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L’ÂGE DE LA TRADUCTION

Cahier VI

Antoine Berman

Belin | « Po&sie »

2007/4 N° 122-123 | pages 53 à 61


ISSN 0152-0032
ISBN 9782701147598
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Antoine Berman

L’Âge de la traduction
Cahier VI

Nous publions ici le cahier VI d’un commentaire intégral de La Tâche du traducteur de Walter Benjamin.
L’ouvrage paraîtra à l’automne sous le titre L’Âge de la traduction aux Presses Universitaires de Vincennes,
coll. « Intempestives ». (Texte établi par Isabelle Berman et Valentina Sommella.)

La pure langue : la langue même et en elle-même, telle est l’affirmation à laquelle


nous sommes parvenus. Chaque langue est portée par un « vouloir-dire » fondamental
dirigé sur cette pure langue. Elle veut-dire la pure langue, la langue même, mais elle ne
la dit pas.
La pure langue est le non-dit par excellence des langues « naturelles ».
Toutefois, ici, Benjamin affirme encore autre chose : c’est la totalité de ces vouloir-
dire qui donne la pure langue. Les langues naturelles s’excluent mutuellement, mais, à
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un autre niveau, s’additionnent, se « complètent », et lorsqu’elles se « complètent » de
la sorte, apparaît la pure langue.
Voilà pourquoi, évidemment, la traduction joue (peut jouer) un rôle central, parce
qu’à chaque fois, à partir de deux langues, elle crée une « langue unique ». C’est bien
ce qu’affirmait Benjamin dans sa lettre à Scholem, à propos des traductions de Hölderlin:
qu’en elles, grec et allemand passent dans une langue unique, née de l’égal « amour »
du traducteur pour les deux langues. Dans la terminologie de La Tâche du traducteur,
ces deux langues, loin de s’exclure, se sont « harmonisées ». Et dans cette harmonie se
présente, darstellt – sur le mode de présence et d’absence que nous avons commenté –
la pure langue.
Avouons-le : pour l’instant, ces propositions ne peuvent que rester obscures.
Reste obscur en quoi, dans la traduction, s’annonce la pure langue intransitive, incom-
municative et insignificative qui, pour Benjamin, est la langue même.

Les langues sont parentes en ce qu’elles veulent toutes dire la pure langue comme
leur essence la plus fondamentale. La traduction « atteste » cette parenté. La révèle.
Pourquoi, et comment ?
Assurément: dans la traduction, nous faisons simultanément l’épreuve de ce qui sépare
abyssalement les langues et de ce qui, non moins abyssalement, les unit.
Mais en quoi traduire atteste-t-il autre chose que la ressemblance repérable empiri-
quement ou rationnellement entre deux langues ? Certes, nous avons écarté cette pro-
position, courante dans la théorie traditionnelle de la traduction, qui présente la factibi-
lité de celle-ci comme la « preuve » de l’unité des langues et l’acte de traduire comme

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une « victoire » sur Babel. Cependant, on ne saurait affirmer que, chez Benjamin, la
même présupposition soit absente : que Babel – c’est-à-dire la multiplicité des langues
– soit un état de choses négatif que le mouvement de l’Histoire doit dépasser. Oui, cette
présupposition est commune à Benjamin et à la tradition, et la citation de Mallarmé,
plus loin, l’atteste. Disons-le rapidement : pour Mallarmé, la langue pure de la poésie
« rachète » le « défaut des langues » (leur multiplicité), pour Benjamin, la pure langue
issue de la traduction est la « résolution » (Lösung, Auflösung) de ce « défaut ». On peut
donc dire que la réflexion de Benjamin se meut dans le même élément que la théorie
traditionnelle, mais d’une manière qui la ré-interprète et, la ré-interprétant, l’ouvre sur
autre chose.
C’est ainsi que la multiplicité des langues apparaît comme fragment(ation). Chaque
langue est Bruchstück, fragment. En tant que tel, elle renvoie à un Tout, à une langue
« plus grande ». La totalité des fragments des langues (des langues-fragments) donne(rait)
la pure langue qui, elle, n’est plus fragmentaire. C’est là qu’apparaît chez Benjamin –
plus loin dans le texte – la métaphore (appliquée à la relation de la traduction et de l’ori-
ginal) de l’amphore ou du vase. Chaque langue est un fragment, une « pièce » de la
langue plus grande. Pris un à un, les fragments de ce grand « vase » de la langue sont,
bien entendu, dissemblables. Mais par nature, étant des fragments de ce « vase », ils peu-
vent se compléter jusqu’à (re) former celui-ci dans son intègre figure. Chercher, de frag-
ment à fragment de langue, une « ressemblance » est tout à fait vain dans cette optique,
mais par contre, chercher à les assembler pour (re) former la figure dont ils sont les frag-
ments ne l’est pas. Et telle va être la « tâche » de la traduction : travailler à cette « inté-
gration » des langues fragmentaires pour faire apparaître, sinon la plénitude intacte de
la langue plus grande, du moins l’ombre portée de celle-ci.
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Il faut donc repréciser notre concept de la pure langue : la pure langue est la langue
plus grande, la langue intacte faite de la réunion totalisante des fragments de langues
que sont les langues naturelles.
Que la multiplicité des langues soit pensée comme fragment(ation), c’est là quelque
chose de propre à Benjamin. Le pathos traditionnel du « fantôme de la multitude des
langues » est donc complètement transformé. On ne trouve pas ce pathos chez Benjamin.
On ne trouve même pas l’idée que cette multitude, en elle-même, est purement néga-
tive, idée qui conduit toujours à poser soit une langue particulière, soit une quelconque
langue artificielle comme l’horizon possible de son dépassement. La « pure langue » n’est
pas le dépassement autoritaire des langues naturelles : elle est la réunion de celles-ci au
sein d’un « langage plus grand », non un quelconque espéranto. Dans la première vision,
la traduction n’a pour rôle que de montrer l’unité des langues qui, un jour, disparaîtront
en tant que telles pour laisser la place à une langue unique – disons : l’anglais ou l’espé-
ranto. Une fois instaurée cette langue, toute traduction, bien sûr, serait superflue.
Dans la vision de Benjamin, c’est la traduction qui a pour tâche de faire mûrir la
langue même au sein des langues naturelles, et ce, en les unifiant sur le mode de la
réunion des fragments. Assurément, cela ne signifie pas que cette unification soit pure-
ment et simplement l’œuvre de la traduction. Non : ce mouvement réunifiant est plutôt
annoncé dans la traduction, et – on va le voir – de manière elle aussi fragmentaire. On
peut donc dire que, dans la traduction, nous trouvons des fragments de la langue non
fragmentaire. Reconstituer le grand vase brisé de la pure langue, à cela contribue – sur
un certain mode – la traduction. Telle est l’imposante métaphore que nous propose, de
la tâche du traducteur, Benjamin.

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Cette métaphore, nous aurons à la repenser, en elle-même, et dans son lien aux autres
métaphores qui prolifèrent dans La Tâche du traducteur à propos de la traduction. Nous
aurons à voir quelle figure globale dessinent ou tissent ces métaphores, et en quoi,
accessoirement, elles rompent avec toute une tradition de métaphores négatives sur la
traduction.

Revenons maintenant à notre paragraphe, et à une ambiguïté qu’il est impossible de


ne pas remarquer. Elle concerne la dimension et la nature du « vouloir-dire » (Meinen).
Fondamentalement, ce « vouloir-dire » est, en chaque langue, vouloir-dire de la pure
langue. Mais Benjamin, pour expliciter le fait que
(…) ergänzen diese Sprachen sich in ihren Intentionen selbst.
(…) ces langues se complètent dans leurs intentions mêmes 1.

énonce quelque chose de différent :


Dieses Gesetz, eines der grundlegenden der Sprachphilosophie, genau zu fassen, ist in der Intention
von Gemeinten die Art des Meinens zu unterscheiden.
Pour saisir exactement cette loi, l’une des lois fondamentales de la philosophie du lan-
gage, il faut distinguer dans l’intention le mode de visée du visé lui-même 2.

(Je reprends ici la traduction de Gandillac, pour rester dans la mouvance husserlienne
marquée par l’emploi d’Intention. Mais il ne faut pas oublier que cette « visée » est avant
tout un « vouloir-dire »).
In « Brot » und « pain » ist das Gemeinte zwar dasselbe, die Art, es zu meinen, dagegen nicht.
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Dans « Brot » et « pain » le visé est certes le même, mais le mode de visée, par contre,
ne l’est pas 3.

Benjamin présente là un exemple concret, ce qui est chez lui assez rare.
Les deux modes de visée implicites dans « pain » et « Brot » s’excluent et, pour un
Allemand et un Français, ne sont nullement interchangeables. Mais ce qu’ils visent,
c’est le même signifié, le même référent. Si la remarque de Benjamin en restait là, elle
ne ferait que formuler dans un langage phénoménologique ce que la linguistique énonce
du rapport signifiant, signifié et référent. Or, ceci est un plan entièrement étranger à
Benjamin. Car cela concerne la façon dont une langue signifie la réalité. Plus encore :
la nature « intentionnelle » du langage (sa nature, en fait, de signe) est ce que Benjamin
ne cesse de repousser.
Cependant cet exemple concret renvoie bel et bien à ce plan, celui de l’intentionna-
lité ou de la référentialité du langage. Et de manière d’autant plus ambiguë que, natu-
rellement, on peut objecter – avec Humboldt – que non seulement le mode de visée de
chaque langue diffère mais, avec lui, ce qui est visé. Assurément – prenons un autre
exemple –, on peut dire que « porte », « puerta » et « Tür » sont trois modes de viser le
même visé, le même « réel ». Mais si cela mène à dire que, pour tous les « mots », ce qui
distingue une langue d’une autre, c’est qu’il y ait des signifiants différents pour les

1. [Trad. A. B.],
2. [Trad. A. B.].
3. [Trad. A. B.].

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mêmes signifiés, il est évident qu’il n’en va pas ainsi, que c’est une proposition fonda-
mentalement discutable et qui ne vaut que pour certains plans désignatifs limités. La
distinction du mode de visée et du visé est, dans une certaine mesure, artificielle, et
Benjamin le dit plus loin (paragraphe dix) :
Treue in der Übersetzung des einzelnen Wortes kann fast nie den Sinn voll wiedergeben, den es im
Original hat. Denn dieser erschöpft sich nach seiner dichterischen Bedeutung fürs Original nicht in
dem Gemeinten, sondern gewinnt diese gerade dadurch, wie das Gemeinte an die Art des Meinens
in dem bestimmten Worte gebunden ist. Man pflegt dies in der Formel auszudrücken, daß die Worte
einen Gefühlston mit sich führen.
La fidélité dans la traduction du mot isolé ne peut presque jamais rendre pleinement
le sens qu’il a dans l’original. Car celui-ci ne s’épuise pas dans sa signification litté-
raire pour l’original dans ce qui est visé, mais acquiert justement cette signification
du fait que le visé est lié au mode de visée dans le mot déterminé. On a coutume
d’exprimer cela dans la formule selon laquelle les mots portent avec eux une tonalité
affective 4.

Ainsi donc, la distinction du mode de visée et du visé est aléatoire sur le plan même
où Benjamin la formule – un plan linguistique. Ce plan-là n’a rien à voir, apparemment,
avec le fait que ce que vise chaque langue singulière, c’est la pure langue, la langue sans
visée.
Il y a lieu alors de distinguer, au sein d’une langue, deux visées : en tant que tout (que
tout fragmentaire) la langue naturelle vise la pure langue. Mais, dans ses « éléments par-
ticuliers » – Benjamin énumère les mots, les propositions, les « corrélations de langues
étrangères » (les ensembles syntaxiques plus grands) – la visée signifie simplement la
visée de signifiés (de référents) déterminés. C’est dans ce mode unique, à chaque fois,
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de viser les signifiés et, en dernière analyse, le réel, que se cache l’autre visée, celle de
la pure langue, où une telle visée n’existe(rait) plus.
Benjamin cherche donc – assez maladroitement – à penser ensemble ces deux plans.
Während dergestalt die Art des Meinens in diesen beiden Wörtern einander widerstrebt, ergänzt sie
sich in den beiden Sprachen, denen sie entstammen. Und zwar ergänzt sich in ihnen die Art des
Meinens zum Gemeinten. Bei den einzelnen, den unergänzten Sprachen nämlich ist ihr Gemeintes
niemals in relativer Selbständigkeit anzutreffen, wie bei den einzelnen Wörtern oder Sätzen, son-
dern vielmehr in stetem Wandel begriffen, bis es aus der Harmonie all jener Arten des Meinens als
die reine Sprache herauszutreten vermag.
Tandis que de la sorte le mode de visée est en opposition dans ces deux mots, il se
complète dans les deux langues dont ils proviennent. Et certes se complète en elle le
mode de visée du visé. Dans les langues prises une à une et incomplétées, en effet, le
visé ne peut jamais être atteint dans une relative autonomie, comme dans les mots ou
les propositions particulières, mais il est plutôt pris dans un changement continuel,
jusqu’à ce qu’il puisse surgir [hervortreten] de l’harmonie de tous ces modes de visée
comme la pure langue 5.

Ce qui se manifeste dans les mots, dans les propositions prises isolément, c’est donc
la pure différence des modes de visée. Mais dans chaque langue prise comme un tout,
le mode de visée n’exclut pas les autres modes de visée des autres langues : bien plutôt
est-il « complété » par ces autres modes.

4. [Trad. A. B.].
5. [Trad. A. B.].

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Assurément, les deux niveaux sont plus amalgamés, que pensés ensemble.
Que le mode de visée d’une langue se complète au niveau du tout d’une langue, c’est
là pour Benjamin plus qu’un principe fondamental de la philosophie du langage, une
conviction métaphysique brute. Et même, on va le voir : une conviction religieuse (mais
ce terme reste à penser). Cette conviction, répétons-le, c’est que chaque langue, loin
d’être simplement un système clos de visées intentionnelles de la réalité, est un frag-
ment d’une « langue plus grande ». Si des fragments peuvent se compléter, et n’acquiè-
rent même leur véritable signification que s’ils se complètent, des systèmes linguistiques
clos ne se complètent nullement : ils ne font que présenter, comme des monades, un type
de visée du réel, ad infinitum.
La pure langue surgit de l’« harmonie » de tous les modes de visée, et cette harmo-
nie se produit par un processus d’harmonisation, d’Auflösung : aussi longtemps que cette
harmonisation ne s’est pas produite, la pure langue, la véritable « visée » de la visée de
chaque langue, reste « cachée » [verborgen] dans les langues naturelles.
On pourrait dire : chaque langue est un unique mode de visée référentiel qui porte en
lui, cachée, une autre visée, celle de la langue qui, elle, n’aurait plus une telle visée réfé-
rentielle. Cette dernière n’est pas une donnée immuable : bien au contraire, elle est en
« continuel changement », mais encore une fois, ce changement – en tant que mouve-
ment de vie – n’est pas une simple diachronie, ni même un simple processus de « renou-
vellement » : il est mûrissement, croissance [Wachstum]. Et ce qui, dans chaque langue,
mûrit et ne cesse de mûrir, c’est la pure langue. De nouveau, nous sommes confrontés
à une conviction fondamentale.
Wenn aber diese derart bis ans messianische Ende ihrer Geschichte wachsen, so ist es die Überset-
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zung, welche am ewigen Fortleben der Werke und am unendlichen Aufleben der Sprachen sich
entzündet, immer von neuem die Probe auf jenes heilige Wachstum der Sprachen zu machen (…)
Mais lorsque, de la sorte, elles [les langues] croissent jusqu’au terme messianique de
leur histoire, c’est à la traduction, qui s’enflamme de l’éternelle vie continuée des
œuvres [Fortleben der Werke] et de l’infinie renaissance [Aufleben] des langues, qu’il
appartient toujours à nouveau de faire l’épreuve de cette sainte croissance des langues
(…) 6

Lignes essentielles.
La traduction s’enflamme (entzündet) du Fortleben des œuvres et de l’Aufleben des
langues 7. Cette vie sans cesse renaissante des langues se manifeste d’abord dans le
Fortleben des œuvres. Plus précisément, ce Fortleben et cet Aufleben sont indiscer-
nables, entremêlés. Et cependant – nous y reviendrons – vie de l’œuvre et vie des langues
ne sont pas identiques. La difficulté de penser l’essence de la traduction tient à ceci,
qu’elle est confrontée, qu’elle fait l’épreuve à la fois du Fortleben des œuvres et de
l’Aufleben des langues. Cependant, cet Aufleben est une croissance, Wachstum. Et celle-
ci, dit Benjamin, est heilig, sainte ou sacrée.
Heilig, voilà un adjectif qui, certes, appartient d’abord à la sphère du religieux tra-
ditionnel. Mais voilà encore, l’un des termes fondamentaux de la poésie de Hölderlin.
Das Heilige sei mein Wort
Le Sacré soit ma parole

6. [Trad. A. B.].
7. Aufleben : renaître à la vie, se réanimer, revivre, s’épanouir.

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chante Hölderlin dans un Hymne 8. Dans la « sainte » croissance des langues mûrit la
« pure » langue. Tout ce qui est « pur » (rein) est aussi « sacré » (heilig). Chez Hölderlin,
le nexus du « pur » et du « sacré » est patent, est à rapporter à quelque chose qui a trait
au « religieux ». Et de religion, il va être question tout de suite.
La traduction fait l’épreuve – ou met à l’épreuve – la « sainte » croissance des langues.
En elle se mesure
(…) wie weit ihr Verborgenes von der Offenbarung entfernt sei, wie gegenwärtig es im Wissen um
diese Entfernung werden mag.
(…) combien ce qu’elle cache est éloigné de la révélation, comment elle peut devenir
présente [la croissance] dans le savoir de cette distance 9.

Ces lignes ne peuvent s’éclairer que plus loin. Ceci est sûr : dans la mesure où la tra-
duction est épreuve et mise à l’épreuve de l’Aufleben des langues (et non plus seule-
ment du Fortleben des œuvres), elle porte en elle un savoir : celui de la proximité (de
la venue) et de l’éloignement de la pure langue qui mûrit dans les langues. Sur quel
mode ? Cela reste à voir.
Damit ist allerdings zugestanden, daß alle Übersetzung nur eine irgendwie vorläufige Art ist, sich
mit der Fremdheit der Sprachen auseinanderzusetzen. Eine andere als zeitliche und vorläufige
Lösung dieser Fremdheit, eine augenblickliche und endgültige, bleibt den Menschen versagt oder ist
jedenfalls unmittelbar nicht anzustreben. Mittelbar aber ist es das Wachstum der Religionen, welches
in den Sprachen den verhüllten Samen einer höhern reift.
C’est là concéder que toute traduction n’est qu’un mode relativement provisoire de
s’expliquer [auseinandersetzen] avec l’étrangeté des langues. Une solution de cette
étrangeté qui soit autre que temporelle et provisoire, instantanée et définitive, voilà qui
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est refusé à l’homme ou, du moins, vers quoi il ne peut tendre immédiatement. Mais
médiatement, c’est la croissance des religions qui fait mûrir dans les langues la semence
voilée d’une langue plus haute10.

Nous laissons non commentées, pour l’instant, les deux premières phrases, qui énon-
cent ceci : que la traduction n’abolit pas l’étrangeté des langues entre elles ; que l’homme
ne peut abolir, par lui-même, c’est-à-dire sans « médiation », cette étrangeté.
Ce qui est important, c’est que la « sainte » croissance des langues qui s’attesterait
dans la traduction est, elle, médiatisée par une autre croissance, celle des « religions ».
Et assurément l’on pénètre là dans le cœur même des convictions de Benjamin, celles
qui, parce qu’elles constituaient ce cœur, n’ont jamais été développées par lui.
« Religion » signifie ici évidemment : religion révélée, qu’il s’agisse du christianisme,
du judaïsme ou de l’islam. Pour les religions révélées, le langage humain connaît une
« mutation » décisive, car la révélation s’accomplit, justement, dans le langage humain.
Dès lors, le destin de celui-ci est lié au devenir de la religion. Même la croissance des
langues n’est « sainte » que pour autant qu’elle est liée à la croissance des religions : sans
quoi, elle n’est que pur changement.
Cependant, nous allons renverser la proposition, et dire : la croissance des religions
est liée à celle de cette langue plus haute dont elles médiatisent la germination voilée.
Et à son tour, cela passe par la traduction. La vie de la « religion » est si intimement liée

8. Hölderlin, « Wie wenn am Feiertage… », Inter-Verlag, Frankfurt am Main, 1965, p. 315.


9. [Trad. A. B.].
10. [Trad. A. B.].

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à la traduction qu’on ne peut la concevoir sans elle, et la vie de la traduction est si inti-
mement liée à celle de la religion que toutes les « grandes » traductions ont un fonde-
ment religieux. Disant cela, assurément, nous nous référons à la Bible, mais aussi bien,
quoique de manière différente, au Coran. L’acte de traduire les textes sacrés est un acte
fondamental et, pour ces textes, il y va de leur être. Car ces deux éléments que nous
avons évoqués, le désir de la traduction, et le refus de la traduction, s’ils sont propres à
toute œuvre, ne se manifestent nulle part plus absolument que pour les textes sacrés. Il
importe peu que nous soyons liés religieusement ou non à ces textes. Sacrés, ils le res-
tent même si nous n’y « croyons » pas. Et en tant que sacrés, ils veulent être et ne pas
être traduits. Si nous reprenons la métaphore du « vase », nous pouvons dire que la langue
est ce « vase » qui accueille la parole de la Révélation. Ce vase, d’un côté, est trop « petit »
pour contenir à lui seul cette parole qui, pour être « contenue », a besoin de la totalité
des langues, car seule cette totalité (idéalement infinie) peut accueillir son infinité. La
parole de la révélation ne peut absolument pas habiter une seule langue, et c’est pour-
quoi elle doit être traduite : ainsi réalisera-t-elle extensivement son infinité. La parole
de la révélation doit être poly-traduite et poly-retraduite afin de se déployer. Et dans
cette interminable poly-retraduction la langue ne cesse – chaque langue ne cesse – de
mûrir et d’accéder à un niveau plus « haut ».
Pour chaque langue naturelle, la traduction du texte sacré est l’initiation qui la trans-
forme en réceptacle de la parole de la révélation. Certes, cette transformation n’est
jamais achevée puisque la traduction n’a, par ailleurs, pas la possibilité d’établir défi-
nitivement la parole de la révélation dans une langue. C’est pourquoi, de toutes les
œuvres, celle qui ne cesse d’être retraduite, c’est la Bible. C’est la seule à l’être autant,
comme c’est la seule à l’être (idéalement) dans toutes les langues de la Terre. On ne
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peut pas distinguer, ici, croissance des religions, croissance des langues et croissance
(renouveau indéfini) des traductions. La traduction est tellement la sanction de la crois-
sance des langues que Louis-Lazare Zamenhof, le créateur de l’espéranto, n’eut rien de
plus pressé que de traduire la Bible dans cette nouvelle langue. Pour qui ? Peu impor-
tait. Pourquoi ? Pour que l’espéranto accède à un niveau de langue plus « haut ». Mais
le texte sacré est aussi celui qui refuse le plus la traduction. Car le lien qui s’est instauré
d’une langue à la parole de la Révélation est strictement intouchable et unique.
Le texte sacré est donc paradoxalement au plus haut point traduisible – de lui, en fait,
émane l’injonction à la traduction – et au plus haut point intraduisible. Ainsi, autour de
la Bible et du Coran, deux Commandements également valides s’affrontent :

Tu traduiras
Tu ne traduiras point

Mais la langue plus haute croît et mûrit également dans les deux cas, si ce n’est que
deux formes de mûrissement s’offrent en résolution de ce conflit : le mûrissement par
la traduction, le mûrissement dans la vénération de la lettre, de la langue unique qui a
été consacrée vase de la Parole de la Révélation. Dans un cas, la langue mûrit par la
traduction, la re- et poly-traduction (voie chrétienne), dans l’autre, par le commentaire
qui a la même essence infinie que la traduction, intensive au lieu d’être extensive (tra-
dition judaïque). Dans les deux cas, la langue mûrit et se hausse lentement vers son
essentialité. Voilà pourquoi traduction et commentaire sont la vie de l’arbre du texte
sacré.

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Nous connaissons mal ces corrélations, mais ceci est sûr : toutes les grandes traduc-
tions occidentales ont un fondement religieux, sont œuvre religieuse, et cela va bien au-
delà des traductions de la Bible. Les traductions de Pindare et de Sophocle par Hölderlin
sont religieuses. Comme la traduction du Paradis Perdu de Milton par Chateaubriand,
ou celle de Baudelaire par George. Religion, ici, est à prendre dans un sens très large,
comme tout ce qui a rapport au lien de l’homme à la totalité du monde. Dans la mesure
où toute grande œuvre, sacrée ou profane, manifeste et, à la fois, instaure ce lien, dans
la mesure où toute grande œuvre est « religieuse », l’acte de sa traduction l’est aussi. De
cela garde trace, aussi usé qu’il soit, le concept de fidélité.
Pour une réflexion occidentale sur la traduction et pour penser ce lien du « religieux »
et de la traduction que Benjamin n’énonçait que sur le mode de la conviction pressen-
tante, il y aura toujours deux pôles nécessaires (l’Allemagne classique le savait bien, et
Gœthe au premier chef) : la traduction des Grecs (poésie, théâtre11 et philosophie), la
traduction de la Bible. Même quand nous traduisons apparemment tout autre chose –
des romanciers latino-américains, Freud, un poète japonais ou chinois – nous ne pou-
vons pas oublier, ou laisser de côté, que la traduction pour nous dans son sens, sa fina-
lité, s’est décidée dans l’acte de traduire et la Bible, et les Grecs.
Une chose unit tous les grands textes sacrés – ceux des Prophètes, des Évangélistes
ou des Tragiques, et c’est la poéticité. L’œuvre n’est religieuse que pour autant qu’elle
est poétique. Dans sa poéticité apparemment la plus profane, il y a la religiosité. Une
telle poéticité ne s’oppose pas à la prose. Au contraire, l’une des lois de la plus pro-
fonde poésie, de la poésie la plus « sacrée », c’est – Benjamin ne s’est pas lassé de le
répéter – son prosaïsme. Je renvoie ici à ce que Pasternak dit de la « tension traductive »
de la prose12.
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C’est à partir de toutes ces « corrélations » – encore inexplorées – que nous relisons
la phrase de Benjamin :
Mittelbar aber ist es das Wachstum der Religionen, welches in den Sprachen den verhüllten
Samen einer höhern reift.
Mais médiatement c’est la croissance des religions qui fait mûrir dans les langues la
semence voilée d’une langue plus haute.

Cette croissance des religions n’est autre, pour nous, que la croissance de la Parole
Révélée dans les langues via la traduction ou la non-traduction (le commentaire). La
croissance des religions ne peut être que le Fortleben du texte sacré qui est à leur fon-
dement et, par et dans ce Fortleben, l’Aufleben des langues.
Commentaire (non-traduction) et traduction sont religieux par essence. Cela ne veut
pas dire que le traducteur ait des quelconques convictions religieuses de type dogma-
tique et orthodoxe, mais que dans sa tâche, il est aux prises avec la lettre de l’œuvre.
Dans la traduction de la lettre de l’œuvre sacrée, sa propre langue subit une mutation
décisive qui l’emporte au-delà d’elle-même, avec un point de non-retour à ce qu’elle
était avant. Dans la vie d’une langue, la traduction du texte « sacré » étranger marque

11. Mais surtout le théâtre.


12. « Qu’est-ce que la poésie (…) ? La poésie, c’est la prose (…), la prose elle même, la voix de la prose, la prose en acte
et non en paraphrase littéraire (…). C’est justement cela, c’est à dire, la prose pure dans sa tension originelle, qu’est la poé-
sie. » in Pasternak, Œuvres, trad. C. Perrel, p. 1553. Armand Robin propose une variante importante pour la fin du passage :
« (…) la prose pure dans sa tension traductive, voilà ce qu’est la poésie », cité in Alain Bourdon, Armand Robin ou La pas-
sion du verbe, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », Paris, 1981, p. 71.

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une césure. Cela veut dire : la langue traduisante devient religieuse. Ou encore : la lettre
étrangère réceptacle du « sacré » s’imprime en elle, la marque de son empreinte. Par la
traduction, elle devient « vase » et « réceptacle » d’une « parole » qui est à la fois toute
entière contenue dans sa langue d’origine et ne cesse de vouloir en déborder.
Il faudrait parvenir à penser assez précisément le concept de « religiosité » pour pou-
voir y inclure des œuvres comme celles de Kafka, Broch, Proust, Rilke, George, Freud
ou Guimarães Rosa, ou Tolstoï et Dostoïevski, ou Racine, Diderot, Rousseau13, Gœthe,
etc. Si nous y parvenions, nous arriverions à cette conclusion que traduire, traduire de
grandes œuvres, est toujours acte religieux14 où nous amenons la langue à mûrir. Pas
seulement à s’élargir, s’enrichir, s’affiner (catégories profanes), mais à pénétrer plus
avant dans le secret de sa vie propre, et de sa vie orale la plus profonde. Que par cet
acte d’écriture total qu’est traduire, la langue mûrisse dans son oralité, épanouisse sa
vérité orale, au-delà de ce que peut faire l’oralité réduite à sa vie naturelle – qui est pur
écoulement –, c’est ce qu’on pressent à lire les grands textes du XVIe siècle français, de
Rabelais à Montaigne. N’oublions pas que ces œuvres n’ont été possibles que traver-
sées de traductions.
Nous pressentirions que plus une langue – par l’écriture, par la traduction – s’approche
de sa vérité orale, plus elle s’approche de ce que Benjamin appelle la « pure langue ».
Et que ceci – rapprocher une langue de sa vérité orale – est l’essence religieuse de la
traduction. Car l’oralité – nous terminons là-dessus – est toujours religieuse, et le grand
texte « religieux » toujours oral.
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13. Pour Hölderlin, penser Rousseau religieusement était naturel.


14. Et cet acte traductif religieux, singulièrement, s’accomplit sur trois langues, et non deux. Dans la traduction essen-
tielle, le passage d’une langue à une autre est médiatisé par une troisième. [Cf. Antoine Berman, Pour une critique des tra-
ductions : John Donne, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », Paris, déc. 1994, p. 198-214].

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