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CHAPITRE 3
Sommaire
À long terme, tous les secteurs de l’économie tirent profit d’un environnement
macroéconomique caractérisé par une stabilité relative des prix et propice à l’épargne,
aux investissements et aux opportunités de commerce extérieur. À ce jour cependant,
rares sont les économies en développement et en transition qui ont atteint ce type de
configuration macroéconomique optimale et les voies empruntées pour y parvenir
42 Problèmes généraux de la politique agricole
diffèrent selon les pays. Il est donc important de s'interroger sur les conséquences de
différentes stratégies macroéconomiques pour l'agriculture.
Ensuite, il apparaît clairement que les fonds publics injectés dans le secteur ont
rarement réussi à atteindre leurs objectifs. Souvent, ils ne ciblaient pas les groupes les
plus pauvres des zones rurales et le stimulus à la production était faible eu égard au
volume des dépenses consenties. Un exemple courant est celui du crédit subventionné,
dont le faible taux de remboursement nécessite des subventions supplémentaires pour
maintenir un même niveau de prêts, et qui est utilisé en partie à des fins non-agricoles.
Autre cas typique, le coût des silos à grains appartenant à l’État, dont la capacité est
souvent faiblement utilisée, se traduit par un rendement faible ou négatif des fonds
investis.
l’industrie agro-alimentaire souhaite des prix plus bas pour ses matières premières, et
l’agriculture des prix plus élevés pour sa production. Cette tension ne disparaîtra jamais,
mais certaines catégories de politiques améliorent la rentabilité des deux secteurs à la
fois.
Certains ont avancé à l'occasion qu’une réduction des prix réels agricoles est
salutaire, car cela est supposé inciter à une amélioration de la productivité du secteur.
Il est vrai que la politique devrait encourager les augmentations de productivité parce
que, à long terme, le niveau de vie des familles d’exploitants dépend fortement de la
productivité agricole. Néanmoins, dans les pays où les rendements et la productivité
économique totale de l'agriculture sont bas, on constate souvent que les marges
bénéficiaires agricoles sont déjà très faibles, ce qui empêche les producteurs de faire les
investissements nécessaires à l'augmentation de la productivité – et, les agriculteurs ne
peuvent pas non plus compter sur des prêts bancaires si la rentabilité est faible.
L’argument consistant à dire qu’il faut serrer la vis économique sur l’agriculture
présente deux failles: d’abord, s’il est bénéfique de diminuer les prix réels et la
rentabilité, pourquoi ne pas appliquer la même politique à d’autres secteurs, tels que les
services bancaires, l’assurance, la publicité, les services juridiques, etc.? Ensuite, si la
baisse des prix réels constitue un remède efficace pour le secteur, où se situe la frontière
entre une posologie adaptée et une surdose susceptible de tuer le patient? Est-ce une
baisse des prix réels de 25, de 50, de 80 pour cent ou d’un autre ordre de grandeur?
Le fait qu'en aucun pays, il n’ait encore été répondu à ces questions, révèle le manque
de fondement de cet argument.
Comme le dit Christopher Adam, «un marché disputable est un marché où toutes
les entreprises sont exposées en permanence à la concurrence réelle ou potentielle de
producteurs plus efficaces qui peuvent facilement y pénétrer, proposer des prix
inférieurs à ceux des entreprises en place et gagner des parts de marché. La menace de
cette concurrence qui fait baisser les bénéfices pousse donc toutes les entreprises du
marché à améliorer leur efficacité opérationnelle»1. Tel est le mécanisme par lequel la
concurrence fait baisser les prix, et il faut noter que l’entrée de nouveaux producteurs
est beaucoup plus facile dans l'agriculture que dans d’autres secteurs.
Cependant, la baisse des prix réels imposée au secteur de l’extérieur (par une
politique) et non par le jeu de la concurrence n’apporte pas la base technologique
d'une production à moindre coût et son mode de réduction des coûts diffère donc de
celui d'un marché concurrentiel. En fait, la baisse des prix rend plus difficile l’adoption
d’améliorations technologiques, puisqu’elle diminue la capacité des producteurs à les
financer. Il est vrai que, pour ne pas sombrer, certaines entreprises parviennent à
innover dans le cadre d’une réduction de prix imposée de l’extérieur, mais l'innovation
peut naître, et naît même plus souvent, du jeu normal de la concurrence dans le secteur,
sans baisse imposée des prix. De plus, la chute des prix réels provoquée de l’extérieur
risque d'entraîner la faillite d'entreprises qui avaient les moyens de survivre. Lorsque la
plupart des «entreprises» sont en fait des ménages ruraux à faibles revenus, l’équivalent
de la faillite est un appauvrissement aggravé.
1
Christopher Adam, Privatization and Structural Adjustment in Africa, chapitre 9, dans Negotiating
Structural Adjustment in Africa, Heinemann, Portsmouth, New Hampshire, 1994, p. 139.
Politiques de développement agricole: concepts et expériences 45
qu’il leur inflige. Par exemple, une pratique très répandue de ce type de subvention est
l’émission pour les bateaux de pêche de licences dont le prix n’est pas suffisamment
élevé pour empêcher la sur-pêche; elles sont parfois attribuées gratuitement, ou même
elles n’existent pas. Le sous-paiement de ce type de licence constitue également une
subvention, car cela conduit à sous-estimer les véritables coûts à long terme d'une pêche
durable.
Les avantages que les subventions implicites confèrent aux producteurs sont
parfois appelés des rentes économiques. Pour les économistes, les rentes sont des flux
de revenus qui dérivent du simple fait de posséder un actif, et sont supérieurs aux
revenus normaux du travail et de l’entrepreneur que cet actif génèrerait sur un marché
concurrentiel. Un exemple courant en est la licence d’une station de radio ou de
télévision, ou encore la licence d’un débit de boissons alcoolisées. L'offre de ces deux
types de licences étant restreinte par rapport à la demande potentielle, leurs propriétaires
peuvent capturer des profits de monopole ou d’oligopole.
Compte tenu du rôle central des dépenses publiques dans l’agriculture et du fait
que nombre d’entre elles constituent des subventions, il vaut la peine d’élaborer des
critères pour décider des situations où elles se justifient. L’une des justifications des
subventions les plus répandues est la pauvreté des bénéficiaires. Cependant, avant de
fonder les programmes et les politiques du secteur sur cet argument, il faut se demander
si les subventions ont bien pour cible les ménages pauvres. En principe, on fait des
efforts considérables pour que l’assistance alimentaire directe s’adresse aux ménages
pauvres, mais les programmes agricoles eux-mêmes exercent une incidence
étonnamment régressive sur les groupes de revenus, comme l’illustre l’encadré
ci-dessous concernant le Honduras.
rendront donc sur leur exploitation au moment opportun et consacreront tout le temps
nécessaire à leur prodiguer des conseils techniques.
La leçon de ces expériences est qu’en pratique, il est très difficile que les
programmes agricoles généraux aient comme cible effective les agriculteurs pauvres,
sans que des mesures spéciales soient prises à cet effet.
Pour examiner les arguments pour et contre les subventions, il faut commencer
par se rappeler un résultat élémentaire de la théorie économique: les interventions qui
affectent les prix du marché (produits ou intrants) entraînent invariablement une perte
de bien-être économique. Si les producteurs et les consommateurs y trouvent
éventuellement leur compte, la perte pour la société est plus grande que la somme des
gains. C’est ce que l’on appelle la «perte en équilibre statique». Les effets pratiques de
ce principe abstrait sont d'entraîner la chute des taux de croissance économique, parce
que les ressources ne sont plus affectées à leurs usages les plus efficaces. Comme il
existe des arguments pratiques plus convaincants pour et contre les subventions,
l’argument théorique ne sera pas traité davantage dans le présent contexte, mais il est
bon de le garder à l’esprit car il possède lui aussi une pertinence empirique.
Les principaux arguments contre l’usage des subventions publiques sont les
suivants:
• Les subventions tendent à aller aux branches d’activité les moins compétitives, car
il s’agit en général de celles qui pressent le plus le gouvernement pour obtenir des
faveurs. Elles sont rarement allouées aux branches d’activité et aux produits qui ont
un avantage comparatif. Par conséquent, au fil du temps les subventions tendent à
déplacer l’allocation des ressources productives vers les branches d’activité les
moins compétitives, ce qui porte préjudice aux perspectives de croissance à long
terme du pays.
• Une fois mise en place, une subvention est difficile à éliminer. Intérêts
économiques et politiques se mobilisent pour la défendre, et son coût risque de
peser sur le gouvernement pendant de nombreuses années, parfois de plus en plus
lourdement2.
• Le coût budgétaire des subventions alourdit la charge fiscale ou réduit les dépenses
du gouvernement dans un autre domaine. À une époque de durcissement de la
rigueur budgétaire dans le monde entier, ce point acquiert une importance capitale.
• L’existence de subventions tend à maintenir en activité les producteurs à coûts
élevés et à masquer la nécessité d’améliorations de la productivité (réduction des
coûts), ce qui contribue à rendre l’économie moins compétitive sur le plan
2
«L’étude de l’histoire des politiques agricoles montre que de nombreuses politiques agricoles
génératrices de distorsion, observées dans les pays de l’OCDE, ont été mises en œuvre à l’origine comme
des ‘mesures temporaires’ pour surmonter un problème spécifique (et limité dans le temps). Une chose
que nous avons apprise, c’est que les programmes agricoles tendent à créer leur propre clientèle et à se
pérenniser, parce que, pour des raisons d’économie politique, ils sont très difficiles à supprimer une fois
mis en œuvre». Extrait de: Johan F.M. Swinnen et Hamish R. Gow, Agricultural credit problems and
policies during the transition to a market economy in Central and Eastern Europe, Food Policy, vol. 24,
n° 1, février 1999, pages 44-45, avec l’autorisation de Elsevier.
48 Problèmes généraux de la politique agricole
• Le rôle des subventions dans la lutte contre la pauvreté est reconnu de manière
quasi unanime. Les questions importantes en la matière sont: a) comment bien
cibler ce type de programmes sur les pauvres; et b) comment aider les pauvres à
accroître leur propre capacité d’améliorer leur condition économique future, et non
3
Cet effet a été confirmé récemment dans le cas de l’Égypte: «Pratiquement tous les ménages égyptiens
bénéficient de pain subventionné vendu à prix fixe et en quantités illimitées… Près de 70 pour cent de la
population reçoivent des quotas mensuels d’huile de cuisine et de sucre sur présentation de cartes de
rationnement… En pratique, on ne constate pas de corrélation forte entre le revenu des ménages et l’accès
aux subventions par le biais du système de cartes de rationnement...» Extrait de: Hans Löfgren et Moataz
El-Said, Food subsidies in Egypt: reform options, distribution and welfare, Food Policy, vol. 26, n° 1,
février 2001, p. 67, avec l’autorisation de Elsevier.
4
Ceci a été observé en Colombie en 2002: l’espoir déçu d’obtenir accès au programme ‘Incitation à la
compétitivité rurale’ – qui aurait pu représenter une réduction de 40 pour cent du coût des
investissements – a provoqué le report d’une décision d’investir dans un projet majeur d’irrigation, dont
le financement avait été garanti par les instruments financiers de la Bourse nationale des produits
agricoles (Bolsa Nacional Agropecuaria).
Politiques de développement agricole: concepts et expériences 49
5
Voir, par exemple, Karla Hoff et Joseph Stiglitz, Introduction: Imperfect Information and Rural Credit
Markets – Puzzles and Policy Perspectives, dans The World Bank Economic Review, vol. 4, n° 3,
septembre 1990, pages 235-250.
50 Problèmes généraux de la politique agricole
Ces listes des avantages et des inconvénients des subventions ne font pas
nécessairement le tour du sujet, mais avant d’y ajouter d’autres arguments, il conviendra
de les étudier attentivement. Dans la plupart des situations où il faut prendre des
décisions pratiques, la consultation des listes ci-dessus devrait aider à clarifier les pour
et les contre de la subvention envisagée.
On peut interpréter les listes pour élaborer des consignes applicables à des cas
spécifiques. Par exemple, il faut éviter de subventionner une culture ou une industrie
agro-alimentaire particulière, afin de ne pas générer les problèmes soulignés dans les
premier, second, quatrième et cinquième arguments défavorables aux subventions.
La seule exception éventuelle est une subvention de transition visant à faciliter la
privatisation d’une industrie agro-alimentaire (selon le 3e argument favorable aux
subventions), surtout lorsqu’un grand nombre d’agriculteurs deviennent actionnaires
d’une entité privatisée.
D’un autre côté, les subventions visant à lutter contre la pauvreté n’ont pas à être
sans restrictions. Elles peuvent prendre la forme d’un partage du coût des services
améliorant la productivité des petits exploitants. Par exemple, divers pays se montrent
de plus en plus favorables à l’émission de bons ou d’autres formes de subventions aux
agriculteurs pauvres pour l’achat de services de vulgarisation privés, dont les
agriculteurs plus fortunés paient la totalité.
En principe, les arguments ci-dessus sont pris en compte dans les propositions
de politiques ou de programmes, mais un autre type de raisonnement s’applique au
secteur dans son ensemble. Si l’agriculture présente bien les spécificités avancées au
chapitre 2, en particulier concernant les effets irréversibles de son déclin sur le marché
de la main d’œuvre et les coûts sociétaux élevés d’un exode rural massif, réfléchir à une
politique de soutien généralisé du secteur se justifie pleinement. De fait, presque toutes
les économies industrialisées subventionnent leurs secteurs agricoles, généreusement
pour nombre d’entre elles. Ironiquement, les économies moins développées, confrontées
à un problème plus grave de pauvreté rurale, imposent souvent des taxes implicites à
leur agriculture au lieu de la soutenir. Le chapitre 1 a évoqué les raisons historiques de
cette approche stratégique, qui, aujourd’hui, apparaît inadaptée dans la plupart des cas.
6
Mark Wenner observe: «On peut verser des subventions temporaires visant à défrayer les coûts de la
création de réseaux d’agences» dans: Mark Wenner, Rural Finance Strategy, Sector Strategy and Policy
Paper Series, Sustainable Development Department, Banque interaméricaine de développement,
Washington, D.C., décembre 2001, p. 14.
Politiques de développement agricole: concepts et expériences 51
«Parce que les prix (internationaux) … sont déprimés par le dumping des
excédents générés par les subventions dans les pays riches, la sous-valorisation
du secteur agricole dans les pays pauvres est encore plus grave qu’elle ne le
serait dans un contexte de libre échange…
«On sait depuis longtemps que, dans les pays en développement, une
discrimination politique abaisse la valorisation intérieure de l’agriculture en
dessous de sa valorisation sur les marchés à la frontière … cependant … les
prix frontières eux-mêmes sous-estiment la contribution de l’agriculture à la
croissance dans les premières étapes du développement. Si l’agriculture est
d’une importance primordiale pour stimuler et soutenir une croissance
économique rapide, les pays qui ne corrigent pas cette discrimination font peser
un lourd handicap sur les performances économiques. En outre, ce sont les pays
les plus pauvres qui souffriront le plus…
Lorsque l’on s’interroge sur la portée du soutien, il faut toujours garder à l’esprit
qu’une partie de la population devra en payer le coût. Il s’agit de la population urbaine
et, en termes de secteurs, surtout du secteur des services, qui paieraient, soit par le biais
d’une augmentation des prix alimentaires ou des impôts, soit par ces deux mécanismes à
la fois. Cette considération tend à elle seule à restreindre le soutien au secteur, par le jeu
normal du processus politique. En réalité, le soutien net à l’agriculture tend à être très
faible et même négatif dans de nombreux pays en développement, surtout lorsque l’on
tient compte des effets des politiques de taux de change et de tarifs douaniers.
7
C. Peter Timmer, Getting agriculture moving: do markets provide the right signals, Food policy, vol. 20,
nº5, octobre 1995, pages 456, 459-561, avec l’autorisation de Elsevier.
52 Problèmes généraux de la politique agricole
une hausse des prix de 30 pour cent pour le blé, 19 pour cent pour les céréales
secondaires, 59 pour cent pour le sucre, 17,5 pour cent pour le thé, 53 pour cent pour les
produits laitiers et 16 pour cent pour le coton. Le prix d’autres marchandises
augmenterait dans une moindre proportion, par exemple, 6 pour cent pour le riz, et
certains prix baisseraient (surtout le café et le cacao)8. Des estimations plus récentes
font apparaître des niveaux de distorsion plus faibles, mais encore sensibles. En 2000,
l’élimination de toutes subventions pour le blé en aurait augmenté le prix mondial de
18 pour cent, pour le riz de 10 pour cent, pour les autres céréales de 15 pour cent, pour
les oléagineux de 11 pour cent, pour le sucre de 16 pour cent, et pour la viande et les
produits laitiers de 22 pour cent9. Pour un pays producteur de blé, appliquer à la quantité
moyenne de blé produite la hausse de 18 pour cent du prix pourrait constituer une des
mesures du montant du soutien à apporter à l’agriculture. Bien sûr, il faudrait aussi
inclure d’autres marchandises dans ce calcul, et mettre à jour les estimations de l’effet
des subventions sur les marchés internationaux.
Si l’on veut lutter contre la pauvreté par des programmes et politiques qui
stimulent la croissance agricole, au lieu de mesures d’assistance transitoires, le «déficit
de pauvreté» (écart entre le revenu des ménages pauvres et le seuil de pauvreté ou
niveau de revenu minimum acceptable, totalisé pour les ménages ruraux) pourrait
constituer un indicateur de l’ordre de grandeur budgétaire des programmes. L’ordre de
grandeur du soutien à des programmes spécifiquement agricoles, serait estimé par la
différence entre les déficits de pauvreté des zones rurales et urbaines.
8
I. Goldin, O. Knudsen et D. van der Mensbrugghe, Trade Liberalization: Global Economic
Implications, OCDE, Paris 1993. Le Département de l’Agriculture des États-Unis d’Amérique (USDA) et
d’autres organismes fournissent des mises à jour régulières de telles estimations.
9
Mary E. Burfisher, éd., The Road Ahead: Agricultural Policy Reform in the WTO – Summary Report,
Market and Trade Economics Division, Economic Research Service, Département de l'agriculture des
États-Unis, Agricultural Economic Report n° 797, janvier 2001, p. 8.
Politiques de développement agricole: concepts et expériences 53
Cette question a des ramifications plus larges, car elle relève de la conception de
politiques qui, non seulement favorisent la croissance globale, mais aussi améliorent
54 Problèmes généraux de la politique agricole
le sort des pauvres ou, pour le moins, empêchent leur situation de se détériorer alors
que d’autres groupes prospèrent. Traditionnellement, on considère que la stabilisation et
la croissance sont du domaine de la politique, mais on relègue la lutte contre la pauvreté
à celui des programmes et des projets. La question est de savoir si l’on peut définir des
politiques qui, en même temps, encouragent la croissance des revenus en général et la
croissance des pauvres10.
10
Le Chili fournit un exemple de l’universalité de cette question. Valdés commente: «Après quinze
années de réforme, l’agriculture chilienne n’a toujours pas répondu à une question, peut-être la plus
complexe: comment répondre aux besoins des petits agriculteurs géographiquement dispersés, résidant en
général dans des régions désavantagées et hors de portée du nouveau dynamisme du secteur». (Alberto
Valdés, Mix and sequencing of economy-wide and agricultural reforms: Chile and New Zealand,
Agricultural Economics, vol 8, n˚5, juin 1993, p. 302)
11
Norton, Roger D. et Mercedes Llort, Una estrategia para la reactivación del sector agropecuario en El
Salvador, Fundación Salvadoreña para el Desarrollo Económico y Social (FUSADES), El Salvador,
octobre 1989.
Politiques de développement agricole: concepts et expériences 55
De fait, ce type de politiques, qui avait force de loi, a transformé les ruraux
pauvres en citoyens de seconde classe, privés des droits de pleine propriété dont
bénéficiaient les autres citoyens. Modifier ces politiques peut ramener les familles
rurales pauvres dans le même espace économique dont profite la majorité du reste de la
population, accroissant ainsi leurs chances d’améliorer leur situation économique par
leurs propres efforts.
... dans tous les états indiens, la plupart des filles n’héritent pas des terres, bien
que la loi les y autorise... dans l’État de Bihar, en Inde, certaines femmes Ho
demeurent célibataires pour conserver cet accès14.
12
Voir, par exemple, SEAGA Macro Handbook: Gender Analysis in Macroeconomic and Agricultural
Sector Policies, FAO, Rome, projet, mars 2002, pages 39-40.
13
Banque mondiale, Engendering Development – Through Gender Equality in Rights, Resources and
Voice, rapport d’étude de politique, Washington, D.C., 2002, p. 16.
14
FIDA, Rapport 2001 sur la pauvreté rurale: comment mettre fin à la pauvreté rurale, Oxford
University Press, Oxford, 2001, p. 89.
Politiques de développement agricole: concepts et expériences 57
Des études ont montré que les femmes rurales disposent de très peu de temps
pour tous leurs travaux, et que ce temps est donc précieux. Par voie de conséquence, si
la recherche agricole trouve des moyens de réduire le temps requis par les tâches
domestiques, elle permet d’augmenter les taux de croissance agricole parce que les
femmes peuvent consacrer davantage de temps à la culture (chapitre 8). Des études
menées dans différents pays ont montré que:
L’éducation des femmes constitue l’un des facteurs clés pour réduire la
malnutrition et dynamiser la croissance économique:
... une étude récente effectuée par l'Institut international de recherche sur les
politiques alimentaires (IFPRI), examinant dans 63 pays en développement,
entre 1970 et 1995, la relation entre plusieurs facteurs et la réduction du
nombre d’enfants de poids insuffisant, indique que l’explication statistique de
la présence d'un nombre inférieur d'enfants souffrant d'insuffisance pondérale
est axée [entre autres facteurs] sur [le] niveau d'instruction des femmes
(43 pour cent) ... [et le ] statut de la femme dans la société (12 pour cent)16.
15
Banque mondiale, 2002, p. 11.
16
FAO, L’état de l’insécurité alimentaire dans le monde 2001, Rome, 2001, p. 7.
17
Banque mondiale, 2002, p. 11.
18
Op. cit., p. 2.
58 Problèmes généraux de la politique agricole
En matière de discrimination entre genres, l’une des mesures les plus utiles que
les organisations internationales de développement puissent prendre est de veiller à ce
que la conception de tous leurs projets commence par une analyse selon les genres des
contraintes et des problèmes dans le domaine opérationnel du projet. La conclusion du
chapitre 5 présente une liste partielle des types de question qu’une analyse du problème
des genres bien conçue doit poser en matière de tenure foncière. Par des moyens tels
que l’analyse selon les genres, on peut mieux prendre conscience de la gravité de ce
type de contraintes, ce qui est la première étape sur la voie de la résolution du problème.
19
FAO, 2002, pages 41-43.
20
Banque mondiale, Gender, Growth and Poverty Reduction, Washington, D.C., 1999.
21
FAO, 2002, p. 45.
Politiques de développement agricole: concepts et expériences 59
Parmi les diverses raisons qui justifient la privatisation, les plus importantes sont
les suivantes: alléger le poids sur le budget gouvernemental, confier les entreprises à des
équipes de direction plus compétentes et mettre à leur disposition des technologies plus
évoluées, attirer les investissements privés. Les améliorations de performances d’une
entreprise après sa privatisation ne sont pas obligatoirement imputables au mode de
propriété per se, mais plutôt à ce qui suit:
La propriété privée en elle-même fait une différence. Certaines entreprises étatiques ont été
efficaces et bien gérées pendant certaines périodes, mais la propriété du gouvernement permet
rarement de maintenir de bonnes performances au-delà de quelques années. La probabilité plus
élevée de bonnes performances de l’entreprise privée doit être prise en compte lors du choix
d’investir ou non des fonds publics dans les entreprises publiques ou dans la santé, l’éducation
et d’autres programmes sociaux (S. Kikeri, J. Nellis et M. Shirley, Privatization: The Lessons of
Experience, Banque mondiale, Washington, D.C., 1992, p. 1).
22
C. Adam, 1994, p. 138.
60 Problèmes généraux de la politique agricole
D’un autre côté, une privatisation mal menée peut avoir pour conséquences, non
seulement les travers de la concentration du marché, mais aussi des avantages
exceptionnels pour les nouveaux propriétaires et les nouveaux dirigeants, ce qui
alimente le mécontentement social à l’égard d’une politique d’ouverture vers le marché.
L’enjeu ici est la nature de la distribution des richesses dans la société et l’influence que
peut exercer sur elle la politique de privatisation. Kikeri, Nellis et Shirley estiment que
la privatisation pourra bien fonctionner si deux conditions fondamentales sont
satisfaites: existence d’un marché raisonnablement concurrentiel et capacité du
gouvernement à réglementer l’industrie. On ne peut ignorer cette dernière condition que
si le marché est véritablement concurrentiel23.
Ces critères sont peut-être applicables dans certaines parties du monde, mais
dans des pays où la propriété de l’État était répandue, comme en Europe de l’est et dans
les pays de l’ancienne Union soviétique, l’expérience suggère que les inconvénients des
marchés non-concurrentiels ne sont peut-être pas aussi dommageables pour l’économie
que les inefficacités entraînées par le maintien de la propriété étatique.
Les mêmes auteurs soulignent cependant que, dans ce cas, la privatisation doit
être suivie d’une réforme structurelle: «Même en cas de privatisation en masse et d’un
processus accéléré de cession ... il est clair qu’il ne s’agit que de la première phase
d’une réforme structurelle. Lorsque la privatisation se produit sans réforme structurelle
ou presque, comme c’est le cas en Russie, il est facile d’en dénoncer l’échec .... le
changement structurel et les problèmes d’ajustement postérieurs à la privatisation
nécessiteront une réflexion attentive et une planification prudente» (op. cit., p. 47).
Enfin, Lieberman et al. soulignent que «la privatisation doit être conçue comme
l’un des volets d’un programme de réforme plus global» visant à «mettre en place les
fondations d’une économie de marché» (ibid.). C’est peut-être là l’objectif le plus
fondamental des programmes de privatisation.
23
Kikeri, Nellis et Shirley, 1992, p. 5.
24
I. W. Lieberman, A. Ewing, M. Mejstrik, J. Mukherjee et P. Fidler, éd., Mass Privatization in Central
and Eastern Europe and the Former Soviet Union, A Comparative Analysis, Studies of Economies in
Transformation, n° 16, Banque mondiale, 1995, pages 47-48.
Politiques de développement agricole: concepts et expériences 61
large base de propriété par la création d’un actionnariat très dispersé. La première
approche est souvent le but de la privatisation menée par le biais d’enchères publiques
et la seconde s’accomplit à l’aide d’une législation spéciale qui définit les types de parts
sociales et leurs règles de distribution et de vente.
Tandis que le processus de déréglementation doit suivre son cours, les pouvoirs
réglementaires de l'État devraient être renforcés par certains aspects, par
exemple pour atteindre l'objectif avéré des réformes, qui est de promouvoir la
concurrence. Dans le cas contraire, la privatisation implique souvent le
remplacement d'un monopole public par un monopole privé26.
25
Stanley Fischer, Privatization in Eastern European Transformation, document de travail IPR6, Institute
for Policy Reform, Washington, D.C., mars 1991.
26
Pranab Bardhan, Institutions, réformes et performances de l’agriculture, dans: Kostas G. Stamoulis, éd.,
Alimentation, agriculture et développement rural: problèmes actuels et émergeants en matière d’analyse
économique et de recherche de politiques, Département économique et social, FAO, Rome, 2001, p. 155.
27
Pour des commentaires sur ce problème dans le cas du Malawi, voir C. Adam, 1994, pages 150-151.
62 Problèmes généraux de la politique agricole
28
Francesco Goletti et Philippe Chabot, Food policy research for improving the reform of agricultural
input and output markets in Central Asia, Food Policy, vol. 25, n° 6, décembre 2000, pages 675-676, avec
l’autorisation de Elsevier.
Politiques de développement agricole: concepts et expériences 63
Un point auquel on ne prête pas aussi souvent attention est celui de la propriété
du réseau. Doit-il appartenir au gouvernement national, aux collectivités locales, aux
agriculteurs ou à quelqu’un d’autre? On peut arguer que si les agriculteurs n'en sont pas
les propriétaires à part entière, ils seront moins intéressés à l'entretenir. Si les
agriculteurs sont les actionnaires (des canaux principaux, pompes, etc. – tous les
composants à l’exception des canaux internes à chaque propriété), ils peuvent vendre
leur part avec leurs terres s’ils décident d’abandonner l’agriculture ou de quitter la
région. De la même manière, leurs enfants peuvent hériter de leurs parts. De ce fait, ils
s'intéresseront aux gains en capital potentiels du réseau, ainsi qu'à sa capacité à irriguer
leurs champs année après année. En principe, cet intérêt supplémentaire doit renforcer
leur volonté d'entretenir et de gérer correctement le réseau.
Pourtant, le plus souvent la politique suivie laisse la propriété du réseau entre les
mains du gouvernement et demande aux utilisateurs de prendre en charge la
maintenance. Ce type de dispositif n'incitant guère à investir dans l'entretien, d'autres
approches méritent d'être envisagées. Cette question est abordée dans le chapitre 6 qui
fournit des exemples de propriété des réseaux d’irrigation par les agriculteurs.
S’il n’est pas possible d'apporter de preuve théorique qu’un système juridique
fonctionnel constitue une condition nécessaire à la prospérité d’une nation, il
existe des preuves empiriques que l'état de droit contribue à la richesse d’une
nation et à son taux de croissance économique. ... Il est plausible, au moins, que
lorsque la législation est faible ou non-existante, le respect des droits de
propriété et des droits contractuels dépend fréquemment de la menace de
violence, et parfois de sa réalité ..., ou d'alliances familiales parfois
dysfonctionnelles dans le cadre d’une économie moderne, et de méthodes
gênantes d’autoprotection. Il s'agit là de substituts coûteux à des droits
légalement exécutoires, tout comme c'est le cas des méthodes de «commande et
contrôle», aujourd'hui tombées en discrédit, des économies communistes.
Les coûts cachés de ces substituts sont un handicap à l’encontre des nouvelles
entreprises, qui ne possèdent pas la réputation qui garantirait leur fiabilité aux
yeux des clients, et la préférence pour les échanges simples et instantanés
plutôt que les transactions plus complexes, parce qu’un recours juridique en cas
de non-respect des engagements n’est pas crédible. ... Dans une économie
moderne, les coûts cumulés du non-droit peuvent être énormes29.
29
Richard A. Posner, Creating a legal framework for economic development, The World Bank Research
Observer, vol. 13, n° 1, février 1998, p. 3.
64 Problèmes généraux de la politique agricole
La législation est cruciale dans le domaine financier. Pour faciliter les prêts à
l’agriculture, le concept de garantie doit être convenablement défini. Souvent, sa
définition juridique exclut les cultures et le bétail, ce qui limite gravement la possibilité
qu’un agriculteur puisse emprunter pour couvrir ses coûts de production.
Plus généralement, la supervision bancaire et les normes prudentielles constituent un
autre domaine critique pour la législation. En agriculture, où les coopératives locales
d’épargne et de prêt peuvent constituer une source importante de financement de la
production, il faut définir des normes souples, mais solides, pour ne pas entraver la
croissance de ces coopératives ou associations. L’une des lois financières les plus
importantes est la loi sur les faillites. Sans règles claires et fermes régissant le sort
réservé aux entreprises insolvables, le développement du financement demeurera
bloqué.
Ces problèmes législatifs et d’autres sont abordés plus en détail dans les
chapitres suivants dans le contexte de domaines spécifiques de la politique agricole.
Le chapitre 5 par exemple passe en revue de nombreux aspects du cadre juridique d’une
politique d’accès à la terre, tandis que le chapitre 7 s’étend abondamment sur le cadre
législatif des règlementations bancaires dans le secteur rural.
4. La chute des prix agricoles réels est dramatique pour la production et les niveaux de
vie ruraux. A long terme (comme souligné dans le chapitre 1), une politique de
diminution du prix des denrées alimentaires nationales ne fait qu’empirer le
problème de la pauvreté rurale et réduit la capacité de l’agriculture à contribuer à la
croissance générale de l’économie.
5. Les subventions implicites et explicites ont, dans le passé, joué un rôle important
dans les politiques agricoles, quelquefois dans le but de compenser le biais
anti-agricole présent dans d’autres domaines de la politique macro-économique.
Cependant, bien souvent ces subventions sont régressives dans leurs effets sur
différents groupes sociaux.
6. Autres arguments contre les subventions, elles ont tendance à être allouées aux
industries les moins compétitives; elles sont difficiles à éliminer dans le futur; leur
coût budgétaire peut être très lourd pour la nation; elles encouragent les
comportements de captation de rentes; elles réduisent la possibilité de développer
des institutions viables à long terme sans subventions; l’espoir des subventions peut
conduire au report de projets valables; et, spécialement dans le cas du crédit
subventionné, elles peuvent générer des attitudes économiques contre-productives
parmi leurs bénéficiaires.
7. En faveur des subventions, elles peuvent être cruciales pour réduire la pauvreté;
elles sont justifiées quand elles compensent des externalités environnementales;
utilisées de façon transitoire, elles peuvent aider à faciliter le passage vers un régime
économique qui sera, à long terme, moins dépendant des subventions; elles sont
nécessaires en cas de désastres naturels; et elles peuvent permettre de trouver des
solutions aux cas d’information imparfaite ou de dysfonctionnement des marchés.
9. Les questions fondamentales pour les décideurs politiques de chaque pays sont alors
le montant de ce support au secteur et les moyens par lesquels il est prodigué, tout
en tenant compte des considérations d’efficacité et des coûts qui en résultent pour
les autres secteurs.
10. Historiquement, des tentatives de réduction de la pauvreté ont été menées à l’aide de
programmes et projets d’investissement mais peu d’importance a été accordée à
l’élaboration de politiques de croissance qui réduisent la pauvreté. En agriculture,
il existe de nombreux exemples de politiques dont les premiers bénéficiaires seraient
les pauvres.
Politiques de développement agricole: concepts et expériences 67
11. Un biais défavorable aux femmes se fait sentir dans la législation, les programmes et
les projets des pays en développement. Ces inégalités de traitement ne sont pas
seulement injustes, elles réduisent aussi la capacité de développement économique
d’un pays.
12. Des études ont montré qu’une plus grande attention accordée à l’éducation des
femmes augmente niveaux de nutrition et taux de croissance économique d’un pays,
et qu’un contrôle majeur des femmes rurales sur les moyens de production et les
décisions de l’exploitation entraîne une augmentation des rendements.
13. De nombreux projets financés par les agences internationales souffrent aussi du
biais contre les femmes. Un point de départ pour diminuer cette tendance est de faire
une analyse des questions de parité hommes-femmes en tout début d’élaboration de
chaque projet ou programme.
14. Dans les pays en développement, beaucoup d’entreprises sont propriété de l’État.
Elles occasionnent souvent des pertes budgétaires et un détournement des énergies
du pays au détriment de modes d’investissement plus productifs. Lorsque les risques
de création de monopoles et oligopoles privés peuvent être surmontés, les
privatisations améliorent souvent les perspectives de croissance d’un pays.
15. La façon dont les privatisations sont conduites est cruciale. Un cadre réglementaire
strict est une précondition à une privatisation réussie. De plus, il faut garder à
l’esprit que, dans de nombreuses économies en développement ou en transition, le
secteur privé peut ne pas avoir, à court ou moyen terme, les capacités financières ou
managériales pour prendre le contrôle des entreprises publiques. Dans quelques cas,
des subventions transitoires peuvent jouer un rôle dans le processus de privatisation,
surtout si un grand nombre d’agriculteurs ou de citoyens sont censés devenir des
actionnaires de ces installations nouvellement privatisées.
16. Des cadres légaux inadaptés et une application incohérente des lois forment un
sévère obstacle au développement économique. Les concepts de base de la propriété
et des obligations contractuelles requièrent un support légal solide dans une
économie de marché.
17. Le cadre législatif aussi est fondamental pour les diverses formes d’associations
économiques, la parité de sexes, le régime foncier, les relations commerciales, la
finance et ses garanties, les dispositions en cas de faillite, la protection des
consommateurs et d’autres domaines.