1 A ce jour, il n’existe pas en France de pendant à la critique
environnementale qui s’exprime dans l’univers intellectuel (anglo-)américain. Il serait commode d’expliquer ce désintérêt par l’absence d’œuvres accordant une place centrale à la nature ou plus généralement à ce qui ne relève pas strictement de l’humain. La réalité est toutefois plus complexe, et s’il est certain que l’écriture de la nature ne s’est pas érigée en genre en France, il n’en demeure pas moins qu’un corpus de qualité existe incontestablement. Le déficit d’intérêt qui s’observe jusqu’à une date récente doit se comprendre d’abord dans le cadre de spécificités géographiques, historiques et culturelles différentes, au premier lieu desquelles on inscrira l’absence simultanée de wilderness et de tradition culturelle qui pense la nation à partir de sa relation à la nature « sauvage ». 2L’identité nationale ne s’est pas pensée en France à travers un rapport à la nature sauvage comme c’est le cas aux Etats-Unis où les pères de la littérature, à commencer par Henry D. Thoreau, se sont définis en tant qu’Américains par ce biais. Pays rural où l’agriculture a jusqu’à une époque récente constitué le centre de gravité – réel ou imaginaire –, la France a en outre valorisé plus volontiers la ville dans sa littérature, et ce d’autant plus légitimement que c’est vers elle que la plupart des avant- gardes se sont tournées lorsqu’il s’agissait de définir leurs projets esthétiques. 3Depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale toutefois se développe une production attentive aux questions qui touchent à la relation entre l’humain et le non-humain, qui fait une place à la nature et aux questions d’environnement. Le champ de la littérature environnementale est d’ailleurs vaste puisqu’il englobe fiction et non-fiction, écriture de la nature comme celle des lieux toxiques. Mais la production est éparse et pas toujours majeure : si chacun pense immédiatement à quelques écrivains incontournables comme Julien Gracq, d’autres sont moins connus, voire oubliés ; ainsi Pierre Gascar, qui mérite qu’on y retourne. 4La littérature récente, celle qui s’écrit depuis les années 1980, se montre de plus en plus sensible à la problématique de la nature. Elle rejoint en cela une tendance générale de la société. Il ne fait aucun doute que l’attribution du prix Nobel de littérature à Le Clezio a été une manière de consacrer l’œuvre d’un auteur qui s’est précisément montré depuis longtemps sensible aux problématiques environnementales, même au-delà des frontières de la France. La préoccupation pour la nature s’exprime cependant aussi dans des domaines plus inattendus : les romans qui se tournent aujourd’hui massivement vers la Première Guerre mondiale accordent dans leur grande majorité une place centrale à la nature. Une des caractéristiques majeures du genre est de faire surgir le monde de la ruralité paisible en contrepoint de l’univers de violence extrême qu’est celui de 14-18. Avec plus ou moins de bonheur, ces fictions revisitent Le Grand Troupeau de Jean Giono en alternant les scènes de guerre avec l’évocation souvent édénique des paysages et travaux champêtres [1][1]On verra à ce sujet l’analyse que je propose dans « Ironie et…. 5Plusieurs écrivains qui ont émergé ces dernières années accordent une attention centrale à la nature ; c’est le cas par exemple d’Hubert Mingarelli ou, dans une démarche plus engagée, d’André Bucher. Le premier situe ses romans dans un environnement naturel âpre – les Alpes souvent, mais aussi la Russie – qu’il s’efforce de rendre sensible, tandis que le second essaie d’acclimater en France la nature writing, à la manière de Rick Bass ou des écrivains du Montana, en s’inspirant de sa région d’adoption : la vallée du Jabron, au sud de Sisteron. S’ils évoquent la nature, les romans de ces deux écrivains ne prolongent d’aucune manière la tradition de la littérature du terroir, dont la réactualisation moderne serait plutôt à chercher du côté de l’Ecole de Brive. 6Plus récemment encore, on a vu apparaître des ouvrages qui ne relèvent pas de la fiction, mais qui rejoignent les préoccupations des écrivains environnementalistes américains : Blaise Hofmann en Suisse, avec Estive (2007), Pascal Wick en France avec son Journal d’un berger nomade (2009). L’un et l’autre relatent leur expérience de berger, mais sur un mode qui ne doit rien à une supposée naïve simplicité de l’homme de la terre. Le premier a fait des études de lettres à Lausanne, le second est docteur en économie… l’un comme l’autre signent des textes exigeants. L’univers littéraire occupe d’ailleurs dans leur œuvre une place au moins aussi grande que celle de leurs troupeaux, et la question de l’écriture, qu’ils cherchent à travailler pour dire la nature au plus près, est essentielle dans leur démarche.