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Economies, sociétés,
civilisations
Habakkuk H. John. La disparition du paysan anglais. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 20ᵉ année, N. 4, 1965. pp.
649-663;
doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1965.421812
https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1965_num_20_4_421812
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tiers. Il est vrai que, lorsque les prix et les revenus agricoles se mirent
à monter, au xvie siècle, l'exploitation directe des terres reprit quelque
peu x. Plusieurs propriétaires terriens des midlands — les Spencer, les
Fitzwilliams, les Ishams, les Brudenells — vivaient, au xvie siècle, des
revenus de l'élevage des moutons dont ils s'occupaient eux-mêmes 2.
Mais le retour à la culture directe du domaine n'intéressa généralement
que les régions d'élevage de moutons, et, même dans ces régions, ce
mouvement fut temporaire ; au moment de la chute brutale des prix,
lors de la crise commerciale de 1620, les propriétaires terriens de ces
régions louèrent à bail leurs domaines. Et, dans l'ensemble de
l'Angleterre, les propriétaires terriens étaient déjà rentiers en 1500. En
Angleterre, à la différence des régions à l'est de l'Elbe, la cession à bail des
domaines avait déjà pris trop d'ampleur en 1500 pour que la hausse
des prix agricoles au cours du xvie siècle la fasse revenir en arrière.
Nous ne pouvons donc pas dire qu'en Angleterre le domaine soit resté
distinct parce que le seigneur le cultivait lui-même. Alors, quelle est
l'explication de ce phénomène ?
Lorsque, au xve siècle, les seigneurs cédèrent à bail leurs domaines,
ils les louèrent parfois par petites parcelles aux paysans 3. Ce fut là
souvent la première démarche évidente. Si cette méthode de location s'était
généralisée, le domaine se serait émietté, et la ligne de démarcation entre
le domaine et la tenure des paysans se serait, à la longue, estompée ; le
domaine aurait finalement disparu.
Mais il y eut un autre procédé de location. Le domaine pouvait être
loué à d'importants fermiers capitalistes, qui tiraient la majeure partie
de leurs revenus de la culture du domaine, et non de leurs tenures propres *.
Pour les seigneurs (landlords), cette méthode était, à tous points de vue,
préférable. Le fermier capitaliste avait un capital plus important que le
paysan, et il n'était pas tenté — comme l'était le paysan — d'accorder
plus de soins à sa propre ferme, aux dépens de la terre qu'il louait au
seigneur. On voit donc clairement pourquoi le seigneur préférait céder
à bail son domaine à un petit nombre de fermiers capitalistes plutôt
qu'à un grand nombre de paysans. On peut alors se demander : d'où
venaient ces fermiers capitalistes ? Comment les seigneurs trouvaient-ils
des fermiers ayant un capital suffisant pour prendre le bail d'une partie
substantielle du domaine ? Ma réponse sera faite en termes généraux.
Et la première explication que je suggérerai est l'importance relative-
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aussi nombreux que les tenanciers par héritage 4 Puisque les tenanciers
de toute espèce semblent avoir constitué 75 % environ des paysans
— le reste étant des francs-tenanciers — ces exemples indiquent
qu'environ 35 % des paysans couraient des risques. Ce que nous ignorons,
c'est dans quelle mesure les seigneurs essayèrent — et avec succès — de
remplacer de telles tenures par des baux, c'est-à-dire de remplacer des
tenures de droit coutumier par des tenures commerciales. Mais,
raisonnablement, nous pouvons avancer que cette façon de procéder s'établit
lentement : c'est seulement à la mort du dernier survivant d'une tenure
que le seigneur pouvait être certain de s'assurer la propriété de la terre.
Et même si le seigneur usait alors de ses pleins pouvoirs, ce mode
d'expropriation ne serait responsable que de la disparition d'environ 35 % de
la classe paysanne, si les exemples relevés par Savine et Tawney sont
représentatifs.
Quant à la répercussion sur les paysans des changements agraires de
la fin du xvine siècle, nous pouvons être plus catégoriques. Il est
évident que le nombre des paysans proprement dits ne fut pas réduit à
cause de Y enclosure. Les enclosures modifièrent sans doute les dimensions
des fermes louées par les fermiers-locataires, mais elles n'affectèrent pas
la répartition de la propriété entre le domaine propre et les paysans.
L'historien qui fait autorité sur ce sujet dit : « squatters, or owners of
cottages to which rights of common were attached, who were otherwise
landless, may have disappeared ; but those who owned and occupied land... were
more numerous after the enclosures than when their parishes were open » a.
(Les squatters, ou propriétaires de chaumières auxquelles étaient
attachés des droits banals, qui, par ailleurs, n'avaient aucune terre, peuvent
avoir disparu ; mais ceux qui possédaient des terres et les occupaient...
furent plus nombreux après les «enclosures » qu'au temps où leurs paroisses
étaient sans clôture.)
Il ne semble donc pas que l'expropriation puisse expliquer
totalement, ni même en grande partie, la disparition du paysan anglais. Mais
nous ne pousserons pas plus loin notre argumentation. Car il existe une
raison très simple pour que l'expropriation ne puisse pas expliquer à
elle seule la disparition du paysan anglais. En effet, d'une part, même
après les « enclosures » du xvie et xvne siècles, il subsistait encore un
nombre substantiel de paysans. En 1688, Gregory King estimait qu'il
y avait 180 000 familles de francs-tenanciers — parmi lesquels il
comprend sans doute les «tenanciers » (copyholders) —, contre 150 000 familles
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1. Gregory King, Natural and Political Observations and Conclusions upon the
state and condition of England, réimprimé dans : Two Tracts by Gregory King, ed.
G. E. Barnett (Baltimore, 1936), p. 31.
2. Davies, op. cit., p. 110 ; d'après l'assiette de la land tax pour les Derbyshire,
Leicestershire, Lindsey, Northamptonshire, Nottinghamshire et Warwickshire. En
1808, après deux décennies de croissance dans la culture directe, « la valeur annuelle
du sol cultivé par ses propriétaires était de 18 %, environ, de la valeur annuelle du sol
soumis à l'impôt direct pour l'ensemble de l'Angleterre. (« Accounts relating to the
^-1812-1 813т^Шт-р— 293)—
faible pourcentage de terre cultivée par ses possesseurs n'implique pas nécessairement
une baisse du nombre des petits propriétaires, car, vers 1780, beaucoup de petits
propriétaires ne vivaient pas sur leurs terres ; le pourcentage indique néanmoins
qu'il y avait eu une baisse sensible de la classe paysanne, de ceux des petits
propriétaires, qui cultivaient eux-mêmes.
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donc peu vraisemblable que les paysans, considérés dans leur ensemble,
aient été forcés de vendre. Peut-être étaient-ils même en mesure d'acheter.
Dans toute société paysanne, même dans une période de prospérité
agricole, on trouve toujours des paysans qui, à cause de revers
personnels, sont obligés de vendre leurs terres. Entre 1500 et 1640, il n'était
pas rare que des paysans prospères pussent acheter les terres de leurs
voisins malchanceux. Ils pouvaient être aussi en mesure d'acheter les
terres de seigneurs ruinés. Au xvie siècle, il arriva que des seigneurs
vendissent une partie de leur domaine à des paysans prospères ; et ces
accroissements par acquisition doivent être opposés aux pertes par
expropriation .
Voilà pour les paysans au xvie et au début du xvne siècle. Que dire
des seigneurs à cette époque-là ? Combien parmi eux avaient les moyens
d'acheter les propriétés des paysans mises en vente ? Au sujet de la
situation économique des anciens propriétaires terriens établis de longue date,
il y a eu quelques divergences entre historiens. Les profits agricoles
étaient en hausse, mais on a allégué que les propriétaires terriens étaient
dans l'impossibilité de toucher leur part de ces profits, car les loyers sur
les baux à long terme ne pouvaient être augmentés qu'à de rares
intervalles. Ainsi les frais d'exploitation du propriétaire reflétaient la hausse
des prix plutôt que son revenu. On a dit aussi que ces propriétaires
terriens se mirent alors à dépenser davantage, du moins ceux d'entre eux
qui étaient en rapports avec la Cour.
Il ne faut pas prendre trop au sérieux l'image, poussée au noir, de
seigneurs ruinés que nous présentent certains historiens. Il y eut
certainement quelques propriétaires terriens dont les revenus agricoles
montèrent rapidement ; et, du côté dépenses, le coût du seul élément
prépondérant dans le bugdet du propriétaire — à savoir la main-d'œuvre —
avait certainement monté moins vite que l'ensemble des prix.
Néanmoins, bien que quelques propriétaires terriens établis aient pu
s'enrichir, il est peu vraisemblable qu'en tant que classe ils aient eu les moyens
d'acheter, sur une vaste échelle, les propriétés des paysans, car beaucoup
d'entre eux se trouvaient même dans l'obligation de vendre.
Mais que dire des nouveaux propriétaires terriens, ces hommes qui
avaient gagné de l'argent au service de la Couronne, dans la
jurisprudence ou le commerce ? Ils avaient certainement les moyens de racheter
les propriétés des paysans. Il y eut, n'en doutons pas, un afflux
considérable de ces familles nouvelles qui vinrent grossir la gentry au xvie et
au début du xvne siècle. Mais il n'est pas certain que même ces
nouveaux venus aient eu l'argent nécessaire pour acheter les propriétés des
paysans. Et ceci pour deux raisons. En premier lieu, un nombre
exceptionnellement important de grands domaines furent mis en vente à cette
époque ; non seulement beaucoup de propriétaires terriens privés
vendirent, mais les grands domaines des monastères et une grande partie
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II est vrai que, par suite des guerres contre Louis XIV, un grand nombre
de petits propriétaires de la gentry furent obligés de vendre leurs domaines,
entre 1688 et 1730 approximativement. Mais, même au cours de ces
années, les domaines à vendre étaient peu nombreux comparés à la
demande. Après 1730, il y en eut moins encore. Et lorsque le commerce
extérieur commença à se développer vers 1740, il y eut une hausse
marquée dans le prix de la terre. Les frais d'achat d'un domaine et ceux
nécessités par l'établissement d'une famille sur un domaine se firent plus
élevés. En conséquence, un plus grand nombre de « nouveaux riches »
furent forcés de créer de nouveaux domaines en partant de rien, par
l'achat de propriétés paysannes. Le petit marchand ou l'industriel à
moyens modestes trouvaient parfois prohibitif le prix d'un domaine déjà
constitué, et il leur fallait créer leur domaine propre, en commençant
par l'achat de quelque cent ou deux cents acres, et par la suite
s'augmenter graduellement par des achats successifs. Le gros marchand, le
nabab comme Clive, ou le géant industriel comme Sir Richard Arkwright,
pouvaient naturellement, au xvine siècle, trouver un domaine déjà
constitué, de dimensions convenables, complet avec ses manoirs et ses
parcelles. Mais, vers le milieu du xixe siècle, même des gens très riches
durent parfois constituer des domaines par l'achat de propriétés
relativement exiguës, au cours d'un grand laps d'années. Le grand banquier,
Lord Overstone, en est un exemple. C'est là une autre raison de la
disparition du paysan. Nous ne rencontrons pas souvent au xvnie siècle
le phénomène, si fréquent au xvie, de la famille paysanne qui a accédé à
la gentry en achetant les propriétés de ses voisins moins fortunés. Mais
au xvine siècle, la distribution de la propriété subit les mêmes
transformations grâce à l'action du petit marchand ou de l'industriel qui
créent de nouveaux domaines.
Il y a plus. Puisque les domaines constitués étaient rares, les prix
en étaient plus élevés quand ils étaient vendus intacts que lorsqu'ils
étaient morcelés et vendus en parcelles. Au xvie siècle, les domaines de
la gentry furent parfois démantelés par des ventes aux paysans. Des
ventes de ce genre furent bien moins fréquentes au xvine. Il arrivait
parfois (dans une région éloignée et peu attirante où peu d'hommes
nouveaux souhaitaient s'établir) que des portions de domaines fussent
vendues à des paysans. Mais c'est là un fait exceptionnel au xvine siècle.
Ainsi, tandis que des hommes nouveaux durent parfois constituer des
domaines avec des propriétés paysannes, il n'y eut pas de mouvement
en sens contraire.
La rareté des domaines eut une autre conséquence. Parce que l'offre
de nouveaux domaines était restreinte par rapport à la demande, ceux
qui voulaient fonder une famille terrienne se trouvaient souvent obligés
d'aller chercher assez loin en province un domaine qui convînt à leurs
besoins. Autrement dit, les nouveaux propriétaires fonciers de la gentry
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