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AINSI SE TUT ZARATHOUSTRA

Un jour, Zarathoustra s’échappa d’entre les dernières pages du livre où il avait tant parlé et vécut de
nouvelles aventures.

Il voyagea, connut les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines,
l’amertume des sympathies interrompues, les écrans LCD, les guerres humanitaires, les pactes de
stabilité, les priorités du Pentagone, la multiplication des conflits ethniques, l’explosion des
inégalités dans le monde, l’exacerbation des intégrismes, la pollution atmosphérique.

Il apprit comment on se sert d’un ordinateur, d’une alerte météo de niveau cinq, d’une alarme à
l’attentat, du capitalisme boursier, d’Internet, des nouveaux systèmes de prévention de la
prévoyance par temps d’exception et de dépassement des anciennes frontières par temps de
doubleclic et de véliplanchistes. Il entendit parler de la diversité culturelle et du lien social.
Puis, après bien des aventures encore, décidé à porter de nouveau le feu dans les vallées plutôt que
la cendre sur la montagne, il revint dans la ville qui lui était chère et dont le nom était : la Vache-
aux-mille-couleurs.

Celle-ci se relevait à peine de l’épidémie d’encéphalite canine islamique, vulgairement appelée


Kanina, qui l’avait dévastée durant près d’un an. Des draps mortuaires claquaient partout comme
des drapeaux. Le canon faisait entendre par intervalles des coups solitaires. Dans l’obscurité des
derniers temples, les prêtres psalmodiaient jour et nuit, pour une foule gémissante, les prières d’une
agonie perpétuelle. Au fronton des immeubles, des bulletins lumineux comptabilisaient des nombres
de victimes toujours approximatifs, foudroyées par une fièvre hémorragique qui avait fait le tour du
monde en trois mois, passant de l’antilope au raton laveur, du raton laveur au pangolin, du pangolin
à l’œuf, de l’œuf à la poule, de la poule à l’œuf, des deux au chien de traîneau et du chien de
traîneau à l’homme ; comme la parole de vengeance va de bouche en bouche. On faisait encore la
queue, aux carrefours, devant les Bulles de soutien psychologique où des spécialistes accueillaient
les proches des défunts et répondaient à leurs questions sur la mort et sur la vie. Un brillant soleil
couvrait également de son indifférence les camions frigorifiques remplis de cadavres noircis et les
longs cortèges de manifestants qui, chaque jour, vociféraient leur colère contre Kanina et tentaient
de la repousser loin de la cité à coups de tambours du Bronx et de sacrifices de chiens infectés ou
susceptibles de le devenir. L’air avait une certaine saveur métallique qui plut à Zarathoustra.

Au coin de deux rues, car la faim l’avait surpris comme un brigand, il s’attabla à L’Éternel retour,
un de ces zincs de quartier trop longtemps livrés à la nullité de patrons incompétents mais que ses
nouveaux propriétaires, Jérôme et Jérôme, venaient d’engager sur les rails du succès. Ils
l’accueillirent en lui promettant, comme à tout client, « des produits tops pour des prix potes », et le
conduisirent vers la meilleure table de l’établissement. Du moins Zarathoustra s’en persuada-t-il, et
il s’en réjouit en son cœur car la vertu qui donne est une étoile qui danse.

Puis il déchiffra l’ardoise murale où l’on n’avait que l’embarras du choix entre gâteau de foie de
volaille aux spaghettis bleus, saucisson chaud lyonnais sur son lit de pervenches, chapon aux figues
du Chili, couscous au parmesan, ablettes du Nil et fromage de tête croustillant aux alarmes confites.
Ensuite, et tandis qu’il apaisait sa faim, il dit en son cœur : « Comme tout est devenu grand et petit !
Comme tout est devenu brillant et terne, beau et laid, mouvant et immobile, malade et puissant,
mortel et éternel ! Est-ce là la nouvelle roue du train des choses ? En vérité, Zarathoustra ne sait s’il
doit approuver ou blâmer cette nouvelle roue du train des choses car il ne la comprend pas encore.
Comme tout est devenu mystérieux ! En vérité, Zarathoustra n’en revient pas d’être revenu. Comme
ils sont devenus croyants et impies ! Mais Zarathoustra n’est pas un croyant ; il est celui qui crée sa
vérité en la chantant, son discours en le voyageant et sa doctrine en la dansant. Et ne sont-elles pas
fausses toutes ces doctrines où il n’y a pas quelque part une danse ? »

Et quand il en fut arrivé au café, Zarathoustra médita encore en lui-même. « Hélas, Zarathoustra a
vu danser les nouveaux hommes et il ne sait plus s’il est bon de danser », prononça-t-il en son cœur.
C’était une nuit, au club du Grand Midi, et tous s’étaient mis nus, filles et garçons, et quand il leur
en demanda la raison ils dirent qu’ils étaient nus parce qu’ils appartenaient à l’association Cracher
le morceau, et qu’ainsi ils voulaient obliger les autres à en faire de même. Car la honte a changé de
camp, dirent-ils aussi ; et le nu a quitté les terres de la sexualité pour rejoindre celles de la justice et
de la vengeance : ainsi a-t-il cessé, comme par le passé, d’être criminel. Et ils lui montrèrent ceux
en l’honneur de qui cette soirée était organisée, Garance et Jean-Didier, tous deux nus comme les
autres mais aussi non-voyants, et qui venaient d’obtenir du gouvernement que les bulletins de vote
en braille soient désormais obligatoires. Et, tandis qu’ils parlaient, il avait deviné dans l’obscurité
du Grand Midi de nouveaux malades en train d’incuber.

Et Zarathoustra s’était tu devant ces paroles, mais il méditait en son cœur. « En vérité, se
demandait-il, est-ce donc là le dépassement de l’affliction qui s’emmitoufle et de la pénitence qui se
cache ? Est-ce ainsi qu’ils se sont libérés de la pitié qui noie, des prêcheurs d’arrière-mondes et de
cet Hébreu, pardessus tout, qu’honorèrent pendant deux mille ans tant de prédicateurs de la mort
lente ? Ils se sont déshabillés pour se mettre nus et, comme cela n’était pas possible, aussitôt ils ont
fait de cette nudité une obligation. Et ils ont commencé à désigner à leur police ceux qui refusaient
de les regarder. Et ils ont dit qu’ils avaient découvert, en leurs corps, une fin en soi ! Mais ce que le
sens éprouve, ce que l’esprit reconnaît, cela n’a jamais de fin en soi ! Derrière cela, il y a encore le
Soi aux aguets ; et l’insatisfaction qu’il ressent, contre toutes les apparences, le conduit à vouloir se
venger ! »

Ainsi se souvint Zarathoustra de sa nuit dans les profondeurs du Grand Midi aux cent mille
décibels. Puis, son déjeuner achevé, il s’empressa de quitter L’Éternel retour et, puissant et fort
comme le soleil qui s’élève à l’aurore derrière les sombres montagnes, il se remit en marche entre
les camions frigorifiques remplis de cadavres noircis et les cortèges des sacrificateurs de chiens de
traîneau contaminés. Et, cheminant toujours, il songeait en lui-même à la mer aux tortueux
pâturages. Et ainsi allait-il encore, créant au fur et à mesure sa vérité, dans la splendeur de sa forme
non héritée, ardent et sombre comme une immense colonne de fumée.

Mais à ce moment il arriva qu’il fût dépassé par de jeunes êtres ardents et gais et qui lui adressèrent,
en le dépassant, un geste de la main, deux doigts levés joyeusement. Et alors il dit en son cœur : «
Voilà qu’ils ont à présent des roulettes pour aller comme l’eau qui court et qui déborde au long des
pentes et jusqu’au fond des vallées. Leur santé est nouvelle, plus osée, plus enjouée que ne l’ont été
jusque-là toutes les santés. Ils se sont débarrassés des derniers vestiges du sérieux terrestre, de la
solennité du geste comme de la morale et des devoirs, et maintenant ils lancent la flèche de leur
désir au-delà d’eux-mêmes. Ont-ils fait sur leurs roulettes le tour de toutes les valeurs, longé toutes
les côtes du Bien et du Mal, parcouru toutes les terres de la sagesse mesquine et abordé à tous les
archipels de la vertu qui rapetisse ? Ont-ils éteint au ciel les étoiles du renoncement, séparé ce qui
voulait être lié, divisé ce qui se voulait troupeau ? Ont-ils dressé le pavillon noir du pirate sous les
pluies d’orage ? Ont-ils cassé les dures coquilles de noix de la pitié ? »

Frissonnant de toutes ces questions, il tentait de les suivre, mais ils étaient comme les oiseaux qui
filent dans la maison des vents. Tandis qu’il allait ainsi, il fut encore dépassé par d’autres jeunes
êtres parmi lesquels il reconnut quelques-uns de ceux qu’il avait justement rencontrés naguère au
Grand Midi. Ils n’étaient plus nus, mais ils défilaient en fauteuil électrique ou encore allongés sur
des vélos couchés ; et, d’un fauteuil à l’autre, d’un vélo à l’autre, ils faisaient des passes avec des
handibasketteurs sous l’œil des caméras. Puis, munis de clarines dont le son était amplifié par des
mégaphones, ils chantaient d’une seule voix le chant des libertaires liberticides, dont le refrain
montait de leurs poumons comme un rugissement : « Tout ce qui était défendu, nous allons
l’interdire ! Tout ce qui était défendu, nous allons l’interdire ! Tout ce qui n’est pas interdit est
obligatoire ! » Et ils prenaient aussi des photos avec leurs téléphones. Et quelques-uns soudain
tombaient, en proie à l’hémorragie kaninienne.

Et Zarathoustra, ouvrant grands les yeux, se mit à rire et dit en son cœur : « Maintenant qu’ils se
sont débarrassés de Dieu, ils se croient d’autant plus tenus de faire Sa police ! Et les sanctions qu’ils
veulent ne viennent même plus de commandements extérieurs ou supérieurs mais d’eux-mêmes ! Ils
se sont émancipés de Lui, et maintenant ils disent qu’ils savent ce qui est bon et ce qui est mauvais
pour eux ! Mais c’est dans leur propre bénitier qu’ils ont trouvé ce qu’ils disent savoir ! Ils ne
mettent plus hors-la-loi le méchant, mais c’est la différence même entre le laid et le beau qui est
devenue méchanceté, ou entre le cul-de-jatte et l’individu complet, et ainsi ruinent-ils les
fondements mêmes de la vie humaine. Ils disent qu’ils veulent la lutte contre la logique de la
démesure et les puissances de l’illimitation, mais illimité est leur fanatisme et démesurée leur
tyrannie ! Et ils éprouvent là leur plus grande jouissance ! Mais ils disent “amour” et encore
“amour” ! Tandis que, dans le bouillon de leur âme, nagent des morceaux de dieux morts. »

Disant ces mots en lui-même, il se dirigeait vers la sortie de la ville qui lui était chère entre toutes et
dont le nom était : la Vache-aux-mille-couleurs. À un carrefour, tandis que sa tête n’était plus qu’un
théâtre rempli de tigres, de palmiers et de serpents à sonnettes, il s’arrêta car il avait l’impression
d’avoir déjà été un jour à ce carrefour ; et alors il plongea au fond de souvenirs noirs. « Zarathoustra
est-il en train de devenir à son tour le prophète de la grande fatigue ? » se demandait-il. Mais sur ces
entrefaites, vint vers lui quelqu’un qui l’avait reconnu et dont la voix s’éleva, disant joyeusement
ceci :
« Zarathoustra ! Zarathoustra ! L’humanité a-t-elle, comme tu le souhaitais, échappé à la tyrannie du
hasard et des prêtres ? En a-t-elle fini avec l’instinct séducteur de la négation, de la corruption, de la
décadence ? S’est-elle échappée des pires mains qui soient, celles des maîtres religieux, fourbes
dénégateurs du monde et profanateurs vindicatifs de l’homme ? Non, car la laïcité elle-même sent
maintenant l’eau bénite, et l’athéisme n’est plus ni net, ni fier, ni affirmé, ni revendicatif !
Zarathoustra ! Zarathoustra ! En vérité je te le dis, moi, Michel Homay, la mort de Dieu est à
réinventer, la mort de Dieu est à réinventer ! Honneur à toi, car je t’attendais pour faire le ménage
dans les bénitiers. Malheur, malheur ! Ils prennent prétexte de ce qu’on ne peut rien comprendre à la
chapelle Sixtine quand on ignore la Bible pour réimposer leurs serviles préjugés ! Malheur, malheur
! Ils se contentent d’un athéisme raisonnable quand c’est d’un athéisme bouillant et militant que
nous avons besoin ! Malheur, malheur ! Ces défenseurs du Dieu unique détestent la vie et ils
invitent chacun à mourir de son vivant pour moins perdre le jour du trépas ! Donne-moi ta
bénédiction, ô Zarathoustra, car il nous reste encore beaucoup d’idoles à ausculter et beaucoup de
lois à faire voter contre les athéophobes ! Oui, la mort de Dieu, la mort de Dieu est à réinventer ! »
Mais quand Zarathoustra eut entendu ces mots, son visage changea car il venait de remarquer que
celui qui parlait ainsi tenait un chien en laisse.

Il lui en demanda le nom, et l’autre lui répondit avec fierté qu’il s’appelait ubermensch. Alors
Zarathoustra se mit à rire en lui-même et il dit :
« À la bonne heure, voilà que le surhomme est à la portée des caniches ! »

Puis il parla une dernière fois et dit à celui qui l’avait reconnu :
« Arrière, vieux sac à deuils, nuage de pluie d’avant midi ! Plutôt que d’écouter encore,
Zarathoustra, le docteur de l’éternel retour, préfère retourner habiter au milieu des aigles et
converser avec les lions. Car tu es encore de ceux qui veulent amender l’humanité en la rendant
malade. Mais tu n’es pas davantage que les autres paré de la mission divine du héros ! Pas
davantage que celui que j’appelle le Libéré-des-obligations-humaines et que j’ai surpris l’autre jour
en train de chier dans le vide-ordures de son palier, et qui voulait aussi l’accroissement de la liberté
dans l’accroissement de la prison. Et pas davantage que le Monstre-qui-se-savait-tellement-monstre
qu’il exigeait qu’une loi punisse jusqu’à celui qui pense à lui en tant que monstre même s’il n’en
exprime rien ! »

Et Zarathoustra dit encore :


« L’homme est-il devenu si malheureux qu’il faut qu’il rende l’homme encore plus malheureux en
inventant de nouveaux crimes inventés qu’il appelle phobies après les avoir autrefois appelés
péchés ? L’homme est-il devenu si bouffon qu’il ne peut plus vouloir l’infini que sous la forme d’un
accroissement infini d’accroissements ? Zarathoustra, le-danseur-qui-n’a-plus-d’objection-contre-
l’existence, est-il encore venu trop tôt comme jadis ? Non, cette fois c’est trop tard que je suis venu.
Car il n’y a plus sur terre que rancune et poursuite de rancune ! Mais aussi nombreux que soient les
éléments des mondes, ils sont en nombre fini et leur combinaison actuelle reviendra éternellement.
Ne le sais-tu pas ? »

Et Zarathoustra haussa la voix :


« Ne le sais-tu pas ? répéta-t-il. Le réel n’est qu’un cas particulier du possible. Ce carrefour, cette
ville, toi-même, ton chien, ce ciel et tes paroles sont d’avant-hier, d’aujourd’hui et d’après-demain.
Et il y a beaucoup d’énumérations qui n’ont pas encore lui ! Et beaucoup de retours de l’identique
qui ne se sont pas encore différenciés ! Et si le non-être est destiné à revenir, l’Être l’est tout autant.
Retourne-toi et vois qui te regarde par-dessus ton épaule ! Écoute l’abîme te dire son dernier secret !
»

Et Zarathoustra haussa encore la voix :


« Écoute l’abîme te dire son dernier secret : Dieu est mort, donc il reviendra ! Dieu est mort, donc il
reviendra ! Dieu est mort, donc il reviendra ! »

Et Zarathoustra haussa encore plus la voix :


« Attends donc au bord de ce carrefour et tu verras repasser le corps glorieux de ton Ennemi ! »
Et Zarathoustra, sur ces paroles, se détourna de l’homme au chien et reprit seul le chemin de sa
caverne, ardent et fort comme un soleil qui s’élève derrière les montagnes à l’aurore.
Ainsi se tut Zarathoustra.
Janvier 2004.

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