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Palimpsestes

Revue de traduction
25 | 2012
Inscrire l’altérité : emprunts et néologismes en
traduction

L’altérité dans le texte : entre report et emprunt,


entre occasionnel et durable

Muguraş Constantinescu

Éditeur
Presses Sorbonne Nouvelle

Édition électronique Édition imprimée


URL : http://palimpsestes.revues.org/1829 Date de publication : 12 octobre 2012
DOI : 10.4000/palimpsestes.1829 Pagination : 185 – 201
ISSN : 2109-943X ISBN : 978-2-87854-568-9
ISSN : 1148-8158

Référence électronique
Muguraş Constantinescu, « L’altérité dans le texte : entre report et emprunt, entre occasionnel et
durable », Palimpsestes [En ligne], 25 | 2012, mis en ligne le 01 octobre 2014, consulté le 01 octobre
2016. URL : http://palimpsestes.revues.org/1829 ; DOI : 10.4000/palimpsestes.1829

Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.

Tous droits réservés


Muguraş Constantinescu 1

L’altérité dans le texte :


entre report et emprunt, entre occasionnel et durable

Nous nous proposons dans cet article de réfléchir sur la place de l’emprunt
et du report comme « inscripteurs » d’altérité dans le texte littéraire, original
et traduit, chez deux auteurs d’expression française et d’origine étrangère. Il
s’agit, d’une part, de Panaït Istrati, écrivain roumain d’expression française
qui publie ses romans dans les années 1920 et, d’autre part, de Tahar Ben
Jelloun, auteur marocain contemporain qui écrit en français.
Les deux écrivains, ayant choisi la même langue d’écriture, se proposent
de faire connaître au public de leur texte français une autre histoire, une autre
culture, un autre espace, par une pratique soutenue de l’emprunt, dans ses
variantes occasionnelle et durable (Ballard, 2003). Chez eux, les emprunts
– unités de langue incorporées dans une autre langue de façon durable – et
les reports – emprunts occasionnels à usage personnel et souvent éphémère –
participent d’une importante stratégie textuelle à visée culturelle, utilisée
également lors de leur traduction ou auto-traduction ; d’ailleurs, l’emploi du
report a en général pour but de « préserver la spécificité d’un élément du TD
ou de créer de la couleur locale » (ibid. : 154).
Malgré l’écart temporel et culturel, ainsi que la différence de position tra-
ductive, les deux auteurs se rencontrent par le recours prégnant au report et à

1. Article réalisé dans le cadre du projet PN-II-ID-PCE-2011-3-0812, Traduction culturelle et


littérature(s) francophone(s) : histoire, réception et critiques des traductions.

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l’emprunt, par leur désir de donner au français dans leurs livres des couleurs
et arômes porteurs de spécificité culturelle.
Le cas d’Istrati est particulièrement intéressant car, n’étant pas parfaite-
ment bilingue et ne connaissant pas suffisamment le français au début de sa
carrière, il rédige ses livres «  en français d’autotraducteur  » (Lenz, 2007  :
182). Selon ses propres témoignages, il écrit à l’aide du dictionnaire et avec
l’appui des rédacteurs et amis de la revue Europe, soutenu et encouragé par
son protecteur Romain Rolland. Soucieux de faire connaître son altérité au
public de langue française, Istrati incorpore dans ses textes de nombreux
termes étrangers, principalement roumains mais aussi d’origine balkanique,
dans la mesure où ses récits ont pour cadre l’espace balkanique en général et
l’espace roumain en particulier.
Son français bariolé, parfois un peu bizarre, est d’autant plus attirant pour
ses lecteurs de l’époque que les nombreux emprunts et reports dans le texte
créent un effet d’étrangeté et de « corps étranger » ; son succès immédiat avec
Kyra Kyralina, rapidement traduit dans plusieurs langues, en témoigne. Notre
analyse cherche à débusquer les éléments qui produisent cet effet de langue
insolite, émaillée d’inscripteurs d’altérité, lors de l’auto-traduction vers la
­langue maternelle de l’auteur.
Pour ce qui est de Tahar Ben Jelloun, il est bilingue : le français ne lui pose
pas de problèmes de rédaction puisqu’il a fait ses études, enseigné la philo-
sophie et pratiqué le journalisme en français. Si l’on pense qu’ont été décisifs
pour son départ en France l’arabisation vers 1971 de l’enseignement supérieur
au Maroc, et le fait que Ben Jelloun ne se sentait pas préparé pour dispenser
des cours de philosophie en arabe, on pourrait dire que c’est plutôt l’arabe,
promu, sans préparation préalable, langue du discours scientifique, qui lui
pose certains problèmes de terminologie.
Comme son univers romanesque porte le plus souvent sur le monde
maghrébin, notamment le Maroc, son français est parsemé de termes arabes,
inscripteurs d’altérité, à forte charge culturelle, qui sont tantôt des emprunts
tantôt des reports. L’analyse comparée de quelques fragments choisis du
roman La Nuit de l’erreur et de sa version roumaine montre les changements
que ce type de termes subit lors du passage vers une langue étrangère.
Nous allons donc procéder à une analyse comparée de l’original et de son
auto-traduction vers la langue d’origine dans le cas de Kyra Kyralina, et entre
l’original et sa traduction allogène vers une langue étrangère dans celui de La

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Nuit de l’erreur. Malgré les différences de position traductive de leurs traduc-


teurs, les deux romans choisis comme corpus sont représentatifs de l’inscrip-
tion de l’altérité dans le texte. Ils nous intéressent par leur importante charge
culturelle et leur type d’écriture accueillant de nombreux termes étrangers.
Ils ont également fait l’objet de nombreuses traductions vers d’autres langues,
mais nous nous concentrons dans cet article sur le roumain.
Cette analyse nous permet de voir le jeu entre altérité/identité, hétérogé-
néité/homogénéité, étrangeté/familiarité lors du processus de traduction et
d’observer les stratégies dont dispose le traducteur pour gérer l’effet de corps
étranger dans le texte cible.
Elle est aussi l’occasion d’étudier comment un terme à valeur d’emprunt
dans le texte original peut devenir report dans le texte traduit, et comment un
terme à valeur de report dans le texte source peut (re)devenir terme courant
dans le texte auto-traduit, comment la dimension culturelle du texte peut être
associée à l’étrangeté ou à la familiarité, selon le public auquel il est destiné.

Panaït Istrati et les différents degrés d’auto-traduction


Le choix de Panaït Istrati concernant sa langue d’écriture s’explique par
l’admiration avouée qu’il éprouve envers son maître et protecteur Romain
Rolland et également envers la littérature et culture de langue française. Y
contribue sans doute le rêve de se faire mieux connaître à travers une langue
de grande circulation. Son écriture « en français d’autotraducteur », comme
on l’a dit, passe, au moins pour les premiers romans, dont Kyra Kyralina 2,
vraisemblablement par un processus d’auto-traduction 3, complété par la
consultation de dictionnaires et des discussions avec des locuteurs natifs. Ce
fait est attesté par sa correspondance et par ses aveux dans divers entretiens ;
on pourrait parler dans ce cas d’un « premier degré d’auto-traduction », du
roumain vers le français, mais d’une traduction particulière où le texte source
n’existe pas vraiment, flottant dans les limbes de l’entre-deux langues, sans
laisser de traces écrites.

2. Tous les exemples tirés du texte d’Istrati renvoient, sauf exception mentionnée, à l’édition
bilingue de 1994.
3. Nous avons affaire ici au travail entrepris par quelqu’un qui ne connaît pas bien la langue
(étrangère) dans laquelle il écrit et, par conséquent, ne s’exprime pas spontanément dans cette
langue mais passe d’abord par un processus de traduction.

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Considéré par Romain Rolland comme un «  conteur-né  », doué d’un


« génie de conteur » (Rolland, 1994 [1924] : xxx), Istrati commence à écrire,
à l’exhortation de son maître, en français, sans le connaître suffisamment,
en un « français de contrebande », avec une « syntaxe barbare », comme il le
dit avec auto-ironie (ibid. : vii) ; son texte va être revu par un natif, d’abord
Romain Rolland lui-même, puis Bloch et ensuite d’autres collaborateurs, pour
la correction de la langue. La collaboration avec des écrivains qui, comme
Jean-Richard Bloch, revoient et corrigent le français d’Istrati est plus impor-
tante au début de sa carrière, comme le montre une lettre de 1924 adressée
à ce dernier  : «  Et maintenant une question entre nous deux. Il s’agit de
l’énorme travail que tu déposes sur mes manuscrits. Cela mon ami, il faut que
d’une façon ou d’une autre, le public le sache. » (Istrati, 1988 : 202) 4

Le français est pour Istrati, de son propre aveu, une langue étrangère,
apprise tard à l’âge adulte, dépourvue du naturel d’une langue native, mais
qui reste pour lui la langue d’élection, celle qu’il préfère, avec très peu d’ex-
ceptions, pour l’écriture du texte original : « Même aujourd’hui je ne pourrais
pas dire que mon style est suffisamment français. On ne devient pas français
à 35 ans et cela en 3-4 ans  ». (Istrati  : 1924, c’est nous qui soulignons et
traduisons.)
Son rapport particulier au français conduit à des textes où l’hétérogénéité
lexicale est bien visible car, par un processus d’exotisation, des termes rou-
mains, turcs, grecs, albanais ou autres émaillent ses textes comme autant
d’inscripteurs d’identité pour l’écrivain, d’altérité pour son public, créant un
incontestable effet d’étrangeté.
À cela on pourrait ajouter une hétérogénéité syntaxique, si l’on considère la
façon dont Istrati s’obstine à rendre des expressions idiomatiques ad litteram
par des emprunts occasionnels de structures, ce qui s’explique par sa relation
problématique avec le français ; telle équivalence française ne le satisfait pas
et il préfère alors une traduction très près du roumain, compréhensible par le
contexte ou explicitée en note par l’auteur lui-même. Les formes idiomatiques
sont habituellement rendues par des équivalences littérales : un personnage
« tire les gens par la langue » (les questionne avec insistance et finesse pour
les faire parler) (p. 42), un autre doit « battre les marchés et les foires » (les

4. Dans l’ouvrage de 1988, Corespondenşa cu scriitori străini, Bucarest, Minerva, sont publiées
des lettres écrites en français par Istrati et adressées à des écrivains étrangers.

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fréquenter par nécessité) (p.  42). Ailleurs, on parle d’un vin «  à vous faire
lancer votre chapeau par la fenêtre » (très fort) (p. 30), d’une « nuit noire à
se crever les yeux » (très sombre) (p. 36). On remarque même des stratégies
mixtes qui réunissent le calque syntaxique et le report, lorsqu’on parle de
quelqu’un qui aime « donner une tifla » (se moquer de quelqu’un) (p. 92) ou
de quelqu’un qui « se retrouve dans la belea » (p. 55) (le dernier terme étant
expliqué en note par « embarras »), ou lorsqu’on évoque le fait que « l’ursita
(destin) avait tenu parole » (p. 166).
Il s’agit là d’une violence symbolique exercée sur sa langue d’élection dans
le but de lui faire incorporer, au moins ponctuellement, un certain nombre
d’expressions marquées culturellement. Une telle attitude ne surprend pas
chez l’écrivain roumain d’expression française qui clame que sa «  sensibi-
lité » est roumaine, qu’elle « jaillit de source roumaine » (p. 309). Pour l’écri-
vain, ces expressions idiomatiques sont porteuses d’un esprit significatif de
sa ­langue et de sa culture d’origine, étant soutenues par une complicité d’ex-
pression et une mémoire commune ; en revanche, pour le lecteur de langue
française, elles créent sans doute un effet d’étrangeté qui signale l’inscripteur
d’altérité et peut-être même, à l’époque, d’exotisme. La pratique du report va
dans le même sens, en créant de façon plus prégnante encore une sensation de
corps étranger dans le texte.
Cette pratique est bien illustrée dans ce que nous avons nommé un pre-
mier degré d’auto-traduction chez Istrati. Le sens du terme reporté est pris en
charge par le contexte, ou explicité par l’auteur en note, entre parenthèses ou
par incrémentialisation, ou seulement adapté à la phonétique française, sans
que l’on puisse parler d’une logique dans le choix des stratégies, mais plutôt
d’une subjectivité créatrice. Il faut remarquer que, venant d’un espace pro-
prement cosmopolite dont il se réclame avec fierté – le port de Brăila sur le
Danube –, Istrati emploie des termes roumains, mais également des emprunts
balkaniques (turcs, grecs, albanais, bulgares, etc.) déjà entrés dans sa langue
maternelle. Dans son texte français, marqué par l’étrangeté, les emprunts
témoignant des relations entre civilisations et langues ont une charge cultu-
relle en vrai palimpseste, éclairé par diverses stratégies où la note de bas de
page semble privilégiée. Ainsi, des mots d’origine turque 5 comme salepgdgi

5. Pour l’origine des termes roumains, nous avons utilisé le DEX, Dicşionarul explicativ al
limbii române, edişia a II-a, 1998, Bucarest, Academia Română, Institutul de Lingvistică „Iorgu
Iordan“, Editura Univers Enciclopedic.

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(en Orient, vendeur d’une boisson chaude préparée avec de la farine (salep),
p.  42)), surugiu (conducteur de diligences, p.  60), ghiabour (homme aisé,
p.  42) ou moussafir (invité, p.  94) sont accompagnés d’une note ; un terme
d’origine néogrecque, tzir – une espèce de poisson –, est accompagné d’une
note qui cite de façon exceptionnelle l’explication du dictionnaire de Damé
(« sorte de hareng saur », p. 10) – car, en règle générale, les explications en
note ne renvoient pas à des dictionnaires.
Le terme d’origine bulgare rogojina est tout simplement traduit entre
parenthèses (natte, p. 32), tandis que le sens du terme d’origine turque cadâna,
signifiant « odalisque », est pris en charge par le contexte (p. 208).
Certains termes roumains d’origine turque sont francisés : le café est pré-
paré dans l’ibrik, avec un talent de cafédgi, et bu ensuite dans des tasses
sans soucoupes, appelées félidjanes (p. 84), leur sens étant éclairé par le seul
contexte.
Ces termes étrangers, reportés dans le texte, écrits tantôt en caractères
ordinaires, tantôt en italique, selon des critères peu clairs, servent à inscrire
l’altérité dans le texte original. Ils proviennent soit de la terminologie gastro-
nomique, lorsqu’on évoque les fêtes chez Kyra, soit de la terminologie vesti-
mentaire et cosmétique, lorsqu’on nous présente les personnages, ou d’autres
domaines. Ils sont groupés dans des énumérations ou tout simplement épar-
pillés çà et là dans le texte, selon une logique subjective, censée créer l’effet
d’étrangeté.
Parmi les termes culturellement colorés, certains, comme narguilés,
rahat-lokum ou astrakan, sont des emprunts dans les deux langues en pré-
sence, car ils sont entrés dans le roumain, d’une part, dans le français, d’autre
part, grâce aux diverses relations avec l’Orient. Même s’ils sont des emprunts,
comme ils se trouvent souvent dans l’entourage des reports, Istrati et ses
collaborateurs les perçoivent comme des termes très spécifiques, liés à son
univers romanesque, témoignant de sa fameuse « sensibilité » roumaine, où
la fibre balkanique est une composante importante, et les éditeurs les mettent
pour la plupart en italique, suivant le régime des termes reportés, soulignant
ainsi davantage leur poids culturel.
Malgré la première impression d’hétérogénéité et la sensation d’immer-
sion «  dans un imaginaire linguistique contrasté  » (Lenz, 2007  : 188), les
textes d’Istrati ont leur cohérence  : le don de conteur de l’écrivain assure
le déroulement captivant de l’histoire, le jeu entre le français et les termes

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étrangers incorporés dans le texte est maîtrisé ; le succès de ses livres auprès
du public de langue française atteste de leur « lisibilité », leur traduction vers
d’autres langues constitue une bonne preuve de leur compréhensibilité. Cet
univers culturel et langagier autre constitue aussi un facteur de nouveauté et
de singularité dans le paysage littéraire de l’époque, mais aussi d’attraction
pour le public, dont Romain Rolland avait bien eu l’intuition. (Rolland, 1994
[1924] : xxviii-xxx)
Les choses changent au moment où l’original français est rendu vers la
langue maternelle de l’écrivain par lui-même et où Istrati, dépassant le pre-
mier degré d’auto-traduction, pratique l’« auto-traduction proprement dite »,
ayant un texte source et un texte cible, écrits et publiés. Le texte auto-traduit
en roumain est asymétrique par rapport à l’original, car l’écart entre la langue
du texte et les termes reportés est moins important ; la plupart des reports,
soit de type lexical, soit de type syntaxique, (re)deviennent sur la toile de fond
maternelle des termes courants et des structures connues, porteurs non plus
d’étrangeté mais de familiarité.
Les stratégies ingénieuses et rares, à l’époque, du report et de l’emprunt,
utilisées par Istrati dans son texte original pour rendre l’altérité d’un écrivain
roumain s’exprimant en français, se transforment dans son texte auto-traduit
en roumain. Elles deviennent des stratégies d’expressivité, jaillissant «  de
source roumaine », comme le dit Istrati lui-même, et qui servent à parler à
un public avec la même identité culturelle, dans laquelle ce dernier doit se
reconnaître.
Les termes roumains, constituant des reports dans le texte français, per-
dent dans le texte roumain le poids et l’opacité de corps étranger ; ils redevien-
nent des termes connus, compréhensibles, transparents même, et contribuent
à une certaine homogénéité lexicale.
Des mots reportés des langues balkaniques parsèment le texte mais, parce
qu’ils s’adressent à un public plutôt familier de cet espace, leur effet de corps
étranger est moins fort que dans le texte français et leur étrangeté atténuée car
le roumain, quoique langue d’origine latine, a souvent emprunté des termes
aux cultures voisines ou proches, géographiquement parlant.
Voyons quelques exemples de termes étrangers (grecs, turcs ou autres) qui
assurent dans le texte auto-traduit l’impression d’un « imaginaire linguistique
contrasté », mais avec une intensité diminuée par rapport à l’original.

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Plusieurs appellatifs grecs rendent les dialogues plus animés et soulignent


une ambiance balkanique, chère à Istrati  : pédia-mou (p.  20) (accompagné
dans les deux textes d’une parenthèse explicitante, « mes enfants »), est gardé
et adapté phonétiquement au roumain et devient pedia-mu ; son explicitation
est elle aussi traduite – copiii mei (p. 21) ; barba est expliqué en note dans
le texte français (barba, oncle  : en grec, mot qui s’applique familièrement
à tout homme âgé avec lequel on sympathise  : Barba Yani) et est préservé
en roumain, explicité par incrémentialisation dans le texte  : « barba, adică
Unchiule » (c’est-à-dire oncle, p. 278-279). Le terme grec palicarias (p. 108),
employé ironiquement par Kyra pour s’adresser aux courtisans qui prennent
la fuite, est explicité en note dans l’original par : « en grec, vaillants » ; il est
gardé dans le texte roumain par une forme adaptée phonétiquement et utilisée
au vocatif, palicarilor (p. 109), sans explication ni note.
Des interjections reportées du grec ou du turc contribuent, à leur tour, à
la vivacité du dialogue  : les courtisans en fuite ont le temps de s’exclamer
evallah (p. 108) (terme dont le sens est pris en charge par le contexte), adapté
graphiquement en roumain par la disparition de la consonne double : evalah
(p. 109).
L’interjection turque, aman (signifiant «  pardon  », «  pitié  », p.  304), est
préservée telle quelle dans le texte en roumain (p. 305), où elle est ressentie
comme un terme étranger, même si aman entre dans certaines locutions rou-
maines ; comme l’épisode où l’interjection apparaît se passe en Orient, son
report semble une solution appropriée pour rendre la couleur locale.
Le même rôle revient à des termes exprimant des monnaies ou des
métiers ; ainsi métélics (p. 44), explicité entre parenthèses dans l’original par
«  dix centimes  », est gardé et explicité par incrémentialisation, ainsi qu’en
roumain (zece bani, p.  45) ; le terme turc désignant la monnaie, tschérèk,
expliqué en note par « monnaie turque, en argent et en cuivre » (p. 184), est
gardé dans l’auto-traduction mais adapté phonétiquement et graphiquement
au roumain (cerec, p. 185). De même, le terme grec daskalos (p. 278), proche
du mot roumain désignant le même métier (dascăl expliqué entre parenthèses
par « instituteur  »), est gardé en roumain avec la forme grecque mais sans
« k », dascalos (institutor, p. 279), ce qui constitue une sorte de compromis
(sauf erreur typographique) entre la forme grecque et le terme roumain, dont
il est l’étymon. Ailleurs, le mot turc désignant un statut administratif, raia
(p. 40), explicité entre parenthèses dans l’original (sujet ottoman), est gardé

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dans la traduction et est également explicité entre parenthèses par supus oto-
man (p. 41).
On signale également un cas rare de glissement de sens : un personnage
parle d’un « sac de yénibahar », terme d’origine turque expliqué en note dans
le texte français, de façon surprenante, par « avoine » (p. 204), mais rendu en
roumain par enibahar (p. 205), renvoi correct à un condiment et non pas à une
céréale, comme le veut la note française mentionnée.
De tels termes étrangers, incorporés par report dans le texte roumain
auto-traduit du français, ont une charge culturelle qui n’est pas totalement
inconnue du public destinataire. Comme il est de règle, le texte traduit rend
compte d’une culture autre que celle du public cible, marquée par l’étran-
geté ; cependant nous avons affaire ici à un cas très particulier : les termes
cités, évoquant des cultures (grecque, turque, albanaise, etc.) présentes dans
la culture roumaine dans le port foisonnant de Brăila et ses environs, ainsi
que dans les pays parcourus par les personnages, sont inscripteurs d’une
altérité voisine et quelque peu familière au public roumain cible. On voit
là un jeu entre étrangeté et familiarité, entre altérité et identité, selon que
l’on regarde les reports depuis la perspective du texte original ou de l’auto-­
traduction. Tandis que les termes roumains incorporés dans l’original français
(re)deviennent par auto-traduction des termes courants, les termes étrangers
référant à l’espace balkanique rendent une couleur culturelle bien spécifique,
mais leur effet d’étrangeté est moindre que dans l’original, vu les relations
entre ces pays et les régions voisines. Et comme Istrati a affirmé, à plusieurs
reprises, que seul l’auteur peut donner la traduction la plus adéquate pour
son texte, on peut supposer qu’en tant que traducteur il a choisi les solu-
tions du report et de l’emprunt de ces termes avec leur dimension culturelle
comme étant les plus à même de rendre sa vision de proximité avec l’espace
balkanique.
En raisons de ces circonstances et du fait que l’(auto)traduction se pro-
duit vers la langue maternelle de l’écrivain, l’hétérogénéité du texte diminue,
l’effet de contraste entre les reports et la toile de fond assurée par le roumain
n’est pas aussi fort que dans l’original français. En contrepartie, l’importance
et la présence des emprunts, en général de provenance balkanique, augmente.
Aux emprunts déjà incorporés dans le texte français et préservés dans l’auto-
traduction s’ajoutent d’autres termes car, lorsqu’il s’auto-traduit, Istrati pré-
fère souvent les termes à connotation balkanique.

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Même un regard rapide sur son texte roumain donne une idée de la pré-
sence des emprunts turcs et grecs : ainsi le terme vaurien (p. 4), à propos du
personnage Stavro, est rendu par haimana (p. 5) ; dépotoir (p. 6), par hazna
(p. 7) ; faubourg (p. 24), par mahala (p. 25) ; terrain vide (p. 190), par maidan
(p. 191) ; spectateurs (p. 24), par mahalagii (p. 25) ; fuite grotesque (p. 98),
par fuga caraghioasă (p.  99). Si dans ces exemples tous les termes choisis
comme solutions de traduction sont des emprunts turcs, l’unité «  le cache-
mire sur sa tête » (p. 43) est rendue par « cu tulpan » à l’aide d’un emprunt
néogrec (p. 44).
On pourrait multiplier les exemples, mais ce qui nous intéresse n’est pas
l’inventaire en soi, c’est ce phénomène d’inscription d’altérité dans le texte
auto-traduit, assuré par les reports et les emprunts que l’auteur pratique
avec un intérêt constant pour les cultures, langues et traditions autres. Sa
vision d’auto-traducteur illustre bien son esprit cosmopolite, respectueux de
l’étrangéité, attiré par l’étrangeté, mais qui n’annule pas pour autant son souci
d’identité, montrant ainsi que les termes « identité » et « altérité » peuvent
être complémentaires.

La Nuit de l’erreur et l’inscription de l’altérité dans le texte traduit


Nous retrouvons cet intérêt pour l’emprunt et le report, cette inscription
de l’altérité dans le texte, pratiqués et valorisés dans un contexte littéraire
différent, chez Tahar Ben Jelloun. Ses nombreux livres traduits en roumain
confirment sa renommée d’auteur francophone traduit dans le monde entier :
Copilul de nisip (2006) (L’Enfant de sable), Noaptea sacră (2006) (La Nuit
sacrée), Noaptea greşelii (1999) (La Nuit de l’erreur), Azilul săracilor (2002)
(L’Auberge des pauvres), Iubiri vrajitoare (2003) (Amours sorcières).
Tahar Ben Jelloun choisit le français pour parler à son public, avec peu
d’exceptions (L’Auberge des pauvres, L’Ange aveugle), de personnages et de
traditions maghrébines, notamment marocaines, en incorporant dans son
texte, tout comme Istrati, des emprunts et des reports à forte charge cultu-
relle. Il avoue dans un entretien avec Marc Gontard 6 en 2002 son puissant
attachement à sa culture d’origine : « Le Maroc, je le porte en moi, il m’habite
plus que je ne l’habite. »

6. http://www.montraykreyol.org/spip.php?article1337 (consulté le 07/10/2011) ; les références


suivantes, concernant les paroles de Ben Jelloun, renvoient toutes à cet entretien de 2002.

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À première vue, Ben Jelloun est un écrivain bilingue mais, comme d’autres
dans ce cas, cet écrivain marocain d’expression française est redevable à trois
langues, qu’il connaît, pratique et perfectionne, et qui affleurent dans son
imaginaire scriptural :

Je dois avouer que les trois langues, l’arabe classique, le dialectal et le français
coexistent avec bonheur chez moi. Les trois langues me travaillent en permanence
et souvent à mon insu. Je ne sais plus qui prend le dessus. Quand j’écris, je suis
incapable de repérer laquelle des trois est en train de pousser les deux autres pour
s’imposer dans mon imaginaire.

Le roman choisi pour l’analyse, La Nuit de l’erreur, réécrit trois fois en


quatre ans, nous montre bien le travail d’écriture de Ben Jelloun, se trouvant
dans «  l’entre-trois  » des langues, travail qui est, selon ses propres mots,
« jamais satisfait, jamais fini, toujours en cours de révision et de doute. »
Tandis que Panaït Istrati travaille sans cesse à sa langue d’adoption, en
rêvant d’atteindre la perfection du français de ses maîtres, Ben Jelloun est
conscient du fait qu’un écrivain non natif entretient avec le français des rap-
ports particuliers  : «  Notre rôle n’est pas d’écrire comme des Français de
souche qui ne connaissent que le français. Notre écriture est forcément épi-
cée, traverse ces trois langues et se donne facilement aux couleurs et aux
fantaisies venues d’ailleurs. »
Il est convaincu des enjeux de cette écriture « épicée » et considère que
«  c’est là l’originalité des écrivains qui écrivent dans une autre langue que
celle de leur mère ». Cela d’autant plus qu’ils écrivent sur leur pays et culture
d’origine, avec le sentiment d’un devoir à accomplir qui consiste à « donner le
meilleur de soi en disant le pays et la société ».
Son roman La Nuit de l’erreur raconte l’histoire de la jeune Zina, origi-
naire de Fès, conçue lors d’une nuit frappée de malédiction. Cette fille, qui
semble maudite par sa naissance sous de mauvais auspices, s’avère être d’une
nature ambivalente : elle apporte le mal mais le retourne aussi contre ceux qui
commettent des injustices. Marginale par sa naissance transgressive et par
son auto-exil à Tanger, elle est douée d’une faculté exceptionnelle de rêverie
et d’imaginaire. L’univers de violence où elle évolue est peuplé de djinns, de
fantômes et de fantasmes, de marginaux, de justiciers et surtout de conteurs
d’histoires qui évoquent des légendes et des traditions profondes du Maroc.

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Poussé par le désir d’exprimer en français ce monde où l’altérité est bien


inscrite, fortement marqué culturellement, Ben Jelloun n’hésite pas à utiliser
des emprunts d’origine arabe, datant souvent de l’époque coloniale, ou des
termes reportés occasionnellement et exigés par la cohérence culturelle du
texte, où étrangeté et étrangéité se côtoient et se complètent. À cela s’ajoute
tel terme en dialectal marocain, tel surnom, nom de personnage ou nom de
lieu, qui contribuent à leur tour à la composante culturelle, à l’ambiance de
l’histoire, au rythme 7 du texte. Dans la traduction de 1999 de ce roman en
roumain, signée par Nicolae Baltă aux éditions Univers, on remarque une
tendance à l’effacement ou, au moins, à l’atténuation de certains termes ou
structures arabes spécifiques, inscripteurs d’altérité.
Ce processus de déperdition culturelle est explicable par le manque de
familiarité du public roumain avec l’espace maghrébin, surtout après l’époque
d’isolement durant le régime communiste, dont les effets dans les mentalités
ont perduré encore des années. Au contraire, la réception du texte original en
France se passe sur un terrain de familiarité avec la culture maghrébine, déjà
connue par les diverses relations des deux pays méditerranéens.
On remarque dans l’espace roumain un contraste surprenant entre la poli-
tique éditoriale d’ouverture de la maison Univers – la plus importante dans
les années 1990 dans le domaine de la littérature étrangère – et la vision
traductive de Nicolae Baltă, qui choisit d’atténuer parfois l’expression de l’al-
térité grâce à des stratégies différentes.
Les quelques notes de Nicolae Baltă montrent le souci d’information et
d’explicitation du traducteur envers son lecteur, parfois sous-estimé dans sa
compétence encyclopédique. Cette attitude est visible, par exemple, dans la
manière dont il traite le terme henné (d’origine arabe), emprunt en français,
qui n’est pas souligné dans l’original (Ben Jelloun 8, 1998 : 15) mais est en ita-
lique dans la version roumaine (Ben Jelloun 9, 1999 : 9) – il est pourtant connu
en Roumanie dans l’industrie cosmétique. Une note du traducteur éclaire
le lecteur sur la plante cultivée au Moyen-Orient et en Afrique du Nord et
sur la poudre fournie par ses feuilles, utilisée pour colorer les cheveux. En

7. Nous prenons ici le terme de « rythme » au sens très général et généreux que lui donne Henri
Meschonnic, qui y voit « l’organisation du mouvement de la parole », « le mouvement du sens »
(2005 : 10).
8. Tous les exemples tirés de l’original français renvoient à l’édition de 1998.
9. Tous les exemples tirés de la version roumaine renvoient à l’édition de 1999.

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revanche, la note est bienvenue pour le terme khôl (p. 18), emprunt en fran-
çais et non marqué graphiquement dans l’original, mis en italique et explicité
en note dans la version roumaine (p. 9), renseignant le lecteur sur ce fard noir
utilisé pour le maquillage des yeux.
De façon étonnante, sur la même page, un terme comme médina (p. 21),
est neutralisé, pour ne pas dire effacé, et rendu par le terme roumain trans-
parent oraș, signifiant « ville », de manière générique (p. 12). Ce terme d’ori-
gine arabe existe déjà en français depuis la fin du xixe siècle ; on le retrouve
dans des dictionnaires comme le Larousse avec une explication, valorisant sa
qualité de référent culturel pour l’espace marocain, qui aurait mérité d’être
conservé dans le texte traduit : « dans les pays arabes, et surtout au Maroc, la
vieille ville, par opposition aux quartiers neufs ». Dans le même esprit d’effa-
cement et de neutralisation, le terme hammam (p. 190), emprunt en français
(« établissement de bains de vapeur, public ou privé, en Orient et, par exten-
sion, dans d’autres pays »), est rendu par le terme neutre baia publică (« bain
public  ») (p.  133) ; un élément vestimentaire comme tarbouche (p.  34) est
affadi par le rendu turban (« turban »). Le processus d’aplatissement et d’affa-
dissement est subi également par un terme très suggestif (à connotation orien-
tale) comme souk (p. 92), rendu par le terme tîrg (« foire ») (p. 64) qui renvoie
à une réalité locale du public cible et produit ainsi un brouillage culturel.
Un autre procédé d’effacement est l’ellipse des mots arabes dans l’épi-
sode du puits habité par les djinns, ceux-ci constituant sans doute des paroles
rituelles par lesquelles on écarte les esprits maléfiques (p. 30), et qui, dans la
traduction roumaine (p. 19), sont tout simplement remplacés par des points de
suspension, entorse grave faite à la dimension culturelle du texte et à une très
prégnante inscription d’altérité dans le texte.
De même, on peut signaler la traduction et non le report du terme mara-
bout (p. 10), rendu en roumain par une périphrase explicitante, ascet musul-
man («  ascète musulman  ») (p.  18), et la neutralisation de l’unité «  notable
fassi » (p. 189) qui devient stapinul ei (« son maître ») (p. 133), sans aucune
référence à sa ville d’origine.
Cependant, on trouve également plusieurs stratégies de préservation des
inscripteurs d’altérité dans le texte traduit  : ainsi des termes empruntés en
français, dénotant des vêtements, une drogue, un impôt ou un dialecte spéci-
fiques comme djellaba (p. 22), séroual (p. 28), selham (p. 273), kif (p. 199),
zakat (p. 17), tachlhit (p. 28) – autant de désignateurs de référents ­culturels –

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sont incorporés dans la version roumaine par le procédé du report. Dans


ce dernier cas, seule leur forme est adaptée à l’orthographe et à la phoné-
tique de la langue d’accueil  : djelabale (p.  13), seruale (p.  18), selham-ul
(p. 195), zakat-ul (p. 10), talhita (p. 18). On accordera une attention particu-
lière au terme dialectal fqih, terme d’une grande opacité, accompagné par
une périphrase explicitante, « saint homme » (p. 61), présent dans l’original et
préservé dans le texte cible, où il est accompagné d’une note (p. 41) éclairant
le sens plurivalent du terme. La préservation d’un terme dialectal crée l’effet
de corps étranger dont nous avons déjà parlé et ajoute à l’étrangeté du texte
traduit.
Le terme religieux khamsa (p. 33), moins opaque que le terme dialectal
mentionné, jouit lui aussi de plusieurs types de mise en relief : il est écrit en
italique dans le texte original où il est accompagné d’une périphrase éclai-
rante – une petite main en or – et gardé tel quel, périphrase comprise, dans le
texte cible (p. 21), contribuant à sa consistance culturelle indéniable.
Parfois, dans le texte original français, le terme est ressenti comme report
et est marqué du point de vue graphique par des italiques, solution conservée
dans la version roumaine, où l’étrangeté du terme conduit naturellement à ce
type de soulignement. C’est le cas de quelques termes, déjà explicités par des
périphrases comme « tolbas, lecteurs du Coran » (p. 39), unité rendue par tol-
bas, cititorii din Coran (p. 26), ou de moussem, dont le sens est pris en charge
par le contexte dans les deux versions  : «  je devais partir au moussem de
Moulay Abdesslam pour me reposer » (p. 56), rendu de façon littérale par tre-
buia să plec la moussem-ul lui Mulay Abdesslam ca să mă odihnesc (p. 37).
Cette solution est employée aussi pour l’unité « l’habilla en djellaba et selham
traditionnels » (p. 273), où le sens du terme en italique, gardé tel quel dans la
version roumaine, est également pris en charge par le contexte.
Des termes spécifiques, comme ghaïtas (p.  60) ou zandiq (p.  150), que
l’écrivain a laissé affleurer dans son texte, ne sont pas ressentis comme des
reports dans l’original ni écrits en italique, tandis qu’en roumain ils le sont,
rehaussant ainsi leur effet de corps étranger dans le texte. Dans un cas, le sens
est pris en charge par le contexte : deux ghaïtas et un tambour (p. 60), doi
ghaitas și un toboșar (p. 40) ; dans l’autre par une explicitation : un voyou, un
zandiq (p. 150), un golan, un zandiq (p. 105).
Pour rendre un proverbe, suggestif du pouvoir de Zina/Chérifa – On ne
sort pas du hammam tel qu’on y est entré (p. 271) –, le traducteur procède à

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une traduction presque littérale et choisit la solution appropriée de garder le


terme spécifique dans le texte traduit : Nu poți ieși din hammam la fel cum ai
intrat (p. 194). Ailleurs, le report est de nouveau une bonne solution lorsque
le traducteur garde le terme du texte original, tkaf (p. 219), et également la
glose explicitante  : «  poudre employée dans les pratiques magiques à effet
érotisant » (p. 155).
Ces termes et structures s’entremêlent et s’entretissent pour mettre en
relief la composante culturelle du texte, étayés par nombre d’anthroponymes
et toponymes, gardés comme il se doit dans le texte cible. À cela s’ajoutent
quelques termes espagnols témoignant de la proximité et de l’histoire de deux
pays voisins qui renforcent, à leur tour, la volonté de l’écrivain d’exprimer une
identité métissée et pimentée par le contact des langues et des cultures. Le
lecteur de la traduction percevra ce réseau de mots et structures spécifiques,
dans la mesure où la stratégie du traducteur a été de les transporter dans sa
version, comme autant d’inscripteurs d’altérité.

L’analyse des deux romans, l’un auto-traduit et l’autre traduit vers le rou-
main, que nous avons proposée a suivi les processus de préservation ou de
déperdition des inscripteurs d’altérité et, implicitement, de la composante
culturelle, à travers les diverses stratégies de traduction, en privilégiant
l’étude du report et de l’emprunt.
Chez les deux auteurs d’expression française, le report et l’emprunt ne sont
pas une solution ponctuelle, avec des effets limités, mais des stratégies géné-
rales qui assurent au texte une forte cohérence culturelle.
Si l’on admet que chez Istrati on peut parler de plusieurs degrés d’auto-­
traduction et que son original français est, au moins partiellement, redevable
à celle-ci, on constate que le report est plus prégnant dans l’original quant
à sa charge d’altérité. En échange, l’emprunt est plus présent dans l’auto-­
traduction vers sa langue maternelle, où il contribue à la mise en relief d’une
composante culturelle balkanique.
Dans la traduction vers le roumain du roman de Ben Jelloun, malgré cer-
taines tentatives d’atténuer ou d’effacer quelques inscripteurs d’altérité, expli-
cables, sans doute, par le manque de familiarité du public cible avec la culture
marocaine et les réticences du traducteur, le report reste présent et assure bien
sa tâche de préserver la spécificité de l’original.

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L’effacement et l’atténuation d’altérité dans la traduction de Ben Jelloun


vers le roumain, sont, comme on l’a pu observer, imputables en grande mesure
au traducteur. Autrement dit, le sort du livre de Ben Jelloun se trouve entre les
mains de son traducteur. Dans le cas du livre d’Istrati, son sort se trouve entre
les mains de l’écrivain lui-même. Mais par l’auto-traduction vers la langue
maternelle se produit un changement de perspective et de public qui imposent
l’effacement et l’atténuation de nombreux termes inscripteurs d’altérité, four-
nis justement par le roumain. On peut parler ici plutôt d’un changement de
statut des termes qui, reports dans l’original, (re)deviennent termes courants
dans l’auto-traduction, par la disparition d’une langue de fond de contraste,
conduisant à un jeu entre étrangeté et familiarité, entre altérité et identité.
On doit également retenir l’impression d’hétérogénéité lexicale donnée
par la présence et la prégnance des reports et des emprunts chez les deux
écrivains, mieux gardée dans le texte traduit de Ben Jelloun que dans l’auto-
traduction d’Istrati.
Malgré certaines pertes de sens, malgré l’intensification ou l’atténuation
subies parfois par la charge culturelle du texte original, à travers la traduc-
tion, on peut dire que l’emprunt et le report restent des stratégies actuelles
d’inscription de l’altérité dans le texte traduit.

Bibliographie

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