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LES FONDEMENTS MORAUX DES RELATIONS ÉCONOMIQUES.

Une approche maussienne

David Graeber

La Découverte | « Revue du MAUSS »

2010/2 n° 36 | pages 51 à 70
ISSN 1247-4819
ISBN 9782707166555
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2010-2-page-51.htm
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1. Réciprocité

Les fondements moraux des relations


économiques. Une approche maussienne

David Graeber

Dans la vaste littérature consacrée au don, il est frappant d’ob-


server combien le concept lui-même est si peu théorisé. Comme
si toutes les transactions qui ne reposent sur aucun paiement ou
aucune promesse de paiement étaient une seule et même chose, ce
que, justement, nous appelons « don ». Qu’il soit conçu comme
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une affaire de générosité, d’absence de calcul, de création de liens
sociaux ou comme l’expression d’un refus de distinguer entre
générosité et intérêt personnel, la possibilité même que le don, ou
plutôt les « dons », s’effectuent selon des logiques de transaction
différentes est rarement prise en compte.
En suggérant dans ce texte de mettre en cause cette unité
conceptuelle du don, je ne fais que mettre mes pas dans ceux de
Marcel Mauss. Sa contribution essentielle à la théorie sociale n’a-
t-elle pas en effet consisté non seulement à souligner la diversité
des « transactions économiques » dans les sociétés humaines, mais
plus encore à reconnaître que dans chacune d’elles toutes les formes
significatives possibles de relations morales et économiques étaient
présentes. Alors que nous sommes tentés d’opposer « économies du
don » et « économies de marché », Mauss ne voyait pas les choses
ainsi. Comme il le soulignait à la fin de l’Essai sur le don :
« Le mot même d’intérêt est récent, d’origine technique comptable :
interest, latin, qu’on écrivait sur les livres de comptes, en face des
rentes à percevoir […] Il a fallu la victoire du rationalisme et du
mercantilisme pour que soient mises en vigueur, et élevées à la
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hauteur de principes, les notions de profit et d’individu […] Ce sont


nos sociétés d’Occident qui ont, très récemment, fait de l’homme un
“animal économique” » [1989 : 271].
Mauss pointait ainsi comment, dans un ordre social donné,
les hommes s’appuient sur certaines pratiques pour en déduire
une conception générale de la nature humaine. Notre conception
de l’homme comme un « animal économique » est indissociable
de certaines techniques spécifiques (monnaie, registre comptable,
calcul mathématique des intérêts etc.) que nous tendons à géné-
raliser pour dévoiler la vérité cachée derrière toutes choses. Pour
autant, l’existence de ces techniques ne prouve rien. Et d’ailleurs,
précisait-il, de tels calculs n’ont rien de nouveau.
En fait, Mauss va souvent plus loin encore. Dans son Manuel
d’ethnographie, il insiste sur le fait que la monnaie, au sens le
plus large du terme, a existé dans toutes les sociétés qu’il nous
est possible de connaître [1967 : 131-133] et que les marchés sont
apparus dans la plupart d’entre elles (avec quelques exceptions,
comme le monde celtique). Il en est de même, selon lui, du com-
munisme [ibidem, 129-130]. Néanmoins, une forte tension est
perceptible dans l’Essai sur le don. D’un côté, Mauss affirme que
même des institutions comme le paiement des intérêts ne remontent
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pas seulement aux civilisations romaines voire mésopotamiennes,
mais ont existé dans certaines sociétés « archaïques » – notamment
chez les Kwakiutl –, des sociétés qui ne pratiquaient même pas
l’agriculture. D’autre part, il n’hésite pas à d’autres occasions
à développer un argument quasi-évolutionniste selon lequel les
sociétés humaines seraient passées des « prestations totales » au
« potlatch » aristocratique puis aux marchés modernes. Néanmoins,
sauf dans le cas des sociétés les plus primitives, quand il évoque
de telles « étapes », il s’agit avant tout pour lui de mettre l’accent
sur des institutions dominantes. Nous pouvons bien, nous, penser,
abstraitement, comme des « machines à calculer » dans la mesure où
nous agissons ainsi dans des situations bien spécifiques. Mais dans
la vie courante, c’est davantage la logique de la « dépense pure »
ou de la « dépense noble » [1967 : 131 ; 1989 : 262] qui prévaut,
notamment dans les relations entre riches et pauvres. Quant aux
classes moyennes, il serait à l’évidence outrancier de considérer
qu’elles ne suivent d’autres règles que celle de l’utilitarisme et de
la rationalité instrumentale [1989 : 272].
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On doit à Georges Bataille [1967] de s’être emparé de cette


notion de dépense et il est aujourd’hui courant de lire Mauss à la
lumière de son œuvre. Or la notion de dépense s’identifie chez lui
à une conception de la liberté comme consumation (elle-même
conçue comme destruction ritualisée) à partir de laquelle il vise
davantage à dévoiler la logique cachée du capitalisme qu’une vérité
d’importance sur l’humanité. L’argumentation de Mauss est bien
plus subtile. Elle est d’ailleurs assez proche de celle développée par
Antonio Gramsci à la même époque. Pour le philosophe italien, la
bourgeoisie projette bien certains aspects de la réalité présente pour
en déduire une théorie de la nature humaine et de la société – la vie
est un marché, nous sommes tous des individus isolés, liés les uns
autres aux autres par des relations exclusivement contractuelles
etc. – mais cette représentation est fragile, car elle est sans cesse
démentie par l’expérience quotidienne, et cela même du point
de vue de l’expérience bourgeoise. C’est la raison pour laquelle,
conclut-il, les idées socialistes font, intuitivement, tellement sens :
nous avons tous fait l’expérience du communisme.
Il est clair, à lire le Manuel d’ethnographie, que Mauss considère
qu’il en a toujours été ainsi. Dans tous les systèmes suffisamment
complexes de relation humaine – bref, comme il le suggère, « à peu
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près partout » – toutes les possibilités sociales sont déjà présentes,
simultanément. Du moins sous une forme embryonnaire. Il y aura
toujours de l’individualisme et du communisme ; des choses com-
parables à de l’argent et au calcul qu’il rend possible, mais aussi
toutes les formes de don. Ce qui importe alors est de définir quelles
sont les institutions dominantes qui modèlent notre conception de
l’humanité. Pour prendre un exemple, les sociétés aristocratiques,
comme celles des Kwakiutl ou des anciens Celtes, étaient domi-
nées par la figure du don héroïque, avec ses jeux sans fin où l’on
rivalisait de munificence et de libéralité pour surpasser les autres.
De tels jeux étaient réservés à l’élite, les gens ordinaires menant
leurs affaires quotidiennes d’une tout autre façon. Néanmoins, ils
représentaient un certain idéal, voire accomplissaient une fonction
cosmologique : ces jeux étaient devenus les modèles à partir duquel
les êtres humains définissaient les traits fondamentaux de leur
identité, leurs désirs et leurs aspirations, les moyens et les fins de
l’existence humaine. D’ailleurs le marché ne joue-t-il pas le même
rôle dans les sociétés capitalistes ? Mauss souligne que ces valeurs
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aristocratiques sont restées dominantes dans l’Antiquité, en dépit


du développement du commerce. Or, de la même manière que le
commerce permettait d’imaginer la vie humaine en termes très
différents, la permanence effective du communisme et des relations
de don nous autorisait également selon lui à concevoir aujourd’hui
la vie tout autrement. Pour cela, une révolution politique – et tel
était l’objectif de Mauss – était nécessaire. En tant que coopéra-
tiviste révolutionnaire, il voulait encourager le développement
de nouvelles institutions fondées sur ces pratiques économiques
alternatives, au point où elles pourraient déloger le capitalisme
[Fournier, 1994 ; Graeber, 2001].
La perspective générale adoptée par Mauss est en ce sens extrê-
mement précieuse. Son idée selon laquelle la société constitue un
amalgame souvent confus de principes souvent contradictoires,
chacun d’entre eux impliquant différentes conceptions du sens de
la vie, ne constitue pas seulement un correctif particulièrement utile
face aux tendances totalisantes du marxisme et du structuralisme.
Elle se révèle également essentielle pour imaginer une voie de
sortie du capitalisme, comme l’ont reconnu des penseurs féministes
comme J. K. Gibson-Graham [1996, 2006] ou un théoricien post-
opéraïste italien, Massimo de Angelis [2007]. Cette perspective doit
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donc être maintenue sans pour autant tomber dans l’anachronisme,
comme Mauss a pu parfois le faire. Je proposerai dans ce texte de
distinguer trois logiques morales sous-jacentes derrière ce phéno-
mène que nous désignons, d’un bloc, sous le terme de don. Sous
les formes et les articulations les plus diverses, elles se retrouvent
partout. Ainsi, dans toute situation donnée, différentes sortes de
raisonnement moral peuvent être mobilisées par les acteurs. Mais
à la différence de Lévi-Strauss [1989], j’affirme que seule l’une
d’entre elles relève du principe de réciprocité. Je nommerai ces trois
logiques : « communisme », « échange » et « hiérarchie ».

Communisme

Je définis le communisme comme toute forme de relation


humaine qui repose sur le principe : « de chacun selon ses capaci-
tés, à chacun selon ses besoins ». J’aurais pu choisir un terme plus
neutre, comme « solidarité », « entraide » ou « convivialité », par
exemple. Mais, sous l’inspiration de Mauss, je suggère de nous
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débarrasser une fois pour toute de cette idée vieillotte selon laquelle
le « communisme » serait essentiellement une affaire de propriété,
évoquant ces temps lointains où toutes choses étaient partagées en
commun et ce scénario messianique d’un retour à la communauté de
propriété – ce qu’on pourrait appeler le « communisme mythique ».
Au contraire, je propose de considérer le communisme comme un
principe immanent à la vie quotidienne. Même s’il ne s’agit que
d’une simple relation entre deux personnes, chaque fois que notre
action procède de la maxime « de chacun selon ses capacités, à
chacun selon ses besoins », nous sommes en présence du « com-
munisme de tous les jours » (everyday communism). Chacun, ou
presque, se comporte ainsi lorsqu’il coopère avec autrui sur un
projet commun. Si quelqu’un répare une fuite d’eau et demande à
son acolyte : « Passe-moi la clé anglaise ! », il est peu vraisembla-
ble que ce dernier lui répondra : « Et qu’est-ce que je gagne si je
le fais ? ». Même s’ils travaillent pour Exxon-Mobil, Burger King
ou la Royal Bank of Scotland… La raison en est tout simplement
l’efficacité, ce qui est assez amusant au regard du préjugé courant
selon lequel « le communisme, ça ne marche pas ». Bref, si vous
voulez que quelque chose soit fait, la meilleure façon de procéder
consiste à répartir les tâches selon les capacités de chacun et à
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donner aux gens ce dont ils ont besoin pour accomplir ce travail.
De ce point de vue, le capitalisme a bel et bien quelque chose de
scandaleux : la plupart des entreprises fonctionnent, à l’interne,
selon les principes du communisme. Certes, elles n’ont rien de
démocratique. Elles sont même le plus souvent organisées selon
des chaînes de commandement dans le plus pur style militaire. Or,
justement, de tels dispositifs « top-down » ne sont guère efficaces.
Ils tendent à favoriser la stupidité au sommet et le ressentiment à
la base. C’est la raison pour laquelle plus la coopération dépend
de capacités d’improvisation, plus elle tend à devenir démocra-
tique. Les inventeurs l’ont toujours su, comme les capitalistes
d’aujourd’hui dans le monde des start-up. Et les informaticiens
ont récemment redécouvert ce principe, non seulement avec les
logiciels libres (freeware), mais aussi dans l’organisation même
de leurs affaires.
C’est pour les mêmes raisons qu’à la suite de catastrophes ou de
bouleversements soudains – une grave inondation, une panne d’élec-
tricité générale, une révolution ou une sévère crise économique – les
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gens tendent à se comporter tous de la même façon et à renouer


avec une sorte de « communisme prêt à l’emploi » (rough and ready
communism). Les hiérarchies, les marchés et consorts apparaissent
alors comme des articles de luxe que personne ne peut s’offrir.
Quiconque a vécu de tels moments peut témoigner de la facilité
avec laquelle les étrangers sont alors traités comme des frères et
sœurs, et en quoi la société humaine elle-même semble naître à
nouveau. Il ne s’agit pas ici seulement de coopération. Le com-
munisme est le fondement de toute sociabilité humaine. Il rend la
société possible. Chacun est en droit d’attendre de toute personne,
si elle n’est pas considérée comme un ennemi, qu’elle respecte, du
moins dans une certaine mesure, le principe « de chacun selon ses
capacités… ». Si, par exemple, une personne peut vous indiquer
votre chemin, elle le fera. Nous considérons cela tellement évi-
dent que les exceptions sont elles-mêmes très révélatrices. Evans-
Pritchard rapportait en ces termes sa déconfiture lorsque quelqu’un
lui indiqua intentionnellement la mauvaise direction :
« Il m’arriva une fois de demander mon chemin et d’être délibérément
abusé. Je retournai au campement, l’air chagrin, et demandai à ceux
qui m’avaient trompé les raisons pour lesquelles ils m’avaient indiqué
la mauvaise direction. L’un d’eux me répondit : “Tu es un étranger,
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pourquoi veux-tu que nous t’indiquions le bon chemin ? Même si un
Nuer que nous ne connaissons pas nous demandait sa route, nous lui
dirions : “Tu continues tout droit jusqu’au bout de ce chemin”. Mais
nous ne lui dirions pas que ce chemin bifurque un peu plus loin.
Pourquoi devrions-nous lui dire ? Mais maintenant que tu es membre de
notre campement et que tu es gentil avec les enfants, nous te donnerons
le bon chemin dans l’avenir » [Evans-Pritchard, 1940 : 182].
Les Nuer sont constamment à couteaux tirés. Tout étranger est
un ennemi en puissance, à l’affût d’une bonne occasion pour dresser
une embuscade. Il est donc imprudent de lui livrer de bonnes infor-
mations. La mésaventure d’Evans-Pritchard s’explique facilement.
Les habitants du premier campement où il s’était installé suivaient
un prophète récemment assassiné par le gouvernement britannique
qui avait envoyé l’armée bombarder leur camp. Comme quoi l’an-
thropologue avait été traité de façon bien généreuse.
La conversation est particulièrement bien adaptée au commu-
nisme. Il ne s’agit certes pas de faire comme si les mensonges,
insultes et dénigrements n’existaient pas, mais ils restent excep-
tionnels. Il est d’ailleurs assez significatif que la meilleure façon
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de mettre fin à une relation amicale avec une personne consiste à


ne plus lui adresser la parole. Il en est de même pour ces civilités
les plus ordinaires : demander du feu, voire une cigarette, ouvrir la
porte à un étranger. Il semble en effet beaucoup plus approprié de
demander à un étranger une cigarette plutôt qu’une somme d’ar-
gent équivalente et, de fait, il est bien difficile pour un fumeur de
refuser de satisfaire une telle demande. Son coût est en général jugé
minimal. Cela est vrai également dans les situations où les besoins
d’autrui – même s’il s’agit d’un étranger – sont particulièrement
frappants ou urgents, comme dans le cas d’une noyade. Si un enfant
tombe sur les voies d’un train, nous considérons que toute personne
capable de l’aider le fera.
J’appelle cela le « communisme de base ». À l’exclusion des
ennemis, lorsque le besoin est suffisamment important et le coût
suffisamment raisonnable, le principe sera appliqué. Les commu-
nautés ont bien sûr chacune des critères différents du raisonnable.
Dans les communautés les plus étendues et les plus impersonnel-
les, il est vraisemblable qu’il serait déraisonnable de demander
davantage que du feu ou son chemin. Cela peut sembler dérisoire,
mais s’ouvre ainsi une possibilité de relations sociales plus larges.
Dans des communautés plus réduites, moins impersonnelles – tout
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particulièrement dans celles qui ne sont pas divisées en classes –,
ce même principe s’étend en général au-delà. Il est par exemple
souvent difficile de refuser une demande non seulement de tabac
mais de nourriture – parfois même pour un étranger et sans excep-
tion pour toute personne dont on considère qu’elle appartient à
la communauté. Evans-Pritchard observait également que, pour
les Nuer, il est impossible de refuser à toute personne acceptée
comme membre du campement un bien de consommation courante,
au point que ceux dont on savait qu’ils disposaient d’un surplus
de céréales, de tabac etc. voyaient leur stock disparaître presque
immédiatement [Evans-Pritchard, ibid. : 183]. Néanmoins, cette
logique de partage et de générosité ne s’étend jamais à tout. Les
choses librement et gratuitement partagées sont considérées comme
des choses sans importance. Or les vaches, par exemple, sont de
la plus haute importance pour les Nuer. Personne ne partagera son
cheptel de la sorte. Les jeunes garçons apprennent au contraire à
le défendre au péril de leur vie. C’est la raison pour laquelle les
vaches ne sont également jamais achetées ni vendues.
58 MARCEL MAUSS VIVANT

L’obligation de partager la nourriture et d’autres nécessités de


bases est intrinsèque à la morale ordinaire des sociétés égalitaires,
celles qui ne sont pas divisées en différentes catégories de person-
nes. Audrey Richards décrit ainsi comment les mères Bemba, « si
laxistes par ailleurs en toutes choses » réprimandent avec sévérité
leurs enfants lorsqu’ils ne proposent pas à leurs amis de partager
une orange ou tout autre festin [1939 : 197]. Mais partager est aussi
une source essentielle de plaisirs. Le besoin de partager est tout
aussi vif dans les périodes difficiles que dans les moments fastes.
Les tout premiers témoignages consacrés aux Indiens d’Amérique
du Nord rapportent de très nombreux exemples de manifestations
de générosité en période de disette, même au profit d’étrangers.
Plus une fête est élaborée, plus on peut y distinguer le libre
partage de certains biens (nourriture et boisson principalement)
et la distribution minutieuse, selon des protocoles sophistiqués
ou des échanges de dons, d’autres types de biens : par exemple,
de mets de valeurs dans le cadre de jeux ou de sacrifices. De tels
échanges manifestent souvent un aspect ludique, indissociable
d’une dimension agonistique, spectaculaire et dramaturgique, qui
sont autant de marques de fabrique caractéristiques d’une fête
populaire. Cette convivialité partagée peut être conçue comme
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une forme de communisme de base, sur le socle duquel tout le
reste est bâti. Partager n’est donc pas simplement une affaire de
moralité, c’est aussi une affaire de plaisir. Les plaisirs solitaires
existeront toujours mais les activités les plus plaisantes impliquent
en général de partager quelque chose : musique, nourriture, dro-
gue, rumeur, spectacle, chambre à coucher. Il y a un communisme
des sens à la racine de la plupart des choses que nous jugeons
agréables.
Dans ces relations communistes, faire les comptes est considéré
choquant d’un point de vue moral, ou au moins étrange et déplacé.
De telles relations sont en effet perçues comme éternelles, et traitées
comme telles. Nous agissons comme si nos mères étaient immortel-
les, même si nous savons que tel n’est pas le cas. D’où le caractère
absurde de tout calcul des prestations réciproques dans les relations
que nous entretenons avec elles. Au-delà de ce communisme de
base, certaines personnes et certaines institutions sont désignées
comme des instances ou des espaces privilégiés de solidarité et
d’aide mutuelle. Qu’il s’agisse des liens que nous nouons avec
LES FONDEMENTS MORAUX DES RELATIONS ÉCONOMIQUES… 59

nos mères, épouses et époux, amoureux et amoureuses ou nos plus


proches amis, avec ces personnes, nous partageons tout. Ou du
moins nous pouvons nous tourner vers elles en cas de besoin. Tel
est d’ailleurs le sens de l’amitié véritable partout dans le monde. De
telles relations d’amitié sont parfois formalisées par divers rituels.
On devient « frères de sang » ou bond-friends, et l’on ne peut alors
mutuellement rien se refuser. Ainsi toute communauté est tressée de
relations de « communisme individualiste », de relations duelles et
personnalisées qui, à divers degrés, sont régies par le principe « de
chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » [Graeber,
2001 ; Mauss, 1967 : 130].
Une telle logique ne se limite pas à la coopération au sein des
groupes de travail et peut s’étendre au sein de tout groupe. Chaque
groupe de référence (in-group) se définit et se distingue des autres
en créant son propre communisme de base. Certaines choses sont
partagées au sein du groupe ou rendues disponibles gratuitement :
un coup de main pour réparer un filet dans un groupe de pêcheurs,
des fournitures dans un bureau, des informations commerciales
parmi des négociants etc. À certaines occasions, certaines personnes
peuvent toujours être sollicitées : au moment des moissons, lors d’un
déménagement, pour construire ou réparer un bateau. En définitive,
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il existe une infinité de biens communs (« commons ») et de formes
collective de gestion des ressources communes (« the commons »).
La sociologie du communisme de tous les jours constitue un champ
d’investigation immense face auquel nos œillères idéologiques nous
ont comme frappés de cécité.
Le communisme en tant que principe moral – et non comme
forme de propriété – intervient dans toutes les transactions, même
les transactions commerciales. Si l’on entretient des relations de
sociabilité avec une personne, il est difficile d’ignorer sa situation
personnelle. C’est l’une des raisons pour lesquelles les commerces
dans les quartiers pauvres sont rarement tenus par des individus
appartenant au même groupe ethnique que leurs clients. L’inverse
est tout aussi vrai. Une anthropologue menant ses recherches dans
les régions rurales de Java voulait perfectionner ses talents dans
l’art du marchandage dans un bazar local. Elle s’aperçut bien vite
qu’elle ne pouvait parvenir à faire baisser les prix autant que les
clients locaux. Un ami javanais lui en fournit l’explication : « Tu
sais, ils chargent également les Javanais les plus riches ».
60 MARCEL MAUSS VIVANT

À moins que les besoins soient dramatiquement élevés – comme


dans les situations de misère noire –, les capacités par trop insuffi-
santes – il faudrait des ressources qui dépassent l’imagination – ou
que toute forme de sociabilité soit absente, la morale communiste
entre toujours en jeu dans la manière dont les gens font les comptes.
Un conte populaire turc racontant les fabuleuses aventures du soufi
Nasrudin Hodja en donne une excellente illustration :
« Nasrudin tenait un salon de thé quand, un jour, il reçut la visite du
roi et de sa suite. Ils rentraient de la chasse et s’arrêtaient pour prendre
un petit-déjeuner. “As-tu des œufs de caille ?” demanda le roi. “Je suis
sûr de pouvoir en trouver » lui répondit Nasrudin. Le roi commanda
une omelette d’une douzaine d’œufs de caille et Nasrudin s’empressa
d’aller en trouver. Une fois que le roi eut terminé son repas, il lui
réclama cent pièces d’or. Le roi était stupéfait : “Les œufs de caille sont
donc si rares dans cette contrée ?” Nasrudin répondit : “Ce ne sont pas
les œufs de caille qui sont rares ici, mais les visites de rois” ».

Échange

L’échange est fondé sur une tout autre logique morale. Ici, tout
est affaire d’équivalence. Chaque partie donne autant de « biens »
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qu’elle en reçoit. On échange des mots mais aussi des coups, voire
des coups de feu. Il ne s’agit pas pour autant d’une équivalence
exacte – même lorsqu’il est possible de la mesurer – mais d’un
processus qui, par aller et retour, tend à l’équivalence. Chaque
partenaire tente de l’emporter sur l’autre, mais il est souvent plus
simple d’arrêter les frais pour s’en tenir à une situation où chacun
considère qu’il en tire un avantage plus ou moins comparable.
Une tension comparable se retrouve dans les échanges de biens
matériels. Ils manifestent souvent une dimension de compétition,
mais chacun fait les comptes et, à la différence du communisme
et de son idée d’éternité, peut siffler la fin de la partie.
Dans le cadre du marchandage ou de l’échange commercial où
seul importent les biens en jeu, les deux parties, comme y insis-
tent les économistes, tentent de tirer le plus grand bénéfice de la
transaction. Néanmoins, comme les anthropologues l’ont montré
depuis longtemps déjà, dans le cas des échanges de don, c’est-à-
dire d’échanges où les objets qui passent de main en main reflètent
et modèlent les relations entre les personnes, la compétition peut
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prendre une forme diamétralement opposée : on rivalise alors de


générosité, chacun jouant, en quelque sorte, à « qui perd gagne ».
L’échange commercial est de nature « impersonnelle » au sens
où la personne de l’acheteur et du vendeur ne sont pas pertinentes.
Tout ce que nous faisons, c’est comparer la valeur de deux objets.
Pour autant, aucune transaction ne saurait s’effectuer sans une
confiance minimale et, à moins d’avoir affaire à une machine, de
tels échanges supposent en général des signes extérieurs de socia-
bilité. Même dans les centres commerciaux ou les supermarchés,
on est en droit d’attendre des employés qu’ils simulent une certaine
chaleur humaine, manifestent un peu de patience et d’autres qualités
rassurantes. Dans les bazars du Moyen-Orient, avant d’engager la
bataille sur les prix, tout un rituel très sophistiqué permet d’établir
des relations de sociabilité avec les clients. Il se manifeste sous la
forme d’un communisme de base consistant à partager thé, nourri-
ture ou tabac. Acheteur et vendeur sont, à ce moment, des amis, et,
à ce titre, en droit de s’indigner si les demandes de l’autre s’avèrent
déraisonnables. Mais il s’agit ici d’une comédie. Une fois que les
objets ont changé de main, les deux parties n’ont plus rien à faire
ensemble.
L’échange permet également de solder nos dettes. Alors que
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le communisme peut être conçu comme un régime d’endettement
mutuel permanent, l’échange autorise à décréter que les prestations
mutuelles sont comparables et ainsi à mettre fin à la relation. Avec
des vendeurs, il s’agit le plus souvent seulement de faire « comme
si » l’on s’engageait dans une relation. Avec des voisins, et pour
cette raison même, on peut préférer ne pas payer ses dettes. Laura
Bohannan, décrivant son arrivée dans une communauté rurale au
Niger, racontait comment ses habitants vinrent au-devant d’elle avec
de petits dons : « Deux épis de maïs, une courgette, un poulet, cinq
tomates, une poignée de cacahuètes » [Bohannan, 1964 : 47]. Elle
les remercia et nota sur un carnet leurs noms et ce qu’ils lui avaient
donné. Par la suite, deux femmes l’adoptèrent et lui expliquèrent
que de tels dons devaient être retournés. Il ne serait en effet pas
convenable d’accepter trois œufs d’un voisin sans lui apporter en
retour quelque chose de valeur à peu près équivalente. Par exemple,
donner en plusieurs fois une certaine somme d’argent, à condition
qu’elle ne couvre pas exactement le prix des œufs. En effet, si ne
rien apporter en retour serait considéré comme une attitude digne
62 MARCEL MAUSS VIVANT

d’un exploiteur ou d’un parasite, rendre l’exact équivalent pourrait


suggérer que l’on veut mettre fin à la relation. Ainsi, les femmes
Tiv peuvent parcourir des kilomètres pour atteindre des villages
éloignés dans le seul but de retourner une poignée d’okra (un
condiment) ou quelques menues pièces de monnaie. Et c’est en se
prévalant d’une telle excuse pour se rendre mutuellement visite
qu’une société plus large se crée. On peut ici déceler une trace de
communisme – plus on est en bons termes avec ses voisins, plus on
pourra compter sur eux en cas d’urgence –, mais à la différence des
relations communistes que l’on considère permanentes, ces formes
de relation de voisinage doivent être sans cesse créées et recréées
car de tels liens peuvent être rompus à tout moment.
Il existe d’infinies variations sur la gamme des échanges de dons
en mode « donnant-donnant ». L’échange de présents est le plus
familier : je te paie une bière, tu paies la suivante. L’équivalence
implique l’égalité. Si j’invite un ami à dîner dans un restaurant chic,
après un certain laps de temps, il fera de même. L’existence même
de telles coutumes – et donc de ce sentiment que nous sommes
dans l’obligation de rendre une faveur – ne saurait être expliquée
par le principe élémentaire de la théorie économique selon laquelle
chacun cherche le plus grand profit pour le moindre coût. Mais ce
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sentiment est si vif qu’il n’est pas sans imposer de lourdes contrain-
tes chez tous ceux qui, en dépit de leurs maigres moyens, tentent
malgré tout de sauver les apparences. Si j’invite un économiste
partisan du libre-marché à un dîner très onéreux, se sentira-t-il
de quelque façon diminué – mal à l’aise en raison de la dette que
mon invitation faire peser sur ses épaules – jusqu’au moment où il
pourra rendre cette invitation ? Pour quelles raisons serait-il tenté
de m’inviter dans un restaurant plus cher encore ?
Rappelons-nous les fêtes évoquées plus haut. Ici aussi se mêle à
la convivialité et au partage un élément, souvent ludique, de compé-
tition. Le plaisir de chacun s’accroît d’autant : qui voudrait déguster
tout seul un délicieux repas dans un restaurant français ? Bien sûr,
ces fêtes peuvent dériver vers des jeux où la volonté de surpasser
autrui confine à l’obsession et attise la colère ou l’humiliation, ou
pire encore. Dans certaines sociétés, de tels jeux sont formalisés,
mais n’y prennent part que des personnes ou des groupes qui se
reconnaissent égaux en statut. Pour revenir à notre économiste
imaginaire, si Bill Gates ou George Soros l’invitait à dîner, il en
LES FONDEMENTS MORAUX DES RELATIONS ÉCONOMIQUES… 63

conclurait vraisemblablement qu’il a ainsi reçu quelque chose


contre rien et en resterait là. Si un jeune collègue ou un étudiant
de troisième cycle plein d’ambition essayaient de l’impressionner
en agissant de même, il penserait qu’il leur fait déjà une faveur en
acceptant leur invitation.
Dans l’échange, les objets sont donc dans une certaine mesure
équivalents. Par conséquent, les personnes le sont également, du
moins lorsque le don suscite le contre-don ou quand l’argent passe
d’une main à l’autre et qu’il n’y plus de dette ou d’obligation en
cours. Chaque partenaire est désormais libre de passer son chemin.
Cela implique donc une certaine autonomie, celle-là même qui sied
mal aux monarques qui, en général, ont en horreur toute forme
d’échange. Cette perspective d’une équivalence toujours possible
et d’une sortie de la relation ouvre une gamme infinie de jeux. On
peut ainsi demander quelque chose à quelqu’un en sachant qu’en
retour, il sera en droit d’exiger quelque chose d’équivalent. Marquer
son admiration pour le bien d’autrui peut parfois être interprété
comme une requête de ce type. Au XVIIIe siècle en Nouvelle-Zélande,
les colons britanniques ont vite appris que ce n’est pas une bonne
idée d’admirer le magnifique collier de jade d’un guerrier Maori.
Ce dernier insistera pour qu’ils le prennent, considérant qu’il ne
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saurait leur refuser. Mais, immanquablement, il reviendra plus tard
auprès d’eux en chantant les louanges de leurs manteaux ou de leurs
fusils. La seule façon d’éviter une telle situation aurait consisté à lui
offrir un premier cadeau avant qu’il n’en réclame un. Certains dons
sont quelquefois offerts pour autoriser une telle demande. Dès lors,
accepter un tel présent revient à reconnaître tacitement au donateur
le droit d’exiger tout ce qu’il jugera équivalent.
Tout cela peut se fondre dans une sorte de marchandage où
une chose est troquée contre une autre. De fait, ce type de troc est
très fréquent, même au sein des économies fondées sur le com-
merce. Néanmoins, en l’absence de marché formel et en raison de
la présence de ce que Mauss nomme l’« échange-don », les gens
en général ne troquent pas directement un objet contre un autre,
sauf lorsqu’ils traitent avec des étrangers vis-à-vis desquels ils
n’ont aucun intérêt à maintenir des relations sociales durables. Au
sein des communautés, comme le montre l’exemple des Tiv, on
répugne à clore les relations. C’est la raison pour laquelle, si la
monnaie est d’usage courant, on refuse souvent d’y avoir recours
64 MARCEL MAUSS VIVANT

entre amis ou entre proches (ce qui, dans une société villageoise,
veut dire avec qui que ce soit) ou on l’utilise d’une façon radica-
lement différente.

Hiérarchie

Les relations explicitement hiérarchiques, celles qui se nouent


entre des partenaires dont l’un est socialement supérieur à l’autre,
ne reposent absolument pas sur la réciprocité. Bien qu’elles soient
souvent justifiées en ces termes – « les paysans procurent la nour-
riture, les seigneurs la protection… » –, elles sont régies par une
tout autre logique : la logique du précédent, qui s’oppose en tout
point à celle de la réciprocité.
Imaginez un continuum de relations sociales, allant des plus
prédatrices aux plus bienveillantes. Soit, à l’une des extrémités, le
vol et le pillage et, à l’autre, la charité la plus désintéressée. Les
interactions qui engagent de véritables relations sociales se situent
entre ces deux extrêmes. Seul un fou est susceptible de casser
la figure à son voisin de palier. De même, dans de nombreuses
traditions religieuses, le seul geste authentiquement charitable
est celui qui reste anonyme ou, pour le dire autrement, celui qui
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ne place jamais son bénéficiaire en situation de dette vis-à-vis du
donateur. On peut donner ici l’exemple d’un don fait en catimini.
Il s’agit en quelque sorte d’un cambriolage inversé : vous vous
introduisez en pleine nuit dans la maison du bénéficiaire pour y
déposer un présent de telle façon qu’il ne pourra jamais savoir qui
est le généreux donateur.
Observons ce qui se passe entre ces deux extrêmes. En
Biélorussie, les gangs dépouillent les touristes d’une façon si sys-
tématique qu’ils ont pris l’habitude de donner des sortes de bons
à leurs victimes pour confirmer qu’ils ont déjà été détroussés. Une
théorie assez courante de l’origine des États fait écho à de telles
pratiques. Il fut un temps où, dans certaines sociétés, la conquête
et le déchaînement de la force furent progressivement redéfinis
et systématisés non plus comme des relations de prédation mais
comme des relations morales. Les seigneurs prétendaient assurer
la protection des villageois qui, eux, assuraient leurs moyens de
subsistance. De part et d’autre, chacun considérait agir selon un
code moral commun qui, à ce titre, imposait certaines limites aux
LES FONDEMENTS MORAUX DES RELATIONS ÉCONOMIQUES… 65

seigneurs et même aux rois. Néanmoins si ce code permettait aux


paysans de discuter de la part de récolte que les agents des seigneurs
étaient en droit de prélever, ils ne calculaient pas pour autant la
qualité et la quantité de protection qui leur avait été récemment
accordée. Il est plus vraisemblable qu’ils s’appuyaient alors sur
la coutume et les précédents : combien avons-nous payé l’année
dernière ? Combien nos ancêtres devaient-ils acquitter ? Et cela est
également vrai à l’autre extrémité. Pour que les dons charitables
puissent nourrir des relations sociales, même minimales, elles ne
sauraient être fondées sur la réciprocité. Si vous donnez une pièce
à une personne qui fait la manche et qu’elle vous reconnaît un peu
plus tard, elle ne vous rendra pas l’équivalent de ce que vous lui
avez donné. Elle attendra plutôt que vous lui redonniez à nouveau
quelque chose de comparable. Ce n’est guère différent pour les
dons à des associations caritatives. De tels gestes unilatéraux de
générosité sont traités comme des précédents en fonction desquels
les dons futurs sont attendus. N’est-ce pas la même chose lorsqu’on
offre un bonbon à un enfant ?
La logique de la hiérarchie s’oppose donc à celle de la réci-
procité. Dans la mesure où les frontières qui séparent le supérieur
de l’inférieur sont clairement tracées et acceptées des deux côtés,
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et dès lors que les liens ainsi noués ne reposent pas seulement
sur l’arbitraire de la force, ces relations seront réglées par tout
un ensemble de coutumes et de précédents. De telles situations
ont parfois pour origine un acte de conquête. Mais elles peuvent
aussi être considérées comme une coutume ancestrale qui n’exige
aucune explication particulière. Xénophon rappelait ainsi qu’aux
débuts de l’Empire perse, toutes les provinces rivalisaient les unes
avec les autres pour faire don au « Roi des Rois » des biens les
plus précieux de leurs pays. C’est sur cette base que s’est constitué
un système de tribut, ces « mêmes dons » étant attendus chaque
année [Xénophon, Cyropédie, VIII.6 ; voir Briant, 2006 : 193-
194, 394-404]. En d’autres termes, dans le monde féodal, tout
don à un supérieur tendait à être considéré comme un précédent
et prenait place dans un entrelacement de coutumes au point où il
devait être réitéré chaque année et à tout jamais. D’une façon plus
générale, les relations sociales marquées par l’inégalité s’initient
et se maintiennent souvent par cette logique analogique ne fut-ce
parce que, dans le cas de relations reposant sur la « coutume »,
66 MARCEL MAUSS VIVANT

la seule façon d’établir une obligation ou un devoir consiste à


rappeler que cela a été fait dans le passé.
Tout se passe donc ainsi : une action, répétée, devient une
coutume et vient définir l’identité de l’acteur, sa nature la plus
profonde. Elle peut aussi refléter comment les autres ont agi
dans le passé. Un noble, par exemple, insistera pour être traité
ès qualité, comme les gens de son rang l’ont toujours été. L’art
d’être ce genre de personne consiste à se traiter soi-même comme
on voudrait être traité par autrui : un roi se couvrira d’or afin
que les autres fassent de même avec lui. À l’autre extrémité,
cela permet d’expliquer comment certains crimes peuvent être
justifiés. Aux États-Unis, si une jeune fille des classes moyennes
de treize ans est kidnappée, violée et assassinée, ce crime fera la
une des journaux télévisés et provoquera un émoi considérable
au sein de la population. Si, par contre, il s’agit d’une jeune fille
d’origine populaire, le traitement identique qu’elle aura subi
passera inaperçu. Comme si l’on pouvait s’y attendre.
Lorsque les partenaires appartiennent à des classes distinctes,
différentes sortes de biens, incommensurables, sont donnés de
part et d’autre. Une exception apparente mérite d’être notée : la
redistribution hiérarchique. Il est possible d’évaluer le carac-
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tère égalitaire d’une société à partir du critère suivant : ceux
qui occupent les positions d’autorité mettent-ils en œuvre une
redistribution juste ou accumulent-ils des biens pour leur propre
compte, comme dans les sociétés aristocratiques fondées sur la
guerre et le pillage ? Toute personne qui détient une richesse
considérable finira par en abandonner une partie, souvent d’une
façon grandiose et au profit d’un grand nombre de gens. Plus
cette richesse a été obtenue par le pillage ou la prédation, plus
les formes par lesquelles elle est donnée, voire dilapidée, sont
spectaculaires et vouées à manifester la grandeur du donateur. Les
guerriers de l’aristocratie n’ont pas pour autant le monopole de
ces gestes. Dans les premiers États, les dirigeants se présentaient
toujours comme les protecteurs des personnes dans le besoin, au
service de la veuve et de l’orphelin, champions des pauvres. En
ce sens, la généalogie de l’État providence moderne peut être
ramenée non au « communisme primitif » mais, ultimement, à
la violence et à la guerre.
LES FONDEMENTS MORAUX DES RELATIONS ÉCONOMIQUES… 67

Pour conclure

Les différents principes que je viens d’évoquer ont toujours


coexisté. Comment imaginer une société au sein de laquelle nous
ne serions pas communistes avec nos amis proches et seigneurs
féodaux avec les jeunes enfants ? Bref, nous ne cessons de pas-
ser de l’un de ces registres à l’autre. Pourquoi ce fait d’évidence
passe-t-il inaperçu ? Peut-être parce que, lorsque nous pensons de
façon abstraite à « la société », et particulièrement lorsque nous
tentons de justifier les institutions sociales, nous retombons presque
inévitablement dans une rhétorique de la réciprocité. Les sociétés
médiévales ont fonctionné selon des principes différents, princi-
palement hiérarchiques. Néanmoins, lorsque les ecclésiastiques
dissertaient sur elles, ils avaient tendance à réduire ses rangs et
ses ordres à un modèle tripartite très simple suivant lequel chacun
d’entre eux offrait aux autres une contribution égale : « ceux-là
prient, ceux-là combattent, d’autres travaillent ». De la même façon,
les anthropologues nous rappellent, comme il se doit, que « c’est
ainsi que nous remboursons nos mères du prix de leurs efforts
pour nous avoir élevés », ou s’échinent à formaliser des modèles
sophistiqués de parenté qui ne correspondent jamais à ce que les
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gens font effectivement. Lorsqu’on tente d’imaginer une société
juste, il est difficile de se passer d’images évoquant l’équilibre,
la symétrie, de figures géométriques élégantes où tout s’annule.
Le « marché » est un spécimen de ce type : une totalité purement
imaginaire et abstraite où les contributions de chacun finissent
toujours par s’équilibrer.
Dans la pratique, ces principes ne cessent de glisser les uns
vers les autres. Les relations hiérarchiques incorporent souvent
quelques éléments communistes : pensons par exemple au patro-
nage. De même, lorsque les « capacités » et les « besoins » s’avè-
rent hors de proportion, des formes de relations communistes
peuvent facilement glisser vers des relations inégalitaires. Les
sociétés authentiquement égalitaristes ont toujours développé
des stratégies afin de se prémunir contre tous ceux qui, à l’instar
d’un (trop) bon chasseur dans une société de chasse, menacent
de s’élever au-dessus des autres, comme elles se méfient de tout
ce qui pourrait conduire à rendre un membre de la communauté
débiteur d’un autre. Ceux qui se donnent trop d’importance et
68 MARCEL MAUSS VIVANT

tentent d’attirer l’attention sur leurs performances sont l’objet


de moqueries. La politesse consiste au contraire à se moquer de
soi-même. Peter Freuchen, qui vécut parmi les Inuit au Groenland,
a parfaitement décrit combien la délicatesse à l’égard des hôtes
consiste à déprécier le plus possible son propre mérite. Lorsqu’un
chasseur habile lui offrit une grande quantité de viande de morse,
il découvrit que l’on ne doit jamais, chez les Inuit, remercier
quiconque pour de la nourriture :
« Dans notre pays, nous sommes humains ! dit le chasseur. Et comme
nous sommes humains, nous nous aidons les uns les autres. Nous
n’aimons pas entendre quelqu’un nous dire merci pour cela. Ce que
j’ai attrapé aujourd’hui, tu peux très bien l’attraper demain. Ici, on
dit que les dons font les esclaves et que les fouets font les chiens »
[Freuchen, 1961 : 154].
Remercier quelqu’un, c’est lui signifier qu’il aurait pu ne pas
agir de la sorte, bref imposer au bénéficiaire une obligation, une
dette, donc une forme de supériorité. Les collectifs égalitaires
et les organisations politiques en Amérique ont elles aussi à se
protéger contre les hiérarchies rampantes qui les menacent. Pour
autant, le communisme ne s’abîme pas toujours en hiérarchie. Les
Inuit sont parvenus à conjurer de tels périls depuis des milliers
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d’années. Mais il faut néanmoins toujours rester sur ses gardes.
À l’inverse, il est particulièrement difficile de passer de rela-
tions fondées sur le partage à des relations d’échange. C’est ce
que nous observons constamment avec nos amis. Si l’un d’eux
tire avantage de notre générosité, il est plus simple de rompre
la relation que de demander d’être remboursé. Un tel dilemme
est tout à fait courant. Un Maori racontait à Firth l’histoire d’un
glouton notoire qui agaçait les pêcheurs en réclamant toujours les
meilleures prises. Dans la mesure où il était impossible de refu-
ser quelque demande de nourriture que ce soit, ils lui donnaient
ce qu’il exigeait. Jusqu’au jour où, trop c’est trop, se forma un
groupe de guerriers (war party) qui lui tendit une embuscade et
le tua [Firth, 1959 : 411-412].
Créer un socle de sociabilité entre deux étrangers – ce que
j’ai appelé le « communisme de base » – peut parfois exiger de
tester les limites de son partenaire. À Madagascar, lorsque deux
marchands sont liés par un pacte de sang, ils font le serment de
ne jamais refuser aucune demande de l’autre. En pratique, c’est la
LES FONDEMENTS MORAUX DES RELATIONS ÉCONOMIQUES… 69

circonspection qui règne. Pour mettre à l’épreuve ce serment, l’un


peut alors demander que l’autre lui donne sa maison, sa chemise
ou – c’est l’exemple préféré pour beaucoup – le droit de passer la
nuit avec sa compagne. La seule contrainte est que cette requête
puisse être réciproque. Il s’agit là d’une étape dans le processus
qui conduit à la mise en place de relations de confiance.
Le don héroïque, quant à lui, n’apparaît que lorsque des rela-
tions d’échange menacent de se renverser en hiérarchie, soit lors-
que deux partenaires se traitent en égaux, échangent des dons,
des coups ou des marchandises, mais que l’un d’eux provoque
un changement radical d’échelle. De telles « luttes de richesse »
(Mauss) sont typiques des sociétés guerrières aristocratiques. Elles
sont marquées par la « vaine gloire », des fanfaronnades ritualisées
durant lesquelles ces héros se glorifiant eux-mêmes autant que les
chasseurs Inuit minimisent leurs propres mérites. Néanmoins, il
ne faut pas prendre ses vantardises trop au sérieux, comme Mauss
le fait dans l’Essai [1989 : 212] lorsqu’il en conclut que les per-
dants, lors d’un potlatch Kwakiutl, ont de fortes chances d’être
réduits en esclavage pour dette. Cependant, les conséquences
peuvent parfois être terribles. Mauss [1925] cite la description par
Posidonius de fêtes celtiques où les nobles, incapables de rendre
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un don d’une magnificence suffisante, se suicidaient. William
Miller [1993 : 15-16] fournit un autre exemple, tiré des Eddas,
où un Viking, refusant de composer un poème à la gloire de la
générosité d’un ami qui lui avait laissé un trésor d’une valeur
incomparable, partit à sa recherche et le tua.
Les dons, dans la pluralité de leurs formes, constituent donc les
points d’intersection où différents ordres moraux s’entrecroisent,
se fondent les uns dans les autres et autour desquels ils ne cessent
de tourner. C’est la raison pour laquelle cette matière, si riche et
si complexe, a pu faire l’objet de réflexions philosophiques sans
fin. Néanmoins, comme j’ai tenté de le montrer dans ce texte, à
trop rabattre ces dons sur une catégorie conceptuelle unique, le
risque est grand de passer à côté des principes moraux qui sont
effectivement à l’œuvre.

(Traduit par Philippe Chanial.)


70 MARCEL MAUSS VIVANT

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