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Modifié du frontispice de Béroalde de Verville, Paris, 1600, « Le tableau des riches inventions […] dans le Songe de Poliphile ».

Récipiendaire du prix d’excellence du 125e de la faculté de théologie


et de sciences des religions.

Décerné le 15 octobre 2008, à l’Université de Montréal.


Université de Montréal

L’expérience de l’imagination
comme agent noétique dans les courants ésotériques occidentaux.

Aspects méthodologiques, historiques et phénoménologiques.

par
Louis Bourbonnais

Faculté de théologie et de sciences des religions

Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures


en vue de l’obtention du grade de M.A.
en sciences des religions

Décembre 2006

© Louis Bourbonnais, 2006


Université de Montréal
Faculté des études supérieures

Ce mémoire intitulé :

L’expérience de l’imagination
comme agent noétique dans les courants ésotériques occidentaux.
Aspects méthodologiques, historiques et phénoménologiques.

Présenté par :
Louis Bourbonnais

a été évalué par un jury composé des personnes suivantes :

Pierre Létourneau
Président-rapporteur

Guy-Robert St-Arnaud
Directeur de recherche

Jean-Claude Breton
Membre du jury
i

Résumé

Ce travail s’articule autour de la notion d’imagination, identifiée comme une des


constituantes importantes des courants ésotériques occidentaux. Il s’intéresse à dégager
les formes et les thèmes que prend l’expérience spirituelle émergeante des courants
spécifiques où l’imagination est douée d’une qualité noétique, se référant aux plus
récentes études spécialisées dans le domaine. Ainsi, la kabbale juive, la théosophie
chrétienne et la théurgie du Moyen Âge et de la Renaissance formeront les secteurs
premiers d’investigations. La configuration phénoménologique de l’expérience
spirituelle dégagée s’articule autour des notions de miroir, de désir, de corporisation et
de révélation. Le travail est l’occasion de traiter des enjeux méthodologiques dans ce
domaine d’étude en émergence. Il discute de l’interaction complexe de l’expérience au
sein du sujet dans son appréhension de celle-ci; une complexité à la fois diachronique
(transfert discursif, réinterprétation) et synchronique ayant des impacts dans la
religiosité contemporaine.

Mots-clés :
Imagination, courants ésotériques occidentaux, méthodologie, expérience spirituelle,
kabbale, théosophie chrétienne, magie rituelle, occultisme, nouveaux mouvements
magiques.

ENGLISH ABSTRACT

This study is concerned about ‘imagination’ identified as a main constituant of


western esotericism. It clarifies the forms and important themes emerging from the
spiritual experience in currents in which imagination is a foremost agent of noetic
quality. Accordingly, we will draw mainly from the mosts recents researches in the
specialised field of western esotericism. Jewish Kabbalah, Christian theosophy and
medieval to modern theurgy are the main area of investigation. The phenomenological
configuration of the identified experiences articulate itself relatively to the notions of
miror, desire, embodiement and revelation. This study is also deeply concerned by
methodological issues in this emerging field of research, as well as discussing the
complex inner interaction between a subject and the apprehension of his own
experience. A complexity which is both diachronic (reinterpratation, discursive transfer)
and synchronic, bearing impact upon contemporary religiosity.

Keywords:
Imagination, Western esotericism, methodology, spiritual experience, kabbalah,
theosophy (christian), ritual magic, occultism, new magical movement.
ii

Sommaire
Résumé / Abstract i

Sommaire ii

Liste des Tableaux iv

Dédicace et Remerciements v

Introduction 1

Chapitre 1 : Champs d’étude émergeant « Western Esotericism » 10

1. Modélisation et enjeux disciplinaires actuels………………………………... 11


2. Imagination dans les courants ésotériques : mise en contexte historique……. 17

Chapitre 2 : Apport et constats des études sur la Kabbale 24

1. Méthodologie…………………………………………………………………. 25
2. Imagination visionnaire………………………………………………………. 29
2.1. Cadre général 29
2.2. Imagination dans les courants kabbalistiques 34
3. Thèmes caractéristiques..……………………………………………………... 38
3.1. Corporisation 38
3.2. Imagination comme locus de révélation 39
3.3. Cœur et œil de l’âme 40
3.4. Jeux catoptriques : miroirs et spéculations 40
3.5. Rapport Dieu-Homme(-Cosmos) 42
4. Rapport à l’expérience………………………………………………………... 43

Chapitre 3: Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 46

1. Chez Paracelse……………………………………………………………. 47
1.1. Imagination et participation subjective entre l’humain et la Nature 49
1.2. Imagination, Gemüt et désir 49
2. Chez Böhme….…..………………………………………………………. 52
2.1. Désir : Lust et Begierde 52
2.2. Notion de teinture (Tinctur) et esprit pivot de la flamme 53
2.3. Désir et imagination (conjointe ou dissociée) 54
2.4. Palingénésie. En l’imagination : désir, foi et saisie divine (Fassung) 55
3. La forme théosophique…………………………………………………… 55
3.1. Lien fondateur de l’être et désir génésique 55
3.2. Corporéité 57
3.3. Miroir et imagination 58
iii

Chapitre 4 : La rencontre magique : opérativité spirituelle de


l’imagination dans la théurgie et la magie rituelle 61

1. La rencontre négligée : cas de figure de la magie rituelle « médiévale »… 61


1.1. L’Ars Notoria 63
1.1.1. Nature de l’experimentum dans l’ars notoria 64
1.1.2. Vision, sens et corporéité :
relation entre mystique et théurgie médiévale 65
1.1.3. Inspectio : de l’image à la vision vers la révélation 66
1.2. L’héritage médiéval 67
2. Théorie de magie spirituelle, la vis imaginatio…………………………… 70
3. John Dee : intersection des genres théosophiques et théurgiques………... 71
3.1. Influence solomonienne dans l’expérience 73
3.2. Le terme latin inspectio 74
3.3. Statut des visions et de l’imagination chez Dee 74
3.4. Nécessité d’une herméneutique 77
4. Transpositions contemporaines (fin XIXe et XXe)……………………….. 78
4.1. L’occultisme français 78
4.2. Passage par la Manche : la Golden-Dawn britannique 80
4.3. Où sont-ils aujourd’hui? 81

Chapitre 5: Mise en Perspective et critique 83

1. Un changement de perspective……………………………………………….. 83
2. Expérience fondatrice et gnosis………………………………………………. 90
2.1. Le surgissement du sens 91
2.2. Du lien et de l’altérité :
« Le sujet, en y participant, se relie à une altérité » 93
2.3. L’espace de l’imagination et la présence au monde du sujet 95
3. À la croisée des regards..……………………………………………………... 97

Rétrospection 102

Bibliographie 108

Tableau I : Développement du champ d’étude depuis 1995 vii


iv

Liste des Tableaux

Tableau I : Développement du champ d’étude depuis 1995…………………….. vii


v

Dédicaces et Remerciements

Aux théosophes et anonymes de tout temps, sans eux ce travail eut été vide.

Aux chercheurs qui ont développé ce champ d’étude, grâce à qui nous redécouvrons une
part importante de l’aventure culturelle et religieuse de l’humanité.

À mes parents qui ont accueilli, malgré tout, un curieux domaine d’intérêt depuis
plusieurs années.

À Émilie, qui a supportée la rédaction de ce travail.

Au tango, parce que son abrazo sensible m’a permis de mieux saisir Böhme.
L’abrazo du tango argentin se présente pour l’homme et la femme de la même
façon que la Fassung böhméen entre l’humain et le divin. Il constitue un point de
contact, de rencontre, où se saisissent deux désirs portés par une même musique créant
un mouvement, un engendrement permanent de forme et d’élan, sans aucune définition
préalable. Ce mouvement de la rencontre avec l’autre se présente « comme une
possibilité infinie » disait le poète Léopoldo Maréchal, assumant le tragique et le
sublime.

* * *

De façon plus pragmatique, je remercie mon directeur de recherche, Guy-Robert


St-Arnaud; ma mère, qui a attentivement lue et corrigée une première version; Marie-
Ève Garand; le personnel du secrétariat de la Faculté de théologie et de sciences des
religions; le personnel des bibliothèques de l’Université de Montréal dont les services
sont indispensables à la recherche; les collaborateurs passés et présents du Centre
d’information sur les nouvelles religions (CINR); Christopher Lehrich (Boston
University) pour les nombreux échanges stimulants lors du congrès de l’Association for
the Study of Esotericism (ASE) en 2004 et d’un passage à Montréal en été 2005;
finalement à Louis Bélanger pour l’amitié, la rigueur et les méthodes d’approches du
terrain.
vi

„ Der Glauben gibt Imaginationem, die Imaginationem gibt ein Sidus,


das Sidus gibt effectum, also glauben in Got gibt Imaginationem in Got ;
Got gibt den ausgang und das werk“

Paracelse - Astronomia Magna (1537-...inachevé)


Introduction

Les recherches en sciences des religions portant sur les courants ésotériques
occidentaux identifient une notion d’imagination médiatrice d’expériences de
transformation, de révélation, et de développement spirituel. Si cette imagination semble
jouer un rôle au niveau d’une herméneutique d’expériences extatiques ou visionnaires, il
reste encore à définir avec plus de précision ses divers modes d’actions, les influences et
interrelations entre les divers courants qui l’ont façonnée. L’objectif de ce mémoire
s’inscrit dans cette perspective.
De plus, les acquis des traditions et courants qui ont porté attention à
l’imagination peuvent se révéler instructifs pour exercer un discernement dans les
situations contemporaines telles les nouvelles pratiques spirituelles1, les nouveaux
mouvements magiques2, les thérapies par l’imaginaire et les survivances ou
transformations jusqu’à nous de ces courants3.
Notre recherche se situe en sciences humaines des phénomènes religieux, en
sympathie avec les approches transdisciplinaires et l’intercritique de la science et du
mythe4. Pour atteindre nos objectifs, nous porterons attention tant aux travaux nord-
américains qu’européens.

PROBLÉMATIQUE
Nous présentons maintenant les éléments de la problématique permettant de
situer sous quelle perspective l’imagination nous intéresse dans le cadre de ce mémoire.
Après avoir situé les contributions scientifiques importantes et les objectifs de ce
mémoire, nous terminerons par exposer la structure du travail.

1
Par exemple, pensons au channeling ainsi qu’au pathworking.
2
Organisations paramaçonniques, martinisme, groupe de magie initiatique comme l’Ordo Templis
Orientis, cf. Introvigne (1993), La Magie : les nouveaux mouvements magiques.
3
Le Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi, http://atilf.atilf.fr ) donne la signification suivante
au terme « survivance » : « Fait qu’une institution, qu’une pratique sociale ou culturelle se maintienne
après la disparition des circonstances qui l’ont produite, sous une forme affaiblie, marginale ou
stéréotypée ». On songe ici à la pratique contemporaine de la magie rituelle médiévale ou de l’alchimie.
4
cf. Henri Atlan (1986), À tort et à raison : intercritique de la science et du mythe.
Introduction 2

Wouter J. Hanegraaff, dans une importante étude sur la religiosité


contemporaine, écrivait :

« the concept of ‘imaginatio’ in esotericism is in urgent need of further


clarification. An incomplete list of meanings includes (1) the power of
visualizing images for magical purposes; (2) the faculty by which images
and symbols (for instance in alchemy) may become vehicules of inner
transmutation; (3) the faculty which gives access to a “mesocosmos” or
mundus imaginalis; (4) the process of “internalizing the cosmos”, closely
connected to the so-called “Art of Memory”. The fact that these meanings
are not distinguished in Faivre’s third characteristic of esotericism makes
it difficult to assess the differences between the role of the imagination in
traditional esotericism, on the one hand, and in romanticism and
occultism, on the other ».5

Cette interrogation sur les facettes de l’imagination sacrée et sa reprise par la


religiosité contemporaine retient notre attention en tant qu’elle dégage une orientation
particulière vers la sensibilité. Face à la popularité des pratiques et tendances qui puisent
dans le fantastique et les expériences spirituelles transformatrices, il convient de
développer des perspectives nouvelles qui permettront de regrouper et d’analyser les
connaissances récentes à propos de l’imagination et de son usage dans les courants
ésotériques.
Dans la théosophie, la Naturphilosophie et d’autres courants mystiques ou
ésotériques l’imagination est située comme fonction importante du développement
spirituel. Les récents développements de la recherche nous permettent-ils d’en préciser
les formes ? Plutôt que d’établir une typologie des rapports ou des formes existantes,
nous aborderons la question soulevée par Hanegraaff en posant notre regard et notre
écoute sur l’expérience telle qu’elle est construite et rapportée dans quelques courants
stratégiquement choisis. En premier lieu vient la kabbale en raison de son influence
majeure. Viendra ensuite la théosophie chrétienne parce qu’elle représente l’apothéose
de l’imagination ésotérique dans le christianisme européen. Finalement, il convient

5
Hanegraaff (1996/1998), New Age Religion and Western Culture, p. 429 note 72. Il mentionne la
troisième caractéristique de l’ésotérisme d’Antoine Faivre « Imagination et médiations » dont nous
traiterons au chapitre premier du présent travail (p. 12 et suivantes). Dans le cadre de notre étude, les
citations longues seront rapportées en retrait avec caractères normaux. Les citations courtes seront
rapportées dans le corps du texte, en italique lorsqu’elles sont rédigées dans une langue autre que le
français.
Introduction 3

d’aborder la magie rituelle de type théurgique parce qu’elle constitue un cas inusité et
fréquemment occulté de rencontre imaginale.
Il s’agira d’abord de rendre compte de l’utilisation transformatrice et noétique de
la notion d’imagination, associée de près au mundus imaginalis tel que le définit Henry
Corbin6, au sein de ces courants ésotériques occidentaux en suivant les méthodologies
développées par A. Faivre, W. Hanegraaff et A. Versluis.
Nous voulons donc contribuer à l’analyse de l’apport des courants ésotériques
occidentaux en visant à « mieux comprendre ce que peut être une image donatrice de
sens ou, réciproquement, une pensée figurée ou sensible7 » afin de redonner « à
l’imagination sa dimension fondatrice pour l’homme et ses rapports à l’Être et au
sens8 ». Ainsi, ce souhait exprimé par Jean-Jacques Wunenburger il y a 10 ans puisse-t-
il trouver un écho.
À moins d’avis contraire, le terme « imagination » sera employé dans la
perspective que lui donnent les courants ésotériques occidentaux9. Il convient donc de
ne pas l’entendre sous les connotations d’inventivité, de fabulation ou de virtualité que
lui prête habituellement l’usage commun. Le qualificatif « imaginal » (proposé par
Henry Corbin) sera utilisé pour renforcer les connotations noétiques, visionnaires et
ontologiques de l’imagination lorsqu’une confusion serait possible avec le sens
commun.

L’intérêt scientifique pour la notion d’imagination dans les courants ésotériques


Au niveau des sciences des religions, Antoine Faivre10 est un chercheur
important et réputé dans le domaine de l’étude des courants ésotériques occidentaux. Ses
travaux identifient l’imagination comme médiateur de transmutation spirituelle, une
caractéristique intrinsèque fondamentale aux courants ésotériques de l’Occident. Nous
traiterons plus précisément de ces notions au chapitre premier de ce travail.

6
Corbin (1958/2000), L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabî.
7
Wunenburger (1994), « Les ambiguïtés de la pensée sensible », p. 25.
8
Wunenburger (1991), L’Imagination, p. 8.
9
Voir page 5, section : « L’imagination en question dans ce mémoire ».
10
Faivre (1996), Accès de l’ésotérisme occidental et Faivre (1998), Western Esotericism and the science
of religion.
Introduction 4

Avant lui, Henry Corbin11 avait déjà travaillé la question de l’imagination sous
cet aspect précis à propos de la mystique soufi d’Ibn Arabi et avait établi un parallèle
avec la théosophie chrétienne. Elliot Wolfson et Moshe Idel ont, quant à eux, identifié
un passage entre l’imagination dans la mystique soufie et celle présente dans les
spéculations kabbalistiques12. Gerschom Scholem a par ailleurs relevé la sympathie
entre certaines méditations kabbalistiques et les écrits du théosophe chrétien Jakob
Böhme13. Ioan Couliano, pupille de Mircea Eliade, a consacré sa trop courte carrière à
l’étude des voyages extatiques. Un de ses ouvrages14 traite uniquement de la question de
l’imagination de la Renaissance comme moyen de transformation et d’action sur soi,
notamment par l’action d’une conception originale de l’eros.
Plus récemment, Dan Merkur15 traite abondamment de l’imagination visionnaire
dans une étude à propos des moyens d’induction d’expériences de transformation
noétique, se basant également sur l’imagination active telle qu’articulée par Jung16.
Karen-Claire Voss17 a mis en lumière des similitudes entre l’usage de l’imagination chez
Ficin, Loyola et certains alchimistes. Arthur Versluis18 étudie les éléments de
l’ésotérisme qui contribuent à instaurer un changement qualitatif de perception et de
rapport au monde, notamment à travers l’écrit, par la transmission de ce qu’il nomme
hieroeidetic knowledge. Aussi, de plus en plus de chercheurs s’intéressent à la magie
médiévale et la théurgie de la Renaissance en tant que technique visionnaire.
Ces études pourront contribuer à mettre en évidence des processus d’induction
par l’imaginal et des éléments de réponse à la question posée par Hanegraaff à propos de
la clarification du concept d’imagination. Un des enjeux consiste à situer et à modéliser
divers rapports herméneutiques à l’expérience spirituelle résultant d’une appréhension
imaginale de la réalité spirituelle.

11
Corbin (1958/2000), L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabî.
12
cf. Idel (1988), « Mundus Imaginalis and Likkutei HaRan » et Wolfson (1994), Through a Speculum
that Shines, p. 280.
13
Wehr (1971/1977), « Jakob Böhme », p. 100.
14
Couliano (1984), Eros et magie à la Renaissance : 1484.
15
Merkur (1993), Gnosis.
16
Les textes de Jung relatif à « l’imagination active », sont regroupés dans Chodorow (Éd.) (1997), Jung
on Active Imagination.
17
Voss (1996), « Imagination in mysticism and esotericism ».
18
Versluis (2000), « Western Esotericism and consciousness » et Versluis (2004), Restoring Paradise.
Introduction 5

Au niveau épistémologique, la thèse de Patrick Geay, dirigée par Jean-Jacques


Wunenburger, amorce une critique des utilisations contemporaines en sciences
humaines du concept d’imaginal emprunté aux traditions mystiques et ésotériques. De
plus, la thèse de Françoise Bonardel19 fait l’examen critique de la pensée moderne à la
lumière de la sensibilité hermétique20 aux espaces médiateurs. Ricoeur, quant à lui,
accorde également une place à l’imagination comme pivot de l’herméneutique
spirituelle21.
Jean-Jacques Wunenburger développe une philosophie qui permet d’intégrer la
conception d’imaginal avec celles de l’imaginaire symbolique et de l’image.
Wunenburger propose ainsi une gradation allant de la fantaisie au symbolique, puis à
l’imaginal. Il devient de plus en plus justifié de songer à une certaine « résonance » d’un
niveau vers l’autre, articulé à une expérience du sacré. Jean-Jacques Wunenburger s’est
également intéressé au lien entre la question du sens et du social aujourd’hui. Il
développe une perspective sur les épistémologies du complexe favorisant un dialogue
entre la raison sèche et la sensibilité du sujet. Cette raison sèche est conséquence d’une
primauté accordée à la technicité scientifique au détriment des autres modalités de
regard sur le monde. Ce qui nous conduit à l’oeuvre d’Henri Atlan22 qui propose avec
rigueur une intercritique de la raison scientifique et de la raison mystique. Une
perspective nous invitant à une relecture des médiations hermétiques.

L’imagination en question dans ce mémoire


Les aspects esthétique, anthropologique, philosophique ou littéraire de
l’imagination ont déjà fait l’objet d’études, dont plusieurs abordent le contexte
religieux23. Pour notre part, c’est l’imagination liée aux visions eidétiques dans

19
Bonardel (1993), Philosophie de l’alchimie : Grand Œuvre et modernité.
20
« hermétique » : relatif à l’hermétisme, en références aux divers courants se réclamant du patronage
d’Hermès. Cf. Bonardel (2002), La Voie hermétique pour un aperçu général. Se référer aussi à l’article
de Faivre (1998) « Questions of Terminology […] ».
21
Ricoeur (1977), « Herméneutique de l’idée de Révélation ».
22
Atlan (1986), À tort et à raison.
23
Pour une bonne introduction aux diverses études sur l’imagination et l’imaginaire, cf. Joël Thomas (éd.)
(1998), Introduction aux méthodologies de l’imaginaire. Pour voir les plus récents développements de la
phénoménologie de l’imagination, on peut consulter le vol. LXXXIII des Analecta Husserliana (Yearbook
of phenomenological research): Anna-Teresa Tymieniecka (éd.) (2004), Imaginatio creatrix: The Pivotal
Force of the Genesis/Ontopoiesis of Human Life and Reality.
Introduction 6

l’expérience spirituelle qui délimite notre sujet de recherche. Corbin estime que cette
dimension de l’imagination est douée d’une faculté ayant une valeur noétique24, reliée à
tout un monde spirituel (mundus imaginalis), « le lieu des visions théophaniques25 ». Le
rapport entre les visions théophaniques et l’acte de connaissance mérite notre attention.
Selon Wunenburger26, les réalités imaginales sont des « représentations porteuses de
sens essentiel sur des réalités ultimes » qui « peuvent être comprises comme des corps
immatériels qui surgissent d’ailleurs et s’imposent au sujet ». Ce rapport à l’imagination
est d’un tout autre ordre que celui du loisir et son expérience semble laisser une forte
impression à l’individu (« surgissent », « s’imposent »). Paul Ricœur, quant à lui,
commente l’importance de l’imagination en ces termes :

« L’imagination est cette part de nous-même […] qui seule peut


rencontrer la révélation non plus comme prétention inacceptable, mais
comme un appel non contraignant27 ».

Pour Ricœur l’imagination constitue l’unique moyen d’établir une rencontre avec la
révélation qui puisse interpeller l’individu.

Elliot Wolfson, retraçant le rôle de l’imagination dans la kabbale juive,


affirme qu’il importe de considérer :

« a foundation in the phenomenology of mystical experience that is to be


located in the symbolic imagination, that is, the divine element of the
soul that enable one to gain access to the realm of incorporeality by
transferring or transmuting sensory data and/or rational concepts into
symbols. In that regard, the primary function of the imagination may be
viewed as hermeneutical28 ».

Quelle est donc cette fonction herméneutique de l’imagination? Comment


s’articule-t-elle? En quoi les passages entre données sensorielles, rationnelles et

24
Corbin (1964), « Mundus Imaginalis ou l’imaginaire et l’imaginal », p. 8. « […] faculté ayant une
fonction cognitive, une valeur noétique, aussi réelles de plein droit que celle de la perception sensible ou
de l’intuition intellectuelle ».
25
Corbin (1958/2000), L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabî, p. 12.
26
Wunenburger (2002) « L’Arbre aux images ».
27
Ricoeur (1977), « Herméneutique de l’idée de révélation », p. 54.
28
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p.8.
Introduction 7

symboliques permettent-elles l’accès à un monde d’incorporalité? Que vient faire


l’incorporalité dans cette expérience? Comment s’effectue ce passage?
Parlant surtout de la théosophie chrétienne, Antoine Faivre résume :

« L’imagination […] est l’outil de la connaissance de soi, du monde, du


Mythe, l’œil de feu perçant l’écorce des apparences pour faire jaillir des
significations […], [elle permet] d’utiliser ces intermédiaires, ces
symboles, ces images à des fins de gnose ». 29
« Il ne s’agit donc pas de la « folle du logis », mais d’une sorte d’organe
de l’âme grâce auquel l’homme pourrait établir un rapport cognitif et
visionnaire avec un monde intermédiaire ».30

L’imagination est encore présentée comme un outil de connaissance et de mise en


rapport visionnaire. De quelle façon fait-elle « jaillir des significations » ? Puisqu’elle
n’est pas la « folle du logis », ces significations ne sont certainement pas le fait du
hasard de la fantaisie personnelle.
Ces conclusions exprimées par Corbin, Wunenburger, Ricoeur, Wolfson et
Faivre à propos de l’imagination liée à une expérience de gnosis, ainsi que la question
méthodologique d’Hanegraaff citée en début d’introduction, montrent l’importance de
développer davantage les moyens d’analyses. Ceux-ci permettront de mieux distinguer
les spécificités propres aux traditions et aux auteurs. Ainsi, une meilleure
compréhension des expériences spirituelles concernées sera possible.

Direction et objectifs
Notre travail vise à cerner la place des expériences relevant de l’imagination
dans les courants ésotériques, il s’intéressera aux types de rapport phénoménologique en
cause.
Les modèles récents en sciences des religions mettent l’accent sur les identités
complexes et le processus de négociation de ces identités en contexte de pluralisme
religieux. L’étude des courants ésotériques occidentaux est particulièrement sensible aux
influences réciproques entre traditions spirituelles. On rencontre ainsi fréquemment des
mentions relatives à « l’apport de la kabbale juive », « l’influence de la théosophie

29
Faivre (1992/1999), « Comment écrire l’histoire des courants ésotériques occidentaux modernes? », p.
14.
30
Faivre (1996), Accès de l’ésotérisme occidental, Vol. 2, p. 28-29.
Introduction 8

chrétienne », etc. Notre travail constitue une occasion de comparer des études de pointe
sur la notion d’imagination opérant dans divers courants ésotériques. Plus précisément,
il s’agit de concentrer notre parcours sur la kabbale juive, la théosophie chrétienne et
quelques courants de magie rituelle. De cette façon, nous aurons un portrait des formes,
continuités et mutations de l’expérience de l’imagination dans ces courants.
Ainsi il s’agira, tout en respectant les différences et particularités, de mettre en
lumière les processus reliés à l’exploration noétique du mundus imaginalis. Celui-ci
semblant en effet relever d’une forma mentis particulière dont la présence a été
identifiée au sein des trois grandes traditions monothéistes31. Nous ne souhaitons pas
nous diriger vers une proposition de primauté de l’expérience imaginale, pas plus que
vers un concept pernicieux comme celui d’un « ésotérisme universel ».

Orientation précise de la recherche


De façon plus spécifique, nous cherchons d’abord à situer au plan
méthodologique les diverses approches et conceptualisations de l’imagination dans les
courants ésotériques. Sur un plan historique, nous analysons les notions et thèmes
importants dans l’herméneutique des expériences imaginales. Au niveau
phénoménologique finalement, nous nous intéressons aux impacts de l’expérience pour
le sujet dans son rapport au divin, au monde et au fait humain.

STRUCTURE DU TRAVAIL
Le premier chapitre présente les enjeux du champ disciplinaire de l’étude des
courants ésotériques au sein des sciences des religions. Il se termine par une brève mise
en contexte historique des développements de la notion d’imagination. Ce chapitre
dresse un arrière-plan disciplinaire et méthodologique de départ.
Au deuxième chapitre, nous nous intéressons à la kabbale juive à un double titre.
D’abord elle fait l’objet d’une attention scientifique soutenue propice à enrichir les
propos du premier chapitre. Ensuite, les courants kabbalistiques ont grandement

31
L’étude d’Henry Corbin déjà citée à propos du soufisme, l’étude de Wolfson (1994) Through a
Speculum that Shines (ainsi que les travaux de Moshe Idel) pour le judaïsme, et les multiples travaux
d’Antoine Faivre, de Pierre Deghaye, d’Alexandre Koyré et d’Arthur Versluis pour la théosophie
chrétienne.
Introduction 9

influencé la formation de plusieurs courants ésotériques aux sensibilités théosophiques32


ou théurgiques33. Nous dégagerons des thèmes clefs qui soutiennent la compréhension,
par la suite, tout au long de ce travail.
Le troisième chapitre porte exclusivement sur la théosophie chrétienne, lieu de
triomphe par excellence de l’imagination ésotérique occidentale. Nous aborderons le
rôle déterminant de Paracelse, le développement de l’imagination chez Böhme pour
finalement traiter de la forme d’expérience théosophique telle qu’elle se développera par
la suite.
Le quatrième chapitre s’intéresse aux courants où est mise en valeur l’opérativité
spirituelle de l’imagination comme la théurgie (médiévale et moderne) et la magie
rituelle dans une optique de révélation ou de rencontre avec des êtres intermédiaires.
Après avoir traité des formes « classiques » de magie rituelle médiévale et de
l’expérience qui en découle, nous nous arrêterons sur le cas particulier du savant anglais
John Dee qui a l’avantage d’avoir laissé plusieurs carnets de notes personnelles. Ce
chapitre se termine par un exposé des transpositions contemporaines issues de ces
courants.
Le cinquième chapitre identifie le changement de perspective propres aux
transpositions contemporaines. La critique du changement de perspective conduit à une
discussion sur l’expérience fondatrice et le rôle du sujet dans l’expérience.

32
Nous utilisons le terme « théosophie » conformément à l’usage dans l’histoire des courants mystiques et
ésotériques. Il réfère à l’intérêt porté à la sagesse divine, à la compréhension de la dynamique de Dieu et
du Cosmos. Il est utilisé en ce sens surtout depuis le début du XVIIe siècle. Pour un essai de périodisation
du terme et du courant, se référer à Faivre (1996), Accès de l’ésotérisme occidental, tome 2, p. 45-100. Le
qualificatif est employé dans un sens similaire par Scholem, Idel et Wolfson pour identifier une
orientation propre à certains courants kabbalistiques.
33
Nous utilisons le terme « théurgie » afin de traiter des pratiques rituelles magiques visant à rencontrer le
divin et inscrire le praticien dans l’œuvre de Dieu. Ceci vise à distinguer des pratiques magiques usant des
esprits planétaires ou élémentaires dans un but strictement utilitaire. Nous verrons plus en détails ces
nuances au chapitre quatre.
- Chapitre 1 -
Champ d’étude émergent : « western esotericism »

Au sein des sciences des religions, un développement massif s’est produit au


cours de la dernière décennie. L’étude des courants ésotériques occidentaux (‘western
esotericism’) s’est réellement instituée au cours des années 1995-2005 qui s’ouvrent
avec les souhaits et les soucis méthodologiques abordés lors du congrès de l’
International Association for the History of Religion (IAHR) à Mexico en 1995.
Ce congrès a donné naissance au projet d’un dictionnaire encyclopédique
spécialisé, à la création d’un journal scientifique (ARIES, biannuel publié chez Brill) et
à l’établissement de deux nouvelles chaires de recherche dont l’une (à l’université
d’Amsterdam) couvre plusieurs cours et diplômes universitaires. La décennie se clôture
avec la publication du projet de dictionnaire encyclopédique chez Brill et la création de
deux sociétés savantes, américaine (Association for the Study of Esotericism) et
européenne (European Society for the Study of Esotericism)34.
La première vague, dans les années 60-70, fut grandement marquée par les
travaux de l’historienne Frances A. Yates qui voyait dans l’histoire des courants
ésotériques un accès privilégié à une contre-culture occidentale. La relecture effectuée
par Dame Frances ouvrit la voie à de nombreux axes de recherche35, mais le détail de
son argumentation est maintenant grandement critiqué.
Ainsi, les récents développements que nous analyserons ci-dessous s’intéressent
aux courants ésotériques non plus comme contre-culture quasi-autonome, mais en tant
que dimension historique négligée36 en mesure de nous renseigner sur la dynamique de

34
Se référer au tableau I.
35
N’oublions pas également d’importants chercheurs non anglophones, moins connus du large public,
mais dont les travaux de qualités sont toujours utiles aujourd’hui. Ils ont contribué à l’avancement du
champ d’étude. En français mentionnons les travaux de François Secret sur les interprétations chrétiennes
de la kabbale (1964), d’Eugène Susini sur Franz von Baader (1942), d’Auguste Viatte sur l’illuminisme et
« les sources occultes du romantisme » (1928). En allemand signalons les travaux de Will-Erich Peuckert
sur la pansophie (1956, 1967), Karl R.H. Frick à propos des sociétés initiatiques théosophiques,
gnostiques ou rosicruciennes (1973, 1975, 1978).
36
cf. Hanegraaff (2001), « Beyond the Yates Paradigm: The Study of Western Esotericism between
Counterculture and New Complexity », p. 30.
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 11

la culture occidentale37 dans la construction individuelle ou collective d’identités


religieuses complexes.
Le chapitre se divise en deux sections. Une première section s’intéresse aux
enjeux actuels de l’étude des courants ésotériques. La seconde section dresse un
historique général de la notion d’imagination dans les courants ésotériques, permettant
au lecteur de constater la constitution progressive de ce concept.

1. MODÉLISATION ET ENJEUX DISCIPLINAIRES ACTUELS


Il a longtemps été difficile de trouver un point de vue englobant et scientifique
sur les courants ésotériques en occident. La constitution du champ disciplinaire de
l’étude des courants ésotérique occidentaux (Western Esotericism) favorise maintenant
la publication critique en ce domaine. Un des problèmes rencontrés fréquemment
provient de la tentative de délimiter les courants ésotériques en identifiant une doctrine
qui leur serait propre. En effet, une littérature se prétendant savante présente
« l’ésotérisme » comme un corpus doctrinal particulier. Cela manque de précision et ne
résiste pas à l’analyse car, par exemple, le contenu doctrinal des interprétations
chrétiennes de la kabbale n’a à peu près rien de semblable à celle d’un alchimiste. Ainsi,
avant de chercher à parler d’un point de vue global, il convient de s’intéresser aux
particularités en analysant d’abord de façon détaillée chacune des composantes d’un
courant. La pratique méditative d’un illuministe comme Louis-Claude de Saint-Martin
(cf. chapitre 3) est tout autre que celle menée par John Dee avec les anges (cf. chapitre
4). L’attention aux identités complexes demande également la même prudence que l’on
retrouve dans le secteur général des sciences des religions et de la théologie, c’est-à-dire
d’éviter de considérer comme un bloc homogène les traditions religieuses. Le
christianisme est pluriel. Une grande variété existe même au sein de ses traditions que
sont le catholicisme ou le protestantisme. La même chose existe au sein d’autres
religions. A fortiori au sein des courants ésotériques occidentaux enchâssés dans ces
traditions religieuses. Ce n’est pas tout de parler d’alchimie par exemple, encore faut-il
reconnaître et s’attarder aux différences parfois fondamentales entre ses représentants.

37
Stuckrad (2005), « Western Esotericism : Towards an Integrative Model of Interpretation », p. 80.
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 12

Malgré ces différences, selon l’objectif et la nature du discours, il est possible de dire
quelque chose du christianisme, du catholicisme ou de l’alchimie de façon pertinente.

Modèle d’Antoine Faivre : forme de pensée et air-de-famille


Les années 90 sont marquées par la diffusion rapide du modèle de type
historique d’Antoine Faivre38, un modèle suivant une logique d’air-de-famille39
(Wittgenstein) décrivant une « forme d’esprit » propre aux divers courants ésotériques40.
Antoine Faivre, dont l’intérêt depuis ses premières publications se porte non seulement
sur l’analyse historique mais également sur l’aspect théologique et philosophique de ces
courants, nous présente donc une critériologie issue de l’histoire tout en étant attentif à
une dimension phénoménologique et théologique particulière.
L’ésotérisme occidental41, suivant cette critériologie, est une forme de pensée
identifiable par la présence de quatre caractères fondamentaux intrinsèques (nécessaires
et suffisants) et de deux caractères secondaires (non nécessaires) dont la présence est
fréquemment remarquée. Soulignons que l’imagination constitue une des
caractéristiques intrinsèques. Les caractères fondamentaux sont :
(1) L’idée de correspondance : vieille idée du microcosme et du macrocosme,
l’univers comme théâtre de miroirs et mosaïque de hiéroglyphes à déchiffrer,
rapport d’interprétation permanent entre l’individu et le cosmos, entre Nature,
histoire et texte sacré.
(2) La Nature vivante : le cosmos est aussi vivant, palpitant. L’idée est liée à celle de
gnose et du salut du monde. Dans une moindre importance, elle se rattache à une
magie dans un sens opératif.

38
cf. Jean-Pierre Laurant (2000), « l’ésotérisme chrétien », in : Encyclopédie des religions, p. 687-700.
39
À propos des aspects méthodologiques de la logique des « airs de famille » dans le domaine des
sciences des religions, cf. Jean-Marc Tétaz et Pierre Gisel (2002), « Statut et forme d’une théorie de la
religion », p. 14-15; et Jean-Marc Tétaz (2002), « Image de l’inconditionné : Éléments pour une théorie
post-métaphysique de la religion à partir de Habermas et de Wittgenstein », p. 46 et suivantes.
40
Originalement publié dans le cadre de conférence à l’EPHE en 1992, dont la diffusion est relativement
restreinte. Il fut par la suite intégré dans l’importante section « l’ésotérisme et la recherche universitaire »
du deuxième volume de l’ouvrage Accès de l’ésotérisme occidental parut en 1996, qui a connu une
importante diffusion. Finalement, il fut par la suite publiée à nouveau dans les Cahiers de sciences
religieuses (EPHE), en 1999.
41
Faivre (1996), Accès de l’ésotérisme occidental, vol. 2, p. 25-30.
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 13

(3) Imagination et médiations : notion complémentaire, nécessaire pour lire la


« signature des choses », les hiéroglyphes du monde. L’intérêt se porte vers les
intermédiaires entre Dieu et le monde, sur l’échelle de Jacob. L’imagination
comprise comme :

« faculté qui justement permet d’utiliser ces intermédiaires,


symboles, images à des fins de gnose, de mettre en pratique active
la théorie des correspondances et de découvrir, voir, connaître, les
entités médiatrices entre le divin et la Nature. […] une sorte
d’organe de l’âme grâce auquel l’homme pourrait établir un
rapport cognitif et visionnaire avec un monde intermédiaire, un
mésocosme […]42 ».

(4) L’expérience de la transmutation : l’idée de transmutation ajoute une dimension


d’expérience vécue, non seulement visionnaire mais initiatique. L’expérience de
gnosis qui transforme, et conduit à une « seconde naissance ». La transmutation
peut toucher à l’individu ou à la Nature (cosmos).

Les deux caractères secondaires sont :


(A) La pratique de la concordance : la notion de philosophia perennis, recherche
d’une tradition primordiale;
(B) La transmission : filiations, initiations, canaux d’action.

Découlant du modèle de Faivre, Hanegraaff précise qu’une tradition ésotérique


ainsi comprise consiste en une continuité historique où les individus et/ou groupes
voient leurs idées et pensées influencées par des idées ésotériques antérieures qu’ils
utilisent et développent en fonction de leur propre situation culturelle et historique.
L’étude diachronique d’une telle tradition doit être d’ordre génétique, c’est-à-dire en
retraçant la filiation des idées et des pratiques sans avoir l’intention a priori d’en
démontrer « l’unité métahistorique », ou le caractère précurseur. L’intention du
chercheur devrait être de clarifier les chemins complexes par lesquels les individus

42
Faivre (1996), Accès de l’ésotérisme occidental, p. 28-29.
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 14

s’approprient, (ré)interprètent, (re)construisent les idées et pratiques dont ils héritent43.


C’est à ce genre d’exercice que s’apparente le présent travail.
Il est généralement admis que le modèle d’Antoine Faivre a permis d’aller au-
delà de plusieurs dichotomies simplistes posant problèmes à l’étude de ces courants
comme l’opposition présumée entre ésotérisme et religion. De même, les travaux de
Faivre ont généralement fait progresser le milieu académique en aidant à falsifier la
croyance en une doctrine de l’ésotérisme. Cette croyance avait, par le passé et par des
études dogmatiquement orientées, grandement nui à la compréhension des complexités
de la culture occidentale44… ou des cultures en occident.
Les approches historiques des courants ésotériques – comme celle d’Antoine
Faivre – se distinguent des approches typologiques. Dans des approches typologiques on
verra, par exemple, le concept d’ésotérisme conçu de façon structurelle ou essentielle.
Dans le premier cas, l’ésotérique est conçu comme un type d’activité religieuse à
caractère secret, une description structurelle de ce qui est réservé à quelques choisis :
doctrine secrète ou société occulte. Dans une compréhension essentialiste (‘religionist’)
de l’ésotérisme, celui-ci prend alors la signification du sens profond des religions,
opposé au sens « exotérique » dévalorisé de celles-ci. Il est alors présenté comme
l’essence mystique et véritable des religions. S’il apparaît que l’usage du mot
« ésotérique » est étymologiquement possible dans ces contextes, cela pose problème
s’il est retenu du point du vue méthodologique. Afin de cerner le domaine sans imposer
a priori de lecture prédéfinie et de biais anachronique dans l’analyse, il faut procéder
avec plus de circonspection. Ainsi, les approches historiques, quant à elles, conçoivent
les courants ésotériques « not as a type of religion or a structural dimension of it, but as
a general label for certain specific currents in Western culture that display certain
similarities and are historically related » 45. Malgré les débats sur les limites précises et
la portée historique du concept d’ésotérisme occidental, il y a consensus général46 sur

43
Hanegraaff (1995), « Empirical method in the Study of Esotericism », p. 117-118.
44
Stuckrad (2005), « Western Esotericism : Towards an integrative model of interpretation », p. 82.
45
Hanegraaff (2005), « Esotericism » in : Dictionary of Gnosis and Western Esotericism (DGWE), p. 337.
46
Voir: Hanegraaff (2005), DGWE, « Esotericism », p. 338 et la politique éditoriale du journal Aries, en
page 1 de chaque numéro. Pour des définitions et des repères sur ces courants et notions, voir la
conférence d’Antoine Faivre au congrès de l’International Association for the History of Religion,
Mexico, 1995, publiée dans : Antoine Faivre (1998), « Questions of Terminology Proper to the Study of
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 15

certains courants principaux que sont, à partir de l’époque moderne : l’hermétisme de la


renaissance et sa philosophie occulte dans un contexte généralement néoplatonicien,
l’alchimie, les courants paracelsiens et rosicruciens, la kabbale chrétienne et ses
influences judaïques, la théosophie chrétienne et les courants illuministes, la mouvance
occultiste du XIXe et XXe siècle, ainsi que tous les développements tardifs de ces
courants jusqu’à leur récupération dans le phénomène du « nouvel-âge ». Si on regarde
en amont, on y trouvera le gnosticisme et l’hermétisme de l’antiquité tardive, la théurgie
néoplatonicienne et divers courants magiques qui se rencontreront dans la synthèse de la
Renaissance.

Discussion
Pour faire suite aux idées exprimées plus haut, il est en effet nécessaire de
reconnaître et d’étudier l’impact complexe de la rencontre de divers courants au sein des
courants ésotériques occidentaux. Mais il convient de toujours garder en tête qu’il s’agit
là d’une abstraction académique utile pour regrouper diverses thématiques, traditions,
courants s’influençant les uns les autres au sein de la culture occidentale. Les limites
doivent être réfléchies lorsque la réalité empirique que l’on désire désigner par
« ésotérisme » est strictement la même que celle de la « religion » commune, comme
c’est le cas dans le Dictionnaire critique de l’ésotérisme (PUF, 1998) qui – malgré un
souci d’érudition certain et une excellente équipe de rédaction – traite autant de
mythologie celtique, de magie africaine, de l’Égypte pharaonique que de théosophie, de
kabbale et d’alchimie.
Hanegraaff et Faivre soulèvent à leur tour les problèmes de l’idée d’un
ésotérisme universel, ou d’une étude comparative transculturelle de l’ésotérisme. Ainsi,
la très grande majorité des chercheurs académiques rejettent l’idée de philosophia
perennis, de Tradition unique, comme hypothèse de travail au fondement du champ
d’étude. Ces chercheurs s’appuient sur un réductionisme non-axiomatique (Hanegraaff)
ou réductionisme faible (Atlan)47. On peut se demander si le désir et la tentation de créer

Esoteric Currents in Modern and Contemporary Europe », in : Western Esotericism and Science of
Religion, p. 1-10.
47
Sur la notion de réductionisme non-axiomatique, voir Hanegraaff (1995), « Empirical method… », p.
100-104, qui s’inspire des travaux de Platvoet. Pour Atlan, le réductionnisme nécessaire et utile à la
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 16

un concept d’ésotérisme universel, sous le couvert d’un argument méthodologique


d’inclusion de traditions non-chrétiennes et non-occidentales, ne constituent pas en fait
une incursion de la tentation unificatrice (souvent simplificatrice) dans l’élaboration
scientifique.
D’autre part, des critiques s’élèvent face au caractère un peu trop limitatif de la
critériologie d’Antoine Faivre. Certains souhaiteraient y inclure d’autres courants et les
débats se tiennent donc sur la délimitation du concept de Western Esotericism. La
critériologie d’Antoine Faivre sert néanmoins de point de référence en ce qui concerne
les sujets et courants dont nous nous préoccupons dans ce travail. Ces débats
disciplinaires sont signes d’un milieu académique sain. La force heuristique du modèle
de Faivre provient du fait d’avoir été généré à partir d’études de cas, de courants
particuliers, ce qui assurait une correspondance directe avec les préoccupations des
courants dont il est question. « L’ésotérisme » étant une abstraction pratique servant au
regroupement de courants particuliers formant une constellation serrée entre eux, il sera
certainement plus profitable d’étudier ces courants particuliers afin de mettre au jour les
thèmes, idées, pratiques et interrelations existant entre eux. Ainsi, le modèle général
évoluera en conséquence et ne sera pas posé en a priori.
Dernièrement, le champ d’étude est mis à l’épreuve afin de vérifier la solidité et
la validité de plusieurs concepts développés originellement pour l’étude de « population
étrangère ». Comme le décrit Hanegraaff dans sa contribution au manuel New
Approaches to the Study of Religion48, la nouvelle tendance n’est pas à étudier ces
courants afin de trouver une idéologie pour aujourd’hui (approche contre-culturelle),
mais plutôt pour mettre au défi les opinions et idées reçues sur le développement de
notre civilisation et l’historiographie fort sélective dont nous héritons.
Stuckrad, dans de récentes publications, soulève deux éléments forts pertinents.
Le premier, déjà mentionné en ouverture de chapitre, a trait au rapport que
l’historiographie générale de la culture occidentale entretient avec le concept de courant

démarche scientifique est un réductionnisme dit faible, posé comme a priori et non comme a posteriori
interprétatif. Le réductionnisme faible, est donc un jeu auquel se discipline le scientifique, une méthode
qui a fait ses preuves d’efficacité. On se gardera par ailleurs de confondre les succès opératoires des
concepts des diverses sciences avec quoi que ce soit de l’ordre d’un « discours théorique sur l’unité du
réel » (Atlan (1986), À tort et à raison, p.66).
48
Hanegraaff (2004), « The Study of Western Esotericism : New Approaches to Christian and Secular
Culture », p. 509.
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 17

ésotérique49. Le second suggère que l’étude des courants ésotériques doit s’intéresser et
enrichir nos connaissances sur la complexité des identités religieuses. Suite à ses
collaborations avec Kippenberg50, Stuckrad insiste sur l’importance du processus de
négociation de ces identités en contexte de pluralité – qui constitue une situation de fait
dans l’histoire européenne depuis longtemps – ainsi qu’une attention particulière aux
transferts discursifs51.

2. IMAGINATION DANS LES COURANTS ÉSOTÉRIQUES :


MISE EN CONTEXTE HISTORIQUE.

Nous nous intéressons tout particulièrement dans ce travail au caractère


« Imagination et médiation » de la critériologie d’Antoine Faivre. Nous avons déjà situé,
en introduction, diverses définitions de l’imagination dans ce type de courants. Nous en
donnons ici la description récente, telle qu’elle figure dans le Dictionary of Gnosis and
Western Esotericism (2005) :

« in a mystical and esoteric context the imagination has been believed to


give access to levels of reality deeper than those that can be experienced
by the senses, and thus to function as a domain of mediation between
different ontological planes. As such it enables man to transcend the
material world and gain access to the divine. In other words, the
imagination could become a bridge between microcosm and
macrocosm.52»

Nous présentons donc ici un bref survol de la constitution de quelques notions


clefs pour la compréhension de l’imagination au sein des expériences qui nous
intéressent dans le cadre de ce travail. Ce panorama permettra de contextualiser, dans
49
Stuckrad (2005), « Western esotericism : Towards an integrative model of interpretation », p. 80.
50
La publication d’une monographie conjointe : Einführung in die Religionswissenschaft : Gegenständ
und Begriffe, chez Beck, Munich (2003); ainsi que le chapitre « Religionswissenschaftliche Überlegungen
zum religiösen Pluralismus in Deutschland: Eine Öffnung der Perspektiven » in: Lehman, H. (Éd.) (2003),
Multireligiosität im vereiten Europa: Historische und juristische Aspekte, Göttingen, Wallstein Verlag, p.
145-162.
51
Le transfert discursif est une notion liée aux identités en contexte de pluralité. Il souligne la distance
entre les canons officiels et le discours de vie des croyants. Le transfert discursif peut également
s’effectuer entre domaines, religions ou groupes culturels. Les éléments du discours sont transformés
suivant les débats et intérêts contemporains, partagés par les gens de diverses traditions religieuses. Voir
Stuckrad (2005), « Western esotericism : Towards an integrative model of interpretation » et Faivre
(2006) «Kocku von Stuckrad et la notion d’ésotérisme » pour un texte critique.
52
Hanegraaff et van den Doel (2005), « Imagination », DGWE, p. 606.
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 18

une vision (très) générale, le façonnement progressif et les transferts discursifs qui
marquent l’émergence de la notion d’imagination telle qu’on la retrouve dans les
courants ésotériques. Nous aborderons plus en détail dans la suite de ce travail quelques
moments clefs de ces passages. Pour un historique plus détaillé de l’évolution du
concept en philosophie ou en théologie, nous référons le lecteur aux ouvrages
spécialisés.

Néoplatonisme
Les courants néoplatoniciens assignent une place importante à l’imagination.
Sans entrer dans les détails de la conception complexe de l’imagination chez Plotin,
disons que si une partie de l’imagination concerne les perceptions des sens (physis), de
façon semblable aux courants aristotéliciens, une autre – phantastikon – relie la partie
inférieure de l’âme à sa partie supérieure. Cette partie supérieure est en contact, selon
Plotin, avec le monde intelligible. Du coup, l’imagination n’est plus seulement une
fonction de la psychè entre les perceptions et l’intellection, elle se trouve également liée
à l’horizon d’éternité. Hanegraaff et van den Doel confirment que les néoplatoniciens
s’inscrivant dans la lignée de Plotin (et de Proclus) développèrent des pratiques
théurgiques où l’imagination jouait un rôle important en vue de restaurer le contact entre
l’homme et le divin53.
Ainsi, les néoplatoniciens pensaient que l’imagination, du fait de son lien avec la
physis, était influençable par les sons, les vapeurs ou les odeurs que l’on peut retrouver
dans une pratique rituelle. En contrepartie, le positionnement de l’imagination, en lien
avec les parties élevées de l’âme, lui permettait aussi de tirer profit de l’âme du monde.
L’imagination venait de faire son entrée dans les pratiques magiques (théurgiques). Son
rôle est teinté d’une qualité unificatrice de l’expérience à travers les diverses dimensions
d’existence d’un individu54. Rêves, visions et prophéties occupent alors un rôle
important dans la pratique religieuse et la discussion philosophique.

53
Hanegraaff et van den Doel (2005), « Imagination », DGWE, p. 608.
54
Nous verrons, au chapitre sur les perspectives critiques, à la section « divorce discret » (au sein de la
partie 5.1.), ce qu’il est advenu de cette qualité dans les mouvements magiques contemporains.
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 19

Culture arabe et perse


Certains penseurs, comme Al-Kindi (De Radiis), Avicenne, Al-Ghazali et Al-
Suhrawardi, accordent à l’imagination un statut ontologique encore plus important que
celui du néoplatonisme classique55. Chez Al-Kindi et Avicenne se développe l’opinion
des effets « transitifs » de l’imagination, ayant pouvoir sur la matière. Pour eux,
l’imagination est liée aux influences célestes qu’elle peut rediriger dans notre monde
sub-lunaire. Chez Avicenne semble apparaître un discours du miroir de l’âme qui reflète
en ce monde les influences astrales56. Le rôle « formateur » de l’imagination devient de
plus en plus intéressant pour notre propos lorsqu’il prend corps à une expérience
spirituelle. Ainsi, les thèmes de la « mise en forme » et du miroir seront propulsés avec
le temps dans une dynamique de relation spirituelle au monde (Paracelse, 1493-1541),
au sein du microcosme humain, et encore plus tard au sein même de la divinité à partir
de Jakob Böhme (1575-1624) pour le monde chrétien57, et avant cela dans les courants
kabbalistiques58.
Al-Ghazali (1059-1111) ajoute une notion de fascinatio, qui met en action
l’imagination en créant un enchantement comparable à la relation amoureuse59. Les
thèmes du lien et du désir s’esquissent. On retrouvera plusieurs pages de discussions
philosophiques sur le pouvoir du lien ainsi créé dans les traités plus tardifs de Giordano
Bruno comme le De magia ou le De Vinculis.60
Les thèmes du rapport sensoriel, de la médiation et des êtres intermédiaires se
situent progressivement dans l’horizon du thème de l’imaginatio. Ainsi, pour Avicenne,
c’est l’imaginatio qui permet à l’âme après la mort de faire l’expérience des douleurs
infernales ou des béatitudes divines61. Pour Al-Suhawardi (1154-1191), ce monde est
situé entre le matériel et le spirituel où l’imagination prend le relais sur l’expérience

55
Hanegraaff et van den Doel (2005), « Imagination », DGWE, p. 609. Rahman (1964), « Dream,
Imagination and ‘Alam al’Mithal’ ».
56
Hanegraaff et van den Doel (2005), op. cit., p. 609.
57
cf. chapitre 3.
58
cf. chapitre 2.
59
Hanegraaff et van den Doel (2005), op. cit., p. 609.
60
Se référer à l’excellente et stimulante étude de Ioan Couliano (1984), Éros et magie à la renaissance :
1484, où il est entre autres questions du rapport entre éros, magie et imagination. Les deux traités de
Giordano Bruno De Magia et le De Vinculis ont été traduits et annotés par Danielle Sonnier et Boris
Donné, chez Allia en 2000 (De la magie) et 2001 (Des liens).
61
Hanegraaff et van den Doel (2005), op. cit., p. p. 609.
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 20

sensorielle. Les images de ce monde peuvent se manifester dans la matérialité en tant


que démons ou diables62. Ces auteurs ont négligé de mentionner Ibn Arabi (1165-1240)
dans les jalons importants du développement de l’expérience spirituelle par
l’imagination dans le monde arabe (voir Corbin63).

Passage latin
Dans le monde latin, nous retrouvons, dès la fin du 11e siècle, les œuvres
majeures grecques et arabes en circulation. Les courants de type néoplatonicien y
présentent l’imagination jouant un rôle de médiation vers le monde de l’intellect. L’âme
devra ensuite se détacher de l’imagination pour se libérer complètement du lien à la
matière. « The result is a christianization of Neoplatonic theurgy, which has become an
inner mystical ascent by means of contemplation »64. Nous n’abordons pas les
développements des théories de l’imagination comme fonction psychologique
(mémoire, images, etc.), ni des théories sur l’influence physique comme dans le cas des
stigmates. Il est cependant intéressant de relever leur impact sur les théories de l’amour
(ex. : Andreas Cappelanus, Jean de Meung, Dante Alighieri) où le phantasmata de la
femme peut prendre possession du système pneumatique du bien-aimé65.

Renaissance et rencontre juive


Chez le florentin Marsile Ficin (1433-1499), les thèmes de l’ascension de l’âme
et de la descente de la lumière divine prennent de l’ampleur, l’âme et l’intellect sont
maintenant les miroirs de la lumière divine. L’ascension de l’âme se produit au moyen
des furores, liées à la faculé d’imagination. Les furores seront reprises par Agrippa dans
son célèbre De occulta philosophia (1533), et on les retrouve jusque chez Goethe au
XVIIIe siècle66. Une importante critique doit être apportée à l’article historique
d’Hanegraaff et van den Doel. Ceux-ci se cantonnent, pour la Renaissance, à parler des
courants s’intéressant au néoplatonisme et à l’hermétisme. Or, l’impact de ces courants

62
Hanegraaff et van den Doel (2005), « Imagination », DGWE, p. 609.
63
Corbin (1958/2000), L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabî.
64
Hanegraaff et van den Doel (2005), op. cit., p. 610.
65
Hanegraaff et van den Doel (2005), op. cit., p. 610.
66
On trouve une traduction française d’un article à ce sujet par Rolf Christian Zimmermann (1980), « Les
quatre ‘Furores’ d’Agippa von Nettesheim et le ‘Wanderers Sturmlied’ de Goethe ».
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 21

est déjà bien connu depuis les travaux de Frances Yates67 et D.P. Walker68. Il aurait
alors été plus intéressant pour Hanegraaff et van den Doel de mentionner plus
explicitement la multiplicité des influences, chose qui n’était pas bien connue à l’époque
où écrivait Frances Yates. Ces auteurs ne mentionnent l’influence de la kabbale juive
qu’au passage. Il s’agit là d’une importante omission puisque la Renaissance est
également le point de rencontre historique privilégié entre la kabbale juive et la pensée
chrétienne69. Moshe Idel remarque la proximité des écrits du kabbaliste Alemanno avec
ceux de Jean Pic de la Mirandole, pionnier de l’intérêt chrétien pour la kabbale. Nous
retrouvons chez Alemanno un curriculum d’étude kabbalistique qui comprend
également une phase d’étude des textes de magie qui traitent des techniques de
réceptivité spirituelle. Cette réceptivité spirituelle est liée à l’émanation de visions
divines destinées aux âmes pures convenablement préparées : par l’extérieur, par
l’intérieur et par l’imagination70. Le rôle de l’imagination dans la kabbale et ses thèmes
importants dans la formation des courants ésotériques occidentaux seront analysés au
chapitre 2.
La référence à Marsile Ficin est incontournable en ce qui concerne la pensée de
l’imagination spirituelle à la Renaissance. Hanegraaff et van den Doel négligent
cependant de mentionner clairement un élément important de continuité avec le Moyen-
Âge mis en valeur par les recherches des dernières années. En effet, chez Marsile Ficin -
comme chez d’autres érudits de cette période - le travail philosophique et religieux sur
les courants hermétiques/néoplatoniciens et l’émergence d’une magie spirituelle est en
continuité directe avec les textes de magie rituelle médiévale visant l’obtention de
révélation et de communication avec les mondes célestes71. Cette magie spirituelle est
fortement liée à une vis imaginativa, intermédiaire nécessaire vers les énergies
planétaire en cas de magie naturelle ou des êtres intermédiaires en cas de magie

67
À ce sujet, surtout Yates (1964), Giordano Bruno and the Hermetic Tradition.
68
Walker (1958/1988), Spiritual and Demonic Magic from Ficino to Campanella.
69
cf. François Secret (1964/1985), Les kabbalistes chrétiens de la renaissance; Antoine Faivre et
Frédérick Tristan (Éd.) (1979), Kabbalistes Chrétiens (contient entre autre un article de Gerschom
Scholem sur le sujet); Chaim Wirszubski (1989), Pico della Mirandola’s Encounter with Jewish
Mysticism. Incontournable comme source première, il faut consulter le De arte cabalistica de Johann
Reuchlin (1517), disponible dans une traduction de François Secret (voir bibliographie)
70
Idel (1983), « The Magical and Neoplatonic Interpretations of the Kabbalah in the Renaissance », p.
198.
71
Stuckrad (2005), Western Esotericism : A Brief History of Secret Knowledge, p. 47.
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 22

angélique ou démoniaque (voir les travaux de D.P. Walker, 1958). De même,


l’importance à ce sujet des écrits de Giordano Bruno sur la vis imaginativa, l’éros et la
notion de « liens » est à peine mentionnée.

Naissance de l’imagination créative


Paracelse a permis la constitution d’un autre type de discours et la consécration
d’une autre vision de l’imagination.

« with image of conception, generation, birth and incarnation –


Paracelsus describes how the soul, spurned by desire, uses the power of
imagination to create image, which are, quite litterally, the “bodily”
incarnations of thought.72 »

Plutôt que d’un discours savant de commentaires exégétiques, la réflexion se fait


beaucoup plus visionnaire et près de l’expérience. Paracelse peut être considéré comme
un héritier rebelle du néoplatonisme florentin et de la philosophie occulte qui en
découle. Il est à l’origine d’une lignée de pensée où l’imagination est une puissance
créatrice cosmique, liée au désir et à la volonté, exprimée dans un discours organique,
sexué et visionnaire.
Le pas suivant dans l’association de l’imagination au désir est fait par Böhme
dans une perspective incluant maintenant jusqu’à l’engendrement divin. Nous
reviendrons plus loin sur la dynamique propre à l’expérience de l’imagination chez
Böhme. L’arbre croissant depuis Paracelse présente l’imagination comme force
théogonique et cosmogonique représentant l’essence même de la réalité. Les
développements subséquents passent par le romantisme germanique, par les théosophes
chrétiens du XVIIe et XVIIIe (Jane Lead, John Pordage, Johann Georg Gichtel), ainsi
que ceux de la vague du XVIIIe et XIXe (Louis-Claude de Saint-Martin, Franz von
Baader, Christoph Oetinger, etc.)73.
Hanegraaff et van den Doel sont d’avis que le fil conducteur de ce
développement historique complexe tient à l’accentuation de l’imagination « as
safeguarding the possibility of overcoming the effect of the Fall – whether caused by

72
Hanegraaff et van den Doel (2005), « Imagination », DGWE, p. 612.
73
Le meilleur compte-rendu historique de ces développements se trouve dans Faivre (1996), Accès de
l’ésotérisme occidental, vol. 2, p. 45-170.
Champ d’étude émergent : « western esotericism » 23

Lucifer’s rebellion or reflected in hubris of mere human reason – and finding the way
back to the reintegration with (and of) Eternal Nature, the body of God »74. Ils en
retiennent donc surtout l’aspect de médiation dans le but de maintenir ou d’ouvrir un
contact vers le divin.

Cette mise en contexte historique nous a permis de prendre connaissance d’un


panorama général de l’évolution du rapport à l’imagination dans les courants ésotériques
occidentaux. Plus précisément, nous avons présenté les grands moments de la
constitution progressive du concept d’imagination qui permet d’aboutir à la définition
tiré du Dictionary of Gnosis and Western Esotericism cité au début de la section (p. 17).
Nous avons profité de l’occasion pour apporter des précisions critiques à l’article
d’Hanegraaff et van den Doel au sujet de l’imagination dans les courants ésotériques.

Pour la suite immédiate du travail, nous avons choisi de nous pencher sur
l’imagination impliquée dans l’expérience spirituelle à travers trois contextes en
interactions. D’abord, celui de la kabbale juive (chapitre deux); ensuite celui de la
théosophie chrétienne (chapitre trois) et finalement celui de la pratique médiévale et
postérieure de la magie (chapitre quatre). Les thèmes qui retiendront notre attention sont
ceux de la corporéité, du désir, du miroir et de la révélation. Nous avons en effet
remarqué que ces thèmes se trouvent d’une façon ou d’une autre impliqués dans le
développement d’une pensée ésotérique de l’imagination.

74
Hanegraaff et van den Doel (2005), « Imagination », DGWE, p. 613. Nature, ‘Natur’ au sens
germanique de source profonde; la Nature Éternelle, chez Böhme, n’est pas la nature telle qu’elle se
présente à nous de prime abord. Il s’agit de la Nature source du monde et de Révélation Divine.
- Chapitre 2 -
Apport et constats des études sur la Kabbale

L’étude des courants ésotériques propres au judaïsme est maintenant bien établie.
La Kabbale et son développement jouèrent un rôle majeur au sein de l’ésotérisme en
occident. Si G. Scholem en a étudié les aspects théosophiques, ses successeurs depuis
Moshe Idel ont élargi le spectre et ont analysé les côtés plus extatiques et théurgiques75.
Le développement à la Renaissance de la « kabbale chrétienne » (J. Pic de la
Mirandole, Johann Reuchlin, Heinrich-Cornelius Agrippa, Francesco Giorgi, Knorr von
Rosenroth, F.M. van Helmont, etc.) doit se comprendre et s’enraciner dans une
influence et un dialogue avec les kabbalistes juifs qui leur étaient contemporains76.
Scholem note également la proximité étonnante de l’expérience et des écrits
théosophiques de Jakob Böhme avec ceux des kabbalistes juifs77.
Or, si tous reconnaissent l’apport important de la kabbale dans la constitution des
idées propres aux courants ésotériques occidentaux, très peu d’études s’arrêtent
précisément sur la filiation du rapport à l’imagination dans la kabbale juive. Hanegraaff
et van den Doel78 en appellent d’ailleurs au besoin de recherche afin de tracer plus
précisément l’histoire de l’apport particulier des courants kabbalistiques. Nous avons
donc choisi, comme premier cas d’étude, d’analyser l’œuvre importante d’Elliot
Wolfson en lien avec l’imagination dans les pratiques visionnaires kabbalistiques. Non
seulement nous permet-il de mieux apprécier et cerner cette racine, mais aussi enrichit-il
notre travail par l’importance des réflexions méthodologiques qu’il apporte79.

75
cf. Wolfson (1994), Through a Speculum That Shines : Vision and Imagination in Medieval Jewish
Mysticism, p. 116-117. Pour Moshe Idel, se référer en premier à son Kabbalah : New Perspectives (1988,
Yales University Press) mais aussi à ses travaux plus récents tels Studies in Ecstatic Kabbalah (1988,
State University of New York Press) ; Les Kabbalistes de la nuit (2003, Allia) ; Ascension on High in
Jewish Mysticism (2005, Central European University Press).
76
Voir note # 51.
77
Wehr (1971/1977), « Jakob Böhme », p. 100.
78
Hanegraaff et van den Doel (2005), « Imagination », DGWE, p. 613.
79
Elliot Wolfson est directeur de l’important département des Religious Studies de l’Université de New-
York.
Apport et constats des études sur la Kabbale 25

Quel rapport à l’imagination retrouve-t-on au sein des milieux kabbalistiques en


formation qui pourrait avoir influencé les conceptions subséquentes pour l’occident
chrétien? Quel est donc le statut de l’imagination dans ces pratiques visionnaires? De
quelle façon interprètent-ils ces expériences?
De prime abord, nous discuterons de la méthodologie développée par Wolfson
en lien avec ce domaine. Ensuite, nous analyserons, dans un premier temps, les concepts
et propos utiles à une approche de l’imagination visionnaire ésotérique, et dans un
deuxième temps, le cas très particulier à la kabbale juive. Nous présenterons les thèmes
majeurs que sont la corporisation, le cœur et les miroirs, le rapport Dieu-homme-
cosmos. Finalement, nous traiterons de quelques données sur le rapport de l’individu à
l’expérience.

1. MÉTHODOLOGIE
Comparatisme et contextualité dans l’expérience et son interprétation
Le mystique juif ne vit pas la même expérience que le mystique chrétien,
musulman ou bouddhiste. Le mysticisme juif n’est pas non plus uniquement centré sur
les théophanies visionnaires, même si celles-ci en constituent une partie importante80.
Aussi, convient-il d’éviter les tendances au réductionnisme fort (ou axiomatique) et de
l’universalisme qui réduisent l’objet d’étude à autre chose.
Wolfson a étudié la phénoménologie des expériences visionnaires propres au
mysticisme juif dans divers contextes historiques, comblant ainsi une lacune importante
à ce sujet. Il en arrive à la conclusion qu’à l’instar des mysticismes dans les autres
grandes religions, le mysticisme juif « is a ‘mentalité’ that has expressed itself in
distinctive ways in different periods of Jewish history »81. Nous y retrouvons les
éléments d’une forma mentis particulière manifestée et exprimée différemment selon les
contextes historiques. Cette façon de concevoir un objet d’étude complexe au sein du
judaïsme n’est pas sans rappeler la stratégie de modélisation d’Antoine Faivre pour
l’étude des courants ésotériques occidentaux.

80
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 5.
81
Wolfson (1994), op.cit., p. 393.
Apport et constats des études sur la Kabbale 26

L’approche contextualiste propre à Wolfson82, modifiée à la lumière des approches


structuralistes appliquées aux visions mystiques, le porte à établir de sérieuses nuances
et précautions face aux généralisations qui pourraient être faites. Il rejette ainsi la
tendance à hypothétiser une expérience mystique ‘universelle’ qui ne diffère que par le
contexte religieux et culturel. Il rejette tout autant les approches qui tentent d’imposer
une typologie trans-culturelle des expériences mystiques dont la seule variable ne
reposerait que sur une convention de langage. Son fondement épistémologique postule
que l’expérience est influencée (formée) au niveau phénoménologique par le cadre
interprétatif religieux de la personne. Wolfson s’appuie sur Hans Jonas et Bernard
McGinn83 pour préciser que la théologie mystique n’est pas simplement
l’épiphénomène d’une expérience, mais joue un rôle dans la formation et
l’avènement de cette expérience.
Wolfson concède toutefois que cela n’empêche pas la possibilité de schèmes sous-
tendant ces expériences, ou d’une structure psychique profonde, qui pourraient être
mieux compris par l’étude comparée de diverses traditions mystiques84. Ces schèmes ne
sont pas l’équivalent d’une typologie phénoménologique qui poserait des éléments
interculturels d’universalité. Il s’accorde ici avec l’approche de Gershom Scholem.
Une des difficultés, et cela est vrai pour plusieurs approches utilisant une
méthodologie comparative, est de traiter de réalités qui semblent posséder un lien entre-
elles sans toutefois réduire l’une à l’autre. Une méthode comparative s’avère pertinente
pour pallier à la tentation de créer de toute pièce une nouvelle interprétation basée sur le
désir du chercheur. Elle permet de mettre en lumière des structures de ressemblances, et
d’affiner la compréhension des points spécifiques aux traditions ou aux courants
considérés. Au niveau de l’histoire des religions, le champ d’étude des courants
ésotériques occidentaux est vivement touché par un défi similaire à celui rencontré dans
l’étude des nouveaux mouvements religieux. Si ces derniers sont à la fois héritiers et
innovateurs au sein de traditions religieuses ou de mouvances sociales, il n’en demeure
pas moins que les nouveaux mouvements religieux peuvent bien favoriser la création
d’un nouveau contexte interprétatif. De même dans les courants ésotériques

82
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 54.
83
Wolfson (1994), op.cit., p. 6.
84
Wolfson (1994), op.cit., p. 55.
Apport et constats des études sur la Kabbale 27

occidentaux, nous retrouvons également une nébuleuse de références similaires, mais à


la fois éclatée, entre textes hermétiques, révélations chrétiennes, alchimie, théosophie,
kabbale, etc. Chacun de ces courants en propre possède son histoire, mais en même
temps se trouve intrinsèquement imbriqué dans le développement de ses autres référents.
Wolfson estime que malgré les différences évidentes entre les conceptions de
l’imagination dont il traite (Abulafia, piétisme allemand et kabbale de
Castille/Provence) le traitement de ces diverses sources autour de la notion nœud
d’imagination est valide. Dans la mesure où on ne cherche pas à nommer ainsi
n’importe quel phénomène, ni à dégager l’essence intemporelle d’un phénomène
inchangé qui se manifesterait à travers les cultures, l’interprétation peut être valide85.
Parmi la diversité de ses applications, il doit exister une « analogical relation of unity
through resemblance », formule qu’il emprunte à Richard Kearny. C’est également un
raisonnement semblable qui a conduit à construire la critériologie en air-de-famille pour
aborder les courants ésotériques occidentaux.

Rapport au réel dans la formation de l’expérience


Dans le cadre des analyses des ascensions mystiques pré-kabbalistiques
(Hekhalot), on croise à l’occasion la question à savoir si l’ascension céleste se fait en
corps ou hors corps. Selon Wolfson86, cette question est trompeuse d’un point de vue
phénoménologique. En effet, celle-ci mène à une fausse dichotomie entre concret
(‘actual’) et imaginé, entre réel et hallucinatoire. La nature de l’ascension a un impact
sur le statut accordé à l’objet de la vision et par ricochet, sur le statut de l’expérience
elle-même. L’analyse de Wolfson propose de considérer l’imagination comme ayant un
rôle critique « in shaping the vision of the luminous forms in terms of corporeal
substance 87». L’image provient ainsi de « l’extérieur » de l’esprit humain, mais sa
forme particulière lui est donnée par les images « intérieures » de l’esprit du visionnaire.
Dan Merkur arrive à une conclusion similaire en analysant ces mystiques d’ascensions
juives88. Nous aurons l’occasion, tout au long de ce travail, de relever combien les

85
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 7.
86
Wolfson (1994), op.cit., p. 109.
87
Wolfson (1994), op.cit., p. 112.
88
Merkur (1993), Gnosis : An Esoteric Tradition of Mystical Visions and Unions, p. 169.
Apport et constats des études sur la Kabbale 28

tenants de ce type d’expérience insistent eux-mêmes sur l’impact de la relation conjointe


« moi-l’autre », « humain-divin », « intérieur-extérieur » dans la formation de
l’expérience. Ils sont conduits à un retour herméneutique sur leur expérience, à un
nécessaire exercice de lecture et de relecture de la vision/révélation.
Si notre intention est de mieux comprendre et d’étudier l’expérience de rencontre
ou de voyage dans cette ‘autre réalité’ qu’est le mundus imaginalis en relation à
l’individu, il importe alors de ne pas réduire le débat à une question de vrai/faux et à la
physicalité de l’événement. Sinon on commet alors un double déplacement sournois de
l’intention de départ. D’abord l’association du concret (physicalité des choses) et du
« vrai » n’est que très récente. Henri Atlan89 consacre beaucoup d’espace à cette
association rapide qui a la malheureuse conséquence de limiter notre compréhension du
réel. Ensuite, cette réduction encadre l’expérience dans une tierce question qui n’est pas
la sienne. Malgré tout l’intérêt que peut poser ces questions à la physique, la
psychologie et les autres sciences, ce ne sont pas des questions portées par le
kabbaliste/mystique/théosophe/théurge lorsqu’il fait l’expérience d’un contact interactif
sensible avec l’autre imaginal.

Un modèle d’analyse
Après avoir passé en revue des analyses réductionnistes, Wolfson propose son
modèle d’analyse90 afin d’étudier ces phénomènes religieux pour ce qu’ils sont. Si
plusieurs facteurs (psychologique, sociologique, économique, etc.) sont importants pour
comprendre le lieu d’expression de l’expérience, ils ne peuvent rendre compte
adéquatement du sacré. L’interdisciplinarité doit éclairer notre compréhension et
relancer nos questions. Elle ne devrait pas monopoliser le questionnement autour d’un
élément satellite. Nous allons maintenant extraire la structure d’analyse suivie par
Wolfson dans son chapitre sur la mystique de la Merkavah (Hekhalot).
1. Weltanschauung. L’aspect cosmologique présent dans les écrits de la Merkavah est
en étroite relation avec une cosmologie largement répandue dans l’antiquité. Il convient
donc d’étudier cet aspect en relation étroite avec d’autres textes de cette période.

89
Atlan (1986), A tort et à raison, p. 214 et suivantes.
90
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 118-119.
Apport et constats des études sur la Kabbale 29

2. Culture religieuse. L’aspect théologique de ces écrits est en continuité avec la


tradition juive et doit être étudié en fonction de cet ancrage théologique.
3. Psyché. La vision se produit chez un individu; sa formation sera également influencée
par un certain profil émanant du visionnaire lui-même. La notion d’intentionnalité
semble distinguer le rêve de la vision.
Cette mise en évidence permet de prendre en considération trois niveaux qui
illustrent bien la complexité des interrelations présentes en amont de la formation de
l’expérience telle que vécue par l’individu.

2. IMAGINATION VISIONNAIRE
« Theoria – contemplation in which one is lifted out of one’s
familiar world into the living presence of the spiritual
world »
Margaret Miles (contemplation chrétienne)

2.1. CADRE GÉNÉRAL

Wolfson adopte une approche contextualiste pour cerner les nuances, et avance
que le fondement de la phénoménologie des expériences mystiques concernées se trouve
dans la notion d’imagination symbolique qu’il définit ainsi :

« the divine element of the soul that enables one to gain access to the
realm of incorporality by transferring or transmuting sensory data and/or
rational concepts into symbols »91.

Il conclut en précisant que la fonction primaire de l’imagination est herméneutique.


La définition proposée ci-dessus dans le contexte des théories kabbalistiques
étudiées situe l’imagination symbolique en terme (A) d’une nature, (B) d’un objectif et
(C) d’un moyen. L’accession au « monde de l’incorporalité » (B) est réalisée en
transmutant les données sensorielles et rationnelles en symbole (C) par un élément divin
de l’âme (A). Il nous paraît important de considérer également la formulation du moyen
(C) dans sa direction inverse. La formulation actuelle ne semble fonctionner que pour
les précurseurs d’une tradition. Le sens suggéré par la définition prend son origine dans

91
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 8.
Apport et constats des études sur la Kabbale 30

une expérience sensorielle et/ou rationnelle pour élaborer des symboles qui seront
porteurs d’une expérience fondatrice particulière au niveau spirituel et religieux pour la
personne92. Mais, en regard justement des précautions qu’apportait Wolfson dans sa
mise en situation, c’est-à-dire que le cadre religieux est co-formateur de l’expérience et
non pas simplement un outil de mise en discours, il semble important de reconnaître que
le symbole doit aussi permettre la transmutation vers une expérience sensorielle et/ou
rationnelle93.
La transmission de l’expérience et le sentiment de révélation impliquent une
expérience qui est à la fois nourrie à partir d’un cadre initial, ouverte à une nouveauté, à
une réorganisation conduisant à un sens nouveau.

Deux grandes approches typologiques des expériences visionnaires


On trouve généralement deux façons de concevoir une typologie d’expériences
visionnaires. Wolfson les résume en les nommant « introvertie » et « cognitive ».
Introvertie. Cette approche repose sur l’idée néoplatonicienne de l’Un
transcendant qui conduit à la vision béatifique d’une vision sans forme et sans images. Il
s’agit d’une Via negativa, en tant qu’elle se déleste des sens et des concepts. C’est ainsi
que l’on retrouve chez Saint Augustin, par exemple, l’élévation d’une vision corporelle
(visio corporalis, sens) à une vision spirituelle (visio spiritualis, imagination) qui
culmine en vision intellectuelle (visio intellectualis, raison). Le concept de vision
spirituelle est ici une transition vers la vision intellectuelle où se trouve une vision sans
image, suivant par là le schéma classique où l’imagination est le lien entre l’intellect et
les sens. Le fait de nommer l’ultime vision sans forme « visio » nous place devant un
paradoxe intéressant. L’ultime visio traduit bien un changement ontologique, mais en
même temps exprime toujours la visio. L’expérience de vision amène l’idée d’un
« autre » qui se distingue de celui qui voit. Un « autre » qui se présente au sujet tout en
demeurant une présence implicite.

92
Ce mouvement de l’expérience sensorielle vers l’expérience fondatrice sera abordé plus spécifiquement
dans les perspectives critiques au chapitre 5.
93
cf. Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 60-61 où il aborde le symbole et le sensible
comme partie intégrante de l’expérience. Voir aussi un peu plus loin dans ce chapitre.
Apport et constats des études sur la Kabbale 31

Cognitive. Une autre approche, enracinée dans les traditions prophétiques et


apocalyptiques, est nommée par Wolfson « cognitive ». Il s’agit en fait d’un rapport qui
s’établit à partir du principe de la révélation et de l’illumination. La voie mystique mène
ici à la contemplation glorieuse et extatique du Divin94.
Wolfson en profite pour mettre de l’avant une critique, fort justifiée selon nous,
face à la majorité des études sur le sujet général des visions mystiques. Plusieurs études
considèrent l’usage de termes liés aux sens comme une tentative de communication de
l’incommunicable. Pourtant, la présence du perceptible et du sensible devrait être
considérée comme faisant partie de l’expérience de façon beaucoup plus intrinsèque
qu’un simple artifice pédagogique95. Cela est vrai a fortiori des courants ésotériques
pour lesquels l’imagination est formatrice (Einbildungskraft96) de l’expérience de
révélation, de gnose, par l’entremise d’une rencontre avec les êtres intermédiaires, les
puissances divines actives dans le cosmos ou encore par une lecture de la Nature.

« Mystical vision is such that the suprasensible world is experienced in


sensory imagery and not simply described in terms of the sensible.97 »

L’idée de transformer les rapports entre le spirituel et le sensible est


omniprésente. Wolfson précise que celle-ci n’implique pas la négation du concret, mais
plutôt que le mystique fera l’expérience du spirituel via les modalités sensorielles. La
phénoménalité de l’expérience se présente par une tangibilité appropriée aux
données sensorielles98.
Il nous semble nécessaire de préciser ici ce qu’Henri Atlan tente de mettre en
lumière lorsqu’il analyse la rationalité mystique des kabbalistes (que nous retrouvons
également chez les théosophes chrétiens). Ceux-ci, « par des mots très concrets […]
désignent en fait des structures formelles, présentées dans un enseignement abstrait, si
abstrait que son objet n’apparaît pas immédiatement 99». C’est alors, milite Atlan, qu’il
faut éviter d’étiqueter a priori comme irrationnel l’abstraction et l’inhabituel. Le

94
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 60.
95
Wolfson (1994), op. cit., p. 60.
96
Ce terme allemand utilisé pour « Imagination » signifie littéralement la puissance de mise en forme.
Nous développerons davantage le contexte germanique au chapitre suivant (chapitre trois).
97
Wolfson (1994), op. cit., p. 61.
98
Wolfson (1994), op. cit., p. 61.
99
Atlan (1986), A tort et à raison, p. 148.
Apport et constats des études sur la Kabbale 32

paradoxe est que le mystique visionnaire peut traiter et explorer des domaines de haute
abstraction de façon tangible. Wolfson, prenant Hildegarde de Binden en exemple,
donne chair à l’idée selon laquelle matière et esprit s’unissent (coagulent) dans la vision
100
mystique où « the thing most abstract is felt as most concrete » . Bien que les
traditions mystiques du type via negativa ne soient pas absentes du judaïsme (ni de la
kabbale), le corpus majoritaire – selon Wolfson – provient des traditions mystiques dites
« cognitives » 101.

Révélation extatique et interprétation


Révélation et interprétation se combinent étroitement. Depuis les travaux de
Moshe Idel, un nombre grandissant de spécialistes s’accordent pour dire qu’il y a eu une
trop grande concentration des études sur l’herméneutique des textes mystiques face à
une grande négligence de l’expérience extatique (et/ou théurgique)102. C’est ainsi que
Wolfson, qui s’inscrit dans la mouvance de Moshe Idel, se positionne ici à l’encontre de
l’affirmation de Scholem103 selon laquelle les contemplations séfirotiques104 sont avant
tout une activation intellectuelle qui ne relève en rien d’un processus visionnaire. En
scrutant de près le Zohar105, Wolfson y met en évidence le rôle de la connaissance par la
forme et l’imaginal. La connaissance du divin est en accord avec ce que la personne
imagine en son cœur, Dieu en lui-même est inconnaissable. Suivant le Zohar,
l’imagination fournie le véhicule qui permet l’accès à Dieu. En son absence, il ne peut y
avoir de forme, sans forme pas de vision, et sans vision pas de connaissance. Le lien si
intime entre la connaissance du divin et la médiation par l’imagination visionnaire rend

100
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 65. Nous soulignons.
101
Wolfson (1994), op. cit., p. 67. Voir aussi plus loin dans ce chapitre de thème de la corporéité.
102
Wolfson (1994), op. cit., p. 327.
103
Wolfson (1994), op. cit., p. 279, en référence à l’affirmation de Scholem (1974) Kabbalah, p. 310.
104
Relative aux Sefirot, les 10 émanations divines participantes de la révélation de Dieu et de la création
du cosmos dans la Kabbale.
105
Le Zohar est un commentaire mystique de la Torah, composé vers la fin du XIIIe siècle en Espagne,
placé sous la paternité du rabbin Siméon bar Yochai (1e siècle). On attribut aujourd’hui la composition au
rabbin Moïse de Léon (1240-1305). Le Zohar est un texte fondamental du mysticisme juif et des courants
kabbalistiques. Une première traduction critique, basée sur la reconstitution d’un texte critique araméen et
hébreux, est en cours aux Stanford University Press sous la responsabilité de Daniel C. Matt. À ce jour
(2006), trois des douze volumes prévues sont disponibles. Pour information : www.sup.org/zohar
Apport et constats des études sur la Kabbale 33

difficilement recevable l’affirmation de Scholem qui écarte tout processus


visionnaire106.
La vision est toujours expérience, et non simplement description symbolique.
Wolfson précise que même lorsque l’expérience vise le « sans-forme », son contenu
noétique est lié à la forme et à l’image107. Wolfson établit un lien et reconnaît la
présence du concept d’imaginal, tel qu’élaboré par Henry Corbin dans ses études sur le
soufisme d’Ibn Arabi, au sein des traditions juives de vision mystique. Pour eux, la
fonction de l’imagination – telle que conçue dans ces types de spiritualités – est
principalement herméneutique. Elle permet de produire des symboles d’entités
spirituelles qui agissent comme des filtres d’interprétation à travers desquels ces entités
se manifestent dans la conscience humaine108. Les réalités transcendantes d’une religion
deviennent ainsi des symboles concrets et sensibles, évoluant dans un environnement
dynamique. La tradition religieuse (nexus social, culturel et historique) sert alors à
orienter la mise en forme de la vision109. Si le rêve est lié à l’inconscient, la vision
semble croître du terreau fertile composé des trois dimensions (Weltanschauung,
tradition religieuse et psychè), auxquelles nous pouvons rajouter un référentiel divin.
Dans la mystique du Zohar, exégèse et expérience sont indissociables, tout
comme gnose et extase, contemplation et représentation imaginale110. Par l’étude
interprétative, il est possible de refaire l’expérience de vision qui a donné lieu à un texte.
Il y a recréation, par l’imagination, de la vision prophétique au sein de la conscience du
mystique. « Vision is always, to an extent, revision »111. En bref, l’enseignement du
Zohar à ce sujet peut se résumer à: « visionary experience is a vehicule for hermeneutics
as hermeneutics is a vehicule for visionary experience »112. Ce procédé de méditation
visuelle, note Wolfson, était également connu des milieux mystiques chrétiens du
Moyen Âge, autour notamment de Bernard de Clairvaux et Grégoire Palamas113.

106
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 280.
107
Wolfson (1994), op. cit., p. 65.
108
Phrase tirée et traduite de Wolfson (1994), op. cit., p. 62. Nous soulignons.
109
Wolfson (1994), op. cit., p. 66.
110
Wolfson (1994), op. cit., p. 327, 330-331.
111
Wolfson (1994), op. cit., p. 326.
112
Wolfson (1994), op. cit., p. 333.
113
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 331. Voir aussi l’article de Karen-Claire Voss
(1996) « Imagination in Mysticism and Esotericism : Marsilio Ficino, Ignatus de Loyola and Alchemy ».
Apport et constats des études sur la Kabbale 34

Le Zohar se situe en cela tout à fait dans la perspective de l’idée de


correspondance, telle qu’exprimée par Antoine Faivre, lorsqu’il parle d’une
herméneutique permanente, d’un éclairage réciproque entre Dieu et un texte sacré. Le
Zohar associe d’ailleurs l’acte herméneutique de la lecture à la vision du « Dieu sans
forme »114.

2.2. IMAGINATION DANS LES COURANTS KABBALISTIQUES


Pour s’approprier les paramètres phénoménologiques de l’expérience religieuse
dans l’histoire du judaïsme, il faut tenir compte de ce que Gilbert Durand nomme la
« valorisation paradoxale de l’imagination dans l’iconoclasme judaïque »115. Ce
paradoxe, selon Wolfson, est en opération à travers toute l’histoire du judaïsme dans sa
quête de vision mystique. Il n’y a pas encore d’étude complète de la phénoménologie de
l’imagination à travers l’histoire du judaïsme. Wolfson se concentre sur la fonction de
l’imagination symbolique116 comme véhicule de révélation de Dieu et des choses
divines.
Il existe bien entendu de multiples détails et variantes sur la cartographie et la
mécanique d’action de l’imagination dans l’expérience de vision et de révélation propre
aux courants kabbalistiques. Notre objectif n’est pas de faire un compendium, mais bien
de s’intéresser à des méthodes d’approche ainsi qu’aux contextes de telles expériences
dans les courants ésotériques. Nous renvoyons donc le lecteur intéressé aux détails des
ouvrages spécialisés pour chaque thème spécifique.

Imagination dans la kabbale depuis les origines


Dans un grand nombre de textes kabbalistiques, la priorité est donnée à
l’imagination comme étant le premier moyen pour atteindre la gnosis visionnaire du
plérôme divin, qui ne peut être perçu par les sens, ni conçu par l’intellect. « The
imagination is elevated to a position of utmost supremacy; it is, in effect, the divine

114
Wolfson (1994), op. cit., p. 11.
115
Wolfson (1994), op. cit., p. 6.
116
Terme emprunté à Gilbert Durand, dans un sens cependant différent.
Apport et constats des études sur la Kabbale 35

element of the soul, which enables one to gain access to the realm of incorporeality »117.
Ainsi, l’atteinte d’un état de prophétie ou d’ascension extatique est, dès les débuts de la
kabbale, placée sous les auspices de la visualisation des lumières séfirotiques ou des
lettres divines par le moyen, évidemment, de l’imagination qui y joue le rôle central118.
Toute expérience des sefirot qualifiée de mystique implique, d’une façon ou d’une autre,
un passage par l’imagination (‘imaginative translation’) dans le plérôme divin.
Par l’activation de l’imagination, la personne atteint une position intermédiaire
entre le monde spirituel et physique, de façon à ce que le premier soit visualisé dans les
termes du second119. Il n’est pas inapproprié, selon Wolfson, d’utiliser le terme
technique sufi ‘Alam al-mithal’ (le mundus imaginalis d’Henry Corbin) pour désigner le
plérôme séfirotique. Ce terme, que l’on retrouve dans quelques textes sous l’appellation
hébraïque de Olam ha’demut, était utilisé par les kabbalistes extatiques sous l’influence
directe du soufisme120. Wolfson propose d’étendre son utilisation pour les kabbalistes
théosophiques, chez qui, d’un point de vue phénoménologique, le plérôme séfirotique
comprend les formes imaginales de la divinité121. Ainsi, par delà la distance doctrinale
entre kabbalistes extatiques et théosophiques qui empêche l’utilisation par ceux-ci du
même terme, Wolfson note l’existence d’un même rapport aux formes divines visuelles
qui s’établit chez l’un par l’ascension et chez l’autre par la contemplation séfirotique.

117
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 279. Nous verrons par la suite que cet accès à
« l’incorporalité » se transformera rapidement en un élan de « corporisation » de l’esprit. Cette idée reste
présente aussi dans les autres sections de ce travail.
118
Wolfson (1994), op. cit., p. 279.
119
Wolfson (1994), op. cit., p. 280.
120
Idel (1988), « Mundus Imaginalis and Likkutei HaRan » et Wolfson (1994), op. cit., p. 280.
121
Wolfson (1994), op. cit., p. 280.
Apport et constats des études sur la Kabbale 36

Imagination et ascension
L’imagination se trouve ici identifiée au véhicule pour l’ascension contemplative
du monde spirituel et l’ultime conjonction de l’individu avec les formes intelligibles, la
réunion (ou réunification) de l’âme avec sa source spirituelle122. Chez HayyimVital123
par exemple, l’imagination facilite et réalise l’ascensio mentis124. Wolfson note aussi
dans le cas particulier des kabbalistes de Gérone (en premier chez Ezra), que
l’imagination est la faculté qui permet de produire la forme des entités spirituelles, et par
laquelle la réunion avec celles-ci est possible125. La référence à l’ascension de l’âme est
due aux influences néoplatoniciennes. La ressemblance avec les écrits d’Ibn Gabirol est
un autre exemple de cette influence126. Ibn Gabriol traite de l’ascension visionnaire dans
son Fons Vitae. Il insiste également sur le lien entre l’intelligible et le sensible, et
évoque la possibilité de visualiser le premier sous les modes du sensible.

Contemplation théosophique : gnosis et expérience visionnaire


À ce propos, Wolfson affirme que c’est une erreur de conception que de
prétendre isoler la gnose théosophique de l’extase mystique. Là où plusieurs ne voient
que verbiage intellectualisant, il faut savoir y lire le compte rendu d’une expérience
complexe. Il s’accorde avec ce que Scholem disait de la kabbale d’Isaac Luria : elle
constitue une pensée visuelle évoluant à partir d’une inspiration mystique127.
Wolfson étend ce propos à toute la kabbale théosophique (celle qui est souvent perçue
comme intellectualisante). « Visual experience, therefore, grounds theosophical
comprension; gnosis flows out of a mystical seeing »128.

L’herméneutique comme mode visionnaire


Wolfson relève que malgré les quelques techniques de visualisation décrites par
le Zohar, le principal véhicule pour atteindre une expérience de révélation sous modalité
122
Cette idée de réunification, ou plutôt de réintégration, très présente dans la théurgie kabbalistique (Voir
Mopsik (1993), Les grands textes de la cabale : les rites qui font Dieu) est également présente dans la
théosophie chrétienne et tout particulièrement chez ceux, comme Matinez de Pasqually, qui favorise une
approche théurgique.
123
Un disciple d’Isaac Luria (le « Ari »).
124
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 322.
125
Wolfson (1994), op. cit., p. 297.
126
Wolfson (1994), op. cit., p. 297.
127
Wolfson (1994), op. cit., p. 285.
128
Wolfson (1994), op. cit., p. 355.
Apport et constats des études sur la Kabbale 37

visuelle est de nature herméneutique : par l’interprétation mystique de la Torah prise


comme forme corporelle de Dieu129. Nous retrouvons encore les notions de corporéité et
de texte attachées au processus de méditation et de gnosis sur la nature divine. Cette
sensibilité herméneutique sera propulsée au livre de la Nature comme « écriture » sainte,
par des esprits comme celui de Paracelse en pays germanique, et ramenée au cœur de la
divinité par des théosophes, comme Böhme et ses successeurs130, jusqu'à l’illuminisme
du XVIIIe siècle.
La visualisation du divin est donc engendrée par la relation herméneutique entre
l’individu et le « texte » révélé. Ainsi, la contemplation mystique, de nature
interprétative, se présente comme «a visual sort of comprehension »131.
L’herméneutique kabbalistique est en quelque sorte une imitation d’un événement
historique de révélation132 participant le la Révélation divine.

Prise en compte de l’aspect théurgique


« It is necessary to reintegrate the theurgical and mystical elements of the
religious experience of the kabbalist, for it makes no sense to speak of
affecting the nature of God if one is not experiencing God in some
immediate and direct sense. The theurgical signifiance of the composition
of the Zohar, rooted in the mystical experience of visual communion with
the divine, has been well understood by kabbalists themselves through
the generations 133 ».

Wolfson134 affirme que le travail théurgique du kabbaliste s’accomplit par l’imagination


(‘faculty of the imagination’), symboliquement rendue par le cœur, prise comme lieu des
intentions mystiques impliquant la visualisation des lumières séfirotiques et des lettres
du nom divin. Dans le monde francophone, Charles Mopsik lègue un ouvrage de haute
qualité qui présente en profondeur la notion de théurgie dans les courants
kabbalistiques : Les grands textes de la cabale : des rites qui font Dieu135. Une telle

129
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 383.
130
Voir chapitre 3 « Rapport à l’imaginal théosophique chrétien ».
131
Wolfson (1994), op. cit., p. 384.
132
Wolfson (1994), op. cit., p. 355.
133
Wolfson (1994), op. cit., p. 374.
134
Wolfson (1994), op. cit., p. 293.
135
Voir en bibliographie. Cet ouvrage de Mopsik complétant celui de Wolfson date de 1993 et ne semble
pas connu de Wolfson qui cite d’autres écrits de Mopsik. Wolfson n’a probablement pas eu accès à ce
travail puisque son livre est publié en 1994.
Apport et constats des études sur la Kabbale 38

expérience n’est pas sans avoir influencé la constitution de texte de magie rituelle (type
théurgie) dans le monde chrétien.

3. THÈMES CARACTÉRISTIQUES
« What the different mystics have in common is a belief that
the imagination is the faculty that allows the formless
essence of the hidden God to be manifest as a visible
presence in the heart of the pious soul. As I have
emphasized, in medieval jewish mysticism this idea is
expressed in terms borrowed from various philosophical
systems 136 ».

3.1. CORPORISATION
Nous remarquons un élément convergent récurrent au cœur des expériences
visionnaires ésotériques juives : celui de la « corporisation » de Dieu (‘corporealization
of God’) dans l’imagination humaine telle qu’elle se présente dans ces traditions137. La
notion d’incarnation, de prise de forme, d’ein-bildung, constitue en effet une notion
d’importance liée à l’imagination pour plusieurs courants ésotériques occidentaux. Elle
se développe en corps imaginal pour Henry Corbin dans son étude du soufisme
d’Ibn’Arabi dont les liens avec la formation des courants kabbalistiques ont été
évoqués138. De même prendra-t-elle une importance axiomatique depuis Paracelse à
travers les développements de la théosophie chrétienne, ce que nous rendrons plus
explicite au prochain chapitre. On retrouve le souci de la notion d’incarnation dans
plusieurs textes de théurgie ou de magie rituelle européenne, ce que nous vérifierons
également au chapitre quatre. Cet intérêt marqué concorde avec une anthropologie
biblique où le corps n’est pas conçu comme une « prison de l’âme » à la manière du
gnosticisme classique, mais en est l’expression.
Le contenu noétique de la vision est la forme lumineuse de Dieu. Elle est
conçue intentionnellement par le mystique, et se présente à sa conscience sous diverses
formes mais plus généralement celle d’un anthropos. Cette forme lumineuse est un
élément central des approches kabbalistiques théosophiques ainsi que des expériences

136
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 324.
137
Wolfson (1994), op. cit., p. 69.
138
Corbin (1958/1993), L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabî.
Apport et constats des études sur la Kabbale 39

extatiques. Sans affirmer qu’il y ait là une caractéristique judaïque universelle, Wolfson
suggère que la notion de forme (ou image) divine est un construit phénoménologique
sous-jacent à la formation de la tradition ésotérique juive dans ses multiples
expressions139.

3.2. IMAGINATION COMME LOCUS DE RÉVÉLATION


L’espace visionnaire de l’imagination devient le lieu de la révélation de Dieu
pour une certaine tradition mystique juive140. Ce positionnement clef de l’imagination,
comme espace et lieu de révélation, nous intéresse vivement puisqu’il est un marqueur
du type d’expérience spirituelle que nous cherchons à cerner à travers quelques airs de
famille. L’idée se trouve déjà impliquée dans le texte le plus ancien de l’ésotérisme juif,
le Sefer Yesirah. Suivant son analyse, la méditation contemplative des sefirot, suggérée
par ce texte fondamental, et leur formation dans l’esprit humain permet d’atteindre une
gnosis141.
Les kabbalistes de Gérone et de Provence identifient l’imagination avec le lieu
de prise de présence de l’infini sans images142. Ici, la modalité d’action de l’imagination
est, encore une fois, non pas tant liée à la production d’images elles-mêmes qu’au lieu
de contact et d’émergence de la rencontre du divin (Dieu, la Shekhinah, ou ses
intermédiaires). Certaines écoles kabbalistiques parlent donc en termes « d’image sans
images » ; d’autres disent que l’attachement de l’esprit humain à l’esprit divin grave ou
burine l’image révélatrice des sefirot dans l’imagination143. Encore une fois,
l’imagination n’est pas l’image, mais l’espace d’où elle tire existence144.
Aussi, pour plusieurs approches, la ‘phénoménalité’ (matérialité) de l’expérience
du divin, du mundus imaginalis, est conférée dans l’imagination prise comme locus de
l’expérience de la Shekhinah (l’axe féminin du divin et sa présence en ce monde)145. La

139
Traduit de Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 68.
140
Wolfson (1994), op. cit., p. 70.
141
Wolfson (1994), op. cit., p. 71.
142
Wolfson (1994), op. cit., p. 303.
143
cf. Wolfson (1994), op. cit., p. 298.
144
cf. le concept de « Fassung », saisie, chez Böhme (voir chapitre 3, p. 55, 58). De plus, Louis-Claude de
Saint-Martin, traduisant la langue innovatrice de Jakob Böhme, créait un terme illustrant
phénoménologiquement ce qui se produit ici ; parlant des choses divines qui s’inqualifient avec la
personne, qui prennent source ensemble (du Qual allemand, « source »).
145
Wolfson (1994), op. cit., p. 314.
Apport et constats des études sur la Kabbale 40

Shekhinah est ainsi fréquemment associée à l’idée du miroir divin, et nous en


reparlerons au thème « Jeux catoptriques » (section 3.4).

3.3. CŒUR ET ŒIL DE L’ÂME


Une importante littérature au sujet des visio spiritualis traite du cœur comme
étant le siège de l’imagination. Dans ce cas tous les deux sont fréquemment nommés
« œil de l’âme »146. Par exemple, pour Isaac l’Aveugle, « locus of vision is the heart of
the individual, that is, the imaginative faculty »147. Chez Halevi, qui a grandement
influencé les courants kabbalistiques de Gérone, on retrouve les expressions « œil du
cœur », « sens interne », « œil intérieur » et « œil spirituel » pour désigner
l’imagination148. Dans un état de devequt (communion spirituelle), le prophète inscrit les
puissances séfirotiques dans son cœur149. Les influences néoplatoniciennes se font sentir
sur ce type de discours. Le Zohar, de son côté utilise des expressions comme « Wise
one full of eyes » ou « Master of the eyes who know and contemplate the wisdom of their
Masters by means of understanding »150.
Wolfson note également151 la notion de plaisir attachée à l’expérience de
révélation par l’imaginaire. « Les formes sont gravées dans le cœur jusqu’à ce qu’elles
apparaissent comme étant vues par l’œil » : l’inscription dans le cœur apporte du plaisir
et le caractère de véracité de l’expérience est tel que l’individu pourra considérer voir
ces émanations de ses propres yeux.

3.4. JEUX CATOPTRIQUES : MIROIRS ET SPÉCULATIONS


D’autres approches relient l’imagination non plus à la divinité directement, mais
à la Shekhinah, sa présence sacrée en ce monde152. Ces approches usent encore
davantage de l’idée du miroir, la Shekhinah étant fréquemment comparée à un miroir
reflétant les hauteurs divines en ce monde. Un véritable système catoptrique peut alors

146
cf. Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 288-306.
147
Wolfson (1994), op. cit., p. 289-290.
148
Wolfson (1994), op. cit., p. 294.
149
cf. Wolfson (1994), op. cit., p. 295.
150
cf. Wolfson (1994), op. cit., p. 384-385.
151
Wolfson (1994), op. cit., p. 317.
152
cf. Wolfson (1994), op. cit., p. 306 et suivantes.
Apport et constats des études sur la Kabbale 41

être élaboré entre l’âme humaine, la Shekhinah et le divin. Le Zohar ne parle-t-il pas
comme d’un prisme dans lequel les images (formes) supérieures sont vues153? La
Shekhinah devient le lieu des visions dont les formes prennent existence dans
l’imagination du visionnaire154.
Pour Ezra de Gerone, l’imagination est une faculté « by which knowledge of the
divine through self-contemplation is achieved »155. Encore une fois, il ne faut pas faire
d’anachronisme et entendre cette idée avec la lunette psychologisante d’aujourd’hui.
Ces courants sont imprégnés de l’idée du rapport spirituel entre microcosme et
macrocosme, des liens intimes et des multiples reflets existant entre Dieu, sa création et
l’individu156. Il n’est pas question ici de se contempler « soi-même » (contempler son
propre reflet en cercle fermé) mais bien de contempler ce qui du microcosme conduit à
la divinité, ce que sont les émanations divines présentes au sein de l’âme humaine
puisque « a person is composed of all the spiritual entities »157. Ce faisant, l’union peut
se produire, ou du moins un processus de réintégration ou de restauration peut
s’entamer.
En effet, pour le Zohar comme pour plusieurs kabbalistes, les formes spirituelles
sont constituées dans l’imagination, ce qui n’implique pas, par ailleurs, d’être dénuées
de toute réalité objective158. Cette dernière, par contre, est perçue à travers l’œil de
l’imagination, lieu d’incarnation spirituelle des réalités divines.

Pour ces spirituels, dont nous retrouverons ultérieurement une filiation dans
l’expérience des théosophes et Naturphilosophen européens, l’imagination humaine et le
jeu du miroir revêtent encore une importance de premier ordre. L’imagination humaine,
nous dit Wolfson, est un miroir reflétant le miroir divin de telle façon qu’en imaginant
l’anthropos divin, le visionnaire voit en fait son être pneumatique projeté vers l’avant
(‘outward’)159. Avec Wolfson, nous souhaitons mettre en garde de ne pas interpréter

153
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 310-311; Zohar 1: 91a, 1:88b.
154
Wolfson (1994), op. cit., p. 312. Voir aussi le thème suivant : « rapport Dieu-Homme-Cosmos ».
155
Wolfson (1994), op. cit., p. 295.
156
cf. prochain thème « Rapport Dieu-Homme-Cosmos ».
157
Ezra, rapporté par Wolfson (1994), op. cit., p. 294.
158
Wolfson (1994), op. cit., p. 352.
159
Traduit de Wolfson (1994), op. cit., p. 352.
Apport et constats des études sur la Kabbale 42

cette double réflexion en termes contemporains, « as a form of psychological


reductionism »160.

3.5. RAPPORT DIEU-HOMME-COSMOS


Selon plusieurs maîtres kabbalistes, la capacité imaginative est une qualité
distinctive du genre humain dans son rapport au divin. La relation importante entre
l’humain et Dieu, à ce niveau, se trouve typiquement décrite par le maître hassid Simhah
Bunem de Przysucha (1765-1827), cité par Wolfson161 dans un commentaire de Gen.
1:26. Ce commentaire associe Adam à ‘adammeh, racine liée par de nombreux
kabbalistes (A. Abulafia et Eléazar de Worms par exemple) à l’acte d’imagination.
Dieu crée l’être humain par la force de l’imagination (divine) afin que celui-ci, en
retour, puisse embrasser l’univers par son imagination (humaine). Il s’établit ainsi, via
l’imagination, un rapport de réciproque corporisation de Dieu à l’humain. Ce
rapport est indissociable de la création (Cosmos) que l’humain unit par sa nature propre.
L’imagination devient ainsi un lieu de rencontre. L’imagination devenu lieu de
réciproque corporisation semble être également une caractéristique propre à
l’imagination théosophique chrétienne (cf. chapitre trois). Cette relation ne se retrouve
pas dans les conceptions de la vis imaginativa magique (cf. chapitre 4) où l’imagination
est l’adjuvante de l’esprit auprès des forces cosmiques sans toutefois « remonter » vers
la divinité.
Dans l’école théosophique d’Isaac l’aveugle, lors de la contemplation des sefirot,
on remarque que leurs formes ne sont vues que dans le cœur du visionnaire en
concordance avec sa capacité de recevoir l’influx d’en-haut. Ainsi, « there is a
configuration of the spiritual forms within the imagination of the mystics »162. Aussi,
l’auteur anonyme du Tiqqune Zohar et du Ra’aya Mehmna « has added the idea that the
specific form of the angelic appearance of the divine glory varies in accordance with the
imagination of each one to whom the Shekhinah is manifest »163. La participation du
visionnaire dans la mise en forme de la vision a également été mise de l’avant par la

160
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 352.
161
Wolfson (1994), op. cit., p. 73.
162
Wolfson (1994), op. cit., p. 293.
163
Wolfson (1994), op. cit., p. 313.
Apport et constats des études sur la Kabbale 43

lecture théologique que fait Antoine Faivre de quelques textes apocryphes164. Cette
reconnaissance de l’influence possible de l’individu sur la forme d’une révélation
semble aujourd’hui aller presque de soi, suite à l’influence importante de la
psychanalyse et des théories psychologiques de l’interprétation. Seulement, nous nous
trouvons devant une forme de pensée qui se refuse de réduire le divin à une source
psychologique, sans toutefois nier l’impact de l’individu dans l’expérience vécue. Une
telle subtilité de la kabbale se retrouve également auprès des courants théosophiques
chrétiens. La relation qui se tisse au divin n’est pas unidirectionnelle165.
Dans la formation des spiritualités de l’imaginal en occident (apparition des
esprits intermédiaires, mais surtout chez les plus spirituels Böhme et Paracelse),
l’impact de cette relation est fréquemment discutée166.

4. RAPPORT À L’EXPÉRIENCE
Nous regroupons dans cette section des éléments qui viennent qualifier le rapport
à l’expérience de vision par l’imagination dont les formes et les facettes ont été décrites
précédemment.

Humilité et discrétion. Afin que la formation de l’image des sefirot mène à une
gnose, elle doit être surveillée attentivement (‘carefully monitored’) par l’individu. La
voie est construite d’un double mouvement marqué par la formation de l’Anthropos
divin d’une part, et de l’autre par le repos dans la pensée sans images (sans formes). La
voie d’exploration imaginale peut donc poser problème si elle est communiquée

164
cf. Faivre, « De la figure divine à la figure concrète, ou la transparition par le miroir », surtout à la
section II « L’engendrement réciproque de l’image et de son modèle »; in : Faivre (1996), Accès de
l’ésotérisme occidental, vol. 2, p. 241-259.
165
Par exemple: « All the images are comprised within the Root of Roots, and it is possible for Him to
appear in any one of them He wills, for all is inscribed in Him, and He is revealed in the attribute that is
appropriate for the need of the hour ; thus the divine matter changes in the imagination of the thought of
the one who sees according to the change of his intention from attribute to attribute, but there is no change
from the perspective of [the divine] essence. » (Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 303;
MS Vatican #283, fol. 71a; cité aussi par Scholem dans Seridim hasidim).
166
Voir le prochain chapitre sur l’imagination dans la théosophie chrétienne.
Apport et constats des études sur la Kabbale 44

publiquement, car cela empêche la personne de suivre attentivement les mouvements de


sa contemplation, par le contrôle du cœur et le silence167.

Expérience de synesthésie. Wolfson note que les discours qui accordent la


priorité à l’audition sont indissociables d’une expérience visuelle, et vice-versa. En fait,
aucun kabbaliste n’a catégoriquement pris position sur ce point. Ainsi la nature exacte
de l’expérience visionnaire en question reste à préciser168. La présence simultanée dans
les discours d’une concaténation des propos sur la lumière avec ceux sur le son suggère
que l’expérience de connaissance mystique se présente conjointement avec des éléments
de synesthésie169. La vision des voix, l’apparition de voix divine, mêlant l’idée de parole
à celle de visions et de formes revient à plusieurs reprises dans les commentaires
kabbalistiques170. Exode 20, 25 parle des hébreux qui ont « vu » les voix de Dieu. Bien
que plusieurs interprétations existent au sein des herméneutiques kabbalistiques, on
retrouve encore l’association entre les modalités visuelles et auditives dans un contexte
de théophanie. Notons parmi les diverses interprétations, l’importante littérature au sujet
de la médiation de la Shekhinah (R. Eleazar, R. Moïse de Léon), le « miroir sans éclat »
(‘Speculum that does not shine’)171.

Transformation. Pour plusieurs kabbalistes, la vision imaginative des formes


théophaniques a une qualité transformatrice172. On en parle notamment en commentant
la transformation angélique des israélites au mont Sinaï.

ÉLÉMENTS DE SYNTHÈSE DU CHAPITRE


La première partie méthodologique du chapitre nous a présentée l’interaction
contextuelle des facteurs de la psychè individuelle, de la Weltanschauung commune et
de la culture religieuse dans l’émergence et la formation d’une expérience mystique

167
Wolfson (1994), Through a Speculum that Shines, p. 73.
168
Wolfson (1994), op. cit., p. 288.
169
cf. Wolfson (1994), op. cit., p. 287.
170
Wolfson (1994), op. cit., p. 310.
171
Wolfson (1994), op. cit., p. 346-347.
172
Wolfson (1994), op. cit., p. 310.
Apport et constats des études sur la Kabbale 45

complexe. Après avoir discuté de la présence de l’imagination et ses caractéristiques


dans les courants kabbalistiques, nous avons été en mesure d’identifier la présence d’un
processus herméneutique. Ce processus se présente comme le passage nécessaire pour
faire le pont entre le sensible et l’abstrait, par une lecture de l’expérience qui développe
une pensée (ou compréhension) visuelle à partir de l’inspiration mystique.
Notre investigation de l’expérience de l’imagination dans la kabbale juive
permettra de mieux apprécier les passages et les partages entre les cercles de kabbalistes
et d’autres courants ésotériques dans le monde occidental, tel celui de la théosophie
chrétienne faisant l’objet du prochain chapitre.
L’expérience des milieux intellectuels hébraïsants, s’attaquant déjà depuis
quelques décennies à la kabbale, permet d’envisager quelques-unes des difficultés que
nous aurons à surmonter dans l’appréhension des courants ésotériques en culture
chrétienne. Par exemple, la théosophie chrétienne n’est-elle qu’une forme de kabbale
chrétienne ? Nous croyons que cela serait par trop simplifier le terrain.
La configuration phénoménologique, pour le moins originale, de l’imagination
comme lieu de rencontre et de révélation – lié à l’idée de corporisation, de cœur, d’œil
de l’âme, par l’entremise des miroirs divins – sera très utile dans le chapitre suivant. En
effet, nous y verrons des filiations chrétiennes en terre majoritairement germanique. La
Kabbale théosophique et la théosophie chrétienne offrent un regard bien particulier sur
le monde et sur les relations entre Dieu et sa création. Si les kabbalistes présentent un
certain regard sur le cosmos qui intègre des questions propres au judaïsme, il en est de
même dans les milieux théosophiques chrétiens qui portent, eux aussi, des questions
propres au christianisme, à une culture germanique, etc. Sans amalgamer les courants les
uns aux autres, notre intérêt est de suivre ce regard particulier au monde, ce rapport bien
spécifique à l’imagination qui semble se diriger vers une expérience aux jalons
similaires. Dans les chapitres suivants, il s’agira de porter attention aux différents
parcours qui ont constitué une filiation de valorisation noétique de l’imagination.
- Chapitre 3 -
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien

« la notion d’imagination, intermédiaire magique entre la


pensée et l’être, incarnation de la pensée dans l’image et
position de l’image dans l’être est une conception de la plus
haute importance qui joue un rôle de premier plan dans la
philosophie de la Renaissance et qu’on retrouve dans celle
du romantisme »173.

Aborder l’imagination du point de vue de courants théosophiques ne peut se


réaliser sans commencer par Paracelse (1493-1541). Il marque littéralement le moment
où l’imagination prend vie à la Renaissance. L’imagination, déjà fondamentale pour
Ficin, Campanella, Agrippa, et autres figures marquantes de la Renaissance, connaît un
changement majeur de perspective à partir de l’œuvre de Paracelse. Il existe
d’excellentes sources sur l’histoire et le développement de la théosophie chrétienne et de
ses courants apparentés174. Nous avons choisi ici de nous y arrêter en raison de son
importance et de la qualité des études scientifiques.
Nous parlerons d’abord de l’imagination dans l’expérience chez Paracelse. Celle-
ci est considérée par plusieurs comme une première impulsion pour les courants
théosophiques, naturphilosophiques, pansophiques jusqu’au romantisme allemand. Nous
poursuivrons avec Jakob Böhme – surnommé le philosophicus teutonicus par Hegel -
qui donna forme au courant théosophique et propulsa l’imagination au sein même de la
divinité, élaborant ce que d’aucun nomme une véritable « théologie du désir ». Nous
puiserons ensuite quelques exemples chez des théosophes postérieurs, sans toutefois
nous y attarder longuement, afin de montrer la stabilité et les modifications des thèmes
choisis.

173
Koyré (1971), Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand, p. 99, note 1.
174
Par exemple : Faivre (1996), Accès de l’ésotérisme occidental, vol. 2; Versluis (1999), Wisdom’s
Children : A Christian Esoteric Tradition; Pierre Deghaye (2000), De Paracelse à Thomas Mann : les
avatars de l’hermétisme allemand.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 47

Après Paracelse, c’est Weigel qui débute l’accentuation du rôle de la faculté


imaginative qui se poursuit par la suite chez Böhme, suivi par Gichtel175. La Triade
classique « mémoire, intellect, volonté » peut être remplacée chez les grands théosophes
par « volonté, désir, imagination »176.
Alexandre Koyré177 insiste sur les distinctions importantes en lien aux
révélations cosmiques de Dieu, souvent exprimées par des termes semblables entre les
rationalistes chrétiens du XIe et XIIe et les mystiques naturalistes du XVIe et XVIIe. Pour
ces derniers, le monde n’est pas « symbole » de Dieu, mais plutôt une manifestation, une
expression organique. Autrement dit, pour les mystiques de la Nature, le rapport entre
Dieu et le monde n’exprime pas que « l’auteur est dans son œuvre », mais plutôt que
« l’esprit est dans le corps ».
L’imagination se trouve ici encore associée à l’idée de corporisation (prise de
corps, de forme) et à celle d’une métaphysique du miroir, du cœur comme lieu de vision.

1. CHEZ PARACELSE (1493-1541)


„ Nun was ist die Imagination anderst als ein Sonn im Mensch“
Paracelse - De virtute imaginativa 178

Dans un bref article fort intéressant, Lucien Braun179 présente la conception de


l’imagination chez Paracelse. Une imagination sans sujet, sans image, qui vise d’abord
l’épiphanie de la nature et par elle, du divin. D’ores et déjà, un discours sur
l’imagination « sans image » visant une épiphanie confronte la conception commune du
terme. Cette épiphanie de la nature, de ce qui naît au monde, constitue une manifestation
et une force d’expression de cette même nature comprenant le visible et l’invisible. Pour
Paracelse, l’invisible se connaît par le visible, à condition de transformer le regard.
L’invisible est une puissance vivante qui donne forme et donne présence au monde.

175
Faivre (1996), Accès de l’ésotérisme occidental, vol. 2, p. 121.
176
Faivre (1996), op. cit., p. 121, 124 : à propos de l’œuvre du spécialiste de la mystique allemande
Bernard Gorceix.
177
Koyré (1971), Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand, p. 89, n. 1.
178
« L’imagination n’est rien sinon qu’un soleil dans l’homme »
179
Braun (1978), « L’imagination chez Paracelse », p. 63-76.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 48

On trouve une fonction révélatrice et une fonction magique à l’imagination chez


Paracelse. Pour les fins de ce travail, nous ne nous intéressons pas aux théories psycho-
biologiques de Paracelse concernant l’action transitive de l’imagination, mais plutôt à
son rôle dans l’expérience spirituelle. Pour Paracelse « l’âme est une source de force
qu’elle dirige elle-même en lui proposant par son imagination un but à réaliser »180.
Einbildungskraft, terme forgé par Paracelse dans l’allemand lui-même
naissant181, représente l’imagination dans sa puissance formatrice. Elle ne forme pas à
l’instar d’un moule, mais elle travaille du dedans même des étants, les fonde et les
amène à être. Nous parlerons dans la section sur Böhme du sens double de Bild, image
mais aussi corps, forma, « le tout vivant ». L’Einbildungskraft n’appartient pas en
propre à l’humain, elle est le propre de la nature. Bien que l’on puisse deviner la divinité
derrière cette perspective, ce n’est pas le sujet de Paracelse. Il faudra attendre Jakob
Böhme pour expliciter le désir et l’imagination au sein de Dieu. Pour Paracelse, l’accent
est mis sur une nature à l’horizon infini, mystérieuse et sans cesse renouvelée, reposant
sur une conception à l’opposé de celle de Descartes où priment les lois et les principes
déterministes.182
S’il s’est avéré qu’au plan technologique une pensée cartésienne démontre ses
atouts, une pensée paracelsienne se rapproche beaucoup plus des méandres de la psychè
humaine, de la phénoménologie de l’expérience humaine, et rejoint d’une certaine façon
l’esprit de l’élan qui anime aujourd’hui les pensées du complexe ou le transdisciplinaire
mis de l’avant par Edgar Morin ou Basarab Nicolescu. Pour reprendre ici l’intercritique
proposée par Henri Atlan183, nous dirons que si Descartes représente la rationalité
scientifique, les penseurs comme Paracelse sont inscrits dans une rationalité mystique
que nous avons aujourd’hui plus de mal à saisir.

180
Koyré (1971), Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand, p. 96.
181
Braun (1978), « L’imagination chez Paracelse », p. 65.
182
Braun (1978), op. cit., p. 65.
183
Atlan (1986), À tort et à raison : intercritique de la science et du mythe.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 49

1.1. IMAGINATION ET PARTICIPATION SUBJECTIVE ENTRE L’HUMAIN ET LA NATURE


Paracelse, déjà, critiquait la « liberté de schizophrène »184 d’un sujet voulant
« maîtriser » la nature, ayant placé toute sa confiance dans les possibilités mécaniques et
géométriques. En se coupant de « l’objet » qu’est devenu la nature, il en résulte que « ce
sujet souverain n’est plus à l’écoute que de lui-même : il est littéralement devenu
orphelin » 185. Dans ce cas, la seule imagination possible reste limitée à une imagination
pâle et contrainte par ses représentations. Pour pouvoir affirmer sa liberté l’humain ne
doit pas s’isoler et imposer sa loi à la nature mais plutôt en suivre l’élan et la mise en
forme. Dès lors, le rôle de l’imagination change. En partageant sa source avec celle de la
nature, elle permet de s’ouvrir à la genèse ininterrompue de cette dernière186.
L’imagination resitue l’homme dans sa participation au monde, en tant que partie
prenante de son activité. Cette correspondance entraîne une reconnaissance réciproque
entre l’homme et la nature. C’est là l’expérience (Erfahrung) intimement subjective
entre un être et un donné-au-monde qui lui est propre.

1.2. IMAGINATION, GEMÜT ET DÉSIR


Deux autres concepts sont étroitement liés à l’action de l’imagination : ceux de
Gemüt et du désir. Ces deux notions participent de l’Einbildungskraft. Pour Paracelse,
elles permettent donc de distinguer l’imagination vraie (Einbildungskraft) de
l’imagination extravagante (Phantasie, ‘fantaisie’). La fantaisie se constitue des images
flottantes sans lien entre elles, ni avec nous-mêmes. Bien entendu, la fantaisie est sans
fondement dans la nature187.
Dans le Dictionnaire International des Termes Littéraires188, on peut apprendre
que le terme Gemüt est né d’un croisement de l’adjectif en vieil allemand gimuoti

184
Braun (1978), op. cit., p. 66.
185
Braun (1978), « L’imagination chez Paracelse », p. 66.
186
Il est pertinent de mentionner ici l’ « in-Qual » de Böhme (cf. p. 39, note 144), que nous verrons plus
en détail à la prochaine section. Louis-Claude de Saint-Martin, traduisant l’Aurore Naissante, définissait
le mot « inqualifier » de Böhme ainsi : « signifie le concours actif et simultané de diverses facultés, d’où
résulte pour elles une imprégnation respective ». L’idée de « teinture », importée par Böhme de chez
Paracelse, et celle de saisie divine « Fassung », compléteront la compréhension de « l’imprégnation
respective ». Toutes ces idées découlent en droite ligne de la participation paracelsienne à la genèse
ininterrompue du monde, poussée par les théosophes au niveau de l’éternel engendrement divin.
187
Koyré (1971), Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand, p. 96.
188
DITL : ressource en ligne [ www.ditl.info ] : Alexander Fisher (Université de Montréal), « Gemüt ».
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 50

« conforme au sens et au désir » avec le substantif du moyen allemand gemüete


« ensemble des forces de l’âme et des mouvements des sens ». Il se caractérisait « par
opposition à tout ce qui est matériellement définissable dans l’être humain ». Considéré
par les mystiques allemands du XIIIe-XIVe siècle comme la capitale de l’âme
(Hauptstadt in der Seele), on trouve que Paracelse, Weigel et surtout Böhme « lui
subordonnent la raison »189. Le Gemüt est un reflet de la puissance infinie de Dieu, lui-
même Gemüt sans fin. Dès l’Aufklärung, le sens se généralise progressivement et perd
sa dimension profonde pour ne devenir, chez plusieurs romantiques, qu’un
regroupement de sentiments. Les auteurs classiques, comme Goethe190 et Schiller,
emploient Gemüt dans son « sens complexe et traditionnel » et combattent
vigoureusement « l’emploi abusif du terme chez leurs contemporains romantiques ».
Pour les spécialistes de Paracelse, le Gemüt peut se définir comme « l’irruption
de la puissance sidérale en nous, le lieu privilégié de notre ouverture au monde invisible,
qui, du dedans de nous-même nous gouverne »191. Il constitue un lieu d’irruption du
numineux qui permet à l’imagination de s’enraciner dans l’insondable nature plutôt que
de se tourner vers la fantaisie qui s’enferme dans ses représentations.

« L’image que produit l’imagination, exprime une tendance, une


puissante tension de la volonté; elle naît en nous, en nôtre âme, d’une
manière organique; elle est nous-même, et c’est nous-même qui nous
exprimons en elle. L’image est le corps de notre pensée, de notre désir.
En elle ils s’incarnent ».192

Que l’imagination produise un corps qui incarne la pensée et la volonté de l’âme


est pour Paracelse une affirmation à prendre à la lettre. L’âme enfante pensée, idées et
désirs en leur donnant « par l’imagination un être sui generis »193. Koyré précise que
pour Paracelse autant que pour Böhme, la conception d’une idée est identique à la

189
« Der syderische und elementische Geist kanns nicht shauen, vil weniger fassen, allein er fühlet es und
schauet den Glanz im Gemüthe, welcher ist der Seelen Wagen, darauf sir fährt in dem ersten principio »,
Böhme, Von den drei Princ. IV, 17. Cité dans Fisher, DITL, « Gemüt ».
190
Les intérêts de Goethe pour ce que nous appelons ici « courants ésotériques occidentaux » sont bien
connus et documentés dans la littérature.
191
Braun (1978), « L’imagination chez Paracelse », p. 69.
192
Koyré (1971), Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand, p. 97.
193
Koyré (1971), op. cit., p. 98.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 51

conception organique194. Ces « enfants de l’âme » peuvent dès lors agir et exercer une
influence, toujours selon Paracelse.
Le thème de l’incarnation (ou de la corporisation) devient typique et important
dans le discours des paracelsiens et des courants apparentés195. L’idée que, par
l’imagination, l’esprit humain peut créer des « entités » semi-autonomes n’est pas
nouvelle. Hanegraaff et van den Doel citent quelques exemples des influences autres
que Paracelse dans la genèse du discours de la faculté incarnante de l’imagination. On y
trouve Ficin (1433-1499) parlant de la musique dans son De vita coelitus comparanda,
l’hermétiste chrétien Lazzarelli (1447-1500) dans son Crater Hermetis196, et déjà au
Moyen Âge Al-Kindi (IXe siècle) dans son De radiis, sans oublier le kabbaliste Ezra de
Gérone (XIIIe siècle), chez qui nous avons déjà identifié une telle idée197. Le terreau
était donc bien fertile.
Le Gemüt permet à l’imagination de s’ouvrir et de prendre l’élan formateur de la
nature afin de porter l’individu, de « donner corps à ses pensées »198. Voilà où se situe le
désir : une pensée qui prend corps, qui devient principe de mouvement et qui affecte
l’être. « Si l’idée ne trouve à s’inscrire réellement par l’imagination, aucun effet n’en
résultera jamais »199. C’est donc que l’imagination authentique s’inscrit dans la vie, dans
la relation et porte l’individu au mouvement.
Le rapport de Dieu au cosmos s’établit sur le même principe : c’est en imaginant
(Einbildungskraft) que Dieu crée l’univers200. L’inclusion de la dynamique divine a
surtout été développée par Böhme, que nous traitons dès à présent.

194
Koyré (1971), op. cit., p. 98 note 1.
195
Hanegraaff et van den Doel (2005), « Imagination », p. 613.
196
« […] For just as the Lord or God the begetter generates the celestials and procreates the angels who
are the forms of things, the heads, and first exemplars of all, just so the true man creates divine souls
which the ancient host used to call gods of the earth, who are glad to live close to humans and rejoice at
the welfare of man. They give prophetic dreams […] thus they fulfill the command of God […] they
create to Word of God […] That is why the Begetter has given man a mind like his own, and speech, that
he, like the gods, may bring forth gods, fullfilling the decrees of the Father. » Crater Hermetis, 27.1: 45-
64. in: Hanegraaff & Bouthoorn (2005), Lodovico Lazzarelli (1447-1500): The Hermetic writings and
related documents, p. 252-255.
197
cf. chapitre précédent, p. 36.
198
Braun (1978), « L’imagination chez Paracelse », p. 69.
199
idem.
200
Koyré (1971), Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand, p. 99.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 52

2. CHEZ JACOB BÖHME (1575-1624)


Jean-François Marquet, dans son étude « désir et imagination chez Jacob
Boehme », situe ces notions chez Böhme en continuité avec une tradition « déjà plus que
séculaire ». J.-F. Marquet songe ici à la même constellation d’influences déjà citées plus
haut par Koyré. Depuis la Renaissance avec Ficin, Pomponazzi et Agrippa, jusqu’à
Paracelse et aux défenseurs de la pansophie, le point commun à ces approches est donc :

« la toute puissance du désir convenablement exalté et focalisé par


l’imagination – une imagination qui peut s’exercer soit de manière
spontanée et aveugle, soit conformément aux règles strictes de la magie
qui n’est rien d’autres ici, qu’un art du désir »201.

Marquet précise également qu’il perçoit « l’art du désir » comme ayant un


fonctionnement analogue à celui des ars memoria. Böhme a développé et approfondi
cette notion et la situe au cœur même de la divinité, plutôt que de la situer au sein du
créé, homme ou nature. Ainsi, Marquet souligne que la théosophie de Böhme est « le
premier exemple d’une métaphysique fondée sur le désir »202, avant Leibniz, Schelling
ou Schopenhauer. Les travaux d’Antoine Faivre ont permis de développer une meilleure
compréhension de la filiation théosophique d’après-Böhme. Ces filiations sont au cœur
des modèles et conceptualisations développés par Faivre pour l’étude de ces
mouvements. Le travail de Jean-François Marquet permet d’approfondir la dynamique
du désir et de l’imagination chez Böhme. Ces notions sont importantes parce qu’elles
sont un phare et une influence majeure représentative de ce type d’approche
théosophique.

2.1. DÉSIR : LUST ET BEGIERDE


Le désir est à la base du monde. On trouve chez Böhme les mots Lust et
Begierde pour signifier l’unique vocable en français de « désir ». Sans pour autant
signifier deux désirs, il s’agit plutôt de deux perspectives, de deux modalités du désir.
Rien n’est évidemment fixe dans la pensée bouillonnante du philosophe teutonique,
mais généralement il nomme Lust le désir qui :

201
Marquet (1978), « Désir et imagination chez Jacob Boehme », p. 77.
202
Marquet (1978), op. cit., p. 77.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 53

« coïncide immédiatement avec son assouvissement, avec la joie qui


vient non pas l’éteindre [ le peut-on jamais? ] mais l’illuminer en le
comblant – alors que ‘Begierde’, comme ‘Hunger’ ou ‘Sucht’, désignera
au contraire la faim, le désir qui cherche son objet sans l’avoir trouvé ou
plus exactement produit […] »203.

La Begierde est, d’un côté, faim et feu dévorant cherchant un aliment à


consumer/consommer. D’un autre côté, elle est encore plus profondément « désir
génésique, désir d’engendrer ou de produire »204. La figure de Saturne dévorant ses
enfants est utilisée par Boehme pour illustrer l’entrelacement de ces deux significations.

Begierde entre feu et amour: Natur-Begierde et Liebe-Begierde


La dynamique propre de la Begierde se situe entre feu et amour. C’est à partir de
la rencontre de ces deux versants que naîtra l’esprit pivot de la flamme (section 2.2).
Celui-ci, par une subtile alchimie, permet à l’imagination de réintégrer un état de Lust
(section 2.3), coïncidant alors avec la rencontre de l’humain et du divin (section 2.4). Il
nous faut donc d’abord aborder la rencontre des modalités de la Begierde. La Natur-
Begierde, agent de concrétisation et moteur de l’incarnation, est un feu obscur qui se
durcit, processus de compaction et d’érection. La Natur-Begierde est un mouvement
ascendant, de la contraction astringente jusqu’à l’explosion de l’éclair sulfureux.
L’aspect génétique de la Natur-Begierde en fait un feu dévorant, une faim, qui se trouve
à la rencontre de la Liebe-Begierde, le désir d’amour. L’amour (Liebe-Begierde) est dit
provenir de la lumière, du son et finalement de la chaire spirituelle, descendant à la
rencontre du feu obscur.

2.2. NOTION DE TEINTURE (TINCTUR) ET ESPRIT PIVOT DE LA FLAMME


L’amour en descendant à la rencontre du feu obscur devient teinture pour ce
dernier. L’aliment se consume et doit être renouvelé, la relation de teinture est autre. La
teinture ne disparaît pas en s’assimilant comme le fait l’aliment. Elle transforme plutôt
en profondeur et de façon permanente l’objet qui l’assimile. Elle permet à l’amour de
rassasier le feu en se l’assimilant : le feu ne consume pas l’amour, il se fait transformer

203
Marquet (1978), « Désir et imagination chez Jacob Boehme », p. 79.
204
Marquet (1978), op. cit., p. 79.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 54

au contact de l’amour. Marquet donne l’exemple de la communion où en mangeant


l’hostie, je deviens corps du Christ205. À cet endroit de rencontre du Feu obscur et de
l’Amour se trouve la flamme, porte-lumière de Dieu. Marquet résume :

« ce qui apparaît à partir de cette place pivotale, c’est que les deux désirs
n’en font en réalité qu’un seul – comme si la faim s’immolait et se
renonçait dans la flamme pour redescendre ensuite sur elle-même sous la
forme bénie de la teinture nourrissante ».206

Dans la Nature Éternelle, il ne faut pas concevoir de début, ni de fin, ainsi la flamme est
à la fois origine, pivot et résultat.

2.3. DÉSIR ET IMAGINATION (CONJOINTE OU DISSOCIÉE)


Situons maintenant avec plus de précisions le rapport qu’établit Böhme entre la
force d’imagination et la dynamique complexe du désir et de l’esprit de la flamme.

« La structure du désir, selon Boehme, se présente donc en résumé sous


la forme d’une circulation en hélice dont le cœur serait la flamme de vie
et où un même terme simultanément monte et descend, reçoit et s’offre à
lui-même ».207

Lorsque, joignant les deux perspectives du point de vue de la flamme, se fond le


désir et son objet, nous retrouvons l’idée de la Lust. Une idée dont « la corporéité
magique est le fait même de cette jouissance qu’elle nourrit et qui la revêt »208, désir qui
n’a pas perdu son objet. Lust est alors synonyme d’imagination, propulsant vers Dieu.
La Begierde n’ignore pas l’imagination, mais chez elle :

« l’imagination cesse de coïncider exactement avec le désir – elle devient


un instrument et comme une antenne au service du désir qui, grâce à elle
[…], peut se transposer et s’introduire dans les domaines auxquels de lui-
même il n’avait pas accès ».209

205
Marquet (1978), « Désir et imagination chez Jacob Boehme », p. 83.
206
Marquet (1978), op. cit., p. 83-84.
207
Marquet (1978), op. cit., p. 84.
208
Marquet (1978), op. cit., p. 85.
209
Marquet (1978), op. cit., p. 85.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 55

Cette dissociation peut entraîner deux « perversions » possibles de l’imagination : faire


monter le feu obscur jusqu’au sein de l’amour (orgueil luciférien) ou alors faire
descendre l’amour jusqu’au cœur du feu obscur (la prendre pour un aliment).

2.4. PALINGÉNÉSIE. EN L’IMAGINATION : DÉSIR, FOI ET SAISIE DIVINE (FASSUNG).


Quel est donc le point de vue de la théosophie de Böhme sur le « bon » usage de
l’imagination et de sa force formatrice? Marquet apporte la réponse à notre question en
citant le De Incarnatione Verbi de Böhme :

« En quoi consiste notre nouvelle naissance? […] en l’imagination par


laquelle nous entrons avec notre vouloir dans le vouloir de Dieu et nous
approprions entièrement à lui »210.

Cette entrée de l’imagination tire son origine de la foi, un désir qui,

« par l’impossibilité même d’atteindre ici-bas son objet, conserve


quelque chose de la violence et de la brutalité de la Begierde
primitive »211.

Le désir ascendant connaît la rencontre du désir de Dieu et tous deux se saisissent


(Fassung). Marquet précise que chez Böhme,

« toute saisie (Fassung) signifie l’apparition simultanée d’une forme,


d’une image qui va devenir le lieu de son effectuation »212.

Pour Böhme, la nouvelle naissance consiste donc en ce lieu-corps-être prenant racine de


la saisie réciproque de l’homme et du divin.

3. LA FORME THÉOSOPHIQUE
3.1. LIEN FONDATEUR DE L’ÊTRE ET DÉSIR GÉNÉSIQUE
Antoine Faivre213 précise que Bild signifiait à l’époque non seulement ‘image’
mais également ‘corps’ et ‘forma’. Faivre s’appuie sur ses travaux, de même que sur un

210
Böhme, De Incarnatione Verbi, I, XI, 8. in : Marquet (1978), op. cit., p. 90.
211
Marquet (1978), op. cit., p. 91.
212
idem.
213
Faivre (1996), Accès de l’ésotérisme occidental, vol. 2, p. 223.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 56

article de Pierre Deghaye qui en a retrouvé l’origine dans le dictionnaire étymologique


allemand des frères Grimm214. On peut en effet y voir, parmi les sens possibles, celui de
« Lebende Gestalt, Figura, Persona ». Böhme semble se servir de cette équivocité
215
lorsqu’il use (fréquemment) de Bild pour Leib . À propos de l’usage de Leib (corps)
chez Böhme, Louis-Claude de Saint-Martin, le traduisant en 1800, écrivait dans sa
préface : « Le mot corps, que je peins souvent par celui de circonscription, peut se
concevoir aussi comme étant la sphère d’activité d’un être, et le cercle animé de toutes
216
ses puissances » . On comprend mieux maintenant ce que peut être « la forme
vivante » d’un être désigné par Bild.
Le désir et l’imagination sont comparés par Franz von Baader (Munich, 1765-
1841) à une force d’attraction intérieure, de telle sorte que « désir et imagination
représentent les deux facteurs essentiels de la création, les deux moteurs sans lesquels le
processus de la génération serait impossible »217. Ainsi, « toute manifestation,
formation, réalisation, commence avec la magia ou l’imagination dans laquelle se trouve
leur racine profonde »218. Eugène Susini rapporte que pour Baader, le désir imaginant
(die imaginirende Begierde) n’habite pas exclusivement l’homme et l’animal mais que
« la racine de la nature elle-même n’est que désir et imagination »219.
Baader résume :

« Imaginer signifie faire entrer la vie dans la forme, de telle manière que
toutes deux ensemble constituent quelque chose de vivant et d’organisé.
Cette ‘entrée’ a d’abord lieu idéalement, quand le miroir magique
commence à s’ouvrir, puis le désir prend figure et excite le principe de
vie ».220

La cause doit s’introduire dans un fondement pour agir.

« La volonté entrant en elle-même devient à elle-même un miroir qui


n’est pas encore le genitus; c’est dans ce miroir et à partir de lui que la

214
Grimm (Jacob et Wilhelm) (1854-1960), Deutsches Wörterbuch. Voir bibliographie pour référence
électronique.
215
Faivre (1996), Accès de l’ésotérisme occidental, vol. 2, p. 223, note 3.
216
Louis-Claude de Saint-Martin (1800), préface in: Böhme (1612/1682/1977), L’Aurore naissante, p. 19.
217
Susini (1942), Franz von Baader et le romantisme mystique, vol. 1, p. 514.
218
Faivre (1983), « Ame du Monde et Divine Sophia chez Franz von Baader », p. 259.
219
Susini (1942), op. cit., vol. 2, p. 216.
220
Faivre (1983), op. cit., p. 259.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 57

volonté désirante, imaginante se fixe (fasst), s’engrosse, et ce qui est


alors saisi, c’est le genitus qui, aussitôt révèle ou exprime ce fondement
[miroir ou sophia ou splendeur] »221.

3.2. CORPORÉITÉ
En dépit des affinités de surfaces avec les traditions néoplatoniciennes, la notion
de corporéité permet de distinguer nettement l’orientation propre à la théosophie
chrétienne. La direction prise par Böhme, Saint-Martin et Baader affirme la nécessité
d’une corporéité de l’idée dans le cadre d’une théorie générale de la création avec la
prise de conscience du sujet par lui-même222. L’image (Bild) :

« est à la fois l’esprit actif de chaque chose et le corps des qualités qui
vont la constituer. Pour Paracelse comme pour Boehme, tout esprit se
donne un corps qu’il va habiter et qui en sera la figure. Dans toute chose,
il y a un esprit qui aspire à s’incarner pleinement selon l’image qu’il a
conçue de lui-même »223.

Cette relation de « corporification », d’incarnation, des esprits est prise dans un sens
magique et fondateur dans la sphère de la Nature chez Paracelse, puis – nous l’avons vu
– placée par Böhme au niveau de l’engendrement Divin. La lignée des théosophes
chrétiens subséquents ne lui fait pas défaut; on retrouve ainsi chez Baader l’expression
« Kein Leben ohne Leib »224 et chez Friedrich Christoph Oetinger (1702-1782) le terme
Geistleiblichkeit225.
Si plusieurs chercheurs reconnaissent une parenté, historiquement et
phénoménologiquement fondée, entre l’imagination théosophique chrétienne,
kabbalistique et celle que l’on retrouve dans le soufisme, Antoine Faivre226 relève que
les théosophes occidentaux (chrétiens) se distinguent de leurs confrères musulmans
(soufi) par l’insistance sur le processus d’incarnation et la réciprocité active dans le
rapport à l’imagination.

221
Faivre (1983), op. cit., p. 259.
222
cf. Nicole Jacques-Chaquin (1983), « Sophia, miroir des formes et terre des générations spirituelles :
introduction à quelques textes de Louis-Claude de Saint-Martin sur la Sagesse divine », p. 228.
223
Degahye (1995), introduction, in : Boehme (1622/1995), De la signature des choses, p. 12.
224
« Pas de vie sans corps ». Cf. : Faivre (1996), Accès de l’ésotérisme occidental, vol. 2, p. 115.
225
« Corporalité spirituelle ». Relevé par Stuckrad (2005), Western Esotericism : A Brief History of Secret
Knowledge, p. 69 n.6. Les spécialistes en littérature paulinienne pourraient certainement étoffer le
caractère particulier de l’interprétation théosophique de la « chair spirituelle ».
226
Faivre (1996), Accès de l’ésotérisme occidental, vol. 2, p. 185, n. 5 et p. 252-253.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 58

Les traditions spirituelles théosophiques suggèrent une ouverture d’horizon pour


l’individu face au statut du rapport au monde et à la corporéité communément transmise
par les dogmatiques officielles. Leur assimilation au « gnosticisme » (sens strict), par
certains auteurs prompts à des généralisations, relève de la simplification. La lecture
attentive du courant théosophique chrétien nous place dans un tout autre rapport au
monde et à la matière que celle présente dans les courants gnostiques « classiques ». Par
contre, il est vrai que le courant de la théosophie chrétienne, comme tous les courants
ésotériques occidentaux, vise une expérience de gnosis comprise comme « experiencial
insight into the nature of the divine as manifested in the individual and in the
cosmos »227. Une attitude effectivement partagée par le gnosticisme classique, mais tout
aussi importante pour l’hermétisme classique. Les courants ésotériques, suivant la
critériologie de Faivre et dans les exemples donnés jusqu’à présent, ont plus à partager
avec l’attitude des hermétistes que celle des gnostiques classiques qui avaient un rapport
au monde un peu plus helléniste et négatif228. La gnosis pourrait être considérée, suivant
Broek et Hanegraaff229, comme une troisième force de développement culturel ajoutée à
la rationalité grecque et à la foi biblique.

3.3. MIROIR ET IMAGINATION


Dieu s’introduit dans son œil (miroir, Sophia), la volonté divine désire son
automanifestation, s’imagine désirante et s’y fixe (Fassung, saisie) : l’Ungrund (le
‘sans-fond’, ‘sans-fondement’) se donne ainsi un Grund. Il se saisit, il sort de cette saisie
et il contemple cette opération. Selon Faivre, ces trois mouvements sont à rapprocher
respectivement des trois notions que sont le verbe, l’esprit et la sagesse. En Dieu, être et
devenir sont simultanés : Il devient en étant, Il est en devenant230. La configuration de
l’œil du coeur, du miroir et de la sagesse se situe en analogie frappante avec celle que
l’on retrouve chez les kabbalistes impliquant la Shekhinah. Gershom Scholem avait
227
Versluis (2004), Restoring Paradise, p. 1.
228
Cf. l’article de Roelof van den Broek, « Gnosticism and Hermeticism in Antiquity : Two Road to
Salvation », in : Roelof van den Broek et Wouter J. Hanegraaff (Éd.) (1998), Gnosis and Hermeticism
from antiquity to Modern Times.
229
Roelof van den Broek et Wouter J. Hanegraaff (Éd.) (1998), « preface », in : Gnosis and Hermeticism
from antiquity to Modern Times.
230
Cf. Faivre (1983), « Ame du Monde et Divine Sophia chez Franz von Baader », p. 257.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 59

d’ailleurs noté la corrélation existante entre les idées de Böhme (jusqu’à Baader) et
celles de la kabbale théosophique231.
Selon Baader, théosophe232 qui commente Böhme, il se crée une analogie entre
l’objet désiré et le sujet désirant. Le désir provoque une sortie hors du sujet désirant qui
pénètre magiquement l’objet désiré. Le sujet devient ainsi miroir de l’objet désiré au
sein duquel ce dernier se reflète magiquement, en devenant essentiel et concret. Le
rapport ainsi créé permet une inter-influence entre les deux.233

« Dieu imagine dans la Sophia, c’est-à-dire qu’il s’y reflète et s’y


représente, se connaissant ainsi lui-même à chaque instant dans l’objet
créé. Miroir de l’imagination divine et matière première des images
vraies, la Sophia est nécessaire à l’engendrement spirituel ».234

Ainsi, la Sophia théosophique se présente comme lieu d’épanouissement de


l’imagination divine. Elle se rapproche davantage de la Shekhinah kabbalistique que de
la Sophia gnostique avec laquelle il ne faut pas la confondre. Pour Louis-Claude de
Saint-Martin, théosophe illuministe du XVIIIe siècle français et traducteur des œuvres
de Böhme, la Sophia est la terre spirituelle, le principe du corps glorieux de l’Adam
primitif235.
Cette dynamique est très complexe, et le passage suivant pourra certainement
éclairer l’interaction qui nous intéresse ici :

« La volonté s’aperçoit elle-même dans le miroir qu’est la Sagesse, elle


saisit ce miroir dans son désir, s’engrosse avec l’imagination. C’est
pourquoi ce miroir, qui est vie, est aussi en tant que Sagesse le fondement
de l’Esprit, et son récipient. L’engendrement n’a pas lieu dans le miroir,
mais dans l’imagination de la volonté, car le miroir lui-même reste
éternellement une Vierge. La volonté est engrossée par la contemplation
du miroir ».236

231
Wehr (1971/1977), « Jakob Böhme », p. 100
232
Un des rares catholiques à figurer parmi les théosophes allemands.
233
Susini (1942), Franz von Baader et le romantisme mystique, vol. 2, p. 217-219
234
Nicole Jacques-Chaquin (1983), « Sophia, miroir des formes et terre des générations spirituelles :
introduction à quelques textes de Louis-Claude de Saint-Martin sur la Sagesse divine », p. 228
235
Nicole Jacques-Chaquin (1983), op. cit., p. 228.
236
Baader commentant Böhme, rapporté par Faivre (1983), « Ame du Monde et Divine Sophia chez Franz
von Baader », p. 260.
Rapport à l’imaginal théosophique chrétien 60

Les textes théosophiques et l’expérience qu’ils véhiculent demandent du temps


de digestion et de méditation. Il est frappant de constater, à l’instar des résultats du
chapitre sur la kabbale, l’importance de la pensée visuelle et sensorielle dans la
transmission de cette expérience. La constellation phénoménologique composée de la
forme (corporisation), du cœur ou du désir et de la dynamique des miroirs, dans
l’herméneutique de la Révélation par l’imagination est ici encore prégnante.
Le désir se trouve être l’élément moteur conduisant à la prise de forme et à la
mise en action des jeux de miroirs de la révélation. Le désir évoluant par l’imagination
et liant au corps connait d’importants développements dans les courants théosophiques.
Son rôle philosophique, théologique, mystique et même magique est ainsi longuement
développé.
Nous avons mentionné en introduction et au premier chapitre, que l’imagination
dans les courants ésotériques constituait, entre autres choses, le lieu de contact vers les
mondes intermédiaires à des fins de gnoses. Le prochain chapitre s’intéressera à la
forme que prendra l’expérience de l’imagination dans les courants magiques et
théurgique qui se destinent ouvertement à l’induction d’une expérience de révélation ou
à la rencontre d’être intermédiaire.
– Chapitre 4 –
La rencontre magique :
opérativité spirituelle de l’imagination
dans la théurgie et la magie rituelle

Les courants magiques et théosophiques réfèrent, pour l’imagination, à des


thèmes communs comme la vision des intermédiaires vers le divin, la révélation, le
rapport à l’idée de corporisation et une dynamique du désir. En dépit de cette
corrélation, l’imagination en cause dans les courants magiques s’avère différente. Elle
ne participe pas de l’engendrement du divin, elle n’est pas ontologiquement fondatrice
de l’Être à l’instar de l’élan vital des théosophes. La vis imaginativa est ici liée au
monde naturel et aux puissances formatrices du cosmos sans toutefois être autant partie
prenante de la vie divine. L’influence néoplatonicienne est plus prégnante sur ce type
d’imagination.
Une analyse de l’expérience de John Dee s’avère pertinente pour notre propos.
En plus de nous donner des précisions importantes sur la notion d’imagination dans ces
courants et l’expérience qui en découle, John Dee constitue également une figure qui
influença énormément la formation de plusieurs « nouveaux mouvements magiques »
depuis la fin XIXe et au long du XXe siècle237. La dernière partie de ce chapitre sera
consacrée à exposer les transpositions contemporaines des éléments mentionnés
précédemment.

1. LA RENCONTRE NÉGLIGÉE :
CAS DE FIGURE DE LA MAGIE RITUELLE « MÉDIÉVALE »

Il faut tenir compte de la persistance discrète mais bien réelle d’une tradition de
magie rituelle depuis le Moyen Âge, tout au long de la Renaissance et se modifiant

237
Parmis lesquels nous pouvons compter l’Hermetic Order of the Golden-Dawn, l’Astrum Arganteum,
l’Ordo Templi Orientis, l’Église de Satan, le Temple de Seth, l’engouement pour le Necronomicon de
Lovecraft, etc.
La rencontre magique 62

jusqu’à aujourd’hui. Nous y trouvons un rapport volontaire à l’induction de vision et à


l’interaction avec des êtres intermédiaires. Si les textes médiévaux relèvent davantage
d’une praxis sans théorisation explicite, ils furent utilisés plus tardivement – notamment
chez Marsile Ficin (1433-1499), Heinrich Cornelius Agrippa (1486-1535), Paracelse
(1493-1541) ou Giordano Bruno (1548-1600) – comme matière à réflexion sur la nature
de la magie et ses implications en théologie et en philosophie de la Nature.
Récemment238, le canadien Frank Klaassen livrait les résultats de ses recherches
statistiques sur la diffusion des manuscrits de magie et attirait l’attention sur la diffusion
croissante de manuscrits de magie rituelle depuis les débuts de la Renaissance, alors
même que d’autres formes étaient en décroissance. Ainsi, si la « magie des images »
(astrologique) était en décroissance et considérée généralement comme inférieure,
limitée et de moindre intérêt, les praticiens de la magie rituelle cherchaient à atteindre
une compréhension plus large du cosmos, d’un point de vue spirituel, par une pratique
touchant davantage à l’âme humaine. À cet effet, la magie rituelle « sought information,
communication, illumination, vision, and direct contact with the divine through
explicitly religious and Christian rituals in which the interior condition of the operator
played a fundamental role »239. L’expérience de gnosis vis-à-vis du cosmos est liée à
l’apprentissage, mais plus fondamentalement au contact direct avec la divinité qui, par
une assistance angélique, apporte support et discernement à l’individu afin de pénétrer
les secrets du cosmos240. Si les aspects spéculatifs de la magie ont été développés et
diffusés par plusieurs grands penseurs de la Renaissance, ceux-ci étaient par contre
discrets sur l’aspect pratique et la mise en œuvre de ces rituels. Les recherches de
Klaassen et le témoignage des bibliothèques privées nous confirment que même en
pleine Renaissance, les manuscrits médiévaux demeuraient une source importante au
sujet de la praxis rituelle magique : eux seuls donnaient suffisamment de détails pour la
permettre.
Ces textes et traditions rituelles ont été récupérés et réaménagés par certains
nouveaux mouvements magiques de nos jours241. Une meilleure connaissance de

238
Klaassen (2003), « Medieval Ritual Magic in the Renaissance ».
239
Klaassen (2003), op.cit., p. 188.
240
Klaassen (2003), op. cit., p. 188-189.
241
Introvigne (1993), La magie : les nouveaux mouvements magiques.
La rencontre magique 63

l’expérience vécue par ces prédécesseurs en relation avec ces formes de pratiques
rituelles magiques permettra de mieux comprendre et saisir les enjeux qui s’expriment
aujourd’hui.

1.1. L’ARS NOTORIA


L’Ars Notoria est sans doute le modèle le plus important, et probablement un des
plus utilisés, de magie angélique au Moyen Âge. Son importante diffusion dans les
milieux éduqués (étudiants, prêtres et notables) tient sans doute, entre autre chose, à sa
discrétion. En effet, celui-ci ne demande pas l’attirail cérémoniel et théâtral complexe
que l’on trouve dans plusieurs autres textes de ce type. L’Ars Notoria est issu, selon
l’analyse de Véronèse, du fruit des attentes d’un public clérical et/ou monastique qui
croit possible, sous certaines conditions, une relation entre Dieu et ses fidèles moins
institutionnelle que celle que propose la liturgie de l’Église242. Les inquisiteurs étaient
confrontés à la grande discrétion de L’Ars Notoria, privée et intimiste.
Le récent travail doctoral de Julien Véronèse s’avère colossal et pertinent pour
notre recherche. Celui-ci a précisément dégagé les pratiques et objectifs de cet art dont
la nature se situe à un point médian entre magie, théurgie et dévotion mystique243. Il
s’agit de la première analyse détaillée basée sur une étude historique et sur la
constitution d’un texte critique. Nous lui réservons une place particulière en raison de la
nouveauté et de la qualité des informations.
L’Ars Notoria se présente comme fruit d’une révélation divine, médiatisée par
un ange, en conformité avec plusieurs autres textes de magie placés sous les auspices de
Salomon. C’est de cette révélation divine qu’il fonde sa nature sacramentelle ou
théurgique244. En analysant une version ancienne245, Julien Véronèse conclut :

« Toute cette opération préparatoire vise à ce que le dévot bénéficie d’une


vision angélique (per visionem angelicam) qui lui dira s’il est digne de

242
Véronèse (2004), L’Ars Notoria au Moyen Âge et à l’époque moderne : Étude d’une tradition de magie
théugique (XIIe-XVIIe siècle), p. 495.
243
Véronèse (2004), op. cit., p. 349.
244
cf. Véronèse (2004), op. cit., p. 449.
245
Bibliothèque Nationale de France, ms latin 9336; identifié « P3 » dans les travaux de Véronèse.
La rencontre magique 64

poursuivre, et si oui, quels résultats il peut en définitive escompter au


terme des quatre mois que dure le rituel général » 246.

1.1.1. NATURE DE L’EXPERIMENTUM DANS L’ARS NOTORIA


L’Experimentum de l’Ars Notoria permet une connaissance révélée par
l’intermédiaire de l’ange céleste247.
La modalité de cette révélation se situe de façon ambiguë entre d’un côté,
diverses formes de visions, et de l’autre, un processus d’incubation. La vision béatifique
s’obtient parfois sous modalité incubatoire aussi dans l’Ars Brevis et dans le célèbre
Liber sacer sive iuratus, deux ouvrages médiévaux traitant de magie. Malgré les
divergences entre incubation chrétienne et païenne (antiquité), Julien Véronèse suggère
que :

« la forme de principe n’en reste pas moins identique, à tel point que l’on
peut se demander si les textes de magie rituelle, dont le principe de
fonctionnement est basé sur la relation entretenue avec les entités
spirituelles, n’ont pas été le lieu idéal pour une survie souterraine des
pratiques incubatoires »248.

Bien que le rêve se trouve souvent suspecté d’être influencé par de moins nobles causes,
on retrouve l’idée d’une rencontre « réelle » et spirituellement efficiente au moyen du
songe chez Francesco Colonna dans son Hypnerotomachia Poliphili249, chez
l’alchimiste Bernard le Trévisan250 dans son Songe Verd (sic), et dans une certaine
mesure chez Dante avec la Divine comédie. Moshe Idel traite de la place du songe dans
la kabbale dans son étude Les Kabbaliste de la nuit251.
La pratique de l’Ars Notoria occupe un espace entre magie, théurgie et mystique.
Ainsi, elle a pour but « d’améliorer la nature humaine en en développant de manière

246
Véronèse (2004), L’Ars Notoria au Moyen Âge et à l’époque moderne, p. 400.
247
Véronèse (2004), op. cit., p. 417.
248
Véronèse (2004), op. cit., p. 422.
249
Joyau de la renaissance, publié à Venise en 1499, il est connu rapidement en France par une traduction
de Jean Martin sous le titre Discours du Songe de Poliphile (Paris, Kerver, 1546). Une édition récente
(1994) de la traduction de Jean Martin existe, de belle facture, par le travail de Gilles Polizzi, au soin de
l’Imprimerie Nationale.
250
XVe ou XVIe siècle. Le court récit du « Songe Verd » est disponible dans les Œuvres Chymiques de
Bernard le Trévisan, publié en 1976 chez Guy Trédaniel (Édition de la Maisnie).
251
Idel, Moshe (2003), Les kabbalistes de la nuit. Paris, Allia, 77p. Cet ouvrage ne figure pas en
bibliographie, nous le mentionnons simplement à titre informatif.
La rencontre magique 65

surnaturelle les facultés intrinsèques » tout en cherchant à « nouer une relation


individuelle et intérieure à Dieu »252. L’illumination cognitive relève d’une expérience
qui ne concerne que celui qui l’entreprend. Rien de transitif, tout se passe

« dans la part spirituelle de l’individu qui récite les litanies et examine les
figures, selon un mode visionnaire proche d’une forme d’extase suscitée
par la répétition des prières et la visualisation hypnotique d’images dont
les motifs sont loin d’être étrangers à certaines formes de méditations
développées en Occident dès le XIIe siècle ».253

Le rapprochement à Dieu, à la condition première d’Adam, tel qu’encouragé par l’Ars


Notoria s’inspire en fait d’une préoccupation formulée par Saint Bernard (1090-1153).
Pour ce dernier, la tâche principale de chaque homme, tout au long de sa peregrinatio
terrestre, consiste en effet, autant qu’il le peut, à retrouver en lui l’image ou la
ressemblance de Dieu qui était sienne avant la chute. Celle-ci n’a pas été anéantie par le
péché originel, mais simplement occultée et déformée254.
Selon les textes de magie rituelle que nous étudions, l’homme, par nature, est fait
pour connaître puisqu’il a été créé à l’image et la ressemblance de Dieu. Être rétabli
dans la plénitude de sa puissance cognitive est donc, pour lui, un moyen de progresser
sur le chemin qui mène vers son Créateur255.

1.1.2. VISION, SENS ET CORPORÉITÉ :


RELATION ENTRE MYSTIQUE ET THÉURGIE MÉDIÉVALE

Julien Véronèse256 retrouve, dans la pratique de l’Ars Notoria, une forme de


théurgie comparable à la « théurgie attractive » telle que définie par Charles Mopsik257.
La spiritualisation de la nature humaine implique « une réception médiatisée par une
vision angélique qui nécessite que le dévot fasse un usage intensif de ses sens et des
organes de la parole »258. L’âme doit être délivrée des réalités sensibles qui l’entravent,

252
Véronèse (2004), L’Ars Notoria au Moyen Âge et à l’époque moderne, p. 491.
253
Véronèse (2004), op. cit., p. 492.
254
Véronèse (2004), op. cit., p. 493. On retrouve ici le thème important de la « réintégration » de l’homme
dans son statut originel de relation au divin.
255
Véronèse (2004), op. cit., p. 493-494.
256
Véronèse (2004), op. cit., p. 508.
257
cf. Mopsik (1993), Les grands textes de la cabale : les rites qui font Dieu, p. 42-51.
258
Véronèse (2004), op. cit., p.. 499.
La rencontre magique 66

mais sans disqualifier pour autant la sensibilité qui seule permet d’établir le rapport aux
symboles divins. On y trouve paradoxalement, une conscience aiguë des limites et des
nécessités de la condition humaine, c’est ainsi que :

« le détachement de l’âme des réalités terrestres comme son ascension,


autorisés l’un et l’autre par l’ascèse, sont brisés avant leur terme par une
angélophanie qui interdit toute forme d’union avec la divinité : c’est
Dieu, par l’intermédiaire de ses messagers, qui fait irruption dans le
monde des hommes, et non ces derniers qui s’élèvent spirituellement
dans le fol espoir de l’atteindre »259.

L’adepte de l’Ars Notoria aspire à la liberté de l’âme, mais « sans rompre tout lien avec
la corporéité »260. La discipline s’avère nécessaire afin d’éviter l’implication
démoniaque dans le processus visionnaire et onirique, une crainte toujours présente dans
les conceptions médiévales du rêve et de la vision. L’Ars Notoria demande du magicien
qu’il ait la foi, la crainte de Dieu (nota timoris, nota terroris), l’espérance, l’humilité et
la piété261 – des vertus très classiques – auxquelles on ajoute également « un grand
désir », « une bonne volonté »262. C’est ainsi que la pratique d’une ascèse permet au
dévot non seulement de ne pas redouter l’intervention du Malin, mais aussi de ne pas
craindre que le corps et ses humeurs, troublés par quelques excès d’alcool ou de
nourriture, ne viennent influer sur l’imagination, où se produisent les rêves, et interférer
malencontreusement avec le processus visionnaire porteur de l’illumination263.

1.1.3. INSPECTIO : DE L’IMAGE À LA VISION VERS LA RÉVÉLATION


L’Ars Notoria en pratique, se présente comme un art de la vision assisté par
l’image264. Cet art décrit un processus d’inspectio, semblable à une méditation par
l’image, qui conduit à la vision illuminatrice. L’inspectio des « notes »265 favorise

259
Véronèse (2004), L’Ars Notoria au Moyen Âge et à l’époque moderne, p. 499.
260
Véronèse (2004), op. cit., p. 500.
261
Véronèse (2004), op. cit., p. 503-504.
262
Véronèse (2004), op. cit., p. 505.
263
Véronèse (2004), op. cit., p. 509.
264
Véronèse (2004), op. cit., p. 551 et suivantes.
265
Les « notes » (ou nota) sont des images comprenant des diagrammes, caractères spéciaux, et figures
angéliques destinées à être observées et méditées selon ce mode particulier qu’est « l’inspectio » dans le
sens où ces auteurs l’entendent.
La rencontre magique 67

l’intervention divine et angélique en servant d’intermédiaire entre macrocosme (incluant


Dieu) et microcosme.

« Ces signes constituent des figures qui offrent au regard une vertu
particulière enfouie dans la révélation originelle et qui émane de Dieu en
même temps qu’elles nourrissent, à force d’être examinées, l’état de
transe dans lequel les séquences de psalmodie et l’affaiblissement
physique progressif du jeûne ne peuvent manquer d’entraîner le
praticien »266.

Le détail de cette implication dans le processus visionnaire et son mode de


fonctionnement n’est pas explicité par les textes de l’Ars Notoria. Véronèse est d’avis
que la théorisation n’est pas le souci premier, ni l’intérêt, des auteurs de l’Ars
Notoria267. L’intégration de la figure par inspectio semble avoir un effet comparable à
celui d’un miroir, un miroir cependant moins « poli » et raffiné que celui que l’on trouve
dans les courants kabbalistiques théosophiques dont nous avons traité précédemment. Le
jeu du miroir émerge ici de l’expérience sensible et conduit l’individu vers le divin,
alors que nous l’avons vu précédemment agir comme agent participatif du divin vers le
cosmos et dans l’être humain. Nous retrouverons bientôt chez John Dee la coexistence
de ces conceptions par l’usage du concept médiéval d’inspectio ainsi que celui
d’infusion divine héritée des courants paracelsiens et kabbalistiques.
Véronèse établit un lien entre la notion d’inspectio et des techniques méditatives
connues du Moyen Âge comme la construction intérieure de l’arche de Noé chez
Hugues de Saint-Victor (XIIe). Nous aurons l’occasion de préciser la nature et le
fonctionnement de « l’inspectio » dans la pratique magique (ou théurgique) avec les
écrits personnels de John Dee (ci-bas) qui fournissent de précieux renseignements.

1.2. L’HÉRITAGE MÉDIÉVAL


L’Ars Notoria s’insère dans une tradition de magie rituelle telle que l’a décrite
Klaassen (voir ci-haut, section 1, p. 62), au sein de laquelle nous pouvons inclure des

266
Véronèse (2004), L’Ars Notoria au Moyen Âge et à l’époque moderne, p. 551.
267
Véronèse (2004), op. cit., p. 597.
La rencontre magique 68

textes comme ceux de l’Ars Paulina, du Liber Visionum (Jean de Morigny268), ceux
moins connus de l’ermite Pelagius269 ou encore les plus théâtraux et magiquement
engagés que sont le Liber Iuratus270 ou la somme de Ganellus271. Véronèse272 trace un
lien certain entre l’Ars Notoria et la théurgie de Pelagius, l’ermite de Majorque du XVe
siècle.
L’influence de Pelagius laisse trace discrètement jusqu’aux platoniciens de
Florence, elle est diffusée dans ces cercles surtout entre les XVIe et XVIIe siècle. Parmi
les traités les plus célèbres de Pelagius se trouve, en 1480, celui que l’on nomme
Anacrisis. Ce terme :

« désigne d’abord, dans son sens classique, ‘une question’ (à Dieu ou aux
anges); il devient ensuite synonyme de ‘révélation’ ou de ‘vision sur
demande’, puis, comme dans le titre, de ‘révélation’ ou de ‘vision’ tout
court. Il forge même le verbe anacrysare (demander une ‘révélation’ ou
une ‘vision’) »273.

Jean Dupèbe qui a consacré plusieurs études à ce personnage méconnu du


portrait religieux et spirituel de la renaissance, résume ainsi l’Anacrise : « cet art
consiste à préparer l’âme pour qu’elle reçoive ou accueille, au terme d’une longue
ascèse, une vision divine ou angélique. Il s’agit clairement de théurgie.274 » L’âme chez
Pelagius, devient le lieu d’accueil d’une vision divine ou angélique. Il est intéressant de
savoir que Georg Gichtel (1638-1710), le « théosophe d’Amsterdam » dont l’œuvre
s’inspire et commente celle de Jakob Böhme, fera copie de l’Anacrise de Pelagius pour

268
Pour un bon aperçu des enjeux du Liber visionum de Jean de Morigny, se référer à Fanger (Éd.) (1998),
Conjuring Spirit : texts and traditions of Medieval Ritual Magic : particulièrement les articles de Claire
Fanger et Nicholas Watson.
269
cf. Dupèbe (1989), « L’écriture chez l’ermite Pelagius : un cas de théurgie chrétienne au XVe siècle ».
270
Liber Iuratus, Liber sacratus sive Iuratus, pseudo-Honorius de Thèbes; Pour plus d’information sur le
Liber Iuratus et l’état actuel des connaissances à son sujet, on consultera avec profit l’étude de Jean-
Patrice Boudet « Magie théurgique, angélologie et vision béatifique dans le Liber Sacratus Sive Juratus
attribué à Honorius de Thèbes », Mélanges de l’école française de Rome : Moyen Âge, vol. 114, 2002, p.
851-890.
271
À propos de la somme de Ganellus les meilleures informations proviennent présentement des travaux
de Carlos Gilly. On trouvera de précieuses informations au sujet de ce courant dans l’article de Gilly
(2002/2005) « Between Paracelsus, Pelagius and Ganellus : Hermetism in John Dee ».M. Gilly prépare
une édition critique de la Summa Magica de Ganellus avec la collaboration du professeur Villacañas de
l'Université de Murcia (communication personelle).
272
Véronèse (2004), L’Ars Notoria au Moyen Âge et à l’époque moderne, p. 434.
273
Dupèbe (2002), « Pelagius et les rose-croix », p. 145.
274
Dupèbe (2002), op. cit., p. 147.
La rencontre magique 69

son usage personnel275. Valentin Weigel (1533-1588), pasteur allemand dont l’œuvre est
postérieur à Paracelse et prépare la voie à une spiritualité comme celle de Böhme, a
également composé un commentaire de l’Anacrise276. L’influence de Pelagius en terres
germaniques remonte au moins à l’abbé et réformateur bénédictin Trithemius (1462-
1516), qui prit connaissance de l’œuvre de Pelagius par l’intermédiaire de Libanius
Gallus à partir de 1495277.
Klaassen discutant du Liber Iuratus (Liber Iuratus, ‘Sworn book of Honorius’,
XIVe siècle) note qu’à l’instar du De occulta philosophia (XVIe siècle) d’Agrippa278,
celui-ci « blends the baser forms of magic with the high-flown goals of contact with the
divine »279. Le sens du Liber Iuratus, selon Klaassen, ne se trouve pas seulement dans la
relation « subversive » qu’il entretient avec le christianisme officiel, mais dans le fait
qu’il attribue une valeur spirituelle à la pratique magique. Kieckefer280 remarque que la
façon dont se mélangent magie et mysticisme dans des ouvrages comme le Liber Iuratus
ou le Liber Visionum est plus typique du judaïsme que du christianisme, sous une
influence directe ou indirecte de la kabbale. Il affirme que ces textes ont un rôle à jouer
dans notre compréhension de l’appropriation chrétienne de la magie judaïque qui, par
ricochet, représente un chapitre important au sein de l’ « early history » de la kabbale
chrétienne qui n’a pas encore été écrite.
Concernant l’héritage de la magie rituelle pour l’expérience de l’imagination
dans les courants ésotériques occidentaux, nous souhaitons évoquer un dernier cas de
figure important. Nous nous rapportons au « livre d’Abramelin » dont l’auteur et la date
précise de rédaction sont toujours en discussion281. Ce qui est certain, c’est que

275
Dupèbe (2002), op. cit., p. 138, note 8.
276
Dupèbe (2002), « Pelagius et les rose-croix », p. 137. Sur Weigel : voir Koyré (1971), Mystiques,
spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand, p. 131-184.
277
Sur l’abbé Trithème et son rôle dans le débat qui nous intéresse ici, cf. Noel L. Brann (1999),
Trithemius and Magical Theology. Aussi : François Secret (1992), « Libanius Gallus, L’abbé Trithème,
Agrippa et Gianfrancesco Pico della Mirandola » et Jean Dupèbe (1986), « Curiosité et magie chez
Johannes Trithemius »
278
Publié à Antwerp en 1531/33, une première version manuscrite avait été écrite en 1510. Agrippa avait
alors fait parvenir copie de ce manuscrit à l’abbé Trithemius pour recevoir ces commentaires.
279
Klaassen (1998), « English manuscripts of magic, 1300-1600 », p. 20.
280
Kieckefer (1998), « The Devil’s Contemplatives : the Liber Iuratus, the Liber Visionum and the
Christian Appropriation of Jewish Occultism », p. 262.
281
Gerschom Scholem suggérait en 1974 (Kabbalah, p. 186) que l’auteur du livre d’Abramelin
connaissait de façon peu commune le judaïsme, mais devait probablement être chrétien. Les manuscrits
les plus anciens, en allemand, datent de 1608 et attribuent l’ouvrage à Abraham de Worms. Nous savons
La rencontre magique 70

l’ouvrage date d’une période entre la moitié du XVe et le tout début du XVIIe siècle.
L’ouvrage provient d’un milieu où christianisme et mysticisme juif (type kabbale) se
mêlaient. Il s’agit d’une grande opération de théurgie s’étendant sur plus d’un an, qui
amène l’individu à entrer en contact avec un Saint Ange protecteur. On peut y lire l’avis
suivant :

« Befiel auch immer, in welcher Gestalt sie erscheinen sollen. Dies muβt
Du aber abends Deinen Engel fragen, welcher Deine Natur am besten
kennt und weiβ, welche Gestalt Dir erträglich ist, schrecklich, schädlich
und verführerisch sein kann oder nicht »282

L’ange joue ici un rôle dans la corporification et l’apparition de l’esprit conjuré. Nous
avons expliqué en introduction et au chapitre premier de ce travail le lien entre
l’imagination et un mésocosme tel qu’identifié par Antoine Faivre. Ce mésocosme
représente un « tiers-lieu » entre le sujet et les êtres intermédiaires. Le rôle du Saint
Ange vis-à-vis des esprits conjurés dans l’opération d’Abramelin relève de ce
mésocosme. La forme des esprits conjurés existe en fonction de l’état de l’âme de
l’individu pour qui elle est destinée et leur corporification se fait sous la tutelle du Saint
Ange. Nous avions déjà rencontré (au chapitre 2) l’idée d’une expérience en
concordance avec la capacité du sujet de recevoir l’influx d’en-haut, notamment avec la
kabbale d’Isaac Luria et le commentaire des textes apocryphes par Antoine Faivre.

2. THÉORIE DE MAGIE SPIRITUELLE, LA VIS IMAGINATIO


Al-Kindi (IXe), dans son De radiis, élabore une opinion qui influencera de façon
prégnante la conception de vis imaginativa. Hanegraaff la résume : « The imagination,
coupled with desire and faith, is a potent magical force which may move things in the

qu’il existe une transmission manuscrite perdue en lien à cet ouvrage. Le texte lui-même s’annonce du
XVe siècle (1458). Récemment (1995/2001), Georg Dehn, encouragé par le prof. Hans Biedermann,
publiait une édition complète basée sur les divers manuscrits trouvés et éditions anciennes connues. Dehn
suggère qu’Abraham de Worms pourrait être un pseudonyme du Rabbi Jacob ben Moses ha Levi Moellin
(MaHaRIL, Jakob Molin). Il faudra cependant réserver la sanction de cette hypothèse jusqu’à ce qu’il y ait
plus de corroboration de la part des hébraïsants. Il est à souhaiter que la traduction prochaine de cet
ouvrage en anglais stimule l’investigation et la vérification de l’hypothèse. Jusque-là, les conclusions de
Gerschom Scholem sont les plus sûres. Au niveau du texte, l’édition de Dehn est la meilleure à ce jour.
282
Nous traduisons : « Instruis les toujours sous quelle forme ils devront apparaître. Pour cela, tu dois
questionner ton ange le soir, lui qui connaît ta nature et qui sais quelle forme peut t’être supportable,
effrayante, nuisible ou séduisante ». Dehn (2001), Buch Abramelin, p. 232.
La rencontre magique 71

outside world. It is most effective if combined with verbal utterances and certain (ritual)
actions »283.
Dans l’important schéma de Walker à propos de la magia de la Renaissance284, il
y a reconnaissance de la centralité de la vis imaginativa pour la mise en action des
pratiques magiques et des expériences spirituelles qui l’accompagnent. Cette vis
imaginativa y est décrite comme « la force centrale, fondamentale, et les autres285 ne
sont habituellement utilisées que comme supports pour en accroître l’effet ou comme
moyens de la communiquer »286. La suite du chapitre de Walker n’est consacrée qu’à la
description de ces « autres » forces adjuvantes. Hanegraaff le note aussi en précisant que
le rôle des deux plaisirs les plus importants – l’imagination et la raison – est
incontournable pour comprendre le sens des rituels et n’est pas clairement abordé par
Walker. Dans un contexte néoplatonicien et hermétique, la vis imaginativa est
fondamentale en effet pour compléter l’harmonie entre le rituel extérieur et l’état
d’esprit de l’opérant. C’est ainsi qu’elle établit le pont entre le sensible de la pratique
rituelle et le monde intellectuel287.

3. JOHN DEE (1527-1608/09):


L’INTERSECTION DES GENRES THÉOSOPHIQUE ET THÉURGIQUE.
Exemple d’identité complexe à la renaissance

Rappelons que le concept même du champ d’étude des courants ésotériques en


occident est un construit académique visant, entre autres choses, à favoriser l’étude et
283
Hanegraaff (2003), « How magic survived the disenchantment of the world », p. 363.
284
Son travail se base sur une analyse de la pensée de Marsile Ficin, Jean Pic de la Mirandole, Pléthon,
Lodovico Lazzarelli, Campanella, etc. Son tableau, résumant schématiquement le modèle général de la
magie naturelle telle que comprise par les auteurs étudiés, situe la puissance de l’imagination (vis
imaginativa) comme force conjointe aux influences planétaires. Celles-ci agissent dans un deuxième
temps par diverses puissances auxiliaires (vis imaginum, vis verborum, vis musices et vis rerum) propres
aux divers domaines qui produiront des effets psychologiques ou physiques. Walker note que le même
modèle peut s’utiliser pour comprendre le schéma d’action des pratiques angéliques ou démoniques; dans
ces cas les influences impersonnelles planétaires devront être remplacées par celles des anges ou autres
êtres intermédiaires. cf. Walker (1958/1988), La magie spirituelle et angélique de Ficin à Campanella, p.
70-71.
285
« Les autres » sont des auxiliaires comme la vis imaginum (arts visuels, talisman), vis verborum
(discours, parole), vis musices (musique et harmonique) et vis rerum (choses et matières).
286
Nous citons la traduction française : Walker (1958/1988), La magie spirituelle et angélique de Ficin à
Campanella, p. 71.
287
Hanegraaff (2003), « How magic survived the disenchantment of the world », p. 365.
La rencontre magique 72

l’intelligence de courants négligées par l’histoire des religions (voir chapitre 1). À ce
titre, le fruit de ces travaux devrait nous permettre de mieux comprendre les éléments
structuraux et les dynamiques propres à l’histoire du monde occidental288. Avec les
chapitres sur la kabbale et la théosophie chrétienne, nous avions l’occasion de suivre les
discours du rapport à l’imagination par des tenants des courants qui nous
communiquaient intentionnellement leur expérience tant à un niveau théologique,
mystique que personnel. Les textes de magie et de théurgie médiévale, quant à eux, sont
davantage des synthèses, des aide-mémoire rituels d’ordre pratique qui ne comprennent
généralement pas (ou peu) de réflexion de second ordre sur leur contenu. Plusieurs
chercheurs (Dupèbe (2002), Hanegraaff (2003), Klaassen (2003), Lehrich (2003) et
Szonyi (2004)) affirment l’existence d’une continuité entre les pratiques du Moyen Âge
et l’approche plus spéculative de la Renaissance. S’il est aisé de trouver des écrits
traitant de la vis imaginatio et de la théorie magique ou théurgique à la Renaissance, ces
derniers n’ont, pour ainsi dire, produit aucun écrit relatif à la praxis magique ou
théurgique. Sur ce point, John Dee constitue une exception.
Personnage complexe de la Renaissance britannique, il nous renseigne sur la
façon de penser et d’articuler la pratique théurgique et magique de cette période. Malgré
l’absence d’une édition intégrale et critique des documents originaux, il existe une
grande quantité de documents de première source à propos de ses « expérimentations
spirituelles » et interactions avec des créatures angéliques289. Ces dernières années, les
études sérieuses sur Dee sont en nombre croissant. Dee se trouve dans une situation
typique de l’ésotérisme de la Renaissance, s’intéressant aux sciences naturelles,
l’astronomie et la mathématique, et au même titre à l’hermétisme, l’alchimie, la kabbale,

288
Stuckrad (2005), « Western Esotericism : Towards an Integrative Model of Interpretation », p. 80.
289
Les manuscrits originaux des « conversations » se trouvent à la bibliothèque de Londres. Les
opérations menées entre 1581 et 1583 sont consignées aux MSS Sloane 3188 et 3677. On doit leur
connaissance publique en 1672 au savant anglais Elias Ashmole. Les opérations menées entre 1583 et
1587 sont consignées dans le MS Cotton Appendix XLVI et ont été publiées à des fins diffamatoires par
Meric Casaubon (1659) dans le A True and Faithful Relation of what passed for many years Between Dr.
John Dee and some Spirits […] (TFR). Il est aisé aujourd’hui de trouver diverses éditions (plus ou moins
fidèles, et malheureusement contenant beaucoup d’erreurs de lecture et de transcription) dans les librairies
« ésotériques ». Des projets d’éditions critiques sont en chantier depuis quelques années. Il est possible
d’accéder aux photos digitales des manuscrits. Voir la bibliographie à Dee.
La rencontre magique 73

etc. Il souhaite rénover le savoir humain et la Nature en allant puiser à même sa source
puisque la Nature dans son état actuel est déjà trop dégradée290.
Il faut probablement attendre Martinez de Pasqually (1727?-1774) et son « Ordre
des Élus Coëns » pour retrouver en occident une approche fortement magique et
théurgique, influencée par des motivations théosophiques en contexte chrétien.
L’objet d’étude que représente les carnets personnels de John Dee est d’une
valeur inestimable, à double titre, pour les sujets qui nous intéressent. D’une part, ceux-
ci sont parmi les rares, sinon les seuls, comptes rendus « autochtones » de pratique
magico-théurgique en Europe. De plus, précisons qu’une référence explicite à une
conception de l’imagination liée à l’expérience « d’infusion » du divin s’avère présente.
D’autre part, ces carnets donnent l’occasion au chercheur de suivre les développements
et les tâtonnements du système de Dee et d’approcher de surcroît une mystique
mathématique tout à fait unique issue d’un des grands esprits de l’Angleterre
Élisabéthaine.
S’il existe plusieurs études à propos des objectifs, de la théologie et des valeurs
animant John Dee dans son exploration de l’invisible, très peu s’attardent à considérer
l’aspect visuel et interactif de son œuvre.

3.1. INFLUENCE SOLOMONIENNE DANS L’EXPÉRIENCE


Comme dans la majorité des pratiques magiques de type « solomonienne »,
qu’elles soient angéliques ou démoniaques291, la synthèse établie par John Dee fait appel
à de nombreux éléments visuels292 tant dans sa mise en action que dans l’expérience de
rencontre qui s’ensuit. Stephen Clucas note que pour John Dee la notion sensorielle de
vision se trouve doublée de la croyance dans l’existence de sens spirituels agissant en

290
Cf. Harkness (1999), John Dee’s Conversations with Angels : Cabala, Alchemy and the End of Nature.
291
Cf. Fanger (1998) « Medieval Ritual Magic : What is it and Why We Need to Know More About it »,
ainsi que Butler (1949/1998) Ritual Magic, ce dernier ouvrage commence à prendre du vieux, mais
conserve une valeur appréciable au plan descriptif.
292
Nous songeons ici aux tables numériques, signatures angéliques et iconographie magique. Dans le cas
particulier de John Dee, il faut souligner le déroulement narratif des visions empreint de couleurs, de geste
et de symbole révélé par les anges.
La rencontre magique 74

parallèle aux sens corporels. De plus, on y trouve la ferme croyance en un accès


visionnaire immédiat à la connaissance par une expérience mystique ou prophétique293.

3.2. LE TERME LATIN « INSPECTIO »


Clucas observe que le terme latin inspectio réfère à un champ sémantique vaste
couvrant trois modalités294 soit, d’abord, l’action de regarder quelque chose (inspection
visuelle), ensuite vient un sens d’inspection théorique, d’examen intellectuel, et
finalement, une compréhension théologique comme révélation (prophétique) des choses
invisibles. John Dee, ou d’autres praticiens savants, s’appuient sur des traditions
magiques qui accordent ainsi une place importante à l’inspectio de talisman, de tables
numériques, etc.295 On retrouve ce terme constamment dans les versions latines des
textes magiques médiévaux.
Dans un tel contexte, il apparaît intéressant que le terme sélectionné pour
conduire à la vision sous-entende conjointement une activité de discernement et
d’investigation de la personne. La vision à laquelle il se rapporte dépasse le simple
regard afin d’inclure « an immediate visionary access to knowledge which is unavailable
(or less easily available) by rational means »296. Il s’agit donc une vision « infusée » du
divin par participation coopérative des sens spirituels (« ghostliche ») à l’inspection faite
par les sens physiques.

« It shalbe shewed to thee ghostliche into thyne soule,


the end of thyne askynge in very knowinge of thyne
operation »297

3.3. STATUT DES VISIONS ET DE L’IMAGINATION CHEZ DEE


Une première observation d’importance au sujet des journaux privés de John Dee
consiste en l’attention marquée avec laquelle s’y trouvent consignés le déroulement et

293
Clucas (1998), « ‘Non est legendum sed inspicendum solum’ : Inspectival knowledge and the visual
logic of John Dee’s Liber Mysteriorum », p. 110. Clucas parle aussi du rôle de transmission donné aux
pratiques opératives visuelles concernant les connaissances mystiques et prophétiques. Il en est ainsi pour
les magia, theurgia, et autres « ars » particuliers à ces traditions.
294
Clucas (1998), « ‘Non est legendum sed inspicendum solum’… », p. 112.
295
inspectio plutôt que « lecture », cf. Clucas (1998), op. cit., p. 115.
296
Clucas (1998), op. cit., p. 116-117.
297
Dee, Liber Virtutis, Sloane MS 3846, cité par Clucas (1998), op. cit., p. 117.
La rencontre magique 75

les actions des visions. Bien entendu, ces sessions d’échanges angéliques « révèlent » à
John Dee plusieurs tables magiques, sceaux et méthodes de communications. Mais le
fait de retrouver plusieurs détails sur le contexte et le déroulement visionnaire même
nous porte à croire que l’élément visuel est tout aussi important que le contenu de la
révélation faite à John Dee.
Une deuxième observation a trait, non plus au versant cognitif de l’expérience,
mais à l’expérience de gnosis qui s’y engendre. Dee mentionne fréquemment dans ses
écrits la notion d’infusion ou impression de connaissance qui passe par une révélation
visionnaire. C’est ce dont il est question lorsqu’il prie Dieu de fixer en lui sa Sagesse
(« sapientiam tuam in corde meo fige »), ou encore lorsqu’il note, en marge de son
journal, « knowledge to be infused Ictu oculi » en commentaire à l’ange qui disait :
« You shall know all things ictu oculi »298. L’infusion dont il est question fait le lien
entre l’individu et la connaissance qui s’y joint. Cette idée d’infusion de l’esprit divin
dans l’esprit humain provient, selon nous, des intérêts paracelsiens de John Dee.
À partir des écrits de John Dee, l’hongrois György Szonyi a réalisé une
importante étude sur l’exaltatio (exaltation divine) dans la magie de la renaissance. Il a
identifié dans les cahiers de John Dee un passage important pour notre propos. Nous
citons le passage complet depuis sa publication originale :

« There are two kind of visions, the one by infusion of will and
descending, the other by infusion [sic] by permission and ascending. The
first is of the image of the Will of God descending into the body, and
adjoyned to the soul of man, whose nature is to distinguish things of his
own likeness, but shut up in prison in the body, wanteth that power; and
therefore being illuminated by spiritual presence, inwardly, seeth now in
part, as he shall hereafter do in the whole. But note, that every vision is
according to the soul of man in power: and so is received of him that
seeth. The bo[d]y of man feeleth nothing spiritual until he be of
incorruption: Therefore useth no sense in and illumination. The other is
to be found out by his contrary. »
(Dee, Cracovie, Samedi 14 avril 1584, 15h30-16h299)

298
Clucas (1998), « ‘Non est legendum sed inspicendum solum’… », p. 117.
299
Dee, in : Casaubon (Éd.)(1659/1992), A True & Faithful Relation […], p. 88.
La rencontre magique 76

Ce passage s’avère intéressant à double titre300. D’abord parce qu’il établit que le
lien entre l’idée de vision et d’exaltation est présent à l’esprit de John Dee; ensuite parce
que ce passage constitue un des rares moments où l’on trouve une explication plus
conceptuelle de la nature des visions et de l’infusion pour cet anglais.

À travers les expériences de John Dee se développent les visions sous diverses
formes et diverses appellations : « œil intérieur » (imagination), « vision directe » /
« vision spirituelle » et « vision concrète ». Le fait de recourir à la collaboration d’un
301
« skryer » donne l’occasion à John Dee de préciser les notions de visions et de nous
renseigner sur la tradition de magie dite solomonienne, telle qu’il l’a reçue. Le skryer
déclare voir « with my external eye, not within my imagination »302. D’une part, le
sentiment bien physique de l’expérience est affirmé. Mais d’autre part, qu’entend-t-il
par imagination? Pour une personne du XXe siècle, l’accentuation du caractère physique
semble être une défense contre la caractère futile et fictif de la vision. Or, il n’en est
rien. Au contraire, John Dee précise, pour sa part, voir « onely by faith and
imagination »303, ce qu’une apparition angélique nommée Madimi confirme être une
vision plus parfaite (‘perfecter’) que celle du skryer. L’Ange, ou l’être intermédiaire, par
l’entremise de l’imagination, semble également être en mesure de rendre l’expérience
plus sensible au besoin : « I do think […] you haue the powre and preperty fro[m] god
to insinuate your message or meaning to eare or eye, in such sort as mans Imagination
shall be, that both they here and see you sensibly »304.
Ainsi, l’imagination ne doit pas être confondue avec le fictif. Elle semble
d’ailleurs indissociable de l’idée d’infusion divine.

300
Szonyi (2004), John Dee’s Occultism : Magical Exaltation Through Powerful Signs, p. 223.
301
Le coéquipier dans les opérations angéliques. Nous utilisons le terme de John Dee pour éviter celui de
« médium » (issu du spiritisme du XIXe siècle) trop chargé de sens. Nous verrons dans la suite du chapitre
autour de la notion d’imagination, que la relation entre l’opérateur et le skryer est plus subtile et différente
que la relation du client au médium de notre culture populaire actuelle.
302
Clucas (1998), « ‘Non est legendum sed inspicendum solum’… », p. 119.
303
Clucas (1998), op. cit., p. 118.
304
Dee, MS Sloane 3188, f89v, rapporté dans Clucas (1998), op. cit., p. 118.
La rencontre magique 77

3.4. NÉCESSITÉ D’UNE HERMÉNEUTIQUE


On ne peut que remarquer, chez John Dee, un processus herméneutique constant
de déchiffrement des visions. Son souci le porte d’ailleurs à demander à plusieurs
reprises des éclaircissements, à recourir aux techniques exégétiques de l’époque
appliquées à ses transcriptions ainsi qu’à demander aux anges eux-mêmes d’indiquer à
quel niveau comprendre les conversations ou dans quel passage biblique chercher son
éclaircissement305. Szonyi306 en arrive à la même constatation, parlant de l’enchâssement
des visions dans un cadre rhétorique cohérent, toujours conscient de la nécessité d’une
interprétation au-dessus du donné premier de l’image.
En conclusion de son étude, Clucas insiste sur l’ambiguïté et la complexité des
concepts de « sight » et « vision » dans l’Angleterre du XVIe siècle307. Ce qui nous
intéresse à ce sujet, c’est la nature de la visio (ou inspectio) concernant une connaissance
révélée ou prophétique, passant subtilement des sens externes à une forme de perception
spirituelle (‘Ghostly’). Chez John Dee, ce contexte particulier tire son origine des
traditions de magie dite solomonienne ainsi que de techniques et pratiques étrangères
qui y ont été intégrées.
À travers ses notes – qui, rappelons-le, n’étaient pas destinées à la publication –
nous retrouvons les éléments importants de son cursus personnel. Les motivations
théologiques, scientifiques et les objectifs du projet de John Dee ont par ailleurs été
décortiqués par D. Harkness308. Sans y trouver, bien-sûr, de développements et de
dissertation sur l’imagination et son rôle dans l’expérience visionnaire à l’instar de
Paracelse ou de Böhme, il s’y glisse suffisamment d’indices pour y voir le résultat d’une
réflexion personnelle importante à ce propos. Il est utile de savoir ici que l’imposante
bibliothèque de John Dee contenait – outre des ouvrages mathématiques et scientifiques,
des traités de magie médiévale et des livres relatifs à la kabbale ou l’alchimie – une
section sur les ouvrages de Paracelse309 dont l’importance (quantitative et historique) n’a

305
Clucas (1998), « ‘Non est legendum sed inspicendum solum’… », p. 127-128.
306
Szonyi (2004), John Dee’s Occultism : Magical Exaltation Through Powerful Signs, p. 224.
307
Clucas (1998), op. cit., p. 132.
308
Harkness use de l’image de l’échelle de Jacob pour parler des intérêts de John Dee. John Dee lui-même
s’y référait. cf. Harkness (1999), John Dee’s Conversations with Angels : Cabala, Alchemy and the End of
Nature.
309
Szonyi (2004), op. cit., p. 132.
La rencontre magique 78

été que récemment reconnue avec la publication du catalogue de sa bibliothèque310. Cet


intérêt Paracelsien peut facilement passer inaperçu au survol de ses « conversations »,
mais il devient plus évident lorsque l’on considère les thèmes motivateurs de son œuvre
(que nous n’avons pas abordé ici) et le rôle qui se dessine pour l’imagination et
l’expérience « d’infusion » tout au long de ses notes311.

4. TRANSPOSITIONS CONTEMPORAINES (FIN XIXE ET XXE)

Hanegraaff étudie principalement la persistance et la mutation de notions


appartenant à des courants ésotériques dans le cadre du processus de sécularisation de la
société occidentale depuis quelques siècles.
En dernière partie de leur article, Hanegraaff et van den Doel dressent un portrait
des développements de l’idée d’imagination dans les contextes ésotériques et occultistes
du XIXe et XXe siècle312, particulièrement face au mouvement général accéléré de
sécularisation des sociétés. Ils notent les frontières ambiguës aux XIXe et XXe siècle
entre les domaines relevant de l’ésotérisme (et de « l’occultisme »), des arts et de la
littérature313. Si William Blake est cité en exemple, nous pourrions ajouter Baudelaire,
André Breton, Yeats, etc. L’objectif de cette quatrième partie est de sensibiliser à
quelques nouvelles formes de rapport à l’imagination inspirées des courants ésotériques.
Ceux-ci seront discutés au prochain chapitre.

4.1. L’OCCULTISME FRANÇAIS


La naissance, avec Éliphas Lévi314 (Alphone-Louis Constant, 1810-1875), de
« l’occultisme » à proprement parler réactivait, en plein XIXe siècle, les thèmes de
l’imagination et de la volonté dans une relecture des courants paracelsiens et de la magie

310
Roberts, Julian et Andrew G. Watson (1990), John Dee’s Library Catalogue, , Oxford University
Press, 1990, 440p.
311
Cet angle d’analyse pourrait contribuer à tirer sens du plus célèbre opuscule de John Dee,
l’énigmatique et curieux Monas Hieroglyphica (Antwerp, 1564).
312
Hanegraaff et van den Doel (2005), « Imagination », DGWE, p. 613-615.
313
Hanegraaff et van den Doel (2005), op. cit., p. 614.
314
À propos d’Éliphas Lévi : Jean-Pierre Laurant (2005), « Lévi, Éliphas », DGWE, p. 689-692.
La rencontre magique 79

médiévale – relecture fort inventive dans ce dernier cas. Éliphas Lévi reprend un
langage paracelsien. Il est également fortement influencé par les expériences d’Anton
Mesmer et autres manifestations physiques d’énergies dites spirituelles. Lévi parle ainsi
de « lumière astrale », une terminologie héritée ouvertement de Paracelse, en des termes
par contre beaucoup plus expérimentaux (au sens scientifique) et énergétiques. La
lumière astrale d’Éliphas Lévi est peut-être inspirée de Paracelse, mais elle tire sa nature
beaucoup plus des théories magnétiques du mesmérisme de l’époque comme le
remarque fort justement Hanegraaff et van den Doel315. Dans la lignée d’Éliphas Lévi,
cette lumière astrale, correctement orientée par le médiateur plastique de l’âme, est
associée à une dimension d’expérience « réelle » ouverte par l’imagination, comme dans
les visions, rêves, de même qu’à des phénomènes de « magnétisme », de guérison,
d’apparitions fantomatiques, etc.316
Les acteurs de l’occultisme et du spiritisme du XIXe siècle font partie intégrante
d’un nouveau paradigme scientifique saisissant leur époque. Ils doivent composer avec
une brisure du monde entre matériel et spirituel. Dans plusieurs écrits (Hanegraaff,
2005, 2003, 1996/1998), Hanegraaff comprend l’émergence de ces nouveaux discours
comme une conséquence directe de la pression d’un monde sécularisé et « scientisant »
pour faire sens de l’expérience traditionnelle de contact avec des êtres intermédiaires ou
des énergies « surnaturelles » ou « divines ». Dans ce contexte, les déplacements de
discours autour de la notion d’imagination nous intéressent pour le présent travail.
Qu’elle soit de nature théosophique ou faculté de l’esprit, l’imagination est maintenant
liée à un plan magique qui deviendra bientôt le désormais célèbre monde astral, un
monde parallèle au nôtre où l’imagination peut régner sans craindre les paradoxes d’un
monde désenchanté; nous en verrons les conséquences au prochain chapitre. Portons
maintenant notre attention sur la situation de l’occultisme en Angleterre à propos de
l’imagination.

315
Hanegraaff et van den Doel (2005), op. cit., p. 614.
316
À propos de la lumière astrale et du médiateur plastique, on consultera les ouvrages suivants d’Éliphas
Lévi : Dogme et rituel de la haute-magie (1856), La Clef des Grands Mystères (1861), La science des
esprits (1865) ainsi que Le Grand Arcane (1898, posthume). Les traités écrits par Papus (Dr Gérard
Encausse, 1865-1916) ainsi que les « Essais de sciences maudites » de Stanislas de Guaïta (1861-1897)
sont également typiques de l’occultisme post-Lévi dont il est question ici.
La rencontre magique 80

4.2. PASSAGE PAR LA MANCHE : LA GOLDEN-DAWN BRITANNIQUE

L’organisation initiatique et magique qui a probablement eu le plus d’influence


sur les mouvements actuels, The Hermetic Order of the Golden-Dawn (fondée à
Londres en 1888), enseignait comment atteindre la vision de l’esprit (‘Spirit Vision’) à
l’aide d’une « projection astrale ». Par des techniques occultes et rituelles, les adeptes
projetaient leur esprit hors de la « sphère des sensations » dans le monde astral de
l’imagination317.
Regardie, le premier à publier la quasi-intégralité des documents internes de la
Golden-Dawn, a reconnu avoir édité et réécrit certains des documents pour les rendre
plus compréhensibles et cohérents pour le lecteur318. Puisque c’est cette version qui a
majoritairement influencé et inspiré les occultistes contemporains, son intérêt pour
l’étude des nouveaux mouvements magiques est entier. Elle peut par contre s’avérer
douteuse pour l’étude de la Golden-Dawn d’origine, et demandera ainsi au chercheur
plus de précautions. Heureusement, des textes en provenance de collections privées ont
aujourd’hui été publiés.
L’impact de la Golden-Dawn au niveau de la psychologisation de l’imagination
des courants ésotériques a été analysé de façon très pertinente par Alex Owen319. Elle
traite dans son étude des relations avec le développement de l’importance accordée au
« self » prégnant et triomphant aujourd’hui dans bien des sphères d’activités dépassant
le cadre des sociétés « occultes ».
Afin d’illustrer concrètement les déplacements dont il est question ici, reprenons
le cas du livre d’Abramelin que nous avons abordé plus tôt. Cette œuvre était
grandement appréciée des membres de la Golden-Dawn, mais la notion du « Saint-
Ange-Gardien », ou de l’Ange-protecteur, qui venait en aide et servait de guide dans la
réalisation des opérations, devient, chez ces adeptes, associée à l’idée d’un « higher
Self ». Nous aurons l’occasion au prochain chapitre de prendre une distance critique face
à ces glissements de discours et leurs conséquences.
317
Hanegraaff et van den Doel (2005), « Imagination », DGWE, p. 614. À propos de cette organisation, se
référer à : R.A. Gilbert (2005), « Hermetic Order of the Golden-Dawn », DGWE, p. 544-550. Gilbert
donne une brève et bonne bibliographie des meilleures sources disponibles. Nous ne la répéterons pas.
318
Hanegraaff (2003), « How Magic Survived the Disenchantment of the World », p. 366.
319
Owen (2004), The Place of Enchantment : British Occultism and the Culture of the Modern. Voir
surtout les chapitres « Modern Enchantment and the Consciousness of Self » (chapitre 4) et « Occult
Reality and the Fictionalizing Mind » (chapitre 5).
La rencontre magique 81

4.3. OÙ SONT-ILS AUJOURD’HUI?


Nous renvoyons le lecteur désireux de connaître les filiations et survivances des
groupes magiques du début du siècle aux excellents ouvrages sur la question320.
Résultat des interprétations psychologisantes, Zeitgeist oblige, ce sont dans des
contextes d’exploration de soi, de croissance personnelle et de quête spirituelle que l’on
retrouve aujourd’hui des formes dérivées de l’imagination. Un bon exemple actuel est la
pratique dite du pathworking, qui se trouve à la croisée des chemins de la thérapeutique
personnelle et des idées héritées des organisations initiatiques magiques du début du
siècle. Le pathworking s’intéresse directement au « pouvoir de l’imagination créatrice »
par l’immersion dans des lieux et des rencontres d’êtres relevant de cette imagination
créatrice dans divers contextes mythologiques. Voici comment Dolores Ashcroft-
Nowicki, une des figures de proue de cette pratique, la définit :

« Pathworkings are an ancient and valid form of occult training, but it is


only in recent times that they have been available to those outside the
magical fraternities. […] We have seen that pathworking is a term used to
describe the trained use of the creative imagination and that such
journeys within the mind can inform, calm, heal, relax and train the mind
and it tool, the brain ».321

L’apport positif du développement de cette pratique réside dans la


reconnaissance de l’importance des techniques visionnaires tout au long de « l’histoire
occidentale ». Le problème, à notre sens, tient au paradigme d’interprétation utilisé. De
façon académique, les travaux de Dan Merkur322 s’intéressent à l’existence implicite
d’une tradition ésotérique de visions et d’union mystique formant l’expérience de gnosis
sous ses diverses formes. Il en est tout autrement de l’expérience du pathworking, qui
resitue dans un nouveau contexte diverses expériences issues de courants religieux
historiquement et géographiquement différents. Au plan de la thérapeutique,
d’intéressantes études seraient à faire en regard de ces techniques actuelles.

320
Plusieurs articles dans le DGWE (voir l’index des groupes et organisations), ainsi que Introvigne
(1993), La magie : les nouveaux mouvements magiques.
321
Ashcroft-Nowicki (1987), Highways of the Mind : The Art and History of Pathworking, p. 17, 21.
Nous soulignons.
322
Merkur (1993), Gnosis : An Esoteric Tradition of Mystical Vision and Unions. Une analyse critique est
disponible par Hanegraaff (1998), « On the Construction of ‘Esoteric Traditions’ », p. 54-59.
La rencontre magique 82

Le regain d’intérêt pour les visions quests shamaniques et le channeling s’ajoute


au niveau de la popularité croissante des « techniques traditionnelles » d’expérience
spirituelle sensible.

Le présent chapitre nous a permis d’appréhender la pertinence de la magie


rituelle dans l’expérience théophanique de l’imagination en occident. La notion
particulière d’inspectio qu’on y trouve propose un passage des modalités sensorielles
vers la révélation visionnaire, un mouvement ascendant de l’échelle de Jacob. Nous
avons aussi trouvé chez John Dee l’importance d’une notion d’infusion du divin
complémentaire à l’inspectio. Les formes de magie rituelle sur lesquels nous nous
sommes arrêtés ont également accordé une grande importance à un processus
herméneutique nécessaire afin de tirer profit de la rencontre imaginale.
La réception de la magie rituelle par plusieurs mouvements magiques
contemporains, notamment depuis l’occultisme du XIXe siècle, transpose le discours de
la magie rituelle dans un nouveau paradigme. Cette transposition a d’importantes
répercussions sur le type de rapport herméneutique qu’établit l’individu face à son
expérience. Nous nous attarderons au prochain et dernier chapitre aux impacts et aux
conséquences de ces changements de perspective.
- Chapitre 5 -
Mise en perspective et critique

Ce chapitre divise la réflexion critique en trois parties. Une première partie, Un


changement de perspective, s’intéresse au changement de perspective issue de la
transposition contemporaine des propos sur l’imagination. La deuxième partie,
Expérience fondatrice et gnosis, développe la perspective du sujet devant l’expérience
fondatrice de l’émergence du sens. La troisième et dernière partie de ce chapitre, À la
croisée des regards, poursuit la discussion en intégrant des enjeux d’ordre
épistémologique à la rencontre des visions scientifiques et mystiques sur le réel.

1. UN CHANGEMENT DE PERSPECTIVE
Dans son analyse des interprétations des occultistes contemporains, Hanegraaff
souligne, lui aussi, la psychologisation du discours sur la magie et la présupposition que
toute magie est fondée sur les pouvoirs de la psychè (mind)323. On y trouve d’ailleurs
une prépondérance de pratiques liées à des techniques de visualisation, similaires à
celles utilisées dans divers groupes du potentiel humain324.
Nous avons présenté jusqu’à maintenant des éléments issus de contextes
différents qui ont marqué les rapports du spirituel à l’imagination dans des courants
ésotériques. Avec Wolfson, nous invitons à conclure que la phénoménologie de
l’expérience se trouve formée (in-formée) par les diverses couches que sont la
Weltanschauung, la culture religieuse et la psychè de la personne. Conséquemment, il
appert difficile, voire impossible, de vivre une expérience relevant de l’imagination
théosophique ou de la vis imaginativa dans un contexte où la référence au monde est de
nature psychologique et scientifique. Cette difficulté se présente a fortiori causa lorsque
les occultistes contemporains s’insèrent volontairement et consciemment dans une
optique à caractère psychologique. Ils établissent des équivalences nouvelles entre

323
Hanegraaff (2003), « How Magic Survived the Disenchantment of the World », p. 368.
324
Hanegraaff (2003), op. cit., p. 369.
Mise en perspective et critique 84

manifestation numineuse, être intermédiaire ou théophanie et des notions de « soi », de


« higher-self » et de développement personnel.
Cela dit, cette configuration met certainement au monde une nouvelle forme
d’expérience, inexistante auparavant et tout à fait fascinante, illustrant ce que Wouter
Hanegraaff325 et Tanya Luhrmann326 ont étudié à propos d’un ‘faire sens’ de l’héritage
des courants ésotériques à partir de la perspective désenchantée d’un monde séculier327.
L’explication d’Hanegraaff présente l’occultisme comme un résultat direct du
désenchantement du monde, au sens de Max Weber328, et des changements politiques et
sociaux importants à compter du XIXe siècle329. L’occultisme a beau se donner une
mission de réenchantement, il reste enraciné dans un monde désenchanté essayant de
concilier l’univers sensible du participatif avec un univers de causalité instrumentale.
L’occultisme et ses développements s’inscrivent donc dans la recherche de nouvelles
voies de sens et d’unification de la société moderne. Un tel changement de paradigme
n’est pas anodin au niveau de la perspective du sujet de l’expérience.

Causalité instrumentale ou causalité participative


L’ethnologue Tambiah330 présente deux attitudes de rapport au monde :
‘participation’ ou ‘causality’. Puisque ce n’est pas la notion de cause qui est mise en
question par Tambiah mais bien le mode de compréhension de la raison d’être d’un
événement, nous trouvons plus clair de renommer ceux-ci ‘causalité participative’ et
‘causalité instrumentale’. Hanegraaff retient également cette polarisation comme étant
moins ethnocentrique que celle de Lévy-Bruhl331. L’usage de plusieurs des typologies
anthropologiques classiques, comme celle de Lévy-Bruhl, a comme effet principal de
placer la vision magique participative d’un côté et la vision instrumentale de « l’homme
de l’ouest » de l’autre. Cette division manque de nuances lorsque vient le temps

325
Hanegraaff (2003), How Magic Survived the Disenchantment of the World », p. 369; Hanegraaff
(1996/1998), New Age Religion and Western Culture: Esotericism in the Mirror of Secular Thought.
326
Luhrmann (1989), Persuasion of the Witch’s Craft : Ritual Magic in Contemporary England.
327
« Attempt to adapt esotericism to a disenchanted world. A world which no longer harbours a
dimension of irreductible mystery based upon an experience of the sacred as present in the daily world »
Hanegraaff (1996/1998), New Age Religion and Western Culture, p. 423.
328
Hanegraaff (2003), op. cit., p. 409.
329
Hanegraaff (2003), op. cit., p. 421.
330
Tambiah (1990), Magic, Science, Religion, p. 105 et suivantes.
331
Hanegraaff (1996/1998), op. cit., p. 81.
Mise en perspective et critique 85

d’étudier la culture occidentale, par elle-même. Il apparaît alors un effet réducteur : celui
d’associer l’occident à un bloc hétérogène face à une vision participative du monde. Au
niveau des intérêts religieux de nos contemporains, l’effet est ressenti comme le
souligne B.J. Gibbons :

« as a historical process the orientalisation of Western spirituality


has involved what appear to be a voluntary act of collective
amnesia with regard to European traditions » 332.

Les traditions occidentales n’appartenant pas à la vision de la causalité instrumentale –


celles qui relèvent d’un univers participatif – sont rapidement négligées.
La dichotomie de Tambiah peut s’avérer utile pour marquer la différence
épistémologique fondamentale entre deux attitudes de rapport au monde. Cette
dichotomie n’est pas celle du rationnel et de l’irrationnel, ni celle du prélogique et du
logique. Celles-ci sont des dichotomies inscrites dans le cadre cartésien de la causalité
instrumentale; l’irrationnel n’est rien sinon l’opposé du rationnel, le prélogique n’est
rien en soi sinon ce qui est avant la logique. Ce sont des constats et des interprétations
faits pour et à partir d’un cadre épistémologique de causalité instrumentale. Ce dernier
propose une alternative A et non-A plutôt qu’une dynamique A-B telle que peut
suggérer une vision participative. Les courants ésotériques tirent habituellement sens
d’un univers participatif, comme l’illustre bien la constellation des critères du modèle
d’Antoine Faivre.

Imagination et « l’autre monde », un divorce discret


Occultisme, mouvements magiques, adepte du « pathworking », et quelques
mouvements « néo-païens », parlent aujourd’hui du « monde astral » et de théories
énergétiques de l’imagination comme si cela allait de soi depuis longtemps dans
l’histoire. Or, nous avons pu voir dans ce travail qu’il n’en est pas ainsi. À première vue,
ces discours laissent croire à une continuité de fond mais d’importantes modifications
viennent en changer complètement la nature. La configuration de cet « autre monde »
concerne notre étude puisque, dans la majorité des cas, c’est « l’imagination » qui est
considérée comme la faculté permettant de faire la transition.

332
Gibbons (2001), Spirituality and the Occult: From the Renaissance to the Modern Age, p. 137.
Mise en perspective et critique 86

On se souvient que, tant dans les courants kabbalistiques, théosophiques que


magiques, l’univers est potentiellement un tout organique. Dès lors, l’imagination est
appelée à jouer un rôle de conjonction vis-à-vis les éléments parfois disparates du
monde. L’organisation cosmique peut, bien sûr, être hiérarchique de bas en haut comme
dans les courants plus classiques, ou encore en direction de la profondeur et de
l’engendrement dans les théosophies. Jean Pic de la Mirandole, dans ses conclusions
magiques, concevait cette unité comme un mariage : « Faire de la magie n’est pas autre
chose que de marier le monde »333.
Le ‘magical plane’ contemporain est un monde « séparé mais connecté ». La
distance séparant ces deux mondes semble être proportionnelle au retrait du sacré et au
désenchantement du monde ‘physique’. On en trouve d’ailleurs une formulation
intéressante chez Tanya Luhrmann, cité par Hanegraaff:

« The metaphor of a separate-but-connected plane derives in part from


the early Hermetic philosophy […] [but] There is no suggestion in
Neoplatonic philosophy that different rules of rationality govern
mundane, celestial and spiritual. If anything, reason increases with ascent
on to higher planes. The advent of psychoanalysis and the emergence of a
scientific sceptisism altered this understanding of other ‘planes’. […] The
Renaissance conceptions separated different worlds and saw magic as the
means to use the one to influence the other. […] Modern magic separates
different types of stuff, or worlds, which run by different rules, and to
acquire magical power the magician must lose hold of his rational mind.
The goals have shifted dramatically; to gain essentially the same powers,
the Renaissance mage strove for moral purity but the modern magician
embraces the non-rational »334.

Le changement radical de perspective repose donc sur (au moins) deux


éléments dépendants: la conception de la raison et le rapport au monde. Le passage
d’une raison ontologique à une raison technique modifie la direction que prend le
rapport au monde335. Plutôt que ce rapport soit constitué de diverses dimensions
ontologiquement liées mais éclatées dans la condition de l’existence humaine, on
333
Conclusion #13 des « conclusions magiques selon mon opinion personnelle » (784e du total des 900),
in : Pic de la Mirandole (1486/1999), 900 Conclusions philosophiques, cabalistiques et théologiques, p.
195. Formulation latine : « Magicam operari non est aliud quam maritare mundum ».
334
Luhrmann (1989) p. 277-279, cité dans Hanegraaff (2003), « How Magic Survived the Disenchantment
of the World », p. 370-371.
335
Nous nous inspirons ici des travaux du théologien Paul Tillich sur la raison et la révélation. Cf. Tillich
(2000/1951), Théologie systématique I : Raison et révélation.
Mise en perspective et critique 87

retrouve maintenant un parallélisme d’univers d’existence différents. La magie qui


souhaitait unir le monde, doit aujourd’hui le quitter pour agir. Le mariage du monde
proposé par le Pic de la Mirandole semble bien être maintenant un divorce discret. De
façon pragmatique, nous affirmons simplement que sous un propos a priori similaire se
trouvent en fait des réalités expérientielles bien distinctes.
S’intéresser aux traditions magiques contemporaines ou anciennes, sans prendre
conscience qu’ils évoluent dans deux univers différents, ne peut donc que nuire à la
compréhension honnête des unes comme des autres. Nous étofferons la discussion de
cette problématique au cours de ce chapitre.

Critique des translittérations contemporaines du regard ésotérique


On constate qu’un point commun se dégage des récriminations de Patrick
Geay336 contre plusieurs penseurs contemporains (Bachelard, Jung, Ricoeur et Durand
surtout). En effet, Geay dénonce l’appropriation à divers degrés des éléments propres à
l’hermétisme (sens large), et particulièrement au sujet de l’imagination, dans des
systèmes de pensée psychologiques, séculiers et désenchantés. Sous des apparences de
continuité ou de « remise en valeur », Geay constate une certaine trahison de l’esprit
d’origine de ces courants dont on prétend rendre compte. L’entreprise relève finalement
de la recherche d’une contre-culture répondant aux interrogations spirituelles
contemporaines en donnant un sens à des courants et des traditions séculaires.
Plus précisément, des récupérations faites au nom des courants psychanalytiques,
philosophiques ou scientifiques, conçoivent l’expérience de rencontre imaginale comme
une manifestation d’éléments exclusivement relatifs à la psyché humaine (inconscient,
archétypes, hallucination, etc.), travestissant ainsi, selon Geay, les fondements de la
« raison hermétique ». En quoi cette « trahison » dénoncée par Geay est-elle pertinente
pour notre étude? En ce que l’expérience n’évoque plus pour l’individu la même
configuration que celle décrite par les traditions ésotériques parlant quant à elles d’une
ouverture vers une réalité spirituelle. Conséquemment à nos conclusions antérieures sur
les facteurs de formations d’une expérience, la conception différente de l’expérience
engendre une expérience différente, similaire certes, mais dont les impacts sur l’individu

336
Sa thèse de doctorat, sous la direction de Jean-Jacques Wunenburger, a été publiée en 1996.
Mise en perspective et critique 88

et la richesse seront autres. Plutôt que d’une expérience à trois termes (individu – espace
médiateur – réalités spirituelles), l’expérience ici sera in-formée de deux termes
(individu – imagination), repliant ainsi l’imagination vers l’individu337. La manière
d’aborder l’expérience, de la vivre, et d’en tirer conclusion, est donc complètement
différente pour la personne. Pour reprendre le langage de Böhme, la saisie (Fassung) ne
se fait plus qu’entre l’individu et lui-même (un miroir simplifié?), plutôt que dans
l’étreinte générative entre l’âme, l’imagination et le divin. L’imagination n’est plus un
espace phénoménologique médiateur, lieu de rencontre et de saisie avec l’altérité, s’il
n’est conçu que dans un horizon autoscopique338.
Henri Atlan critique également les projets souhaitant redonner sens à une forme
de pensée ésotérique. Sans être en désaccord avec l’objectif de ces projets, Atlan en
critique la mise en œuvre. Ainsi, selon Henri Atlan, l’entreprise jungienne prise comme
projet de transformation ne manque pas de grandeur, « elle permet de renouer, à travers
un certain langage de notre époque, avec l’expérience fondatrice de l’éthique, celle des
mondes de l’hallucination et du rêve »339. Toutefois, un projet de transformation n’est
pas nécessairement un projet de savoir. Henri Atlan reproche précisément au courant
jungien de solliciter la raison mystique pour œuvrer à la raison scientifique sans
respecter l’espace blanc inéluctable entre celles-ci. Dans le cadre d’un projet visant à
retrouver l’expérience fondatrice, plutôt que d’adapter le langage de l’alchimie (ou
d’autres formes de pensées mystiques340) pour en faire une néo-alchimie destinée à
l’homme moderne, Atlan invite à approcher ces courants mystiques dans leur intégrité.
Ainsi, pour retrouver l’expérience fondatrice, ne serait-il pas

« au moins aussi efficace [de considérer] les voies offertes par les
enseignements des diverses traditions mystiques elles-mêmes,
directement, et dans leurs langages d’origine, éventuellement aidé par
l’exploration « d’états modifiées de conscience » induits de quelques
façons »341.

337
cf. Geay (1996), Hermès Trahi, p. 27.
338
Voir la section 2.2 « Du lien et de l’altérité » en p. 93.
339
Atlan (1986), A tort et à raison, p. 365.
340
Nous dirions « ésotérique » dans le sens précisément de la définition d’Antoine Faivre. Voir la note
#342, p. 89, à la section « Expérience fondatrice et gnosis » (chapitre 5, section 2).
341
Atlan (1986), op. cit., p. 395.
Mise en perspective et critique 89

Tout en concédant cependant que ces enseignements :

« ne sont probablement pas assez « scientifiques », et par là disqualifiés,


aux yeux de ceux qui ne veulent pas se résoudre à une telle distinction
entre savoir objectif et connaissance mystique. Comme si celle-ci avait
besoin d’un vêtement et d’un label scientifique pour se tenir debout
devant la Vérité »342.

Malgré le désir d’explication et d’universalité, nous ne pouvons rendre scientifiques les


expériences de visions mystiques pas plus que « gnosifier » les constructions
scientifiques.

De l’usage de la raison face à l’expérience de révélation


Au niveau des traditions religieuses monothéistes, il a fréquemment été proposé
une complémentarité de la raison avec le discours de révélation et d’expérience343; Atlan
attire cependant l’attention sur la séparation entre deux formes d’usage de la rationalité
au niveau des traditions religieuses. D’une part se trouve une utilisation proprement
théologique (influencée par la scolastique et la philosophie médiévale), et de l’autre se
trouve une utilisation plus près de la mystique, en lien peut-être avec certaines affinités
gnostiques, relevant tout à fait des courants ésotériques : ce dernier usage est souvent
soupçonné d’irrationalisme. Or, dans l’usage théologique de la raison, celle-ci sert en
addition aux dogmes et actes de foi posés a priori. Par contre dans les courants
mystiques de ces traditions, on observe que la raison est utilisée « comme outil de tri, de
contrôle et d’expression discursive à partir des données brutes de la révélation »344.
Atlan souligne que cette utilisation est en fait plus rationnelle que la première. Ainsi, la
polarité rationalité/irrationalité n’a pas à être surimposée nécessairement à la dialectique
entre les deux formes de pensée que sont les penseurs dit « rationnels » et les penseurs
« mystiques » des mêmes traditions. De plus, Henri Atlan invite à la prudence face à la
confusion fréquente où ce qui relève de l’abstrait et de l’inhabituel se trouve associé à
l’irrationnel.

342
Atlan (1986), A tort et à raison, p. 395.
343
Atlan (1986), op. cit., p. 143.
344
Atlan (1986), op. cit., p. 144.
Mise en perspective et critique 90

2. EXPÉRIENCE FONDATRICE ET GNOSIS


Atlan345 note qu’au sein des courants de gnosis coexistent paisiblement la
construction intellectuelle totalisante et l’ouverture mystique. Contrairement à la
connaissance scientifique moderne, cela est possible du fait que le paradigme de la
connaissance ne concerne pas les objets extérieurs à l’homme, mais bien le sujet humain
perçu intérieurement346. C’est-à-dire

« la perception à la fois aiguë et envahissante de l’unité du grand Tout,


dans l’expérience intérieure et quotidienne du « je » de la vie de tous les
jours aussi bien que dans celle étendue au « tu », au « il » et au
« Monde » de l’extase et de l’expérience mystique sous toutes ses
formes. Et, lorsqu’il s’agit d’expliquer et de rationaliser, la forme se
moule sur le contenu en ce que la forme de raison utilisée pour cela ne
peut être, elle aussi, qu’unifiée aux autres modes affectifs, corporels,
d’appréhension du réel »347.

La description qu’il en fait, sans le savoir, est très proche de l’entendement du Gemüt
dans les débuts de la théosophie et du mysticisme germanique348.
L’expérience fondatrice, qu’elle relève d’un processus d’intériorisation, de
l’expérience « d’autres mondes », de vision ou du rêve, permet un accès immédiat

« à cette « autre réalité », source de valeurs ne serait-ce que par la


jouissance de ces expériences, c’est-à-dire leur caractère de sortie,
d’extase, qui les pose ipso facto comme objets du désir, buts à atteindre,
rencontres à renouveler, paradis perdus à retrouver »349.

C’est ainsi que le langage des traditions mystiques (ésotériques) :

« perd de son intérêt dès qu’il est pris à la lettre. La rationalité qui peut
s’y déployer […] est celle d’une symbolique jouant sans cesse sur
plusieurs niveaux de sens, oubliant à la limite le sens littéral pour ne

345
Lorsque Henri Atlan parle de « raison mystique » ou « traditions mystiques », il puise ses exemples en
majorité chez les kabbalistes, les alchimistes et divers courants visant une expérience de gnosis. Ces
mouvements cadrent parfaitement avec la description habituellement acceptée des courants ésotériques
occidentaux ainsi qu’avec le type d’expérience dont nous traitons.
346
Atlan (1986), A tort et à raison, p. 161.
347
Atlan (1986), op. cit., p. 162.
348
Voir le chapitre 3, surtout la section 1.2.
349
Atlan (1986), op. cit., p. 392.
Mise en perspective et critique 91

s’attacher qu’au sens métaphorique et à ses possibilités infinies d’être


utilisé comme source d’interprétations »350.

2.1. LE SURGISSEMENT DU SENS


Le sujet submergé : les déterminations restrictives du « symbolique »
Wunenburger identifie plusieurs problèmes relatifs à la compréhension
académique du « symbolique », notamment en ce qui touche l’extensibilité de son
champ propre qui, selon les auteurs, s’étend de l’ensemble des signes langagiers à un
ensemble restreint de représentations figurées codées351.
On trouve ainsi une perspective de type « logico-linguistique »352 où le
symbolique se rapproche du sémiotique devenant le signe intelligible d’une re-
présentation. On y retrouve donc aussi une extension de la représentation symbolique
vers une catégorie de concept abstrait. Une orientation phylogénétique,
développementale et cognitive se dégage de ce genre d’approches pour lesquelles Piaget
est d’ailleurs cité en exemple par Wunenburger.
D’un autre côté se trouve une perspective « plus métaphysique et religieuse ».
Pour celle-ci, le symbole relève du langage crypté où il revêt une signification seconde
connue des initiés de cette tradition; pensons ici aux bestiaires et lapidaires du
christianisme médiéval, aux tableaux et bijoux de la Renaissance ainsi qu’à certains
symboles de la franc-maçonnerie. Cette perspective conduit parfois à de navrantes
simplifications de l’usage religieux du symbole notamment par la publication de
nombreux dictionnaires des symboles, c’est-à-dire selon Wunenburger « à souvent
surdéterminer, parfois jusqu’à la mystification, beaucoup de nos représentations »353.
C’est finalement beaucoup plus d’emblématique que de symbolique dont il est question
ici. Malgré les problèmes pouvant accompagner cette perspective de substitution de la
signification, Wunenburger concède qu’elle « permet, sans doute, d’accéder à une
dimension bien plus suggestive et féconde du symbolique que dans le cas du
sémiotique ». 354

350
Atlan (1986), A tort et à raison, p. 303. Nous soulignons.
351
Wunenburger (1994), « Les ambiguïtés de la pensée sensible », p. 26.
352
Wunenburger (1994), op. cit., p. 26.
353
Wunenburger (1994), op. cit., p. 27.
354
Wunenburger (1994), op. cit., p. 27.
Mise en perspective et critique 92

Sujet de conscience et conscience du sujet


Les deux perspectives mentionnées ci-haut se servent du signe afin d’y déposer
un sens, que ce soit pour faciliter l’usage de la pensée ou pour communiquer au moyen
d’un langage emblématique. Suivant cela, le symbolique n’aurait finalement que peu à
voir avec une image donatrice de sens, une pensée figurée ou sensible. L’objet de notre
travail portant sur l’expérience quasi-extatique d’une imagination révélatrice et vivante,
nous devrons saisir la part expérientielle du symbolique où, comme le formule
Wunenburger, il s’agit de proposer un autre angle d’approche : « au lieu de chercher
d’emblée à classer des formes ou des représentations, on gagnerait peut-être à repartir de
l’expérience du surgissement du sens pour une conscience ».355 En effet, dans les deux
perspectives mentionnées jusqu’à présent, le sujet percevant et interprétant se trouve
complètement éliminé de l’émergence du sens dans l’expérience symbolique. Sans nier
le rôle des signes propres à une culture, une tradition, une institution et de leurs
utilisations dans l’élaboration d’une pensée, le lieu de chute et d’incarnation se trouve
irrémédiablement au sein d’un sujet participant. Un sujet qui, par-delà un code
sémantique, fait une expérience numineuse du symbolique qu’il conviendrait d’éclairer
d’abord comme un « champ d’intentionnalités signifiantes ».356

Le regard pluriel
Le symbolique apparaît comme tel lorsqu’il suggère quelque chose à la
conscience, lorsque la forme sensible, qu’elle soit physique ou langagière, oriente vers
une hauteur (ou une profondeur) qui ouvre l’horizon de départ et élargit le contenu de
pensée. Wunenburger en parle comme d’une mise en abîme de significations plurielles
qui n’est pas sans rappeler, affirme-t-il, l’herméneutique chrétienne médiévale si bien
étudiée par Henri de Lubac357. Nous invitons également à considérer à ce titre la lecture
plurisémique kabbalistique tel qu’étudiée par Moshe Idel358 et Henri Atlan359.

355
Wunenburger (1994), « Les ambiguïtés de la pensée sensible », p. 28. Nous soulignons.
356
Wunenburger (1994), op. cit., p. 28.
357
Wunenburger (1994), op. cit., p. 28.
358
Idel (1995), « PaRDeS : Some Reflections of Kabbalistic Hermeneutics »; Idel (2002), Absorbing
Perfections: Kabbalah and Interpretation.
359
Atlan (1982), « Niveaux de significations et athéisme de l’écriture ».
Mise en perspective et critique 93

Sans vouloir réduire la distinction entre signe et symbole à la dualité entre


l’univocité de l’un par rapport à la pluralité des significations de l’autre, portons plutôt
notre attention sur le rapport établi avec l’individu. Ainsi, les divers sens d’un mot se
tiennent en attente d’une sélection pour en déterminer la valeur contextuelle alors que
les valeurs symboliques ont tendance à coexister de façon concomitante, à la manière
d’orbites concentriques. Wunenburger parle d’une logique de l’addition encourageant la
plurivocité des sens dans le cas du symbolique.360

« Il apparaît donc, dans cette perspective, que le champ symbolique n’est


pas d’abord conditionné par la configuration propre de certains signes,
mais réside avant tout dans un rapport de signifiance que le sujet établit
entre lui-même et ces signes. La valeur symbolique dépend donc
davantage du regard que de la chose vue, de la conscience que du
monde »361.

Sans donner l’aval académique au statut ontologique de l’image vivante et


autonome que l’on retrouve à l’intersection du sensible et de l’intelligible dans quelques
traditions mystiques, Wunenburger note cependant qu’on ne peut évacuer « l’expérience
psychologique » d’une résistance et d’une direction devant l’actualisation d’un sens
symbolique362.

2.2. DU LIEN ET DE L’ALTÉRITÉ :


« LE SUJET, EN Y PARTICIPANT, SE RELIE À UNE ALTÉRITÉ »363

S’inspirant des perspectives de Jacques Lacan sur l’imaginaire et le fantasme,


Wunenburger dit de l’expérience symbolique qu’elle échappe « aux projections
fantasmatiques et à leur emprisonnement dans l’ego individuel » où le sujet, en y
participant, « se relie à une altérité » qui l’introduit dans une communauté et devient
ainsi acteur de la transmission du sens364.

360
Wunenburger (1994), « Les ambiguïtés de la pensée sensible », p. 29.
361
Wunenburger (1994), op. cit., p. 30.
362
Wunenburger (1994), op. cit., p. 33.
363
Tirée de Wunenburger (1994), op. cit., p. 34.
364
Wunenburger (1994), op. cit., p. 34.
Mise en perspective et critique 94

Nous rejoignons ici l’étude de Dany-Robert Dufour sur l’inspiration böhméenne


de Lacan en ce qui concerne son « stade du miroir ».365 Le philosophus teutonicus s’est
longuement attardé à définir et à disserter sur l’emprisonnement ou l’ouverture vivante
de l’imagination, cherchant à guider et mettre en garde son lecteur de ne pas succomber
à l’emprisonnement d’un feu mal choisi dans sa recherche mystique. N’est-ce pas en
effet, pour Böhme, la faute de Lucifer de s’être emprisonné par un mauvais usage de sa
faculté imaginative dans une astringence désormais éteinte de toute source ignée? C’est
ainsi que nous retrouvons dans la théologie de Paracelse, comme dans celle de tous les
théosophes et naturphilosophes subséquents, le souci de distinction entre le fantasme et
l’imagination « vraie » dans l’exercice herméneutique d’une expérience spirituelle.
Nous avons déjà rencontré, au chapitre sur l’imagination théosophique, l’importance du
« fondement dans la Nature » de l’imagination pour Paracelse, ou de l’enracinement
dans la saisie de l’Ungrund chez Böhme.
« Le sujet, en y participant, se relie à une altérité ». La courte phrase éclaire le
processus qui nous intéresse. Nous avons un sujet, une expérience symbolique (au sens
noétique où l’entend Wunenburger) et ce sujet est participant de l’expérience
symbolique. C’est dire qu’il s’y implique (y est impliqué) de façon plus intime qu’à titre
de spectateur.
La participation implique la relation quasi-organique et complexe entre
l’expérience symbolique et le sujet. Cette dynamique en appelle d’une affinité avec le
rapport au monde dit participatif, tel qu’étudié par l’ethnologue S.L. Tambiah.366
Les processus endogènes se nourrissent aussi de savoirs exogènes, et c’est
pourquoi Wunenburger affirme que la compétence à symboliser est liée à
« l’imprégnation des acquis symboliques disponibles dans l’environnement culturel ».367
L’expérience symbolique, telle que décrite par Wunenburger, dépend d’une structure
imaginative interne qui interagit (« se renforce, s’assouplit, se perfectionne ») avec des
formes symboliques externes – culturelles.

365
cf. Dufour (1998), Lacan et le miroir sophianique de Boehme.
366
Tambiah (1990), Magic Science Religion and the Scope of Rationality. Voir chapitre 6, section 1 « Un
changement de perspective ».
367
Wunenburger (1994), « Les ambiguïtés de la pensée sensible », p. 35.
Mise en perspective et critique 95

Somme toute, l’expérience vivante du symbolique peut se comprendre comme


composée de deux modalités surimposées. Premièrement, nous retrouvons le « vécu de
la conscience symbolique, qui découvre des pensées plus qu’elle ne les crée »368 où
l’expérience se vit comme une réceptivité : le sujet se percevant comme destinataire
plutôt qu’auteur dans plusieurs contextes artistiques et religieux. Deuxièmement,
Wunenburger note que le sujet n’est pas simplement en position de subir le contenu de
la pensée symbolique mais qu’il participe à la manifestation369. C’est à ce point qu’il fait
intervenir l’imagination. Le titre de l’article de Wunenburger mentionne les ambiguïtés
de la pensée sensible; nous arrivons ici à la nature de cette pensée sensible, qui s’in-
formera chez le sujet par l’espace de l’imagination.

2.3. L’ESPACE DE L’IMAGINATION ET LA PRÉSENCE AU MONDE DU SUJET


L’expérience de la conscience symbolique par l’imagination implique donc un
mouvement, une disponibilité au changement (transformation/transmutation) qui prend
sa force de la présence au monde du sujet. C’est en engageant son corps dans la pensée,
en activant ses représentations au contact du monde, de gestes, de stimulations
sensorielles que l’expérience des valeurs symboliques surgit pour la conscience.

Voyant autrement, il voit autre chose 370


Conséquemment, les contenus symboliques s’activeront lorsque l’individu
abandonnera sa position de spectateur devant les formes, modifiant ainsi sa disposition
de présence au monde. Laissons la parole à Wunenburger :

« [Les symboles] ne sont arrachés à leur impensé qu’au prix d’un


déconditionnement de toutes les représentations calcifiées par les
habitudes et les conduites d’adaptation, d’une expérience de conversion
du regard, qui rendent disponibles à d’autres horizons que le visible et le
coutumier » 371.

368
Wunenburger (1994), « Les ambiguïtés de la pensée sensible », p. 37.
369
Wunenburger (1994), op. cit., p. 37.
370
Cette phrase est de Lucien Braun, parlant de Paracelse.
371
Wunenburger (1994), op. cit., p. 37-38.
Mise en perspective et critique 96

Pour le sujet, c’est ainsi qu’il se conduit vers une expérience d’éveil au symbolique
lorsque « au lieu de se laisser guider par l’apparence des êtres sensibles, [il] les pénètre
jusqu’au point de se sentir faire corps avec elles »372.

De l’écho et du chiasme du sujet et de l’objet


Le changement de perspective est lié à une notion de sensibilité et au vécu d’une
expérience directe remettant en suspens la dualité sujet/objet classique. Ce changement
de perspective, concomitant à une expérience dite en intimité avec les modalités
sensorielles, se comprend dans la mesure où les sens forment une grande partie de la
délimitation entre sujet et objet. Ainsi une expérience – même introspective – qui fait
vivre un rapport subjectif au monde ne pourra qu’entraîner un écho dans la structure
délimitante de la personne. Cet écho, sans nécessairement faire éclater (on le souhaite!)
la notion de personne (soi), attire cependant l’attention sur celle-ci en permettant à
l’individu de vivre différemment son rapport au monde et ainsi, entrevoir un nouvel
horizon possible. Comme dans le cas d’un apprentissage réussi, une déstabilisation et
une confrontation à la nouveauté permettra de mettre l’individu en mouvement. Sans
nécessairement demander l’expérience d’immersion totale, le jeu des miroirs (ou de
l’écho) se met en action dans les expériences visionnaires et symboliques lorsque
l’individu s’approprie et participe de l’expérience.
Nous pouvons dire, avec Wunenburger, que « la perception symbolique est une
expérience de vie au contact du monde, sous peine de demeurer un savoir mort et
cérébral »373. Autrement dit, en reprenant les préoccupations chères à Wunenburger, le
symbolique comme « liste de correspondance » ne peut pas entraîner l’expérience du
surgissement de sens pour la conscience. Pas plus que l’imagination ainsi utilisée ne
participe au pensé, ni ne peut devenir une pensée séminale, un noyau spermatique.
L’expérience du surgissement de sens ne doit pas être considérée comme
conduisant irrémédiablement vers une « vérité ultime »; elle se fait toujours à partir d’un
« enracinement incarné ». Dans l’optique d’un modèle général, « l’imagination nous
ouvre les portes vers un surcroît de sens, mais ne nous permet pas de franchir les limites

372
Wunenburger (1994), « Les ambiguïtés de la pensée sensible », p. 38.
373
Wunenburger (1994), op. cit., p. 38.
Mise en perspective et critique 97

de notre finitude »374. Dans l’optique de l’imagination théosophique, c’est précisément


au niveau ontologique du monde et de l’individu que s’insère l’action de l’imagination,
dans le rapport de participation du cosmos, de la révélation des mystères divins et la
naissance de l’individu au regard de l’Éternité. Ce pas ne relève plus du savant, mais de
l’engagement personnel et relève des limites soulevées par l’intercritique d’Henri Atlan.

3. À LA CROISÉE DES REGARDS


Aller-et-venir entre science et mystique
Henri Atlan s’est intéressé de façon formelle à cette question de concilier
existentiellement l’entreprise de connaissance scientifique et l’inspiration mystique.
Henri Atlan insiste sur la méfiance à l’égard des métathéories explicatives du tout qui,
sous divers masques, reprennent le même désir dogmatique de limitation du réel.

« Vouloir résoudre la contradiction en recherchant une connaissance


syncrétique où ces deux démarches se rejoindraient n’est qu’une fuite
en avant vers une prétention encore plus grande au monopole et à
l’universalité où leurs efficacités respectives disparaîtraient sûrement.
Il vaut beaucoup mieux, pour les maintenir en mouvement et
préserver leur fécondité, aller de l’une à l’autre en acceptant la
prétention au monopole de chacune d’elle comme règle de jeu
nécessaire au déroulement des parties; non seulement des parties en
cours, mais de celle du futur dont nous ne connaissons pas encore les
enjeux » 375.

Ainsi, ce n’est que dans un espace blanc du langage au sein d’un individu que
peut se résoudre existentiellement l’intercritique du mythe et de la science, de la raison
mystique et de la raison scientifique. Ce jeu d’espace blanc donne bien le mouvement
d’aller-et-venir, de processus, d’être en devenir, qui caractérise l’exposé d’Atlan. Cette
herméneutique du « en devenir », que nous retrouverons tant en compagnie de la
rationalité scientifique qu’avec la rationalité mystique, permet l’apparition d’un lieu
propre à la personne. Dans une conférence présentée en 2003376, Henri Atlan illustrait
ses propos par une réflexion kabbalistique sur le jeu de mots entre ‫ אינ‬et ‫אני‬, « aïn » et

374
Wunenburger (1994), « Les ambiguïtés de la pensée sensible », p. 39.
375
Atlan (1986), À tort et à raison, p. 28.
376
Atlan (2004). « Le soi, la personne, le « je » : auto-organisations mémorisées »; conférence présentée
dans le cadre du colloque « Le soi dans tous ses états », Montréal, Université de Montréal en septembre
2003.
Mise en perspective et critique 98

« ani », « néant » et « je », jeu complexe d’une dynamique sans cesse relancée entre
l’absolu377 et l’autoréférence, entre la non-distinction et l’identité. L’idée de l’être (et
Être) en devenir est très importante dans les spiritualités dont nous avons traitées. On la
retrouve, depuis la formulation future ambiguë dans l’original biblique hébreu de la
formule du « Je suis celui qui est », sous diverses formes : du « aïn-ani » kabbalistique à
la notion d’engendrement divin comme partie intégrante de la vision théosophique
(Böhme).

Chacun cherche son chat : recouvrement des regards dans l’interprétation


Atlan donne l’exemple hypothétique de la découverte de traces archéologiques
d’un animal correspondant aux descriptions de la licorne378. Cette découverte ne
prouverait en rien que « la licorne » ait existée; rappelant la relation importante entre
référent et signification d’un nom. Ainsi, le discours scientifique, donnant un contexte
de référence propre, ne se pose pas en vis-à-vis de la signification des discours
mythiques, mais plutôt dans un cadre de référence autre d’une même réalité empirique.
Cette distinction ne pose pas trop de difficultés lorsqu’elle est appliquée à des réalités
historiquement distinctes, par exemple un référent mythique antique et un référent
scientifique contemporain. Mais lorsque le passage d’un monde expérientiel à l’autre se
fait dans notre réalité historique (synchronique), nous semblons glisser plus facilement
d’un référent à l’autre, croyant de bonne foi faire avancer le questionnement. Le
problème se pose surtout lorsqu’une même réalité empirique est recouverte par plus
d’un référent. Ainsi, la découverte de significations neurophysiologiques aux points
d’acuponctures de la médecine Tao ne « prouve » pas scientifiquement les
enseignements de celle-ci. La grille conceptuelle de la médecine Tao (énergie mâle et
femelle, cosmogonie, etc.) est autre que celle du paradigme scientifique (moléculaires,
physico-chimiques, etc.). Sous les mêmes conséquences empiriques se trouvent en fait

377
Le ‫ « אינ‬aïn » kabbalistique précède la première émanation dans le processus de création et de
manifestation divine. S’en suivra un processus complexe d’interrelations dialectiques au sein de la divinité
qui aboutit à l’expression du monde. Nous pourrions en tirer de la relation entre ‫( אינ‬Aïn) et ‫( כתר‬Kether –
la première émanation) une analogie entre le possible et le réel, thème qui sera développé longuement par
Henri Atlan. Nous retrouvons cette interprétation dans le livre Yedid Nefesh du rabbi Yechiel Bar-Lev
(traduction anglaise en 1994 sous le titre Song of the Soul, distribué par Moznaim, New-York).
378
Atlan (1986), À tort et à raison, p. 169. L’exemple est repris d’une présentation du philosophe Kripke.
Mise en perspective et critique 99

deux phénomènes différents – expérience Tao et neurophysiologique – indissociables de


leur cadre explicatif respectif.
Un exemple significatif de l’importance de cette distinction est celui de l’usage
par des chamans de plantes hallucinogènes ou de pratiques extatiques comme celles
discutées dans ce travail. En effet, l’expérience culturelle et cosmologique de la
rencontre d’êtres mythiques par ces pratiques n’a rien à voir avec la catégorisation
botanique ou les mécanismes neurochimiques impliqués. Recouvrant une même réalité
empirique,

« ce serait une erreur, bien sûr, de croire que seule cette dernière
classe de phénomène est réelle tandis que la première serait illusoire.
Car la subjectivité de l’expérience du voyage hallucinogène – ou de
transe mystique ou poétique – est tout aussi réelle que les
modifications de perméabilité membranaire, alors que les langages
physicochimiques et neurophysiologiques ne peuvent pas en rendre
compte » 379.

L’intimité du sujet.
La découverte du LSD 25 a conduit à la reconnaissance scientifique de divers
états de conscience, à une certaine objectivation de ces états et visions qui avaient été
relégués au domaine flou des « illusions », au sens d’irréalités. La réalité des états
psychiques différents est maintenant chose connue et reconnue dans l’évolution des
cultures et de l’histoire. Avec les théories scientifiques décrivant le continuum d’états
neurochimiques, nous sommes relancés vers la notion de « réalité » qui apparaît alors
plurielle et diversifiée380. En même temps, la constatation précédente conduit à une
réflexion sur le statut de l’être à travers cela :

« […] l’expérience que nous pouvons faire de ce continuum, c’est-à-


dire de ce que c’est le même soi qui traverse tous ces états, nous
permet malgré tout d’entrevoir une réalité unifiée – dans la mesure
exacte où notre self peut rester unifié et ne pas éclater dans la
diversité de ces états » 381.

379
Atlan (1986), À tort et à raison, p. 172.
380
Atlan (1986), op. cit., p. 381.
381
Atlan (1986), op. cit., p. 381.
Mise en perspective et critique 100

L’expérience de soi pour Henri Atlan apparaît donc comme ce tiers-lieu, indissociable
du sujet, où l’unité peut être appréhendée, sans déformation ou débordement entre les
voies mystique et scientifique parce que ne relevant ni de l’une, ni de l’autre. En cet
espace intime à l’individu se joue l’aller-et-venir entre divers regards sur le « réel »
posés par l’expérience conjointe de divers niveaux de réalité.

Des réalités à la Réalité ?


Atlan affirme, en concordance avec les expériences des diverses sciences, qu’il
« est impossible d’observer à la fois tous les niveaux avec la même précision »382. Si
c’est vrai pour les sciences entre elles, il nous est possible de concevoir la relation entre
rationalité scientifique et rationalité mystique comme autant de niveaux d’organisation
(du réel) différents. Ainsi, suivant l’arrière pensé kabbalistique d’Henri Atlan, on voit
dans ce jeu conceptuel un rappel de la méthode herméneutique juive du pardès383 (‫)פרדש‬.
Or, si l’on accepte effectivement que la lecture scientifique est d’autant plus
valable et « objective » que se trouve réduite l’implication des sujets qui s’y
adonnent,384 alors la situation de la rationalité mystique face au sujet est à l’exact
opposé :

« dans les traditions mystiques, ce qui était périphérique, voire illusoire


pour le matérialisme réductionniste, devient ici central : l’expérience de
la vie intérieure, du moi et du je, de la conscience, de la liberté et de la
volonté, de la durée et du temps créateur, des sentiments et de la
subjectivité »385.

382
Atlan (1986), À tort et à raison, p. 79. À propos de la notion de niveau d’organisation : les propriétés
d’un système sont liées à un niveau d’organisation, ce niveau d’organisation peut difficilement être réduit
à l’activité d’un autre niveau d’organisation. Atlan nous rappelle que l’émergence de propriétés à un
niveau spécifique d’organisation « correspond à la constitution d’une discipline propre, avec ses outils
propres d’observations et d’analyse » (Atlan (1986), op. cit., p. 78). Si l’émergence de propriétés
nouvelles par rapport au niveau plus élémentaire est observable à diverses échelles, on peut même dire
que ce qui était propriété nécessaire de séparation à un niveau devient propriété de réunion au niveau plus
intégré.
383
PaRDeS (‫)פרדש‬, « jardin », mot formé à partir des 4 premières lettres du nom des 4 niveaux de lectures
et de compréhensions de l’exégèse kabbalistique juive : Peshat (signification simple), Remez
(signification allusive), Derash (recherche, homélie) et Sod (secret). L’idée n’est pas sans rappeler
l’exégèse chrétienne médiévale des 4 sens de l’écriture (littéral, allégorique, tropologique et anagogique).
Notons qu’Henri Atlan (1982) a consacré un article à cette exégèse : « Niveaux de signification et
athéisme de l’écriture ». Voir aussi Idel (1995) « PaRDeS: Some Reflections on Kabbalistic
Hermeneutics ».
384
Atlan (1986), op. cit., p. 253.
385
Atlan (1986), op. cit., p. 242.
Mise en perspective et critique 101

Devant ces deux modes de connaissance, le désir d’union et d’unité pourra se


trouver, non dans une méta-théorie les englobant (on relance alors simplement le
problème), mais dans « l’ordre du vécu individuel et social de la pratique des hommes
qui s’y adonnent »386. Atlan propose d’envisager la complémentarité entre science et
mystique afin de parler du Grand Tout de façon plus raffinée387. Complémentarité qui
sera féconde dans la mesure où elle ne cherche pas une finalité de métadiscours, où elle
saura puiser à la forme mythique pour établir une « fécondation réciproque de la
disjonction scientifique et de la synthèse de l’illumination. Fécondation et non pas
réunion ».388

386
Atlan (1986), À tort et à raison, p. 312.
387
Atlan (1986), op. cit., p. 395.
388
Atlan (1986), op. cit., p. 406.
- Rétrospection -

La vis imaginativa de la Renaissance (et de certains courants classiques), tout en


assumant des fonctions formatrices, agit comme intermédiaire directeur, quasi-
catalytique, de forces naturelles ou surnaturelles. L’imagination, conçue à partir de
Paracelse et de Böhme, pénètre plus au cœur de la création et de la divinité dans un élan
génésique.
Pour parler en termes plus structuralistes, la vis imaginativa de la Renaissance
permet à la mens, à l’intellect illuminé, de faire le pont vers le monde et/ou vers les
puissances cosmiques. Chez Paracelse, Böhme et d’autres théosophes, la puissance
imaginante est en quelque sorte au-delà de l’intellect. Elle relève de la substance même
qui soutiendra l’intellect et l’âme humaine. Le schéma n’est plus celui d’une hiérarchie
ordonnée de fonctions mais plutôt d’un mouvement bio-logique de croissance,
d’embrasement et de gestation. Dans ce dernier cas, le sujet se trouve intimement
impliqué.
Nous avons identifié et vérifié la présence simultanée de divers thèmes lorsque
l’imagination est présente dans l’expérience spirituelle. Ainsi, l’idée de corporisation, la
dynamique du désir, le jeu révélateur du miroir et la notion d’engendrement forment une
constellation particulière de jalons de l’expérience. Le rapport que l’individu établit avec
ces notions n’est cependant pas toujours le même.
Dans cette expérience incarnée, les réalités divines sont vécues de façon très
sensible pour ensuite nourrir l’intellect où le désir et la corporalité deviennent des
marqueurs récurrents. L’expérience de gnosis, diversement décrite, n’est-elle pas aussi
une jouissance dans l’angoisse comme dans la béatitude? Une « j’ouï-sens », pour
reprendre les termes d’une perspective lacanienne? Or, c’est bien en considérant
l’expérience de rencontre imaginale comme un appel à entendre, et non une donnée
finale, que les courants kabbalistiques, théosophiques ou théurgiques en déploient le
sens.
Au chapitre deuxième, les courants kabbalistiques étudiés insistent sur la relation
étroite entre l’expérience visionnaire et le processus herméneutique. C’est une
Rétrospection 103

dynamique d’interprétation qui permet le passage du sensible à l’abstrait. Wolfson parle


même d’une pensée visuelle évoluant à partir d’une inspiration mystique. L’imagination
est comprise tantôt comme l’œil de l’âme, tantôt comme un lieu de révélation où se
déploie la Shekhinah. Le jeu de miroir impliqué dans la révélation de la Shekhinah est
également transposé dans le processus d’interprétation et d’émergence de l’expérience
imaginale chez l’individu.
Au chapitre troisième, avec Paracelse, l’imagination évolue dans un espace
jalonné du désir comme dynamisme d’engendrement et de l’irruption/ouverture de
l’absolu (Gemüt). Cette configuration amène Paracelse à développer l’idée de lecture de
la nature. Un acte de lecture effectué à partir même des données de la nature et de
l’expérience prises comme corps de texte. Cette lecture est possible du fait du
fondement de l’Einbildungskraft (imagination) dans la racine de la nature. Böhme
approfondit aussi ce rapport dans son œuvre De signatura rerum (1622). La distinction
entre l’imagination (Einbildungskraft) et la fantaisie (Phantasie) se situe donc au niveau
d’un fondement dans l’Être et la Nature; ce dernier est en effet absent dans la fantaisie.
Les liens entre l’imagination et le désir sont grandement étoffés par Böhme et les
théosophes subséquents. L’association générative de l’imagination et du désir permet la
saisie (Fassung) de l’âme humaine avec le divin.
Au chapitre quatrième, la magie rituelle se situe dans une optique où
l’articulation théorique semble secondaire. Toutefois, quelques exemples concrets
comme celui de l’Ars Notoria, ont servi à exposer une démarche visant l’expérience
visionnaire qui passe par les sens et la parole. Le rapport au corps, dans sa dimension
spatiale et sensible, ainsi que le rapport à une fonction symbolisante interagissent dans
l’espace de l’imagination. Le concept particulier d’inspectio a été retrouvé dans
plusieurs textes de magie rituelle jusqu’à John Dee. L’inspectio tient à une méditation
impliquant à la fois sens et intellectualité dans une intériorisation progressive vers une
médiation mystique et théurgique. L’étude des notes personnelles de John Dee conduit à
la découverte d’une notion d’infusion présentée conjointement à l’inspectio. L’infusion
consiste en un mouvement descendant des intermédiaires divins vers l’individu, qui
rappelle le jeu des miroirs théosophiques connus de Dee. L’imagination est mentionnée
textuellement dans les carnets de Dee. Elle constitue le lieu et l’espace où ce double
Rétrospection 104

mouvement inspectio-infusio peut prendre place pour reconstituer ainsi l’échelle de


Jacob, une image chère à John Dee.
À partir du XIXe siècle, l’occultisme conserve parfois la terminologie des
courants ésotériques précédents. Dans ce cas cependant, celle-ci subit une
translittération rapide dans le contexte d’un nouveau paradigme, Weltanschauung de
science et de laïcisation, tel qu’exprimé au cinquième chapitre. Associée à une
« énergie », l’imagination et son expérience se trouvent progressivement incluses dans
un discours psychologisant qui insiste davantage sur des forces internes et la découverte
de « soi ». Au plan de la phénoménologie de l’expérience évoquée, l’imagination se
trouve ainsi repliée vers l’individu plutôt que d’être déployée dans un rôle de médiation
qui ouvre à une altérité spirituelle. Le rapport herméneutique s’en dégageant est alors
simplifié et installe une confusion quant à la compréhension du rapport à l’expérience.
L’expérience imaginale est ainsi, plus souvent qu’autrement, perçue comme finalité et
non plus comme point de départ d’une « pensée visuelle » par bon nombre de nouveaux
mouvements magiques ou nouvelles thérapies.
En bref, l’imagination peut se comprendre comme un espace phénoménologique
où ce qui s’y déroule a des répercussions formatrices et transformatrices sur l’individu et
son inscription dans le monde. Pour que son caractère fondateur soit fructifiant, séminal,
l’expérience sera l’objet d’une mise en relation intime avec l’individu et in-formée
contextuellement. C’est par la participation subjective de l’individu, dans une
lecture/relecture de l’expérience spirituelle se tenant dans l’espace de l’imagination, que
l’aspect de gnosis transformatrice peut advenir.

Si, d’un œil un peu amusé, on semble parcourir aisément les stratégies
d’adaptations et l’originalité des théorisations de l’invisible chez nos compatriotes et
ceux du passé, le chercheur en histoire des religions essaie d’en apprendre un peu plus
sur l’expérience vécue par ces personnes et sur ce qu’elles souhaitaient dire du monde.
Le langage du XIXe siècle n’est pas celui du XXe et encore moins celui des siècles
précédents. Les diverses couches du modèle d’analyse de Wolfson sont ici pertinentes.
Les questionnements se posent différemment selon les époques et les perspectives. Loin
de n’être qu’une affaire de formulation changeante, c’est le sens et l’espace du
Rétrospection 105

questionnement qui changent suivant l’horizon d’expérience disponible à un individu.


L’horizon d’expérience d’un individu varie à travers sa vie, les cultures ainsi qu’à
travers les époques. Or, l’expérience religieuse est sujette au même principe.
Lorsque l’énergie électrique commença à se faire connaître, on vit tout à coup
l’apparition d’une « théologie de l’électricité »389. Ridicule? Non. Évidemment, d’un
strict point de vue scientifique, nous ne voyons pas de rapport aujourd’hui entre Dieu et
l’électricité. Toutefois, il n’en demeure pas moins qu’à cette époque la possibilité de
l’électricité ouvrait un nouvel horizon dans la conscience des gens. Telle une pensée
séminale, cette découverte allait permettre la formation de réflexions, d’intuitions, de
métaphores et finalement d’expériences du divin qui n’étaient pas possible avant que
cette nouvelle « réalité » ne vienne à l’esprit des gens. De nos jours, la physique
quantique et la neurologie exercent une fascination semblable et agissent comme une
pensée séminale dans la vie spirituelle et religieuse de plusieurs personnes. Les résultats
ne sont pas nécessairement scientifiquement renversants, mais dans un ordre éthique et
phénoménologique, un nouvel horizon d’expérience est ouvert. De nouvelles
métaphores deviennent possibles, et « naturellement » elles viendront enrichir et
modifier l’expérience du monde et du sacré qu’un individu pourra faire.
Une telle perspective permet une relecture du développement de l’appareil
psychique. Le célèbre stade anal, ou phallique, n’aurait ainsi pas grand chose à voir
directement avec l’unique physiologie d’un sphincter ou la fonctionnalité du pénis.
S’agit-il plutôt du fait que l’horizon d’expérience de l’individu, en concomitance à la
découverte de cette fonctionnalité, s’ouvre à un autre rapport au monde. C’est
précisément cet autre rapport au monde qui permet un autre regard, de nouvelles
expériences et donc une structuration différente de la personne.
L’événement modifiant un modèle du monde façonne les expériences en
introduisant des possibilités nouvelles dans l’univers phénoménologique d’un individu.
L’art consiste donc à bien entretenir ces pensées séminales afin qu’elles donnent une
racine existentiellement enrichissante pour l’individu.

389
cf. Benz (1970/1989), The Theology of Electricity; et Faivre (1995), Philosophie de la Nature.
Physique sacré et Théosophie.
Rétrospection 106

Notre premier chapitre présentait un état du champ d’étude des courants


ésotériques occidentaux. D’une part, nous souhaitons que le regain d’études
académiques favorisera l’édition critique fiable d’une portion grandissante des textes
influents au sein des courants étudiés ici. D’autre part, nous espérons qu’une meilleure
compréhension de ces mouvements et courants en resurgira. En effet, ils expriment une
dimension de notre culture et un rapport particulier au divin prenant racine au sein
même des traditions religieuses. Les courants ésotériques et leurs thèmes sont
aujourd’hui très en vogue et repris par divers média populaires. Par exemple,
mentionnons que le cas du « Da Vinci’s Code » ces dernières années. Leurs
récupérations s’étendent à de nombreux nouveaux mouvements magiques, initiatiques,
et religieux qui se présentent comme groupes ou mouvances aux pourtours flous. Dans
un désir de servir la population, le chercheur doit tout à la fois écouter l’expérience
vécue par les gens et analyser avec rigueur les continuités et les changements dans le
vaste champ d’étude des courants ésotériques occidentaux. Si d’excellents théologiens et
spécialistes des sciences des religions peuvent aider la population à discerner et à
questionner judicieusement les diverses religions sur leur propos, il devrait en aller de
même pour le champ des courants ésotériques où, paradoxalement, on trouve
aujourd’hui un grand nombre de discours mais peu d’espace ou de personnes-ressources
pour prendre le temps d’en situer les enjeux.
Ainsi, un discours sur « la » franc-maçonnerie, ou a fortiori sur « la » rose-croix,
ne pourra conduire qu’à des conclusions aberrantes si celui-ci n’est pas mis en contexte
et en interrelation historique. Une bonne compréhension des mécanismes
herméneutiques et du rapport à l’expérience tels qu’ils existent historiquement au sein
de ces courants pourra peut-être favoriser, pour un individu, un rapport constructif avec
sa propre expérience.
Il serait intéressant et profitable de poursuivre notre étude vers les expériences
spontanées et non souhaitées de rapport à des êtres intermédiaires. Aussi, les études sur
les « expériences anomales » (anomalous experiences390) pourraient également apporter
un éclairage sur l’aspect psychologique des expériences étudiées ici. Il existe quelques
rapports écrits contemporains de pratique d’ordre théurgique mettant en relation avec

390
Et non « abnormal ». Permettant de préciser l’anomalie de l’anormalité (dans son sens pathologique).
Rétrospection 107

des êtres intermédiaires. Une analyse en profondeur de ces comptes rendus pourrait
s’avérer intéressante pour la compréhension de l’articulation contemporaine de ces
expériences. La voie spirituelle théosophique se fait discrète aujourd’hui. Il existe
toujours des petits cercles dont il serait intéressant de rendre compte afin d’enrichir les
voies déjà connues de spiritualité laïque.
Quant à ce qui a trait à la quête de sens, nous estimons que les réponses ne se
trouveront pas dans l’acceptation intégrale des propos des illuminés du passé. Par
contre, les défis posés par le pluralisme religieux ou par l’écart entre visions
scientifiques et mystiques se sont déjà posés à l’humanité. La forme de la réponse
d’alors n’est certainement pas applicable aujourd’hui, mais la façon dont certains ont
cherché à y répondre peut nous mettre aujourd’hui encore en mouvement.

« On ne fait pas de voile sur le vent d’hier », disait Paracelse.


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London, Warburg Institute, collection Studies of the Warburg Institute #22,
244p.]

Wehr, Gerhard (1971/1977), « Jakob Böhme », in: Antoine Faivre et Frédérick Tristan
(Éd.), Jacob Böhme. Paris, Albin Michel, collection Cahiers de l’Hermétisme, p.
11-113. [(1971) Jakob Böhme in Selbstzeuggnissen und Bilddokumenten,
Reinbeck bei Hamburg, Rowohlt Taschenbuch Verlag].

Wirszubski, Chaim (1989), Pico della Mirandola’s Encounter with Jewish Mysticism.
Cambridge MA, Harvard University Press, 312p.
Bibliographie 116

Wolfson, Elliot R (1994), Through a Speculum that Shines : vision and imagination in
medieval Jewish mysticism. Princeton, Princeton University Press, 452p.

Wunenburger, Jean-Jacques (1991), L’imagination. Paris, PUF, Que sais-je, 127p.

Wunenburger, Jean-Jacques (1994), « Les ambiguïtés de la pensée sensible », Cahiers


internationaux de symbolisme. n. 77-78-79 : Le signe, le symbole et le sacré, p.
25-39.

Wunenburger, Jean-Jacques (2002), L’arbre aux images – Introduction à une topique de


l’imaginaire. Université de Cluj (Roumanie), Cercle d’étude Eranos, conférence
du 15 avril 2002. http://lett.ubbcluj.ro/~phantasma/eranos/wun_conf.html (en
ligne au 16 septembre 2004).

Yates, Frances A. (1964/1988/1996), Giordano Bruno et la tradition hermétique. Paris,


Dervy, collection Bibliothèque de l’Hermétisme, 558p. [édition originale (1964):
Giordano Bruno and the Hermetic Tradition. London, Routledge and Kegan
Paul].

Zimmermann, Rolf Christian (1980), « Les quatre ‘Furores’ d’Agippa von Nettesheim et
le ‘Wanderers Sturmlied’ de Goethe », in : Antoine Faivre et Frédérik Tristan
(Éd.), Goethe. Paris, Albin Michel, collection Cahiers de l’Hermétisme, p. 219-
240.
vii

Tableau I : Développement du champ d’étude depuis 1995 :

(ne sont retenues que les publications à caractères méthodologiques ou synthétiques,


marquant les avancées et débats de la communauté académique dans l’établissement du
champ d’étude.)

• International Association for the History of Religion (IAHR, Mexico, 1995) :


Section « Western esotericism and the science of religion ». Voir ci-bas.
• Hanegraaff, Wouter J. (1995), « Empirical method in the study of esotericism ».
Method & Theory in the Study of Religion, vol. 7, n. 2, p. 99-129 .
• Faivre, Antoine (1996), Accès de l’ésotérisme occidental, 2 vol., édition
augmentée et révisée, Bibliothèque des sciences humaines, NRF Gallimard.
• Faivre, Antoine et Wouter J. Hanegraaff, Éd. (1998), Western Esotericism and
the Science of Religion. Leuven: Peeters, 309p. (issue de l’IAHR, 1995)
• Hanegraaff, Wouter J. (1999), « Some Remarks on the Study of Western
Esotericism ». Esoterica, vol. 1, p. 3-21
• Lancement du journal Aries (2001-): Journal for the Study of Western
Esotericism, Leiden: Brill.
• Hanegraaff, Wouter J. (2001), « Beyond the Yates Paradigm: The Study of
Western Esotericism between Cunterculture and New Complexity ». Aries, Vol.
1, no. 1, p. 5-37
• McCalla, Arthur (2001), « Antoine Faivre and the Study of Esotericism ».
Religion, vol. 31, p. 435-450.
• Versluis, Arthur (2002), « What is Esoteric? Method in the Study of
Esotericism ». Esoterica, vol. 4, p. 1-15.
• Versluis, Arthur (2003), « Method in the Study of Esotericism, Part II:
Mysticism and the Study of Western Esotericism ». Esoterica, vol. 5, p. 27-40.
• Hanegraaff, Wouter J. (2004), « The Study of Western Esotericism: New
Approaches to Christian and Secular Culture », in P. Antes, W. Geertz et R.
Warne (Éd.), New Approaches to the Study of Religion, vol. 1: ‘Regional, critical
and historical approaches’, Berlin & New-York, Walter de Gruyter, p. 489-519
• Hanegraaff, Wouter J., Antoine Faivre, Roelof van den Broek et Jean-Pierre
Brach (Éd.) (2005), Dictionary of Gnosis & Western Esotericism, Leiden, Brill,
2 vol., 1228p.
• Hanegraaff, Wouter J. (2005), « Forbidden Knowledge: Anti-Esoteric Polemic
and Academic Research ». Aries, vol. 5, no. 2, p. 225-254
• Stuckrad, Kocku von (2005), « Western esotericism: Towards an integrative
model of interpretation ». Religion, vol. 35, p. 78-97.
• Faivre, Antoine (2006), « Kocku von Stuckrad et la notion d’ésotérisme ». Aries,
vol. 6, no. 2, p. 205-214.
viii

Association académique:

ASE (2002): Association for the Study of Esotericism (USA), www.aseweb.org


Périodique scientifique : Esoterica

ESSWE (2005): European Society for the Study of Esotericism, www.esswe.org


Périodique scientifique : Aries (Journal for the Study of Western Esotericism)

Chaires d’études directement reliées à ce champ:

E.P.H.E. Paris : Jean-Pierre Brach (suite à Antoine Faivre, titulaire de 1979 à 2002),
Chaire « Histoire des courants ésotériques et mystiques dans l’Europe moderne et
contemporaine ». La chaire est apparue en 1964, sous le titre « Histoire de l’ésotérisme
chrétien » et avait pour titulaire le spécialiste de la kabbale chrétienne François Secret.

Université d’Amsterdam : Wouter, J. Hanegraaff, History of Hermetic Philosophy and


related currents.

Exeter : Nicholas Goodrick-Clarke, Chair of Western Esotericism, University of Exeter


(Angleterre)

Colloques thématiques lors des congrès internationaux :

International Association for the History of Religion (IAHR)


• 17e congrès, Mexico City, 1995: Western Esotericism and the Science of
Religion
• 18e congrès, Durban, 2000: Western Esotericism and Jewish Mysticism
• 19e congrès, Tokyo, 2005: Western Esotericism and polemic

American Association of Religion (AAR)


Plusieurs colloques thématiques et unités de recherche.

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