodique. Nous serions les derniers à méconnaître les
risques immanents à une entreprise théorique séparée de l'activité réelle. Mais
de cette activité, les circonstances présentes ne nous permettraient de mainte-
nir au mieux qu'un simulacre inutile et stérilisant.

Nous continuerons, chacun dans le domaine qui lui est propre, de réfléchir
et d'agir en fonction des certitudes et des interrogations que Socialisme ou Bar-
barie nous a permis de dégager. Si nous le faisons bien, et si les conditions
sociales s'en présentent, nous sommes certains que nous pourrons recommen-
l'organisation 235

cer un jour notre entreprise sur des bases mieux assurées, et dans un rapport
différent avec ceux qui ont suivi notre travail.
CHAPITRE VI

LE TIERS-MONDE : L'ALGERIE ET LA CHINE

La lutte contre le colonialisme n'était pas au centre des pré-


occupations de S. ou B., plus concentré sur l'analyse de la société
capitaliste bureaucratique moderne et la lutte contre celle-ci.
Du point de vue marxiste, qui était alors celui de tout le groupe,
seule la lutte du prolétariat des pays développés pouvait débou-
cher sur une transformation révolutionnaire, socialiste : les
luttes des sous-développés servaient d'appoint, en ce qu'elles
affaiblissaient le capitalisme. Mais d'une part le soulèvement du
peuple algérien et sa répression féroce par l'Etat français, aussi
bien que la décolonisation de l'Afrique, autre sujet abordé régu-
lièrement dans la revue, et d'autre part la montée, dans la
gauche, du tiers-mondisme l'ont obligé à s'interroger sur ce qui
se passait dans le tiers-monde. La présence de deux hommes
qui ont mis toute leur intelligence et leur passion au service de
ces questions -J.-F. Lyotard et P. Souyri - a beaucoup contribué
à ces réflexions.
J. -F. Lyotard (Laborde), venu à la politique par son engage-
ment en faveur des Algériens et sa rencontre avec Pierre Souyri
(Brune), était un observateur passionné de l'Algérie. Il a pro-
posé des analyses détaillées, nourrissant un débat qui, partant
de positions claires - anti-impérialisme et anticolonialisme
ferme mais refus du nationalisme et de la bureaucratie de parti
et d'Etat - n'a pourtant jamais abouti à une analyse théorique
complète et acceptée par tout le groupe, en particulier sur la
nature de la bureaucratie dans un pays sous-développé.
Mais il y a une question essentielle qui a beaucoup préoc-
cupé S. ou B. et dont on ne trouve aucun reflet dans la revue. Fal-
lait-il ou non aider le F.L.N., dont la nature bureaucratique et
le futur rôle de parti dirigeant étaient clairs pour les partisans
du oui comme du non ? Les uns refusaient de mettre en danger
le projet du groupe pour un conflit dont l'issue - un nouvel Etat
bourgeois Ibureaucratique - ne faisait aucun doute, tandis que
les autres soutenaient qu'on ne pouvait espérer influencer les
combattants les plus radicalement critiques sans être concrète-
ment solidaire avec leur lutte. En conclusion, on laissa la déci-
sion au libre arbitre de chacun, à condition de ne pas mettre le
238 SOCIALISME OU BARBARIE

groupe en danger. Lyotard, dont on lira les textes ci-dessous,


était un ardent défenseur de l'aide au F.L.N., qu'il pratiqua acti-
vement.
En réalité cette guerre soulevait des questions de plusieurs
ordres beaucoup se rapportent à la situation française. Pen-
dant la période autour de mai 58, la révolte des ultras et la prise
de pouvoir de de Gaulle, se pose la question du sort de l'Etat
français - allait-on vers le fascisme comme le soutenait l'en-
semble de la gauche, ou vers la liquidation de l'empire coloniale
et la modernisation du capitalisme ? La réponse de S. ou B. se
distinguait par son refus de croire à l'hypothèse du fascisme, et
sa conviction que la branche la plus moderne du capitalisme
pouvait vaincre et mettre fin à l'anachronisme du colonialisme.
D'autres questions concernant la situation intérieure fran-
çaise rejoignaient les préoccupations essentielles du groupe
critique, d'une part des tergiversations et du réformisme du
parti communiste, et d'autre part de la manière dogmatique et
coupée de la réalité dont les trotskistes essayaient d'appliquer
un schéma marxiste rigide à la situation algérienne ; question-
nement sur le manque de solidarité de la classe ouvrière fran-
çaise avec les algériens immigrés en France et avec les combat-
tants en Algérie même. Le rôle joué par les syndicats et la gauche
dans cette dépolitisation est dénoncé, mais la question fonda-
mentale de la dépolitisation reste lancinante.
L'analyse suivait aussi pas à pas la situation à l'intérieur
de la société algérienne : elle dénonçait le processus de forma-
tion d'une nouvelle classe bureaucratique au sein des organes
de combat et décelait les ruptures créées dans la vie quotidienne
par les années de lutte (changements dans les rapports au sein
de la famille et dans l'éducation, activité des femmes), et les
indices de la prise en mains concrète de leurs affaires par les
paysans et les ouvriers eux-mêmes. *
Nous donnons ici des extraits tirés de trois articles parus
entre 1958 et 1961. Le premier (« Mise à nu des contradictions
algériennes »J est surtout une critique de fond des prises de posi-
tion trotskistes et communistes, tandis que le second (« Le
contenu social de la lutte algérienne ») contient une analyse
poussée des processus sociaux en cours - approfondissement des
prises de conscience en même temps que bureaucratisation des
appareils - et de leur potentiel révolutionnaire. Le dernier (« En

* Pour une discussion détaillée des débats et analyses du groupe S. ou B. autour de la guerre
d'Algérie, le lecteur est renvoyé à l'excellent mémoire de maîtrise d'Aurélien Moreau, «Intel-
lectuels révolutionnaires en guerre d'Algérie : Socialisme ou Barbarie» (Université du Maine,
Département d'Histoire, 1998-99).
le tiers-monde : l'algérie et l a chine 239

Algérie, une vague nouvelle »), plein d'espoir après les manifes-
tations monstres de décembre 60, analyse le sens et l'importance
de l'entrée en scène de la jeunesse urbaine. Ces textes reflètent
quelques-uns des thèmes les plus importants apparus à des
moments clé du conflit algérien, sans suivre les méandres des
prises de position et analyses publiées tout au long de la guerre.
Il nous est impossible, dans le cadre de cet ouvrage, d'entrer
dans le détail de l'arrière-plan historique et des différents
groupes algériens dont la politique est discutée par Lyotard. Le
sens général de son argumentation nous parait compréhensible
même pour un lecteur profane. Ceux qui souhaitent une docu-
mentation plus complète sont renvoyés aux ouvrages spécialisés
sur le sujet.
H.A.
MISE A NU DES CONTRADICTIONS ALGERIENNES
François Laborde (n° 24, mai-juin 1958, pages 26-30, 33)

L'ALGÉRIE ET LA « GAUCHE »

La situation est actuellement telle que la guerre algérienne est une guerre
qui ne paraît pas concerner le prolétariat français. Il s'ensuit que les quelques
intellectuels qui ressentent cette guerre comme leur affaire sont isolés dans
une indifférence générale, et qu'ils ne peuvent trouver dans la dynamique d'une
lutte ouvrière qui n'existe pas les enseignements, les directives de réflexion et
finalement les concepts qui leur permettraient de saisir exactement la signifi-
cation historique du combat algérien et plus généralement du mouvement
d'émancipation des pays coloniaux. La réflexion sur la question algérienne, et
les positions par où elle conclut, sont frappées de stérilité du fait que ces théo-
ries sont élaborées en dehors de toute pratique. Bien entendu les dirigeants et
les intellectuels des organisations « de gauche » ne sont pas en peine pour conti-
nuer d'appliquer au combat F.L.N. les appellations contrôlées de la tradition
réformiste ou révolutionnaire concernant la question coloniale, mais il se trouve
que ces appellations ne sont pas contrôlées par la réalité depuis quarante ans.
Emue par les accusations d'« inaptitude à ce combat » (anticolonialiste),
d'« incapacité à dominer l'ensemble des problèmes qui se posent à son pays »,
d'« opportunisme et de chauvinisme » que le F.L.N. porte contre la « gauche
démocratique et anticolonialiste » dans ses organes, cette gauche adresse aux
frontistes des appels pressants à leur réalisme politique, s'enquiert anxieuse-
ment de leur sectarisme, les conjure de lui faciliter la tâche. De cette manière
elle manifeste sans doute son « sens politique », la conscience de sa « respon-
sabilité », finalement son réformisme à peine moins mol que Mollet [Président
du Conseil à l'époque]; et surtout elle vérifie l'appréciation même que le Front
porte sur elle et plus encore son impuissance à situer correctement la résis-
tance algérienne dans un schéma historique.
On le voit bien par la solution qu'elle ne cesse de préconiser : quelque chose
comme une négociation, le plus vite possible. Et par le rôle qu'elle s'est réservé :
peser sur les deux parties, pour les amener à composition. Or il est bien évident
que ni cet objectif ni cette fonction n'ont le moindre caractère révolutionnaire :
la négociation tout de suite peut avoir un sens dans les conditions où se trou-
vait la révolution russe à Brest-Litovsk par exemple, mais quel sens aurait eu
politiquement une table ronde des maquisards yougoslaves et des généraux
allemands en 1942 ? La situation du F.L.N. n'est sans doute pas la même, mais
on ne voit pas qu'elle justifie le défaitisme que lui suggère la gauche française.
LE TIERS-MONDE : L ' A L G É R I E ET LA C H I N E 241

Tout le monde convient qu'une défaite militaire pure et simple de l'A.L.N. est
exclue. Et cette gauche lui offre une défaite politique ! C'est qu'elle se place
« au-dessus de la mêlée », qu'elle prétend incarner « l'intérêt général », qu'elle
souhaite mettre un terme au massacre. Nous ne doutons pas de l'excellence de
ses sentiments, mais enfin ils visent objectivement à faire accepter à la résis-
tance algérienne un compromis parfaitement pourri avec Alger, c'est-à-dire avec
les ultras, dont elle sait qu'elle ne tardera pas à se repentir. Entendus des
maquis, il faut avouer que les appels des gauches à la modération, leur « met-
tez-vous à notre place » doivent retentir du bruit fêlé de la vieille marmite
social-traître.
Et ce ne sont pas les arguments que cette même « gauche » tourne vers la
bourgeoisie française qui peuvent convaincre le F.L.N. de l'authenticité de son
zèle internationaliste ; car enfin que lui répète-t-elle à satiété ? Que la grandeur
de la France souffre de la poursuite de cette guerre, que le prestige de la France
à l'étranger s'effondre, que l'intérêt bien compris de la France exige la négo-
ciation, qu'on ne peut sauvegarder les légitimes intérêts de la France à Alger
et au Sahara en continuant de se battre, etc. Quoi de plus chauvin, finalement,
que cette rhétorique ? Ses compromis constants avec les porte-paroles du capi-
talisme éclairé montrent à l'évidence que dans les faits la gauche dépense un
trésor de compréhension à l'endroit des intérêts du capital français tandis
qu'elle n'est jamais parvenue à prendre comme seul axe de référence légitime
pour fonder sa position l'intérêt du prolétariat colonial pour lui-même et en lui-
même. La crainte de la droite, de sa censure, etc., ne peut constituer un alibi suf-
fisant ; la vérité est tout autre.
Le P.C.I. [trotskiste] pour sa part occupe dans la gauche une position qui le
délimite clairement et qui prend appui sur une application massive de la théo-
rie de la Révolution permanente au problème algérien. Comme le P.P.A., issu de
l'Etoile Nord-africaine, avait indiscutablement une base ouvrière en France et
paysanne en Algérie, comme d'autre part les dirigeants M.T.L.D. qui se sont
ralliés au F.L.N. penchaient à la veille de l'insurrection vers la participation
aux municipalités algériennes, le P.C.I. conclut que le F.L.N. est réformiste et
le M.N.A., issu des messalistes, révolutionnaire. Comme enfin le P.C.I. a appris
dans la Révolution permanente qu'une bourgeoisie coloniale est incapable de
réaliser l'indépendance par ses propres moyens, et qu'il faut qu'une révolution
prolétarienne vienne prolonger la révolution démocratique pour que les objec-
tifs bourgeois compatibles avec le socialisme puissent être réalisés par surcroît,
le P.C.I. conclut qu'il est de bonne politique de soutenir Messali, c'est-à-dire la
révolution prolétarienne. Le « sectarisme » du F.L.N. et l'esprit conciliateur des
déclarations messalistes paraissent-ils contredire cette interprétation, les trots-
kistes expliquent alors qu'en réalité l'intransigeance de l'objectif frontiste [du
Front de Libération Nationale, le F.L.N.] - l'indépendance - n'a pas d'autre fin
que d'interdire la présence du M.N.A. à la négociation future et que de briser
ainsi dans l'œuf les possibilités d'un développement révolutionnaire dans l'Al-
gérie de demain. Ainsi s'expliqueraient les meurtres perpétrés par les firontistes
sur les militants messalistes. La bourgeoisie algérienne profiterait du terro-
242 SOCIALISME OU BARBARIE

risme, arme contraire à la tradition ouvrière, pour détruire physiquement


l'avant-garde de son prolétariat. Le P.C.I. conclut donc paradoxalement que la
seule attitude révolutionnaire authentique consiste à lutter pour « un cessez le
feu, la convocation d'une conférence de la table ronde regroupant des repré-
sentants de tous les courants politiques et religieux, de tous les groupes eth-
niques de l'Algérie, l'organisation d'élections libres sous le contrôle d'instances
internationales ». (La Vérité, 6 février 1958).
On a là un exemple stupéfiant du degré de fausse abstraction auquel peut
atteindre une réflexion politique quand elle a sombré dans le dogmatisme. Tout
d'abord le nerf même de cette position est faux le schéma de la Révolution
permanente est absolument inapplicable à l'Afrique du Nord1. Il suppose en
son fond un développement combiné de la société coloniale tout autre que celui
que l'on constate dans les pays du Maghreb. « Dans la révolution russe, écrit
Trotsky, le prolétariat industriel s'était emparé du terrain même qui servit de
base à la démocratie semi-prolétarienne des métiers et des sans-culottes à la
fin du xviiie siècle... Le capital étranger rassembla autour de lui l'armée du pro-
létariat industriel, sans laisser à l'artisanat le temps de naître et de se déve-
lopper. Comme résultat de cet état de choses, au moment de la révolution bour-
geoise, un prolétariat industriel d'un type social très élevé se trouva être la force
principale dans les villes » (Intervention au Congrès de Londres, 1907 ; souli-
gné par nous). Avant de généraliser le schéma, il conviendrait donc de s'assu-
rer que la pénétration capitaliste en A.F.N. [Afrique Française du Nord] et par-
ticulièrement en Algérie a pris les mêmes formes qu'en Russie lors de la phase
impérialiste et qu'elle y a produit les mêmes effets : tout prouve le contraire.
Il est donc dérisoire de se représenter le M.N.A., héritier du M.T.L.D. et du
P.P.A., comme l'avant-garde révolutionnaire du prolétariat algérien et Messali
comme son Lénine. Que les rédacteurs de La Vérité relisent donc le compte-
rendu du II e Congrès national du M.T.L.D. (avril 53), ils n'y trouveront pas une
ligne autorisant cette interprétation; mais ils trouveront dans la résolution
finale le principe « la prospérité économique et la justice sociale », qui est
déclaré réalisable notamment par : « la création d'une économie véritablement
nationale, la réorganisation de l'agriculture dans l'intérêt des Algériens, notam-
ment réforme agraire..., la répartition équitable du revenu national pour
atteindre la justice sociale, la liberté syndicale ». Cependant que ce même
Congrès « assure Messali de son indéfectible attachement à l'idéal qu'il repré-
sente ». Décidément le M.T.L.D. n'était pas, et le M.N.A. n'est pas, le bolché-
visme algérien, tout simplement parce qu'il ne peut pas y avoir de bolchévisme
algérien dans les conditions actuelles du développement de l'industrie. Et ce
n'est pas parce que 400.000 ouvriers nord-africains travaillent dans les ateliers
et sur les chantiers français qu'ils constituent une avant-garde prolétarienne :
ce serait oublier qu'ils sont ici des émigrés, qu'ils ne s'intègrent pas, qu'ils ne
peuvent pas s'intégrer à la classe ouvrière française, qu'ils retournent toujours
chez eux, transformés sans doute par la vie en usine, mais surtout confirmés

1. Voir « La Bourgeoisie Nord-Africaine » , Socialisme ou Barbarie n° 20, p. 191 et suivantes.


LE TIERS-MONDE : L'ALGÉRIE ET LA CHINE 243

dans leur vocation algérienne. Enfin même si tout ce que nous venons de dire
était faux, il resterait que ces 400.000 travailleurs ne sont pas sur les lieux
même de la lutte, alors qu'une poussée révolutionnaire en direction du socia-
lisme, si elle doit s'exercer dans le mouvement même de la révolution bour-
geoise, exige que le prolétariat armé participe directement à la lutte et soit apte
à vaincre sur place la contre-offensive de la bourgeoisie nationale. Qu'est-ce
que la révolution permanente quand la classe ouvrière est séparée de sa bour-
geoisie par 1.350 km de terre et d'eau ?
Cela ne signifie pas, on l'a compris, que le F.L.N. soit davantage l'incarna-
tion du prolétariat algérien. C'est un front national, c'est-à-dire une « union
sacrée » des paysans, des ouvriers, des employés et des petits bourgeois, à direc-
tion bourgeoise. Le C.C.E. [conseillers combattants de l'extérieur] en est le
Comité de Salut Public, toutes choses égales d'ailleurs : il exerce sur l'ensemble
des classes algériennes une dictature énergique, qui n'hésite pas devant la ter-
reur. Nul besoin d'aller chercher, pour expliquer le meurtre de Ahmed Bekhat,
dirigeant syndicaliste messaliste, par le Front, l'influence pernicieuse d'un sta-
linisme qui noyauterait la direction frontiste l'hypothèse est digne tout au
plus de la pénétration de notre ministre de l'Algérie et de ses compères modé-
rés. Il n'y a aucune collusion du F.L.N. et du P.C., pas plus français qu'algérien.
Au contraire, la mollesse du PC sur la question algérienne est désormais
légendaire, à droite comme à gauche. La ligne officielle justifiait cette attitude
par les perspectives d'un Front Populaire. Il est vraisemblable que la direction
stalinienne a suffisamment perdu le sens de l'analyse politique pour qu'on
puisse la soupçonner d'avoir effectivement songé à déborder Mollet « par la
base ». C'est en tout cas certain qu'elle n'a jamais renoncé à vouloir noyauter
l'État, comme la S.F.I.O. [socialiste] le fait. On s'accorde en général à lui recon-
naître une autre intention encore : avant-poste de Moscou sur les bords de la
Méditerranée occidentale, il préfère aider l'impérialisme français à se mainte-
nir en Algérie tant bien que mal (le pire étant le mieux, avec une limite : le
maintien de la présence française) que de le voir délogé par l'impérialisme amé-
ricain.

[...]

NATION ET CLASSE EN ALGÉRIE

Il est vrai qu'en elle-même la lutte algérienne n'a pas trouvé dans la for-
mulation que lui donne le Front un contenu de classe manifeste. Est-ce parce
que la direction bourgeoise qu'est le Front veut étouffer ce contenu ? Sans doute.
Mais c'est aussi parce qu'il le peut. Et s'il y parvient si aisément que la gauche
française y perd son marxisme, ou ce qui lui en tient lieu, c'est que le propre de
la société coloniale algérienne réside en effet en ceci que les frontières de classe
y sont enfouies profondément sous les frontières nationales. C'est d'une manière
tout à fait abstraite c'est-à-dire exclusivement économiste, que l'on peut parler
d'un prolétariat, d'une classe moyenne, d'une bourgeoisie en Algérie. S'il y a une
244 SOCIALISME OU BARBARIE

paysannerie, c'est qu'elle est algérienne tout entière et exclusivement, et c'est


cette classe-là qui constitue évidemment la base sociale du mouvement natio-
nal, en même temps qu'elle est l'expression la plus claire de l'expropriation
radicale que subissent les travailleurs algériens en tant qu'algériens. Nous ana-
lyserons son mouvement historique et ses objectifs par la suite. Mais ce n'est
pas, par définition, au niveau de la paysannerie que la soudure des classes en
dépit des antagonismes nationaux peut se faire, puisqu'au contraire c'est dans
la classe paysanne, la seule classe exclusivement algérienne, que la conscience
nationale pouvait évidemment trouver son terrain le plus favorable. Aucun
Européen d'Algérie ne partage le sort du fellah, aucun ne subit l'exploitation de
la même manière que lui : la position dans les rapports de production est ici spé-
cifiquement algérienne. Là où commence le problème, c'est quand, la position
dans les rapports de production étant apparemment la même pour des Algériens
et pour des Européens, les uns et les autres se regroupent non sur la base de
cette position, mais sur celle de leur nationalité respective.

Si la solidarité des Français en Algérie n'a jamais été sérieusement brisée,


de façon que les forces sociales se regroupent sur des positions de classe, cela
signifie qu'à travers toutes leurs conduites, les Français d'Algérie, fussent-ils des
salariés exploités au même titre que les Algériens, ne parvenaient pas à se pen-
ser autrement que comme des Français occupant l'Algérie. Et alors il faut le dire
clairement : la nation algérienne qui se constituait malgré eux ne pouvait s'af-
firmer que contre eux. Il n'y a dans cette hostilité aucune mystique de la guerre
sainte, aucune résurgence barbare, mais un peuple (et c'est intentionnellement
que nous employons ce concept si peu marxiste), c'est-à-dire l'amalgame de
couches sociales antagonistes, qui est replongé dans la conscience de cette soli-
darité élémentaire sans laquelle il n'y aurait même pas de société, dans la
conscience de former un organisme total où le développement des contradic-
tions intrinsèques suppose d'abord la complémentarité de ce qui se contredit ;
la colonisation tout à la fois crée les conditions de cette complémentarité et
bloque son développement ; la conscience d'être exproprié de soi-même ne peut
alors qu'être nationale.
Allons plus loin : la lutte nationale, dans les formes mêmes où elle est menée
par le F.L.N., n'est pas seulement libératrice pour les travailleurs algériens. Ce
n'est que par son succès que les travailleurs européens d'Algérie peuvent être
arrachés à la pourriture de la société et de la conscience coloniale : dans une
Algérie indépendante, sous quelque forme que l'on voudra, les rapports de classe
émergeront du marécage où les rapports de domination actuels les ont englou-
tis. Cela ne signifie nullement que la nouvelle classe dirigeante ou l'appareil éta-
tique de cette Algérie n'engagera pas rapidement le combat pour mater les tra-
vailleurs : mais tous les travailleurs seront ensemble, Algériens et Européens,
pour soutenir la lutte de classes. [...]
LE CONTENU SOCIAL DE LA LUTTE ALGERIENNE
J.-F. Lyotard (n° 29, décembre 1959-février 1960,
pages 5-7,34-38)

PERSISTANCE DE LA SITUATION RÉVOLUTIONNAIRE

Que la guerre continue, plus violente que jamais, on en a la preuve en ce que


la moindre baisse des effectifs du contingent suffit à ébranler le dispositif fran-
çais et motive la suppression des sursis. Si l'on appelle pacification l'ensemble
des opérations qui rendent possible la reconstitution d'une société non-mili-
taire, aucun progrès n'a été fait dans la pacification. Il est toujours exclu à
l'échelle de l'Algérie que les activités sociales les plus simples puissent s'exer-
cer sans cette couveuse artificielle que forment les 500 000 militaires français.
Il ne suffit pas de pourchasser les bandes, disait tel général, il faut rester. Ce
n'est un secret pour personne que la moindre localité algérienne ne pourrait sur-
vivre durablement dans son organisation actuelle au retrait des troupes fran-
çaises. Ce fait signifie que les institutions qui devraient en principe régler les
rapports actuels en Algérie ont perdu toute réalité sociale ; elles ne vivent qu'à
portée de mitraillette. Du point de vue sociologique, et compte tenu de la nature
de la guerre algérienne, le fait que la guerre dure n'est rien d'autre que le fait
du désajustement permanent de la réalité sociale aux modèles d'organisation
dont on prétend la coiffer depuis cinq ans.
On sait qu'aucun des vêtements juridiques qui ont été essayés sur la société
algérienne, ni l'assimilation, ni la « personnalité algérienne », ni l'intégration,
ni la « place de choix », n'a pu l'habiller ; de Gaulle en a implicitement convenu
en offrant le choix entre trois statuts. Mais cette impossibilité formelle ne fait
que révéler, sur le plan du droit, une situation sociologique remarquable : si
l'impérialisme français n'a pas à ce jour réussi à doter cette société d'une orga-
nisation autre que celle de la terreur, c'est qu'aucune institution ne peut actuel-
lement répondre de façon satisfaisante aux besoins des Algériens, c'est que
ceux-ci se conduisent d'une manière telle que l'ordre social antérieur ne coïn-
cide plus avec ces conduites d'une part et que d'autre part celles-ci ne sont pas
encore parvenues à se stabiliser en un ensemble d'habitudes qui formerait un
ordre nouveau. On peut résumer cette situation en disant que la société algé-
rienne est « déstructurée ».
Quand le C.R.U.A. a ouvert les hostilités, on aurait pu croire que les acti-
vistes du M.T.L.D. poursuivaient par la violence ce que Messali, voire Ferhat
Abbas, avaient commencé par la parole. Somme toute, « la guerre continuait la
246 SOCIALISME OU BARBARIE

politique par d'autres moyens ». Mais une telle description empruntée à la


réflexion la plus classique sur la guerre, si elle s'applique fort correctement aux
conflits impérialistes du XXe, siècle, n'est pas du tout conforme à la réalité de
toute guerre anticolonialiste. Quand un peuple colonisé abandonne les armes
de la critique pour la critique des armes, il ne se contente pas de changer de stra-
tégie. Il détruit, lui-même et immédiatement, la société dans laquelle il vivait
en ce sens que sa rébellion anéantit les rapports sociaux constitutifs de cette
société. Ces rapports n'existent qu'autant qu'ils sont tolérés par les hommes
qui y vivent. Dès l'instant où ceux-ci agissent collectivement en dehors de ce
cadre, produisent des conduites qui ne trouvent plus place au sein des relations
traditionnelles entre les individus et entre les groupes, alors toute la structure
de la société est, de ce seul fait, désarticulée. Les modèles de comportement
propres aux différentes classes et catégories sociales et qui permettaient à tous
les individus de se conduire de façon adaptée, c'est-à-dire de répondre à des
situations sociales-types, ces modèles deviennent immédiatement caducs parce
que les situations correspondantes ne se présentent plus.
Ainsi, au sein de la famille, les rapports entre jeunes et vieux, hommes et
femmes, enfants et parents se trouvent profondément transformés. L'autorité
que le père exerce sur son fils ne résiste pas à l'activité politique de celui-ci, à
son départ pour le maquis ; le jeune homme prend l'initiative, avec ou sans le
consentement du père, et cela suffit à prouver que la situation telle qu'elle est
vécue par le fils non seulement contredit son rapport traditionnel de subordi-
nation à l'autorité paternelle, mais qu'elle en triomphe. S'agissant d'une famille
encore très patriarcale, le fait est déjà remarquable. Mais il l'est plus encore
quand ce sont les filles qui échappent à la tutelle de leurs parents. Sans doute
les bourgeoises musulmanes d'Alger avaient-elles commencé à « s'émanciper »
avant 1954 ; mais même dans cette couche la plus perméable à l'influence de
la civilisation capitaliste, si l'on consentait à montrer ses jambes, on ne dévoi-
lait pas encore son visage ; ce qui donne, somme toute, une image assez fidèle
de ce que « notre » civilisation entend émanciper chez les femmes. Maintenant
la participation des femmes à l'activité politique et militaire est attestée par les
condamnations de militantes frontistes, dont Djemila Bouhired est devenue
pour toute l'Algérie comme l'incarnation.
Sur un autre plan, celui de la culture, les conduites impliquées dans la guerre
actuelle échappent complètement aux traditions de l'Algérie coloniale. Aux alen-
tours de 1950, la scolarisation touchait à peine 7 % de la population enfantine
musulmane rurale ; cela faisait une proportion d'analphabètes (en français) de
93 % pour la jeune paysannerie. Les écoles coraniques leur inculquaient des
notions d'arabe littéral, qui est à peu prés, pour l'usage qu'on peut en faire, ce
que le latin est au français. Les petits paysans de cette époque sont actuellement
dans les maquis. On conçoit mal qu'ils puissent y assumer certaines tâches
sans savoir au moins lire, éventuellement écrire. En apprenant ces techniques
élémentaires, ils font, implicitement ou explicitement, la critique aussi bien de
la culture française, distribuée au compte-gouttes, que de la culture musul-
mane, absolument inutilisable pour leur vie réelle. En luttant contre l'oppres-
LE TIERS-MONDE : L'ALGÉRIE ET LA CHINE 247

sion, ils reprennent possession des instruments les plus sommaires de la pen-
sée, desquels l'Algérie coloniale les avait tenus éloignés pendant des généra-
tions. Le contenu révolutionnaire de ce nouveau rapport avec la culture est si
évident que le commandement français a dû y répondre en multipliant de son
côté les écoles improvisées. Sans doute la scolarisation des maquisards demeure-
t-elle aussi rudimentaire que celle des populations « protégées », et limitée aux
futurs cadres. Mais que ces cadres puissent être puisés dans la masse paysanne
est en soi un fait absolument contradictoire avec les fonctions subalternes que
la colonisation réservait aux fellahs. De même que l'analphabétisme exprimait
simplement, sur le plan de la culture, la même interdiction de toute initiative
qui pesait sur le travail rural, de même le développement de l'initiative et de
la responsabilité dans les maquis conduit inévitablement à l'apprentissage du
langage écrit.
S'agit-il des valeurs religieuses, économiques, sexuelles, on pourrait mon-
trer que dans toutes les catégories de l'activité quotidienne, l'Algérie actuelle,
en tant qu'elle est activement engagée dans la guerre, brise les conduites dont
la tradition locale, l'islam et la colonisation avaient, en se combinant, forgé la
« personnalité de base » algérienne.
On peut dire alors qu'une situation révolutionnaire existe, en ce sens que les
hommes ne vivent plus selon les institutions formellement dominantes, et tel
est bien le cas en Algérie. Cela ne veut pas dire que la révolution soit faite
celle-ci suppose que les hommes qui brisent ainsi avec les rapports tradition-
nels aillent jusqu'au bout de leur critique, détruisent encore la classe qui domi-
nait la société par le moyen de ces rapports, instituent enfin de nouveaux rap-
ports. Reste que la rupture durable et ouverte d'une classe ou d'un ensemble de
classes avec la structure de la société revêt nécessairement une signification
révolutionnaire.
En Algérie, non seulement cette situation existe manifestement mais elle
revêt une intensité, et occupe une durée, dont la combinaison peut nous mettre
sur la voie du contenu sociologique réel de la guerre d'Algérie.

[...]

FORMATION DE L'EMBRYON DÉMOCRATIQUE

On peut en un sens résumer tout ce qui vient d'être dit, tant sur le proces-
sus révolutionnaire lui-même que sur son contenu de classe, de la manière sui-
vante : la lutte nationale algérienne ne pouvait se développer que sous la forme
de maquis. Ceux-ci contiennent en eux-mêmes et le sens révolutionnaire de la
lutte et sa signification sociale. Son sens révolutionnaire, parce que les hommes
qui se rassemblent dans les maquis abandonnent consciemment et presque
géographiquement leur société traditionnelle pour prendre les armes contre
elle. Le maquis, c'est la société voulue par eux, distinguée de la société dont ils
ne veulent plus et déjà présente en elle. Cette rupture avec la vie quotidienne
indique la profondeur de la crise sociale : la société algérienne n'offrant aucune
248 SOCIALISME OU BARBARIE

possibilité légale de sa propre transformation, il faut se placer hors la loi pour


la modifier.
Mais la signification de classe des maquis est beaucoup plus riche. Le sup-
port social du maquis, c'est par définition la paysannerie. S'il est vrai que les
cadres actuels du F.L.N. sont pour une bonne part des éléments issus des classes
moyennes, ce qui fait des maquis le point de jonction de la bourgeoisie jacobine
avec les paysans, il n'en allait pas de même pour les initiateurs du mouvement.

En résumé, il y a déjà dans les rapports entre cadres et paysans les signes
- ceux que nous venons de dire, et bien d'autres - d'un antagonisme qui porte
finalement sur le sens global qu'il convient de donner à l'action politique, et
qui révèle, de façon encore esquissée, mais déjà identifiable, un conflit de classes.
L'examen des rapports contradictoires qui lient les membres de l'appareil
frontiste avec les éléments petit-bourgeois et avec les masses laborieuses prouve
en effet que les cadres permanents issus de l'ancien noyau M.T.L.D. et multi-
pliés par la guerre elle-même ne représentent fidèlement ni les classes
moyennes, ni le prolétariat, ni la paysannerie, et qu'ils constituent un appareil
étatique distinct, en fait, des classes qu'ils rassemblent, à des titres divers, dans
la lutte commune. Cette couche originale n'incarne les intérêts politiques d'au-
cune catégorie particulière dans la société algérienne, elle récapitule plutôt en
elle-même la société algérienne globale : l'histoire de sa formation, c'est le dérou-
lement de toutes les contradictions algériennes. Au départ, il y a l'absence d'un
nationalisme bourgeois et petit-bourgeois suffisamment fort pour cristalliser
le malaise de toutes les classes algériennes autour de l'idée d'indépendance.
Ensuite la naissance du mouvement nationaliste chez les ouvriers émigrés en
France exprime l'une des contradictions fondamentales que l'impérialisme crée
dans la colonie : la formidable décomposition de la paysannerie ne trouve pas
d'équilibre dans une industrialisation complémentaire. Les paysans devien-
nent ouvriers, mais en France, et le mouvement politique algérien recoupe alors
le mouvement ouvrier français et mondial, au moment où celui-ci expose au
grand jour, et pour la première fois en Occident, la gangrène stalinienne. L'im-
possibilité de trouver une issue à l'exploitation et à la répression coloniales ni
du côté des classes moyennes locales ni du côté des partis de gauche français
maintient isolé, pendant toute une phase, un noyau de « nationalistes profes-
sionnels ». Ceux-ci trouveront enfin dans la crise qui ébranle l'impérialisme en
Indochine, en Égypte, en Tunisie et au Maroc, l'occasion de rompre cet isole-
ment par l a violence ouverte.
La forme de leur lutte et sa longueur, c'est-à-dire ce que nous avons appelé
l'intensité et la durée de la situation révolutionnaire, s'éclairent si on l'envi-
sage à partir de ce contenu socio-historique. Aucune couche sociale algérienne
n'avait la force de mettre un terme, prématuré du point de vue des cadres, à la
guerre en entrant en pourparlers avec l'impérialisme français. Au contraire, la
poursuite de la guerre était de nature à transformer les noyaux de maquisards
LE TIERS-MONDE : L ' A L G É R I E ET LA C H I N E 249

en éléments d'un appareil, puis à étoffer cet appareil lui-même aux dépens des
couches sociales qui subissaient le plus durement la situation coloniale. Quan-
tité de jeunes paysans se détachaient de leurs villages pour grossir les rangs de
l'A.L.N. et devenaient des permanents politico-militaires ; de leur côté les intel-
lectuels quittaient l'Université ou le Barreau pour se transformer en commis-
saires politiques ou en délégués extérieurs, rompant tout lien matériel avec
leur classe d'origine. Le Front puisant d'une part dans la paysannerie l'essen-
tiel de ses forces, décomposant d'autre part la petite bourgeoisie intellectuelle,
commençait à remplir le vide social dont nous avons parlé. Ainsi l'appareil ten-
dait par sa fonction dans la guerre et grâce à la durée de cette guerre, à se
constituer en couche distincte. Ce qui avait été au début une bureaucratie poli-
tique au sens classique, c'est-à-dire un ensemble d'individus occupant des rôles
hiérarchisés au sein d'un parti, commençait à devenir une bureaucratie au sens
sociologique, c'est-à-dire une couche sociale issue de la décomposition profonde
des classes sociales antérieures et porteuse de solutions qu'aucune de ces classes
ne pouvait envisager.
Le fait que cette bureaucratie naisse non pas du processus de production
lui-même, mais de ce processus de destruction qu'est la guerre, ne change abso-
lument rien à sa nature de classe, puisque aussi bien cette destruction exprime
directement l'impossibilité où se trouvait l'Algérie coloniale d'assurer le pro-
cessus productif dans le cadre des rapports antérieurs. La destruction n'est ici
que la forme prise par la contradiction entre les forces productives et les rap-
ports de production, et l'on savait déjà, au demeurant, que la violence est une
catégorie économique. Que cette violence enfin donne à la classe en gestation
dans les maquis la forme d'une bureaucratie, on le conçoit aisément puisque
tous les rapports entre les membres de cette classe ne sont rien d'autre et rien
de plus que tous les rapports entre les cadres de l'appareil politico-militaire,
constitué justement pour la guerre salariés, hiérarchisés, administrant en
commun la destruction de l'Algérie traditionnelle, comme peut-être demain ils
administreront en commun la construction de la République algérienne.
Le processus en cours au sein d'une situation révolutionnaire vieille de cinq
ans, c'est celui de la formation d'une nouvelle classe et la totalité des données
qui composent cette situation fait nécessairement de cette classe une bureau-
cratie.
Mais pour qu'une bureaucratie algérienne se consolide comme classe, il fau-
drait d'abord que la situation révolutionnaire qui maintient béant le vide social
où elle prend place se poursuive assez longtemps pour que l'appareil bureau-
cratique puisse s'agréger des fractions notables de la paysannerie et des classes
moyennes, il faudrait donc que la guerre dure, et cela ne dépend pas d'elle seu-
lement, mais aussi et entre autres de l'impérialisme. Une fois admise cette pre-
mière hypothèse, il faudrait encore que l'appareil arrache à l'impérialisme une
victoire militaire décisive, de l'ordre de celle de Dien-Bien-Phu alors seule-
ment la bureaucratie aurait acquis la capacité d'éliminer sa concurrente poli-
tique, la bourgeoisie française, et de prendre en main sans compromis la reor-
ganisation du pays.
250 SOCIALISME OU BARBARIE

Or il est évident que le poids de l'impérialisme français sur la société algé-


rienne est beaucoup trop lourd pour que ces deux hypothèses puissent être rai-
sonnablement retenues. Le dixième de la population, soit la moitié du produit
algérien 2 , se réclamant à coup sûr de la métropole, les 2/5 des terres apparte-
nant aux Français, soit plus de la moitié de la production agricole, un sous-sol
saharien qui promet des milliards de profits - rien de cela ne s'abandonne, sur-
tout quand l'impérialisme sort consolidé de la crise que lui avait fait indirecte-
ment traverser la rébellion elle-même. En revanche tout cela peut se négocier,
et se négociera sûrement, parce que bon gré mal gré le régime gaulliste, s'il
veut stabiliser même provisoirement la situation algérienne et faire avorter le
processus de bureaucratisation, devra tenir compte du fait que depuis cinq ans
des postulants très sérieux à la direction des affaires algériennes se sont mani-
festés.

En s'orientant dans ce sens, la déclaration de de Gaulle, quelque soit la rai-


deur du ton, tente de dégager au sein du Front et aussi en dehors de lui, un
interlocuteur prêt à négocier un partage des richesses et du pouvoir avec l'im-
périalisme. Et la réponse du G.P.R.A. [Gouvernement provisoire de la Répu-
blique algérienne] signifie que les bureaucrates de l'appareil sont maintenant
prêts à engager les pourparlers dans une perspective nationale démocratique.
Dans l'état actuel des choses, c'est-à-dire si aucun renversement sérieux n'in-
tervient dans les rapports entre de Gaulle et la fraction européenne d'Algérie,
cette perspective est la plus probable.
Sa signification politique et sociale est fort claire : c'est le même poids écra-
sant de l'impérialisme qui a produit ce vide dans lequel la nouvelle classe a
commencé à se constituer, et qui lui interdit maintenant de se développer com-
plètement. Depuis 57, les cadres frontistes savent bien à la fois qu'ils ne seront
pas vaincus et qu'ils ne peuvent vaincre ; le commandement français a acquis
la même certitude en ce qui le concerne. Cet équilibre ne peut être rompu de l'in-
térieur. Il faudra bien qu'il se résolve en compromis entre les deux parties.
Quels que soient l'échéance, la forme et le contenu de ce compromis, il en résul-
tera, au moins pendant une phase transitoire, que la bureaucratie ne pourra pas
continuer à se consolider comme elle le faisait à la faveur de la guerre. Le seul
fait qu'il y ait compromis signifie en effet qu'il lui faudra accepter, par exemple
sous forme d'élections, un nouveau type de rapport avec la population algé-
rienne. Le caractère réellement démocratique de ces élections ne peut évidem-
ment pas faire illusion ; mais au-delà de la comédie libérale, le problème posé
sera celui de l'implantation réelle des cadres politico-militaires dans les couches
paysannes, qui seront décisives par leur nombre.
Ce qui reste acquis en attendant, c'est d'abord que la guerre d'Algérie nous

2. Le revenu annuel global de l'Algérie était estimable en 55 à 537 milliards de francs (sur la
base des chiffres donnés par Peyrega). Le total du revenu dont disposaient tous les Algériens
musulmans pouvait se chiffrer, selon le rapport Maspétiol en 53, à 271 milliards. Les Fran-
çais d'Algérie recevaient donc sensiblement la moitié du produit global.
le tiers-monde : l'algérie et l a chine 251

offre un exemple supplémentaire de la formation de la bureaucratie en pays


colonial (avec ce trait spécifique qu'ici la classe en question ne parvient pas
dans l'immédiat à son plein développement), mais c'est aussi que la lutte éman-
cipatrice dans les pays sous tutelle, en ce qu'elle requiert l'entrée des masses
sur la scène politique, est porteuse d'un sens révolutionnaire qu'il importe de
souligner. Nous savons bien que les perspectives offertes à la révolution algé-
rienne comme à toutes les révolutions coloniales ne sont pas et ne peuvent pas
être celles du socialisme, et nous ne soutenons pas le mouvement algérien parce
qu'il finira par moderniser les rapports sociaux dans un pays arriéré à ce
compte il faudrait applaudir la bureaucratie chinoise, voire même un impéria-
lisme « intelligent », s'il est vrai - ce que nous pensons - qu'aucune « nécessité
objective » ne s'oppose à ce qu'il procède lui-même à la décolonisation (comme
on le voit pour l'Afrique Noire).
Mais ce qu'aucune classe dirigeante, locale ou métropolitaine, ne peut faire,
ne peut même souhaiter, c'est que les travailleurs coloniaux interviennent eux-
mêmes, pratiquement et directement, dans la transformation de leur société,
qu'ils brisent effectivement, sans en demander à personne la permission, les
rapports qui les écrasaient, et donnent, à tous les exploités et à tous les exploi-
teurs, l'exemple de l'activité socialiste en personne : la récupération de l'homme
social par lui-même. En particulier, les paysans, les ouvriers et les intellectuels
algériens ne pourront plus oublier, et cela est d'une immense portée pour l'ave-
nir de leur pays, qu'ils ont, pendant ces années-ci, maîtrisé leur sort, voulu ce
qui leur arrivait, et qu'il se peut donc qu'il arrive à l'homme ce qu'il veut.
EN ALGERIE, UNE VAGUE NOUVELLE
J.-F. Lyotard (n° 32, avril-juin 1961, pages 62-72)

En décembre 1960, les Algériens de toutes les villes prennent possession de


leurs rues. La guerre dure depuis six ans, les forces de l'ordre sont partout ren-
forcées à cause du voyage de de Gaulle, à Alger le réseau administratif-policier
installé depuis la « bataille » de 1957 s'est fait plus serré que jamais, l'organi-
sation de la wilaya a été « démantelée » quatre ou cinq fois, les Algériens n'ont
pratiquement pas d'armes, tous les Européens sont armés, dans les grandes
villes ils prennent même l'initiative des manifestations, cherchent à occuper
les quartiers-clés, à faire basculer l'armée de leur côté.
En dépit de tout cela, les Algériens « sortent ». Aussitôt les ultras s'éva-
nouissent, tirant ici et là dans les manifestants algériens, appelant les paras à
la rescousse. Le vrai problème est posé. Tous ceux qui parlaient au nom de l'Al-
gérie, c'est-à-dire à la place des Algériens, se taisent. Les Algériens « manifes-
tent », c'est-à-dire se manifestent, en chair et en os, collectivement. L'objet du
litige intervient dans le litige, retirant à tout le monde la parole.
Bien sûr cette intervention des masses urbaines modifie profondément les
rapports de force : les ultras disparaissent du devant de la scène politique, la
« pacification » et « l'intégration des âmes » se dissipent tout à fait, la politique
de la « troisième voie » et de la « mise en place d'un exécutif provisoire » est
ramenée à sa juste mesure, qui est celle de la rêverie, le G.P.R.A. surgit offi-
ciellement comme le représentant des Algériens, etc. Mais ce n'est pas en ce
sens seulement que ces manifestations sont importantes ; ce n'est pas seulement
parce qu'elles déplacent les forces sur l'échiquier algérien, c'est au contraire
parce qu'elles contiennent la destruction de l'idée même d'un « échiquier poli-
tique », parce qu'elles portent au dehors un sens nouveau - en Algérie - de la
politique. Tout s'est passé tout à coup comme si la guerre d'Algérie n'était plus
d'abord une guerre les fusils de l'ordre n'ont pas tiré sur les manifestants
comme ils tirent automatiquement sur les combattants. Le rapport militaire
est passé au second plan : entre C.R.S. et manifestants le rapport n'était plus
celui de la violence pure, mais à mi-chemin de la force et de la parole. Tout le
monde a commencé à comprendre (sauf les paras) que la répression militaire
n'avait aucun rapport avec le problème posé par ces manifestations, qu'il n'y
avait pas une « rébellion à pacifier », mais que la révolution gagnait les masses.
C'est pourquoi toute la presse de gauche et de droite, française et étrangère, tous
les spécialistes de la « politique » , y compris de Gaulle, ont conclu qu'il fallait
se hâter de négocier, seule en effet la négociation peut arrêter le « péril », pense-
t-on. Ce n'est pas sûr, mais ce qui l'est, c'est qu'ainsi le sens de la négociation
éclate ; elle vise d'abord et avant tout à éliminer le danger d'un développement
révolutionnaire.
LE TIERS-MONDE : L'ALGÉRIE ET LA CHINE 253

Or il y a une corrélation essentielle entre la nouvelle signification prise par


la question algérienne et l'intervention politique d'une couche nouvelle de la
population. Ce sont les jeunes des ateliers, des bureaux, de l'université, des
lycées et des écoles qui étaient à la pointe du mouvement : la jeunesse urbaine.
C'est elle qu'il faut comprendre si l'on veut expliquer ce qui se passe maintenant
en Algérie.

LA NOUVELLE POLITIQUE

Mais cette nouvelle couche sociale, qui est aussi une nouvelle classe d'âge,
n'est pas seulement le produit de la situation. Elle en est en même temps le
centre le plus sensible et le maximum de conscience. C'est en effet par rapport
à ces jeunes, élevés dans la révolution, soumis à la répression et, plus profon-
dément, partagés entre la haine de l'Occident et la rupture avec la tradition,
c'est par rapport à ces jeunes que le problème de l'Algérie se pose dans sa tota-
lité, c'est-à-dire comme le problème de leur vie, de ce qu'ils vont devenir. Le
contenu qu'ils donnent à la politique est sans commune mesure avec tout ce
qui s'est fait et pensé en Algérie depuis des décennies à ce sujet.
Les jeunes Algériens veulent en finir avec leur culture traditionnelle, qu'ils
ressentent à la fois comme un frein à leur émancipation et aussi comme entre-
tenue hypocritement par le colonisateur ; mais en même temps ils la respectent,
ils la défendent en eux-mêmes contre la culture européenne qui l'assaille.
D'autre part ils sont tentés de valoriser l'organisation « européenne » (c'est-à-
dire capitaliste) de la société parce qu'elle a l'air de pouvoir résoudre le pro-
blème essentiel de l'Algérie : la misère ; mais en même temps, ils savent qu'elle
est l'organisation de l'exploitation, au moins de la leur. C'est dans cette espèce
de chassé-croisé que vivent les jeunes des nouvelles banlieues. La ville pour
eux, ce n'est plus ni la médina avec son contenu culturel relativement cohé-
rent, ni simplement l'amalgame a-social des misères dans la frange des bidon-
villes. Leur vie urbaine contracte en une seule expérience toutes les faces de la
situation coloniale la destruction de la culture coutumière avec l'attraction
corrélative de la culture européenne ; le refus de celle-ci avec la tentation de
défendre les anciennes valeurs. C'est-à-dire au total l'anxiété et la disponibilité.
Cette situation appelle la réponse d'une activité intense, une soif d'expé-
rience et de savoir communication des informations, des hypothèses, mise à
l'épreuve des « solutions » dans des discussions constantes, perception du
moindre détail de la vie comme significatif par rapport aux problèmes géné-
raux de l'Algérie. La réalité sociale n'est pas étouffée dans la ouate des insti-
tutions, qui la rendent méconnaissable, mais l'individu la rencontre continuel-
lement « à cru ». Cette vie réellement politique est tout le contraire d'une activité
à part, d'une occupation spécialisée, d'une profession. Elle suppose au contraire
la conscience que les problèmes généraux ne sont pas des problèmes séparés,
254 SOCIALISME OU BARBARIE

autres que les problèmes quotidiens, mais que les problèmes quotidiens sont les
plus importants, les seuls réels. A cet égard encore, les initiatives intégration-
nistes de l'administration font boomerang : en voulant détacher par la convic-
tion (par l'action psychologique) les masses du « séparatisme rebelle », les offi-
ciers S.A.S. ne font qu'entretenir ce bouillonnement ; ils ont été emportés dans
les manifestations comme des fétus. Et la répression ouverte elle-même n'y
peut rien : la vie politique est encore plus intense dans les prisons et les camps
que dans les médinas.
Pour ces jeunes Algériens, la politique signifie quelque chose qui n'existe
pratiquement dans aucune classe sociale en France en ce moment : la discus-
sion et la mise en oeuvre, collectivement assumées, de l'avenir de tous et de
chacun. Qu'on se rende bien compte : un oranais, un algérois, garçon ou fille, de
15 ans, n'a aucun avenir prédéterminé. Rien ne l'attend, tout est possible. Dans
un pays capitaliste moderne, un individu à 15 ans a déjà, quelle que soit sa
classe, un mode d'insertion dans la société qui délimite assez étroitement son
avenir. C'est du reste contre cette préfiguration actuelle de tout son futur, contre
cette mort prématurée, qu'il proteste par la violence apparemment absurde des
« blousons noirs » par exemple. Les jeunes Algériens qui habitent les « ensembles
modernes » de la banlieue sont des « blousons noirs » si l'on veut, avec cette dif-
férence que leur violence est efficace, parce que c'est elle, et en définitive elle
seule, qui sculpte la figure de leur vie. Quand les ultras d'Alger disaient que le
F.L.N. n'était qu'une « bande de blousons noirs », ils exprimaient bien sûr leur
songe : que la société telle qu'elle existe ait raison des « jeunes voyous » qui ne
veulent pas accepter leur destin ; mais en même temps ils l'exprimaient à par-
tir du fait, évident sur place, qu'une mentalité nouvelle, comparable à celle des
villes modernes, surgissait dans la communauté algérienne.
Ce que les jeunes Algériens ont manifesté dans les villes en décembre 60 et
janvier 61, c'est l'apparition de cette nouvelle collectivité, avec l'intensité de sa
vie politique (sans guillemets).

L E FRONT ET LES MANIFESTATIONS

Ils n'ont pas manifesté pour porter Abbas au pouvoir - même s'il est vrai
qu'Abbas viendra au pouvoir en se faisant porter par leur manifestation. Ils
ont manifesté pour le sens de leur vie, et cela excède énormément le G.P.R.A. :
un gouvernement ne peut pas être le sens de la vie. Aucun d'eux, si l'on excepte
ceux qui se voient déjà ministres, ne peut se dire : mes problèmes seront réso-
lus du jour où l'Algérie sera une République indépendante. En fait les discus-
sions politiques, les hypothèses, les solutions qui circulent concernent beau-
coup plus le contenu de la vie dans l'Algérie indépendante que le problème
formel de l'indépendance. L'indépendance n'est pas un problème pour eux, s'il
s'agit de la forme constitutionnelle de l'Algérie future et des « liens » ou non avec
la France. Pour eux le problème de l'indépendance, c'est celui de savoir quoi
faire quand on ne dépend plus de ce qui vous dominait. De ce point de vue, ils
sont déjà indépendants, déjà en avant des négociations, en train de se deman-
LE TIERS-MONDE : L ' A L G É R I E ET LA C H I N E 255

der ce qu'il faut faire des terres, de l'Islam, des rapports entre les hommes et
les femmes, des Européens qui travaillent, des patrons européens ou non — rejoi-
gnant ainsi les préoccupations des ouvriers algériens les plus formés, en France
et en Algérie.

La nouvelle couche que constitue la jeunesse salariée des villes bien qu'elle
ne soit pas « politisée » au même sens que les cadres, a dans sa majorité une
expérience beaucoup plus riche et beaucoup plus radicale de la situation, donc
un niveau politique beaucoup plus élevé qu'eux.
Par conséquent, au-dessous des tendances qui commençaient à trouver leur
expression au sein des organisations - notamment la tendance des syndica-
listes de l'U.G.T.A. - , et qui, à échéance, seront amenées à exprimer plus net-
tement qu'elles ne l'ont fait les solutions qu'elles préconisent pour les problèmes
de l'Algérie indépendante, un courant révolutionnaire au sein des masses elles-
mêmes, surtout au sein de la nouvelle couche de la jeunesse urbaine, commence
à se dessiner.
Sans doute le G.P.R.A. s'apprête-t-il déjà à le faire rentrer dans l'ordre, dans
son ordre : il peut capter une partie de cette force en attelant les jeunes à la
tâche de construire la nouvelle société, il peut réprimer ce qui résiste 3 . Mais
dans tous les cas il faudra bien qu'il s'aliène une fraction importante de la jeu-
nesse : la conscience acquise par celle-ci, sa participation au modelage de sa
propre vie, les exigences qu'elle commence à manifester quant au sens à don-
ner à la révolution, tout cela ne se laissera pas facilement apaiser.

Cependant le développement ultérieur de ce courant dépend de sa consoli-


dation actuelle. En particulier, si la jeunesse algérienne qui a grandi dans la
révolution ne parvient pas à exprimer de la façon la plus claire et la plus com-
plète possible son expérience et sa revendication, elle sera plus aisément jugu-
lée par la bureaucratie nationale. Une telle consolidation doit constituer l'ob-
jectif immédiat des éléments les plus conscients par rapport au problème
algérien. Cela ne veut pas dire que l'objectif de l'indépendance inconditionnelle
de l'Algérie doit être placé au second plan. En fait la question posée par ce nou-
veau courant, et qu'il faut développer, n'est rien d'autre que la question de l'in-
dépendance, mais envisagée dans son contenu réel. L'indépendance est seule-
ment une forme et le courant dont nous parlons a déjà effectué la critique de
cette forme du point de vue de la réalité sociale de l'Algérie indépendante.

3. Un camarade très bien informé, auquel nous devons une meilleure compréhension de la
situation en Algérie, nous suggère que telle serait la fonction réservée aux deux armées exté-
rieures (aux frontières tunisienne et marocaine) ; disciplinées comme n'importe quelle armee
bourgeoise, encadrées par des militaires de carrière venus de l'armée française, armees avec
du matériel lourd et moderne, maintenues sous le contrôle direct des cadres du G.P.R-A., elles
apparaissent comme la future force de police de la classe dirigeante.
256 SOCIALISME OU BARBARIE

Il faut donc que le travail de discussion et de clarification qui peut d'ores et


déjà être entrepris avec des camarades algériens se place au niveau de
conscience auquel ils sont parvenus, et non au niveau d'inconscience ou de com-
plicité bureaucratique où stagne la « gauche » française. Ce travail doit abou-
tir à l'élaboration d'un programme de la révolution algérienne. Sans vouloir
aucunement préjuger du contenu de ce programme, il est possible dès mainte-
nant d'en indiquer les principales têtes de chapitre : - question de la terre
(expropriation des grandes compagnies ; partage et collectivisation ; fermiers,
petits propriétaires, ouvriers agricoles) ; - question de l'industrialisation ; pro-
blème de la « solution » chinoise ou cubaine, et de la bureaucratie en pays sous-
développé ; - problème des syndicats, de leur nature, de leur rôle dans ces pays ;
- rapports avec Tunisie et Maroc (critique des «solutions » tunisienne et maro-
caine ; possibilité de créer un front révolutionnaire du Maghreb ; signification
de l'Union nationale des Forces Populaires au Maroc) ; - internationalisme et
rapports avec les courants révolutionnaires dans les pays capitalistes et bureau-
cratiques modernes ; - sens et sort des structures traditionnelles en Algérie
famille, communautés, religion ; - les Européens en Algérie ; - problème des
langues, de l'enseignement, et plus généralement de la culture.
Ces questions ne sont pas des questions de spécialistes, ce sont celles qui sont
débattues tous les jours entre les Algériens quand ils réfléchissent au sens de
leur révolution. Même quand elles ont un aspect « technique », comme pour les
terres, leur solution est nécessairement politique ; les techniciens peuvent défi-
nir les choix possibles, mais c'est aux seuls Algériens de savoir ce qu'ils veulent
et d'imposer les solutions. Chacun a eu et continue d'avoir une expérience par-
ticulière de la situation révolutionnaire, a rencontré sous une forme concrète
l'un ou l'autre de ces problèmes, lui a donné ou a songé à lui donner telle ou telle
solution. C'est cette richesse de l'expérience accumulée par la jeunesse des
villes, par les paysans dans les maquis et les centres de regroupement, par les
ouvriers en France et en Algérie, que doit cristalliser le programme révolu-
tionnaire, c'est d'elle qu'il doit tirer les leçons. Alors, et alors seulement, la signi-
fication réelle de la lutte des Algériens ne sera pas perdue.
LA CHINE

Les analyses portant sur la Chine sont essentiellement dues


à P. Souyri (Brune), dont les contributions à la revue sont limi-
tées en nombre, mais de taille une étude fleuve extrêmement
fouillée sur l'évolution de la Chine dite communiste, démon-
trant, à l'aide aussi bien de statistiques que de la description des
luttes, la nature profondément bureaucratique et anti-révolu-
tionnaire du régime, et son évolution depuis la prise de pouvoir
par Mao. Il s'agit de « La lutte des classes en Chine bureaucra-
tique », dont les analyses extrêmement novatrices précèdent de
beaucoup celles de Simon Leys, par exemple.
Après une introduction, une longue description de la trans-
formation de la société chinoise arrive à la conclusion que «Au
terme de ce formidable processus de transformation, une Chine
nouvelle est née, caractérisée par une extraordinaire simplifi-
cation des antagonismes sociaux. Les anciennes oppositions
entre la bourgeoisie et le prolétariat, entre les paysans riches et
les ouvriers agricoles, entre les marchands spéculateurs et usu-
riers et les pauvres des villes et des campagnes, ne sont plus
désormais que des souvenirs. Dans les usines, les magasins, les
villages, il ne reste face à face que deux classes : les travailleurs
en totalité dépouillés de leurs moyens de production et la
bureaucratie devenue la personnification du capital parvenu
aux dernières limites de la concentration. Le rapport capitaliste
sous sa forme bureaucratique s'est ainsi trouvé généralisé
comme jamais il ne l'avait été en Chine à l'étape bourgeoise du
développement historique.»
Nous donnons ici son introduction, une diatribe contre
Sartre et Simone de Beauvoir qui dit assez le contexte dans
lequel ce texte tombait, et son objectif: démystifier le tiers-mon-
disme montant et ses représentants français les plus prestigieux.
Elle est suivie d'un certain nombre des pages les plus signifi-
catives de l'étude détaillée (étude scrupuleusement documentée
par la lecture, jour après jour, des journaux chinois officiels,
dont nous nous sommes permis de supprimer les références).
LA LUTTE DES CLASSES EN CHINE BUREAUCRATIQUE
Pierre Brune (n° 24, mai-juin 1958, pages 35-37, 57-75)

« Ces erreurs ne peuvent pas influer sur le point principal, à savoir que la fra-
ternité est devenue le principe générateur de la production »
J.-P. Sartre in « Mes impressions sur la Chine nouvelle »,
Jen-Min-Jih-Pao, 2 novembre 1955.

MALAVENTURE DE MME DE BEAUVOIR ET COMPAGNIE

En France, la Chine de Mao Tsé-Toung occupe une place un peu à part dans
les préoccupations de tous les penseurs d'avant-garde, qui entreprirent de se
porter au secours du stalinisme avec tout l'arsenal de leur philosophie, juste vers
le temps où les maîtres du Kremlin eux-mêmes s'apprêtaient à révéler au
monde que le stalinisme n'était qu'une vieillerie assez sinistre, bonne à être
mise au rebut. Ce n'est pas que les intellectuels des Temps Modernes aient été
sans éprouver parfois quelque effroi devant le style de la politique stalinienne.
Mais ballottés par les contradictions du siècle, ils s'étaient pris de dégoût pour
la bourgeoisie dont ils sortent à une époque où trente ans de contre-révolution
stalinienne victorieuse les avaient persuadés qu'en dépit de tout, la marche en
avant du stalinisme se confondait avec le mouvement même de l'histoire.
Constatant que la bourgeoisie décadente ne pouvait plus donner que le spectacle
d'une farce ignoble et sanglante, ils avaient décidé d'opter pour la tragédie sta-
linienne, persuadés que par ce choix amer, mais viril, ils se jetaient en plein
cœur du courant historique du siècle.
Hélas ! A peine les prophètes des Temps Modernes avaient-ils achevé de
démontrer que toute critique de l'U.R.S.S. ne pouvait relever que d'un moralisme
stérile qui n'aurait jamais de prise sur l'histoire, que dans l'Est de l'Europe, les
ouvriers entreprenaient de faire, par les armes, la critique du stalinisme et de
l'U.R.S.S.. Presque coup sur coup, la révolte de Berlin et de l'Allemagne orien-
tale, puis les émeutes de Poznan, le mouvement populaire d'Octobre en Pologne
et la Révolution des Conseils ouvriers de Hongrie, dégringolaient en cascade sur
la tête de nos philosophes et n'en finissaient pas de les ridiculiser. Les mal-
heureux s'étaient jetés à la rencontre de l'histoire trop tard, juste au moment
où l'histoire changeait de sens et du coup, leur philosophie du sens de l'histoire
s'était développée à contre-sens de l'histoire.
Du moins la Chine leur offrait-elle une dernière consolation. Là, pas de pro-
cès des vieux dirigeants de la Révolution, pas de masses ouvrières insurgées et
d'usines reprises aux travailleurs à coups de canons, pas de délégués des
Conseils ouvriers pendus par l'Armée Rouge. Sartre, puis Simone de Beauvoir
LE TIERS-MONDE : L ' A L G É R I E ET LA C H I N E 259

étaient allés successivement visiter la Chine. Ils ne rentrèrent pas déçus. Ce


n'est pas en vain qu'ils avaient affronté les fatigues d'un si long voyage. Ils
avaient bien vu, de leurs yeux vu, le Pays des Harmonies économiques et
sociales. Sartre, avec des mots mesurés et une émotion contenue, fit part aux
lecteurs de France-Observateur de l'enthousiasme qu'il avait éprouvé à visiter
un pays où tous les actes du gouvernement témoignent d'un « humanitarisme
profond ». Plus prolixe, S. de Beauvoir usa de près de cinq cents pages pour per-
suader à son tour ses lecteurs que la Chine était bien près de devenir en dépit
de sa pauvreté vertueuse l'État réalisé des philosophes. Au printemps 1957, La
Longue Marche venait à point. L'ouvrage allait permettre de substituer, dans la
mythologie dont se nourrit la gauche française, la Chine à l'U.R.S.S. dont le
prestige « progressiste » a été quelque peu abîmé par les vagues successives de
révoltes du prolétariat d'Europe orientale contre la Bureaucratie.
Mais l'Histoire est une déesse cruelle. Avant même que les dernières pages
de La Longue Marche aient été imprimées, on apprenait de la bouche même de
Mao Tsé-Toung que tout n'allait pas en Chine aussi bien que l'avait pensé S. de
Beauvoir. Des contradictions étaient apparues au pays des Harmonies sociales.
Des grèves et des manifestations avaient éclaté dans les villes ; des troubles
avaient agité les campagnes ; le mécontentement avait gagné les universités.
Pendant que l'auteur de La Longue Marche travaillait à expliquer comment
une concordance parfaite avait pu s'établir en Chine entre la volonté du peuple
et celle du gouvernement, le spectre de la Révolution hongroise planait sur les
faubourgs misérables de la Chine ouvrière, rôdait dans les villages asservis par
la Bureaucratie et arrachait à Mao Tsé-Toung un premier cri d'alarme.
Il n'est plus nécessaire désormais de s'occuper des fables que nous raconte
S. de Beauvoir. La lutte de classe des ouvriers et des paysans chinois a surgi au
grand jour et souffleté comme il convenait les impudents mensonges de cette
dame. Une fois de plus le confusionnisme politique a tourné à la confusion des
confusionnistes.

Brune entre ensuite dans le vif du sujet...

[...] Si l'octroi d'importants privilèges crée les conditions objectives d'un ren-
forcement de la cohésion sociale de la bureaucratie face aux exploités, les
diverses couches que la concentration capitaliste intègre à l'appareil dirigeant
ne sont pas pour autant spontanément capables de surmonter la diversité de
leurs origines et de s'arracher à l'emprise de leur passé. La « pagode aux dix-
huit étages » est en réalité une tour de Babel. Sans le Parti qui travaille à leur
conférer une structure hiérarchisée, leur impose une unité idéologique et leur
inculque la conscience de leur destinée historique, les éléments qui se trouvent
promus au rang de nouvelle classe dirigeante par le capitalisme bureaucra-
tique ne formeraient qu'une cohue tirant l'État dans toutes les directions. La
bureaucratie ne devient une classe dirigeante qu'en se subordonnant elle-même
à la dictature du Parti. Incarnation suprême de sa vérité idéologique, gardien
de ses intérêts historiques, le Parti est à la fois l'organe de la domination bureau-
260 SOCIALISME OU BARBARIE

cratique et le maître tout puissant et redoutable de la bureaucratie. Il ne la


porte au rang de classe dirigeante qu'en la rudoyant et en la terrifiant pour la
« remouler » idéologiquement.
Ce processus de « remoulage idéologique » a pris en Chine une importance
et une brutalité d'autant plus grandes que la « révolution bureaucratique » était
beaucoup plus une métamorphose d'une partie des anciennes classes domi-
nantes qu'une subversion de ces classes par de nouvelles couches dirigeantes
issues des classes laborieuses. Or, étant donné la rapidité avec laquelle s'est
fait le processus de transformation révolutionnaire, un décalage s'était établi
entre la mutation sociale que subissaient les anciennes couches bourgeoises et
la transformation beaucoup plus lente de leur mentalité et de leur idéologie. Des
centaines de milliers d'hommes s'étaient trouvés projetés brusquement par la
Révolution à des postes bureaucratiques alors qu'ils demeuraient subjective-
ment des bourgeois conservant mille liens de participation avec les diverses
formes de l'ancienne idéologie.
A y réfléchir, toutes les révolutions procèdent à leur manière à un « remou-
lage idéologique » dans la mesure où elles substituent un nouveau système de
valeurs et de règles sociales à celui qui vient de s'écrouler. Mais alors que les
classes qu'elles portent au pouvoir ont généralement disposé de siècles entiers
pour se différencier de l'ancien ordre social et s'assumer comme classes nou-
velles, la majeure partie de l'appareil bureaucratique chinois s'est trouvé en
quelques années seulement et parfois en quelques mois arraché au moule de
l'ancienne société et jeté dans l'univers nouveau. C'est pourquoi sa réadaptation
subjective au nouvel état social opérée sous la férule du Parti qui avait eu, lui,
un quart de siècle pour mûrir son idéologie, s'est faite de manière spectaculaire
sous la forme du « lessivage des cerveaux ».
Tout a commencé par une querelle littéraire en apparence insignifiante. En
1952, un érudit, le professeur Yu Ping-Pô réédite avec quelques additifs sa thèse,
parue en 1923, sur un roman classique du 18e siècle, Le Rêve de la chambre
rouge. En septembre 1954, deux jeunes étudiants attaquent Yu Ping-Pô dans la
revue de l'Université du Shantoung, l'accusant de faire de la critique littéraire
« idéaliste ». Le 23 octobre, le J.M.J.P. surenchérit sur leurs attaques : Yu Ping-
Pô est grandement coupable de n'avoir pas montré que « Le Rêve de la chambre
rouge » a un contenu de classe anti-féodal. A l'automne, Kuo Mo-Jo - l'Aragon
de la Chine - amplifie les attaques. La critique du roman devient une affaire
d'Etat. Dans un interview du 8 novembre, Kuo Mo-Jo précise d'ailleurs que l'af-
faire dépasse en réalité la personnalité de Yu Ping-Pô et qu'il s'agit d'un règle-
ment de comptes entre le matérialisme et l'idéalisme. En fait, c'est l'établisse-
ment du totalitarisme idéologique qui se prépare.
Mais soudain, un écrivain marxiste, Hu Feng, membre du Parti depuis 1937,
un des meilleurs poètes de la Chine rouge de Yénan, se dresse contre la menace
du jdanovisme. Hu Feng crible de sarcasmes « le grand Kuo Mo-Jo » et dénonce
les dogmes jdanoviens comme « les cinq poignards plantés dans le crâne des écri-
vains chinois ». Dès lors, les choses ne traînent pas. La querelle littéraire tourne
à la bataille politique, puis à l'épuration. La presse dénonce Hu Feng comme
LE TIERS-MONDE : L ' A L G É R I E ET LA C H I N E 261

déviationniste et l'accuse d'avoir organisé un réseau contre-révolutionnaire.


Kuo Mo-Jo et les pontifes du réalisme socialiste réclament l'arrestation de Hu
Feng et de ses complices. Ils l'obtiennent aussitôt. Aux premiers mois de l'été
1955, la chasse aux « Hu-Fengistes » et aux « contre-révolutionnaires cachés
dans les organismes dirigeants » bat son plein.
Un à un, les intellectuels, écrivains, professeurs, journalistes, puis les juges
et les magistrats, les techniciens et finalement « les travailleurs intellectuels »
de tout ordre sont impérativement invités à scruter leur âme pour y déceler
toute trace de « Hu-Fengisme » ou de « sentiment contre-révolutionnaire caché »
et à se mettre en règle avec le « marxisme ». Ils doivent d'abord comparer leurs
pensées avec les textes qui leur sont expédiés sur tous les problèmes idéolo-
giques qui les concernent. Puis, il leur faut comparaître en public, dans des
« meetings d'auto-critique », au cours desquels toute leur vie publique et privée
- y compris les détails les plus intimes et les plus scabreux - est passé au crible
sous les clameurs des assistants qui posent des questions et exigent que rien
ne soit caché.
Bien entendu, l'intelligentsia chinoise n'a pas accepté de se livrer de gaîté
de cœur à ces sordides déballages. Mais, dès le début, les récalcitrants ont été
arrêtés, traduits devant des meetings d'accusation et parfois exécutés à titre
d'exemple. Très vite les intellectuels ont compris qu'une « autocritique franche
et totale » - certains ont dû la recommencer plusieurs fois - était le meilleur
moyen d'avoir la paix, et, la mort dans l'âme, ils sont venus clamer publiquement
leur dégoût pour leur propre passé et leur adhésion enthousiaste aux principes
matérialistes. De mois en mois d'ailleurs, le concept de « Hu-Fengisme » se
révèle extensible à l'infini et il englobe successivement les libéraux de toutes
nuances, les catholiques, les bouddhistes, et les taoïstes. C'est en réalité la liqui-
dation totale de tous les courants de pensée étrangers au stalinisme qui s'opère.
Pendant toute l'année 1955 le Parti taille à vif dans la chair de la bureaucra-
tie. Comme en U.R.S.S., la bureaucratie n'est devenue une classe dirigeante
qu'en subissant un terrible processus d'auto-mutilation.
Mais s'ils tremblent devant le Parti et paient souvent cher leurs privilèges,
les bureaucrates n'en sont pas moins aux yeux des masses populaires des sei-
gneurs tout puissants « enfermés dans leurs chaises à porteurs », en tous points
semblables aux mandarins de l'ancienne Chine. En réalité un monde sépare la
bureaucratie des classes populaires.
Comme dans tous les États bureaucratiques, en dépit de la fiction selon
laquelle le Parti et l'État représentent les travailleurs, les paysans et les
ouvriers chinois ont été, en effet, radicalement privés de toute participation à
la direction de la vie sociale et en premier lieu à la direction de leur propre acti-
vité laborieuse. Cela est tout à fait clair pour les ouvriers, auxquels l'État ne s'est
même pas soucié de donner un semblant de représentation auprès des organes
centraux de la planification qui décident unilatéralement, aussi bien de l'orien-
tation de la production que du taux de l'accumulation et de la répartition du pro-
duit social. Au sein même de chaque entreprise, les ouvriers ne sont rien qu'un
simple élément du processus productif, comme les machines et les matières
262 SOCIALISME OU BARBARIE

premières. Tout au plus la loi prévoit-elle qu'un comité, où siègent les repré-
sentants des syndicats, assistera le Directeur nommé par l'État et responsable
devant lui seul des tâches que la commission du Plan confie à son entreprise.
Mais les textes législatifs ne laissent planer aucun doute sur les fonctions de
ces « représentants ouvriers » auprès de la direction. Leur tâche est de l'aider
à « renforcer la discipline du travail, d'organiser la masse des ouvriers, pour
que celle-ci prenne une nouvelle attitude à l'égard du travail » et « de susciter
des campagnes d'émulation dans la production ». Entièrement aux mains de
permanents nommés par le Parti et spécialement appointés pour cette tâche,
l'appareil syndical n'est qu'un instrument de direction de la force de travail par
l'État. « Il constitue, ainsi que le disait Li Li-San, alors vice-président de la
C.G.T., la meilleure garantie des administrateurs dans la réalisation de leur
tâche ».
Malgré les apparences, la situation des paysans dans le processus produc-
tif n'est pas différente de celle des ouvriers. A s'en tenir à la lettre des textes
législatifs, les coopératives agricoles pourraient apparaître comme de véritables
communes de paysans dirigeant souverainement leurs affaires. En principe,
c'est en effet l'assemblée générale des villageois qui élit ses organes dirigeants,
approuve le budget de la coopérative et la répartition des profits entre tous ses
membres. Mais en réalité la coopérative est étroitement subordonnée à la
bureaucratie centrale. C'est l'État qui lui assigne la nature et le volume de la
production qu'elle doit accomplir, en fonction des besoins du plan quinquennal.
C'est lui qui fixe unilatéralement les prix auxquels il achète les produits agri-
coles ainsi d'ailleurs que le pourcentage annuel du profit que la coopérative
doit accumuler pour moderniser ses moyens d'exploitation. Du seul fait de cette
intégration de la coopérative au fonctionnement global de l'économie bureau-
cratique, la souveraineté économique du paysan se trouverait déjà singulière-
ment limitée. Mais à l'intérieur même de la coopérative, cette souveraineté n'est
qu'une fiction juridique. D'abord parce qu'il n'est pas vrai que « les cadres soient
élus » par les paysans. Ce sont des « spécialistes » qui ont été formés par le
Parti et sont nommés, révoqués ou déplacés par lui à volonté. Tout au plus,
demande-t-on parfois aux ruraux de ratifier les décisions qu'on a prises sans
eux. D'autre part, le système de gestion des coopératives est beaucoup trop com-
plexe pour que les paysans puissent effectivement user de leur droit de contrôle.
Le travail rémunéré n'est pas en effet la journée de travail effectivement accom-
plie, mais une journée de travail « abstraite » établie en fonction d'un système
compliqué de normes, de points et de primes de rendement dont le calcul
échappe à ces paysans aux neuf-dixièmes illettrés. Lors des assemblées géné-
rales, les ruraux s'égarent dans le dédale des chiffres qui se multiplient, s'ad-
ditionnent et se soustraient dans le rapport financier. Les plus hardis récla-
ment des explications. Ne comprenant pas, ils répètent les mêmes questions. Les
cadres s'impatientent et les paysans intimidés, finissent par se taire en rumi-
nant leur mécontentement. Le système de gestion ne correspond pas au niveau
culturel des villages, et par suite, il ouvre la porte à toutes les fraudes de la
bureaucratie rurale qui, pratiquement, truque les comptes à volonté, pour
LE TIERS-MONDE : L'ALGÉRIE ET LA CHINE 263

accroître ses privilèges. En réalité les rapports sociaux dans le village collecti-
visé comme dans les villes reposent sur une division tranchée entre dirigeants
et simples travailleurs, et les relations qui se sont établies entre les cadres et
les paysans sont loin d'être idylliques. Dénonçant les excès des « cadres ruraux »,
l'éditorialiste du Quotidien du Peuple écrivait le 27 juin 1956 « Les cadres
locaux ne disposent pas seulement de moyens politiques mais aussi de moyens
économiques pour terroriser les gens. Ils déclarent : "Du moment que la terre
appartient aux coopératives nous tenons les paysans à la gorge et ils font ce que
nous voulons" Celui qui n'obéit pas aux cadres voit réduire son salaire ou sus-
pendre son droit au travail. Ils emploient cette double méthode de pression au
cours des réunions et même des manifestations culturelles ». On est bien loin,
on le voit, de la démocratie socialiste au village.
Face à l'État tout puissant qui a cimenté son appareil de domination par la
terreur et le monolithisme idéologique, les paysans et les ouvriers de la « Chine
socialiste » ne sont rien que la matière brute destinée à produire la plus-value
nécessaire à l'industrialisation.
Mais il est vrai que pour les néo-staliniens eux-mêmes, tout cela ne consti-
tue que de terribles et tristes nécessités qui se trouveront rétrospectivement jus-
tifiées à l'échelle de l'histoire par le miracle de l'industrialisation du plus grand
pays arriéré de la terre. Voyons donc maintenant ce qu'il en est effectivement
des merveilles du plan quinquennal chinois et de la « supériorité historique »
que la bureaucratie s'attribue volontiers à elle-même dans la tâche de déve-
lopper les forces de production.

LA CROISSANCE ÉCONOMIQUE ET SA PHYSIONOMIE

Depuis 1952, première année de l'après-guerre où on peut considérer que la


production chinoise est redevenue normale et où le premier plan quinquennal
a commencé à être organisé, le revenu national est passé de 83 à 125 milliards
de yuans, soit un accroissement global de 52 %, un peu plus de 10 % par an.
Le rythme de la croissance est surtout remarquable pour l'industrie dont la
production passe d'une valeur de 27 milliards de yuans à 53,5 milliards en
1957, presque le double. Pour toute une série de produits de base, le taux d'ac-
croissement de la production est à première vue impressionnant.
Pendant le premier quinquennat, la production de la houille augmente de
78 %, celle de l'acier de 205 %, celle de l'électricité de 118 %. Mais les chiffres
absolus donnent une idée plus réelle des résultats atteints par l'industrie chi-
noise. Avec 113 millions de tonnes de houille, 15 milliards de Kwh d'électricité,
4,1 millions de tonnes d'acier, la Chine est encore loin d'être une grande puis-
sance industrielle. Si on la classait parmi les nations, la Chine prendrait rang
pour les produits industriels de base, juste avant la Pologne, et sauf pour le
charbon, nettement au-dessous de la Belgique. Après cinq ans d'efforts, la Chine
est encore très au-dessous du niveau de la Russie de 1928. Il est vrai que les
usines construites depuis 1952, fournies la plupart par l'U.R.S.S., correspon-
dent aux tout derniers progrès de la technique, notamment en Mandchoune.
264 SOCIALISME OU BARBARIE

Malgré cela, la croissance de la production industrielle a été nettement plus


lente qu'elle ne l'avait été en U.R.S.S. pendant le premier plan quinquennal,
où elle était de 19,3 % par an alors qu'elle n'a été en Chine que de 14,7 %.
En raison de son extrême pauvreté, la Chine en effet ne peut pas investir un
aussi fort pourcentage de son revenu national que le faisait l'U.R.S.S. au début
de son industrialisation. Alors que l'U.R.S.S. investissait alors 33 % de son
revenu national, la Chine n'est jamais parvenue à en investir plus de 23 %. Par
tête d'habitant, le taux des investissements est dérisoire. Il passe de 6 dollars
U.S. en 1953 à 8 en 1957, contre 45 dans les satellites russes d'Europe dans les
années qui suivent la deuxième guerre mondiale. Mais dans aucun de ces États,
le revenu par tête d'habitant n'est aussi faible qu'en Chine et, en dépit des
résultats limités qu'elle a obtenus, l'industrialisation pèse d'un poids énorme sur
les travailleurs chinois. Au VIIIe Congrès du Parti, Po I-Po a reconnu qu'il était
impossible de maintenir la croissance du taux des investissements sans s'ex-
poser à de graves dangers et il a proposé de les stabiliser aux alentours de 20 %
du revenu national.
Le poids de l'industrialisation est en effet d'autant plus lourd pour les masses
laborieuses que, plus encore qu'en U.R.S.S., le développement économique est
en Chine caractérisé par une disproportion croissante entre la section de la
production qui fabrique des moyens d'équipement et la section qui produit des
moyens de consommation. Depuis 1952,88,8 % des investissements ont été opé-
rés dans la section I de la production, proportion plus forte qu'en Russie où, à
l'époque du premier plan, cette section n'absorbait que 85,9 % des investisse-
ments totaux. Les investissements dans la section qui produit les moyens de
consommation ne représentent en Chine, pendant le premier quinquennat que
11,2 % du total, alors qu'ils étaient de 14,1 % en Russie au cours de la période
correspondante. Si l'on tient compte de l'usure qui est intervenue dans un
outillage qui datait d'avant-guerre, on aboutit à la conclusion que les investis-
sements pratiqués dans la section II ne doivent guère avoir permis qu'un accrois-
sement très faible du potentiel existant avant la Révolution.
Ce point de vue n'est pas contredit par le fait que la production de toute une
série de marchandises de consommation s'est accrue, quoique dans des pro-
portions plus faibles que celle des industries de la section I. La production du
sucre aurait en effet augmenté de 108 %, celle de la farine de 56 %, celle des
cotonnades de 47 %. Mais cet accroissement a été obtenu beaucoup plus par
une meilleure utilisation des entreprises existantes que par la construction de
nouvelles usines. A partir de 1930, et pendant toute la durée de la crise mon-
diale, les fabriques chinoises en effet ne travaillaient qu'au ralenti ou même
en s'arrêtant périodiquement. La révolution et le capitalisme bureaucratique
ont supprimé en Chine les problèmes de la concurrence impérialiste et de la
surproduction relative, permettant ainsi de mieux utiliser le potentiel de l'ap-
pareil de production national. Mais la priorité absolue accordée au développe-
ment de la section I a fait surgir d'autres problèmes. Si les usines travaillant à
la fabrication des moyens de consommation ont accru leur production, elles
n'utilisent toujours pas la totalité de leurs capacités, car elles manquent désor-
LE TIERS-MONDE : L ' A L G É R I E ET LA C H I N E 265

mais de matières premières. Raffineries d'huile et de sucre, minoteries, fila-


tures, continuent à n'utiliser que 70 à 80 % de leurs possibilités. Là aussi les
pourcentages d'accroissement font illusion., En augmentant de 108 % la pro-
duction de ces raffineries, la Chine n'est tout de même parvenue qu'à fabriquer
520.000 tonnes de sucre. C'est, pour une population de plus de 600.000.000
d'habitants, environ un tiers de la production française. En accroissant de 47
% la production des cotonnades, la Chine - si elle n'exportait pas de tissus de
coton - ne parviendrait pas à fournir 9 mètres de cotonnade par an à ses habi-
tants. Ce ne serait pourtant que le strict minimum, car les costumes de coton
s'usent très vite et il en faut plusieurs par an à chaque travailleur.
Cette disproportion entre les deux sections de la production apparaît dans
toute son ampleur si on compare le développement des industries et de l'agri-
culture depuis cinq ans. Faute d'investissements suffisants, l'agriculture n'a
pas pu faire face aux exigences de la construction économique et son retard a
enrayé la croissance de la production des biens de consommation. Certes, l'É-
tat a employé des millions d'hommes - paysans requis et condamnés au travail
correctif - pour remettre en état les digues et les ouvrages d'irrigation. Sur le
Ho-Hang-Ho et ses affluents tout un système de barrages a été édifié qui four-
nit de la houille blanche, régularise le cours des fleuves et permet d'irriguer
les terres. Dans la plupart des villages, le temps laissé libre par le travail agri-
cole à la morte saison a été utilisé à défricher et à irriguer de nouvelles terres.
Ces divers travaux ont permis d'accroître de 5.000.000 d'hectares la superficie
cultivée. Entre 1952 et 1957, les chiffres les plus optimistes ne font cependant
ressortir qu'un accroissement de 23 % de la valeur de la production agricole
alors que dans le même temps la valeur de la production industrielle a doublé.
En réalité les paysans sont bien loin d'être libérés de ces calamités séculaires
que sont en Chine les inondations et les sécheresses. Depuis 1950, presque tous
les ans de vastes régions de la Chine ont connu de véritables disettes. On a
multiplié les ministères, les bâtiments administratifs, les palais de la culture
au luxe éblouissant, et on n'a eu ni assez d'argent, ni assez de ciment pour maî-
triser les fléaux naturels. Trop d'acier a été utilisé pour les armements et les
usines de guerre - la défense nationale absorbe 15 % du revenu national - pour
qu'on puisse produire une quantité convenable de charrues métalliques et de
pompes d'arrosage. Les rues des grandes villes de Mandchourie voient se mul-
tiplier les voitures américaines mais les paysans continuent à s'atteler eux-
mêmes aux charrues et la quantité d'engrais dont ils disposent - 2 kg à l'hec-
tare - demeure dérisoire.
Le labeur acharné imposé aux ruraux - dans l'ensemble le nombre annuel
des journées de travail aurait doublé dans les coopératives - a cependant per-
mis d'élever la production des principales denrées agricoles. En 1957, la Chine
a produit 193 millions de tonnes de produits vivriers contre 164 en 1952,
1.635.000 tonnes de coton brut, contre 1.175.000 en 1952. Mais cet accroisse-
ment de la production rurale elle-même a été déterminé moins par le souci
d'augmenter la consommation des masses que par celui d'accélérer le rythme
de la construction de l'industrie lourde. Une fraction croissante des excédents
266 SOCIALISME OU BARBARIE

des produits arrachés à la terre chinoise a été en effet exportée pour solder les
importations de matières premières, de machines et de biens d'équipement qui
représentent 88,5 % des achats que la Chine fait à l'étranger. Il est vrai que, si
on en croit les chiffres officiels, ces exportations de produits agricoles (céréales,
thé, soie, oléagineux) ou de produits industriels de consommation (cotonnades)
ne représentent qu'un faible pourcentage de la production annuelle, 1,2 % en
1953,1,6 % en 1957. Mais si l'on tient compte du fait qu'avant-guerre 42 % des
importations chinoises étaient constituées par des produits de consommation
et que d'autre part la population s'est accrue d'environ 12 % depuis 1952, on
aboutit à la conclusion que la quantité de produits disponible par habitant est
demeurée entièrement stationnaire ou que, plus vraisemblablement encore,
elle a diminué à mesure que l'industrialisation a été mise en route. Tous les
chiffres officiels que peuvent invoquer les « amis » de la Chine bureaucratique
ne sauraient prévaloir contre ce fait brutal : en 1954 il a fallu instituer le ration-
nement des produits céréaliers, et en 1955 et 1956 les autorités ont été
contraintes de réduire encore les rations. Pékin a dû finir par laisser transpi-
rer la vérité : le premier plan quinquennal s'est terminé dans une atmosphère
extrêmement tendue provoquée par une pénurie catastrophique de vivres et
de vêtements aussi bien dans les campagnes que dans les villes. La multipli-
cation des mines de toutes sortes, des hauts-fourneaux, des usines et des acié-
ries ultra-modernes fabriquant des moyens de production, a eu pour contre-
partie une sous-production chronique des biens de consommation et par suite
une sous-consommation permanente des travailleurs.
La physionomie de la croissance économique reflète ainsi très exactement
la structure de classe de la société chinoise et les mobiles de l'industrialisation
bureaucratique. Uniquement déterminée par la nécessité pour la bureaucratie
de renforcer sa puissance face au monde impérialiste et d'augmenter le sur-
produit nécessaire à la consolidation de son appareil, l'accumulation se réalise
d'une façon indépendante de la consommation des masses ou plus exactement
en fonction inverse du développement de cette consommation. Alors que dans
l'étape antérieure du procès historique du capitalisme, l'accumulation maxi-
mum et l'exploitation maximum dont la première se nourrit entrent inévita-
blement en contradiction par suite des difficultés et finalement de l'impossibi-
lité de réaliser la plus-value à mesure que le revenu réel des travailleurs
diminue, la suppression du marché et de ses fonctions traditionnelles permet
en principe indéfiniment au capitalisme bureaucratique de pousser à fond et
parallèlement l'accumulation et la surexploitation. Naturellement dans le capi-
talisme bureaucratique des disproportions se produisent aussi entre les sec-
tions et les différentes branches de la production, ne serait-ce qu'en raison de
l'anarchie de la gestion bureaucratique. Mais si de graves perturbations peu-
vent en résulter, le cycle de la production ne peut jamais se trouver interrompu
par l'impossibilité de valoriser les produits, puisque, par définition, la substi-
tution de la planification étatique au marché supprime le problème. Autre chose
si, au bout d'un certain temps, la résistance du prolétariat oblige les bureau-
crates à « concéder » une élévation du niveau de vie, comme on l'a vu en U.R.S.S.
LE TIERS-MONDE : L'ALGÉRIE ET LA CHINE 267

depuis quelques années et comme on le verra plus loin dans le cas de la Chine.
C'est pourquoi, bien plus encore que dans les formes antérieures du capita-
lisme, la production bureaucratique est « une production pour la production,
un élargissement de la production sans élargissement correspondant de la
consommation » . Toute la prétendue supériorité historique du système bureau-
cratique de planification et sa capacité à développer très vite les forces de pro-
duction ne découlent en définitive que de la liberté que lui confère la suppres-
sion du marché de drainer dans des proportions énormes le capital additionnel
vers les industries lourdes sans que jamais « la puissance productive entre en
contradiction avec la base étroite sur laquelle reposent les rapports de consom-
mation ». Si tant est qu'il y ait là un progrès, c'est uniquement du point de vue
des couches exploiteuses qui se trouvent délivrées des contradictions qui à tra-
vers les crises périodiques contraignent le capitalisme traditionnel à réajuster
de temps à autre la consommation et la production.
Dans la course à la puissance, le capitalisme bureaucratique dispose d'un
atout de première importance : c'est qu'il n'est pas contraint, comme le sont les
États bourgeois par la nécessité de réaliser la plus-value, de « gaspiller » une
partie des capitaux qu'il extorque aux travailleurs à développer la fabrication
de moyens de consommation au détriment des industries de guerre ou des entre-
prises pouvant éventuellement être utilisées pour la guerre. Sur ce point du
moins le capitalisme bureaucratique chinois ne présente aucune particularité
par rapport aux autres États du bloc oriental si ce n'est peut-être l'acharne-
ment exceptionnel qu'il déploie, en raison du retard de la Chine, pour imposer
aux masses toujours davantage de travail sans contre-partie.

L E S CONTRADICTIONS DU PROCÈS DE L'ACCUMULATION BUREAUCRATIQUE

Cependant, si dans le capitalisme bureaucratique la possibilité de crises au


sens classique du terme n'existe plus, il n'en résulte pas que la planification
étatique fasse disparaître toutes les contradictions de nature à ralentir l'ex-
pansion des forces de production. C'est seulement dans les constructions fan-
tastiques des théoriciens de la bureaucratie que la croissance économique
s'opère selon un processus d'une rationalité sans défaut. Dans la réalité, l'éco-
nomie bureaucratique, demeurant basée sur l'aliénation et l'exploitation, ne
dépasse les contradictions qui tiennent aux lois du marché que pour voir resur-
gir plus âprement celles qui sont enracinées dans l'aliénation et l'exploitation
elle-même. Tout comme dans les autres formes historiques du capitalisme, le
développement des forces de production ne se réalise dans les Etats bureau-
cratiques qu'à travers un immense gaspillage de forces humaines et de
richesses.
Bien entendu, en elle-même l'existence d'une couche bureaucratique large-
ment privilégiée et d'ailleurs en grande partie oisive - la presse chinoise révé-
lera que dans certaines administrations le tiers du personnel est en surnombre
et qu'une partie tue le temps en lisant des journaux et en jouant aux cartes -
entraîne une dilapidation considérable des richesses qui pourraient être autre-
268 SOCIALISME OU BARBARIE

ment consacrées à des investissements productifs. Même dans un État comme


la Chine où la bureaucratie n'a pas encore atteint sa densité sociale définitive
et où les privilèges, ceux des 7 millions de cadres ruraux en particulier, sont
actuellement moins développés qu'ailleurs, le coût d'entretien de l'appareil diri-
geant absorbe une part effarante du revenu national. En 1954, les construc-
tions d'immeubles administratifs absorbent à elles seules 21,6 % des investis-
sements pratiqués par les six ministères industriels. A cette date, 18 % des
revenus de l'État sont engloutis par les dépenses administratives. Cela repré-
sente environ 8 % du revenu national. Cela ne constitue d'ailleurs qu'une faible
partie du coût d'entretien de l'appareil bureaucratique car celui-ci ne se limite
pas à l'administration proprement dite. En particulier, les traitements et les
primes que perçoivent les ingénieurs, les techniciens, les permanents des syn-
dicats et les stakhanovistes qui font indubitablement partie de l'appareil d'ex-
ploitation ne sont pas comptés au chapitre des dépenses administratives, mais
des salaires payés aux travailleurs. D'autre part, les cadres et les dirigeants
des coopératives de toutes sortes ne sont pas en principe des salariés mais des
copropriétaires des entreprises qu'ils dirigent et dont ils absorbent une part
des profits. Tous ensemble, ces divers éléments ne doivent pas englober moins
de 15 millions de personnes. En attribuant à ces diverses couches qui com-
prennent les éléments les moins privilégiés de la bureaucratie - les cadres
ruraux ont des appointements sans doute inférieurs à ceux des ouvriers d'élite -
des revenus équivalant seulement au double des revenus moyens des ouvriers,
et en tenant compte de la bureaucratie administrative, on aboutit à la conclu-
sion que la couche dirigeante chinoise absorbe au moins 20 à 25 % du revenu
national.
On voit ce que vaut l'argumentation de ces staliniens éclairés qui, sans nier
le développement d'une lourde bureaucratie privilégiée dans les pays « socia-
listes », essaient de justifier « historiquement » son existence et ses privilèges
« dans la période de transition » par la nécessité de « maintenir élevé le rythme
de l'accumulation socialiste ». S'il est exact que l'accroissement des privilèges
de la bureaucratie de plus en plus nombreuse permet de faire suer aux tra-
vailleurs davantage de plus-value destinée à être capitalisée, le développement
de cet appareil en lui-même absorbe une part croissante de plus-value qui se
trouve ainsi soustraite au fonds d'accumulation. Or, la surexploitation des
masses rendue possible par la différenciation de la bureaucratie ne compense
pas l'augmentation corrélative des faux frais d'extraction de la plus-value qu'oc-
casionne l'entretien de l'appareil dirigeant. On le voit bien dans le cas d'un pays
comme la Chine où la productivité du travail et le revenu national sont encore
faibles : pour accumuler au maximum 23 % du revenu national, il faut, d'abord
constituer un appareil qui en absorbe 20 à 25 % - et c'est là certainement une
sous-estimation. Mais il est vrai que cette étonnante absurdité du système est
destinée à s'atténuer avec le temps. La bureaucratie en effet n'est pas vouée à
une prolifération infinie et le coût de l'appareil finira donc par atteindre un
plafond ou tout au moins par marquer un ralentissement. Par contre, même si
le taux de l'accumulation se maintient approximativement au même niveau, la
LE TIERS-MONDE : L ' A L G É R I E ET LA C H I N E 269

croissance du revenu national entraînera en valeur absolue une augmentation


continuelle des investissements. Le rapport entre le volume de l'accumulation
et celui de la « consommation improductive » de la bureaucratie ne se main-
tiendra donc pas identique à ce qu'il est actuellement, dans la période de mise
en place de l'appareil de domination et d'exploitation.
Si considérable soit-il, le « coût social » de l'appareil dirigeant n'est cepen-
dant qu'un des aspects de l'irrationalité profonde du capitalisme bureaucra-
tique. La bureaucratie ne se contente pas de prélever une fraction énorme du
produit social pour sa consommation, elle dirige l'économie d'une façon finale-
ment tout aussi anarchique que le capitalisme privé.
A la différence de ce qui se produit dans l'économie bourgeoise où la façon
dont sont gérées les entreprises se trouve sanctionnée sur le marché, éven-
tuellement par la faillite de l'entrepreneur, dans le système bureaucratique les
revenus des dirigeants sont en principe indépendants de la situation écono-
mique réelle des entreprises dont ils ont la charge. Ceux-ci sont des fonction-
naires rémunérés selon leurs positions dans la hiérarchie administrative et
leurs revenus ne dépendent pas comme ceux des capitalistes des lois de la
concurrence. La substitution de la planification au marché n'en nécessite pas
moins un contrôle rigoureux de la production, et à défaut de la concurrence, ce
sont des mesures administratives qui sanctionnent les fautes ou les erreurs
commises dans la gestion de l'entreprise. Chacune d'elles est assujettie à un
plan et à des normes et les organes dirigeants se voient attribuer des primes
ou au contraire des amendes et même des peines judiciaires suivant qu'ils ont
ou non accompli la tâche qui leur a été confiée. Les primes remplacent les gros
bénéfices et la menace de la prison celle de la faillite.
Or ce système qui fait vivre les dirigeants sous la menace permanente de la
destitution ou de l'arrestation, provoque de leur part des réactions de défense
qui font que la terreur administrative, loin de rationaliser la gestion de l'éco-
nomie, y sème un incroyable désordre. Pour se protéger, les cadres s'organisent
en cliques et en syndicats d'intérêts particuliers dont les membres se couvrent
mutuellement et qui casent des gens à eux dans tous les services importants.
De là non seulement le gonflement démesuré de certains services, mais l'im-
possibilité pour l'appareil central d'attribuer les postes selon les compétences
réelles. Continuellement la presse chinoise déplore les fautes et les erreurs dues
à l'incompétence des cadres, dont souffrent les machines et les ouvriers vic-
times d'accidents du travail exceptionnellement nombreux. A cela s'ajoute que
les membres des différentes cliques dont les intérêts sont interdépendants fer-
ment les yeux sur les truquages et les fausses déclarations sur l'état réel de la
production qu'ils sont amenés les uns et les autres à faire pour ne pas perdre
les primes ou subir des sanctions. La proportion des malfaçons est en effet
incroyable. Si les usines livrent les quantités de produits qu'elles sont tenues
de fabriquer, c'est très souvent au détriment de la qualité ou même parce que
des produits défectueux sont carrément mêlés aux autres.
C'est ainsi que les mines livrent du charbon qui n'a pas été épierré et qui est
inutilisable, les usines métallurgiques des pièces qui n'ont pas les qualités
270 SOCIALISME OU BARBARIE

requises et doivent être envoyées à la refonte. Des usines chimiques envoient


aux coopératives commerciales des chaussures de caoutchouc dont les semelles
ont des trous « gros comme des haricots » disent les paysans. C'est parfois jus-
qu'à 40 et 50 % des produits livrés qui sont défectueux.
Conséquence : les entreprises travaillent d'un mois à l'autre avec une énorme
irrégularité, contraintes parfois de réduire à l'extrême leurs activités lorsqu'elles
reçoivent des arrivages de matières premières inutilisables. Des fabriques et des
mines accomplissent 10 % de leur plan en janvier, 360 % en mars, 14 % en avril
et 249 % en juin. Cette irrégularité dans la marche des usines est accentuée par
le stockage des matières premières et des machines. Sachant que les retards
dans la livraison des matières premières de rechange ou la livraison soudaine
des produits défectueux peuvent les empêcher d'accomplir leur plan et leur
valoir suppressions de primes et sanctions, les dirigeants d'entreprise pren-
nent leurs précautions. En 1954, on découvre par exemple que les mines de
Kaïlan ont eu la prudence d'acheter suffisamment d'acier à ressorts pour cou-
vrir leurs besoins pendant 60 ans et des charbons de moteurs électriques pour
20 ans. Souvent les matières premières, les machines et les pièces de rechange
stockées pour parer à toute éventualité sont entreposées en plein air et se
détruisent.
Pendant ce temps d'autres usines réduisent leur production ou même s'ar-
rêtent faute de pouvoir réparer leurs machines ou parce qu'elles ont épuisé
leurs matières premières. Ailleurs on a équipé les usines d'une capacité énorme
et la production de matières premières ne permet pas d'utiliser tout leur poten-
tiel. Des aciéries du dernier modèle soviétique s'arrêtent parce qu'on ne produit
pas assez de fer à faible teneur phosphorique. L'extraction de gypse ne corres-
pond pas aux capacités des fabriques de ciment. On a installé des machines
coûteuses qu'on ne peut utiliser d'une manière rentable, faute de moyens pour
les approvisionner sur un rythme suffisant. Ce ne sont pas seulement les indus-
tries qui fabriquent des moyens de consommation, c'est en réalité l'ensemble de
l'industrie qui fonctionne en n'utilisant que 70 ou 80 % de son potentiel.
Ainsi pendant cinq ans, la bureaucratie, plaçant au-dessus de tout la néces-
sité d'industrialiser rapidement, a fait suer sang et eau aux ouvriers et aux
paysans pour équiper des usines qu'elle est incapable de faire fonctionner à
plein rendement. Il faut bien une fois encore se résigner à déplaire aux avocats
de la bureaucratie : le développement des forces de production n'apporte aucune
justification aux privations que subissent les travailleurs chinois, car une pro-
portion énorme de la plus-value qui leur est extorquée sert à alimenter non pas
l'accumulation, mais l'exploitation et le gaspillage de la bureaucratie. Bien plus,
les effets négatifs de l'exploitation et de l'anarchie bureaucratique sur la crois-
sance des forces de production se développent de manière cumulative, accrois-
sent démesurément les privations des masses et font ainsi surgir par ricochet
un nouvel obstacle à l'accumulation, la crise de la productivité du travail.
Surmenés et exaspérés par la sous-consommation permanente qui leur est
imposée, les ouvriers découvrent rapidement que « la marche triomphante du
socialisme » ne change en rien leur situation dans le processus productif et ils
LE TIERS-MONDE : L'ALGÉRIE ET LA CHINE 271

réagissent en refusant de collaborer et finalement en s'y opposant d'une manière


de plus en plus ouverte. Malfaçons, absentéisme, maladies simulées, luttes
contre les cadences, grèves perlées et finalement arrêt du travail et manifes-
tations de rue constituent autant de ripostes successives des ouvriers à l'in-
tensification de l'exploitation. Depuis cinq ans, une lutte sournoise et dissimu-
lée, puis ouverte et violente, se livre dans les mines et les usines entre les
travailleurs et la bureaucratie. Depuis la « collectivisation », cette lutte s'étend
à son tour au village, où les paysans ne sont plus que des prolétaires. Loin d'être
une condition indispensable à la prétendue « accumulation socialiste », la dif-
férenciation de la bureaucratie en classe privilégiée et exploiteuse débouche
sur l'approfondissement de nouveaux antagonismes sociaux qui ont pour effet
de miner et de ralentir continuellement le rythme de l'expansion de la produc-
tion et de l'accumulation.

LA CLASSE OUVRIÈRE FACE À L'EXPLOITATION BUREAUCRATIQUE

Aussitôt le pouvoir conquis, la bureaucratie chinoise a rejeté son masque


ouvriériste et a révélé son véritable visage de nouvelle classe exploiteuse. Les
unes après les autres les revendications traditionnelles du mouvement ouvrier
chinois sont cyniquement reniées à grand renfort de propagande ; la bureau-
cratie s'est efforcée de convaincre le prolétariat que les pratiques qui sous le
K.M.T. étaient dénoncées comme l'expression de la rapacité capitaliste deve-
naient sous le nouveau régime la pierre angulaire de l'édification du socialisme.
Dès 1950, le parti et les syndicats multiplient les campagnes pour s'efforcer
de persuader les ouvriers que leur intérêt bien compris exige d'eux un change-
ment complet de leur attitude vis-à-vis de la production. A la cadence de plu-
sieurs par semaine, les réunions se succèdent au cours desquelles les bureau-
crates syndicaux entreprennent de rééduquer les travailleurs et de les
convaincre qu'en arrivant au travail en retard, en s'absentant sans raison, en
faisant la pause dans l'usine, ils ne font que se nuire à eux-mêmes.
Mais cette orchestration de la productivité se termine sur un demi-échec.
Quelques centaines de milliers d'ouvriers tout au plus participent aux cam-
pagnes pour le développement de la production. L'étatisation laisse subsister
intacte au sein de l'entreprise bureaucratique la contradiction entre le rapport
capitaliste qui tend à nier le rôle humain de l'ouvrier dans la production et l'im-
possibilité de faire fonctionner l'usine moderne avec sa technologie complexe et
fragile, sans que les ouvriers déploient dans le travail des qualités qui n'ap-
partiennent qu'à l'homme. Après deux ans de tentatives sans succès pour obte-
nir la collaboration active de l'ensemble des ouvriers à la production, en 1952
la bureaucratie institue le salaire aux pièces. Il s'agit de briser l'apathie que la
classe ouvrière chinoise continue à manifester dans son ensemble face à la pro-
duction bureaucratique en intéressant à titre individuel les travailleurs à la
bonne marche de l'entreprise, en dépit des rapports sociaux qui, privant les
ouvriers de la direction de leur propre activité laborieuse en les asservissant à
la machine et à travers elle, à la volonté extérieure de la classe dirigeante exploi-
272 SOCIALISME OU BARBARIE

teuse, leur font éprouver leur propre travail comme une activité qui leur est
étrangère et ennemie. Indubitablement, la bureaucratie parvient par le salaire
aux pièces, pour un temps, à imposer sa volonté aux travailleurs. Ceux-ci sont
classés en cinq catégories qui se subdivisent à leur tour en huit échelons avec
des salaires de base différents établis en fonction des rendements des ouvriers
modèles. Sous peine d'être rémunérés au-dessous de la norme avec un salaire
de famine, un nombre croissant d'ouvriers est obligé de « faire de la producti-
vité ». La bureaucratie clame ses victoires. Entre 1953 et 1956, la productivité
du travail augmente de 69 %. Dès 1953, 80 % des ouvriers participent aux cam-
pagnes de production.
Le système des normes et du salaire aux pièces a désagrégé l'unité de la
classe ouvrière. Tandis qu'une majorité de travailleurs atteint péniblement les
normes, une minorité de travailleurs de choc se détache, bat des records et accu-
mule les privilèges (primes, logements neufs, congés payés dans les maisons de
repos, etc.). Il est vrai que les exploits des stakhanovistes chinois relèvent sou-
vent de la plus franche galéjade, comme le record battu par ce mineur, Chew
Wen-Tsin qui, plus fort que Stakhanov en personne, extrait le 19 mars 1951,243
tonnes de charbon en 7 heures 20 de travail (indiquons pour souligner l'énor-
mité de ces chiffres que dans les mines de Pennsylvanie aux U.S.A. où pourtant
l'abattage et l'évacuation de la houille sont entièrement électrifïés, le rende-
ment du mineur américain ne dépasse pas 4 tonnes et demie par jour. C'est
pourtant près de 3 fois le rendement des mineurs français.)
Mais les « trucs » auxquels recourent les ouvriers de choc importent peu aux
dictateurs du Plan. L'essentiel est, qu'en échange des privilèges dont on les
gave, les stakhanovistes remplissent le rôle qu'on attend d'eux enfoncer les
normes pour montrer qu'elles sont trop basses et qu'il est par conséquent pos-
sible et légitime de précipiter encore les cadences du travail. Comme en U.R.S.S.,
le stakhanovisme n'est en Chine qu'une énorme mystification destinée à déta-
cher du prolétariat une aristocratie du travail qui devient auxiliaire de la
bureaucratie dans sa lutte pour intensifier l'exploitation.
Dès 1953 cependant, la bureaucratie doit quelque peu déchanter. La lutte des
travailleurs surexploités renaît dans les usines. Le système des normes et du
salaire aux pièces n'est pas d'une efficacité totale. L'absentéisme, le retard au
travail, la pause pendant la journée, l'arrêt du travail avant l'heure, reparais-
sent. Les congés sous prétexte de maladie se multiplient affectant parfois jus-
qu'à 15 et même 20 % des ouvriers dans certaines entreprises. Mécontents des
conditions de travail, des ouvriers quittent certaines usines pour aller chercher
du travail ailleurs. Ce mouvement prend une ampleur exceptionnelle dans les
mines, menaçant de semer le désordre dans les plans de la bureaucratie. Celle-
ci riposte alors à l'indiscipline grandissante des ouvriers en prenant des mesures
de coercition. En 1954, elle promulgue un Code du Travail. Les ouvriers sont
désormais rivés à l'usine ou à la mine. Chacun d'eux est pourvu d'un livret de
travail et il ne peut changer d'emploi sans obtenir un visa des autorités. Pour
lutter contre l'absentéisme, le relâchement de l'effort dans le travail, la dété-
rioration des machines et des matières premières, tout un catalogue de sanc-
LE TIERS-MONDE : L ' A L G É R I E ET LA C H I N E 273

tions est établi : amendes, mises à pied, rétrogradation, ou renvoi pur et simple.
Des tribunaux industriels sont créés dans toutes les villes ouvrières pour appli-
quer ces nouveaux règlements. Dès 1954, ils fonctionnent à plein rendement.
Deux mois après sa création, le tribunal industriel de Tien-Tsin a prononcé 61
condamnations, rien que parmi les cheminots de cette ville. Les sanctions sont
lourdes : à Harbin des ouvriers se sont vus retenir à titre d'amende 92 % de leur
salaire. L'année 1954 marque un tournant : désormais entre la bureaucratie et
le prolétariat une lutte sans répit et de mois en mois plus acharnée se livre
dans les entreprises. Les signes précurseurs de la crise de 1956-1957 commen-
cent à transparaître.
Au bout de quatre ans d'expérience, les illusions que le prolétariat avait pu
entretenir sur la véritable nature du régime qui sortait de la Révolution se dis-
sipent rapidement. Toutes les ruses de la propagande sont impuissantes contre
l'expérience qu'ont les ouvriers de la réalité de la vie quotidienne. [...]

L'analyse se poursuit dans la même veine pour les années


suivantes, avec le développement d'une aristocratie ouvrière pri-
vilégiée et l'intensification des luttes de la classe ouvrière, puis
la description de la condition paysanne et la perte de toute illu-
sion quant à la possibilité pour la bureaucratie maoïste de
résoudre les problèmes du monde paysan, pour déboucher sur
les effets de la toute récente révolution hongroise, qui sert de
modèle aux éléments les plus révolutionnaires du mouvement de
lutte en Chine, sans pour autant nourrir d'illusions sur la pos-
sibilité objective pour les luttes de 57 de déboucher sur une
situation véritablement révolutionnaire.

Deux ans plus tard, dans « La Chine à l'heure de la perfec-


tion totalitaire » (n° 29), Brune poursuit la dénonciation des
mesures proprement totalitaires d'encadrement de la popula-
tion à la suite des luttes de 57 - ces mêmes mesures qui exal-
taient tant les maoïstes occidentaux. En même temps il
démontre, par un exercice d'analyse du langage totalitaire, com-
ment les Chinois, et leurs émules, par une subtile transforma-
tion, essaient de faire passer pour le « communisme » ce que
Marx dénonce comme les pires excès du capitalisme. Les faits
décrits sont maintenant parfaitement connus, et ont été maintes
fois dénoncés depuis que le maoïsme n'est plus à la mode, ce qui
rendrait la lecture de ce texte un peu fastidieuse, mais ils ont
rarement été mis en rapport, dans le détail, avec la résistance
du peuple chinois. En 1960, en tout cas, une telle dénonciation
tranchait radicalement avec les discours exaltés des adulateurs
de Mao.
CHAPITRE VII

LE CAPITALISME MODERNE
ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME

De 1956 à 1958 une mutation s'amorce dans la vie du groupe


S. ou B. Resté pendant près de dix ans après sa formation un
observateur presque clandestin, en tout cas ignoré de tous, des
sociétés contemporaines, il fait à partir de l'automne 1956 une
entrée - certes très discrète - sur la scène publique. Les soulè-
vements populaires et singulièrement prolétariens en Europe
de l'Est ont confirmé avec éclat son analyse des régimes bureau-
cratiques. Elle trouve du coup une certaine audience dans des
milieux intellectuels ou militants (anarchistes, trotskistes cri-
tiques). En mai 1958, un coup d'État ramène de Gaulle au pou-
voir. La France entre alors dans une période de profonds bou-
leversements institutionnels, politiques et sociaux. Les analyses
qu'en donne le groupe et qu'il rend publiques par la revue mais
aussi en intervenant activement dans les milieux qu'il peut tou-
cher - essentiellement l'Université et quelques usines - lui valent
une certaine influence, au moins parmi les étudiants. Le groupe,
en effet, se démarque à nouveau radicalement de la gauche et de
l'extrême gauche : il met en évidence le caractère réactionnaire
et la décomposition de la défunte IVe République et dénonce la
mystification par laquelle le P.C.F., notamment, essaye de faire
prendre le régime gaulliste pour du fascisme et de grouper
contre lui un « front antifasciste ».

Un tournant s'opère alors dans l'activité du groupe. Sur le


plan théorique, l'axe de son travail se déplace des sociétés
bureaucratiques de l'est vers le capitalisme libéral de l'Occi-
dent. Sur le plan politique, la tâche qu'il s'était assignée dès
l'origine, à savoir constituer une organisation révolutionnaire
d'un type nouveau, lui apparaît à la fois plus urgente que jamais
et plus réalisable. Cette réorientation met à vif un certain
nombre de problèmes plus ou moins latents jusque là : celui de
l'organisation, d'abord, dont le chapitre V du présent recueil a
exposé les termes théoriques ; et surtout celui de la mise à jour
de la critique du capitalisme moderne et de la définition d'une
politique révolutionnaire qui y corresponde.
276 SOCIALISME OU BARBARIE

A ces problèmes, le groupe ne répond pas sans déchirements.


La question de l'organisation, objet d'un débat récurrent au sein
du groupe depuis sa fondation, notamment entre Chaulieu (Cas-
toriadis) et Montai (Lefort), est tranchée dès 1958 par une scis-
sion. L'autre débat, qui porte sur le contenu même de la critique
et de la politique révolutionnaire, se prolonge sur un mode sou-
vent très âpre jusqu'en 1963 et se clôt à son tour par une scis-
sion. Depuis de nombreuses années déjà, il avait sous-tendu
bien des discussions internes et, chez Castoriadis notamment,
s'était exprimé en mainte occasion le besoin d'une mise à jour de
l'analyse marxiste.
Aux yeux de Castoriadis et d'un certain nombre d'autres
membres du groupe, la nouvelle situation créée en France par le
coup d'État gaulliste de mai 1958 rend ce besoin urgent et le
radicalise : c'est maintenant le fond même de la théorie marxiste
qu'il convient de remettre en question. A chaud, l'entreprise gaul-
liste est interprétée - fort justement, la suite l'a montré - comme
une modernisation et une rationalisation du capitalisme fran-
çais. Celle-ci, prévoit-on, s'effectuera non seulement aux dépens
des secteurs archaïques, Pieds-Noirs, « betteraviers », bouti-
quiers, etc., mais surtout aux dépens des travailleurs. Et, de fait,
les mesures prises par le nouveau régime se traduisent par une
amputation du revenu des salariés qu'on a pu chiffrer à 15 %.
La logique de la lutte des classes laisse donc prévoir d'impor-
tants mouvements sociaux dans lesquels Socialisme ou Barba-
rie pourra intervenir et poser en termes concrets la question de
l'autonomie ouvrière. Or, contrairement à toute attente, la classe
ouvrière ne réagit pas. Pas de réaction non plus dans la popu-
lation - sauf chez les étudiants - à l'intensification de la guerre
en Algérie, qui dure depuis 1954. Quelle est donc la signification
de cette abstention massive ? Quelles explications peut-on lui
trouver dans la structure et le fonctionnement d'un système capi-
taliste qui a profondément évolué depuis son âge « classique »,
qu'analysaient Marx et les marxistes ? Quelles implications les
révolutionnaires doivent-ils en tirer pour orienter leur action ?
Dans quelle mesure le marxisme reste-t-il valide ? Telles sont les
vastes questions qui vont, jusqu'en 1963, nourrir la discussion
théorique
Les thèses de Castoriadis sont contenues dans un long texte,
« Le Mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne »,
qui a été publié en trois livraisons dans les numéros 31,32 et 33
de la revue. Il comporte à la fois une analyse originale de ce que
l'auteur appelle capitalisme moderne et une réfutation détaillée
des points de la théorie marxiste que cette analyse conteste. De
ce fait même, chacun de ses développements revêt une ampleur
le capitalisme moderne et l a rupture avec le marxisme 277

telle qu'on ne saurait ici en donner des extraits sans que s'es-
tompe la vue d'ensemble qui assure leur cohérence. Mais il se
trouve que Castoriadis a repris, sous une forme ramassée, l'ex-
posé de sa nouvelle théorie dans un texte publié en janvier 1964
sous le titre « Recommencer la révolution », qui constitue l'édi-
torial du numéro 35, ce qui signifie qu'il a reçu l'approbation du
groupe, désormais amputé des opposants à ces thèses. C'est de
ce texte que nous publions ci-dessous de larges extraits.
D.B.
RECOMMENCER LA RÉVOLUTION
Editorial (n° 35, janvier 1964, pages 1-36)

I. LA FIN DU MARXISME CLASSIQUE

1. - Trois faits massifs se présentent aujourd'hui devant les révolutionnaires


qui maintiennent la prétention d'agir en comprenant ce qu'ils font, c'est-à-dire
en connaissance de cause :
— Le fonctionnement du capitalisme s'est essentiellement modifié relati-
vement à la réalité d'avant 1939 et, encore plus, relativement à l'analyse qu'en
fournissait le marxisme.
— Le mouvement ouvrier, en tant que mouvement organisé de classe contes-
tant de façon explicite et permanente la domination capitaliste, a disparu.
— La domination coloniale ou semi-coloniale des pays avancés sur les pays
arriérés a été abolie, sans que cette abolition se soit accompagnée nulle part
d'une transcroissance révolutionnaire du mouvement des masses, ni que les
fondements du capitalisme dans les pays dominants en soient ébranlés.

2. - Pour ceux qui refusent de se mystifier eux-mêmes, il est clair que ces
constatations ruinent dans la pratique le marxisme classique, en tant que sys-
tème de pensée et d'action, tel qu'il s'est formé, développé et conservé entre 1847
et 1939. Car elles signifient la réfutation ou le dépassement de l'analyse du
capitalisme par Marx dans sa pièce maîtresse (l'analyse de l'économie), de celle
de l'impérialisme par Lénine, et de la conception de la révolution permanente
dans les pays arriérés de Marx-Trotsky ; et la faillite irréversible de la quasi
totalité des formes traditionnelles d'organisation et d'action du mouvement
ouvrier (hormis celles des périodes révolutionnaires). Elles signifient la ruine
du marxisme classique en tant que système de pensée concrète, ayant prise sur
la réalité. En dehors de quelques idées abstraites, rien de ce qui est essentiel
dans Le Capital ne se retrouve dans la réalité d'aujourd'hui. Inversement, ce qui
est essentiel dans cette réalité (l'évolution et la crise du travail, la scission et
l'opposition entre l'organisation formelle et l'organisation réelle de la produc-
tion et des institutions, la bureaucratisation, la société de consommation, l'apa-
thie ouvrière, la nature des pays de l'Est, l'évolution des pays arriérés et leurs
rapports avec les pays avancés, la crise de tous les aspects de la vie et l'impor-
tance grandissante prise par des aspects considérés autrefois comme périphé-
riques, la tentative des hommes de trouver une issue à cette crise) relève
d'autres analyses, pour lesquelles le meilleur de l'œuvre de Marx peut servir de
source d'inspiration, mais devant lesquelles le marxisme vulgaire et abâtardi,
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 279

seul pratiqué aujourd'hui par ses prétendus « défenseurs » de tous les horizons,
se pose plutôt comme un écran. Ces constatations signifient aussi la ruine du
marxisme (léninisme - trotskisme - bordiguisme, etc ...), classique en tant que
programme d'action, pour lequel ce qui était à faire à chaque moment par les
révolutionnaires était relié (du moins dans l'intention) de façon cohérente à des
actions réelles de la classe ouvrière et à une conception théorique d'ensemble.
Lorsque par exemple une organisation marxiste soutenait ou guidait une grève
ouvrière pour les salaires, elle le faisait a) avec une probabilité importante d'au-
dience réelle parmi les ouvriers ; b) comme seule organisation instituée se bat-
tant à leurs côtés ; c) pensant que chaque victoire ouvrière en matière de salaires
était un coup porté à la structure objective de l'édifice capitaliste. Aucune des
actions décrites dans les programmes classiques ne peut répondre aujourd'hui
à ces trois conditions.

3. - Certes la société reste toujours profondément divisée. Elle fonctionne


contre l'immense majorité des travailleurs, ceux-ci s'opposent à elle par la moi-
tié de chacun de leurs gestes quotidiens, la crise actuelle de l'humanité ne
pourra être résolue que par une révolution socialiste. Mais ces idées risquent
de rester des abstractions vides, des prétextes à litanies ou à un activisme spas-
modique et aveugle si l'on ne s'efforce pas de comprendre comment la division
de la société se concrétise à l'heure actuelle, comment cette société fonctionne,
quelles formes prend la réaction et la lutte des travailleurs contre les couches
dominantes et leur système, quelle peut être dans ces conditions une nouvelle
activité révolutionnaire reliée à l'existence et à la lutte concrète des hommes
dans la société et à une vue cohérente et lucide du monde. Pour cela, il ne faut
rien de moins qu'un renouveau théorique et pratique radical. C'est cet effort de
renouveau et les idées nouvelles précises par lesquelles il s'est concrétisé à
chaque étape qui ont caractérisé le groupe Socialisme ou Barbarie dès le départ
et non la simple fidélité rigide à l'idée de lutte de classe, du prolétariat comme
force révolutionnaire ou de révolution, qui n'aurait pu que nous stériliser, comme
elle a stérilisé les trotskistes, les bordiguistes et la presque totalité des com-
munistes et des socialistes « de gauche ».

[...]

7. - En effet, le moment est venu de prendre clairement conscience que la réa-


lité contemporaine ne peut être saisie au prix simplement d'une révision aux
moindres frais, ni même d'une révision tout court, du marxisme classique. Elle
exige, pour être comprise, un ensemble nouveau, où les ruptures avec les idées
classiques sont tout aussi importantes (et beaucoup plus significatives) que les
liens de parenté. Même à nos propres yeux, ce fait a pu être masqué par le
caractère graduel de l'élaboration théorique, et sans doute aussi par le désir de
maintenir le plus possible la continuité historique. Il apparaît pourtant de façon
éclatante lorsqu'on se retourne pour regarder le chemin parcouru, et que l'on
mesure la distance qui sépare les idées qui nous paraissent essentielles aujour-
280 SOCIALISME OU BARBARIE

d'hui de celles du marxisme classique. Quelques exemples suffiront pour le


montrer 1 .
La division de la société était, pour le marxisme classique, celle entre capi-
talistes possédant les moyens de production et prolétaires sans propriété. Elle
doit être vue aujourd'hui comme une division entre dirigeants et exécutants.
La société était vue comme dominée par la puissance abstraite du capital
impersonnel. Aujourd'hui, nous la voyons comme dominée par une structure
hiérarchique bureaucratique.
La catégorie centrale pour comprendre les rapports sociaux capitalistes
était, pour Marx, celle de la réification résultant de la transformation de tous
les rapports humains en rapports de marché2. Pour nous, le moment structurant
central de la société contemporaine n'est pas le marché, mais l'« organisation »
bureaucratique-hiérarchique. La catégorie essentielle pour la saisie des rap-
ports sociaux est celle de la scission entre les processus de direction et d'exé-
cution des activités collectives.
La catégorie de la réification trouvait chez Marx son prolongement naturel
dans l'analyse de la force de travail comme marchandise, au sens littéral et
exhaustif du terme. Marchandise, la force de travail avait une valeur d'échange
définie par des facteurs « objectifs » (coûts de production et de reproduction de
la force de travail), et une valeur d'usage que son acquéreur pouvait extraire à
sa guise. L'ouvrier était vu comme un objet passif de l'économie et de la pro-
duction capitaliste. Pour nous, cette abstraction est à moitié une mystification.
La force de travail ne peut jamais devenir marchandise pure et simple (malgré
les efforts du capitalisme). Il n'y a pas de valeur d'échange de la force de tra-
vail déterminée par des facteurs « objectifs », le niveau des salaires est essen-
tiellement déterminé par les luttes ouvrières formelles et informelles. Il n'y a
pas de valeur d'usage définie de la force de travail, la productivité est l'enjeu
d'une lutte incessante dans la production, dont l'ouvrier est un sujet actif tout
autant que passif.
Pour Marx, la « contradiction » inhérente au capitalisme était que le déve-
loppement des forces productives devenait, au-delà d'un point, incompatible
avec les formes capitalistes de propriété et d'appropriation privée du produit et
devait les faire éclater. Pour nous, la contradiction inhérente au capitalisme se
trouve dans le type de scission entre direction et exécution que celui-ci réalise,

1. Les idées qui suivent ont été développées dans nombre de textes publiés dans cette revue.
V. notamment l'éditorial « Socialisme ou Barbarie » (n° 1), « Les rapports de production en Rus-
sie » (n° 2) [voir pp. 36 à 52 du présent volume], « Sur le programme socialiste » (n° 10),
« L'expérience prolétarienne » (n° 11), « La bureaucratie syndicale et les ouvriers » (n° 13), « Sur
le contenu de socialisme » (n° 17, 22 et 23) [ pp. 157 à 195 du présent volume], « La révolu-
tion en Pologne et en Hongrie » (n° 20), « L'usine et la gestion ouvrière » (n° 22) [pp. 88 à 103
du présent volume], « Prolétariat et organisation » (n° 27 et 28) [pp. 219 à 235 du présent
volume], « Les ouvriers et la culture » (n° 30), « Le mouvement révolutionnaire sous le capi-
talisme moderne » (n° 31, 32 et 33).
2. C'est dans une fidélité profonde à cet aspect, le plus important, de la doctrine de Marx, que
Lukacs consacre l'essentiel de Histoire et conscience de la classe à une analyse de la réification.
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 281

et la nécessité qui en découle pour lui de chercher simultanément l'exclusion et


la participation des individus par rapport à leurs activités.
Pour la conception classique, le prolétariat subit son histoire jusqu'au jour
où il la fait exploser. Pour nous, le prolétariat fait son histoire, dans les condi-
tions données, et ses luttes transforment constamment la société capitaliste en
même temps qu'elles le transforment lui-même.
Pour la conception classique, la culture capitaliste produit soit des mystifi-
cations pures et simples, que l'on dénonce comme telles ; soit des vérités scien-
tifiques et des oeuvres valables, et l'on dénonce leur appropriation exclusive
par les couches privilégiées. Pour nous, cette culture participe, dans toutes ses
manifestations, de la crise générale de la société et de la préparation d'une nou-
velle forme de vie humaine.
Pour Marx, la production restera toujours le « royaume de la nécessité », et
de là découle l'attitude implicite du mouvement marxiste, que le socialisme est
essentiellement le réarrangement des conséquences économiques et sociales
d'une infra-structure technique à la fois neutre et inexorable. Pour nous, la pro-
duction doit devenir le domaine de la créativité des producteurs associés, et la
transformation consciente de la technologie pour la mettre au service de l'homme
producteur doit être une tâche centrale de la société post-révolutionnaire.
Pour Marx déjà, et beaucoup plus pour le mouvement marxiste, le dévelop-
pement des forces productives était au centre de tout, et son incompatibilité
avec les formes capitalistes portait la condamnation historique de celles-ci. Il
en découla tout naturellement l'identification ultérieure du socialisme avec la
nationalisation et la planification de l'économie. Pour nous, l'essence du socia-
lisme c'est la domination des hommes sur tous les aspects de leur vie et en pre-
mier lieu sur leur travail. Il en découle que le socialisme est inconcevable en
dehors de la gestion de la production par les producteurs associés, et du pou-
voir des conseils des travailleurs.
Pour Marx, le « droit bourgeois » et donc l'inégalité des salaires devrait pré-
valoir pendant la période de transition. Pour nous, une société révolutionnaire
ne saurait survivre et se développer si elle n'instaure pas immédiatement l'éga-
lité absolue des salaires.
Enfin, et pour en rester au fondamental, le mouvement traditionnel a tou-
jours été dominé par les deux conceptions du déterminisme économique et du
rôle dominant du parti. Pour nous, au centre de tout se place l'autonomie des
travailleurs, la capacité des masses de se diriger elles-mêmes, sans laquelle
toute idée de socialisme devient immédiatement une mystification. Ceci
entraîne une nouvelle conception du processus révolutionnaire, comme aussi de
l'organisation et de la politique révolutionnaires.
Il n'est pas difficile de voir que ces idées - vraies ou fausses, peu importe pour
le moment - ne représentent ni des « additions » ni des révisions partielles,
mais les éléments d'une reconstruction théorique d'ensemble.

8. Mais il faut également comprendre que cette reconstruction n'affecte


pas seulement le contenu des idées, mais le type même de la conception théo-
282 SOCIALISME OU BARBARIE

rique. De même qu'il est vain de rechercher actuellement un type d'organisa-


tion qui pourrait être dans la nouvelle période le « substitut » du syndicat, qui
en reprendrait le rôle autrefois positif sans les traits négatifs - en somme de
chercher à inventer un type d'organisation qui serait un syndicat sans l'être
tout en l'étant - de même il est illusoire de croire qu'il pourra désormais exis-
ter un « autre marxisme » qui ne serait pas le marxisme. La ruine du marxisme
n'est pas seulement la ruine d'un certain nombre d'idées précises (ruine à tra-
vers laquelle, faut-il le dire, subsistent nombre de découvertes fondamentales
et une manière d'envisager l'histoire et la société que personne ne pourra plus
ignorer). C'est aussi la ruine d'un certain type de liaison entre les idées, comme
entre les idées et la réalité ou l'action. En bref, c'est la ruine de la conception
d'une théorie (et plus même, d'un système théorico-pratique) fermée, qui a pu
croire enclore la vérité, rien que la vérité et toute la vérité de la période histo-
rique en cours dans un certain nombre de schémas prétendument « scienti-
fiques ». Avec cette ruine, c'est une phase de l'histoire du mouvement ouvrier,
et, il faut ajouter, de l'histoire de l'humanité, qui s'achève. On peut l'appeler la
phase théologique, étant entendu qu'il peut y avoir et il y a une théologie de la
« science » qui n'est pas meilleure mais plutôt pire que l'autre (pour autant
qu'elle fournit à ses partisans la fausse certitude que leur foi est « rationnelle »).
C'est la phase de la foi, soit en un Être Suprême, soit en un homme ou un groupe
d'hommes « exceptionnels », soit en une vérité impersonnelle établie une fois
pour toutes et consignée dans une doctrine. C'est la phase pendant laquelle
l'homme s'aliène à ses propres créations, imaginaires ou réelles, théoriques ou
pratiques. Il n'y aura jamais plus de théorie complète qui nécessiterait sim-
plement des « mises à jour ». Il n'y en a d'ailleurs jamais eu en réalité, car toutes
les grandes découvertes théoriques ont viré du côté de l'imaginaire dès qu'elles
ont voulu se convertir en système, le marxisme non moins que les autres. Il y
a eu, et il y aura un processus théorique vivant, au sein duquel émergent des
moments de vérité destinés à être dépassés (ne serait-ce que par leur intégra-
tion dans un autre ensemble, dans lequel ils n'ont plus le même sens). Cela
n'est pas du scepticisme : il y a, à chaque instant et pour un état donné de notre
expérience, des vérités et des erreurs, et il y a la nécessité d'effectuer toujours
une totalisation provisoire, toujours mouvante et ouverte, du vrai. Mais l'idée
d'une théorie complète et définitive n'est à l'époque moderne qu'un phantasme
de bureaucrate qui lui sert à manipuler les opprimés, et pour ces derniers, elle
ne peut être que l'équivalent en termes modernes d'une foi essentiellement
irrationnelle. Nous devons donc, à chaque étape de notre développement, affir-
mer les éléments dont nous sommes certains, mais aussi reconnaître - et pas
du bout des lèvres - qu'à la frontière de notre réflexion et de notre pratique se
rencontrent nécessairement des problèmes dont nous ne savons pas d'avance,
dont nous ne saurons peut-être pas de sitôt la solution, ni si elle ne nous obli-
gera pas à abandonner des positions sur lesquelles nous aurions pu nous faire
tuer la veille. Cette lucidité et ce courage devant l'inconnu de la création per-
pétuellement renouvelée dans laquelle nous avançons, chacun de nous est
obligé, qu'il le veuille ou non, qu'il le sache ou non, de les déployer dans sa vie
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 283

personnelle. La politique révolutionnaire ne peut pas être le dernier refuge de


la rigidité et du besoin de sécurité névrotiques.

9. - Plus que jamais auparavant, le problème du destin de la société humaine


se pose en termes mondiaux. Le sort des deux tiers de l'humanité qui vivent
dans des pays non industrialisés ; les rapports de ces pays avec les pays indus-
trialisés ; plus profondément, la structure et le dynamique d'une société mon-
diale qui émerge graduellement - ce sont là des questions qui non seulement
tendent à acquérir une importance centrale, mais qui se posent, sous une forme
ou sous une autre, jour après jour. Cependant, pour nous qui vivons dans une
société capitaliste moderne, la première tâche est l'analyse de cette société, du
sort du mouvement ouvrier qui y est né, de l'orientation que les révolution-
naires doivent s'y donner. Cette tâche est première objectivement, puisque ce
sont les formes de vie sous le capitalisme moderne qui dominent en fait le monde
et modèlent l'évolution des autres pays. Cette tâche est aussi première pour
nous, car nous ne sommes rien si nous ne pouvons pas nous définir, théorique-
ment et pratiquement, par rapport à notre propre société. C'est à cette défini-
tion qu'est consacré ce texte 3 .

I I . LE CAPITALISME BUREAUCRATIQUE MODERNE

10. - Il n'y a aucune impossibilité pour le capitalisme, « privé » ou totale-


ment bureaucratique, de continuer à développer les forces productives, ni
aucune contradiction économique insurmontable dans son fonctionnement. Plus
généralement, il n'y a pas de contradiction entre le développement des forces
productives et les formes économiques capitalistes ou les rapports de produc-
tion capitalistes. Ce n'est pas relever une contradiction que constater que sous
un régime socialiste les forces productives pourraient être développées infini-
ment plus vite. Et c'est un sophisme de dire qu'il y a contradiction entre les
formes capitalistes et le développement des êtres humains ; car parler de déve-
loppement des êtres humains n'a de sens que pour autant précisément qu'on les
considère autrement que comme « forces productives ». Le capitalisme est
engagé dans un mouvement d'expansion des forces productives, et crée lui-
même constamment les conditions de cette expansion. Les crises économiques
classiques de surproduction correspondent à une phase historiquement dépas-
sée d'inorganisation de la classe capitaliste ; complètement ignorées dans le
capitalisme totalement bureaucratique (pays de l'Est), elles n'ont qu'un équi-
valent mineur dans les fluctuations économiques des pays industriels modernes
que le contrôle de l'économie par l'Etat peut maintenir et maintient effective-
ment dans des limites étroites.

11. - Il n'y a pas non plus d'impossibilité à long terme de fonctionnement du


capitalisme sous forme d'une armée industrielle de réserve croissante ou de

3. Plusieurs des idées qui sont résumées par la suite ont été développées ou démontrées dans
« Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne », n° 31,32 et 33 de cette revue.
284 SOCIALISME OU BARBARIE

paupérisation ouvrière absolue ou relative qui empêcherait le système d'écou-


ler sa production. Le « plein emploi » (au sens et dans les limites capitalistes)
et l'élévation de la consommation de masse (consommation capitaliste dans sa
forme et dans son contenu) sont à la fois des conditions et des effets de l'ex-
pansion de la production, que le capitalisme réalise effectivement. L'élévation
des salaires ouvriers réels, dans les limites où elle a couramment et constam-
ment lieu, non seulement ne mine pas les fondements du capitalisme comme
système mais en est la condition de survie, et la même chose sera de plus en plus
vraie pour la réduction de la durée du travail.

12. - Tout cela n'empêche pas que l'économie capitaliste soit pleine d'irra-
tionalités et d'antinomies dans toutes ses manifestations ; encore moins qu'elle
entraîne un gaspillage immense relativement aux virtualités d'une production
socialiste. Mais ces irrationalités ne relèvent pas d'une analyse de type de celle
du Capital ; elles sont les irrationalités de la gestion bureaucratique de l'éco-
nomie, qui existent pures et sans mélange dans les pays de l'Est ou mélangées
à des résidus de la phase anarchique-privée du capitalisme dans les pays occi-
dentaux. Elles expriment l'incapacité d'une couche dominante séparée de gérer
rationnellement un domaine quelconque dans une société d'aliénation, non pas
le fonctionnement autonome de « lois économiques » indépendantes de l'action
des individus, des groupes et des classes. C'est aussi pourquoi elles sont des
irrationalités et jamais des impossibilités absolues, sauf au moment où les
couches dominées refusent de continuer de faire fonctionner le système.

13. - L'évolution du travail et de son organisation sous le capitalisme est


dominée par les deux tendances profondément reliées la bureaucratisation
d'un côté, la mécanisation-automatisation de l'autre, parade essentielle des diri-
geants à la lutte des exécutants contre leur exploitation et leur aliénation. Mais
ce fait ne conduit pas à une évolution simple, univoque et uniforme du travail
quant à sa structure, sa qualification, ses relations avec l'objet, la machine ou
quant aux rapports entre travailleurs. Si la réduction de toutes les tâches à des
tâches parcellaires a été pendant longtemps et reste le phénomène central de
la production capitaliste, elle commence à rencontrer ses limites dans les sec-
teurs les plus caractéristiques de la production moderne, où il est impossible de
diviser les tâches au-delà d'un point sans rendre le travail impossible. De même,
la réduction des travaux à des travaux simples (la destruction du travail qua-
lifié) trouve ses limites dans la production moderne et tend même à être ren-
versée par la qualification croissante qu'exigent les industries les plus
modernes. La mécanisation et l'automatisation conduisent à une parcellarisa-
tion des tâches, mais les tâches suffisamment parcellarisées et simplifiées sont
à l'étape suivante assumées par des ensembles « totalement » automatisés, avec
une restructuration de la main-d'œuvre entre d'un côté un groupe de sur-
veillants « passifs », isolés et non qualifiés et d'un autre côté des spécialistes for-
tement qualifiés et travaillant en équipes. Parallèlement continuent à exister,
et restent numériquement prépondérants, des secteurs à structure tradition-
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 285

nelle où sont sédimentées toutes les couches historiques de l'évolution précé-


dente du travail, et des secteurs complètement nouveaux (notamment les
bureaux) où les concepts et les distinctions traditionnels à cet égard perdent
presque leur sens. Il faut donc considérer comme des extrapolations hâtives et
non vérifiées, aussi bien l'idée traditionnelle (Marx dans Le Capital) de la des-
truction pure et simple des qualifications par le capitalisme et la création d'une
masse indifférenciée d'ouvriers-automates servants des machines, que l'idée
plus récente (Romano et Ria Stone dans « L'Ouvrier américain »)4, de la prédo-
minance croissante d'une catégorie d'ouvriers universels travaillant sur des
machines universelles. Ces deux tendances existent en tant que tendances par-
tielles, en même temps qu'une troisième tendance de prolifération de nouvelles
catégories à la fois qualifiées et spécialisées, mais il n'y a ni la possibilité ni le
besoin de décider arbitrairement qu'une seule parmi elles représente l'avenir.

14. - Il résulte de cela que le problème de l'unification des travailleurs dans


la lutte contre le système actuel, comme aussi celui de la gestion de l'entreprise
par les travailleurs après la révolution, n'ont pas une solution garantie par un
processus automatique incorporé dans l'évolution technique, mais restent des
problèmes politiques au sens le plus élevé : leur solution dépend d'une prise de
conscience profonde de la totalité des problèmes de la société. Sous le capita-
lisme, il y aura toujours un problème d'unification des luttes de catégories dif-
férentes qui ne sont pas dans des situations immédiatement identiques et ne
le seront jamais. Et pendant la révolution, comme après elle, la gestion ouvrière
ne sera ni la prise en charge par les travailleurs d'un processus de production
matérialisé dans le machinisme avec une logique objective étanche et indiscu-
table, ni le déploiement des aptitudes complètes d'une collectivité de produc-
teurs virtuellement universels tout préparés par le capitalisme. Elle devra faire
face à une complexité et une différenciation interne extraordinaire des couches
de travailleurs ; elle aura à résoudre le problème de l'intégration des indivi-
dus, des catégories, et des activités comme son problème fondamental. Dans
aucun avenir prévisible, le capitalisme ne produira de par son propre fonction-
nement une classe de travailleurs qui serait déjà en soi un universel concret.
L'unité effective de la classe des travailleurs (autrement que comme concept
sociologique) ne peut être réalisée que par la lutte des travailleurs et contre le
capitalisme. Soit dit entre parenthèses, parler aujourd'hui du prolétariat comme
classe c'est faire de la sociologie descriptive pure et simple pour autant que ce
qui réunit les travailleurs comme membres identiques d'un groupe est simple-
ment l'ensemble des traits communs passifs que leur impose le capitalisme, et
non leur tentative de se poser par leur activité, même fragmentaire, ou par leur
organisation, même minoritaire, comme une classe qui s'unifie et s'oppose au
reste de la société. Les deux problèmes mentionnés ne peuvent être résolus que
par l'association de toutes les catégories non-exploiteuses de l'entreprise,
ouvriers manuels aussi bien qu'intellectuels ou travailleurs de bureau et tech-

4. Socialisme ou Barbarie, n° 1 à 8.
\
286 SOCIALISME OU BARBARIE

niciens. Toute tentative de réaliser la gestion ouvrière en éliminant une caté-


gorie essentielle à la production moderne conduirait à l'effondrement de cette
production qui ne pourrait être redressée par la suite que par la contrainte et
une bureaucratisation nouvelle.

15. - L'évolution de la structuration sociale depuis un siècle n'a pas été celle
prévue par le marxisme classique, et cela entraîne des conséquences impor-
tantes. Il y a eu bel et bien « prolétarisation » de la société au sens que les
anciennes classes « petites bourgeoises » ont pratiquement disparu, que la popu-
lation a été transformée dans son immense majorité en population salariée et
qu'elle a été intégrée dans la division de travail capitaliste des entreprises.
Mais cette «prolétarisation» se distingue essentiellement de l'image classique
d'une évolution de la société vers deux pôles, un immense pôle d'ouvriers indus-
triels et un infime pôle de capitalistes. La société s'est transformée au contraire
en pyramide, ou plutôt en un ensemble complexe de pyramides, au fur et à
mesure qu'elle se bureaucratisait, et ce en accord avec la logique profonde de
la bureaucratisation. La transformation de la quasi-totalité de la population
en population salariée ne signifie pas qu'il n'y a plus que de purs et simples
exécutants au bas de l'échelle. La population absorbée par la structure capita-
liste-bureaucratique est venue peupler tous les étages de la pyramide bureau-
cratique ; elle continuera de le faire et dans cette pyramide on ne décèle aucune
tendance vers la réduction des étages intermédiaires, au contraire. Bien que le
concept soit difficile à délimiter clairement et impossible à faire coïncider avec
les catégories statistiques existantes, on peu affirmer avec certitude que dans
aucun pays industriel moderne les «simples exécutants » (ouvriers manuels
dans l'industrie, et l'équivalent dans les autres branches : dactylos, vendeurs,
etc ...) ne dépassent 50 % de la population au travail. D'autre part, la popula-
tion n'a pas été absorbée par l'industrie. Sauf pour les pays qui n'ont pas
« achevé » leur industrialisation (Italie par exemple), le pourcentage de popu-
lation dans l'industrie a cessé de croître après avoir touché un plafond situé
entre 30 et (rarement) 50 % de la population active. Le reste est employé dans
les « services » (la part de l'agriculture déclinant partout rapidement et étant
d'ores et déjà négligeable en Angleterre et aux États-Unis). Même si l'aug-
mentation du pourcentage employé dans les services devait cesser (en fonction
de la mécanisation et de l'automatisation qui envahissent ce secteur à son tour),
la tendance pourrait être difficilement renversée, vu l'augmentation de plus en
plus rapide de la productivité dans l'industrie et la décroissance rapide de la
demande de main-d'œuvre industrielle qui en résulte. Le résultat combiné de
ces deux faits est que le prolétariat industriel au sens classique et strict (c'est-
à-dire défini soit comme les ouvriers manuels, soit comme les ouvriers payés à
l'heure, catégories qui se recouvrent approximativement) est en train de décli-
ner en importance relative et parfois même absolue. Ainsi aux États-Unis le
pourcentage du prolétariat industriel (« ouvriers de production et assimilés » et
« ouvriers sans qualification autres que ceux de l'agriculture et dés mines »,
statistiques qui incluent les chômeurs d'après leur dernière occupation), est
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 287

descendu de 28 % en 1947 à 24 % en 1961, son déclin s'étant d'ailleurs sensi-


blement accéléré depuis 1955.

16. - Ces constatations ne signifient nullement que le prolétariat industriel


a perdu son importance, ni qu'il ne doive pas jouer un rôle central dans un pro-
cessus révolutionnaire, comme l'ont confirmé aussi bien la révolution hongroise
(quoique sous des conditions qui n'étaient pas celles du capitalisme moderne)
que les grèves belges. Mais elles montrent certainement que le mouvement
révolutionnaire ne pourrait plus prétendre représenter les intérêts de l'im-
mense majorité de l'humanité contre une petite minorité, s'il ne s'adressait pas
à toutes les catégories de la population salariée et travailleuse à l'exclusion de
la petite minorité de capitalistes et de bureaucrates dirigeants et s'il n'essayait
pas d'associer les couches d'exécutants simples avec les couches, presque aussi
importantes numériquement, intermédiaires de la pyramide.

17. - Outre les transformations de la nature de l'État capitaliste et celles de


la politique capitaliste que nous avons analysées ailleurs 5 , il faut comprendre
ce que signifie exactement la nouvelle forme de totalitarisme capitaliste, et
quels sont les modes de domination dans la société actuelle. Dans le totalita-
risme actuel, l'État, expression centrale de la domination de la société par une
minorité, ou ses appendices, et finalement les couches dirigeantes, s'emparent
de toutes les sphères d'activité sociale et essayent de les modeler explicitement
d'après leurs intérêts et leur optique. Mais cela n'implique nullement la pratique
continue de la violence ou de la contrainte directe, ni la suppression des liber-
tés et droits formels. La violence reste bien entendu l'ultime garant du système,
mais celui-ci n'a pas besoin d'y recourir quotidiennement, précisément dans la
mesure où l'extension de son emprise dans presque tous les domaines lui assure
plus « économiquement » son autorité, où son contrôle sur l'économie et l'ex-
pansion continue de celle-ci lui permet d'apaiser la plupart du temps sans conflit
majeur les revendications économiques, dans la mesure enfin où l'élévation du
niveau de vie matériel et la dégénérescence des organisations et des idées tra-
ditionnelles du mouvement ouvrier conditionnent constamment une privatisa-
tion des individus qui, pour être contradictoire et transitoire, n'en signifie pas
moins que la domination du système n'est explicitement contestée par personne
dans la société. L'idée traditionnelle que la démocratie bourgeoise est un édifice
vermoulu condamné à laisser la place au fascisme en l'absence de révolution,
est à rejeter : premièrement cette « démocratie » même en tant que démocratie
bourgeoise a déjà effectivement disparu non par le règne de la Gestapo, mais
par la bureaucratisation de toutes les institutions étatiques et politiques et
l'apathie concomitante de la population ; deuxièmement, cette nouvelle pseudo-
démocratie (pseudo au deuxième degré) est précisément la forme adéquate de
domination du capitalisme moderne, qui ne pourrait pas se passer de partis (y
compris socialistes et communistes) et de syndicats, désormais rouages essen-

5. V. dans le n° 22 de cette revue, « Sur le contenu du socialisme » (pp. 56-58), et, dans le n° 32,
« Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne » (pp. 94-99).
288 SOCIALISME OU BARBARIE

tiels du système à tous points de vue. Cela est confirmé aussi bien par l'évolu-
tion des cinq dernières années en France où, malgré la décomposition de l'ap-
pareil étatique et la crise algérienne, les chances d'une dictature fasciste n'ont
jamais été sérieuses, que par le krouchtchevisme en Russie, qui exprime pré-
cisément la tentative de la bureaucratie de passer à des nouveaux modes de
domination, les anciens (totalitaires au sens traditionnel) étant devenus incom-
patibles avec la société moderne (autre chose si tout risque de casser pendant
le passage). Avec le monopole de la violence comme dernier recours, la domi-
nation capitaliste repose actuellement sur la manipulation bureaucratique des
gens, dans le travail, dans la consommation, dans le reste de la vie.

18. - La société capitaliste moderne est donc essentiellement une société


bureaucratisée à structure hiérarchique pyramidale. En elle ne s'opposent pas
en deux étages bien séparés une petite classe d'exploiteurs et une grande classe
de producteurs ; la division de la société est bien plus complexe et stratifiée et
aucun critère simple ne permet de la résumer. Le concept traditionnel de classe
correspondait à la relation des individus et des groupes sociaux avec la pro-
priété des moyens de production, et nous l'avons à juste titre dépassé sous cette
forme en insistant sur la situation des individus et des groupes dans les rap-
ports réels de production et en introduisant les concepts de dirigeants et d'exé-
cutants. Ces concepts restent valables pour éclairer la situation du capitalisme
contemporain mais on ne peut pas les appliquer de façon mécanique. Concrè-
tement, ils ne s'appliquent dans leur pureté qu'aux deux extrémités de la pyra-
mide et laissent donc en dehors toutes les couches intermédiaires, c'est-à-dire
presque la moitié de la population, qui ont des tâches à la fois d'exécution (à
l'égard des supérieurs) et de direction (vers le « bas »). Certes, à l'intérieur de
ces couches intermédiaires, on peut rencontrer à nouveau des cas presque
« purs ». Il y a ainsi une partie du réseau hiérarchique qui exerce essentielle-
ment des fonctions de contrainte et d'autorité, comme il y en a une autre qui
exerce essentiellement des fonctions techniques et comprend ceux qu'on pour-
rait appeler des « exécutants à statut » (par exemple, techniciens, ou scienti-
fiques, bien payés qui ne font que les études ou les recherches qu'on leur
demande). Mais la collectivisation de la production fait que ces cas purs, de
plus en plus rares, laissent en dehors la grande majorité des couches intermé-
diaires. Si le service du personnel d'une entreprise prend une extension consi-
dérable, il est clair que non seulement les dactylos mais aussi bon nombre d'em-
ployés plus haut placés de ce service ne jouent aucun rôle personnel dans le
système de contrainte que leur service contribue à imposer à l'entreprise. Inver-
sement, si un service d'études ou de recherches se développe, une structure
d'autorité s'y constitue car bon nombre de gens y auront aussi comme fonction
de gérer le travail des autres. Plus généralement, il est impossible pour la
bureaucratie - et c'est là encore une autre expression de sa contradiction - de
séparer entièrement les deux exigences, du « savoir » ou de l'« expertise tech-
nique », d'un côté, de la « capacité de gérer », de l'autre. Il est vrai que la logique
du système voudrait que ne participent aux structures de direction que ceux qui
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 289

sont capables de « manier des hommes », mais la logique de la réalité exige que
ceux qui s'occupent d'un travail y connaissent quelque chose - et le système ne
peut jamais décoller entièrement de la réalité. C'est pourquoi les couches inter-
médiaires sont peuplées de gens qui combinent une qualification profession-
nelle et l'exercice de fonctions de gestion, et pour une partie desquels le pro-
blème de cette gestion vue autrement que comme manipulation et comme
contrainte se pose quotidiennement. L'ambiguïté cesse lorsqu'on atteint la
couche des vrais dirigeants ; ce sont ceux dans l'intérêt desquels finalement
tout fonctionne, qui prennent les décisions importantes, qui relancent et impul-
sent le fonctionnement du système qui autrement tendrait à s'enliser dans sa
propre inertie, qui prennent l'initiative pour en colmater les brèches dans les
moments de crise. Cette définition n'est pas de la même nature que les critères
simples adoptés autrefois pour caractériser les classes. Mais la question aujour-
d'hui n'est pas de se gargariser avec le concept de classe : il s'agit de comprendre
et de montrer que la bureaucratisation ne diminue pas la division de la société
mais au contraire l'aggrave (en la compliquant), que le système fonctionne dans
l'intérêt de la petite minorité qui est au sommet, que la hiérarchisation ne sup-
prime pas et ne pourra jamais supprimer la lutte des hommes contre la mino-
rité dominante et ses règles, que les travailleurs (qu'ils soient ouvriers, calcu-
lateurs ou ingénieurs) ne pourront se libérer de l'oppression, de l'aliénation et
de l'exploitation, qu'en renversant ce système, en supprimant la hiérarchie et
en instaurant leur gestion collective et égalitaire de la production. La révolu-
tion existera le jour où l'immense majorité de travailleurs qui peuplent la pyra-
mide bureaucratique s'attaquera à celle-ci et à la petite minorité qui la domine
(et n'existera que ce jour-là). En attendant, la seule différenciation qui a une
importance pratique véritable, c'est celle qui existe à presque tous les niveaux
de la pyramide sauf évidemment les sommets, entre ceux qui acceptent le sys-
tème et ceux qui, dans la réalité quotidienne de la production, le combattent.

19. - La contradiction profonde de cette société a déjà été définie ailleurs 6 .


Brièvement parlant, elle réside dans le fait que le capitalisme (et cela arrive à
son paroxysme sous le capitalisme bureaucratique) est obligé d'essayer de réa-
liser simultanément l'exclusion et la participation des gens par rapport à leurs
activités, que les hommes sont astreints de faire fonctionner le système la moi-
tié du temps contre ses règles et donc en lutte contre lui. Cette contradiction fon-
damentale apparaît constamment à la jonction du processus de direction et du
processus d'exécution qui est précisément le moment social de la production
par excellence ; et elle se retrouve, sous des formes indéfiniment réfractées, à
l'intérieur du processus de direction lui-même où elle rend le fonctionnement
de la bureaucratie irrationnel à sa racine même. Si cette contradiction peut
être analysée avec une netteté particulière dans cette manifestation centrale de
l'activité humaine dans les sociétés occidentales modernes qu'est le travail, elle

6. V. dans le n° 23 de cette revue, « Sur le contenu du socialisme » (pp. 84 et suiv.), et, dans le
n° 32, « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne » (pp. 84 et suiv.).
290 SOCIALISME OU BARBARIE

se retrouve sous des formes plus ou moins transposées dans toutes les sphères
de l'activité sociale, qu'il s'agisse de la vie politique, de la vie sexuelle et fami-
liale (où les gens sont plus ou moins obligés de se conformer à des normes qu'ils
n'intériorisent plus) ou de la vie culturelle.
20. - La crise de la production capitaliste qui n'est que l'envers de cette
contradiction a déjà été analysée dans cette revue7, de même que la crise des
organisations et des institutions politiques et autres. Ces analyses doivent être
complétées par une analyse de la crise des valeurs et de la vie sociale comme
telle, et finalement par une analyse de la crise de la personnalité même de
l'homme moderne, résultat aussi bien des situations contradictoires dans les-
quelles il doit constamment se débattre dans son travail et dans sa vie privée,
que de l'effondrement des valeurs, au sens le plus profond du terme, sans les-
quelles aucune culture ne peut structurer des personnalités qui lui soient adé-
quates (c'est-à-dire la fassent fonctionner, serait-ce comme ses exploités). Cepen-
dant, notre analyse de la crise de la production n'a pas montré que dans cette
production il n'y aurait que de l'aliénation ; au contraire, elle a fait voir qu'il n'y
avait production que dans la mesure où les producteurs luttaient constamment
contre cette aliénation. De même, notre analyse de la crise de la culture capi-
taliste au sens le plus large, et de la personnalité humaine correspondante, par-
tira de ce fait, évident d'ailleurs, que la société n'est pas et ne peut pas être
simplement une « société sans culture ». En même temps que les débris de la
vieille culture s'y trouvent les éléments positifs (quoique toujours ambivalents)
créés par l'évolution historique et surtout l'effort permanent des hommes de
vivre leur vie en lui donnant un sens dans une phase où rien n'est plus certain
et en tout cas rien venant de l'extérieur n'est accepté comme tel ; effort dans
lequel tend à se réaliser, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité,
l'aspiration des hommes à l'autonomie et qui est, de ce fait, tout aussi impor-
tant pour la préparation de la révolution socialiste que le sont les manifesta-
tions analogues dans le domaine de la production.

21. - La contradiction fondamentale du capitalisme et les multiples proces-


sus de conflit et d'irrationalité dans lesquels elle se ramifie se traduisent et se
traduiront, aussi longtemps que cette société existera, par des « crises » de
nature quelconque, des ruptures du fonctionnement régulier du système. Ces
crises peuvent ouvrir des périodes révolutionnaires si les masses travailleuses
sont suffisamment combatives pour mettre en cause le système capitaliste et
suffisamment conscientes pour pouvoir l'abattre et organiser sur ses ruines
une nouvelle société. Le fonctionnement même du capitalisme garantit donc
qu'il y aura toujours des « occasions révolutionnaires », mais ne, garantit pas
leur issue, qui ne peut dépendre de rien d'autre que du degré de conscience et
d'autonomie des masses. Il n'y a aucune dynamique « objective » qui garantisse

7. V. dans les n° 1 à 8, Paul Romano et Ria Stone, « L'ouvrier américain » ; dans le n° 22, D.
Mothé « L'usine et la gestion ouvrière » ; dans le n° 20, R. Berthier, « Une expérience d'orga-
nisation ouvrière » ; dans le n° 23, P. Chaulieu, « Sur le contenu du socialisme ».
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 291

le socialisme, et dire qu'il puisse en exister une est une contradiction dans les
termes. Toutes les dynamiques objectives que l'on peut déceler dans la société
contemporaine sont profondément ambiguës, comme on l'a montré ailleurs 8 . La
seule dynamique à laquelle on peut et on doit donner le sens d'une progression
dialectique vers la révolution, c'est la dialectique historique de la lutte des
groupes sociaux, du prolétariat au sens strict du terme d'abord, des travailleurs
salariés plus généralement aujourd'hui. Cette dialectique signifie que les exploi-
tés par leur lutte transforment la réalité et se transforment eux-mêmes, de
façon que lorsque cette lutte reprend, elle ne peut reprendre qu'à un niveau
supérieur. C'est cela la seule perspective révolutionnaire, et la recherche d'un
autre type de perspective révolutionnaire, même par ceux qui condamnent le
mécanisme, prouve que cette condamnation du mécanisme n'a pas été comprise
dans sa signification véritable. La maturation des conditions du socialisme ne
peut jamais être ni une maturation objective (parce que aucun fait n'a de signi-
fication en dehors d'une activité humaine, et vouloir lire la certitude de la révo-
lution dans les simples faits n'est pas moins absurde que de vouloir la lire dans
les astres), ni une maturation subjective au sens psychologique (les travailleurs
d'aujourd'hui sont loin d'avoir explicitement présentes dans leur esprit l'his-
toire et ses leçons, dont d'ailleurs la principale, comme disait Hegel, est qu'il n'y
a pas de leçons de l'histoire - car l'histoire est toujours neuve). Elle est une
maturation historique, c'est-à-dire l'accumulation des conditions objectives d'une
conscience adéquate, accumulation qui est elle-même le produit de l'action des
classes et des groupes sociaux, mais qui ne peut recevoir son sens que par sa
reprise dans une nouvelle conscience et dans une nouvelle activité, qui n'est pas
gouvernée par des « lois », et qui tout en étant probable n'est jamais fatale.

22. - L'époque actuelle reste dans cette perspective. La réalisation aussi bien
du réformisme que du bureaucratisme signifie que, si les travailleurs entre-
prennent des luttes importantes, ils ne pourront le faire qu'en combattant le
réformisme et la bureaucratie. La bureaucratisation de la société pose explici-
tement le problème social comme un problème de gestion de la société : gestion
par qui, pour quels objectifs, avec quels moyens ? L'élévation du niveau de la
consommation tendra à en diminuer l'efficacité en tant que substitut dans la
vie des hommes, en tant que mobile et en tant que justification de ce qu'on
appelle déjà aux Etats-Unis « la course de rats » (rat race). Pour autant que le
problème « économique » étroit voit son importance diminuer, l'intérêt et les
préoccupations des travailleurs pourront se tourner vers les problèmes véri-
tables de la vie sous la société moderne : vers les conditions et l'organisation du
travail, vers le sens même du travail dans les conditions actuelles, vers les
autres aspects de l'organisation sociale et de la vie des hommes. A ces points9,
il faut en ajouter un autre, tout aussi important. La crise de la culture et des
valeurs traditionnelles pose de plus en plus aux individus le problème de l'orien-

8. V. « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne », n° 33, pp. 77-78.


9. Développés dans « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne », n° 33, pp. 79-81.
\
292 SOCIALISME OU BARBARIE

tation de leur vie concrète, aussi bien dans le travail que dans toutes ses autres
manifestations (rapports entre l'homme et la femme, entre adultes et enfants,
rapports avec d'autres groupes sociaux, avec la localité, avec telle ou telle acti-
vité « désintéressée »), de ses modalités mais aussi finalement de son sens. De
moins en moins les individus peuvent résoudre ces problèmes en se conformant
simplement à des idées et à des rôles traditionnels et hérités - et même lors-
qu'ils se conforment, ils ne les intériorisent plus, c'est-à-dire ne les acceptent
plus comme incontestables et valables - parce que ces idées et ses rôles, incom-
patibles aussi bien avec la réalité sociale actuelle qu'avec les besoins des indi-
vidus, s'effondrent de l'intérieur. La bureaucratie dominante essaie de les rem-
placer par la manipulation, la mystification et la propagande - mais ses produits
synthétiques ne résistent pas plus que les autres à la mode de l'année suivante
et ne peuvent fonder que des conformismes fugitifs et extérieurs. Les indivi-
dus sont donc obligés, à un degré croissant, d'inventer des réponses nouvelles
à leurs problèmes ; ce faisant, non seulement ils manifestent leur tendance vers
l'autonomie, mais en même temps tendent à incarner cette autonomie dans
leur comportement et dans leurs rapports avec les autres, de plus en plus réglés
sur l'idée qu'un rapport entre êtres humains ne peut être fondé que sur la recon-
naissance par chacun de la liberté et de la responsabilité de l'autre dans la
conduite de sa vie. Si l'on prend au sérieux le caractère total de la révolution,
si l'on comprend que la gestion ouvrière ne signifie pas seulement un certain
type de machines, mais aussi un certain type d'hommes, alors il faut recon-
naître que cette tendance est tout aussi importante comme indice révolution-
naire que la tendance des ouvriers à combattre la gestion bureaucratique de
l'entreprise - même si on n'en voit pas encore des manifestations prenant une
forme collective, ni comment elle pourrait aboutir à des activités organisées.

I I I . L A FIN DU MOUVEMENT OUVRIER TRADITIONNEL ET SON BILAN

23. - On ne peut ni agir, ni penser en révolutionnaire aujourd'hui sans


prendre profondément et totalement conscience de ce fait : les transformations
du capitalisme et la dégénérescence du mouvement ouvrier organisé ont comme
résultat que les formes d'organisation, les formes d'action, les préoccupations,
les idées et le vocabulaire même traditionnels n'ont plus aucune valeur, ou
même n'ont qu'une valeur négative. Comme l'a écrit Mothé, en parlant de la réa-
lité effective du mouvement parmi les ouvriers, « ...même l'Empire romain en
disparaissant a laissé derrière lui des ruines, le mouvement ouvrier ne laisse
que des déchets »10. Prendre conscience de ce fait signifie en finir radicalement
avec l'idée qui, consciemment ou inconsciemment, domine encore l'attitude de
beaucoup : que partis et syndicats actuels et tout ce qui va avec (idées, reven-
dications, etc ...), représentent un simple écran entre un prolétariat toujours
inaltérablement révolutionnaire en soi et ses objectifs de classe, ou un moule qui
donne une mauvaise forme aux activités ouvrières mais n'en modifie pas la

10. « L e s ouvriers et la culture », n° 3 0 de c e t t e revue, p. 37.


LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 293

substance. La dégénérescence du mouvement ouvrier n'a pas seulement consisté


en l'apparition d'une couche bureaucratique au sommet des organisations, mais
elle en a affecté toutes les manifestations, et cette dégénérescence ne procède
ni du hasard, ni simplement de l'influence « extérieure » du capitalisme, mais
exprime tout autant la réalité du prolétariat pendant toute une phase histo-
rique, car le prolétariat n'est pas et ne peut pas être étranger à ce qui lui arrive,
encore moins à ce qu'il fait11. Parler de fin du mouvement ouvrier traditionnel
signifie comprendre qu'une période historique s'achève et qu'elle entraîne avec
elle dans le néant du passé la quasi-totalité des formes et des contenus qu'elle
avait produits, la quasi-totalité des formes et des contenus dans lesquels les
travailleurs avaient incarné la lutte pour leur libération. De même qu'il n'y
aura un renouveau de luttes contre la société capitaliste que dans la mesure où
les travailleurs feront table rase des résidus de leur propre activité passée qui
en encombrent la renaissance, de même il ne pourra y avoir de renouveau de
l'activité des révolutionnaires que pour autant que les cadavres seront propre-
ment et définitivement enterrés.

28. - En même temps qu'à la faillite irréversible des formes du mouvement


traditionnel, on a assisté, on assiste et on assistera, à la naissance, la renais-
sance ou la reprise de formes nouvelles qui, au mieux de notre jugement actuel,
indiquent l'orientation du processus révolutionnaire dans l'avenir et doivent
nous guider dans notre action et réflexion présente. Les Conseils des Tra-
vailleurs de Hongrie, leurs revendications de gestion de la production, de sup-
pression des normes, etc. ; le mouvement des shop stewards en Angleterre, et les
grèves sauvages en Angleterre et aux États-Unis ; les revendications concernant
les conditions de travail au sens le plus général et celles dirigées contre la hié-
rarchie, que des catégories de travailleurs mettent en avant presque toujours
contre les syndicats dans plusieurs pays, doivent être les points certains et posi-
tifs de départ dans notre effort de reconstruction d'un mouvement révolution-
naire. L'analyse de ces mouvements a été faite longuement dans la revue, et
reste toujours valable (même si elle doit être reprise et développée). Mais ils ne
pourront féconder vraiment notre réflexion et notre action que si nous com-
prenons pleinement la rupture qu'ils représentent, non pas certes relativement
aux phases culminantes des révolutions passées, mais relativement à la réalité
historique quotidienne et courante du mouvement traditionnel ; si nous les pre-
nons non pas comme des amendements ou des ajouts aux formes passées, mais
comme des bases nouvelles à partir desquelles il faut réfléchir et agir, en
conjonction avec ce que nous enseigne notre analyse et notre critique renouve-
lée de la société établie.

29. - Les conditions présentes permettent donc d'approfondir et d'élargir


aussi bien l'idée du socialisme que ses bases dans la réalité sociale. Cela semble

11. V. « Prolétariat et organisation », n° 27 de cette revue, pp. 71-74.


294 SOCIALISME OU BARBARIE

en opposition totale avec la disparition de tout mouvement socialiste révolu-


tionnaire et de toute activité politique des travailleurs. Et cette opposition n'est
pas apparente, elle est réelle et forme le problème central de notre époque. Le
mouvement ouvrier a été intégré dans la société officielle, ses institutions (par-
tis, syndicats) sont devenues les siennes. Plus, les travailleurs ont en fait aban-
donné toute activité politique ou même syndicale. Cette privatisation de la
classe ouvrière et même de toutes les couches sociales est le résultat conjoint
de deux facteurs : la bureaucratisation des partis et des syndicats en éloigne la
masse des travailleurs ; l'élévation du niveau de vie et la diffusion massive des
nouveaux objets et modes de consommation leur fournit le substitut et le simu-
lacre de raisons de vivre. Cette phase n'est ni superficielle ni accidentelle. Elle
traduit un destin possible de la société actuelle. Si le terme barbarie a un sens
aujourd'hui, ce n'est ni le fascisme, ni la misère, ni le retour à l'âge de pierre.
C'est précisément ce « cauchemar climatisé », la consommation pour la consom-
mation dans la vie privée, l'organisation pour l'organisation dans la vie collec-
tive et leurs corollaires : privatisation, retrait et apathie à l'égard des affaires
communes, déshumanisation des rapports sociaux. Ce processus est bien en
cours dans les pays industrialisés, mais il engendre ses propres contraires. Les
institutions bureaucratisées sont abandonnées par les hommes qui entrent
finalement en opposition avec elles. La course à des niveaux « toujours plus éle-
vés » de consommation, à des objets « nouveaux » se dénonce tôt ou tard elle-
même comme absurde. Ce qui peut permettre une prise de conscience, une acti-
vité socialiste, et en dernière analyse une révolution, n'a pas disparu, mais au
contraire prolifère dans la société actuelle. Chaque travailleur peut observer,
dans la gestion des grandes affaires de la société, l'anarchie et l'incohérence
qui caractérisent les classes dominantes et leur système ; et il vit, dans son
existence quotidienne et en premier lieu dans son travail, l'absurdité d'un sys-
tème qui veut le réduire en automate mais doit faire appel à son inventivité et
à son initiative pour corriger ses propres erreurs.
Il y a là la contradiction fondamentale que nous avons analysée, et il y a
l'usure et la crise de toutes les formes d'organisation et de vie traditionnelles ;
il y a l'aspiration des hommes vers l'autonomie telle qu'elle se manifeste dans
leur existence concrète ; il y a la lutte informelle constante des travailleurs
contre la gestion bureaucratique de la production, et il y a les mouvements et
les revendications justes que nous venons de mentionner dans le paragraphe
précédent. Les éléments de la solution socialiste continuent donc d'être pro-
duits, même s'ils sont enfouis, déformés ou mutilés par le fonctionnement de la
société bureaucratique. D'autre part, cette société n'arrive pas à rationaliser
(de son propre point de vue) son fonctionnement ; elle est condamnée à pro-
duire des « crises » qui, pour accidentelles qu'elles puissent paraître chaque
fois, n'en sont pas moins inéluctables, et n'en posent pas moins objectivement
chaque fois devant l'humanité la totalité de ses problèmes. Ces deux éléments
sont nécessaires et suffisants pour fonder une perspective et un projet révolu-
tionnaire. Il est vain et mystificateur de chercher une autre perspective, au
sens d'une déduction de la révolution, d'une « démonstration » ou d'une des-
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 295

cription de la façon dont la conjonction de ces deux éléments (la révolte


consciente des masses et l'impossibilité provisoire de fonctionnement du sys-
tème établi) se produira et produira la révolution. Il n'y a du reste jamais eu de
description de ce type dans le marxisme classique, à l'exception du passage ter-
minant le chapitre sur « L'accumulation primitive » du Capital, passage qui est
théoriquement faux et auquel ne s'est conformé aucune des révolutions histo-
riques réelles, qui toutes ont eu lieu à partir d'un « accident » imprévisible du
système amorçant une explosion de l'activité des masses (explosion dont par la
suite les historiens, marxistes ou autres, qui n'ont jamais rien pu prévoir, mais
sont toujours très sages après l'événement, fournissent a posteriori des expli-
cations qui n'expliquent rien du tout). Nous avons écrit depuis longtemps qu'il
ne s'agit pas de déduire la révolution, mais de la faire. Et le seul facteur de
conjonction entre ces deux éléments dont nous, révolutionnaires, puissions par-
ler c'est notre activité, l'activité d'une organisation révolutionnaire. Elle ne
constitue pas, bien entendu, une « garantie » d'aucune sorte, mais elle est le
seul facteur dépendant de nous qui peut augmenter la probabilité pour que les
innombrables révoltes individuelles et collectives à tous les endroits de la société
se répondent les unes aux autres et s'unifient, qu'elles acquièrent le même sens,
qu'elles visent explicitement la reconstruction radicale de la société, et qu'elles
transforment finalement ce qui n'est jamais au départ qu'une autre crise de
système en crise révolutionnaire. En ce sens, l'unification des deux éléments de
la perspective révolutionnaire ne peut avoir lieu que dans notre activité et par
le contenu concret de notre orientation.

I V . ÉLÉMENTS D'UNE NOUVELLE ORIENTATION

30. En tant que mouvement organisé, le mouvement révolutionnaire est à


reconstruire totalement. Cette reconstruction trouvera une base solide dans le
développement de l'expérience ouvrière, mais elle présuppose une rupture radi-
cale avec les organisations actuelles, leur idéologie, leur mentalité, leurs
méthodes, leurs actions. Tout ce qui a existé et existe comme forme instituée du
mouvement ouvrier - partis, syndicats, etc. - est irrémédiablement et irrévo-
cablement fini, pourri, intégré dans la société d'exploitation. Il ne peut pas y
avoir de solutions miraculeuses, tout est à refaire au prix d'un long et patient
travail. Tout est à recommencer, mais à recommencer à partir de l'immense
expérience d'un siècle de luttes ouvrières, et avec des travailleurs qui se trou-
vent plus près que jamais des véritables solutions.

32. La critique révolutionnaire de la société capitaliste doit changer d'axe.


Elle doit en premier lieu dénoncer le caractère inhumain et absurde du travail
contemporain, sous tous ses aspects. Elle doit dévoiler l'arbitraire et la mons-
truosité de la hiérarchie dans la production et dans la société, son absence de
justification, l'énorme gaspillage et les antagonismes qu'elle suscite, l'incapa-
cité des dirigeants, les contradictions et l'irrationalité de la gestion bureaucra-
296 SOCIALISME OU BARBARIE

tique de l'entreprise, de l'économie, de l'État, de la société. Elle doit montrer


que, quelle que soit l'élévation du « niveau de vie », le problème des besoins des
hommes n'est pas résolu même dans les sociétés les plus riches, que la consom-
mation capitaliste est pleine de contradictions et finalement absurde. Elle doit
enfin s'élargir à tous les aspects de la vie, dénoncer le délabrement des com-
munautés, la déshumanisation des rapports entre individus, le contenu et les
méthodes de l'éducation capitaliste, la monstruosité des villes modernes, la
double oppression imposée aux femmes et aux jeunes.

Que répondaient les adversaires de Castoriadis ? Si la revue


n'a pas publié leurs points de vue - qui s'expriment, en revanche,
largement, dans les Bulletins Intérieurs - c'est qu'ils étaient
dans une certaine mesure divergents et surtout qu'ils ne consti-
tuaient que des séries d'objections partielles. Très schématique-
ment, on peut dire que Philippe Guillaume (à ne pas confondre
avec l'insignifiant Pierre Guillaume), Véga ou Laborde repro-
chaient principalement à Castoriadis de considérer comme
résolu par le capitalisme lui-même, fût-ce de façon conflictuelle,
la question de la condition matérielle des travailleurs, et de sous-
estimer le rôle que la revendication salariale peut jouer dans
leur volonté de lutte, ne serait-ce qu'en tant que symbole de
dignité humaine ; et plus généralement, de substituer à la divi-
sion de la société en classes le continuum hiérarchique propre
à la bureaucratie et donc de tracer une perspective révolution-
naire fondée non plus sur la dynamique de la lutte de classe
mais sur le volontarisme des individus conscients*.
La rupture que marque ce texte avec le marxisme, déjà pro-
fonde, Castoriadis va la radicaliser sur le plan philosophique
dans un texte considérable publié dans les cinq derniers numé-
ros sous le titre « Marxisme et théorie révolutionnaire ». Repris
par Castoriadis dans son ouvrage L'institution imaginaire de
la société (Le Seuil, 1975), dont il constitue la première partie,
ce texte est donc disponible dans son intégralité et cela n'aurait
pas grand sens d'en donner ici quelques fragments.
Les extraits d'articles qui suivent illustrent l'orientation nou-
velle que le groupe entendait donner à la critique de la société
moderne en mettant l'accent sur le contenu concret des rapports
hiérarchiques dans le travail, sur la vie quotidienne, sur les
foyers de lutte radicale apparus dans les universités, notam-
ment aux Etats-Unis au début des années 1960.

* Pour plus de détails, on pourra se reporter au ch. VII de l'ouvrage de Ph. Gottraux, Socialisme
ou Barbarie, un engagement politique et intellectuel dans la France de l'après-guerre, Edi-
tions Payot-Lausanne, 1997.
DE MONSIEUR FIRST A MONSIEUR NEXT
Daniel Mothé (n° 40, juin-août 1965, pages 1-20)

L'article de D. Mothé : « De Monsieur First à Monsieur Next,


les grands chefs des relations sociales », dont nous donnons des
extraits ci-dessous, analyse sur le mode de la fiction satirique la
transformation que la direction d'une grande entreprise indus-
trielle s'est, dans cette période, efforcée d'introduire dans le style
des «relations humaines» sans en changer, bien entendu, la
nature profondément inégalitaire et dictatoriale.

LES GRANDS CHEFS DES RELATION SOCIALES

Depuis deux années, trois personnes, chargées de répondre aux délégués du


personnel se sont succédé à notre direction générale.
Ces trois personnages, comme nous allons le voir et contrairement à ce que
l'on pourrait croire sont très différents les uns des autres aussi bien sur le plan
du caractère que sur celui des principes, ce qui ne manque pas ici de soulever
un point théorique très important, sinon fondamental. En effet, dans l'espace
de ces deux années, aucune révolution n'est venue troubler la quiétude de notre
usine et de notre société ; pourtant, comme nous le verrons, insensiblement des
principes changés se sont glissés insidieusement dans les rouages de nos rap-
ports avec la direction. Étant donné que les trois personnes qui se sont succédé
représentent toujours - puisqu'il n'y a eu aucune révolution apparente - les
intérêts immuables et historiques de l'usine, c'est-à-dire du gouvernement, donc
de la société capitaliste, on pourrait en déduire que ce sont ces intérêts qui ont
changé et que l'histoire a pris un autre cours. Mais prétendre que l'histoire est
fantaisiste risquerait de choquer des esprits sérieux et dogmatiques ; c'est pour-
quoi nous ne ferons qu'effleurer le problème en évitant soigneusement de
prendre parti. Aussi il faut dire qu'à l'encontre d'une telle thèse il existe une
constatation qui pèse de tout son poids de l'autre côté de la balance. C'est que
de notre côté, des représentants ouvriers, rien n'a changé et nous savons per-
tinemment que l'histoire, aussi fantaisiste soit-elle, ne peut rien faire sans nous.
Nous sommes restés de granit, immuables avec nos habitudes, notre langage et
notre clairvoyance déjà séculaire.

MONSIEUR FIRST

Le premier représentant de la direction que j'ai connu et qui nous recevait


était un homme de trente-cinq ans environ. Sa tenue vestimentaire aussi bien
298 SOCIALISME OU BARBARIE

que sa démarche évoquait l'équilibre et la pondération. Il marchait à pas égal


et s'habillait d'une façon aussi égale, c'est-à-dire impersonnelle. Pas un bouton
laissé au hasard d'une fantaisie malfaisante ; ou bien tous étaient rivés à leur
boutonnière ou bien tous en étaient libérés. L'homme était impeccable mais il
l'était d'autant plus lorsqu'il parlait et puisque sa fonction était de parler et
non de se promener, c'est particulièrement de celle-là que nous traiterons.
Il parlait modérément, mais si modérément que les phrases avaient quelques
difficultés à se former. Pourtant le français employé était aussi rigoureux et
précis que celui d'un mathématicien. La métaphore, la parabole, les allusions
même en étaient soigneusement bannies comme des artifices inutiles et dan-
gereux ; les effets oratoires les plus anodins, absolument inexistants. Cet
homme, il faut lui rendre cet hommage, n'était pas un démagogue.
Quand chaque mois, comme c'est la coutume, il s'installait à son pupitre
pour répondre aux questions d'un aréopage de plus de cent délégués du per-
sonnel, nous savions que pendant trois heures précises, il ne se départirait pas
de son calme et de sa pondération. Nous savions qu'il emploierait tout ce temps
à construire ses phrases calmement mais sûrement comme s'il s'agissait de
petits cubes d'un jeu de construction.
Il y avait à chaque séance mensuelle environ 45 questions, toujours sem-
blables, posées en bonne et due forme, et que M. First avait eu le loisir d'étu-
dier, puisque suivant le protocole établi, un délai de huit jours est prescrit entre
la déposition des questions et leur réponse.
Évidemment les trois heures étaient bien insuffisantes pour y répondre,
cela indépendamment de la lenteur du langage de M. First, à cause de l'am-
pleur et de l'importance des questions elles-mêmes. Peu importe : à 17 heures
précises, M. First se lèverait et la séance aussitôt de même.
La lenteur des phrases du représentant de la direction était directement
proportionnelle à leur concision.
A peine M. First avait-il terminé la construction de sa phrase définitive,
celle qui devait figurer en bonne place dans le compte rendu officiel, que déjà
dans la salle plusieurs mains se levaient pour interpeller et surtout manifes-
ter un désaccord profond.
Le dialogue commençait souvent ainsi
- « Nous les travailleurs, ne sommes pas d'accord avec vous ». Mais d'autres
délégués, pour donner plus de vie à ce dialogue, simulaient faussement l'éton-
nement devant une réponse déjà connue puisqu'elle était similaire depuis bien
des années. Il y avait ainsi toujours dans la salle celui qui commençait son
intervention de la sorte.
- « Nous les travailleurs, sommes très étonnés d'entendre votre réponse ».
Mais M. First planait bien au-dessus de l'étonnement ou de la surprise. Pour
lui, ces éléments du dialogue ne pouvaient appartenir qu'à un passé révolu ou
à un système irrationnel car il avait banni aussi bien de son langage que de ses
préoccupations toute surprise et ne manifestait dans son comportement aucune
émotion de ce genre. Pas de soulèvement de sourcils intempestif pouvant don-
ner lieu à de multiples interprétations, pas de soulèvement d'épaule ou de haut
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 299

le corps. First n'aimait pas le mime. Il était là pour répondre ; il répondait.


Une fois donc la vague d'indignation, de désaccord et d'étonnement répro-
bateur passé, le représentant de la direction répondait à la réponse de la
réponse. Bien sûr, M. First n'allait pas jusqu'à répéter textuellement ce qu'il
avait dit auparavant, il devait innover et donner l'apparence de l'inédit à son
langage et c'est cette création qui devenait pénible aussi bien pour lui que pour
nous. En effet, que d'embûches et de traquenards devant la création spontanée
des phrases et des idées. C'est pourquoi M. First était si prudent. Les mots
hachés, se poussant les uns derrière les autres avec beaucoup de difficulté mais
avec une précision et une inattaquable vérité, répondaient aux réponses.
Le sujet du dialogue reposait toujours sur l'augmentation des salaires.
C'était toujours la première question, mais c'était aussi pratiquement la tota-
lité des autres. On s'accrochait à ce sujet qui devait être traité pendant les trois
heures de notre entretien.
Comme l'on devait s'y attendre, nous n'influencions aucunement M. First -
qui d'ailleurs n'était pas payé pour cela - mais M. First non plus n'était pas
convaincant, même lorsqu'il nous fournissait des chiffres, et Dieu sait si son
langage était peu avare d'une telle denrée.
Les choses auraient pu se passer ainsi dans l'ennui et dans l'indifférence, où
chacun des partis se serait répété jusqu'à l'heure fatidique avec la monotonie
des protocoles ; mais le déroulement presque certain de ce combat prenait un
cours différent. Il se passait un phénomène étrange qu'il est nécessaire de
décrire. Appelons-le, pour être plus clair, le phénomène passionnel.
Le fait que cet homme réponde d'une façon mathématique et si précise, n'ap-
portant aucun élément sentimental et passionnel, provoquait dans la salle un
effet inverse. La rationalité de M. First semblait être une sorte de machination
machiavélique, de l'hostilité bien plus subtile encore qu'un langage qui aurait
été intentionnellement blessant. J'irai même jusqu'à dire que M. First nous
apparaissait comme un provocateur. Alors, devant ce mur de rationalité imper-
sonnelle, de chiffres et de preuves, la salle commençait à réagir et à s'échauf-
fer.
Comme il était pratiquement impossible de s'en prendre aux paroles invul-
nérables de M. First, chaque orateur essayait d'en gratter le vernis pour y décou-
vrir tous les stratagèmes cachés. Ainsi plus M. First paraissait imperturbable,
plus l'auditoire lui prêtait des intentions qu'il n'avait pas formulées. Et beau-
coup d'affirmer : - « Vous semblez dire Monsieur... » ou bien - « A vous entendre,
on croirait que... » ; ou encore - « Si l'on vous écoutait, on aurait l'impression
que... »
Il va sans dire que le doute enveloppait toute l'atmosphère et que bientôt la
suspicion irait s'insinuant dans tous les pores des conversations, un peu comme
de la vermine. Les orateurs se transformaient en détectives, décelant sous
chaque mot l'intention cachée ou le piège. Le dialogue se déroulait ainsi sur
deux voies toutes différentes sans rencontre. Il y avait d'une part M. First qui
s'accrochait aux mots comme à des bouées de sauvetage, et les ajustait inlas-
sablement les uns aux autres comme des puzzles. M. First ignorait ostensible-
300 SOCIALISME OU BARBARIE

ment l'océan des intentions, tellement il était préoccupé par l'assemblage mathé-
matique de ses phrases. Sur l'autre voie, par contre, les orateurs ne prenaient
en considération que ce qui n'apparaissait pas et se souciaient fort peu des édi-
fices rhétoriques de leur partenaire. Ils répondaient aux idées et aux désirs qui
se camouflaient derrière les constructions de M. First.
En agissant ainsi les orateurs s'en prenaient directement à la logique et au
mécanisme de M. First. Lui, par contre, refusant de combattre sur un autre ter-
rain, répondait toujours imperturbable, sans nuances, refusant d'élever d'un
demi-ton sa voix même lorsqu'elle était couverte par le bruit de l'indignation de
ses adversaires.
Alors un orateur plus téméraire et poussé par la démagogie s'indignait
- « Monsieur First, parlez plus fort, on ne vous entend pas ! »
Il espérait sans doute engager une querelle sur la puissance de la voix, mais
rien ne pouvait troubler le mécanisme de la logique.
M. First répondait qu'il lui était impossible de parler plus fort, sans en expli-
quer les raisons et en évitant soigneusement d'élever la voix pour lui répondre.
D'autres avaient la prétention de vouloir enfermer M. First dans ses contra-
dictions comme on enferme un insecte dans une boîte, et ces orateurs com-
mençaient toujours leur intervention par un préambule prometteur.
- « Monsieur First, ce que vous dites est en complète contradiction avec ce
que vous avez affirmé à telle séance en telle occasion. »
Mais l'effet oratoire n'allait souvent pas plus loin car M. First savait que
ses mots n'avaient pas de faille et il répétait textuellement ce qu'il avait dit à
la séance en question en dépouillant ses mots de leur interprétation.
Ici je n'ai nullement l'intention de juger le débat lui-même, puisque étant
ouvrier et délégué du personnel, je me range inconditionnellement derrière les
arguments de mes confrères. Mais j'essaie de juger le climat qui, lui, semble
être indépendant de la logique des arguments et de la rationalité des idées. Je
tente de donner au lecteur une idée de ce phénomène étrange et passionnel qui
surgissait dans les débats ; bien que j'en rejette évidemment l'entière respon-
sabilité sur le comportement de M. First, il m'est difficile d'en donner l'expli-
cation.
Pourtant il était évident que le langage de M. First était soigneusement cri-
blé et débarrassé de toutes les scories susceptibles de blesser l'adversaire. Pas
un mot explosif ou pervers ne passait ses lèvres. Pas une phrase insidieuse ni
hypocritement flatteuse. Rien. Rien qu'un langage aussi plat et aride que le
désert, un langage sans oasis, sans aspérité pour s'accrocher, pour faire une
halte, pour grappiller, grignoter quelque récréativité ou quelques succulentes
plaisanteries. Pas de faux pas non plus, donnant prise au calembour. Pas de
mot que l'on puisse prendre à contresens pour le délayer en rigolade générale.
M. First n'avait rien qui trahisse un soupçon d'humanité et bien souvent je
pensais qu'on pourrait facilement le remplacer par ces merveilleuses machines
électroniques qui, à l'aide de petites cartes perforées, vous donnent en langage
clair et concis une réponse à une question quelconque.
L'usine a déjà introduit des machines un peu semblables pour le chewing-
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 301

gum. Il suffît d'y introduire une pièce pour être satisfait. J'imagine aisément une
telle invention que 1! on pourrait nommer, « le distributeur de réponses » qui
serait placée dans chaque atelier. Ainsi aurait-on contribué à la grande entre-
prise de démocratisation de l'usine et l'ouvrier spécialisé, en revenant des lava-
bos, pourrait ainsi à loisir mettre un jeton demandant la diminution de ses
cadences. Il recevrait en échange la réponse imperturbable et concise de M.
First. Mais dans cette hypothèse, il est probable que de telles machines ne résis-
teraient pas à la fureur collective. M. First, lui, y résistait.
Parfois j'avais l'impression que M. First était un gros chien bien dressé qui
répondait aux questions exactement comme ceux qui servirent dans les expé-
riences du célèbre docteur Pavlov. Par moments, on avait l'impression que cer-
tains rivalisant d'audace s'approchaient de plus en plus du gros chien, non plus
pour lui poser des questions mais pour lui tirer la queue. Que l'on me pardonne
cette image. Mais tout ceci faisait toujours partie de l'expérience pavlovienne,
et ce que cherchaient certains c'était non plus la réponse mais l'aboiement.
J'entendis ainsi : - « Monsieur First, il paraît que vous êtes un ingénieur. Eh
bien, laissez-moi vous dire que vous êtes un drôle d'ingénieur ».
La banderille était bien placée, avec un accent faubourien impeccable et un
murmure passa dans la salle comme dans une arène. Nous fîmes silence, atten-
dant la riposte à l'estocade. Mais rien ne vint et M. First, insensible à la tau-
romachie, fit simplement remarquer que cet argument ne prouvait rien et n'ap-
portait rien de positif et de nouveau dans le dialogue.
Encouragé par l'audace du banderillero, et pour ne pas être en reste, un
autre apostropha M. First lui reprochant un rendez-vous qu'il n'avait pas tenu.
La salle lassée cette fois ne réagit pas et la question n'eut peut-être même pas
de réponse.
Mais nous avions un torero de marque dans la salle, un tribun de talent
comme on n'en trouve guère de nos jours. Il se levait de sa chaise, entreprenait
M. First et une sorte de joute commençait, elle aussi prometteuse. Pendant
quelques minutes les questions et les réponses se succédaient, et bien que notre
torero eût le don de poser des questions embarrassantes, M. First y répondait
toujours tant et si bien que le duel se terminait toujours par la lassitude de
notre orateur qui finissait par s'asseoir avec une visible tristesse. Son talent
allait se briser comme des vagues sur cette imperturbable mécanique, les effets
oratoires restaient sans réponse et, bien qu'ils emportassent l'approbation de
la salle, le manque d'écho enlevait une grande partie de leur saveur.
Toute tentative de transformer nos réunions en séances jacobines se soldait
par un échec car l'enthousiasme n'était visiblement que d'un seul côté et c'est
cet élément qui déchaînait de notre part cette irritation insupportable.

Nous connaissions toutes les réponses, nous savions tout ce qui allait se dire
et surtout nous savions qu'aucune décision ne serait prise au cours de la
réunion, mais nous y attendions certainement un peu d'illusion. Et même cette
bribe de simulation de débat nous était enlevée. M. First nous volait notre rai-
son d'être, il poussait l'affront jusqu'à ne pas se montrer comme un adversaire
302 SOCIALISME OU BARBARIE

mais uniquement comme un mécanisme impersonnel. Le débat ne pouvait plus


prendre des dimensions humaines, il restait en deçà et cela blessait les parti-
cipants jusqu'au fond de leur être. Mais tout cela arrivait ainsi à cause de qui ?
A cause de M. First. Tout n'était qu'un stratagème, un défi à notre fonction,
une sorte d'humiliation.
Puis, un jour, M. First disparut comme il était venu, englouti dans l'appareil
de direction et affecté à un autre poste. Il nous quitta aussi impersonnellement
qu'il nous était apparu. Peut-être s'était-il usé à nos dialogues, nous voulions
bien l'espérer pour croire encore à l'utilité du langage.
Mais si M. First partait pour d'autres raisons, alors...

MONSIEUR S .

Monsieur S. qui le remplaça est très différent comme personnage, les traits
de son visage sont fortement marqués et il n'a pas cette face impersonnelle et
poupine de M. First. Des rides longitudinales le font ressembler à un héros de
western, on croirait un peu Gary Cooper. Mais il n'y a pas que le visage qui
évoque ce trait, sa haute stature et sa démarche décidée lui donnent l'appa-
rence de l'homme d'action.

M. S. connaît les divergences et les animosités qui existent au sein même des
délégués et il ne manque pas, quand il le désire, d'exploiter la chose. Lorsqu'il
veut mordre il sait qu'il peut toujours utiliser les quelques rires qui sont là,
disponibles dans la salle, prêts à éclater contre l'un d'entre nous.
Combien de haine a-t-il pu naître dans l'esprit de tous mes camarades qui
se sont fait ainsi publiquement immoler pour rien. Combien peut-être d'in-
somnies M. S. a-t-il provoqué chez tous ceux qui ont été obligés de rentrer leur
colère parce qu'ils n'avaient pas avec eux la logique des dirigeants mais sim-
plement la volonté de transformer leur condition. Et ce n'est pas le tract de la
semaine qui, en stigmatisant M. S., changera quoi que ce soit et pansera les
blessures.

Sur son terrain M. S. est imbattable, mais comme il possède l'arrogance de


toutes les personnes combatives, il ose parfois aborder d'autres problèmes et se
risque sur d'autres terrains. Tout cela afin d'amener son ennemi peu à peu dans
son fief et pour finir par l'immoler sur le grand livre des comptes toujours prêt,
grand ouvert pour l'ultime sacrifice.
Du dialogue il ne reste que les apparences, la réalité n'est qu'un combat
acharné derrière cette façade protocolaire. Le sourire de M. S. n'est ni un signe
de bienveillance ni de détente, c'est le rictus de ruse et de victoire, le sourire
névrotique qui présage les traditionnelles maladies de nos cadres.
Les apparences mêmes s'effritent et seul le nom du service peut faire croire
qu'il s'agit d'un organisme de relations sociales.
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 303

Bien que tout critère sentimental dans cette affaire soit aussi superflu que
dérisoire et que les lois de la sportivité veulent que ce soit toujours les plus
forts qui gagnent, il va sans dire que l'on aborde ici une contradiction de taille.
La direction avait institué un service de relations sociales pour éviter les
heurts et ainsi servir d'amortisseur dans les antagonismes irréductibles et M.
First comme M. S. n'avaient fait qu'apporter une note supplémentaire à cet
antagonisme. L'un par son impersonnalité, l'autre par sa fougue, chacun avait
contribué à apporter un surplus d'hostilité dans les rapports sociaux.
A chaque fois un élément aussi étrange qu'insolite apparaissait inopportu-
nément dans un univers rationnel : la passion. Oui, la passion, car c'est d'elle
qu'il s'agissait toujours. Pourtant nous avions depuis longtemps franchi avec
gloire les frontières du Moyen Age, et voilà notre société industrielle aux prises
avec de telles futilités. Serions-nous revenus au temps des sorcières ?
L'utilité des relations sociales se trouvait mise en cause. Les bureaux trem-
blaient sur leurs assises. Les fonctionnaires étaient inquiets.
Au fond, pourquoi humilier des personnes très convenables ? Ne suffit-il pas
de les faire produire ? L'humiliation n'a pas de valeur marchande, elle est même
onéreuse.
Bien que ceci ne soit le fruit que de réflections personnelles, il est probable
que des constatations identiques furent faites par nos adversaires et c'est aussi
ce qui explique sans aucun doute la raison pour laquelle M. S. disparut à son
tour dans la trappe de la direction.
Un autre homme apparut, bien différent des deux autres ; c'est Monsieur
Last. Vive Monsieur Last.

MONSIEUR LAST

Monsieur Last est un homme rempli de sourire, irradiant la bonhomie


comme l'uranium les particules alfa, le crâne si dégagé que son visage du men-
ton à la nuque ne représente qu'une figure géométrique la sphère, symbole
d'harmonie s'il en est un.
Monsieur Last s'est présenté ainsi à nous, sans pudeur, avec une calvitie
toute débonnaire dévoilant par-là la nudité la plus complète de son esprit. Il
devenait évident que M. Last ne pouvait rien nous cacher et là aussi il contras-
tait beaucoup avec M. S. dont l'abondante chevelure né présageait que ruse de
guerre et mystère d'une spiritualité retorse.
M. Last a comparu devant nous rond, nu et ouvert comme un livre.
Pour commencer la première séance M. Last nous a parlé d'une voix sans
assurance, au ton plutôt fade, et là encore il contrastait tellement avec le timbre
métallique de son prédécesseur. M. Last, c'était évident, ne possédait aucune des
qualités du bon orateur, et c'est pourquoi il nous a parlé comme un bon père de
famille retrouvant ses enfants après une longue absence.
Il déclara une chose qui passa inaperçue pour un auditoire aussi lassé de
mots et de politesse. Il nous dit qu'il répondrait à toutes nos questions, qu'il
s'efforcerait d'entretenir le dialogue et, bien que sachant par avance qu'il lui
304 SOCIALISME OU BARBARIE

serait impossible de satisfaire toutes nos demandes, il essaierait de nous en


faire comprendre les raisons.
Cette introduction laissait sceptique une salle dont l'objectif était ailleurs
que de comprendre. En effet nous avions été élus à nos postes pour obtenir des
avantages et non pour saisir les raisons cachées qui faisaient obstacle à nos
revendications.
Ce fut tout d'abord son ton dépourvu de rigueur qui flottait comme une chose
incertaine qui rassura la salle. Quelques instants plus tard M. Last se trompa
sur un détail important. L'avait-il fait intentionnellement pour montrer qu'il fai-
sait partie des humains ? Avait-il obéi aux décisions irréfutables d'une machine
électronique lui imposant l'erreur consciente ? Avait-il suivi les directives d'un
calcul opérationnel lui conseillant fortement la chose ? C'est difficile à dire.
Mais M. Last qui faisait l'inventaire de nos conquêtes, celles des ouvriers, depuis
les dernières années en ajoutait certaines qui étaient encore loin d'être réali-
sées. Ainsi quand il parla de la retraite à 60 ans que nous avions victorieuse-
ment arrachée, il fallut un mouvement unanime de la salle pour lui faire remar-
quer qu'il se trompait d'autant plus que cette chose figurait non pas au cahier
des victoires mais à celui de nos revendications auquel il avait à répondre.
Cet homme qui voulait nous faire plus glorieux que nous étions, nous parut
étrange.
M. Last était-il donc un poète ? En anticipant et en se trompant, consciem-
ment ou non, il contrastait avec ses prédécesseurs par la liberté et, disons-le,
la fantaisie avec laquelle il nous répondait.
Il se reprenait, gommait une phrase qu'il venait juste de dire et ainsi l'ac-
cumulation de ses erreurs ou maladresses avait quelque chose de bienveillant.
Ah, si M. First ou S. s'étaient trompés ils auraient provoqué bien des remous
dans la salle. Chacun des orateurs qui se succédaient se serait accroché à ces
erreurs pour les ronger et les mastiquer pendant une bonne partie de la réunion.
Tandis que M. Last, en se trompant, donnait des gages à ses interlocuteurs, il
ne se montrait pas comme l'homme du savoir infaillible, mais sous l'aspect bien
humble de celui qui se trompe en bavardant familièrement avec nous. Le fait
de se montrer vulnérable enlevait déjà une grande partie de l'agressivité.
Le phénomène passionnel dont j'ai parlé précédemment ne s'est pas mani-
festé aux premières séances.
Bien sûr, nous avons bien ri lorsque M. Last nous a déclaré que nous avions
la retraite à 60 ans au lieu de 65, comme c'est la réalité, mais notre rire n'était
pas malveillant, il excusait M. Last.
Tout d'un coup le représentant de la direction changeait de place ; il deve-
nait notre obligé. C'est nous qui lui pardonnions son ignorance. Les rapports
s'étaient donc quelque peu inversés et le climat sans aucun doute s'en trouvait
détendu. Nous avions devant nous un adversaire vulnérable et bon enfant ; il
suffisait d'un pas pour le croire complètement idiot.
En lui pardonnant de se tromper nous arrivions insensiblement à lui par-
donner de nous répondre Non, comme ses prédécesseurs, puisque nous savions
que c'était la seule réponse qu'il nous donnerait. Mais, au fond de nous-mêmes
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 305

nous étions rassurés en pensant qu'il se trompait peut-être aussi en nous disant
Non.
Ce ne fut pourtant que lorsque M. Last aborda de plain-pied les questions
épineuses, pour ne pas dire tabou, qu'il se tailla le plus grand succès.
Dans la salle l'un de nous parla de la fameuse année 1936 comme cela se fait
couramment dans nos milieux. Nous évoquons 1936 un peu comme les Anglais
parlent de Trafalgar ou Waterloo ; heureusement eux ils peuvent varier, ils ont
deux victoires à évoquer, mais nous n'en avons qu'une seule.
M. Last parla de 1936 comme il parlait des voitures et du salon de l'auto ;
aussi simplement. Cette année étrange n'était pas exclue de son calendrier. Il
en parlait même avec le sourire comme si ce fut pour lui une époque aussi signi-
ficative que pour nous. Il en donnait aussi la même interprétation, 1936 évo-
quait pour lui aussi une conquête ouvrière. Après une telle déclaration il y eut
un grand silence dans la salle et les regards amis se cherchèrent. Lui aussi il
avait avoué, comme un coupable à qui on vient de faire dire ses forfaits. Le sou-
rire triomphant du policier victorieux passa sur tous les visages des délégués.
Rendez vous compte un représentant de la direction affirmait que 1936
avait existé. Beaucoup n'en croyaient pas leurs oreilles.
Quant à M. Last, il avait l'air de trouver cette chose tellement naturelle qu'il
n'éprouvait pas le besoin d'appuyer sur sa déclaration et qu'il n'exploitait pas
la chose par des effets oratoires pour obtenir les vivats mérités. En effet, nous
nous expliquions mal son attitude. Il aurait pu au moins préparer l'auditoire
pour annoncer qu'il allait nous dire quelque chose qu'il lui était, personnelle-
ment très pénible d'avouer mais qu'il se faisait un devoir de dire car sa
conscience le lui dictait. Il aurait pu ainsi créer cette sorte de silence d'extase
et d'attente tellement merveilleux pour un orateur. Mais non, M. Last était bon-
homme jusqu'au bout et quelques-uns d'entre nous se demandaient déjà s'il
était un être normal.
Pourtant ce fut pire encore lorsque M. Last d'une voix mal assurée nous
affirma lui-même qu'effectivement nous nous trouvions dans un système capi-
taliste.
La salle s'agita et nous nous regardâmes. Un de mes camarades se pencha
vers moi et les yeux exorbités me répéta, croyant visiblement que je n'avais pas
compris.
- « Il a dit que nous étions en régime capitaliste ; extraordinaire. »
Les bras nous en tombaient. Tandis que les chuchotements balayaient la
salle, M. Last imperturbable et nullement troublé par ses affirmations conti-
nuait à pérorer sur le système dans lequel on achetait, on vendait, on faisait du
bénéfice et de la concurrence ; un système qu'il décrivait naturellement avec
aussi peu de passion qu'il aurait parlé des chutes du Niagara.
J'ai compris alors que M. Last était un personnage historique. Il se situait
dans le cadre d'une évolution bien précise des rapports entre la direction et
nous. Sa place, son rôle étaient bien nets, bien déterminés. Il faisait partie des
personnages qui servent de lubrifiant nécessaire aux rapports humains et aussi
aux rapports de classe.
306 SOCIALISME OU BARBARIE

Monsieur Last, c'était de l'huile.


Mais alors qu'allait-il se passer ? Le flot de l'animosité générale, de celle qui
est vraie comme de celle qui est feinte, allait-il s'écraser contre la bonhomie de
M. Last ?
Les sectes obscures, les sanguinaires et les rouges se verraient-ils balayer
par de l'huile ? Les révoltés n'auraient-ils plus de langage propre, se verraient-
ils dérober toute leur originalité ? Eux ayant eu tant de mal à expliquer et à
réexpliquer que nous vivions dans un régime capitaliste, allaient-ils se faire
usurper cette caractéristique par M. Last ? Et les droits d'auteur ? Vous nous
dérobez tout, même notre 36, Monsieur Last. De quoi allons-nous parler main-
tenant ? Vous n'êtes qu'un voleur.
Mais les sectes obscures n'avaient pas le privilège de baigner dans l'atmo-
sphère chaude et lubrifiée de Monsieur Last. Elles évoluaient encore dans le
monde des contacts brutaux.
Alors demain faudra-t-il dénoncer M. Last à la face du monde ?
- « C'est lui qui va écraser les valeurs séculaires des notions traditionnelles.
C'est lui qui va nier la lutte et l'antagonisme de nos classes ennemies. Nous
serons alors submergés non plus par la violence des C. R. S. armés, mais par de
l'huile qui nous engloutira.
Si M. Last nie ces valeurs alors, Camarades, qu'aurons nous à faire et sur-
tout à dire ? Tout sera huile et nous mâcherons nos idées et nos mots comme
du chewing-gum, lentement, et la société continuera sa course imperturbable
sans notre concours. »
Pourtant, au-delà de nos contacts avec M. Last, une question plus inquié-
tante que douloureuse nous préoccupait. C'était celle de la signification de sa
personnalité.
Quand on vit au jour le jour sans s'inquiéter du devenir des choses et de
l'existence, ces sortes de préoccupations ne vous atteignent pas. Mais lorsqu'on
est représentant du personnel, mandaté par une organisation syndicale et
nourri aux mamelles de quelque idéologie flottant dans la société, le devenir de
notre monde prolétarien vous pose quelques soucis.
La question qui se posait était donc celle-ci : Qui était M. Last ? Que repré-
sentait-il ? Quelle était sa fonction et surtout sa destinée ?
Dans les rapports sociaux, comme en affaires, un sourire ne peut jamais
être interprété comme tel. Une parole n'est jamais une parole. Tout cache
quelque chose, et c'est ce mystère que les plus doués - les politiciens rusés - ont
mission de dévoiler.

Il y avait ici plusieurs interprétations.


Pour les uns, le sourire de M. Last n'existait pas. Ils ne prêtaient aucune
attention à toutes ces considérations contingentes qui caractérisaient M. Last.

[...]
Pour eux, M. Last faisait partie d'une équation. Il avait la caractérisation
d'un x ou d'un y. En l'occurrence M. Last était le représentant patenté du capi-
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 307

tal. Le sourire dans ce cas n'avait plus aucune importance et certains si péné-
trés de cette équation, n'avaient pas remarqué le changement entre M. First et
M. Last.

[...]

Il y avait aussi ceux qui voyaient la réalité à travers les attitudes, comme
on verrait à travers une vitre : c'était les traducteurs futés. Pour eux le sourire
de M. Last n'était que la traduction du machiavélisme. Les bonnes paroles équi-
valaient systématiquement à de mauvaises intentions, et même la bonhomie de
M. Last équivalait à de mauvaises intentions. Elle ne signifiait qu'hostilité
cachée.
Au fond, la méthode d'interprétation de ces camarades était simple ; il suf-
fisait de montrer que la réalité cachée était exactement l'image contraire de
celle que l'on voyait. Mais cette interprétation n'allait pas jusqu'à systématiser
la chose car lorsque M. Last, dans un immense sourire, donnait une réponse
négative à nos revendications, leur exégèse ne traduisait pas cette dernière en
affirmation. Ces camarades qui interprétaient ainsi les choses donnaient à
toutes les attitudes de M. Last une orientation contraire à nos aspirations. Cette
méthode était simple, elle consistait à dire que tout ce que M. Last disait de bon
était mauvais et tout ce qu'il disait de mauvais était réellement mauvais.
Il y avait aussi ceux qui, assoiffés de puissance, prétendaient que la bonho-
mie de M. Last ne servait qu'à camoufler sa peur. Pour eux c'était le signe de
sa faiblesse devant notre force. Ceci n'expliquant évidemment pas pourquoi M.
Last disait toujours Non à nos revendications au lieu de dire Oui.

[...]

Entre M. First et M. Last il y a eu de la part de notre direction la volonté


d'entretenir le dialogue et de converser avec les représentants du personnel.
Ceci ne veut pas dire, bien entendu, que ce dialogue ait pour but de résoudre
les problèmes soulevés, non ; en général les questions qui alimentent le dia-
logue sont déjà résolues par d'autres instances ou par d'autres voies moins offi-
cielles. Le but n'est que de nouer des relations amicales ; un peu de la même
façon que vous essayez de vous lier avec votre voisin en lui adressant systé-
matiquement la parole. Il est évident que si vous entretenez ce genre de rap-
ports avec lui, ce dernier aura moins envie de frapper à la cloison lorsque vous
faites trop de bruit.
Il semble que les rapports entre la direction et nous obéissent à de tels impé-
ratifs. Elle veut parler, converser mais sans que nous ayons la possibilité de
résoudre quoi que ce soit. Le dialogue prend le même sens que lorsqu'on ren-
contre une connaissance. On parle de la pluie et du beau temps. Ceci faisant la
richesse de notre civilisation et de nos rapports humains car, n'ayant dans la
plupart des cas besoin de personne pour résoudre nos problèmes, nous pouvons
d'autant mieux donner libre cours au raffinement des relations humaines.
\
308 SOCIALISME OU BARBARIE

N'ayant rien à se dire, on peut fignoler et décorer le dialogue qui prend ainsi l'al-
lure de conversations futiles et décousues n'ayant aucune incidence quelconque
sur le comportement et les décisions des uns et des autres.
Mais les sociétés industrielles ont ceci de particulier, c'est qu'elles s'ingé-
nient par tous les moyens de récupérer ce qu'elles ont par ailleurs prodigieu-
sement gaspillé.
L'industrie récupère les vieux chiffons pour les remettre en circulation, les
vieilles huiles, les bouts de métaux et les eaux sales. Elle récupère aussi la
conversation inutile pour en lubrifier les rapports sociaux. Et là, nous voyons
toute l'importance et le génie de M. Last qui est passé maître dans l'art et la
manière de récupérer. Mais il serait mal venu d'en faire le reproche à M. Last,
car cette récupération était d'un profond réconfort pour nous-mêmes et la source
d'une joie immense. Que ceux qui n'ont jamais participé à de telles séances ima-
ginent cette situation où chacune des paroles qui tombent habituellement dans
l'oubli de la journée, soit soigneusement ramassée, empaquetée, étiquetée et
mise dans le musée des innombrables procès-verbaux que seuls les rats auront
le droit de détruire. Qu'ils imaginent une seule seconde toute cette richesse de
postérité que la faculté de parler nous offre désormais. Une parole lancée, une
répartie, une exclamation même sont ainsi prises en considération et c'est à M.
Last que nous devons de revaloriser ce que chacun a ainsi abandonné. M. Last
redonne ainsi au langage la valeur qu'il n'a connu peut-être que dans la pré-
histoire, où les hommes ne se servaient de la parole que pour communiquer
entre eux et où la notion de gaspillage était encore inconnue.
Mais le pouvoir de M. Last avait des limites. Il ne réhabilitait que la parole
mais pas davantage. M. Last ne va pas au-delà de cette tâche et il laisse tou-
jours un trou béant entre les paroles et les actes, entre le langage et la décision.
Il rend perceptible cette notion de l'expression sans aller au-delà. C'est un peu
comme si M. Last disait à ses interlocuteurs « Vos paroles sont des paroles, je
les prends en considération. Votre langage existe, je m'en porte garant. Il va de
vous à moi. Ce que vous dites, je l'entends, je le comprends et j'y réponds mais
ne m'en demandez pas plus. Ma fonction est celle de vous comprendre et de
vous répondre ; c'est tout. Elle n'est pas de transformer vos paroles en actes et
de les matérialiser. Je ne suis pas un alchimiste et il m'est impossible de trans-
former des paroles en autre chose que des paroles. Ce qui est abstrait le reste
et je n'ai aucun pouvoir d'enclencher ce que vous me dites dans le mécanisme
de l'usine. Tout doit rester entre nous. »
Alors les interlocuteurs comprendront que la barrière de leur impuissance
a reculé de quelques centimètres mais que la barrière existe toujours entre les
appareils qui décident et eux-mêmes.
Alors la question devient plus brûlante. Après M. Last que se passera-t-il ?
Les représentants du personnel voudront toujours grignoter ce mur qui les
sépare des délices de la décision. Ils voudront participer à cette grande joie et
M. Last ne les intéressera plus, car ils voudront dépasser le stade de la parole.
HIÉRARCHIE ET GESTION COLLECTIVE
S. Chatel (n° 38, octobre-décembre 1964, pages 38-43)

L'article de S. Chatel, « Hiérarchie et gestion collective »,


publié dans les numéros 37 et 38, entreprend l'analyse critique
d'un milieu de travail jusque là assez peu exploré par la revue,
celui des bureaux chargés de préparer et d'organiser l'activité
productive proprement dite dans une entreprise de construction
mécanique. Après avoir analysé dans leur aspect formel aussi
bien que dans leur réalité, la fonction disciplinaire, la hiérar-
chisation des compétences et l'organisation du travail, la qua-
trième et dernière section aborde la question des « Fondements
d'une perspective de gestion collective ». C'est celle que nous
reproduisons ici.

FONDEMENTS D'UNE PERSPECTIVE DE GESTION COLLECTIVE

L'entreprise fonctionne : elle fait ce qu'elle se proposait de faire, elle produit


les objets qu'elle a décidé de produire ; les moyens nécessaires aux transfor-
mations suffisent à ces transformations ; moyen parmi les moyens, le savoir
est appliqué à la définition de l'objet et à la préparation de la production de
telle sorte qu'il en résulte un objet possible et un ordre de fabrication exécutable,
l'écart entre la prévision et la réalisation est significatif, un contrôle est donc
possible ; il n'y a pas de problème de discipline : par crainte, par ambition, par
conformisme ou par l'effet du simple attachement à leur travail, les hommes ne
se contentent pas de subir la loi, mais deviennent leur propre juge ; un équilibre
est atteint entre initiative et passivité, entre responsabilité et irresponsabilité.

Logique du système de gestion hiérarchique

L'entreprise fonctionne - et elle fonctionne avec une structure donnée, elle


atteint ses objectifs en définissant et en répartissant ses fonctions d'une manière
précise. Elle découpe tout travail en phases, sépare la conception de la réalisa-
tion et poursuit, à l'intérieur de chaque phase, le même découpage, constituant
ainsi des niveaux où se prennent les décisions et d'autres où les hommes ont
pour seule fonction d'exécuter ce qui a été décidé pour eux et à leur place. Et,
de même qu'elle découpe le travail suivant ses phases, elle en sépare le contenu
de la forme, remet à certains niveaux le pouvoir de déterminer cette forme et
en prive les autres.
310 SOCIALISME OU BARBARIE

Tout ce qui est divisible se trouve divisé, tout ce qui est séparable séparé.
Toute phase, aussitôt reconnue, devient un moment à part, se solidifie, se fixe
en un lieu défini, acquiert une structure et des hommes et réclame des lois défi-
nissant ses rapports avec les autres phases, dont elle s'est détachée. Ainsi la
conception se sépare de la production ; à l'intérieur de la production la fabri-
cation des moyens de la production se sépare de la production proprement dite,
laquelle à son tour se divise suivant des spécialisations par produit ou par
phase d'élaboration. Ainsi le travail se divise et se subdivise suivant le mode et
l'état de transformation du produit, et à l'intérieur de chaque division d'autres
distinctions apparaissent qui fondent, à leur tour, de nouvelles divisions : l'as-
semblage et la mise à disposition des éléments du travail, d'une part et d'autre
part l'exécution proprement dite des tâches de la fonction ; le contrôle du tra-
vail et le travail lui-même ; le contrôle des aspects qualitatifs et quantitatifs du
travail d'une part et celui des objectifs de prix et de délai qui lui sont d'autre
part attachés. Tout produit intermédiaire est reconnu et définit une fonction
et pour élaborer ce produit intermédiaire chaque fonction se voit à son tour
structurée, divisée en niveaux qui prennent les décisions fondamentales concer-
nant le produit et niveaux dont le pouvoir de décider va en s'amenuisant, jus-
qu'au niveau final où il devient nul.
Le fonctionnement de l'entreprise suppose la division la répartition des
tâches suivant le découpage fonctionnel et la répartition des responsabilités,
c'est-à-dire du pouvoir et du devoir de décider, suivant l'étagement hiérar-
chique ; mais il suppose aussi que ces divisions se fondent dans l'ensemble. La
production est un acte synthétique, les produits intermédiaires s'abolissent
dans le produit final, les efforts confluent vers le même point.

L'entreprise décompose, mais elle ne décompose que pour recomposer. Elle


découpe l'acte productif, mais c'est pour le saisir dans son unité, dans l'impli-
cation de ses moments. Elle décompose le produit final en produits intermé-
diaires, mais chaque état du produit disparaît dans l'état suivant, après l'avoir
rendu possible. Il y a donc à tout instant à assurer la cohérence des décisions
concernant le processus et le produit, et cette fonction de cohérence est préci-
sément celle que la hiérarchie accomplit. Elle l'accomplit tout d'abord parce
qu'elle est formée par le rassemblement des hommes qui ont le pouvoir et le
devoir de prendre les décisions fondamentales, et qui, en conséquence, peuvent
et doivent assurer la cohérence de ces décisions. Mais la cohérence des déci-
sions est assurée autant par la structure de la hiérarchie que par sa composi-
tion. Chaque niveau de la hiérarchie est placé sous la responsabilité d'un niveau
supérieur qui est responsable, par la définition même de sa fonction, de la cohé-
rence des décisions prises au niveau inférieur. Si bien que, si la hiérarchie de
la fonction B2 ne parvient pas à faire admettre à la hiérarchie de C2 qu'elle
doive modifier ses décisions pour assurer leur compatibilité avec les besoins de
B2, il existe un niveau Al qui non seulement peut trancher et établir d'une
manière ou d'une autre la cohérence mais qui doit le faire et qui en est explici-
tement responsable.
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 311

La structure hiérarchique signifie que toute responsabilité est sous le


contrôle d'une responsabilité plus vaste : les décisions peuvent être confron-
tées au contexte général, l'intérêt particulier peut être jugé suivant l'intérêt
général. Mais la hiérarchie n'est pas un homme, ni une assemblée d'hommes :
c'est un étagement. Les problèmes passent d'un niveau à l'autre et c'est à tra-
vers une poussière de découpages qu'ils atteignent le point où l'unité apparaît
et où la décision est prise. Au cours de cette remontée à travers l'étagement des
niveaux, le sens des problèmes se modifie, sous l'effet d'abord des conflits
propres à chaque niveau et du simple fait, ensuite, de leur insertion dans un
cadre de connaissances et de préoccupations plus générales. Le sens change
d'un niveau à l'autre, sans que les données de base aient été falsifiées (la falsi-
fication est au fonctionnement de l'entreprise ce qu'est le crime à la vie sociale
normale) : une même donnée de base rapportée à des cadres de référence qui
ne sont pas partagés reçoit des significations différentes. Pour que les données
circulent, cependant, il a fallu une décision explicite en ce sens : avant même
qu'opère la transformation des significations, il y a donc une sélection qui choi-
sit une fois pour toutes ceci et ignore cela. La formulation des problèmes se
heurte donc aux conflits inhérents à la hiérarchie, au déplacement de signifi-
cation et aussi à la rigidité inévitable d'un système conçu pour recueillir non
toute information (la somme de toutes les informations possibles n'est rien
d'autre que bruit), mais certaines informations seulement, et dont la construc-
tion s'est faite à partir de présupposés concernant ce qu'il était important de
recueillir et ce que l'on devait négliger. Les mêmes difficultés se retrouvent au
niveau de l'exécution des décisions. Les niveaux qui exécutent résistent aux
modifications des tâches, de même que ceux qui décident résistent à la mise en
cause de leurs décisions, inconsciemment par l'inertie même du système de
ramassage des données, et consciemment par un refus explicite ; de même que
le sommet ignore la lettre, la base ignore l'esprit, et puisque le sommet possède
le futur, la base se retranche dans le passé.

RUPTURES DANS LA LOGIQUE DU SYSTÈME :


ORGANES COLLECTIFS, ORGANISATIONS AUTONOMES

La hiérarchie rend possible la recomposition de l'unité dont le travail et le


contrôle de l'entreprise dépendent, mais elle en fait un problème permanent. Et
parce qu'il y a ce problème, parce que les processus hiérarchiques n'absorbent
pas tout ce qui se passe dans l'entreprise, d'autres manières de faire apparais-
sent qui, officielles ou non, établies par une décision explicite de la hiérarchie
ou non, n'en marquent pas moins une rupture avec la logique de la division et
de la hiérarchisation, et, bien que se manifestant à l'intérieur du système et à
l'intérieur même de la hiérarchie, n'en sont pas moins étrangères au sens de ce
système.
Au lieu que les décisions fondamentales soient le fait d'un niveau défini de
la hiérarchie, elles sont atteintes ici et là, suivant le hasard des problèmes poses
et des hommes, au moyen d'une collaboration entre le supérieur et le subor-
312 SOCIALISME OU BARBARIE

donné : les informations sont partagées, les raisons explicitées, la décision est
le produit du groupe tout entier, non du seul chef de ce groupe. La même col-
lectivisation apparaît, non plus verticalement, à l'intérieur de la fonction, mais
horizontalement, au niveau de l'ensemble des fonctions. Chaque fonction éla-
bore son produit et le fournit à la fonction suivante : mais cette élaboration ne
se fait ni dans la solitude ni gratuitement, elle est élaboration pour quelqu'un
et, en raison de cela, devient à tel et tel moment élaboration avec ce quelqu'un.
Pour assurer la cohérence de leurs décisions et de leurs produits, les fonctions
se réunissent, examinent collectivement les problèmes et élaborent collective-
ment les solutions, parcourant en quelques instants la longue ligne des phases,
anticipant la phase ultime et découvrant, de ce point, ce qu'il convient de modi-
fier dans telle ou telle phase intermédiaire, obtenant sans aucune des procé-
dures complexes qui président au fonctionnement normal l'intervention de telle
fonction, de telle compétence, dominant donc la division du travail au lieu d'être
dominées par elle, la faisant fonctionner à leur profit au lieu de se voir agies par
elle.
L'élaboration des produits n'est pas absorbée, totalement et toujours, par la
procédure qui exprime le mieux la logique de la gestion hiérarchique : il est au
contraire nécessaire qu'elle emprunte, à certains moments et devant certains
problèmes, d'autres voies. Ce qui est vrai pour le contenu du travail l'est éga-
lement pour sa forme : l'organisation formelle ne préside pas à tous les actes,
ni ne règle tous les problèmes. Les gens suppléent aux défaillances, prévues ou
non, de l'organisation, ou inventent des solutions qu'ils substituent aux solutions
officielles.
Avec la collectivisation des décisions et l'autonomie dans l'organisation appa-
raissent deux notions qui non seulement sont nouvelles, mais qui sont surtout
en contradiction profonde avec les postulats sur lesquels la logique de la ges-
tion hiérarchique s'édifie la notion d'une collectivité constituée, délibérante
et agissante ; celle d'un travail qui domine la diversité de ses moments.
L'organe collectif, résolvant ses problèmes et s'organisant lui-même, est pro-
fondément différent de l'organe hiérarchisé - car dans le premier la collecti-
vité existe, elle n'est pas idée mais réalité, elle est cet organe au travail, qui
pose des questions, y répond, décide, exécute, tandis que dans le second la col-
lectivité est nécessairement une pure notion. Tel niveau de la hiérarchie peut
bien, à tel moment, s'affirmer comme « représentant » de la collectivité, il peut
penser la totalité, prendre les décisions qui lui paraissent les meilleures pour
la collectivité, mais il reste que la collectivité elle-même n'est jamais présente,
que ces décisions n'émanent pas d'elle, et que, en tant que sujet constitué elle
n'existe pas. En ce qui concerne les organes collectifs, il est vrai qu'ils ne per-
mettent pas à la collectivité totale de l'établissement de se constituer : il s'agit
seulement ici de petites collectivités, dont on ne peut pas même dire que les
membres soient les représentants de collectivités plus larges. Mais, ceci étant,
il reste que la constitution de collectivités de ce type et le mode de fonctionne-
ment qui les caractérise marquent une rupture profonde par rapport aux prin-
cipes sur lesquels le système de gestion hiérarchique est fondé. La gestion par
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 313

une hiérarchie n'a d'autre fondement, dans la société moderne, que le fait que
ce type de gestion est le seul qui rende possible l'exécution et le contrôle du tra-
vail : elle n'a de raison d'être que s'il est constamment vrai qu'une gestion par
la collectivité est impossible - constamment vrai donc, qu'élaboration et unifi-
cation des décisions exigent la hiérarchisation, et ceci non seulement à l'échelle
de la collectivité toute entière, mais aussi au niveau de n'importe quelle sous-
collectivité. L'existence d'organes collectifs capables de se déterminer en dehors
de toute structure hiérarchique est une contradiction à cette condition.
Les manifestations d'autonomie ont un sens analogue. La gestion par une
hiérarchie n'a de sens que si chaque homme est nécessairement attaché à une
portion du travail et ne peut à la fois exécuter sa part et assurer la cohérence
de l'ensemble. Or chaque fois qu'un homme sort du domaine étroit qui lui est
réservé, décide lui-même de la forme et du contenu de son travail, prend lui-
même les contacts et rassemble lui-même les informations nécessaires à cela,
il restitue au travail son unité, il prouve que l'organisation du travail et l'éla-
boration de décisions cohérentes ne passent pas nécessairement par la hiérar-
chisation des individus et prouve encore, non seulement que les niveaux infé-
rieurs peuvent accomplir l'unification actuellement confiée aux niveaux
supérieurs, mais que ces niveaux inférieurs ressentent le besoin d'une telle uni-
fication.
Le fonctionnement même de l'entreprise provoque l'apparition d'organes et
de manières de faire qui marquent une rupture par rapport aux formes offi-
cielles, et qui, en brisant le monolithisme du système hiérarchique, permettent
à des idées et à des comportements nouveaux d'apparaître.

EXPÉRIENCE DE LA COLLECTIVITÉ ET DU TRAVAIL COMME VALEURS

En participant à des organes collectifs, à des organes qui se comportent réel-


lement comme tels, c'est-à-dire au sein desquels tout homme peut s'exprimer
et s'exprime effectivement, où les compétences de chacun sont utilisées pro-
ductivement, où rien d'autre ne lie les participants que les contraintes qui
découlent de la finalité de leurs tâches, où les règles de fonctionnement sont éla-
borées par la collectivité elle-même, et où c'est encore la collectivité qui exerce
le contrôle de ses propres activités - en participant à de tels organes, les hommes
font l'expérience à la fois de la valeur et du pouvoir du fonctionnement collec-
tif. De sa valeur, car alors qu'ailleurs les décisions ne sont atteintes qu'au prix
d'un temps et d'un effort disproportionnés avec le résultat, ils constatent ici
une manière de faire infiniment plus rapide et économique, et qui surtout abou-
tit à des résultats qui rompent avec l'habituel à peu près et représentent au
contraire une synthèse sérieuse des besoins conclue par un accord sans réti-
cences. Du pouvoir de ce mode de fonctionnement, ensuite, puisqu'il aboutit à
des décisions valables et se montre capable d'utiliser les compétences et de pro-
fiter des avantages de la division du travail et de la spécialisation sans pour
autant succomber devant elles. De même chaque fois qu'ils prennent des ini-
tiatives que leur travail ne requiert pas formellement ou même exclut, les
314 SOCIALISME OU BARBARIE

hommes s'aperçoivent à la fois qu'il vaut la peine de prendre de telles initiatives


et qu'elles peuvent être prises. Le travail devient alors pour eux autre chose que
cette activité nécessairement limitée, cette participation à un ensemble que
l'on ne perçoit jamais, cet enchaînement d'actes dont, à la limite, on ne com-
prend même plus le sens. Ils constatent au contraire que par leur travail ils
possèdent un accès aux problèmes de la collectivité et ils se rendent compte
qu'en participant à ces problèmes ils se développent et grandissent, introdui-
sent la responsabilité et la gravité dans leur vie, échappent à la dérision et se
délivrent du même coup de l'humiliation que l'on éprouve à vivre une vie déri-
soire.

APPLICATION DE LA PSYCHOSOCIOLOGIE ET DE LA CYBERNÉTIQUE,


ET CRITIQUE DE LA GESTION HIÉRARCHIQUE

L'entreprise, dans son fonctionnement quotidien, met les hommes dans des
situations où ils sont obligés de se décider collectivement et de se déterminer
eux-mêmes, rompant ainsi avec les structures officielles, échappant à la sépa-
ration et à l'irresponsabilité, et faisant l'expérience de la gestion collective et de
l'autonomie. Avec cette expérience apparaît un principe de fonctionnement en
rupture par rapport au système dans le cadre, et par le fonctionnement même
duquel il apparaît. Et maintenant que cette expérience est là, installée dans
l'entreprise, se répétant chaque jour, il se passe que des hommes et des idées qui,
à première vue, paraissaient n'entretenir aucun rapport ni avec l'objectif ni
avec la notion de gestion collective s'en rapprochent, découvrent leur vérité à
sa lumière et en retour la nourrissent de ce qui leur est propre.
En dehors de celles qui intéressent la science et la technologie employées
dans le processus de conception et de réalisation, il circule en permanence dans
toute entreprise deux catégories d'idées celles relatives au sort de l'homme
dans le travail, à ce qu'il veut et à ce qui doit lui être donné ; et d'autre part celles
relatives à la gestion, aux objectifs, aux structures et à la méthodologie de cette
gestion. Or ces idées, ayant pour objet les hommes et l'entreprise telle qu'elle
est aujourd'hui, ne peuvent éviter de rencontrer les phénomènes de collectivi-
sation et d'autonomie et doivent nécessairement, si elles sont pensées avec
rigueur, les relier aux structures officielles, montrer de quelle manière ils en sur-
gissent, dépasser les limites du système de gestion hiérarchique en le relativi-
sant et en le situant dans un cadre plus vaste. La psychosociologie de l'entre-
prise voit dans les phénomènes de collectivisation et d'autonomie la
manifestation d'un besoin fondamental de communication et de réalisation de
soi. Or si ce besoin est réellement fondamental, cela signifie qu'un système qui
prive les hommes du pouvoir de communiquer entre eux et qui les affecte à des
tâches à travers lesquelles ils ne peuvent se réaliser, parce qu'elles ne compor-
tent ni unité ni responsabilité - un tel système mutile les hommes, leur refuse
la satisfaction de leurs besoins les plus profonds et en fin de compte les opprime.
La psycho-sociologie de l'entreprise relativise la structure par rapport aux
besoins et débouche ainsi sur une critique de la structure l'entreprise n'est
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 315

pas pour elle la référence à laquelle toute idée doit être rapportée, elle n'est
pas le système de production par définition mais un système de production
parmi d'autres, dont la caractéristique est de refuser aux hommes la satisfac-
tion de besoins fondamentaux. La cybernétique de l'entreprise aboutit à une
relativisation analogue du système de gestion hiérarchique. L'analyse de la ges-
tion de l'entreprise (analyse qu'un nombre très important d'entreprises font
actuellement, en vue très souvent d'automatiser le ramassage et l'élaboration
par ordinateur des données nécessaires à la gestion) fait apparaître des fonc-
tions, des données de départ, des décisions, des circuits de transmission et des
feed-back de contrôle : elle s'effectue sans rencontrer une seule fois les notions
de hiérarchie, de pouvoir, de commandement, d'autorité. L'analyse de la ges-
tion découvre que la gestion est une affaire d'informations, non de pouvoir, elle
découvre que c'est l'information qui la fonde qui donne à la décision son carac-
tère d'ordre, non le niveau hiérarchique auquel la décision a été prise. Il n'est
pas nécessaire, pour que ces notions apparaissent, qu'elles soient explicitement
formulées, puisque le produit de l'analyse parle pour lui même : car ce produit
n'est rien d'autre que l'analyse achevée, c'est-à-dire la décomposition de la fonc-
tion de gestion en ses moments constitutifs, l'énumération des informations
dont elle part, la caractérisation des transformations qu'elle fait subir à ces
informations et l'énoncé de la méthodologie employée, la nomenclature des pro-
duits de ces transformations, et leurs destinations ultérieures. Le simple fait
d'effectuer une telle analyse aboutit déjà à une démystification de la gestion,
et en fait un moment du travail dont la structure est analogue aux autres - à
la conception, à la préparation, à l'exécution - , analysable et contrôlable comme
eux.
On ne peut penser l'entreprise, ni dans ses rapports interpersonnels, ni dans
sa gestion d'ensemble, sans rencontrer les notions de besoins humains et d'in-
formation d'une part et sans concevoir l'entreprise comme un système parti-
culier, dans lequel les besoins humains et les informations reçoivent un traite-
ment particulier. On ne peut penser l'entreprise sérieusement - et le propre de
l'entreprise moderne est de penser sérieusement tout ce qu'il lui importe de
penser - sans la relativiser, sans découvrir quelque chose de plus fondamental
qu'elle, dont elle n'est qu'une organisation particulière. Le mouvement même
d'une pensée rigoureuse et informée crée donc, dans l'entreprise, une catégorie
d'individus, rompus à la pensée de l'organisation et des besoins de l'entreprise
pour lesquels la structure hiérarchique n'est pas l'horizon de toute pensée pos-
sible, mais qui ont relativisé cette structure et l'ont située et critiquée dans le
contexte soit d'une théorie des besoins, soit d'une théorie de l'information.
Il est vrai que ces hommes vivent dans l'entreprise, appartiennent à sa hié-
rarchie et sont solidaires d'elle, subissent les pressions et développent les atti-
tudes de conformisme ou d'ambition qui sont celles de la hiérarchie en général.
De ce fait leur pensée balance constamment entre le développement et la régres-
sion, entre la fidélité à l'intuition fondamentale et sa trahison. La théorie des
besoins retombe vers une pratique de la manipulation ; puisqu'il ne peut etre
question d'agir sur la communication des ordres, et puisque la communication
316 SOCIALISME OU BARBARIE

des spécifications nécessaires au travail et le feed-back en retour des résultats


sont étroitement déterminées par la tâche à exécuter, la communication sur
laquelle l'on retombe pour satisfaire le besoin fondamental de participation est
celle qui ne véhicule que des informations générales, des opinions et impressions
sur des objets lointains, qui, à ce niveau, sont sans effet et sans danger ; et puis-
qu'il ne peut être question de changer le sort des hommes dans le travail l'on
doit se contenter de conférer à des postes sans responsabilité un faux lustre de
responsabilité, habillant une réalité qui ne change pas de mots nobles et beaux
sur le contenu desquels personne ne se fait d'illusions. Si bien qu'en fin de
compte la théorie des besoins paraît fonder, non la satisfaction des besoins,
mais leur exploitation, les hommes recevant tout juste assez de dignité dans le
travail et de pouvoir de communiquer pour que, ayant calmé leur faim, l'on
puisse leur refuser la dignité et la communication fondamentales dont ils ont
besoin. La théorie de la gestion subit une déformation analogue : son intuition
fondamentale réside dans la réduction de la gestion à une phase rigoureusement
définie du travail, dans la notion que gérer ce n'est rien d'autre que recevoir,
transformer et émettre de l'information, comme n'importe quelle autre forme
de travail industriel. La pratique détourne la théorie de cette intuition, car la
gestion dont il s'agit en pratique est celle de la hiérarchie, c'est-à dire implique
une structure telle que, bien que l'élucidation se poursuive sans cesse, l'obscu-
rité est elle aussi sans cesse en train de se réinstaller là où le jour vient d'être
fait. La hiérarchie a besoin de la notion d'information, car sans cette notion la
complexité de sa fonction de gestion échappe à l'analyse : mais dans la mesure
où cette notion requiert une définition univoque des termes et conduit à un sys-
tème, transparent, dans lequel toute activité est contrôlable, quel que soit le
niveau auquel elle s'exerce - dans cette mesure la hiérarchie, qui entretient
l'obscurité et en tombe victime, n'en a pas besoin. L'idée que les problèmes de
gestion sont définissables, que l'on peut en parler, que l'on peut dire avec pré-
cision ce qui se passe et ce que l'on veut, cette idée est abandonnée : la théorie
de la gestion passe alors de la notion d'information à celle de responsabilité et
l'on ne cherche plus à définir le problème ni à élaborer la réponse, mais seule-
ment à trouver le responsable, à nommer le chef, c'est-à-dire que l'on fuit le
problème de la gestion au lieu de l'aborder comme on se proposait de le faire.

Mais cette déviation des théories par rapport à leur sens initial n'est elle
aussi que momentanée : la hiérarchie ne peut ni éviter de penser ni penser jus-
qu'au bout, et elle ne peut ni refuser d'affronter les problèmes ni les résoudre ;
elle est condamnée à un réformisme permanent et dans la mesure où tout réfor-
misme est un mélange de lucidité et de trahison, elle est condamnée à oublier
sans cesse ce qu'elle vient de découvrir, à utiliser la vérité pour fuir la vérité, à
rencontrer toujours ce qu'elle désire éviter. Car non seulement elle a affaire à
une réalité qui ne se laisse pas ignorer - à des besoins qui s'expriment, à une
complexité qui existe et qu'il faut affronter - , mais encore elle est elle-même par-
tie de cette réalité : elle n'est pas seulement la catégorie qui gère et dirige, cha-
cun de ses niveaux est soumis à la gestion du niveau supérieur, elle est dans sa
totalité à la fois le sujet de la gestion et une partie de l'objet de cette gestion.
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 317

Les rapports de l'exécutant au cadre sont ceux du cadre à son propre supérieur,
tout cadre est en même temps l'exécutant du niveau supérieur. La même dépen-
dance se retrouve ici et là et les mêmes réactions : la frustration devant la limi-
tation à laquelle chacun est soumis, le découragement devant une structure
qui paraît vouée a l'opacité, à la fuite sans fin des questions et des responsabi-
lités et dont les décisions, lorsque enfin elles sont prises, présentent un aspect
d'à-peu-près humiliant. Et à l'intérieur aussi bien qu'à l'extérieur de la hiérar-
chie les hommes font l'expérience de la collectivisation des décisions et de l'au-
tonomie, si bien que ce n'est pas seulement sur le plan de la critique du système
que l'expérience de la hiérarchie rejoint celle des exécutants. Ainsi, à la fois
parce que les faits sont là et continuent d'être là, et parce qu'elle appartient
tout autant à la catégorie des dominés qu'à celle des dirigeants, la hiérarchie
revient constamment - pour la quitter de nouveau - à une pensée qui interprète
les faits et exprime une expérience de gestion collective à laquelle elle participe,
à une pensée qui pour cette raison, malgré les trahisons et les déformations, ne
cesse de se développer.
La permanence de cette pensée est importante pour deux raisons : parce
qu'elle atteste l'existence, parmi la hiérarchie, d'une catégorie d'hommes qui
tout en participant à la gestion hiérarchique est néanmoins entièrement dis-
ponible pour une tentative de gestion collective ; mais aussi, en second lieu,
parce qu'une gestion par la collectivité n'a pas de sens si les idées dont nous
venons de parler ne font pas partie intégrante de la théorie qui fonde et inspire
une telle gestion. Parler de gestion collective n'a pas de sens si cette gestion ne
doit pas s'incarner en institutions, procédures, méthodes : la hiérarchie peut se
permettre un certain degré d'inorganisation car sa structure a pour effet de
simplifier un grand nombre de problèmes, ne serait-ce que parce qu'elle fait
intervenir créativement un nombre limité d'hommes ; la gestion collective, parce
qu'elle n'est pas autre chose que la décision par tout le monde, sera organisée
ou ne sera rien du tout, elle sera transparente à elle-même, définie dans ses
conditions, ses produits, ses phases, ou bien elle sera opaque, elle ne dominera
pas sa propre complexité et dans ce cas redeviendra la gestion d'une catégorie,
et non de la collectivité entière. Et d'autre part parler de gestion collective sans
comprendre que la modification dans la gestion des activités doit être accom-
pagnée de la modification du mode d'exécution de ces activités, c'est impliquer
que la forme seule du travail changera, mais non son contenu : or ce contenu
doit lui aussi être modifié si les problèmes qui résultent du mode actuel de
découpage des activités en fonctions indépendantes et niveaux de compétence
doivent être réglés autrement qu'en créant des catégories capables, en vertu
de leurs compétences, de dominer le découpage, ce qui n'est rien d'autre que la
solution hiérarchique.

**

Les conditions d'une gestion collective existent il y a la frustration des


besoins - c'est-à-dire une souffrance ; il y a une expérience qui établit la puis-
318 SOCIALISME OU BARBARIE

sance et la valeur de la gestion collective et en diffuse la notion ; il y a des idées


qui la prolongent et l'approfondissent ; et il y a des hommes qui éprouvent cette
frustration, qui font cette expérience et pensent ces idées. Mais il est vrai qu'il
ne se manifeste pas, parmi la catégorie dont nous avons parlé ici, celle des
employés et des cadres à qualification technique, une revendication explicite de
gestion collective ; aucun mouvement dont nous pourrions constater l'existence
présente ne paraît devoir déboucher sans ambiguïté sur une telle revendication.
La pensée ne peut passer sur ce fait légèrement : les conditions ne peuvent s'ac-
cumuler éternellement sans prouver du même coup qu'elles ne sont pas les
conditions de ce que l'on attendait ; et d'autre part l'absence de mouvement
explicite soit vers la gestion collective soit vers une étape que nous pourrions
analyser comme intermédiaire nous frappe particulièrement ici, parmi cette
catégorie, puisqu'elle paraît être la préfiguration de ce que sera la grande majo-
rité des travailleurs dans un avenir où les tâches d'exécution se seront effa-
cées, en nombre et en valeur, derrière les tâches de préparation, de conception
et de gestion.
On ne peut passer sur le scandale que représente l'absence de mouvement
explicite vers la gestion collective, mais on ne peut, non plus, ignorer ces condi-
tions qui s'accumulent, cette expérience et ces idées ; on ne peut ignorer le sens
qui apparaît dans tout cela, cette explicitation du problème de la gestion et de
la direction, cette démystification d'une activité jusqu'ici cachée, cette pulvéri-
sation parmi les gouvernés de la fonction du gouvernant ; on ne peut ignorer
l'énorme quantité d'hommes, membres de la catégorie dirigeante ou exécutants
et dans leur majorité les deux à la fois, qui connaissent et affrontent chaque jour
le problème devant lequel les révolutions socialistes sont venues se briser : celui
de la gestion des activités par les hommes eux-mêmes. Et on ne peut non plus
ignorer qu'en dehors de l'entreprise, il existe une société qui ne cesse d'explici-
ter ses problèmes, non seulement ceux de sa direction mais tous les autres -
ceux de l'éducation, de l'amour, de la vieillesse, etc. - qui s'interroge sur le sens
du travail, des loisirs et de la vie, non dans le secret de quelques mouvements
ni à travers les oeuvres de quelques écrivains, peintres ou musiciens, mais
ouvertement et à la face de tout le monde, et qui, dépassant le simple problème
de la direction des activités économiques, pose le problème de la direction, c'est-
à-dire du sens et du but, de toute activité et de tout rapport.
LE MOUVEMENT POUR LA LIBERTÉ D'EXPRESSION
ET LES DROITS CIVIQUES AUX ETATS-UNIS
Jack Weinberg (n° 40, juin-août 1965, pages 72-75)

Contrairement à la gauche et à l'extrême gauche françaises


qui considéraient la société américaine comme globalement et
par essence réactionnaire, le groupe Socialisme ou Barbarie s'est
toujours passionné pour ce creuset de la modernité des struc-
tures et des conflits sociaux. Le numéro 1 de la revue compor-
tait la première livraison de « L'Ouvrier américain » écrit par le
métallurgiste Paul Romano ; le numéro 40 et dernier de la revue
publie une analyse du Free Speech Movement et de la révolte
étudiante de Berkeley à l'automne 1964. Si aux États-Unis, les
luttes ouvrières n'ont pas cessé au cours de ces presque vingt
années, les mouvements qui secouent le milieu de la jeunesse
universitaire à partir du début des années 60 - et qui auront les
développements que l'on sait jusque dans les années 70 - sont
apparus au groupe particulièrement symptomatiques des nou-
velles formes que revêt la crise des sociétés capitalistes entrées
dans l'ère dite moderne.
On notera que le texte reproduit ci-dessous n'est pas signé
d'un membre du groupe mais d'un acteur du Free Speech Move-
ment. Ce fait, qui n'est pas isolé (dans les derniers numéros de
la revue apparaissent les signatures de collaborateurs extérieurs
tels qu'Edgar Morin, Georges Lapassade ou Marvin Garson)
témoigne de la nécessité ressentie par le groupe après la scis-
sion de 1963 d'approfondir la critique de la société contempo-
raine en en diversifiant les approches.

[L'article qui suit est une tentative de replacer le Free Speech Movement
(F.S.M.) dans son contexte politique et social. L'auteur en est Jack Weinberg,
ancien assistant de mathématiques à l'Université de Californie, actuellement
président de la section locale du C.O.R.E. (Congrès pour l'égalité raciale - l'une
des organisations les plus radicales dans la lutte contre la ségrégation) et
membre du comité directeur du F.S.M. C'est son arrestation qui fut à l'origine
des incidents survenus à Berkeley en 1964 : voir S. ou B. n° 39, pp. 67-78 (note
du traducteur).]

Ceux qui considèrent le F.S.M. comme une simple extension du mouvement


pour les droits civiques, comme une lutte visant à permettre aux groupes étu-
320 SOCIALISME OU BARBARIE

diants pour les droits civiques de continuer à avoir une base d'opération à l'in-
térieur du campus, ont une compréhension très partielle du F . S . M . Dans cet
article, nous envisagerons le mouvement étudiant pour les droits et sa relation
avec le F . S . M . , ainsi que les implications des deux mouvements pour la société
américaine.

1. L E F . S . M . ET LE MOUVEMENT POUR LES DROITS

Dans les dernières années, il s'est produit un changement quantitatif et


qualitatif dans l'activité politique des étudiants de Berkeley. Jusqu'en 1963,
seul un petit groupe était engagé dans la lutte pour les droits. L'activité poli-
tique des étudiants n'avait jusque là à peu près aucun effet sur la collectivité
en général. Des organisations comme les groupes pour la paix formulaient des
revendications si importantes qu'elles étaient inaccessibles. Les groupes pour
les droits civiques, au contraire, avaient des objectifs accessibles, mais sans
importance : un travail ou un logement pour un particulier noir victime de la
ségrégation. L'activité politique des étudiants ne constituait absolument pas
une menace, ni même une gêne quelconque pour les couches dominantes. Au
début de 1963, un précédent s'établit : les organisations pour les droits civiques
commencèrent à exiger des gros employeurs qu'ils pratiquent l'intégration
raciale au sein de leur main-d'oeuvre et d'une manière qui ne soit pas symbo-
lique.
A l'automne 1963, un deuxième précédent s'établit. A partir des manifesta-
tions au drive-in de Mel, un grand nombre d'étudiants s'engagèrent dans le
mouvement et à mesure qu'ils le rejoignaient, le mouvement adoptait des tac-
tiques plus militantes. Abordant des questions plus signifiantes et avec plus
d'armes à sa disposition, le mouvement pour les droits civiques devint une
menace, ou au moins une gêne réelle pour les couches dominantes. Le mouve-
ment n'était pas seulement « une bande de mauvais garçons » forçant les
employeurs à changer de politique, mais il commençait à remettre en cause des
équilibres politiques plutôt précaires. Les autorités civiles et les intérêts en
place essayèrent de contenir le mouvement par des procès répétés, des repor-
tages partiaux, des intimidations, etc. Mais ces tentatives restèrent sans suc-
cès, le mouvement grandit, devint plus complexe, et se mit à explorer d'autres
terrains d'attaque contre la structure du pouvoir.
Pendant tout l'été 1964, la section du C. 0. R. E. de Berkeley maintint un
niveau d'agitation efficace. Le comité ad hoc pour en finir avec la discrimina-
tion commença à réaliser un projet contre YOakland Tribune (journal raciste de
San Francisco). Ceux qui voulaient contenir le mouvement pour les droits
civiques n'ayant trouvé aucun répondant dans la collectivité commencèrent à
faire pression sur l'université. Comme une grande majorité des participants au
mouvement était constituée d'étudiants, ils soutinrent que l'université était
responsable. Après avoir résisté aux pressions, l'université finit par céder et
elle promulgua des règlements restrictifs pour mieux saper la base étudiante
du mouvement pour les droits civiques. La réaction était prévisible : protesta-
LE CAPITALISME MODERNE ET LA RUPTURE AVEC LE MARXISME 321

tion immédiate pour exiger l'annulation des règlements. Le mouvement pour les
droits civiques étant à l'origine des pressions exercées sur l'université, pres-
sions qui amenèrent la suppression de la liberté d'expression politique, et
comme leurs intérêts étaient les plus menacés, les militants pour les droits pri-
rent la tête des protestations. Aussi beaucoup de gens en conclurent que le
F.S.M. n'était qu'une extension du mouvement pour les droits civiques.

2 . L E F . S . M . EN TANT QUE PROTESTATION UNIVERSITAIRE

Mais, si nous considérons le F. S. M. comme une extension du mouvement


pour les droits, nous ne pouvons pas expliquer le soutien écrasant qu'il a reçu
des étudiants dont beaucoup étaient jusque-là indifférents ou hostiles. Les mili-
tants pour les droits civiques, ceux dont les intérêts sont vraiment en jeu, for-
ment une toute petite partie des supporters les plus ardents du F. S. M.
La grande majorité des supporters du F. S. M. n'avaient jusque-là aucune
envie de participer à des réunions, de distribuer des tracts ou de plaider publi-
quement en faveur de quoi que ce soit. Le mouvement pour la liberté d'expres-
sion était devenu un exutoire pour les sentiments d'hostilité et d'aliénation -
que beaucoup d'étudiants éprouvent à l'intérieur de l'université.
Au début du mouvement, un étudiant diplômé qui travaillait toute la nuit
pour le F. S. M. déclara : « Je me fous complètement de la liberté d'expression,
j'en ai simplement marre d'avoir le bec cloué. Même si on n'y gagne rien d'autre,
ils auront à nous respecter après cela. » Evidemment, il exagérait la liberté
d'expression était la question essentielle et pratiquement tous les défenseurs
du F. S. M. s'identifiaient aux revendications du F. S. M. Les racines du mou-
vement sont cependant beaucoup plus profondes. Si le thème de la liberté d'ex-
pression a été si promptement accepté, c'est qu'elle a permis aux étudiants d'ex-
primer leur mécontentement de la vie universitaire et de la plupart des
institutions de l'université.
Ce phénomène n'est pas tout à fait nouveau, bien que le F. S. M. en soit un
exemple extrême. Certaines grèves sauvages ressemblent beaucoup au F. S. M.
Prenons pour exemple une usine où les ouvriers sont mécontents de leur situa-
tion, que le salaire soit ou non bas. L'hostilité règne entre la direction et les
ouvriers, hostilité motivée par un certain nombre de pratiques et d'institutions,
mais dont aucune n'est suffisante pour entraîner un mouvement. L'un des griefs
les plus importants est l'attitude de la direction face aux ouvriers. Le syndicat
s'est montré incapable de soulever le problème. Rien ne se passe jusqu'au jour
où pour une broutille quelconque un ouvrier est réprimandé. Ses copains de
travail se déclarent solidaires et une grève sauvage se déclenche, abordant la
véritable question.
Le F. S. M. a été créé par les mêmes forces que les grèves sauvages. L'alié-
nation et l'hostilité existent à l'état permanent, mais ne s'incarnent pas dans
les revendications plus spécifiques. Il y a un sentiment général d'impuissance.
Personne ne sait comment s'organiser, ce qu'il faut attaquer en premier, com-
ment attaquer. Nul ne sent la nécessité où la justification d'une lutte ; et puis
322 SOCIALISME OU BARBARIE

tout d'un coup la question est soulevée, tout le monde s'y reconnaît, tout le
monde s'y accroche.
Un sentiment de solidarité prend vie chez les étudiants comme chez les tra-
vailleurs.
Les étudiants, de Berkeley se sont unis. Deux thèmes centraux se sont déga-
gés depuis le début du mouvement la condamnation du rôle de l'université
comme « usine de savoir » et la revendication que la voix des étudiants soit
entendue. Si ces thèmes ont été si bien acceptés, c'est que les étudiants avaient
le sentiment que l'université les avait plongés dans l'anonymat, qu'ils n'étaient
pas responsables de leurs études et de leur avenir et que l'université ne donnait
aucune réponse à leurs besoins personnels. Ces étudiants protestent contre le
manque de contact humain, l'absence de dialogue qui règne à l'université. Beau-
coup pensent que la plupart de leurs cours sont inutiles, que la plupart de leurs
tâches ne sont qu'une série de travaux ennuyeux avec peu ou pas de valeur
éducative. Bien souvent, dans sa carrière étudiante, l'étudiant se demande à
quoi ça sert tout çà ! Dans un éclair de lucidité, il entrevoit tout le processus édu-
catif comme de vastes fourches caudines de l'intelligence. Les études de licence
lui apparaissent comme une course d'endurance rituelle, une série d'épreuves,
qui lui permettent, s'il y réussit, d'entrer dans le troisième cycle (Graduate
School). Et à ceux qui ont passé toutes les épreuves du rite avec succès, on met
sur la tête une couronne de laurier avec le titre de Docteur (Ph. D. ). Et pour ceux
qui n'aboutissent pas jusqu'au doctorat, plus on va loin, meilleur sera ensuite
le poste occupé. L'éducation apparaît ainsi comme une espèce de sélection bota-
nique régie par la loi de l'offre et de la demande. Plus on est complice du jeu plus
on est récompensé.
Bien sûr, il y a d'excellents cours à Berkeley. Bien qu'il soit presque impos-
sible d'y acquérir une culture générale, l'étudiant peu y acquérir dans un
domaine limité de quoi faire une bonne carrière académique. Et surtout, des
études à Berkeley sont un signe que l'étudiant sera assez malléable pour s'adap-
ter à une place dans l'industrie.
Vu de l'université, le F. S. M. est une révolution. La revendication essentielle
des étudiants est une demande d'être entendus, d'être pris en compte quand des
décisions sont prises concernant leur vie à l'université. Quand on regarde l'his-
toire du F. S. M., on s'aperçoit que chaque vague du mouvement correspond à
une décision de l'administration qui négligeait de considérer les étudiants
comme des êtres humains, qui manifestait ouvertement que la masse étudiante
était un objet à manipuler. Il semble malheureusement que dans les rares
moments où ils ne sont pas considérés comme des choses, les étudiants soient
traités en enfants.

3 . L E S IMPLICATIONS POUR LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE

Il est inexact de considérer le F.S.M. comme un mouvement purement uni-


versitaire. Quand ils entrent en activité politique, on peut être sûr que les étu-
diants se posent les problèmes les plus importants de leur société. Si les étu-
le capitalisme moderne et l a rupture avec le marxisme 323

diants sont si actifs dans le mouvement pour les droits civiques, c'est qu'ils ont
trouvé là un front sur le quel ils peuvent s'attaquer aux problèmes sociaux
essentiels. C'est à cette lumière qu'il faut considérer le F.S.M.
L'Université de Californie est un microcosme où tous les problèmes de notre
société se reflètent. Les pressions pour abolir la liberté d'expression à l'inté-
rieur de l'université vinrent de l'extérieur : la plupart des défauts de l'univer-
sité reflètent le mal profond de la société américaine.
C'est ainsi que l'allocation de fonds aux divers départements est propor-
tionnelle au degré d'intérêt que l'industrie accorde à ces divers départements.
L'un des maux les plus grands de cette nation est le refus absolu par presque
tous ses membres de critiquer le pouvoir établi. Au moment où les ressources
de notre société sont utilisées dans un effort total pour gagner la guerre froide,
où toutes nos institutions deviennent des annexes du complexe militaro-indus-
triel, où les dirigeants de l'industrie contrôlent de plus en plus la vie des Amé-
ricains, il ne faut pas s'attendre à ce que l'université reste pure. Celle-ci, en
théorie un centre de critique et d'analyse, refuse d'examiner cette situation. A
travers toute la société, l'individu a perdu de plus en plus le contrôle de son
environnement. Quand il vote, il a à choisir entre deux candidats qui sont d'ac-
cord sur toutes les questions essentielles. Dans son travail, il est devenu un
rouage dans une machine, une partie d'un plan pour l'élaboration duquel il n'a
pas été consulté et sur lequel il ne peut exercer aucune influence. Il lui est de
plus en plus difficile de trouver un sens dans son travail ou dans sa vie. Il
devient cynique. La bureaucratisation de l'université n'est qu'un reflet de la
bureaucratisation de la vie américaine.
N'étant pas considérés comme adultes, les, étudiants sont plus ou moins en
dehors de la société, et en nombre croissant, ils ne désirent pas y entrer. A par-
tir de leur position sociale périphérique, ils sont en mesure de maintenir des
valeurs humaines, valeurs dont ils savent qu'elles seront détruites quand ils
entreront dans le monde pratique, le monde de la compromission, le monde
« adulte ».
C'est donc leur statut marginal qui a permis aux étudiants de devenir actifs
dans le mouvement pour les droits et de créer le F. S. M. Dans leur idéalisme,
les étudiants sont confrontés avec un monde qui est un échec total, un monde
que les générations précédentes ont fermé à des perspectives humaines. Ils
commencent par être libéraux, parlent de la société, la critiquent, vont à des
conférences, donnent de l'argent. Et puis, année après année, ils découvrent
qu'ils ne peuvent s'arrêter là. Même s'ils ne savent pas comment sauver le
monde, ils décident de se faire entendre. Ils deviennent activistes. C'est ainsi
qu'apparaît une nouvelle génération, une génération de révolutionnaires.
Annexes
TABLE DES MATIERES DE SOCIALISME OU BARBARIE *

N° 1 (mars-avril 1949)
Présentation
Socialisme ou Barbarie
Marc Foucault : 1948
Alex Carrier : Le Cartel des Syndicats Autonomes
Documents :
Ph. Guillaume : L'ouvrier américain p a r Paul Romano
Paul Romano : L'ouvrier américain
Lettre ouverte aux militants du P.C.I. et de la « IVe Internationale »
Notes : Rectification - P. Chaulieu : Les bouches inutiles

N° 2 (mai-juin 1949)
Pierre Chaulieu : Les rapports de production en Russie
J e a n Léger : Babeuf et la naissance du communisme ouvrier
Documents :
Paul Romano : L'ouvrier américain (suite)
La vie de notre groupe
Le parti révolutionnaire (résolution)
Résolution s t a t u t a i r e
Notes
La situation internationale - Roger Bertin : Défaitisme révolutionnaire et défaitisme sta-
linien - J e a n Seurel : Le procès Kravchenko
Les livres :
Marc Foucault : La fortune américaine et son destin de J e a n Piel
Correspondance

N° 3 (juillet-août 1949)
Philippe Guillaume : La guerre et notre époque
Pierre Chaulieu : La consolidation temporaire d u capitalisme mondial
Documents :
Paul Romano : L'ouvrier américain (suite)
V. W. : Stakhanovisme et mouchardage d a n s les usines tchécoslovaques
La vie du groupe
Notes :
La situation internationale - Trois grèves - La grèves des mines d ' a m i a n t e du C a n a d a
français
Les livres :
Renée S a u g u e t : La vie ouvrière sous le Second Empire de Georges Duveau

* Pour certaines rubriques très fournies ou contenant des notules, nous donnons seule-
m e n t l'intitulé de la rubrique.
ANNEXES 327

N° 4 (octobre-novembrel949)
Peregrinus : Les kolkhoz p e n d a n t la g u e r r e
P. Chaulieu : L'exploitation de la paysannerie sous le capitalisme b u r e a u c r a t i q u e
Documents :
Paul Romano : L'ouvrier américain (suite)
La vie de notre groupe
La deuxième reunion de lecteurs de «Socialisme ou Barbarie» - P l a n de travail et éla-
boration du p r o g r a m m e
Notes :
La situation i n t e r n a t i o n a l e : - Vue d'ensemble s u r les é v é n e m e n t s - Les répercussions
de l'explosion a t o m i q u e r u s s e - Dévaluation e t vassalisation - Les l u t t e s revendica-
tives
C. Montai : Le trotskisme au service du titisme
Correspondance

N° 5-6 (mars-avril 1950)


Pierre Chaulieu et Georges Dupont : La bureaucratie yougoslave
Philippe Guillaume: La guerre et notre époque (suite)
Documents
Paul Romano : L'ouvrier américain (fin)
La vie de notre groupe
Notes :
La situation internationale - Les luttes revendicatives en France - Raymond Bourt :
R e n a u l t lance à n o u v e a u le m o u v e m e n t de grève - Roger B e r t i n La grève chez
S.O.M.U.A.

N° 7 (août -septembre 1950)


Hugo Bell : Le Stalinisme en Allemagne Orientale
Philippe Guillaume : Machinisme et prolétariat
Documents :
Ria Stone : La reconstruction de la société
La vie de notre groupe : Déclaration politique [rédigée p a r la F.F.G.C. bordiguiste] en vue
de l'unification avec le groupe « Socialisme ou B a r b a r i e »
Notes:
La situation internationale : Corée, fin de la guerre froide - Henri Collet : La grève aux
Assurances Générales Vie - J e a n Léger : Le procès K a l a n d r a

N° 8 (janvier-février 1951)
Raymond Bourt : Voyage en Yougoslavie
Hugo Bell : Le Stalinisme en Allemagne Orientale (fin)
R. Stone: La reconstruction de la société (fin)
Notes :
La situation internationale - J. Dupont : Les organisations « ouvrières » et la guerre de
Corée - P. C. : Nationalisation et productivité

N° 9 (avril-mai 1952)
La guerre et la perspective révolutionnaire
A Véga : L a lutte des classes en E s p a g n e
328 SOCIALISME OU BARBARIE

La vie de notre groupe


Claude Lefort : Pascal [Donald Simon]
Notes:
G. Pétro : L a grève des chemins de fer de m a r s 1951 - Pascal U n aventurier d a n s le
monde b u r e a u c r a t i q u e : La vie et la mort en U.R.S.S. de El Campesino

N° 10 (juillet-août 1952)
Pierre Chaulieu, : S u r le p r o g r a m m e socialiste
Discussion s u r le problème du parti révolutionnaire :
Pierre Chaulieu : La direction prolétarienne
Claude Montai : Le prolétariat et le problème de la direction révolutionnaire
Notes :
Claude Montai : La situation sociale en F r a n c e - G. Pétro: Trotskisme et Stalinisme -
André Garros : Les Auberges de la J e u n e s s e

N° 11 (novembre-décembre 1952)

L'expérience prolétarienne
René Neuvil : Le p a t r o n a t français et la productivité
A. Véga : La crise du bordiguisme italien
Documents:
G. Vivier, : La vie e n usine
Notes :
L a situation internationale
Les livres : G.P. : Trois qui ont fait une révolution de B. Wolfe

N° 12 (août-septembre 1953)
Pierre Chaulieu : S u r la dynamique du capitalisme
G. Pétro : La « gauche » américaine
Documents :
G. Vivier : La vie en usine
Notes :
La situation internationale - Les livres : Hugo Bell : I. Deutscher, Les syndicats sovié-
tiques - Pierre Chaulieu : Sartre, le stalinisme et les ouvriers - Documents politiques :
Les thèses d u P.C.I. d'Italie

N° 13 (janvier-mars1954)
1953 et les luttes ouvrières
A. Véga : Signification de la révolte de j u i n 1953 en Allemagne orientale
Hugo Bell : Le prolétariat d'Allemagne orientale après la révolte de j u i n 1953
Robert D u s s a r t : Les grèves d'août 1953
Chronologie des grèves
Daniel Faber : La grève des postiers
G. Pétro : L a grève des cheminots
Daniel Mothé : La grève chez R e n a u l t
J. Simon. : L a grève dans les Assurances
D Mothé : La bureaucratie syndicale et les ouvriers
Pierre Chaulieu : S u r la d y n a m i q u e d u capitalisme (II)
Notes : Un j o u r n a l ouvrier aux E t a t s - U n i s
ANNEXES 329

N° 14 (avril-juin 1954)
Pierre Chaulieu : Situation de l'impérialisme et perspectives du prolétariat
D Mothé : Le problème de l'unité syndicale
Discussions
Anton Pannekoek Lettre à Chaulieu
P. Chaulieu Réponse au c a m a r a d e Pannekoek
Documents
G. Vivier : La vie en usine
Notes
Hugo Bell Wilhelm Piek, ou la carrière d'un grand b u r e a u c r a t e - D. Faber : La grève
des postiers des bureaux-gares - R. M. : Intellectuels et ouvriers : Un article de Corres-
pondence

N° 15-16 (octobre-décembre 1954)


Pierre Chaulieu Mendès-France Velléités d'indépendance et tentative de rafistolage
Philippe Guillaume : La bombe H et la guerre apocalyptique
Documents
G. Vivier La vie en usine
Discussions
G. Fontenis Présence d a n s les syndicats
Notes
André Garros : Les grèves en Allemagne occidentale - U n journal ouvrier chez Renault
- Socialisme ou Barbarie à l'étranger

N° 17 (juillet-septembre 1955)
Pierre Chaulieu : Sur le contenu du socialisme
D. Mothé Le problème d'un journal ouvrier
Documents :
G. Vivier : La vie en usine
Discussions :
Henri F é r a u d : L'unité syndicale
Notes :
Claude Montai La nouvelle diplomatie russe - Les livres F. Laborde Le mouvement
ouvrier en Amérique Latine de V. Alba - La réunion des lecteurs de Socialisme ou Bar-
barie - Lettre d'un c a m a r a d e
La presse ouvrière (extraits de Correspondence et Tribune Ouvrière)

N° 18 (janvier-mars 1956)
Les luttes ouvrières en 1955
J. Simon Les grèves de l'été 1955
D. Mothé : Inaction chez Renault
Georges Dupont : L'accord Chausson
René Neuvil U n e grève dans la banlieue parisienne
Les grèves sauvages de l'industrie automobile américaine
Les grèves des dockers anglais
Pierre Chaulieu Les ouvriers face à la bureaucratie
F. Laborde La situation en Afrique du Nord
Discussions
Théo Maassen : Encore sur la question du parti
330 SOCIALISME OU BARBARIE

Notes:
Pierre Chaulieu : Les élections françaises - Claude Montai : Le poujadisme - René Neu-
vil : La situation internationale - Les livres : Claude Montai : Juin 1936 de Danos et Gibe-
lin - La réunion des lecteurs de Socialisme ou Barbarie - La presse ouvrière : Extraits de
Tribune Ouvrière

N° 19 (juillet-septembre 1956)
Claude Lefort Le totalitarisme s a n s Staline - L'U.R.S.S. dans u n e nouvelle phase
J o u r n a l d'un ouvrier : Mai 1956 chez Renault
Pierre Chaulieu : Les grèves de l'automation en Angleterre
Poznan
Le monde en question :
De janvier à j u i n - L'échange des rôles ou la politique d u gouvernement en Algérie - Le
choc psychologique - Le P.C. et l'Algérie - Khrouchtchev et la décomposition de l'idéo-
logie b u r e a u c r a t i q u e - Un parti de vieux b u r e a u c r a t e s - La déstalinisation d a n s les
démocraties populaires - La déstakhanovisation en Pologne - Le P.C.F. après le XXe
Congrès - Rideau sur la métaphysique des procès

par M. Blin, H. Bell, P. Chaulieu, A. Garros, Ph. Guillaume, Cl. Montai, A. Véga

NO 20 (décembre 1956-février 1957)


R. Berthier : Une expérience d'organisation ouvrière : Le conseil du Personnel des Assu-
rances Générales-Vie
La révolution en Pologne et en Hongrie
Questions aux militants du P.C.F.
Claude Lefort : L'insurrection hongroise
Ph. Guillaume : Comment ils se sont b a t t u s
D. Mothé Chez Renault on parle de la Hongrie
Pierre Chaulieu : La révolution prolétarienne contre la bureaucratie
R. Maille : Les impérialismes et l'Egypte de N a s s e r
Le monde en question
Suez - Algérie : des hommes de confiance - La bourgeoisie nord-africaine - Le congrès
du H a v r e - Marcinelle - La lutte des syndicats a u t o u r du comité d'entreprise Renault
- La fureur de vivre
p a r M : Blin, A. Garros, F. Laborde, R. Neuvil

N° 21 (mars-mai 1957)
Bilan, perspectives, tâches
Claude Lefort : Retour de Pologne
Pierre Chaulieu : La voie polonaise de la bureaucratisation
Documents polonais
Documents, récits et textes sur la révolution hongroise
Pannonicus : Les Conseils ouvriers de la révolution hongroise
J e a n Amair : Le restalinisation de la Hongrie
Hugo Bell Une grève de seize semaines au Schleswig-Holstein
Deux grèves sauvages en Allemagne
D. Mothé : Les ouvriers français et les Nord-Africains
Le monde en question
L' « Opposition communiste » en France - Nouvelle phase d a n s la question algérienne
- Chez les postiers, u n e grève « catégorielle » - E n E s p a g n e : De la résistance passive à
la résistance active - La révolte de Stockholm - E n Italie, la gauche ouvrière révolu-
tionnaire s'organise
p a r Y. Bourdet, S. Diesbach, G. Genette, Ph. Guillaume, F. Laborde, R. Maille

N° 22 (juillet/septembre 1957)
Pierre Chaulieu : Sur le contenu du socialisme
D. Mothé L'usine et la gestion ouvrière
R. Maille : Les nouvelles réformes de Khrouchtchev
D. Mothé : Agitation chez Renault
Le monde en question
La situation française - Les comptes du « g é r a n t loyal » - Les grèves d'avril-mai - La
contre-révolution en Hongrie - Six mois de kadarisation - La situation en Pologne - Le
réveil des intellectuels et des étudiants en U.R.S.S. - Grèves en Grande-Bretagne
p a r R. Berthier, P. Chaulieu, F. Laborde, Cl. Lefort, M. Leroy, S. Tensor

N° 23 (janvier-février 1958)
Comment lutter?
R. Berthier : Juillet 1957 - Grève des Banques
D. Mothé : Les grèves chez Renault
Échos des mouvements de grève
D. Mothé : Comment on a t u é le mouvement de N a n t e s et Saint- Nazaire
R. Berthier : U n e grève de province
Ph. Guillaume Flash sur la grève des postiers, ou « Vive l'inorganisation »
Pierre Chaulieu : Sur le contenu du socialisme
Claude Lefort : La méthode des intellectuels dits « progressistes » échantillons
Ph. Guillaume Devant le satellite artificiel russe
Documents :
Gabor Kocsis Sur les Conseils Ouvriers
« Syndicats et Conseil ouvriers » (extrait de Nemzetôr)
Le monde en question :
La situation en Hongrie - Sur L'homme ne vit pas seulement du pain de Doudintzev -
L'Algérie en 1957 de Germaine Tillon - La révolution qui vient d"Yvan Craipeau - Exclu-
sions au syndicat national des instituteurs - Révoltes - L'homme de m a s s e ou L'A.B.C.
du « militant » du parti
par R. Berthier, M. Brune, P. Canjuers, A. Garros, M. G a u t r a t , C. Leroy

N° 24 (mai-juin 1958)
Prolétariat français et nationalisme algérien
F. Laborde : Mise à nu des contradictions algériennes
P. B r u n e La lutte des classes en Chine bureaucratique
Le monde en question :
Le rôle des délégués du personnel - Pologne : kadarisation froide - Les grèves en Espagne
- Notes s u r l'Angleterre - Les leçons d'Henri Lafïèvre, militant ouvrier - La Nouvelle
Vague - Le travail... d a n s la chlorophylle - U n e belle conscience socialiste : Eugène Tho-
mas, ministre socialiste des P.T.T. - Rectification au flash sur la grève des postiers de Lille
- Un meeting de gauche consacré à l'Algérie - Au S.N.I. : réintégration des exclus
Les livres : La nouvelle classe dirigeante de Milovan Djilas - Histoire du premier mai de
Maurice Dommanget
\
1
332 SOCIALISME OU BARBARIE

Les films : La Blonde Explosive - No Down Payment


Le t h é â t r e : Paolo Paoli d'Arthur Adamov
p a r Yvon Bourdet, P. Canjuers, S. Chatel, Ph. Guillaume, M. Imbert, Cl. Lefort, M. M.,
R. Maille, René Neuvil, S. Tensor
Correspondance

N° 25 (juillet-août 1958)
LA CRISE FRANÇAISE E T LE GAULLISME
S. Chatel et P. C a n j u e r s : La crise de la république bourgeoise
F. Laborde : La guerre « contre-révolutionnaire », la société coloniale et de Gaulle
Cl. Lefort : Le pouvoir de de Gaulle
P. Chaulieu Perspectives de la crise française
Témoignages :
D. Mothé : Ce que l'on nous a dit - M. L. Chez Mors - R. Berthier : Quinze jours d'agi-
tation, vus p a r les employés d'une g r a n d e entreprise - Un i n s t i t u t e u r : Les enseignants
et la défense de la république - S. Chatel : Les étudiants de la Sorbonne et la crise - B. :
Les réactions ouvrières au Mans - La g r a n d e manifestation du 28 mai 1958 (extrait de
Tribune Ouvrière) - A. G., S., ouvrier tailleur : A la manifestation de 28 mai
Documents
Tracts publiés p a r : le groupe Pouvoir Ouvrier - Tribune Ouvrière - Le Comité d'Action
Révolutionnaire - les é t u d i a n t s de Socialisme ou Barbarie - un groupe d'employés

N° 26 (novembre-décembre 1958)
Bilan
G. Lukacs R e m a r q u e s critiques s u r la critique de la révolution russe de Rosa Luxem-
bourg
LA CRISE FRANÇAISE
P. C a n j u e r s Naissance de la Ve République
R Maille : Objectifs et contradictions du Parti Communiste Français
D. Mothé Chez Renault, après le r é f é r e n d u m
S. Chatel De Gaulle et l'Afrique noire
André Garros : L'« Union de la Gauche Socialiste »
S. Tensor : Les grèves de mai, juin et juillet en Angleterre
Discussions :
Claude Lefort : Organisation et parti
L. S. Où en est l'opposition communiste?
Le monde en question
Entretien avec un ouvrier yougoslave - E n Angleterre, les shop stewards donnent du fil
à retordre aux bonzes syndicaux - Echo du Mans - C. P. : Mots d'enfants - Une nouvelle
organisation ouvrière en Angleterre
Les livres : Les idées politiques et sociales d'Auguste Blanqui de Maurice Dommanget
par R.B., S. Chatel, Ph. Guillaume, C.P.

N° 27 (avril-mai 1959)
La rationalisation se fait s u r le dos des ouvriers
P. C a n j u e r s : Sociologie-fiction pour gauche-fiction (à propos de Serge Mallet)
J. Delvaux : Les classes sociales et. M. Touraine
Paul C a r d a n : Prolétariat et organisation
ANNEXES 333

S. Chatel : La révolte de Léopoldville


Documents
Yvon Bourdet : La grève de l'usine Saint F r è r e s
Le monde en question :
Un nouveau rapport de Khrouchtchev - Les grèves en Italie - Le mouvement du Borinage
E x t r a i t s de la presse ouvrière
Correspondance

N° 28 (juillet-août 1959)
Ph. Guillaume : Avec ou s a n s de Gaulle
Un Algérien raconte sa vie
Paul C a r d a n : Prolétariat et organisation (suite et fin)
Documents
Démissions de l'U.G.S.
Notes
M. V. : La laïcité de l'école publique - Comment Mallet j u g e Mothé
Les livres : Pierre B r u n e : La classe ouvrière d'Allemagne orientale de Benno Sarel
Extraits de Pouvoir Ouvrier

N° 29 (décembre 1959-février 1960)


Jean-François Lyotard : Le contenu sociale de la lutte algérienne
U n Algérien raconte sa vie (II, suite et fin)
P. B r u n e : La Chine à l'heure de la perfection totalitaire
A la mémoire de Benjamin Péret
Jean-Jacques Lebel : P a r t i sans laisser d'adresse
Benjamin Péret : Le déshonneur des poètes
Documents
Y. B.: Chômage partiel d a n s le textile à Beauvais (Somme)
Le monde en question
Les Actualités - Les élections anglaises - Khrouchtchev aux Etats-Unis - L a grève de
l'acier - Pologne l'efficacité des b u r e a u c r a t e s - Chine « Des statisticiens inexpéri-
m e n t é s » - Le dernier congrès Mendésiste - R. Maille Mendès-France et le nouveau
réformisme
Correspondance

N°30 (avril-mai 1960)


D. Mothé Les ouvriers et la culture
Jean-François Lyotard L'état et la politique dans la France de 1960
Sherwood Anderson Lève les yeux
Documents
P. B. : Les kibboutz en Israël
P. J o u r n e t : U n exemple d'industrie à l'américaine Péchiney
Le monde en question
Les Actualités (avec commentaires) - S. Chatel : Les masses africaines et les plans euro-
péens de décolonisation - Entretien avec un m a r t i n i q u a i s - P. C a n j u e r s : A propos de
Come Back Africa

\
334 SOCIALISME OU BARBARIE

N°31 (décembre 1960-février 1961)


La révolte des colonisés
S. Chatel : Le vide congolais
Jean-François Lyotard : Le gaullisme et l'Algérie
Ph. Guillaume : Dix semaines en usine
Paul C a r d a n : Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne
Documents :
Kan-ichi Kuroda : Japon, j u i n 1960 - U n i t à Proletaria, Italie, juillet 1960
Discussion :
La gauche française aux yeux des Algériens
Le monde en question
Les licenciements chez R e n a u l t - Après les élections américaines - Les « sit-down » des
é t u d i a n t s noirs aux Etats-Unis - A bout de souffle de Jean-Luc Godard
p a r S. Chatel, D. Mothé

N° 32 (avril-juin 1961)
L E S GRÈVES B E L G E S
Paul C a r d a n : La signification des grèves belges
Témoignages et reportages sur le déroulement des grèves
La grève vue p a r ceux qui l'ont faite - M a r t i n Grainger : La grève vue p a r u n militant
anglais - La grève vue p a r des militants français
D. Mothé : Les leçons des grèves belges
S. Chatel : La loi unique et les « réformes de s t r u c t u r e »
Jean-François Lyotard : En Algérie, une vague nouvelle
Ph. Guillaume : Dix semaines en usine (fin)
Paul C a r d a n : Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne (suite)
Notes : Nouvelles de l'Angleterre

N° 33 (décembre 1961-février 1962)


J e a n Delvaux : Crise du gaullisme et crise de la « gauche »
Jean-François Lyotard : L'Algérie, sept ans après
D Mothé : Les j e u n e s générations ouvrières
P. C a n j u e r s : La société sud-africaine
Paul C a r d a n Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne (fin)
Le monde en question :
Les actualités : Situation des libertés civiles aux Etats-Unis de 1961 - Conférence Inter-
nationale d'organisations révolutionnaires

N° 34 (mars-mai 1963)
Jean-François Lyotard : L'Algérie évacuée
Claude Martin : La jeunesse étudiante
Témoignages étudiants :
Richard Dechamp : La vie de l'étudiant - Dionys Gautier : La situation d'étudiant - Alain
Gérard et Marc Noiraud : L'éducation sexuelle en U.R.S.S.
Le monde en question:
Les actualités : La simplification de la vie politique en France - Fissures d a n s le bloc
occidental - La crise cubaine - Le conflit sino-soviétique - Accélération et contradic-
tions d u dégel en U.R.S.S. - La situation des pays sous-développés après la liquidation
du colonialisme
ANNEXES 335

Les films : Le Procès - Le Petit Soldat - Un Coeur Gros Comme Ça - Ciel Pur
Les livres : La Raison d'Etat de P.Vidal-Naquet
p a r P. Canjuers, S. Chatel, J e a n Delvaux, J u l i e t t e Feuillet, J.-F. Lyotard, Claude M a r t i n

N° 35 (janvier-mars 1964)
Recommencer la révolution
Paul C a r d a n Le rôle de l'idéologie bolchévique d a n s la naissance de la bureaucratie
(Introduction à l'Opposition ouvrière d'Alexandra Kollontaï)
Note sur l'auteur du texte
Alexandra Kollontaï : L'opposition ouvrière
Les livres : Daniel Guérin : Le Front Populaire - Raymond Bourde : L'extricable - Chris-
tiane Rochefort : Les stances à Sophie - Yvon Bourdet : Communisme et marxisme, p a r
Serge Mareuil, Alain Gérard, Paul C a r d a n
Lettre d'Algérie

N° 36 (avril-juin 1964)
Paul C a r d a n Marxisme et théorie révolutionnaire
Serge Mareuil : Les j e u n e s et le yé-yé
B. Sarel : Impressions du Brésil
Marvin Garson Viva Stalino e liberta
Documents :
Alan H a r r i n g t o n : La vie d a n s le Palais de cristal
Serge Bricianer : A propos de l'Opposition Ouvrière
Chronique du m o u v e m e n t ouvrier : La C.G.T. se démocratise
Vers une nouvelle « décolonisation »?
Les livres : H e r b e r t Marcuse, Eros et Civilisation - L'édition de Marx d a n s la Pléiade -
J.-B. Gerbe : Christianisme et révolution, par Hélène Gérard, Yvon Bourdet, Maximi-
lienne Jacques
Correspondance

N° 37 (juillet-septembre 1964)
S. Chatel : Hiérarchie et gestion collective
Paul C a r d a n : Marxisme et théorie révolutionnaire (suite)
Discusions
Joseph Gabel : M. Garaudy, Kafka et le problème de l'aliénation (à propos de l'essai : D'un
réalisme sans rivages)
Chronique d u mouvement ouvrier :
La C.G.T. se démocratise... (suite)
Chronique du mouvement é t u d i a n t :
Le Congrès de Toulouse de l'U.N.E.F.
Le monde en question
Les Actualités - La grève des médecins en Belgique - Le coup d'État brésilien - Le dif-
férend sino-soviétique
Les films : Le journal d'une femme de chambre - Le silence
Les livres : Les archives de J.-H. Droz
par A. Garros, Paul Tikal, Benno Sarel, P. Canjuers, Louise Mai, Yvon Bourdet
336 SOCIALISME OU BARBARIE

N° 38 (octobre-décembre 1964)
S. Chatel : Hiérarchie et gestion collective
Paul C a r d a n : Marxisme et théorie révolutionnaire (suite)
Marvin Garson : La foire de New-York
Le monde en question :
La chute de Khrouchtchev - Les élections américaines et le problème noir - Les n u s et
les morts (après les élections anglaises) - Hongrie 56 - Riches et pauvres en Amérique
- L'Algérie, est-elle socialiste ? (G. Chaliand) - Une patate, deux patates - Les jeux olym-
piques... ou le ridicule qui ne tue pas encore - Voyage en Algérie - La vie à l'envers -
Lénine et la Seconde Internationale
par Yvon Bourdet, Serge Bricianer, P. C a n j u e r s , Paul C a r d a n , Alain Gérard, Hélène
Gérard, Claude Martin, Benno Sarel, Paul Tikal

N° 39 (mars-avril 1965)
E d g a r Morin : L'homme révolutionné et l'homme révolutionnaire
Paul C a r d a n : Marxisme et théorie révolutionnaire (suite)
Documents
La rébellion des étudiants. (La bataille de l'Université de Berkeley) — La mentalité de
Clark Kerr
Le monde en question:
Le khrouchtchevisme sans Khrouchtchev - Du bon usage des S a r t r e s - Deux bals, deux
m a n i è r e s - Des médecins et des grèves - « Apprenez le geste qui sauve... » ou l'huma-
nisme occidental en q u a t r e leçons - La grève de la General Motors annonce-t-elle de
nouvelles luttes sociales ? - Surpopulation absolue et relative - Réflexions sur la Pre-
mière Internationale

p a r Yvon Bourdet, P. Canjuers, Michel Lairot, Paul Tikal

N° 40 (juin-août 1965)
D. Mothé : De Monsieur First à Monsieur Next. Les G r a n d s Chefs des relations sociales
Georges Lapassade Bureaucratie dominante et esclavage politique
Paul C a r d a n Marxisme et théorie révolutionnaire (fin)
Documents
Jack Weinberg Le mouvement pour la liberté d'expression et les droits civiques aux
É t a t s Unis
Le monde en question
La guerre du Vietnam - Les « teach-ins » - La France s a n s histoire - Zorba le grec - La
foule solitaire de D.Riesman
par P. Canjuers, S. Chatel, A. et H. Gérard, P. Tikal
ANNEXES 337

LISTE DES PSEUDONYMES


BELL, Hugo : Benno STERNBERG
BRUNE, Pierre : Pierre SOUYRI
CARDAN, Paul : Cornélius CASTORIADIS
CHATEL, S. : Sébastien de DIESBACH
CHAULIEU, Pierre Cornélius CASTORIADIS
LABORDE, François : Jean-François LYOTARD
MONTAL, Claude : Claude LEFORT
MOTHÉ, Daniel : Jacques GAUTRAT
VÉGA, Albert : Alberto MASO

BIOGRAPHIES DES AUTEURS


Hugo Bell : Benno Sternberg

Né en 1915, juif et roumain, Benno Sternberg émigré en France en 1936. Il est déjà,
avant la guerre, marxiste et anti-stalinien ; il prend des contacts avec les minori-
tés d'extrême gauche et se lie avec les trotskistes ; sous l'occupation il vit clandes-
tinement en France. Il séjourne ensuite en Allemagne, comme militant et comme
journaliste, tant à l'Ouest qu'à l'Est. Ayant vécu et étudié le passage de l'Allemagne
sous la coupe soviétique, il analyse les luttes difficiles des anciens communistes qui
ont survécu au nazisme et qui sont lourdement opprimés par le nouveau régime
dirigé par des bureaucrates communistes réfugiés à Moscou pendant la guerre. De
retour en France, il adhère à S. ou B. en 1950, et publie une série d'articles sur les
bureaucraties de l'Est. Certains seront repris dans son livre, publié sous le nom de
Benno Sarel : La classe ouvrière d'Allemagne orientale, Paris, Editions Ouvrières,
1958.
Devenu sociologue, ses préoccupations le dirigent vers l'étude des problèmes agraires
et des liens possibles entre la paysannerie du Tiers-Monde et un mouvement révo-
lutionnaire. Il accomplira pendant plusieurs années, jusqu'à sa mort en 1971, des
missions d'étude pour le C.N.R.S. en Tunisie, en Egypte, au Brésil et en Iran.

Pierre Brune : Pierre Souyri

Pierre Souyri est né à Rodez en 1925. Il entre très jeune dans la Résistance, comme
F.T.P., et participe en 1944 à l'attaque et à la libération des mines de Carmaux. Il
quitte le Parti Communiste en 1944, fait un passage chez les trotskistes du P.C.I.,
338 SOCIALISME OU BARBARIE

puis au R.D.R. Il fait des études supérieures à Toulouse et devient professeur d'His-
toire, nommé d'abord en Algérie, où il fait la connaissance de Lyotard. Rentré en
France, il adhère à S. ou B. en 1954 en même temps que celui-ci. Ses articles dans
la revue portent sur la Chine. Lors de la scission de 1963, il quitte S. ou B., et milite
à Pouvoir Ouvrier jusqu'en 1967. Il meurt en 1979. Plusieurs articles publiés dans
le mensuel Pouvoir ouvrier en 1965-67 ont été repris dans un supplément ronéoté
de ce journal, sous le titre : Impérialisme et bureaucratie face aux révolutions dans
le Tiers monde ( 1968). Il est aussi l'auteur de : Le marxisme après Marx (Paris,
Flammarion, 1970) et de : Révolution et contre-révolution en Chine, Paris, Chris-
tian Bourgois, 1982 (écrit entre 1958 et 1962, publié après sa mort avec une préface
de J.-F. Lyotard).

Paul Cardan ; Pierre Chaulieu : Cornélius Castoriadis

Cornélius Castoriadis est né en 1922 dans une famille grecque de Constantinople.


Sa famille s'installe à Athènes quelques mois après sa naissance. Adolescent, il par-
ticipe à diverses activités clandestines sous la dictature de Metaxas, puis sous l'oc-
cupation allemande, d'abord au sein du P.C. grec, puis dans l'organisation trots-
kiste animée par Spiros Stinas. Il arrive en France en décembre 1945. En 1946, il
crée avec Claude Lefort la tendance « Chaulieu-Montal » au sein du P.C.I. Cette
tendance décide en juillet 1948 de rompre avec le mouvement trotskiste et de créer
le groupe et la revue Socialisme ou Barbarie. De 1949 à 1970, il mène, parallèlement
à ses activités politiques, une carrière d'économiste au sein de l'O.C.D.E. Il a joué
un rôle de tout premier plan dans la vie du groupe et dans l'évolution de l'orienta-
tion politique de celui-ci. Naturalisé français en 1970, il peut publier sous son nom,
après la fin du groupe, la plupart de ses textes publiés dans la revue (8 vols, entre
1973 et 1979 dans la collection « 10/18 »). Psychanalyste praticien (de 1973 jusqu'à
sa mort en 1997), il est également directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes
en Sciences Sociales (E.H.E.S.S.) de 1980 à 1995. Son enseignement développe les
thèmes présentés dans son principal ouvrage, L'institution imaginaire de la société
(1975). Ses idées, axées autour de la notion d'imaginaire social, ont été également
exposées dans les six volumes de la série des Carrefours du labyrinthe et dans divers
ouvrages posthumes. Bien qu'il ait consacré l'essentiel de son temps à son travail
philosophique après la fin du groupe, il n'a jamais cessé de s'intéresser aux pro-
blèmes politiques et sociaux et de défendre ce qu'il a appelé le projet d'autonomie,
comme on peut le voir en consultant le volume posthume Une société à la dérive
Entretiens et débats, 1974-1997 (2005).

S. Chatel : Sébastien de Diesbach

Sébastien de Diesbach est né en 1934 à Paris. Il découvre Socialisme ou Barbarie


par une conférence organisée par le groupe après l'écrasement de l'insurrection
hongroise de 1956. Il fut, avec Daniel Blanchard (« Canjuers »), l'un des représen-
tants de la jeune génération des militants entrés au groupe à la fin des années cin-
quante ; il y restera jusqu'en 1963. Outre ses contributions à la revue, il participa
ANNEXES 339

activement à la confection et à la diffusion du mensuel Pouvoir Ouvrier. Après des


études de philosophie à la Sorbonne, il a travaillé dans l'industrie dans le domaine
de l'organisation du travail et dans celui de la formation. Il a ensuite dirigé une
entreprise de conseil.

F. Laborde : Jean-François Lyotard

Jean-François Lyotard est né en 1924. Agrégé de Philosophie en 1950, il enseigne


d'abord à Oran, où il se lie d'amitié avec Pierre Souyri, lit Marx et devient très cri-
tique du régime totalitaire soviétique. Il est nommé en 1952 au Prytanée de La
Flèche. En 1954, Lyotard adhère, avec un groupe d'étudiants, à Socialisme ou Bar-
barie, en même temps que Souyri ; ayant fait, avec son ami, l'expérience concrète
du colonialisme, il milite activement contre la guerre en Algérie. Ses articles dans
la revue, souvent signés Laborde, développent une analyse critique de la lutte du
FLN et de ses attitudes bureaucratiques. Nommé à la Sorbonne en 1959, ses cours
ont un grand succès, et plusieurs de ses étudiants de cette époque rejoignent le
groupe. Ses articles dans la revue suivent en détail l'évolution de la guerre d'indé-
pendance et laissent entrevoir, malgré un soutien de principe aux Algériens, les
développements qui ne manqueront pas de s'affirmer dès l'indépendance, en 1962.
On trouvera ces positions rassemblées dans son livre : La guerre des Algériens,Paris,
Galilée (1989).
Après la scission du groupe en 1963, Lyotard milita à Pouvoir Ouvrier jusqu'en
1966.
Enseignant à l'université de Nanterre, puis à celle de Vincennes après 1968, il se
consacre surtout, jusqu'à sa mort en 1998, à son oeuvre philosophique (Discours,
Figure (1971), Economie libidinale (1974), La condition postmoderne (1979), Le Dif-
férend (1983) qui le place comme théoricien du courant "post-moderne" et lui apporte
une certaine notoriété dans les milieux intellectuels, notamment américains.

Claude Montai : Claude Lefort

Claude Lefort est né à Paris en 1924. Il a dès 1946, avec Castoriadis, contribué à la
création, au sein du parti trotskiste français, de la tendance « Chaulieu-Montal » qui
mènera à la naissance de Socialisme ou Barbarie. La plupart de ses textes publiés
dans S. ou B. ont été repris, avec d'autres plus récents, dans Eléments d'une cri-
tique de la bureaucratie (1971) et L'invention démocratique (1981). Elève et ami du
philosophe Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), dont il a édité et commenté une
partie de l'œuvre inédite, c'est par l'intermédiaire de celui-ci qu'il collabore à la
revue Les Temps Modernes de 1945 à 1954. Il s'en sépare après une violente polé-
mique avec Sartre sur la question du stalinisme et de la politique du P.C.F. Il a éga-
lement participé aux revues Textures (1972-1975), Libre (1975-1979), Passé-Présent
(1982-1985). Agrégé de philosophie (1949), il a enseigné la sociologie dans divers éta-
blissements universitaires, en particulier à Caen - prenant part au mouvement de
mai 1968 dans cette ville -, avant de devenir directeur d'études à l'Ecole des Hautes
Etudes en Sciences Sociales (E.H.E.S.S.) (1976-1990). Il s'est intéressé à la philo-
\
340 SOCIALISME OU BARBARIE

sophie politique de la Renaissance, et surtout à Machiavel, auquel il a consacré un


important ouvrage : Le travail de l'œuvre Machiavel (1972). Après son départ de S.
ou B. lors de la scission qui mena à la fondation d'I.L.O. (devenu ensuite I.C.O.), puis
sa rupture avec ce groupe, il a continué de travailler sur le rapport entre totalita-
risme et démocratie moderne. Outre les ouvrages mentionnés, il a publié notam-
ment : Un homme en trop : Réflexions sur « l'Archipel du Goulag » (1976), Essais sur
le politique : XIXe-XXe siècles (1986), Ecrire à l'épreuve du politique ( 1992), La com-
plication. Retour sur le communisme (1999).

Daniel Mothé : Jacques Gautrat

Jacques Gautrat est né en 1924 dans la banlieue de Bordeaux. Il quitte l'école à 15


ans pour apprendre et exercer le métier de tapissier. Sous l'occupation, tout en
gagnant sa vie, il milite clandestinement, à Mazamet, avec les trotskistes du R.K.D.
Il est ensuite mineur à Albi. Puis, en 1945, il est docker à Marseille, et bordiguiste,
et collabore à l'organe de ce groupe : L'Internationaliste.
Il monte à Paris, et est embauché, en 1950, aux usines Renault à Boulogne-Billan-
court ; il y deviendra fraiseur-outilleur et y restera salarié jusqu'en 1972. Il adhère
à Socialisme ou Barbarie au début de 1952. À partir de 1954, il anime avec Gaspard
(Raymond Hirzel) un journal intérieur à l'usine Tribune ouvrière. Ses analyses,
d'abord publiées dans S. ou B., sont reprises et amplifiées dans deux livres : Jour-
nal d'un ouvrier (Minuit 1959), Militant chez Renault (Le Seuil, 1965). Il décide de
militer à la C.F.D.T. en 1963.
Un accident l'empêche en 1971 de reprendre sa place chez Renault. Il termine alors
un troisième livre, Les O.S. (Le Cerf, 1972), et passe un diplôme de l'Ecole Pratique
des Hautes Etudes, qui deviendra un livre : Le métier de militant (Le Seuil, 1973).
Il effectue ensuite des recherches sur les conditions de travail pour le CNRS, comme
vacataire, puis, à partir de 1979 comme chercheur titulaire en Sociologie. Il parti-
cipe à la création du C.R.I.D.A. (Centre de Recherche et d'Information sur la Démo-
cratie et l'Autogestion), et collabore aux revues Esprit, Autogestion, La revue du
MAUSS.

Paul Romano

De «Paul Romano», ouvrier américain, nous ne savons, pratiquement, que ce qu'il


nous dit lui-même dans son long texte, « L'Ouvrier américain », publié en brochure
en 1947 par ce qui s'appelait alors la « Tendance Johnson-Forest » et reproduit dans
les numéros 1 à 6 de la revue. Ce « jeune ouvrier approchant la trentaine » tra-
vaillait alors dans une petite unité de production de la General Motors sur la côte
est des Etats-Unis, après avoir connu plusieurs autres usines importantes.
La « Tendance Johnson-Forest » dont il faisait partie était proche de Socialisme ou
Barbarie dès la fin des années quarante. Très marquée par l'importance des grèves
sauvages pendant la deuxième guerre mondiale et par le déferlement de grèves de
l'immédiat après-guerre, elle fit de l'activité autonome des travailleurs l'axiome
central de son travail.
annexes 341

La « Tendance », issue du trotskisme comme S. ou B., a fonctionné comme tendance


au sein de différents partis avant de devenir un groupe autonome. Les trois prin-
cipaux animateurs et théoriciens du groupe - C.L.R. James (Johnson), Raya
Dunayevskaya (Forest) et Grâce Lee (Ria Stone, auteur de la deuxième partie, plus
théorique, de la brochure, dont le texte est publié dans les numéros 7 et 8 de la
revue) devaient ensuite se séparer en 1955 pour fonder deux groupes, Correspon-
dence et News and Letters (ce dernier existant toujours).

A. Véga : Alberto Maso

Alberto Maso est né en 1918 à Barcelone. À 16 ans, il prend part avec les groupes
d'action du Bloc ouvrier et paysan (B.O.C.), un petit parti marxiste catalan, aux
combats urbains qui appuient la grève générale des Asturies. Avec le B.O.C., il par-
ticipe à la formation du P.O.U.M., au sein duquel il s'oppose à l'influence des trots-
kistes. En juillet 1936 il prend part, à Barcelone, à la riposte ouvrière au soulève-
ment franquiste, puis à tous les combats de la colonne du P.O.U.M. et, plus tard, de
la division 29. Il sera blessé à trois reprises et son engagement armé se poursuivra
jusqu'aux derniers jours de la République. Son engagement politique et sa forma-
tion se feront en même temps. En octobre 36, il assiste aux premiers arrivages d'ar-
mements soviétiques et au début du noyautage de la République par les commu-
nistes ; il assiste aussi aux premières actions de liquidation des forces
révolutionnaires indépendantes par le Guépéou. En mai 37, il est sur les barricades
dressées à Barcelone contre les entreprises staliniennes. À la défaite de la Répu-
blique, il gagne la France et est interné au camp d'Argelès. Après son évasion, il
entre dans la clandestinité, dans la France occupée. À la fin de la guerre, il se rap-
proche de la F.F.G.C., un groupe se réclamant de Bordiga, le fondateur du Parti
communiste italien. Mais, après quelques années, refusant la rigidité passéiste de
ce dernier, il entraîne avec lui un petit groupe de militants et adhère à S. ou B.
(1950). Dans la controverse sur l'organisation, il défend la ligne la plus proche de
la conception léniniste. Il devient progressivement le principal animateur du sup-
plément mensuel Pouvoir Ouvrier diffusé dans les entreprises depuis 1958 puis, à
partir de 1963, du groupe P.O. issu de la scission avec S. ou B. En 1977, de jeunes
militants espagnols s'adressent à lui pour faire revivre le P.O.U.M. Il quitte Paris
et reprend en Espagne, deux ans durant, une activité militante ; il y met fin lorsque
les jeunes du nouveau P.O.U.M. refusent de condamner le terrorisme de l'E.T.A. au
pays Basque. Il revient à Paris, où il meurt en 2001.

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