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Catherine Naugrette
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égards chez Aristote comme la forme optimale de l’expérience du spec-
tateur, la seule qui lui permet de retrouver le sens de l’humain. Dès lors
plusieurs questions se posent. La première est de savoir si, aujourd’hui, le
processus artistique engagé au théâtre pour tenter d’appréhender l’huma-
nité de l’homme et de lui redonner sens et profondeur passe encore et
toujours par le mécanisme de la catharsis. Corollaire de celle-ci, la seconde
question est alors de se demander de quelle catharsis on parle. La troi-
sième question nous amènera à réfléchir aux matériaux qui participent
aujourd’hui du processus cathartique.
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palpable. Outre les réactions du public que nous pouvons ainsi observer,
et malgré l’éloignement créé par le support documentaire et filmique,
cette séquence exerce par ailleurs sur nous, spectateurs de « la souffrance
à distance » – pour emprunter le titre de l’ouvrage de Luc Boltanski4 –,
une émotion qui, pour être nécessairement passive et indirecte, n’en est
pas moins intense et selon toute vraisemblance d’ordre cathartique.
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S’il relève bien d’une thérapeutique des passions, le mécanisme de la
catharsis est également et plus profondément peut-être lié à un processus
d’intellection, qui passe par la perception des images fabriquées par le
texte tragique et représentées au théâtre, pour aboutir à une re-con-
naissance par l’identification des êtres et des choses : « celui-là, c’est lui ».
Comme le souligne Paul Ricœur, la catharsis s’avère au final « moins rela-
tive à la psychologie du spectateur qu’à la composition intelligible de la
tragédie »6.
Pourquoi dès lors s’étonner qu’il y ait un devenir cathartique aujour-
d’hui et que sous la forme de « matériau », la catharsis informe encore le
théâtre contemporain ? Si, ces dernières années, l’ambition de bon nom-
bre de dramaturges est de « dire le monde », c’est-à-dire de raconter et de
montrer, de faire entendre et de rendre tout au moins partiellement
intelligible une réalité qui n’est rien moins que compréhensible, alors quoi
de plus évident que de retrouver et de réactiver certains des éléments d’un
processus cathartique précisément destiné dès l’origine à donner à voir et
à faire comprendre, tout en faisant plaisir ? Que fait Brecht lui-même
lorsqu’il dit avoir parfois recours à « la suggestion affective » pour in-
former les spectateurs ? Bien plus, lorsqu’il met en place au sein même du
théâtre épique une « pédagogie de l’effroi » ? Il y a bien là un matériau
cathartique (la frayeur) mis au service d’une dimension intellective.
Comme l’indique le titre et comme le démontrent par exemple les scènes
de Grand-peur et misère du IIIe Reich, la frayeur est à la fois l’élément
consubstantiel d’un théâtre qui chez Brecht s’écrit sur fond de terreur (et
de misère) historique, et la donnée immédiate d’une dramaturgie qui vise
à apprendre au spectateur à avoir peur, pour mieux maîtriser la peur. De
même, pour Heiner Müller, il s’agit fondamentalement « de trouver le
foyer de peur d’une histoire, d’une situation et des personnages, et de la
transmettre ainsi au public comme un foyer de force » : « C’est seulement
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s’il est un foyer de peur qu’il peut devenir un foyer de force. Mais si l’on © L'Harmattan | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 146.241.165.143)
voile ou recouvre le foyer de peur, on ne parvient pas à l’énergie qu’on
peut en retirer. Surmonter la peur en se confrontant à elle. Et l’on ne se
défait pas d’une angoisse en la refoulant »7. Et Müller, qui mène lui-même
à l’extrême la recherche de la frayeur – ce qu’il nomme dans l’un de ses
poèmes la « Terreur belle » –, de remarquer : « Maintenant, on peut mettre
cela de nouveau en relation avec Aristote, mais c’est déjà une dialecti-
sation, je crois »8.
Sous les espèces de la peur, de l’effroi, de la terreur, voire même de la
panique, l’ancienne frayeur aristotélicienne constitue ainsi au sein du
théâtre contemporain un principe poétique actif qui fait voler en éclats le
cadre culturel du drame. Et à cet égard, il faudrait encore parler d’Artaud
qui, avec Brecht, est l’autre instigateur dans les années trente de ce travail
de la peur. Artaud qui, afin de restaurer les pouvoirs du théâtre, préconise
de recourir à l’antique fond de violence et de terreur paroxystique qui gît
dans les mythes et dans les tragédies. Artaud qui, dans les Mystères
d’Éleusis, est à la recherche, écrit-il, de « la terrorisante apparition du Mal »,
telle qu’elle est donnée « dans sa forme pure », et qu’il s’agit pour tout vrai
théâtre de « retrouver »9.
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Dans le théâtre immédiatement contemporain, c’est sans doute chez
Edward Bond que l’on retrouve le plus clairement le mécanisme cathar-
tique de la frayeur et du choc mis en œuvre, non pas pour ses pouvoirs de
régénération esthétique, affective, voire métaphysique, mais dans la
perspective d’une reconnaissance du même ordre que chez Aristote :
« Imaginez une séance d’identification de suspects : une personne a été
agressée et on lui montre une rangée d’individus – ou mieux (pour cet
exemple) une série de photographies ; quand la victime en arrive à une
photographie donnée, elle reconnaît l’agresseur et en éprouve un choc :
c’est ce choc de la reconnaissance que je souhaite »10.
Témoignage et compassion
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l’homme fait à l’homme : ce que Philippe Bouchereau appelle, à propos
du génocide, « la désappartenance »11. Bien au-delà de sa forme historico-
juridique de pièce à conviction ou de donnée documentaire, le témoi-
gnage des crimes les plus extrêmes relèverait ainsi essentiellement d’une
double dimension morale et politique, qui pourrait s’accomplir par le biais
d’une expérience cathartique nouvelle, réconciliant en quelque sorte, com-
me dans Rwanda 94, Brecht et Aristote. Porté par une forme dramatico-
épique, mi-fictionnelle mi-documentaire et fondée sur le réel – « Il était
une fois ce que j’ai vécu » –, le geste de témoigner mettrait ainsi en jeu, au
nom d’une vérité qui doit être mise au jour, le feu des passions ca-
thartiques, larmes et alarmes, pitié et frayeur mêlées, en même temps que
l’étude et l’enquête, l’observation et l’activité intellectuelle, pour qu’enfin
puisse s’accomplir le travail du deuil et la réparation de la désappar-
tenance. Comme le dit aussi le second titre de Rwanda 94 : « une tentative
de réparation symbolique envers les morts, à l’usage des vivants ».
De l’indignation
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un nouvel élément du cathartique, lié au témoignage sans filet de l’horreur
extrême : l’indignation. Cette indignation que le livre de Stéphane Hessel12
a mise récemment au centre des réflexions – ce dont il ne faut pas s’é-
tonner puisqu’il a nommé ce que beaucoup ressentaient tout bas – et qui,
au-delà de la surprise créée par l’étrangéisation devant l’insolite, est déjà
active au sein de l’expérience du spectateur du théâtre épique.
horizon nécessaire du récit du témoin, comme ce qui serait enfin en © L'Harmattan | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 146.241.165.143)
mesure de rendre réparation de ce qu’Agamben appelle : « le scandale
d’une mort insensée »15.
(1) Voir à ce sujet : Catherine Naugrette, Paysages Groupov, 2005. Le DVD, durée : 105 min.
dévastés. Le théâtre et le sens de l’humain, Belval, (4) Luc Boltanski, La Souffrance à distance. Morale
Circé, 2004, coll. « Penser le théâtre ». humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993.
(2) « Rwanda 94. Le théâtre face au génocide », in (5) Voir notamment Catherine Naugrette, « De
revue Alternatives théâtrales n. 67-68, avril 2001. la catharsis au cathartique : le devenir d’une
(3) Marie-France Collard et Patrick Czaplinski, le notion esthétique », in Gilbert David et Hélène
film Rwanda, à travers nous l’humanité…, Liège, Jacques (dir.), Devenir de l’esthétique théâtrale, revue
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Tangence n. 88, Rimouski, Trois-Rivières, Antoine Vitez, p. 33.
Université du Québec, 2008. (11) Philippe Bouchereau, « La désappartenance.
(6) Paul Ricœur, La Métaphore vive, Paris, Seuil, Penser et méditer le génocide », in revue
1975, coll. « Points Essais », p. 55. L’Intranquille n. 4-5, 1999, p. 163-211.
(7) Heiner Müller, Fautes d’impression. Textes et (12) Stéphane Hessel, Indignez-vous !, Montpellier,
entretiens. Textes et entretiens choisis par Jean Indigène, 2010.
Jourdheuil, texte français d’Anne Bérélowitch, (13) Anne-Claude Ambroise-Rendu et Christian
Jean-Louis Besson, Jean Jourdheuil, Jean-Pierre Delporte (dir.), L’Indignation. Histoire d’une émotion
Morel, Jean-François Peyret, Bernard Sobel et politique et morale. XIXe-XXe siècles, Paris,
Bernard Umbrecht, Paris, L’Arche, 1991, p. 50. Nouveau Monde, 2008, 4e de couverture.
(8) Id. (14) Hannah Arendt, Essai sur la révolution, Paris,
(9) Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 2010, coll. « Tel », p. 135.
Gallimard, 1985, coll. « Folio Essais », p. 44. (15) Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz.
(10) Edward Bond, L’Énergie du sens. Lettres, L’archive et le témoin. Homo sacer III, Paris, Payot et
poèmes et essais, ouvrage dirigé par Jérôme Rivages, coll. « Bibliothèque Rivages », 1999,
Hankins, Montpellier, Climats et Maison p. 32.
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