46L’analyse qui précède nous ramène au constat de L. Buell selon lequel
la façon dont nous percevons une chose détermine la manière dont nous nous comporterons avec elle. Cela vaut tout particulièrement pour le « lieu », terme qui s’est invité à plusieurs reprises dans notre commentaire. Buell précise l’importance du lieu dans Writing for an Endangered World lorsqu’il emprunte à Wendell Berry cette phrase essentielle : « Afin de préserver nos lieux et nous y sentir chez nous, il est nécessaire de les remplir d’imagination [16][16]Lawrence Buell, Writing for an Endangered World. Literature,…. » L’écriture de Trassard s’inscrit dans une perspective semblable ; réfléchissant au lien qui l’unit à son personnage, il note : 47 Entre sa vie et la mienne, un lieu. Le même qui fait lien. Des vies à se succéder là, je ne suis pas le descendant, et je n’ai connu qu’un petit nombre, trois générations paysannes (celles d’après sont parties ailleurs), mais je suis né à cet endroit : une presque imperceptible butte entre deux vallées pour ruisseaux […]. (D., p. 60) 48On voit bien que le rapport de Trassard au lieu n’a rien de l’attachement à un quelconque Heimat des ancêtres. Ce n’est pas un lien héréditaire qui l’attache au lieu, mais le hasard de la naissance qui a conduit à ce que ce lieu acquière une valeur. 49Ici encore il est intéressant de suivre la manière dont Buell, qui s’intéresse à l’espace d’une manière radicalement différente que ne le faisait Bachelard, précise l’enjeu de sa démarche. Son souci n’est en effet jamais du côté de l’espace en général, qui est quelque chose d’abstrait relevant de la géométrie ou de la topographie. S’inspirant d’autres travaux, il propose de définir le lieu comme « un espace qui a reçu un sens [17] [17]Lawrence Buell, The Future of Environmental Criticism :… » et qui à ce titre mérite que l’on en prenne soin. A partir de Writing for an Endangered World, et à nouveau dans The Future of Environmental Criticism, Buell va s’efforcer de préciser la manière dont il conçoit l’imaginaire dans ses rapports au lieu. Il regroupe ses observations selon deux dimensions, la première a trait à l’espace (1-3), la seconde au temps (4, 5) [18][18]Je reprends ici de manière synthétique les propositions… : 1. Le modèle d’attachement le plus traditionnel se présente sous la forme d’une série de cercles concentriques qui marquent un détachement plus grand au fur et à mesure qu’on s’éloigne du centre. C’est la manière dont les enfants perçoivent l’espace et celle qui domine dans les sociétés agricoles lorsque le travail se fait à (proximité du) domicile. 2. Avec la modernité, l’attachement au lieu se met en carte selon un modèle qui est celui de l’archipel. L’homme ne fait pas sa vie où il est né, il se déplace chaque jour vers un lieu professionnel qui n’est pas son domicile, il passe ses week-ends dans une résidence secondaire. Ainsi, il habite une série d’îlots caractérisés chacun par un attachement fort mais séparés par des routes qui sont sans valeur pour lui. 3. Simultanément il existe un attachement au lieu qui repose seulement sur l’imagination. Les lieux que nous rêvons à travers la littérature ou le cinéma nous définissent aussi : ils sont fortement chargés et le fait de ne jamais les avoir fréquentés n’affecte pas l’intensité du lien, qui peut se révéler extrêmement puissant. 4. Notre souvenir d’un lieu – celui où nous avons grandi – est inscrit dans le temps et affecte notre perception des autres lieux ; parallèlement notre expérience d’un lieu nouveau sera conditionnée par notre vécu antérieur, sédentaire ou nomade, et déterminera ce qui est considéré comme familier ou étrange. 5. Toutefois les lieux eux-mêmes changent, disparaissent même parfois. Imaginer un lieu dans sa totalité, c’est disposer – fût-ce de manière superficielle – d’une vision globale de son histoire.
Ces cinq coordonnées spatio-temporelles permettent, poursuit Buell,
d’appréhender le lieu comme horizon subjectif tant dans le domaine du vécu que dans celui de la manière dont l’art en rend compte. Il transforme ce modèle analytique en éthique et en esthétique environnementale à travers une réflexion en sept points [19][19]Writing for an Endangered World, op. cit., p. 77-78. dont je passe ici le détail mais qui soulignent globalement l’importance des lieux, et donc de leur multiplication, pour le bien-être de l’homme comme pour celui de l’environnement. Soulignant l’importance de l’être-là (thereness) dans la vision du lieu, le critique s’efforce ici avant tout de préciser des questions d’équilibre. 50Parfaitement conscient des dangers d’un trop grand ou trop exclusif attachement subjectif au lieu, Buell esquisse un idéal fait simultanément d’un attachement au lieu et de la capacité à s’en détacher par une sorte d’autoréflexivité ironique. Une position médiane en quelque sorte dans laquelle l’attachement individuel à un lieu – réel ou imaginaire – n’exclut pas son partage avec autrui. Alain Suberchicot exprime de manière forte l’ambition esthétique qu’il partage avec Buell lorsqu’il écrit à l’occasion d’un commentaire sur Barry Lopez que l’écriture environnementale retrouve « quelques valeurs perdues de la littérature, comme celle toute simple pour un texte d’être associé à un lieu, quand les livres de fiction nous ont habitués à ne se passer nulle part [20][20]Alain Suberchicot, Littérature américaine et écologie, Paris,… ». 51Si l’on revient maintenant à Trassard, l’on s’accordera pour reconnaître que le statut du lieu dans Dormance correspond au premier modèle esquissé par Buell : celui de cercles concentriques qui marquent un détachement croissant à mesure qu’on s’éloigne du centre ; il rappelle les sociétés traditionnelles ou la vision que peuvent avoir du lieu les enfants. Le pré humide qui est au centre de Dormance a reçu un sens et s’est transformé d’espace en lieu parce que c’est le paysage que l’enfant scrutait, blotti contre sa mère dans le châtaignier creux : « j’aimais infiniment cette intimité avec ma mère » (D., p. 18). 52Le lieu est source d’un bien-être manifeste, lié au monde de l’enfance. C’est ce que l’écrivain rappelle quand il écrit de Gaur : « Je comprendrais qu’il se plaise à cet endroit si la campagne était aussi riante que celle de mon enfance » (D., p. 49). Trassard prolonge ce bien-être pour lui-même et tente de le faire partager par la photographie et l’écriture. L’expérience directe, sensible du lieu est fondamentale et c’est pourquoi Gaur lui échappe dès lors qu’il s’éloigne du périmètre familier : « je ne le vois plus dans un paysage que je connais mal » (D., p. 28). D’ailleurs, Trassard écrit aussi que peu importe en réalité quand son personnage arrive à l’endroit où il allait s’établir. Seul compte le où : il fallait impérativement qu’« il arrive ici » (D., p. 17) dans le lieu qui était déjà celui de l’écrivain. 53Le lieu est à l’origine de l’écriture : « C’est dans la terre que je fouille de la plume » (D., p. 51), écrit Trassard pour qui on sait depuis « Thénième » l’importance de la figure de l’archéologue [21][21]Sur l’image des fouilles et de l’archéologue, on verra :…. Si le temps a son importance, il est – dans Dormance du moins – subordonné au lieu. Des comparaisons significatives le montrent bien, qui ramènent l’expérience du temps dans le vécu personnel de l’écrivain à celle du lieu : « Je fouille le temps comme une terre, loin dans la mémoire, peut-être dans ma mémoire » (D., p. 71). Dans la mesure où le lieu a présidé à la naissance de la fiction, on ne s’étonnera pas que son importance soit rappelée aussi à l’explicit du roman, qui souligne la valeur de cette minuscule parcelle de Mayenne pour le bien-être : « Je ne me plais que là. Je suis assis dans ce pré depuis des millénaires » (D., p. 321). C’est toute l’entreprise du roman et de son jeu sur l’imaginaire rattaché au lieu que d’inviter le lecteur à reprendre à son compte cette affirmation qui valait initialement pour l’écrivain seul.