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RB (EN) Recension Klawans 1

En dehors du cas très spécial de Philon, les études sur les courants théolo-
giques du judaïsme ancien sont rares, et plus encore l’examen sous cet angle de
l’œuvre de Flavius Josèphe, car il passe surtout pour un historien favorable aux
Romains. Tel est pourtant le défi que relève J. Klawans, au terme de plusieurs
études préliminaires.
Le premier chapitre est une introduction, où l’A. observe que depuis les Lu-
mières et Mose Mendelssohn, l’étude des branches du judaïsme telles qu’elles
apparaissent après la crise maccabéenne a été entièrement centrée sur leurs op-
positions légales, en supposant en général que leurs différences doctrinales
n’avaient joué aucun rôle notable. Pourtant, elles paraissent essentielles dans les
descriptions que Josèphe donne des « écoles » ou « philosophies » classiques
qu’étaient les pharisiens, les sadducéens et les esséniens. Prenant ce fait au sé-
rieux, l’A. part d’une double hypothèse à vérifier : que les différences propre-
ment théologiques ont joué un rôle majeur dans les controverses entre les
écoles ; et que les divers aperçus théologiques qui parsèment les œuvres de Jo-
sèphe donnent un éclairage sur le judaïsme d’avant 70, puis sur la manière dont
a été comprise la destruction du Temple. Il s’attache à quatre thèmes débattus à
l’époque : la Providence, la vie après la mort, les sources de lois, la théodicée
face aux catastrophes.
L’A. présente ensuite Josèphe et résume les discussions modernes sur ce
qu’il faut penser de son œuvre. Comme les contradictions ou incohérences de
détails abondent, sa qualité d’historien est suspectée, d’autant plus qu’il a un
parti-pris en faveur de Rome. Sa présentation des écoles est souvent vue comme
teintée d’hellénisme et omettant l’essentiel, à savoir les pratiques. Sans se pro-
noncer sur les qualités générales de Josèphe comme historien, l’A. admet a prio-
ri qu’il a remanié ses sources selon ses propres perspectives, mais il se propose
d’évaluer la solidité des notices sur les écoles en les comparant à d’autres docu-
ments anciens indépendants : il s’agit principalement de la littérature sapien-
tielle, du judaïsme rabbinique et des documents de Qumrân.
Sur les écoles et leurs doctrines, Josèphe donne quatre descriptions : la plus
ancienne, en G 2:119-166, est de loin la plus longue, avec une insistance particu-
lière sur les esséniens. Elle est donnée au moment de l’insurrection de Judas le
Galiléen, dans la confusion qui suivit la mort d’Hérode en -4. La seconde, en AJ
13:173-178, traite brièvement de la position des écoles en matière de prédestina-
tion et de liberté ; elle est bizarrement mise sous le règne de Jonathan, le premier
grand prêtre asmonéen, mais cette position est probablement artificielle, juge
l’A. La troisième, en AJ 18:11-22, est parallèle à la première ; elle est plus
brève, mais le mouvement zélote issu de Judas le Galiléen, de même doctrine
que les pharisiens, est élevé au rang de quatrième « philosophie ». Enfin, Jo-
sèphe raconte qu’il a lui-même fréquenté les trois écoles, et qu’il a choisi de
suivre les pharisiens, qu’il déclare analogues aux stoïciens (Vie § 10-12). En AJ
10:277-280, il a indiqué que les épicuriens nient toute vie après la mort et refu-
sent toute providence ; c’est apparemment aussi la doctrine des sadducéens,
mais il évite le rapprochement explicite. Josèphe ne se prononce pas sur
l’origine des écoles, et l’A. juge non fondée la thèse ancienne que les saddu-
céens représenteraient un parti légitimiste opposé aux asmonéens, par fidélité à
une dynastie pontificale issue de Sadoq au temps de David et Salomon. Par ail-
leurs, un thème constant de Josèphe est que la ruine du second temple – comme
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celle du premier – est un châtiment divin pour le péché du peuple, illustré par
ses divisions et annoncé par des prophéties.
Le chapitre 2 aborde la question du destin face à la liberté et à la responsabi-
lité humaines, problème permanent qui a suscité diverses réponses juives an-
ciennes. Les esséniens affirment que le destin gouverne tout, les sadducéens
nient tout destin préétabli, et les pharisiens tiennent une position moyenne, où le
libre-arbitre et le destin coopèrent dans chaque action. Le terme usuel pour
« destin » est εἱμαρμένη, qui implique omniscience et omnipotence divine, mais
Josèphe emploie aussi τύχη « fortune, fatalité ». Pour lui, comme pour les
stoïciens, il s’agit de l’ordre imprimé par la raison divine, et non d’un arbitraire
irrationnel. Quant il veut ménager la responsabilité de l’homme, il préfère
πρόνοια « providence », terme le plus courant dans le judaïsme hellénistique –
mais ignoré de la LXX (des livres hébraïques) et inconnu du NT en ce sens.
Les documents de Qumrân attestent un sens précis de la prédestination (1QS
3:15-21 ; 4:18-21) : Dieu, qui gouverne tout, a prévu pour l’homme deux esprits,
la vérité (‫ )האמת‬et le mal (‫)העול‬, avec les gouvernements respectifs du Prince de
Lumière et de l’Ange de Ténèbres ; au temps fixé, Dieu détruira le mal et la vé-
rité régnera pour toujours, et toute action sera purifiée par l’Esprit saint. Mais
cela n’empêche pas un certain libre arbitre ainsi qu’un sens de responsabilité : la
sévérité des pénalités le prouve. C’est proche de ce que dit Josèphe des essé-
niens, bien qu’il ne parle pas des deux esprits.
L’opinion sadducéenne sur le libre arbitre rejoint la perspective du Siracide,
qui a une nuance polémique contre toute prédestination absolue : Dieu est abso-
lument opposé au mal, et personne n’y est prédestiné, mais l’homme est libre
(cf. Si 15,11-20). Par conséquent, c’est l’homme qui est l’auteur de sa propre
destinée : Dieu est juste, et les méchants sont punis dès ici-bas.
Quant aux pharisiens de Josèphe, ils croient à la fois au destin et au libre ar-
bitre, ce qui concorde avec l’opinion rabbinique classique (m.Abot 3:16) : « Tout
est prévu, mais le libre arbitre est accordé. » C’est d’ailleurs la position de Jo-
sèphe lui-même, quand il discute du sens de certains événements. Il y a
d’ailleurs d’autres nuances communes : déterminisme et volonté humaine peu-
vent se fondre, ou simplement s’additionner, l’un laissant de l’espace à l’autre.
C’est typique dans sa thèse que la réalisation des prédictions datées de Daniel
indique non pas un déterminisme global, mais une providence qui guide
l’essentiel (AJ 10:277-280).
Pour situer spécifiquement les rapports entre prédestination et libre-arbitre
pour le judaïsme, l’A. introduit la notion d’élection, qui est une forme de prédes-
tination héréditaire supposant révélation puis responsabilité, et que toutes les
écoles juives admettaient nécessairement. De fait, Josèphe affirme en CAp 2:180
que les Juifs ont tous la même conception de Dieu. C’est dans ce cadre que les
différences entre écoles prennent sens. Il faut y ajouter les prophéties et les dé-
clarations eschatologiques, qui impliquent un certain déterminisme, éventuelle-
ment sous certaines conditions dépendant de l’homme, c’est-à-dire de son libre-
arbitre.
Que les pharisiens soient analogues aux stoïciens, comme le veut Josèphe,
peut se rattacher à l’interprétation de Cicéron, qui montre chez eux un détermi-
nisme mitigé : les motions de l’esprit sont libres (assentiment à un effet externe),
mais la liberté étroite. Les pharisiens de Josèphe sont plus souples : choix
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d’abord, puis providence (Biblique). Josèphe peut avoir été le premier à accom-
moder le déterminisme stoïcien aux pharisiens, mais lui-même, dans son intro-
duction aux Antiquités affirme que Moïse a tiré la Loi d’une méditation sur la
Nature, et non d’une révélation, ce qui est du pur stoïcisme ; il admet cependant
la responsabilité personnelle. En fait, le problème est compliqué par la position
essénienne, qui est voisine du déterminisme stoïcien, mais qui admet les révéla-
tions prophétiques.
Le troisième chapitre aborde la question de l’au-delà, qui se scinde en deux
positions : l’immortalité de l’âme, aussitôt après la mort physique, et la résurrec-
tion, par laquelle l’individu est restauré corporellement à une échéance indéter-
minée, mais de manière reconnaissable. Les deux peuvent d’ailleurs se combiner
dans l’intervalle que sépare la mort de la résurrection. Une comparaison est ins-
tructive : 2 M 7,11 indique la croyance des martyrs dans la résurrection, avec
une allusion à la création ex nihilo, mais le parallèle de 4 M 13,14-17 parle de la
survie de l’âme en compagnie des patriarches.
La Bible connaît le shéol, où se retrouvent dans l’ombre tous les morts ;
c’est une forme d’immortalité, mais non béatifique, car éloignée de Dieu et cor-
rélativement sans justice. Mais le judaïsme hellénistique a développé – appa-
remment sans influence externe – une notion d’un au-delà à espérer, en
s’appuyant sur quelques nuances suggérant que le shéol est réservé aux impies ;
de fait, certains y échappent expressément : Hénoch, Élie. Et l’on commença à
se demander où étaient Abraham, Moïse et Job. Contre les sadducéens, Jésus
affirmait qu’Abraham, Isaac et Jacob étaient vivants, et Josèphe le suggère aussi.
Faute d’autre explication plausible, l’A. juge que la résistances des sadducéens à
croire en un au-delà provient simplement de leur fidélité à la lettre biblique ;
comme pour Si 30,4-5, c’est dans la postérité que se trouve la survie.
Josèphe donne la doctrine pharisienne ; à la mort, l’âme impérissable et le
corps sont séparés, mais les âmes des justes se réincarnent dans des corps im-
mortels. Il faut comprendre non pas métempsychose, mais reprise du même
corps dûment transformé en corps céleste, à la manière de ce que dit Paul en
1 Co 15,40. C’est aussi l’opinion propre de Josèphe, qui croit que l’âme du juste
a une place au ciel et qu’à la « révolution des âges » elle retournera dans un
corps sanctifié (G 3:374).
Pour les esséniens de Josèphe, l’âme du juste, prisonnière du corps, est libé-
rée à la mort, ce qui paraît très platonisant. Pourtant, certains textes de Qumrân
vont dans la même direction (1QHa 2:20-23 ; 1QS 4:6-8) : les justes, qui mépri-
sent le monde terrestre, arrivent dans la cour céleste. Mais d’autres textes, qui ne
paraissent pas sectaires, font allusion à une résurrection corporelle (4Q385-391 ;
521), mais sans en préciser la nature.
À propos du suicide collectif pour éviter l’asservissement, Josèphe décrit
deux cas célèbres, qui mettent en relief chez leurs protagonistes l’immortalité de
l’âme des justes : le siège de Yotapata en Galilée (en 67), dont Josèphe s’est dé-
solidarisé, puis l’affaire de Massada (74). Josèphe est prêt à admirer la détermi-
nation des martyrs, surtout par fidélité à la Loi, mais leur action n’a aucune con-
séquence pratique ; il n’en fait pas des modèles, et ne les crédite d’aucune sain-
teté. De manière analogue, la tradition rabbinique, sauf cas extrêmes, s’oppose
au martyre par fidélité à la Loi, car celle-ci a été donnée pour vivre. Josèphe ne
signale pas l’origine sociale des diverses croyances, mais il souligne leur effet :
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des combattants sont capables de prendre tous les risques s’ils croient à une sur-
vie après la mort.
Le quatrième chapitre s’attache aux débats entre tradition et Écriture. C’est
d’abord la célèbre dispute entre pharisiens et sadducéens, alors que la position
essénienne n’est pas évidente. Les sadducéens s’en tiennent à la loi écrite de
Moïse, alors que les pharisiens observent des coutumes ancestrales, transmises
par les anciens. Pourtant, Josèphe déclare que ce sont ces derniers qui sont les
meilleurs interprètes de la Loi (G 2:162). Une certaine ambiguïté demeure, car
on ne sait pas précisément s’ils affirment que ces traditions dérivent de
l’Écriture ou si elles ont une origine indépendante, voire une autorité divine di-
recte (cf. AJ 17:41). En outre, il est possible qu’elles aient pris une forme écrite,
car Josèphe, lorsqu’il présente la Loi, met ensemble des préceptes qu’on voit
tirés de la Bible et d’autres qui n’en proviennent pas, mais sans jamais préciser
de distinction entre les deux catégories. Il semble considérer que les traditions
ancestrales sont des interprétations légitimes ou évidentes de l’Écriture, mais a
priori postérieures. Cependant, deux points émergent : d’une part, ces traditions
forment un bloc suffisamment défini pour pouvoir être abrogé puis restauré,
comme il arriva avec Jean Hyrcan, qui passa aux sadducéens jusqu’au temps de
la reine Alexandra, laquelle en -76 restaura les coutumes pharisiennes ; d’autre
part, la plupart de ces traditions se retrouvent dans la « Loi orale » rabbinique,
qui est expressément d’origine directement mosaïque et non déduite de l’écrit. Il
faut donc conclure que Josèphe se campe bien en pharisien et considère la Loi
comme un tout. À cet égard, il faut observer que malgré la distinction indiquée
entre « écrit » et « oral », les recueils fondateurs de la tradition rabbinique signa-
lent rarement l’origine des diverses règles et coutumes.
La position des sadducéens est plus malaisée à déterminer, car il ne suffit
pas de dire qu’ils étaient purement littéralistes. On a reconnu depuis longtemps
qu’ils interprètent. Une thèse moderne veut que les documents légaux de Qu-
mrân représentent la tradition sacerdotale des sadducéens. Il y a des faits indé-
niables, mais on ne peut conclure à l’identité Qumrân-sadducéens seulement
pour des raisons légales, car il y a des désaccords : par exemple, CD 3:12-16
parle des révélations faites au seul Maître de Justice, et restées cachées au reste
d’Israël. Il s’agirait donc d’innovations.
En matière d’innovation, le cas de la guerre le sabbat est instructif : la Bible
hébraïque ne se prononce pas, mais Jubilés 50:12-13 profère un interdit absolu,
et lors de la crise maccabéenne certains ont accepté le martyre plutôt que de vio-
ler l’interdit ; puis Mattathias admet la défense armée le sabbat (1 M 2 :39-41),
règle qui sera maintenue en Judée jusqu’à la guerre de 70. Pour Josèphe, cette
nouveauté, imposée par une nécessité, est devenue une part de la Loi, avant
même l’apparition de pharisiens et autres sadducéens. D’autres innovations sont
signalées par Josèphe, concernant la dîme au temps de Néhémie ou de nouvelles
fêtes ; sans révélations particulières, elles deviennent encore part de la Loi.
À cet égard, jamais il ne suggère qu’un prophète puisse apporter des nou-
veautés légales ; pour lui, la prophétie n’a pas cessé jusqu’à son temps, et elle
consiste seulement en prédictions. Ainsi, il n’est que normal qu’il ignore toute
dimension prophétique au(x) fondateur(s) des esséniens. Par contre, il reconnaît
que la fondation du temple d’Onias en Égypte accomplit une prophétie, quoique
sans se prononcer sur son démantèlement ultérieur. Par ailleurs, il rejette cer-
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taines innovations, typiquement la quatrième philosophie de Judas le Galiléen et
ses exigences politiques et légales.
À propos des sources d’innovations, le plus remarquable est que Josèphe ac-
cepte les trois écoles traditionnelles, qui existent « depuis les temps anciens »
(AJ 18:11) ; il ne critique nullement le baptême de Jean, qui a une certaine allure
essénienne. Il est notable qu’il ne critique pas le célibat des esséniens, qui pour-
tant viole un précepte biblique explicite, donné à Adam puis à Noé. En fait, dans
sa synthèse de CAp 2:179-183, il souligne l’unité du peuple, ce qui suggère que
les nuances scolaires sont finalement secondaires pour lui.
Un dernier chapitre envisage la manière dont Josèphe a compris la ruine de
70. Le fait littéraire dominant est que l’événement a été lu non pas comme une
catastrophe unique, mais à travers le précédent de la chute Jérusalem en -586 (ou
-587, selon les modes de calcul), d’autant plus qu’il y eut coïncidence de calen-
drier. En effet, comme à l’époque royale, la chute de Jérusalem est pour Josèphe
due à son péché, principalement d’avoir versé le sang innocent et profané des
choses saintes (G 6:95-102), ce qui n’exclut pas les causes secondes que détaille
l’historien, mais Dieu est au côté des Romains. On voit donc à l’œuvre provi-
dence et élection. Tel est aussi ce qui apparaît dans les sources rabbiniques, avec
d’autres détails sur le péché. De plus, le fait même qu’il y eut un précédent in-
dique que la catastrophe était prévisible, et Josèphe rapporte une série de signes
précurseurs mal interprétés avant la ruine, et devenus très clairs ensuite. Il va
même jusqu’à invoquer les prédictions de Jérémie et de Daniel. Autrement dit, il
n’y a pas de raison de douter de la justice de Dieu, et le judaïsme n’a nullement
été ébranlé.
Josèphe n’a pas de vision eschatologique globale, et encore moins de pers-
pective apocalyptique, mais le précédent de -586 lui suggère manifestement une
perspective de restauration ; il prend la peine de décrire longuement le culte et il
n’imagine nullement un temple d’allure différente, à la manière d’Ézéchiel ou de
certains documents de Qumrân. Telle est aussi la perspective rabbinique, qui
s’interdit toute fantaisie futuriste.
Quant à l’expiation, elle paraît difficile à mettre en œuvre sans temple, mais
le problème n’est soulevé que par des sources tardives ; en fait, au moins depuis
Daniel, la prière en l’absence de temple invoque la miséricorde de Dieu (Dn 9,4-
19), ce qu’on retrouve chez Josèphe après l’abandon du sanctuaire par Dieu (G
5:19-20).
L’opinion commune que sadducéens et esséniens ont disparu après 70 n’est
pas fondée. Longtemps après, Josèphe en parle encore au présent. Le respect
affiché des martyrs esséniens en G 2 :152-153 ne suppose pas leur disparition.
Quant aux sadducéens, c’est certainement une erreur de lier leur disparition à
l’arrêt du culte. Les sources anciennes leurs sont hostiles, mais il n’y a aucune
raison de supposer que leur théodicée se soit effondrée, ou que l’arrêt du culte
les ait contraint à disparaître, comme s’ils étaient liés à la pratique cultuelle ef-
fective. Il faut plutôt supposer que le système rabbinique, qui tolère les contro-
verses, les a absorbés en douceur, sauf pour les controverses explicites avec les
pharisiens, qui doivent être supposées anciennes. En bref, il n’y a pas d’indice
clair que la ruine de 70 ait abouti à une crise théologique significative.
En conclusion l’A., observant que Josèphe indique la présence des écoles
dès le règne de Jonathan, juge que leur origine reste inexpliquée, qu’il s’agisse
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de leurs différences théologiques ou coutumières.

Il faut saluer l’importance de cet ouvrage, où l’A. a su délimiter un champ


d’investigation précis, mobiliser une large documentation, et obtenir des résul-
tats nets : la présentation par Josèphe des vues théologiques des pharisiens, des
sadducéens et des esséniens non seulement est cohérente, mais encore concorde
avec ce qu’on rencontre respectivement dans les sources rabbiniques, dans les
écrits de sagesse et dans les documents sectaires de Qumrân, compte-tenu des
différences de style et de destinataires. Les opinions de Josèphe lui-même sont
en harmonie avec son affirmation qu’après avoir étudié auprès des trois écoles il
a choisi de suivre les pharisiens. Il affiche cependant quelques singularités, peut-
être dans un but apologétique. Par exemple, il explique les lois sur l’impureté
par la double souffrance de l’âme, d’abord implantée dans le corps puis séparée,
ce qui est une vue platonisante (cf. Phédon 80-83), mais il l’attribue au judaïsme
en général (CAp 2:204).
Cependant, l’A. s’est heurté à une difficulté : il paraît supposer, quoique sans
jamais le dire, que les écoles sont nées comme des branches particulières
s’écartant de quelque chose comme un judaïsme moyen, disons biblique, et
d’origine immémoriale. Josèphe le suggère certainement : il a longuement para-
phrasé la Bible, détaillant la religion israélite, puis après l’exil il résume les ré-
cits de restauration selon Esdras et Néhémie en s’efforçant de montrer une con-
tinuité et d’expliquer comment « les Juifs » représentent « tout Israël » ; enfin
les écoles apparaissent. Cependant, cet ensemble est un effet littéraire, car sa
documentation sur l’époque perse et sur la période hellénistique avant la crise
maccabéenne est d’une extrême indigence : il ne connaît qu’une forme non ca-
nonique d’Esdras, récit très difficile, et une version courte de Néhémie, où celui-
ci n’est que bâtisseur (comme en Si 49,13). De plus, il ne parvient pas à cacher
qu’après Alexandre il y a une discontinuité dans la succession des grands
prêtres, avec l’apparition d’une branche égyptienne (cf. 2 M 5,8-9).
Il faut ajouter à cela un étrange illogisme : les sadducéens, nous dit Josèphe,
discutent avec leurs maîtres et veulent tout ramener à l’Écriture, alors que les
pharisiens ont des coutumes qui ne s’en déduisent pas ; autrement dit, les saddu-
céens devraient passer pour les champions de l’ancienne religion biblique, et
l’on ne voit pas bien pourquoi ils sont minoritaires et décriés ; symétriquement,
on ne s’explique guère l’origine de la popularité des pharisiens.
Pour débrouiller l’affaire, on peut s’appuyer sur deux observations : d’une
part, Josèphe ne dit pas qu’il aurait étudié « le judaïsme » avant de visiter les
trois écoles, ce qui suggère qu’il n’y a rien d’autre, en dehors de « scribes » ou
instituteurs pour les classes élémentaires. D’autre part, il n’est jamais dit que les
pharisiens ont ajouté quelque chose aux doctrines des sadducéens, mais au con-
traire que les sadducéens sont des réformateurs, qui veulent résister aux tradi-
tions des pharisiens ; pourtant, il n’est jamais suggéré qu’ils se réfèrent à une
situation ancienne, « pré-pharisienne ».
En fait, l’ancienneté des pharisiens se confond avec l’ancienneté du ju-
daïsme, tel qu’instauré par Esd-Ne : ces livres montrent des coutumes non bi-
bliques d’origine babylonienne, mais avec des effets rédactionnels qui tendent à
les mêler avec la « loi de Moïse », alors qu’ils ne s’y réduisent nullement (cf. RB
2012, p. 110-118) ; c’est l’amorce de l’homogénéisation que Josèphe prolonge.
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Ce courant, devenu très populaire avec le régime asmonéen et avec la migration
de Juifs babyloniens dans tout l’empire romain, est facile à suivre en considérant
son calendrier, qui n’est autre que le système lunaire babylonien. On le retrouve
lors de la crise maccabéenne, en particulier avec Judas Maccabée et les assi-
déens, qui observent scrupuleusement le sabbat strict babylonien ; c’est ensuite
le calendrier du Temple, puis de la tradition rabbinique.
C’est dans ce cadre qu’il faut situer l’épisode sadducéen, que Josèphe fait
commencer sous Jean Hyrcan, mais qui en fait n’eut lieu que sous Alexandre
Jannée1 (103-76), et que le peuple n’accepta pas. Cette résistance populaire
s’explique par un changement de calendrier : le document 4QMMT, qu’il faut
rattacher aux sadducéens, donne des conseils au roi pour l’organisation cultuelle,
ce qui ne peut avoir concerné tout le peuple. Le détail décisif est qu’il introduit
le calendrier dit des Jubilés, qui ignore le rythme lunaire, et dont l’année com-
mence en théorie le matin d’un mercredi d’équinoxe et de pleine lune, confor-
mément au récit du 4e jour de la Création (cf. RB 2013, p. 186-212). C’est aussi
le calendrier des esséniens, qui affirment que la division des temps a été cor-
rompue par Israël, c’est-à-dire en fait par le courant pharisien populaire. Certains
documents qualifient les esséniens de « fils de Sadoq », ce qui est un autre point
commun avec les sadducéens. Une tradition (CD 5:2-5) veut que le prêtre Sadoq
ait ouvert l’Arche d’Alliance devant David, lorsqu’il la transporta à Jérusalem,
et lui ait révélé la Loi, et à travers lui à tout Israël, car elle y était cachée depuis
la mort du grand prêtre Éléazar fils d’Aaron ; Josué et les Anciens avaient servi
la déesse Ashtoret (Astarté, cf. Jg 2,13). Il s’agit donc dans les deux cas d’un
retour à l’Écriture, supposée perdue depuis les temps anciens, mais les esséniens
ont pris une forme de vie grecque2.
Il est clair qu’un changement de calendrier a pour conséquence un déplace-
ment des fêtes, ce qui touche toute la population, surtout si on ne suit plus les
phases de la lune. À cet égard, il faut noter que Josèphe, lorsqu’il présente un
judaïsme unifié en CAp 2:179-183, prend soin de ne pas mentionner de calen-
drier ni de fêtes. Toutefois, lorsqu’il parle de la Pâque en paraphrasant l’Exode,
il indique que le rite de l’agneau, encore pratiqué de son temps à Rome, a lieu le
14 Xanthique, et il précise que ce mois est appelé Nissân par les Hébreux et
Pharmuthi par les Égyptiens. L’effet est subtil, car les deux premiers noms cor-
respondent au calendrier lunaire babylonien, avec un nom araméen et
l’équivalent grec en usage en Syrie séleucide, mais le troisième est de son temps
aligné sur le calendrier julien, qui était en vigueur en Égypte depuis la réforme
d’Auguste en -20 ; c’est le mois d’avril. La formulation de Josèphe ne peut heur-
ter que les initiés attentifs, capables de saisir qu’il ne s’agit plus d’aucun calen-
drier juif (AJ 2:311-313). Or, il y a de bonnes raisons de penser que Josèphe a
voulu restaurer un judaïsme de langue grecque centré sur Rome, au moment où
Gamaliel II en faisait autant en Judée avec l’hébreu et l’araméen, et posait les
fondements de ce qui allait devenir le judaïsme rabbinique (cf. RB 2001, 386-

1
Cf. Joseph SIEVERS, « Josephus, First Maccabees, Sparta, the Three Haireseis — and
Cicero », JSJ 32 (2001), 241-251.
2
Justin TAYLOR, Pythagoreans and Essenes. Structural Parallels (Coll. REJ, 32), Paris –
Louvain, Peeters, 2004.
RB (EN) Recension Klawans 8
421).
Le rapprochement que fait l’A. entre Ben Sira et les sadducéens est très inté-
ressant, car l’un des aspects de ce livre, rédigé en hébreu à Alexandrie, est de
promouvoir la bibliothèque sacrée3, que le grand prêtre Jonathan, vers -150, af-
firme avoir enfin reçue (1 M 12,9), ce qui étoffe sa légitimité. En effet, c’est à
cette époque qu’a eu lieu la séparation définitive entre Juifs et Samaritains, et il
est notable que ces derniers n’ont jamais connu que le Pentateuque. Cette cir-
constance donne d’ailleurs un contexte à deux singularités du Deutéronome :
d’une part, le « lieu choisi (ou : “à choisir”) par Yhwh pour faire résider son
nom » n’est pas nommé, ce qui suggère une discrète concurrence, soigneuse-
ment effacée au profit de Jérusalem par l’historiographie dite deutéronomique ;
d’autre part, le calendrier des fêtes est délibérément vague et strictement lié à
l’agriculture (Dt 16).
Quant aux séquelles de la ruine de 70, l’A. a raison de n’y voir aucun trau-
matisme théologique, d’autant plus que divers indices suggèrent que quelque
chose du Temple a continué à fonctionner : sans doute Josèphe signale-t-il un
arrêt des sacrifices le 17 Panémos 70, faute de personnel idoine (G 6:94) ; c’est
probablement une date romaine (août), transformée par la tradition rabbinique en
date lunaire (17 Tammuz, m.Taan 4:6), mais la question est de savoir ce qui
s’est passé ensuite, car les Romains, à toute fins utiles, avaient mis de nombreux
prêtres en résidence surveillée à Gophna, un peu au nord de Jérusalem (G 6:114-
118). Il est significatif que Josèphe arrête le récit des Antiquités aux prodromes
de la guerre, en 66. Vers 95, il parle de la licéité nécessaire du mariage des
prêtres, ce qui nécessite un collationnement des généalogies, pour éviter toute
mésalliance (CAp 1:31). Il explique qu’une copie de toutes les pièces d’état-civil
établies en diaspora est envoyée aux archives de Jérusalem, qui ont été restau-
rées après chaque guerre, d’Antiochus IV (-167), de Pompée (-63), de Varus à la
mort d’Hérode (-4), et dernièrement, c’est-à-dire après la guerre de 70 ; 25 ans
après, celle-ci n’est donc qu’une guerre de plus. Lorsqu’il décrit l’organisation
du culte, il en parle systématiquement au présent (AJ 3:224 s.). En CAp 2:193-
196, il rappelle, toujours au présent, qu’il y a un seul temple pour un seul Dieu,
et que les prêtres sont constamment occupés au service ; il signale même les sa-
crifices quotidiens offerts par les Juifs pour les empereurs et le peuple romain
(2:77-79). Clément de Rome, à la même époque, parle aussi au présent d’un seul
temple pour un seul Dieu. Plus tard, vers 150, Justin Martyr rappelle au juif Try-
phon que c’est depuis la guerre de Bar Kokhba en 132-135, et non depuis celle
de 70, que les sacrifices ne sont plus possibles à Jérusalem (Dial. 46:2). Effecti-
vement, c’est après 135 et l’expulsion des circoncis hors de Judée que le trauma-
tisme a été plus sensible.
Selon cette ligne, on peut préciser l’opinion de l’A., qui suggère que saddu-
céens et esséniens n’ont pas disparu brutalement en 70, mais qu’ils ont été ab-
sorbés par la tradition rabbinique, friande de controverses. Les anciens saddu-
céens sont vilipendés, mais leur perspective de tout ramener à l’Écriture en dis-

3
Cf. Philippe GUILLAUME, « New Light on the Nebiim from Alexandria : A Chrono-
graphy to Replace the Deuteronomistic History », Journal of Hebrew Scriptures 5 (2005), p.
169-215.
RB (EN) Recension Klawans 9
putant avec leurs maîtres est illustrée par la technique du midrash halakha au 2e
siècle, qui consiste à présenter les traditions orales sous forme de commentaire
ou même de conclusions extraites de la Tora, à travers une série de règles
d’interprétation subtiles, car l’écart est souvent considérable. Le grand champion
de cet exercice fut R. Aqiba, le maître incontesté de la fixation du système rab-
binique : il ne voulait pas qu’il y ait « deux Toras » (cf. b.Zeb. 13a).
Quant aux esséniens, ils ont laissé des traces identifiables : une couche pro-
fonde des traditions rabbiniques parle avec respect de confréries très exigeantes
ou haberim, et on a montré4 qu’elles sont identiques au groupe représenté par la
Règle de Communauté de Qumrân (1QS). Ces haberim ont laissé une trace par le
titre de Rabbi (cf. RB 2011, p. 123-129). Une autre trace d’allure essénienne est
le « baptême des prosélytes » : un nouveau converti soit d’abord être circoncis,
après un examen, puis recevoir ce baptême, après un deuxième examen de
même allure ; ce dédoublement est entièrement ignoré avant la Mishna, au 2e
siècle (cf. RB 2009, p. 82-110).
En résumé, l’étude de l’A., qui s’est attaché aux aspects théologiques, per-
met incidemment des clarifications légales sur les diverses écoles, non moins
qu’un fort contraste entre Babylone (pharisiens anciens) et Alexandrie (saddu-
céens et esséniens plus récents).

Jérusalem, octobre 2013. Étienne NODET.

4
Cf. Saul LIEBERMAN, « The Discipline in the So-Called Dead Sea Manual of Disci-
pline », JBL 71 (1952), p. 199-206, étude minutieuse souvent ignorée, et curieusement omise
par l’A.

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