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L’expérience de l’imagination
comme agent noétique dans les courants ésotériques occidentaux.
par
Louis Bourbonnais
Décembre 2006
Ce mémoire intitulé :
L’expérience de l’imagination
comme agent noétique dans les courants ésotériques occidentaux.
Aspects méthodologiques, historiques et phénoménologiques.
Présenté par :
Louis Bourbonnais
Pierre Létourneau
Président-rapporteur
Guy-Robert St-Arnaud
Directeur de recherche
Jean-Claude Breton
Membre du jury
i
Résumé
Mots-clés :
Imagination, courants ésotériques occidentaux, méthodologie, expérience spirituelle,
kabbale, théosophie chrétienne, magie rituelle, occultisme, nouveaux mouvements
magiques.
ENGLISH ABSTRACT
Keywords:
Imagination, Western esotericism, methodology, spiritual experience, kabbalah,
theosophy (christian), ritual magic, occultism, new magical movement.
ii
Sommaire
Résumé / Abstract i
Sommaire ii
Dédicace et Remerciements v
Introduction 1
1. Méthodologie…………………………………………………………………. 25
2. Imagination visionnaire………………………………………………………. 29
2.1. Cadre général 29
2.2. Imagination dans les courants kabbalistiques 34
3. Thèmes caractéristiques..……………………………………………………... 38
3.1. Corporisation 38
3.2. Imagination comme locus de révélation 39
3.3. Cœur et œil de l’âme 40
3.4. Jeux catoptriques : miroirs et spéculations 40
3.5. Rapport Dieu-Homme(-Cosmos) 42
4. Rapport à l’expérience………………………………………………………... 43
1. Chez Paracelse……………………………………………………………. 47
1.1. Imagination et participation subjective entre l’humain et la Nature 49
1.2. Imagination, Gemüt et désir 49
2. Chez Böhme….…..………………………………………………………. 52
2.1. Désir : Lust et Begierde 52
2.2. Notion de teinture (Tinctur) et esprit pivot de la flamme 53
2.3. Désir et imagination (conjointe ou dissociée) 54
2.4. Palingénésie. En l’imagination : désir, foi et saisie divine (Fassung) 55
3. La forme théosophique…………………………………………………… 55
3.1. Lien fondateur de l’être et désir génésique 55
3.2. Corporéité 57
3.3. Miroir et imagination 58
iii
1. Un changement de perspective……………………………………………….. 83
2. Expérience fondatrice et gnosis………………………………………………. 90
2.1. Le surgissement du sens 91
2.2. Du lien et de l’altérité :
« Le sujet, en y participant, se relie à une altérité » 93
2.3. L’espace de l’imagination et la présence au monde du sujet 95
3. À la croisée des regards..……………………………………………………... 97
Rétrospection 102
Bibliographie 108
Dédicaces et Remerciements
Aux théosophes et anonymes de tout temps, sans eux ce travail eut été vide.
Aux chercheurs qui ont développé ce champ d’étude, grâce à qui nous redécouvrons une
part importante de l’aventure culturelle et religieuse de l’humanité.
À mes parents qui ont accueilli, malgré tout, un curieux domaine d’intérêt depuis
plusieurs années.
Au tango, parce que son abrazo sensible m’a permis de mieux saisir Böhme.
L’abrazo du tango argentin se présente pour l’homme et la femme de la même
façon que la Fassung böhméen entre l’humain et le divin. Il constitue un point de
contact, de rencontre, où se saisissent deux désirs portés par une même musique créant
un mouvement, un engendrement permanent de forme et d’élan, sans aucune définition
préalable. Ce mouvement de la rencontre avec l’autre se présente « comme une
possibilité infinie » disait le poète Léopoldo Maréchal, assumant le tragique et le
sublime.
* * *
Les recherches en sciences des religions portant sur les courants ésotériques
occidentaux identifient une notion d’imagination médiatrice d’expériences de
transformation, de révélation, et de développement spirituel. Si cette imagination semble
jouer un rôle au niveau d’une herméneutique d’expériences extatiques ou visionnaires, il
reste encore à définir avec plus de précision ses divers modes d’actions, les influences et
interrelations entre les divers courants qui l’ont façonnée. L’objectif de ce mémoire
s’inscrit dans cette perspective.
De plus, les acquis des traditions et courants qui ont porté attention à
l’imagination peuvent se révéler instructifs pour exercer un discernement dans les
situations contemporaines telles les nouvelles pratiques spirituelles1, les nouveaux
mouvements magiques2, les thérapies par l’imaginaire et les survivances ou
transformations jusqu’à nous de ces courants3.
Notre recherche se situe en sciences humaines des phénomènes religieux, en
sympathie avec les approches transdisciplinaires et l’intercritique de la science et du
mythe4. Pour atteindre nos objectifs, nous porterons attention tant aux travaux nord-
américains qu’européens.
PROBLÉMATIQUE
Nous présentons maintenant les éléments de la problématique permettant de
situer sous quelle perspective l’imagination nous intéresse dans le cadre de ce mémoire.
Après avoir situé les contributions scientifiques importantes et les objectifs de ce
mémoire, nous terminerons par exposer la structure du travail.
1
Par exemple, pensons au channeling ainsi qu’au pathworking.
2
Organisations paramaçonniques, martinisme, groupe de magie initiatique comme l’Ordo Templis
Orientis, cf. Introvigne (1993), La Magie : les nouveaux mouvements magiques.
3
Le Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi, http://atilf.atilf.fr ) donne la signification suivante
au terme « survivance » : « Fait qu’une institution, qu’une pratique sociale ou culturelle se maintienne
après la disparition des circonstances qui l’ont produite, sous une forme affaiblie, marginale ou
stéréotypée ». On songe ici à la pratique contemporaine de la magie rituelle médiévale ou de l’alchimie.
4
cf. Henri Atlan (1986), À tort et à raison : intercritique de la science et du mythe.
Introduction 2
5
Hanegraaff (1996/1998), New Age Religion and Western Culture, p. 429 note 72. Il mentionne la
troisième caractéristique de l’ésotérisme d’Antoine Faivre « Imagination et médiations » dont nous
traiterons au chapitre premier du présent travail (p. 12 et suivantes). Dans le cadre de notre étude, les
citations longues seront rapportées en retrait avec caractères normaux. Les citations courtes seront
rapportées dans le corps du texte, en italique lorsqu’elles sont rédigées dans une langue autre que le
français.
Introduction 3
d’aborder la magie rituelle de type théurgique parce qu’elle constitue un cas inusité et
fréquemment occulté de rencontre imaginale.
Il s’agira d’abord de rendre compte de l’utilisation transformatrice et noétique de
la notion d’imagination, associée de près au mundus imaginalis tel que le définit Henry
Corbin6, au sein de ces courants ésotériques occidentaux en suivant les méthodologies
développées par A. Faivre, W. Hanegraaff et A. Versluis.
Nous voulons donc contribuer à l’analyse de l’apport des courants ésotériques
occidentaux en visant à « mieux comprendre ce que peut être une image donatrice de
sens ou, réciproquement, une pensée figurée ou sensible7 » afin de redonner « à
l’imagination sa dimension fondatrice pour l’homme et ses rapports à l’Être et au
sens8 ». Ainsi, ce souhait exprimé par Jean-Jacques Wunenburger il y a 10 ans puisse-t-
il trouver un écho.
À moins d’avis contraire, le terme « imagination » sera employé dans la
perspective que lui donnent les courants ésotériques occidentaux9. Il convient donc de
ne pas l’entendre sous les connotations d’inventivité, de fabulation ou de virtualité que
lui prête habituellement l’usage commun. Le qualificatif « imaginal » (proposé par
Henry Corbin) sera utilisé pour renforcer les connotations noétiques, visionnaires et
ontologiques de l’imagination lorsqu’une confusion serait possible avec le sens
commun.
6
Corbin (1958/2000), L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabî.
7
Wunenburger (1994), « Les ambiguïtés de la pensée sensible », p. 25.
8
Wunenburger (1991), L’Imagination, p. 8.
9
Voir page 5, section : « L’imagination en question dans ce mémoire ».
10
Faivre (1996), Accès de l’ésotérisme occidental et Faivre (1998), Western Esotericism and the science
of religion.
Introduction 4
Avant lui, Henry Corbin11 avait déjà travaillé la question de l’imagination sous
cet aspect précis à propos de la mystique soufi d’Ibn Arabi et avait établi un parallèle
avec la théosophie chrétienne. Elliot Wolfson et Moshe Idel ont, quant à eux, identifié
un passage entre l’imagination dans la mystique soufie et celle présente dans les
spéculations kabbalistiques12. Gerschom Scholem a par ailleurs relevé la sympathie
entre certaines méditations kabbalistiques et les écrits du théosophe chrétien Jakob
Böhme13. Ioan Couliano, pupille de Mircea Eliade, a consacré sa trop courte carrière à
l’étude des voyages extatiques. Un de ses ouvrages14 traite uniquement de la question de
l’imagination de la Renaissance comme moyen de transformation et d’action sur soi,
notamment par l’action d’une conception originale de l’eros.
Plus récemment, Dan Merkur15 traite abondamment de l’imagination visionnaire
dans une étude à propos des moyens d’induction d’expériences de transformation
noétique, se basant également sur l’imagination active telle qu’articulée par Jung16.
Karen-Claire Voss17 a mis en lumière des similitudes entre l’usage de l’imagination chez
Ficin, Loyola et certains alchimistes. Arthur Versluis18 étudie les éléments de
l’ésotérisme qui contribuent à instaurer un changement qualitatif de perception et de
rapport au monde, notamment à travers l’écrit, par la transmission de ce qu’il nomme
hieroeidetic knowledge. Aussi, de plus en plus de chercheurs s’intéressent à la magie
médiévale et la théurgie de la Renaissance en tant que technique visionnaire.
Ces études pourront contribuer à mettre en évidence des processus d’induction
par l’imaginal et des éléments de réponse à la question posée par Hanegraaff à propos de
la clarification du concept d’imagination. Un des enjeux consiste à situer et à modéliser
divers rapports herméneutiques à l’expérience spirituelle résultant d’une appréhension
imaginale de la réalité spirituelle.
11
Corbin (1958/2000), L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabî.
12
cf. Idel (1988), « Mundus Imaginalis and Likkutei HaRan » et Wolfson (1994), Through a Speculum
that Shines, p. 280.
13
Wehr (1971/1977), « Jakob Böhme », p. 100.
14
Couliano (1984), Eros et magie à la Renaissance : 1484.
15
Merkur (1993), Gnosis.
16
Les textes de Jung relatif à « l’imagination active », sont regroupés dans Chodorow (Éd.) (1997), Jung
on Active Imagination.
17
Voss (1996), « Imagination in mysticism and esotericism ».
18
Versluis (2000), « Western Esotericism and consciousness » et Versluis (2004), Restoring Paradise.
Introduction 5
19
Bonardel (1993), Philosophie de l’alchimie : Grand Œuvre et modernité.
20
« hermétique » : relatif à l’hermétisme, en références aux divers courants se réclamant du patronage
d’Hermès. Cf. Bonardel (2002), La Voie hermétique pour un aperçu général. Se référer aussi à l’article
de Faivre (1998) « Questions of Terminology […] ».
21
Ricoeur (1977), « Herméneutique de l’idée de Révélation ».
22
Atlan (1986), À tort et à raison.
23
Pour une bonne introduction aux diverses études sur l’imagination et l’imaginaire, cf. Joël Thomas (éd.)
(1998), Introduction aux méthodologies de l’imaginaire. Pour voir les plus récents développements de la
phénoménologie de l’imagination, on peut consulter le vol. LXXXIII des Analecta Husserliana (Yearbook
of phenomenological research): Anna-Teresa Tymieniecka (éd.) (2004), Imaginatio creatrix: The Pivotal
Force of the Genesis/Ontopoiesis of Human Life and Reality.
Introduction 6
l’expérience spirituelle qui délimite notre sujet de recherche. Corbin estime que cette
dimension de l’imagination est douée d’une faculté ayant une valeur noétique24, reliée à
tout un monde spirituel (mundus imaginalis), « le lieu des visions théophaniques25 ». Le
rapport entre les visions théophaniques et l’acte de connaissance mérite notre attention.
Selon Wunenburger26, les réalités imaginales sont des « représentations porteuses de
sens essentiel sur des réalités ultimes » qui « peuvent être comprises comme des corps
immatériels qui surgissent d’ailleurs et s’imposent au sujet ». Ce rapport à l’imagination
est d’un tout autre ordre que celui du loisir et son expérience semble laisser une forte
impression à l’individu (« surgissent », « s’imposent »). Paul Ricœur, quant à lui,
commente l’importance de l’imagination en ces termes :
Pour Ricœur l’imagination constitue l’unique moyen d’établir une rencontre avec la
révélation qui puisse interpeller l’individu.
24
Corbin (1964), « Mundus Imaginalis ou l’imaginaire et l’imaginal », p. 8. « […] faculté ayant une
fonction cognitive, une valeur noétique, aussi réelles de plein droit que celle de la perception sensible ou
de l’intuition intellectuelle ».
25
Corbin (1958/2000), L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabî, p. 12.
26
Wunenburger (2002) « L’Arbre aux images ».
27
Ricoeur (1977), « Herméneutique de l’idée de révélation », p. 54.
28
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p.8.
Introduction 7
Direction et objectifs
Notre travail vise à cerner la place des expériences relevant de l’imagination
dans les courants ésotériques, il s’intéressera aux types de rapport phénoménologique en
cause.
Les modèles récents en sciences des religions mettent l’accent sur les identités
complexes et le processus de négociation de ces identités en contexte de pluralisme
religieux. L’étude des courants ésotériques occidentaux est particulièrement sensible aux
influences réciproques entre traditions spirituelles. On rencontre ainsi fréquemment des
mentions relatives à « l’apport de la kabbale juive », « l’influence de la théosophie
29
Faivre (1992/1999), « Comment écrire l’histoire des courants ésotériques occidentaux modernes? », p.
14.
30
Faivre (1996), Accès de l’ésotérisme occidental, Vol. 2, p. 28-29.
Introduction 8
chrétienne », etc. Notre travail constitue une occasion de comparer des études de pointe
sur la notion d’imagination opérant dans divers courants ésotériques. Plus précisément,
il s’agit de concentrer notre parcours sur la kabbale juive, la théosophie chrétienne et
quelques courants de magie rituelle. De cette façon, nous aurons un portrait des formes,
continuités et mutations de l’expérience de l’imagination dans ces courants.
Ainsi il s’agira, tout en respectant les différences et particularités, de mettre en
lumière les processus reliés à l’exploration noétique du mundus imaginalis. Celui-ci
semblant en effet relever d’une forma mentis particulière dont la présence a été
identifiée au sein des trois grandes traditions monothéistes31. Nous ne souhaitons pas
nous diriger vers une proposition de primauté de l’expérience imaginale, pas plus que
vers un concept pernicieux comme celui d’un « ésotérisme universel ».
STRUCTURE DU TRAVAIL
Le premier chapitre présente les enjeux du champ disciplinaire de l’étude des
courants ésotériques au sein des sciences des religions. Il se termine par une brève mise
en contexte historique des développements de la notion d’imagination. Ce chapitre
dresse un arrière-plan disciplinaire et méthodologique de départ.
Au deuxième chapitre, nous nous intéressons à la kabbale juive à un double titre.
D’abord elle fait l’objet d’une attention scientifique soutenue propice à enrichir les
propos du premier chapitre. Ensuite, les courants kabbalistiques ont grandement
31
L’étude d’Henry Corbin déjà citée à propos du soufisme, l’étude de Wolfson (1994) Through a
Speculum that Shines (ainsi que les travaux de Moshe Idel) pour le judaïsme, et les multiples travaux
d’Antoine Faivre, de Pierre Deghaye, d’Alexandre Koyré et d’Arthur Versluis pour la théosophie
chrétienne.
Introduction 9
32
Nous utilisons le terme « théosophie » conformément à l’usage dans l’histoire des courants mystiques et
ésotériques. Il réfère à l’intérêt porté à la sagesse divine, à la compréhension de la dynamique de Dieu et
du Cosmos. Il est utilisé en ce sens surtout depuis le début du XVIIe siècle. Pour un essai de périodisation
du terme et du courant, se référer à Faivre (1996), Accès de l’ésotérisme occidental, tome 2, p. 45-100. Le
qualificatif est employé dans un sens similaire par Scholem, Idel et Wolfson pour identifier une
orientation propre à certains courants kabbalistiques.
33
Nous utilisons le terme « théurgie » afin de traiter des pratiques rituelles magiques visant à rencontrer le
divin et inscrire le praticien dans l’œuvre de Dieu. Ceci vise à distinguer des pratiques magiques usant des
esprits planétaires ou élémentaires dans un but strictement utilitaire. Nous verrons plus en détails ces
nuances au chapitre quatre.
- Chapitre 1 -
Champ d’étude émergent : « western esotericism »
34
Se référer au tableau I.
35
N’oublions pas également d’importants chercheurs non anglophones, moins connus du large public,
mais dont les travaux de qualités sont toujours utiles aujourd’hui. Ils ont contribué à l’avancement du
champ d’étude. En français mentionnons les travaux de François Secret sur les interprétations chrétiennes
de la kabbale (1964), d’Eugène Susini sur Franz von Baader (1942), d’Auguste Viatte sur l’illuminisme et
« les sources occultes du romantisme » (1928). En allemand signalons les travaux de Will-Erich Peuckert
sur la pansophie (1956, 1967), Karl R.H. Frick à propos des sociétés initiatiques théosophiques,
gnostiques ou rosicruciennes (1973, 1975, 1978).
36
cf. Hanegraaff (2001), « Beyond the Yates Paradigm: The Study of Western Esotericism between
Counterculture and New Complexity », p. 30.
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 11
37
Stuckrad (2005), « Western Esotericism : Towards an Integrative Model of Interpretation », p. 80.
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 12
Malgré ces différences, selon l’objectif et la nature du discours, il est possible de dire
quelque chose du christianisme, du catholicisme ou de l’alchimie de façon pertinente.
38
cf. Jean-Pierre Laurant (2000), « l’ésotérisme chrétien », in : Encyclopédie des religions, p. 687-700.
39
À propos des aspects méthodologiques de la logique des « airs de famille » dans le domaine des
sciences des religions, cf. Jean-Marc Tétaz et Pierre Gisel (2002), « Statut et forme d’une théorie de la
religion », p. 14-15; et Jean-Marc Tétaz (2002), « Image de l’inconditionné : Éléments pour une théorie
post-métaphysique de la religion à partir de Habermas et de Wittgenstein », p. 46 et suivantes.
40
Originalement publié dans le cadre de conférence à l’EPHE en 1992, dont la diffusion est relativement
restreinte. Il fut par la suite intégré dans l’importante section « l’ésotérisme et la recherche universitaire »
du deuxième volume de l’ouvrage Accès de l’ésotérisme occidental parut en 1996, qui a connu une
importante diffusion. Finalement, il fut par la suite publiée à nouveau dans les Cahiers de sciences
religieuses (EPHE), en 1999.
41
Faivre (1996), Accès de l’ésotérisme occidental, vol. 2, p. 25-30.
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 13
42
Faivre (1996), Accès de l’ésotérisme occidental, p. 28-29.
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 14
43
Hanegraaff (1995), « Empirical method in the Study of Esotericism », p. 117-118.
44
Stuckrad (2005), « Western Esotericism : Towards an integrative model of interpretation », p. 82.
45
Hanegraaff (2005), « Esotericism » in : Dictionary of Gnosis and Western Esotericism (DGWE), p. 337.
46
Voir: Hanegraaff (2005), DGWE, « Esotericism », p. 338 et la politique éditoriale du journal Aries, en
page 1 de chaque numéro. Pour des définitions et des repères sur ces courants et notions, voir la
conférence d’Antoine Faivre au congrès de l’International Association for the History of Religion,
Mexico, 1995, publiée dans : Antoine Faivre (1998), « Questions of Terminology Proper to the Study of
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 15
Discussion
Pour faire suite aux idées exprimées plus haut, il est en effet nécessaire de
reconnaître et d’étudier l’impact complexe de la rencontre de divers courants au sein des
courants ésotériques occidentaux. Mais il convient de toujours garder en tête qu’il s’agit
là d’une abstraction académique utile pour regrouper diverses thématiques, traditions,
courants s’influençant les uns les autres au sein de la culture occidentale. Les limites
doivent être réfléchies lorsque la réalité empirique que l’on désire désigner par
« ésotérisme » est strictement la même que celle de la « religion » commune, comme
c’est le cas dans le Dictionnaire critique de l’ésotérisme (PUF, 1998) qui – malgré un
souci d’érudition certain et une excellente équipe de rédaction – traite autant de
mythologie celtique, de magie africaine, de l’Égypte pharaonique que de théosophie, de
kabbale et d’alchimie.
Hanegraaff et Faivre soulèvent à leur tour les problèmes de l’idée d’un
ésotérisme universel, ou d’une étude comparative transculturelle de l’ésotérisme. Ainsi,
la très grande majorité des chercheurs académiques rejettent l’idée de philosophia
perennis, de Tradition unique, comme hypothèse de travail au fondement du champ
d’étude. Ces chercheurs s’appuient sur un réductionisme non-axiomatique (Hanegraaff)
ou réductionisme faible (Atlan)47. On peut se demander si le désir et la tentation de créer
Esoteric Currents in Modern and Contemporary Europe », in : Western Esotericism and Science of
Religion, p. 1-10.
47
Sur la notion de réductionisme non-axiomatique, voir Hanegraaff (1995), « Empirical method… », p.
100-104, qui s’inspire des travaux de Platvoet. Pour Atlan, le réductionnisme nécessaire et utile à la
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 16
démarche scientifique est un réductionnisme dit faible, posé comme a priori et non comme a posteriori
interprétatif. Le réductionnisme faible, est donc un jeu auquel se discipline le scientifique, une méthode
qui a fait ses preuves d’efficacité. On se gardera par ailleurs de confondre les succès opératoires des
concepts des diverses sciences avec quoi que ce soit de l’ordre d’un « discours théorique sur l’unité du
réel » (Atlan (1986), À tort et à raison, p.66).
48
Hanegraaff (2004), « The Study of Western Esotericism : New Approaches to Christian and Secular
Culture », p. 509.
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 17
ésotérique49. Le second suggère que l’étude des courants ésotériques doit s’intéresser et
enrichir nos connaissances sur la complexité des identités religieuses. Suite à ses
collaborations avec Kippenberg50, Stuckrad insiste sur l’importance du processus de
négociation de ces identités en contexte de pluralité – qui constitue une situation de fait
dans l’histoire européenne depuis longtemps – ainsi qu’une attention particulière aux
transferts discursifs51.
une vision (très) générale, le façonnement progressif et les transferts discursifs qui
marquent l’émergence de la notion d’imagination telle qu’on la retrouve dans les
courants ésotériques. Nous aborderons plus en détail dans la suite de ce travail quelques
moments clefs de ces passages. Pour un historique plus détaillé de l’évolution du
concept en philosophie ou en théologie, nous référons le lecteur aux ouvrages
spécialisés.
Néoplatonisme
Les courants néoplatoniciens assignent une place importante à l’imagination.
Sans entrer dans les détails de la conception complexe de l’imagination chez Plotin,
disons que si une partie de l’imagination concerne les perceptions des sens (physis), de
façon semblable aux courants aristotéliciens, une autre – phantastikon – relie la partie
inférieure de l’âme à sa partie supérieure. Cette partie supérieure est en contact, selon
Plotin, avec le monde intelligible. Du coup, l’imagination n’est plus seulement une
fonction de la psychè entre les perceptions et l’intellection, elle se trouve également liée
à l’horizon d’éternité. Hanegraaff et van den Doel confirment que les néoplatoniciens
s’inscrivant dans la lignée de Plotin (et de Proclus) développèrent des pratiques
théurgiques où l’imagination jouait un rôle important en vue de restaurer le contact entre
l’homme et le divin53.
Ainsi, les néoplatoniciens pensaient que l’imagination, du fait de son lien avec la
physis, était influençable par les sons, les vapeurs ou les odeurs que l’on peut retrouver
dans une pratique rituelle. En contrepartie, le positionnement de l’imagination, en lien
avec les parties élevées de l’âme, lui permettait aussi de tirer profit de l’âme du monde.
L’imagination venait de faire son entrée dans les pratiques magiques (théurgiques). Son
rôle est teinté d’une qualité unificatrice de l’expérience à travers les diverses dimensions
d’existence d’un individu54. Rêves, visions et prophéties occupent alors un rôle
important dans la pratique religieuse et la discussion philosophique.
53
Hanegraaff et van den Doel (2005), « Imagination », DGWE, p. 608.
54
Nous verrons, au chapitre sur les perspectives critiques, à la section « divorce discret » (au sein de la
partie 5.1.), ce qu’il est advenu de cette qualité dans les mouvements magiques contemporains.
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 19
55
Hanegraaff et van den Doel (2005), « Imagination », DGWE, p. 609. Rahman (1964), « Dream,
Imagination and ‘Alam al’Mithal’ ».
56
Hanegraaff et van den Doel (2005), op. cit., p. 609.
57
cf. chapitre 3.
58
cf. chapitre 2.
59
Hanegraaff et van den Doel (2005), op. cit., p. 609.
60
Se référer à l’excellente et stimulante étude de Ioan Couliano (1984), Éros et magie à la renaissance :
1484, où il est entre autres questions du rapport entre éros, magie et imagination. Les deux traités de
Giordano Bruno De Magia et le De Vinculis ont été traduits et annotés par Danielle Sonnier et Boris
Donné, chez Allia en 2000 (De la magie) et 2001 (Des liens).
61
Hanegraaff et van den Doel (2005), op. cit., p. p. 609.
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 20
Passage latin
Dans le monde latin, nous retrouvons, dès la fin du 11e siècle, les œuvres
majeures grecques et arabes en circulation. Les courants de type néoplatonicien y
présentent l’imagination jouant un rôle de médiation vers le monde de l’intellect. L’âme
devra ensuite se détacher de l’imagination pour se libérer complètement du lien à la
matière. « The result is a christianization of Neoplatonic theurgy, which has become an
inner mystical ascent by means of contemplation »64. Nous n’abordons pas les
développements des théories de l’imagination comme fonction psychologique
(mémoire, images, etc.), ni des théories sur l’influence physique comme dans le cas des
stigmates. Il est cependant intéressant de relever leur impact sur les théories de l’amour
(ex. : Andreas Cappelanus, Jean de Meung, Dante Alighieri) où le phantasmata de la
femme peut prendre possession du système pneumatique du bien-aimé65.
62
Hanegraaff et van den Doel (2005), « Imagination », DGWE, p. 609.
63
Corbin (1958/2000), L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabî.
64
Hanegraaff et van den Doel (2005), op. cit., p. 610.
65
Hanegraaff et van den Doel (2005), op. cit., p. 610.
66
On trouve une traduction française d’un article à ce sujet par Rolf Christian Zimmermann (1980), « Les
quatre ‘Furores’ d’Agippa von Nettesheim et le ‘Wanderers Sturmlied’ de Goethe ».
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 21
est déjà bien connu depuis les travaux de Frances Yates67 et D.P. Walker68. Il aurait
alors été plus intéressant pour Hanegraaff et van den Doel de mentionner plus
explicitement la multiplicité des influences, chose qui n’était pas bien connue à l’époque
où écrivait Frances Yates. Ces auteurs ne mentionnent l’influence de la kabbale juive
qu’au passage. Il s’agit là d’une importante omission puisque la Renaissance est
également le point de rencontre historique privilégié entre la kabbale juive et la pensée
chrétienne69. Moshe Idel remarque la proximité des écrits du kabbaliste Alemanno avec
ceux de Jean Pic de la Mirandole, pionnier de l’intérêt chrétien pour la kabbale. Nous
retrouvons chez Alemanno un curriculum d’étude kabbalistique qui comprend
également une phase d’étude des textes de magie qui traitent des techniques de
réceptivité spirituelle. Cette réceptivité spirituelle est liée à l’émanation de visions
divines destinées aux âmes pures convenablement préparées : par l’extérieur, par
l’intérieur et par l’imagination70. Le rôle de l’imagination dans la kabbale et ses thèmes
importants dans la formation des courants ésotériques occidentaux seront analysés au
chapitre 2.
La référence à Marsile Ficin est incontournable en ce qui concerne la pensée de
l’imagination spirituelle à la Renaissance. Hanegraaff et van den Doel négligent
cependant de mentionner clairement un élément important de continuité avec le Moyen-
Âge mis en valeur par les recherches des dernières années. En effet, chez Marsile Ficin -
comme chez d’autres érudits de cette période - le travail philosophique et religieux sur
les courants hermétiques/néoplatoniciens et l’émergence d’une magie spirituelle est en
continuité directe avec les textes de magie rituelle médiévale visant l’obtention de
révélation et de communication avec les mondes célestes71. Cette magie spirituelle est
fortement liée à une vis imaginativa, intermédiaire nécessaire vers les énergies
planétaire en cas de magie naturelle ou des êtres intermédiaires en cas de magie
67
À ce sujet, surtout Yates (1964), Giordano Bruno and the Hermetic Tradition.
68
Walker (1958/1988), Spiritual and Demonic Magic from Ficino to Campanella.
69
cf. François Secret (1964/1985), Les kabbalistes chrétiens de la renaissance; Antoine Faivre et
Frédérick Tristan (Éd.) (1979), Kabbalistes Chrétiens (contient entre autre un article de Gerschom
Scholem sur le sujet); Chaim Wirszubski (1989), Pico della Mirandola’s Encounter with Jewish
Mysticism. Incontournable comme source première, il faut consulter le De arte cabalistica de Johann
Reuchlin (1517), disponible dans une traduction de François Secret (voir bibliographie)
70
Idel (1983), « The Magical and Neoplatonic Interpretations of the Kabbalah in the Renaissance », p.
198.
71
Stuckrad (2005), Western Esotericism : A Brief History of Secret Knowledge, p. 47.
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 22
72
Hanegraaff et van den Doel (2005), « Imagination », DGWE, p. 612.
73
Le meilleur compte-rendu historique de ces développements se trouve dans Faivre (1996), Accès de
l’ésotérisme occidental, vol. 2, p. 45-170.
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 23
Lucifer’s rebellion or reflected in hubris of mere human reason – and finding the way
back to the reintegration with (and of) Eternal Nature, the body of God »74. Ils en
retiennent donc surtout l’aspect de médiation dans le but de maintenir ou d’ouvrir un
contact vers le divin.
Pour la suite immédiate du travail, nous avons choisi de nous pencher sur
l’imagination impliquée dans l’expérience spirituelle à travers trois contextes en
interactions. D’abord, celui de la kabbale juive (chapitre deux); ensuite celui de la
théosophie chrétienne (chapitre trois) et finalement celui de la pratique médiévale et
postérieure de la magie (chapitre quatre). Les thèmes qui retiendront notre attention sont
ceux de la corporéité, du désir, du miroir et de la révélation. Nous avons en effet
remarqué que ces thèmes se trouvent d’une façon ou d’une autre impliqués dans le
développement d’une pensée ésotérique de l’imagination.
74
Hanegraaff et van den Doel (2005), « Imagination », DGWE, p. 613. Nature, ‘Natur’ au sens
germanique de source profonde; la Nature Éternelle, chez Böhme, n’est pas la nature telle qu’elle se
présente à nous de prime abord. Il s’agit de la Nature source du monde et de Révélation Divine.
- Chapitre 2 -
Apport et constats des études sur la Kabbale
L’étude des courants ésotériques propres au judaïsme est maintenant bien établie.
La Kabbale et son développement jouèrent un rôle majeur au sein de l’ésotérisme en
occident. Si G. Scholem en a étudié les aspects théosophiques, ses successeurs depuis
Moshe Idel ont élargi le spectre et ont analysé les côtés plus extatiques et théurgiques75.
Le développement à la Renaissance de la « kabbale chrétienne » (J. Pic de la
Mirandole, Johann Reuchlin, Heinrich-Cornelius Agrippa, Francesco Giorgi, Knorr von
Rosenroth, F.M. van Helmont, etc.) doit se comprendre et s’enraciner dans une
influence et un dialogue avec les kabbalistes juifs qui leur étaient contemporains76.
Scholem note également la proximité étonnante de l’expérience et des écrits
théosophiques de Jakob Böhme avec ceux des kabbalistes juifs77.
Or, si tous reconnaissent l’apport important de la kabbale dans la constitution des
idées propres aux courants ésotériques occidentaux, très peu d’études s’arrêtent
précisément sur la filiation du rapport à l’imagination dans la kabbale juive. Hanegraaff
et van den Doel78 en appellent d’ailleurs au besoin de recherche afin de tracer plus
précisément l’histoire de l’apport particulier des courants kabbalistiques. Nous avons
donc choisi, comme premier cas d’étude, d’analyser l’œuvre importante d’Elliot
Wolfson en lien avec l’imagination dans les pratiques visionnaires kabbalistiques. Non
seulement nous permet-il de mieux apprécier et cerner cette racine, mais aussi enrichit-il
notre travail par l’importance des réflexions méthodologiques qu’il apporte79.
75
cf. Wolfson (1994), Through a Speculum That Shines : Vision and Imagination in Medieval Jewish
Mysticism, p. 116-117. Pour Moshe Idel, se référer en premier à son Kabbalah : New Perspectives (1988,
Yales University Press) mais aussi à ses travaux plus récents tels Studies in Ecstatic Kabbalah (1988,
State University of New York Press) ; Les Kabbalistes de la nuit (2003, Allia) ; Ascension on High in
Jewish Mysticism (2005, Central European University Press).
76
Voir note # 51.
77
Wehr (1971/1977), « Jakob Böhme », p. 100.
78
Hanegraaff et van den Doel (2005), « Imagination », DGWE, p. 613.
79
Elliot Wolfson est directeur de l’important département des Religious Studies de l’Université de New-
York.
Apport et constats des études sur la Kabbale 25
1. MÉTHODOLOGIE
Comparatisme et contextualité dans l’expérience et son interprétation
Le mystique juif ne vit pas la même expérience que le mystique chrétien,
musulman ou bouddhiste. Le mysticisme juif n’est pas non plus uniquement centré sur
les théophanies visionnaires, même si celles-ci en constituent une partie importante80.
Aussi, convient-il d’éviter les tendances au réductionnisme fort (ou axiomatique) et de
l’universalisme qui réduisent l’objet d’étude à autre chose.
Wolfson a étudié la phénoménologie des expériences visionnaires propres au
mysticisme juif dans divers contextes historiques, comblant ainsi une lacune importante
à ce sujet. Il en arrive à la conclusion qu’à l’instar des mysticismes dans les autres
grandes religions, le mysticisme juif « is a ‘mentalité’ that has expressed itself in
distinctive ways in different periods of Jewish history »81. Nous y retrouvons les
éléments d’une forma mentis particulière manifestée et exprimée différemment selon les
contextes historiques. Cette façon de concevoir un objet d’étude complexe au sein du
judaïsme n’est pas sans rappeler la stratégie de modélisation d’Antoine Faivre pour
l’étude des courants ésotériques occidentaux.
80
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 5.
81
Wolfson (1994), op.cit., p. 393.
Apport et constats des études sur la Kabbale 26
82
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 54.
83
Wolfson (1994), op.cit., p. 6.
84
Wolfson (1994), op.cit., p. 55.
Apport et constats des études sur la Kabbale 27
85
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 7.
86
Wolfson (1994), op.cit., p. 109.
87
Wolfson (1994), op.cit., p. 112.
88
Merkur (1993), Gnosis : An Esoteric Tradition of Mystical Visions and Unions, p. 169.
Apport et constats des études sur la Kabbale 28
Un modèle d’analyse
Après avoir passé en revue des analyses réductionnistes, Wolfson propose son
modèle d’analyse90 afin d’étudier ces phénomènes religieux pour ce qu’ils sont. Si
plusieurs facteurs (psychologique, sociologique, économique, etc.) sont importants pour
comprendre le lieu d’expression de l’expérience, ils ne peuvent rendre compte
adéquatement du sacré. L’interdisciplinarité doit éclairer notre compréhension et
relancer nos questions. Elle ne devrait pas monopoliser le questionnement autour d’un
élément satellite. Nous allons maintenant extraire la structure d’analyse suivie par
Wolfson dans son chapitre sur la mystique de la Merkavah (Hekhalot).
1. Weltanschauung. L’aspect cosmologique présent dans les écrits de la Merkavah est
en étroite relation avec une cosmologie largement répandue dans l’antiquité. Il convient
donc d’étudier cet aspect en relation étroite avec d’autres textes de cette période.
89
Atlan (1986), A tort et à raison, p. 214 et suivantes.
90
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 118-119.
Apport et constats des études sur la Kabbale 29
2. IMAGINATION VISIONNAIRE
« Theoria – contemplation in which one is lifted out of one’s
familiar world into the living presence of the spiritual
world »
Margaret Miles (contemplation chrétienne)
Wolfson adopte une approche contextualiste pour cerner les nuances, et avance
que le fondement de la phénoménologie des expériences mystiques concernées se trouve
dans la notion d’imagination symbolique qu’il définit ainsi :
« the divine element of the soul that enables one to gain access to the
realm of incorporality by transferring or transmuting sensory data and/or
rational concepts into symbols »91.
91
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 8.
Apport et constats des études sur la Kabbale 30
une expérience sensorielle et/ou rationnelle pour élaborer des symboles qui seront
porteurs d’une expérience fondatrice particulière au niveau spirituel et religieux pour la
personne92. Mais, en regard justement des précautions qu’apportait Wolfson dans sa
mise en situation, c’est-à-dire que le cadre religieux est co-formateur de l’expérience et
non pas simplement un outil de mise en discours, il semble important de reconnaître que
le symbole doit aussi permettre la transmutation vers une expérience sensorielle et/ou
rationnelle93.
La transmission de l’expérience et le sentiment de révélation impliquent une
expérience qui est à la fois nourrie à partir d’un cadre initial, ouverte à une nouveauté, à
une réorganisation conduisant à un sens nouveau.
92
Ce mouvement de l’expérience sensorielle vers l’expérience fondatrice sera abordé plus spécifiquement
dans les perspectives critiques au chapitre 5.
93
cf. Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 60-61 où il aborde le symbole et le sensible
comme partie intégrante de l’expérience. Voir aussi un peu plus loin dans ce chapitre.
Apport et constats des études sur la Kabbale 31
94
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 60.
95
Wolfson (1994), op. cit., p. 60.
96
Ce terme allemand utilisé pour « Imagination » signifie littéralement la puissance de mise en forme.
Nous développerons davantage le contexte germanique au chapitre suivant (chapitre trois).
97
Wolfson (1994), op. cit., p. 61.
98
Wolfson (1994), op. cit., p. 61.
99
Atlan (1986), A tort et à raison, p. 148.
Apport et constats des études sur la Kabbale 32
paradoxe est que le mystique visionnaire peut traiter et explorer des domaines de haute
abstraction de façon tangible. Wolfson, prenant Hildegarde de Binden en exemple,
donne chair à l’idée selon laquelle matière et esprit s’unissent (coagulent) dans la vision
100
mystique où « the thing most abstract is felt as most concrete » . Bien que les
traditions mystiques du type via negativa ne soient pas absentes du judaïsme (ni de la
kabbale), le corpus majoritaire – selon Wolfson – provient des traditions mystiques dites
« cognitives » 101.
100
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 65. Nous soulignons.
101
Wolfson (1994), op. cit., p. 67. Voir aussi plus loin dans ce chapitre de thème de la corporéité.
102
Wolfson (1994), op. cit., p. 327.
103
Wolfson (1994), op. cit., p. 279, en référence à l’affirmation de Scholem (1974) Kabbalah, p. 310.
104
Relative aux Sefirot, les 10 émanations divines participantes de la révélation de Dieu et de la création
du cosmos dans la Kabbale.
105
Le Zohar est un commentaire mystique de la Torah, composé vers la fin du XIIIe siècle en Espagne,
placé sous la paternité du rabbin Siméon bar Yochai (1e siècle). On attribut aujourd’hui la composition au
rabbin Moïse de Léon (1240-1305). Le Zohar est un texte fondamental du mysticisme juif et des courants
kabbalistiques. Une première traduction critique, basée sur la reconstitution d’un texte critique araméen et
hébreux, est en cours aux Stanford University Press sous la responsabilité de Daniel C. Matt. À ce jour
(2006), trois des douze volumes prévues sont disponibles. Pour information : www.sup.org/zohar
Apport et constats des études sur la Kabbale 33
106
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 280.
107
Wolfson (1994), op. cit., p. 65.
108
Phrase tirée et traduite de Wolfson (1994), op. cit., p. 62. Nous soulignons.
109
Wolfson (1994), op. cit., p. 66.
110
Wolfson (1994), op. cit., p. 327, 330-331.
111
Wolfson (1994), op. cit., p. 326.
112
Wolfson (1994), op. cit., p. 333.
113
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 331. Voir aussi l’article de Karen-Claire Voss
(1996) « Imagination in Mysticism and Esotericism : Marsilio Ficino, Ignatus de Loyola and Alchemy ».
Apport et constats des études sur la Kabbale 34
114
Wolfson (1994), op. cit., p. 11.
115
Wolfson (1994), op. cit., p. 6.
116
Terme emprunté à Gilbert Durand, dans un sens cependant différent.
Apport et constats des études sur la Kabbale 35
element of the soul, which enables one to gain access to the realm of incorporeality »117.
Ainsi, l’atteinte d’un état de prophétie ou d’ascension extatique est, dès les débuts de la
kabbale, placée sous les auspices de la visualisation des lumières séfirotiques ou des
lettres divines par le moyen, évidemment, de l’imagination qui y joue le rôle central118.
Toute expérience des sefirot qualifiée de mystique implique, d’une façon ou d’une autre,
un passage par l’imagination (‘imaginative translation’) dans le plérôme divin.
Par l’activation de l’imagination, la personne atteint une position intermédiaire
entre le monde spirituel et physique, de façon à ce que le premier soit visualisé dans les
termes du second119. Il n’est pas inapproprié, selon Wolfson, d’utiliser le terme
technique sufi ‘Alam al-mithal’ (le mundus imaginalis d’Henry Corbin) pour désigner le
plérôme séfirotique. Ce terme, que l’on retrouve dans quelques textes sous l’appellation
hébraïque de Olam ha’demut, était utilisé par les kabbalistes extatiques sous l’influence
directe du soufisme120. Wolfson propose d’étendre son utilisation pour les kabbalistes
théosophiques, chez qui, d’un point de vue phénoménologique, le plérôme séfirotique
comprend les formes imaginales de la divinité121. Ainsi, par delà la distance doctrinale
entre kabbalistes extatiques et théosophiques qui empêche l’utilisation par ceux-ci du
même terme, Wolfson note l’existence d’un même rapport aux formes divines visuelles
qui s’établit chez l’un par l’ascension et chez l’autre par la contemplation séfirotique.
117
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 279. Nous verrons par la suite que cet accès à
« l’incorporalité » se transformera rapidement en un élan de « corporisation » de l’esprit. Cette idée reste
présente aussi dans les autres sections de ce travail.
118
Wolfson (1994), op. cit., p. 279.
119
Wolfson (1994), op. cit., p. 280.
120
Idel (1988), « Mundus Imaginalis and Likkutei HaRan » et Wolfson (1994), op. cit., p. 280.
121
Wolfson (1994), op. cit., p. 280.
Apport et constats des études sur la Kabbale 36
Imagination et ascension
L’imagination se trouve ici identifiée au véhicule pour l’ascension contemplative
du monde spirituel et l’ultime conjonction de l’individu avec les formes intelligibles, la
réunion (ou réunification) de l’âme avec sa source spirituelle122. Chez HayyimVital123
par exemple, l’imagination facilite et réalise l’ascensio mentis124. Wolfson note aussi
dans le cas particulier des kabbalistes de Gérone (en premier chez Ezra), que
l’imagination est la faculté qui permet de produire la forme des entités spirituelles, et par
laquelle la réunion avec celles-ci est possible125. La référence à l’ascension de l’âme est
due aux influences néoplatoniciennes. La ressemblance avec les écrits d’Ibn Gabirol est
un autre exemple de cette influence126. Ibn Gabriol traite de l’ascension visionnaire dans
son Fons Vitae. Il insiste également sur le lien entre l’intelligible et le sensible, et
évoque la possibilité de visualiser le premier sous les modes du sensible.
129
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 383.
130
Voir chapitre 3 « Rapport à l’imaginal théosophique chrétien ».
131
Wolfson (1994), op. cit., p. 384.
132
Wolfson (1994), op. cit., p. 355.
133
Wolfson (1994), op. cit., p. 374.
134
Wolfson (1994), op. cit., p. 293.
135
Voir en bibliographie. Cet ouvrage de Mopsik complétant celui de Wolfson date de 1993 et ne semble
pas connu de Wolfson qui cite d’autres écrits de Mopsik. Wolfson n’a probablement pas eu accès à ce
travail puisque son livre est publié en 1994.
Apport et constats des études sur la Kabbale 38
expérience n’est pas sans avoir influencé la constitution de texte de magie rituelle (type
théurgie) dans le monde chrétien.
3. THÈMES CARACTÉRISTIQUES
« What the different mystics have in common is a belief that
the imagination is the faculty that allows the formless
essence of the hidden God to be manifest as a visible
presence in the heart of the pious soul. As I have
emphasized, in medieval jewish mysticism this idea is
expressed in terms borrowed from various philosophical
systems 136 ».
3.1. CORPORISATION
Nous remarquons un élément convergent récurrent au cœur des expériences
visionnaires ésotériques juives : celui de la « corporisation » de Dieu (‘corporealization
of God’) dans l’imagination humaine telle qu’elle se présente dans ces traditions137. La
notion d’incarnation, de prise de forme, d’ein-bildung, constitue en effet une notion
d’importance liée à l’imagination pour plusieurs courants ésotériques occidentaux. Elle
se développe en corps imaginal pour Henry Corbin dans son étude du soufisme
d’Ibn’Arabi dont les liens avec la formation des courants kabbalistiques ont été
évoqués138. De même prendra-t-elle une importance axiomatique depuis Paracelse à
travers les développements de la théosophie chrétienne, ce que nous rendrons plus
explicite au prochain chapitre. On retrouve le souci de la notion d’incarnation dans
plusieurs textes de théurgie ou de magie rituelle européenne, ce que nous vérifierons
également au chapitre quatre. Cet intérêt marqué concorde avec une anthropologie
biblique où le corps n’est pas conçu comme une « prison de l’âme » à la manière du
gnosticisme classique, mais en est l’expression.
Le contenu noétique de la vision est la forme lumineuse de Dieu. Elle est
conçue intentionnellement par le mystique, et se présente à sa conscience sous diverses
formes mais plus généralement celle d’un anthropos. Cette forme lumineuse est un
élément central des approches kabbalistiques théosophiques ainsi que des expériences
136
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 324.
137
Wolfson (1994), op. cit., p. 69.
138
Corbin (1958/1993), L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabî.
Apport et constats des études sur la Kabbale 39
extatiques. Sans affirmer qu’il y ait là une caractéristique judaïque universelle, Wolfson
suggère que la notion de forme (ou image) divine est un construit phénoménologique
sous-jacent à la formation de la tradition ésotérique juive dans ses multiples
expressions139.
139
Traduit de Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 68.
140
Wolfson (1994), op. cit., p. 70.
141
Wolfson (1994), op. cit., p. 71.
142
Wolfson (1994), op. cit., p. 303.
143
cf. Wolfson (1994), op. cit., p. 298.
144
cf. le concept de « Fassung », saisie, chez Böhme (voir chapitre 3, p. 55, 58). De plus, Louis-Claude de
Saint-Martin, traduisant la langue innovatrice de Jakob Böhme, créait un terme illustrant
phénoménologiquement ce qui se produit ici ; parlant des choses divines qui s’inqualifient avec la
personne, qui prennent source ensemble (du Qual allemand, « source »).
145
Wolfson (1994), op. cit., p. 314.
Apport et constats des études sur la Kabbale 40
146
cf. Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 288-306.
147
Wolfson (1994), op. cit., p. 289-290.
148
Wolfson (1994), op. cit., p. 294.
149
cf. Wolfson (1994), op. cit., p. 295.
150
cf. Wolfson (1994), op. cit., p. 384-385.
151
Wolfson (1994), op. cit., p. 317.
152
cf. Wolfson (1994), op. cit., p. 306 et suivantes.
Apport et constats des études sur la Kabbale 41
être élaboré entre l’âme humaine, la Shekhinah et le divin. Le Zohar ne parle-t-il pas
comme d’un prisme dans lequel les images (formes) supérieures sont vues153? La
Shekhinah devient le lieu des visions dont les formes prennent existence dans
l’imagination du visionnaire154.
Pour Ezra de Gerone, l’imagination est une faculté « by which knowledge of the
divine through self-contemplation is achieved »155. Encore une fois, il ne faut pas faire
d’anachronisme et entendre cette idée avec la lunette psychologisante d’aujourd’hui.
Ces courants sont imprégnés de l’idée du rapport spirituel entre microcosme et
macrocosme, des liens intimes et des multiples reflets existant entre Dieu, sa création et
l’individu156. Il n’est pas question ici de se contempler « soi-même » (contempler son
propre reflet en cercle fermé) mais bien de contempler ce qui du microcosme conduit à
la divinité, ce que sont les émanations divines présentes au sein de l’âme humaine
puisque « a person is composed of all the spiritual entities »157. Ce faisant, l’union peut
se produire, ou du moins un processus de réintégration ou de restauration peut
s’entamer.
En effet, pour le Zohar comme pour plusieurs kabbalistes, les formes spirituelles
sont constituées dans l’imagination, ce qui n’implique pas, par ailleurs, d’être dénuées
de toute réalité objective158. Cette dernière, par contre, est perçue à travers l’œil de
l’imagination, lieu d’incarnation spirituelle des réalités divines.
Pour ces spirituels, dont nous retrouverons ultérieurement une filiation dans
l’expérience des théosophes et Naturphilosophen européens, l’imagination humaine et le
jeu du miroir revêtent encore une importance de premier ordre. L’imagination humaine,
nous dit Wolfson, est un miroir reflétant le miroir divin de telle façon qu’en imaginant
l’anthropos divin, le visionnaire voit en fait son être pneumatique projeté vers l’avant
(‘outward’)159. Avec Wolfson, nous souhaitons mettre en garde de ne pas interpréter
153
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 310-311; Zohar 1: 91a, 1:88b.
154
Wolfson (1994), op. cit., p. 312. Voir aussi le thème suivant : « rapport Dieu-Homme-Cosmos ».
155
Wolfson (1994), op. cit., p. 295.
156
cf. prochain thème « Rapport Dieu-Homme-Cosmos ».
157
Ezra, rapporté par Wolfson (1994), op. cit., p. 294.
158
Wolfson (1994), op. cit., p. 352.
159
Traduit de Wolfson (1994), op. cit., p. 352.
Apport et constats des études sur la Kabbale 42
160
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 352.
161
Wolfson (1994), op. cit., p. 73.
162
Wolfson (1994), op. cit., p. 293.
163
Wolfson (1994), op. cit., p. 313.
Apport et constats des études sur la Kabbale 43
lecture théologique que fait Antoine Faivre de quelques textes apocryphes164. Cette
reconnaissance de l’influence possible de l’individu sur la forme d’une révélation
semble aujourd’hui aller presque de soi, suite à l’influence importante de la
psychanalyse et des théories psychologiques de l’interprétation. Seulement, nous nous
trouvons devant une forme de pensée qui se refuse de réduire le divin à une source
psychologique, sans toutefois nier l’impact de l’individu dans l’expérience vécue. Une
telle subtilité de la kabbale se retrouve également auprès des courants théosophiques
chrétiens. La relation qui se tisse au divin n’est pas unidirectionnelle165.
Dans la formation des spiritualités de l’imaginal en occident (apparition des
esprits intermédiaires, mais surtout chez les plus spirituels Böhme et Paracelse),
l’impact de cette relation est fréquemment discutée166.
4. RAPPORT À L’EXPÉRIENCE
Nous regroupons dans cette section des éléments qui viennent qualifier le rapport
à l’expérience de vision par l’imagination dont les formes et les facettes ont été décrites
précédemment.
Humilité et discrétion. Afin que la formation de l’image des sefirot mène à une
gnose, elle doit être surveillée attentivement (‘carefully monitored’) par l’individu. La
voie est construite d’un double mouvement marqué par la formation de l’Anthropos
divin d’une part, et de l’autre par le repos dans la pensée sans images (sans formes). La
voie d’exploration imaginale peut donc poser problème si elle est communiquée
164
cf. Faivre, « De la figure divine à la figure concrète, ou la transparition par le miroir », surtout à la
section II « L’engendrement réciproque de l’image et de son modèle »; in : Faivre (1996), Accès de
l’ésotérisme occidental, vol. 2, p. 241-259.
165
Par exemple: « All the images are comprised within the Root of Roots, and it is possible for Him to
appear in any one of them He wills, for all is inscribed in Him, and He is revealed in the attribute that is
appropriate for the need of the hour ; thus the divine matter changes in the imagination of the thought of
the one who sees according to the change of his intention from attribute to attribute, but there is no change
from the perspective of [the divine] essence. » (Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 303;
MS Vatican #283, fol. 71a; cité aussi par Scholem dans Seridim hasidim).
166
Voir le prochain chapitre sur l’imagination dans la théosophie chrétienne.
Apport et constats des études sur la Kabbale 44
167
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 73.
168
Wolfson (1994), op. cit., p. 288.
169
cf. Wolfson (1994), op. cit., p. 287.
170
Wolfson (1994), op. cit., p. 310.
171
Wolfson (1994), op. cit., p. 346-347.
172
Wolfson (1994), op. cit., p. 310.
Apport et constats des études sur la Kabbale 45
173
Koyré (1971), Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand, p. 99, note 1.
174
Par exemple : Faivre (1996), Accès de l’ésotérisme occidental, vol. 2; Versluis (1999), Wisdom’s
Children : A Christian Esoteric Tradition; Pierre Deghaye (2000), De Paracelse à Thomas Mann : les
avatars de l’hermétisme allemand.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 47
175
Faivre (1996), Accès de l’ésotérisme occidental, vol. 2, p. 121.
176
Faivre (1996), op. cit., p. 121, 124 : à propos de l’œuvre du spécialiste de la mystique allemande
Bernard Gorceix.
177
Koyré (1971), Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand, p. 89, n. 1.
178
« L’imagination n’est rien sinon qu’un soleil dans l’homme »
179
Braun (1978), « L’imagination chez Paracelse », p. 63-76.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 48
180
Koyré (1971), Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand, p. 96.
181
Braun (1978), « L’imagination chez Paracelse », p. 65.
182
Braun (1978), op. cit., p. 65.
183
Atlan (1986), À tort et à raison : intercritique de la science et du mythe.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 49
184
Braun (1978), op. cit., p. 66.
185
Braun (1978), « L’imagination chez Paracelse », p. 66.
186
Il est pertinent de mentionner ici l’ « in-Qual » de Böhme (cf. p. 39, note 144), que nous verrons plus
en détail à la prochaine section. Louis-Claude de Saint-Martin, traduisant l’Aurore Naissante, définissait
le mot « inqualifier » de Böhme ainsi : « signifie le concours actif et simultané de diverses facultés, d’où
résulte pour elles une imprégnation respective ». L’idée de « teinture », importée par Böhme de chez
Paracelse, et celle de saisie divine « Fassung », compléteront la compréhension de « l’imprégnation
respective ». Toutes ces idées découlent en droite ligne de la participation paracelsienne à la genèse
ininterrompue du monde, poussée par les théosophes au niveau de l’éternel engendrement divin.
187
Koyré (1971), Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand, p. 96.
188
DITL : ressource en ligne [ www.ditl.info ] : Alexander Fisher (Université de Montréal), « Gemüt ».
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 50
189
« Der syderische und elementische Geist kanns nicht shauen, vil weniger fassen, allein er fühlet es und
schauet den Glanz im Gemüthe, welcher ist der Seelen Wagen, darauf sir fährt in dem ersten principio »,
Böhme, Von den drei Princ. IV, 17. Cité dans Fisher, DITL, « Gemüt ».
190
Les intérêts de Goethe pour ce que nous appelons ici « courants ésotériques occidentaux » sont bien
connus et documentés dans la littérature.
191
Braun (1978), « L’imagination chez Paracelse », p. 69.
192
Koyré (1971), Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand, p. 97.
193
Koyré (1971), op. cit., p. 98.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 51
conception organique194. Ces « enfants de l’âme » peuvent dès lors agir et exercer une
influence, toujours selon Paracelse.
Le thème de l’incarnation (ou de la corporisation) devient typique et important
dans le discours des paracelsiens et des courants apparentés195. L’idée que, par
l’imagination, l’esprit humain peut créer des « entités » semi-autonomes n’est pas
nouvelle. Hanegraaff et van den Doel citent quelques exemples des influences autres
que Paracelse dans la genèse du discours de la faculté incarnante de l’imagination. On y
trouve Ficin (1433-1499) parlant de la musique dans son De vita coelitus comparanda,
l’hermétiste chrétien Lazzarelli (1447-1500) dans son Crater Hermetis196, et déjà au
Moyen Âge Al-Kindi (IXe siècle) dans son De radiis, sans oublier le kabbaliste Ezra de
Gérone (XIIIe siècle), chez qui nous avons déjà identifié une telle idée197. Le terreau
était donc bien fertile.
Le Gemüt permet à l’imagination de s’ouvrir et de prendre l’élan formateur de la
nature afin de porter l’individu, de « donner corps à ses pensées »198. Voilà où se situe le
désir : une pensée qui prend corps, qui devient principe de mouvement et qui affecte
l’être. « Si l’idée ne trouve à s’inscrire réellement par l’imagination, aucun effet n’en
résultera jamais »199. C’est donc que l’imagination authentique s’inscrit dans la vie, dans
la relation et porte l’individu au mouvement.
Le rapport de Dieu au cosmos s’établit sur le même principe : c’est en imaginant
(Einbildungskraft) que Dieu crée l’univers200. L’inclusion de la dynamique divine a
surtout été développée par Böhme, que nous traitons dès à présent.
194
Koyré (1971), op. cit., p. 98 note 1.
195
Hanegraaff et van den Doel (2005), « Imagination », p. 613.
196
« […] For just as the Lord or God the begetter generates the celestials and procreates the angels who
are the forms of things, the heads, and first exemplars of all, just so the true man creates divine souls
which the ancient host used to call gods of the earth, who are glad to live close to humans and rejoice at
the welfare of man. They give prophetic dreams […] thus they fulfill the command of God […] they
create to Word of God […] That is why the Begetter has given man a mind like his own, and speech, that
he, like the gods, may bring forth gods, fullfilling the decrees of the Father. » Crater Hermetis, 27.1: 45-
64. in: Hanegraaff & Bouthoorn (2005), Lodovico Lazzarelli (1447-1500): The Hermetic writings and
related documents, p. 252-255.
197
cf. chapitre précédent, p. 36.
198
Braun (1978), « L’imagination chez Paracelse », p. 69.
199
idem.
200
Koyré (1971), Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand, p. 99.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 52
201
Marquet (1978), « Désir et imagination chez Jacob Boehme », p. 77.
202
Marquet (1978), op. cit., p. 77.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 53
203
Marquet (1978), « Désir et imagination chez Jacob Boehme », p. 79.
204
Marquet (1978), op. cit., p. 79.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 54
« ce qui apparaît à partir de cette place pivotale, c’est que les deux désirs
n’en font en réalité qu’un seul – comme si la faim s’immolait et se
renonçait dans la flamme pour redescendre ensuite sur elle-même sous la
forme bénie de la teinture nourrissante ».206
Dans la Nature Éternelle, il ne faut pas concevoir de début, ni de fin, ainsi la flamme est
à la fois origine, pivot et résultat.
205
Marquet (1978), « Désir et imagination chez Jacob Boehme », p. 83.
206
Marquet (1978), op. cit., p. 83-84.
207
Marquet (1978), op. cit., p. 84.
208
Marquet (1978), op. cit., p. 85.
209
Marquet (1978), op. cit., p. 85.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 55
3. LA FORME THÉOSOPHIQUE
3.1. LIEN FONDATEUR DE L’ÊTRE ET DÉSIR GÉNÉSIQUE
Antoine Faivre213 précise que Bild signifiait à l’époque non seulement ‘image’
mais également ‘corps’ et ‘forma’. Faivre s’appuie sur ses travaux, de même que sur un
210
Böhme, De Incarnatione Verbi, I, XI, 8. in : Marquet (1978), op. cit., p. 90.
211
Marquet (1978), op. cit., p. 91.
212
idem.
213
Faivre (1996), Accès de l’ésotérisme occidental, vol. 2, p. 223.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 56
« Imaginer signifie faire entrer la vie dans la forme, de telle manière que
toutes deux ensemble constituent quelque chose de vivant et d’organisé.
Cette ‘entrée’ a d’abord lieu idéalement, quand le miroir magique
commence à s’ouvrir, puis le désir prend figure et excite le principe de
vie ».220
214
Grimm (Jacob et Wilhelm) (1854-1960), Deutsches Wörterbuch. Voir bibliographie pour référence
électronique.
215
Faivre (1996), Accès de l’ésotérisme occidental, vol. 2, p. 223, note 3.
216
Louis-Claude de Saint-Martin (1800), préface in: Böhme (1612/1682/1977), L’Aurore naissante, p. 19.
217
Susini (1942), Franz von Baader et le romantisme mystique, vol. 1, p. 514.
218
Faivre (1983), « Ame du Monde et Divine Sophia chez Franz von Baader », p. 259.
219
Susini (1942), op. cit., vol. 2, p. 216.
220
Faivre (1983), op. cit., p. 259.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 57
3.2. CORPORÉITÉ
En dépit des affinités de surfaces avec les traditions néoplatoniciennes, la notion
de corporéité permet de distinguer nettement l’orientation propre à la théosophie
chrétienne. La direction prise par Böhme, Saint-Martin et Baader affirme la nécessité
d’une corporéité de l’idée dans le cadre d’une théorie générale de la création avec la
prise de conscience du sujet par lui-même222. L’image (Bild) :
« est à la fois l’esprit actif de chaque chose et le corps des qualités qui
vont la constituer. Pour Paracelse comme pour Boehme, tout esprit se
donne un corps qu’il va habiter et qui en sera la figure. Dans toute chose,
il y a un esprit qui aspire à s’incarner pleinement selon l’image qu’il a
conçue de lui-même »223.
Cette relation de « corporification », d’incarnation, des esprits est prise dans un sens
magique et fondateur dans la sphère de la Nature chez Paracelse, puis – nous l’avons vu
– placée par Böhme au niveau de l’engendrement Divin. La lignée des théosophes
chrétiens subséquents ne lui fait pas défaut; on retrouve ainsi chez Baader l’expression
« Kein Leben ohne Leib »224 et chez Friedrich Christoph Oetinger (1702-1782) le terme
Geistleiblichkeit225.
Si plusieurs chercheurs reconnaissent une parenté, historiquement et
phénoménologiquement fondée, entre l’imagination théosophique chrétienne,
kabbalistique et celle que l’on retrouve dans le soufisme, Antoine Faivre226 relève que
les théosophes occidentaux (chrétiens) se distinguent de leurs confrères musulmans
(soufi) par l’insistance sur le processus d’incarnation et la réciprocité active dans le
rapport à l’imagination.
221
Faivre (1983), op. cit., p. 259.
222
cf. Nicole Jacques-Chaquin (1983), « Sophia, miroir des formes et terre des générations spirituelles :
introduction à quelques textes de Louis-Claude de Saint-Martin sur la Sagesse divine », p. 228.
223
Degahye (1995), introduction, in : Boehme (1622/1995), De la signature des choses, p. 12.
224
« Pas de vie sans corps ». Cf. : Faivre (1996), Accès de l’ésotérisme occidental, vol. 2, p. 115.
225
« Corporalité spirituelle ». Relevé par Stuckrad (2005), Western Esotericism : A Brief History of Secret
Knowledge, p. 69 n.6. Les spécialistes en littérature paulinienne pourraient certainement étoffer le
caractère particulier de l’interprétation théosophique de la « chair spirituelle ».
226
Faivre (1996), Accès de l’ésotérisme occidental, vol. 2, p. 185, n. 5 et p. 252-253.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 58
d’ailleurs noté la corrélation existante entre les idées de Böhme (jusqu’à Baader) et
celles de la kabbale théosophique231.
Selon Baader, théosophe232 qui commente Böhme, il se crée une analogie entre
l’objet désiré et le sujet désirant. Le désir provoque une sortie hors du sujet désirant qui
pénètre magiquement l’objet désiré. Le sujet devient ainsi miroir de l’objet désiré au
sein duquel ce dernier se reflète magiquement, en devenant essentiel et concret. Le
rapport ainsi créé permet une inter-influence entre les deux.233
231
Wehr (1971/1977), « Jakob Böhme », p. 100
232
Un des rares catholiques à figurer parmi les théosophes allemands.
233
Susini (1942), Franz von Baader et le romantisme mystique, vol. 2, p. 217-219
234
Nicole Jacques-Chaquin (1983), « Sophia, miroir des formes et terre des générations spirituelles :
introduction à quelques textes de Louis-Claude de Saint-Martin sur la Sagesse divine », p. 228
235
Nicole Jacques-Chaquin (1983), op. cit., p. 228.
236
Baader commentant Böhme, rapporté par Faivre (1983), « Ame du Monde et Divine Sophia chez Franz
von Baader », p. 260.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 60
1. LA RENCONTRE NÉGLIGÉE :
CAS DE FIGURE DE LA MAGIE RITUELLE « MÉDIÉVALE »
Il faut tenir compte de la persistance discrète mais bien réelle d’une tradition de
magie rituelle depuis le Moyen Âge, tout au long de la Renaissance et se modifiant
237
Parmis lesquels nous pouvons compter l’Hermetic Order of the Golden-Dawn, l’Astrum Arganteum,
l’Ordo Templi Orientis, l’Église de Satan, le Temple de Seth, l’engouement pour le Necronomicon de
Lovecraft, etc.
La rencontre magique 62
238
Klaassen (2003), « Medieval Ritual Magic in the Renaissance ».
239
Klaassen (2003), op.cit., p. 188.
240
Klaassen (2003), op. cit., p. 188-189.
241
Introvigne (1993), La magie : les nouveaux mouvements magiques.
La rencontre magique 63
l’expérience vécue par ces prédécesseurs en relation avec ces formes de pratiques
rituelles magiques permettra de mieux comprendre et saisir les enjeux qui s’expriment
aujourd’hui.
242
Véronèse (2004), L’Ars Notoria au Moyen Âge et à l’époque moderne : Étude d’une tradition de magie
théugique (XIIe-XVIIe siècle), p. 495.
243
Véronèse (2004), op. cit., p. 349.
244
cf. Véronèse (2004), op. cit., p. 449.
245
Bibliothèque Nationale de France, ms latin 9336; identifié « P3 » dans les travaux de Véronèse.
La rencontre magique 64
« la forme de principe n’en reste pas moins identique, à tel point que l’on
peut se demander si les textes de magie rituelle, dont le principe de
fonctionnement est basé sur la relation entretenue avec les entités
spirituelles, n’ont pas été le lieu idéal pour une survie souterraine des
pratiques incubatoires »248.
Bien que le rêve se trouve souvent suspecté d’être influencé par de moins nobles causes,
on retrouve l’idée d’une rencontre « réelle » et spirituellement efficiente au moyen du
songe chez Francesco Colonna dans son Hypnerotomachia Poliphili249, chez
l’alchimiste Bernard le Trévisan250 dans son Songe Verd (sic), et dans une certaine
mesure chez Dante avec la Divine comédie. Moshe Idel traite de la place du songe dans
la kabbale dans son étude Les Kabbaliste de la nuit251.
La pratique de l’Ars Notoria occupe un espace entre magie, théurgie et mystique.
Ainsi, elle a pour but « d’améliorer la nature humaine en en développant de manière
246
Véronèse (2004), L’Ars Notoria au Moyen Âge et à l’époque moderne, p. 400.
247
Véronèse (2004), op. cit., p. 417.
248
Véronèse (2004), op. cit., p. 422.
249
Joyau de la renaissance, publié à Venise en 1499, il est connu rapidement en France par une traduction
de Jean Martin sous le titre Discours du Songe de Poliphile (Paris, Kerver, 1546). Une édition récente
(1994) de la traduction de Jean Martin existe, de belle facture, par le travail de Gilles Polizzi, au soin de
l’Imprimerie Nationale.
250
XVe ou XVIe siècle. Le court récit du « Songe Verd » est disponible dans les Œuvres Chymiques de
Bernard le Trévisan, publié en 1976 chez Guy Trédaniel (Édition de la Maisnie).
251
Idel, Moshe (2003), Les kabbalistes de la nuit. Paris, Allia, 77p. Cet ouvrage ne figure pas en
bibliographie, nous le mentionnons simplement à titre informatif.
La rencontre magique 65
« dans la part spirituelle de l’individu qui récite les litanies et examine les
figures, selon un mode visionnaire proche d’une forme d’extase suscitée
par la répétition des prières et la visualisation hypnotique d’images dont
les motifs sont loin d’être étrangers à certaines formes de méditations
développées en Occident dès le XIIe siècle ».253
252
Véronèse (2004), L’Ars Notoria au Moyen Âge et à l’époque moderne, p. 491.
253
Véronèse (2004), op. cit., p. 492.
254
Véronèse (2004), op. cit., p. 493. On retrouve ici le thème important de la « réintégration » de l’homme
dans son statut originel de relation au divin.
255
Véronèse (2004), op. cit., p. 493-494.
256
Véronèse (2004), op. cit., p. 508.
257
cf. Mopsik (1993), Les grands textes de la cabale : les rites qui font Dieu, p. 42-51.
258
Véronèse (2004), op. cit., p.. 499.
La rencontre magique 66
mais sans disqualifier pour autant la sensibilité qui seule permet d’établir le rapport aux
symboles divins. On y trouve paradoxalement, une conscience aiguë des limites et des
nécessités de la condition humaine, c’est ainsi que :
L’adepte de l’Ars Notoria aspire à la liberté de l’âme, mais « sans rompre tout lien avec
la corporéité »260. La discipline s’avère nécessaire afin d’éviter l’implication
démoniaque dans le processus visionnaire et onirique, une crainte toujours présente dans
les conceptions médiévales du rêve et de la vision. L’Ars Notoria demande du magicien
qu’il ait la foi, la crainte de Dieu (nota timoris, nota terroris), l’espérance, l’humilité et
la piété261 – des vertus très classiques – auxquelles on ajoute également « un grand
désir », « une bonne volonté »262. C’est ainsi que la pratique d’une ascèse permet au
dévot non seulement de ne pas redouter l’intervention du Malin, mais aussi de ne pas
craindre que le corps et ses humeurs, troublés par quelques excès d’alcool ou de
nourriture, ne viennent influer sur l’imagination, où se produisent les rêves, et interférer
malencontreusement avec le processus visionnaire porteur de l’illumination263.
259
Véronèse (2004), L’Ars Notoria au Moyen Âge et à l’époque moderne, p. 499.
260
Véronèse (2004), op. cit., p. 500.
261
Véronèse (2004), op. cit., p. 503-504.
262
Véronèse (2004), op. cit., p. 505.
263
Véronèse (2004), op. cit., p. 509.
264
Véronèse (2004), op. cit., p. 551 et suivantes.
265
Les « notes » (ou nota) sont des images comprenant des diagrammes, caractères spéciaux, et figures
angéliques destinées à être observées et méditées selon ce mode particulier qu’est « l’inspectio » dans le
sens où ces auteurs l’entendent.
La rencontre magique 67
« Ces signes constituent des figures qui offrent au regard une vertu
particulière enfouie dans la révélation originelle et qui émane de Dieu en
même temps qu’elles nourrissent, à force d’être examinées, l’état de
transe dans lequel les séquences de psalmodie et l’affaiblissement
physique progressif du jeûne ne peuvent manquer d’entraîner le
praticien »266.
266
Véronèse (2004), L’Ars Notoria au Moyen Âge et à l’époque moderne, p. 551.
267
Véronèse (2004), op. cit., p. 597.
La rencontre magique 68
textes comme ceux de l’Ars Paulina, du Liber Visionum (Jean de Morigny268), ceux
moins connus de l’ermite Pelagius269 ou encore les plus théâtraux et magiquement
engagés que sont le Liber Iuratus270 ou la somme de Ganellus271. Véronèse272 trace un
lien certain entre l’Ars Notoria et la théurgie de Pelagius, l’ermite de Majorque du XVe
siècle.
L’influence de Pelagius laisse trace discrètement jusqu’aux platoniciens de
Florence, elle est diffusée dans ces cercles surtout entre les XVIe et XVIIe siècle. Parmi
les traités les plus célèbres de Pelagius se trouve, en 1480, celui que l’on nomme
Anacrisis. Ce terme :
« désigne d’abord, dans son sens classique, ‘une question’ (à Dieu ou aux
anges); il devient ensuite synonyme de ‘révélation’ ou de ‘vision sur
demande’, puis, comme dans le titre, de ‘révélation’ ou de ‘vision’ tout
court. Il forge même le verbe anacrysare (demander une ‘révélation’ ou
une ‘vision’) »273.
268
Pour un bon aperçu des enjeux du Liber visionum de Jean de Morigny, se référer à Fanger (Éd.) (1998),
Conjuring Spirit : texts and traditions of Medieval Ritual Magic : particulièrement les articles de Claire
Fanger et Nicholas Watson.
269
cf. Dupèbe (1989), « L’écriture chez l’ermite Pelagius : un cas de théurgie chrétienne au XVe siècle ».
270
Liber Iuratus, Liber sacratus sive Iuratus, pseudo-Honorius de Thèbes; Pour plus d’information sur le
Liber Iuratus et l’état actuel des connaissances à son sujet, on consultera avec profit l’étude de Jean-
Patrice Boudet « Magie théurgique, angélologie et vision béatifique dans le Liber Sacratus Sive Juratus
attribué à Honorius de Thèbes », Mélanges de l’école française de Rome : Moyen Âge, vol. 114, 2002, p.
851-890.
271
À propos de la somme de Ganellus les meilleures informations proviennent présentement des travaux
de Carlos Gilly. On trouvera de précieuses informations au sujet de ce courant dans l’article de Gilly
(2002/2005) « Between Paracelsus, Pelagius and Ganellus : Hermetism in John Dee ».M. Gilly prépare
une édition critique de la Summa Magica de Ganellus avec la collaboration du professeur Villacañas de
l'Université de Murcia (communication personelle).
272
Véronèse (2004), L’Ars Notoria au Moyen Âge et à l’époque moderne, p. 434.
273
Dupèbe (2002), « Pelagius et les rose-croix », p. 145.
274
Dupèbe (2002), op. cit., p. 147.
La rencontre magique 69
son usage personnel275. Valentin Weigel (1533-1588), pasteur allemand dont l’œuvre est
postérieur à Paracelse et prépare la voie à une spiritualité comme celle de Böhme, a
également composé un commentaire de l’Anacrise276. L’influence de Pelagius en terres
germaniques remonte au moins à l’abbé et réformateur bénédictin Trithemius (1462-
1516), qui prit connaissance de l’œuvre de Pelagius par l’intermédiaire de Libanius
Gallus à partir de 1495277.
Klaassen discutant du Liber Iuratus (Liber Iuratus, ‘Sworn book of Honorius’,
XIVe siècle) note qu’à l’instar du De occulta philosophia (XVIe siècle) d’Agrippa278,
celui-ci « blends the baser forms of magic with the high-flown goals of contact with the
divine »279. Le sens du Liber Iuratus, selon Klaassen, ne se trouve pas seulement dans la
relation « subversive » qu’il entretient avec le christianisme officiel, mais dans le fait
qu’il attribue une valeur spirituelle à la pratique magique. Kieckefer280 remarque que la
façon dont se mélangent magie et mysticisme dans des ouvrages comme le Liber Iuratus
ou le Liber Visionum est plus typique du judaïsme que du christianisme, sous une
influence directe ou indirecte de la kabbale. Il affirme que ces textes ont un rôle à jouer
dans notre compréhension de l’appropriation chrétienne de la magie judaïque qui, par
ricochet, représente un chapitre important au sein de l’ « early history » de la kabbale
chrétienne qui n’a pas encore été écrite.
Concernant l’héritage de la magie rituelle pour l’expérience de l’imagination
dans les courants ésotériques occidentaux, nous souhaitons évoquer un dernier cas de
figure important. Nous nous rapportons au « livre d’Abramelin » dont l’auteur et la date
précise de rédaction sont toujours en discussion281. Ce qui est certain, c’est que
275
Dupèbe (2002), op. cit., p. 138, note 8.
276
Dupèbe (2002), « Pelagius et les rose-croix », p. 137. Sur Weigel : voir Koyré (1971), Mystiques,
spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand, p. 131-184.
277
Sur l’abbé Trithème et son rôle dans le débat qui nous intéresse ici, cf. Noel L. Brann (1999),
Trithemius and Magical Theology. Aussi : François Secret (1992), « Libanius Gallus, L’abbé Trithème,
Agrippa et Gianfrancesco Pico della Mirandola » et Jean Dupèbe (1986), « Curiosité et magie chez
Johannes Trithemius »
278
Publié à Antwerp en 1531/33, une première version manuscrite avait été écrite en 1510. Agrippa avait
alors fait parvenir copie de ce manuscrit à l’abbé Trithemius pour recevoir ces commentaires.
279
Klaassen (1998), « English manuscripts of magic, 1300-1600 », p. 20.
280
Kieckefer (1998), « The Devil’s Contemplatives : the Liber Iuratus, the Liber Visionum and the
Christian Appropriation of Jewish Occultism », p. 262.
281
Gerschom Scholem suggérait en 1974 (Kabbalah, p. 186) que l’auteur du livre d’Abramelin
connaissait de façon peu commune le judaïsme, mais devait probablement être chrétien. Les manuscrits
les plus anciens, en allemand, datent de 1608 et attribuent l’ouvrage à Abraham de Worms. Nous savons
La rencontre magique 70
l’ouvrage date d’une période entre la moitié du XVe et le tout début du XVIIe siècle.
L’ouvrage provient d’un milieu où christianisme et mysticisme juif (type kabbale) se
mêlaient. Il s’agit d’une grande opération de théurgie s’étendant sur plus d’un an, qui
amène l’individu à entrer en contact avec un Saint Ange protecteur. On peut y lire l’avis
suivant :
« Befiel auch immer, in welcher Gestalt sie erscheinen sollen. Dies muβt
Du aber abends Deinen Engel fragen, welcher Deine Natur am besten
kennt und weiβ, welche Gestalt Dir erträglich ist, schrecklich, schädlich
und verführerisch sein kann oder nicht »282
L’ange joue ici un rôle dans la corporification et l’apparition de l’esprit conjuré. Nous
avons expliqué en introduction et au chapitre premier de ce travail le lien entre
l’imagination et un mésocosme tel qu’identifié par Antoine Faivre. Ce mésocosme
représente un « tiers-lieu » entre le sujet et les êtres intermédiaires. Le rôle du Saint
Ange vis-à-vis des esprits conjurés dans l’opération d’Abramelin relève de ce
mésocosme. La forme des esprits conjurés existe en fonction de l’état de l’âme de
l’individu pour qui elle est destinée et leur corporification se fait sous la tutelle du Saint
Ange. Nous avions déjà rencontré (au chapitre 2) l’idée d’une expérience en
concordance avec la capacité du sujet de recevoir l’influx d’en-haut, notamment avec la
kabbale d’Isaac Luria et le commentaire des textes apocryphes par Antoine Faivre.
qu’il existe une transmission manuscrite perdue en lien à cet ouvrage. Le texte lui-même s’annonce du
XVe siècle (1458). Récemment (1995/2001), Georg Dehn, encouragé par le prof. Hans Biedermann,
publiait une édition complète basée sur les divers manuscrits trouvés et éditions anciennes connues. Dehn
suggère qu’Abraham de Worms pourrait être un pseudonyme du Rabbi Jacob ben Moses ha Levi Moellin
(MaHaRIL, Jakob Molin). Il faudra cependant réserver la sanction de cette hypothèse jusqu’à ce qu’il y ait
plus de corroboration de la part des hébraïsants. Il est à souhaiter que la traduction prochaine de cet
ouvrage en anglais stimule l’investigation et la vérification de l’hypothèse. Jusque-là, les conclusions de
Gerschom Scholem sont les plus sûres. Au niveau du texte, l’édition de Dehn est la meilleure à ce jour.
282
Nous traduisons : « Instruis les toujours sous quelle forme ils devront apparaître. Pour cela, tu dois
questionner ton ange le soir, lui qui connaît ta nature et qui sais quelle forme peut t’être supportable,
effrayante, nuisible ou séduisante ». Dehn (2001), Buch Abramelin, p. 232.
La rencontre magique 71
outside world. It is most effective if combined with verbal utterances and certain (ritual)
actions »283.
Dans l’important schéma de Walker à propos de la magia de la Renaissance284, il
y a reconnaissance de la centralité de la vis imaginativa pour la mise en action des
pratiques magiques et des expériences spirituelles qui l’accompagnent. Cette vis
imaginativa y est décrite comme « la force centrale, fondamentale, et les autres285 ne
sont habituellement utilisées que comme supports pour en accroître l’effet ou comme
moyens de la communiquer »286. La suite du chapitre de Walker n’est consacrée qu’à la
description de ces « autres » forces adjuvantes. Hanegraaff le note aussi en précisant que
le rôle des deux plaisirs les plus importants – l’imagination et la raison – est
incontournable pour comprendre le sens des rituels et n’est pas clairement abordé par
Walker. Dans un contexte néoplatonicien et hermétique, la vis imaginativa est
fondamentale en effet pour compléter l’harmonie entre le rituel extérieur et l’état
d’esprit de l’opérant. C’est ainsi qu’elle établit le pont entre le sensible de la pratique
rituelle et le monde intellectuel287.
l’intelligence de courants négligées par l’histoire des religions (voir chapitre 1). À ce
titre, le fruit de ces travaux devrait nous permettre de mieux comprendre les éléments
structuraux et les dynamiques propres à l’histoire du monde occidental288. Avec les
chapitres sur la kabbale et la théosophie chrétienne, nous avions l’occasion de suivre les
discours du rapport à l’imagination par des tenants des courants qui nous
communiquaient intentionnellement leur expérience tant à un niveau théologique,
mystique que personnel. Les textes de magie et de théurgie médiévale, quant à eux, sont
davantage des synthèses, des aide-mémoire rituels d’ordre pratique qui ne comprennent
généralement pas (ou peu) de réflexion de second ordre sur leur contenu. Plusieurs
chercheurs (Dupèbe (2002), Hanegraaff (2003), Klaassen (2003), Lehrich (2003) et
Szonyi (2004)) affirment l’existence d’une continuité entre les pratiques du Moyen Âge
et l’approche plus spéculative de la Renaissance. S’il est aisé de trouver des écrits
traitant de la vis imaginatio et de la théorie magique ou théurgique à la Renaissance, ces
derniers n’ont, pour ainsi dire, produit aucun écrit relatif à la praxis magique ou
théurgique. Sur ce point, John Dee constitue une exception.
Personnage complexe de la Renaissance britannique, il nous renseigne sur la
façon de penser et d’articuler la pratique théurgique et magique de cette période. Malgré
l’absence d’une édition intégrale et critique des documents originaux, il existe une
grande quantité de documents de première source à propos de ses « expérimentations
spirituelles » et interactions avec des créatures angéliques289. Ces dernières années, les
études sérieuses sur Dee sont en nombre croissant. Dee se trouve dans une situation
typique de l’ésotérisme de la Renaissance, s’intéressant aux sciences naturelles,
l’astronomie et la mathématique, et au même titre à l’hermétisme, l’alchimie, la kabbale,
288
Stuckrad (2005), « Western Esotericism : Towards an Integrative Model of Interpretation », p. 80.
289
Les manuscrits originaux des « conversations » se trouvent à la bibliothèque de Londres. Les
opérations menées entre 1581 et 1583 sont consignées aux MSS Sloane 3188 et 3677. On doit leur
connaissance publique en 1672 au savant anglais Elias Ashmole. Les opérations menées entre 1583 et
1587 sont consignées dans le MS Cotton Appendix XLVI et ont été publiées à des fins diffamatoires par
Meric Casaubon (1659) dans le A True and Faithful Relation of what passed for many years Between Dr.
John Dee and some Spirits […] (TFR). Il est aisé aujourd’hui de trouver diverses éditions (plus ou moins
fidèles, et malheureusement contenant beaucoup d’erreurs de lecture et de transcription) dans les librairies
« ésotériques ». Des projets d’éditions critiques sont en chantier depuis quelques années. Il est possible
d’accéder aux photos digitales des manuscrits. Voir la bibliographie à Dee.
La rencontre magique 73
etc. Il souhaite rénover le savoir humain et la Nature en allant puiser à même sa source
puisque la Nature dans son état actuel est déjà trop dégradée290.
Il faut probablement attendre Martinez de Pasqually (1727?-1774) et son « Ordre
des Élus Coëns » pour retrouver en occident une approche fortement magique et
théurgique, influencée par des motivations théosophiques en contexte chrétien.
L’objet d’étude que représente les carnets personnels de John Dee est d’une
valeur inestimable, à double titre, pour les sujets qui nous intéressent. D’une part, ceux-
ci sont parmi les rares, sinon les seuls, comptes rendus « autochtones » de pratique
magico-théurgique en Europe. De plus, précisons qu’une référence explicite à une
conception de l’imagination liée à l’expérience « d’infusion » du divin s’avère présente.
D’autre part, ces carnets donnent l’occasion au chercheur de suivre les développements
et les tâtonnements du système de Dee et d’approcher de surcroît une mystique
mathématique tout à fait unique issue d’un des grands esprits de l’Angleterre
Élisabéthaine.
S’il existe plusieurs études à propos des objectifs, de la théologie et des valeurs
animant John Dee dans son exploration de l’invisible, très peu s’attardent à considérer
l’aspect visuel et interactif de son œuvre.
290
Cf. Harkness (1999), John Dee’s Conversations with Angels : Cabala, Alchemy and the End of Nature.
291
Cf. Fanger (1998) « Medieval Ritual Magic : What is it and Why We Need to Know More About it »,
ainsi que Butler (1949/1998) Ritual Magic, ce dernier ouvrage commence à prendre du vieux, mais
conserve une valeur appréciable au plan descriptif.
292
Nous songeons ici aux tables numériques, signatures angéliques et iconographie magique. Dans le cas
particulier de John Dee, il faut souligner le déroulement narratif des visions empreint de couleurs, de geste
et de symbole révélé par les anges.
La rencontre magique 74
293
Clucas (1998), « ‘Non est legendum sed inspicendum solum’ : Inspectival knowledge and the visual
logic of John Dee’s Liber Mysteriorum », p. 110. Clucas parle aussi du rôle de transmission donné aux
pratiques opératives visuelles concernant les connaissances mystiques et prophétiques. Il en est ainsi pour
les magia, theurgia, et autres « ars » particuliers à ces traditions.
294
Clucas (1998), « ‘Non est legendum sed inspicendum solum’… », p. 112.
295
inspectio plutôt que « lecture », cf. Clucas (1998), op. cit., p. 115.
296
Clucas (1998), op. cit., p. 116-117.
297
Dee, Liber Virtutis, Sloane MS 3846, cité par Clucas (1998), op. cit., p. 117.
La rencontre magique 75
les actions des visions. Bien entendu, ces sessions d’échanges angéliques « révèlent » à
John Dee plusieurs tables magiques, sceaux et méthodes de communications. Mais le
fait de retrouver plusieurs détails sur le contexte et le déroulement visionnaire même
nous porte à croire que l’élément visuel est tout aussi important que le contenu de la
révélation faite à John Dee.
Une deuxième observation a trait, non plus au versant cognitif de l’expérience,
mais à l’expérience de gnosis qui s’y engendre. Dee mentionne fréquemment dans ses
écrits la notion d’infusion ou impression de connaissance qui passe par une révélation
visionnaire. C’est ce dont il est question lorsqu’il prie Dieu de fixer en lui sa Sagesse
(« sapientiam tuam in corde meo fige »), ou encore lorsqu’il note, en marge de son
journal, « knowledge to be infused Ictu oculi » en commentaire à l’ange qui disait :
« You shall know all things ictu oculi »298. L’infusion dont il est question fait le lien
entre l’individu et la connaissance qui s’y joint. Cette idée d’infusion de l’esprit divin
dans l’esprit humain provient, selon nous, des intérêts paracelsiens de John Dee.
À partir des écrits de John Dee, l’hongrois György Szonyi a réalisé une
importante étude sur l’exaltatio (exaltation divine) dans la magie de la renaissance. Il a
identifié dans les cahiers de John Dee un passage important pour notre propos. Nous
citons le passage complet depuis sa publication originale :
« There are two kind of visions, the one by infusion of will and
descending, the other by infusion [sic] by permission and ascending. The
first is of the image of the Will of God descending into the body, and
adjoyned to the soul of man, whose nature is to distinguish things of his
own likeness, but shut up in prison in the body, wanteth that power; and
therefore being illuminated by spiritual presence, inwardly, seeth now in
part, as he shall hereafter do in the whole. But note, that every vision is
according to the soul of man in power: and so is received of him that
seeth. The bo[d]y of man feeleth nothing spiritual until he be of
incorruption: Therefore useth no sense in and illumination. The other is
to be found out by his contrary. »
(Dee, Cracovie, Samedi 14 avril 1584, 15h30-16h299)
298
Clucas (1998), « ‘Non est legendum sed inspicendum solum’… », p. 117.
299
Dee, in : Casaubon (Éd.)(1659/1992), A True & Faithful Relation […], p. 88.
La rencontre magique 76
Ce passage s’avère intéressant à double titre300. D’abord parce qu’il établit que le
lien entre l’idée de vision et d’exaltation est présent à l’esprit de John Dee; ensuite parce
que ce passage constitue un des rares moments où l’on trouve une explication plus
conceptuelle de la nature des visions et de l’infusion pour cet anglais.
À travers les expériences de John Dee se développent les visions sous diverses
formes et diverses appellations : « œil intérieur » (imagination), « vision directe » /
« vision spirituelle » et « vision concrète ». Le fait de recourir à la collaboration d’un
301
« skryer » donne l’occasion à John Dee de préciser les notions de visions et de nous
renseigner sur la tradition de magie dite solomonienne, telle qu’il l’a reçue. Le skryer
déclare voir « with my external eye, not within my imagination »302. D’une part, le
sentiment bien physique de l’expérience est affirmé. Mais d’autre part, qu’entend-t-il
par imagination? Pour une personne du XXe siècle, l’accentuation du caractère physique
semble être une défense contre la caractère futile et fictif de la vision. Or, il n’en est
rien. Au contraire, John Dee précise, pour sa part, voir « onely by faith and
imagination »303, ce qu’une apparition angélique nommée Madimi confirme être une
vision plus parfaite (‘perfecter’) que celle du skryer. L’Ange, ou l’être intermédiaire, par
l’entremise de l’imagination, semble également être en mesure de rendre l’expérience
plus sensible au besoin : « I do think […] you haue the powre and preperty fro[m] god
to insinuate your message or meaning to eare or eye, in such sort as mans Imagination
shall be, that both they here and see you sensibly »304.
Ainsi, l’imagination ne doit pas être confondue avec le fictif. Elle semble
d’ailleurs indissociable de l’idée d’infusion divine.
300
Szonyi (2004), John Dee’s Occultism : Magical Exaltation Through Powerful Signs, p. 223.
301
Le coéquipier dans les opérations angéliques. Nous utilisons le terme de John Dee pour éviter celui de
« médium » (issu du spiritisme du XIXe siècle) trop chargé de sens. Nous verrons dans la suite du chapitre
autour de la notion d’imagination, que la relation entre l’opérateur et le skryer est plus subtile et différente
que la relation du client au médium de notre culture populaire actuelle.
302
Clucas (1998), « ‘Non est legendum sed inspicendum solum’… », p. 119.
303
Clucas (1998), op. cit., p. 118.
304
Dee, MS Sloane 3188, f89v, rapporté dans Clucas (1998), op. cit., p. 118.
La rencontre magique 77
305
Clucas (1998), « ‘Non est legendum sed inspicendum solum’… », p. 127-128.
306
Szonyi (2004), John Dee’s Occultism : Magical Exaltation Through Powerful Signs, p. 224.
307
Clucas (1998), op. cit., p. 132.
308
Harkness use de l’image de l’échelle de Jacob pour parler des intérêts de John Dee. John Dee lui-même
s’y référait. cf. Harkness (1999), John Dee’s Conversations with Angels : Cabala, Alchemy and the End of
Nature.
309
Szonyi (2004), op. cit., p. 132.
La rencontre magique 78
310
Roberts, Julian et Andrew G. Watson (1990), John Dee’s Library Catalogue, , Oxford University
Press, 1990, 440p.
311
Cet angle d’analyse pourrait contribuer à tirer sens du plus célèbre opuscule de John Dee,
l’énigmatique et curieux Monas Hieroglyphica (Antwerp, 1564).
312
Hanegraaff et van den Doel (2005), « Imagination », DGWE, p. 613-615.
313
Hanegraaff et van den Doel (2005), op. cit., p. 614.
314
À propos d’Éliphas Lévi : Jean-Pierre Laurant (2005), « Lévi, Éliphas », DGWE, p. 689-692.
La rencontre magique 79
médiévale – relecture fort inventive dans ce dernier cas. Éliphas Lévi reprend un
langage paracelsien. Il est également fortement influencé par les expériences d’Anton
Mesmer et autres manifestations physiques d’énergies dites spirituelles. Lévi parle ainsi
de « lumière astrale », une terminologie héritée ouvertement de Paracelse, en des termes
par contre beaucoup plus expérimentaux (au sens scientifique) et énergétiques. La
lumière astrale d’Éliphas Lévi est peut-être inspirée de Paracelse, mais elle tire sa nature
beaucoup plus des théories magnétiques du mesmérisme de l’époque comme le
remarque fort justement Hanegraaff et van den Doel315. Dans la lignée d’Éliphas Lévi,
cette lumière astrale, correctement orientée par le médiateur plastique de l’âme, est
associée à une dimension d’expérience « réelle » ouverte par l’imagination, comme dans
les visions, rêves, de même qu’à des phénomènes de « magnétisme », de guérison,
d’apparitions fantomatiques, etc.316
Les acteurs de l’occultisme et du spiritisme du XIXe siècle font partie intégrante
d’un nouveau paradigme scientifique saisissant leur époque. Ils doivent composer avec
une brisure du monde entre matériel et spirituel. Dans plusieurs écrits (Hanegraaff,
2005, 2003, 1996/1998), Hanegraaff comprend l’émergence de ces nouveaux discours
comme une conséquence directe de la pression d’un monde sécularisé et « scientisant »
pour faire sens de l’expérience traditionnelle de contact avec des êtres intermédiaires ou
des énergies « surnaturelles » ou « divines ». Dans ce contexte, les déplacements de
discours autour de la notion d’imagination nous intéressent pour le présent travail.
Qu’elle soit de nature théosophique ou faculté de l’esprit, l’imagination est maintenant
liée à un plan magique qui deviendra bientôt le désormais célèbre monde astral, un
monde parallèle au nôtre où l’imagination peut régner sans craindre les paradoxes d’un
monde désenchanté; nous en verrons les conséquences au prochain chapitre. Portons
maintenant notre attention sur la situation de l’occultisme en Angleterre à propos de
l’imagination.
315
Hanegraaff et van den Doel (2005), op. cit., p. 614.
316
À propos de la lumière astrale et du médiateur plastique, on consultera les ouvrages suivants d’Éliphas
Lévi : Dogme et rituel de la haute-magie (1856), La Clef des Grands Mystères (1861), La science des
esprits (1865) ainsi que Le Grand Arcane (1898, posthume). Les traités écrits par Papus (Dr Gérard
Encausse, 1865-1916) ainsi que les « Essais de sciences maudites » de Stanislas de Guaïta (1861-1897)
sont également typiques de l’occultisme post-Lévi dont il est question ici.
La rencontre magique 80
320
Plusieurs articles dans le DGWE (voir l’index des groupes et organisations), ainsi que Introvigne
(1993), La magie : les nouveaux mouvements magiques.
321
Ashcroft-Nowicki (1987), Highways of the Mind : The Art and History of Pathworking, p. 17, 21.
Nous soulignons.
322
Merkur (1993), Gnosis : An Esoteric Tradition of Mystical Vision and Unions. Une analyse critique est
disponible par Hanegraaff (1998), « On the Construction of ‘Esoteric Traditions’ », p. 54-59.
La rencontre magique 82
1. UN CHANGEMENT DE PERSPECTIVE
Dans son analyse des interprétations des occultistes contemporains, Hanegraaff
souligne, lui aussi, la psychologisation du discours sur la magie et la présupposition que
toute magie est fondée sur les pouvoirs de la psychè (mind)323. On y trouve d’ailleurs
une prépondérance de pratiques liées à des techniques de visualisation, similaires à
celles utilisées dans divers groupes du potentiel humain324.
Nous avons présenté jusqu’à maintenant des éléments issus de contextes
différents qui ont marqué les rapports du spirituel à l’imagination dans des courants
ésotériques. Avec Wolfson, nous invitons à conclure que la phénoménologie de
l’expérience se trouve formée (in-formée) par les diverses couches que sont la
Weltanschauung, la culture religieuse et la psychè de la personne. Conséquemment, il
appert difficile, voire impossible, de vivre une expérience relevant de l’imagination
théosophique ou de la vis imaginativa dans un contexte où la référence au monde est de
nature psychologique et scientifique. Cette difficulté se présente a fortiori causa lorsque
les occultistes contemporains s’insèrent volontairement et consciemment dans une
optique à caractère psychologique. Ils établissent des équivalences nouvelles entre
323
Hanegraaff (2003), « How Magic Survived the Disenchantment of the World », p. 368.
324
Hanegraaff (2003), op. cit., p. 369.
Mise en perspective et critique 84
325
Hanegraaff (2003), How Magic Survived the Disenchantment of the World », p. 369; Hanegraaff
(1996/1998), New Age Religion and Western Culture: Esotericism in the Mirror of Secular Thought.
326
Luhrmann (1989), Persuasion of the Witch’s Craft : Ritual Magic in Contemporary England.
327
« Attempt to adapt esotericism to a disenchanted world. A world which no longer harbours a
dimension of irreductible mystery based upon an experience of the sacred as present in the daily world »
Hanegraaff (1996/1998), New Age Religion and Western Culture, p. 423.
328
Hanegraaff (2003), op. cit., p. 409.
329
Hanegraaff (2003), op. cit., p. 421.
330
Tambiah (1990), Magic, Science, Religion, p. 105 et suivantes.
331
Hanegraaff (1996/1998), op. cit., p. 81.
Mise en perspective et critique 85
d’étudier la culture occidentale, par elle-même. Il apparaît alors un effet réducteur : celui
d’associer l’occident à un bloc hétérogène face à une vision participative du monde. Au
niveau des intérêts religieux de nos contemporains, l’effet est ressenti comme le
souligne B.J. Gibbons :
332
Gibbons (2001), Spirituality and the Occult: From the Renaissance to the Modern Age, p. 137.
Mise en perspective et critique 86
336
Sa thèse de doctorat, sous la direction de Jean-Jacques Wunenburger, a été publiée en 1996.
Mise en perspective et critique 88
et la richesse seront autres. Plutôt que d’une expérience à trois termes (individu – espace
médiateur – réalités spirituelles), l’expérience ici sera in-formée de deux termes
(individu – imagination), repliant ainsi l’imagination vers l’individu337. La manière
d’aborder l’expérience, de la vivre, et d’en tirer conclusion, est donc complètement
différente pour la personne. Pour reprendre le langage de Böhme, la saisie (Fassung) ne
se fait plus qu’entre l’individu et lui-même (un miroir simplifié?), plutôt que dans
l’étreinte générative entre l’âme, l’imagination et le divin. L’imagination n’est plus un
espace phénoménologique médiateur, lieu de rencontre et de saisie avec l’altérité, s’il
n’est conçu que dans un horizon autoscopique338.
Henri Atlan critique également les projets souhaitant redonner sens à une forme
de pensée ésotérique. Sans être en désaccord avec l’objectif de ces projets, Atlan en
critique la mise en œuvre. Ainsi, selon Henri Atlan, l’entreprise jungienne prise comme
projet de transformation ne manque pas de grandeur, « elle permet de renouer, à travers
un certain langage de notre époque, avec l’expérience fondatrice de l’éthique, celle des
mondes de l’hallucination et du rêve »339. Toutefois, un projet de transformation n’est
pas nécessairement un projet de savoir. Henri Atlan reproche précisément au courant
jungien de solliciter la raison mystique pour œuvrer à la raison scientifique sans
respecter l’espace blanc inéluctable entre celles-ci. Dans le cadre d’un projet visant à
retrouver l’expérience fondatrice, plutôt que d’adapter le langage de l’alchimie (ou
d’autres formes de pensées mystiques340) pour en faire une néo-alchimie destinée à
l’homme moderne, Atlan invite à approcher ces courants mystiques dans leur intégrité.
Ainsi, pour retrouver l’expérience fondatrice, ne serait-il pas
« au moins aussi efficace [de considérer] les voies offertes par les
enseignements des diverses traditions mystiques elles-mêmes,
directement, et dans leurs langages d’origine, éventuellement aidé par
l’exploration « d’états modifiées de conscience » induits de quelques
façons »341.
337
cf. Geay (1996), Hermès Trahi, p. 27.
338
Voir la section 2.2 « Du lien et de l’altérité » en p. 93.
339
Atlan (1986), A tort et à raison, p. 365.
340
Nous dirions « ésotérique » dans le sens précisément de la définition d’Antoine Faivre. Voir la note
#342, p. 89, à la section « Expérience fondatrice et gnosis » (chapitre 5, section 2).
341
Atlan (1986), op. cit., p. 395.
Mise en perspective et critique 89
342
Atlan (1986), A tort et à raison, p. 395.
343
Atlan (1986), op. cit., p. 143.
344
Atlan (1986), op. cit., p. 144.
Mise en perspective et critique 90
La description qu’il en fait, sans le savoir, est très proche de l’entendement du Gemüt
dans les débuts de la théosophie et du mysticisme germanique348.
L’expérience fondatrice, qu’elle relève d’un processus d’intériorisation, de
l’expérience « d’autres mondes », de vision ou du rêve, permet un accès immédiat
« perd de son intérêt dès qu’il est pris à la lettre. La rationalité qui peut
s’y déployer […] est celle d’une symbolique jouant sans cesse sur
plusieurs niveaux de sens, oubliant à la limite le sens littéral pour ne
345
Lorsque Henri Atlan parle de « raison mystique » ou « traditions mystiques », il puise ses exemples en
majorité chez les kabbalistes, les alchimistes et divers courants visant une expérience de gnosis. Ces
mouvements cadrent parfaitement avec la description habituellement acceptée des courants ésotériques
occidentaux ainsi qu’avec le type d’expérience dont nous traitons.
346
Atlan (1986), A tort et à raison, p. 161.
347
Atlan (1986), op. cit., p. 162.
348
Voir le chapitre 3, surtout la section 1.2.
349
Atlan (1986), op. cit., p. 392.
Mise en perspective et critique 91
350
Atlan (1986), A tort et à raison, p. 303. Nous soulignons.
351
Wunenburger (1994), « Les ambiguïtés de la pensée sensible », p. 26.
352
Wunenburger (1994), op. cit., p. 26.
353
Wunenburger (1994), op. cit., p. 27.
354
Wunenburger (1994), op. cit., p. 27.
Mise en perspective et critique 92
Le regard pluriel
Le symbolique apparaît comme tel lorsqu’il suggère quelque chose à la
conscience, lorsque la forme sensible, qu’elle soit physique ou langagière, oriente vers
une hauteur (ou une profondeur) qui ouvre l’horizon de départ et élargit le contenu de
pensée. Wunenburger en parle comme d’une mise en abîme de significations plurielles
qui n’est pas sans rappeler, affirme-t-il, l’herméneutique chrétienne médiévale si bien
étudiée par Henri de Lubac357. Nous invitons également à considérer à ce titre la lecture
plurisémique kabbalistique tel qu’étudiée par Moshe Idel358 et Henri Atlan359.
355
Wunenburger (1994), « Les ambiguïtés de la pensée sensible », p. 28. Nous soulignons.
356
Wunenburger (1994), op. cit., p. 28.
357
Wunenburger (1994), op. cit., p. 28.
358
Idel (1995), « PaRDeS : Some Reflections of Kabbalistic Hermeneutics »; Idel (2002), Absorbing
Perfections: Kabbalah and Interpretation.
359
Atlan (1982), « Niveaux de significations et athéisme de l’écriture ».
Mise en perspective et critique 93
360
Wunenburger (1994), « Les ambiguïtés de la pensée sensible », p. 29.
361
Wunenburger (1994), op. cit., p. 30.
362
Wunenburger (1994), op. cit., p. 33.
363
Tirée de Wunenburger (1994), op. cit., p. 34.
364
Wunenburger (1994), op. cit., p. 34.
Mise en perspective et critique 94
365
cf. Dufour (1998), Lacan et le miroir sophianique de Boehme.
366
Tambiah (1990), Magic Science Religion and the Scope of Rationality. Voir chapitre 6, section 1 « Un
changement de perspective ».
367
Wunenburger (1994), « Les ambiguïtés de la pensée sensible », p. 35.
Mise en perspective et critique 95
368
Wunenburger (1994), « Les ambiguïtés de la pensée sensible », p. 37.
369
Wunenburger (1994), op. cit., p. 37.
370
Cette phrase est de Lucien Braun, parlant de Paracelse.
371
Wunenburger (1994), op. cit., p. 37-38.
Mise en perspective et critique 96
Pour le sujet, c’est ainsi qu’il se conduit vers une expérience d’éveil au symbolique
lorsque « au lieu de se laisser guider par l’apparence des êtres sensibles, [il] les pénètre
jusqu’au point de se sentir faire corps avec elles »372.
372
Wunenburger (1994), « Les ambiguïtés de la pensée sensible », p. 38.
373
Wunenburger (1994), op. cit., p. 38.
Mise en perspective et critique 97
Ainsi, ce n’est que dans un espace blanc du langage au sein d’un individu que
peut se résoudre existentiellement l’intercritique du mythe et de la science, de la raison
mystique et de la raison scientifique. Ce jeu d’espace blanc donne bien le mouvement
d’aller-et-venir, de processus, d’être en devenir, qui caractérise l’exposé d’Atlan. Cette
herméneutique du « en devenir », que nous retrouverons tant en compagnie de la
rationalité scientifique qu’avec la rationalité mystique, permet l’apparition d’un lieu
propre à la personne. Dans une conférence présentée en 2003376, Henri Atlan illustrait
ses propos par une réflexion kabbalistique sur le jeu de mots entre אינet אני, « aïn » et
374
Wunenburger (1994), « Les ambiguïtés de la pensée sensible », p. 39.
375
Atlan (1986), À tort et à raison, p. 28.
376
Atlan (2004). « Le soi, la personne, le « je » : auto-organisations mémorisées »; conférence présentée
dans le cadre du colloque « Le soi dans tous ses états », Montréal, Université de Montréal en septembre
2003.
Mise en perspective et critique 98
« ani », « néant » et « je », jeu complexe d’une dynamique sans cesse relancée entre
l’absolu377 et l’autoréférence, entre la non-distinction et l’identité. L’idée de l’être (et
Être) en devenir est très importante dans les spiritualités dont nous avons traitées. On la
retrouve, depuis la formulation future ambiguë dans l’original biblique hébreu de la
formule du « Je suis celui qui est », sous diverses formes : du « aïn-ani » kabbalistique à
la notion d’engendrement divin comme partie intégrante de la vision théosophique
(Böhme).
377
Le « אינaïn » kabbalistique précède la première émanation dans le processus de création et de
manifestation divine. S’en suivra un processus complexe d’interrelations dialectiques au sein de la divinité
qui aboutit à l’expression du monde. Nous pourrions en tirer de la relation entre ( אינAïn) et ( כתרKether –
la première émanation) une analogie entre le possible et le réel, thème qui sera développé longuement par
Henri Atlan. Nous retrouvons cette interprétation dans le livre Yedid Nefesh du rabbi Yechiel Bar-Lev
(traduction anglaise en 1994 sous le titre Song of the Soul, distribué par Moznaim, New-York).
378
Atlan (1986), À tort et à raison, p. 169. L’exemple est repris d’une présentation du philosophe Kripke.
Mise en perspective et critique 99
« ce serait une erreur, bien sûr, de croire que seule cette dernière
classe de phénomène est réelle tandis que la première serait illusoire.
Car la subjectivité de l’expérience du voyage hallucinogène – ou de
transe mystique ou poétique – est tout aussi réelle que les
modifications de perméabilité membranaire, alors que les langages
physicochimiques et neurophysiologiques ne peuvent pas en rendre
compte » 379.
L’intimité du sujet.
La découverte du LSD 25 a conduit à la reconnaissance scientifique de divers
états de conscience, à une certaine objectivation de ces états et visions qui avaient été
relégués au domaine flou des « illusions », au sens d’irréalités. La réalité des états
psychiques différents est maintenant chose connue et reconnue dans l’évolution des
cultures et de l’histoire. Avec les théories scientifiques décrivant le continuum d’états
neurochimiques, nous sommes relancés vers la notion de « réalité » qui apparaît alors
plurielle et diversifiée380. En même temps, la constatation précédente conduit à une
réflexion sur le statut de l’être à travers cela :
379
Atlan (1986), À tort et à raison, p. 172.
380
Atlan (1986), op. cit., p. 381.
381
Atlan (1986), op. cit., p. 381.
Mise en perspective et critique 100
L’expérience de soi pour Henri Atlan apparaît donc comme ce tiers-lieu, indissociable
du sujet, où l’unité peut être appréhendée, sans déformation ou débordement entre les
voies mystique et scientifique parce que ne relevant ni de l’une, ni de l’autre. En cet
espace intime à l’individu se joue l’aller-et-venir entre divers regards sur le « réel »
posés par l’expérience conjointe de divers niveaux de réalité.
382
Atlan (1986), À tort et à raison, p. 79. À propos de la notion de niveau d’organisation : les propriétés
d’un système sont liées à un niveau d’organisation, ce niveau d’organisation peut difficilement être réduit
à l’activité d’un autre niveau d’organisation. Atlan nous rappelle que l’émergence de propriétés à un
niveau spécifique d’organisation « correspond à la constitution d’une discipline propre, avec ses outils
propres d’observations et d’analyse » (Atlan (1986), op. cit., p. 78). Si l’émergence de propriétés
nouvelles par rapport au niveau plus élémentaire est observable à diverses échelles, on peut même dire
que ce qui était propriété nécessaire de séparation à un niveau devient propriété de réunion au niveau plus
intégré.
383
PaRDeS ()פרדש, « jardin », mot formé à partir des 4 premières lettres du nom des 4 niveaux de lectures
et de compréhensions de l’exégèse kabbalistique juive : Peshat (signification simple), Remez
(signification allusive), Derash (recherche, homélie) et Sod (secret). L’idée n’est pas sans rappeler
l’exégèse chrétienne médiévale des 4 sens de l’écriture (littéral, allégorique, tropologique et anagogique).
Notons qu’Henri Atlan (1982) a consacré un article à cette exégèse : « Niveaux de signification et
athéisme de l’écriture ». Voir aussi Idel (1995) « PaRDeS: Some Reflections on Kabbalistic
Hermeneutics ».
384
Atlan (1986), op. cit., p. 253.
385
Atlan (1986), op. cit., p. 242.
Mise en perspective et critique 101
386
Atlan (1986), À tort et à raison, p. 312.
387
Atlan (1986), op. cit., p. 395.
388
Atlan (1986), op. cit., p. 406.
- Rétrospection -
Si, d’un œil un peu amusé, on semble parcourir aisément les stratégies
d’adaptations et l’originalité des théorisations de l’invisible chez nos compatriotes et
ceux du passé, le chercheur en histoire des religions essaie d’en apprendre un peu plus
sur l’expérience vécue par ces personnes et sur ce qu’elles souhaitaient dire du monde.
Le langage du XIXe siècle n’est pas celui du XXe et encore moins celui des siècles
précédents. Les diverses couches du modèle d’analyse de Wolfson sont ici pertinentes.
Les questionnements se posent différemment selon les époques et les perspectives. Loin
de n’être qu’une affaire de formulation changeante, c’est le sens et l’espace du
Rétrospection 105
389
cf. Benz (1970/1989), The Theology of Electricity; et Faivre (1995), Philosophie de la Nature.
Physique sacré et Théosophie.
Rétrospection 106
390
Et non « abnormal ». Permettant de préciser l’anomalie de l’anormalité (dans son sens pathologique).
Rétrospection 107
des êtres intermédiaires. Une analyse en profondeur de ces comptes rendus pourrait
s’avérer intéressante pour la compréhension de l’articulation contemporaine de ces
expériences. La voie spirituelle théosophique se fait discrète aujourd’hui. Il existe
toujours des petits cercles dont il serait intéressant de rendre compte afin d’enrichir les
voies déjà connues de spiritualité laïque.
Quant à ce qui a trait à la quête de sens, nous estimons que les réponses ne se
trouveront pas dans l’acceptation intégrale des propos des illuminés du passé. Par
contre, les défis posés par le pluralisme religieux ou par l’écart entre visions
scientifiques et mystiques se sont déjà posés à l’humanité. La forme de la réponse
d’alors n’est certainement pas applicable aujourd’hui, mais la façon dont certains ont
cherché à y répondre peut nous mettre aujourd’hui encore en mouvement.
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Note : Ce site n’est pas de nature académique, mais relié à des
mouvements contemporains dans la lignée d’Aleister Crowley. La
personne en charge de la section sur John Dee est par contre un latiniste
qui, avec la permission de la BL, a mis en ligne les documents.
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Chaire « Histoire des courants ésotériques et mystiques dans l’Europe moderne et
contemporaine ». La chaire est apparue en 1964, sous le titre « Histoire de l’ésotérisme
chrétien » et avait pour titulaire le spécialiste de la kabbale chrétienne François Secret.