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UNE NOUVELLE DIMENSION DU CATHARTIQUE

Catherine Naugrette

L'Harmattan | « Études théâtrales »

2011/2 N° 51-52 | pages 172 à 179


ISSN 0778-8738
ISBN 9782930416342
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Catherine Naugrette

Une nouvelle dimension du


cathartique

C ELA FAIT PLUSIEURS années maintenant que je m’intéresse et que je


réfléchis au devenir contemporain de la catharsis, au théâtre et dans
les autres arts. Au sortir de la nécessaire sinon éprouvante traversée
des « paysages dévastés » du monde et de l’art qui sont les nôtres, à
nous autres modernes qui chevauchons deux siècles de guerres, de
massacres et de génocides sans précédents, il m’est en effet apparu que le
but et l’effet ultimes qu’Aristote, il y a environ vingt-cinq siècles, assigne
au théâtre, lorsqu’au chapitre 18 de la Poétique il désigne la tragédie comme
le lieu où le poète « éveille le sens de l’humain » (Poétique, 56a10 - 56a25),
demeure bien celui-là même que cherchent à atteindre la plupart des
artistes contemporains. Que la fonction première du théâtre – ce qui le
spécifie et ce qui le rend nécessaire en tant que théâtre – consiste encore
aujourd’hui, et plus que jamais peut-être, à « éveiller le sens de l’humain »1,
comme l’indique notamment, de façon de plus en plus évidente, la
présence quasi obsédante d’un champ lexical de l’humain et de l’humanité
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(versus de l’inhumain et de l’inhumanité) dans les textes et les discours des
artistes immédiatement contemporains.
Suscitée par le travail à la fois difficile et créateur que mènent ces
mêmes artistes sur la mémoire et l’impossible oubli d’un passé catastro-
phique en même temps que sur l’anticipation hasardeuse d’un avenir
obscur et incertain, cette recherche de l’humain, du sens de l’humain, ne
peut alors qu’être mise en rapport avec ce qui pour Aristote en constitue à
la fois le moteur et le déclencheur, soit ce que dans la Poétique il désigne
comme « l’effet propre » (52b28) de la tragédie, « le plaisir qui lui est
propre » (53b10), ou encore « l’effet que produit l’art », « le but de l’art »
(62b12), autrement dit la catharsis. Par l’ampleur de l’expérience esthétique
qu’elle représente, tant sur le plan de sa dimension émotionnelle qu’en ce
qui concerne sa capacité cognitive, la catharsis apparaît en effet et à tous

Catherine Naugrette d’études théâtrales de l’UCL depuis 2008. Parmi


Professeur en Histoire et Esthétique du théâtre à ses publications majeures, on peut citer L’Esthé-
l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, où elle tique théâtrale [2000] (Armand Colin, 2de édition,
dirige l’École doctorale Arts & Médias, Catherine 2010) et Paysages dévastés. Le théâtre et le sens de
Naugrette est également professeur au Centre l’humain (Circé, 2004).

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égards chez Aristote comme la forme optimale de l’expérience du spec-
tateur, la seule qui lui permet de retrouver le sens de l’humain. Dès lors
plusieurs questions se posent. La première est de savoir si, aujourd’hui, le
processus artistique engagé au théâtre pour tenter d’appréhender l’huma-
nité de l’homme et de lui redonner sens et profondeur passe encore et
toujours par le mécanisme de la catharsis. Corollaire de celle-ci, la seconde
question est alors de se demander de quelle catharsis on parle. La troi-
sième question nous amènera à réfléchir aux matériaux qui participent
aujourd’hui du processus cathartique.

Pour un devenir cathartique

D’une part, il est indéniable qu’on se trouve avec la Poétique devant


un texte qui est une (re)construction a posteriori de l’art et de la façon
d’écrire une belle tragédie, qui ne propose, qui plus est, de la catharsis
qu’une sorte de puzzle définitionnel qu’on ne finit pas depuis lors
d’essayer de reconstituer. D’autre part, il est fort probable que la catharsis
aristotélicienne, cet effet primordial du théâtre, n’a jamais véritablement
existé en tant que telle et qu’elle a été dès l’origine une utopie. Pourtant,
alors qu’elle est l’objet depuis vingt-cinq siècles environ de tous les débats
et de toutes les controverses, qu’elle a été successivement affaiblie, défor-
mée, attaquée, puis rejetée et apparemment abolie, la catharsis, semble-t-il,
n’a pas disparu et se survit à elle-même. À l’instar de la question de
l’humain, elle a refait surface dans le discours des hommes de théâtre,
pour y apparaître elle aussi comme un terme récurrent et central. Là où les
spécialistes, intellectuels et spectateurs universitaires, traumatisés par des
années de rejet et de suspicion, n’osent pas encore reconnaître l’effet et
mettre le nom prohibé sur l’émotion produite, les hommes de théâtre,
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eux, l’emploient et le revendiquent à qui mieux mieux. Ainsi, Claire Ruffin
(alors étudiante à Paris 3), quand elle écrit pour le beau numéro d’Alterna-
tives théâtrales consacré à Rwanda 94 2 une « Lettre au Groupov », alors
même qu’elle déclare être « sidérée, emportée », puis plus loin « terrifiée et
transportée », que ses larmes coulent abondamment, et que ce qu’elle
décrit de l’effet que le spectacle produit sur elle correspond à la pro-
blématique et au paradoxe même de la catharsis – « Comment puis-je
m’horrifier et m’extasier en même temps ? »... –, la même Claire Ruffin
affirme : « Pas de catharsis de mon ignorance honteuse ».
Au contraire, pour Jacques Delcuvellerie, comme il l’a encore redit
lors de la première journée de ce colloque à Paris, il semble évident de
parler de catharsis à propos de ce spectacle et de ce témoignage. Il y a
bien, selon lui, de la catharsis dans Rwanda 94. De même, la quatrième de
couverture du DVD du film de Marie-France Collard, Rwanda. À travers
nous l’humanité…3, décrit « la réponse intense, cathartique, active du public
rwandais », réponse évidente d’ailleurs pour quiconque regarde le DVD,
et plus particulièrement les moments qui montrent le témoignage de
Yolande Mukagasana : les gens pleurent, se lèvent, vont vers elle, la
touchent, cherchent à la réconforter. L’émotion est là, vive, profonde,

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palpable. Outre les réactions du public que nous pouvons ainsi observer,
et malgré l’éloignement créé par le support documentaire et filmique,
cette séquence exerce par ailleurs sur nous, spectateurs de « la souffrance
à distance » – pour emprunter le titre de l’ouvrage de Luc Boltanski4 –,
une émotion qui, pour être nécessairement passive et indirecte, n’en est
pas moins intense et selon toute vraisemblance d’ordre cathartique.

Étant moi-même du côté de l’université, je n’irais pas, à la différence


de beaucoup de metteurs en scène ou d’écrivains de théâtre aujourd’hui,
jusqu’à employer le terme et la notion même de catharsis, ni à affirmer
que tel ou tel spectacle produit une catharsis. D’abord, comme je l’ai déjà
dit, parce qu’en tant que telle elle n’a sans doute jamais vraiment existé,
mais toujours de façon fragmentaire, et qu’elle constitue profondément
une utopie, l’indépassable utopie de notre théâtre occidental, mais une
utopie tout de même. Ensuite, parce que justement, à mes yeux, ce qui
fait sa force et sa longévité, c’est qu’il s’agit d’une notion qui n’est jamais
figée, mais toujours en devenir et en évolution, en transformation. Si le
théâtre au présent ne semble plus devoir être fondé sur les pouvoirs de la
mimèsis ni sur l’intégrité structurelle d’une catharsis par ailleurs improbable
et contestée, il garde, me semble-t-il, comme horizon ou comme utopie
un certain désir rémanent de catharsis, qui se manifeste par une présence,
un travail, au sein de la plupart des dramaturgies contemporaines, de ce
que j’ai appelé plus précisément du « matériau cathartique » ou, pour faire
court, du « cathartique »5.

Grand-peur et misère du cathartique

On en arrive alors à la troisième question de cette réflexion, à savoir,


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quels sont précisément ces matériaux que l’on peut qualifier de ca-
thartiques ? Aristote ne livre pas les clefs de la catharsis. Mais il délivre
des indices, qui permettent tout du moins d’appréhender différentes
facettes du concept, au-delà du seul versant émotionnel que constitue la
mise en œuvre de la pitié (eleos) et de la frayeur (phobos). Si l’une des
raisons souvent avancées pour expliquer le paradoxe de l’effet cathartique,
qui offre un plaisir né du spectacle d’images pénibles associé à des
affections violentes, repose sur le terme même de « catharsis » et sur son
sens grec de « purgation » (traduit par Roselyne Dupont-Roc et Jean
Lallot par « épuration »), qui désigne un effet curatif donc positif de
libération et de soulagement des passions, l’autre justification prend ses
sources dans la mise en jeu de capacités cognitives. « Nous en avons une
preuve, écrit Aristote au chapitre IV de la Poétique, dans l’expérience
pratique : nous avons plaisir à regarder les images les plus soignées des
choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, par exemple des
formes d’animaux parfaitement ignobles ou de cadavres ; la raison en est
qu’apprendre est un plaisir pas seulement pour les philosophes, mais
également pour les autres hommes […] ; en effet si l’on aime à voir des
images, c’est qu’en les regardant on apprend à connaître et on conclut ce
qu’est chaque chose comme lorsqu’on dit : celui-là, c’est lui » (48b4).

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S’il relève bien d’une thérapeutique des passions, le mécanisme de la
catharsis est également et plus profondément peut-être lié à un processus
d’intellection, qui passe par la perception des images fabriquées par le
texte tragique et représentées au théâtre, pour aboutir à une re-con-
naissance par l’identification des êtres et des choses : « celui-là, c’est lui ».
Comme le souligne Paul Ricœur, la catharsis s’avère au final « moins rela-
tive à la psychologie du spectateur qu’à la composition intelligible de la
tragédie »6.
Pourquoi dès lors s’étonner qu’il y ait un devenir cathartique aujour-
d’hui et que sous la forme de « matériau », la catharsis informe encore le
théâtre contemporain ? Si, ces dernières années, l’ambition de bon nom-
bre de dramaturges est de « dire le monde », c’est-à-dire de raconter et de
montrer, de faire entendre et de rendre tout au moins partiellement
intelligible une réalité qui n’est rien moins que compréhensible, alors quoi
de plus évident que de retrouver et de réactiver certains des éléments d’un
processus cathartique précisément destiné dès l’origine à donner à voir et
à faire comprendre, tout en faisant plaisir ? Que fait Brecht lui-même
lorsqu’il dit avoir parfois recours à « la suggestion affective » pour in-
former les spectateurs ? Bien plus, lorsqu’il met en place au sein même du
théâtre épique une « pédagogie de l’effroi » ? Il y a bien là un matériau
cathartique (la frayeur) mis au service d’une dimension intellective.
Comme l’indique le titre et comme le démontrent par exemple les scènes
de Grand-peur et misère du IIIe Reich, la frayeur est à la fois l’élément
consubstantiel d’un théâtre qui chez Brecht s’écrit sur fond de terreur (et
de misère) historique, et la donnée immédiate d’une dramaturgie qui vise
à apprendre au spectateur à avoir peur, pour mieux maîtriser la peur. De
même, pour Heiner Müller, il s’agit fondamentalement « de trouver le
foyer de peur d’une histoire, d’une situation et des personnages, et de la
transmettre ainsi au public comme un foyer de force » : « C’est seulement
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s’il est un foyer de peur qu’il peut devenir un foyer de force. Mais si l’on © L'Harmattan | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 146.241.165.143)
voile ou recouvre le foyer de peur, on ne parvient pas à l’énergie qu’on
peut en retirer. Surmonter la peur en se confrontant à elle. Et l’on ne se
défait pas d’une angoisse en la refoulant »7. Et Müller, qui mène lui-même
à l’extrême la recherche de la frayeur – ce qu’il nomme dans l’un de ses
poèmes la « Terreur belle » –, de remarquer : « Maintenant, on peut mettre
cela de nouveau en relation avec Aristote, mais c’est déjà une dialecti-
sation, je crois »8.
Sous les espèces de la peur, de l’effroi, de la terreur, voire même de la
panique, l’ancienne frayeur aristotélicienne constitue ainsi au sein du
théâtre contemporain un principe poétique actif qui fait voler en éclats le
cadre culturel du drame. Et à cet égard, il faudrait encore parler d’Artaud
qui, avec Brecht, est l’autre instigateur dans les années trente de ce travail
de la peur. Artaud qui, afin de restaurer les pouvoirs du théâtre, préconise
de recourir à l’antique fond de violence et de terreur paroxystique qui gît
dans les mythes et dans les tragédies. Artaud qui, dans les Mystères
d’Éleusis, est à la recherche, écrit-il, de « la terrorisante apparition du Mal »,
telle qu’elle est donnée « dans sa forme pure », et qu’il s’agit pour tout vrai
théâtre de « retrouver »9.

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Dans le théâtre immédiatement contemporain, c’est sans doute chez
Edward Bond que l’on retrouve le plus clairement le mécanisme cathar-
tique de la frayeur et du choc mis en œuvre, non pas pour ses pouvoirs de
régénération esthétique, affective, voire métaphysique, mais dans la
perspective d’une reconnaissance du même ordre que chez Aristote :
« Imaginez une séance d’identification de suspects : une personne a été
agressée et on lui montre une rangée d’individus – ou mieux (pour cet
exemple) une série de photographies ; quand la victime en arrive à une
photographie donnée, elle reconnaît l’agresseur et en éprouve un choc :
c’est ce choc de la reconnaissance que je souhaite »10.

Témoignage et compassion

Cependant, si l’on trouve bien, chez Artaud ou chez Brecht déjà,


ainsi qu’au sein de la plupart des dramaturgies contemporaines, l’alliance
objective de la frayeur et de la reconnaissance, mise au service d’une
redécouverte de l’humain, il est plus rare d’y repérer les traces de cette
autre émotion constitutive de la catharsis qu’est la pitié, ou peut-être pour
mieux dire la « compassion », au sens plein de l’étymologie, du « souffrir
avec ». Au sens par exemple où l’emploie saint Augustin, certes pour la
condamner au plan de son fonctionnement fictionnel et en tant que
« fausse compassion », mais tout en montrant, et avec quelle profondeur,
les enjeux qu’elle engage, pour l’homme et pour l’art.
Or, il me semble que ce sont plus particulièrement les spectacles qui
mettent en jeu le dispositif particulier du geste du témoignage, où le ma-
tériau cathartique de la pitié resurgit. Dans Rwanda 94, la compassion naît
ainsi tout naturellement et très immédiatement du récit qui commence le
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spectacle et qui est le témoignage, sans filet et sans intermédiaire, de
Yolande Mukagasana, rescapée du génocide rwandais et témoin direct de
l’horreur. Comme en sourdine, l’émotion accompagne ensuite et réunit
acteurs et spectateurs tout au long des différentes séquences du spectacle,
que celles-ci soient davantage distanciées et documentaires, comme lors
des séances télévisuelles, voire fictionnelles, ou qu’il s’agisse de moments
plus poétiques et musicaux, comme ceux qui mettent en scène le Chœur
des Morts. Surtout, ce qui fait profondément la force d’exemplarité de
Rwanda 94 à cet égard, c’est que, comme le dit encore Claire Ruffin, le jeu
des émotions devient très vite inextricable, indémêlable, et que l’on se
trouve sans doute au plus près d’une expérience cathartique totale, tant le
spectateur se trouve tout ensemble en proie au choc, et à l’effroi, et à la
compassion, tant il est à la fois bouleversé et avide de comprendre. Tant,
enfin, il est plongé au cœur d’une expérience qui met en jeu les vivants et
les morts, une expérience de l’humain.

Une telle dimension du cathartique ne peut être atteinte, excepté bien


sûr le critère de la valeur artistique et de l’accomplissement esthétique de
l’œuvre, que par le biais du témoignage, et peut-être même du témoignage
en tant qu’il émane de celui qui est allé jusqu’au bout de la violence que

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l’homme fait à l’homme : ce que Philippe Bouchereau appelle, à propos
du génocide, « la désappartenance »11. Bien au-delà de sa forme historico-
juridique de pièce à conviction ou de donnée documentaire, le témoi-
gnage des crimes les plus extrêmes relèverait ainsi essentiellement d’une
double dimension morale et politique, qui pourrait s’accomplir par le biais
d’une expérience cathartique nouvelle, réconciliant en quelque sorte, com-
me dans Rwanda 94, Brecht et Aristote. Porté par une forme dramatico-
épique, mi-fictionnelle mi-documentaire et fondée sur le réel – « Il était
une fois ce que j’ai vécu » –, le geste de témoigner mettrait ainsi en jeu, au
nom d’une vérité qui doit être mise au jour, le feu des passions ca-
thartiques, larmes et alarmes, pitié et frayeur mêlées, en même temps que
l’étude et l’enquête, l’observation et l’activité intellectuelle, pour qu’enfin
puisse s’accomplir le travail du deuil et la réparation de la désappar-
tenance. Comme le dit aussi le second titre de Rwanda 94 : « une tentative
de réparation symbolique envers les morts, à l’usage des vivants ».

De l’indignation

Enfin, et ce faisant il me semble qu’au travers de cette expérience ca-


thartique improbable et paradoxale, « aristotélo-brechtienne » pourrait-on
dire, qui s’avère consubstantielle à un théâtre de témoignage dialectique,
un autre matériau cathartique se dessine, qui serait peut-être la marque la
plus contemporaine de la catharsis, et qui viendrait de Brecht. Reprenons
en effet, en estimant qu’elles correspondent à ce que la majorité des spec-
tateurs ont éprouvé en voyant Rwanda 94, la description que fait Claire
Ruffin de ses réactions. Elle dit : « J’écoute cet homme. Il est si proche…
Les mots, les chants, tout me pénètre. Mes dernières barrières s’effon-
drent… J’écoute cet homme, mais je ne vois plus rien. Je pleure… Puis
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les fantômes prennent corps et la réalité revient au galop. Une litanie de
questions. Je suis sidérée, je suis emportée. Je n’en crois pas mes oreilles
qui sont pourtant charmées… Je m’attends au pire. Le pire arrive. C’est
ahurissant. J’ai l’impression de commencer seulement à comprendre… La
voix s’éteint et la lumière aussi. Comment applaudir après une telle
énumération ? Qu’avez-vous fait pendant tout ce temps pour pouvoir
applaudir aujourd’hui ?... ». La première partie de ce digest (que je me suis
permis de faire à partir de la longue et belle lettre de Claire Ruffin, qu’elle
m’en excuse) fait pour partie écho à la réaction du spectateur du théâtre
dramatique selon Brecht, notamment lorsqu’il dit : « Je pleure avec celui
qui pleure », et, pour partie plus grande encore, à la déclaration du
spectateur épique, lorsqu’il dit : « Je n’aurais jamais imaginé une chose
pareille. – On n’a pas le droit d’agir ainsi. – Voilà qui est insolite, c’est à
n’en pas croire ses yeux. Il faut que cela cesse ». D’un côté donc, le
spectateur du témoignage de l’horreur souffre avec celui qui a souffert et
revit au présent sa souffrance en direct, de l’autre, il est surpris, choqué,
pour tout dire indigné.

Peut-être s’agit-il là, avec cette dernière émotion, à la fois morale et


politique, de ce qui pourrait constituer pour le spectateur contemporain

177
un nouvel élément du cathartique, lié au témoignage sans filet de l’horreur
extrême : l’indignation. Cette indignation que le livre de Stéphane Hessel12
a mise récemment au centre des réflexions – ce dont il ne faut pas s’é-
tonner puisqu’il a nommé ce que beaucoup ressentaient tout bas – et qui,
au-delà de la surprise créée par l’étrangéisation devant l’insolite, est déjà
active au sein de l’expérience du spectateur du théâtre épique.

Comme le soulignent Anne-Claude Ambroise-Rendu et Christian


Delporte dans l’ouvrage qu’ils lui consacrent, « réaction de colère, bouffée
de révolte, cri lancé contre l’injustice, expression brutale ou sourde du
mépris et parfois de la haine, l’indignation est une émotion qui relève de
la conscience morale mais aussi du sentiment politique. Mais elle est bien
davantage encore car, en participant à l’exercice du jugement et de la
raison, elle contribue également à fonder les identités collectives en ter-
mes moraux et politiques. C’est pourquoi l’indignation, actrice essentielle,
ces deux derniers siècles, de multiples débats – littéraires ou médicaux,
juridiques ou sociaux, politiques ou médiatiques –, fournit l’une des clés
qui permettent de mieux comprendre comment les sociétés démocra-
tiques se sont bâties jusqu’à nos jours »13. Certes, comme le remarque
Hannah Arendt14, la politique doit reposer sur des principes et non sur
des sentiments, des émotions et des passions, même bien intentionnés,
tels par exemple que l’indignation vertueuse. Mais en tant que l’un des
matériaux agissants de l’expérience cathartique, l’indignation, en même
temps que la frayeur et que la compassion, confère aux émotions du
spectateur une dimension nouvelle, qui mène à la question politique de la
refondation de la cité en même temps qu’au retour du sens et de
l’appartenance à l’humanité. L’étymologie grecque du mot « témoin »,
martus, fait resurgir la figure du martyr à travers cette fois la personne du
survivant. Le dispositif dialectique du témoignage au théâtre, par les
passions et la raison qu’il met en jeu, pose l’expérience cathartique comme
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horizon nécessaire du récit du témoin, comme ce qui serait enfin en © L'Harmattan | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 146.241.165.143)
mesure de rendre réparation de ce qu’Agamben appelle : « le scandale
d’une mort insensée »15.

(1) Voir à ce sujet : Catherine Naugrette, Paysages Groupov, 2005. Le DVD, durée : 105 min.
dévastés. Le théâtre et le sens de l’humain, Belval, (4) Luc Boltanski, La Souffrance à distance. Morale
Circé, 2004, coll. « Penser le théâtre ». humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993.
(2) « Rwanda 94. Le théâtre face au génocide », in (5) Voir notamment Catherine Naugrette, « De
revue Alternatives théâtrales n. 67-68, avril 2001. la catharsis au cathartique : le devenir d’une
(3) Marie-France Collard et Patrick Czaplinski, le notion esthétique », in Gilbert David et Hélène
film Rwanda, à travers nous l’humanité…, Liège, Jacques (dir.), Devenir de l’esthétique théâtrale, revue

178
Tangence n. 88, Rimouski, Trois-Rivières, Antoine Vitez, p. 33.
Université du Québec, 2008. (11) Philippe Bouchereau, « La désappartenance.
(6) Paul Ricœur, La Métaphore vive, Paris, Seuil, Penser et méditer le génocide », in revue
1975, coll. « Points Essais », p. 55. L’Intranquille n. 4-5, 1999, p. 163-211.
(7) Heiner Müller, Fautes d’impression. Textes et (12) Stéphane Hessel, Indignez-vous !, Montpellier,
entretiens. Textes et entretiens choisis par Jean Indigène, 2010.
Jourdheuil, texte français d’Anne Bérélowitch, (13) Anne-Claude Ambroise-Rendu et Christian
Jean-Louis Besson, Jean Jourdheuil, Jean-Pierre Delporte (dir.), L’Indignation. Histoire d’une émotion
Morel, Jean-François Peyret, Bernard Sobel et politique et morale. XIXe-XXe siècles, Paris,
Bernard Umbrecht, Paris, L’Arche, 1991, p. 50. Nouveau Monde, 2008, 4e de couverture.
(8) Id. (14) Hannah Arendt, Essai sur la révolution, Paris,
(9) Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 2010, coll. « Tel », p. 135.
Gallimard, 1985, coll. « Folio Essais », p. 44. (15) Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz.
(10) Edward Bond, L’Énergie du sens. Lettres, L’archive et le témoin. Homo sacer III, Paris, Payot et
poèmes et essais, ouvrage dirigé par Jérôme Rivages, coll. « Bibliothèque Rivages », 1999,
Hankins, Montpellier, Climats et Maison p. 32.
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