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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 41

CHAPITRE 3

PROBLÈMES GÉNÉRAUX DE LA POLITIQUE AGRICOLE

Sommaire

3.1 Politique agricole et cadre macroéconomique ........................................................... 41


3.1.1 Le lien par les prix.......................................................................................................... 41
3.1.2 Un argument fallacieux à propos des prix...................................................................... 43
3.2 Dépense publique et subventions ................................................................................ 44
3.2.1 Dépense publique en agriculture .................................................................................... 44
3.2.2 Pour et contre les subventions........................................................................................ 46
3.2.3 Le problème du soutien à l’agriculture .......................................................................... 50
3.3 Améliorer le revenu des ruraux pauvres.................................................................... 53
3.4 Disparités entre genres et développement agricole ................................................... 56
3.5 Réflexions sur la privatisation..................................................................................... 59
3.6 Principaux aspects du cadre juridique....................................................................... 63
Points importants du chapitre 3............................................................................................... 65

3.1 POLITIQUE AGRICOLE ET CADRE MACROÉCONOMIQUE

3.1.1 Le lien par les prix

La relation entre agriculture et macroéconomie soulève plusieurs questions


d’importance pour l’élaboration de la politique et la planification stratégique. Est-il
possible de réussir la conception et la mise en œuvre d'une politique agricole
indépendamment du cadre macroéconomique? À l’inverse, arrive-t-il que l'on doive
modifier la politique macroéconomique pour que la politique agricole atteigne ses
objectifs? Dans l’affirmative, quels grands choix économiques cela implique-t-il?
La société a-t-elle intérêt à modifier le cadre macroéconomique? Existe-t-il d’autres
secteurs, tels que l’industrie, qui bénéficieraient eux aussi de l’ajustement des politiques
macroéconomiques dans un sens favorable à la croissance agricole? Ou bien certains
choix macroéconomiques dressent-ils l’agriculture contre le reste de l’économie?

À long terme, tous les secteurs de l’économie tirent profit d’un environnement
macroéconomique caractérisé par une stabilité relative des prix et propice à l’épargne,
aux investissements et aux opportunités de commerce extérieur. À ce jour cependant,
rares sont les économies en développement et en transition qui ont atteint ce type de
configuration macroéconomique optimale et les voies empruntées pour y parvenir
42 Problèmes généraux de la politique agricole

diffèrent selon les pays. Il est donc important de s'interroger sur les conséquences de
différentes stratégies macroéconomiques pour l'agriculture.

Classiquement, le choix entre objectifs macroéconomiques et développement


agricole était considéré comme un choix entre stabilité et croissance. On supposait
qu’une augmentation des dépenses publiques en faveur de l’agriculture stimulait
l’expansion du secteur, même au risque de créer ou de creuser le déficit budgétaire et
donc d’alimenter l’inflation. En réalité, ce choix était plus imaginaire que réel, et ce
pour deux raisons. Tout d’abord, l’expérience internationale de la dernière décennie a
confirmé que la stabilité économique en elle-même influe fortement sur la croissance,
parce qu'elle réduit l’incertitude économique et stimule l’épargne et l’investissement.

Ensuite, il apparaît clairement que les fonds publics injectés dans le secteur ont
rarement réussi à atteindre leurs objectifs. Souvent, ils ne ciblaient pas les groupes les
plus pauvres des zones rurales et le stimulus à la production était faible eu égard au
volume des dépenses consenties. Un exemple courant est celui du crédit subventionné,
dont le faible taux de remboursement nécessite des subventions supplémentaires pour
maintenir un même niveau de prêts, et qui est utilisé en partie à des fins non-agricoles.
Autre cas typique, le coût des silos à grains appartenant à l’État, dont la capacité est
souvent faiblement utilisée, se traduit par un rendement faible ou négatif des fonds
investis.

En réalité, le secteur n'a pas à choisir entre stabilité et croissance. Le type de


politiques macroéconomiques adopté exerce une influence forte sur les perspectives de
développement du secteur agricole: a) il peut influer sur les termes de l’échange
intersectoriels, ou prix relatifs intersectoriels, et donc à la fois sur l'incitation à la
production et les revenus réels des ménages agricoles, b) il peut plus ou moins inciter
aux exportations agricoles et c) il peut également agir sur les niveaux de formation de
capital dans l’agriculture par la mise en place d'un environnement économique plus ou
moins propice à l’activité financière et à l’investissement en régions rurales. En outre,
une politique budgétaire saine permet de financer en zone rurale des investissements
d’infrastructure essentiels.

Un environnement macroéconomique stable est favorable aux investissements


dans le secteur pourvu que les taux de rentabilité soient suffisamment élevés.
Cette rentabilité dépend avant tout des tendances des prix agricoles réels, c’est-à-dire
des prix agricoles par rapport aux prix non-agricoles. En général, la politique
macroéconomique exerce un effet décisif sur les prix agricoles réels. Les prix relatifs
constituent un lien puissant, et souvent dominant, entre les niveaux macroéconomique et
sectoriel. En d’autres termes, le principal choix de politique pour le secteur ne se situe
pas entre croissance agricole et taux d’inflation, mais entre prix relatifs favorables ou
défavorables à l’agriculture. En principe, les politiques macroéconomiques favorables à
l’agriculture de cette manière profitent également à l’industrie, dont le secteur
agro-alimentaire, aux dépens du secteur des services.

Le fait que les prix réels de l’agriculture et ceux de l’industrie agro-alimentaire


puissent se voir améliorés ensemble par certains types de politiques macroéconomiques
mérite d’être souligné car, normalement, les préférences de ces secteurs s'opposent:
Politiques de développement agricole: concepts et expériences 43

l’industrie agro-alimentaire souhaite des prix plus bas pour ses matières premières, et
l’agriculture des prix plus élevés pour sa production. Cette tension ne disparaîtra jamais,
mais certaines catégories de politiques améliorent la rentabilité des deux secteurs à la
fois.

Du point de vue de l'agriculture, les principaux instruments de la politique


macroéconomique sont les suivants: i) politique du taux de change; ii) politique
commerciale (degré d’ouverture de l’économie aux possibilités d’échanges
commerciaux internationaux); iii) politique des droits de douane; iv) politique fiscale;
v) politique de dépenses publiques; vi) politique de taux d’intérêt (ou politique
monétaire, qui influe sur les taux d’intérêt); et vii) cadre réglementaire du secteur
financier et des relations contractuelles en général. Tous ces instruments peuvent avoir
des répercussions sur les rendements réels de la production agricole, mais les quatre
premiers sont particulièrement importants pour déterminer le prix réel des produits
agricoles. Les relations entre politique macroéconomique et performances du secteur
sont approfondies au chapitre 4, mais cela vaut la peine de s’intéresser dès à présent à
une affirmation souvent entendue concernant les prix agricoles.

3.1.2 Un argument fallacieux à propos des prix

Certains ont avancé à l'occasion qu’une réduction des prix réels agricoles est
salutaire, car cela est supposé inciter à une amélioration de la productivité du secteur.
Il est vrai que la politique devrait encourager les augmentations de productivité parce
que, à long terme, le niveau de vie des familles d’exploitants dépend fortement de la
productivité agricole. Néanmoins, dans les pays où les rendements et la productivité
économique totale de l'agriculture sont bas, on constate souvent que les marges
bénéficiaires agricoles sont déjà très faibles, ce qui empêche les producteurs de faire les
investissements nécessaires à l'augmentation de la productivité – et, les agriculteurs ne
peuvent pas non plus compter sur des prêts bancaires si la rentabilité est faible.

L’argument consistant à dire qu’il faut serrer la vis économique sur l’agriculture
présente deux failles: d’abord, s’il est bénéfique de diminuer les prix réels et la
rentabilité, pourquoi ne pas appliquer la même politique à d’autres secteurs, tels que les
services bancaires, l’assurance, la publicité, les services juridiques, etc.? Ensuite, si la
baisse des prix réels constitue un remède efficace pour le secteur, où se situe la frontière
entre une posologie adaptée et une surdose susceptible de tuer le patient? Est-ce une
baisse des prix réels de 25, de 50, de 80 pour cent ou d’un autre ordre de grandeur?
Le fait qu'en aucun pays, il n’ait encore été répondu à ces questions, révèle le manque
de fondement de cet argument.

L'idée qu’une politique de baisse des prix réels du secteur stimule


obligatoirement des améliorations de productivité repose sur une confusion quant aux
effets de la concurrence. Quand une nouvelle entreprise à faibles coûts pénètre sur un
marché, elle apporte une technologie améliorée (qu’il s’agisse de management, de
marketing ou de production), qui permet de réduire les prix à la production. Qu'elles
possèdent ou non cette nouvelle technologie, les entreprises existantes sont contraintes
elles aussi de baisser leurs prix. Pour survivre, elles devront probablement, soit adopter
la nouvelle technologie, soit améliorer leur mode de fonctionnement.
44 Problèmes généraux de la politique agricole

Comme le dit Christopher Adam, «un marché disputable est un marché où toutes
les entreprises sont exposées en permanence à la concurrence réelle ou potentielle de
producteurs plus efficaces qui peuvent facilement y pénétrer, proposer des prix
inférieurs à ceux des entreprises en place et gagner des parts de marché. La menace de
cette concurrence qui fait baisser les bénéfices pousse donc toutes les entreprises du
marché à améliorer leur efficacité opérationnelle»1. Tel est le mécanisme par lequel la
concurrence fait baisser les prix, et il faut noter que l’entrée de nouveaux producteurs
est beaucoup plus facile dans l'agriculture que dans d’autres secteurs.

Cependant, la baisse des prix réels imposée au secteur de l’extérieur (par une
politique) et non par le jeu de la concurrence n’apporte pas la base technologique
d'une production à moindre coût et son mode de réduction des coûts diffère donc de
celui d'un marché concurrentiel. En fait, la baisse des prix rend plus difficile l’adoption
d’améliorations technologiques, puisqu’elle diminue la capacité des producteurs à les
financer. Il est vrai que, pour ne pas sombrer, certaines entreprises parviennent à
innover dans le cadre d’une réduction de prix imposée de l’extérieur, mais l'innovation
peut naître, et naît même plus souvent, du jeu normal de la concurrence dans le secteur,
sans baisse imposée des prix. De plus, la chute des prix réels provoquée de l’extérieur
risque d'entraîner la faillite d'entreprises qui avaient les moyens de survivre. Lorsque la
plupart des «entreprises» sont en fait des ménages ruraux à faibles revenus, l’équivalent
de la faillite est un appauvrissement aggravé.

Les études mentionnées au chapitre 1 ont montré de manière concluante qu’une


politique de réduction des prix réels agricoles conduit à un ralentissement de la
croissance, non seulement du secteur, mais aussi de l'ensemble de l’économie.

3.2 DÉPENSE PUBLIQUE ET SUBVENTIONS

3.2.1 Dépense publique en agriculture

On a longtemps considéré les dépenses gouvernementales, à la fois de capital


(budget d’investissement) et de compte courant (budget de fonctionnement), comme un
instrument principal de la politique agricole. Ces dépenses deviennent des subventions
lorsque leurs coûts ne sont pas récupérés auprès des bénéficiaires. Les subventions
budgétisées sont des subventions explicites, mais la politique agricole confère
également de nombreux types de subventions implicites. Un exemple très fréquent en
est la législation en matière de droits de douane, qui, dans une certaine mesure, protège
les producteurs nationaux de la concurrence internationale et donc subventionne
implicitement des coûts de production plus élevés. Les contrôles de prix constituent des
subventions implicites (ou à l’inverse, des taxes implicites) parce qu'ils sont souvent mis
en place à des niveaux qui subventionnent de fait les consommateurs et les
contribuables.

On trouve également des subventions implicites dans le domaine de la gestion


des ressources naturelles, lorsqu’un utilisateur ne paie pas la totalité des dommages

1
Christopher Adam, Privatization and Structural Adjustment in Africa, chapitre 9, dans Negotiating
Structural Adjustment in Africa, Heinemann, Portsmouth, New Hampshire, 1994, p. 139.
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qu’il leur inflige. Par exemple, une pratique très répandue de ce type de subvention est
l’émission pour les bateaux de pêche de licences dont le prix n’est pas suffisamment
élevé pour empêcher la sur-pêche; elles sont parfois attribuées gratuitement, ou même
elles n’existent pas. Le sous-paiement de ce type de licence constitue également une
subvention, car cela conduit à sous-estimer les véritables coûts à long terme d'une pêche
durable.

Les avantages que les subventions implicites confèrent aux producteurs sont
parfois appelés des rentes économiques. Pour les économistes, les rentes sont des flux
de revenus qui dérivent du simple fait de posséder un actif, et sont supérieurs aux
revenus normaux du travail et de l’entrepreneur que cet actif génèrerait sur un marché
concurrentiel. Un exemple courant en est la licence d’une station de radio ou de
télévision, ou encore la licence d’un débit de boissons alcoolisées. L'offre de ces deux
types de licences étant restreinte par rapport à la demande potentielle, leurs propriétaires
peuvent capturer des profits de monopole ou d’oligopole.

De la même manière, l’accès à des niches réglementaires spécialisées peut


générer des rentes économiques. L’accès à un prix subventionné des céréales supérieur
au niveau d'équilibre de marché génère une rente pour les producteurs qui en
bénéficient.

En agriculture, voici les exemples les plus fréquents de subventions explicites,


c’est-à-dire de dépenses publiques non entièrement récupérées auprès des bénéficiaires:

• Construction de réseaux d’irrigation, dont le coût est rarement récupéré en totalité


auprès des utilisateurs.
• Attribution gratuite ou ventes subventionnée de terres agricoles de l’État, avec ou
sans émission d’un titre de pleine propriété. Souvent ce transfert de terres résulte de
la reconnaissance par l’État de leur occupation illégale. Si les terres ne sont pas
payées d'un prix ou d'un loyer conforme au marché, la cession est subventionnée.
• Crédit à la production émis par des banques étatiques, ou, consenti par des banques
commerciales, à un taux d’intérêt inférieur à celui du marché, grâce aux lignes de
réescompte du gouvernement. La subvention peut se manifester dans le niveau du
taux d’intérêt, ou dans l’absence des mesures normales qui permettraient d’obtenir
le remboursement des prêts.
• Fourniture de services de recherche et de vulgarisation gratuits ou à un prix
inférieur à leur coût (on dit souvent que les externalités de la recherche agricole
justifient qu’on la subventionne).
• Achat de récoltes à des prix supérieurs au marché, vendues ensuite à des prix
inférieurs au marché.
• Construction de pistes rurales dans les campagnes.
• Fourniture de semences, de plants, de services vétérinaires et d’autres intrants, à des
prix inférieurs au marché.

Historiquement, la pression pour faire supporter ce type de dépenses au budget


gouvernemental est née en partie de la volonté de compenser le secteur pour la tendance
défavorable des prix réels. Dans certains cas, les prix domestiques ont suivi la tendance
à la baisse des prix du marché mondial; dans d’autres cas, le contrôle gouvernemental
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des prix de certaines marchandises a abaissé les prix à la production afin de


subventionner les consommateurs. On entend également souvent dire dans les forums
internationaux que les subventions à la production et aux exportations des pays riches
ont déprimé les prix mondiaux des produits agricoles, poussant les gouvernements des
pays pauvres à prendre des mesures compensatoires. Quelles qu'en soient les raisons,
il est certain que de nombreux pays en sont venus à considérer ces dépenses publiques
comme un instrument légitime, et peut-être le plus important, de la politique agricole.

3.2.2 Pour et contre les subventions

Compte tenu du rôle central des dépenses publiques dans l’agriculture et du fait
que nombre d’entre elles constituent des subventions, il vaut la peine d’élaborer des
critères pour décider des situations où elles se justifient. L’une des justifications des
subventions les plus répandues est la pauvreté des bénéficiaires. Cependant, avant de
fonder les programmes et les politiques du secteur sur cet argument, il faut se demander
si les subventions ont bien pour cible les ménages pauvres. En principe, on fait des
efforts considérables pour que l’assistance alimentaire directe s’adresse aux ménages
pauvres, mais les programmes agricoles eux-mêmes exercent une incidence
étonnamment régressive sur les groupes de revenus, comme l’illustre l’encadré
ci-dessous concernant le Honduras.

Une étude menée au Honduras, financée par la Commission européenne et le Gouvernement


français, a fourni des données quantitatives sur l’incidence des avantages (subventions
implicites) de trois programmes agricoles majeurs. Sur plusieurs strates de tailles d’exploitation,
on s’est aperçu que seul 0,2% des plus petites exploitations (< 2,5 ha) vendait ses récoltes de
céréales au prix de soutien officiel, contre 13,1% des grosses exploitations (> 50 ha).
En d’autres termes, les grosses exploitations avaient une probabilité d’accéder au prix soutenu
65 fois plus importante (13,1/0,2). En matière de crédit, le questionnaire demandait si le
répondant s’était vu refuser du crédit par la banque agricole de l’État par manque de garanties.
75,8% des petites exploitations ont répondu oui contre seulement 12% des grandes. Pour les
services de vulgarisation, on demandait s’ils étaient fournis à temps et s’ils étaient bons,
corrects ou médiocres. Pour le service du Ministère de l’agriculture, 39% des petites
exploitations (cette fois < 10 ha) ont répondu “à temps et bons”, ainsi que 72,7% des grandes.
Pour le service de l’Institut de réforme agraire, la dispersion des réponses a été encore plus
importante: 20,2% pour les petites exploitations et 81,7% pour les grandes. (Source: G. Gálvez
et al., Honduras: Caracterización de los Productores de Granos Básicos, Secretaría de Recursos
Naturales, Honduras, novembre 1990).

Les raisons qui motivent l'attribution disproportionnée d'avantages aux grandes


exploitations sont évidentes. Dans le cas du soutien des prix, par exemple, un gros
agriculteur a plus de chances qu’un petit de posséder un camion pour transporter des
céréales tout juste récoltées au point de collecte du gouvernement. De la même manière,
il y a de fortes chances que les gros agriculteurs connaissent les fonctionnaires chargés
du programme de soutien des prix et probablement le ministre lui-même, si bien qu’il
leur suffit de décrocher le téléphone pour organiser la réception rapide de leurs
expéditions. En revanche, les petits agriculteurs rapportent souvent qu'ils attendent
pendant des jours au point de collecte la réception de leurs céréales et qu'ils doivent
parfois repartir sans avoir vendu. Dans la même veine, les gros agriculteurs peuvent
offrir un déjeuner et d'autres avantages aux agents de vulgarisation agricole, qui se
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rendront donc sur leur exploitation au moment opportun et consacreront tout le temps
nécessaire à leur prodiguer des conseils techniques.

La leçon de ces expériences est qu’en pratique, il est très difficile que les
programmes agricoles généraux aient comme cible effective les agriculteurs pauvres,
sans que des mesures spéciales soient prises à cet effet.

Pour examiner les arguments pour et contre les subventions, il faut commencer
par se rappeler un résultat élémentaire de la théorie économique: les interventions qui
affectent les prix du marché (produits ou intrants) entraînent invariablement une perte
de bien-être économique. Si les producteurs et les consommateurs y trouvent
éventuellement leur compte, la perte pour la société est plus grande que la somme des
gains. C’est ce que l’on appelle la «perte en équilibre statique». Les effets pratiques de
ce principe abstrait sont d'entraîner la chute des taux de croissance économique, parce
que les ressources ne sont plus affectées à leurs usages les plus efficaces. Comme il
existe des arguments pratiques plus convaincants pour et contre les subventions,
l’argument théorique ne sera pas traité davantage dans le présent contexte, mais il est
bon de le garder à l’esprit car il possède lui aussi une pertinence empirique.

Les principaux arguments contre l’usage des subventions publiques sont les
suivants:

• Les subventions tendent à aller aux branches d’activité les moins compétitives, car
il s’agit en général de celles qui pressent le plus le gouvernement pour obtenir des
faveurs. Elles sont rarement allouées aux branches d’activité et aux produits qui ont
un avantage comparatif. Par conséquent, au fil du temps les subventions tendent à
déplacer l’allocation des ressources productives vers les branches d’activité les
moins compétitives, ce qui porte préjudice aux perspectives de croissance à long
terme du pays.
• Une fois mise en place, une subvention est difficile à éliminer. Intérêts
économiques et politiques se mobilisent pour la défendre, et son coût risque de
peser sur le gouvernement pendant de nombreuses années, parfois de plus en plus
lourdement2.
• Le coût budgétaire des subventions alourdit la charge fiscale ou réduit les dépenses
du gouvernement dans un autre domaine. À une époque de durcissement de la
rigueur budgétaire dans le monde entier, ce point acquiert une importance capitale.
• L’existence de subventions tend à maintenir en activité les producteurs à coûts
élevés et à masquer la nécessité d’améliorations de la productivité (réduction des
coûts), ce qui contribue à rendre l’économie moins compétitive sur le plan

2
«L’étude de l’histoire des politiques agricoles montre que de nombreuses politiques agricoles
génératrices de distorsion, observées dans les pays de l’OCDE, ont été mises en œuvre à l’origine comme
des ‘mesures temporaires’ pour surmonter un problème spécifique (et limité dans le temps). Une chose
que nous avons apprise, c’est que les programmes agricoles tendent à créer leur propre clientèle et à se
pérenniser, parce que, pour des raisons d’économie politique, ils sont très difficiles à supprimer une fois
mis en œuvre». Extrait de: Johan F.M. Swinnen et Hamish R. Gow, Agricultural credit problems and
policies during the transition to a market economy in Central and Eastern Europe, Food Policy, vol. 24,
n° 1, février 1999, pages 44-45, avec l’autorisation de Elsevier.
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international et à renforcer la cherté des produits pour les producteurs et les


consommateurs nationaux.
• Une politique gouvernementale qui s’appuie fortement sur les subventions tend à
encourager les producteurs à investir du temps et des ressources à solliciter d’autres
faveurs du gouvernement (comportement de recherche de rente), au lieu de les
pousser à augmenter la productivité de leurs propres opérations.
• En pratique, les bénéfices des subventions tendent souvent à être régressifs,
c’est-à-dire qu’ils sont dévolus de manière disproportionnée aux groupes de revenus
supérieurs plutôt qu’aux pauvres de la société3.
• L’existence de modes de fonctionnement subventionnés peut limiter les
perspectives de développement des institutions opérant sans subventions et dont la
viabilité à long terme pourrait donc être meilleure. Par exemple, si les banques
gouvernementales proposent un crédit subventionné, les banques privées ou les
institutions de micro-finance auront du mal à développer leur activité de prêt dans
les mêmes domaines.
• Parfois, des subventions votées par le Parlement ne sont pas accompagnées d’un
financement public convenable, et les producteurs peuvent retenir leurs décisions
d’investissement productif dans l’espoir d’obtenir plus tard la subvention – ce qui
peut ne jamais survenir, auquel cas la promesse de subvention a l’effet pervers de
retarder l’investissement sectoriel4.
• Un inconvénient plus subtil mais omniprésent des subventions est que leurs
bénéficiaires tendent à acquérir une mentalité anti-économique qui entrave le
développement d’institutions et de modes de fonctionnement efficaces. Le crédit
subventionné, qui encourage parfois les agriculteurs à un certain laxisme quant à
leurs obligations de remboursement, en constitue à nouveau un exemple.
Cette situation peut, à son tour, leur rendre plus difficile de devenir clients des
banques commerciales.

Face à ces arguments puissants à l’encontre des subventions, celles-ci devront


être très solidement justifiées pour être employées comme instrument de politique.
Néanmoins, il existe des cas où les arguments à l’appui des subventions sont tout aussi
convaincants. Les principaux sont les suivants:

• Le rôle des subventions dans la lutte contre la pauvreté est reconnu de manière
quasi unanime. Les questions importantes en la matière sont: a) comment bien
cibler ce type de programmes sur les pauvres; et b) comment aider les pauvres à
accroître leur propre capacité d’améliorer leur condition économique future, et non

3
Cet effet a été confirmé récemment dans le cas de l’Égypte: «Pratiquement tous les ménages égyptiens
bénéficient de pain subventionné vendu à prix fixe et en quantités illimitées… Près de 70 pour cent de la
population reçoivent des quotas mensuels d’huile de cuisine et de sucre sur présentation de cartes de
rationnement… En pratique, on ne constate pas de corrélation forte entre le revenu des ménages et l’accès
aux subventions par le biais du système de cartes de rationnement...» Extrait de: Hans Löfgren et Moataz
El-Said, Food subsidies in Egypt: reform options, distribution and welfare, Food Policy, vol. 26, n° 1,
février 2001, p. 67, avec l’autorisation de Elsevier.
4
Ceci a été observé en Colombie en 2002: l’espoir déçu d’obtenir accès au programme ‘Incitation à la
compétitivité rurale’ – qui aurait pu représenter une réduction de 40 pour cent du coût des
investissements – a provoqué le report d’une décision d’investir dans un projet majeur d’irrigation, dont
le financement avait été garanti par les instruments financiers de la Bourse nationale des produits
agricoles (Bolsa Nacional Agropecuaria).
Politiques de développement agricole: concepts et expériences 49

se contenter de soulager les symptômes les plus pressants de la pauvreté existante.


Par cette dernière approche, on pérennise l’assistance et on encourage la
dépendance des bénéficiaires à son égard. Par la précédente, on permet à terme la
disparition progressive de l’assistance. Ce principe est largement reconnu, mais
parfois difficile à appliquer.
• Pour des raisons théoriques et pratiques, certaines externalités environnementales
et économiques justifient aussi l’existence de subventions. Les agriculteurs qui
plantent des arbres ou bâtissent des terrasses pour maîtriser l’érosion du sol
génèrent des bénéfices pour eux-mêmes, mais aussi pour d’autres personnes du
même bassin versant, ce qui justifie que la société supporte en partie les coûts de ce
type d’investissements. Cela vaut également pour la plantation à grande échelle
d’arbres afin de séquestrer les gaz à effet de serre.
• Des subventions temporaires peuvent parfois s’avérer nécessaires pour faciliter la
transition vers un régime de politiques moins subventionné. L’Europe de l’Est en
a récemment fourni un exemple à grande échelle avec l’émission de bons de
privatisation subventionnés à l’intention du grand public, afin de mettre un terme au
drainage permanent du budget entraîné par la propriété et la gestion étatiques
d’entreprises productives.
• En cas de crises, telles que celles provoquées par les catastrophes naturelles, les
victimes reçoivent des aides non remboursables. Il faut cependant veiller à utiliser
cet instrument avec prudence. Ainsi, dans de nombreux systèmes juridiques, le
classement en zone sinistrée en cas de sécheresse, par exemple, peut exempter les
agriculteurs de l’obligation de rembourser leurs prêts à la production, même si la
perte de récolte n’est pas totale, ce qui, à son tour, peut créer des difficultés aux
banques et les décourager d’étendre leurs futures activités à l’agriculture. Un débat
sur ce problème a eu lieu au Nicaragua pendant la sécheresse de l’automne 1997,
apparemment imputable au phénomène El Niño.
• Les subventions peuvent également servir à compenser certains cas d’imperfection
des informations. Un exemple fréquent en est le cas d’agriculteurs de régions
éloignées qui ne disposent pas d’informations fiables sur les prix du marché, et pour
lesquels le gouvernement prend en charge le coût de la diffusion régulière des prix
par radio. En effet, il pourra s’avérer difficile de trouver des annonceurs désireux de
couvrir les coûts d’émissions destinées à ce groupe de clients.
• D’autres types de dysfonctionnements du marché peuvent nécessiter le recours aux
subventions. Mais il faut procéder avec prudence. La réglementation constitue
souvent une réponse plus adaptée et tous les cas de dysfonctionnement du marché
ne nécessitent pas l’action du gouvernement. Le phénomène d’«asymétrie des
informations» entre prêteurs et emprunteurs (concernant la capacité et la volonté de
l’emprunteur à rembourser) a fait l’objet de nombreux commentaires dans la
littérature5 et la politique y répond souvent en élaborant un cadre de réglementation
financière favorable au développement de la micro finance. Cependant, dans
certains cas, on a eu recours à des subventions aux filiales rurales des banques pour

5
Voir, par exemple, Karla Hoff et Joseph Stiglitz, Introduction: Imperfect Information and Rural Credit
Markets – Puzzles and Policy Perspectives, dans The World Bank Economic Review, vol. 4, n° 3,
septembre 1990, pages 235-250.
50 Problèmes généraux de la politique agricole

les encourager à se rapprocher de leur clientèle rurale potentielle6. L’éducation et la


formation constituent des exemples classiques de situations justifiant le soutien
financier du gouvernement parce qu’un prestataire commercial d’enseignement
n’est pas en mesure de capturer l’ensemble des avantages plus larges qui en
résultent pour la société (externalités), comme le mentionne la citation de D. Gale
Johnson au chapitre 2.

Ces listes des avantages et des inconvénients des subventions ne font pas
nécessairement le tour du sujet, mais avant d’y ajouter d’autres arguments, il conviendra
de les étudier attentivement. Dans la plupart des situations où il faut prendre des
décisions pratiques, la consultation des listes ci-dessus devrait aider à clarifier les pour
et les contre de la subvention envisagée.

On peut interpréter les listes pour élaborer des consignes applicables à des cas
spécifiques. Par exemple, il faut éviter de subventionner une culture ou une industrie
agro-alimentaire particulière, afin de ne pas générer les problèmes soulignés dans les
premier, second, quatrième et cinquième arguments défavorables aux subventions.
La seule exception éventuelle est une subvention de transition visant à faciliter la
privatisation d’une industrie agro-alimentaire (selon le 3e argument favorable aux
subventions), surtout lorsqu’un grand nombre d’agriculteurs deviennent actionnaires
d’une entité privatisée.

D’un autre côté, les subventions visant à lutter contre la pauvreté n’ont pas à être
sans restrictions. Elles peuvent prendre la forme d’un partage du coût des services
améliorant la productivité des petits exploitants. Par exemple, divers pays se montrent
de plus en plus favorables à l’émission de bons ou d’autres formes de subventions aux
agriculteurs pauvres pour l’achat de services de vulgarisation privés, dont les
agriculteurs plus fortunés paient la totalité.

3.2.3 Le problème du soutien à l’agriculture

En principe, les arguments ci-dessus sont pris en compte dans les propositions
de politiques ou de programmes, mais un autre type de raisonnement s’applique au
secteur dans son ensemble. Si l’agriculture présente bien les spécificités avancées au
chapitre 2, en particulier concernant les effets irréversibles de son déclin sur le marché
de la main d’œuvre et les coûts sociétaux élevés d’un exode rural massif, réfléchir à une
politique de soutien généralisé du secteur se justifie pleinement. De fait, presque toutes
les économies industrialisées subventionnent leurs secteurs agricoles, généreusement
pour nombre d’entre elles. Ironiquement, les économies moins développées, confrontées
à un problème plus grave de pauvreté rurale, imposent souvent des taxes implicites à
leur agriculture au lieu de la soutenir. Le chapitre 1 a évoqué les raisons historiques de
cette approche stratégique, qui, aujourd’hui, apparaît inadaptée dans la plupart des cas.

6
Mark Wenner observe: «On peut verser des subventions temporaires visant à défrayer les coûts de la
création de réseaux d’agences» dans: Mark Wenner, Rural Finance Strategy, Sector Strategy and Policy
Paper Series, Sustainable Development Department, Banque interaméricaine de développement,
Washington, D.C., décembre 2001, p. 14.
Politiques de développement agricole: concepts et expériences 51

Les dispositions des accords de l’OMC acceptent un soutien national à


l’agriculture, pourvu que ce soit sans distorsion des prix et des marchés. Il reste à voir
dans quelle mesure les pays en développement pourront se saisir de cette opportunité.
L’argument en faveur du soutien de l’agriculture a été avancé, non seulement par les
hommes politiques, mais aussi dans la littérature économique. Peter Timmer a écrit:

«Parce que les prix (internationaux) … sont déprimés par le dumping des
excédents générés par les subventions dans les pays riches, la sous-valorisation
du secteur agricole dans les pays pauvres est encore plus grave qu’elle ne le
serait dans un contexte de libre échange…

«On sait depuis longtemps que, dans les pays en développement, une
discrimination politique abaisse la valorisation intérieure de l’agriculture en
dessous de sa valorisation sur les marchés à la frontière … cependant … les
prix frontières eux-mêmes sous-estiment la contribution de l’agriculture à la
croissance dans les premières étapes du développement. Si l’agriculture est
d’une importance primordiale pour stimuler et soutenir une croissance
économique rapide, les pays qui ne corrigent pas cette discrimination font peser
un lourd handicap sur les performances économiques. En outre, ce sont les pays
les plus pauvres qui souffriront le plus…

«On reconnaît depuis longtemps que le protectionnisme agricole des pays


riches déprime les prix mondiaux de nombreuses marchandises… Les prix
mondiaux des céréales de base ne reflètent pas l’importance pour les pays du
maintien de leur sécurité alimentaire … La valorisation de l’agriculture aux
prix du marché ignore le rôle spécial du secteur agricole dans la lutte contre la
pauvreté … »7.

Si l’on admet le bien fondé de ces arguments favorables au soutien du secteur,


les questions pratiques deviennent: a) jusqu’à quel point? et b) par quels moyens les
plus efficaces faut-il apporter ce soutien?

Lorsque l’on s’interroge sur la portée du soutien, il faut toujours garder à l’esprit
qu’une partie de la population devra en payer le coût. Il s’agit de la population urbaine
et, en termes de secteurs, surtout du secteur des services, qui paieraient, soit par le biais
d’une augmentation des prix alimentaires ou des impôts, soit par ces deux mécanismes à
la fois. Cette considération tend à elle seule à restreindre le soutien au secteur, par le jeu
normal du processus politique. En réalité, le soutien net à l’agriculture tend à être très
faible et même négatif dans de nombreux pays en développement, surtout lorsque l’on
tient compte des effets des politiques de taux de change et de tarifs douaniers.

Si l’on propose de soutenir l’agriculture pour compenser les effets des


subventions internationales sur le prix des marchandises, il est possible de calculer
l’impact quantitatif de ces subventions grâce aux estimations publiées de leurs effets sur
les prix mondiaux, combinées avec les données sur les quantités des marchandises
concernées produites dans le pays en question. Par exemple, une étude de l’OCDE a
conclu que la suppression des subventions à l’agriculture dans tous les pays entraînerait

7
C. Peter Timmer, Getting agriculture moving: do markets provide the right signals, Food policy, vol. 20,
nº5, octobre 1995, pages 456, 459-561, avec l’autorisation de Elsevier.
52 Problèmes généraux de la politique agricole

une hausse des prix de 30 pour cent pour le blé, 19 pour cent pour les céréales
secondaires, 59 pour cent pour le sucre, 17,5 pour cent pour le thé, 53 pour cent pour les
produits laitiers et 16 pour cent pour le coton. Le prix d’autres marchandises
augmenterait dans une moindre proportion, par exemple, 6 pour cent pour le riz, et
certains prix baisseraient (surtout le café et le cacao)8. Des estimations plus récentes
font apparaître des niveaux de distorsion plus faibles, mais encore sensibles. En 2000,
l’élimination de toutes subventions pour le blé en aurait augmenté le prix mondial de
18 pour cent, pour le riz de 10 pour cent, pour les autres céréales de 15 pour cent, pour
les oléagineux de 11 pour cent, pour le sucre de 16 pour cent, et pour la viande et les
produits laitiers de 22 pour cent9. Pour un pays producteur de blé, appliquer à la quantité
moyenne de blé produite la hausse de 18 pour cent du prix pourrait constituer une des
mesures du montant du soutien à apporter à l’agriculture. Bien sûr, il faudrait aussi
inclure d’autres marchandises dans ce calcul, et mettre à jour les estimations de l’effet
des subventions sur les marchés internationaux.

Si l’on veut lutter contre la pauvreté par des programmes et politiques qui
stimulent la croissance agricole, au lieu de mesures d’assistance transitoires, le «déficit
de pauvreté» (écart entre le revenu des ménages pauvres et le seuil de pauvreté ou
niveau de revenu minimum acceptable, totalisé pour les ménages ruraux) pourrait
constituer un indicateur de l’ordre de grandeur budgétaire des programmes. L’ordre de
grandeur du soutien à des programmes spécifiquement agricoles, serait estimé par la
différence entre les déficits de pauvreté des zones rurales et urbaines.

Il s’agit là d’illustrer des méthodes de calcul pour estimer les montants


budgétaires correspondant au concept de soutien généralisé de l’agriculture, tel que
justifié par les arguments du présent chapitre et du chapitre 1. Ces estimations
fournissent des chiffres minimum, puisqu’elles ignorent les externalités économiques
générées par le ralentissement de l’exode rural, également mentionné plus haut.
Ces externalités constituent des motifs supplémentaires de soutenir le développement du
secteur.

La conception de programmes de soutien à l’agriculture doit mettre au premier


plan les considérations d’efficacité, de plus en plus largement prises en compte dans
l’ensemble des stratégies et des politiques agricoles. Ces considérations sous-tendent,
par exemple, les récentes mesures prises par l’Union européenne pour réduire les
formes de soutien qui affectent les prix des produits agricoles, et pour augmenter le
soutien direct du revenu des agriculteurs. Le soutien direct aux facteurs de production
ne déforme pas les relations de prix par rapport à leur niveau de marché, et n’incite donc
pas les agriculteurs à investir dans des produits sans perspectives de compétitivité à long
terme. C’est pourquoi ce type de soutien n’interfère pas avec l’efficacité du marché à
allouer les ressources productives.

8
I. Goldin, O. Knudsen et D. van der Mensbrugghe, Trade Liberalization: Global Economic
Implications, OCDE, Paris 1993. Le Département de l’Agriculture des États-Unis d’Amérique (USDA) et
d’autres organismes fournissent des mises à jour régulières de telles estimations.
9
Mary E. Burfisher, éd., The Road Ahead: Agricultural Policy Reform in the WTO – Summary Report,
Market and Trade Economics Division, Economic Research Service, Département de l'agriculture des
États-Unis, Agricultural Economic Report n° 797, janvier 2001, p. 8.
Politiques de développement agricole: concepts et expériences 53

Les arguments contraires aux subventions, énumérés ci-dessus, relèvent de


préoccupations d’efficacité. En d’autres termes, le soutien budgétaire au secteur ne
devrait pas entraîner le type de problèmes qu’ils soulignent. Le risque est un
fléchissement de la compétitivité du secteur et donc une réduction de ses perspectives
de développement.

En conclusion, dans les pays en transition et en développement, il existe


davantage de raisons valables d’affecter des dépenses budgétaires au soutien du
développement agricole qu’à celui d’autres secteurs, à condition de concevoir les
politiques et les programmes de soutien avec le plus grand soin. La bonne conception
des politiques constitue le thème principal du présent volume.

Il faut également se montrer attentif aux possibilités de générer davantage de


revenus publics pour soutenir le développement des infrastructures, la recherche
agricole et d’autres programmes du secteur. Les taxes sur les produits sont déconseillées
en raison de la distorsion qu’elles exercent sur les incitations. On s’efforce souvent
d’améliorer l’administration de l’impôt sur le revenu, mais faute de comptabilité fiable
dans la plupart des exploitations des pays en développement, ce mode de collecte de
revenu sera toujours difficile dans les zones rurales. L’impôt foncier rural (à l’hectare),
traité de manière exhaustive au chapitre 5, et la facturation de redevances partielles aux
utilisateurs des services constituent deux approches plus viables. En pratique, la
dévolution aux utilisateurs du fonctionnement et de l’entretien des services d’irrigation
revient à augmenter leur contribution aux frais. De la même manière, dans le cadre de la
privatisation des services de vulgarisation, on peut prendre des mesures pour exiger que
les exploitations moyennes et importantes payent au moins en partie le coût des
services. D’autres mesures génératrices de revenu public, dont la participation des
agriculteurs au coût de la recherche agricole, sont abordées tout au long du présent
volume. Il ne faut donc pas voir que le côté dépenses de la politique budgétaire agricole,
mais l’argument en faveur d’un minimum de soutien net du secteur demeure fort.

3.3 AMÉLIORER LE REVENU DES RURAUX PAUVRES

Les programmes de lutte contre la pauvreté rurale se trouvent confrontés à une


question essentielle: comment concevoir un ensemble de politiques qui mettra les
ruraux pauvres sur la voie d’une croissance autonome, au lieu de se limiter à satisfaire
leurs besoins immédiats, si pressants soient-ils. S’il faut mettre en place et poursuivre
des programmes d’aide alimentaire et médicale pour les groupes les plus pauvres de la
population, cela ne les aide pas à acquérir les capacités qui leur permettront de finir par
répondre à leurs besoins par leurs propres efforts. Outre les programmes traitant les
symptômes de la pauvreté (tels que la malnutrition et l’incidence élevée des maladies), il
faut des politiques pour en diminuer les causes, c’est-à-dire permettre aux ménages à
faibles revenus de gagner de l’argent. En ce domaine, l’amélioration de l’éducation est
souvent citée comme fondamentale. Dans le secteur agricole, on peut également, entre
autres, améliorer l’accès aux terres cultivées, l’accès à la technologie, la formation
agricole et l’accès au crédit à la production.

Cette question a des ramifications plus larges, car elle relève de la conception de
politiques qui, non seulement favorisent la croissance globale, mais aussi améliorent
54 Problèmes généraux de la politique agricole

le sort des pauvres ou, pour le moins, empêchent leur situation de se détériorer alors
que d’autres groupes prospèrent. Traditionnellement, on considère que la stabilisation et
la croissance sont du domaine de la politique, mais on relègue la lutte contre la pauvreté
à celui des programmes et des projets. La question est de savoir si l’on peut définir des
politiques qui, en même temps, encouragent la croissance des revenus en général et la
croissance des pauvres10.

Les études mentionnées au chapitre 1, qui concluent que la croissance agricole


parvient mieux que la croissance industrielle à faire reculer la pauvreté et contribue
davantage au développement de l’ensemble de l’économie, y apportent une réponse
partielle. Cependant, compte tenu de la gravité du problème de pauvreté rurale dans la
plupart des pays en développement, cette réponse ne suffit pas. C’est pourquoi les
politiques agricoles doivent incorporer spécifiquement la lutte contre la pauvreté.

Un autre élément de réponse à cette question stratégique consiste à mieux cibler


les subventions budgétaires qui existent dans toutes les économies. L’une des clés est
d’identifier ces subventions et leur incidence (par groupes de revenus), une autre de
trouver le moyen de réorienter cette incidence. Outre les dépenses budgétaires, il existe
de nombreux autres exemples de politiques qui, de fait, pénalisent les familles rurales
pauvres. Par exemple, au Honduras, jusqu’en 1992 il était illégal d’attribuer un titre de
pleine propriété aux exploitations de moins de cinq hectares, en dépit du fait que la
vaste majorité des exploitations du pays était de cette taille ou plus petites. De ce fait,
les petits agriculteurs avaient beaucoup plus de mal à obtenir des prêts à la production
que les grands exploitants, titulaires eux de titres de pleine propriété. Une situation
similaire existe toujours en Estonie: bien que les petites parcelles familiales, héritage de
l’ère du collectivisme, soient les formes à la fois les plus nombreuses et les plus
productives de l’agriculture du pays, le cadre législatif en vigueur ne propose aucun
mécanisme d’attribution de titres de propriété à leur intention.

Au Honduras, en El Salvador, à Saint-Domingue et dans de nombreux autres


pays, la plupart des bénéficiaires de la réforme agraire ont reçu des terres agricoles
obligatoirement en propriété collective, sans avoir été consultés quant à leurs
préférences. Une étude menée en El Salvador a montré que la productivité des unités
collectives était notablement inférieure à celle des exploitations attribuées à des
individus11. En outre, au Honduras, avant 1992, les femmes rurales avaient beaucoup de
difficultés à accéder aux terres, parce que la réforme agraire ne s’intéressait quasiment
qu’aux hommes. Ces problèmes d’accès à la terre, ainsi que d’autres, sont abordés dans
le chapitre 5.

10
Le Chili fournit un exemple de l’universalité de cette question. Valdés commente: «Après quinze
années de réforme, l’agriculture chilienne n’a toujours pas répondu à une question, peut-être la plus
complexe: comment répondre aux besoins des petits agriculteurs géographiquement dispersés, résidant en
général dans des régions désavantagées et hors de portée du nouveau dynamisme du secteur». (Alberto
Valdés, Mix and sequencing of economy-wide and agricultural reforms: Chile and New Zealand,
Agricultural Economics, vol 8, n˚5, juin 1993, p. 302)
11
Norton, Roger D. et Mercedes Llort, Una estrategia para la reactivación del sector agropecuario en El
Salvador, Fundación Salvadoreña para el Desarrollo Económico y Social (FUSADES), El Salvador,
octobre 1989.
Politiques de développement agricole: concepts et expériences 55

De fait, ce type de politiques, qui avait force de loi, a transformé les ruraux
pauvres en citoyens de seconde classe, privés des droits de pleine propriété dont
bénéficiaient les autres citoyens. Modifier ces politiques peut ramener les familles
rurales pauvres dans le même espace économique dont profite la majorité du reste de la
population, accroissant ainsi leurs chances d’améliorer leur situation économique par
leurs propres efforts.

Voici d’autres exemples de politiques de croissance agricole en faveur des


pauvres:

• Systèmes de certificats de dépôt (nantissement sur récolte) accessibles aux petits


agriculteurs. En principe, la législation bancaire en vigueur permet aux agriculteurs
dont les récoltes sont importantes d’obtenir des prêts pour leur stockage, mais
souvent elle n’est pas adaptée à la situation des petits exploitants (par exemple, elle
peut nécessiter un stockage des céréales propriétaire par propriétaire, ce qui n’est
pas faisable lorsque l’on a à faire à une multitude de petits producteurs).
• Création d’un fonds foncier de second niveau, capable de financer l’achat de petites
exploitations avec subventionnement du prix pour l’acheteur. En raison des coûts de
transaction et des incertitudes sur le support juridique de la saisie des petites unités
en cas de défaut de paiement, de nombreuses banques hésitent à émettre des
hypothèques foncières sur les petites exploitations. Le gouvernement peut donc
venir compléter le marché en ce domaine.
• La réforme agraire assistée par le marché, qui élargit le concept de fonds foncier, en
sorte que les communautés participent à l’identification des bénéficiaires; dans
certains cas, il est demandé aux bénéficiaires potentiels de proposer un projet de
développement de l’exploitation.
• Amélioration des marchés de la location de terres, puisque la location constitue l'un
des principaux moyens d’améliorer l’accès à la terre des familles rurales pauvres.
• Privatisation des silos de céréales et d’autres installations avec ouverture de
l’actionnariat de l’entreprise à tous les agriculteurs, quelle que soit la taille de leur
exploitation.
• Distribution de subventions sous forme de bons permettant aux agriculteurs pauvres
d’acheter des services de vulgarisation privés.
• Décentralisation de la recherche agricole et participation plus directe des
agriculteurs à la recherche et à la vulgarisation agricoles grâce à des approches
participatives.
• Mise en place d’un système financier rural viable orienté vers les besoins des petits
producteurs.
• Investissements dans l’irrigation à petite échelle et création d’associations
d’utilisateurs de l’eau pour une gestion participative des projets d’irrigation de toute
dimension.
• Réformes institutionnelles visant à améliorer le respect des contrats, car les
agriculteurs pauvres sont fréquemment victimes de ruptures de contrats, par
exemple de la part des courtiers à l’exportation. Dans certains cas, il peut s’avérer
nécessaire de mettre en place un système de tribunaux ruraux ou agraires capable
d’agir rapidement, et à faible coût pour les plaignants, afin de faire respecter les
dispositions contractuelles.
56 Problèmes généraux de la politique agricole

• Programmes d’éducation et de formation destinés aux familles rurales pauvres et, en


particulier, aux femmes rurales.

De telles politiques réduisent l’écart économique entre les petits agriculteurs et


les institutions au service du secteur et leur offrent des opportunités économiques se
rapprochant davantage de celles dont bénéficient les gros exploitants et leurs
équivalents urbains. Ces politiques de lutte contre la pauvreté, et d’autres, sont traitées
tout au long du présent volume.

3.4 DISPARITÉS ENTRE GENRES ET DÉVELOPPEMENT AGRICOLE

Le problème des disparités introduites entre hommes et femmes par les


sociétés – la “question des genres” – reçoit une attention considérable dans cet ouvrage,
pour deux raisons: a) la discrimination entre genres est un phénomène très répandu dans
l’agriculture en développement; et b) outre les questions de justice et d’équité, il est
prouvé aujourd’hui que les conditions inégales existant à l’encontre des femmes
entravent le développement rural et appauvrissent le statut nutritionnel des ménages
ruraux.
La discrimination entre genres se manifeste de nombreuses manières: plus
grande difficulté d’accès aux terres et au crédit, manque d’attention prêté par la
recherche agricole et les services de vulgarisation aux besoins des femmes exploitantes,
exclusion des femmes de la plupart des décisions en matière de systèmes d’irrigation, et
moindre accès des femmes aux intrants agricoles 12 . La discrimination est parfois
intégrée aux codes juridiques qui, par exemple, ne reconnaissent souvent, en de
nombreuses matières, que le chef de famille, ou accordent aux femmes des droits
inégaux en cas d’héritage et de divorce. De la même manière, cette discrimination
figure dans les codes implicites de conduite et de résolution des conflits. On la retrouve
fréquemment dans la conception et l’application des services et des projets agricoles.
Les services de vulgarisation agricole, par exemple, traitent quasiment exclusivement
avec les agriculteurs masculins et les agents de vulgarisation ne programment pas leurs
visites à des moments convenables aux femmes, compte tenu des nombreuses tâches
domestiques qu’elles effectuent en plus de leur travail dans les champs. De nombreux
exemples de cette discrimination sont cités dans les chapitres suivants (surtout
chapitres 5, 7 et 8). L’Ouganda et l’Inde fournissent des exemples types,
caractéristiques de nombreux pays:
... le code civil de l’Ouganda accorde l’égalité des droits en cas de divorce,
mais la loi coutumière prévaut dans la division des biens conjugaux et les
femmes divorcées perdent l’accès aux terres13.

... dans tous les états indiens, la plupart des filles n’héritent pas des terres, bien
que la loi les y autorise... dans l’État de Bihar, en Inde, certaines femmes Ho
demeurent célibataires pour conserver cet accès14.
12
Voir, par exemple, SEAGA Macro Handbook: Gender Analysis in Macroeconomic and Agricultural
Sector Policies, FAO, Rome, projet, mars 2002, pages 39-40.
13
Banque mondiale, Engendering Development – Through Gender Equality in Rights, Resources and
Voice, rapport d’étude de politique, Washington, D.C., 2002, p. 16.
14
FIDA, Rapport 2001 sur la pauvreté rurale: comment mettre fin à la pauvreté rurale, Oxford
University Press, Oxford, 2001, p. 89.
Politiques de développement agricole: concepts et expériences 57

Des études ont montré que les femmes rurales disposent de très peu de temps
pour tous leurs travaux, et que ce temps est donc précieux. Par voie de conséquence, si
la recherche agricole trouve des moyens de réduire le temps requis par les tâches
domestiques, elle permet d’augmenter les taux de croissance agricole parce que les
femmes peuvent consacrer davantage de temps à la culture (chapitre 8). Des études
menées dans différents pays ont montré que:

La discrimination entre genres, en empêchant l’accumulation de capital humain


au foyer et sur le marché du travail et en excluant systématiquement les
femmes ou les hommes de l’accès aux ressources, aux services publics ou aux
activités productives, diminue la capacité de l’économie à se développer et à
augmenter le niveau de vie... Dans les ménages du Burkina Faso, du Cameroun
et du Kenya, un contrôle plus égalitaire des intrants et du revenu de
l’exploitation par les femmes et les hommes pourrait augmenter le rendement
des exploitations d’un cinquième de la production existante15.

L’éducation des femmes constitue l’un des facteurs clés pour réduire la
malnutrition et dynamiser la croissance économique:

... une étude récente effectuée par l'Institut international de recherche sur les
politiques alimentaires (IFPRI), examinant dans 63 pays en développement,
entre 1970 et 1995, la relation entre plusieurs facteurs et la réduction du
nombre d’enfants de poids insuffisant, indique que l’explication statistique de
la présence d'un nombre inférieur d'enfants souffrant d'insuffisance pondérale
est axée [entre autres facteurs] sur [le] niveau d'instruction des femmes
(43 pour cent) ... [et le ] statut de la femme dans la société (12 pour cent)16.

Le faible montant des investissements dans l’éducation des femmes diminue


également la production globale d’un pays. Une étude estime que si les pays
d’Asie méridionale, d’Afrique subsaharienne, du Moyen Orient et d’Afrique du
nord, partant d’un écart de scolarisation entre garçons et filles (mesuré par le
nombre moyen d’années de scolarisation) égal à celui de l’Asie orientale en
1960, avaient comblé cet écart au rythme atteint par l’Asie orientale entre 1960
et 1992, leur revenu par tête aurait pu augmenter de 0,5 à 0,9 pour cent par
an17.

Certains auteurs pensent que, à long terme, le développement économique


lui-même aide à corriger les inégalités entre les genres:

L’augmentation des revenus et la baisse des niveaux de pauvreté tendent à


réduire les écarts entre hommes et femmes en matière d’éducation, de santé et
de nutrition. L’augmentation de la productivité et de nouvelles opportunités
d’emploi réduisent souvent les inégalités entre les sexes dans le travail. Et les
investissements dans des infrastructures élémentaires d’eau, d’électricité et de
transport contribuent à diminuer les disparités de charge de travail entre
hommes et femmes18.

15
Banque mondiale, 2002, p. 11.
16
FAO, L’état de l’insécurité alimentaire dans le monde 2001, Rome, 2001, p. 7.
17
Banque mondiale, 2002, p. 11.
18
Op. cit., p. 2.
58 Problèmes généraux de la politique agricole

Cependant, lutter contre la discrimination entre genres à court et moyen terme, et


contre le ralentissement de la croissance économique qu’elle engendre, nécessite une
réforme fondamentale des institutions et de la législation, des façons de concevoir et de
conduire les programmes et projets dans les zones rurales, ainsi qu’en matière de suivi
et d’évaluation de ces activités et des réformes de politique. Il faut dispenser une
formation et mener à grande échelle un travail de développement des capacités,
accompagnés d’une forte volonté politique, pour que ces changements interviennent.
Des projets isolés de lutte contre la discrimination entre genres risquent de ne pas avoir
les résultats escomptés, parce qu’il subsiste d’autres obstacles à la participation des
femmes. Par conséquent, la seule approche viable est d’intégrer la question des genres
au coeur du sujet, ce qui commence par des analyses exhaustives des disparités entre
genres dans le secteur19. [Gender mainstreaming est souvent traduit par intégration des
genres, une expression cryptique pour les non-spécialistes (note du traducteur)]

On ne soulignera jamais trop l’importance du développement des capacités:

Bien que la plupart des gouvernements et leurs partenaires s’engagent


explicitement à intégrer le problème des genres dans leurs stratégies agricoles,
il n’y a guère eu de renforcement des capacités à analyser la question des
genres au niveau d’ensemble du secteur agricole. La plupart du temps, les
informations relatives au problème des genres concernent le niveau
micro-économique, sans lien avec les priorités et les processus agricoles
globaux. Il faut renforcer davantage la capacité à traiter la question des genres
au niveau d’ensemble du secteur dans la plupart des Ministères de l’agriculture
et dans les unités de formulation et de gestion de la politique des institutions
des bailleurs de fonds. Une étude récente de la Banque mondiale20 montre que
la capacité d’analyse du problème des genres est en général faible dans les
Ministères de l’agriculture. Une analyse institutionnelle des Ministères de
l’agriculture, sensible aux questions de genres, devrait évaluer leur capacité à
intégrer ces questions dans le processus de politique agricole (étude et
définition de la stratégie, formulation et mise en œuvre de la politique)21.

En matière de discrimination entre genres, l’une des mesures les plus utiles que
les organisations internationales de développement puissent prendre est de veiller à ce
que la conception de tous leurs projets commence par une analyse selon les genres des
contraintes et des problèmes dans le domaine opérationnel du projet. La conclusion du
chapitre 5 présente une liste partielle des types de question qu’une analyse du problème
des genres bien conçue doit poser en matière de tenure foncière. Par des moyens tels
que l’analyse selon les genres, on peut mieux prendre conscience de la gravité de ce
type de contraintes, ce qui est la première étape sur la voie de la résolution du problème.

19
FAO, 2002, pages 41-43.
20
Banque mondiale, Gender, Growth and Poverty Reduction, Washington, D.C., 1999.
21
FAO, 2002, p. 45.
Politiques de développement agricole: concepts et expériences 59

3.5 RÉFLEXIONS SUR LA PRIVATISATION

Parmi les diverses raisons qui justifient la privatisation, les plus importantes sont
les suivantes: alléger le poids sur le budget gouvernemental, confier les entreprises à des
équipes de direction plus compétentes et mettre à leur disposition des technologies plus
évoluées, attirer les investissements privés. Les améliorations de performances d’une
entreprise après sa privatisation ne sont pas obligatoirement imputables au mode de
propriété per se, mais plutôt à ce qui suit:

Lors du passage de la propriété publique à la propriété privée, les propriétaires


définissent des objectifs plus précis et plus mesurables, qui rendent possibles
un environnement et des mesures d’incitation permettant un suivi et un contrôle
plus efficace de la gestion. Un autre aspect important de cet argument est que,
dans le cadre de la propriété privée, l’existence des entreprises est liée à leur
viabilité. Si elles ne sont pas viables, leurs ressources sont réaffectées (par le
biais du mécanisme de marché) à des usages plus efficaces. À l’inverse, les
entreprises publiques anti-économiques ont souvent une grande longévité, étant
maintenues en vie par une politique laxiste en matière de crédit associée à des
pressions politiques et autres pressions non-économiques, ce qui, non
seulement draine les ressources financières des gouvernements, mais aussi
restreint l’efficacité de l’allocation de ressources, financières et surtout
humaines, rares22.

En dehors des raisons idéologiques, la crainte d’un comportement


potentiellement monopolistique de la part des entreprises qui passent à la propriété
privée a souvent justifié de ne pas privatiser. En bref, les raisons fondamentales en
faveur de la privatisation sont le coût budgétaire de la survie des entreprises publiques –
bien qu’il faille se souvenir que l’amélioration du flux net des revenus du Trésor public,
impôts compris, nécessite d’améliorer la rentabilité de l’entité privatisée – et le besoin
d’améliorer la productivité des entreprises et les performances de la croissance
économique. Le principal contre-argument est la crainte de voir se mettre en place une
structure de marché non-compétitive. Dans l’industrie agro-alimentaire,
cette préoccupation se concrétise par le fait que des entreprises de transformation
monopolistiques ou oligopolistiques proposent des prix bas aux producteurs et facturent
des prix élevés aux consommateurs.

La propriété privée en elle-même fait une différence. Certaines entreprises étatiques ont été
efficaces et bien gérées pendant certaines périodes, mais la propriété du gouvernement permet
rarement de maintenir de bonnes performances au-delà de quelques années. La probabilité plus
élevée de bonnes performances de l’entreprise privée doit être prise en compte lors du choix
d’investir ou non des fonds publics dans les entreprises publiques ou dans la santé, l’éducation
et d’autres programmes sociaux (S. Kikeri, J. Nellis et M. Shirley, Privatization: The Lessons of
Experience, Banque mondiale, Washington, D.C., 1992, p. 1).

De nombreuses entreprises publiques dans le monde ont obtenu de bons résultats


pendant très longtemps, mais il est difficile de soutenir ces performances indéfiniment,
et cela pour trois raisons: risque que des comités gouvernementaux ou des ministres

22
C. Adam, 1994, p. 138.
60 Problèmes généraux de la politique agricole

contrôlent les décisions d’investissement, et non pas l’entreprise elle-même; dirigeants


choisis parfois sur d’autres critères que la compétence technique; et rémunération du
personnel rarement liée aux performances.

D’un autre côté, une privatisation mal menée peut avoir pour conséquences, non
seulement les travers de la concentration du marché, mais aussi des avantages
exceptionnels pour les nouveaux propriétaires et les nouveaux dirigeants, ce qui
alimente le mécontentement social à l’égard d’une politique d’ouverture vers le marché.
L’enjeu ici est la nature de la distribution des richesses dans la société et l’influence que
peut exercer sur elle la politique de privatisation. Kikeri, Nellis et Shirley estiment que
la privatisation pourra bien fonctionner si deux conditions fondamentales sont
satisfaites: existence d’un marché raisonnablement concurrentiel et capacité du
gouvernement à réglementer l’industrie. On ne peut ignorer cette dernière condition que
si le marché est véritablement concurrentiel23.

Ces critères sont peut-être applicables dans certaines parties du monde, mais
dans des pays où la propriété de l’État était répandue, comme en Europe de l’est et dans
les pays de l’ancienne Union soviétique, l’expérience suggère que les inconvénients des
marchés non-concurrentiels ne sont peut-être pas aussi dommageables pour l’économie
que les inefficacités entraînées par le maintien de la propriété étatique.

L’analyse comparée des modèles de privatisation en masse tchèque et


slovaque, polonais, russe et lithuanien indique que, pendant les phases initiales
de la privatisation, il vaut mieux courir le risque d’une concurrence et de
marchés imparfaits et accélérer le processus plutôt que de retarder la
privatisation et de finir par la faire dérailler24.

Les mêmes auteurs soulignent cependant que, dans ce cas, la privatisation doit
être suivie d’une réforme structurelle: «Même en cas de privatisation en masse et d’un
processus accéléré de cession ... il est clair qu’il ne s’agit que de la première phase
d’une réforme structurelle. Lorsque la privatisation se produit sans réforme structurelle
ou presque, comme c’est le cas en Russie, il est facile d’en dénoncer l’échec .... le
changement structurel et les problèmes d’ajustement postérieurs à la privatisation
nécessiteront une réflexion attentive et une planification prudente» (op. cit., p. 47).

Enfin, Lieberman et al. soulignent que «la privatisation doit être conçue comme
l’un des volets d’un programme de réforme plus global» visant à «mettre en place les
fondations d’une économie de marché» (ibid.). C’est peut-être là l’objectif le plus
fondamental des programmes de privatisation.

En pratique, la question opérationnelle n’est souvent pas tant de savoir si il faut


privatiser que comment privatiser. Pour les installations de stockage et de
transformation agricoles, il peut s’agir de choisir entre une stratégie visant à attirer
l’investisseur aux poches les mieux remplies ou une stratégie visant à encourager une

23
Kikeri, Nellis et Shirley, 1992, p. 5.
24
I. W. Lieberman, A. Ewing, M. Mejstrik, J. Mukherjee et P. Fidler, éd., Mass Privatization in Central
and Eastern Europe and the Former Soviet Union, A Comparative Analysis, Studies of Economies in
Transformation, n° 16, Banque mondiale, 1995, pages 47-48.
Politiques de développement agricole: concepts et expériences 61

large base de propriété par la création d’un actionnariat très dispersé. La première
approche est souvent le but de la privatisation menée par le biais d’enchères publiques
et la seconde s’accomplit à l’aide d’une législation spéciale qui définit les types de parts
sociales et leurs règles de distribution et de vente.

Si l’on redoute la création d’un monopole, la vente à un seul offrant peut en


exacerber le risque. En revanche, la vente d’actions à un grand nombre d’agriculteurs,
par exemple, tend à empêcher leur exploitation par l’entreprise de transformation
agroalimentaire nouvellement privatisée. D’un autre côté, en principe, la vente par
enchères publiques constitue la seule manière de garantir que le bien soit vendu au prix
du marché, c’est-à-dire à un prix qui reflète sa véritable valeur économique.

Si l’on pense que la privatisation des silos publics renforcera un oligopole


existant dans le commerce intérieur des céréales, vaut-il mieux sacrifier les avantages
théoriques de leur vente aux enchères publiques en faveur d’une vente directe à des
groupes d’agriculteurs? Si c’est le cas, une vente subventionnée se justifie-t-elle comme
moyen de mettre un terme aux subventions annuelles accordées par l’État pour le
fonctionnement des silos? La littérature conceptuelle ne se prononce pas avec fermeté
sur ces questions. Comme le dit Stanley Fischer sans prendre de gants, «Compte tenu de
l’ampleur de la tâche [de privatisation], ce serait une erreur de décourager toute forme
potentiellement viable de privatisation qui ne soit pas le vol»25. Au Honduras au début
des années 1990, les responsables ont opté pour la vente des silos à un grand nombre de
producteurs, à un prix subventionné, et l’expérience a été considérée comme succès.
Dans ce cas, il était clair que la vente des installations au plus offrant aurait
effectivement renforcé un oligopole existant dans le commerce des céréales.

L’une des clés du succès de la privatisation est la mise en place d’institutions –


et d’une capacité – de réglementation adéquates. Pour citer Pranab Bardhan:

Tandis que le processus de déréglementation doit suivre son cours, les pouvoirs
réglementaires de l'État devraient être renforcés par certains aspects, par
exemple pour atteindre l'objectif avéré des réformes, qui est de promouvoir la
concurrence. Dans le cas contraire, la privatisation implique souvent le
remplacement d'un monopole public par un monopole privé26.

Si désirable que soit la privatisation dans de nombreux cas, sa mise en œuvre


n’est pas simple. Lorsque les biens sont vendus aux enchères publiques, il est essentiel
d’assurer la transparence du processus et d’honorer l’offre gagnante.

Il arrive que le secteur privé national ne possède pas la capacité managériale ou


la solidité financière requises pour pouvoir reprendre la propriété d’un nombre
significatif d’installations. Ce problème s’est posé de manière aiguë au Malawi27, au
Mozambique, au Guyana et dans d’autres pays où l’État avait joué un rôle prépondérant

25
Stanley Fischer, Privatization in Eastern European Transformation, document de travail IPR6, Institute
for Policy Reform, Washington, D.C., mars 1991.
26
Pranab Bardhan, Institutions, réformes et performances de l’agriculture, dans: Kostas G. Stamoulis, éd.,
Alimentation, agriculture et développement rural: problèmes actuels et émergeants en matière d’analyse
économique et de recherche de politiques, Département économique et social, FAO, Rome, 2001, p. 155.
27
Pour des commentaires sur ce problème dans le cas du Malawi, voir C. Adam, 1994, pages 150-151.
62 Problèmes généraux de la politique agricole

dans la gestion de l’économie jusqu’à ces dernières années. Francesco Goletti et


Philippe Chabot ont abordé ce problème dans le cas de la privatisation de la mise en
marché agricole en Asie centrale:

Si l’on entreprend de réformer le marché, un secteur privé prospère et efficace


ne reprendra pas obligatoirement à son compte des fonctions précédemment
assumées par le secteur public. S’il existe des dysfonctionnements du marché et
des goulets d’étranglement infrastructurels, les effets des réformes du marché
sur la commercialisation agricole risquent d’être néfastes. Parfois, les
gouvernements accordent des droits exclusifs à une grande firme privée ou
nationale, ce qui limite l’accès des agriculteurs à la technologie et
institutionnalise les barrières à l’entrée dans le secteur. Dans d’autres cas, les
importations sont réduites à certaines marques, ce qui entrave l’accès des
agriculteurs à tous les choix possibles sur les marchés internationaux.
Le secteur privé ne sera peut-être pas désireux de participer à la
commercialisation des intrants agricoles en raison de la petite taille du marché
ou du manque de crédit. Dans le cas de l’Asie centrale, les principaux obstacles
semblent être d’ordre réglementaire et physique (tels que la trop grande taille
des ascenseurs à céréales et des usines d’égrenage du coton, hérités de l’ère
soviétique)28.

L’alternative consistant à autoriser des capitaux étrangers à acquérir la plupart


des entreprises privatisées n’est pas toujours jugée acceptable. On peut alors proposer
des conditions généreuses d’acquisition de parts dans ces équipements pour attirer de
nouveaux actionnaires, mais cela ne peut pas suffire puisque l’un des buts de la
privatisation est l’apport à grande échelle de capital neuf. On peut aussi combiner
actionnariat étranger et national en vendant aux enchères une partie des actifs de
l’entreprise et en trouvant une formule pour en distribuer une autre partie au public
national. En Europe de l’est, on a encouragé la création de holdings en mettant à la
disposition du grand public des bons de privatisation négociables qui peuvent servir à
investir dans des holdings ou des fonds, plutôt que directement dans les entreprises
privatisées.

Les problèmes posés par la privatisation de l'agriculture se retrouvent dans de


nombreux pays. La mise en place de la sécurité de tenure pour les agriculteurs privés,
quelle qu'en soit la forme, continue à poser un véritable défi partout dans le monde.
La participation des agriculteurs aux réseaux d’irrigation peut également nécessiter de
réfléchir à la privatisation. Tout le monde ou presque convient aujourd'hui qu'il faut
confier la gestion des réseaux au niveau local, en général à des groupes d’utilisateurs.
Ceux-ci financent souvent tout ou partie des coûts d’entretien par le biais de redevances
qui leur sont facturées dans ce but. Les deux idées centrales sont sans ambiguïté: a) les
agriculteurs paieront les redevances d'entretien de meilleur gré s'ils peuvent gérer
eux-mêmes les dépenses correspondantes et donc s'assurer que les redevances sont
utilisées avec efficacité aux fins prévues; et b) les réseaux seront mieux entretenus si
ceux qui en sont chargés sont directement intéressés à leur viabilité à long terme.

28
Francesco Goletti et Philippe Chabot, Food policy research for improving the reform of agricultural
input and output markets in Central Asia, Food Policy, vol. 25, n° 6, décembre 2000, pages 675-676, avec
l’autorisation de Elsevier.
Politiques de développement agricole: concepts et expériences 63

Un point auquel on ne prête pas aussi souvent attention est celui de la propriété
du réseau. Doit-il appartenir au gouvernement national, aux collectivités locales, aux
agriculteurs ou à quelqu’un d’autre? On peut arguer que si les agriculteurs n'en sont pas
les propriétaires à part entière, ils seront moins intéressés à l'entretenir. Si les
agriculteurs sont les actionnaires (des canaux principaux, pompes, etc. – tous les
composants à l’exception des canaux internes à chaque propriété), ils peuvent vendre
leur part avec leurs terres s’ils décident d’abandonner l’agriculture ou de quitter la
région. De la même manière, leurs enfants peuvent hériter de leurs parts. De ce fait, ils
s'intéresseront aux gains en capital potentiels du réseau, ainsi qu'à sa capacité à irriguer
leurs champs année après année. En principe, cet intérêt supplémentaire doit renforcer
leur volonté d'entretenir et de gérer correctement le réseau.

Pourtant, le plus souvent la politique suivie laisse la propriété du réseau entre les
mains du gouvernement et demande aux utilisateurs de prendre en charge la
maintenance. Ce type de dispositif n'incitant guère à investir dans l'entretien, d'autres
approches méritent d'être envisagées. Cette question est abordée dans le chapitre 6 qui
fournit des exemples de propriété des réseaux d’irrigation par les agriculteurs.

La réflexion sur la privatisation peut également être élargie au domaine des


services agricoles et est tout à fait pertinente en matière de structure du secteur financier
agricole. Ces points sont également traités plus loin dans le présent volume.

3.6 PRINCIPAUX ASPECTS DU CADRE JURIDIQUE

Une législation bien conçue et un système judiciaire fonctionnel constituent une


sub-structure essentielle à toute activité économique. Le juge Richard Posner a émis les
observations suivantes concernant les rapports entre systèmes juridiques et croissance
économique:

S’il n’est pas possible d'apporter de preuve théorique qu’un système juridique
fonctionnel constitue une condition nécessaire à la prospérité d’une nation, il
existe des preuves empiriques que l'état de droit contribue à la richesse d’une
nation et à son taux de croissance économique. ... Il est plausible, au moins, que
lorsque la législation est faible ou non-existante, le respect des droits de
propriété et des droits contractuels dépend fréquemment de la menace de
violence, et parfois de sa réalité ..., ou d'alliances familiales parfois
dysfonctionnelles dans le cadre d’une économie moderne, et de méthodes
gênantes d’autoprotection. Il s'agit là de substituts coûteux à des droits
légalement exécutoires, tout comme c'est le cas des méthodes de «commande et
contrôle», aujourd'hui tombées en discrédit, des économies communistes.
Les coûts cachés de ces substituts sont un handicap à l’encontre des nouvelles
entreprises, qui ne possèdent pas la réputation qui garantirait leur fiabilité aux
yeux des clients, et la préférence pour les échanges simples et instantanés
plutôt que les transactions plus complexes, parce qu’un recours juridique en cas
de non-respect des engagements n’est pas crédible. ... Dans une économie
moderne, les coûts cumulés du non-droit peuvent être énormes29.

29
Richard A. Posner, Creating a legal framework for economic development, The World Bank Research
Observer, vol. 13, n° 1, février 1998, p. 3.
64 Problèmes généraux de la politique agricole

Dans une économie de marché, les concepts élémentaires de propriété et


d’obligations contractuelles doivent bénéficier d’un support juridique clair et le
système judiciaire doit permettre une réparation rapide en cas de transgression.
Les formes d’association économique requièrent, elles aussi, un cadre juridique solide.
Étrangement, le concept de société par actions ou de société à responsabilité limitée est
absent du corpus législatif du secteur agricole de nombreux pays. On préfère parfois une
forme d’association coopérative, en partie par tradition et en partie par crainte qu’un ou
quelques individus finissent par dominer une société par actions en achetant les parts
des autres actionnaires.

Les coopératives ont bien fonctionné, pour plusieurs générations d’agriculteurs,


dans certains pays et sous-secteurs, tels que la commercialisation des céréales au
Canada occidental et la commercialisation des produits laitiers au Danemark et ailleurs.
Leurs points forts ont été la commercialisation de la production et l’achat des intrants.
En revanche, les coopératives de production ont obtenu des résultats beaucoup plus
mitigés, en dépit des bonnes performances de certaines. D’un autre côté, les
coopératives présentent deux inconvénients marqués: a) les règles de répartition des
gains entre les membres ne sont pas toujours claires, ni toujours liées à l’intensité et à
l’efficacité de la contribution de chaque membre; et b) elles n’attirent pas les prêteurs
parce qu’une coopérative peut échapper à ses obligations de remboursement en
prononçant sa dissolution et en refaisant surface sous un autre nom. C'est pour cette
dernière raison qu'elles rencontrent davantage de difficultés à emprunter que les sociétés
par actions.

Il semblerait que l'on puisse faire preuve de davantage de créativité législative


en ce qui concerne les formes d’association dans l’agriculture. Les règles de répartition
des bénéfices nets des coopératives pourraient être précisées et la responsabilité des
engagements financiers pourrait être assumée par chacun de leurs membres. Pour les
sociétés par actions, des règles pourraient empêcher la concentration des parts entre les
mains de quelques uns et accorder aux membres de l’entreprise un droit d’offre
prioritaire pour les actions d’un membre ayant décidé de partir, ce qui éviterait que des
personnes extérieures à l’entité puissent venir la contrôler. De fait, ce type de législation
a été mis en place dans certains pays.

L’objectif, dans ce cas, serait que l’association acquière davantage les


caractéristiques d’une entreprise.

En ce domaine et d’autres, il existe d'autres types importants de législation qui


sont pertinents pour l’agriculture: le code du commerce, le code du travail, la
législation relative aux questions de genres (surtout, mais pas seulement, la
législation relative à la famille et au régime foncier) et la législation fiscale.
La législation relative à la protection des consommateurs constitue un autre ensemble
de lois pertinent pour les perspectives de développement de l’agriculture. Partout dans
le monde, il devient de plus en plus important de légiférer et de mettre en place des
garde-fous adéquats en matière de qualité et de sécurité des aliments, non seulement sur
les marchés nationaux, mais aussi pour pouvoir pénétrer sur les marchés à l’exportation.
Il existe également un autre domaine où la prudence s'impose, à savoir la protection
présumée accordée aux consommateurs par les lois contre le stockage accapareur.
Politiques de développement agricole: concepts et expériences 65

Ce type de lois vise à empêcher des «spéculateurs» de provoquer des augmentations de


prix injustifiées pendant la saison de rareté des cultures de base. Elles peuvent
cependant avoir l’effet pervers de décourager l'investissement dans les installations de
stockage et de commercialisation et donc d’augmenter l’amplitude des variations de
prix saisonnières. Le stockage et la commercialisation sont des activités économiques
importantes qui relocalisent les produits dans le temps et l’espace. Par conséquent, elles
ont un coût et ce coût doit être rémunéré si l’on veut encourager ces activités.
Les tentatives de limitation légale du commerce privé des denrées alimentaires
constituent l’une des principales causes du sous-développement des systèmes de
commercialisation dans de nombreux pays à faibles revenus.

La législation est cruciale dans le domaine financier. Pour faciliter les prêts à
l’agriculture, le concept de garantie doit être convenablement défini. Souvent, sa
définition juridique exclut les cultures et le bétail, ce qui limite gravement la possibilité
qu’un agriculteur puisse emprunter pour couvrir ses coûts de production.
Plus généralement, la supervision bancaire et les normes prudentielles constituent un
autre domaine critique pour la législation. En agriculture, où les coopératives locales
d’épargne et de prêt peuvent constituer une source importante de financement de la
production, il faut définir des normes souples, mais solides, pour ne pas entraver la
croissance de ces coopératives ou associations. L’une des lois financières les plus
importantes est la loi sur les faillites. Sans règles claires et fermes régissant le sort
réservé aux entreprises insolvables, le développement du financement demeurera
bloqué.

Dans les pays en développement, l'application de la loi laisse souvent à désirer


et les familles pauvres sont les plus désavantagées en matière d'accès aux ressources
juridiques. Il faut renforcer les systèmes judiciaires de manière urgente et il peut
s'avérer important de mettre en place des tribunaux ruraux qui accélèrent les procédures
judiciaires et rendent la justice accessible à tous.

Ces problèmes législatifs et d’autres sont abordés plus en détail dans les
chapitres suivants dans le contexte de domaines spécifiques de la politique agricole.
Le chapitre 5 par exemple passe en revue de nombreux aspects du cadre juridique d’une
politique d’accès à la terre, tandis que le chapitre 7 s’étend abondamment sur le cadre
législatif des règlementations bancaires dans le secteur rural.

POINTS IMPORTANTS DU CHAPITRE 3

1. La politique macro économique influence fortement à la fois les incitations dans la


production agricole et le revenu réel des ménages ruraux de par ses effets sur les
prix réels ou relatifs, ou termes de l’échange intersectoriels dans l’économie.

2. La politique macro-économique influence aussi les incitations aux exportations


agricoles et peut créer un contexte propice au financement et à l’investissement
ruraux.
66 Problèmes généraux de la politique agricole

3. Du point de vue de la politique de développement agricole, les instruments les plus


importants de la politique macro-économique sont les politiques concernant le taux
de change, le commerce, les tarifs douaniers, la taxation, les dépenses budgétaires,
la politique monétaire et le cadre réglementaire.

4. La chute des prix agricoles réels est dramatique pour la production et les niveaux de
vie ruraux. A long terme (comme souligné dans le chapitre 1), une politique de
diminution du prix des denrées alimentaires nationales ne fait qu’empirer le
problème de la pauvreté rurale et réduit la capacité de l’agriculture à contribuer à la
croissance générale de l’économie.

5. Les subventions implicites et explicites ont, dans le passé, joué un rôle important
dans les politiques agricoles, quelquefois dans le but de compenser le biais
anti-agricole présent dans d’autres domaines de la politique macro-économique.
Cependant, bien souvent ces subventions sont régressives dans leurs effets sur
différents groupes sociaux.

6. Autres arguments contre les subventions, elles ont tendance à être allouées aux
industries les moins compétitives; elles sont difficiles à éliminer dans le futur; leur
coût budgétaire peut être très lourd pour la nation; elles encouragent les
comportements de captation de rentes; elles réduisent la possibilité de développer
des institutions viables à long terme sans subventions; l’espoir des subventions peut
conduire au report de projets valables; et, spécialement dans le cas du crédit
subventionné, elles peuvent générer des attitudes économiques contre-productives
parmi leurs bénéficiaires.

7. En faveur des subventions, elles peuvent être cruciales pour réduire la pauvreté;
elles sont justifiées quand elles compensent des externalités environnementales;
utilisées de façon transitoire, elles peuvent aider à faciliter le passage vers un régime
économique qui sera, à long terme, moins dépendant des subventions; elles sont
nécessaires en cas de désastres naturels; et elles peuvent permettre de trouver des
solutions aux cas d’information imparfaite ou de dysfonctionnement des marchés.

8. Les contributions importantes de l’agriculture à la croissance et à la lutte contre la


pauvreté, et les coûts sociaux de la migration rurale-urbaine, sont de solides
arguments en faveur d’un support généralisé au secteur.

9. Les questions fondamentales pour les décideurs politiques de chaque pays sont alors
le montant de ce support au secteur et les moyens par lesquels il est prodigué, tout
en tenant compte des considérations d’efficacité et des coûts qui en résultent pour
les autres secteurs.

10. Historiquement, des tentatives de réduction de la pauvreté ont été menées à l’aide de
programmes et projets d’investissement mais peu d’importance a été accordée à
l’élaboration de politiques de croissance qui réduisent la pauvreté. En agriculture,
il existe de nombreux exemples de politiques dont les premiers bénéficiaires seraient
les pauvres.
Politiques de développement agricole: concepts et expériences 67

11. Un biais défavorable aux femmes se fait sentir dans la législation, les programmes et
les projets des pays en développement. Ces inégalités de traitement ne sont pas
seulement injustes, elles réduisent aussi la capacité de développement économique
d’un pays.

12. Des études ont montré qu’une plus grande attention accordée à l’éducation des
femmes augmente niveaux de nutrition et taux de croissance économique d’un pays,
et qu’un contrôle majeur des femmes rurales sur les moyens de production et les
décisions de l’exploitation entraîne une augmentation des rendements.

13. De nombreux projets financés par les agences internationales souffrent aussi du
biais contre les femmes. Un point de départ pour diminuer cette tendance est de faire
une analyse des questions de parité hommes-femmes en tout début d’élaboration de
chaque projet ou programme.

14. Dans les pays en développement, beaucoup d’entreprises sont propriété de l’État.
Elles occasionnent souvent des pertes budgétaires et un détournement des énergies
du pays au détriment de modes d’investissement plus productifs. Lorsque les risques
de création de monopoles et oligopoles privés peuvent être surmontés, les
privatisations améliorent souvent les perspectives de croissance d’un pays.

15. La façon dont les privatisations sont conduites est cruciale. Un cadre réglementaire
strict est une précondition à une privatisation réussie. De plus, il faut garder à
l’esprit que, dans de nombreuses économies en développement ou en transition, le
secteur privé peut ne pas avoir, à court ou moyen terme, les capacités financières ou
managériales pour prendre le contrôle des entreprises publiques. Dans quelques cas,
des subventions transitoires peuvent jouer un rôle dans le processus de privatisation,
surtout si un grand nombre d’agriculteurs ou de citoyens sont censés devenir des
actionnaires de ces installations nouvellement privatisées.

16. Des cadres légaux inadaptés et une application incohérente des lois forment un
sévère obstacle au développement économique. Les concepts de base de la propriété
et des obligations contractuelles requièrent un support légal solide dans une
économie de marché.

17. Le cadre législatif aussi est fondamental pour les diverses formes d’associations
économiques, la parité de sexes, le régime foncier, les relations commerciales, la
finance et ses garanties, les dispositions en cas de faillite, la protection des
consommateurs et d’autres domaines.

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