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Annales.

Economies, sociétés,
civilisations

La disparition du paysan anglais


H. John Habakkuk

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Habakkuk H. John. La disparition du paysan anglais. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 20ᵉ année, N. 4, 1965. pp.
649-663;

doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1965.421812

https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1965_num_20_4_421812

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ÉTUDES

La disparition du paysan anglais

Depuis quand et pourquoi le paysan anglais a-t-il disparu ? Partout


en Europe, il y a eu lutte entre le domaine seigneurial propre et la
propriété paysanne. Mais, tandis qu'en France ou dans l'Allemagne de
l'Ouest les paysans finirent par absorber le domaine, en Angleterre, le
domaine s'agrandit et absorba les parcelles paysannes. D'où vient cette
différence ? La question s'impose à tout Anglais chaque fois qu'il vient
sur le continent. Dans les pays de l'Europe continentale le paysan est
encore, ou peu s'en faut, le pilier de l'agriculture. En Angleterre, même
s'il arrive qu'il survive dans les confins celtiques, le paysan, l'homme qui
cultive une terre sur laquelle il a quelque droit de propriété, a
pratiquement disparu. Seuls existent les propriétaires (landlords), les fermiers
(tenantfarmers) , qui prennent les terres à bail mais n'ont aucun droit
de propriété, enfin les ouvriers agricoles indigents.
C'est aussi une question que s'est souvent posée une longue lignée
d'érudits, en Angleterre et sur le continent, de Marx à Hammond et
Tawney, en passant par Hasbach, Gonner et Johnson. Mais ces auteurs
l'ont abordée sous l'angle de la défaite du paysan. Je l'aborderai
pour ma part sous l'angle de la victoire du seigneur, grand propriétaire
terrien, et je m'attacherai principalement à la période postérieure à 1500.
Par commodité, je scinderai la question en deux. Pourquoi le domaine
en Angleterre est-il resté intact et séparé de la propriété du paysan ?
Telle est la première question. Et voici la seconde : étant donné que le
domaine est resté distinct, de quelle façon s'est-il agrandi aux dépens
des paysans ?

A l'est de l'Elbe, le domaine resta distinct parce que les seigneurs


l'exploitaient directement_par-lientremise-de-leurs-intendants—En-Angle--
terre aussi, un grand nombre de seigneurs avaient, au xine siècle, cultivé
leurs domaines directement. Mais au xive et xve siècles, durant la longue
période de stabilité ou de déclin des prix, ils prirent l'habitude de louer à
bail leurs domaines. Les propriétaires terriens devinrent donc des ren-

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Annales (20« année, juillet-août 1965, n° 4) 1


ANNALES

tiers. Il est vrai que, lorsque les prix et les revenus agricoles se mirent
à monter, au xvie siècle, l'exploitation directe des terres reprit quelque
peu x. Plusieurs propriétaires terriens des midlands — les Spencer, les
Fitzwilliams, les Ishams, les Brudenells — vivaient, au xvie siècle, des
revenus de l'élevage des moutons dont ils s'occupaient eux-mêmes 2.
Mais le retour à la culture directe du domaine n'intéressa généralement
que les régions d'élevage de moutons, et, même dans ces régions, ce
mouvement fut temporaire ; au moment de la chute brutale des prix,
lors de la crise commerciale de 1620, les propriétaires terriens de ces
régions louèrent à bail leurs domaines. Et, dans l'ensemble de
l'Angleterre, les propriétaires terriens étaient déjà rentiers en 1500. En
Angleterre, à la différence des régions à l'est de l'Elbe, la cession à bail des
domaines avait déjà pris trop d'ampleur en 1500 pour que la hausse
des prix agricoles au cours du xvie siècle la fasse revenir en arrière.
Nous ne pouvons donc pas dire qu'en Angleterre le domaine soit resté
distinct parce que le seigneur le cultivait lui-même. Alors, quelle est
l'explication de ce phénomène ?
Lorsque, au xve siècle, les seigneurs cédèrent à bail leurs domaines,
ils les louèrent parfois par petites parcelles aux paysans 3. Ce fut là
souvent la première démarche évidente. Si cette méthode de location s'était
généralisée, le domaine se serait émietté, et la ligne de démarcation entre
le domaine et la tenure des paysans se serait, à la longue, estompée ; le
domaine aurait finalement disparu.
Mais il y eut un autre procédé de location. Le domaine pouvait être
loué à d'importants fermiers capitalistes, qui tiraient la majeure partie
de leurs revenus de la culture du domaine, et non de leurs tenures propres *.
Pour les seigneurs (landlords), cette méthode était, à tous points de vue,
préférable. Le fermier capitaliste avait un capital plus important que le
paysan, et il n'était pas tenté — comme l'était le paysan — d'accorder
plus de soins à sa propre ferme, aux dépens de la terre qu'il louait au
seigneur. On voit donc clairement pourquoi le seigneur préférait céder
à bail son domaine à un petit nombre de fermiers capitalistes plutôt
qu'à un grand nombre de paysans. On peut alors se demander : d'où
venaient ces fermiers capitalistes ? Comment les seigneurs trouvaient-ils
des fermiers ayant un capital suffisant pour prendre le bail d'une partie
substantielle du domaine ? Ma réponse sera faite en termes généraux.
Et la première explication que je suggérerai est l'importance relative-

1. A Discourse of the Common Weal, éd. E. Lamond (Cambridge, 1893), p. 81 ;


William Harbison, Description of Britain (éd. F. J. Furnivall, 1877), p. 243.
2. M. E. Finch, The Weath of Five Northamptonshire Fainches
(Northamptonshire Record Society, 1956), pp. 31, 73, 114.
3. R. H. Tawney and E. E. Power, Tudor Economic Documents (London, 1924),
I, 57, 62 ; A. E. Bland, P. A. Brown and R. H. Tawney, English Economic History,
Select Documents (London, 1914), p. 258. R.T.
4. Bland, Brown and Tawney, op. cit., pp. 245-246.

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ment grande du commerce dans l'économie anglaise — à la fois du


commerce intérieur et du commerce extérieur. Grâce à la possibilité du
transport par voie d'eau — bien moins coûteux que le transport par
terre —, à l'absence de droits de péage intérieurs, à la situation
privilégiée de l'Angleterre — qui produisait pour l'exportation aussi bien la
laine que le drap — , grâce, enfin, à l'expansion de Londres, le commerce
joua dans l'économie anglaise un rôle relativement important pour
l'époque. Les facilités du commerce accentuèrent, au sein de la
communauté paysanne, les inégalités qui tendent toujours à s'y produire. Il y
eut un accroissement du nombre des familles paysannes aisées, et il
fallut subvenir aux besoins des fils cadets de ces familles. Et c'est à ce
point qu'intervient ma seconde explication : je veux parler des coutumes
relatives aux héritages. Lorsque la coutume voulait qu'un seul fils
recueil ît l'héritage, il fallait pourvoir les autres fils en dehors de la tenure
familiale. Quelques-uns s'engagèrent dans le commerce ou les professions
libérales, mais il y en eut aussi qui vinrent grossir le nombre des fermiers
capitalistes. Il n'en va pas de même dans les régions ď « héritage
divisible » (partible inheritance) , où les fils de paysans reçoivent tous une part
du patrimoine familial.
Pour les deux raisons que nous venons d'exposer, on remarquait
déjà, en Angleterre, au début du xvie siècle, une classe de fermiers
capitalistes. La hausse des revenus agricoles au cours du xvie siècle leur
permit d'augmenter leur capital et de louer de plus grandes fermes. La
littérature du xvie siècle en Angleterre abonde en doléances sur «
l'accaparement des tenures », et bien que cela désigne, parfois, l'absorption
des tenures des paysans par le domaine, le plus souvent il faut l'entendre
d'un accroissement de la ferme au sein du domaine lui-même —
accroissement qui se fit par empiétements successifs. Car les fermiers à gros
capital pouvaient payer les meilleurs loyers au seigneur ; c'étaient eux
qui pouvaient le mieux résister aux mauvaises saisons sans s'endetter.
Aussi le seigneur préférait-il les fermiers aisés et augmentait-il
l'importance de leurs fermes en y joignant les petites tenures devenues
vacantes.
Notre première question reçoit donc la réponse suivante : le domaine
propre en Angleterre resta intact et distinct de la propriété paysanne
parce que — même s'il n'était pas directement exploité par le seigneur —
il était loué à des fermiers capitalistes, c'est-à-dire à des gens qui n'avaient
aucun droit de propriété sur les fermes qu'ils louaient et dont le revenu
dépendait de la compétence avec laquelle ils les exploitaient. Passons
-naaintenant--la-seeonde-question-:~poTirquoi"le-dorname propre prit-il de
l'expansion aux dépens de la propriété paysanne ?

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ANNALES

Au départ, un fait est clair. Lorsqu'une part substantielle des


revenus du seigneur provenait des loyers des fermiers de son domaine, le
seigneur se trouvait poussé à accroître ses revenus en élargissant son
domaine, motif qui aurait disparu si le domaine avait été morcelé au
profit des paysans. Et ce motif devint plus pressant avec la hausse
des prix du xvie et du début du xvne siècle. Car, il était plus facile
d'ajuster les conditions entre le seigneur et les fermiers que de les
ajuster entre seigneurs et paysans. En effet, quand les baux des domaines
propres prenaient fin, on pouvait augmenter soit les loyers, soit les
«primes » (entry fines) pour les aligner sur la hausse des prix. Mais il était
beaucoup plus difficile d'augmenter le revenu des « tenures coutu-
mières ». Ainsi, au cours du xvie et au début du xvne siècle, le revenu
provenant des fermiers-locataires en vint à constituer une proportion
croissante des revenus du seigneur. Et, par conséquent, le motif qu'il
avait d'accroître son domaine se faisait de plus en plus pressant.
Mais comment en eut-il la possibilité ? Par quels moyens arriva-t-il
à ses fins ?

A cette question, l'histoire fournit une réponse que nous prendrons


d'abord en considération : il s'agit de l'expropriation, et, en particulier,
de l'expropriation provenant de « l'enclosure ». Les paysans, dit-on,
furent frustrés de leurs droits de propriété par la force, au cours des
étapes de V enclosure, à la fin du xve siècle, au xvie siècle et au
xvine siècles.
Cette explication a joué un rôle important dans l'interprétation de
l'histoire anglaise. Ce fut l'expropriation des paysans résultant des
« enclosures » du xvine siècle qui fournit la masse ouvrière pour la
Révolution Industrielle (telle est l'argumentation de Marx). Ce fut la source
de l'accumulation primitive. « The expropriation of the agricultural
producer, of the peasant, from the soil, is the basis of the whole process... In
England alone... has it the classic form. » г Cette explication vaut la peine
qu'on s'y arrête.
Il y eut trois façons d'exproprier les paysans. En premier lieu, les
paysans furent chassés de leurs tenures, qui furent incorporées au domaine
propre. Deuxièmement, certains paysans, sans être chassés, furent
forcés d'accepter des conditions moins favorables, c'est-à-dire que certains
qui avaient des tenures à vie devinrent des locataires à baux, pour un
nombre d'années limité, et que leurs droits sur la terre qu'ils cultivaient

1. Marx, Capital (éd. Engels, London, 1887), II, p. 739.

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furent ainsi réduits. Troisièmement, on empiéta sur le « droit banal »


des paysans et quelquefois même on l'abolit x.
Il n'est pas douteux que bien des paysans furent traités de la sorte.
On a peu de preuves d'éviction pure et simple ; plusieurs des cas
allégués se révèlent, à l'examen, relatifs non pas à la propriété paysanne
mais au domaine propre, c'est-à-dire qu'il ne s'agit pas là de
l'expropriation de gens qui ont des droits de propriété sur leur tenure, mais de
fermiers-locataires 2. Mais en ce qui concerne les deux autres méthodes
d'expropriation des paysans, on ne manque pas de preuves. Au xvie siècle
les propriétaires ne se firent pas faute d'essayer de saper les tenures
coutumières ; et en surpeuplant les prés communaux, en clôturant les
champs et les prés communaux, les propriétaires essayèrent de restreindre
le « droit banal » des paysans. Au xvine siècle aussi, bien que le petit
propriétaire fût protégé par la procédure de l'Acte privé du Parlement,
le « squatter » ne l'était pas. Le paysan qui s'était installé sur un terrain
inculte et qui avait bénéficié de « droit banal » selon la coutume, et non
selon la loi, ne recevait aucune compensation ; et même le petit
propriétaire qui recevait une compensation en terre pouvait la trouver moins
utile que son « droit banal » que Г « enclosure » lui avait fait perdre.
C'est sur cette forme de l'expropriation que les historiens agraires ont
porté leur attention. Mais dans quelle mesure peut-on attribuer la
disparition de la classe paysanne à ces types de pression ? Dans quelle
mesure l'expropriation — en usant du terme au sens large — est-elle
une explication adéquate ?
Ii nous faut répondre que, pour les xvie et xvne siècles, nous ne
connaissons pas encore le résultat de la lutte pour le « droit du tenancier » ;
nous ne savons pas dans quelle mesure, en somme, le domaine s'est
élargi par empiétement sur les droits de propriété des paysans. Mais il
existait certainement des limites au pouvoir du seigneur à cet égard.
Les francs-tenanciers (free-holders), bien sûr, ne couraient aucun risque.
Les tenanciers par héritage (copyholders of inheritance) , c'est-à-dire par
succession d'un fils à son père), et les tenanciers à terme (copyholders for
a term of years), qui avaient le droit de renouveler leur location,
jouissaient virtuellement de la même sécurité que les francs-tenanciers. Les
paysans dont la position se trouva menacée aux xvie et xvnè siècles
étaient les tenanciers à terme ou à vie, sans droit de renouvellement.
Les premiers semblent n'avoir été qu'une faible minorité. La question
cruciale se réduit donc à celle-ci : quelle était la proportion des tenanciers
à vie sans droit de renouvellement ? Les exemples relevés par le
Docteur— Savine— et -le-J^ofesseuiLj^awjiey_Jiidiquent_^^

1. Voir R. H. Tawney, The Agrarian Problem in the Sixteenth Century (London,


1912), pp. 177-230.
2. Voir, par exemple, Finch, op. cit., p. 87.

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aussi nombreux que les tenanciers par héritage 4 Puisque les tenanciers
de toute espèce semblent avoir constitué 75 % environ des paysans
— le reste étant des francs-tenanciers — ces exemples indiquent
qu'environ 35 % des paysans couraient des risques. Ce que nous ignorons,
c'est dans quelle mesure les seigneurs essayèrent — et avec succès — de
remplacer de telles tenures par des baux, c'est-à-dire de remplacer des
tenures de droit coutumier par des tenures commerciales. Mais,
raisonnablement, nous pouvons avancer que cette façon de procéder s'établit
lentement : c'est seulement à la mort du dernier survivant d'une tenure
que le seigneur pouvait être certain de s'assurer la propriété de la terre.
Et même si le seigneur usait alors de ses pleins pouvoirs, ce mode
d'expropriation ne serait responsable que de la disparition d'environ 35 % de
la classe paysanne, si les exemples relevés par Savine et Tawney sont
représentatifs.
Quant à la répercussion sur les paysans des changements agraires de
la fin du xvine siècle, nous pouvons être plus catégoriques. Il est
évident que le nombre des paysans proprement dits ne fut pas réduit à
cause de Y enclosure. Les enclosures modifièrent sans doute les dimensions
des fermes louées par les fermiers-locataires, mais elles n'affectèrent pas
la répartition de la propriété entre le domaine propre et les paysans.
L'historien qui fait autorité sur ce sujet dit : « squatters, or owners of
cottages to which rights of common were attached, who were otherwise
landless, may have disappeared ; but those who owned and occupied land... were
more numerous after the enclosures than when their parishes were open » a.
(Les squatters, ou propriétaires de chaumières auxquelles étaient
attachés des droits banals, qui, par ailleurs, n'avaient aucune terre, peuvent
avoir disparu ; mais ceux qui possédaient des terres et les occupaient...
furent plus nombreux après les «enclosures » qu'au temps où leurs paroisses
étaient sans clôture.)
Il ne semble donc pas que l'expropriation puisse expliquer
totalement, ni même en grande partie, la disparition du paysan anglais. Mais
nous ne pousserons pas plus loin notre argumentation. Car il existe une
raison très simple pour que l'expropriation ne puisse pas expliquer à
elle seule la disparition du paysan anglais. En effet, d'une part, même
après les « enclosures » du xvie et xvne siècles, il subsistait encore un
nombre substantiel de paysans. En 1688, Gregory King estimait qu'il
y avait 180 000 familles de francs-tenanciers — parmi lesquels il
comprend sans doute les «tenanciers » (copyholders) —, contre 150 000 familles

1. Tawney, op. cit., p. 300.


2. E. Davies, « The small Landowner, 1780-1832, in the Light of the Land Tax
Assessments », Economic History Review, vol. I, n° 1 (January, 1927), p. 104 ; J. D.
Chambers, « Enclosure and Labour Supply in the Industrial Revolution », Economic
History Review, second series, vol. V, n° 3 (1953) ; J. D. Chambers, « Enclosure and
the small Landowner », Economic History Review, vol. X (1939-40), pp. 118-131.

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de fermiers-locataires. Les francs-tenanciers, selon King, avaient un


revenu global de £ 10,360,000, et les fermiers de £ 6,600,000 x.
L'évaluation de King n'est, certes, qu'une hypothèse documentée, mais elle
indique que les paysans étaient toujours l'élément prépondérant : on
peut en effet penser raisonnablement qu'à la fin du xvne siècle la plus
grande partie des francs-tenanciers cultivaient leurs propres terres.
D'autre part, en tant qu'élément substantiel de la société rurale, les
paysans avaient disparu avant la phase intensive du mouvement des
« enclosures » du xvine siècle. Vers 1780, comme le montre l'impôt
foncier, près de 90 % de la terre de plusieurs counties était aux mains des
fermiers locataires 2.
Au cours du siècle, disons entre 1680 et 1780, il dut y avoir un déclin
très sensible de la classe paysanne. Et ce déclin ne peut pas être attribué
de façon très plausible à l'expropriation. Mais, si l'expropriation des
paysans n'explique pas leur disparition, quelle en est alors la cause ?
L'autre possibilité est que les paysans aient disparu parce qu'ils ont
vendu leurs propriétés. Et je me propose maintenant d'examiner cette
alternative : V acquisition, opposée à V expropriation. Pour que le seigneur
pût acheter la terre du paysan, deux conditions étaient nécessaires au
préalable : il fallait que le seigneur eût assez d'argent ; mais, aussi, que
le paysan, sous une pression économique, se trouvât forcé de vendre. A
quel moment ces deux conditions se sont-elles présentées
simultanément ? Je vais examiner tour à tour deux périodes : la période antérieure
et la période postérieure à 1660 en gros.

Au xvie et au début du xvne siècle, le paysan dont la tenure était


incertaine courait le risque d'être exproprié. Mais le paysan dont la tenure
était garantie profita de la montée des bénéfices agricoles au cours de
cette période. En fait, il en profita peut-être davantage que les seigneurs.
Par ailleurs, les impôts sur les revenus de la terre étaient légers. Il est

1. Gregory King, Natural and Political Observations and Conclusions upon the
state and condition of England, réimprimé dans : Two Tracts by Gregory King, ed.
G. E. Barnett (Baltimore, 1936), p. 31.
2. Davies, op. cit., p. 110 ; d'après l'assiette de la land tax pour les Derbyshire,
Leicestershire, Lindsey, Northamptonshire, Nottinghamshire et Warwickshire. En
1808, après deux décennies de croissance dans la culture directe, « la valeur annuelle
du sol cultivé par ses propriétaires était de 18 %, environ, de la valeur annuelle du sol
soumis à l'impôt direct pour l'ensemble de l'Angleterre. (« Accounts relating to the
^-1812-1 813т^Шт-р— 293)—
faible pourcentage de terre cultivée par ses possesseurs n'implique pas nécessairement
une baisse du nombre des petits propriétaires, car, vers 1780, beaucoup de petits
propriétaires ne vivaient pas sur leurs terres ; le pourcentage indique néanmoins
qu'il y avait eu une baisse sensible de la classe paysanne, de ceux des petits
propriétaires, qui cultivaient eux-mêmes.

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ANNALES

donc peu vraisemblable que les paysans, considérés dans leur ensemble,
aient été forcés de vendre. Peut-être étaient-ils même en mesure d'acheter.
Dans toute société paysanne, même dans une période de prospérité
agricole, on trouve toujours des paysans qui, à cause de revers
personnels, sont obligés de vendre leurs terres. Entre 1500 et 1640, il n'était
pas rare que des paysans prospères pussent acheter les terres de leurs
voisins malchanceux. Ils pouvaient être aussi en mesure d'acheter les
terres de seigneurs ruinés. Au xvie siècle, il arriva que des seigneurs
vendissent une partie de leur domaine à des paysans prospères ; et ces
accroissements par acquisition doivent être opposés aux pertes par
expropriation .
Voilà pour les paysans au xvie et au début du xvne siècle. Que dire
des seigneurs à cette époque-là ? Combien parmi eux avaient les moyens
d'acheter les propriétés des paysans mises en vente ? Au sujet de la
situation économique des anciens propriétaires terriens établis de longue date,
il y a eu quelques divergences entre historiens. Les profits agricoles
étaient en hausse, mais on a allégué que les propriétaires terriens étaient
dans l'impossibilité de toucher leur part de ces profits, car les loyers sur
les baux à long terme ne pouvaient être augmentés qu'à de rares
intervalles. Ainsi les frais d'exploitation du propriétaire reflétaient la hausse
des prix plutôt que son revenu. On a dit aussi que ces propriétaires
terriens se mirent alors à dépenser davantage, du moins ceux d'entre eux
qui étaient en rapports avec la Cour.
Il ne faut pas prendre trop au sérieux l'image, poussée au noir, de
seigneurs ruinés que nous présentent certains historiens. Il y eut
certainement quelques propriétaires terriens dont les revenus agricoles
montèrent rapidement ; et, du côté dépenses, le coût du seul élément
prépondérant dans le bugdet du propriétaire — à savoir la main-d'œuvre —
avait certainement monté moins vite que l'ensemble des prix.
Néanmoins, bien que quelques propriétaires terriens établis aient pu
s'enrichir, il est peu vraisemblable qu'en tant que classe ils aient eu les moyens
d'acheter, sur une vaste échelle, les propriétés des paysans, car beaucoup
d'entre eux se trouvaient même dans l'obligation de vendre.
Mais que dire des nouveaux propriétaires terriens, ces hommes qui
avaient gagné de l'argent au service de la Couronne, dans la
jurisprudence ou le commerce ? Ils avaient certainement les moyens de racheter
les propriétés des paysans. Il y eut, n'en doutons pas, un afflux
considérable de ces familles nouvelles qui vinrent grossir la gentry au xvie et
au début du xvne siècle. Mais il n'est pas certain que même ces
nouveaux venus aient eu l'argent nécessaire pour acheter les propriétés des
paysans. Et ceci pour deux raisons. En premier lieu, un nombre
exceptionnellement important de grands domaines furent mis en vente à cette
époque ; non seulement beaucoup de propriétaires terriens privés
vendirent, mais les grands domaines des monastères et une grande partie

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PAYSAN ANGLAIS

des terres de la Couronne furent liquidés. Ainsi, les « nouveaux riches »


n'avaient pas de mal à trouver des domaines pour y investir leurs
économies. En second lieu, il ne se présentait pas pour eux d'autre méthode
évidente de conserver leur fortune. La conserver en espèces, c'était
perdre le revenu ; la conserver sous forme d'actions et d'hypothèques,
c'était risquer le capital. Pour ces deux raisons, les hommes nouveaux
préféraient investir leurs économies en acquérant des domaines, et
investir ces économies dans un laps de temps relativement court. Et une fois
que ces nouvelles familles terriennes étaient établies, elles n'avaient
généralement plus assez d'argent disponible pour racheter les propriétés
limitrophes des paysans, quand elles étaient mises en vente.
Durant la période dont je me suis occupé — disons les cent et quelques
années avant 1640 — il y eut certainement quelques seigneurs qui
achetèrent des biens aux paysans ; il y eut aussi des paysans qui
accumulèrent tant de biens qu'ils s'élevèrent au rang de la gentry l. Dans les
deux cas, il en résulta un amoindrissement de la propriété paysanne.
Mais il y eut aussi des paysans qui achetèrent de grands domaines quand
ceux-ci étaient mis en vente, ou qui obtinrent la réversion de leur propre
tenure (copyhold). Le résultat net de ces transactions n'est pas connu.
Mais il est tout à fait possible que ces acquisitions aient été plutôt un
gain qu'une perte pour les paysans ; tandis que, d'un côté, les seigneurs
expropriaient les paysans, de l'autre, les paysans, en acquérant des biens
grignotaient les domaines des seigneurs.
Occupons-nous maintenant de la période comprise entre 1660 et 1740.
Les caractéristiques de ces années-là sont tout à fait différentes. Il y eut
une conjonction de circonstances qui en fit une mauvaise période pour
les paysans. La courbe ascendante des prix et des profits agricoles
atteignit son point culminant vers 1640 ; les loyers, qui donnent une
indication sommaire des profits, étaient dans la presque totalité du pays un
peu plus élevés en 1730 qu'en 1640 2. Dans les étapes finales de la montée
des prix ils avaient atteint un niveau auquel ils ne pouvaient pas se
maintenir facilement. L'augmentation de la production agricole,
résultant de l'extension de la zone cultivée et de l'introduction de nouveaux
assolements, d'une part, et l'arrêt de l'accroissement de la population,
d'autre part, eurent pour effet une chute des bénéfices agricoles. Vers
1670, il y eut une baisse générale des loyers 3 ; et bien que la situation

1. W. G. Hoskins, « The Leicestershire Farmerin the Sixteenth Century », in


Essays in Leicestershire History (Leicester, 1950).
2. Excepté dans quelques régions favorisées. Voir R. A. C. Parker, « Coke of
Norfolk and the Agrarian Revolution », Economie History Review, second series,
vol. VIII (1955-1956), 158.
3. Sur la chute des rentes vers 1670, voir le Memoriál imprimé dans W. D.
Christie, Life of Shaftsbury (London, 1871), II, Appendix I ; Sir Wilham Coventry, « An
Essay concerning the decay of rents and their remedies », written ahout 1670, in
British Museum, Sloane ms. 3828, ff. 205-10 ; Brittania Languens (1680), réimprimé

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ANNALES

se soit améliorée plus tard, on ne cessa de se plaindre, au moment des


belles récoltes des années 1730, que l'intérêt de la terre traversait une
période difficile x.
Mais il n'y eut pas seulement arrêt de la tendance à la hausse des prix
agricoles. La période allant de 1680 à 1720 environ vit des fluctuations
de prix exceptionnellement graves et fréquentes 2. Ces fluctuations furent
la cause de beaucoup de restrictions, et en particulier pour les paysans
qui avaient de petites réserves.
Enfin, les revenus tirés de la propriété furent lourdement imposés.
Les guerres civiles de 1640 virent une hausse brutale des impôts ; et
l'impôt foncier, établi en 1692, fournit au Gouvernement un moyen facile
d'imposer les revenus des propriétaires terriens, y compris les paysans 3.
En outre, vers la fin du xvne siècle, il y eut une augmentation
importante des taxes locales, levées en faveur des pauvres ; et ces taxes, elles
aussi, pesèrent lourdement sur les propriétaires terriens *.
Le résultat de ces trois circonstances — arrêt de la montée des
bénéfices agricoles, fluctuations de prix violentes et rapprochées et lourdes
charges fiscales — fut que les paysans, dans cette période, se trouvèrent
contraints à la vente sous la pression économique.
Mais cette pression n'était pas le seul facteur qui différenciât la
situation des paysans de celle d'avant 1640. Comme l'industrie et le
commerce se développaient — et, parallèlement, les professions
libérales — les plus jeunes membres des familles de paysans trouvaient plus
facile de chercher un emploi en dehors de l'agriculture. Et, plus
fréquemment qu'autrefois, la propriété paysanne pouvait revenir en héritage,
par exemple, à un fils qui était devenu commerçant à la ville et qui
n'avait pas envie de retourner à l'agriculture. C'est ainsi qu'au xviue siècle
il y aura un plus grand nombre de petits propriétaires non résidents

dans J. R. Me Culloch (éd.), Early English Tracts on Commerce (Cambridge,


1952), p. 238 ; minutes of the committee on the fall of rents and decay of trade,
Historical Manuscripts Committee, Appendix to Eighth Report, pp. 133-134. Shaftsbury
a attribué la chute des rentes à une diminution de population face à un accroissement
de la production agricole « by enclosing of wastes and manuring them to tillage and
pasture... ». La chute des rentes semble avoir été particulièrement accentuée dans les
prairies artificielles : selon une estimation, les rentes des terres de marais et pâtures
tombèrent d'au moins 20 ou 30 %. ( Josiah Child, A Discourse about Trade, 1690.)
1. Voir, par exemple, les plaintes de Lord Lyttleton : « In most of England,
gentlemen's rents are so ill-paid, and the weight of taxes lies so heavy on them, that
those who have nothing from the court can scarce support their families »,
{Considerations on the Present State of Affairs, 1738) ; G. E. Mingay, « The Agricultural
Depression, 1730-1750 », Economic History Review, second series, VIII (1956).
2. A. H. John, « The Course of Agricultural Change, 1660-1760 » in Studies in the
Industrial Revolution, ed. L. S. Pbessnell (London, 1960), pp. 134-140 ; du même
auteur, « Aspects of English Economic Growth in the First Half of the Eighteenth
Century », Economica, New series, vol. XXVIII, n° 110 (1961), pp. 179-181.
3. R. A. C. Parker, « Direct Taxation on the Coke Estates in the Eighteenth
Century », English Historical Review, LXXI, (1956), p. 247.
4. G. Nichoixs, A History of the English Poor Law (London, 1854), I, pp. 371-374.

668
PAYSAN ANGLAIS

qui louent leurs terres à bail à un fermier-locataire de l'endroit et qui


les conservent, soit par tradition, soit par inertie ou, encore, comme
un placement x.
Le déclin du nombre des paysans (c'est-à-dire des
propriétaires-cultivateurs) n'est pas simplement le résultat d'un déclin du nombre des
petits propriétaires. De moins en moins de propriétaires de petits domaines
désiraient les cultiver eux-mêmes : car l'économie anglaise du xvine siècle
était suffisamment développée pour offrir de nombreuses possibilités
d'emplois en dehors de l'agriculture, mais ne l'était pas assez pour que la
terre ne fût plus un placement intéressant pour des gens possesseurs d'un
capital assez modeste. Là est sans doute la principale raison pour laquelle,
à la fin du xvine siècle, tant de petits propriétaires ne cultivaient pas
eux-mêmes leur domaine. Ces petits possédants n'avaient évidemment
pas d'attaches aussi étroites avec leur propriété que leurs ancêtres
paysans ; et quand ils avaient besoin de fonds ou quand ils trouvaient
une autre formule de placement plus profitable, ils étaient disposés à
vendre leurs terres. Ce processus ne cessa de s'affirmer au cours du
xvine siècle, surtout quand l'économie prit de l'expansion, au milieu
du siècle, c'est-à-dire quand la pression économique sur le paysan
cultivateur se fit moins sentir.
Voilà pour les paysans au cours de cette période (1660-1740). Qu'en
était-il des seigneurs ? Les influences qui pesaient sur les paysans pesaient
aussi sur la gentry, en particulier sur la petite gentry dont les revenus
dépendaient entièrement des loyers agricoles. La petite gentry, comme
les paysans, était forcée de vendre.
Mais il y avait quelques propriétaires terriens (landlords) qui se
trouvaient en mesure d'acheter. Parmi les familles terriennes établies
de longue date, certaines tiraient des revenus de services rendus à l'État
et avaient ainsi des fonds disponibles. Il y avait aussi des familles
nouvellement établies à la campagne. Elles avaient différentes origines. Il
y avait des fortunes acquises au service du Gouvernement, en
particulier, pendant les guerres contre Louis XIV — fortunes de politiciens, de
fournisseurs de l'armée ou de financiers : par exemple, Sir Gilbert
Heathcote. Il y avait encore des fortunes mercantiles, surtout acquises
au moment de la grande expansion du commerce de ré-exportation de
la seconde moitié du xvne siècle : par exemple, Josiah Child.
Faisons deux remarques au sujet de ces familles nouvellement
pourvues de terres, concernant leurs possibilités d'acheter la propriété des
paysans. Nous verrons à nouveau que l'expérience de la période 1660-
1740 diffère de celle de 1540-1640.
En premier lieu, le nombre des domaines mis en vente. Il fut
considérable, surtout pendant les guerres contre Louis XIV, et immédiate-

l. Davies, op. cit., p. 110.

659
ANNALES

ment après. Mais ce nombre ne fut pas aussi élevé, au début du


xviue siècle, que dans la période précédente — pas aussi élevé dans
l'absolu, ni aussi élevé par rapport à la demande pour l'acquisition de
domaines. Car les propriétaires se trouvaient, moins contraints à vendre
qu'au début du xvne siècle : il leur était plus facile d'éviter de vendre en
empruntant à long terme ; et l'aménagement des conditions de dévolution
(family settlements) accrut les difficultés de vente des domaines : en
Angleterre, comme partout ailleurs en Europe, il y eut un mouvement
en faveur de formes plus strictes des conditions de dévolution, imposant
des restrictions plus sévères au droit du propriétaire de vendre son
domaine г. En outre, pendant cette période, il n'y eut rien de
comparable à la vente des terres des monastères et de la Couronne. Voilà la
première différence.
Mais, bien qu'il y eût moins de grands domaines privés, la terre n'était
plus le seul placement de tout repos. Vers 1700, l'hypothèque était
devenue une alternative ; un prêt sur la garantie d'un domaine
rapportait un revenu plus élevé que la possession en pleine propriété du domaine.
En outre, après que le Parlement se fût assuré le contrôle des finances
par la révolution de 1688, la dette d'État donna lieu à une forme
préférentielle de placement. Pendant la majeure partie de la guerre contre
Louis XIV, la dette d'État était une dette à court terme ou dette «
flottante ». Mais lorsque la dette fut consolidée vers la fin de la guerre et
après la guerre, elle fournit un placement à long terme comparable, sous
beaucoup de rapports, à celui de la terre.
Quelle fut l'incidence de ces deux faits sur le sort des paysans ?
Quelles conséquences entraînèrent la rareté relative de domaines, d'une
part, et le développement de formules nouvelles de placement, d'autre
part ?
On pourrait dire, en simplifiant à l'extrême, que la différence fut la
suivante. Au xvie et au début du xvne siècle, un homme pourvu d'une
fortune récente en consacrait la majeure partie à l'achat de terres, et
s'il avait beaucoup d'argent il achetait des domaines en différentes
contrées. Un siècle plus tard, un homme de cette sorte ne consacrait
qu'une partie de sa fortune à l'achat d'un domaine. Même s'il avait des
moyens considérables, il concentrait généralement ses achats dans une
seule région ; et il plaçait l'autre partie de sa fortune en hypothèques
ou en dette d'État. Ainsi, il avait une réserve où il pouvait puiser, quand
les biens des paysans étaient mis en vente dans le voisinage.
Une autre raison encore explique pourquoi les nouveaux
propriétaires fonciers du xvine siècle étaient plus avantagés qu'au siècle précé-

1. H. J. Habakkuk, « Marriage Settlements in the Eighteenth Century »,


Transactions of the Royal Historical Society ; « The English Land Market in the Eighteenth
Century » in Britain and the Netherlands (ed. J. S. Bromley and E. H. Kossmann,
1960), pp. 154-173.

660
PAYSAN ANGLAIS

dent : ils avaient des chances de conserver longtemps leurs sources de


revenu non agricole : ainsi les Whitbread restèrent brasseurs après être
devenus possesseurs terriens, et les Hoare et les Gurney restèrent
banquiers. Ceci est plus vrai de la seconde moitié du xvine siècle que de la
première ; mais même dans les premières décennies du siècle, il y a des
signes certains que les familles nouvelles de la gentry mettaient plus de
temps à rompre leurs liens avec la source initiale de leur fortune.
Ainsi, tandis que les paysans étaient forcés de vendre, sous une
pression économique accrue, beaucoup de seigneurs (grands propriétaires
terriens) se trouvaient dans une meilleure position que leurs
prédécesseurs pour acheter les propriétés des paysans. C'est une question de
pouvoir d'achat des landlords. Non seulement leurs possibilités étaient
plus grandes mais ils avaient alors des motifs plus puissants qui les
poussaient à acheter. D'abord le motif économique. Les
fermiers-locataires pouvaient exploiter la terre mieux que les paysans, parce qu'ils
pouvaient emprunter le capital à leurs propriétaires. Et comme la
supériorité des méthodes des fermiers-locataires s'affirmait, le propriétaire
avait intérêt à acheter les biens du paysan et à les céder à bail à ses
locataires. En outre, de telles acquisitions facilitaient Y enclosure ; et les
rentrées sur le capital dépensé pour les enclosures — bien qu'elles ne fussent
pas les mêmes de domaine à domaine ni de région à région — étaient
souvent très élevées. Le bon fermier-locataire servait de truchement
au landlord pour faire opérer ces rentrées. Voilà pour le motif économique.
Le propriétaire terrien avait aussi un motif social. Dans l'Angleterre
du xvme siècle, l'influence sociale et politique dépendait bien plus
directement de la propriété terrienne qu'avant 1688. Aux xvie et xvne siècles,
la faveur royale était une source importante du pouvoir politique ; au
xvie siècle, la Couronne fut en mesure de doter plusieurs « hommes
nouveaux » de domaines provenant des terres confisquées aux monastères.
En pareils cas, l'influence politique venait d'abord et la terre suivait.
Au xvine siècle, l'ordre des choses fut renversé. La possession de la terre
devint une condition de l'exercice soutenu du pouvoir politique. Pour
participer à la politique nationale, posséder de grands domaines était
un facteur important. Dans le cadre de la paroisse, il fallait que ce fût
un domaine d'un seul tenant. L'achat de la propriété paysanne
limitrophe d'un grand domaine était par conséquent une façon
d'acquérir du prestige social et de l'influence politique, en même temps que de
se constituer une source de revenus.
Je n'ai examiné jusqu'à présent que les propriétaires terriens qui
étaient déjà établis à la campagne, et le motif qu'ils avaient d'élargir
leurs domaines par l'achat de propriétés paysannes. Mais il y a une
considération qui s'applique particulièrement aux nouveaux propriétaires
terriens. Comme je l'ai indiqué, il n'y avait pas autant de domaines
importants à vendre au xvine siècle que dans les deux siècles précédents.

661
ANNALES

II est vrai que, par suite des guerres contre Louis XIV, un grand nombre
de petits propriétaires de la gentry furent obligés de vendre leurs domaines,
entre 1688 et 1730 approximativement. Mais, même au cours de ces
années, les domaines à vendre étaient peu nombreux comparés à la
demande. Après 1730, il y en eut moins encore. Et lorsque le commerce
extérieur commença à se développer vers 1740, il y eut une hausse
marquée dans le prix de la terre. Les frais d'achat d'un domaine et ceux
nécessités par l'établissement d'une famille sur un domaine se firent plus
élevés. En conséquence, un plus grand nombre de « nouveaux riches »
furent forcés de créer de nouveaux domaines en partant de rien, par
l'achat de propriétés paysannes. Le petit marchand ou l'industriel à
moyens modestes trouvaient parfois prohibitif le prix d'un domaine déjà
constitué, et il leur fallait créer leur domaine propre, en commençant
par l'achat de quelque cent ou deux cents acres, et par la suite
s'augmenter graduellement par des achats successifs. Le gros marchand, le
nabab comme Clive, ou le géant industriel comme Sir Richard Arkwright,
pouvaient naturellement, au xvine siècle, trouver un domaine déjà
constitué, de dimensions convenables, complet avec ses manoirs et ses
parcelles. Mais, vers le milieu du xixe siècle, même des gens très riches
durent parfois constituer des domaines par l'achat de propriétés
relativement exiguës, au cours d'un grand laps d'années. Le grand banquier,
Lord Overstone, en est un exemple. C'est là une autre raison de la
disparition du paysan. Nous ne rencontrons pas souvent au xvnie siècle
le phénomène, si fréquent au xvie, de la famille paysanne qui a accédé à
la gentry en achetant les propriétés de ses voisins moins fortunés. Mais
au xvine siècle, la distribution de la propriété subit les mêmes
transformations grâce à l'action du petit marchand ou de l'industriel qui
créent de nouveaux domaines.
Il y a plus. Puisque les domaines constitués étaient rares, les prix
en étaient plus élevés quand ils étaient vendus intacts que lorsqu'ils
étaient morcelés et vendus en parcelles. Au xvie siècle, les domaines de
la gentry furent parfois démantelés par des ventes aux paysans. Des
ventes de ce genre furent bien moins fréquentes au xvine. Il arrivait
parfois (dans une région éloignée et peu attirante où peu d'hommes
nouveaux souhaitaient s'établir) que des portions de domaines fussent
vendues à des paysans. Mais c'est là un fait exceptionnel au xvine siècle.
Ainsi, tandis que des hommes nouveaux durent parfois constituer des
domaines avec des propriétés paysannes, il n'y eut pas de mouvement
en sens contraire.
La rareté des domaines eut une autre conséquence. Parce que l'offre
de nouveaux domaines était restreinte par rapport à la demande, ceux
qui voulaient fonder une famille terrienne se trouvaient souvent obligés
d'aller chercher assez loin en province un domaine qui convînt à leurs
besoins. Autrement dit, les nouveaux propriétaires fonciers de la gentry

662
PAYSAN ANGLAIS

se trouvaient plus dispersés, du point de vue géographique, au xvme siècle


qu'au xvne. Et, surtout, les sources de la richesse nouvelle se
trouvaient plus largement distribuées au xvme siècle. Pour toutes ces
raisons, les nouveaux propriétaires terriens influèrent sur le destin du
paysan de façon moins affirmée que dans le siècle précédent.

Me voici au bout de ma tâche : examiner les motifs qui poussèrent


les paysans à vendre leurs terres. Tous ne furent pas d'importance égale,
et leur rôle fut inégal au cours d'une même période. Les influences
cruciales, croirai-je volontiers, furent de deux sortes. D'abord, la fin de la
hausse des prix agricoles vers 1640, hausse qui ne se reproduisit plus
pendant près d'un siècle. Ensuite, la lourde taxation des revenus de la
terre, pendant et après les guerres civiles, puis à nouveau, entre 1688 et
1715. Dans un article publié il y a plus de vingt ans, je suggérais que
cette période vit la « montée de l'oligarchie » — c'est-à-dire l'accroissement
des domaines des grands magnats terriens aux dépens des petits
propriétaires de la gentry x. Ce que j'ai voulu indiquer aujourd'hui, c'est
que cette « montée » s'est faite également aux dépens de la classe
paysanne *.
H. John Habakkuk.

1. H. John Habakkuk, «English Landownership, 1680-1740», Economie History


Review, X, I (1940), pp. 2-17.
2. Cf. A. H. Johnson, The Disappearance of the small Landowner (Oxford, 1909),
p. 147.

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