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La mesure de la charge de travail :

une application à la robotique mobile terrestre


par Dominique SOLER, Responsable du Pôle Facteurs Humains, Bertin Technologies,
IA Jérôme PERRIN, Chef du Département Evaluation Vétronique, ETAS
et LTN Emmanuel Gardinetti, Expert Ergonomie Cognitive, ETAS/Div. Facteur Humain

Résumé
Le thème de la charge de travail et principalement celui de sa mesure demeure toujours polysémique
en particulier dans le domaine des activités cognitives1. La prépondérance de ces activités,
déterminées pour l'essentiel par l'introduction de nouvelles technologies, pose nécessairement en
retour le problème de la capacité effective de travail des opérateurs. L'article suivant présente la
construction d'une méthode d'évaluation comparative de la charge de travail de systèmes robotisés
concurrents dans le contexte de la robotique mobile terrestre.

Le contexte
L'émergence de la robotique mobile terrestre s'accompagne aujourd'hui de la production de
spécimens industriels offrant l'avantage de soustraire l'homme à des situations critiques et,
dans le cadre des Véhicules Non Habités, d'autoriser des architectures nouvelles
potentiellement supérieures aux performances d'engins classiques par la suppression des
contraintes de conception liées à l'équipage (furtivité, mobilité ... par exemple). Du fait de la
complexité des problèmes technologiques soulevés par l’automatisation, le concept de
robotique mobile terrestre impose en revanche, de relayer "à distance" les rôles décisionnel
et perceptif des équipages dans une boucle de contrôle-commande déportée. En fonction du
caractère de complexité ou d'incertitude des missions et des environnements d'évolution, la
capacité de traitement de l'information par l'équipage devient un problème de conception
critique nécessitant, en retour, la recherche de méthodes d'évaluation plurielles.
L’Etablissement Technique d'Angers, qui assure l’évaluation de systèmes robotisés depuis
plusieurs années, a souhaité disposer d’une méthodologie d’évaluation de la charge de
travail adaptée à la robotique mobile terrestre. Bertin Technologies a, dans ce cadre,
assuré la maîtrise d’œuvre déléguée de cette étude.
La présente étude vise à fournir un “critère” d’évaluation de la charge de travail en robotique
mobile dont la mesure permette de porter un jugement synthétique (qualitatif et/ou
quantitatif) sur la charge de travail induite par un Système Robotisé de Combat (SRC)2 lors
de sa mise en œuvre dans des conditions d’essai. Le critère attendu devait être
suffisamment robuste pour être appliqué à l’ensemble des spécimens que l’ETAS est
amené à évaluer sans être dédié à l’un d’entre eux. Enfin, le critère à définir et le
programme d’essai doivent rester compatibles aux moyens d’essai de l’ETAS. Un spécimen
de type chenillette téléopérée par un opérateur à partir d’un poste de conduite et de contrôle
a servi de support aux essais sur pistes (Figure 1).

Figure 1 : le spécimen Kässbohrer utilisé pour les essais de validation de la méthode d’évaluation de la charge
de travail : à gauche le poste de conduite et contrôle, à droite le véhicule.

2. Principes de construction de la méthode


1
voir à ce sujet la revue Travail Humain, 1977.
2
Le SRC est composé d’une partie mobile (le robot) et d’un Poste de Conduite et de Contrôle (PC2). Dans le contexte de
l’étude, le SRC est dénommé “spécimen” faisant aussi bien référence à un type de SRC qu’à une configuration particulière
d’un SRC donné (modification organique des optiques du SRC type par exemple).
La charge de travail peut être perçue comme la somme des contraintes imposées à
l’opérateur par la tâche à exécuter ou, comme une grandeur, une intensité (Leplat, 1977) qui
se déduit de l’exécution de cette tâche. La dichotomie induite structure les approches du
domaine pour lesquelles il existe un état de l’art pléthorique et souvent polysémique. Dans le
cadre d’une méthode d’évaluation de la charge de travail (i.e., mesure d’une intensité), a
fortiori pour des “ spécimens ” prospectifs dont la nature exacte des tâches reste inconnue,
l’analyse de l’état de l’art conduit à respecter différents principes évoqués en suivant :

(1) Nécessité d’une charge de travail contrôlée, imposant en premier niveau que la tâche
expérimentale à réaliser par les opérateurs du panel d’essai induise un niveau de charge
suffisant pour être mesuré. Parallèlement, pour une tâche donnée, la mesure de la charge
de travail dépendra étroitement de la sensibilité des métriques appliquées pour mesurer la
charge. En conséquence, bâtir un protocole d’évaluation nécessite de considérer, pour le
contexte d’application, la nature de la relation liant les exigences de la tâche, la sensibilité
des métriques envisagées et la charge de travail résultante. La définition des scénarios
d’essai du protocole revêt dans ce cadre une importance particulière.

(2) Construction des scénarios d’essai. La construction des scénarios s’appuie sur
l’analyse des tâches et des facteurs de charge du domaine d’application3. Cette analyse
permet de repérer un ensemble de tâches représentatives au plan opérationnel (ici, le
pilotage et l’observation rapprochée) et pour lesquelles l’expérimentateur dispose des
principes de contrôle suivants :

- contrôle de la “ transaction charge-performance ” permettant de s’assurer que l’opérateur


ne diminuera pas sa charge en dégradant la performance attendue,
- contrôle de l’exécution des tâches qui seront ainsi réalisées de manière équivalente par
chaque opérateur et pour chaque spécimen à évaluer (trajectoire du robot par exemple),
- contrôle des facteurs d’astreinte (largeur de passage,…) en fonction des caractéristiques
du spécimen à évaluer de manière à générer en retour un niveau de charge équivalent
pour chaque spécimen et disposer en retour d’indicateurs de performance nécessaires à
la méthode.

(3) Choix des métriques. Le choix d’une métrique de mesure de la charge de travail
dépend en général de la sensibilité probable de la technique pour le domaine d’application
(Wierville, 1983), de sa validité et de sa fidélité. Dans la réalité, il s’avère préférable de
disposer de différentes techniques concurrentes de manière à évaluer leur sensibilité
effective au contexte d’application. Une analyse du contexte de la robotique mobile a permis
de déduire de l’état de l’art les techniques suivantes :

- l’approche par la tâche ajoutée fondée sur le principe du “ canal unique ”. La tâche est de
type “ tapping ” à la voix par la verbalisation de tops simultanément à l’activité (tâche
principale). Elle s’inspire des travaux menés par Michon (1966),
- l’approche par mesure directe à partir de la technique du Steering Reversal Rate (Mc Lean
& Hoffman, 1975) consistant à compter selon un protocole spécifique le nombre
d’inversions du sens de l’organe de direction par unité de temps,
- l’approche subjective Task Load indeX corrigé (Hart et al, 1988) réalisée à l’issue de l’essai
à partir d’un questionnaire rempli par le pilote.

3
par une analyse fonctionnelle et un retour d’expérience opérationnel ont été réalisés.
(4) Contrôle de l’influence des spécimens. La méthode souhaitée devant être applicable à
la pluralité des spécimens à évaluer actuels et futurs, les spécimens sont considérés comme
des “ boîtes noires ” seulement discriminés par les mesures de charge et de performance
obtenues, indépendamment de leurs caractéristiques de conception. En revanche, les
scénarios d’essais sont adaptables à l’ensemble des spécimens attendus, d’où un contrôle
des variables dimensionnelles de passage et une exécution des scénarios à une vitesse
faible (10-20Km/h) compatible avec les performance minimales souhaitées.

(5) Contrôle de l’influence de l’opérateur. De nombreux facteurs intrinsèques à l’homme


affectent les mesures de la charge de travail (Leplat, 1997). Même dans les populations bien
contrôlées (aéronautique par ex.), il existe une variabilité incompressible liée par exemple
aux habiletés professionnelles de chacun, aux états psycho-sociologiques ... Pour
s’affranchir au mieux de cette contrainte nous avons eu recours à la constitution d’un “ panel
d’opérateurs de référence ” connu et stable. Ce principe exclut de facto les comparaisons
inter-pilotes.

(6) Contrôle de la “ transaction charge-performance ”. Cette transaction nous conduit


régulièrement à dégrader notre performance pour réduire notre charge de travail (variable
d’ajustement). Dans un contexte expérimental, cette transaction étant contrôlée (Navon &
Gopher, 1979), il est alors possible de s’assurer de placer au mieux les opérateurs dans des
conditions équivalentes d’un spécimen à l’autre. Ce principe se révèle essentiel à une
évaluation comparative. Parallèlement, ce contrôle expérimental permet non plus d’évaluer
simplement un niveau de charge dans l’absolu mais de disposer d’une évaluation relative
des spécimens où la charge de travail mesurée peut être interprétée en fonction d’une
performance, également mesurée. Dans le contexte de la robotique mobile, le contrôle de la
transaction charge-performance a conjointement été réalisé par : l’exécution de trois
scénarios à une “ vitesse de consigne ” atteinte par le pilote par la “ mise en butée ” de sa
consigne d’injection et d’un scénario exécuté en fonction d’un “ délai de réalisation ”
matérialisé par le déplacement d’une “ cible ”.

3. Identification d’un critère d’évaluation

La définition "d'indicateurs de performance" (2) dans chaque scénario d'essai d'une part, la
définition de "métriques de la charge de travail" (3) d'autre part et, enfin, le contrôle de la
“ transaction charge-performance ” (6) aboutissent à formuler un "critère d'évaluation" indexé
sur la notion de compromis charge-performance. Ramenée à la performance, cette approche
permet ainsi de donner une mesure relative de la charge de travail. L’évaluation de chaque
spécimen s’exprime en conséquence en fonction des quadrants du plan de référence illustré
sur la Figure 2 :

Performance (+)

MEILLEUR CAS COMPROMIS ACTIF


faible charge forte charge
forte performance forte performance
Charge (-) Charge (+)

COMPROMIS PASSIF PIRE CAS

faible charge forte charge


faible performance faible performance

Figure 2 : interprétation des quadrants dans le plan de représentation charge-performance.


Pour chaque essai d’un même scénario du programme d’essai, et pour un opérateur donné
(5), le modèle d’évaluation proposé se traduit par le graphique de résultats de la Figure 3 :

Scénario X Pilote A
métrique charge de travail / performance

2 00

1 50 Spécimens
Légende :
1 00 ronds verts : écran couleur
losanges bleus : écran monochrome
bleu
0 50 triangles rouges : casque monoculaire
carrés noirs : casque binoculaire

0 00
-1 50 -1 00 -0 50 0 00 0 50 1 00 1 50 2 00 2 50 3 00 3 50

-0 50

-1 00

-1 50

-2 00

Figure 3 : un exemple de présentation des résultats d’essais d’un opérateur dans le plan charge-performance
pour les 4 configurations de visualisation testées avec le SRC utilisé.

1. Chaque point du graphique est obtenu par “ centrage-réduction ” de manière à disposer


des valeurs de charge et de performance normées et adimensionnelles.
2. La distance d’un point à la droite y=x (définissant les conditions théoriques d’un équilibre
parfait : une “ unité de charge ” pour une “ unité de performance ”) fixe la valeur du critère
d’évaluation. Le spécimen évalué est d’autant meilleur que la distance est à la fois grande
et positive (quadrant faible charge et forte performance).
3. Enfin, l’origine des axes du plan charge-performance est définie comme le barycentre des
points (résultat à l’essai). En conséquence, l’ajout de nouveaux points issus du même ou
d’un autre spécimen augmentera l’inertie des axes charge-performance permettant de
passer d’une évaluation relative à un positionnement absolu. Cette approche conduit ainsi
à se doter progressivement, pour le contexte d’application, d’une base de donnée
comparative intra-opérateur augmentant la pertinence du positionnement des spécimens
évalués.

4. Validation de la méthode
Le protocole de validation est basé sur la capacité de la méthode à identifier, pour chaque
scénario du programme d’essai, au moins un couple (métrique de charge de travail,
indicateur de performance) à même de discriminer significativement quatre configurations
organiques différentes d’un même spécimen (i.e., spécimen Kässbohrer) dans un ordre
théorique de charge défini par : écran couleur < écran monochrome bleu < casque
binoculaire < casque monoculaire. Les résultats doivent être reproductibles pour chaque
opérateur du panel des pilotes de l’ETAS. Six essais de chaque configuration ont été
réalisés dans un ordre aléatoire de manière à s’affranchir des biais d’apprentissage, par
chacun des pilotes de l’ETAS.
Le traitement des données est réalisé sur l’ensemble des fichiers archivés : valeurs obtenues
aux “ indicateurs de performance ” des scénarios d’essai et valeurs obtenues à chacune des
“ métriques de charge de travail ” concurrentes. Une analyse de la variance (ANAVAR) est
appliquée de manière à ne retenir que les “ indicateurs ” et “ métriques ” permettant de
différencier significativement les configurations [niveau de confiance > 80%] pour tous les
opérateurs. Les indicateurs sélectionnés permettent de disposer pour chaque essai de
chaque configuration d’un compromis charge-performance dont la valeur (x,y) dans le plan
charge-performance est ramené à la distance à la droite y=x.
Une nouvelle analyse de la variance est menée sur les valeurs de cette distance de manière
à s’assurer, avec le même niveau de confiance, que ce “ compromis charge-performance ”
identifié permet de différencier significativement les configurations du “ spécimen ”.

Les résultats donnés sont issus du traitement des essais de chaque pilote et montrent que la
hiérarchie théorique des configurations a pu être validée dans 5 cas sur 8 et ce, avec des
niveaux de confiance compris entre 88 et 99,99%. Pour trois cas sur cinq, il est démontré un
écart très significatif entre les interfaces (écran normal et écran bleu) et (casques). L’analyse
des résultats par “ famille ” de configurations écrans d’une part et casques d’autre part, est
validée dans les 8 cas et ne contredit pas le modèle a priori. Ces résultats ont été obtenus
par l’identification d’un “ compromis charge-performance ” significatif basé pour les deux
pilotes sur :
• au moins un “ indicateur de performance ” identique issu des scénarios contrôlés par une
vitesse de consigne,
• une “ métrique de charge ” identique issue de l’application de la technique subjective TLX.

En revanche, la technique SRR s’est avérée insuffisamment significative dans tous les cas et
la technique “ tapping ” n’a pu être significativement validée que pour un seul des pilotes du
panel.

5. Conclusions et perspectives dégagées


La méthode définie apporte des éléments de réponse pragmatiques pour l’évaluation de la
charge de travail ; notamment par l’introduction du principe de contrôle de la “ transaction
charge-performance ”. En ramenant la mesure de charge à la performance, ce principe
conduit à disposer d’un “ critère d’évaluation ” davantage opérationnel. Parallèlement,
l’utilisation de tâches élémentaires reproductibles et génériques comme base de scénarios,
permet en capitalisant les données, de fournir une base d’analyses comparatives de
spécimens et rend possible l’évaluation de spécimens futurs, non connus, indépendamment
des solutions de conception qui seront appliquées. Enfin, la méthode proposée offre une
opportunité d’évaluation rapide de spécimens concurrents en complément des approches
menées par l’ergonomie de conception. Les résultats pourront par exemple être exploités
pour valider des hypothèses de conception ou orienter la recherche d’indices ergonomiques
plus qualitatifs.

Dans le contexte de la robotique mobile terrestre, cette méthode a pu être appliquée pour la
tâche de téléconduite (pilotage et observation rapprochée) et peut être également mise en
œuvre à partir des moyens de simulation pilotée de l’ETAS de manière à valider au plus tôt
les systèmes en cours de conception.

Les résultats obtenus permettent d’identifier différentes perspectives d’étude :

1. La validité des “ métriques ” quantitatives de charge de travail (i.e., tapping et SRR) n’a pu
être démontrée. Les résultats obtenus sur le tapping sont néanmoins encourageants et
nous avons pu identifier une corrélation entre “ pic de charge ” mesuré par cette technique
et certains “ facteurs de contrainte” des scénarios d’essai. La sensibilité du tapping pourra
être améliorée soit par son protocole d’application soit par la formule de calcul. La
méthode de traitement des consignes de direction sera également revue.
2. Le contrôle de la transaction charge-performance par une “ vitesse de consigne ” a
conduit à constater que pour certains scénarios d’essai, les pilotes réduisaient la vitesse,
malgré la consigne. Ce constat pourrait amener à prendre en compte la “ vitesse
d’exécution ” comme une “ métrique ” supplémentaire de la charge de travail (principe des
mesures à la tâche primaire).
3. Les données obtenues ont également été traitées de manière à traduire l’évolution
dynamique du “ critère ” charge-performance en fonction du nombre des essais. Un
“ spécimen ” pourrait ainsi être évalué en fonction du point initial et de la pente
d’apprentissage (Amalberti, 1989). Compte tenu du nombre limité d’essais par
configuration cette approche n’a pu être validée.
4. Enfin, les résultats obtenus sur le spécimen offrent une base expérimentale à partir de
laquelle il pourrait être envisagé une adaptation de la méthode aux systèmes à plus d’un
opérateur. Dans ce cadre, un enrichissement des scénarios d’essai par le contrôle de
nouvelles tâches “ opérationnelles ” (communications par exemple).

Les auteurs tiennent à remercier tout particulièrement :


- le département Robotique du SPART/ST/ASB pour le pilotage de cette étude,
- M. Yann LE FICHANT (Responsable de l'Activité Statistiques et Aide à la Décision
de Bertin Technologies),
- ainsi que Mme Nachbar (responsable d’essais), MM. Lefaucheux (ergonome
traitant) et Lecointe (expert robotique), sans oublier les télépilotes de l’ETAS.

BIBLIOGRAPHIE
• Amalberti (1989), La charge de travail. Un point sur les théories, les méthodes et les
applications. Médecine Aéronautique et Spatiale - Tome XXVIII - n° 112.
• Hart, S. ; Staveland, L. (1988) - Development of NASA-TLX (Task Load Index) : results of
empirical and theorical research, in P.A. Hancock and N. Meshkatt (eds), Human Mental
Workload ; Amsterdam ; Elsevier Science North Holland, pp. 139-183
• Leplat (1997), Le Travail Humain. Tome 40 - n°2.
• Mac Lean & Hoffman (1971), Analysis of drivers' control movements. Human Factors, 13(5),
407-418.
• Michon (1966), Tapping regularity as a measure of perceptual motor load. Ergonomics, 9, 401-
412.
• Navon & Gopher (1979), On the economy of the human-processing system. Psychological
Review, Vol. 86, n°3, 214-255.

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