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NOUVELLE ÉCONOMIE
Luc Soete
Directeur du Maastricht Economic Research Institute on Innovation and Technology (MERIT)
Université de Maastricht
L’informatique et les technologies de l’information et de la communication ont induit une nouvelle analyse de
l’économie. À cet égard, je mettrai en avant trois aspects essentiels.
Deuxièmement, les technologies de la communication sont essentielles sur le plan économique. Aujourd’hui, pour la
première fois, nous avons la possibilité d’envoyer des signaux électroniques quasiment sans aucune perte. Certes, des
routers renforcent ces signaux, mais le réseau numérique fonctionne sans perte, contrairement au réseau électrique qui
peut enregistrer des pertes de 10 % voire 15 %. Cette possibilité d’envoyer des signaux sur un réseau de communication
numérique sans déperdition nous autorise à parler d’abolition de la distance.
Troisièmement, la communication mobile est une caractéristique de ces nouvelles technologies. Désormais,
l’information est « dans l’air ». Elle n’est limitée ni géographiquement ni physiquement par rapport aux infrastructures
matérielles. L’accès aux 500 milliards de pages Web existantes sur la Toile est possible de partout, à n’importe quel
moment et sans aucun contact physique. L’impact économique d’un tel changement technologique reste non défini à ce
jour.
Cette présentation commencera par donner un aperçu historique d’une source majeure de la croissance constatée dans
nos économies : l’intégration progressive de ce qui constituait à l’origine des biens publics dans la sphère de l’échange
et de l’évaluation économiques. Tout au long de l’évolution de la plupart des économies, il est possible d’identifier de
telles phases d’expansion économique, où des domaines majeurs ont été colonisés, une valeur économique et une valeur
d’échange étant attribuées à des activités qui échappaient jusqu’alors au système économique.
1. NDLR : Robert J. Gordon, « Does the "New Economy" Measure up to the Great Inventions of the Past? », Journal of Economic Perspectives,
vol.4, no.14 (automne 2000), pp. 49-74.
Net-économie 91
La valorisation des biens publics, ou l’expansion de l’économie dans l’espace
Revenons à l’origine du monde et supposons qu’au paradis tous les biens étaient publics. L’utilité était ainsi
maximalisée sans produire aucun effort. Cependant, que se serait-il passé si le paradis avait dû faire face à une
croissance de sa population ? Les biens publics auraient-ils été disponibles en quantité suffisante ? Il est fort probable
que tel n’aurait pas été le cas. Un des enseignements majeurs de l’économie est de montrer que dans la sphère de
l’espace, nous n’avons cessé de valoriser la terre dont nous disposions du temps du paradis originel, depuis que nous en
avons été chassés. Cette valorisation s’est faite en accordant des droits d’exclusivité, d’exploitation ou de propriété à des
biens qui étaient fondamentalement publics. Je pense en particulier aux biens publics naturels. Prenons l’exemple d’un
étang. Si nous n’avions pas instauré de droits d’exploitation ou de droits de propriété sur un espace naturel comme un
étang, nous n’aurions pas tardé à ne plus y trouver de poissons, du fait de sa surexploitation.
Avec l’instauration de droits d’exploitation et de propriété, l’intérêt économique d’un individu est à comparer à l’intérêt
écologique, selon une sorte de balance entre croissance, exploitation économique et maintien du capital écologique.
Dans les pays en voie de développement, la pression exercée par la pauvreté et le sous-développement est telle qu’elle
peut conduire très vite à des situations de surexploitation des biens naturels (exemples de la surexploitation des mers, de
la forêt amazonienne, etc.).
Accorder des droits de propriété sur des biens publics rajoute une énorme valorisation à des biens qui existaient déjà,
mais qui ne faisaient pas partie de la sphère économique. La Terre ne s’est pas agrandie, mais nous la valorisons
considérablement plus au sens économique du terme, en accordant de la valeur et en introduisant cette valeur dans le
système économique par ce biais. Certes, l’espace sur lequel les hommes évoluent n’a pas augmenté. Toutefois, nous
avons su apporter une valeur supplémentaire aux biens naturels en introduisant la notion de valeur économique.
Cependant, cette allocation des droits d’exploitation et de propriété, si elle part d’un principe d’égalité, peut aboutir à
des inégalités. En 1842, un des premiers articles rédigés par Karl Marx lorsqu’il était jeune journaliste à la Rheinische
Zeitung était un pamphlet contre la pauvreté créée en donnant à des firmes privées des droits d’exploitation et
d’exclusion sur des bois en Allemagne, ce qui empêchait ainsi de pauvres gens de collecter le bois pour leur propre
usage.
Aujourd’hui, le ménage moyen touche un double revenu en participant au travail salarié, et externalise des activités
auparavant effectuées au sein de la famille (tâches ménagères, soin des enfants, etc.). En externalisant le temps et en
cessant de recourir à la force de travail de la famille, nous avons étendu la sphère économique. Toutefois, une inégalité
fondamentale perdure, qui est avant tout une inégalité du revenu : d’un côté, le double revenu de ménages qui manquent
de temps pour en jouir – paradoxe ultime d’une société de consommation riche ; de l’autre, la pauvreté souvent
concentrée dans des ménages ne disposant que d’un seul revenu, notamment des femmes seules avec enfants. Ces
ménages n’ont ni l’argent ni le temps de se consacrer à d’autres activités, qu’il s’agisse d’activités domestiques ou
d’activités leur procurant un revenu plus élevé qui leur permettrait d’externaliser certaines de ces tâches domestiques.
92 Insee Méthodes
Les nouvelles technologies permettent ainsi d’accroître la « commerciabilité » de nombre d’activités, jusqu’alors
limitées dans l’espace et dans le temps. Ces innovations permettent également de résoudre l’asymétrie existant entre
demande et offre d’information. De plus, l’offre se personnalise en fonction de l’utilisateur. Des produits d’information
très détaillés peuvent être offerts en réponse à des demandes d’information très spécifiques. Cette évolution pose
également la question d’une inégalité croissante. En effet, la socialisation de l’information que représente l’internet n’est
pas une socialisation des connaissances.
L’information sur les biens et services peut réduire les coûts de transaction
La nouvelle économie permet d’apporter de l’information sur les biens et les services. Il s’agit de la notion de goods and
services information. Ce type d’information joue un rôle essentiel pour résoudre les problèmes d’asymétrie
d’information sur ces marchés. Il s’agit en l’occurrence de fournir de l’information sur les prix, sur la qualité ou encore
sur la façon d’acquérir ces biens. Dans ce sens, l’internet apparaît comme une révolution de la distribution. Les coûts de
transaction peuvent diminuer, d’une façon parfois phénoménale, dans des domaines où l’information relative aux sous-
traitants ou à la qualité des produits, par exemple, n’est souvent pas très claire.
L’internet peut également jouer un rôle dans le B2B en amenant de la transparence, de nouvelles formes d’organisation
et favoriser la désintermédiation.
Ses apports sont également conséquents dans le B2A, c'est-à-dire dans le business-to-administration. Nous menons
actuellement une étude pour le compte du port de Rotterdam. Nous avons calculé que les coûts de transaction purs
s’élevaient à 2 milliards de dollars. Or les nouvelles technologies peuvent permettre de réduire ces coûts de 25 %.
En ce qui concerne l’information sur les biens et les services, il ne faut pas considérer seulement la transparence
apportée par l’internet, mais aussi les coûts de recherche de l’information. De nouvelles technologies apparaissent,
comme les moteurs de recherche. Pour le moment, nous disposons encore de trop peu de connaissances sur le
comportement des individus. Nous devons mener des études empiriques afin de déterminer comment définir des
techniques de recherche plus sophistiquées. Sur ce point, l’anthropologie peut nous permettre d’ouvrir des pistes de
réflexion.
Net-économie 93
aspects typiques des réseaux. Par exemple, la valeur du réseau augmente en fonction du nombre du nombre de personnes
se trouvant sur ce réseau, comme le veut la loi de Metcalfe2.
Par ailleurs, des questions se posent sur les infrastructures d’information et les problèmes de standards ouverts. Une de
nos études a montré que l’ouverture des standards était essentielle pour réaliser des économies de réseau. De tels effets
de réseau ne se produiraient pas avec un système fermé comme l’échange de données informatisé (EDI) ; seul intervient
alors un effet lié à la productivité. Quand on ouvre un système, des effets de réseau peuvent apparaître de façon quasi-
continuelle. Ils seront alors beaucoup plus significatifs et permanents par rapport à l’ensemble de l’économie.
L’émergence du « e-business »
Depuis le début de l’année, les hackers ou le cas Microsoft nous obligent à nous demander comment les firmes de la
nouvelle économie peuvent avoir un réseau de clients et le garder. Nous assistons à la multiplication des partenariats
click-and-mortar. De nouvelles formes d’alliances se nouent (e-liances). Elles peuvent rapprocher :
• une start-up et une firme existante : par exemple, la fusion entre AOL.com et Time Warner, qui donne naissance au
premier groupe mondial de communications multimédia ; la joint-venture entre Shell et Commerce One, pour
développer une place de marché dans le secteur de l’énergie ; ou encore l’accord annoncé par Unilever et
iVillage.com, pour ouvrir ensemble un site « beauté et soins du corps ».
• deux firmes existantes : par exemple, Whirpool et Nokia ont signé un accord de coopération pour la conception de
solutions originales dans le domaine de l’électroménager en réseau.
Ces firmes sont en général liées par des réseaux de plus en plus développés. L’alliance sera plus ou moins forte selon
l’importance de la transformation liée au rôle de l’information dans le secteur même, et selon que cette transformation
concerne le commerce, la distribution, ou qu’elle entraîne une véritable réorganisation.
Le débat actuel est de savoir si nous nous trouvons dans un cycle de croissance de la productivité similaire aux
précédents. En particulier, il s’agit de déterminer si les États-Unis bénéficient d’effets cycliques macroéconomiques,
similaires aux effets du cycle des années 1961-1969. Mais le cycle 1991-2000, si cycle il y a, ne ressemble guère au
cycle 1961-1969. Dans un cycle type, le taux de croissance global et le taux de croissance de la productivité sont très
élevés les deux premières années ; puis ils décroissent progressivement, pour atteindre des niveaux nettement moins
élevés en fin de cycle. Dans le cycle actuel, les évolutions vont à l’opposé (graphique 1).
2. NDLR : Du nom de Robert Metcalfe, inventeur du protocole de réseau Ethernet et fondateur de la société 3Com. Selon la loi de Metcalfe, la valeur
d’un réseau croit comme le carré de ses éléments connectés.
94 Insee Méthodes
Graphique 1
La croissance de la productiv ité en période d’expansion économique
5 5
2 premières années
4 3 ème et 4 ème années 4
5 ème et 6 ème années
7 ème année et plus
3 3
2 2
1 1
0 0
1961-69 1982-90 1991-99
Périodes d’expansion économ ique
Il est certain que si nous vivons un cycle économique, il est inhabituel. Aujourd’hui, les États-Unis se trouvent dans une
position exceptionnelle en termes de productivité. En Europe, certains pays ne suivent pas encore cette tendance à
l’accélération de la productivité. Aux États-Unis, l’accélération de la productivité se concentre dans le secteur des
technologies de l’information et de la communication (TIC), celui qui produit les TIC. Il en est de même en France, qui
a un secteur des TIC important. En revanche, aux Pays-Bas ou au Danemark, par exemple, on n’observe pas du tout cet
effet (graphique 2).
20,0
17,1
16,2
1990-1995 1995-1998
15,0
9,7 9,6
10,0 8,6
7,3
6,2
5,0
5,0 4,3 3,9
3,3
0,0
0,0
Pays-Bas Danemark France Allemagne Italie Etats-Unis
Net-économie 95
Derrière ces constatations, demeure un problème de mesure important. Nous avons mené une étude sur le sujet pour
l’Association économique néerlandaise : si on utilise le déflateur hédonique américain pour chacun des pays, en se
limitant au seul secteur des TIC, on obtient une nouvelle évaluation de l’augmentation de la productivité –
presqu’inchangée pour la France, mais quasiment doublée pour l’Allemagne (graphique 3). En considérant cette fois les
secteurs utilisateurs des TIC, on obtient aussi pour l’Allemagne un effet assez important en termes de croissance de la
productivité. Il y a donc un double effet de mesure : par rapport aux prix hédoniques d’une part, et par rapport au secteur
des services, généralement mal mesuré, d’autre part.
14
12,3 12,3 12,3
Croissance annuelle 1990-1998
12 11,4
10,8
9,9 9,7
10
8,3
8
6,5
5,8 5,5
6
4
2,4
2
0
Pays-Bas Danemark France Allemagne Italie Etats-Unis
96 Insee Méthodes