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Les grandes théories de la justice sociale (1/2) – Des hauts et débats 14/07/2020 16:08

Des hauts et débats

Economie et société

9 OCTOBRE 2018 PAR VIANNEY

Les grandes théories de la justice sociale (1/2)

(https://deshautsetdebats.files.wordpress.com/2018/10/j.jpg)

John Rawls

Il y a deux grandes façons de réfléchir à la justice sociale. La première est issue de la philosophie
politique. Elle consiste à traiter la notion de justice indépendamment de la réalité sociale, c’est-à-dire
avec des principes abstraits. L’idée qui sous-tend ces démarches est qu’il est possible de trouver des
principes universels de justice sociale. La seconde est plus empirique, davantage inspirée de la
sociologie. Nous commencerons ici par les approches théoriques.

En fonction du principe retenu, on peut distinguer quatre grandes écoles :

https://deshautsetdebats.blog/2018/10/09/les-grandes-thories-de-la-justice-sociale-1-2/ Page 1 sur


1. L’école utilitariste valorise le bien-être et la maximisation des plaisirs ;

2. L’école libertarienne le droit, et en particulier le droit de propriété ;

3. L’école marxiste le besoin ;

4. L’école sociale-démocrate un équilibre entre liberté et égalité.

L’importance de chacune de ces écoles n’est pas équivalent et l’école sociale-démocrate, issue des
travaux de John Rawls, domine très largement la pensée de la philosophie politique. Comme le
soulignait Robert Nozick (libertarien), « les philosophes politiques doivent désormais travailler à
l’intérieur du cadre de Rawls, ou bien dire pourquoi ils ne le font pas ». Toutes ces écoles prennent
racine dans les deux grands types de justice distinguées par Aristote dans son Ethique à Nicomaque (v
-340) :

– La justice commutative est la justice au sens juridique et institutionnel du terme : une personne
lésée a le droit d’obtenir réparation devant un tribunal. La réparation du préjudice sera
mathématique et égalitaire.

– La justice distributive (on dirait aujourd’hui méritocratie) est la justice qui vise à l’attribution des
places et des honneurs dans la société. Elle se fait selon Aristote sur la base de la contribution de
chacun à la société, donc sur la base des mérites.

Les quatre grandes traditions se distinguent alors par le sens à donner au mot justice et les critères
ou principes à faire respecter pour y aboutir.

1. La tradition utilitariste

La tradition utilitariste (Bentham, Mils) insiste sur l’utilité subjective des individus et le bien-être.
Une société juste est une société heureuse, c’est-à-dire qui maximise les plaisirs et minimise les
peines. Cette conception –qui a fortement influencé l’économie- accorde une grande importance
morale à l’évaluation subjective des individus et aux conséquences (conséquentialisme). La
principale limite est le subjectivisme : avec l’utilitarisme on ne dispose d’aucun moyen d’aboutir à
des principes généraux de justice : on ne peut pas additionner des utilités individuelles. Le théorème
d’impossibilité d’Arrow
(https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9or%C3%A8me_d%27impossibilit%C3%A9_d%27Arrow)
démontre mathématiquement que, sous des hypothèses strictes, il est impossible d’agréger des
utilités individuelles sans violer le principe de non-dictature. De plus si les individus se mettent
d’accord pour éliminer un individu (le bouc émissaire), l’utilitarisme ne peut pas l’empêcher. Enfin,
l’utilitarisme n’empêche pas des inégalités radicales : si un individu a tout et les autres rien, il est
impossible de mieux répartir les richesses car cela violerait le principe de Pareto selon lequel il est
impossible de modifier la répartition des ressources si cela diminue le bien-être d’au moins un
individu.
2. La tradition libertarienne

Les courants libertariens (Nozick, Von Mises, Hayek…) insistent sur la justice commutative et
l’égalité des droits en particulier le droit de propriété. Les droits fondamentaux sont inhérents à
l’être humain : en cela les libertariens reprennent les théories des Lumières et en particulier celle de
J.Locke (théorie des droits naturels) en les radicalisant. Ainsi, toute atteinte à ces droits est illégitime.
L’individu est propriétaire de lui-même comme d’un objet. L’impôt est assimilé au vol. Friedman
militait pour la liberté de consommer toutes les drogues (l’homme est propriétaire de son corps).
L’intervention de l’Etat en faveur d’une justice de type redistributive est le plus souvent considérée
comme néfaste. Il faut uniquement faire respecter l’égalité de tous les droits fondamentaux et
appliquer la justice commutative. Même si les inégalités sont très fortes, il n’y a nulle injustice dès
lors que nul n’est lésé au sens juridique du terme. F. Hayek (La présomption fatale, 1988) insiste en
particulier sur le rôle du hasard : le marché n’a pas de fin car ce n’est pas une personne, il n’est pas
téléologique, c’est un simple mécanisme impersonnel. Les places et les revenus sont donc attribués
par des forces sur lesquels personne n’a de prise : il n’y a donc nulle injustice. Par rapport aux
revenus exorbitants d’un joueur de football comme Neymar, il n’y a que deux catégories de
personnes : ceux qui regardent le football et ceux qui ne le regardent pas. Les premiers ne peuvent
crier à l’injustice d’une fortune qu’ils ont contribué à ériger ; les seconds n’ont rien payé, ils n’ont
rien perdu, ils ne sont pas lésés : pourquoi crieraient-ils à l’injustice ?

Cette conception aboutit à une justice purement formelle, sans prêter attention aux résultats. Elle est
aussi radicalement nominaliste : en effet la liberté est considérée comme un absolu : si une prostituée
veut se prostituer, on ne doit rien faire pour l’en empêcher car c’est librement consenti. Les critiques
pourraient souligner qu’elle n’est pas réellement libre car sa situation socioéconomique l’empêche de
faire autrement. Mais pour les libertariens, il n’y a que des individus (l’homme est la fin de tout) ; la
« situation socioéconomique », la « pauvreté » ou « l’Etat » ne sont pas des réalités tangibles, ils ne
sont que des abstractions intellectuelles. A la limite, même la « justice sociale » est un pur concept, ce
qui dénie toute légitimité à la redistribution de personnes réelles sans leur consentement, au nom de
concepts et d’entités sociales abstraites tels que l’égalité, la justice, la pauvreté, le bien-être. C’est en
cela que cette approche est radicalement nominaliste.

A l’intérieur de ce courant un débat entre « libertariens de gauche » et « libertariens de droite »


existe. Il porte principalement sur le cas des ressources naturelles. Pour les libertariens de droite,
elles n’appartiennent originellement à personne donc leur appropriation ne nécessite aucune
contrepartie. Pour ceux de gauche, elles appartiennent originellement à tout le monde, donc leur
appropriation sans contrepartie pose un problème éthique. Cette deuxième approche s’inscrit dans la
tradition de John Locke, qui stipulait des compensations en cas d’appropriation de ressources
naturelles (« clause lockéenne »).

3. La tradition marxiste
Les théories marxistes (Le Capital, 1867 et Le Manifeste du parti communiste, 1848) insistent au contraire
sur l’injustice fondamentale au cœur du système capitaliste. Il faut noter en préambule que Marx n’a
pas cherché à élaborer une théorie de la justice sociale au sens strict. Tout d’abord la dimension
morale de ces théories (chercher des principes justes équivaut à chercher des principes moraux) est
rejeté par Marx. Ce dernier n’entend pas porter un jugement sur le caractère juste ou injuste du
capitalisme mais mettre en évidence ses contradictions objectives (surinvestissement capitaliste vs
travail source de la valeur = baisse tendancielle du taux de profit) qui conduira à l’effondrement du
système. Pour le dire autrement, ce n’est pas parce que les capitalistes sont avides, méchants ou
voleurs que le capitalisme est injuste, c’est en raison du processus même au cœur de la création de
valeur, qui repose sur l’exploitation. C’est la structure fondamentale du capitalisme qui explique
l’exploitation et non pas les comportements personnels et individuels des entrepreneurs. Autant dire
que Marx ne réclame certainement pas des hausses de salaire pour les ouvriers (comme on l’entend
souvent) ou pire, une redistribution des richesses par l’Etat ! L’Etat étant aux mains de la
bourgeoisie, il ne peut être un allié de la classe ouvrière. Cette position influencera grandement la
méfiance de la gauche envers l’Etat, qui perdurera pendant des décennies. Ce n’est que dans les
années 1980, avec la montée en puissance du néolibéralisme, que la gauche se convertira
massivement à la défense de l’Etat, perçu comme un rempart contre les forces du marché. La
méfiance envers l’Etat ne subsiste aujourd’hui que dans des franges marginales de l’extrême-gauche
(critiques de “l’Etat policier”, notamment). Pour en revenir à Marx, la société communiste qu’il
appelle de ses vœux est censée dans sa phase ultime faire disparaître la rareté en faisant advenir la
société de l’abondance. Comme l’exploitation et les classes auront disparu, on pourrait enfin
distribuer “de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins” (Critique du programme de Gotha,
1891). Dès lors, la question de la justice sociale n’aura plus d’intérêt.

Ceci étant posé, il est certain que la théorie marxiste s’inscrit dans une logique de recherche de la
justice sociale, même si c’est par le détour d’une analyse théorique du système capitaliste. Marx ne
cherche certes pas à trouver des principes universels de justice sociale, mais en mettant en évidence
(selon lui) l’exploitation au cœur du système capitaliste, il met bien en évidence une injustice
centrale. Pourquoi est-ce une injustice ? Il faut reprendre le marxisme par la théorie de la valeur. La
valeur provient du travail vivant. Le travail est une fonction fondamentale et humanisante de
l’homme car c’est celle qui lui permet de domestiquer et de s’approprier une nature à l’origine
hostile. Le travail est le propre de l’homme, affirme Marx dans sa célèbre comparaison avec les
abeilles :
Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la
nature. L’homme y joue lui-même vis à vis de la nature le rôle d’une
puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes,
tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler des matières
en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce
mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre
nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous
arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n’a pas encore
dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ c’est le
travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une
araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et
l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habilité de plus
d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais
architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans
sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail
aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est
pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières
naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience,
qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit
subordonner sa volonté.

Or, que devient ce travail dans le système capitaliste ? Il est avili. En effet le prolétaire n’a que sa
force de travail à vendre : comme il ne peut pas concurrencer la production de masse standardisée
des capitalistes il est obligé de se soumettre à la machine en vendant sa force de travail. Les
capitalistes lui extorquent le fruit de son travail en le rémunérant à un niveau bien inférieur à la
valeur de sa production (le niveau socialement nécessaire), et en gardant le reste (la plus-value) pour
eux. Les capitalistes vendent la marchandise produite à un prix largement supérieur au socialement
nécessaire. Il s’agit donc d’un processus fondamentalement injuste que Marx nomme exploitation.
Cette exploitation est aussi une aliénation car le prolétaire est dépendant de la machine : celle-ci ne se
repose jamais, c’est alors le capitaliste qui contrôle le rythme de travail du prolétaire, qui devient un
simple “accessoire de la machine”. Ceci n’est possible que parce que les capitalistes contrôlent le
capital productif et déterminent les rapports de production. Marx insiste sur le caractère objectif de
l’injustice : ce n’est pas parce que les individus n’en ont pas conscience que cette injustice n’existe
pas. Un ouvrier satisfait de son travail n’est pas émancipé pour autant. En effet, « ce n’est pas la
conscience des hommes qui détermine leur être. C’est inversement leur être social qui détermine leur
conscience » (Contribution à la critique de l’économie politique).
Les critiques que l’on peut faire à cette théorie sont aujourd’hui bien connues : représentation binaire
de la société (il y avait déjà des classes moyennes au temps de Marx, c’est encore plus vrai
aujourd’hui) ; vision simpliste du prolétariat perçu comme une entité abstraite et homogène (c’est
surtout vrai dans les derniers écrits de Marx) qui sera démentie par la réalité, les salariés que Marx
rêvait en révolutionnaires se convertiront au contraire massivement au capitalisme et à la société de
consommation, bref deviendront les “petits-bourgeois” que Marx méprisait ; vision de l’Etat comme
ennemi de la classe ouvrière aujourd’hui largement dépassée avec l’Etat-providence.

Mais le plus discutable dans le marxisme c’est bien sûr sa théorie de la valeur
(https://deshautsetdebats.wordpress.com/2011/01/05/la-theorie-de-la-valeur-en-economie/) .
Toute la théorie de l’exploitation marxiste repose sur celle-ci : il n’y a exploitation qu’en raison du
décalage entre valeur intrinsèque du travail et valeur marchande de la marchandise qu’il produit : le
travailleur n’est payé qu’au “socialement nécessaire” et tout le temps de travail supplémentaire (le
surtravail) va au bénéfice du capitaliste. Le travailleur ajoute donc une quantité de valeur à la
marchandise initiale qui revient entièrement au capitaliste. Le profit est donc du “travail impayé”,
réparti entre différents acteurs du capital (propriétaire foncier, capitaliste, Etat, banquier). Or, si l’on
adopte une vision plus moderne de la théorie de la valeur, la théorie de l’exploitation s’effondre. Par
exemple, on peut admettre que le capital est une forme spécifique de travail : c’est une accumulation
de travail investi dans le temps, sous forme de bâtiments, de machines, d’outils, de bureaux. Il y a
d’une part un travail technique (penser la machine, l’améliorer) mais aussi un travail financier
(rassembler les fonds pour financer la machine, donc renoncer à des capitaux maintenant pour en
obtenir davantage plus tard) et un travail proprement industriel (utiliser la machine dans des
processus standardisés et à l’échelle industrielle). De plus, la valeur marchande créé par l’ouvrier
n’est rendue possible que si la production trouve une demande, ce qui nécessite un travail
commercial. On intègre là une dimension subjective de la valeur : ce n’est pas seulement la quantité
de travail qui la détermine mais aussi la capacité à trouver preneur sur le marché, donc les
fluctuations du prix, tels que déterminés par le jeu de l’offre et de la demande. On pourrait ajouter le
travail du risque, car l’investissement capitaliste peut se révéler non rentable dans un contexte
concurrentiel : la marchandise ne trouve pas preneur, l’usine n’a pas de clients, la machine est
obsolète, etc. Au final, le capital, qui n’est qu’une autre forme de travail, trouve ses propres
justifications pour sa rémunération, indépendamment de celles du travail ouvrier (“travail vivant”
au sens de Marx). Dès lors, on passe d’une théorie de l’exploitation marxiste à une théorie de la
répartition de la valeur ajoutée (combien pour les salaires ? combien pour les dividendes ? etc.) ce
qui n’a rien à voir. Ceci est d’autant plus vrai, bien sûr, dans un contexte contemporain où les
ouvriers ne sont plus depuis longtemps payés au socialement nécessaire mais à un niveau qui leur
permet des loisirs, du temps libre… en raison précisément des gains de productivité rendus
possibles par la machinisation !

3b. Les prolongements contemporains de la tradition


marxiste
Les théories marxistes trouvent un prolongement plus actuel dans la « sociologie critique » issue des
travaux de Bourdieu (et ses héritiers, très nombreux). Cette sociologie repose sur le concept de
pouvoir et sa critique. Le sociologue doit « dévoiler » les mécanismes de domination (c’est-à-dire de
pouvoir) à l’œuvre dans la société et en cela il fait œuvre de justice car il permet aux individus de
s’accomplir et de prendre conscience de leurs déterminismes. Il s’agit des rapports de force que
doivent établir les groupes dominés (dominés par les structures sociales, au service des dominants)
pour s’accomplir en tant qu’individus et en tant que groupe. Les reproches qui seront faits à cette
approche sont variés : la critique nominaliste
(https://deshautsetdebats.wordpress.com/2018/01/02/note-de-lecture-le-danger-sociologique/),
dans la tradition de Weber, reproche à cette sociologie de « prendre ses concepts pour des réalités »,
c’est-à-dire d’être une sociologie de discussion de concepts abstraits (habitus, Etat, pouvoir,
institutions…) vide de référence empirique et qui, au final, n’ont pas de réalité sociale. Effectivement
la sociologie critique minore ou nie le discours des acteurs, considérant que la parole des acteurs est
déterminée par les institutions dans lesquelles ils évoluent : il faut donc étudier ces institutions et les
rapports de domination qui vont avec (« les faits sociaux comme des choses », cf. Durkheim), plutôt
que de demander aux acteurs ce qu’ils en pensent. Bourdieu sera ainsi très critique avec les
approches biographiques, critiquant « l’illusion biographique » (1986) car les enquêtés ont tendance
à recréer artificiellement un sens et une logique dans leur biographie dans une « présentation
officielle de soi » qui est aussi marquée par le contexte social, par le sens que l’enquêté donne aux
mots donc par les valeurs du groupe social auquel il appartient, etc. Bourdieu insiste sur le fait que
l’enquêté n’est pas neutre lorsqu’il parle, que les mécanismes sociaux qui le conditionnent influent
sur son récit. Une autre critique de la sociologie holiste, plus classique, est celle du déterminisme. La
sociologie critique n’est pas « ultradéterministe » dans le sens qu’elle laisse la possibilité de
nouveauté et de changement (sinon, l’établissement d’un rapport de force politique n’aurait aucun
sens : Marx lui-même admettait que la classe ouvrière pouvait faire sa propre histoire). Cependant,
elle a tendance à penser les individus comme le produit des structures, et à minimiser voire nier la
diversité, les enjeux, le poids de la parole des acteurs.

4. La tradition sociale-démocrate
Ces théories doivent beaucoup à Théorie de la justice, 1971 du philosophe politique John Rawls. Rawls
essaie de concilier efficacité économique et justice sociale, ou encore égalité et liberté. Ainsi il
s’oppose aux théories précédentes, et notamment marxistes et libertariennes, pour lesquelles il est
impossible de concilier ces deux principes. L’originalité de son raisonnement procède du « voile
d’ignorance », un exercice de pensée par lequel Rawls se demande quel type de contrat social
signeraient des individus qui n’ont pas connaissance de la position qui va leur être attribué. Il
propose deux principes fondateurs :

1. Le principe de liberté, exige qu’on donne accès au système le plus étendu de libertés compatible
avec un accès égal à tous de ces libertés. Il s’agit autrement dit de l’égalité des droits fondamentaux,
que Rawls appelle « bien premiers » : santé, talent (biens premiers naturels) et biens premiers sociaux
(droit de propriété, liberté d’expression, libertés politiques, estime de soi…). On peut restreindre
certains droits au nom de la liberté des autres : par exemple la liberté d’expression n’autorise pas la
diffamation. Rawls ne fait pas, contrairement aux libertariens, du droit de propriété un absolu. De
plus, la liste des biens premiers peut être discutée. Plus tard Rawls ajoutera l’absence de douleur ou
le temps libre.

2. Les éventuelles inégalités qui résulteraient du principe de liberté sont justes si elles satisfont à
deux critères : a) elles sont attachées à des positions ouvertes à tous (principe d’égalité des chances)
b) si les inégalités bénéficient aux plus désavantagés (principe de différence ou principe du
maximin).

La théorie de Rawls a plusieurs conséquences :

Les biens premiers sont des absolus inviolables, mais l’accès effectif à la réalisation des libertés,
c’est-à-dire la transformation de ces libertés formelles en capacités réelles, ne sera pas forcément
égale pour tous. Par exemple le droit fondamental à la liberté d’expression ne garantit pas que
tous les citoyens auront le même temps de parole dans les médias ou un usage égalitaire de la
parole. Cette transformation des biens premiers en capacités réelles d’accomplissement sera l’une
des critiques, formulées notamment par A. Sen (2000) : une femme afghane employée ou un
cadre d’affaires britannique n’ont pas du tout les mêmes problématiques, les mêmes besoins. Ils
évoluent au sein d’environnement socioprofessionnels et économiques radicalement différents.
Dès lors, la focalisation sur l’accès abstrait aux biens premiers peut faire oublier la transformation
de cet accès en « capacité d’action et de changement », ce que Sen appelle les « capabilités », c’est-
à-dire les moyens de transformer l’accès aux biens premiers en pouvoir de transformation,
engendrant une liberté réelle, concrète, effective.
La société peut être inégalitaire mais il faut que la situation des plus défavorisées s’améliore. Bien
sûr, il est interdit de violer le principe de liberté, même au profit des plus défavorisés, car il est
supérieur aux autres principes et en particulier au principe de différence. Cependant, on peut
même créer des inégalités si le principe de liberté est respecté et si la situation des plus pauvres
s’améliore. Rawls introduit donc conceptuellement l’idée de discrimination positive : il est
possible d’octroyer des droits supplémentaires aux groupes les plus désavantagés, de façon à
mieux égaliser leurs chances d’accès aux ressources socialement valorisées (égalité des chances).
C’est la situation des groupes les plus désavantagés qui permet de dire si une société est juste ou
non.
Rawls valorise la méritocratie : il n’est pas partisan d’une égalité absolue des conditions, car on
doit tenir compte de l’efficacité économique, et il est nécessaire de pouvoir contester la place des
groupes les plus avantagés.

Le philosophe J. Habermas (Théorie de l’agir communicationel, 1981) a également apporté une


contribution théorique importante en développant le concept de « justice procédurale » : une
décision est juste si la discussion qui y mène l’est également. Les démocraties se doivent donc d’être
délibératives et de rendre transparents et publics les processus décisionnels : c’est le principe de
publicité. La seule source de la décision (le peuple par exemple) ne suffit pas à fonder la légitimité,
contrairement à ce que pensait Rousseau.

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