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COLLECTION DE L'ÉCOLE FRANÇAISE DE ROME

162

CARLOS LEVY

CICERO ACADEMICUS

RECHERCHES SUR LES ACADÉMIQUES

ET SUR LA PHILOSOPHIE CICERONIENNE

Ouvrage
l'Université
publié avec
de Paris
le concours
XII - Val
du de
C.N.R.S.
Marne et de

ÉCOLE FRANÇAISE DE ROME


PALAIS FARNESE
1992
© - École française de Rome - 1992
ISSN 0223-5099
ISBN 2-7283-0254-5

Diffusion en France : Diffusion en Italie :


DIFFUSION DE BOCCARD L't ERMA» DI BRETSCHNEIDER
11 RUEDEMÉDICIS VIA CASSIODORO 19
75006 PARIS 00193 ROMA

SCUOLA TIPOGRAFICA S. PIO X - VIA ETRUSCHI, 7-9 - ROMA


L'homme qui présume de son sçavoir ne sait
pas encore que c'est que sçavoir.

Montaigne
AVANT-PROPOS

Ce livre reprend, avec quelques modifications, un doctorat


d'Etat soutenu en Sorbonne le 3 décembre 1988. J'ai eu le privilège
d'être guidé dans ce travail par M. Pierre Grimal, qui a bien voulu
me confier un sujet réputé difficile, et qui a suivi l'élaboration de
ma thèse avec une bienveillante attention. Son enseignement, sa
rigueur, son exigence de clarté, ont été un modèle stimulant. La
fides dont il m'a honoré me fut précieuse dans les moments de
découragement et dans les circonstances difficiles. Je souhaite que
M. Pierre Grimai consente à trouver ici l'expression de ma profon
de gratitude et de mon respecteux attachement.
Le jury comprenait encore MM. Jean-Marie André, Jacques
Brunschwig, Marcello Gigante, et Alain Michel. Tous nous ont fait
d'importantes remarques et suggestions dont je leur suis extrême
ment reconnaissant, et grâce auxquelles ai pu améliorer mon texte.
M. Marcello Gigante avait dû interrompre de lointaines obligations
pour me faire l'honneur de sa présence. Je l'en remercie très vive
ment.
Ma reconnaissance va aussi à tous ceux qui, par leur conseils,
leurs livres, et leur enseignement m'ont permis d'enrichir ma re
cherche. M. Alain Michel, dont la lecture m'a fait découvrir la phi
losophie cicéronienne, m'a prodigué à plusieurs reprises ses encou
ragements et m'a montré à quel point les comparaisons entre Cicé-
ron et Philon d'Alexandrie sont éclairantes. Mme Marguerite Harl
et le regretté Valentin Nikiprowetzky ont dirigé mon premier tra
vail de recherches et m'ont communiqué leur passion du monde
hellénistique. Jacques Brunschwig m'a révélé ce que peut être l'his
toire de la philosophie dans son expression la plus rigoureuse.
Daniel Babut, François-Régis Chaumartin et Robert Jolivet ont relu
mon texte et m'ont adressé de très utiles observations, tant de for
me que de fond. Je n'aurai garde d'oublier mes deux maîtres de la
khâgne d'Henri IV, Camille Marcoux, et André Bloch, récemment
disparu, à qui ma formation doit tant.
Comment ne pas ajouter que cette recherche a pu être menée à
bien grâce aux excellentes conditions de travail qui ont été les
X AVANT-PROPOS

miennes, d'abord à l'Université de Haute-Normandie, puis à l'Uni


versité de Paris- Val de Marne?
M. Pierre Grimai et les membres du jury ont souhaité que cette
thèse fût publiée. Le regretté Charles Pietri a bien voulu l'accueillir
dans la Collection de l'Ecole française de Rome. C'est là le plus
grand honneur qui pouvait être fait à ce travail.
Tout au long de ma recherche ma famille m'a soutenu de son
affection. Ce livre lui est bien évidemment dédié.
INTRODUCTION

Les Academica sont un carrefour où s'entrecroisent les voies


multiples de la philosophie grecque et l'itinéraire personnel de
Cicéron, mais leur place dans la recherche actuelle n'incite guère à
les considérer comme une œuvre majeure. Les spécialistes de Cicé
ron les ont, à d'heureuses exceptions près1, considérés comme
trop ardus, trop théoriques, et ont préféré les laisser aux historiens
de la philosophie2. Ceux-ci les ont beaucoup lus, mais comme ils
lisent généralement les textes cicéroniens, c'est-à-dire comme d'uti
lestémoignages beaucoup plus que comme de véritables livres. Il
n'est donc pas inutile de dire ce qui fait selon nous l'exceptionnel
intérêt de ces dialogues.
D'un point de vue philosophique, ils sont précieux parce qu'ils
nous permettent de reconstituer les différentes phases de ce débat,
si important pour l'histoire de la pensée occidentale, qui, commenc
é par Arcésilas et Zenon, ne s'acheva qu'avec la mort de Philon de
Larissa, maître de Cicéron et dernier successeur de Platon. Pour
quoi Stoïciens et Académiciens se sont-ils affrontés de manière à la
fois si âpre et si durable? Pourquoi les scholarques qui avaient
alors en charge l'école platonicienne ont-ils jugé nécessaire de don
ner une présentation si surprenante de la pensée de Platon que l'on
en vint à parler de «Nouvelle» Académie3? Y a-t-il eu véritabl
ement rupture, ou simplement adaptation à des circonstances histo
riques particulières? Quiconque veut apporter un début de réponse
à ces questions n'a d'autre choix que de scruter le corps philoso
phique cicéronien et tout particulièrement les Académiques. On a
voulu tout récemment encore dévaluer ce témoignage au profit
d'autres, bien plus tardifs et qui ne sont plus rigoureux qu'en appar
ence4. Une telle démarche est à notre sens injustifiable, tant il est
vrai que, si Sextus Empiricus ou Diogene Laërce peuvent éclairer

1 Nous pensons, en particulier, aux travaux d'A. Michel et de M. Ruch que


nous aurons l'occasion d'évoquer plusieurs fois dans ce travail.
2 Sur la bibliographie cicéronienne, cf. infra, p. 59-74.
3 Sur ce point, cf. infra, p. 9-14.
4 Cf. H. Tarrant, Scepticism or Platonism?, Cambridge, 1985, p. 1-2.
2 INTRODUCTION

ou compléter utilement de nombreux aspects du texte cicéronien,


on ne saurait préférer un matériau réélaboré, détourné de son
contexte initial, à ce qui nous vient, pour reprendre une expression
de l'Arpinate, e media Academia, du cœur même de l'Académie 5.
Mais en quoi importe-t-il tellement, se demandera-t-on peut-être,
de connaître ce qu'ont pensé et dit des philosophes qui n'ont laissé
aucune œuvre écrite et à propos desquels nous savons fort peu de
chose? A supposer même que Camèade ait été un second Socrate,
il n'eut d'autre Platon que Clitomaque, et de surcroît il ne nous res
teplus que quelques lignes de celui-ci! L'un des paradoxes de la
Nouvelle Académie est précisément dans ce décalage entre notre
grande ignorance de ce que furent réellement ces penseurs et leur
omniprésence dans les textes philosophiques les plus importants.
S'interroger sur Arcésilas et sur Camèade expose assurément à
beaucoup d'incertitudes et de déceptions. Cependant il suffit de
lire Plutarque ou Philon d'Alexandrie, Plotin ou Sextus Empiricus,
Montaigne ou Hume, pour percevoir, sous des formes diverses,
leur influence. Or les Académiques sont à la fois un regard jeté sur
le passé et une porte ouverte sur l'avenir : Cicéron nous transmet
ce qu'il sait de la Nouvelle Académie, non pas en un exposé froide
menthistorique, mais déjà dans la richesse des exégèses divergent
es, nées dans les milieux platoniciens eux-mêmes. Cette situation
privilégiée est symbolisée par la présence des deux maîtres de l'Ar
pinate : Philon, celui qui tout en modifiant sur certains points la
pensée de Camèade, prétendit rester fidèle à son inspiration et
Antiochus d'Ascalon, celui qui voulut rompre avec cette tradition et
dont on a fait, à tort ou à raison, l'inspirateur du moyen-platonis
me. Il ne convient pas d'entrer ici dans le détail de ces problèmes,
mais qu'il nous soit permis de faire état, comme préalable à leur
étude, d'une expérience personnelle : nous ne soupçonnions pas en
commençant ce travail à quel point la réflexion de la Nouvelle Aca
démie sur les concepts fondamentaux, ceux de nature, de connais
sance,de liberté, fut dense et féconde.
Si nous envisageons maintenant l'œuvre elle-même, elle a une
double fonction dans l'ensemble philosophique cicéronien. Elle
constitue l'étude d'une des trois parties de la philosophie, la logi
que, et nous aurons l'occasion de voir quel rôle considérable cette
tripartition jouait dans la philosophie hellénistique6. Mais la réfu
tation de la théorie stoïcienne de la connaissance est suivie dans le
Lucullus d'un développement sur les dissentiments des philoso
phes, qui est le point de départ de la réflexion sur la physique et

5 Sur cette expression, cf. infra, p. 12, n. 13.


6 Cf. infra, p. 148-149.
INTRODUCTION 3

qui constitue déjà le traitement succinct de la question morale7. Si


ce dernier aspect peut faire penser au rapport qui existe chez Sex-
tus Empiricus entre les Hypotyposes et l'œuvre définitive, YAduer-
sus mathematicos, cette similitude est secondaire par rapport à la
dynamique qui caractérise la méthode cicéronienne et qui est
étrangère au Pyrrhonien8. Parce qu'il est platonicien, Cicéron
conçoit sa recherche comme orientée vers une fin, peut-être inac
cessible, mais dont l'existence même crée une tension organisatrice
de la réflexion. Cette dynamique a pour nous une conséquence très
précise : quiconque s'aventure dans les Académiques est tenu d'al
lerau moins jusqu'aux Tusculanes, en ce qui concerne l'éthique, et
jusqu'au De fato pour ce qui est de la physique. Toute interpréta
tion qui ignore ce mouvement, ou en isole arbitrairement l'un des
moments, ne peut conduire qu'à de graves erreurs.
Jusqu'ici nous nous sommes exprimé comme si les Académiques
étaient un texte purement philosophique et Cicéron uniquement un
philosophe de l'Académie. Mais Cicéron est un Romain passionné
ment attaché à la tradition de sa cité et ces dialogues ont été écrits au
moment où, après une crise effroyable, un pouvoir absolu, profondé
ment contraire à sa conception du mos maiorum, s'installait dans la
cité. L'un des postulats qui guideront notre recherche est qu'une
œuvre écrite dans de telles circonstances ne pouvait être que polit
iqueet personnelle, et ce, quoi qu'en ait dit, par prudence ou par
pudeur, l'Arpinate lui-même. Nous irons même plus loin dans ce sens
et nous dirons que faire l'éloge de la liberté et de l'humilité intellec
tuellessous César constituait nécessairement un acte de résistance,
quelque peu occulté, il est vrai, par la difficulté du texte. La question
que nous aurons à affronter sera alors celle-ci : comment la philoso
phie peut-elle exprimer ce qui n'est pas immédiatement philosophi
que, comment la réflexion sur la connaissance, sur le concept de
sagesse, traduit-elle aussi l'interrogation sur un drame personnel ou
sur la désagrégation d'un monde?
Ajoutons à cela que les Académiques, de par la nature même
du sujet traité, ont été pour Cicéron l'occasion d'enrichir le vocabul
aire latin d'un nombre considérable de termes et qu'à ce titre ils
doivent être considérés comme une étape essentielle dans la consti
tution de notre langue philosophique. Ce qui paraît aujourd'hui
banal fut en son temps une innovation courageuse, accueillie avec
défiance par celui-là même qui était proche de Cicéron, Atticus, et
à laquelle un esprit encyclopédique comme Varron avait jugé inuti-

7 Cicéron, Luc, 26, 116-47, 146.


8 Sur la méthode de Sextus, cf. K. Janacek, Sextus Empiricus sceptical
methods, Prague, 1972.
4 INTRODUCTION

le de s'atteler. Mais cette audace inventrice n'eut pas pour consé


quence l'ésotérisme ou l'aridité. Cicéron n'a pas créé un jargon qui
serait la caricature du grec, il a traduit cette langue avec difficulté
parfois, mais toujours avec rigueur, et il a veillé à ce que l'intr
oduction de ces termes nouveaux ne fût pas une entrave à son souci
de beauté. Texte ardu, les Académiques n'en contiennent pas moins,
notamment dans les descriptions marines, quelques passages d'une
qualité esthétique admirable, dont nous essaierons de montrer
comment ils ornent et étayent à la fois la démonstration.
A cette richesse et à cette complexité que nous avons tenté de
décrire s'ajoutent deux obstacles importants dus, l'un à la contin
gence, l'autre à la question philosophique du scepticisme.
Le hasard de la transmission des textes a fait qu'il ne nous est
parvenu qu'une fraction de l'œuvre. Le premier des deux dialogues
de la première version, le Catulus, a disparu, le second, le Lucullus,
nous est fort heureusement parvenu intact. En ce qui concerne la
version définitive, la perte est encore plus grave puisque nous ne
possédons que le premier livre, et encore incomplet, des quatre que
comptaient les Academica posteriora. Ces lacunes font que sur un
certain nombre de problèmes importants, et notamment sur le pro
blème de la documentation utilisée par Cicéron, nous en sommes
réduit à de fragiles hypothèses. Par une étrange ironie du sort,
l'état même des Académiques condamne donc le chercheur à se
fixer comme plus haute ambition la probabilité. Mais, par ailleurs,
le phénomène exceptionnel qu'est l'existence de deux versions,
même mutilées, permet d'utiles comparaisons. Les rapproche
ments que nous ferons entre les deux états de l'œuvre nous permett
rontd'affirmer que la première, plus spontanée et invraisemblab
le dans son principe même, est aussi la plus révélatrice de ce
qu'étaient l'état d'esprit et les intentions de Cicéron.
Quant au problème du scepticisme, il est si considérable qu'il
ne nous paraît pas superflu de préciser dès ces premières pages
comment nous l'avons envisagé et pourquoi, après de longues hési
tations, nous nous sommes résolu à utiliser le terme de « sceptique »
à propos de tel ou tel aspect de la Nouvelle Académie.
Disons d'abord qu'aucune des définitions du scepticisme ne
convient à l'ensemble des courants philosophiques qui se sont
affirmés «sceptiques» ou ont été perçus comme tels. Celle-là même
qui vient le plus facilement à l'esprit «douter, suspendre son juge
ment» ne conviendrait pas à Pyrrhon, dans la mesure où le doute
implique un ensemble d'opérations intellectuelles au dehors des
quelles ce personnage semble avoir cherché à se placer9. Devant

9 Sur le pyrrhonisme originel, cf. infra, p. 22-31 et 368-370.


INTRODUCTION 5

cette difficulté à définir de manière satisfaisante le scepticisme, la


recherche moderne a adopté deux attitudes différentes :

- la première consiste à ne qualifier de «sceptique» que la


tradition pyrrhonienne, et parfois même uniquement le pyrrhonis-
me originel, que l'on distingue soigneusement du « phénoménisme »
d'un Sextus Empiricus10;
- la seconde, la plus répandue, aboutit à une extension
considérable du concept de scepticisme, que l'on applique aux Aca
démiciens, aux Pyrrhoniens ou à d'autres écoles, créant ainsi a pos
teriori une tradition philosophique dont les racines historiques
sont, dans le meilleur des cas, problématiques11.

Chacun de ces choix comporte de sérieux inconvénients. La


définition restreinte, intellectuellement plus satisfaisante, a pour
conséquence de couper la recherche de la «notion commune» du
scepticisme, qui, pour être irritante, n'en demeure pas moins une
réalité philosophique difficile à ignorer. L'utilisation élargie comp
orte des risques au moins aussi grands parce qu'elle conduit à
ignorer la spécificité conceptuelle des textes antiques et à établir
des rapprochements fortement improbables 12.
Le temps n'est certes plus où l'on débattait pour savoir qui de
Pyrrhon ou de Camèade était le plus sceptique. Le véritable pro
blème qui se pose aujourd'hui dans les études sur le scepticisme est
à notre sens celui-ci : comment concilier les deux logiques que nous
venons de décrire, comment respecter l'histoire de la philosophie
antique tout en tenant compte de l'extraordinaire extension du
concept de scepticisme? La solution que nous proposons, et en tout
cas celle que nous avons adoptée dans ce travail, comporte deux
aspects :

10 Sur l'œuvre de M. Conche, qui a permis de redécouvrir le pyrrhonisme


originel, cf. infra, p. 25.
11 Telle est, en particulier, l'attitude de J. Vuillemin, Une morale est-elle
compatible avec le scepticisme, dans Philosophie, 7, 1985, p. 21-47. J. Vuillemin,
dont l'approche est beaucoup plus, dans cet article, celle d'un philosophe que
d'un historien de la philosophie, distingue plusieurs types de scepticisme, mais
ne s'interroge pas sur le bien-fondé de l'application de ce concept à des syst
èmesde pensée très différents.
12 Cf D. Sedley, The motivation of Greek skepticism, dans The skeptical tra
dition, M. Burnyeat ed., Berkeley-Los Angeles-Londres, 1983 (p. 9-29), p. 16,
«the core commitment common to both thinkers, the elimination of all belief, was
a revolutionary innovation, which, barring an astonishing coincidence, Arcesilas
must have picked up from Pyrrho». Sans entrer, pour l'instant, dans le détail de
ces philosophies, nous dirons qu'il n'est affirmé nulle part qu'Arcésilas rejetait
une croyance qui se percevait comme telle, alors que Γ« apathie» pyrrhonienne
est effectivement la disparition de toute croyance.
6 INTRODUCTION

- nous ne nous interrogerons à aucun moment sur un


«sceptique» qui pourrait être indifféremment académicien ou pyr-
rhonien et nous chercherons au contraire à respecter le plus scr
upuleusement possible la tradition propre à chaque école;
- cependant, dans la mesure où nous trouvons à l'intérieur
de ces courants, et malgré des contextes philosophiques fort diffé
rents, un certain nombre d'éléments communs, nous ne nous inter
dirons pas l'emploi du terme de «scepticisme», chaque fois qu'il
fera référence à tout ou partie de cet ensemble. Ces éléments, que
les Académiciens et les Pyrrhoniens ont interprétés de manière très
dissemblable, mais qui nous semblent néanmoins constitutifs de la
culture sceptique, sont au nombre de trois : le concept d'isosthénie,
d'égalité des contraires; la topique du caractère décevant des sens
et de la raison; l'évocation des précurseurs, et tout particulièr
ement de Démocrite, auquel aussi bien Arcésilas que Pyrrhon ont
accordé une importance certaine.
Comment définir le travail dont nous proposons la lecture? Il
n'est ni une monographie des Académiques, ni une étude sur la
Nouvelle Académie, ni une analyse de l'ensemble de la philosophie
cicéronienne, encore qu'il participe de tout cela. Notre but sera
tout au long de cette recherche de comprendre à partir des Acadé
miques pourquoi Cicéron s'est reconnu dans l'Académie - et part
iculièrement dans la Nouvelle Académie -, d'analyser une harmonie
à bien des égards paradoxale. Kierkegaard a une comparaison très
ingénieuse pour caractériser celui qu'il appelle «le sceptique»:
«comme une toupie sous les coups de fouet, il se tient en équilibre
pendant un temps plus ou moins court ; pas plus que la toupie il ne
peut se maintenir13». Quelle attitude est, en effet, plus contraire à
la nature, au moins en apparence, que celle qui consiste à suspen
dre en toute occasion son assentiment? Une telle entreprise n'est-
elle pas nécessairement vouée à l'échec? Et pourtant comme Arcés
ilas, comme Camèade, Cicéron a fait de Γέποχή le maître mot de
sa philosophie. Pour quelle raison des êtres a priori aussi différents
que des scholarques de l'école platonicienne et un Romain, certes
passionné de philosophie, mais avant tout attaché au mos maio-
rum, ont-ils écarté tout choix définitif, toute certitude? On aura
compris que ce qui nous intéresse, c'est moins le doute lui-même
que le moteur du doute.

13 S. Kierkegaard, Ou bien . . . ou bien . . ., trad. F. et O. Prior et M. O. Gui-


gnot, Paris, 194313, p. 22.
PREMIERE PARTIE

PRÉSENTATION
DE LA NOUVELLE ACADÉMIE
ET DE L'ACADÉMISME CICERONIEN
CHAPITRE I

LA NOUVELLE ACADÉMIE :
HISTOIRE ET DÉFINITION DES PROBLÈMES

Arcésilas et la naissance de la Nouvelle Académie

II serait tentant de ne voir dans les multiples controverses qu'a


suscitées, et que continue de susciter la Nouvelle Académie, qu'un
débat artificiel dû au caractère très lacunaire des sources. Nous
pensons cependant qu'il faut dépasser la légitime réserve que l'on
peut éprouver devant tant d'interprétations divergentes, et recher
cher pourquoi la pensée philosophique d'une école aussi important
e que celle fondée par Platon a pu, à partir d'un moment donné,
être si diversement comprise. En fait, c'est du vivant même d'Arcé-
silas1, responsable de ce qui fut considéré par les contemporains
comme une nouvelle orientation donnée à la prestigieuse institu
tion platonicienne, que se déchaînèrent les premières controverses,
dont nous pouvons apprécier la vivacité à travers quelques frag
ments poétiques2 ou dans un témoignage très postérieur, mais

1 Sur le détail de la vie d'Arcésilas, qui vécut de 316/315 à 241/240 cf. H.


von Arnim, Arkesilaos18, dans RE, 2, 1895, p. 1164-1168. Une édition commentée
des fragments d'Arcésilas a été réalisée récemment par H. J. Mette, Zwei Akade
miker heute : Krantor von Soloi und Arkesilaos von Pitane, dans Lustrum, 26,
1984, (p. 7-104), p. 41-104.
2 II s'agit :
a) des vers de Timon, le disciple de Pyrrhon, dans lesquels Arcésilas était
probablement comparé à un poisson se dirigeant vers Pyrrhon ou vers le dialec
ticien Diodore, cf. Diog. Laërce, IV, 33, et Numénius, ap. Eusèbe, Praep. Eu.,
XIV, 5, 13, (frg. 25 Des Places) = frgs. 32-33 Decleva-Caizzi. Pour le commentair
e de ces vers, cf. H. Diels, Poetarum phiîosophorum fragmenta, Berlin, 1901,
p. 182-183, et F. Decleva-Caizzi, p. 186-192;
b) du vers d'Ariston, philosophe stoïcien hétérodoxe qui, parodiant la
description homérique de la Chimère (//., VI, 181) avait écrit : πρόσθε Πλάτων,
δπιθεν Πύρρων, μέσσος Διόδωρος, cf. Sext. Emp., Hyp. Pyrrh., I, 234; Diog.
Laërce, IV, 33 et Numénius ap. Eusèbe, Praep. Εν., XIV, 5, 13, frg. 25 Des Pla
ces. Ce vers fut pour beaucoup dans la tradition attribuant à la Nouvelle Acadé
mie un dogmatisme ésotérique, thèse que nous avons critiquée dans Scepticisme
et dogmatisme dans l'Académie : «l'ésotérisme» d'Arcésilas, dans REL, 56, 1978,
p. 335-348. Cf. également J. Glucker, Antiochus and the late Academy, Göttingen,
1978, p. 296-306.
10 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

d'une grande importance, le Contre Colotès de Plutarque3. Depuis


cette époque, la Nouvelle Académie est un problème que les histo
riens de la philosophie antique tentent de résoudre chacun à sa
façon, avec des résultats souvent contradictoires. Mais il ne s'agit
pas seulement d'une querelle d'érudits car, par delà des discus
sionsparfois bien incertaines, c'est en définitive sur l'origine et le
sens du scepticisme dans la culture occidentale que l'on s'interro
ge. Il n'est pas indifférent à cet égard que deux penseurs dont l'i
nfluence sur celle-ci a été considérable aient pu défendre sur cette
question des opinions totalement opposées. D'une part, en effet,
Saint Augustin, qui avait lu les Académiques de Cicéron, mais qui,
au moment où il écrivait le Contra Academicos, avait dépassé sa cri
se sceptique et combattait avec vigueur une forme de pensée par
laquelle il avait été tenté, fait sienne la thèse du dogmatisme ésoté-
rique et nous affirme qu'Arcésilas et ses successeurs avaient pré
servé la partie dogmatique du platonisme, ne la révélant qu'à de
très rares élus4. Pour G. W. F. Hegel, au contraire, la philosophie
de la Nouvelle Académie est le scepticisme même, la négativité
pure, puisque Arcésilas fut le seul à douter de son propre doute5.
Entre ces deux pôles, nous trouvons une grande variété d'exégèses
dont nous allons tenter de faire le bilan, en laissant volontairement
de côté les études qui portent sur des points de détail et que nous
aurons l'occasion d'évoquer dans la suite de notre recherche. Notre

3 Pour l'étude du Contre Colotès, l'ouvrage de référence demeure celui de


L. Westman, Plutarch gegen Kolotes, Helsinki, 1955, qui contient, p. 26-27, des
renseignements très précis sur la vie de ce disciple d'Epicure, qui avait écrit un
ouvrage polémique, dont le titre était : Περί του δτι κατά τα των άλλων φιλ
οσόφων δόγματα ουδέ ζήν έστιν. Il y attaquait un grand nombre de philosophes,
et tout particulièrement Arcésilas. Par ailleurs, W. Crönert a étudié les papyri
contenant ses critiques contre le Lysis et YEuthydème, dans Kolotes und Mene-
demos, Studien zur Palaeographie und Papyruskunde, 6, Leipzig, 1905; cf. égale
ment A. Concolino Mancini, Sulle opere polemiche di Colote, dans CronErc, 6,
1976, p. 61-67.
4 Sur l'attitude de Saint Augustin à l'égard de la Nouvelle Académie, cf.
infra, p. 637-644.
5 G. F. Hegel, La relation du scepticisme avec la philosophie, trad, et notes
par B. Fauquet, Paris, 1972. Dans cet article du Journal de philosophie, 1802,
Hegel réfutait l'ouvrage de G. E. Schulze, Critique de la philosophie théorique,
Hambourg, 1801, lequel prétendait exclure Arcésilas et Camèade de l'histoire
du scepticisme, sous prétexte qu'ils auraient posé dogmatiquement que tout est
incertain. Pour Hegel, au contraire, p. 60 de l'édition citée, la Nouvelle Acadé
mie représente «la pure négativité, qui est elle-même une pure subjectivité».
Sur l'attitude de Hegel à l'égard du scepticisme antique, cf. V. Verra, Hegel e lo
scetticismo antico : la funzione dei tropi in lo scetticismo antico, dans Lo scettici
smo antico, Atti del convegno organizzato dal Centro di studi del pensiero antico
del C.N.R., Rome, 1980, t. 1, p. 49-60, et M. Gigante, Scetticismo e epicureismo,
Naples, 1981, p. 13-15.
LA NOUVELLE ACADÉMIE 11

but n'est pas d'établir un catalogue des multiples explications pro


posées, travail qui a déjà été fait par d'autres6, mais de discerner
dans la masse de celles-ci les différentes images possibles de la
Nouvelle Académie. Un historien de l'épicurisme ou du stoïcisme
s'avance, si l'on peut dire, en terrain solide, il a affaire à une doc
trine, qui sans doute connut des modifications, mais dont les prin
cipes demeurèrent immuables. En revanche, celui qui se propose
d'étudier la Nouvelle Académie doit renoncer à une telle assurance
et se résigner bon gré mal gré à admettre que l'histoire de cette
école est en grand partie celle des interprétations dont elle a fait
l'objet.
Les textes doxographiques qui nous présentent une vision d'en
semble de l'évolution de l'Académie sont relativement homogènes.
Le plus complet est celui de Sextus Empiricus qui écrit dans les
Hypotyposes Pyrrhoniennes1 : «les Académies, dit-on générale
ment, furent au nombre de trois : la plus ancienne, celle de Platon,
la seconde ou Moyenne, celle d'Arcésilas, le disciple de Polémon, la
troisième ou la Nouvelle, celle de Camèade et de Clitomaque; on y
ajoute parfois une quatrième, celle de Philon et de Charmadas et
une cinquième, celle d'Antiochus».
Ces mêmes informations se retrouvent presque textuellement
dans la Préparation Evangélique d'Eusèbe, sans qu'il soit possible
de discerner à quelle source celui-ci les a puisées8. En revanche,
la version de Diogene Laërce est un peu différente, puisqu'il ne
mentionne ni Philon ni Antiochus et qu'il fait commencer avec
Lacyde la Nouvelle Académie9. Quant à Clément d'Alexandrie, il
appelle Moyenne Académie celle qui va d'Arcésilas à Hégésinus, et
Nouvelle celle de Camèade et de ses successeurs10.
Tous ces témoignages se rattachent à la littérature des δια-
δοχαί, qui semble avoir connu un développement considérable à
l'époque hellénistique et dans laquelle les successions dans les éco-

6 Cf. H. J. Krämer, Platonismus und hellenistische Philosophie, Berlin,


1971, p. 5 et J. Glucker, op. cit., p. 33, n. 78 et 79.
7 Sext. Emp., Hyp. Pyr., I, 220, trad. J. Grenier et G. Goron, Oeuvres choi
sies de Sextus Empiricus, Paris, 1948 : Άκαδήμιαι δέ γεγόνασιν, ώς(οί μέν
πλείους)φασί, [πλείους μέν ή]τρεΐς, μία μέν καί αρχαιότατη ή των περί Πλάτωνα,
δευτέρα δέ και μέση ή των περί Αρκεσίλαον τον άκουστήν Πολέμωνος τρίτη δέ
και νέα ή των περί Καρνεάδην καί Κλειτόμαχον· ενιοι δέ και τετάρτην προσ-
τιθέασι των περί Φίλωνα καί Χαρμίδαν, τινές δέ καί πέμπτην καταλέγουσι τήν
των περί τον Άντίοχον.
8 Eusèbe, Praep. Εν., XIV, 4, 16. Numénius n'est pas mentionné comme
source de ce passage.
9 Diog. Laërce, I, 19: «Le fondateur de l'Ancienne Académie fut Platon;
celui de la Moyenne, Arcésilas; celui de la Nouvelle, Lacyde».
10 Clément Al., Strom., I, 14, 63-64.
12 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

les philosophiques étaient énumérées sur le modèle des dynasties


royales11. Ils s'arrêtent tous au Ier siècle av. J.-C. et c'est un des
arguments qui ont été utilisés par J. Glucker pour démontrer que
l'Académie platonicienne disparut en tant qu'institution avec Phi-
Ion de Larissa, le maître de Cicéron12. Mais surtout, il est remar
quable qu'aucun des auteurs que nous avons cités ne précise le
sens de cette distinction entre plusieurs Académies. S'agissait-il de
modifications dans l'orientation philosophique, de changements
institutionnels, ou encore des deux à la fois, il est bien difficile de
le dire à la lecture de Sextus, de Diogene ou d'Eusèbe, et probable
ment n'en savaient-ils rien eux-mêmes. C'est précisément ce qui
donne une valeur inestimable au témoignage de Cicéron, puisque
lui ne s'exprime pas en historien épris de classifications, mais en
homme qui a véritablement connu les deux personnalités les plus
marquantes de l'Académie de son époque, le scholarque en titre,
Philon de Larissa, et le disciple dissident de celui-ci, Antiochus
d'Ascalon. Or, Cicéron ne parle jamais de la Moyenne Académie 13,
et, en revanche, il y a dans les Académiques deux traditions diffé
rentes quant à la Nouvelle. En effet, d'une part, Lucullus, qui
défend la doctrine d 'Antiochus, accuse Arcésilas d'avoir «réussi à
renverser une philosophie bien établie»14; de l'autre, Cicéron r
épond que le scholarque n'avait nullement voulu faire œuvre de
novateur et qu'au contraire il avait cherché à perpétuer la pratique
philosophique du doute incarnée avant lui par des penseurs presti
gieux, Socrate et Platon, mais aussi Démocrite, Anaxagore, Empé-
docle et «presque tous les Anciens»15. Deux thèses s'affrontent
dans les Académiques et, paradoxalement, ce sont les adversaires
de la Nouvelle Académie qui accusent celle-ci d'avoir constitué une
rupture par rapport à la tradition platonicienne, et de n'invoquer
de prestigieux prédécesseurs que pour dissimuler le caractère sédi-

11 Cf. sur ce point J. Glucker, op. cit., p. 344-356.


12 C'est là, en effet, la principale conclusion de cette oeuvre exceptionnelle.
Parmi les très nombreux arguments cités par J. Glucker, citons en particulier le
témoignage de Sénèque, Nat. quaest., VII, 32, 2 : Itaque tot familiae philosopho-
rum sine successore deficiunt : Academici et ueteres et minores nullum antistetem
reliquerunt.
13 Nous pensons l'avoir montré dans notre article Media Academia, (Part,
or., 40, 139), dans AC, 49, 1980, p. 260-264. Chez Cicéron cette expression ne
désigne pas la Moyenne Académie, mais la pensée de l'Académie dans son
authenticité.
14 Cicéron, Luc, 5, 15 : ut in optima re publica Ti. Gracchus, . . . sic Arcésilas
qui constitutam philosophiam euerteret.
15 Ibid., 23, 72-74, cf. Ac. post., I, 12, 44.
LA NOUVELLE ACADÉMIE 13

tieux de sa philosophie 16. A en juger donc par ce que nous a trans


misCicéron, et qui est confirmé par Plutarque dans le Contre Colo-
tès17, il n'y eut jamais de «Nouvelle» Académie, mais des scholar-
ques à la fois conscients de leurs responsabilités comme succes
seursde Platon et imprégnés de l'idée que Γέποχή était inhérente à
la véritable philosophie18. Par-delà cette antithèse, la question que
son témoignage nous invite à nous poser est d'abord celle-ci :
qu'appelait-on donc «école philosophique» dans l'Antiquité?
Nous éprouvons une grande difficulté à nous représenter cette
réalité, entre autres raisons, parce que notre époque a privilégié
l'opposition entre le penseur solitaire, coupé du monde, mais non
de la lumière, tel que l'a si admirablement peint Rembrandt, et le
philosophe engagé dans les conflits de son temps, soucieux d'effa
cer toute rupture entre la théorie et la pratique. Qu'était-ce donc
qu'une communauté philosophique? Constituait-elle un monde à
côté du monde, un microcosme ou un modèle, déjà une université
ou un monastère avant la lettre, nous le discernons encore assez
mal. Or un certain nombre de travaux récents sont venus apporter
une contribution que nous croyons d'une très grande importance à
l'étude de ces problèmes, même s'il demeure encore de très nomb
reuses zones d'ombre.
Pendant très longtemps, en effet, la thèse communément ad
mise fut celle de K. G. Zumpt, pour qui l'école était une collectivité
officiellement reconnue et, dans la tradition de ce savant, Wilamo-
witz crut même pouvoir démontrer que l'Académie et le Lycée
avaient un statut juridique d'associations culturelles 19. Ces travaux
n'ont pas résisté à la critique de J. P. Lynch, qui a démontré que
les scholarques du Lycée léguaient leurs biens, y compris ceux
réputés comme appartenant à l'école, à des personnes privées, ce

16 Arcésilas est comparé par Lucullus (§ 13) aux seditiosi dues, toujours
désireux de justifier leur cause en cherchant dans l'histoire de Rome d'illustres
précédents. Sur la tradition des populäres, cf. l'article de Z. Yavetz, Leuitas
popularis, dans Λ § R, N.S., 10, 1965, p. 97-114.
17 Plutarque, Adu. Col., 25 f, 1121f-1122a, dit qu'Arcésilas prétendait si
peu à l'originalité qu'il était accusé par ses adversaires d'interpréter à tort les
Présocratiques, Socrate et Platon comme des philosophes de Γέποχή. Plutarque
avait lui-même écrit un livre dans lequel il cherchait à démontrer l'unité de
l'Académie postplatonicienne: Περί τοΰ μίαν είναι τήν από του Πλάτωνος
Ακαδήμειαν (η. 63 du Catalogue de Lamprias).
18 La source de Cicéron et de Plutarque en ce qui concerne la thèse de
l'unité de l'Académie fut Philon de Larissa, cf. infra, p. 299.
19 K. G. Zumpt, Über den Bestand der philosophischen Schulen in Athen und
die Succession der Scholarchen, Berlin, 1843; U. von Wilamowitz-Moellendorf,
Antigonos von Karystos, Berlin, 1881, réimpr. Berlin-Zürich, 1965, Excursus 2,
p. 263-291.
14 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

qu'ils n'auraient pu faire si celle-ci avait eu un statut associatif20,


et cette recherche a été prolongée et amplifiée par J. Glucker dont
la très minutieuse étude sur le patrimoine de Platon aboutit aux
mêmes conclusions21. On peut donc affirmer maintenant, à la
lumière de ces études, que l'école philosophique n'avait ni existen
ce juridique, ni réalité matérielle, même si elle pouvait siéger long
temps au même endroit. Elle n'était rien d'autre qu'une commun
autéd'hommes se réclamant d'un maître fondateur dont la pré
sence se perpétuait par l'élection ou la désignation du scholarque,
seule structure institutionnelle. Lorsque la doctrine était un systè
me,le scholarque ne disposait que d'une liberté d'interprétation
réduite, son pouvoir exégétique étant limité par l'existence de dog
mes très solidement articulés22. La pensée platonicienne si diverse,
si difficile à figer, donnait une plus grande latitude à celui qui en
était le dépositaire, ce qui ne signifie pas pour autant qu'il n'avait
pas un certain nombre de principes fondamentaux à respecter;
simplement, il pouvait exprimer sa fidélité à ceux-ci sous des for
mes déconcertantes, voire paradoxales.

Arcésilas

Arcésilas23 est né en Éolide, vers 315 av. J.-C. et, après des étu
des de mathématiques dans sa ville natale, il suivit à Athènes l'en-

20 J. P. Lynch, Aristotle's School. A study of a Greek educational institution,


Berkeley, 1972.
21 J. Glucker, op. cit., p. 226-237. Cet absence de statut juridique nous sem
ble confirmée par le fait qu'un certain Sophocle, fils d'Amphiclidès estima
nécessaire du vivant de Théophraste de proposer une loi interdisant sous peine
de mort d'ouvrir une école philosophique sans autorisation de la βουλή et du
peuple, ce qui provoqua l'exode des philosophes. L'année suivante Socrate fut
poursuivi pour avoir proposé une loi contraire au droit et les philosophes revin
rent. Sur cette affaire, cf. Diog. Laërce, V, 38; Athénée, XII, 610 e, et F. A. Hoff
mann, De lege contra philosophos, in primis Theophrastem, auctore Sophocle,
Amphiclidae filio, Athenis lata, Carlsruhe, 1842. Il faut également souligner que
l'absence de structure légale était largement palliée par l'importance de l'aspect
religieux dans certaines écoles philosophiques, cf. le fragment d 'Antigone de
Caryste dans le Banquet des Sophistes d'Athénée (XII, 547 d) et, pour une pré
sentation plus générale de cette question, l'ouvrage de P. Boyancé, Le culte des
Muses chez les philosophes grecs, Paris, 1937.
22 C'est ainsi que l'étude, à tous égards fondamentale, de M. Van Straaten,
Panétius, sa vie, ses écrits et sa doctrine, avec une édition de ses fragments, Ams
terdam, 1946, a montré comment Panétius restait le plus souvent, malgré les
apparences, fidèle à l'orthodoxie stoïcienne.
23 En dehors de l'article de la RE déjà cité n. 1, on trouvera une foule de
détails concernant la vie et la personnalité d'Arcésilas dans l'ouvrage monu
mental d'E. Zeller, Die Philosophie der Griechen in ihrer Geschichtlichen Entwic
klung,t. 31, Leipzig, 19094, p. 508 sq.
LA NOUVELLE ACADÉMIE 15

seignement de Théophraste et des Académiciens Crantor et Polé-


mon, chez qui il eut comme condisciple Zenon avec lequel il devait
par la suite si durement s'affronter24. Les multiples anecdotes que
rapporte à son sujet Diogene Laërce révèlent un personnage d'une
certaine truculence, à la fois généreux et sarcastique, curieux des
opinions d'autrui (il conseillait à ses disciples d'aller écouter les
autres philosophes) et prompt à les combattre25. Dialecticien re
doutable, il ne laissa aucun livre, parce qu'il ne voulait, dit Dioge
ne, donner son avis sur rien26. Il semble avoir eu une attitude de
réserve à l'égard du pouvoir politique, refusant obstinément d'aller
saluer le roi Antigone et n'acceptant de se rendre auprès de lui que
comme ambassadeur de sa cité27. Ses successeurs suivirent son
exemple et Lacyde répondit ironiquement au roi Attale qui souhait
ait le faire venir à sa cour que les images se contemplent de
loin28. Un tel comportement étonne quand on connaît les relations
privilégiées que d'autres philosophes, les Stoïciens notamment, en
tretenaient avec les souverains hellénistiques. Il est donc vraisem
blableque l'Académie, dont l'histoire était étroitement liée à celle
d'Athènes, continuait à privilégier la cité et affichait une certaine
indifférence envers le nouvel ordre politique29.
Pourquoi Arcésilas a-t-il tellement choqué ses contemporains,
alors qu'il ne cachait pas son admiration pour Platon et qu'il se
défendait avec vigueur de vouloir faire preuve d'originalité30? Une
phrase de Cicéron permet à elle seule de comprendre la nouveauté
de sa position philosophique et la violence des réactions qu'elle
provoqua : «Arcésilas negabat esse quidquam quod sciri poîest, ne

24 Diog, Laërce, IV, 29 et Numénius, ap. Eusèbe, Praep. Ev., XIV, 5, 11,
frg. 25 Des Places.
25 Diog. Laërce, IV, 42.
26 Ibid., 32.
27 Ibid., 39.
28 Ibid., 60.
29 II n'y avait cependant pas de véritable hostilité de la part d'Arcésilas à
l'égard du pouvoir royal puisqu'il entretenait de bonnes relations avec le com
mandant de la garnison macédonienne et ne voyait pas d'inconvénient à fêter
l'anniversaire du fils d'Antigone, cf. Diog. Laërce, IV, 39 et 41. De ces anecdotes
on retire donc l'impression qu'Arcésilas, sans pratiquer une attitude de résistan
ce cohérente, tenait néanmoins à marquer par un certain nombre de gestes que
l'Académie ne voulait pas être inféodée au nouveau pouvoir.
30 Diogene Laërce dit, IV, 32, dit qu'il paraissait avoir Platon en admiration
et qu'il avait acquis ses œuvres. Cette dernière affirmation est assez surprenant
e, car qu'y avait-il de remarquable à ce qu'un scholarque de l'Académie possé
dât les textes fondamentaux de son école? L'interprétation que nous proposons
de ce passage est celle-ci : Arcésilas ne s'était pas contenté d'utiliser l'exemplai
re commun de l'œuvre platonicienne, il en avait fait faire une copie qui était
son bien propre.
16 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

illud quidem ipsum quod Socrates sibi reliquisset»31. En mettant en


doute son propre doute, en contestant cette conscience de l'igno
rance, par laquelle Socrate avait défini sa sagesse32, le scholarque
pouvait avoir l'impression de progresser sur la voie tracée par le
maître de Platon33. Il lui était cependant difficile d'ignorer que sa
manière de perpétuer la méthode socratique constituait un boule
versement considérable par rapport au platonisme de ses prédéces
seurs immédiats et pouvait paraître contredite par tous les dialo
gues, la République par exemple, où Platon semble être à l'opposé
de tout scepticisme. C'est cette difficulté qui est au centre des nomb
reuses recherches consacrées à Arcésilas.

Le dogmatisme ésotérique

La manière la plus simple de résoudre le problème posé par


les relations entre la Nouvelle et l'Ancienne Académie est assuré
mentde nier celui-ci, en arguant de l'existence d'un dogmatisme
ésotérique, d'une doctrine secrète qu'Arcésilas aurait révélée à l'éli
tede ses disciples. Nous avons eu l'occasion de réunir dans un arti
cle tous les témoignages qui exposent cette thèse et de montrer le
caractère ambigu et même fragile d'une telle tradition34; nous y
reviendrons35 et il nous suffira, pour l'instant, de citer les savants
modernes qui l'ont défendue. A. Geffers, dont la dissertation qui
date de plus d'un siècle, se lit encore avec intérêt, s'est malheureu
sement contenté sur ce point d'invoquer sans aucune analyse crit
ique quelques textes antiques. Beaucoup plus fine est l'étude de
L. Credaro, qui a cherché à montrer, avec une certaine force de
conviction, que scepticisme et dogmatisme ésotérique n'étaient pas

31 Cicéron, Ac. post., I, 12, 45 : «Arcésilas disait que rien ne peut être connu
avec certitude, pas même ce que Socrate s'était réservé comme objet de scien
ce».
32 L'allusion à la sagesse socratique dans le texte cicéronien est une réfé
rence à Platon, Apologie, 21a.
33 O. Gigon, Zur Geschichte der sogennanten Neuen Akademie, dans ΜΗ, Ι,
1944, (p. 47-64), p. 54, a bien mis en évidence cette volonté de continuité d'Arcé-
silas, mais a sous-estimé la difficulté qu'il y avait à se réclamer de Socrate tout
en excluant ce point fixe qu'était pour le maître de Platon la conscience de
l'ignorance.
34 C. Lévy, Scepticisme et dogmatisme. . ., cf. la n. 2, et J. Glucker, op. cit.,
p. 296 sq.
35 Cf. l'annexe «Quelques remarques à propos des images de la Nouvelle
Académie dans le Contra Academicos de Saint Augustin», p. 641-644.
36 A. Geffers, De Nova Academia Arcesila auctore constituta, Göttingen,
1842, p. 18 : Haec ... id aperte monstrant, quod verisimile esse diximus, ipsum
vere et ex animo veterum Academicorum amplexum esse et tuitum doctrinam,
eamque tradidisse nullis, nisi qui essent idonei.
LA NOUVELLE ACADÉMIE 17

nécessairement contradictoires, puisque le doute du scholarque


pouvait, tout en étant parfaitement sincère, aboutir, pour ainsi dire
naturellement, à «la partie positive» du platonisme37. Cependant,
c'est O. Gigon qui, dans son article au titre révélateur, a donné à
cette thèse son expression la plus achevée, l'inscrivant dans une
vision d'ensemble de la philosophie d'Arcésilas, qui aurait été selon
lui l'héritier à la fois de la dialectique socratique et du pythagoris-
me si cher à l'Académie38.
Quels que soient les mérites de ces savants, il ne rendent pas
crédible, selon nous, une explication simplificatrice à l'excès, s'ap-
puyant sur des témoignages peu fiables, et fondée essentiellement
sur la difficulté que l'on éprouve à comprendre comment la Nouv
elle Académie a pu se réclamer de Platon sans faire état, par
exemple, de la théorie des Formes. Mais, une fois écartée cette pre
mière interprétation, il reste à comprendre de quelle manière Arcé-
silas pouvait concilier sa fonction de scholarque de l'Académie et
sa philosophie du doute universel.

Les racines platoniciennes

La réponse qui paraît a priori la plus logique est qu'il privilé


gia tout ce qui avait été formulé par Socrate et Platon de manière
dubitative, voire aporétique. V. Brochard résuma cette explication
en des phrases restées célèbres : «Les germes de scepticisme conte
nusdans la philosophie de Socrate et de Platon ont, en se dévelop
pant, produit la Nouvelle Académie. Si Pyrrhon n'eût pas existé, la
Nouvelle Académie aurait été à peu près ce qu'elle a été»39. Encore
fallait-il déterminer avec précision ce qu'étaient les «germes» en
question.
Sur ce point les travaux ont été de deux types. La première
méthode consistait à rechercher quels dialogues, quels passages de
Platon, permettaient à Arcésilas de se réclamer du fondateur de

37 L. Credaro, Lo scetticismo degli Academici, t. 2, Milan, 1893, p. 177 sq.


38 Dans l'article auquel nous avons déjà fait allusion, cf. n. 33, O. Gigon
écrit à propos de ce dogmatisme ésotérique : Die Texte lassen keinen Zweifel, ce
qui est pour le moins excessif. Comme l'a fort justement dit J. Moreau, Pyrrho-
nien, Académique, Empirique, dans RPhL, 77, 1979, (p. 303-344), p. 315: «Non
seulement il est peu vraisemblable qu'à des auditeurs formés à l'esprit critique
Arcésilas ait transmis en secret des formules dogmatiques, mais le texte des
Académiques écarte expressément cette pédagogie».
39 V. Brochard, Les sceptiques grecs, Paris, 19593 (édition identique à la
deuxième) p. 9. Cf. également V. Goldschmidt, Platonisme et pensée contempor
aine, Paris, 1970, p. 264 : «Les origines de cette école sont authentiquement
platoniciennes, encore qu'elles ne conservent pas, sans doute, le platonisme
intégral ».
18 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

l'Académie. Elle a été appliquée avec une grande minutie par


G. Paleikat qui analysé dans le détail le Lâchés, le Charmide, le Pro
tagoras et les deux Hippias40 et, plus près de nous, par J. Glucker.
Avec son érudition et son ingéniosité habituelles, l'auteur d'Anti-
ochus and the late Academy a procédé de manière indirecte et il
s'est tout particulièrement intéressé à un texte dont l'authenticité a
fait l'objet de très vives controverses, la Lettre II de Platon, dans
lequel il a vu une réponse à l'utilisation sceptique qu'aurait faite la
Nouvelle Académie de certains dialogues, et notamment du Parmé-
nide41. Cette démarche ne répond cependant pas à la question
essentielle : pourquoi Arcésilas a-t-il privilégié le Théétète, le Char
mide ou le Parménide plutôt que la République ou le Phédon ?
Plus fréquente, donc, est la valorisation de la dialectique com
mevéritable lien entre Platon et la Nouvelle Académie. Il ne s'agit
plus alors de dresser la liste des dialogues sur lesquels pouvait

40 G. Paleikat, Die Quellen der Akademischen Skepsis, Leipzig, 1916. L'anal


ysedes passages aporétiques de tous ces traités platoniciens est faite dans les
pages 36-45 de ce livre.
41 J. Glucker, op. cit., p. 39-47. Ce savant accorde, à juste titre, une grande
importance à un témoignage tardif, le commentaire anonyme du Théétète
publié par H. Diels et W. Schubart, Anonymer Kommentar zu Piatons Theaetet,
Pap. 9782, Berlin, 1905, dont nous avons nous-même souligné l'intérêt pour
l'histoire de l'Académie, cf. notre Scepticisme et dogmatisme. . ., p. 346. H. Tar-
rant, qui a étudié le problème de la date de ce texte dans The date of Anon, in
Theaetetum, dans CQ, 33, 1983, p. 161-187, en a conclu qu'il pourrait bien être
l'œuvre d'Eudore. Sans aller jusqu'à un tel degré de précision, il nous paraît
certain que la datation proposée par Diels et Schubart (IIIe siècle ap. J.-C.) est
trop tardive. De multiples détails, sur lesquels il est inutile de nous attarder ici,
nous laissent penser que l'auteur du Commentaire se situe chronologiquement
entre Philon d'Alexandrie et Plutarque. Le Commentaire permet, en tout cas,
d'imaginer l'utilisation qu 'Arcésilas et Camèade pouvaient faire d'un dialogue
comme le Théétète, dans lequel Platon élimine les opinions fausses concernant
la science, mais ne donne pas de définition de celle-ci. Pour J. Glucker, loc. cit.,
la Nouvelle Académie devait également utiliser le Parménide, dans lequel les
attaques contre la théorie des Formes ne reçoivent pas de réponse définitive. A
l'appui de cette hypothèse, il interprète la Lettre II de Platon, dont l'authenticité
a été contestée, comme la réponse à la Nouvelle Académie d'un tenant du plato
nisme dogmatique, indigné de l'utilisation qui était faite du Parménide par
Arcésilas. Sur ce point sa démonstration exige tant de présupposés qu'elle lais
se.. . sceptique. De même, les recherches sur les dialogues pseudo-platoniciens
présentant certains de ceux-ci comme des produits de l'Académie d 'Arcésilas
n'ont abouti jusqu'à présent qu'à des résultats bien incertains, preuve d'une
continuité au moins partielle entre Platon et la Nouvelle Académie, cf. E. Bickel,
Ein Dialog aus der Akademie des Arkesilaos, dans AGPh, 17, 1904, p. 460-479;
A. Carlini, Alcuni dialoghi pseudoplatonici e l'Accademia di Arcesilao, dans ASNP,
31, 1962, p. 33-63. Dans cette dernière étude, le Clitophon est attribué à l'Acadé
mie d'Arcésilas, alors que l'image de Socrate y est dévalorisée. Or, la Nouvelle
Académie se réclamait de Socrate, même si elle prétendait le dépasser.
LA NOUVELLE ACADÉMIE 19

s'appuyer Arcésilas, mais de montrer que dans sa façon de réfuter


ses adversaires, dans le mouvement même de sa pensée, il perpét
uait la tradition socratique, même s'il fait de celle-ci un usage
excessif42. L'histoire de ces recherches est marquée par un nom,
celui de P. Couissin, dont les deux articles parus en 1929 firent
considérablement progresser la connaissance de la Nouvelle Acadé
mie et continuent à inspirer de nos jours encore d'intéressants tr
avaux 43. Avant cette date on avait certes soupçonné en Arcésilas un
second Socrate, plus virtuose et moins profond que le premier44,
mais il restait à démontrer comment il avait pratiqué la réfutation
des opinions qu'il estimait fausses. L'originalité de P. Couissin fut
de révéler que les concepts fondamentaux de la philosophie d'Arcé-
silas, loin de lui appartenir en propre, étaient des notions stoïcien
nes que le scholarque avait subverties pour mettre les philosophes
du Portique en contradiction avec eux-mêmes. Dans le système de
Zenon, par exemple, Γέποχή, la suspension du jugement, est une
simple attitude de prudence devant des représentations incertaines,
elle ne dure que le temps de rétablir la relation d'harmonie entre le
sujet connaissant et le monde. Il suffisait donc à Arcésilas de pré
tendre, à partir de quelques erreurs des sens, que rien ne peut être
connu avec certitude, pour aboutir à la conclusion, inacceptable et
absurde aux yeux d'un Stoïcien, que le sage devra toujours suspen
dre son assentiment. De même pour Γεΰλογον, qui représente dans
le stoïcisme une rationalité moyenne, incertaine, indigne du sage,
et qu 'Arcésilas transforme en seul critère possible de la connais
sance et de l'action, avec là encore l'intention de mettre en lumière
les failles d'un système si sûr de sa cohérence. Pour P. Couissin,
l'erreur des historiens de la Nouvelle Académie fut donc d'attr
ibuercomme doctrine à Arcésilas ce qui n'était en réalité qu'un jeu
destructeur à l'intérieur des dogmes stoïciens.

42 R. Hirzel, Untersuchungen zu Cicero's philosophischen Schriften, t. 3,


Leipzig, 1883, p. 29 sq. Pour R. Hirzel, Arcésilas, héritier des procédés de la dia
lectique mégarique, doit être rattaché à Socrate beaucoup plus qu'à Platon.
43 P. Couissin, Le stoïcisme de la Nouvelle Académie, dans Rev. hist, phil., 3,
1929, p. 241-276; L'origine et l'évolution de /'εποχή, dans REG, 42, 1929, p. 373-
397. Parmi les nombreux travaux récents issus de la réflexion de P. Couissin, cf.
G. Striker, Sceptical strategies, dans Doubt and dogmatism, Studies in hellenistic
epistemology, M. Schofield, M. Burnyeat, J. Barnes eds, Oxford, 1980, p. 54-83,
qui a affirmé qu'Arcésilas avait développé une philosophie de l'action qui
n'était pas la sienne propre, mais l'un des aspects de sa dialectique antistoïcien
ne; M. F. Burnyeat, Carneades was no probabilist, texte non encore publié, dont
l'auteur a bien voulu nous permettre de prendre connaissance. Il est, par ail
leurs, regrettable que l'on ait oublié ce que la thèse de Couissin doit à l'article
Arkesilaos de von Arnim, cf. supra, n. 1.
44 Cf. R. Hirzel, loc. cit.
20 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

On peut faire deux objections à P. Couissin, même si l'on est


persuadé qu'il y a une très grande part de vérité dans son argu
mentation. Il est regrettable, en premier lieu, qu'il n'ait pas tenu
compte de tous les témoignages et notamment d'un texte où Cicé-
ron attribue à Arcésilas le concept assez peu stoïcien, et en revan
che tout à fait pyrrhonien, d'isosthénie, d'égalité de force des dis
cours contraires, ce qui laisserait penser que le pyrrhonisme et la
philosophie de l'Académicien avaient malgré tout certains points
communs45. Mais surtout, il a trop rapidement exclu que la dialec
tique antistoïcienne d'Arcésilas ait pu exprimer une philosophie
personnelle. C'est de ce point de vue qu'il a été récemment critiqué
par A. M. Ioppolo qui s'est efforcée de démontrer que la suspen
sion arcésilienne de l'assentiment n'était pas le résultat d'un jeu
dialectique, mais une attitude philosophique exprimée par le scho-
larque propria persona*6.

Ancienne et Nouvelle Académies

Vouloir cependant situer Arcésilas exclusivement par rapport


à Socrate et à Platon, n'est-ce pas oublier qu'entre eux et lui nomb
rede philosophes se sont succédé à la tête de l'Académie, Speu-
sippe, Xénocrate, Crantor, Polémon, que l'on a longtemps tenus
pour de simples tâcherons appliqués à systématiser le plus possible
la pensée du Maître et que la recherche récente a véritablement
redécouverts47. H. J. Krämer a précisément traité de ce problème
dans le très savant ouvrage qu'il a consacré à la survivance du pla
tonisme à travers les doctrines de la période hellénistique, et il s'est
appliqué à situer Arcésilas par rapport à l'Ancienne Académie48.
Son idée maîtresse est que les successeurs immédiats de Platon
figèrent la dialectique en des exercices scolaires soumis à des

45 Cicéron, Ac. post., I, 12, 46 : Huic rationi quod erat consentaneum facie-
bat, ut contra omnium sententias dicens in earn plerosque deduceret, ut cum in
eadem re paria contrariis in partibus momenta rationum inuenirentur, facilius ab
utraque parte adsensio sustineretur.
46 A. M. Ioppolo, Doxa ed epoche in Arcesilao, dans Elenchos, 4, 1984,
p. 317-363, et Opinione e scienza, Naples, 1986.
47 Cf., pour ne citer que quelques titres d'une bibliographie qui devient
tout à fait impressionnante : H. Cherniss, The riddle of the early Academy, New
York, 19622; H. J. Krämer, Der Ursprung der Geistmetaphysik, Amsterdam, 1964
et Piatonismus und hellenistische Philosophie, Berlin-New York, 1971 : M. Isnar-
di Parente, Studi sull'Accademia platonica antica, Florence, 1979, ainsi que les
deux remarquables éditions publiées dans la collection « La scuola di Piatone » :
Speusippo, frammenti, Naples, 1980 et Senocrate-Ermodoro, frammenti, Naples,
1982.
48 H. J. Krämer, Piatonismus. . ., p. 14-58.
LA NOUVELLE ACADÉMIE 21

règles très strictes, celles-là même que nous trouvons dans les
Topiques d'Aristote. A la maïeutique de Socrate, à la recherche du
Bien, but ultime de la dialectique platonicienne, l'Ancienne Acadé
mie aurait donc substitué un formalisme étroit opposant sur toute
question le pour et le contre selon un scénario immuable. La véri
table innovation d'Arcésilas serait selon Krämer - qui se refuse à
parler de «scepticisme» à propos de la Nouvelle Académie et préfè
re le terme «d'aporétisme» - d'avoir su utiliser avec un talent
exceptionnel cette technique pour la réfutation du stoïcisme. Nous
ne sommes pas convaincu de l'existence d'une telle continuité,
mais ce problème des formes de la dialectique dans l'Ancienne et
la Nouvelle Académies est trop important et trop complexe pour
que nous l'évoquions ici rapidement et il sera étudié lorsque nous
analyserons la position de Cicéron sur ce sujet49.
Par ailleurs, si l'on peut difficilement ne pas être d'accord
avec ce savant lorsqu'il affirme que la critique du sensualisme,
menée avec tant de vigueur par Arcésilas, perpétuait une tradition
platonicienne d'hostilité au monde des sensations, présenté comme
celui de l'aparallaxie, de l'impossibilité de différencier les contrair
es, encore faut-il remarquer que le scholarque a toujours procédé
de manière critique, qu'il n'a jamais cherché à opposer à la doctri
ne stoïcienne des représentations la théorie d'un flux dans lequel il
serait impossible de percevoir les véritables réalités, et surtout qu'il
y a chez Platon, corrélativement au rejet de tout critère sensoriel,
une valorisation (nuancée à l'occasion, mais indiscutable) de la
connaissance intellectuelle, alors que la Nouvelle Académie a rejeté
l'idée que la raison puisse être un critère de vérité. Or la thèse de
Krämer ne nous paraît pas expliquer de manière satisfaisante
pourquoi Arcésilas s'est différencié avec tant de force de l'Ancien
ne Académie et ce qu'est devenu chez lui le second volet du dipty
queplatonicien50.
En réalité, son interprétation, comme toutes celles qui cher
chent à rattacher directement ou indirectement le fondateur de la
Nouvelle Académie à Platon, se heurte à une objection qui a été

« Cf. infra, p. 311-324.


50 H. J. Krämer a cherché à montrer, op. cit., p. 58-75, Die Umbildung der
Ideenbeweise, que la dialectique de la Nouvelle Académie, en même temps
qu'elle révélait les contradictions de la logique stoïcienne, constituait déjà une
sorte de propédeutique à une théorie de la connaissance fondée sur l'idée que
l'on ne peut connaître que le général. D'une part, nous ne croyons pas que l'on
puisse trouver la confirmation de cette interprétation dans Luc, 18, 58 (cf.
infra, p. 236, n. 91); d'autre part, nous essaierons de montrer que, contraire
ment à ce qu'affirme Krämer, la dialectique néoacadémicienne pouvait avoir
une certaine portée ontologique.
22 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

exprimée avec force par L. Robin, lorsque, critiquant V. Brochard,


il s'en est pris à ce qu'il a appelé la théorie du «développement
spontané des germes de Scepticisme» : «pourquoi, se demande-t-il,
ces germes sont-ils demeurés stériles au point que la Platonisme
était devenu un système de doctrines, rigoureusement machiné et
qu'Arcésilas a pu faire figure d'hérétique et de révolutionnaire?» 51.
Sa réponse, à laquelle M. Dal Pra donnera son adhésion, est que le
pyrrhonisme fut l'élément qui provoqua ce bouleversement dans
l'Académie 52, et, reprenant l'expression célèbre de Kant à propos
de Hume, il dit que Pyrrhon éveilla Arcésilas du «sommeil dogmat
ique» où l'aurait maintenu la fidélité aux scholarques de l'Ancien
ne Académie 53. Il s'agit là d'une position très habile, car elle per
met de reconnaître à la Nouvelle Académie le caractère platonicien
qu'elle a elle-même revendiqué, tout en affirmant que la forme de
celui-ci fut dans son cas déterminée par une influence extérieure à
l'école. Elle constitue une solution élégante au problème de la nais
sance, à des dates très rapprochées, de deux pensées que l'on quali
fie souvent de «sceptiques», mais qui furent très différentes et
même antagonistes.

La Nouvelle Académie et le pyrrhonisme

Depuis Aulu-Gelle qui écrivait déjà : «c'est une question ancien


ne et traitée par de nombreux auteurs grecs que de déterminer la
nature et le degré de la différence entre les philosophes pyrrho-
niens et les philosophes académiciens»54 jusqu'à l'article de
G. Striker, Ober den Unterschied zwischen den Pyrrhoneern und den
Akademikern55 ;, la dernière en date, à notre connaissance, des
recherches sur la question, d'innombrables travaux ont été consa-

51 L. Robin, Pyrrhon et le scepticisme grec, Paris, 1944, p. 45. Les pages


consacrées par L. Robin à Arcésilas sont parmi les plus fines que l'on ait écrites
sur ce philosophe. Robin a perçu ce qu'il y avait de neuf et d'intéressant dans
les idées de Couissin, mais aussi les points faibles de cette argumentation, et il a
tenté de pallier ceux-ci en supposant cette influence extérieure que Couissin, au
contraire, excluait totalement.
52 M. Dal Pra, Lo scetticismo greco, t. 1, Rome-Bari, 19752, p. 121-125,
conclut, comme Robin, que le pyrrhonisme n'était que la composante secondai
re du scepticisme d'Arcésilas, la composante principale étant la culture platoni
cienne dans sa riche complexité.
53 L. Robin, op. cit., p. 46.
54 Aulu-Gelle, Noct. ait., XI, 5, 6. Nous savons par le Catalogue de Lamprias,
64, que Plutarque avait écrit sur cette même question un ouvrage dont le titre
était : Περί τής διαφοράς τών Πυρρωνείων και 'Ακαδημαϊκών.
55 G. Striker, Über den Unterschied zwischen den Pyrrhoneern und den Aka
demikern, dans Phronesis, 26, 1981, p. 153-171.
LA NOUVELLE ACADÉMIE 23

crés à ce thème. Sa permanence a été soulignée par J. P. Dumont


dans la thèse56 qu'il a consacrée au scepticisme antique et nous
nous bornerons à donner un exemple supplémentaire de cette
continuité. Au début du XIXe siècle, l'Académie de Leyde proposait
comme thème «Quaeritur, in Dogmaticis oppugnandis, num. quid
inter Academicos et Scepticos interfuerit? Quod si ita sit, quae fuerit
discriminis causa?», et récompensait le mémoire, tout à fait remar
quable et bien oublié aujourd'hui, de J. R. Thorbecke57. A la fin de
ce même siècle, l'Académie des Sciences Morales et Politiques,
moins prolixe, choisissait comme sujet pour le prix Victor Cousin
«le scepticisme dans l'Antiquité grecque» et couronnait la première
version des Sceptiques grecs de V. Brochard, dont la valeur est de
nos jours encore unanimement reconnue58. Les Académies du XXe
siècle paraissent avoir quelque peu délaissé ce problème, mais il
n'en a pas moins continué à inspirer livres et articles. S'il est év
idemment difficile de résumer une telle somme de recherches, il
semble néanmoins possible de dégager deux points sur lesquels le
consensus est actuellement réel.
Tout d'abord, il n'est plus personne pour défendre la thèse de
P. L. Haas qui avait cru pouvoir affirmer qu'après la mort de
Timon, Académiciens et Pyrrhoniens avaient formé une seule et
même école, et ce jusqu'à la restauration du pyrrhonisme par Ené-
sidème59. Les critiques de L. Credaro et de V. Brochard ont fait
justice d'une telle assertion60. Par ailleurs, si l'on continue de s'i
nterroger sur une dette éventuelle d'Arcésilas à l'égard de Pyrrhon,
on a renoncé depuis longtemps à voir dans sa philosophie un pro
duit du pyrrhonisme. Cela étant, il demeure incontestable que la
généalogie du scepticisme est rendue particulièrement ardue par la
dualité de ses sources. Notre propos n'est pas d'aborder ici tous les
aspects de cette question - cela exigerait d'entrer d'emblée dans le
détail de chacune des deux pensées - mais de mettre en évidence
ce qui en fait la complexité.
La principale difficulté tient à l'histoire même du pyrrhonis
me. Il y a tout lieu de croire, en effet, que celui-ci connut une éclip
se durable après la mort de Timon, le disciple enthousiaste de

56 J. P. Dumont, Le scepticisme et le phénomène, Paris, 1972.


57 J. R. Thorbecke, Responsio ad questionem philosophicam a nobilissimo
ordine philosophiae theoreticae et litterarum humaniorum A. MDCCCXIX propo-
sitatn : quaeritur in Dogmaticis. . ., An. Ac. Lugd. Bat., 5, 1819-1820, p. 1-100.
58 La première version des Sceptiques grecs date de 1887.
59 P. L. Haas, De philosophorum Scepticorum successionibus eorumque us
que ad Sextum Empiricum scriptis, Diss. Würzburg, 1875, notamment p. 21 sq.
60 V. Brochard, op. cit., p. 230. L. Credaro, op. cit., t. 1, p. 170. On se repor
teraégalement à E. Zeller, op. cit., t. 31, p. 500, n. 1.
24 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

Pyrrhon, et, en tout cas, Cicéron range la philosophie pyrrhonien-


ne parmi les systèmes tombés depuis longtemps en désuétude61.
Lorsque l'énigmatique Enésidème, dont la pensée et même la data
tion font l'objet de vives controverses, entreprit de la faire renaître,
il ne se contenta pas d'en être le fidèle interprète, à supposer qu'il
y ait eu une doctrine pyrrhonienne bien constituée. Ancien disciple
de la Nouvelle Académie, déçu par ce qu'il ressentait comme une
évolution de celle-ci vers le dogmatisme, il avait été sans aucun
doute marqué par la confrontation entre l'école platonicienne et le
Portique et, quelle que fût sa volonté de retrouver la pensée pyr
rhonienne, il raisonnait avec des concepts étrangers à celle-ci62.
Or, si pendant très longtemps, on n'a pas fait de différence entre le
pyrrhonisme originel et celui d'Enésidème, dont Sextus Empiricus,
l'une de nos principales sources, fut au moins partiellement l'héri
tier63, la recherche actuelle semble dominée par la volonté de

61 Sur l'image de Pyrrhon chez Cicéron, cf. infra, p. 368-370. Aristoclès, ap.
Eusèbe, Praep. Ev., XIV, 18, 29, dit qu'il n'y eut pas de scepticisme pyrrhonien
entre Timon et Enésidème. Diogene Laërce, IX, 115-116, mentionne deux tradi
tions : selon Ménodote, Timon n'eut pas de successeur; selon Sotion et Hippobot
e, il y eut au contraire une continuité à peu près parfaite entre Timon et Sextus
Empiricus. J. Glucker, op. cit., p. 351-356, a montré de manière très convaincant
e que la deuxième tradition de Diogene n'est pas le fait de Sotion et d'Hippobo-
te, qui vécurent l'un et l'autre au début du IIe siècle av. J.-C, mais fut élaborée
par l'école de Sextus Empiricus, qui cherchait à prouver sa légitimité pyrrho
nienne.
62 Sur la date d'Enésidème, on accepte aujourd'hui l'argumentation de
V. Brochard, op. cit., p. 244-245, qui a montré que le Tubéron auquel Enésidème
dédia son œuvre était très vraisemblablement L. Aelius Tubero, l'ami de Cicé
ron. Selon Photius, Bibliothèque, 212, 170 a, Enésidème reprochait aux Acadé
miciens de son époque de se rapprocher du stoïcisme au point de sembler être
des Stoïciens en lutte contre d'autres Stoïciens et cela peut être interprété com
meune réaction aux exégèses de la pensée de Camèade données par Métrodore
de Stratonice et Philon de Larissa, cf. à ce sujet p. 290-300. Cette datation de
Brochard pose un problème très considérable, celui de l'absence chez Cicéron
de toute référence au restaurateur du pyrrhonisme, en dehors de Luc, 10, 32,
qui est généralement compris comme une allusion au scepticisme pyrrhonien,
cf. M. Dal Pra, op. cit., t. 2, p. 352, et infra, p. 270, n. 81. L'explication donnée
par Dal Pra au silence de Cicéron est que le mouvement lancé par Enésidème
était encore trop faible à cette époque pour que l'Arpinate pût s'y intéresser.
J. Glucker, op. cit., p. 116, n. 64, a suggéré astucieusement que Cicéron n'a pas
voulu parler d'une œuvre qui certainement critiquait son maître Philon et l'ac
cusait d'être devenu un dogmatique.
63 E. Saisset, Enésidème, Paris, 1840, ne voyait aucune différence entre le
scepticisme de Pyrrhon et celui d'Enésidème. Il était ainsi l'héritier de toute une
tradition, marquée notamment par les noms de Montaigne et de Pascal, qui a
vu dans l'œuvre de Sextus Empiricus l'expression la plus parfaite du pyrrhonis
me. Il est à remarquer cependant que Sextus, Hyp. Pyr., I, 30, 210 reproche à
Enésidème son héraclitéisme. Cette question très controversée a fait l'objet de
LA NOUVELLE ACADÉMIE 25

retrouver Pyrrhon par delà les version tardives de sa philosophie,


la position extrême étant celle de M. Conche qui, dans un essai bril
lant, novateur et polémique, a opposé radicalement le pyrrhonis-
me, pensée de l'apparence pure, et le phénoménisme64. Cette att
itude nouvelle se révèle particulièrement importante pour compar
er plus rigoureusement la pensée de Pyrrhon et celle d'Arcésilas,
mais elle est sérieusement limitée par la rareté des textes indépen
dants de la restauration d'Enésidème qui nous sont parvenus65.
Nous possédons, en effet, pour l'essentiel :
- quelques vers de Timon, regroupés par H. Diels et dans
lesquels le pyrrhonisme du sillographe apparaît comme un dogmat
ismede l'apparence à la tonalité étrangement religieuse66. Timon
a une reconnaissance éperdue pour son maître qu'il vénère comme
un dieu, parce qu'il lui a appris «la règle de vérité», qui est de
vivre au fil des apparences, condition indispensable de la paix inté
rieure absolue67.

nombreuses études, dont les plus complètes sont celle de G. Capone Braga,
L'Eracliteismo di Enesidemo, dans RF, 22, 1932, p. 33-47, et surtout celle
d'U. Burkhard, Die angeblichte Heraklit-Nachfolge des Skeptikers Aenesidem,
Bonn, 1973. Burkhard montre qu'en se réclamant d'Heraclite, Enésidème atta
quait le stoïcisme à sa racine, et souligne que, malgré une analyse identique du
phénomène, il existe une différence fondamentale entre les deux philosophes :
pour Heraclite les contradictions du phénomène conduisent au dogmatisme
ontologique, alors que pour Enésidème elles sont le fondement même du scepti
cisme.
64 M. Conche, Pyrrhon ou l'apparence, Villers-sur-Mer, 1973. Un excellent
compte-rendu de cette œuvre a été donné par V. Goldschmidt, dans REG, 1974,
87, p. 461-462. On peut tenter de résumer la thèse de Conche en disant que pour
lui Pyrrhon est celui qui a le plus profondément subverti la métaphysique aris
totélicienne en éliminant le concept même d'être au profit de l'apparence. Une
très intéressante synthèse des recherches actuelles sur le pyrrhonisme originel
a été faite par G. Reale, Ipotesi per una relettura della filosofia di Pino di Elide,
dans Lo scetticismo antico. . ., t. 1, p. 245-334. Il distingue huit interprétations
modernes du pyrrhonisme de Pyrrhon, avant de qualifier lui-même celui-ci
d'«éléatisme en négatif». Tout en considérant que Pyrrhon fut un cas unique et
qu'il y eut par la suite une reformulation de son message en fonction des
concepts de la philosophie grecque, il n'établit pas entre Pyrrhon et le sceptici
sme tardif la même coupure radicale que M. Conche.
65 Pour le problème essentiel de la hiérarchie des témoignages sur Pyrrhon,
cf. F. Decleva Caizzi, Prolegomeni ad una raccolta delle fonti relative a Pirrone di
Elide, dans Lo scetticismo antico, 1. 1, p. 95-141.
66 Cf., par exemple, le frg. 61 d Decleva-Caizzi, où Pyrrhon est comparé au
dieu Soleil. A. A. Long, Timon of Phlius : Pyrrhonist and satirist, dans PCPhS,
N.S., 24, 1978, (p. 68-91), p. 84, a fort justement souligné la ressemblance qu'il y
avait sur ce point entre les Pyrrhoniens et les Epicuriens.
67 Ces vers, que l'on trouve dans Sext. Emp., Adu. math., XI, 20=frg. 62
Decleva Caizzi, sont d'une grande importance pour la compréhension du pyrr
honisme originel :
26 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

Le pyrrhonisme ainsi conçu rejetterait-il toute recherche, toute


activité de la raison? S'il est vrai que l'ataraxie incarnée par Pyr-
rhon représente pour Timon le but à atteindre, le τέλος, celle-ci
résulte de la perception de l'isosthénie, de la parfaite équivalence
des contraires, dans les discours comme dans les choses, donc
d'une véritable activité philosophique. Il est à noter que Timon
emploie pour les rares philosophes à l'égard desquels il ressent
quelque estime, les adjectifs άμφοτερόβλεπτος, άμφοτερόγλωσ-
σος68, qui expriment le double regard et le double langage néces
saires à qui voudrait atteindre cet idéal, que Pyrrhon, lui, semble
dans les Silles avoir atteint par une sorte de grâce;
- un texte d'Aristoclès, Péripatéticien du IIe siècle ap. J.-C,
qui se réfère expressément à Timon et dont le résumé doctrinal
confirme les conclusions que l'on peut tirer de la lecture des

ή γάρ έγών έρέω, ώς μοι καταφαίνεται είναι,


μοθον άληθείης ορθόν έχων κανόνα,
ώς ή του θείου τε φύσις καί τάγαθού αίεί,
εξ ων ΐσότατος γίνεται άνδρί βίος.
Ils ont été interprétés par V. Brochard, op. cit., p. 62, et par L. Robin, op.
cit., p. 31, dans un sens très fortement dogmatique, c'est à dire une véritable
révélation sur la nature du Bien. M. F. Burnyeat, Tranquillity without a stop :
Timon, frag. 68, dans CQ, 30, 1980, p. 86-93, a proposé de supprimer la virgule
après αίεί, aboutissant ainsi à la traduction suivante : « la nature éternelle du
divin et du bien n'est rien d'autre que ce qui rend la vie de l'homme plus égal
e». Pour Burnyeat, une telle lecture fait disparaître le dogmatisme de ces vers
puisqu'elle enlève toute réalité ontologique aux valeurs. Cette interprétation a
été accueillie avec intérêt par A. A. Long, op. cit., p. 85. En revanche, G. Reale,
op. cit., p. 308, l'a critiquée, en objectant notamment qu'il y a dans les vers de
Timon un dogmatisme théologique dont l'interprétation de Burnyeat ne rend
pas compte. Lui-même propose d'envisager la pensée de Pyrrhon comme l'onto
logie parménidienne exprimée «en négatif», c'est à dire à partir du non-être
qu'est l'opinion. On trouvera une analyse détaillée des problèmes posés par ces
vers dans le commentaire qu'en fait F. Decleva Caizzi, p. 255-262, soulignant
très justement l'accord entre ce qu'écrit Timon et le témoignage cicéronien, qui
présente Pyrrhon comme un moraliste intransigeant.
68 Cf. à propos de Xénophane le frg. 59 Diels Poet. Phil. frag. (= Sext. Emp.,
Hyp. Pyrrh., I, 33, 24) : ώς καί έγών δφελον πυκινοΰ νόου άντιβολήσαι άμφοτερόβ
λεπτος.Le pyrrhonien Timon avait beaucoup d'estime pour Xénophane, à qui
il dédia les Silles (Sext. Emp., loc. cit.). Il lui reprochait cependant d'avoir voulu
substituer aux dieux de l'épopée homérique l'unité du panthéisme, c'est-à-dire
une autre forme de dogmatisme, Pour échapper entièrement à la tentation de
définir l'être, il manquait donc à Xénophane le «double regard» qui saisit
l'équivalence des contraires dans les choses. Sur les éléments sceptiques chez
Xénophane, cf. J. H. Lesher, Xenophanes scepticism, dans Phronesis, 23, 1978,
p. 1-21. L'adjectif άμφοτερόγλωσσος se trouve dans le fgr. 45 Diels, qui concer
ne les philosophes Zenon d'Elèe et Mélissos. G. Cortassa, Note ai Siili di Timone
di Fliunte, dans RFIC, 105, 1978, p. 140-155, a affirmé que dans ces vers Timon
se moque de ces philosophes, mais cette interprétation ne nous paraît pas
convaincante.
LA NOUVELLE ACADÉMIE 27

vers69. Il y est dit, en effet, que pour Pyrrhon les choses sont «éga
lement indifférentes, impossibles à mesurer et ne permettant aucu
ne décision», et que l'on doit donc être «sans opinion, sans inclina
tion et inébranlable». Quelle que soit donc la chose dont il s'agisse,
«il ne faut pas plus l'affirmer que la nier, ou bien l'affirmer et la
nier à la fois, ou bien ni l'affirmer ni la nier». G. Reale parle très
justement à propos de ce texte d'une «indifférence ontologique»
qui fonde «l'indifférence gnoséologique»70;
- le témoignage de Cicéron, déconcertant dans la mesure où
l'Arpinate ne mentionne Pyrrhon que comme un moraliste indiffé
rent à tout ce qui n'est pas le souverain bien71. En réalité, cette
image de Pyrrhon ne contredit pas celle donnée par Timon et elle
confirme que le pyrrhonisme, à l'instar de cette sagesse de l'Inde
par laquelle Pyrrhon fut si fortement influencé72, était une ascèse
vers la disparition de tout désir.

Si l'on s'en tient à ces références, on comprend que V. Bro-


chard ait pu affirmer avec son sens habituel de la formule juste :
«Pyrrhon fut une sorte de saint sous l'invocation duquel le scepti
cisme se plaça. Mais le père du pyrrhonisme paraît avoir été fort
peu pyrrhonien»73. Et il est vrai qu'il y a loin de ce Pyrrhon qui
accepte passivement les apparences et se refuse à les distinguer,
qui montre en toutes circonstances une indifférence absolue, au
point de refuser d'éviter les obstacles qu'il rencontre sur sa rout
e74, à la philosophie sceptique telle qu'elle est exposée par Sextus

69 Eusèbe, Praep. Ev., XIV, 18, 1-4 = frg. 53 Decleva Caizzi. Sur la personn
alitéd'Aristoclès, cf. l'article F. Trabucco, II problema del De philosophia di
Aristocle di Messene e la sua dottrina, dans Acme, 11, 1958, p. 97-150. Sur le pas
sage lui-même, cf. M. R. Stopper, Schizzi Pirroniani, dans Phronesis, 28, 1983,
p. 265-197. Stopper essaie d'y démontrer que Pyrrhon ne rejetait pas le principe
de non-contradiction, et que le Pyrrhon de Timon ne diffère pas nécessairement
de celui d'Énèsidème.
70 G. Reale, op. cit., p. 324.
71 Cf., par exemple, Luc, 42, 130, où sont comparées les morales d'Ariston
et de Pyrrhon : Huic (-Aristoni) summum bonum est in rebus neutram in partem
moueri, quae αδιαφορία ab ipso dicitur. Pyrrho autem ea ne sentire quidem
sapientem, quae απάθεια nominatur.
72 Diog. Laërce, IX, 61, raconte comment Pyrrhon suivit l'expédition
d'Alexandre et rencontra les gymnosophistes indiens. Sur les contacts entre le
souverain et les sages de l'Inde, cf. Strabon, Geo., XV, 1, 61; 63-5, ainsi que
Plutarque, Alex., 64 sq. L'étude la plus récente et la plus complète sur les origi
nes orientales de la pensée pyrrhonienne est celle d'E. Plintoff, Pyrrho and
India, dans Phronesis, 25, 1980, p. 135-164, qui ne s'est pas contenté de parler
d'une influence indienne, mais a cherché à identifier le courant spirituel précis
qui a pu séduire Pyrrhon et en a conclu qu'il s'agit de l'école de Sanjaya.
73 V. Brochard, op. cit., p. 68.
74 Diog. Laërce, IX, 62.
28 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

Empiricus. Sextus, en effet, définit le sceptique comme celui qui


continue à chercher, par opposition au dogmatique qui croit avoir
trouvé et à l'Académicien qui, selon lui, desespère de trouver75; or,
que peut signifier une telle recherche, sinon que le phénomène est
ressenti comme peu satisfaisant, qu'il constitue le voile au delà
duquel on ne désespère pas d'aller? En ce sens M. Conche nous
semble avoir raison lorsqu'il écrit : «le phénoménisme ne met pas
en cause le postulat fondamental du dogmatisme, à savoir celui du
partage de la réalité en deux zones, le clair et l'obscur, une zone de
lumière, une zone d'ombre»76. Le scepticisme de Sextus procède
assurément du pyrrhonisme parce qu'il s'assigne comme fin l'ata-
raxie (encore qu'à en croire Cicéron, Pyrrhon allait plus loin et
recherchait l'apathie, le fait de ne pas même sentir) et qu'il prétend
faire sienne la pratique systématique de l'isosthénie comme moyen
de parvenir à celle-ci. Mais, en acceptant de se définir par rapport
aux dogmatiques et aux Académiciens, alors que Timon n'avait
pour ceux-ci que railleries et invectives, en acceptant de poser le
problème du critère dans les mêmes termes que les autres philoso
phes, alors que le pyrrhonisme originel fut, en réaction sans doute
contre la métaphysique d'Aristote, une philosophie de l'apparence
absolue, Sextus exprime, tout en s'en défendant, un idéal de
connaissance qui doit beaucoup plus à ceux qu'il critique qu'à celui
dont il se réclame. Ce n'est donc pas à lui qu'il faut se référer
quand on s'interroge sur la relation d'Arcésilas au pyrrhonisme,
mais bien aux rares vestiges que nous avons cités.
Pour un adversaire de la Nouvelle Académie comme Sénèque,
il s'agit moins de définir avec exactitude la personnalité philoso
phique de celle-ci que de la rabaisser, d'où cet amalgame qui lui
fait présenter comme philosophes du nihil esse «les Pyrrhoniens,
les Mégariques, les Erétriens, les Académiciens, qui ont introduit
une science nouvelle : ne rien savoir»77. A quelles conclusions peut
aboutir une approche moins polémique? Comment définir l'une
par rapport à l'autre la philosophie de Pyrrhon et celle d'Arcési
las?
Débarrassons-nous tout d'abord de ce lieu commun qui veut
que, par opposition aux Pyrrhoniens toujours à l'affût de la vérité,
les Académiciens aient, comme dira Montaigne, «désespéré de leur
quête» et clamé qu'il n'est d'autre fin que «l'humaine ignoran-

75 Sext. Emp., Hyp. Pyr., I, 1, 3.


76 M. Conche, op. cit., p. 74.
77 Sénèque, Ep., 88, 44.
LA NOUVELLE ACADÉMIE 29

ce»78. Cette affirmation, dont la source, antérieure à Sextus79,


pourrait bien avoir été Enésidème, avait une apparente rigueur qui
la rendait séduisante, et on la retrouve même chez les meilleurs
esprits80. Il suffit de lire Cicéron pour en percevoir le caractère
arbitraire et pour, comprendre qu'en ce qui concerne Arcésilas et
Camèade, elle ne repose sur rien81. Pour le reste, les différences
sont évidentes entre un Pyrrhon imprégné de la sagesse des gym-
nosophistes et cherchant à anéantir tout désir, toute souffrance,
toute humanité même82, et Arcésilas, le dialecticien se lançant à
l'assaut des systèmes dogmatiques avec l'ambition d'en formuler la
plus rigoureuse des critiques. Mais la netteté de cette opposition ne
rend que plus surprenante l'existence d'un point commun, il s'agit
de l'isosthénie. Nous savons par Cicéron qu'Arcésilas invoquait
l'équipollence des discours opposés pour justifier la suspension de
l'assentiment.
Même si l'on admet avec P. Couissin que ce dernier concept ne

78 Montaigne, Essais, II, 12, p. 502 éd. P. Villey, Paris, 19783. Montaigne suit
fidèlement Sextus Empiricus, qu'il ne connaissait que dans la traduction latine
d'Estienne. M. Conche, La méthode pyrrhonienne de Montaigne, dans Bull. soc.
am. Mont., 10-11, 1974, p. 47-62, a essayé de montrer que, malgré sa dépendanc
e par rapport à Sextus, le scepticisme de Montaigne serait un véritable pyrrho-
nisme, tel que lui-même entend ce concept, c'est à dire une pensée de l'apparen
ce pure. On ne peut malheureusement le suivre dans cette démonstration, tant
sont nombreux les passages qui montrent que le doute de Montaigne porte sur
la possibilité d'accéder à l'être.
79 Cf. Geli., Noci. Att., XI, 5, 8 : Academici autem illud nihil posse compre-
hendi quasi comprehendunt et nihil posse decerni quasi decernunt, Pyrrhonii ne
id quidem dicunt.
80 II serait fastidieux et probablement impossible de recenser tous les tex
tes de philosophes dans lesquels Académiciens et Pyrrhoniens sont ainsi distin
gués. Citons à titre d'exemple l'article «Pyrrhon» du Dictionnaire historique et
critique de P. Bayle, lui-même réputé être un esprit sceptique : « ces derniers (les
Pyrrhoniens) diffèrent d'Arcésilas et de ses disciples en ceci qu'ils supposaient
qu'il était impossible de trouver la vérité et qu'ils ne décidaient pas qu'elle était
incompréhensible», p. 100 du 1. 12 de l'éd. Desœr, Paris 1820.
81 Nous avons vu, cf. supra, p. 15, qu'Arcésilas mettait en doute son propre
doute. Quant à Camèade, il répondait à Antipater, qui lui objectait que la propos
ition «rien ne peut être perçu» contenait au moins une affirmation, qu'elle ne
souffrait aucune exception, cf. Cicéron, Luc, 9, 28.
82 pyrrhon disait qu'il est difficile d'èrôûvai τον άνθρωπον, de se dépouiller
de l'homme. Il y a dans cette étonnante formule une autre forme d'exprimer
son idéal ά'άπάθεια, cf. Ant. Car. ap. Diog. Laërce, IX, 66 et Aristoclès ap. Eus.,
Praep. Ev., XIV, 18, 26. = frgs 15 Α-B Decleva Caizzi; cf. C. Waddington, Pyrr
hon et le pyrrhonisme, Paris, 1876, p. 338 : «dépouiller l'homme . . . extirper ou
regarder comme n'existant pas les sentiments, les instincts et les besoins inhé
rents à notre nature ».
30 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

jouait aucun rôle dans le pyrrhonisme originel83, il est évident que


le principe de l'égalité des contraires fut pyrrhonien avant d'être
académicien. D'où, chez Goedeckmeyer, Paleikat ou Natorp l'affi
rmation qu'Arcésilas aurait subi sur ce point l'influence de Pyrr-
hon84. On est aujourd'hui beaucoup plus prudent, et l'on préfère
laisser de côté les problèmes de sources pour ne s'intéresser qu'aux
analogies conceptuelles. C'est ainsi que, dans l'article auquel nous
avons fait allusion, G. Striker a cru pouvoir affirmer au terme
d'une comparaison assez minutieuse que, malgré la spécificité dia
lectique de la Nouvelle Académie, les deux philosophies sceptiques
ne sont pas sur le fond si éloignées l'une de l'autre85.
De fait, même si on se refuse à raisonner en termes d'influenc
e, même si l'on croit, et c'est notre cas, que la pensée d'Arcésilas
ne devait rien à celle de Pyrrhon, il est une question que l'historien
de la philosophie doit affronter : Pyrrhon et Arcésilas ne puisaient-
ils pas à une source philosophique au moins partiellement commun
e? On sait que Pyrrhon avait une grande admiration pour Démoc
riteet c'est très probablement chez lui qu'il puisa le principe de
l'isosthénie86. Or il est frappant qu'Arcésilas ait revendiqué le phys
icien d'Abdère parmi ses prédécesseurs87, alors que l'hostilité de
Platon à l'égard de celui-ci fut si grande qu'il avait conçu le projet
d'en brûler tous les livres et qu'il renonça à cette tentation unique
mentparce que ceux-ci étaient déjà largement diffusés88. Ce sur-

83 P. Couissin, L'origine. . ., p. 387. Rappelons que pour P. Couissin le


concept d 'εποχή fut stoïcien avant d'être académicien, alors que le concept
authentiquement pyrrhonien était Γ αφασία. Ce ne fut que bien plus tard, avec
Enésidème probablement, que les Sceptiques se réclamant de Pyrrhon adoptè
rent le terme ά'εποχί], ne conservant plus Γ αφασία que «comme un souvenir
historique ».
84 A. Goedeckmeyer, Die Geschichte des griechischen Skeptizismus, Leipzig,
1905, p. 33-34; G. Paleikat op. cit., p. 14 sq.; P. Natorp, Forschungen zur Ges
chichte des Erkenntnissproblems, Berlin 1884, p. 290.
85 G. Striker, Über den Unterschied. . ., propose notamment, p. 163, de dis
tinguer à l'intérieur même de Γέποχή la suspension du jugement qui résulte de
la dialectique antistoïcienne et celle qui résulte du principe d'isosthénie. Nous
tenterons, au contraire, de montrer qu'il est possible de préserver l'unité du
concept.
86 Sur l'admiration de Pyrrhon pour Démocrite, cf. Diog. Laërce, IX, 67 et
l'article d'A. Graeser, Demokrit und die Skeptische Formel, dans Hermes, 98,
1970, p. 300-312.
87 Cf. Cicéron, Ac. Post., I, 12, 44, et Luc., 23, 73, où Cicéron s'exprime à
propos de Démocrite en des termes exceptionnellement louangeurs : quern cum
eo conferre possumus non modo ingeni magnitudine, sed etiam animi, qui ita sit
ausus ordiri : «haec loquor de uniuersis?»
88 Diog. Laërce, IX, 40. Diogene s'interroge sur le silence de Platon à pro
pos de Démocrite et il en donne une explication qui n'est guère flatteuse pour le
LA NOUVELLE ACADÉMIE 31

gissement de Démocrite dans l'Académie ne semble pas avoir vér


itablement attiré l'attention des érudits, et cependant nous pensons
qu'il y a là, non pas une véritable direction de recherches, car il
nous semble que l'Abdérite ne fut pour Arcésilas qu'un des instr
uments de sa dialectique, mais un fait susceptible de donner une
certaine unité au concept de scepticisme antique. S'il est, en effet,
évident qu'Arcésilas ne concevait pas l'isothénie de la même manièr
e que Pyrrhon89, il n'en reste pas moins vrai que les deux cou
rants du scepticisme antique ont eu ceci en commun qu'ils se sont
référés à la tradition démocritéenne, l'un pour en faire la justifica
tion philosophique d'une sagesse inspirée de l'Orient, et l'autre
pour combattre plus efficacement le dogmatisme.

Arcésilas et le Lycée

II y a quelques années, A. Weische proposait une nouvelle


interprétation de la philosophie d'Arcésilas, et elle fut accueillie
avec d'autant plus d'intérêt qu'elle semblait permettre d'échapper
aux controverses traditionnelles90. Toute philosophie, disait-il, est
d'abord une interprétation de la science de son époque91. Or, Arcés
ilas fut disciple de Théophraste, dans l'oeuvre scientifique duquel
les formules sceptiques abondent, et qui ne prétendait lui-même
rechercher, dans le domaine de la botanique par exemple, qu'une
science relative. Par ailleurs, et en cela sa réflexion annonçait celle
de H. J. Krämer, A. Weische soulignait combien la méthode antilo
gique d'Arcésilas était proche de celle pratiquée dans le Lycée et il
établissait une filiation entre sa dialectique et celle d'Aristote92.
Cependant, pour séduisante qu'elle soit, la thèse de ce savant
appelle quelques remarques critiques. En premier lieu, le «scepti
cisme» de Théophraste tel qu'on peut l'apprécier dans les textes
cités dans son ouvrage se réduit à quelques précautions méthodolo
giques et il faut une singulière amplificatio pour en faire l'origine
de la Nouvelle Académie. En outre, s'il est vrai qu'il est difficile de
concevoir une philosophie sans epistemologie, encore ne faut-il pas
réduire la science d'une époque à un seul homme ou à une seule
œuvre! Arcésilas connaissait Théophraste, mais aussi Eratosthène,

fondateur de l'Académie. Selon lui, en effet, c'est par prudence et par crainte
que Platon refusa de s'en prendre au «prince des philosophes».
89 Puisque l'isosthénie de la Nouvelle Académie concernait les discours,
alors que celle des Pyrrhoniens était une égalité des contraires dans les choses
elles-mêmes.
90 A. Weische, Cicero und die Neue Akademie, Münster, 1961.
91 Ibid., p. 18.
92 Ibid., p. 73-82.
32 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

dont la physique, comme l'a démontré F. Solmsen dans un article


remarquable, puisait dans le Timée, et qui n'avait rien d'un scepti
que93. Et parmi les disciples de Théophraste lui-même, on compte
le grand physicien Straton de Lampsaque, ce qui a fait dire à H. J.
Krämer que l'enseignement du Péripatéticien conduisait non au
doute, mais à un dogmatisme proche de celui des Stoïciens94!
Les interprétations que nous venons d'évoquer contiennent
chacune des éléments vrais, mais pèchent par la volonté de réduire
à un ou deux facteurs l'explication de ce surprenant phénomène
philosophique qu'a constitué la nouvelle orientation de l'école pla
tonicienne. Pour en avoir une vision plus exacte, il faudrait, selon
nous, tenir compte en permanence des contradictions qui ont ca
ractérisé la philosophie d'Arcésilas. Scholarque de l'Académie, il
éprouvait assurément une admiration sincère pour le fondateur de
son école, mais la volonté de réfuter les systèmes, et notamment le
stoïcisme, le conduisait à privilégier dans Platon ce qui pouvait lui
permettre de vaincre des gens qu'il considérait sans doute comme
des Sophistes d'un nouveau genre. Soucieux de défendre l'ancienne
tradition philosophique, dont il opposait l'humilité à l'arrogance
des nouveaux venus, il en arrivait à se réclamer d'un penseur,
Démocrite, que Platon détestait. Adversaire acharné du Portique,
son utilisation constante du langage stoïcien l'exposait à ce qu'on
crût qu'il le faisait sien. Tout à fait étranger à l'esprit du pyrrho-
nisme, il utilisait néanmoins lui aussi le principe de l'isosthénie. Sa
philosophie fait donc penser à une réaction violente et mobilisatri
ce de toutes les énergies, comme si l'urgence du combat contre le
dogmatisme lui avait permis d'amalgamer des éléments qui pris
isolément eussent paru contradictoires.

Carnéade ou la passion de la philosophie

Au chapitre huit des Fiancés de Manzoni, don Abbondio lit le


panégyrique de Saint Charles, dans lequel celui-ci est comparé à
Archimède et à Carnéade. Ce dernier nom le plonge dans une très
grande perplexité: «Carnéade! Il me semble bien d'avoir entendu
ou lu ce nom : ce devait être un savant, un littérateur du temps

93 F. Solmsen, Eratosthenes as a Platonist and a poet, dans TAPhA, 73, 1942,


p. 192-213; sur l'admiration d'Eratosthène pour Arcésilas, cf. Strabon, I, 2, 2.
94 H. J. Krämer, Hellenismus. . ., p. 12. Sur la relation entre la pensée de
Théophraste et le naturalisme stoïcien, cf. E. Grumach, Physis und Agathon in
der alten Stoa, Berlin-Zürich-Dublin, 19662 (la première édition est parue en
1932, comme n. 6 des Reihe Problemata. Forschungen zur Klassischen Philolog
ie), p. 61-64.
LA NOUVELLE ACADÉMIE 33

passé; c'est un de ces noms-là. Mais qui diable était ce Camèad


e!»95. Si nous en croyons E. Pistelli, eminent spécialiste de Man-
zoni et auteur d'un Ritratto di Cameade, c'est à partir de ce texte
que fut forgée en italien l'expression «è un Cameade qualunque»
pour désigner ce que nous appelons «un illustre inconnu» 96. Triste
destin pour un philosophe que Strabon cite comme le meilleur de
l'Académie, et que Plutarque dit avoir été άνδρα τής 'Ακαδημίας
εύκλεέστατον όργιαστήν97!
Cependant, à considérer le nombre de travaux qui ont été
consacrés à ce philosophe depuis plus d'un siècle, et notamment
dans ces dernières années, il est permis de se demander si au
jourd'hui don Abbondio manifesterait la même ignorance. Certes,
la figure de Camèade demeure à bien des égards une énigme, mais
cela tient à la nature même de sa philosophie, et au fait que, com
meSocrate et Arcésilas, il n'a laissé aucun écrit. Quant aux témoi
gnages antiques le concernant, ils sont relativement peu nombreux,
parfois contradictoires et d'interprétation souvent malaisée98.
Philosophe de Cyrène, vieille colonie grecque qui fut la patrie
de nombreux penseurs et mathématiciens, il s'installa à Athènes où
il étudia la dialectique avec le Stoïcien Diogene de Babylone et lut
avec un intérêt tout particulier les écrits de Chrisippe". Puis, deve
nuscholarque de l'Académie, il se consacra à la philosophie avec
tant de passion que, nous dit-on, il en oubliait de manger et négli
geait totalement son apparence physique100, passion qui ne corres
pondguère à l'idée que l'on se fait généralement d'un Sceptique!
Le paradoxe est que la postérité a surtout retenu dans la vie de cet
ascète de la philosophie un événement qui, à l'origine en tout cas,
était étranger à celle-ci, la fameuse ambassade de 155, lorsque,

95 A. Manzoni, Les fiancés, chap, 108, p. 104 de l'éd. des Œuvres complètes,
Ed. du Delta, Paris, 1968, trad. Rey-Dussueil.
96 E. Pistelli, Ritratto di Cameade, dans Pegaso, 1, fase. 2, 1929, (p. 3-13),
p. 3.
97 Strabon, Geo., XVII, 3, 22 et Plutarque, Quaest. conu., VIII, 1, 717 d.
Dans le texte de Plutarque, l'un des convives, Florus, propose de fêter l'anniver
saire de Cameade en même temps que celui de Platon.
98 Les fragments de Camèade ont été réunis par B. Wisniewski, Karneades
Fragmente, Text und Kommentar, Wroclaw- Varsovie-Cracovie, 1970, et par H. J.
Mette, Weitere Akademiker heute (Fortsetzung von Lustr. 26, 7-94), von Lakydes
bis zu Kleitomachos, dans Lustrum, 27, 1985, (p. 39-148), p. 53-141.
99 Sur la vie de Camèade et sa formation, cf. E. Zeller, Die Philosophie. . .,
31, p. 514-518 et l'article de H. von Arnim, Karneades, dans RE, 10, 1919,
p. 1964-1985. Cet article a été complété par A. Weische dans RE, sup. 11, 1968,
p. 853-856. Camèade naquit à Cyrène en 219 ou en 214 av. J.-C. et il vécut qua
trevingt dix ans, cf. Cicéron, Luc., 6, 16 et Censorinus, De die natali, 15, 3. Sur
sa formation philosophique, cf. Diog. Laërce, IV, 62 et Cicéron, Luc., 30, 98.
100 Diog. Laërce, IV, 62 et Val. Max., VIII, 7, 5.
34 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

accompagné par Critolaos, scholarque du Lycée, et Diogene de


Babylone, scholarque du Portique, il se rendit à Rome défendre
Athènes qui avait été condamnée à une lourde amende pour avoir
saccagé la ville d'Oropos101. Le succès de ces ambassadeurs hors du
commun, et en particulier celui de Camèade dans sa disputano in
utramque partent sur la justice, fut tel que Caton, craignant pour la
jeunesse romaine, fit régler l'affaire en toute hâte - à l'avantage
des Athéniens - afin d'éloigner le plus rapidement possible de si
dangereux personnages. Cet épisode, dont l'importance fut grande
pour l'histoire de la philosophie à Rome102, valut à Camèade une
réputation durable et fut en même temps, comme l'a souligné
V. Brochard, à l'origine des accusations lancées contre lui 103. Il
était, en effet, facile de ne retenir de ce philosophe que l'antilogie
romaine et d'utiliser celle-ci pour le présenter comme une sorte de
Gorgias pratiquant sans aucun scrupule l'art de défendre success
ivementle pour et le contre. L. Robin lui-même, pourtant si attentif
aux autres aspects de la pensée de Camèade, condamna sans réser
ve «de tels jeux de bascule et cette adresse avocassière à plai
der»104. Pourtant, dès 1889, C. Martha avait montré que malgré des
similitudes formelles, la disputatio de Camèade n'était pas celle
d'un Sophiste et avait demandé de ne pas juger un philosophe si
important d'après ces seuls discours 1OS.
S'il y a bien un point sur lequel s'accordent tous les témoigna
ges antiques, comme les commentateurs modernes, c'est que Car-
néade était essentiellement un dialecticien106. A plusieurs reprises

101 L'épisode est raconté par Cicéron, De rep., III, 6, 9; 12, 21; 19, 29 sq.;
Ait., XII, 23, 2; Plutarque, Cato M., 221 sq.; Macrobe, Saturnales, I, 5, 13; Elien,
Var. hist., Ill, 17. Ces témoignages ont été regroupés par G. Garbarino, Roma e
la filosofia greca dalle origini alla fine del II secolo A.C., t. 1, Turin, 1973, textes
77 à 91.
102 Cf. le chapitre suivant, p. 76-78.
103 V. Brochard, op. cit., p. 163.
104 L. Robin, op. cit., p. 76.
105 C. Martha, Le philosophe Camèade à Rome, dans Etudes morales sur
l'Antiquité, Paris, 1889, p. 61-134. Tout en qualifiant, (p. 65), la Nouvelle Acadé
mie d'« école dégénérée de Platon», C.Martha écrit à propos de l'ambassade
carnéadienne : « Camèade n'est pas, comme on le répète, un sophiste, mais un
véritable philosophe qui, dans sa constante dispute avec les Stoïciens, a presque
toujours eu la raison de son côté ».
106 Diog. Laërce, IV, 63 : δεινώς τ ην έπιπληκτικος καί έν ταΐς ζητήσεσι δύσ-
μαχος. Cf. également Numénius ap. Eusèbe, Praep. Ev., XIV, 7, 15, frg. 26 Des
Places. Il peut sembler paradoxal de qualifier Camèade de dialecticien, alors
que lui-même comparait la dialectique à Pénélope défaisant la nuit ce qu'elle
avait fait le jour ou au poulpe dévorant ses tentacules, cf. Cicéron, Luc, 29, 95 ;
Stobée, Flor., LXXXII, 13, p. 118 M. Il est certain que les divers sens du terme
« dialectique » constituent une difficulté non négligeable, cf. P. Hadot, Philoso-
LA NOUVELLE ACADÉMIE 35

Cicéron prend soin de préciser qu'il défendait telle ou telle posi


tion, non parce qu'il la faisait sienne, mais pour contredire les Stoï
ciens107. Sextus va même plus loin, puisqu'il affirme que sur la
question du critère de la vérité Camèade critiqua non seulement
les philosophes du Portique, mais tous ses prédécesseurs 108. Cepend
ant,la description la plus évocatrice de son extraordinaire génie,
nous la trouvons chez quelqu'un qui lui voue une hostilité sans
nuances, Numénius : «il niait, affirmait, controversait dans tous les
sens; était-il besoin aussi de propos étonnants, il se réveillait brus
quement, comme un fleuve impétueux qui remplit tout son lit et
couvre ses deux rives; il fonçait, entraînait l'auditoire de sa voix
retentissante. Aussi, en emportant les autres, ne se prenait-il pas à
son propre piège, talent qui manquait à Arcésilas»109. S'il est donc
incontestable que Camèade surpassait tous ses contemporains par
sa dialectique, il se révèle beaucoup plus difficile de déterminer
quel sens il donnait à celle-ci, ou même s'il lui donnait un sens.
Etait-il un virtuose de la parole, n'ayant d'autre souci que de réfu
terpar tous les moyens les thèses de ses adversaires, au risque de
se révéler lui-même incohérent, ou bien orientait-il cette critique de
façon à exprimer à travers elle quelque chose qui serait sa philoso
phie personnelle? Voilà comment on peut résumer le principal
problème qui se pose à son propos.

La dialectique carnéadienne

Aussi bien Cicéron que Sextus Empiricus nous apprennent que


Camèade, tout en confirmant la tradition qu'avait instituée Arcési
lasdans l'Académie, modifia ou approfondit sur certains points la

phie, dialectique, rhétorique dans l'Antiquité, dans AssPh, 39, 1980, p. 139-166.
Nous aurons à étudier dans le détail la nature de la dialectique néoacadémicienn
e. Pour l'instant, nous entendons simplement par «dialectique» le fait que la
réflexion de Camèade s'est exprimée en relation, et le plus souvent en opposit
ion,à la pensée d'autrui.
107 Cicéron, Luc, 24, 78 (à propos de l'assentiment du sage); Fin., V, 30, 84 :
uirtus satis habet ad uitatn beatam praesidii, quod quidem Carneadem disputare
solitum accepimus, sed is ut contra Stoicos, quod studiosissime semper refellebat. ;
Nat. de., Ill, 17, 44 : Haec Carneades aiebat, non ut deos tolleret . . . sed ut Stoicos
nihil de dis explicare conuinceret.
108 Sext. Emp., Adu. math., VII, 159.
109 Numénius, ap. Eusèbe, Praep. Εν., XIV, 8, 737 b-c, frg. 27 Des Places :
τΗγε δ' ούν και ούτος καί άπέφερεν άντιλογίας τε και στροφός λεπτολόγους συνέ
φερε τη μάχη ποικίλλων έξαρνητικός τε καί καταφατικός τε ην κάμφιτέρωθεν
άντιλογικός · εί τε που έδει τι καί θαΰμα εχόντων λόγων, έξηγείρετο λάβρος οϊον
ποταμός ροώδης, [σφοδρως ρέων], πάντα καταπιμπλάς τα τηδε καί τάκείθι, καί
είσέπιπτε καί συνέσυρε τους άκούοντας δια θορύβου.
36 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

méthode de son prédécesseur110. Il ne faut pas voir là nécessaire


ment une contradiction, puisque, comme on l'a très justement sou
ligné, lorsqu'il fut élu à la tête de l'école platonicienne les circons
tances n'étaient plus les mêmes que celles qui avaient vu la nais
sance de la Nouvelle Académie111. Scholarque du Portique, Chrysip-
pe s'était appliqué à rendre inexpugnable le système de Zenon mis
à mal par les coups de boutoir de la dialectique d'Arcésilas et il
avait répertorié pour les réfuter toutes les objections possibles,
avec tant d'ardeur qu'il lui fut reproché d'avoir ainsi préparé les
armes de Camèade, lequel d'ailleurs affirmait: «si Chrysippe
n'avait pas existé, je n'existerais pas»112. Camèade avait donc à
affronter un stoïcisme rénové, plus systématique encore que celui
de Zenon, et il ne pouvait se contenter - ce qui de toute façon ne
semble pas avoir été dans son tempérament - de reprendre telle
quelle la manière de procéder d'Arcésilas. D'où ces différences qui,
nous l'avons vu, permirent à certains de distinguer une Moyenne
Académie d'Arcésilas et une Nouvelle Académie de Camèade; d'où
aussi de nombreuses recherches visant à préciser les points com
muns et les divergences entre ces deux philosophes.
Arcésilas avait concentré ses critiques sur les deux concepts
fondamentaux de l'epistemologie stoïcienne, la représentation
«comprehensive», critère de la vérité parce qu'image fidèle du réel,
et l'assentiment, articulation de la connaissance et de l'action, et il
avait substitué à l'idéal stoïcien d'une action droite, en harmonie
avec la raison universelle, un εύλογον fait de rationalité incertaine
et permettant d'agir de la façon la plus satisfaisante possible dans
un monde d'où toute connaissance certaine est exclue113. Camèade
paraît avoir eu une ambition plus vaste, puisqu'il se proposait de

110 Cicéron, Ac. Post., I, 12, 46, semble vouloir différencier au moins partie
llement Camèade d'Arcésilas (Carneades autem), malheureusement notre frag
ment de la dernière version s'arrête précisément à cet endroit. Il ne pouvait de
toute façon s'agir véritablement d'une rupture, puisque lui-même écrit, Nat. de.,
I, 5, 1 1 : Haec in philosophia ratio . . . profecta a Socrate, repetita ab Arcesila,
confirmata a Cameade . . . Par ailleurs, dans Luc, 18, 59, Cicéron se montre peu
enclin à accepter l'idée que Camèade ait pu atténuer Γέποχή héritée d'Arcésil
as.
111 Cette différence de situation a été bien mise en lumière par M. Dal Pra,
op. cit., t. 1, p. 168. Les successeurs immédiats d'Arcésilas (Lacyde, Evandre,
Hégésinos) ne semblent guère avoir brillé par leur génie, à tel point qu'A. Gef-
fers, op. cit., p. 6, s'est demandé comment des personnages aussi médiocres
avaient pu être scholarques de l'Académie.
112 Diog. Laërce, IV, 62 : ει μη γαρ ην Χρύσιππος, ούκ άν ην έγώ. Camèade
parodiait ainsi la formule par laquelle on avait exprimé l'importance de l'ap
port de Chrysippe à la philosophie stoïcienne, cf. Diog. Laërce, VII, 183.
113 Nous résumons ainsi l'exposé qui est donné de sa philosophie dans Sext.
Emp., Adu. math., VII, 150 sq.
LA NOUVELLE ACADÉMIE 37

pouver, ce qui au demeurant était implicite dans la philosophie


d'Arcésilas, qu'il ne peut exister aucun critère de la vérité, ni dans
les sens ni dans la raison 114. Pourtant, il ne fait guère de doute que
la stoïcisme restait l'adversaire privilégié de la Nouvelle Académie,
même si, en affirmant que la réfutation de tout dogmatisme se
réduit à la critique de la connaissance sensorielle, Camèade don
nait à sa démonstration une vocation universelle. Mais quelqu'un
qui pratique Γέποχή, même s'il ne la considère que comme un in
strument dialectique, se doit d'expliquer comment la vie est possible
sans certitude et il faut savoir gré à R. Hirzel d'avoir montré que
sur ce point la réponse de Camèade différait de celle d'Arcési
las 115. En effet, ce n'est pas dans l'entendement qu'il a cherché le
moyen de guider la conduite humaine, mais dans le πιθανόν, c'est-
à-dire dans la croyance, dans le sentiment de vérité que peut don
ner une représentation. Camèade serait-il donc le tenant d'un sub-
jectivisme absolu, comparable à celui de certains Sophistes? Ni
Cicéron ni Sextus ne suggèrent rien de tel : le πιθανόν apparaît au
contraire dans leurs exposés de la philosophie carnéadienne com
mela base d'une hiérarchie de la vraisemblance, le sujet ne se lais
sant pas guider passivement par ses représentations, mais cher
chant à éprouver celles-ci le plus précisément possible par un tra
vail de critique.
Ainsi exposée, et nous n'avons fait que reprendre dans ses
grandes lignes l'exposé de Sextus Empiricus, la méthode de Car-
néade semble être d'une cohérence irréprochable puisqu'elle juxta
pose une critique serrée du dogmatisme et un «probabilisme» per
mettant d'échapper à l'impossibilité d'agir qui résulterait d'un dout
e aussi hyperbolique. Tout semble donc fort clair et il est difficile
de comprendre a priori pourquoi il y a eu un si grand nombre
d'exégèses divergentes autour d'un ensemble si clairement agencé.
A ceci près que la dialectique doit être perçue dans son mouve
ment, dans son rapport à la doctrine d'autrui, et que vouloir la
résumer, la figer, c'est en ignorer le jeu subtil et s'exposer à la
dénaturer. Or il se trouve qu'un grand nombre de savants a repris
fidèlement les indications de Sextus et distingué dans la philoso
phie de Camèade une partie positive et une partie négative, sans se
préoccuper d'approfondir ce qui en faisait l'unité ni de définir la
relation que cette pensée entretenait avec les systèmes dogmatiq
ues, et tout particulièrement avec le stoïcisme. E. Zeller116 donna à
ce type d'interprétation tout le poids de son prestige et de sa scien-

114 Ibid.,?. 1598.


115 R. Hirzel, op. cit., p. 180, n. 1.
116 E. Zeller, op. cit., t. 3\ p. 518.
38 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

ce et F. Picavet reprit en France cette même méthode117. De manièr


e très révélatrice, son article intitulé Le phénoménisme et le proba
bilisme dans l'école platonicienne est à cheval sur deux numéros de
la Revue philosophique, avec comme seule transition la phrase sui
vante : «il s'agit maintenant d'examiner la partie affirmative de la
doctrine de Camèade». Quelques années plus tard, V. Brochard
adoptait une position moins abrupte, plus prudente, et se refusait à
accepter sans réserve une dichotomie qui, selon lui, exagérait l'i
mportance d'un probabilisme dont il ne percevait pas la matérialisa
tion dans les réflexions de l'Académicien sur les problèmes de
l'éthique ou de la physique118. Mais, s'il minimisa l'importance de
la théorie du πιθανόν, Brochard ne mit jamais en doute que Car-
néade l'eût considérée comme sienne et, lorsqu'il parle d'une «phi
losophie exclusivement subjective», il interprète celle-ci, à l'instar
de Zeller ou de Picavet, comme la solution apportée par le scholar-
que à la grande question de l'action.
Il serait inexact de considérer l'interprétation «positive» du
probabilisme comme une approche un peu naïve et dont le temps
aurait révélé les insuffisances. Elle a eu ses défenseurs tout au long
du XXe siècle, notamment chez les Anglo-Saxons, ravis de découv
rirdans l'Antiquité un précurseur de l'empirisme qui leur est
cher119. L'expression la plus parfaite de ce courant se trouve chez
C. Stough, qui reconnaît ne pas trouver de différence de fond entre
Camèade et les Stoïciens, et qui croit que le rôle du scholarque fut
surtout de mettre en lumière les quelques points faibles de l 'epist
emologie stoïcienne 12°.
M. Dal Pra s'est plu à souligner qu'à la différence de leur col
lègues de langue anglaise, les savants français et italiens avaient eu
tendance, après Brochard et dans une certaine continuité avec
celui-ci, à mettre en cause la notion même de «probabilisme»121. Ce
type d'exégèse se réfère constamment aux deux articles de
P. Couissin que nous avons cités, dans lesquels l'hypothèse d'une
théorie carnéadienne du πιθανόν est réfutée au profit de l'idée que
l'Académicien se serait attaché en réalité à utiliser contre le stoïcis-

117 E. Picavet, Le phénoménisme et le probabilisme dans l'école platonicienn


e, RPhilos., 23, 1887, p. 378-399 et 498-513.
118 V. Brochard, op. cit., p. 127.
119 Cf. A. A. Long, Hellenistic philosophy, Stoics, Epicureans, Sceptics, Lond
res, 1974, p. 106 : Carneades is closer to the spirit of modern British philosophy
that perhaps any other ancient thinker. Cf. également E. L. Minar, The positive
beliefs of the Skeptic Carneades, dans CW, 43, Fase. 5, 1949, p. 67-71.
120 C. Stough, Greek Skepticism. A study in epistemology, Berkeley-Los Angel
es,1969, p. 59.
121 M. Dal Pra, op. cit., t. 1, p. 283, η. 18.
LA NOUVELLE ACADÉMIE 39

me un concept stoïcien. En valorisant le πιθανόν, en affirmant qu'il


suffisait à rendre la vie possible, Camèade aurait voulu simple
mentrévéler à ses adversaires que le système dont ils vantaient la
perfection contenait en fait un élément inutile, une source d'er
reurs, l'assentiment, et qu'il fallait, s'ils voulaient être logiques avec
eux-mêmes, en faire l'économie. Pour P. Couissin donc, «il est à
présumer que Camèade n'a professé aucune doctrine positive», le
scholarque ayant été incapable de dogmatiser la" critique qu'il fai
sait du stoïcisme122. Cette interprétation a été reprise, mais de
manière très atténuée, par L. Robin qui, bien que parlant du scho
larque comme d'un «enragé dialecticien», a vu dans le πιθανόν
«l'ébauche d'une théorie de l'expérience»123. Elle a connu plus près
de nous un regain de faveur avec M. Dal Pra, qui, tout en admett
ant que dans l'abstrait le probabilisme pouvait apparaître comme
une alternative au dogmatisme stoïcien, a considéré qu'il représent
ait dans l'esprit de Camèade beaucoup plus une arme antistoïcien
ne qu'une véritable doctrine124, et surtout avec M. Burnyeat125. Pour
ce savant, Camèade ne fut pas «probabiliste», puisque le concept
de πιθανόν est fort éloigné de ce que nous entendons par «probab
le», et que, de surcroît, l'Académicien ne l'a jamais assumé com
mesien. En donnant une remarquable formalisation logique à la
thèse de P. Couissin, M. Burnyeat a voulu prouver que, loin d'être
le créateur d'une sorte de sous-stoïcisme Camèade perpétua à sa
façon la tradition platonicienne de réfutation des opinions fauss
es.
Est-il possible de concilier un tant soit peu la position des «pos
itivistes» et celle des «dialecticiens»? Un certain nombre de tra
vaux nous paraissent aller dans ce sens. Dans la seule monographie
consacrée jusqu'à présent à Camèade, S. Nonvel Pieri a voulu ren
voyer dos à dos les deux grandes interprétations traditionnelles en
insistant sur ce qui, selon elle, en fait l'unité : une rationalité très
exigeante, qui met en lumière les présupposés irrationnels des sys
tèmes dogmatiques en même temps qu'elle substitue à leurs faus-

122 P. Couissin, Le stoïcisme de la Nouvelle Académie, p. 268 ; cf. également


Camèade et Descartes, Congrès Descartes, III, 1937, p. 9-16.
123 L. Robin, op. cit., p. 90: «Faut-il chercher avec lui, comme d'une part
avec Timon, de l'autre avec Arcésilas, une manière de dogmatisme honteux?»;
p. 102: «Camèade se révèle comme un précurseur de toute philosophie criti
que, peut-être même comme quelque chose de plus. Sa conception de la probab
ilitéest, en effet, l'ébauche d'une théorie de l'expérience».
124 M. Del Pra, op. cit., t. 1, p. 279.
125 M. Burnyeat, Carneades was no probabilist, op. cit. Pour O. Gigon, op.
cit., p. 60-61, Camèade représente le moment où la Nouvelle Académie s'est
complue dans la pratique sans frein de la contradiction, ce qui est à notre sens
une thèse contestable.
40 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

ses certitudes une connaissance subjective, perpétuellement remise


en question 126. De son côté G. Striker, dans un article consacré aux
«stratégies sceptiques» de la Nouvelle Académie, s'est interrogée
sur le statut de l'argumentation élaborée par Camèade pour faire
face aux critiques des Stoïciens et en a conclu que dans le domaine
de la connaissance ce philosophe ne s'est pas contenté de réfuter le
Portique et qu'il a cherché à apporter des solutions satisfaisantes à
des problèmes réels 127. Nous avons nous-même souligné l'importan
ce des quelques lignes qui terminent le Lucullus, dans lesquelles
Catulus, se référant à son père, dit que pour Camèade le sage pouv
ait donner son assentiment à l'opinion, mais en ayant conscience
du caractère alétoire de celle-ci 128. Camèade aurait-il parfois admis
pour le sage un savoir semblable à celui de Socrate, ce qui eût
constitué une mutation certaine par rapport à Arcésilas129? La
réponse à cette question est rendue difficile par les discussions sur
la source du passage cicéronien. Néanmoins, quelle que soit la
position que l'on adopte à ce sujet, c'est l'histoire même de la Nouv
elle Académie qui nous montre que le scholarquat de Camèade
marqua à la fois l'apogée de Γέποχή et le début de son usure.

L'éthique

Bien évidemment toutes ces controverses se prolongent lors


qu'il s'agit d'apprécier la philosophie morale de l'Académicien. Sur
ce point, les témoignages antiques semblent donner raison à l'inte
rprétation de P. Couissin, puisque Clitomaque prétendait ne jamais
avoir pu comprendre ce que son maître pensait dans ce domaine130,

126 S. Nonvel Pietri, Cameade, Padoue, 1978, p. 16; cf. également A. Russo,
Scettici antichi, Turin, 1978, p. 213-283.
127 G. Striker, dans Sceptical strategies, p. 70 sq., établit une différence entre
l'éthique, où les thèses de Camèade n'auraient eu d'autre raison d'être que la
critique du stoïcisme, et l'epistemologie, où il ne se serait pas contenté de crit
iquer le Portique.
128 C. Lévy, Opinion et certitude dans la philosophie de Camèade, dans
RBPh, 58, 1980, p. 30-46. Nous étudierons plus loin le passage du Lucullus (48,
148) où Catulus rapporte ce que son père lui disait être la sententia carneadia
sur l'assentiment du sage, cf. infra, p. 80, 275.
129 La thèse d'un retour de l'Académie au dogmatisme sous l'influence de
Camèade a été formulée de manière selon nous peu nuancée par R. Hirzel, op.
cit., t. 3, p. 181.
130 Cicéron, Luc, 45, 139: quanquam Clitomachus adf irmabat numquam se
intellegere potuisse quid Cameadi probaretur. Cette phrase a été parfois compris
e comme un jugement de Clitomaque sur l'ensemble de la philosophie de son
maître. Le contexte laisserait plutôt penser que cette formule, qui pouvait fort
bien n'être qu'une boutade, concernait uniquement la position de Camèade sur
le problème du souverain bien.
LA NOUVELLE ACADÉMIE 41

et que, par ailleurs, Cicéron dit à propos d'une des définitions car-
néadiennes du τέλος que le scholarque la défendait contra Stoicos,
c'est-à-dire pour les besoins de la disputatio, nullement comme une
doctrine131. Nul ne songerait donc à contester que Camèade ait eu
pour premier objectif de soumettre à rude épreuve les moralistes
dogmatiques, et tout particulièrement les Stoïciens. Peut-on cepen
dantestimer qu'il avait des convictions personnelles sur les ques
tions éthiques? C'est en tout cas la thèse qu'a cherché à établir
J. Croissant dans un article qui, près d'un demi-siècle après sa
publication, reste l'étude la plus complète sur la morale de Camèade
132.Nous n'avons pas à nous prononcer pour l'instant sur l'exi
stence de ces «idées directrices fermes et personnelles»133, mais à
montrer de manière très succincte comment se pose le problème
de la cohérence des différents témoignages sur cette partie de la
philosophie carnéadienne.
A propos du souverain bien, Camèade reprochait aux Stoïciens
de n'avoir pu donner une définition purement intérieure du souve
rainbien («il n'est d'autre bien que l'honnête») qu'en appelant
indifférents les biens de nature que le Lycée incluait dans le
τέλος 134. Mais surtout, il critiquait ce qui était l'essence même de la
morale stoïcienne, la continuité entre l'instinct, qui pousse l'hom
me dès sa naissance à rechercher ce qui est bon pour lui, et la fin
morale qui elle aussi s'inscrit dans l'ordre naturel, mais autrement,
par harmonie consciente avec le λόγος universel. D'une manière
plus générale, il mettait en cause le postulat fondamental des doc
trines hellénistiques, à savoir l'idée que la nature devait constituer
X alpha et X omega de toute morale et il semble clair maintenant que
la diuisio carneadia, loin d'être un simple instrument pédagogique
pour la transmission des diverses formules du τέλος του βίου const
ituait en réalité l'armature d'une réfutation des systèmes coupab
lesaux yeux de Camèade d'une faute majeure : l'incapacité de
réaliser leur prétention à découvrir dans les premières pulsions
naturelles la définition du bien ultime 135.

131 cf. n. 107.


132 J. Croissant, La morale de Camèade, dans Rev. int. de phil., I, 1939,
p. 545-570.
133 Ibid., p. 545.
134 Cicéron, Tusculanes, V, 41, 120. Cette idée carnéadienne est le fonde
ment du livre IV du De finibus, qui, par-delà une source intermédiaire, proba
blement Antiochus d'Ascalon, dépend étroitement de la dialectique carnéadienn
e. Caton, dans Fin., III, 6, 20-21, exprime le rejet par les Stoïciens du consen
sus que Camèade voulait les contraindre à admettre.
135 Sur le sens de la diuisio carneadia, cf. M. Giusta, / dossografi di etica,
t. 1, Turin, 1964, p. 217 sq., et nos deux articles: Un problème doxographique
chez Cicéron : les indifférentistes, dans REL, 58, 1980, p. 238-251 et La dialecti-
42 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

Tant qu'on reste sur le terrain de la critique du dogmatisme,


l'argumentation de l'Académicien apparaît comme une dénonciat
ion lucide et rigoureuse des illusions du naturalisme. Les choses
sont infiniment moins simples quand on veut déterminer quelle
idée il se faisait lui-même de la nature humaine. Ne voyait-il en elle
qu'égoïsme et jouissance, comme le laisserait penser, entre autres,
la distinction qui est faite dans le deuxième de ses discours ro
mains entre la iustitia, valeur abstraite, impossible à incarner dans
la société, et la sapientia, point culminant d'un individualisme féro
ce136. Admettait-il au contraire qu'à côté des pulsions égoïstes, il y a
en l'homme une attirance vers la beauté morale? On serait porté à
la déduire de son intérêt pour une des «formules mixtes» du τέλος,
celle de Calliphon 137, qui associait honestas et le plaisir. Il est cer
tain, cependant, que si les études ponctuelles ne manquent pas, il
reste à tenter une recherche d'ensemble qui, à la lumière de tous
les travaux récents sur la dialectique de Camèade, permettrait non
seulement de mettre en lumière, si elle existe, la logique de ces
variations, mais aussi et surtout de relier toute cette réflexion à ce
qui était sans doute pour lui très, important, et que l'on a parfois
tendance à oublier, sa situation de successeur de Platon138.

La physique

L'attitude du scholarque face aux problèmes de la physique a


moins intéressé les chercheurs que son epistemologie ou sa morale.
Cette relative désaffection peut suprendre quand on considère l'i
mportance de la philosophie néoacadémicienne dans le De fato, le De
diuinatione ou le De natura deorum. Elle nous paraît devoir s'expl
iquerpar le témoignage de Diogene Laërce affirmant que Camèade
s'intéressait moins à la physique qu'à l'éthique 139, mais aussi par la
difficulté à discerner avec précision dans ce domaine ce qui doit
lui être attribué et ce qui revient à ses successeurs. Par exemple,
faut-il, comme le font Robin, Dal Pra ou Nonvel-Pieri 140, tenir pour
carnéadien le développement du Lucullus sur les dissensions entre

que de Cicéron dans les livres II et IV du De finibus, dans REL, 62, 1984, p. 111-
127.
136 Sur cette question, cf. infra, p. 496-508.
137 Cicéron, Luc, 45, 139 : ut Calliphontem sequar, cuius quidem sententiam
tant studiose defensitabat ut earn probare etiam uideretur.
138 J. Glucker, op. cit., p. 48, parle d'une optical illusion à propos de l'appa
renteopposition de Camèade à Platon.
139 Diog. Laërce, IV, 62.
140 L. Robin, op. cit., p. 103-105; S. Nonvel-Pieri, op. cit., p. 52-53; Dal Pra,
op. cit., I, p. 187.
LA NOUVELLE ACADÉMIE 43

les physiciens, même si le nom du scholarque n'y est pas cité une
seule fois? Il y a là un problème de méthode difficile à trancher,
mais qui ne met pas en cause l'essentiel, c'est-à-dire la volonté car-
néadienne de ruiner la conception stoïcienne d'un monde organ
iquement cohérent, régi par la Providence, caractérisé par une soli
darité à la fois verticale (l'enchaînement des causes) et horizontale
(la relation entre les êtres) qui ne laisse que peu de place au libre-
arbitre. Parce que le stoïcisme est un système et que tous ses él
éments (μέλη et non μέρη, pour reprendre la distinction de Marc-
Aurèle 141) sont indissociables, en épargner une partie eût été légit
imerl'ensemble. C'est pourquoi le scholarque a soumis à sa critique
tous les aspects de cette physique.
La théologie stoïcienne peut être très sommairement caractéris
ée, d'un côté, par la volonté de concilier le rationalisme absolu et
les mythes de la religion populaire, de l'autre, par l'exaltation de la
Providence qui régirait le monde de façon à combler de bienfaits
l'être le plus proche de Dieu, l'homme. Pour montrer à quelles
absurdités pouvait conduire une interprétation rationaliste de la
mythologie, Camèade utilisa son arme préférée, le sorite, qui, de
manière insensible, amenait l'interlocuteur à admettre une propos
ition opposée à celle qu'il soutenait au début. Ce n'est donc pas un
hasard si l'article le plus complet sur les sorites carnéadiens contre
le polythéisme fut écrit par celui qui révéla la signification dialecti
que de la philosophie de la Nouvelle Académie, P. Couissin 142. Mais
L. Robin a eu raison de souligner que les sorites n'étaient pas la
seule forme de critique dirigée par Camèade contre la théologie
stoïcienne, car on trouve chez Cicéron comme chez Sextus ou chez
Porphyre d'autres arguments conformes à la méthode dialectique
néoacadémicienne, c'est-à-dire consistant à tirer des propositions
stoïciennes des conséquences parfaitement contradictoires avec ces
thèses143. Quant à la réfutation de l'idée que se faisait le Portique
de la Providence, Camèade la fondait sur la confrontation entre
l'optimisme de ce dogme et l'existence de tous les fléaux qui acca-

141 Marc-Aurèle, Pensées, VII, 13. Marc-Aurèle établit cette distinction à


propos des êtres de raison qui doivent se considérer non comme des individualit
és indépendantes, mais comme les membres d'un univers lui-même rationnel.
Ce qui est vrai pour la réalité l'est également pour le système qui en rend compt
e, ou, tout au moins, qui prétend le faire.
142 Sur le sorite cf. infra, p. 313-315. Les sorites de Camèade contre le poly
théisme stoïcien se trouvent dans Cicéron, Nat. de., III, 17, 43-20, 52; Sextus,
Adu. math., IX, 182-190. La comparaison entre les deux textes a été faite par
C. Vick, Karneades Kritik der Théologie bei Cicero und Sextus Empiricus, dans
Hermes, 37, 1902, p. 228-248.
143 L. Robin, op. cit., p. 108-109. Cf. Cicéron, Nat. de., Ill, 12, 29-34; Sext.
Emp., Adu. math., IX, 140 sq.; Porphyre, De abstinentia, X, 20.
44 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

blent l'humanité, à commencer par l'utilisation perverse que les


hommes eux-mêmes font de la raison144. Cela veut-il dire pour
autant qu'il mettait véritablement en doute l'existence de la divinit
é, voire qu'il faisait profession d'athéisme? Cicéron nous affirme,
au contraire, que son intention n'était pas de nier l'existence des
dieux, mais de montrer que les Stoïciens étaient incapables de par
ler de manière convaincante à leur sujet145. Y avait-il donc dans
l'acatalepsie universelle une place pour le sentiment religieux?
Cela nous ramène évidemment à la question du fondement et du
sens du πιθανόν.
De l'argumentation carnéadienne contre l'astrologie, A. Bou-
ché-Leclercq a dit qu'elle était si parfaite que tous les adversaires
de la divination postérieurs à l'Académicien furent contraints à
«un piétinement sur place»146. Nous n'emploierons pas cette ex
pression à propos du De diuinatione parce que ce serait négliger la
part personnelle - considérable - de Cicéron et les problèmes spé
cifiques à la religion romaine 147, mais il est certain que la base phi
losophique du traité se trouve dans les efforts de Camèade148 pour
prouver l'impossibilité de fonder le concept de divination et pour
mettre en lumière toutes les contradictions de la définition qu'en
avait donnée le Portique. Il semble d'ailleurs que ce fut précis
émentcette critique qui incita Panétius à mettre en doute la position
de ses prédécesseurs sur ce point149. Telle est en tout cas l'opinion
d'A. Schmekel et de M. Van Straaten, le premier allant même jus
qu'à affirmer que Panétius aurait purement et simplement fait sien

144 Cicéron, Nat. de., III, 25, 65-31, 78. Nos manuscrits contiennent une
lacune avant le § 65, correspondant au passage consacré aux fléaux naturels.
145 Ibid., 17, 44.
146 A. Bouché-Leclercq, L'astrologie grecque, Bruxelles, 19632, repr. anastati-
que de l'éd. de 1899, p. 571 : «De Camèade aux Pères de l'Eglise, la lutte contre
l'astrologie n'a pas cessé un instant ; mais ce fut, pour ainsi dire, un piétinement
sur place, car les premiers assauts avaient mis en ligne presque tous les argu
ments qui, par la suite, se répètent et ne se renouvellent plus».
147 L'attitude de Cicéron à l'égard de la divination a été étudiée par F. Guil-
laumont, Philosophe et augure. Recherches sur la théorie cicéronienne de la divi
nation, Bruxelles, 1984.
148 L. Credaro, op. cit., 1. 1, p. 58, a soutenu la thèse selon laquelle les crit
iques de Camèade à l'encontre de la théorie stoïcienne de la divination furent
recueillies par Clitomaque dans une œuvre qui aurait servi de source à Cicéron
pour le deuxième livre du De diuinatione. Le problème est que Cicéron dit au
§ 97 de ce livre : uidesne me non ea dicere quae Carneades, sed ea quae princeps
Stoicorum Panaetius dixerit? Pour A. S. Pease, éd. De divinatione, Darmstadt,
19732, p. 26, Cicéron a su combiner la source néoacadémicienne et Panétius.
149 Cf. également le § 88 : Nominai etiam Panaetius, qui unus e Stoicis astro-
logorum praedicta reiecit.
LA NOUVELLE ACADÉMIE 45

le rejet carnéadien de la divination 15°. Ces controverses sur la possib


ilité pour l'homme de prévoir l'avenir n'étaient pas seulement
pour les philosophes une manière de se situer par rapport à la reli
gion, elles constituaient une manière très concrète de poser le pro
blème de la liberté. En ce sens, le De fato cicéronien apparaît com
mela version abstraite, limitée aux concepts philosophiques, du De
diuinatione. A la volonté chrysippéenne de concilier le déterminis
me universel et le libre arbitre en donnant à la liberté une place
«dans la trame même du destin»151, Camèade opposait l'idée que la
volonté humaine ne dépend pas d'une cause externe et a pour
nature propre d'être en notre pouvoir et en notre dépendance152.
Faut-il interpréter cette apologie de la volonté comme le simple
négatif polémique du déterminisme stoïcien, ou voir en elle, com
mel'a fait A. Weische, l'origine de la conception occidentale de la
volonté153? Nous tenterons de sortir de cette alternative en nous
demandant si là encore ce n'est pas à Platon qu'il faut nous référer
pour comprendre Camèade.
Trois images de Camèade nous paraissent pouvoir résumer les
recherches que nous venons d'évoquer :
- la première, la plus traditionnelle, est celle d'un philoso
phe à la fois intransigeant dans son rejet du dogmatisme et sou
cieux de donner à l'action comme à la connaissance les fonde
ments les plus rigoureux, compte tenu de la faiblesse de l'entende
ment humain. C'est le Camèade « probabiliste », une sorte de Stoï
cien qui aurait substitué une prudence de ce bon aloi à l'arrogante
certitude du Portique et qui préfigurerait le scientifique moderne,
toujours prêt à remettre en cause ses convictions, pour peu que
l'expérience ou le raisonnement semblent lui donner tort. On trou
ve déjà cette interprétation chez D. Hume, lorsqu'il dit de la philo
sophie néoacadémicienne qu'elle est «la plus contraire à la noncha-

150 A. Schmekel, Die philosophie der mittleren Stoa, Berlin, 1892, p. 191. M.
Van Straaten, op. cit., p. 87, admet que Panétius ait été influencé par la critique
carnéadienne de la divination, mais ne croit pas qu'il y ait eu chez lui un refus
total de celle-ci.
151 L'expression est d'A. Yon dans son édition du De fato, Paris, « Les Belles
Lettres», 1933, p. XIV. On trouvera une synthèse des travaux sur les sources du
De fato dans O. Hamelin, Sur le De fato, publié par M. Conche, Ed. de Mégare,
1978, p. 5-7. L'hypothèse de l'utilisation par Cicéron d'une œuvre d'Antiochus,
reposant elle-même sur la dialectique carnéadienne, est aujourd'hui la plus
communément admise.
152 Cicéron, De fato, 11, 23.
153 La première thèse est celle défendue par M. Dal Pra, op. cit., 1. 1, p. 230,
n. 136 et par L. Robin, op. cit., p. 128-129; celle d'A. Weische est exposée in Cice
ro und die Neue Akademie, p. 47, «Der Ursprung der abendländischen Auffassung
des Willens».
46 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

lante indolence de l'esprit, à ses orgueilleuses prétentions et à sa


superstitieuse crédulité»154;
- plus inquiétante est l'opinion que J. Croissant a exprimée
en affirmant que si le stoïcisme préfigurait Rousseau, Camèade
annonçait Hobbes155. Emporté par sa critique du providentialisme
stoïcien, l'Académicien aurait fini par faire sienne une théorie pré
sentant la nature comme génératrice de violence. Le monde de
Camèade serait alors celui de l'égoïsme absolu opposé à d'inutiles
valeurs, et sa philosophie une intrusion de la sophistique dans
l'école de celui qui avait si vigoureusement combattu les Sophist
es;
- reste l'hypothèse, brillamment défendue par Couissin,
d'un Camèade ne faisant sien aucun système et si passionné de cri
tique qu'il ne pouvait s'arrêter à la construction d'une doctrine,
fût-ce celle du probable, en raison des incertitudes liées à une telle
entreprise. Il n'aurait donc eu d'autre fin que de mettre en lumière
les contradictions inhérentes aux dogmes qu'il combattait, sans
prétendre lui-même ériger sa réfutation en doctrine, ni même en
approximation du vrai.
Camèade fut-il un empiriste avisé, un philosophe égaré dans la
tradition des Sophistes, ou encore le pourfendeur sans trêve de
tous les dogmes et de toutes les opinions? L'un des buts de notre
recherche sera s'apporter quelques éléments de réponse à ces
questions.

Les successeurs de Carnéade

Clitomaque et Métrodore de Stratonice

Carnéade n'ayant rien écrit, ce fut son disciple et successeur,


Clitomaque, qui entreprit de faire connaître sinon sa pensée, du
moins sa méthode, par de très nombreux ouvrages, plus de quatre
cents volumes selon Diogene Laërce156. D'origine carthaginoise - il
s'appelait Asdrubal de son vrai nom - il devint scholarque de l'Ac
adémie après avoir dirigé sa propre école sur le Palladium157 et, s'il

154 D. Hume, Enquête sur l'entendement humain, trad. D. Deleule, Paris,


F. Nathan éd., 1982, p. 64.
155 J. Croissant, op. cit., p. 561.
156 Diog. Laërce, IV, 67.
157 Cf. S. Mekler, Academicorum philosophorum index Herculanensis, Berlin,
1902, 19582, col. XXIV, 35-37. Sur les successeurs immédiats de Carnéade, cf.
LA NOUVELLE ACADÉMIE 47

ne semble pas avoir péché par excès d'originalité158, son rôle fut
néanmoins considérable, parce qu'il servit directement ou indirec
tement de source à tous ceux qui voulaient exposer la philosophie
de la Nouvelle Académie, Cicéron bien sûr, mais probablement auss
iPlutarque159 et Sextus Empiricus 16°. Cependant, malgré le soin
extrême avec lequel il avait consigné les pensées de son maître, il
ne jouit pas dans l'Académie d'une autorité incontestée, puisque
Métrodore de Stratonice, dont Augustin nous dit qu'il fut le pre
mier à ramener l'Académie «sous les lois de Platon», se considérait
comme le seul véritable détenteur de la philosophie de Camèade et
prétendait que si la Nouvelle Académie avait défendu l'idée d'une
acatalepsie universelle, c'était uniquement pour lutter contre le
stoïcisme161. Clitomaque, au contraire, restait fidèle à la suspension
universelle du jugement, à Γέποχή περί πάντων et il donnait de la
philosophie du πιθανόν une expression si figée et si minutieuse162
que l'on comprend qu'elle ait pu être interprétée comme une véri
table doctrine. Ce conflit entre les deux disciples et exégètes de la
pensée carnéadienne est présent dans le Lucullus à propos de la
sagesse, que Clitomaque concevait comme étrangère à l'erreur,
tandis que Métrodore et, après lui, Philon de Larissa admettaient
que le sage pourrait comme tout mortel donner dans certaines ci
rconstances son assentiment à l'opinion. La divergence entre Acadé
miciens sur ce point précis a été diversement appréciée. Considérée
pendant longtemps comme un clivage important, elle a été minimi-

J. Glucker, op. cit., p. 107 sq. Clitomaque resta à la tête de l'Académie jusqu'en
110 av. J.-C.
158 Cicéron, Or., 16, 51 : Camèade affirmait que Clitomaque disait les mê
mes choses que lui, mais que Charmadas les disait aussi de la même façon.
159 Pour H. von Arnim, S.V. F., I, p. XIV, les deux traités antistoïciens de Plu
tarque ont pour source une œuvre de Clitomaque. Cette thèse a été contestée
par M. Pohlenz, Plutarchs Schriften gegen die Stoiker, dans Hermes, 74, 1939,
p. 133, qui a plaidé pour une source tardive, mais perpétuant la tradition de la
Nouvelle Académie. Sur ce problème de sources, cf. D. Babut, Plutarque et le
stoïcisme, Paris, 1969, p. 25 sq., qui souligne la part originale de Plutarque dans
l'élaboration de ces traités. Ce même problème a été étudié par J. Glucker, op.
cit., p. 276-280, avec le souci de montrer que rien dans ces dialogues ne permet
de prouver l'existence de l'Académie à l'époque de Plutarque.
160 Clitomaque est cité plusieurs fois par Sextus Empiricus, cf. Hyp. Pyr., I,
33, 220 et 230; Adu. math., II, 20; IX, 1 et 182.
161 Métrodore de Stratonice était un transfuge de l'école épicurienne, cf.
Diog. Laërce, X, 9. C'est dans Contra Ac, III, 41, qu'Augustin fait de lui l'initi
ateur du retour au platonisme dogmatique. Dans YAc. ind., XXVI, 4 sq., il est dit
que Métrodore prétendait avoir été le seul à comprendre la pensée de Camèad
e.
162 Cicéron cite très précisément le premier des quatre livres que Clitoma
que avait écrits sur Γέποχή (Luc, 31, 98) et le livre envoyé par Clitomaque au
poète Lucilius (ibid., 32, 104).
48 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

sée par M. Dal Pra, qui l'a interprétée comme une divergence de
forme, beaucoup plus que de fond 163. Quel que soit le jugement que
l'on porte sur la question, et nous aurons à nous prononcer à ce
sujet, on ne peut contester un fait essentiel : après Camèade, la
Nouvelle Académie commence à s'interroger sur elle-même, sur le
sens d'une dialectique qu'elle avait jusqu'alors pratiquée de manièr
e systématique, mais en se gardant bien de préciser ce qui relevait
des impératifs de la lutte contre le stoïcisme et ce qu'elle pouvait
assumer. De manière assez paradoxale, ce fut Clitomaque, défen
seurintransigeant de 1 'εποχή et virtuose de la réfutation des dog
matiques, comme l'atteste Sextus, qui donna la version la plus posi
tive du πιθανόν carnéadien, tandis que Métrodore, que l'on consi
dère comme le premier responsable de l'affaiblissement de Γέποχή
de la Nouvelle Académie, peut apparaître d'un certain point de vue
comme le lontain précurseur de l'interprétation «dialectique», fo
rmulée par P. Couissin, et qui a aujourd'hui la faveur de tant de
chercheurs.

Philon de Larissa

Philon de Larissa, dont nous savons maintenant avec une quasi


certitude grâce à l'œuvre de J. Glucker qu'il fut le dernier succes
seur de Platon, eut ceci de particulier qu'il adopta successivement
l'interprétation de Clitomaque, puis celle de Métrodore164. Il ne fut
élu que fort tard à la tête de l'école platonicienne et il paraît ne
guère avoir brillé par ses qualités de philosophe avant son départ
pour Rome, ce qui lui a valu des jugements sévères de la part des
historiens de l'Académie : L. Robin en parle comme d'un profes
seur consciencieux, mais au bon sens bien terre à terre, et J. Gluc-

163 Cicéron, Luc, 18, 59; 21, 67; 24, 78; 35, 112. En refusant l'assentiment
même occasionnel du sage, Clitomaque restait dans la tradition d'Arcésilas.
Contrairement à M. Dal Pra, op. cit., t. 1, p. 297-298, G. Striker, Sceptical strate
gies,p. 55-57, a accordé une très grande importance à ce différend des disciples
de Camèade.
164 Dans l'article de la RE, XIX, 2, 1938, col. 2535-2537, von Fritz donne
pour Philon les dates suivantes: naissance 161/160 av. J.-C; accède à la fonc
tion de scholarque en 110/109; meurt en 86-85. Cette datation est contestée par
T. Dorandi, Filodemo e la fine dell'Academia (PHerc 1021, XXXIII-XXXVI), dans
CronErc, 16, 1986, p. 113-118 : naissance 158 et 84/3 pour la mort. Par ailleurs,
contrairement à ce qu'affirme D. Sedley dans son compte-rendu de J. Glucker,
The end of the Academy, Phronesis, 26, 1981, p. 67-75, rien ne prouve que Philon
ait abandonné l'interprétation de Clitomaque avant ses livres romains, cf. infra,
p. 267, n. 75.
LA NOUVELLE ACADÉMIE 49

ker l'exécute de deux adjectifs, «mediocre and colourless» 165. Pourt


ant, ce personnage que l'on veut bien croire falot, ne se contenta
pas, une fois exilé, d'apprendre la philosophie à de jeunes Ro
mains, parmi lesquels Cicéron 166. Il ajouta à cet enseignement celui
de la rhétorique, ce qui était sans précédent dans l'histoire du pla
tonisme 167, et, de surcroît, il réussit un véritable coup d'éclat en
écrivant deux livres qui non seulement indignèrent son ancien et
fidèle disciple, Antiochus d'Ascalon, mais provoquèrent l'étonne-
ment de ceux qui, comme Heraclite de Tyr, continuaient à se récl
amer de Clitomaque. Le passage du Lucullus dans lequel Cicéron
raconte le réception de cet ouvrage par l'Ascalonite 168, alors à
Alexandrie avec Lucullus, a une force d'évocation extraordinaire.
On y voit Antiochus être bouleversé par ce qu'il venait de lire, au
point de douter de l'authenticité de ces livres, puis se laisser
convaincre par Heraclite qui, à défaut d'y retrouver les idées de
Philon, en reconnaissait le style, et surtout par des Romains qui
avaient entendu le scholarque exposer ces thèses à Rome et possé
daient des copies de l'œuvre 169. Malheureusement, et pour des rai
sons qui, nous le verrons, tiennent à la construction même des Aca
démiques, la lecture de ce qui nous est parvenu de ces dialogues ne
permet pas de déterminer aussi précisément qu'il serait souhaita
ble la nature des innovations philoniennes. D'où pour les historiens
de l'Académie une question qui est presque une énigme : qu'est-ce
le scholarque a donc pu affirmer qui fût à la fois déconcertant
pour ses amis et si scandaleux aux yeux d'Antiochus que celui-ci,
pour répliquer à ce qu'il considérait comme une imposture philo
sophique, écrivit à son tour un ouvrage, qu'il appela le Sosus, du
nom d'un de ses compatriotes stoïciens?
Nous savons avec certitude que Philon défendait la thèse de
l'unité de l'Académie à travers les vicissitudes de son histoire170 et
que, tout en rejetant le critère stoïcien, il admettait que les choses
sont par elles-mêmes connaissables171, ce qui équivalait à renoncer
à la théorie de la suspension du jugement généralisée. Pour le reste

165 L. Robin, op. cit., p. 133; J. Glucker, op. cit., p. 88 : Philo was mediocre
and colourless. Until his election to the exalted position of Plato's successor, no
one had heard of him. . .
166 plutarque, Cicéron, 3, 1, dit même de Philon de Larissa qu'il était celui
des disciples de Clitomaque que les Romains admirèrent le plus.
167 Cicéron, Tusc, II, 3, 9.
168 Cicéron, Luc, 4, 11-12.
169 Ibid.
170 Cicéron, Ac. post., I, 4, 14 : Quamquam Antiochi magister Philo, magnus
uir, ut tu existimas ipse, negai in libris, quod coram etiam ex ipso audiebamus,
duas Academias esse erroremque eorum qui ita putarunt coarguit.
171 Sex. Emp., Hyp. Pyr., I, 33, 235; cf. infra, p. 295-297.
50 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

plusieurs hypothèses ont été avancées pour définir le contenu de


ces livres qui firent que certains, dans l'Antiquité même, considérè
rent Philon comme le fondateur, avec Charmadas, d'une «quatriè
me Académie » 172.
Nous n'évoquerons ici que les principales, car quand on lit la
célèbre dissertation de K. F. Hermann publiée en 1885, on est frap
pépar le nombre de travaux qui existaient déjà sur ce
me 173
Pour Hermann, dont le seul tort fut de ne pouvoir étayer ses
intuitions par aucun texte - mais il est vrai que les témoignages sur
cette question sont assez rares - Philon aurait décidé ni plus ni
moins que de revenir à la théorie platonicienne des Formes et de
substituer au πιθανόν carnéadien Γείκός image de la vérité et réfé
rence au monde idéal 174. Plus prudent, R. Hirzel a pensé que le
scholarque avait fini par accepter ce que tous ses prédécesseurs
avaient jusque-là refusé, à savoir le concept de κατάληψις, de per
ception du réel, mais en maintenant une réserve considérable, l'im
possibilité de distinguer la φαντασία καταληπτική, la représentat
ion dite «comprehensive», d'une représentation fausse qui lui se
rait en tout point identique175. En fait, c'est la solution proposée
par V. Brochard176 qui a paru jusqu'ici la plus convaincante, puis
qu'elle a été étayée par des savants aussi éminents que M. Dal
Pra177, J. Glucker178, ou H. Tarrant179. Pour l'auteur des Sceptiques
grecs, l'originalité de Philon consista à priviliégier le concept d'évi-

172 Cf. la note 7.


173 K. F. Hermann, De Philone Larissaeo disputatio altera, Progr. Göttingen,
1855. La première dissertation de Hermann sur Philon date de 1851 : Disputatio
de Philone Larissaeo, Progr. Göttingen.
174 K. F. Hermann, De Philone Larissaeo. . ., p. 13 sq., croit que la perspicui-
tas à laquelle fait allusion Lucullus (Luc, 11, 34) lorsqu'il s'en prend à des Aca
démiciens qui acceptent le concept d'évidence mais refusent celui de « compré
hension » serait Γεΐκός platonicien redécouvert par Philon de Larissa. La simple
lecture du texte montre, au contraire, que celui-ci reproduit les thèmes de la
gnoseologie stoïcienne et ne contient aucune allusion, même indirecte, à Platon.
Quant à la distinction établie par Hermann entre probabilis et uerisimilis, le
premier correspondant selon lui au πιθανόν carnéadien, le second à Γείκός phi-
Ionien, cf. infra p. 284-290.
175 R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 196 : Das Neue, den Widerspruch der Gennanten
Herausfordende kann also nur in der Einführung des Namens καταληπτόν liegen.
Pour Hirzel, Philon adopta donc le terme, mais en modifia le sens.
176 V. Brochard, op. cit., p. 198. Contrairement à ce qu'affirme J. Glucker,
op. cit., p. 72, ce fut Zeller, op. cit., 31, p. 617, n. 3, qui avança le premier l'hypo
thèsed'une innovation de Philon de Larissa sur le problème de l'évidence. Bro
chard sut admirablement étayer l'intuition de Zeller.
177 M. Dal Pra, t. 1, p. 314-315.
178 J. Glucker, op. cit., p. 74.
179 H. Tarrant, Scepticism. . ., p. 55.
LA NOUVELLE ACADÉMIE 51

dence, qui lui permettait de réhabiliter la connaissance sensorielle,


tout en niant, à la différence des Stoïciens, que Γένάργεια fût à elle
seule le signe d'une appréhension exacte de la réalité. Nous revien
drons sur cette question 18°, mais il convient de montrer dès main
tenant en quoi elle est philosophiquement très importante et dépass
e la personnalité du seul Philon. D'une part, en effet, la définition
des innovations philoniennes conditionne par une sorte de rétroact
ivité l'image des scholarques, Arcésilas et Camèade, dont il a cher
ché à se différencier. D'autre part, elle est d'un intérêt exception
nel pour la compréhension de l'œuvre philosophique de Cicéron en
général, et des Académiques en particulier, puisque l'Arpinate fut
de ceux qui eurent la primeur de ces thèses si surprenantes, et l'on
imaginerait volontiers, à lire le passage auquel nous avons fait allu
sion, que c'est lui-même qui avait fait faire une copie des livres phi-
Ioniens. Enfin, on ne peut négliger de s'interroger sur le rôle que le
Philon romain joua dans l'évolution du platonisme car, si l'Acadé
mie disparut en tant qu'institution, la pensée platonicienne, elle,
continua à vivre et à évoluer. Jusqu'à présent on avait générale
ment cru qu'Antiochus d'Ascalon étant le chaînon intermédiaire
entre la Nouvelle Académie et ce que l'on appelle le moyen-plato
nisme. Tout récemment, cependant, cette thèse a été critiquée par
H. Tarrant 181 qui, réduisant quasiment à néant l'influence d'Anti-
ochus, a vu dans la «quatrième Académie» le tournant décisif de
l'histoire du platonisme après le scepticisme néoacadémicien. Nous
avons déjà eu l'occasion de dire notre désaccord avec ce qui nous
semble être une valorisation excessive du rôle de Philon 182, et notre
conviction que le moyen-platonisme n'est pas né de celui-ci, pas
plus que d'Antiochus, mais qu'il est la résultante d'une pluralité de
sources, parmi lesquelles figurent évidemment ces deux philoso
phes.L'analyse des Académiques nous permettra de définir ce que
nous croyons être une image plus exacte du dernier des succes
seursde Platon.

Antiochus d'Ascalon et le retour à l'Ancienne Académie

La postérité est toujours injuste quand elle s'obstine à résumer


la personnalité ou la pensée d'un écrivain en une formule, si bril
lante soit-elle. On peut donc penser que Cicéron a rendu un bien
mauvais service à Antiochus d'Ascalon - involontairement, car il

180 Cf. infra, p. 293-294.


181 H. Tarrant, op. cit., p. 89 sq.
182 Cf. notre article Cicéron et la Quatrième Académie, dans REL 63, 1985,
p. 32-41.
52 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

avait beaucoup d'estime pour son ancien maître - lorsqu'il écrivait


à son sujet : qui appellabatur Academicus, erat quidem, si pauca
mutauisset, germanissimus Stoicus 183. Coupée de son contexte, cette
phrase, qui figure en bonne place dans tous les travaux consacrés à
Antiochus, a grandement contribué à forger l'image, déjà présente
chez Augustin, d'un Antiochus félon, livrant l'Académie à ces Stoï
ciens qu'Arcésilas et Camèade avaient réussi à tenir en échec184. Et,
quand on ne fait pas d'Antiochus un Stoïcien n'osant pas s'avouer
comme tel, on se plaît parfois à souligner le caractère hétéroclite
de son éclectisme185. Le personnage mérite-t-il vraiment si peu de
considération?
Antiochus est né à Ascalon, à une date qu'il est impossible de
préciser186. Comme tant de philosophes, il s'installa à Athènes qui
conservait encore un prestige considérable et il y suivit l'enseign
ement de Philon de Larissa, écrivant même plusieurs ouvrage pour
défendre la Nouvelle Académie 187. Augustin dit de lui qu'il fréquent
a également le stoïcien Mnésarque, disciple de Panétius188, mais
une telle attitude n'avait rien de surprenant étant donné que les
scholarques platoniciens avaient depuis Arcésilas encouragé leurs
élèves à fréquenter les écoles rivales189. D'après Cicéron, c'est seule
ment dans sa vieillesse qu'il se sépara de la Nouvelle Académie, et
certains le soupçonnaient même d'avoir agi ainsi par désir d'avoir
une école à lui190. En tout cas, lorsqu'il décida de suivre Lucullus

183 Cicéron, Luc, 43, 132: «Antiochus, qui se targuait d'être Académicien,
était, à peu de chose près un Stoïcien tout à fait authentique». Il est à remar
quer,cependant, que, même dans le Lucullus, Cicéron a des paroles d'estime et
d'amitié pour son ancien maître, cf. 35, 113 : . . .Antiochus in pritnis, qui me
ualde mouet, uel quod amaui hominem, sicut ille, me, uel quod ita iudico, politis-
simum et acutissimum omnium nostrae memoriae philosophorum.
184 Augustin, Contra Ac, III, 6, 15.
185 Cf. le jugement, provisoire et néanmoins sévère, de J. Glucker, p. 379.
Pour une approche beaucoup plus favorable à Antiochus, cf. A. Michel, La phi
losophie en Grèce et à Rome de - 130 à 250, dans Encyclopédie de la Pléiade,
Histoire de la philosophie, t. 1, Paris, 1969, p. 794-801.
186 Sur la vie et les activités philosophiques d'Antiochus d'Ascalon, nous
renvoyons le lecteur à J. Glucker, passim, et plus précisément p. 1-31, p. 98-120,
où il démontre qu'Antiochus ne fut jamais scholarque en titre de l'Académie.
187 Cicéron, Luc, 22, 69.
188 Augustin, Contra Ac, III, 18, 41.
189 Diog. Laërce, IV, 42.
190 Cicéron, Luc, 22, 70. Sur la présence chez Plutarque, Cicéron, 4, 1 sq., de
la tradition hostile à Antiochus, cf. D. Babut, op. cit., p. 198, qui fait remarquer
que dans d'autres Vies (Lucullus, 42, 3 et Brutus, 2, 3), Plutarque est plus neutre
à l'égard de l'Ascalonite. Pour Babut, c'est le passage de la Vie de Cicéron qui
reflète la véritable opinion de Plutarque à l'égard d'Antiochus. Sur la date pré
cise de la sécession d'Antiochus, cf. D. Sedley, op. cit., p. 70, qui, contestant la
LA NOUVELLE ACADÉMIE 53

en 87, le philosophe avait déjà rompu avec Philon et proclamait


bien haut sa volonté de renouer avec la doctrine des successeurs
immédiats de Platon, par delà cette Nouvelle Académie qu'il consi
dérait désormais comme une aberration. L'école qu'il ouvrit par la
suite à Athènes, et dans laquelle il accueillit Cicéron en 79, se récla
mait de l'Ancienne Académie191, mais une telle prétention ne pouv
ait faire oublier que le dernier scholarque en titre de l'école plato
nicienne était mort à Rome sans laisser de successeur. Tous les
efforts d'Antiochus pour substituer une légitimité philosophique à
la légitimité institutionnelle ne parvinrent sans doute jamais à faire
oublier que le lien ténu qui avait relié tous les scholarques de Pla
ton à Philon était irrémédiablement brisé. Malgré tous les excès de
sa dialectique, Arcésilas n'avait jamais vu sa légitimité contestée;
en revanche, Antiochus, s'il avait voulu se proclamer scholarque de
l'Académie, n'eût été considéré que comme un usurpateur. Au
demeurant, J. Glucker l'a montré de manière très convaincante, ce
titre ne lui est jamais donné ni par Cicéron ni par l'Index Academi-
corum et il y a tout lieu de croire que l'Ancienne Académie elle-
même ne survécut pas longtemps à Aristus, frère d'Antiochus, qui
en avait pris la direction après la mort de celui-ci, à Tigranocerte
en69192.
La Quellenforschung a fait d'Antiochus la source quasi univers
elle des écrits de Cicéron, l'éclectisme étant un prétexte commode
pour attribuer à l'Ascalonite les théories les plus diverses. Par un
renversement tout aussi excessif, M. Giusta a nié que l'Arpinate eût
jamais utilisé le moindre ouvrage de l'Ascalonite et il a substitué à
ce dernier un manuel de doxographie dont l'existence est rien
moins que prouvée193. Peut-être arriverait-on à une vision plus juste
de cette question, si la pensée d'Antiochus n'était pas beaucoup
plus difficile à définir qu'on ne le croit communément. A titre
d'exemple, il est fréquent de lui attribuer l'idée d'un accord à pro
pos de la morale entre l'Ancienne Académie, le Lycée et le Porti
que, les Stoïciens ayant simplement changé la terminologie. Or le
thème de la stérilité intellectuelle du Portique avait cours depuis
longtemps dans l'Académie et Antiochus lui a simplement donné
une connotation plus positive que Polémon ou que Camèade 194. De
même, si Antiochus était germanissimus Stoicus, comment com-

datation proposée par Glucker (début des années 90), fait coïncider cet événe
ment avec le départ en exil des Académiciens.
191 Cicéron, Brutus, 91, 315.
192 Ibid., p. 112.
193 Sur l'œuvre de M. Giusta, cf. infra, p. 66-68.
194 Sur ce point, cf. notre article, La dialectique. . ., p. 124-125.
54 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

prendre que le quatrième livre du De finibus, si antistoïcien, porte


sa marque?
La personnalité philosophique de l'Ascalonite ne peut donc
être réduite sans simplification excessive à un éclectisme et, au
demeurant, elle n'a pas toujours été jugée comme telle. Certes,
pour C. Chappuis, dont la thèse 195 fut la première monographie
consacrée à Antiochus, la clé de cette philosophie serait la volonté
de construire une éthique stable en empruntant leurs meilleurs él
éments aux doctrines existantes. Cependant, cette assimilation d'An-
tiochus à un Victor Cousin de l'Antiquité fut contestée dans d'ex
cellentes études. H. Strache, et dans une moindre mesure G. Luck,
ont souligné la cohérence d'une pensée dans laquelle ils ont vu
l'héritière du stoïcisme platonisant de Panétius196. De son côté,
A. Lueder, tout en reconnaissant qu'Antiochus utilisait le vocabulai
re philosophique de son époque, très profondément marqué par le
stoïcisme, a voulu prouver que l'anthropologie antiochienne devait
beaucoup plus à Platon et à Aristote qu'à Zenon197.
A. Michel, enfin, a mis en relief la convergence entre la démar
che du philosophe et la mentalité romaine traditionnelle : en
contestant le dogme stoïcien de l'autonomie absolue du sage, Anti
ochus procédait à cette «extériorisation de la vertu»198 que les
Romains avaient toujours souhaitée. Il reste encore à déterminer
dans quelle mesure la multiplicité des objectifs que s'assignait
Antiochus (se différencier de la Nouvelle Académie, revenir à un
platonisme dogmatique en revendiquant les droits de celui-ci sur le
Portique et sur le Lycée, plaire à des auditeurs romains) pouvait
produire un ensemble cohérent.

Conclusion

Dans la vision traditionnelle du platonisme, la Nouvelle Acadé


mieest un intermède sceptique entre le dogmatisme des succes-

195 C. Chappuis, De Antiochi Ascalonitae vita et doctrina, Paris, 1854.


196 H. Strache, Der Eklektizismus des Antiochos von Askalon, Berlin, 1921, et
G. Luck, Der Akademiker Antiochos, Berne-Stuttgart, 1953. Pour lui, p. 45, Anti
ochus ne fut pas un Stoïcien, mais un « classique », même si sa pensée fut fort
ement influencée par le stoïcisme panétien.
197 A. Lueder, Die philosophische Persönlichkeit des Antiochos von Askalon,
Göttingen, 1940. Telle est également la position de P. Boyancé tout au long des
études qu'il a consacrées au platonisme de Cicéron.
198 A. Michel, op. cit., p. 798. Cf. également Cicéron et les grands courants de
la philosophie antique, aspects généraux, 1960-70, dans Lustrum, 16, 1971-72,
p. 81-102.
LA NOUVELLE ACADÉMIE 55

seurs immédiats de Platon et celui d'Antiochus d'Ascalon. Son his


toire serait donc un excellent témoignage de l'incapacité essentielle
du scepticisme à perdurer et de la fatalité du retour à un dogme.
La recherche récente a permis d'échapper quelque peu à ce sché
maen contestant parfois la notion même de scepticisme académic
ien et en mettant en évidence les éléments de continuité entre
l'Ancienne Académie, le Nouvelle Académie et le moyen-platonis
me. Il est donc à prévoir que les années à venir verront se multi
plier les travaux cherchant à définir ce qui a pu changer et ce qui
est demeuré constant dans l'interprétation de la pensée platoni
cienne, de Speusippe à Plotin. Plus modestement, nous allons ten
ter, au terme de cette première approche, de montrer pourquoi
selon nous la Nouvelle Académie, en tant qu'institution, ne résista
pas à des événements (le départ d'Athènes, la mort de Philon) très
graves, mais qu'elle eût sans doute pu supporter, si elle n'avait déjà
connu un processus de dépérissement, et de comprendre ce que fut
le devenir de cette pensée philosophique.
La Nouvelle Académie est née d'un sursaut, paradoxal dans ses
formes mais cohérent dans son propos, des représentants officiels
de la tradition platonicienne devant l'apparition de doctrines, le
stoïcisme, l'épicurisme, différentes certes, mais ayant en commun
de prétendre pouvoir abolir par la sagesse et le bonheur la distance
entre l'homme et les dieux199. Que les Stoïciens aient pu trouver
chez Platon lui-même certains thèmes majeurs de leur inspiration
est un problème que nous laissons de côté, car ce qui nous importe
ici, c'est que par réaction contre des philosophies de la certitude
immédiate, de l'harmonie initiale entre l'homme et la nature, Arcé-
silas et Camèade aient estimé nécessaire de pratiquer une dialecti
que qui s'interdisait elle-même toute énonciation positive et ne
dévoilait son aspiration à la vérité que dans la mise en évidence des
contradictions de l'adversaire. Progressivement, cependant, les
données du problème changèrent. D'une part, en effet, certains
Stoïciens atténuèrent les aspects les plus paradoxaux de leur doc
trine et habillèrent celle-ci de quelques atours platoniciens. Mais,
par ailleurs, la Nouvelle Académie elle-même, du fait de la métho
de qu'elle avait choisie, celle de la critique des concepts stoïciens,
pouvait donner l'impression d'avoir repris le système du Portique,
la certitude en moins, et donc d'être dépendante de ceux qu'elle
prétendait critiquer. Le moment essentiel dans ce processus fut
selon nous le passage d'une dialectique orale à des livres. Ce n'est

199 Sur l'importance de cette différence entre hommes et dieux dans l'œu
vrede Platon, cf. notamment G. Vlastos, Socrates disavowal of knowledge, dans
PhQ, vol. 35, η. 138, 1985, p. 1-31.
56 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

sans doute pas par hasard qu'Arcésilas comme Camèade avaient


refusé d'écrire. Ils savaient que la virtuosité de leur parole, qui
rendait difficile de discerner si leur dialectique cherchait seul
ement à réduire à l'absurde les dogmes stoïciens, ou si elle apportait
aussi une solution aux contradictions de ceux-ci, était la condition
même de leur philosophie de Γέποχή. A partir du moment où le
pointilleux Clitomaque entreprit de consigner dans une multitude
d'ouvrages tout ce qu'il avait entendu dire à son maître, cette riche
ambiguïté se figeait, les textes eux-mêmes devenaient source de
controverses, comme s'ils étaient porteurs de dogmes, et la Nouvell
e Académie allait désormais retourner contre elle-même une part
ie de l'énergie qu'elle avait jusqu'alors consacrée à combattre le
dogmatisme. Cette situation de crise, marquée par les schismes de
Métrodore et d'Antiochus, révélait l'usure et les limites de l'inte
rprétation que la Nouvelle Académie avait donnée de la dialectique
platonicienne, elle indiquait que le moment était venu de lire Pla
ton autrement qu'en approfondissant les failles de l'épicurisme ou
du stoïcisme. Cela, Philon de Larissa le comprit, d'où sa réaffirmat
ion que l'inspiration platonicienne de l'Académie était une à tra
vers des formes diverses et sa tentative pour dégager au moins par
tiellement l'école d'un combat déjà vieux de deux siècles. Cette
réaction fut cependant trop timide et surtout trop tardive, elle
n'empêcha pas la disparition de l'Académie en tant qu'institution,
et Cicéron parle à ce propos d'une «philosophie presque orpheline
en Grèce même», dont il se propose d'assurer le patrocinium, la
défense200.
L'Ancienne Académie d'Antiochus, par rejet de ce qu'avait été
la Nouvelle Académie, ne laissait que fort peu de place au doute,
mais la réflexion antidogmatique n'avait pas pour autant disparu
de la philosophie. Les livres de Clitomaque et de Philon de Larissa
continuaient à circuler et Philon d'Alexandrie semble même dire
qu'il y avait encore à son époque des philosophes néoacadémici
ens201. Mais la pensée d'Arcésilas et de Camèade devait surtout
continuer à vivre comme composante de deux courants philosophi
ques majeurs : le scepticisme d'Énésidème, point de jonction du
pyrrhonisme et de la Nouvelle Académie, source de Sextus Empiri-
cus et donc de toute la philosophie sceptique moderne; le moyen-
platonisme, dont d'illustres représentants, comme Philon d'Alexan-

200 Cicéron, Nat. de., I, 5, 11.


201 Philon AL, Quaest. Gen., Ill, 33. Cf. sur ce texte notre article, Le «scept
icisme» de Philon d'Alexandrie : une influence de la Nouvelle Académie, dans Hel-
lenica et Judaica, Hommage à V. Nikiprowetzky, Louvain-Paris, 1986, (p. 29-41),
p. 30.
LA NOUVELLE ACADÉMIE 57

drie ou Plutarque, reprendront les concepts et les thèmes néoaca


démiciens en les mettant au service d'une philosophie qui, elle, se
définit ouvertement par rapport à la transcendance. Ajoutons enco
re que par le Contra Academicos de Saint Augustin, la Nouvelle
Académie a eu une place importante dans la conception que le
christianisme occidental s'est faite des rapports du doute, de la rai
son et de la foi. La philosophie néoacadémicienne ne fut donc ni
une bizarrerie de l'histoire de la philosophie, ni une parenthèse
rapidement refermée, mais un mouvement aux profondes racines
platoniciennes et au devenir à la fois varié et perenne.
CHAPITRE II

CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE :


ORIGINES ET ÉVOLUTION D'UN CHOIX

Sens et méthode de la philosophie cicéronienne :


esquisse d'un status quaestionis

Ce n'est pas sans regret que nous avons renoncé à l'entreprise


qui aurait consisté à retracer le destin de l'académisme cicéronien,
à montrer comment chaque époque l'a vécu ou compris, à détermi
ner son influence dans l'histoire des idées, ou dans l'histoire tout
court. Pour être convenablement conduite une telle recherche, déjà
ébauchée dans l'ouvrage classique de T. Zielinski, exigerait à elle
seule à tout le moins un livre ì. Elle a été réalisée pour la Renais
sancepar C. Schmidt, dont l'étude Cicero Scepticus a montré à quel
point les Académiques furent pour les humanistes un texte à tous
égards essentiel, un manuel du bon usage de la raison, fixant les
compétences et les limites de celle-ci 2. Il serait pourtant injuste de
croire que le moyen-âge ignora cette pensée, car Jean de Salisbury
écrivait déjà au XIIe siècle : «Je me range d'autant plus volontiers à
l'opinion des Académiciens qu'ils ne me privent d'aucune connais
sance déjà acquise et qu'en bien de cas ils me rendent plus pru
dent. Ils ont pour eux l'autorité des grands hommes : c'est dans
leur sein que se réfugia en sa vieillesse, celui qui, à lui seul, nous
fournit tout ce qu'il faut à nous autres Latins pour tenir tête avec
honneur à l'insolence des Grecs, voire pour les dépasser»3. Bien
plus tard, au XVIIe siècle, alors que la philosophie cartésienne
semblait avoir triomphé des formes traditionnelles du scepticisme,
l'extraordinaire abbé Simon Foucher se réclamera encore haute
ment de la philosophie néoacadémicienne de Cicéron et fera de cel
le-ci le centre d'une œuvre qui est probablement l'expression la
plus achevée du fidéisme, cette abdication de la raison devant les

1 T. Zielinski, Cicero im Wandel der Jahrunderte, Leipzig-Berlin, 1908.


2 C. Schmidt, Cicero Scepticus, La Haye, 1972.
3 J. de Salisbury, Policraticus, II, 22, 449a, t. I, p. 122 de Ted. Webb,
Oxford, 1909, trad. d'E. Jeauneau, Jean de Salisbury et les philosophes, dans
REAug, 29, 1983, (p. 144-174), p. 160.
60 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

vérités de la foi4. Et en pleine période des Lumières, D. Hume,


dont nous avons déjà dit l'admiration pour la Nouvelle Académie,
célébrera le triomphe, qu'il estimait définitif, de Cicéron, en qui il
voyait le maître de la philosophie «facile» (au sens où Ortega y
Gasset dira que «la clarté est la courtoisie du philosophe») sur Aris
tote l'abscons5. A la fin du XVIIIe siècle, Cicéron pouvait donc
être considéré comme un modèle par un philosophe dont l'influen
ce sur la pensée scientifique moderne fut, ne serait-ce qu'à travers
Kant, considérable. C'est pourquoi la Quellenforschung apparaît
comme une rupture par rapport au passé même si le phénomène
eut des origines complexes, puisqu'en 1771 l'abbé Galiani écrivait
déjà à Madame d'Epinay : «il (Cicéron) savait tout ce que les Grecs
avaient pensé et le rendait avec une clarté admirable, mais il ne
pensait rien et n'avait pas la force de rien imaginer»6. Auparavant
Cicéron avait certes eu des adversaires, Montaigne par exemple
dans la première édition des Essais7, mais ils mettaient en cause

4 Nous devons la connaissance de l'abbé Foucher à A. Faudemay, maître


de conférences à l'Université de Fribourg, que nous tenons à remercier ici.
L'abbé Foucher, dont aucune des œuvres n'a été, à notre connaissance, éditée
récemment, est une figure importante de la vie intellectuelle du XVIIe siècle
finissant, auteur de nombreuses dissertations dans lesquelles la méthode acadé
micienne est défendue contre le cartésianisme triomphant et présentée comme
la plus appropriée aux principes de la foi : S. Foucher, La critique de la «Re
cherche de la vérité», où l'on examine en même tems une partie des principes de
M. Descartes, lettre par un académicien, Paris, 1675; Dissertation sur la «Recher
che de la vérité», contenant l'histoire et les principes de la philosophie des acadé
miciens, avec plusieurs réflexions sur les sentiments de M. Descartes, Paris, 1693,
etc. L'influence de la pensée philosophique cicéronienne au XVIIe siècle a été
soulignée par A. Michel, L'influence de l'Académisme cicéronien sur la rhétori
que et la philosophie au XVII*™*, La Mothe le Vayer, Huet, Pascal, Leibniz, dans
Acta Conuentus Neolatini Amstelodamensis 1973, G. Kuiper et E. Kessler éds.,
Munich, 1979.
5 Sur Hume et la Nouvelle Académie, cf. supra, p. 45. La comparaison
entre Cicéron et Aristote se trouve dans la première section de l'Enquête sur
l'entendement humain, («Des différentes sortes de philosophie»), p. 28 de l'édi
tion Deleulë.
6 Lettre du 20 juillet 1771 de l'abbé Galiani à Mme d'Epinay, citée par
G. Gawlick, Cicero and the enlightenment, dans Studies on Voltaire and the
XVIIIth century, 25, 1963, (p. 657-682), p. 659. Cet article est une étude très fine
et très complète de l'image de Cicéron chez les philosophes des Lumières.
7 Les jugements de Montaigne sur Cicéron sont très négatifs dans l'édition
de 1580, cf. en particulier les «essais» XL du livre I et X du livre II. Cependant,
après 1588, Montaigne multipliera les emprunts à l'Arpinate, notamment aux
Académiques et aux Tusculanes. Sur cette évolution, cf. P. Villey, Les sources et
l'évolution des «Essais» de Montaigne, Paris, 19332, p. 106-113; C.B. Brush,
Montaigne and Bayle, Variations on the theme of skepticism, La Haye, 1966, qui
est sans doute l'ouvrage le plus important sur cette question ; J. M. Green, Mont
aigne's critique of Cicero, dans Journ. of. the hist, of ideas, 36, 1975, p. 595-612.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 61

le décalage chez lui entre les principes et l'application pratique de


ceux-ci beaucoup plus qu'ils ne lui contestaient le titre de philoso
phe. La Quellenforschung, elle, s'interdit tout jugement de ce type,
ses travaux se présentent en règle générale comme des démonstrat
ions vraies, nullement différentes dans leur méthode de celles qui
caractérisent les sciences dites exactes, ils prétendent abolir la sub
jectivité du chercheur et surtout celle de l'écrivain, laquelle est per
çue comme un épiphénomène dans la mécanique de la transmis
sion des doctrines. Ce scientisme naïf, application sans nuances à
l'activité intellectuelle des catégories prévalant en physique ou en
chimie, eut cependant le mérite d'impliquer une lecture minutieuse
des textes et de faire indubitablement progresser la connaissance
des grands courants de pensée de l'Antiquité. Malheureusement, il
aura abouti à présenter Cicéron comme le témoin privilégié d'une
culture philosophique dépassant amplement ses capacités de ré
flexion. Sa devise aurait pu être cette affirmation de R. Hoyer : par
delà le dilettantisme du Romain, il faut essayer de retrouver la pro
fondeur de la pensée grecque8.
Il est difficile de fixer une date de naissance à la Quellenfor
schung, mais on admet généralement que la préface de Madvig à
son édition du De finibus fut un véritable manifeste de ce que
serait désormais pendant quelques décennies l'attitude d'un grand
nombre de philologues et d'historiens de la philosophie à l'égard
de Cicéron9. Le savant danois ne nie certes pas que la philosophie
doive beaucoup à celui-ci, puisqu'il a transmis à la postérité une
somme très importante de connaissances sur la pensée grecque10,
et il regrette précisément qu'il ne se soit pas acquitté de ce travail
sans envelopper les textes de référence dans une sorte de gangue
rhétorique d'où seul un travail minutieux peut les extraire. Cicé
ron, dit Madvig, est certes émouvant quand il cherche dans la phi
losophie une consolation aux malheurs dont il est accablé11, mais
il n'a aucune connaissance profonde des doctrines, il rédige dans
la précipitation, sans être véritablement entraîné au maniement
subtil des concepts et, comme si cela ne suffisait pas, il dispose
d'un instrument bien peu commode, cette langue latine, si rebelle à
la nouveauté12. Dans ces conditions le texte latin apparaît comme
un écran, comme un obstacle, au delà duquel le chercheur retrou-

8 R. Hoyer, Quellenstudien zu Ciceros Büchern De natura deorum, De diui-


natione, De fato, dans RhM, 53, 1898, (p. 37-65), p. 39.
9 N. Madvig, éd. du De finibus, Copenhague, 1839.
10 Ibid., p. LXIII.
11 Ibid., p. LXV.
12 Ibid., p. LXVI. Malheureusement pour Madvig, son exemple de contre
sens cicéronien (Luc, 31, 99) n'est pas du tout probant.
62 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

vera la lumineuse pureté de la pensée grecque. En ce qui concerne


plus précisément la volonté cicéronienne de n'adhérer à aucun sys
tème, Madvig se contente d'y voir la marque d'un esprit incapable
d'originalité qui, ne pouvant approfondir par lui-même des ques
tions ardues, cherche à savoir comment elles ont été traitées par
les uns et par les autres.
Ces thèmes n'étaient pas neufs, mais Madvig leur a donné une
cohérence systématique qu'à notre connaissance ils n'avaient pas
avant lui. Au demeurant, il n'a pas d'antipathie particulière pour
Cicéron et il ressent même de l'admiration pour l'orateur. Il consi
dère simplement que toute recherche sérieuse doit faire abstrac
tion de sa présence et il le réduit ainsi à la condition pour le moins
paradoxale de témoin à la fois indispensable et gênant. Il s'agit
moins d'une attitude défavorable à l'Arpinate en tant qu'individu
que de la volonté de le nier en tant que philosophe.
Il serait fastidieux de recenser ici toutes les variantes d'une
argumentation dont cette préface constitue l'archétype et qui fut
répétée à satiété13. Nous évoquerons cependant les pages qu'Use-
ner a consacrées à Cicéron au début des Epicurea, parce que cet
autre géant de la philologie du XIXe siècle y aborde avec plus de
précision que Madvig la question de l'académisme cicéronien14.
Usener aussi considère que l'Arpinate était né foro, non scholae et
que sa philosophie est aussi superficielle que peu originale. Il éta
blit néanmoins à l'intérieur de celle-ci une distinction entre les
exposés de systèmes et les textes où Cicéron s'exprime comme Aca
démicien. Dans les premiers, il ne ferait que transcrire largiore stilo
des résumés de doctrine, alors que les seconds seraient à la fois
plus érudits et plus brillants, tout simplement parce que, délaissant
les intermédiaires, il utiliserait la méthode apprise directement de
ses maîtres académiciens. Usener n'a d'ailleurs que fort peu d'est
ime pour ceux-ci, dans lesquels il voit des philosophes peu scrupul
eux, ayant pour méthode de réfuter leurs adversaires en s'en pre
nant à quelques extraits de leurs écrits.
La perfection en matière de Quellenforschung cicéronienne fut
atteinte, selon nous, par R. Hirzel dont le travail gigantesque const
itue une référence toujours actuelle, quelles que soient les réserves
que suscite la méthode elle-même, puisque ce savant a réussi l'ex
ploit d'écrire trois gros livres sur les œuvres philosophiques de

13 Remarquons cependant qu'en France une telle méthode n'eut guère de


succès, si l'on excepte la thèse de C. Thiaucourt, Essai sur les traités philosophi
ques de Cicéron et leurs sources grecques, Paris, 1885, qui en fut l'application
sans nuances.
14 H. Usener, Epicurea, Leipzig, 1887, p. LXV sq.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 63

Cicéron en y consacrant un fort petit nombre de pages à l'activité


philosophique de leur auteur15. Pourtant il serait erroné de croire
que tout le XIXe siècle a pratiqué la Quellenforschung ou même
d'imaginer celle-ci comme un phénomène uniforme.
La recherche bibliographique révèle l'existence à cette époque
de petits ouvrages à l'ambition souvent modeste, qui témoignent
paradoxalement d'une attitude beaucoup plus nuancée à l'égard de
Cicéron que les monuments que nous venons d'évoquer. Nous cite
rons, à titre d'exemple, le Marcus Tullius Cicero, philosophiae histo-
ricus d'U. Legeay16, qui affirme que Cicéron a toujours apporté
quelque chose de personnel, quels que soient les philosophes dont
il s'est inspiré, et qui essaie d'interpréter son académisme comme
une tentative de justification a posteriori de ses variations politi
ques, et notamment de l'acceptation, à contre-cœur certes, de la
dictature césarienne 17.
Mais, chez ceux-là mêmes qui se sont réclamés de la Quellen
forschung, il arrive qu'on trouve de la sympathie pour Cicéron ou
encore l'esquisse d'une autre approche de sa philosophie. Un sa
vant aussi important dans l'histoire de la philologie allemande que
F. Leo a écrit à son sujet ces lignes pleines de sensibilité : uiui
autem cum Cicerone familiariter potest ut cum Romano nullo, cum
Graecis paucis; sed amari se poscit antequam animum suum aperiat
et thesauros promat1*. Par ailleurs, dans son livre, qui est l'un des
plus importants jamais écrits sur les Académiques, A. Lörcher ne
s'est pas contenté, comme le suggérerait le titre de cette œuvre19,
de faire la part entre les sources grecques et l'apport personnel de
l'Arpinate, il s'est interrogé sur le sens du doute cicéronien qui,
selon lui, ne porte vraiment que sur les questions de physique et de
logique, car sur les problèmes éthiques le scepticisme de Cicéron
serait plus apparent que réel. S'il partage donc avec tous les
savants de son temps l'incapacité à appréhender la philosophie du

15 R. Hirzel, Untersuchungen zu Cicero's philosophischen Schriften, Leipzig,


I, 1877; II, 1882; III, op. cit., 1883.
16 U. Legeay, Marcus Tullius Cicero, philosophiae historicus, Lyon, 1845. Cf.
également l'opuscule de J. F. Herbart, Über die Philosophie des Cicero, dans
Johann Friedrich Herbart's Sämmtliche Werke, t. 12, Leipzig 1852, p. 169-182.
17 U. Legeay, ibid., p. 21. C'est là une interprétation que nous ne parta
geons pas, car Cicéron n'a pas attendu la dictature césarienne pour s'affirmer
néoacadémicien ; toutefois, Legeay a eu le mérite de sentir que l'œuvre philoso
phique cicéronienne était en étroite relation avec le contexte politique dans
lequel elle a été écrite.
18 F. Leo, Miscella ciceroniana, Index scholarum Gottingae, 1892, dans Aus
gewählte kleine Schriften, t. 1, Rome, 1960 (p. 301-325), p. 325.
19 A. Lörcher, Das Fremde und das Eigene in Ciceros Büchern De finibus
bonorum et malorum und den Academica, Halle, 1911, p. 298-309.
64 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

Romain comme un tout, Lörcher a su, contrairement à eux, recon


naître les limites de sa méthode et affirmer que la psychologie doit
prendre le relais de la logique, révéler ce que celle-ci ne peut expli
quer20. Lui-même n'a pas voulu approfondir cette idée, comprend
re à quel point elle pouvait être féconde, mais il a tout de même
mis en relation la philosophie néocadémicienne de Cicéron avec la
crise profonde que celui-ci connut après la guerre civile, du fait de
malheurs tant publics que privés.
Il est de bon ton de décrier la Quellenforschung. Gardons-nous
pourtant de la considérer, quels qu'aient été ses excès, comme une
passagère et dérisoire aberration. Tout d'abord, parce que c'est
Cicéron lui-même qui lui a fourni une justification, ou un prétexte,
quand il a utilisé le terme d'cutóypcupov pour désigner certains de
ses écrits21. Nous tenterons plus loin de préciser le sens exact de
cette formule, mais il est indéniable qu'elle a constitué un argu
ment de poids pour ce type de recherches. Par ailleurs, il est év
idemment impossible d'éluder la question de la relation de Cicéron
avec les penseurs grecs, si l'on veut parvenir à une appréciation un
tant soit peu équitable de sa philosophie. L'échec de la Quellenfors
chung, indiscutable dans la mesure où pas une seule de ses conclu
sionsn'est universellement admise22, pose donc le problème sui
vant : comment éviter les erreurs auxquelles a conduit une recher
che de sources systématisée, sans pour autant tomber dans le pané
gyrique ou l'invective?
Il nous est impossible d'évoquer ici l'ensemble des ouvrages
qui ont été consacrés à la pensée philosophique de Cicéron, ni
même tous ceux qui ont abordé d'une façon ou d'une autre le pro
blème de son adhésion à la Nouvelle Académie. Dans la masse
immense de cette bibliographie, nous avons cru pouvoir distinguer
trois grands courants :

- ceux qui perpétuent la tradition de la Quellenforschung, en


gommant parfois les aspects les plus caricaturaux de celle-ci, c'est-
à-dire en accordant malgré tout une certaine attention à la personn
alitéet à l'apport de Cicéron;
- ceux qui refusent de prendre parti et se contentent de
décrire les conditions d'élaboration des traités et leur contenu pré
cis;

20 Ibid., p. 309.
21 Cicéron, Ait., XII, 52, 3, cf. infra, p. 181-186.
22 Comme l'avait justement souligné P. Boyancé dans son article Les mé
thodes de l'histoire littéraire : Cicéron et son œuvre philosophique, repris dans
REL, 14, 1936, p. 288-309; Études sur l'humanisme cicéronien, Bruxelles, 1970,
(p. 199-221), p. 204.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 65

- ceux, enfin, et ils ont été nombreux dans cette deuxième


moitié du siècle, qui ont essayé d'explorer des voies nouvelles
conciliant rigueur et imagination.

Nous citerons comme modèle des premiers le long article de


R. Philippson dans la RE23. Tout en distinguant plusieurs périodes
dans l'activité philosophique de Cicéron, Philippson reconnaît que
la philosophie a toujours été pour lui beaucoup plus que l'auxiliai
re de la politique ou de l'éloquence. En outre, bien qu'il accorde
une grande importance à l'influence de Panétius sur un homme
très préoccupé d'éviter le conflit entre la théorie et la pratique, il
souligne avec force la fidélité de l'Arpinate à la Nouvelle Académie.
Toutefois, sa position est sur le fond celle de Quellenforschung,
puisqu'il estime qu'il n'y a pas de véritable pensée cicéronienne,
mais un éclectisme sans grande cohérence. De surcroît, son juge
ment sur la personnalité de Cicéron est assez sévère : il le considère
comme un individu velléitaire, versatile, perpétuellement déchiré
entre les exigences du quotidien et les aspirations vers l'idéal24. Ce
portrait chargé est tout de même atténué par l'affirmation que ce
caractère instable, ce médiocre philosophe, a su élaborer, à partir
notamment de l'apport panétien, un concept dont Philippson re
connaît la richesse et l'importance, celui d'humanitas.
Les conclusions de Philippson inspirent encore bon nombre de
travaux. Citons simplement celui, relativement récent, de W. Sch
mid, paru dans un recueil d'études édité par B. Kytzler25. Tout
repose ici encore sur l'idée que les traités de Cicéron ne sont que
de simples απόγραφα, même si Schmid s'empresse d'ajouter que
cela ne préjuge en rien du sérieux avec lequel ils ont été élaborés.
La véritable originalité de Cicéron aura été à ses yeux de définir un
humanisme fait de philosophie et de rhétorique. Mais, si l'on sous-
estime ainsi les transformations que l'Arpinate a fait subir à ses
sources, le concept d'humanitas ne risque-t-il pas d'apparaître
comme la trouvaille en quelque sorte miraculeuse d'un traducteur
talentueux?
Dans cette tradition née de la Quellenforschung, deux livres
nous concernent tout particulièrement. Nous avons déjà évoqué
dans notre précédent chapitre le Cicero und die Neue Akademie

23 R. Philippson, art. Tullius, RE, 7A, 1939, p. 1104-1192.


24 Ibid., 1183 : Aber er war kein großer Character. Man kann nicht sagen dafi
er seine Philosophie gelebt hat. . . . Es lebten in ihm zwei Seelen, eine des Alltags
und eine ideale.
25 W. Schmid, Ciceroweitung und Cicerodeutung, dans Cicero literarische
Leisting, B. Kytzler éd., Darmstadt, 1973, p. 33-68.
66 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

d'A. Weische26. Malgré ce titre prometteur, très peu de pages sont


consacrées dans cet ouvrage à la philosophie de Cicéron, qui semb
le être sourtout considérée comme la source indispensable à la
connaissance de la pensée grecque. Pour Weische, le septicisme de
Cicéron est essentiellement formel, il consiste à construire les expo
sés de manière contradictoire et à n'accorder aux diverses théories
philosophiques qu'un degré variable de probabilité. Mais, à ses
yeux, cette forme antithétique ne peut dissimuler que la plupart
des traités cicéroniens ont un contenu positif : ainsi, la forme
contradictoire du De natura deorum n'empêche pas Γ Arpinate de
dire à la fin du traité que sa préférence va dans ce domaine à la
philosophie stoïcienne. De l'enseignement de Philon, Cicéron n'au
rait donc retiré qu'une technique de présentation des doctrines et
une attitude de prudence à l'égard de celles-ci, aboutissant à un
probabilisme qui ne serait qu'une forme atténuée de dogmatisme.
Faut-il considérer M. Giusta comme l'héritier spirituel de la
Quellenforschung21? Cette question peut surprendre, car ceux-là
mêmes qui n'ont pas accepté les conclusions auxquelles le savant
italien est parvenu, se sont plu à reconnaître le caractère profondé
ment original de sa méthode. La Quellenforschung a toujours eu
pour fin d'identifier l'auteur que l'Arpinate se serait contenté, au
mieux, d'adapter, et elle aboutit inévitablement à un cercle vicieux,
étant donné que la source supposée ne nous est le plus souvent
connue que par le texte cicéronien. La démarche de M. Giusta est
très différente, en ceci que sa réflexion a comme point de départ
une constatation irréfutable, l'existence de très profondes similitu
des de fond et de forme entre des textes grecs et latins d'époques
différentes, mais tous relatifs à des problèmes moraux. M. Giusta
aurait pu se limiter à montrer, ce qu'il fait de manière très
convaincante, que les controverses entre écoles avaient eu souvent
pour conséquences une manière assez uniforme de poser les ques
tions philosophiques et la création d'un vocabulaire commun ; mal
heureusement, du moins à notre avis, il a rejoint la Quellenfors
chung dans ce qu'elle a de plus contestable en voulant prouver que
tous ces textes auraient été élaborés à partir d'un même ouvrage,
une grande doxographie morale dont le passage de Stobée intitulé

26 Cf. supra, p. 31-32. L'examen par Weische de la nature du scepticisme


cicéronien se trouve p. 81 sq.
27 M. Giusta, op. cit. Sur cette œuvre qui aura incontestablement marqué
les études doxographiques de la deuxième moitié du XXe siècle, cf. le comptes
rendus de P. Boyancé, dans Latomus, 26, 1967, p. 246-249 : A. Michel, dans REL,
47, 1969, p. 630-633; R. Joly, dans AC, 28, 1969, p. 308; A.M. Ioppolo, dans
Cultura, S, 1970, p. 292-295.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 67

«Epitome d'Arius Didyme» constituerait le résumé très succinct28.


Ainsi donc, Cicéron, Philon d'Alexandrie, Sénèque, Apulée et quel
ques autres encore auraient tous utilisé le manuel d'Arius Didyme,
d'où les incontestables concordances entre leurs œuvres. Nous ne
reviendrons pas sur les très nombreuses objections qui rendent
selon nous cette hypothèse parfaitement invraisemblable, et qui
ont été formulées dès la parution du premier tome des Dossografi
di etica, notamment par P. Boyancé. Remarquons simplement ceci,
qui concerne Cicéron : à en croire M. Giusta, ni l'enseignement de
nombreux maîtres, ni de multiples lectures philosophiques n'au
raient laissé la moindre trace dans l'œuvre cicéronienne, et celle-ci
reposerait tout entière sur une compilation dont l'existence est
invraisemblable ! Malgré tout cela, il est juste de reconnaître que le
livre de M. Giusta contient une somme immense, exceptionnelle,
d'informations précieuses pour le philologue comme pour l'histo
riende la philosophie et qu'il a posé plus nettement qu'aucun
autre la question de la doxographie philosophique. Il est hors de
doute que c'est là l'une des voies les plus intéressantes, les plus
fécondes, qui s'offrent à la recherche sur Cicéron.
Nous ne pouvons consacrer que peu de place aux ouvrages qui
entrent dans notre deuxième catégorie. Il s'agit généralement de
travaux présentant la vie et l'œuvre de l'Arpinate, dans lesquels
l'auteur ne prétend nullement aborder le détail des questions philo
sophiques. Le type même en est le Cicero de M. Gelzer dans lequel
nous sont donnés une chronologie des divers traités et un exposé
scrupuleux de leur contenu, mais avec le propos délibéré de laisser
de côté toute considération de source ou de doxographie29. Nous
inclurons également dans cette catégorie les introductions à la phi
losophie de Cicéron de Bringmann et de Süss, qui, par définition
même, évitent d'entrer dans la détail des problèmes30. La seconde,
plus ambitieuse, propose cependant une interprétation d'ensemble
de la pensée cicéronienne, que l'auteur caractérise à la fois par
l'éclectisme et le scepticisme : W. Süss pense, en effet, qu'il n'y a
pas de contradiction chez Cicéron entre l'avocat séduit par la
méthode de discussion in utramque partent et le moraliste qui, per
suadé qu'il n'y a pas d'idée innée qui puisse régir notre conduite,
s'intéresse à toutes les formes d'éthique qu'a pu concevoir l'esprit
humain. La véritable erreur de Cicéron fut, selon lui, de ne pas

28 Cf. infra, p. 347, n. 36.


29 M. Gelzer, Cicero, Wiesbaden, 1969.
30 Κ. Bringmann, Untersuchungen zum spàten Cicero, Göttingen, 1971;
W. Suss, Cicero, eine Enführung in seine philosophischen Schriften, Mayence,
1966.
68 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

comprendre que cette méthode antilogique, philosophiquement ex


cellente, ne pouvait constituer une règle d'action politique.
Ceux qui ont refusé à la fois l'analyse descriptive et la Quellen
forschung des traités philosophiques de Cicéron se réfèrent souvent
à l'article de P. Boyancé sur «les méthodes de l'histoire littéraire»,
qui a frayé la voie à des recherches nouvelles. Cette étude est
d'abord un constat lucide de la faillite des Quellenforscher : «si l'on
prend», dit-il, «l'ouvrage qui en a peut-être le mieux suivi les prin
cipes, que reste-t-il aujourd'hui du livre de Schmekel sur le Moyen
Portique? Que reste-t-il notamment, après les travaux de M. Rein
hardt, du Posidonius qu'on y voyait constitué à l'aide de membra
disiecta, pour la plupart empruntés à Cicéron»31. L'erreur fonda
mentale de tous ces savants a donc été de considérer l'œuvre cicé-
ronienne «comme une simple mosaïque, plus ou moins réussie, de
traductions ». P. Boyancé a proposé tout au contraire de mettre
l'accent sur «le contact vivant» que Cicéron a eu avec ses maîtres,
sur une tradition orale faite certes d'enseignement scolastique,
mais aussi de discussions et d'échanges. Il nous invite à considérer
Cicéron comme un passionné de philosophie qui ne se contente pas
de résumer ni de traduire, mais travaille avec une rigueur pouvant
aller jusqu'à la minutie et transforme sa culture en œuvre selon un
processus infiniment plus subtil que la simple transcription de
sources grecques32. Sa méthode, Pierre Boyancé l'a appliquée tout
au long de ses travaux que nous serons amené à citer plusieurs
fois33, et qui pour la plupart sont consacrés à l'essentiel de la phi
losophie de Cicéron, ce platonisme dont le scepticisme académicien
ne constitue à ses yeux qu'un des aspects.
Parce que le concept de platonisme est apparu de plus en plus
comme essentiel pour la compréhension de la pensée philosophi
que de Cicéron, il lui a été consacré de très nombreux travaux, par
mi lesquels l'article de Th. De Graff, Plato in Cicero, mérite une
mention particulière, puisqu'il est de nos jours encore précieux
pour qui veut déterminer la connaissance que l 'Arpinate avait de
Platon, et l'image, ou plutôt les images qu'il a données de celui-

31 P. Boyancé, Les méthodes. . ., dans Études. . ., p. 221.


32 P. Boyancé, ibid. : «Cicéron se compare à un Théophraste écrivant après
Aristote, aux nombreux stoïciens qui ont suivi Chrysippe, lequel pourtant
' n'avait rien laissé de côté '. Il revendique ainsi, non l'originalité du penseur qui
découvre des théories nouvelles, mais celle du disciple capable de les assimiler
et de les présenter d'une manière personnelle ».
33 En dehors des articles repris dans le recueil Études . . ., nous aurons à
évoquer tout particulièrement l'article que P. Boyancé a consacré à un problè
me essentiel de la philosophie antique : Cicéron et les parties de la philosophie,
dans REL, 49, 1971, p. 127-154.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 69

ci34. Citons également la remarquable étude d'O. Seel, qui a mont


réque la pensée cicéronienne présente au moins cette analogie
avec la philosophie platonicienne qu'elle ne peut être réduite à
quelques dogmes, car elle est inséparable d'un mouvement dialecti
que et de ce langage que l'Arpinate a créé «à ses propres ri
sques»35. O. Seel s'est refusé à ne voir dans l'œuvre philosophique
cicéronienne que l'expression d'un «éclectisme mou». S'il recon
naît que Cicéron vit en permanence le dualisme de la pensée et de
l'action, de l'idéal et du réel, il montre aussi, à la différence de Phi-
lippson, que tout son effort a tendu vers la disparition, ou tout au
moins la réduction, de cette bipolarité. A cet égard, le ο uitae philo-
sophia dux\, cet hymne à la philosophie qui éclate au début du
livre V des Tusculanes, lui paraît être l'aboutissement de cette lutte
intérieure et marquer la réconciliation de Cicéron avec lui-
même 36
Cependant, le modèle platonicien ne peut tout expliquer, et
notamment il peut paraître insuffisant lorsqu'on veut percevoir
dans leur cohérence les divers moments de la réflexion cicéronienn
e. Sans méconnaître l'importance de ce platonisme, deux savants
ont cherché à mieux comprendre le mouvement de la pensée de
Cicéron, en adoptant pour cela, le premier une démarche histori
que, le second un point de vue structuraliste.
O. Gigon, dans une étude classique, s'est efforcé de metre en
lumière ce qu'il a appelé «le renouvellement de la philosophie à
l'époque de Cicéron»37. Cette révolution philosophique, c'est se
lon lui le retour à la tradition aristotélicienne, caractérisée par la
volonté de percevoir la parcelle de vérité qui est dans chaque
doctrine, et d'exalter ce qui unit des systèmes en apparence di
vergents, le dévoilement de la vérité apparaissant alors comme
un long processus collectif marqué d'inévitables affrontements.
Les Pyrrhoniens et la Nouvelle Académie avaient tiré argument
de ceux-ci pour conclure à l'impossibilité de toute connaissance
certaine; Cicéron, au contraire, chercherait beaucoup plus à
concilier qu'à opposer et serait en cela, par l'intermédiaire de
son maître Antiochus d'Ascalon, l'héritier du Stagirite tout autant
que de Platon. Cependant O. Gigon met en lumière une très im
portante différence entre la philosophie d'Aristote et celle de Ci-

34 T. De Graff, Plato in Cicero, dans CPh, 35, 1940, p. 143-153.


35 Ο. Seel, Cicero und das Problem des römischen Philosophierens, dans
Cicero, ein Mensch seiner Zeit, G. Radke éd., Berlin, 1968, p. 136-160.
36 Sur ce texte, cf. infra, p. 492.
37 O. Gigon, Die Erneuerung der Philosophie in der Zeit Ciceros, dans Entret
iensFond. Hardt, III, 1955, p. 25-61.
70 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

céron : le premier se considère comme celui qui peut juger et


parfaire la recherche de ceux qui l'ont précédé, alors que le
second a une admiration immense pour les «Anciens» (Platon,
Aristote et leurs disciples immédiats) dont la tradition lui sembler
ait être la vérité même.
Entièrement différente est la méthode de W. Görler, qui, lui
aussi, a voulu rendre compte de la richesse de la pensée cicéro
nienne sans recourir à l'explication classique et décevante d'un
«éclectisme» qui ne serait qu'incapacité de choisir38. Le foisonne
ment et les incohérences apparentes de cette philosophie s'expl
iquent pour lui par le fait que Cicéron a défini pour chaque ques
tion trois réponses possibles, hiérarchiquement organisées : d'une
manière générale, le niveau le plus bas est celui de l'épicurisme, le
niveau moyen celui de la philosophie aristotélicienne, le niveau le
plus haut celui de la pensée platonico-stoïcienne. A l'idée d'une
contradiction entre les différents moments de la réflexion cicéro
nienne, W. Görler préfère celle d'une ascension, les philosophes
étant ainsi classés selon un gradus dignitatis. Cicéron aurait donc
conçu la société des philosophes sur le modèle de la réalité romai
ne telle qu'il la souhaitait, c'est-à-dire comme une res publica avec
des ordres bien définis, et dans laquelle libertas et auctoritas ne
seraient pas contradictoires. En ce qui concerne plus précisément
le scepticisme39, Gorier pense qu'il figure pour Cicéron parmi les
formes les plus hautes de la philosophie, par ce qu'il suppose
d'abord comme efforts et difficultés : l'attitude facile, naturelle, est
celle du réalisme naïf alors que douter va à l'encontre de tous les
réflexes et de toutes les habitudes. Mais le doute est aussi ce qui
prépare l'avènement de la foi, laquelle est pour W. Görler l'une des
caractéristiques du troisième niveau : c'est, en effet, le travail de
critique des sens, de réfutation des fausses certitudes qui rend pos
sible le passage à un ordre supérieur. Dans une telle perspective le
scepticisme n'est pas une fin en soi, mais l'un des moyens - au
même titre que le stoïcisme ou le platonisme - d'accéder à un au-
delà de la raison.
Les recherches que nous venons d'évoquer ont toutes eu pour
finalité d'éclairer la philosophie cicéronienne et de l'arracher aux
préjugés qui en faisaient une compilation sans autre intérêt que de
nous informer sur la pensée grecque. Toutefois elles ont délibér
ément laissé de côté, sans doute parce que la tâche entreprise était
en elle-même assez ardue, la relation entre cette réflexion philoso-

38 W. Görler, Untersuchungen zu Ciceros Philosophie, Heidelberg, 1974.


39 La partie consacrée au scepticisme dans cette œuvre se trouve p. 185-
197, « Einzelprobleme : Ciceros Skeptizismus·».
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 71

phique et l'être même de Cicéron, c'est-à-dire la tradition dont il


était porteur et son histoire individuelle. Or, tout l'effort de P. Gri
mai a tendu, au contraire, à briser ce cloisonnement, utile et par
fois même indispensable, mais artificiel dans son principe même :
«devenir philosophe pour un Romain,» écrit-il, «ce n'était pas se
faire le disciple d'une doctrine - qui ne lui aurait rien apporté de
sûr -, c'était replacer ses certitudes nationales, instinctives, dans
les différentes perspectives doctrinales des écoles grecques»40.
Parce que la philosophie romaine «installe sur le plan de la raison
ce qui, jusque là, n'était qu'instinct et action»41, la recherche ne
doit pas séparer ce qui est indissociable. Cette méthode, P. Grimai
l'a, jusqu'à une date récente42, surtout appliquée à Sénèque, dont il
a renouvelé l'image, mais elle est aussi présente dans les Jardins
romains43, où est soulignée l'importance du cadre naturel pour la
définition d'une autre manière de philosopher, et elle sous-tend
son article sur le De fato, dans lequel le problème du libre-arbitre
et du destin n'est pas isolé de la personnalité de Cicéron, juriste
romain44. La même volonté de situer l'Arpinate au moins tout
autant dans sa tradition nationale que dans le contexte de la cultu
re grecque caractérise également la thèse de doctorat qu'A. Michel
a consacrée aux «rapports de la rhétorique et de la philosophie
dans l'œuvre de Cicéron»45 et qu'il a complétée par de nombreux
articles. Nous nous bornerons à présenter ici quelques-uns des
concepts qui sont pour A. Michel au centre de la pensée et de l'ac
tion de Cicéron. Le plus important est sans nul doute celui d'idéal :
l'Arpinate est un homo Platonicus parce qu'il pense la politique, la
rhétorique et la philosophie elle-même en fonction d'un modèle
parfait, dont il admet qu'il a pu exister dans le passé, mais qui
transcende la réalité vécue46. S'il vit intensément «ce tragique (qui)
naît de la eenscience que l'idéal existe et qu'il ne soit pas réali-

40 P. Grimai, Cicéron était-il philosophe?, dans REA, 64, 1962, (p. 117-126),
p. 121.
41 Ibid.
42 Dans son récent Cicéron, Paris, 1986, P. Grimai consacre le chapitre
XVII, p. 345-370, à l'analyse des traités philosophiques cicéroniens.
43 P. Grimai, Les jardins romains, Paris, 19843, p. 71-72, p. 363.
44 P. Grimai, Contingence historique et rationalité de la loi dans la pensée
cicéronienne, dans Helmantica, 28, 1977, p. 201-209.
45 A. Michel, Les rapports de la rhétorique et de la philosophie dans l'œuvre
de Cicéron. Essai sur les fondements philosophiques de l'art de persuader, Paris,
1960.
46 Cf. ibid., p. 233 : «II essaie donc de reconstruire dans l'Idéal ce qu'il n'est
pas sûr d'observer dans une réalité toujours obscurcie».
72 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

sé»47, il ne s'abîme pas dans une nostalgie stérile, mais cherche à


réduire par la réflexion philosophique comme par l'action polit
iquela distance qui sépare le réel de cet horizon transcendantal. Le
probabilisme, qui décèle dans la confusion du hic et nunc une hié
rarchie dont le sommet est proche de l'intelligible48, qui permet de
mettre en évidence la parcelle de vérité que contient chaque systè
me, a pour condition la fin du «soliloque des sectes philosophi
ques», il exige de «faire dialoguer» les différents systèmes et de
tenter d'aller au-delà de leurs oppositions. Un exemple cher à
A. Michel est celui de la relation entre le De finibus et les Tuscula-
nes. Le second traité apporte, en effet, une réponse aux questions
qui paraissaient insolubles dans le premier et, bien qu'il semble
donner raison aux Stoïciens, il dépasse en réalité les conflits tradi
tionnels par le recours à Platon, qui permet de concilier le doute et
la certitude49. On peut donc parler d'éclectisme à propos de Cicé-
ron, à condition d'y voir non pas un manque de rigueur, mais un
effort pour aller aux sources véritables, et de comprendre qu'à tout
instant la réalité de Rome est pour lui la contre-épreuve empê
chant la pensée de se perdre dans une spéculation qui serait à elle-
même sa propre fin50.
Parallèlement à cette approche «humaniste et existentielle»51,
un certain nombre de travaux récents ont étudié de manière plus
partielle les articulations chez Cicéron de l'identité romaine et de la
philosophie grecque. C'est ainsi que dans un article consacré à la
philosophie cicéronienne, O. Gigon a souligné la concordance entre
des concepts grecs et romains, comme cet idéal de permanence inhé
rent à la fois à la fides et à la σοφία 52. Pour lui, la fidélité de Cicéron
à la Nouvelle Académie s'explique par un ensemble de raisons, par
milesquelles il met en bonne place la méfiance «en partie instincti
ve, en partie aristocratique» des Romains à l'égard des raffinements
du savoir grecs, laquelle l'aurait prédisposé à une méthode aporéti-

47 A. Michel, Quelques aspects de l'interprétation philosophique dans la litt


érature latine, dans Rev. phil. de la France et de l'étr., 157, 1967, (p. 79-103),
p. 98.
48 Cf. Cicéron et les sectes philosophiques. Sens et valeur de de l'éclectisme
académique, dans Eos, 57, 1967-68, (p. 104-116), p. 107 sq.
49 Ibid. A. Michel a également souligné la relation qui existe entre l'ensem
ble De finibus-Tusculanes et le passage du Lucullus où Cicéron traite du désac
cord des moralistes, cf. Doxographie et histoire de la philosophie chez Cicéron
(Lucullus, 128 sq.), dans Studien zur Geschichte und Philosophie des Altertums,
Budapest, 1968, p. 113-120.
50 Ibid., p. 114 et dans l'article Quelques aspects . . ., p. 93 sq.
51 L'expression se trouve dans Cicéron et les grands courants . . ., p. 103.
52 O. Gigon, Cicero und die griechische Philosophie, dans ANRW, 1, 4, 1973,
(p. 226-261), p. 236.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 73

que que sa pratique oratoire de la disputano in utramque partem


devait lui permettre de perfectionner 53. De son côté U. Knoche a
décrit l'Arpinate comme un homme qui veut adapter la culture
grecque et surtout qui est dominé par une double nostalgie, celle du
mos maiorum et celle de la uetus Graecia, symbolisée par Platon 54.
D'où son platonisme sceptique, fait de désillusion devant sa cité
déchirée et les controverses sans fin des philosophes, mais aussi de
l'espoir de retrouver cet idéal perdu. K. Büchner, enfin, a mis en
évidence une caractéristique essentielle de la mentalité romaine que
Cicéron exprime à travers son scepticisme : la uerecundia, le rejet de
Yarrogantia, la condamnation de l'attitude qui consiste à se poser en
unique détenteur de la vérité 55.
Les études sur la pensée et la personnalité de Cicéron doivent
également beaucoup au très bel article de W. Burkert, Cicero als
Platoniker und Skeptiker, qui est l'une des études les plus profon
des consacrées à la relation de Cicéron à la Nouvelle Académie56.
Le portrait que fait W. Burkert du consul-philosophe est certes très
nuancé : il ne cache pas une certaine admiration pour cet homme
qui sut mourir courageusement et à qui sa philosophie valut plus
de blâmes que de louanges, mais il le décrit aussi comme un être
indécis (il cite l'anecdote de Labérius reprochant à Cicéron d'être
toujours assis entre deux chaises57), désireux de légitimer sa pro
pre faiblesse en lui donnant un fondement philosophique.
Toutefois, W. Burkert ne limite pas le scepticisme cicéronien à
une volonté de justification personnelle, il montre qu'il s'enracine
dans ces deux traditions romaines que sont le souci de la libertas et
la méfiance à l'égard de la prétention à connaître la nature58. D'où
ce paradoxe par rapport à une mentalité moderne : pour Cicéron
une telle connaissance ne peut-être qu'approximative, alors que
l'action, elle, doit être le lieu de l'absolu59. D'où aussi, chez ce Pla
tonicien, une double image de Platon, le fondateur de l'Académie

54 U.
« Ibid.
Knoche, Cicero : Ein Mittler griechischer Geisteskultur, dans Hermes,
87, 1959, p. 57-74.
55 Κ. Büchner, Cicero, Grundzüge seines Wesens, dans Gymnasium, 62,
1955, p. 299-318, repris dans Das neue Cicero Bild, Darmstadt, 1971, p. 417-445.
Dans ce recueil, les remarques concernant Yadrogantia et la uerecundia se trou
vent p. 428-430.
56 W. Burkert, Cicero als Platoniker und Skeptiker, dans Gymnasium, 72,
1965, p. 175-200.
57 L'anecdote est racontée par Sénèque le Rhéteur, Contr., 7, 3, 9, et par
Macrobe, Sat., 2, 3, 10. Cités par W. Burkert, p. 175.
58 ibid., p. 191-194.
59 Ibid., p. 197.
74 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

apparaissant tantôt comme un philosophe sceptique avant la lettre,


tantôt comme le moraliste par excellence60.
Cet aperçu de la foisonnante richesse des études sur la pensée
cicéronienne nous permet de préciser ce que voudrait être notre
travail : la confirmation à partir d'une œuvre qui, réputée difficile,
est encore mal connue, de la cohérence théorique de la philosophie
cicéronienne et de son aptitude à traduire une expérience à la fois
individuelle et collective61.

Choix individuel et tradition culturelle : Rome et l'Académie

II y a presque un siècle E. Havet commençait ainsi son article


intitulé Pourquoi Cicéron a-t-il professé la philosophie académique? :
«je me propose d'examiner pourquoi Cicéron, quand il s'est mis à
philosopher, a professé de préférence la philosophie académique.
Cette question ne paraîtra peut-être pas bien importante; cepen
danttout nous intéresse dans l'antiquité classique, car ce que nous
pouvons en étudier est après tout bien peu de chose et puis les per
sonnages qui figurent sur cette grande scène nous attachent assez
pour que nous ne négligions rien de ce qui les touche62». Cet exor-
de déconcertant est suivi d'un texte qui nous en apprend plus sur
les illusions positivistes à la fin du XIXe siècle que sur les motivat
ionscicéroniennes et pourtant, si la réponse déçoit, la question,
elle, est - quoi qu'en ait pensé Havet lui-même - l'une des plus
importantes que l'on puisse se poser au sujet de Cicéron. Comment,
en effet, considérer comme un simple épiphénomène le fait que
celui-ci, bien qu'ayant connu et entendu de nombreux philosophes
appartenant à diverses écoles, n'ait jamais voulu, après avoir suivi
l'enseignement de Philon de Larissa, démentir sa fidélité à l'Acadé-

60 Ibid., p. 195.
61 Nous avons voulu nous limiter dans cette tentative de status quaestionis
aux travaux qui nous ont paru les plus significatifs de l'évolution de la réflexion
sur le sens de la philosophie cicéronienne. Cela imposait un choix, qui ne cor
respond nullement à la sous-estimation d'autres travaux remarquables, parmi
lesquels ceux de : V. Guazzoni Foa, // metodo di Cicerone nell'indagine filosofica,
dans RFN, 48, 1956, p. 293-315; Κ. Kumaniecki, Tradition et apport personnel
dans l'œuvre de Cicéron, dans REL, 37, 1959, p. 171-183; H. Fuchs, Ciceros Hin
gabe an die Philosophie, dans MH, 16, 1959, p. 1-28; L. Alfonsi, Cicerone filosofo.
Linee per lo studio del suo iter speculativo, dans SÄ, 9, 1961, p. 127-134; J. C.
Davies, The originality of Cicero's philosophical works, dans Latomus, 30, 1971,
p. 105-119.
62 E. Havet, Pourquoi Cicéron a-t-il professé la philosophie académique?,
dans Travaux de l'Ac. des Se. mor. et pol, VIe série, 21 1884, (p. 660-671),
p. 660.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 75

mie63. N'y a-t-il pas quelque chose d'essentiel et de paradoxal à la


fois dans cette constance de la part d'un homme dont on a si sou
vent mis en cause l'irrésolution, la faiblesse de caractère, l'oppor
tunisme allant jusqu'à la palinodie64? Pourquoi, malgré l'évidente
séduction exercée sur lui par le stoïcisme et la longue présence
chez lui de Diodote, n'a-t-il jamais adhéré au système de Zenon65?
Pourquoi n'a-t-il jamais préféré Aristote66, qu'il admirait pourtant
profondément, à Platon67?
A la question posée par L. Havet nous ne pourrons proposer
une réponse que lorsque nous aurons défini ce que représentait
pour Cicéron la «philosophie académique». Un choix philosophi
que, surtout s'il est durable, exprime profondément une personnal
ité et, à ce titre, il implique un ensemble complexe d'éléments dont
la perception est rendue délicate par la plus ou moins grande opac
ité propre à chaque être. Cependant le problème de la continuité
historique, de la survie du mos maiorum, a trop constamment hant
éCicéron pour que l'on puisse interpréter son adhésion à l'Acadé
mie en fonction des facteurs purement individuels. Nous croyons
que les contacts établis entre des philosophes de cette école et de
hauts personnages romains dans les générations précédentes ont
établi une tradition qui, certes, n'a pas déterminé le choix cicéro-
nien, mais l'a préparé, rendu possible. Or celle-ci a été sous-esti-
mée, alors qu'elle constitue un lien entre des personnages aussi
considérables que Lucilius, Cicéron, Varron, Brutus et Horace. Il
importe donc de préciser la nature de ce qu'on pourrait appeler le
mos Academicus romain.

63 Nous aborderons dans la dernière partie de ce chapitre le problème


d'une éventuelle oscillation de Cicéron entre la Nouvelle et l'Ancienne Académ
ie.
64 Cf., en particulier, les jugements, restés célèbres par leur sévérité, de
J. Carcopino dans Les secrets de la correspondance de Cicéron, Paris, 1947.
65 Très significative de l'attitude de l'Arpinate à l'égard du Portique est sa
réflexion dans Tusc, IV, 24, 54 : Quamuis licet insectemur eos, ut Carneades sole-
bat, metuo ne soli philosophi sint. Même lorsque Cicéron admire les Stoïciens, il
éprouve à leur égard une réticence qui l'empêche d'adhérer à leur doctrine.
66 Aristote est toujours chez lui le «brillant second» de Platon: Aristoteles,
longe omnibus (Platonem semper excipio) praestans et ingenio et diligentia {Tusc,
I, 10, 22); cf. également Luc., 43, 132 et Fin., V, 3, 7. Sur la connaissance que
pouvait avoir Cicéron de l'œuvre du Stagirite, cf. P. Moraux, Cicéron et les
ouvrages scolaires d'Aristote, dans Ciceroniana, N.S., 2, 1978, p. 81-96.
67 L'expression homo Platonicus, employée par Quintus dans Com., 12, 46,
est effectivement celle qui correspond le mieux à un homme qui, toute sa vie
durant, n'a cessé de proclamer son admiration pour le fondateur de l'Académie,
cf., à titre d'exemple, Rep., IV, 4, 4; Leg., I, 5, 15; Tusc, I, 21, 49.
76 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

L'ambassade de 155 et ses conséquences

Cicéron nous dit, notamment dans le De natura deorum, à quel


point ses concitoyens furent surpris de le voir après la guerre civile
non seulement se consacrer avec tant de passion à la philosophie,
mais se faire de surcroît le champion d'une philosophie depuis
longtemps tombée en désuétude68, et à ces détracteurs il répond
fièrement: «les doctrines n'accompagnent pas leurs inventeurs
dans la mort; peut-être n'ont-elles besoin que de quelqu'un qui les
illustre et les défende». Cette indifférence des Romains pour la phi
losophie néoacadémicienne après la mort de Philon de Larissa s'ex
plique surtout par le fait qu'Antiochus avait su profiter du vide
laissé par la mort du dernier scholarque légitime pour se poser en
détenteur de la tradition platonicienne69; elle contraste nettement
avec l'intérêt que de nombreux Romains montrèrent, à des degrés
divers, pour la Nouvelle Académie dans les décennies qui suivirent
l'ambassade de 155. En effet, si les relations entre l'élite romaine et
l'école platonicienne à cette époque sont plus difficiles à apprécier
que l'influence du Portique, s'il n'y a pas eu de phénomène compar
ableà l'amitié qui lia Tibérius Gracchus et Blossius de Cumes70,
ou Scipion Emilien et Panétius71, il serait imprudent d'en conclure
à un phénomène d'ignorance réciproque72.
Mais peut-être faut-il d'abord revenir sur cet événement consi
dérable - à en juger, en tout cas, par le nombre de témoignages
antiques qui le relatent - que constitua l'arrivée à Rome des trois
ambassadeurs athéniens, Camèade, le Stoïcien Diogene de Babylo-
ne et le Péripatéticien Critolaos73. Il est certain que ce fut la per
sonnalité de Camèade qui frappa le plus les Romains et cependant
il nous semble que la présence de ces hommes avait des implica
tions politiques et culturelles trop importantes pour que l'on puisse

68 Cicéron, Nat. de., I, 5, 11 : non enim hominum interitu sententiae quoque


occidunt, sed lucem auctoris fartasse desiderant.
69 Cela a été bien montré par J. Glucker, op. cit., p. 89.
70 Cf. P. Grimai, Le siècle des Scipions, Paris, 19752, p. 333, et I. Hadot, Tra
dition stoïcienne et idéologie politique au temps des Gracques, REL, 48, 1970,
p. 123-179.
71 La bibliographie sur ce sujet étant considérable, nous nous contenterons
de citer P. Grimai, op. cit., p. 339 sq., et A. E. Astin, Scipio Aemilianus, Oxford,
1967, p. 296-299, qui fait preuve d'un scepticisme certain à l'égard d'une possi
bleinfluence de Panétius sur l'idéologie politique de Scipion.
72 Sur le platonisme à Rome à l'époque cicéronienne, cf. P. Boyancé, Le
platonisme à Rome. Platon et Cicéron, dans Actes du Congrès de Tours et de Poi
tiers de l'Ass. G. Budé, Paris, 1953, p. 195-221. Repris dans Etudes . . ., p. 226-247.
H. Dörrie, Le renouveau du platonisme à l'époque de Cicéron, dans Rev. de théo.
et de phil, 24, 1974, p. 13-29.
73 Sur l'ambassade elle-même, cf. P. Grimai, op. cit., p. 316 sq.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 77

se limiter à cet aspect de la question. En fait, cet épisode cristallisa


un intérêt pour la philosophie déjà sous-jacent dans la société
romaine, comme l'a bien vu P. Grimai 74, et ne provoqua pas, mais
révéla, une tension entre ceux qui, Caton le premier, sentaient dans
l'hellénisme une menace pour le mos maiorum et une jeunesse qui,
elle, accueillait avec enthousiasme les innovations. Du reste, Caton
avait lui-même bien compris que le phénomène dépassait large
ment la personnalité de Camèade, même si c'était lui qui remport
ait le plus grand succès, puisqu'il demanda au Sénat de régler l'af
faire au plus vite et de congédier l'ambassade tout entière, non
l'Académicien seul 75. C'est donc comme un véritable choc culturel
qu'il faut considérer l'épisode de 155, beaucoup plus que comme le
triomphe d'un personnage au génie extraordinaire. Ces jeunes
gens, dont Plutarque nous dit qu'ils étaient «ensorcelés et subju
gués» 76 par la parole du successeur de Platon, ne devinrent pas du
jour au lendemain des Néoacadémiciens, ni même des Platoniciens,
et cependant l'exemple de Scipion Emilien, qui faisait partie des
auditeurs de Camèade, montre que cet intérêt pour la philosophie
ne fut pas un feu de paille, s'éteignant aussi vite qu'il s'était allu
mé. Un événement de ce genre ne révèle toute son importance que

74 P. Grimai, op. cit., p. 299-300. Paul Emile avait déjà tenu à ce que parmi
les précepteurs de ses fils il y eût des philosophes grecs, cf. Plutarque, Paul
Emile, 6, 8, et l'on sait combien fut importante pour l'hellénisme romain sa
décision de transporter à Rome la bibliothèque du roi Persée. L'ambassade de
155 avait elle-même été précédée vers 169 par celle de Cratète, grammairien
mais aussi philosophe stoïcien, envoyé auprès du Sénat par le roi Attale, cf.
Suétone, De gramm., 2, 1, et Varron, De ling, lot., IX, 1, qui met en évidence
l'inspiration stoïcienne de Cratète. Par ailleurs, le fait qu'en 161 le Sénat ait
demandé au prêteur de M. Pomponius de chasser de Rome rhéteurs et philoso
phes (Suét., De gramm., 25, 1 et Gell., XV, 11, 1, = Garbarino 76) montre bien
que les conservateurs romains n'avaient pas attendu l'arrivée de Camèade pour
s'émouvoir du danger que représentait pour le mos maiorum le succès de l'he
llénisme et plus particulièrement de la philosophie.
75 Plutarque, Cato Maior, 22, 1 sq., et notamment 23, 1 : «il n'agissait point,
comme quelques-uns le croient, par suite d'une hostilité particulière contre Car-
néade, mais d'une aversion générale à l'égard de la philosophie et parce qu'il se
faisait un point d'honneur de mépriser tous les arts et la culture de la Grèce».
76 Plutarque, ibid., 22, 3. C'est dans De or., II, 37, 154-155, que Cicéron
raconte que Scipion, Lélius et Furius, les interlocuteurs du De republica donc,
se trouvaient parmi les auditeurs de Cameade. Dans De or., III, 18, 68, c'est
Q. Mucius Scaevola qui nous est présenté comme ayant écouté l'Académicien
alors que lui-même était adulescens. Par ailleurs, J.-M. André a bien voulu nous
signaler un passage de Varron, Agatho 6 (6), dans Satires Ménippées, 1. 1, J.-P.
Cèbe éd., qui suggère ce que pouvait être l'état d'esprit de certains de ces jeunes
gens :
neque auro aut genere out multiplici scientia
sufflatus quaerit Socratis uestigia.
78 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

dans la durée, il provoque dans les mentalités des modifications,


une maturation que l'on n'appréhende pas dans l'immédiat, tout
comme il est lui-même le résultat d'une longue et silencieuse pré
paration des esprits, sans laquelle il n'aurait pas un tel retentisse
ment. Les philosophes partis, la philosophie, elle, restait installée
dans le paysage intellectuel romain, méprisée ou adulée, mais pré
sence désormais indéracinable. L'année 155 marqua bien le début
de ce que P. Grimal a appelé d'une heureuse expression «le temps
des philosophes 77».
En ce qui concerne plus précisément la Nouvelle Académie,
nous n'entrerons pas ici dans la question trop controversée de l'ef
fet des conférences de Camèade sur l'idéologie romaine de l'impé
rialisme, car nous partageons sur ce point l'extrême prudence de
J.-L. Ferrary qui a montré tous les présupposés sur lesquels repose
l'exploitation du discours de Philus comme témoignage d'une crit
ique carnéadienne de la conquête romaine78. Il est probable, en
revanche, que le prestige de ce scholarque attira à l'Académie des
Romains fascinés à la fois par son agilité intellectuelle et par la
richesse de son éloquence : «Camèade se distingua par une vivacité
de génie et une abondance verbale merveilleuses», dit Cicéron79.
Dans le De oratore, l'Arpinate ne cite qu'un seul nom, celui de
Q. Caecilius Metellus, le futur Numidicus, qui écouta Camèade
pendant plusieurs jours, alors que celui-ci était très âgé et lui-
même très jeune80, mais ce même dialogue donne tellement l'im
pression qu'il s'était constitué une véritable légende autour de ce
philosophe que l'on peut très bien imaginer que, de passage à Athè
nes, d'autres Romains cultivés aient tenu à rendre visite à ce prodig
e81. Succès de curiosité, admiration superficielle? Pour certains
d'entre eux sans doute, mais l'essentiel est que cet intérêt pour

77 P. Grimai, op. cit., p. 295.


78 J.-L. Ferrary, Le discours de Philus (Cicéron, De Republica III, 8-31) et la
philosophie de Camèade, dans REL, 55, 1977, p. 128-156.
79 Cicéron, De or., III, 18, 68 : Hinc haec recentior Academia manauit, in
qua exstitit diuina quadam celeritate ingenti dicendique copia Carneades.
80 Cicéron, ibid. Q. Caecilius Metellus L. F. Numidicus fut consul en 109.
Sur la personnalité et la formation philosophique de ce personnage, cf. G. Gar-
barino, op. cit., t. 2, p. 473-475. L'auteur fait justement remarquer que le frag
ment de discours prononcé par Metellus en 106 av. J.-C. à l'occasion de son
triomphe (Geli., Noci. Att., XII, 9, 4) contient une pensée platonicienne: «les
hommes vertueux préfèrent subir une offense plutôt que de l'infliger à au
trui ».
81 Cicéron, De or., III, 18, 68, fait dire à Crassus au sujet de Camèade : «j'ai
pu connaître personnellement à Athènes beaucoup de ses auditeurs», mais il se
réfère évidemment aux philosophes de l'Académie, non à des Romains.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 79

l'Académie survécut à la mort du scholarque, puisque nous verrons


que nombreux furent les auditeurs romains de ses successeurs.

Q. Lutatius Catulus

Faut-il considérer comme un disciple de Camèade lui-même


Q. Lutatius Catulus, le consul de 102 av. J.C., cet homme dont
R. Büttner a fait le centre d'un cercle littéraire succédant à celui de
Scipion Emilien et que H. Bardon décrit comme «l'une des plus
attachantes figures de lettrés qu'il nous soit donné d'entrevoir»82?
Cicéron, qui professe pour lui une très grande admiration, loue sa
sapientia, le compare à un second Lélius et donne comme exemple
de preuve judiciaire fondée sur l'autorité de quelqu'un ce raisonne
ment : hoc uerum est; dixit enim Q. Lutatius™. Ce personnage, très
attentif à la pureté de la langue latine, fut aussi un grand helléno-
phile, capable de payer une somme considérable pour l'achat d'un
esclave lettré, et il composa lui-même des épigrammes ainsi qu'une
œuvre historique dans la tradition de Xénophon84. Son intérêt
pour la culture grecque alla-t-il jusqu'à une adhésion à la philoso
phie de la Nouvelle Académie? Cela est beaucoup plus difficile à
prouver. En effet, ses propos dans le De oratore témoignent d'une
volonté de concilier le mos maiorum et la pensée grecque ainsi que
d'une certaine connaissance de l'œuvre d'Aristote, mais n'indiquent
aucune affinité particulière avec la dialectique de Camèade85. Bien

82 R. Büttner, Porcins Licinius und der literarische Kreis des Q. Lutatius


Catulus, Leipzig, 1893, p. 143 : Nach Scipios Tode ist Laelius und nach dessen
Tode Catulus die angesehenste Persönlichkeit ; H. Bardon, La littérature romaine
inconnue, t. 1, Paris, 1952, p. 115. Cf. également l'excellente présentation de J. S.
Reid, éd Academica, p. 41-42, ainsi que G. Garbarino, op. cit., p. 481-483, et L. Al
fonsi, Sul «circolo» di Lutazio Catulo, dans Hommages à L. Hermann, coll. Lato-
mus, XLIV, Bruxelles, 1960, p. 64-67.
83 Pour l'éloge de la sapientia de Catulus, cf. Pro Rab. perd., 9, 26; l'expres
sion paene altero Laelio se trouve dans Tusc, V, 19, 56; le hoc uerum est . . .
figure dans De or., II, 40, 173.
84 Sur l'attention de Catulus à la pureté de la langue latine, cf. Brutus, 35,
132 : incorrupta quaedam Latini sermonis integritas; l'épisode de l'esclave lettré
est raconté par Suétone, Gram., 3, avec une ambiguïté, cf. H. Bardon, loc. cit.
Les épigrammes sont mentionnées dans Nat. de., I, 28, 79; Gell., Noct. Ait., XIX,
9, 14; Pline, Ep., V, 3, 5; l'œuvre historique, dans Brutus, 35, 132.
85 Catulus, ibid., 154, parle des Pythagoriciens et du pythagorisme de
Numa en des termes proches de ceux que nous trouvons dans Lael., 4, 13 et
Tusc, IV, 1, 2. Cette légende du Numa pythagoricien sera contestée par l'Arpi-
nate lui-même dans Rep., II, 15, 28. Les allusions à la culture philosophique de
Catulus sont assez nombreuses dans le dernier livre du De oratore : ilia Piatonis
uera et tibi, Catule, certe non inaudita uox (II, 6, 21); Aristoteles, Catule, uester
(ibid., 47, 182); haec quidem ab eis philosophis quos tu maxime diligis, Catule,
dicta sunt (ibid., 49, 187).
80 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

plus, quand il évoque l'ambassade de 155, il ne dit rien qui puisse


suggérer un quelconque attachement de sa part à la Nouvelle Aca
démie86. En fait, c'est dans les Académiques seulement, et plus pré
cisément dans la première version de ce dialogue, que Cicéron -
qui, ne pouvant pour des raisons chronologiques le faire figurer en
personne, lui a substitué son fils, le consul de 78, beaucoup moins
féru de culture grecque87 - le présente comme participant aux
controverses internes à l'Académie. Malheureusement, le fait que
le Catulus, premier dialogue des Academica priora, ne nous est pas
parvenu, nous réduit à des conjectures sur la réalité de l'adhésion
de cet homme à la philosophie de Camèade. Que nous apprend, en
effet, le Lucullus? D'abord que Catulus avait critiqué les innovat
ionsde Philon de Larissa88. Or, d'une part cela est à la limite de la
vraisemblance chronologique, car Philon arriva à Rome en 88 et
Catulus fut tué en 87 89, et, par ailleurs, Cicéron n'affirme pas
expressément dans ce passage que cette critique fut faite au nom
de l'orthodoxie carnéadienne. Tout ce que nous savons du néocadé-
misme de Catulus est déduit d'un seul texte, auquel sa place même,
il est vrai, confère un intérêt particulier, puisqu'il s'agit de la
conclusion du Lucullus90. Catulus le jeune clôt le débat en évo
quant la théorie que son père attribuait à Camèade à propos de
l'opinion du sage. On sait que les disciples du scholarque se divi
saient sur l'interprétation de cet aspect de sa pensée, or la sententia
carneadia apportée par le Romain ne semble correspondre ni à
l'exégèse de Métrodore ni à Clitomaque. Ainsi exposée, cette ques
tion paraît être purement philosophique, mais elle a aussi des
implications historiques importantes. En effet, si comme l'a affi
rméBüttner91, Cicéron a bien travaillé sur des notes de Catulus,
cela signifierait que très tôt un membre de la plus haute aristocrat
ie romaine s'était intéressé aux aspects les plus difficiles de la phi
losophie carnéadienne et avait été capable de défendre une inter-

86 Cicéron, De or., II, 37, 155.


87 Cicéron dit (Ait·, XIII, 19, 4) à propos des personnages de la première
version, Catulus le Jeune, Lucullus et Hortensius : sane in personas non cade-
bant; erant enim λογικώτερα quant ut Uli de Us sommasse umquam uiderentur.
L'éloge que fait Cicéron des qualités oratoires de Catulus le Jeune dans Brutus,
35, 133, est pour le moins nuancé.
88 Cicéron, Luc, 4, 12 et 6, 18. Sur cette question, cf. infra, p. 197.
89 Catulus se donna la mort sur l'ordre de Marius, cf. Plutarque, Marius,
44, 8 et Cicéron, Tusc, V, 19, 56; Nat. de., III, 52. 80.
90 Luc, 48-148.
91 R. Büttner, op. cit., p. 146 sq.; J. Glucker, op. cit., p. 418, est d'accord
avec Büttner pour affirmer que Catulus a bien suivi l'enseignement de Camèad
e, mais il ne pense pas que Cicéron ait pu travailler sur des notes prises à cette
occasion.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 81

prétation originale de celle-ci. Il faut malheureusement reconnaître


que cette hypothèse est d'une extrême fragilité, en particulier par
ceque si Catulus avait été à ce point engagé dans la Nouvelle Aca
démie, Cicéron n'aurait pas manqué de le signaler dans le De orator
e.

Lucilius

Nous reviendrons plus loin sur ce problème, mais nous pou


vons déjà évoquer un fait qui montre que dès la deuxième moitié
du IIe siècle av. J.-C. les grands thèmes de la philosophie néoacadé
micienne étaient diffusés dans une partie au moins de l'aristocratie
romaine. C'est, en effet, à L. Marcius Censorinus, consul en 149,
que Clitomaque dédia son ouvrage sur la supension du jugement92.
Nous savons fort peu de choses sur ce personnage qui eut comme
collègue au consulat M' Manilius93, le savant juriste ami de Sci
pion Emilien et l'un des interlocuteurs du De republica; toutefois,
le fait que l'Académien ait pu lui adresser une étude sur une ques
tion aussi complexe que celle de Γέποχή nous semble révélateur des
progrès rapides de la culture philosophique romaine94.
C'est cependant chez le poète Lucilius que nous pouvons cons
tater de la manière la plus concrète l'influence de la Nouvelle Aca
démie sur le cercle de Scipion Emilien, qui ne fut pas, comme on le
croit parfois, une chapelle stoïcienne95. Nous ignorons où et quand

92 Cicéron, Luc, 32, 102 : Accipe quem ad modum eadem dicantur a Clito-
macho in eo libro quem ad C. Lucilium scripsit poetam, cum scripsisset isdem de
rebus ad L. Censorinum, eum qui consul cum M' Manilio fuit. Le fait que Clit
omaque ait pu dédier la même œuvre d'abord au consul, puis au poète, a intri
guéC. Cichorius, Untersuchungen zu Lucilius, Berlin, 1908, p. 41, qui en a déduit
que l'Académicien avait choisi un second dédicataire afin de montrer ainsi sa
condamnation de l'action de Censorinus pendant la troisième guerre punique.
On peut cependant remarquer que Clitomaque, dans la Consolation qu'il avait
adressée à ses compatriotes, combattait l'idée que la ruine de sa patrie pût affli
gerle sage, cf. Tusc, III, 22, 54.
93 Sur ce personnage, cf. l'article Manilius12 de la RE, 14, 1928, p. 1135 sq.,
signé de F. Münzer; G. Garbarino, op. cit., t. 2, p. 417, n. 1.
94 L'intérêt de Clitomaque pour le monde politique romain est confirmé
par le fait que Plutarque, Reg. et imp. apopht., 200 e, mentionne un mot de lui
(très exactement une citation d'Homère) à propos de l'ambassade de Scipion en
Orient.
95 Sur la vie de Lucilius on se reportera à l'article de W. Krenkel, Zur Bio
graphie des Lucilius, dans ANRW, I, 2, 1972, p. 1240-1259 et à l'introduction de
F. Charpin à son édition des Satires, Paris, «Les Belles Lettres», 1978. L'image
que l'on retire des différents témoignages antiques et des Satires elles-mêmes
est celle d'un grand propriétaire foncier, volontairement absent de la vie politi
que, mais observateur caustique de celle-ci. Sur l'appartenance de Lucilius à
l'entourage de Scipion Emilien, cf. P. Grimai, op. cit., p. 342 sq. Sur l'influence
82 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

le poète fit la connaissance de Clitomaque, mais il est probable


qu'il le rencontra à Athènes même, car on a fort justement souligné
que les Satires témoignent d'une bonne connaissance de la société
attique96. Pourtant, s'il fut philhellène, Lucilius ne méprisa pas
pour autant la tradition romaine et l'on sait avec quelle férocité il
critiqua l'Epicurien Albucius, coupable à ses yeux d'avoir adhéré
au Jardin, et surtout de mépriser le mos maiorum97. Cette volonté
de garder la fierté des origines et de maintenir une certaine distan
ce critique par rapport à l'hellénisme explique qu'il ait pu être atti
réà la fois par la philosophie néoacadémicienne, qui lui permettait
d'exprimer ce détachement à travers Γέποχή, et par le stoïcisme
panétien, proche des valeurs traditionnelles romaines98. En cela, la
démarche intellectuelle du poète annonce assurément déjà celle de
Cicéron.
Lucilius se défend d'être un philosophe de profession, il a
peut-être même affirmé ne pas vouloir écrire pour les doctissimi"',
et pourtant la place de la philosophie dans ce qui nous est parvenu
des Satires apparaît assez considérable. En ce qui concerne plus
particulièrement la Nouvelle Académie, sa présence se manifeste,
nous semble-t-il, de trois manières :
- Lucilius connaît suffisamment l'œuvre platonicienne pour
citer un passage assez peu connu du Charmide, dans lequel Socrate
dit son incapacité à faire un choix parmi les jeunes gens 10°, et, par
ailleurs, il se réfère à la théorie d'Euclide le Socratique sur le dou-

qu'a pu exercer Panétius sur Lucilius, cf. A. Novara, Les idées romaines sur le
progrès d'après les écrivains de la République, t. 1, Paris, 1982, p. 131-159.
96 G. Garbarino, op. cit., t. 2, p. 486-487.
97 Lucilius, Satires, II, 19, éd. F. Charpin = Fin., I, 3, 9.
Graecum te, Albuci, quam Romanum atque Sabinum
municipem Ponti, Tritanni, centurionum,
praeclarorum hominum ac primorum signiferumque
maluisti dici. Graece ergo praetor Athenis,
id quod maluisti, te, cum ad me accedis, saluto :
χαίρε, inquam, Titel Lictores, turma omnis chorusque :
χαίρε, Titel Hinc hostis mi Albucius, hinc inimicus.
Cicéron lui-même dit au sujet d'Albucius dans le Brutus, 35, 131, qu'il était pae-
ne Graecus et perfectus Epicureus.
98 Sur les «harmoniques» entre la tradition romaine et la philosophie du
Moyen Portique dans la poésie de Lucilius, cf. P. Grimai, op. cit., p. 344.
99 Lucilius, Satires, XXVI, 17 : nec doctissimis (ego scribo, nec scribo indoc-
tissimis ). La deuxième partie du vers est une restitution de Terzaghi dans son
édition des Satires. Les manuscrits donnent nec doctissimis Manilium.
100 Ibid., XXIX, vers 830-833 Marx. Le passage en question est Charmide,
154 b.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 83

ble génie présent en tout homme101. Cette science des textes plato
niciens et académiciens, il l'avait certainement acquise en les étu
diant sous la direction de Clitomaque, ou en lisant des doxogra-
phies élaborées dans l'Académie;
- on trouve dans les Satires un certain nombre de vers qui
montrent une excellente connaissance du monde philosophique et
de son histoire 102. Pour Marx la source de ceux-ci serait Panétius 103,
mais ne faut-il pas plutôt penser que le poète avait lu le Περί αιρέ
σεων de Clitomaque, cette histoire des sectes philosophiques, dont
on peut imaginer, étant donné le pointillisme de l'Académicien,
qu'elle constituait une véritable mine de renseignements sur les
différentes écoles, et tout particulièrement sur l'Académie?
- le genre satirique, lieu par excellence de l'esprit critique et
même de la dérision, était destiné à coïncider sur certains points
avec la dialectique de la Nouvelle Académie. Lorsque Lucilius
condamne les pratiques divinatoires ou les fictions mythologiques,
n'y a-t-il pas déjà là les prémices du De diuinatione et du De natura
deorum104? D'une manière plus générale, la réflexion du poète sur
la capacité des hommes à se tromper, à confondre la réalité et l'i
l usoire, rejoint le thème central de la philosophie néoacadémicienn
e. En ce sens le omnia fida nera putant du livre XV 10S est beau
coup plus qu'un simple commentaire sur la naïveté des supersti
tieux, il exprime à la fois un état d'esprit et une culture philosophi
que, celle précisément que nous retrouverons dans les Académiq
ues, lorsque Cicéron montrera à Lucullus avec quelle facilité l'es
prit humain confond les représentations vraies et celles qui ne le
sont pas 106.

101 Censorinus, De die nat., 3, 3 = 518 Marx: Euclides autem Socraticus


duplicem omnibus omnino nobis genium dicit adpositum, quant rem apud Luci-
lium in libro Satyrarum XVI licet cognoscere. Ce texte n'a pas été retenu par
F. Charpin parce qu'il constitue une paraphrase, non une citation exacte.
102 Comme le montre, notamment, le «banquet des philosophes» du livre
XXVIII, dans lequel sont évoqués, outre Epicure, Xénocrate, Polémon et Cratès.
Dans ce même livre, Lucilius raille l'arrogance des Stoïciens, qui attribuent à
leur sage un savoir universel et rappelle à propos d'Aristippe une anecdote qui
a été identifiée par Marx, II, p. 266 sq., comme la rencontre du philosophe avec
le tyran Denys de Syracuse. En réalité, Diog. Laërce, II, 83, dit simplement
qu'Aristippe envoya à Denys son Histoire de la Libye.
103 Marx, loc. cit. Le Περί αιρέσεων de Panétius est mentionné par Diogene
Laërce, II, 87, celui de Clitomaque, ibid., II, 92.
104 Lucilius, Satires, XV, 17-19, cf. également les portraits caricaturaux des
dieux dans le premier livre. Dans XV, 17, Neptune embarrassé par une question
très difficile, en est réduit à prendre Camèade comme référence :
non Carneaden si ipsum Orcus remittat.
105 Ibid., XV, 19.
106 Cicéron, Luc, 27, 88.
84 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

Le témoignage du De oratore

Ce que nous montre bien le De oratore, c'est que la fréquentat


ion de l'Académie - le plus souvent à l'occasion d'une escale à
Athènes, mais Cicéron évoque aussi le cas de M. Marcellus qui semb
le avoir été un véritable étudiant107 - était devenue une pratique
courante pour les Romains cultivés dès la fin du IIe siècle av. J.-C.
Même si l'on fait la part de la fiction dans ce dialogue, et si l'on
estime que son auteur, tout en s'appuyant sur un certain nombre
de données réelles, attribue à Antoine et à Crassus des propos
qu'ils n'ont jamais tenus108, cela n'empêche pas de considérer cette
œuvre comme le témoignage le plus important sur l'évolution intel
lectuelle de cette génération. La présence de l'histoire y est en effet
trop forte, trop constante, pour qu'on puisse se contenter de l'i
nterpréter comme un simple débat théorique sur l'éloquence. Mais
que signifie alors ce paradoxe, qui est qu'Antoine, assez réservé
face à l'hellénisme et à la philosophie, approuve l'Académicien
Charmadas, tandis que Crassus, beaucoup plus ouvert au renouvel
lement culturel, combat pied à pied la position des philosophes sur
l'éloquence?
Antoine défend une conception traditionnelle - c'est à dire pri
vilégiant la pratique - de l'éloquence, et pourtant il se défend avec
une certaine vigueur d'être un adversaire résolu de la philosophie,
car c'est beaucoup moins la discipline en elle-même qu'il récuse,
que son utilisation par l'orateur109. S'il admet, en effet, qu'on s'y
consacre avec modération (paucis)110, il considère qu'elle est inutile,
voire nuisible à l'éloquence, parce que, dit-il, «elle diminue l'autori
té de celui qui parle et enlève à ses paroles de leur valeur persuasiv
e»111. Il est donc probable qu'il n'aurait jamais fait le voyage en
Grèce dans le seul but de se former à la philosophie, mais il fut

107 Cicéron, De or., I, 13, 57 : M. Marcellus hic noster . . . turn erat adulescen-
tulus his studiis mirifice deditus. En dehors de ce passage nous ne savons mal
heureusement rien de ce Marcellus.
108 Cicéron n'écrira-t-il pas à Varron lorsqu'il lui dédiera la deuxième ver
sion des Académiques, Fam., IX, 8, 1 : Puto fore ut, cum legeris, mir ere nos id
locutos esse inter nos quod numquam locuti simus. Sed nosti morem dialogo-
rum?
109 Sur l'éloquence d'Antoine, cf. A. Michel, Rhétorique et philosophie . . .
p. 246 sq., et G. Calboli, L'oratore M. Antonio et la Rhetorica ad Herennium, dans
GIF, N.S., 3, 1972, p. 120-177.
110 Antoine se refuse à condamner la culture grecque et il définit sa position
par rapport à la philosophie en citant un vers d'Ennius, ibid., 27, 156: ac sic
decreui philosophari potius, ut Neoptolemus apud Ennium «paucis : nom omnino
haud placet». Cette même référence se trouve dans Tusc, II, 1.
111 Cicéron, De or., II, 27, 156: imminuit enim et oratoris auctoritatem et
orationis fidem.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 85

contraint par les mauvaises conditions de navigation de séjourner


quelque temps à Athènes, alors qu'il se rendait comme proconsul en
Cilicie112, et là, il fréquenta les grands rhéteurs et les grands philoso
phes du moment, parmi lesquels précisément Charmadas, ce qui lui
permit d'assister à une disputatio in utramque partem sur l'éloquen
ce opposant celui-ci et le Stoïcien Mnésarque au rhéteur Ménédè-
me113. Il rapporte les arguments avancés de part et d'autre et, alors
qu'on eût pu imaginer qu'il approuvait Ménédème et sa volonté de
démontrer la supériorité de l'orateur, il déclare, au contraire, avoir
été convaincu par l'Académicien114, ce qui paraît a priori difficil
ement compréhensible, puisque Charmadas, en bon Platonicien, pro
clamait que seul le philosophe est véritablement éloquent, alors que
le Romain n'entendait nullement se consacrer à la philosophie, ni
même en reconnaître la primauté. Comment expliquer cet accord
paradoxal, sinon par la rencontre harmonieuse de traditions diffé
rentes? En effet, la prétention des rhéteurs à détenir la science du
bien-parler, que Charmadas condamnait au nom du platonisme,
Antoine la rejetait comme représentant de cette éloquence romaine
qui avait pu se développer dans les joutes du forum sans être assuj
ettie aux «préceptes rebattus» des théoriciens de la parole et qui
prétendait préserver sa spécificité115. De même, il est vraisemblable
que s'il fut séduit par la conception idéaliste de l'orateur, au point
de développer dans son libellus la distinction entre les diserti, nomb
reux, et l'homo eloquens, cette perfection encore à atteindre116, ce
fut moins par adhésion à l'ontologie platonicienne que parce que
cette pensée lui paraissait la plus apte à exprimer l'ambition d'excel
lence,la volonté de surpassement de soi, qu'il avait en commun avec
les meilleurs orateurs de sa cité117.

112 Ibid., I, 18, 82 : cum pro consule in Ciliciam proficiscens uenissem Athe-
nas ... Il avait été prêteur en 103 et il avait obtenu la Cilicie avec des pouvoirs
proconsulaires, cf. Liv., Epit., XXXIV, 1.
113 Ibid., 83 sq.
114 Ibid., 21, 94, où il dit que c'est après avoir entendu charmadas qu'il écri
vitson libellus sur l'art rhétorique. Il est à noter que Cicéron juge cet opuscule
avec sévérité, Brutus, 44, 163, le qualifiant de sane exilent libellum.
115 Ibid., II, 18, 75. C'est au § 131 de ce même livre qu'Antoine fait l'éloge de
Yusus, de la pratique du forum. Ses attaques contre les rhéteurs se trouvent
dans les § 133 sq.
116 La distinction sera rappelée par Cicéron dans V Orator, 5, 18, avec une
formulation encore plus nettement platonicienne : insidebat uidelicet in eius
mente species eloquentiae . . . Elle est reprise par Quintilien, Inst. or., I, 10, 8; III,
1, 19 et Prœm. de VIII, 13.
117 Ce trait du caractère d'Antoine est bien mis en évidence dans le portrait
que fait Cicéron de cet orateur dans le Brutus, 37, 139. Il y dit, en effet, qu'Ant
oineparaissait toujours se mettre à parler sans aucune préparation, mais qu'en
86 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

Quelques années avant Antoine, Crassus avait lui aussi fait un


séjour à Athènes, de retour d'Asie où, tout en assumant ses fonc
tions de questeur, il s'était quelque peu consacré à l'étude sous la
direction de Métrodore de Scepsis, ex Academia rhetor119. Il semble
y avoir été surtout frappé par l'éclat de l'Académie de Clitomaque,
d'Eschine et de Charmadas, et c'est avec ce dernier qu'il lut le Gor-
gias, s'étonnant, affirme-t-il, de voir Platon déployer tant d'él
oquence dans la critique des orateurs119. Le choix même de ce dialo
guemontre que le problème de la rhétorique était au centre des
préoccupations de Crassus, mais loin de se laisser impressionner
par l'autorité de son maître et par le consensus des philosophes sur
cette question, il se refusa, nous dit Cicéron, à réduire les fonctions
de l'orateur à des discours prononcés devant les tribunaux ou les
assemblées publiques et exposa une théorie universelle de l'él
oquence conçue comme devant apporter la beauté et la force de
persuasion à n'importe quelle matière, y compris la philosophie120.
On songe évidemment à l'idéal des Sophistes et aussi à ce que dira
bien plus tard Cicéron lui-même dans la préface des Paradoxes : « il
n'est rien de si incroyable que l'éloquence ne le rende probable,
rien de si rugueux, de si grossier que l'éloquence ne lui donne de
l'éclat et, en quelque sorte, de la perfection121».
Crassus exige de l'orateur une culture philosophique qui lui
permette de connaître les différents caractères et, par delà ceux-ci,
la nature humaine, aussi l'encourage-t-il à étudier l'éthique, tout en
admettant qu'il puisse négliger les deux autres parties de la philo
sophie, la physique et la logique 122. Le désintérêt pour cette derniè
re laisserait penser que lui-même ne se sentait pas attiré par la phi
losophie de la Nouvelle Académie, dans laquelle le problème du
critère de la vérité tenait une place considérable. Mais, s'il paraît
probable que des questions comme celles des mécanismes et de la
valeur de l'évidence sensorielle le laissaient assez indifférent, en
revanche il est certain qu'il ne pouvait qu'être séduit par l'absence
d'esprit de système des philosophes de cette école et par leur
méthode, cette analyse critique de toutes les doctrines, propre à
donner au non-spécialiste une connaissance générale de l'histoire

réalité il s'était si sérieusement préparé que les juges étaient parfois pris au
dépourvu.
118 De or., III, 20, 75.
119 Ibid.,1, 11,47.
120 Ibid., 11,48-16, 74.
121 Cicéron, Par., Pro, 3 : nihil est tam incredibile quod non dicendo fiat pro
babile, nihil tam horridum, tam incultum quod non splendescat oratione et tam-
quam excolatur.
122 Cicéron, De or., I, 15, 68.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 87

de la philosophie. C'est, en tout cas, à lui que Cicéron confie dans


le livre III le soin d'exposer l'évolution de la philosophie post
socratique et l'attitude des différentes écoles face à la question de
l'éloquence123, parfait exemple de ces «notions nécessaires» qu'il
est recommandé à l'orateur d'acquérir124.
Charmadas disait qu'il avait trouvé en Antoine un auditeur attent
if et en Crassus un vigoureux contradicteur125. Pourtant l'un et l'au
trecherchaient au fond à résoudre une même difficulté : comment
assurer la permanence de la culture ancestrale face à l'hellénisme?
Antoine proposait une solution qui se résume sommairement à un
partage entre la pratique et la théorie, et il était en droit de considérer
la Nouvelle Académie comme une alliée puisque celle-ci, en combatt
ant la présomption des rhéteurs (comme d'ailleurs celle des philoso
phes dogmatiques), permettait la valorisation de la tradition romain
e, qui pouvait se targuer d'avoir fait concrètement la preuve de sa
valeur. Crassus, lui, apparaît plus audacieux, plus agressif même,
car, ne se contentant pas, comme son rival, d'une sorte de statu quo, il
n'hésite pas à contredire un Académicien prestigieux et à récuser l'un
des aspects les plus importants du platonisme en accordant à l'ora
teurune compétence universelle, qui, loin de contredire les artes par
ticulières, les rend plus belles et plus accessibles. Nous montrerons
plus loin que la philosophie n'est, en fait, à ses yeux qu'un des
moyens permettant de reformuler un idéal dont il pense qu'il fut réa
lisé dans le passé de Rome. Répétons-le cependant, c'est Antoine,
attaché à préserver le mos maiorum non seulement sur le fond, mais
aussi dans la forme, qui se montre le plus immédiatament réceptif à
l'enseignement de la Nouvelle Académie. Nous n'aurons garde d'ou
blier cette donnée lorsque nous aurons à comprendre comment tra
dition nationale et philosophie néoacadémicienne s'articulèrent dans
la pensée de Cicéron.

Philon de Larissa à Rome et l'école d'Antiochus

Quinze ans après le passage d'Antoine à Athènes, ce fut l'Acadé


mie qui, en la personne de son dernier scholarque, s'installa à
Rome. Que Philon de Larissa ait choisi cette ville comme lieu d'exil
suggère qu'il avait eu à Athènes même des auditeurs romains auprès
desquels il espérait trouver refuge et nous savons, en tout cas, que

123 Ibid., Ill, 14, 54-35, 143.


124 Ibid., 23, 87.
125 Ibid., 20. 93 : In quibus Charmadas solebat ingenium tuwn, Crasse, uehe-
menter admirari : me sibi perfacilem in audiendo, te perpugnacem in disputando
esse uisum.
88 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

Cotta, le critique de la théologie stoïcienne dans le De natura deo-


rum, avait suivi ses cours à l'Académie126. Ce séjour eut sans doute
un certain retentissement, mais on mesure le chemin parcouru
depuis 155 quand on compare l'effervescence que provoqua l'arri
véedes ambassadeurs et le calme dans lequel, à en juger par le
silence de nos sources, se fit l'installation à Rome du successeur de
Platon. Un philosophe, fût-il le chef de l'école la plus prestigieuse et
la plus provocatrice à la fois, ne suscitait plus ni enthousiasme
public ni scandale, et les quelques allusions que nous trouvons chez
Cicéron nous font penser à un enseignement bien organisé, - alter
nant les cours de philosophie et de rhétorique - dispensé à un petit
groupe d'élèves. Bien plus, au lieu d'une action univoque, celle du
représentant d'une culture renommée sur des hommes avides de
connaissance, il y eut cette fois interaction puisque c'est à Rome, au
contact d'un public nouveau, que Philon renonça à l'aporétisme de
ses prédécesseurs. Cependant, sans qu'on sache s'il faut imputer
cela à la personnalité du scholarque ou à la brièveté d'un séjour qui
fut vite interrompu par la mort, et, bien que Plutarque nous dise
que les Romains tenaient l'Académicien en très haute estime127, il
semble que celui-ci ne réussit pas à marquer durablement ses audi
teurs, à l'éclatante exception de Cicéron bien sûr. En effet, s'il en
avait été ainsi, si un véritable cercle néoacadémicien s'était créé à
Rome, l'Arpinate n'aurait pas eu à déplorer l'oubli dans lequel était
tombée cette philosophie et à se justifier d'avoir pris sa défense. Le
grand bénéficiaire des relations qui s'étaient tissées entre la Nouvell
e Académie et l'aristocratie romaine ne fut pas un représentant de
ce courant de pensée, mais celui qui prétendait clore ce qu'il consi
dérait comme une fâcheuse parenthèse dans l'histoire de l'école pla
tonicienne, Antiochus d'Ascalon.
Du vivant même de Philon, l'Ascolonite faisait déjà partie, pro
bablement avec le poète Archias, de la suite de Lucullus, lorsque
celui-ci partit pour l'Asie en 87 128. Il n'est pas impossible que, com
mel'a affirmé J. Glucker129, le général ait d'abord apprécié en lui
l'homme lié à la fois à la Grèce et au monde proche-oriental, et
donc susceptible d'être un précieux intermédiaire dans un Orient
déjà «compliqué». On ne saurait cependant se limiter à cet aspect
des choses et sous-estimer au profit d'un hypothétique machiavélis
me l'admiration sincère du général pour la culture grecque 13° et sa

126 Cf. Cicéron, Nat. de., I, 7, 17.


127 Plutarque, Cicéron, 3, 1.
128 Cf. J. Glucker, op. cit., p. 13.
129 Ibid., p. 26-27.
130 Cf. infra, p. 153-154.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 89

volonté d'apparaître comme le protecteur de ces intellectuels grecs


que l'arrivée de Mithridate avait épouvantés. S'il ne devint pas
auprès d'Antiochus, son φίλος και συμβιωτής131, comme dit Plutar-
que, suffisamment expert en philosophie pour juger de problèmes
aussi précis que ceux qui seront traités par Cicéron dans les Acadé
miques, il prit suffisamment de goût à celle-ci pour y consacrer
une partie de son temps, une fois ses campagnes terminées. Au
demeurant, n'y a-t-il pas quelque artifice à dissocier en Antiochus
le conseiller politique du philosophe si, comme l'a très justement
noté Van Ooteghem, le fait que Lucullus ait attribué une constitu
tion aux Cyrénéens en leur rappelant une parole de Platon à leurs
ancêtres, est un acte qui témoigne de l'influence de l'Ascalonite132?
L'Ancienne Académie qu'Antiochus fonda à son retour à Athè
nesdevint un centre d'études important pour les jeunes Romains.
Le préambule du livre V du De finibus restitue remarquablement
le climat qui pouvait régner parmi ceux-ci, leur admiration pas
sionnée pour Platon, leur nostalgie des grandes voix de l'Académie,
et tout particulièrement de celle de Camèade, car l'enseignement
d'Antiochus n'avait en rien terni la gloire du scholarque. Parmi les
personnages que cite Cicéron dans ce passage, Marcus Pison semb
le avoir été plus qu'un amateur éclairé, un authentique lettré. Sa
trop grande culture philosophique fut même en un certain sens
nuisible à sa carrière politique, car Cicéron nous apprend dans le
Brutus qu'il ne tolérait pas les inepties qu'un homme public se
devait de supporter et passait donc pour un esprit chagrin133. Atta
ché à la doctrine péripatéticienne (il avait été le disciple de Staséas
de Naples), il se trouvait naturellement en harmonie avec Anti
ochus et il était donc logique que l'Arpinate fît de lui dans le De
finibus le porte-parole de l'Ancienne Académie et du Lycée.
Varron, lui aussi, suivit les cours d'Antiochus à une date qu'il
nous est impossible de préciser, notre seule source d'information à
ce sujet étant une simple allusion de Cicéron134. Il faut cependant
remarquer qu'il attendit l'année 45 pour s'affirmer comme philo
sophe de cette école dans son De philosophia où, notamment, il
recensait deux cent quatre-vingt-huit formules du souverain bien
pour les ramener ensuite à une seule, celle de l'Ancienne Acadé-

131 Plutarque, Lucullus, 42, 3.


132 J. Van Ooteghem, Lucius Licinius Lucullus, Bruxelles, 1959, p. 25. L'épi
sode est raconté par Plutarque, op. cit., 2, 4-5.
133 M. Pupius Piso Frugi Calpurnianus fut questeur en 83 et consul en 61.
Sur la médiocrité de la carrière politique de ce personnage, cf. Cicéron, Brutus,
67, 236.
134 Cicéron, Ac. post., I, 4, 12: nom (Brutus) Aristum Athenis audiuit ali-
quamdiu, cuius tu fratrem Anttochum.
90 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

mie135. Cette méthode, consistant à prendre comme point de départ


la doxographie dans son immense variété pour aboutir à l'Acadé
mie, est à rapprocher de celle de Cicéron, qui, lui aussi, après avoir
construit sa réflexion morale sur le constat du dissensus, ne par
vient à une certaine réduction de celui-ci dans le dernier livre des
Tusculanes qu'en retrouvant Platon. Il ne s'agit pas de minimiser
les différences, nombreuses et importantes, entre la philosophie de
l'Arpinate et celle du Réatin, mais il y a là un fait d'un très grand
intérêt, qui montre le danger qu'il y aurait à opposer radicalement
l'enseignement de Philon et celui d'Antiochus. Par ailleurs, l'i
nfluence d'Antiochus sur Varron ne doit pas être réduite aux ques
tions de philosophie morale. Elle est très probablement présente
dans la théologie de Varron, et même dans sa grammaire, comme
l'ont suggéré respectivement P. Boyancé et A. Michel 136. Il est cer
tain, donc, que si l'injustice de la tradition manuscrite ne nous
avait pas privé de la plus grande partie de l'œuvre philosophique
varronienne, quantité de problèmes académiciens sur lesquels nous
sommes souvent réduits à des hypothèses trouveraient là leur solu
tion.

L'école d'Aristus

Lorsque Cicéron, de retour de Cilicie, passa par Athènes en 51


av. J.-C, il logea chez Aristus, le frère d'Antiochus, qui avait hérité
de l'école. Dans les Tusculanes il évoque les discussions qu'il avait
eues avec celui-ci à propos de la relation entre le souverain bien et
le bonheur et l'on peut remarquer que lui, qui est généralement
peu avare de compliments à propos de se maîtres, reste étrange
ment discret sur les mérites de ce philosophe, qu'il avait ailleurs
qualifié de hospes et familiaris meus, ce qui constituait un témoi
gnage de gratitude pour son hospitalité, non une reconnaissance de
ses mérites philosophiques137. Or, cette impression que Cicéron
éprouvait une certaine réserve à l'égard du frère d'Antiochus sem-

135 Aug., Cm. Dei, XIX, 1-2. Sur la formation de la philosophie de Varron,
on consultera l'article M. Terentius Varrò de la RE, Sup. 6, 1935, p. 1172-1177;
D'Agostino, Sulla formazione mentale di Vairone Reatino, dans RSC, 5, 1955,
p. 24-31 ; M. Giusta, op. cit., t. 1, p. 106-112 et 287-288.
136 P. Boyancé, Sur la théologie de Varron, dans REA, 57, 1955, p. 57-75;
nous reviendrons sur cette question, cf. infra, p. 552-556. Sur la présence d'Anti
ochus et de Varron dans la tradition grammaticale latine, cf. A. Michel, Le phi
losophe et l'antiquaire. A propos de l'influence de Varron sur la tradition gramm
aticale, dans Varron, grammaire antique et stylistique latine, Paris, 1978,
p. 162-170.
137 Cicéron, Tusc, V, 8, 22; cf. égalelement Brutus, 97, 332.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 91

ble confirmée par une lettre à Atticus, écrite d'Athènes même, dans
laquelle il emploie l'expression «sens dessus dessous» (sursum
deorsum) à propos de l'état de la philosophie athénienne138. A cela
on peut ajouter, comme l'a fait J. Glucker139, le fait que, lorsqu'il
envoya son fils faire ses études à Athènes en 45, il l'adressa au Péri-
patéticien Cratippe, pour lequel il éprouvait une grande admirat
ion140, non au successeur d'Aristus, ce qui prouverait sa défiance
envers cette école. Aristus méritait-il si peu d'estime? Plutarque
parle de lui en des termes mesurés, le présentant comme un excel
lenthomme, mais soulignant aussi que dans les débats il était infé
rieur à beaucoup de philosophes141. Ce fut sans doute cette inhabil
eté oratoire qui suscita la réserve de Cicéron, mais elle n'empêcha
pas Brutus de s'attacher à Aristus plus qu'à tout autre philosophe.
Plutarque nous dit, en effet, que le futur tyrannicide ne goûtait
guère la philosophie de la Nouvelle Académie et qu'en revanche il
admirait Antiochus d'Ascalon et fit d'Aristus son ami et son compa
gnon(φίλον δε και συμβιωτήν) 142. Comme pour tous les Romains
que nous avons eu à évoquer, son attachement à l'Académie n'avait
rien d'exclusif, il était le support d'une culture philosophique mar
quée par une curiosité sans entraves doctrinaires. Toutefois, à la
différence d'un Lucullus par exemple, Brutus ne se contentait pas
de généralités, à tel point que, selon son biographe, «il n'y avait
pour ainsi dire aucun philosophe grec dont la doctrine lui fût
inconnue ou étrangère»143. Lorsqu'il arriva à Athènes après le
meurtre de César, et alors même qu'il devait se préparer à la guerr
e,il prit le temps de philosopher avec l'Académicien Théomneste

138 Cicéron, Att., V, 10, 5. Le texte de la lettre est incertain, mais, comme l'a
fait remarquer Glucker, op. cit., p. 112, les seuls mots sûrs philosophia sursum
deorsum, Aristo apud quem eram laissent penser que la personnalité d'Aristus
n'était pas étrangère à l'inquiétude de Cicéron. Contrairement à Glucker, cepen
dant,nous ne considérons nullement invraisemblable le si quid est, est in Aristo,
apud quem eram de Victorius, cette formule nous paraissant bien traduire les
réticences de l'Arpinate à l'égard du frère d'Antiochus.
139 J. Glucker, ibid., p. 119-120. Cratippe avait lui-même été disciple d'Aris
tus, mais il quitta son école pour devenir péripatéticien. Nous savons par Plu
tarque, Cicéron, 24, 7, que l'Arpinate avait obtenu pour ce philosophe le droit de
cité et qu'il avait également demandé à l'Aréopage un décret priant Cratippe
« de demeurer à Athènes et de s'y entretenir avec les jeunes gens pour rehausser
le prestige de la ville».
140 Cicéron, Off., I, 1, 2.
141 Plutarque, Brutus, 2, 3.
142 Ibid. Cf. n. 131 la même expression à propos d'Antiochus.
143 Ibid., 2, 2 : Των δ'Έλληνικών φιλοσόφων ούδενος μέν, ώς άπλως ειπείν,
άνήκοος fjv, ούδ" αλλότριος. Plutarque raconte aussi, ibid., 4, 8, que Brutus ne
cessa d'étudier pendant tout le temps passé dans le camp de Pompée et que, la
veille même de Pharsale, il avait travaillé à rédiger un abrégé de Polybe.
92 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

et le Péripatéticien Cratippe, chez qui il rencontra le fils de Cicé-


ron, et ce n'était certainement pas le seul souci de gagner à sa cau
sela jeunesse étudiante romaine qui le faisait agir ainsi 144. Au reste,
une anecdote révèle à quel point la philosophie était déjà présente
dans la préparation du geste qui fit sa gloire145. Pour savoir quels
étaient ceux de ses amis qu'il pouvait associer à son entreprise, il
organisa une disputatio sur le thème de la monarchie illégale et de
l'obligation pour le sage de prendre parti dans un tel cas. Indépe
ndamment de l'utilité pratique du procédé, cette manière de poser
un problème non pas en fonction de circonstances précises, mais
en remontant au cas général, à la thèse, (πόρρωθεν, écrit Plutar-
que), révèle combien l'esprit de Brutus avait été marqué par ces
exercices d'école, dont nous savons par Cicéron quelle place ils
tenaient dans l'enseignement de l'Académie146. Quant au fond
même du problème, à savoir le poids du platonisme dans les moti
vations de Brutus, Plutarque ne dit rien de précis à ce sujet, mais il
n'est pas difficile d'imaginer que le disciple de l'Académie s'est
demandé souvent en lui-même lequel de ces deux aspects de la
pensée platonicienne il devait privilégier, la haine du tyran ou
l'horreur de la guerre civile147.
Au moment même où Brutus écoutait Théomneste et Cratippe,
le jeune Horace apprenait à «chercher le vrai dans les bosquets
d'Académos»148. J.Perret, qui a si bien retracé ces années de for
mation, a cru pouvoir affirmer que le poète fut l'élève d'Aristus,
mais il est fortement vraisemblable que celui-ci était déjà mort à
cette date (sinon Brutus se serait rendu chez lui) et que le poète
fréquenta, comme le tyrannicide, l'école de Théomneste149. Nous ne
savons pour ainsi dire rien sur cet Académicien, mais le fait même

144 Ibid., 24, 1-3.


145 Ibid., 12, 3-4.
146 Sur ce point, cf. A. Michel, Rhétorique et philosophie..., p. 213-220:
« Les ' espèces ' de questions chez Cicéron : origine philosophique de la méthode
'thétique'», et notamment p. 216: «En fait, la classification cicéronienne des
'thèses' obéit plutôt à l'Académie d'Antiochus et de Philon, qu'au Stoïcisme
même de Panétius».
147 Plutarque écrit dans son parallèle des vies de Dion et de Brutus {Dion, 1,
2): «celui-ci assista aux leçons de Platon lui-même et celui-là se nourrit de sa
doctrine; tous deux sortirent donc de la même palestre avant d'aller livrer les
plus grands combats».
148 Horace, Ep., II, 2, 43-45.
149 J. Perret, Horace, Paris, 1959, p. 19-23, cf. sur cette question K. Gantar,
Horaz zwischen Akademie und Epikur, dans Ziva Antika, 22, 1972, (p. 5-24), p. 13
η. 38. Gantar croit cependant, en se fondant sur une scholie, que Théomneste
était un philosophe de la Nouvelle Académie, ce qui nous semble très improbab
le.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 93

que Brutus l'ait choisi comme maître suggère qu'il s'agissait d'un
continuateur de la tradition d'Antiochus et non d'un restaurateur
de la Nouvelle Académie150. Ce n'est donc pas à la suspension uni
verselle de l'assentiment que fut formé Horace auprès d'un tel maît
re, encore qu'il évoque une forme du sorite au début de la deuxiè
me épître151, mais à la prudence du jugement, à l'esprit de recher
che et à une éthique du juste milieu. Il est parfois malaisé de dis
tinguer avec précision dans son œuvre ce qui relève de son tempé
rament et ce qui provient de l'enseignement académicien, et cela
d'autant plus que les allusions à l'histoire ou à la philosophie de
l'école platonicienne sont chez lui moins fréquentes que chez Luci-
lius152. Indubitablement ce séjour athénien confirma en lui l'ambi
tion de connaître la vérité des hommes en arrachant par l'ironie
l'enveloppe (la petits) dont ils couvrent leurs turpitudes et de subs
tituer à ce vain jeu d'apparences une juste appréciation des devoirs
de chacun à l'égard de ses parents, de la société ou de l'Etat, cette
sagesse des Socraticae chartae qui, ainsi définie, ressemble étrange
ment au mos maiorum153. Par ailleurs, si l'on rapproche, ce qui à
notre connaissance n'a pas encore été fait, les vers de ÏArs dans
lesquels Horace expose les règles de ce recte sapere du passage des
Partitiones consacré au genre délibératif, on constate qu'il existe
entre ces deux textes une très réelle parenté154. Or, est-il nécessaire
de rappeler que le traité cicéronien, c'est l'Arpinate lui-même qui
nous le dit, a son origine dans l'Académie?
Lucilius, Horace. Le premier et le dernier Romains célèbres
formés dans l'Académie furent donc des poètes satiriques, et même

150 Brutus n'éprouvait, en effet, aucune sympathie pour la Nouvelle Acadé


mie,cf. Plutarque, Brutus, 2, 3 : « II ne goûtait guère à ce que l'on appelle la
Nouvelle et la Moyenne Académie ; c'est à l'Ancienne qu'il s'attacha ».
151 Horace, Ep., II, 1, 47.
152 L'étude de K. Gantar est ingénieuse, mais fragile, précisément parce que
l'absence de véritable base textuelle réduit le plus souvent cet auteur à des
conjectures. On trouvera une démarche plus prudente, avec notamment un
parallèle entre la diatribe socratique et la satire dans l'étude de W. S. Anderson,
The Roman Socrates : Horace and his Satires, dans Essay on Roman satire, Prin
ceton, 1982, p. 13-49. Nous pensons cependant qu'Anderson oppose de manière
excessive Horace et Lucilius.
153 L'expression detrahere pellem est employée par Horace à propos de
Lucilius, Sat., II, 1, 64; le poète dit Socraticis sermonibus madet, Odes, III, 21, 9,
au sujet de Messala Corvinus, qui fut son condisciple à Athènes; il évoque la
Socraticam domum dans Odes, I, 29, 14, en s'adressant au Stoïcien Iccius qui
s'apprête à partir pour l'Arabie et auquel il rappelle les principes de la philoso
phie de Panétius ; enfin, c'est dans l'Art poétique, 309 sq., qu'Horace expose ce
que représente pour lui la sagesse socratique.
154 Cf. Cicéron, Part, or., 25, 88, où l'on trouve aussi une évocation des sent
iments que l'on doit éprouver à l'égard des proches et de la patrie.
94 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

les plus grands d'entre eux. Peut-être faut-il voir là une sorte d'har
monie entre le genre littéraire le plus spécifiquement romain -
rappelons ici le satura tota nostra est de Quintilien 1S5 - et la pensée
philosophique de l'Académie, les deux ayant pour fin d'amener par
la critique l'homme à une conscience plus exacte de ce qu'il est
réellement. Un autre fait, que nous avons pu constater tout au long
de cette étude, mérite d'être souligné ici : les sympathisants ro
mains de l'Académie étaient des optimates très attachés à l'organi
sationtraditionnelle de la cité, de vigoureux défenseurs des préro
gatives du Sénat. Même s'il est trop tôt pour que nous en dédui
sions des conclusions précises quant à cette rencontre entre le mos
maiorum et la philosophie académicienne, nous pouvons néan
moins déjà rassembler quelques observations.
Les premiers Romains qui fréquentèrent l'Académie étaient,
en règle générale, de hauts personnages à la curiosité intellectuelle
indiscutable, mais n'aspirant pas à une connaissance approfondie
des problèmes théoriques. De passage à Athènes, ils se rendaient
dans la plus ancienne et la plus prestigieuse des écoles philosophi
ques et là, pendant quelques jours, ils discutaient, eux les aristocrat
es de Rome, avec ces aristocrates de la philosophie qu'étaient les
successeurs de Platon. Parce qu'ils se sentaient trop attachés à la
tradition ancestrale pour rechercher une doctrine qui pût se substi
tuerà celle-ci ou même prétendre la justifier, ils appréciaient des
philosophes qui, loin de vouloir leur imposer quoi que ce soit,
savaient défendre et critiquer avec un égal brio tous les systèmes
dans des disputationes qui leur rappelaient les débats des tribu
naux. La suspension du jugement, Γέποχή, d'un Clitomaque ou
d'un Charmadas devenait alors pour eux l'expression de leur pro
pre détachement à l'égard de dogmes étrangers à leur manière de
penser. Ces mêmes hommes se sentaient également proches des
Péripatéticiens, dont l'intérêt pour la rhétorique et la politique, l'a
ttention au sens commun, rejoignaient leurs préoccupations et leur
souci du concret. Ainsi se forma une tradition, à laquelle se ratta
che Cicéron (par l'intermédiaire, en particulier, d'Antoine et de
Crassus, les modèles de sa jeunesse), conciliant Platon, Camèade et
Aristote. Cette continuité ne doit cependant pas occulter un trait
qui est propre à l'Arpinate et à tous les philosophes de son temps :
la volonté de dépasser les généralités, d'aller au fond des problè
mes les plus ardus. Pour nous en tenir aux Académiciens - mais on

155 Quint., Inst. or., X, 1, 93 : Satura quidem tota nostra est, in qua primus
insignem laudem adeptus Lucilius quosdam ita deditos sibi adhuc habet amato-
res, ut eum non eiusdem modo operis auctoribus, sed omnibus poetis praeferre
non dubitent.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 95

pourrait dire la même chose de l'Epicurien Lucrèce ou du Stoïcien


Caton - il est frappant de constater qu'il y a chez Cicéron, chez
Varron et chez Brutus la même passion exigeante de la philosophie
et la même soif de connaître. Les motivations qui avaient poussé
ces hommes vers l'Académie plutôt que vers le Portique ou vers le
Jardin n'étaient sans doute pas différentes de celles qui avaient
animé Catulus ou Lucullus, mais d'une génération à l'autre il y eut
assurément recul des limites que la dignitas avait fixées à l'exercice
de la pensée philosophique.
Nous ajouterons encore une remarque, sur un fait qui ne
paraît pas avoir été relevé par les historiens des idées. Alors que
l'on eût pu s'attendre à ce qu'un fort courant de philosophie scepti
quese développât dans les décennies si troublées qui précédèrent
la guerre civile, à aucun moment la pensée néoacadémicienne ne
fut considérée comme le moyen de traduire la crise institutionnelle
et morale de la cité. Les Romains cultivés préférèrent renforcer
leurs certitudes, ou les échanger contre d'autres, plutôt que de
théoriser leurs doutes et leur désarroi. Ils devinrent stoïciens, épi
curiens, éclectiques ou pythagoriciens, ils ne cherchèrent pas à res
susciter la Nouvelle Académie. Le paradoxe est qu'il y eut à cette
époque beaucoup de sceptiques, nous entendons par là des person
nagesqui se sentaient assez détachés du mos mariorum pour refu
ser, au moins en théorie, l'engagement politique et pour rejeter
l'interprétation traditionnelle des valeurs éthiques; toutefois, c'est
dans l'épicurisme qu'ils se réfugièrent, confirmant ainsi cette rela
tion privilégiée entre la doctrine du Jardin et le scepticisme, à
laquelle M. Gigante a consacré un intéressant ouvrage 156. Il ne faut
certes pas schématiser, car les études d'A. Momigliano, de
P. Boyancé et de P. Grimai ont montré de manière irréfutable la
très grande variété de l'épicurisme à Rome et mis en évidence le
fait que dans la guerre civile les Épicuriens furent aussi nombreux
à combattre César qu'à le soutenir 157, mais on ne peut nier que
c'est cette philosophie qui servit à exprimer le découragement et
l'amertume que ressentaient de nombreux Romains devant l'état
de la République.
La disparition brutale de la philosophie néoacadémicienne du
monde intellectuel romain aussitôt après la mort de Philon de

156 Cf. supra, p. 10, n. 5.


157 A. Momigliano, compte-rendu de B. Farrington, Science and politics in
the ancient world, dans JRS, 1941, p. 149-157; P. Boyancé, L'épicurisme dans la
société et la littérature romaines, dans BAGB, 1960, p. 499-516; P. Grimai, L'épi
curisme romain, dans Actes du VIIIe Congrès G. Budé (Paris), Paris, 1969, p. 139-
168.
96 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

Larissa doit sans doute être expliquée par les ambiguïtés de la pen
sée de celui-ci, par l'absence de maître capable de redonner tout
son lustre à la méthode de Camèade, et aussi par le fait qu'Anti-
ochus avait su habilement récupérer à son profit le prestige de
l'Académie. Mais peut-être y a-t-il des raisons plus profondes qui
nous permettent de mieux comprendre cette absence de la philoso
phie spécifiquement sceptique à une époque où le scepticisme,
comme état d'esprit, n'était nullement négligeable. Si ceux qui
n'adhéraient plus aux valeurs traditionnelles de la cité, ou qui ne
les acceptaient plus de la même manière que leurs ancêtres, ne
furent pas tentés par Γέποχή, n'était-ce pas parce que celle-ci leur
paraissait trop intellectuelle, trop abstraite et, partant, moins pro
pre à exprimer leur détachement de la chose publique que la «so
ciété d'amis» épicurienne? N'était-ce pas aussi parce que les rela
tions entre l'Académie et les optimates, anciennes et parfois pro
fondes, avaient fini par donner l'impression que cette école était
l'alliée de la nobilitas la plus conservatrice? N'était-ce pas, enfin,
parce qu'en dépit du souvenir quelque peu scandaleux de Camèad
e, la philosophie même de la Nouvelle Académie n'était pas sentie
comme pouvant mettre réellement en question les valeurs du mos
maiorum ?

Permanence et évolution d'un choix : Cicéron


et les deux académies

On connaît la forme de Quintilien : Tullius, qui ubique, etiam


in hoc opere Piatonis aemulus exstitit 158. Sur l'admiration de l'Arpi-
nate pour le fondateur de l'Académie - il n'est pas excessif de par
ler d'un véritable culte -, sur sa manière d'interpréter les dialogues
platoniciens et sur sa traduction de deux d'entre eux, nous dispo
sonsd'études remarquables et il nous semble d'autant moins néces
saire d'y revenir qu'à chaque moment de notre recherche nous
aurons à définir le platonisme cicéronien159. Il est, en revanche,
une question, capitale pour l'étude de la genèse des Académiques,
tout comme pour l'interprétation de ces dialogues, qui nous semble

158 Quintilien, Inst. or., X, 1, 123.


159 Sur les différentes interprétations du platonisme cicéronien, cf. supra,
p. 68-69. Sur Cicéron traducteur de la philosophie, cf. notamment les deux
ouvrages antagonistes de R. Poncelet, Cicéron traducteur de Platon. L'expression
de la pensée complexe en latin classique, Paris, 1957 et de N. Lambardi, II «Ti-
maeus» ciceroniano. Arte e tecnica del «vertere», Florence, 1982, le premier
concluant à l'échec de Cicéron, le second à son succès. Sur la traduction cicéro-
nienne du Protagoras, cf. infra, p. 142, n. 2; p. 183, n. 12.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 97

pouvoir être encore approfondie : Cicéron a-t-il toujours donné sa


préférence à l'interprétation néoacadémicienne de la pensée de
Platon, a-t-il constamment choisi Philon de Larissa contre Anti-
ochus d'Ascalon? Le fait même que l'on s'interroge sur ce point a
quelque chose de surprenant car, en principe, il ne devrait pas y
avoir de difficulté à différencier une pensée refusant toute adhé
sion définitive à quelque proposition que ce soit, d'une doctrine
peut-être éclectique, mais très dogmatiquement affirmée. Et pourt
ant, il existe sur ce problème deux thèses contradictoires, chacune
d'entre elles défendue par de grands spécialistes de la philosophie
antique :

- pour R. Hirzel ou M. Pohlenz, il y a eu dans l'itinéraire


spirituel de l'Arpinate deux grandes périodes : l'une (celle du De
oratore, du De republica et du De legibus) dominée par l'influence
d'Antiochus, la seconde, inaugurée précisément par les Académiq
ues, représentant un retour à la Nouvelle Académie quarante ans
après les cours de Philon de Larissa 160;
- pour d'autres, et ils semblent être les plus nombreux, Cicé
ron n'a jamais varié, il est resté toute sa vie fidèle à son premier
maître académicien. Cette opinion, qui était déjà celle de Plutar-
que 161, a été principalement exprimée par O. Gigon, très soucieux
de montrer qu'une telle permanence relevait au moins tout autant
de la fides romaine que de la philosophie, et par W. Burkert, et
P. L. Schmidt, qui ont souligné que la libertas disserendi enseignée
par Philon était essentiellement une méthode, et que Cicéron pouv
ait s'inspirer d'autres penseurs, parmi lesquels Antiochus, sans
pour cela changer d'orientation philosophique 162.

160 R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 488-489; M. Pohlenz, Die Stoa, t. 2, Göttingen,


19724, p. 269. Cette thèse est aussi, avec des nuances, celle de J. Glucker dans
une étude dont nous avons pris connaissance après la fin de ce travail, Cicero's
philosophical affiliations, dans The question of «eclecticism». Studies in later
Greek philosophy, Berkeley-Los Angeles-Londres, 1988, p. 70-101.
161 Plutarque, Cicéron, 4, 1, dit, en effet, que Cicéron, tout en étant séduit
par l'éloquence d'Antiochus, désapprouvait les innovations de celui-ci en matiè
re de doctrine. Il reste à déterminer l'origine de ce témoignage. Pour J. Glucker,
Antiochus . . ., p. 385, s'appuyant sur H. Peter, Die Quellen Plutarchs in den Bio
graphien der Römer, Halle, 1865, p. 108-109, la source principale de Plutarque
fut la biographie de l'Arpinate écrite en grec par Tiron. On peut cependant se
demander si cette affirmation de Plutarque concernant Antiochus et Cicéron
n'a pas pour origine le dialogue préliminaire du dernier livre du De finibus
(Fin., V, 3, 7), où Cicéron se présente comme étant resté fidèle à Philon de
Larissa à l'intérieur même de l'école d'Antiochus.
162 O. Gigon, Cicero . . ., p. 232; W. Burkert, op. cit., p. 181 ; P. L. Schmidt,
Die Abfassungszeit von Ciceros Schrift über die Gesetze, Rome, 1969, p. 175 sq. ;
cf. également A. Weische, op. cit., p. 9 et P. Boyancé, Le stoïcisme à Rome, Actes
98 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

D'un côté comme de l'autre les arguments ne manquent pas, si


bien que l'on serait tenté d'appliquer à un tel débat la pensée de
Pascal disant, à propos des philosophes, que leurs principes sont
vrais, mais leurs conclusions fausses, parce que les principes oppos
és sont vrais aussi. Pour tenter d'échapper à l'aporie sur laquelle
nous paraît déboucher la position traditionnelle du problème, et
dans la continuité de l'article très nuancé qu'A. Michel a consacré à
la philosophie de Cicéron avant 54 163, nous avons choisi d'étudier,
dans l'ordre où ils ont été écrits, les textes où nous trouvons la
mention de l'Académie ou la marque de son influence, en nous
attachant non pas à les analyser dans le détail, pour eux-mêmes,
mais à mettre en évidence ce qu'ils nous révèlent de la situation de
l'Arpinate par rapport aux deux courants platoniciens au moment
même où ils ont été écrits. Il semblera peut-être illogique que nous
ne fixions pas dès le départ les critères de différenciation, mais
nous tenons précisément à ne pas appliquer sur ces témoignages
un cadre construit a priori; ce que nous recherchons, en effet, c'est
moins les points communs ou les désaccords pour ainsi dire object
ifsentre ces deux pensées philosophiques, que la manière dont
Cicéron les a appréhendées l'une et l'autre.

Les préfaces du De inventione

«Le chef de l'Académie, Philon, ayant fui Athènes avec l'aristo


cratiede cette ville et étant venu à Rome, je me consacrai à lui tout
entier, poussé par une merveilleuse passion pour la philosophie».
C'est ainsi que Cicéron raconte dans le Brutus l'événement
majeur que représenta pour lui l'arrivée à Rome de Philon de
Larissa164. Ce «merveilleux enthousiasme» ne donna naissance sur
le moment à aucune œuvre philosophique, mais nul ne contesterait

du VIIe Congrès de l'Association G. Budé (Aix-en-Provence), Paris, 1964, (p. 218-


256), p. 238.
163 A. Michel, La philosophie de Cicéron avant 54, dans REA, 67, 1965,
p. 324-341, étude qui trouve son prolongement dans La digression philosophique
du «De oratore» (III, 54 s). Sources doxographiques, dans Acta XI conuentus «Ei-
rénè», Bratislava, Varsovie . . ., 1971, p. 181-188. On trouvera également des
réflexions très éclairantes sur la philosophie de Cicéron à cette période de sa vie
dans M. Plezia, De la philosophie dans le «De consulatu suo» de Cicéron, dans
Hommages à R. Schilling, H. Zehnacher et H. Hentz éds., Paris, 1983, p. 383-
392.
164 Cicéron, Brutus, 89, 306, cf. infra, p. 629. Auparavant, il avait été l'élève
de l'épicurien Phèdre, pour lequel il conserva toujours de l'amitié et de l'estime,
cf. Fam., XIII, 1, 2 : ... Phaedro, qui nobis, cum pueri essemus, antequam Philo-
nem cognouimus, ualde ut philosophus, postea tarnen ut uir bonus et suauis et
officiosus probabatur.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 99

aujourd'hui que le puer aut adulescentulus qui écrivit le De inuen-


tione était déjà pétri de philosophie. Cela veut-il dire pour autant
que ce premier traité est lié à l'enseignement rhétorique de Philon
de Larissa? L'hypothèse est aussi séduisante que difficilement veri
fiable en ce qui concerne les préceptes eux-mêmes 165. En revanche,
alors que pendant longtemps les savants ont traité avec beaucoup
de mépris les deux préfaces de cette œuvre, considérées par
F. Marx comme parfaitement étrangères au contenu de chacun des
livres166, la recherche récente a senti qu'il s'agit là au contraire de
textes d'un immense intérêt, parce que témoignant de ce qu'était la
pensée philosophique de Cicéron peu après l'enseignement de Phi
lon167.
Le premier prooemiwn ne contient aucune référence à un type
de pensée philosophique déterminé, et cela explique qu'il ait pu
être interprété par F. Solmsen comme le développement d'un topos
d'origine isocratique sur la supériorité du λόγος168. Pourtant, il suff
itde comparer les textes pour constater que ce n'est pas la parole
en elle-même, comme don naturel, qu'exalte Cicéron dans ce myt
he sur la naissance de la civilisation, mais l'excellence de l'él
oquence quand elle s'accompagne de la sagesse : celui qui rassemble
l'humanité dispersée dans les champs et dans les forêts, celui qui
lui apprend quelles sont les actions utiles et honnêtes, n'est pas
seulement un homme disert, mais un magnus uir et sapiens qui a
compris les virtualités présentes dans l'être humain du fait de son
aptitude au langage et qui symbolise donc le pouvoir et l'action
bienfaisante de la rhétorique quand elle est inspirée par la sapien-

165 Nous n'entrerons pas ici dans le détail des problèmes rhétoriques posés
par le De inuentione. Comme l'a souligné A. Michel dans sa thèse, p. 72 sq., cette
œuvre porte la marque d'influences diverses, celle de Philon bien sûr, mais auss
icelle d'Apollonius Molon, dont le nom «est placé comme une signature à la
fin du premier livre».
166 F. Marx, Prolegomena de l'éd. de la Rhét. ad Her., 1894, s'est fondé sur
AU., XVI, 6, 4, où Cicéron dit qu'il a un uolumen prooemiorum et raconte qu'il
s'est trompé en faisant précéder le De gloria du prooemium d'un des libri Acade-
mici, pour affirmer que l'Arpinate ne recherchait aucun lien véritable entre les
préfaces et le corps du texte. Cf. également le jugement sévère sur ces préfaces
de W. Kroll, dans l'article Tullius de la RE, p. 1091-1092.
167 A. Michel, op. cit., passim, et notamment p. 302 sq. ; P. Giuffrida, / due
proemi del «De inventione» (I, 1-4, 5; II, 1-3, 10), dans Lanx Satura. Nicolao Ter-
zaghi oblata, Gênes, 1963, p. 113-216.
168 F. Solmsen, Drei Rekonstruktionen zur Antiken Rhetorik und Poetik, dans
Hermes, 67, 1932, (p. 133-154), p. 153, où le texte cicéronien est comparé au
Nicoclès d'Isocrate, 5 sq. Cette thèse est aussi, avec quelques nuances, celle de
K. Barwick, Das rednerische Bildungsideal Ciceros, Berlin, 1963, p. 21-24, qui
croit que Cicéron a utilisé non Isocrate lui-même, mais un rhéteur grec à tra
vers une source latine intermédiaire.
100 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

tia169. Or, une telle conception du bien parler est platonicienne et


Philon pouvait plus que tout autre invoquer pour justifier cet
accord, matérialisé par le double aspect de son propre enseigne
ment, les pages célèbres du Phèdre dans lesquelles Platon définit
les conditions d'une rhétorique philosophique et présente Périclès,
qui fut l'élève d'Anaxagore, comme l'exemple de la plus haute per
fection oratoire170. De même, l'idée que la rhétorique constitue un
danger pour l'Etat lorsqu'elle se trouve utilisée par des audaces
homines171 est dans la continuité non seulement de Platon, mais
également de la polémique menée contre les rhéteurs par la Nouv
elle Académie, dont nous avons quelques échos par les propos
attribués à Charmadas dans le premier livre du De oratore172, et
aussi grâce au long passage que Sextus Empiricus consacre aux
arguments néoacadémiciens dans son Adversus rhetores 173. Ce der
nier texte nous semble tout particulièrement intéressant parce qu'il
révèle que Clitomaque et Charmadas avaient rassemblé un très
grand nombre d'anecdotes historiques prouvant selon eux que la
rhétorique commune était inutile et même néfaste aux cités 174. Ont-
il magnifié le rôle de la véritable éloquence jusqu'à faire de celle-ci
la créatrice de la civilisation? Nous pouvons, en tout cas, remar
querque dans le De natura deorum, le Stoïcien Balbus, lorsqu'il va
faire l'éloge de la parole, qu'il considère comme l'un des dons les
plus admirables dont l'homme ait été gratifié par la Providence,
s'adresse ainsi à son adversaire néoacadémicien :
«Mais celle que vous appelez la maîtresse du monde, la parole,
comme elle est admirable et divine!»175.
Or cette même expression, domina rerum, avait déjà été em
ployée par Cicéron dans le Pro Murena, quand il avait commenté
quelques vers d'Ennius, où la sapientia est symbolisée par le per-

169 Cicéron, /mm., I, 2, 2. On remarque dans ce passage, à propos des hom


mes antérieurs à la civilisation l'expression caeca ac temeraria dominatrix animi
cupiditas, qui fait penser à ce que dit Platon de la partie concupiscible de l'âme,
Rép., IV, 440 a-440 e.
170 Platon, Phèdre, 270 a.
171 Cicéron, /mm., I, 3, 4.
172 Cicéron, De or., I, 18, 84.
173 Sext. Emp., Adu. rhet., II, 20-25.
174 Partant du postulat que les cités ne chassent jamais ceux qui leur sont
utiles, Clitomaque et Charmadas interprétaient les mesures prises par les gou
vernants contre les rhéteurs comme la preuve irréfutable du caractère nuisible
de ceux-ci.
175 Cicéron, Nat. de., II, 59, 148 : Iam uero domina rerum, ut uos soletis dice-
re, eloquendi uis, quam est praeclara quamque diuina ! Trad. pers.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 101

sonnage du bonus orator176. Le rapprochement de ces textes, de


nature différente et écrits à des moments différents, contribue à
montrer à travers un détail précis combien Cicéron fut marqué par
cette idée de l'absolue primauté de la sagesse éloquente, apprise
selon toute vraisemblance de Philon et exposée dès le De inuentio-
ne 177
L'épisode de Zeuxis et des Crotoniates, qui est le sujet du
prooemium du second livre, connut une certaine notoriété dans
l'Antiquité, puisque nous en trouvons le récit chez différents au
teurs, avec des variantes qui laissent penser qu'il en existait plu
sieurs versions : par exemple, chez Pline l'Ancien le peintre travail
le pour les habitants d'Agrigente et non pour ceux de Crotone178.
Mais, ce qui frappe quand on compare le texte cicéronien aux
autres, c'est sa perfection formelle et sa copia. Chez lui, les Croto
niates ne présentent pas immédiatement à Zeuxis leurs plus belles
jeunes filles, ils le conduisent d'abord au gymnase et ils lui mont
rent leurs athlètes, afin qu'il puisse imaginer en les voyant la
beauté de leurs sœurs, comme s'ils voulaient ainsi le préparer à
percevoir le Beau par l'esprit autant que par les sens. Cette propé-
deutique est platonicienne dans son principe et P. Giuffrida a pu
affirmer que c'est à la lumière du Banquet et du Phédon qu'il faut
lire ce prooemium179. Encore faut-il noter, ce qui ne paraît pas
avoir été fait jusqu'à présent, la situation étrange, du point de vue
platonicien, dans laquelle se trouve le personnage de l'anecdote.
D'une part, il comprend que, comme dit Platon180, «la beauté qui
réside en tel ou tel corps est sœur de la beauté qui réside en un
autre»; mais, d'autre part, il se trouve qu'il est peintre, c'est-à-dire
artisan de l'imitation, qui est placée dans la République au plus bas
de la hiérarchie du savoir, et que, comme tel, il ne peut entrepren
dre cette ascension vers l'Idée qui, à partir d'un beau corps,

176 Cicéron, Mur., 14, 30, Le fragment du huitième livre des Annales d'En-
nius se trouve également dans Geli., Noci. Au., XX, 10, 1.
177 Contrairement à ce qui a été affirmé par M. Ruch, L'Hortensius de Cicé
ron, histoire et reconstitution, Paris, 1958, p. 33, le Cicéron de la guerre civile n'a
pas abandonné cet idéal, cf. Tusc, I, 4, 7: «inversement, j'entends ne point
sacrifier mon goût ancien pour l'éloquence tout en me consacrant à cet art plus
grand et plus fécond qu'est la philosophie : j'ai toujours estimé en effet que, en
philosophie, l'idéal serait de pouvoir traiter les hauts problèmes dans une for
me riche et brillante».
178 Pline, Hist, nat., XXXV, 64-66; Denys d'Haï., De imitatione, 6, 1 ; on trou
veune allusion à Val. Max., Ill, 3, 7, ext. 3; Plutarque, ap. Stobée, Ed., IV, 20,
34 = frg. 134 Sandbach.
179 P. Giuffrida, op. cit., p. 163.
180 Platon, Banquet, 210 a-b : το κάλλος το επί ότφοΰν σώματι τφ επί έτέρω
σώματι άδελφόν έστι.
102 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

conduit à l'essence même de la Beauté181. Parce que la voie royale


de la dialectique lui est par définition interdite, ce peintre singulier
substitue à la philosophie la recherche pour ainsi dire horizontale
du beau, il va tenter d'appréhender celui-ci à travers la multiplicité
de ses reflets, à travers cette parenté des beaux corps dont parle
Platon. Lorsque Cicéron compare donc la rhétorique telle qu'il la
conçoit à la peinture éclectique de Zeuxis, il construit une méta
phore qui est inacceptable au regard de la pensée platonicienne,
puisque pour Platon l'orateur, contrairement au peintre, peut et
doit être philosophe.
Il n'y a donc pas de platonisme «orthodoxe» dans cette préfac
e, mais une méthode probablement dérivée de Platon et visant
moins à définir rigoureusement le principe unificateur de la divers
itéqu'à en donner une approximation, par le choix des éléments
qui, dans la confusion du multiple, paraissent les plus proches de
la perfection. L'Arpinate ne prétend pas atteindre à l'éloquence
philosophique du Phèdre, il affirme être au confluent de la tradi
tiondes rhéteurs, illustrée par Isocrate, et de celle des philosophes
rhétoriciens, qu'il rattache à Aristote182. Sans se situer expressé
ment, comme le Stagirite, à l'aboutissement d'un procesus dont il
s'agirait d'analyser tous les éléments183, il professe un éclectisme
qui le conduit à rechercher chez les rhéteurs comme chez les phi
losophes les préceptes les meilleurs {excellentissima quaeque)ÏM. Si
l'on s'en tient à ces déclarations, on a beaucoup de mal à admettre
que Cicéron soit là l'interprète de Philon de Larissa, car quelle
qu'ait été la place accordée par celui-ci à la rhétorique dans son
enseignement, il paraît a priori inconcevable (et le prooemium de
Fin. II nous semble confirmer cette opinion185) que le successeur de

181 Platon, Rep., X, 597 d-e. Sur l'attitude de Platon à l'égard de la peinture,
cf. E. Keuls, Plato on painting, dans AJPh, 95, 1974, p. 100-127; Plato and Greek
painting, Leyde, 1978; D. Babut, Paradoxes et énigmes dans l'argumentation de
Platon au livre X de la République, dans Histoire et structure, à la mémoire de
V. Goldschmidt, Paris, 1985, (p. 122-145), p. 134 sq., qui bat en brèche l'interpré
tation traditionnelle.
182 Cicéron, Inu., II, 2, 6.
183 Cf. P. Aubenque, Le problème de l'être chez Aristote, Paris, 1962, p. 75 :
«pour Aristote, il n'y a pas de philosophes médiocres, mais des hommes qui ont
participé avec plus ou moins de succès, un succès dont eux-mêmes ne pouvaient
pas être juges, à une recherche commune ».
184 Cicéron, op. cit., 4.
185 Cicéron, Fin., II, 1 sq. Notre analyse de ce texte diffère de celle qu'en fait
A. Michel, Rhétorique et philosophie . . ., p. 94. Pour lui, en effet, il y a dans les
propos de l'Arpinate un rapprochement entre la méthode de Gorgias et celle
d'Arcésilas. Nous croyons, au contraire, que Cicéron oppose la manière de pro
céder de Gorgias - parler sur n'importe quel sujet - et la dialectique de Socrate
et d'Arcésilas, qui consiste à critiquer les propos de l'interlocuteur. Il est vrai
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 103

Platon ait pu se prétendre l'héritier, fût-ce partiel, des rhéteurs. En


revanche, il est certain que dans la justification philosophique que
l'Arpinate donne de cet éclectisme, nous trouvons les thèmes qui
seront ceux des préfaces de la dernière période, lorsqu'il s'agira
pour lui d'expliquer à ses compatriotes ce qui lui a fait choisir la
Nouvelle Académie de préférence à toute autre école186. C'est déjà,
avec des formules qui reviendront presque identiques plus de qua
rante ans après, le rejet de Yarrogantia et de la temeritas qui carac
térisent la conviction d'être le seul détenteur de la vérité et, à l'i
nverse, l'éloge de cette conscience lucide de la faillibilité humaine,
qui permet la libre recherche de la vérité.
Cette défense et illustration de la suspension de l'assentiment
a-t-elle été habilement ajoutée par Cicéron à une source qui serait
étrangère à la Nouvelle Académie ou le deuxième prooemium relè-
ve-t-il tout entier d'une seule et même inspiration? Nous avons dit
notre réticence à accepter l'idée que Philon de Larissa ait pu être si
bienveillant à l'égard des rhéteurs187, mais il nous faut également
reconnaître que le texte ne donne nullement une impression d'hété
rogénéité et que les considérations sur Γέποχή découlent logique
ment de la conception de la rhétorique qui a été exposée immédia
tementauparavant. En tout état de cause, l'hypothèse qui nous
paraît la plus probable est celle d'une synthèse propre à Cicéron,
dominée par l'esprit néoacadémicien, mais intégrant des éléments
pris à la tradition des rhéteurs, dont l'enseignement d'Apollonius
Molon avait certainement donné une éclatante illustration. On
pourra, bien sûr, se demander si Yadulescentulus était capable
d'une telle élaboration; ce qui nous frappe, au contraire, c'est l'e
xtraordinaire maturité de ce tout jeune homme qui, dès ce premier
ouvrage, s'engage solennellement à respecter pendant toute sa vie
le principe de la suspension de l'assentiment, en ajoutant il est vrai
quoad facultas feret, mais l'expression est elle-même platonicienne,
puisqu'elle traduit le κατά το δυνατόν par lequel Platon marque les

que Cicéron dit qu'il critiquerait plus sévèrement Gorgias, nisi hoc institutum
postea translation ad nostros philosophos. Quels sont les philosophes en ques
tion? Cicéron parle de l'Académie (quod quidetn iam fit etiam in Academia),
mais étant donné que le dialogue est censé avoir lieu en 50, il ne peut s'agir que
de l'Ancienne Académie. Cicéron, lui, prétend rester fidèle à la méthode socrati
que et établir un véritable dialogue avec Torquatus, ce qu'il fera jusqu'au § 17.
186 Cicéron, Inu., II, 3, 9-10, cf. infra, p. 119-121.
187 C'est H. von Arnim, Leben und Werke des Dio von Prusa, Berlin, 1898,
p. 112, qui a le premier accrédité l'idée d'un Philon rejoignant la tradition des
Sophistes.
104 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

limites de l'humain188. Cet engagement a-t-il été tenu? C'est ce qu'il


nous faut maintenant tenter d'établir.

La situation philosophique de Cicéron entre le De Inuentione et la


guerre civile : quelques points de repère.

Si l'influence de Philon de Larissa sur Cicéron fut certain


ement considérable, on ne saurait néanmoins oublier que le scholar-
que n'apparaît au début du De natura deorum que comme l'un des
quatre principes qui ont formé l'Arpinate et que son nom figure à
côté de ceux de Diodote, d'Antiochus et de Posidonius 189. Le fait
même que Philon ne soit pas distingué des autres nous invite à exa
miner si l'enseignement de ces derniers n'eut pas pour conséquenc
e d'atténuer l'enthousiasme juvénile de Cicéron à l'égard de la
Nouvelle Académie. Rappelons, en effet, qu'il hébergea chez lui
pendant de très longues années le Stoïcien Diodote qui l'entraîna à
la dialectique et dont P. Boyancé a eu raison de souligner le rôle
essentiel dans la continuité de sa formation philosophique; qu'il
rencontra à Rhodes en 77 Posidonius, pour lequel il professe res
pect et amitié et qu'il nous dit avoir lu plus que tout autre Stoïcien ;
et surtout, que lors de ce même voyage, il resta six mois à Athènes
comme disciple d'Antiochus, qualifié dans le Brutus de summus
auctor et doctor190. Celui-ci eut certainement à cœur de faire triom
pher son point de vue sur la véritable tradition de l'Académie
auprès de ce jeune Romain passionné de philosophie et dont la
fidélité à la mémoire de Philon devait lui apparaître comme un
véritable défi. Y réussit-il? Si l'on en croit le dialogue préliminaire
du De finibus V, Cicéron demeura, au contraire, fidèle à l'enseign
ement de Philon, malgré les instances de ses compagnons d'étu
des191. Nous ne sommes pas cependant convaincu que ce texte
constitue un témoignage décisif. Laissons de côté le fait qu'il a été

188 Cicéron, loc. cit. : uerum hoc quidem nos et in hoc tempore et in omni
uita studiose, quoad facultas feret, consequemur. La formule platonicienne κατά
το δυνατόν se trouve, par exemple, dans Crat., 422 d; Pol. 297 b.
189 Cicéron, Nat. de., I, 3, 6 : principes Uli, Diodotus, Philo, Antiochus, Posidon
ius,a quibus instituti sumus. On notera dans cette phrase l'absence de toute
allusion à l'Epicurien Phèdre, qui fut son premier professeur de philosophie et
pour lequel il conserva toujours beaucoup d'estime, cf. Fam., XIII, 1, 2.
190 Cicéron, Brutus, 91, 315. En ce qui concerne les maîtres stoïciens, Diodot
e est évoqué dans le Brutus, 89, 309; Luc., 36, 115; Tusc, V, 39, 113; Fam., IX,
4; XIII, 6, 4, cf. P. Boyancé, Le stoïcisme à Rome, p. 237; pour Posidonius, cf.
ibid., p. 230-236.
191 J. Glucker, Antiochus . . ., p. 106, insiste fortement sur la valeur histori
que de ce texte, preuve selon lui de la fidélité de l'Arpinate à la Nouvelle Acadé
mie.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 105

écrit bien après ce séjour athénien, à un moment où Cicéron défen


daitavec enthousiasme la Nouvelle Académie et avait intérêt à
montrer qu'il en avait toujours été ainsi, même à l'intérieur de
l'école d'Antiochus. Nous ne nous attarderons pas plus sur l'arg
ument facile qui consisterait à mettre en valeur le début des Acade-
mica posteriora, où Varron s'étonne que l'Arpinate ait abandonné
l'Ancienne Académie pour la Nouvelle. En réalité, et même si dans
les deux textes - tardifs - que nous venons de citer, l'Arpinate lui-
même paraît raisonner de cette manière, il nous semble que c'est
l'alternative même «Philon ou Antiochus» qui doit être remise en
question quand on évoque le Cicéron de la période comprise entre
77 et la guerre civile. En effet, même s'il est évident que la rencont
re avec Antiochus ne lui fit pas oublier Philon, la personnalité de
l'Ascalonite était assez séduisante et sa philosophie suffisamment
intéressante pour qu'elle ait profondément marqué Cicéron et que
se soit constitué en lui au moins un équilibre entre l'influence du
scholarque et celle, plus récente, du disciple dissident. Malheureus
ement, la correspondance ne nous est pas d'un grand secours
dans l'étude de cette question, puisque, si elle a été constamment
riche de réminiscences philosophiques, et tout particulièrement
platoniciennes, ce n'est que fort tard, au moment de la rédaction
des Académiques, que Cicéron se définira par rapport aux deux
courants de l'Académie, mais peut-être le fait qu'il n'ait pas éprou
vé le besoin de le faire avant est-il en lui-même significatif? Avant
cette époque, nous n'avons, en dehors des ouvrages de rhétorique
et de politique, sur lesquels nous reviendrons, que peu d'éléments
nous permettant de préciser son interprétation du platonisme et il
est donc nécessaire d'étudier ceux-ci avec quelque minutie.
Chacun connaît le passage du Pro Murena où l'orateur critique
avec une ironie mordante le rigorisme stoïcien, mais l'attention
portée à cette brillante critique a eu parfois pour conséquence un
moindre intérêt à l'égard de ce que Cicéron dit de ses propres opi
nions; or il s'agit de propos d'un grand intérêt192. Se référant aux
études qu'il a faites dans sa jeunesse, il évoque ses maîtres, qu'il
qualifie, sans les nommer, de moderati homines et temperati, et il

192 Cicéron, Mur., 29, 61-31, 66. Sur l'attitude de Cicéron à l'égard des para
doxes, cf. les études de K. Kumaniecki, Ciceros Paradoxa Stoicorum und die
Römische Wirlichkeit, dans Philologus, 101, 1957, p. 113-134 et d'A. Michel, dans
Cicéron et les paradoxes stoïciens, AAntHung, 16, 1968, p. 223-232. Nous revien
drons sur cette question, cf. infra, p. 434 sq. La critique cicéronienne du stoïci
sme de Caton a été étudiée par A. Michel dans sa thèse, p. 555-556, et il conclut à
l'influence d'Antiochus d'Ascalon.
106 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

les rattache à Platon et à Aristote193. A qui fait-il allusion exacte


ment? L'association du fondateur de l'Académie et du Stagirite,
l'éloge d'une morale fondée sur le juste milieu (la mediocritas uir-
tutum), le caractère profondément humain du modèle de sagesse
qui y est proposé, tout cela renvoie apparemment à la philosophie
d'Antiochus d'Ascalon194. Sommes-nous pourtant si loin de Philon
de Larissa? Cela n'est pas certain. En effet, Cicéron nous dit dans
ce même passage que le sage lui-même n'a souvent que des opi
nions sur ce qu'il ignore et nous savons que telle était la thèse
défendue par Philon contre l'orthodoxie carnéadienne représentée
par Clitomaque 19S. De même, lorsqu'il proclame que la sagesse
n'implique pas un assentiment inébranlable, car le sage peut à l'o
ccasion revenir sur ce qu'il a dit pour rectifier son avis, voire le
changer, nous avons déjà là une préfiguration de ce que sera dans
le Lucullus le portrait du sapiens de la Nouvelle Académie, toujours
disponible à la critique parce que gardant perpétuellement en lui le
sentiment de l'humaine faiblesse. L'Arpinate s'exprime donc de tel
le sorte qu'il ne choisit pas entre ses deux maîtres académiciens, il
se situe très précisément à l'intersection de leurs doctrines. Sa pens
ée, telle que nous la percevons dans ce texte, apparaît aussi élo
ignée de Γέποχή radicale que du dogmatisme, elle est marquée dans
le domaine de la connaissance comme dans celui de l'action par
une extrême prudence et par la rejet de la présomption. Ce mélan
ge de scepticisme modéré et d'humanisme nous révèle donc un
Cicéron qui a su dépasser le conflit de ses maîtres, leurs polémi
ques,pour se faire une philosophie toute à lui, construite précisé
ment sur ce qu'il estimait être le consensus profond de deux doctri
nes qu'on lui avait pourtant présentées comme contradictoires.
Ces propos du Pro Murena ne sont nullement une synthèse
hâtivement élaborée par Cicéron pour mettre en évidence ses ver
tus de modération et de tolérance et ridiculiser les outrances sto
ïciennes de Caton. Ils correspondent alors à des convictions bien
enracinées en lui, comme le confirme le fait que dans le poème De
consulatu aussi, il associe YAcademia umbrifera et le nitidum Ly
ceum, ces deux lieux auxquels, nous dit-il, la vie publique l'a arra-

193 Cicéron, ibid., 20, 63 : nostri, inquarti, Uli a Piatone et Aristotele, moderati
homines et temperati, aiunt apud sapientem ualere aliquando gratiam; uiri boni
esse misereri . . .
194 Ou plus exactement à la philosophie de l'Ancienne Académie que l'Asca-
lonite prétendait avoir ressuscitée et que Cicéron l'accusera d'avoir trahi. Il est
à cet égard intéressant de comparer le passage du Pro Murena avec Luc, 44,
135, où Cicéron dit que les philosophes de l'Ancienne Académie approuvaient le
juste milieu (mediocritates) et la métriopathie, la modération des passions.
195 Cf. infra, p. 275-276.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 107

che et dont il y a tout lieu de croire qu'ils symbolisent, dans la dens


ité de la forme poétique, tout ce qui est si nettement exposé dans
le Pro Murena196. Bien plus, le double patronage de Platon et du
Stagirite, Cicéron ne s'est pas contenté de le revendiquer dans des
textes, il l'a, en quelque sorte, inscrit dans la topographie de son
Tusculanum, en appelant «Lycée» le gymnase qui se trouvait dans
la partie supérieure de la propriété et «Académie» celui qui était en
contrebas197. Pourquoi, cependant, n'est-il question dans la corre
spondance que de Γ« Académie» si bien que sans le De diuinatione
nous ignorerions l'existence de l'autre gymnase? Lorsque Cicéron
presse Atticus de lui acheter un objet d'art, comme cette statue de
Minerve qu'il prise tant, c'est à son Académie qu'il le destine198.
Faut-il voir là une marque symbolique de sa préférence pour l'éco
le platonicienne? Doit-on plus prosaïquement en conclure que le
Lycée fut aménagé à une date bien ultérieure, peut-être après la
destruction du Tusculanum par Clodius199? Nous avouons notre
perplexité, en remarquant toutefois que, quelle que soit l'hypothèse
retenue, ce détail révèle à quel point dans l'esprit de Cicéron le
Lycée existe moins par lui-même que comme une sorte de corollai
re de l'Académie.
Nous n'oublierons pas dans cette tentative pour mieux définir
la manière dont Cicéron percevait lui-même à cette époque sa phi
losophie, un texte auquel R. Hirzel a accordé une grande importanc
e, parce qu'il y a vu la preuve que Cicéron s'était éloigné de la
Nouvelle Académie pour adhérer à la philosophie d'Antiochus200.
Dans cette lettre d'août 51, l'Arpinate fait d'abord un long récit de
ses exploits militaires en Cilicie, puis sollicite de Caton son appui
pour que lui soient décernées des actions de grâces exceptionnell
es, une supplicano, et il termine en évoquant leur passion commun
e pour la philosophie, cette «vraie et antique philosophie», qu'ils
ont été presque les seuls, dit-il, «à introduire au forum, dans la vie
politique et presque sur le champ de bataille». De telles affirma
tions semblent contredire l'ironie du Pro Murena à l'égard du stoï
cisme, et, en outre, comment comprendre cette expression de uera

196 Cicéron, De cons., dans Diu., I, 13, 21-22.


197 Sur les deux gymnases, on se reportera à l'article d'O. E. Schmidt, Cice-
ros Villen, Neue Jahrb. für das klass. Alt., 1898, chap. 3, «Das Tusculanum»,
p. 466-472, et à la thèse de P. Grimal, op. cit., p. 251. Le «Lycée» est mentionné
dans Dim., I, 5, 8; II, 3, 8; «l'Académie» dans Tusc, II, 3, 9; III, 3, 7; IV, 4, 7,
ainsi que dans diverses lettres.
198 Cicéron, Att., I, 4, 3; I, 9, 2; I, 11, 3.
199 Cette destruction eut lieu en 58, cf. Pro domo, 24, 62.
200 Cicéron, Farn., XV, 4, 16, commentée par R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 489.
108 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

et antiqua philosophia, qui permet à Cicéron d'en appeler à la soli


darité philosophique de Caton?
En ce qui concerne le premier point, il faut souligner que, s'il
y a contradiction entre cette lettre, où le philosophe Cicéron dit
appartenir au même courant de pensée que le philosophe Caton, et
le discours, où il s'était gaussé du dogmatisme du Stoïcien, celle-ci
tient avant tout à l'attitude de l'Académie dans son ensemble à
l'égard du stoïcisme, considéré à la fois comme une bouture du
platonisme et comme un travestissement de celui-ci201. L'accusat
ion de plagiat lancée dès le début contre Zenon impliquait néces
sairement une telle ambiguïté, si bien que lorsque Cicéron tantôt se
moque de Caton, tantôt se dit proche de lui, il ne fait qu'exprimer,
assurément non sans quelque opportunisme, les sentiments mêlés
des Platoniciens à l'égard du Portique.
Nous savons qu'Antiochus avait interprété la relation entre les
deux écoles de manière plus positive que ses devanciers, sans
renoncer pour autant à toute critique du stoïcisme, et il serait vain
de nier que la formule même utilisée par Cicéron pour définir
l'inspiration qui lui est commune avec Caton a une résonance
antiochienne202. Nous ne suivrons cependant pas Hirzel quand il en
déduit que l'Arpinate exprime ainsi son adhésion à la doctrine de
l'Ascalonite. Il faut, en effet, tenir compte d'abord du contexte :
Cicéron a besoin de se concilier l'appui du Stoïcien, il met en avant
le fait qu'ils appartiennent tous deux à la tradition platonicienne,
par opposition sans doute à ces nouveaux venus, étrangers à la
uera et antiqua philosophia, qu'étaient les Epicuriens. Mais surtout,
ce qu'il dit concerne la philosophie politique; or, même dans le De
finibus, c'est-à-dire dans un ouvrage où il se définit comme néoaca
démicien, il se déclare d'accord avec Antiochus sur l'excellence des
ouvrages de l'Ancienne Académie pour former «les orateurs, les
chefs de guerres, les gouvernants»203. On ne peut donc, selon nous,
interpréter de manière trop restrictive l'appel à la solidarité des
tenants de la «vraie et ancienne philosophie». Dans tout ce passag
e, Cicéron ne fait rien d'autre que défendre deux idées qui furent
des constantes de sa pensée philosophique, l'origine platonicienne
du stoïcisme et l'importance des successeurs immédiats de Platon

201 Cf. supra, p. 53, n. 194. Diogene Laërce, VII, 25, dit que Polémon avait
reproché à son disciple Zenon de lui avoir volé sa doctrine et de l'avoir travest
ie. Cette anecdote est très caractéristique de ce que fut constamment l'attitude
de l'Académie à l'égard du Portique.
202 II suffit pour s'en convaincre de comparer cette expression avec ce que
dit Varron, porte-parole d'Antiochus, à Cicéron, Ac. post., I, 12, 43 : ab antiquo
rum ratione desciscis et ea quae ab Arcesila nouata sunt probas.
203 Cicéron, Fin., V, 3, 8.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 109

pour tout ce qui concerne le science politique. Il y est certes très


proche d'Antiochus, mais cela tient à la nature même de la lettre et
à la référence à la philosophie politique, non à un quelconque
reniement de l'enseignement de Philon de Larissa.
Nous laisserons pour l'instant de côté les textes, comme la
fameuse lettre à Lentulus sur la palinodie ou le Pro Plancio, où
Cicéron explique les fondements théoriques de son action politique,
parce qu'ils nous apparaissent surtout comme l'illustration dans la
pratique de ce que nous avons vu affirmé dans le Pro Murena, et
parce que nous préférons les aborder quand nous aurons une
vision plus complète de ce que fut la philosophie cicéronienne204.
En revanche, nous pouvons espérer que les trois grandes œuvres
écrites après l'exil nous apporteront la confirmation des premières
conclusions que nous avons pu esquisser.

L'excursus du livre III du De oratore (III, 15, 54-24, 143)

La longue digression que Crassus, dans son discours du der


nier livre, consacre aux rapports de l'éloquence et de la philoso
phie, a fait l'objet de minutieuses recherches de sources dont l'ini
tiative revient à H. von Arnim, qui affirma que Cicéron se serait
inspiré de Philon, hypothèse qui fut contestée par W. Kroll, ar
guant que seul Antiochus pouvait être à l'origine d'un tel texte205.
Plus près de nous, K. Barwick, dans une très savante étude, a rejeté
la solution de la source unique et, appliquant une autre méthode
chère à la philologie allemande, a cru pouvoir montrer que X excur
sus est en réalité fait de la juxtaposition de morceaux ressortissant
à des inspirations très différentes puisque, dit-il judicieusement, on
voit mal comment un philosophe de l'Académie aurait pu blâmer
Socrate d'avoir été responsable d'une séparation «vraiment absurd
e, inutile et blâmable» entre la sagesse et l'éloquence206. Rappel
ons enfin qu'A. Michel, dans sa thèse comme dans l'article qu'il a
consacré à l'excursus, s'est attaché à montrer comment Cicéron
s'applique dans ce texte à concilier les enseignements de ses deux
maîtres académiciens207.
S'il nous fallait nous-même raisonner en termes de Quellen-

2<" Cf. infra, p. 632-633.


205 H. von Arnim, op. cit., p. 106 sq.; W. Kroll, Studien über Ciceros Schrift
De oratore, dans RhM, 58, 1903, p. 552-597. Kroll nuance cependant sa position
à la fin de son article et admet qu'Antiochus ait pu lui-même s'inspirer de Phi
lon de Larissa.
206 K. Barwick, op. cit., p. 35 sq.
207 A. Michel, Rhétorique et philosophie . . ., p. 83 et La digression philosophi
que . . . op. cit.
110 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

forschung et formuler une conjecture sur la source de la digres


sion,nous avancerions un seul nom, celui de Métrodore de Scepsis,
le rhetor ex Academia qu'Antoine et Crassus avaient rencontré et
qui est mentionné au §75208. Lui seul pouvait être suffisamment
imprégné de la culture de l'Académie pour présenter l'histoire de
la philosophie comme celle d'un ensemble de sectes se rattachant
toutes (même les Pyrrhoniens!) plus ou moins à Socrate209, et en
même temps assez détaché de celle-ci pour reprocher, en sa qualité
de rhéteur, à l'Athénien d'avoir artificiellement séparé l'étude et
l'action. Que trouvons-nous, en effet, dans cette partie du discours
de Crassus? D'une part, l'idée que la philosophie est nécessaire à
qui veut sortir de la masse des orateurs ordinaires et aspire à se
rapprocher le plus possible de l'éloquence idéale (illam praeclaram
et eximiam speciem oratoris perfecti)210. Cela, ni Charmadas ni Phi-
Ion ne l'auraient évidemment désavoué. En revanche, ils auraient
rejeté avec indignation le deuxième aspect du discours, c'est-à-dire
la condamnation très sévère de la prétention des philosophes à
s'approprier l'art de bien parler: «ils donnent sur l'art oratoire
quelques préceptes en de rares traités qu'ils intitulent traités de
rhétorique, comme si l'enseignement des rhéteurs ne comprenait
pas en propre tout ce que ces mêmes philosophes disent de la justi
ce,du devoir, de la constitution et du gouvernement des Etats, de
la morale dans son ensemble et, enfin, de la physique»211. Cette
revendication des droits de la rhétorique, cette invitation qui est
faite à l'orateur pour qu'il récupère ce qui lui appartient et dont il
a été dépossédé par les philosophes, vont très loin puisqu'elles
aboutissent à un éloge fervent de la sophistique, de ces ueteres doc-
tores auctoresque dicendi qui étaient capables de bien parler sur
n'importe quel sujet212.
Si l'on s'en tient donc à la construction de l'excursus, on cons
tatequ'elle reflète deux influences inconciliables, et l'on peut alors
recourir pour expliquer cette contradiction aux hypothèses de
sources que nous avons exposées. Mais nous ne dissimulerons pas

208 Sur Métrodore de Scepsis, cf. supra, n. 118, et J. Glucker, p. 114.


209 Cicéron, De or., III, 17, 62-63.
210 Ibid., 19, 71. Cicéron s'exprimera en des termes très proches lorsqu'il se
référera explicitement à l'idéalisme platonicien pour exprimer sa conception de
l'orateur parfait, cf. Or., 3, 10.
211 Ibid., 31, 122 : ... aliquid de oratoris arte paucis praecipiunt libellis eos-
que rhetoricos inscribunt, quasi non illa sint propria rhetorum, quae ab eisdem de
iustitia, de officio, de ciuitatibus instituendis et regendis, de omni uiuendi, deni-
que etiam de naturae rottone dicuntur. Trad. Courbaud-Bornecque légèrement
modifiée. Nous ne voyons aucune raison de supprimer, comme l'ont fait ces
éditeurs, le denique etiam de naturae donné par les manuscrits.
212 Ibid., 32, 126 sq.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 111

qu'une telle démarche est sur le fond assez peu satisfaisante, car il
importe beaucoup moins de relever l'hétérogénéité des matériaux
que de comprendre comment le mouvement de la pensée de Cicé-
ron dépasse ces oppositions. Or, il nous apparaît que ce qui domine
dans X excursus, comme cela était déjà le cas dans la première pré
face du De inuentione, c'est la nostalgie d'un temps, plus ou moins
mythifié (celui de Lycurgue ou de Solon en Grèce, de Fabricius ou
de Caton à Rome) où les hommes, ne séparant pas la théorie de la
pratique, avaient l'ambition d'embrasser tout le savoir de leur épo
que et en même temps d'être à la tête de leur cité. Cicéron ne se
résigne pas au morcellement que l'histoire, la tentation de l'isol
ement et la diversification de la culture font subir au génie humain,
il lui importe avant tout d'abolir ces cloisonnements qui ont pour
conséquence que le philosophe se refuse à être pleinement orateur,
que le rhéteur se cantonne dans un fatras de petits préceptes et
que l'un comme l'autre considèrent qu'il ne leur appartient pas de
jouer eux-mêmes un rôle actif dans la vie de la cité. Si l'on accepte
cette idée que l'essentiel dans l'excursus est cette aspiration à
l'homme total, à l'épanouissement simultané de toutes les richesses
que recèle la nature humaine, alors le conflit entre philosophie et
sophistique disparaît, ou en tout cas s'atténue fortement. En effet,
pour Crassus, dont il est évident qu'il reflète au moins partiell
ement les idées de Cicéron, ce combat est secondaire et ce qui compt
e vraiment, c'est de ruiner les frontières artificiellement établies
entre le penser, le dire et l'agir, que ce soit en donnant à l'orateur
la formation philosophique la plus vaste possible, ou en le réinté
grant dans la tradition des plus grands Sophistes, tels Hippias, Pro
tagoras et même ce Thrasymaque de Chalcédoine qui s'oppose si
violemment à Socrate dans la République213. Mais le sens d'une tel
le exigence n'apparaît que très confusément si l'on s'en tient aux
cadres de la pensée grecque, trop profondément marquée par la
lutte de Platon contre la sophistique, et cela explique les incertitu
des, le malaise de la Quellenforschung sur cette question. En réali
té,on ne peut comprendre le raisonnement de Crassus que si l'on
donne toute son importance au passage dans lequel il évoque ces
hauts personnages de Rome qui, dans les générations précédant la
sienne, détenaient à la fois le pouvoir et le savoir, «qu'on allait
trouver pour les consulter non seulement sur le droit, mais sur une
fille à établir, une terre à acheter, un champ à cultiver, bref sur

213 Ibid. Thrasymaque est comparé par Platon, Rép., I, 336 b, à une bête
féroce qui s'élance sur Socrate et ses interlocuteurs «comme pour (les) déchi
rer».
112 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

toute sorte de devoirs ou d'affaires»214. De tels hommes étaient de


véritables sages, capables de donner leur avis de omnibus diuinis
atque humants rebus, et à de si admirables modèles l'orateur oppos
e le fractionnement des connaissances et des fonctions qui lui
paraît être la marque distinctive de son époque. Le problème qui se
trouve donc au centre de l'excursus, et par rapport auquel s'organi
sent toutes les autres questions est donc, comme dans le De repu-
blica, celui de la dégénérescence du mos maiorum. Cependant, pas
plus que les interlocuteurs de ce dialogue, Crassus ne cède à la ten
tation du passéisme, il ne prétend pas revenir à un état de choses
qu'il sait définitivement révolu, mais faire revivre l'esprit qui ani
mait ces prudentissimi homines, en tenant compte des circonstan
ces nouvelles, et notamment de la présence de l'hellénisme, perçu,
au demeurant, moins comme un élément totalement étranger que
comme une sorte de double, lui-même soumis à un processus iden
tique de désintégration.
Parce que la préoccupation essentielle de Crassus-Cicéron est
la renaissance, à travers la tradition nationale dans ce qu'elle a de
meilleur, de cette exigence d'universalité dont Térence avant lui
avait fait le trait distinctif de l'homme215, il n'accorde qu'une atten
tion très relative aux conflits de philosophes et fait preuve à
l'égard des Epicuriens eux-mêmes d'une ironie sans agressivité, qui
contraste avec ce que nous trouvons généralement à propos du Jar
din dans les œuvres philosophiques de la dernière période. Quant
aux Académiciens, bien qu'il affirme avec beaucoup de netteté
qu'ils «forment deux groupes sous un même nom»216 et bien qu'il
prenne soin de distinguer le contra omne propositum dicere d'Arcé-
silas et de Camèade de la disputatio in utramque partent aristotéli
cienne217, distinction capitale sur laquelle nous reviendrons quand
nous parlerons de la dialectique218, il n'estime pas pour autant que
cette dualité constitue pour lui une alternative et il considère, au
contraire, que les deux méthodes sont également utiles pour aider
l'orateur à s'élever au-dessus du lot des médiocres. Il incite par
conséquent tous ceux qui veulent imiter Démosthène ou Périclés,

214 Ibid., 33, 133 : ad quos . . . adibatur, non solum ut de iure ciuili ad eos,
uerum etiam de filia collocanda, de fundo emendo, de agro colendo, de omni
denique aut officio out negotio referretur.
215 Sur la continuité entre Térence et Cicéron sur ce point on se référera
notamment à l'article de D. Gagliardi, // concetto di humanitas da Terenzio a
Cicerone. Appunti per una storia del umanesimo romano, dans P§I, 7, 1965,
p. 187-198.
216 Cicéron, op. cit., 18, 67.
217 Ibid., 21, 80.
218 Cf. infra, p. 319-324.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 113

ceux qui aspirent à l'idéal, à s'inspirer de la méthode de Camèade


ou de celle d'Aristote219.
S'il est donc vrai que les propos de Crassus sont censés susci
terchez Cotta la vocation néoacadémicienne qui fera de lui le
défenseur de Camèade dans le dernier livre du De natura deo-
rum 22°, on ne doit pas pour autant considérer l'excursus comme un
plaidoyer en faveur de la seule Nouvelle Académie. Cicéron ne
conteste pas la scission de l'école platonicienne, mais il semble
considérer qu'elle n'a pas grand sens quand on se place du point
de vue de l'éloquence, parce que les deux courants du platonisme
ont eu le même souci de la beauté du langage et que l'orateur dont
il se préoccupe, loin d'être une entité intemporelle, doit être défini
comme l'adaptation aux conditions culturelles nouvelles de l'ant
iqueperfection romaine.

Le De republica et le De legibus

Parce que la référence à Platon était trop forte, trop directe


dans ces dialogues pour que leur auteur y pût faire état des avatars
du platonisme, parce que de surcroît l'essentiel sur cette question
avait déjà été dit dans le De oratore, le lecteur qui cherche com
ment Cicéron se situe dans ces textes par rapport à l'Ancienne et à
la Nouvelle Académie doit s'avouer à la fois intrigué et déçu.
Entrer ici dans le problème de sources, à peu près inextricable
pour le premier dialogue, plus simple pour le second, ne servirait à
rien, dans la mesure où l'utilisation d'un auteur n'a jamais impli
quéune adhésion sans réserve à l'ensemble de sa philosophie221.
Nous avons donc préféré renoncer à une démarche globale et nous
en tenir à l'analyse d'un certain nombre de passages qui nous ont
paru particulièrement importants pour l'étude du problème dont
nous traitons.
Le premier de ceux-ci est, au début du De republica, le dialo
gueentre Scipion et Tubéron à propos de la parhélie. Scipion, que
son interlocuteur avait invité à rechercher l'explication de ce phé
nomène, regrette très courtoisement l'absence de Panétius, pas-

219 Ibid., 19, 71 : aut uobis haec Carneadia aut Ma Aristotelia uis compren
dendo est.
220 Cotta s'écrie, en effet, au § 145 : me quidem in Academiam totum compuli
sti.
221 On trouvera une discussion du problème des sources du De re publica
dans l'introduction d'E. Bréguet à son édition du dialogue, Paris, « Les Belles
Lettres», 1980, p. 115-125; pour le De legibus, on se reportera à l'ouvrage déjà
cité de P. L. Schmidt, où est confirmée l'hypothèse généralement acceptée de
l'influence antiochienne du premier livre, cf. infra, p. 509.
114 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

sionné par ces problèmes de physique, et n'en exprime pas moins


une divergence de fond avec le Stoïcien, auquel il reproche un dog
matisme excessif sur les questions concernant la nature : « il est si
affirmatif», dit-il, «qu'on croirait qu'il les voit de ses yeux ou les
touche directement de ses mains»222. Lui-même se réclame d'une
autre tradition, celle de Socrate, qui avait renoncé à ce genre de
recherches parce qu'il pensait qu'elles dépassaient l'entendement
ou qu'elles ne concernaient l'homme en rien. Mais Tubéron fait
alors remarquer que dans certains dialogues Socrate s'exprime en
pythagoricien, s'intéressant aux problèmes de nombre et d'harmon
ie, et cette objection amène Scipion à compléter son explication
en évoquant les voyages de Platon, et notamment son séjour en
Sicile, où il fréquenta les Pythagoriciens et se consacra à leurs étu
des223. L'œuvre platonicienne apparaît ainsi résulter de la subtile
combinaison de l'esprit socratique de de l'ésotérisme pythagoric
ien. Quelle est l'origine d'une telle théorie?
La tonalité des premières phrases de Scipion sur l'inanité des
recherches sur la nature, ou au moins sur la nécessité de se garder
de tout dogmatisme dans ce domaine, fait penser à ce que Cicéron
lui-même dira plus tard dans le Lucullus («tout cela, Lucullus, est
caché et environné d'épaisses ténèbres»224) et cela a pu induire tel
savant à voir dans ce texte l'influence de la Nouvelle Académie,
conclusion qui nous semble quelque peu hâtive225. En effet, la com
paraison avec la deuxième version des Académiques montre très
clairement que cette manière d'opposer un Socrate sinon scepti
que,du moins indifférent à tout ce qui ne concernait pas l'éthique,
et un Platon féru de pythagorisme, n'était pas le fait de la Nouvelle
Académie, mais d'Antiochus d'Ascalon226, car les Néoacadémiciens,
eux, proclamaient que le fondateur de l'Académie avait été aussi
peu dogmatique que son maître227. Le fait que Scipion invoque
Socrate pour récuser les certitudes excessives de Panétius n'impli
que donc pas que Cicéron ait fait de lui, même le temps de quel
ques répliques, le défenseur d'Arcésilas et de Camèade. Il paraît
plus exact de dire que le princeps ciuitatis est ici le modèle même
de cette modestie intellectuelle, de cette prudence dans le jugement

222 Cicéron, Rep., I, 10, 15: sic adfirmat ut oculis ea cernere uideatur aut
tractare plane manu.
223 Ibid., 16 sq.
224 Cicéron, Luc, 39, 122 : Latent ista omnia, Luculle, crassis occultata et cir-
cumfusa tenebris.
225 H. Goergemanns, Die Bedeutung der Traumeinkleidung im Somnium Sci-
pionis, dans WS, N.F. 2, 1968, (p. 46-69), p. 65.
226 Cicéron, Fin., V, 29, 87. Sur ce point, cf. W. Burkert, op. cit., p. 195.
227 Cf. Cicéron, Ac. post., I, 12, 46.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 115

que Cicéron considère comme des traits communs à l'Ancienne et à


la Nouvelle Académie, en dépit de leurs évidentes divergences.
Malgré les apparences, nous ne croyons pas que cette interpré
tation soit démentie par l'image que donne de Camèade le De repub
lica. Certes celui-ci est blâmé parce qu'il «tourne souvent en ridi
cule les meilleures causes en recourant à d'ingénieuses arguties»228,
mais il se trouve au moins partiellement absous de ce grief puisque
Lactance, qui cite ou paraphase très certainement Cicéron, dit que
la disputano de 155, loin de témoigner d'une aversion réelle pour la
justice, était inspirée par le souci de montrer la fragilité des argu
ments avancés par les défenseurs de celle-ci229. Implicitement donc,
le scholarque était crédité du projet d'établir cette valeur sur des
fondements plus solides et il apparaissait non comme un Sophiste,
mais comme le continuateur sous une forme excessive, provocante,
et à ce titre seulement reprehensible, de la tradition socratique. Si
dans le De oratore Cicéron avait affirmé l'équivalence, du point de
vue de la forme, de la dialectique carnéadienne et de celle d'Aristo-
te, dans le De republica il suggérait que sur le fond aussi, c'est-à-
dire sur la réalité des valeurs, il y avait une communauté d'inspira
tion entre le Stagirite et le Néoacadémicien, la véritable différence
étant que le premier avait cru pouvoir clore sa recherche, alors
que le second s'était refusé à fixer un terme à la sienne.
Ce même problème de la relation entre l'idéal et la réalité
vécue est au centre du songe de Scipion. Sur ce texte tout, ou pres
que, a été dit et c'est moins la transcendance en elle-même (l'appar
eil pythagoricien) qui nous intéresse ici que l'intensité de la
croyance de Cicéron en celle-ci230. Macrobe avait déjà noté que l'Ar-
pinate, par souci selon lui d'éviter les railleries que le mythe d'Er
avait values à Platon, s'était gardé d'évoquer une résurrection et
avait substitué à celle-ci le songe, infiniment plus vraisemblable231.
Or récemment, dans un article auquel nous avons déjà fait allu
sion, H. Goergemanns a donné une interprétation rationaliste, voire

228 Cicéron, Rep., III, 5,9: ut Cameadi respondeatis qui saepe optimas causas
ingeni calumnia ludificari solet.
229 Ibid., 7, 10 = Lact., epit. 50 (55): non quia uituperandam esse iustitiam
sentiebat, sed ut illos defensores eius ostenderet nihil certi, nihil firmi de iustitia
disputare.
230 Citons notamment, dans une bibliographie considérable : R. Harder,
Über Ciceros Somniurn Scipionis, Halle, 1929, dans Kleine Schriften, Munich,
1960, p. 354-395; P. Boyancé, Etudes sur le songe de Scipion, Paris, 1936; A. Mi
chel, A propos de l'art du dialogue dans le «De republica»: l'idéal et la réalité
chez Cicéron, dans REL, 43, 1965, p. 237-261 ; K. Büchner, Somnium Scipionis,
Quellen, Gestalt, Sinn, Wiesbaden, 1976; J.Fontaine, Le Songe de Scipion, pre
mier Anti-Lucrèce, dans Mélanges Piganiol, t. 3, Paris, 1966, p. 1711-1729.
231 Macrobe, In somn. Scip., I, 2, 1-4 = Rep., V, frg. 3 Bréguet.
116 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

sceptique du texte cicéronien, notant en particulier que l'appari


tion elle-même est expliquée par le fait que Scipion s'était longue
mententretenu avec Massinissa du premier Africain232. Mais une
telle argumentation, si elle a le mérite de montrer à quel point
Cicéron s'est préoccupé de la vraisemblance, ne suffit pas à prou
verqu'il rejette la croyance en la survie de l'âme233. Favonius Eulo-
gius affirme que ce texte a été composé rationabili quaderni imagi-
natione, autrement dit conformément à cet εύλογον, à cette ratio
nalité rigoureuse, et pourtant imparfaite, dont Arcésilas avait fait
la limite ultime des possibilités humaines234.
Dans le De republica donc, comme dans le De oratore, nous
avons trouvé une position nuancée, la présence des éléments antio-
chiens n'entraînant pas une dépréciation de l'apport néoacadémic
ien. Il faut cependant reconnaître que c'est surtout un passage du
De legibus qui a attiré l'attention des défenseurs de la thèse de la
permanence dans la Nouvelle Académie comme celle de ses advers
aires. Il s'agit des quelques lignes dont nous proposons la traduc
tion suivante :
«Quant à l'Académie qui jette le trouble dans toutes ces ques
tions dont nous traitons, cette Académie nouvelle d'Arcésilas et de
Camèade, supplions-la de rester silencieuse. En effet, si elle fait
irruption dans ce que nous avons établi et assemblé, assez habil
ementnous semble-t-il, elle provoquera de grands désastres»235.
Plus que le problème de fond - le fondement de la loi - c'est le
ton même de ces phrase qu'il nous importe d'analyser ici. De cette
Nouvelle Académie, Cicéron parle comme d'un adolescent trop tur
bulent que l'on préfère préventivement écarter d'objets précieux,
sans qu'une telle précaution diminue nécessairement l'affection
qu'on lui porte236. Des savants comme W. Burkert ou K. L. Schmidt
ont donc eu raison de contester qu'il y ait là l'expression d'un véri
table éloignement de l'Arpinate par rapport à la philosophie car-
néadienne237. Mais doit-on, à l'inverse, voir dans ce texte l'exception
qui confirme la règle et l'interpréter paradoxalement comme une

232 H. Goergemans, op. cit., p. 55 sq.


233 Cf. sur ce point F. Guillaumont, op. cit., p. 128-133.
234 Fav. Eul., p. 1, 5 Holder = Rep., V, frg. 2 Bréguet.
235 Cicéron, Leg., 13, 39: Perturbatricem autem harum omnium rerum Aca-
demtam, harte ab Arcesila et Cameade recentem, exoremus ut sileat.
236 Cette métaphore de la jeunesse irrespectueuse appliquée à la Nouvelle
Académie est utilisée par Cicéron lui-même dans sa lettre de dédicace des Aca
démiques à Varron, Fam., IX, 8, 1 : Misi autem ad te quattuor admonitores non
nimis uerecundos : nosti enim profecto os illius adulescentioris Academiae.
237 W. Burkert, op. cit., p. 181 et 197 n. 63; P. L. Schmidt, op. cit., p. 174-
179.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 117

preuve de l'adhésion exclusive de Cicéron à la Nouvelle Académie?


Nous ne le pensons pas. L'Arpinate se trouve en quelque sorte
contraint de constater que, cette fois-ci, il lui est difficile de concil
ierla tradition platonicienne dogmatique et celle de la Nouvelle
Académie, et son embarras est sans doute d'autant plus grand qu'il
sait que cette difficulté tient moins aux doctrines elles-mêmes qu'à
la nature de son projet à lui. C'est parce qu'il veut donner un fon
dement dogmatique à la loi -. et cette urgence est beaucoup plus
d'ordre politique que philosophique - qu'à la différence de ce qu'il
avait fait dans le De republica, il ne laisse plus aucune place à la
critique.
Le Cicéron de la première période philosophique nous semble
donc d'une manière générale avoir cherché à se maintenir dans un
entre-deux qui lui permettait de penser que la coupure de l'Acadé
mie était plus apparente que réelle. Cette attitude s'explique selon
nous par plusieurs raisons, dont la première est le tempérament
même de l'Arpinate, porté en philosophie comme en politique à la
recherche du consensus, chaque fois qu'il estimait qu'il y avait une
chance, même minime, de réaliser celui-ci. A cela il faut ajouter le
fait que, traitant de sujets de caractère politique, au sens large, il
n'avait pas à approfondir des divergences qui portaient surtout sur
le problème de la connaissance. Enfin, il admirait certainement
trop Socrate et Platon pour que les querelles des héritiers lui fis
sent oublier la splendeur de l'héritage. Mais l'interprétation que
nous proposons se heurte à une difficulté assez considérable : ce
doute modéré, cette obstination à affirmer l'unité de l'Académie,
ne constituaient-ils pas précisément les traits dominants de la phi
losophie de Philon de Larissa et n'avons-nous pas, en fait, renforcé
la thèse d'un Cicéron à tout jamais marqué par l'influence du scho-
larque? Ne pas choisir, n'était-ce pas, en définitive comme l'a dit
A. Michel à propos de la digression du De oratore III, choisir Phi
lon238?
Il est certain que ce dernier, au moins en partie parce qu'Antio-
chus se réclamait de l'Ancienne Académie et du Lycée, avait
reformulé la dialectique néoacadémicienne de manière à démont
rer, plus facilement que ne l'avaient fait ses prédécesseurs, qu'il
n'y avait jamais eu de rupture dans l'école platonicienne et que sa
pensée n'était pas nécessairement en contradiction avec celle
d'Aristote 239. Peut-on cependant s'en tenir aux doctrines elles-mê
mes et faire abstraction du comportement de ceux qui les défen
dent? Nous le savons par les Académiques, Philon et l'Ascalonite

238 A. Michel, La digression . . ., p. 186.


239 Cf. notre article Cicéron et la Quatrième Académie, p. 38.
118 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

s'étaient affrontés avec une violence extrême, le maître accusant


son ancien disciple d'être passé au stoïcisme sous prétexte de
retrouver une authenticité perdue et celui-ci répliquant que le
scholarque était un affabulateur qui travestissait l'histoire de l'éco
le platonicienne240. Or, pendant près d'un demi-siècle Cicéron n'a
rien dit de ce conflit et, quand bien même donc on refuserait toute
originalité doctrinale à sa position, il faudrait lui reconnaître le
mérite d'avoir su faire abstraction de tout le contexte polémique
dans lequel lui avait été dispensé l'enseignement de Philon comme
celui d'Antiochus. Nous croyons, quant à nous, qu'il a écouté ces
deux maîtres, l'un avec ferveur, l'autre avec une attention n'ex
cluant pas l'esprit critique, qu'il a perçu ce qu'il y avait de com
mun entre eux malgré leurs invectives réciproques et que, par pie-
tas à leur égard tout autant que par conviction philosophique, il a
très longtemps mis en valeur ce qui les unissait beaucoup plus que
ce qui les séparait. Mais cette constatation entraîne inévitablement
une question : pourquoi après avoir pendant tant de décennies fait
abstraction du conflit entre les deux Académiciens, a-t-il éprouvé le
besoin de l'évoquer et de l'analyser? Pourquoi s'est-il engagé si net
tement du côté de la Nouvelle Académie, alors que jusque-là il avait
maintenu une certaine ambiguïté? Assurément il y a eu changem
ent241, et avant de proposer une interprétation de celui-ci, il
convient de recenser les arguments par lesquels Cicéron lui-même
a justifié dans cette partie de son œuvre son enthousiasme pour la
tradition d'Arcésilas, de Camèade et de Philon de Larissa.

240 Cicéron, Luc, 4, 12; 6, 18; 22, 69-71.


241 Cf. Cicéron, Ac. post., I, 4, 14. Il s'agit là d'un passage d'une extrême
importance que, depuis Reid, éd. Academica, p. 15, on a tendance à minimiser
quand on veut souligner la fidélité de Cicéron à la Nouvelle Académie, cf. par
exemple, O. Gigon, Cicero ..., ρ. 232. Il est certain que la phrase de Varron :
Relictam a te ueterem illam . . . tractari autem nouam se réfère au fait que Cicé
ron, après avoir écrit des œuvres politiques inspirées de l'Ancienne Académie,
va exposer dans les Académiques la philosophie de la Nouvelle. J. S. Reid, loc.
cit., a justement remarqué que l'emploi du verbe tractari, suggérant une œuvre
écrite, rompt quelque peu la fiction du dialogue. Cependant, il a négligé la
phrase suivante où Cicéron compare, sur le mode ironique il est vrai, son chan
gement de référence philosophique au passage d'Antiochus de la Nouvelle à
l'Ancienne Académie : «Quid ergo?», inquam. «Antiocho id magis licuerit, nostro
familiari, remigrare in domum ueterem e noua quant nobis in nouam e uetere?».
Ce ton plaisant, que l'on retrouve dans l'explication proposée («les choses les
plus récentes sont les plus exemptes de défauts et les plus parfaites»), nous
apparaît comme une manière habile d'éluder un problème dont la réalité n'est
pas niée.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 119

Les arguments de Cicéron

Dans cet ensemble, une place importante est accordée à la


relation (au début du De fato nous trouvons même le terme de
societas) qu'entretiennent la philosophie néocadémicienne et l'él
oquence : « celle-ci emprunte sa finesse à l'Académie et lui rend en
retour l'abondance du discours et les ornements de la parole»242.
Cette complémentarité est illustrée dans le De natura deorum par
Cotta à qui Velleius dit : «je n'aurais pas redouté un Académicien
dépourvu de talent oratoire, ni sans cette philosophie un rhéteur
même éloquent, mais toi, Cotta, tu as été bon dans l'un et l'autre
domaine»243. Elle ne résulte évidemment pas du hasard, mais du
fait que l'Académicien, comme l'orateur, ne cherche pas à s'enfe
rmer dans l'ésotérisme et exprime, au contraire, «des idées qui ne
diffèrent pas beaucoup de l'opinion commune»244. Toutefois, quelle
que soit l'importance que Cicéron, orateur formé ex Academiae
spatiis245, accorde à cette harmonie de la parole et de la recherche
philosophique, celle-ci ne suffit pas à elle seule à expliquer sa pré
férence pour la Nouvelle Académie, puisque nous avons vu que
dans le De oratore il était conseillé à celui qui voudrait dépasser
l'éloquence des rhéteurs de s'adresser indifféremment aux disci
ples de Camèade ou à ceux d'Aristote. A côté de cet argument, pro
pre à justifier l'adhésion à la tradition de l'Académie, plutôt qu'à la
seule Nouvelle Académie, l'Arpinate avance donc des raisons qui
sont plus spécifiquement philosophiques.
Défendre la tradition d'Arcésilas et de Camèade, c'est pour lui
non pas se cantonner dans l'affirmation stérile de l'incapacité de
l'homme d'acquérir une connaissance certaine, mais faire preuve
d'une exigence supérieure dans la recherche de la vérité, l'existen
ce de celle-ci étant affirmée sans ambiguïté246. Cette cupiditas ueri
uidendi247 , qui est plus grande, plus pure chez le Néoacadémicien

242 Cicéron, Fat., 2, 3 : subtilitatem enim ab Academia mutuatur et ei uicissim


reddit ubertatem orationis et ornamenta dicendi.
243 Cicéron, Nat. de., II, 1 : Nam neque indisertum Academicum pertimuis-
sem nec sine ista philosophia rhetorem quamuis eloquentem.
244 Cicéron, Par., pro. 2 : nos ea philosophia plus utimur quae peperit dicendi
copiant et in qua dicuntur ea quae non multum discrepent ab opinione populari.
245 Cicéron, Or., 3, 12. Cf. Part, or., 40, 139 : expositae tibi orationis partitio-
nes, quae quidem e media ilia nostra Academia effloruerunt ; Fin., IV, 3, 5, où est
fait l'éloge des préceptes rhétoriques de l'Ancienne Académie.
246 Cicéron, Nat. de., I, 5, 12 : Non enim sumus ii quibus nihil uerum esse
uideatur. Ce n'est pas l'existence de la vérité qui est contestée, mais la possibilité
de percevoir celle-ci sans erreur.
247 Cette expression se trouve dans Fin., II, 14, 46. Elle a plusieurs équival
ents,cf. en particulier Luc, 20, 65; Nat. de., I, 5, 11; Tusc, 19, 46.
120 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

que chez tout autre philosophe, peut-elle avoir concrètement un


terme? Précisément parce qu'il pratique la suspension de l'assent
iment, Cicéron ne se prononce pas sur ce point248, et cependant il
donne un critère de la vérité dont on peut dire qu'il est à la fois
empirique et idéal.
Parce que la vérité est une, tout désaccord, tout dissentiment,
indique qu'elle n'a pas été trouvée et, a contrario, le consensus des
philosophes est l'horizon de la recherche philosophique249. Les
dogmatiques affirment chacun leur vérité, indifférents à la contra
diction, à la cacophonie des opinions divergentes, tandis que celui
qui a pris comme modèles Socrate, Platon et Camèade continue
inlassablement à chercher, ut ueritas in omni quaestione explice-
tur250. W. Burkert a très justement noté que cette exhortation à
refuser la defatigatio et son corollaire, l'illusion d'avoir abouti, est
platonicienne, qu'elle a son origine dans la formule ού χρή άποκάμ-
νειν, par laquelle Socrate invite ses interlocuteurs à continuer leur
effort251, et Cicéron reprend pleinement à son compte cette exigenc
e. Rien n'est plus «honteux», plus «indigne de la sagesse» à ses
yeux que la temeritas, cette outrecuidante précipitation qui fait que
l'on soutient fermement des propositions dont on n'a pas suffisam
ment établi la vérité252. Parce qu'il est Romain et qu'il s'adresse à
des Romains, c'est à la conscience morale du philosophe qu'il
s'adresse en premier lieu, lorsqu'il demande à celui-ci d'éviter la
présomption d'affirmer, et c'est pour fuir la temeritas que lui-
même s'en tient au probable, au vraisemblable. Ces concepts sont
évidemment d'une importance capitale et nous aurons à les approf
ondir, mais il nous faut souligner dès maintenant que ce probabi-
lisme n'implique pour Cicéron nulle facilité, bien au contraire. La
philosophie de la Nouvelle Académie, dit-il dans la préface du De

248 Cicéron, Fin., I, 1, 3 : nee modus est ullus inuestigandi ueri, nisi inuene-
ris, et quaerendi defetigatio turpis est.
249 C'est dans le Lucullus, 112 sq., que se trouve l'évocation la plus frappant
e du désaccord des philosophes, cf. également Nat. de., I, 6, 13, où Cicéron
invite l'Académie à arbitrer le différend sur la nature des dieux. Le consensus
des philosophes, qui marquerait la fin de la recherche, est pour Cicéron le seul
valable et il a reproché aux Stoïciens d'avoir invoqué le consensus populaire, cf.
Nat. de., III, 4, 11 : Placet igitur tantas res opinione stultorum iudicari?
250 Fin., loc. cit.
251 W. Burkert, op. cit., p. 187, qui cite Prot., 333b; Rép., 445b; Leg., 639a.
252 Cf., par exemple, Dim., I, 4, 7 : cum omnibus in rebus temeritas in adsen-
tiendo errorque turpis est . . .; Nat. de., I, 1 : quid tarn indignum sapientis grauita-
te et constantia quam aut fabum sentire aut quod non satis explorate perceptum
sit et cognitum sine ulla dubitatione defendere? Sur ce concept de temeritas, l'un
des points de jonction entre la pratique politique de Cicéron et sa philosophie,
cf. infra, p. 633.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 121

natura deorum253, est incompatible avec la lenteur d'esprit, elle exi


ge de connaître tous les systèmes afin de pouvoir soumettre cha
cun d'entre eux à la disputano in utramque partent, et de faire pro
gresser la connaissance de la vérité. L'Académicien se considère
comme un juge254, il se donne pour fin d'apprécier la valeur de cha
que argument et cela exige de lui une totale liberté d'esprit; à l'op
posé des Pythagoriciens et de leur dévotion pour leur maître (sym
bolisée par la formule αυτός εφα)255, il préfère la ratio à Yauctoritas,
ce qui lui permet d'affirmer: «nous sommes les seuls à être
libres»256. On pourrait trouver qu'il y a là une marque de cette
arrogance vigoureusement reprochée aux dogmatiques, si ailleurs
Cicéron ne montrait que la tradition socratique telle qu'il l'entend
implique le respect de l'auditeur auquel il ne faut rien imposer et
dont le jugement doit être laissé integrum ac liberum257.

L'explication existentielle

Nous nous sommes contenté de résumer là ce que l'Arpinate


dit au début de ses traités philosophiques, dans des textes dont l'e
xtraordinaire limpidité n'exclut pas une difficulté d'autant plus
grande qu'elle provient d'un très subtil amalgame de notions grec
ques et latines, philosophiques et politiques. Cet homme qui
condamne avec force la temeritas et lui oppose la libertas, qui cher
che à déceler le probable à travers des discours contradictoires,
c'est le Cicéron de la Nouvelle Académie, mais c'était déjà celui du
forum. La continuité entre l'homme public et le philosophe est
incontestable258 et cependant la permanence des concepts ne doit
pas faire sous-estimer l'évolution, la maturation provoquées par de
terribles épreuves. Quand il conçoit son projet de corpus philoso
phique, Cicéron vient de vivre une guerre civile et de perdre sa fil-

253 Cicéron, Nat. de., I, 5, 11.


254 Cicéron dit, ibid., 10, que ce qu'il importe d'apprécier, c'est le poids des
arguments (rationis momenta), non l'autorité de ceux qui parlent.
255 Ibid. Sur la formule pythagoricienne, on trouvera un exposé complet des
témoignages dans l'excellente note d'A. S. Pease ad loc. Pease remarque très jus
tement que Cicéron a dû être informé de cette tradition pythagoricienne par
son ami P. Nigidius Figulus, dont il est question au début de la traduction du
Timée.
256 Cicéron, Tusc, V, 29, 83 : Utamur igitur liberiate qua nobis solis in philo-
sophia licet uti; Luc, 3, 8 : Hoc autem liberiores et solutiores sumus, quod integra
nobis est iudicandi potestas.
257 Cette expression se trouve dans Diu., II, 72, 150.
258 A. Michel, op. cit., passim. Sur cette question, on se reportera également
au précieux ouvrage de H. Ranft, Quaestiones philosophicae ad orationes Cicero-
nis pertinentes, Leipzig, 1912.
122 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

le. Comment apprécier le poids de ces drames terribles dans sa


décision d'aller aussi loin que possible dans l'étude de tous les pro
blèmes philosophiques et dans sa volonté de ressusciter la méthod
e, la dialectique de la Nouvelle Académie259?
Lorsqu'il parle lui-même de la guerre civile dans les prooemia,
c'est surtout pour montrer qu'en le réduisant à un otiwn peu glo
rieux, elle l'a conduit à pratiquer la philosophie bien plus intensé
ment qu'auparavant, pour se rendre utile à ses concitoyens, et tout
particulièrement à la jeunesse260. En des termes simples et émouv
ants, il dit son désir de travailler encore rei publicae causa, au
moment où la concentration des pouvoirs entre les mains d'un seul
homme le tient à l'écart du gouvernement de la cité. Cet aspect des
choses n'est assurément pas négligeable, ne serait-ce que parce que
la vocation pédagogique ainsi affirmée est en parfaite harmonie
avec la culture universelle qu'exige aux yeux de Cicéron la philoso
phie de la Nouvelle Académie. Mais il suffit de lire la correspon
dance pour se convaincre que la relation entre la guerre et la déci
sion de mettre en œuvre le corpus philosophique fut plus profonde
et plus complexe que l'Arpinate, par pudeur, ne l'affirme.
Pour lui, comme pour tous les Romains épris de philosophie,
le conflit qui déchira la cité fut le moment où des questions philo
sophiques qui pouvaient paraître abstraites ou livresques se révélè
rent d'une quotidienne et dramatique actualité. Ainsi, le problème
de Γέποχή, de la suspension du jugement et du choix de la plus
probable des solutions, Cicéron le vécut concrètement, confronté à
l'alternative de suivre Pompée ou de rester en Italie, avant de le
théoriser dans les Académiques261 . De même, la reflexion sur le sou
verain bien, sur l'autarcie du bonheur du sage, n'avait plus rien de
scolastique lorsque l'exemple de Caton venait montrer que l'éth
iquestoïcienne n'était pas nécessairement une utopie et que la vertu

259 II ne s'agit pas évidemment d'établir de manière simpliste une causalité


automatique entre la vie et l'œuvre, mais d'analyser ce qui dans la situation
politique et personnelle de l'Arpinate permet de mieux comprendre le corpus
philosophique cicéronien.
260 Ce thème est fréquent dans les prooemia, cf. Luc, 2, 6; Ac. post., I, 3, 1 1 ;
Tusc, I, 1 et II, 1 ; Nat. de., I, 4, 7; Dim., I, 6, 11 ; Off., Π, 1, 4.
261 Parmi les très nombreuses lettres dans lesquelles Cicéron s'interroge sur
la conduite à tenir à ce moment, nous citerons tout particulièrement Au., VIII,
3, du 18 février 49, qui est construite comme une disputatio in utramque part
ent, avec une articulation très nette au § 3 : in hac parte haec sunt; uide nunc
quae sint in altera. Malgré son désarroi, l'Arpinate reste suffisamment lucide
pour écrire au sujet de Pompée et de César, dans Att., VIII, 11, 2 : Sec? neutri
σκοπός est Me ut nos beati simus; uterque regnare uult. Le choix qui s'impose à
lui-même concerne donc non la fin morale, le τέλος, mais le καθήκον, i'offi-
cium.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 123

pouvait être vécue hic et nunc, sans les atermoiements et les


approximations d'une démarche académicienne262. La dictature de
César, enfin, redonnait un contenu concret au thème platonicien
du tyran, devenu depuis longtemps un lieu commun des écoles rhé
toriques et philosophiques, et posait dans le flux même de l'Histoi
re le problème du dogmatisme, de la prétention d'un individu à
imposer sa vérité, à établir comme règle cet ipse dixit, tout aussi
blâmable pour l'Arpinate en politique qu'en philosophie263.
Si, comme l'affirme quelque part Epictète, la philosophie naît
de la conscience qu'ont les hommes du conflit qui les oppose et de
la volonté d'expliquer celui-ci, on peut donc dire que l'Histoire fut
à l'égard de Cicéron un pédagogue sans complaisance264. Pour cet
homme qui répugnait profondément à la violence et qui aspirait au
consensus, la guerre civile fut non seulement la forme paroxysti
que de cette division de la cité que Lélius déplorait déjà dans le De
republica265, quand il reprochait à ses amis de s'intéresser à la par-
hélie au lieu de s'interroger sur la scission politique consécutive au
tribunat de Tibérius Gracchus, mais aussi la terrible expérience de
l'échec de la raison devant la force du dissensus266. Sans doute ne
se faisait-il plus depuis longtemps d'illusion sur la situation de la
République et pourtant il gardait en lui, le Pro Sestio le montre
avec éclat267, l'espoir qu'il y avait encore dans la cité suffisamment
de forces saines pour conjurer cette dégénérescence. Jusqu'au
bout, il tenta de réconcilier les adversaires, multipliant les lettres à
César et les démarches à Pompée qu'il nous dit lui-même avoir

262 Cicéron n'exclut pas de se comporter comme Caton, mais il semble


considérer que le héros stoïcien se résigna à une nécessité que lui, pour sa part,
tient à prévenir, cf. la fameuse lettre à Papirius Pétus, Fam., IX, 18, 2 : -At Caio
praeclare (periit). - lam istuc quidem, cum uolemus, licebit; demus modo opérant
ne tant necesse nobis sit quant illi fuit, id quod agimus. Cicéron, qui affirmera
dans le De fato le pouvoir de la volonté humaine, n'est pas disposé à se laisser
prendre dans la trame du Destin.
263 Ce n'est sans doute pas par hasard si nous trouvons associées en Nat.
de., I, 4, 7, une allusion à la dictature de César et la condamnation du dogmatis
me philosophique. Il est vrai que dans ce texte Cicéron se montre assez compré-
hensif à l'égard du nouveau régime, mais il suffit de lire Diu., II, 2, 7, écrit
après la mort du dictateur, pour comprendre que dans le passage du Nat. de.
que nous venons de citer, Cicéron s'était censuré lui-même.
264 Epictète, Entretiens, II, 11, 13.
265 Cicéron, Rep., I, 19, 31.
266 Cicéron n'hésite pas à dire (cf. Fam., XVI, 12, 2 du 27 janvier 49) que la
folie s'est emparée de la cité : «une étrange fureur avait saisi non seulement les
mauvais citoyens, mais ceux qui passent pour bons : ils brûlaient d'en venir aux
mains, et moi je criais que la guerre civile est le pire des fléaux ».
267 Nous pensons évidemment au célèbre passage sur les optumates, Pro
Sestio, 45, 96 sq.
124 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

voulu exhorter à la concordici268. Son échec personnel, celui de la


République, il pouvait le méditer en termes historiques, et la cor
respondance révèle à quel point cette réflexion fut éprouvante,
douloureuse269, mais un homme formé à la discipline à la fois rhé
torique et philosophique de la θέσις se devait d'aller plus loin et de
s'interroger sur l'origine et le sens du dissensus210. Est-ce donc un
hasard si, après avoir vécu le déchirement de sa patrie, il décide de
se consacrer à étudier les divisions de la cité des philosophes?
Auparavant il ne s'était guère attardé sur les divergences entre les
différentes écoles, préférant s'en tenir à cette idée qu'il existait
entre les meilleures d'entre elles un accord profond et que donc il
ne convenait guère de s'attarder à des querelles verbales271. Les
Académiques, au contraire, marquent l'apparition dans son œuvre,
nous semble-t-il, d'une attention, d'une sensibilité nouvelles au
conflit des opinions, ce qui ne signifie nullement qu'ait été annihilé
en lui cet optimisme impénitent qui continue à lui faire croire au
dépassement des conflits. L'expérience de la guerre n'a pas fait de
lui un Gorgias ou un Calliclès, elle lui a montré jusqu'où peut aller
la violence dans le monde de la δόξα, elle a suscité en lui le besoin
de comprendre et le désir d'espérer272. Or, la philosophie de la
Nouvelle Académie, telle que nous la trouverons dans les œuvres
de cette période, sera tout entière dans cette idée que les dissent
imentsdoivent être examinés avec soin, c'est-à-dire sans minimiser
en rien leur virulence, et en même temps considérés comme le
point de départ nécessaire pour la recherche de cette vérité dont
les différentes thèses en présence sont les idoles, proches ou loin
taines.
Ce n'est pas immédiatement qu'a été conçu le projet d'utiliser

268 Plutarque, Cicéron, 37, 1 : «II multipliait les conseils à titre personnel
par ses lettres à César et, d'autre part, par ses démarches auprès de Pompée,
tâchait de les adoucir et de les calmer l'un et l'autre ». Lui-même fait état de ces
démarches dans la correspondance, cf. Au., VII, 3, 5 et surtout Fam., XVI, 12,
2 : «pour moi, dès que je fus arrivé à Rome, je n'ai cessé de parler et d'agir en
vue de la concorde». Le Césarien Balbus n'hésita pas à utiliser ce thème de la
concorde pour essayer d'amadouer Cicéron, comme le montre la lettre qu'il lui
envoya au tout début du mois de mars 49 ÇAtt., VIII, 15 A).
269 On peut le constater en lisant notamment les lettres Fam., VII, 3 (à
Marius); Fam., IX, 2, 5, 6, 7 (à Varron); Fam., IX, 16 (à Papirius Pétus).
270 Le fait qu'au milieu même du conflit il pensa la situation en termes de
«thèse» est prouvé par la lettre Ait., IX, 4, du 10 ou 11 mars 49, écrite en grec et
qui est une longue méditation sur la conduite à tenir lorsque la patrie est tom
bée sous la domination d'un tyran.
271 Cf. Leg., I, 20, 53-21, 56.
272 Très significative à cet égard est l'exhortation à Brutus {Brutus, 97, 331),
qui montre que l'Arpinate, au moment même où sa situation est la plus critique,
croit encore à l'avenir de la République.
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE 125

la philosophie pour comprendre et exprimer au moins une partie


de l'expérience de la guerre. Entre le retour en Italie et ÏHortensius
il y a eu ce qu'on pourrait appeler un temps de latence pendant
lequel Cicéron, comme s'il était porté par l'élan qui lui avait fait
écrire le De oratore, a voulu parfaire sa réflexion sur la rhétorique.
Et pourtant les œuvres de l'année 46 ont déjà leur spécificité, elles
témoignent des événements récents et préparent la vaste product
ion philosophique. Dans YOrator, l'idéalisme qui sous-tendait déjà
le De oratore se trouve affirmé et assumé avec une netteté et une
rigueur telles qu'il donne à l'œuvre sa structure et fait que celle-ci
n'est pas différente dans son principe des Tusculanes, où l'interro
gationportera sur la perfection non plus de l'orateur, mais du
sage273. Le Brutus dit non seulement l'histoire de l'éloquence romain
e, mais aussi, à travers ces pôles du livre que sont l'adieu à Hor-
tensius et l'exhortation à Brutus, la nostalgie du passé, la tristesse
du présent, et l'espérance, malgré tout, de temps meilleurs274. Et
surtout, cette même année a été celle de la rédaction des Para
doxes, que Cicéron a présentés comme des exercices d'école et dont
la recherche récente a montré qu'ils étaient en fait une méditation
profonde sur les bouleversements de la réalité romaine et la pre
mière tentative de l'Arpinate pour transmuer son désarroi devant
ceux-ci en œuvre philosophique275.
Le projet qui s'esquissait ne se serait peut-être pas concrétisé si
à l'accablement de l'homme public n'était venue s'ajouter la dou
leur du père. Personne n'a songé à nier la sincérité de celle-ci, mais
en revanche on a mal compris, voire raillé, sa volonté de diviniser
Tullia, de lui construire un fanum, on y a vu une preuve supplé
mentaire de sa vanité ou, plus sereinement, «un acte de foi sans
illusion»276. Pourtant, n'y-a-t-il pas dans cette expérience simulta
née de la souffrance la plus humaine et du désir d'identification à
la divinité (Γόμοίωσις θεφ277 des Platoniciens), dans cette tension
entre la volonté de croire et un esprit critique toujours présent, la

273 Cf. infra, p. 490-492.


274 Brutus, loc. cit.
275 Cf. supra, p. 105, n. 192.
276 J. M. André, La philosophie religieuse de Cicéron. Dualisme académique
et tripartition varronienne, dans Ciceroniana, Hommages à K. Kumaniecki, Ley-
de, 1975, (p. 11-21), p. 11. Sur cette question, cf. P. Boyancé, L'apothéose de Tull
ia, dans REA, 46, 1949, p. 179-184 et P. Grimai, Les jardins . . ., p. 364.
277 Sur ce concept, cf. infra, p. 341, n. 17 et l'article de C. Moreschini, Die
Stellung des Apuleius und des Gaios Schule innerhalb des Mittelplatonismus,
dans Der Mittelplatonismus, C. Zintzen éd., Damstadt, 1981, p. 219-274, qui mont
rela place considérable de cette όμοίωσις dans la pensée des deux philosophes
cités ; on se référera également à l'ouvrage classique de J. Dillon, The middle
Platonists, Londres, 1972, p. 43-45.
126 LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

double polarité de la faiblesse humaine et de l'idéal, en fonction de


laquelle s'organiseront tous ses textes philosophiques? Sans doute
celle-ci était-elle déjà présente dans le De republica ou le De legibus
tout comme dans le De oratore, mais à travers la médiation du poli
tique. La guerre civile, la mort de Tullia, auront donc conduit Cicé
ron à inverser en quelque sorte sa démarche, à raisonner non plus
à partir de la cité, mais de questions philosophiques générales, qui
tout en le passionnant par elles-mêmes, étaient aussi pour lui une
autre manière, plus épurée, plus secrète, de continuer à s'interro
ger sur le destin de Rome et sur le sens de sa propre vie.
Au terme de cette étude, nous croyons pouvoir affirmer que le
problème de l'évolution philosophique de Cicéron ne saurait être
envisagé du seul point de vue de sa fidélité à la Nouvelle Académie.
Raisonner ainsi, dans l'abstrait, c'est précisément commettre la
faute contre laquelle Cicéron lui-même nous met en garde quand il
déplore dans le De oratore que l'on ait dissocié la philosophie de
l'être humain dans sa totalité.
Nous avons tenté, sans prétendre nullement être exhaustif, une
approche plus complète, tenant compte non seulement des textes
philosophiques eux-mêmes, mais aussi de la tradition dans laquelle
s'est enraciné le choix cicéronien et de l'influence que les événe
ments ont pu avoir sur la façon dont il a vécu et exprimé son att
achement à l'Académie. Cela nous suggère un rapprochement qui
surprendra peut-être. Nous avons remarqué au début de ce chapit
re que Montaigne, qui éprouvait une forte antipathie pour l'Arpi-
nate, réaction sans doute contre le cicéronianisme de ses maîtres
au collège de Guyenne, se mit fort tard, après 1588, à ajouter aux
premières éditions des Essais de très nombreuses citations cicéro-
niennes, empruntées surtout aux Académiques et aux Tusculanes,
comme si, après coup et en quelque sorte à contre-cœur, il s'aper
cevait que cette pensée qui lui avait d'abord paru étrangère était
par bien des aspects proche de la sienne. Or, l'œuvre de Montaigne
et cette partie de celle de Cicéron ont l'une et l'autre pour arrière-
plan, si ce n'est pour origine, la guerre civile et la mort d'un être
cher.
DEUXIÈME PARTIE

L'ŒUVRE. LES SOURCES


CHAPITRE I

L'ÉLABORATION DES ACADÉMIQUES

Les péripéties

A quel moment Cicéron a-t-il commencé à rédiger les Académi


ques? Bien que la correspondance ne nous donne aucune informat
ion précise à ce sujet, il est possible de parvenir à une date
approximative en interprétant un certain nombre d'allusions. C'est
ainsi que dans sa lettre du 7 mars 45, envoyée d'Astura, il écrit à
Atticus : « La solitude, dans ces lieux, me tourmente moins que l'af-
fluence dans les tiens. Toi seul me manques; mais je me livre à mes
travaux littéraires aussi facilement que si j'étais dans ma maison de
Rome» 1. Quels pouvaient être les «travaux» en question? La
Consolation étant terminée, il s'agissait sans doute de l'Hortensius
et peut-être aussi déjà de la préparation des Académiques 2. La
recherche de documentation pour cette œuvre semble, en effet,
attestée de manière plus précise dans une lettre du 19 mars, où
Cicéron s'informe à propos de l'ambassade de Camèade à Rome,
demandant quel fut l'objet du litige, qui dirigeait alors le Jardin à
Athènes et quels étaient les hommes politiques en vue 3. Or cet épi
sode est évoqué dans le Lucullus, à propos de la méprise du prê
teur A. Albinus qui s'adressa à Camèade en croyant que celui-ci
était le scholarque du Portique 4.

1 Cicéron, Att., XIII, 13, 1 : Me haec solitudo minus stimulât quam ista cele-
britas. Te unum desidero; sed litteris non difficilius utor quam si domi essem.
2 Sur le problème général de la chronologie des Académiques, cf. M. Ruch,
λ propos de la chronologie et de la genèse des «Académiques» et du «De finibus»,
dans AC, 19, 1950, p. 13-26, ainsi que les remarques très judicieuses de J. Beau-
jeu, dans son édition de la correspondance, t. VIII, appendice II, p. 302-321.
3 Cicéron, Att., XII, 23, 2 : Quibus consulibus Carneades et ea legatio
Romam uenerit scriptum est in tuo Annali; haec nunc quaero, quae causa fuerit :
de Oropo, opinor, sed certum nescio; et, si ita est, quae controuersiae. Praeterea,
qui eo temporenobilis Epicureus fuerit Athenisque praefuerit hortis, qui etiam
Athenis πολιτικοί fuerint illustres. Quae te etiam ex Apollodori puto posse inueni-
re.
4 Luc, 45, 137. J. Glucker, Antiochus, p. 40, a considéré que cette demande
de renseignements concernait non pas le Lucullus, mais Fin., II, 8, 59. Cepend
ant,s'il est exact que dans ce passage Cicéron cite une pensée de Camèade, il
130 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

La rédaction de l'œuvre ne dura, en tout cas, pas plus de deux


mois, ce qui paraît assurément très court, étant donné le caractère
ardu de ces dialogues, mais cette rapidité s'explique fort bien si
l'on tient compte de la prodigieuse capacité de travail dont faisait
preuve alors Cicéron5. Le 13 mai, donc, il annonce à son ami qu'il
vient de terminer duo magna συντάγματα et, bien que le sens précis
du terme grec soit controversé, il est hors de doute que la première
version des Académiques était alors prête pour l'édition6. De fait,
Atticus recevra peu de temps après le Catulus et le Lucullus agré
mentés de nova prohoemia dans lesquels était fait l'éloge des deux
principaux personnages7.
L'histoire de l'élaboration des Académiques aurait pu s'arrêter
là, si Cicéron n'avait eu très vite conscience du caractère invra
isemblable d'un dialogue dans lequel Catulus et Lucullus discu
taient de questions philosophiques exigeant des connaissances très
précises qu'ils n'avaient jamais eues. Il décida donc de leur substi
tuerBrutus et Caton, authentiques philosophes, rompus à ce genre
de problèmes, se promettant de «dédommager» ailleurs les optima-
tess. C'est alors qu'il reçut le 23 juin une lettre d'Atticus lui suggé-

le fait sans se référer expressément à l'ambassade. Ni le Lucullus ni Fin., II, ne


contiennent exactement les informations demandées, mais il nous semble que le
premier correspond quand même mieux au contenu de la lettre. Sur la chronol
ogiecomparée des Academica et du De Finibus, cf. M. Ruch, Le prooemium
philosophique chez Cicéron, Strasbourg, 1958, p. 152-168.
5 Cf. Fam., 9, 26, 4 : cotidie aliquid legitur aut scribitur et Att., XII, 38, 1 : ai
ego hic scribendo dies totos nihil equidem leuor, sed tarnen aberro.
6 Cicéron, Ait., XII, 44, 4 = 45, 1 : ego hic duo magna συντάγματα absolut.
Que désigne le terme grec? J. S. Reid, éd. Academica, p. 31, n. 1, affirme que,
contrairement à ούνταξις, qui désigne toujours chez Cicéron une œuvre complèt
e, σύνταγμα et σύγγραμμα sont employés à propos des différents livres ou part
ies d'une même œuvre. Pour lui, les deux συντάγματα sont donc selon toute
vraisemblance le Catulus et le Lucullus. La démonstration de Reid a été contes
tée par T. J. Hunt, The textual tradition of Cicero's Academicus primus, Diss.
Exeter, 1967 (cité par J. Glucker, p. 407), pour qui le terme σύνταγμα pourrait
tout aussi bien désigner une œuvre composée. Cependant, Glucker semble mal
gré tout se ranger à l'opinion générale qui est que les συντάγματα désignent les
deux dialogues de la première version des Académiques.
7 Dans la lettre à Atticus du 29 mai {Att. XIII, 32, 3) Cicéron écrit : Torqua-
tus Romae est; misi ut tibi daretur. Catulum et Lucullum, ut opinor, antea; his
libris noua prohoemia sunt addita, quibus eorum uterque laudatur.
8 Cicéron, Att., XIII, 16, 1 : Primo fuit Catuli, Luculli, Hortensi; deinde,
quia παρά το πρέπον uidebatur, quod erat hominibus nota non illa quidem άπαι-
δεοσία sed in his rebus άτριψία, simul ac ueni ad uittam eosdem illos sermones ad
Catonem Brutumque transtuli. L'allusion à l'arrivée à la villa d'Arpinum permet
de dater du 22 juin cette substitution, ou plus exactement ce projet de substitut
ion. C'est dans une lettre écrite le lendemain (Att., XIII, 12, 3) qu'est exprimée
l'intention de faire participer Catulus et Lucullus à un autre dialogue.
L'ÉLABORATION DES ACADÉMIQUES 131

rant de donner un rôle à Varron dans un de ses dialogues 9. Tout


en soulignant que le polygraphe, qui lui avait assuré deux années
auparavant qu'il lui dédierait une œuvre importante, ne s'était
jamais acquitté de cette promesse, Cicéron accepta de modifier une
fois encore les Académiques et de confier à Varron la défense de la
doctrine d'Antiochus d'Ascalon, leur maître commun 10. Dès le 25
juin, il écrivit à Atticus : « Décidé par ce que tu m'as dit de Varron
dans ta lettre, j'ai retiré toute l'Académie aux membres de la haute
noblesse pour l'attribuer à notre confrère et de deux livres j'en ai
fait quatre. L'ensemble est plus imposant malgré de nombreuses
suppressions» u. Trois jours plus tard, la dernière version de l'œu
vreétait terminée 12.
On imaginerait volontiers qu'à partir de cette date Cicéron ne
s'intéressa plus qu'aux détails techniques de la publication de l'œu
vre. Or il en fut tout autrement, puisque aussitôt après l'annonce
de l'achèvement de ces livres il demanda à son ami s'il estimait
vraiment qu'il fallait les dédier à Varron 13, et la lecture des lettres
suivantes donne l'étrange impression que les Académiques alors
terminés étaient encore, pour ainsi dire, des dialogues en quête de
personnages. Le 29 juin, l'Arpinate repousse la suggestion d'Atticus
de faire figurer Cotta dans cette œuvre, ce qui le contraindrait à
n'être lui-même qu'un «personnage muet», et il demande alors à
son correspondant s'il est vraiment nécessaire de «donner ces
livres à Varron» u. Le lendemain, il envoie son texte à Rome pour

9 Le problème de la chronologie comparée des lettres à Atticus 12 et 16


est fort complexe et J. Glucker, op. cit., p. 420-423 a avancé des arguments en
faveur de l'antériorité de la lettre 16, qu'il date du 23 juin (datation traditionnell
e : 27 juin), alors qu'il propose pour la lettre 12 le 24 juin (datation traditionnell
e : le 23 juin). Cependant son argumentation se heurte à l'objection suivante :
dans la lettre 12, Cicéron écrit ad Varronem trans feramus, dans la lettre 16, 1 :
illam Άκαδημικήν σύνταξιν totam ad Varronem traduximus.
10 Cicéron, Att., XIII, 12, 3. Varron avait promis en 47 à Cicéron de lui
dédier le De lingua latina, à l'exception du De etymologia publié et dédié à Sep-
tumius, cf. J. Beaujeu, op. cit., p. 260. Il est à noter qu'en dépit de ses réticences
Cicéron fut sur le fond heureux de la suggestion d'Atticus, cf. Att., XIII, 19, 5 :
itaque ut legi tuas de Vairone, tamquam έρμωον adripui.
11 Cicéron, Att., XIII, 13, 1 : Commotus tuis litteris, quad ad me de Varrone
scripseras, totam Academiam ab hominibus nobilissimis transtuli ad nostrum
sodalem et e duobus libris contuli in quattuor. Grandiores sunt omnino quant
er ont Uli; sed tarnen multa detracta.
12 Cicéron, Att., XIII, 18, 2 : perfect sane argutulos libros ad Varronem. La
rapidité d'une telle transformation exclut évidemment qu'il y ait eu des modifi
cations de fond.
13 Ibid., 14, 2, du 26 juin : Illud etiam atque etiam considères uelim, placeat-
ne tibi mitti ad Varronem quod scripsimus.
14 Ibid., 19, 3.
1 32 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

le faire copier, mais, quelques jours après, il écrit à Atticus qu'il


souhaite lui exposer les raisons de son hésitation avant de faire
l'envoi à Varron15, et tout montre qu'il eût souhaité que son ami
prît sur lui la responsabilité de cette dédicace16. Devant le peu
d'enthousiasme de celui-ci à décider du destin de l'œuvre, il finit
même par se demander, en ironisant sur lui-même («ô volage Aca
démie, fidèle à sa nature! un jour dans un sens, un jour dans l'au
tre»)17, s'il ne substituera pas Brutus à Varron. Et quel cri de sou
lagement lorsqu'il apprend que les livres ont été enfin remis à Var
ron : tu tarnen ausus es Varroni dare18l

Cicéron et Varron

A lire cette correspondance, on comprend que Cicéron, auteur


de ces livres, hésitait à s'affirmer Yauctor, le responsable, de la pré
sence de Varron dans ceux-ci, d'où son insistance à obtenir la cau
tion d'Atticus 19. Une telle attitude est doublement surprenante :
d'une part, en effet, il savait que les thèses antiochiennes conve
naient parfaitement à Varron, qui avait été l'élève de l'Ascalonite 20,
et, d'autre part, lui-même éprouvait une grande fierté d'avoir écrit
cette version des Académiques, qu'il estimait bien supérieure à la
première. N'affirme-t-il pas, en effet, l'avoir rédigée avec un soin
insurpassable 21 ? Pourquoi donc alors de si grandes réticences?
Apparemment il répugne à s'en expliquer par écrit et il préfère
exposer en tête-à-tête à Atticus les raisons de son indécision22, et
cependant, très progressivement, il révèle ses sentiments dans cette
affaire, ou du moins une partie de ceux-ci. Ce qu'il redoute, ce
n'est pas le reproche que pourrait lui faire l'opinion publique
d'avoir cherché à flatter Varron, mais la réaction du personnage
lui-même, qu'il décrit à travers une citation de l'Iliade comme un

15 Ibid., 21 a, 1, à propos de l'envoi du texte à Rome pour copie, et 22, 1, où


Cicéron écrit : De Varrone non sine causa quid Ubi placeat tarn diligenter exqui-
ro; occurrunt mihi quaedam, sed ea coram.
16 Ibid., 23, 2: de quibus libris me dubitasse, sed tu uideris; 24, 1 : quod
egeris id probabo.
17 Ibid., 25, 3, du 12 juillet : Ο Academiam volaticam et sui similem! modo
hue, modo Mue.
18 Ibid., 44, 2, du 28 juillet.
19 Très significative est l'expression que l'on trouve dans Au., XIII, 25, 3 :
sed etiam atque etiam dico, tuo periculo fiet.
20 Cf. ibid., 12, 3 : sunt Antiochia, quae iste ualde probat; 16, 1 : ecce tuae
litterae de Varrone : nemini uisa est aptior Antiochia ratio.
21 Ibid., 19, 3 : eos confeci, et absolut nescio quant bene, sed ita accurate ut
nihil posset supra.
22 Cf. supra, n. 15.
L'ÉLABORATION DES ACADÉMIQUES 1 33

δεινός άνήρ, capable de «faire des reproches à des gens sans repro
che » 23. D'où la crainte qui le rend si hésitant : Varron ne s'estime-
ra-t-il pas mal traité dans ces dialogues, ne croira-t-il pas que leur
auteur a voulu briller à ses dépens? Est-ce pour conjurer cette
appréhension ou parce qu'il estime avoir réellement mieux défen
du la cause de Varron que la sienne propre, en tout cas il tient au
sujet de ces Academica des propos assez surprenants : «Je n'ai pas
réussi à donner l'avantage à la cause que je défends. De fait, les
arguments d'Antiochus sont des plus convaincants : dans la forme
que j'ai pris grand soin de leur donner, ils ont la pénétration d'An
tiochus et mon élégance de style, si j'en suis pourvu»24. Si l'on
admet que cette déclaration est sincère - et rien ne permet de
prouver le contraire - il faut lui accorder une importance certaine
pour l'interprétation générale de la philosophie cicéronienne : le
fait que l'Arpinate ait continué à soutenir la Nouvelle Académie
tout en estimant sa théorie de la connaissance moins vraisemblable
que celle d'Antiochus nous confirme que le pourquoi de son orien
tation philosophique doit être cherché ailleurs que dans un scepti
cisme purement gnoséologique.
Dans cette correspondance, qui nous a permis de retracer dans
ses grandes lignes l'élaboration des Académiques, nous avons vu un
Cicéron bien différent de l'image caricaturale que l'on s'est trop
souvent plu à donner de lui. Loin de proclamer une quelconque
autosatisfaction, il s'interroge sur son œuvre et n'hésite pas à faire
preuve d'humour à l'égard de lui-même, conscient du caractère
excessif de ses inquiétudes et de ses scrupules concernant Varron.
Mais n'y avait-il dans ses atermoiements, dans son irrésolution,
rien d'autre que la crainte de froisser la susceptibilité de l'omnis
cient et irascible destinataire? Il nous semble, au contraire, que,
pour donner tout son sens à cette explication, il faut l'enraciner
dans l'analyse de ce que furent les relations de Cicéron avec Var
ron après le retour en Italie25.
Alors que nous n'avons aucune trace de correspondance entre

23 La citation de Ylliade, XI, 654, se trouve dans Att., XIII, 25, 3 :


δεινός άνήρ · τάχα κεν και άναίτιον αίτιόωτο.
24 Ibid., 19, 5 : ... non sim consecutus ut superior mea causa uideatur. Sunt
enitn uehementer πιθανά Antiochia; quae diligenter a me expressa acumen ha-
bent Antiochi, nitorem orationis nostrum, si modo est aliquis in nobis.
25 Sur les relations entre Cicéron et Varron, cf. K. Kumaniecki, Cicerone e
Vairone, storia di una conoscenza, dans Athenaeum, N.S. 40, 1962, p. 221^243,
qui aboutit à la conclusion qu'il n'y eut jamais une véritable amitié entre ces
deux personnages, et ce en raison de leurs tempéraments trop différents. En 59
Cicéron écrivait déjà à Atticus à propos de Varron : « II est, en effet, tu ne l'igno
res pas, d'un étrange caractère : esprit tortueux, et qui ...» (Att., II, 25, 1).
134 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

eux deux avant 46, Cicéron semble très désireux, aussitôt revenu à
Rome, de nouer des liens plus étroits avec cet homme qu'il présen
tera plus tard comme si impressionnant, voire terrifiant. Des let
tres qu'il lui adressa alors J. S. Reid a dit qu'elles sont cold, forced
and artificial26. Tel n'est pas notre avis et nous pensons, au
contraire, que, par leur sincérité même, elles constituent un docu
ment très précieux sur l'état d'esprit de Cicéron à un moment cru
cial de sa vie. Pourquoi, en effet, ce besoin de se confier à un hom
mequi n'avait jamais été de ses intimes, pourquoi cette insistance à
le rencontrer, qui lui fait écrire: «c'est pourquoi, que tu préfères
Tusculum, Cumes ou encore Rome (ce que je ne souhaite pas du
tout) je ferai en sorte, pourvu que nous soyons ensemble, que cha
cun de nous deux considère le lieu de rencontre choisi comme le
plus approprié possible»27? Le fait d'avoir été ensemble à Dyrra-
chium ne suffit pas à tout expliquer et il faut, en réalité, imaginer
ce que pouvait être le sentiment de solitude de Cicéron à son retour
d'Italie28. Méprisé par les Césariens parce qu'il appartenait au
camp des vaincus, honni par une partie des Pompéiens parce qu'il
avait refusé la lutte à outrance, il se posait certainement autant de
questions sur sa conduite passée que sur l'avenir qui l'attendait.
Dans ce climat d'hostilité et d'incertitude (m tantis tenebris29,
écrit-il), Varron avec sa personnalité massive dut lui apparaître à
la fois comme un compagnon de malheur et comme un modèle
possible même si, au fond de lui-même, il savait fort bien que, mal
gré d'incontestables affinités, il ne pourrait jamais régler sa
conduite sur celle du Réatin. Leur communauté de destin est inter
prétée dans ces lettres non comme le fruit du hasard, mais plutôt
comme la conséquence de leur culture philosophique commune.
Au milieu de leurs concitoyens assoiffés de sang, ils ont incarné le
refus de la violence bestiale, la conscience que la victoire dans la
guerre civile constitue «le terme dernier des maux», le τέλος κακών
de philosophes30. Loin de représenter une adhésion sans réserve,
leur engagement aux côtés de Pompée fut de l'ordre de Yofficium,
cet εΰλογον, ce probabile des philosophes, qui dans un choix consti-

26 J. S. Reid, op. cit., p. 49. Il s'agit des lettres Fam., IX, 1-8.
27 Cicéron, Fam., IX, 1, 2, peu après le 20 avril 46: Quamobrem siue in
Tusculano, siue in Cumano ad te placebit siue (quod minime uelim) Romae,
dummodo simul simus, perficiam profecto ut id utrique nostrum commodissi-
mum esse iudicetur, trad. pers.
28 Sur l'état d'esprit de Cicéron à cette époque, cf. notamment K. Kuma-
niecki : Cicerone e la crisi della repubblica romana, Rome, 1973, p. 442 sq.;
P. Grimal, Cicéron, p. 320-344.
29 Cicéron, Fam., IX, 2, 2.
30 Ibid., 6, 3 : extremum malorum omnium esse ciuilis belli uictoriam.
L'ÉLABORATION DES ACADÉMIQUES 135

tue la meilleure ou la moins mauvaise des solutions, mais ne suffit


pas à entraîner l'assentiment du sage : «nous avons pris le parti du
devoir et non celui de l'espérance, nous avons abandonné la cause
du désespoir et non celle du devoir31». De même, leur conduite
après Pharsale, si décriée, ne correspondait pas au souci égoïste de
survivre en abandonnant le combat, elle obéissait à des motivations
d'ordre philosophique. Lorsque, dit Cicéron, la cité est ravagée par
les conflits, lorsque toute activité politique digne de ce nom est
impossible, l'homme qui a pratiqué la philosophie, qui a préparé
son âme à affronter toutes les situations, sait que s'obstiner dans
ces luttes fratricides serait insensé et que le βίος θεωρητικός repré
sente alors la seule alternative raisonnable32. Or Varron est préci
sément le seul à avoir atteint au port, à savoir vivre en sage au
milieu des bouleversements historiques et des calomnies, et Cicé
ron, qui s'est déjà réconcilié avec ses «vieux amis»33, ces livres que
les luttes politiques lui avaient fait délaisser, se dit prêt à suivre cet
exemple : «je prends modèle autant que je le peux sur ton genre de
vie», écrit-il à Varron, «et je trouve dans mes chères études le plus
agréable des repos»34. Il avait espéré jusqu'au bout que l'évolution
de la guerre d'Afrique lui permettrait de jouer un rôle actif et de
contribuer avec quelques amis, dont Varron justement, au rétabli
ssement de la concorde35, mais l'annonce du retour de César détruis
it ses dernières illusions et il ne lui restait plus qu'à admirer la
sagesse de Varron qui avait désormais fait sienne la maxime que
nous trouvons dans les Ménippées : legendo atque scribendo uitam
procudito36.

31 Ibid., 5, 2 : secuti enim sumus non spem sed officium, reliquimus autem
non officium sed desperationem ; le même langage de la philosophie morale se
retrouve dans la lettre 7, 2, où Cicéron écrit : nullum est άποπροηγμένον quod
non uerear. Nous avons modifié la traduction de J. Beaujeu car il nous semble
qu'il faut conserver dans ce passage une véritable première personne du plur
iel, Cicéron associant sa conduite à celle de Varron.
32 Ibid., 6, 4-6; sur le problème des Βίοι dans la philosophie de Cicéron cf.
M. Kretschmar, Oîium, studia litterarum, φιλοσοφία und βίος θεωρητικός im
Leben und Denken Ciceros, Wurzburg-Aumuhle, 1938, et J.-M. André, L'otium
dans la vie morale et intellectuelle romaine, Paris, 1966, p. 279 sq.
33 Ibid., 1,2: Scito enim me posteaquam in Urbem uenerim, redisse cum
ueteribus amicis, id est cum libris nostris in gratiam.
34 Ibid., 6, 5 : Quod nos quoque imitamur ut possumus et in nostris studiis
libentissime conquiescimus ; cf. également 3, 2.
35 Ibid., 2, 2.
36 Varron, frg. 551 Saturarum Menippearum fragmenta, ed. R. Astbury,
Bibliotheca Teubneriana, Leipzig, 1985 : «Forge ta vie par la lecture et l'écritu
re ». A. Garzetti a écrit très justement au sujet de la conduite de Varron : si
inchinò al più forte, senza umiliarse e conservando la sua independenza, dans
136 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

La lecture de ces lettres nous permet donc de mieux comprend


re pourquoi Cicéron hésita si longuement à dédier son œuvre à
Varron. La suggestion d'Atticus survenait après une période pen
dant laquelle il avait éprouvé la force d'âme de l'auteur des Anti-
quitates, capable après des malheurs assez semblables aux siens, de
renoncer sans trop de peine à ce genre de vie «mixte» dont nous
savons par Augustin qu'il avait sa préférence37 et de «revenir à ses
chères études sans regarder ailleurs», comme l'a dit si joliment
G. Boissier38. Mais faire figurer ce sage dans un dialogue philoso
phique de type aristotélicien, c'était, en vertu même de la loi inhé
rente au genre, le soumettre au principatus de l'auteur et inverser
ainsi une hiérarchie que Cicéron lui-même ne songeait nullement à
contester39. D'où la crainte que Varron ne prît mal ce qu'il pouvait
considérer comme une incroyable outrecuidance.
Les relations très complexes entre les deux hommes, faites, en
ce qui concerne Cicéron tout au moins, de quelques rancœurs, de
solidarité dans le malheur et d'admiration sincère, expliquent que
la lettre de dédicace fut si difficile à rédiger40 : «je veux bien être
pendu, si jamais je me donne encore autant de mal ! », dit-il à Atti-
cus41. Velegantia, le soin apporté au choix des mots, transparaît
partout, avec des jeux subtils sur le rappel de la chose due, Cicéron
se dissociant de ses livres, qui pourraient exprimer une réclamat
ion (flagitare), alors que lui-même se contente de formuler une
demande (rogare)42. L'humour atténue ce que cette recherche
pourrait avoir d'un peu contraint, ainsi lorsque le retard de Varron
à tenir ses promesses est interprété comme la conséquence d'un
trop grand souci de perfection. Quant à l'essentiel, c'est-à-dire la
volonté de ne pas offenser le destinataire, elle est tout particulièr
ement évidente dans la partie de la lettre où Cicéron annonce la dis
tribution des rôles : ampleur et nuances pour attribuer le sien à
Varron (tibi dedi partes Antiochinas, quas a te probari intellexisse
uidebar), laconisme extrême pour lui-même (mihi sumpsi Philonis),
le but étant de ne pas paraître rechercher une quelconque supério-

Varrone nel suo tempo, Atti cong. di studi Varroniani, t. 1, Réate, 1976, (p. 91-
110), p. 98.
37 Augustin, Ciu. Dei, XIX, 3.
38 G. Boissier, Etude sur la vie et les ouvrages de M. T. Varron, Paris, 1861,
p. 22.
39 Cicéron, Att., XIII, 19, 4 : Quae autem his temporibus scripsi Άριστοτέ-
λειον morem habent, in quo ita sermo inducitur ceterorum ut penes ipsum sit
principatus. Cf. sur ce point les remarques de G. Zoll, Cicero Piatonis aemulus,
Zurich, 1962, p. 63-68.
40 Cicéron, Tarn., IX, 8, en date du 10 ou du 11 juillet 45.
41 Cicéron, Att., XIII, 25, 3 : male mi sit, si umquam quicquam tam enitarl
42 Cicéron, Fam., IX, 8, 1.
L'ÉLABORATION DES ACADÉMIQUES 137

rite43. Une discrète allusion au mos dialogorum permettait de rap


peler à Varron que la composition d'un tel ouvrage n'était pas lais
sée au libre-arbitre de l'auteur, mais correspondait à un certain
nombre de règles de la tradition philosophique auxquelles celui-ci
devait se plier44. Nous ne savons pas ce que fut la réaction de Var
ron en recevant cette lettre et les libri Academici, mais il nous semb
le peu probable qu'il ait pu soupçonner quel véritable cas de
conscience avait précédé cet envoi. En ce qui concerne Cicéron lui-
même, il ne devait plus désormais se référer qu'à cette version des
Académiques, considérant la première comme bien moins satisfai
sante45. Le travail des copistes d'Atticus ne fut cependant pas une
iactura, puisque Plutarque lisait encore le Lucullus et que, par le
hasard de la transmission des textes, ce dialogue est le seul qui
nous soit parvenu intact46.

Les deux versions

Cicéron ne donne que très peu de détails sur la façon dont se


fit le passage des deux livres initiaux aux quatre de la version défi
nitive. Nous savons simplement que, malgré de nombreux allége
ments, ces derniers étaient grandiores, ce qui signifie que l'œuvre
avait un éclat, une élévation plus grands, sans doute parce que
l'auteur avait supprimé quelques uns de ces passages trop techni
quesqu'il appréciait lui-même fort peu47. Par ailleurs, la dispari
tion des personnages d'Hortensius et Catulus simplifiait l'architec
ture générale des dialogues, même si leurs rôles étaient, au moins
en partie, repris par Varron et Cicéron. Cependant, la rapidité
extrême de la transformation, et surtout la comparaison avec le
Lucullus des quelques fragments qui nous sont parvenus, nous lais
sent penser qu'il n'y eut aucun changement de fond et que pour
l'essentiel l'Arpinate se contenta d'organiser différemment la ma-

43 Ibid.
44 Ibid. : Puto fore ut, cum legeris, mirere nos id locutos esse inter nos quod
numquam locuti sumus; sed nosti morem dialogorum.
45 Cf. AU., XIII, 13, 1 : Tu illam iacturam feres aequo animo quod ilia quae
habes de Academicis frustra descripta sunt; multo tarnen haec erunt splendidiora,
breuiora, meliora.
46 Plutarque, Lucullus, 42, 4. En revanche, c'est à la dernière version que se
réfèrent Augustin et Lactance.
47 Cicéron, Att., XIII, 13, 1 : grandiores sunt omnino quant erant Uli, sed
tarnen multa detracta. Sur l'aversion de Cicéron à l'égard d'un langage philoso
phique trop technique, cf. Luc, 48, 147.
138 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

tière des deux premiers dialogues48. Il ne faudrait pas en conclure


que cette transformation fut un événement insignifiant.
R. Hirzel a très justement noté que la décision de faire figurer
dans les dialogues des personnes vivantes, Varron étant la premièr
e d'entre elles, illustrait la volonté cicéronienne d'associer les
contemporains à l'essor de la littérature philosophique latine49.
Mais il y avait beaucoup plus encore dans la suppression des per
sonnages de Lucullus, de Catulus et d'Hortensius. En effet, ce qui
caractérisait la première version des Académiques, c'était avant
tout la volonté d'honorer la mémoire a'homines nobilissimi*0 à
l'égard desquels Cicéron ressentait la plus grande admiration par
cequ'ils avaient incarné une politique, un art de vivre, à l'opposé
de ceux qui triomphaient avec César. Lucullus n'avait-il pas été
l'un des hommes les plus en vue de la nobilitas51? Catulus, le
défenseur indomptable de la cause sénatoriale52? Hortensius,
l'avocat de l'aristocratie, son champion aussi bien au barreau que
dans l'arène politique53? Cicéron avait contribué à ce que fût
décerné à Lucullus un triomphe dont le tribun Memmius, agissant
pour le compte de Pompée, avait voulu le priver, et lui-même avait
été proclamé «père de la patrie» par Catulus54. En 61, il avait écrit

48 Ces fragments proviennent d'Augustin, de Lactance et surtout de Non


ius. Ils figurent dans l'édition Reid, p. 160-168, et on peut constater que ceux
qui proviennent des livres III et IV reprennent textuellement des phrases du
discours de Lucullus et de celui de Cicéron respectivement. On est cependant
étonné de trouver parmi des fragments que Nonius dit appartenir au troisième
livre de la version définitive, deux fragments (18 et 19 Reid) qui correspondent
à des passages du discours de Cicéron. Il est impossible de discerner s'il s'agit
d'une erreur de Nonius ou d'un indice montrant que l'Arpinate avait malgré
tout procédé à un certain nombre de changements dans l'organisation des dis
cours.
49 R. Hirzel, Der Dialog, Leipzig, 1895, t. 1, p. 520.
50 Cf. n. 11. Cicéron dit lui-même, Luc, 40, 125, lorsqu'il évoque la possibil
ité, toute théorique, de donner son adhésion à Démocrite : semper, enim, ut sci-
tis, Studiosus nobilitatis fui.
51 J. Van Ooteghem, op. cit., p. 207, le définit comme «un grand seigneur
de son peuple et de son temps ».
52 Cf. Fam., IX, 15, 2, à L. Papirius Paetus : Catulum mihi narras et illa tem-
pora. Papirius Paetus avait donc cité Catulus comme exemple d'un combat poli
tique mené jusqu'au bout. Cf. également Pro Sestio, 57, 121 : Q. Catulus, quem
multi alii saepe in senatu patrem patriae nominarant,
53 Hortensius fut consul en 69. Sur sa carrière politique, cf. l'article de la
RE, (Hortensius 13), t. 8, 1912, p. 2470-2481.
54 Sur le triomphe de Lucullus, cf. Van Ooteghem, op. cit., p. 163; Cicéron
exprime à plusieurs reprises sa reconnaissance à l'égard de Catulus, cf. Pis., 3,
6; Sest., 57, 121; Phil, II, 5, 12. La carrière politique de Catulus est retracée
dans le livre de J. Suolahti, The Roman censors, AASF, Β 117, Helsinki, 1963,
p. 467-469.
L'ÉLABORATION DES ACADÉMIQUES 139

à Atticus qu'il s'était exprimé au Sénat avant Catulus et Hortensius,


curieuse préfiguration de la première version des Académiques55.
C'était donc pour lui un geste à la fois de pietas et de résistance
politique que de réunir en un dialogue après leur mort et après la
défaite de la République des hommes dont il s'était senti politiqu
ement et affectivement très proche. Ce souci de les honorer, de leur
offrir l'hommage d'une œuvre, était si fort chez lui que dans un
premier temps il ne tint aucun compte de la vraisemblance histori
que et leur attribua des propos supposant un savoir philosophique
qu'ils n'avaient jamais eu. Non qu'ils eussent été totalement incul
tes dans ce domaine56! Nous avons vu que Lucullus avait acquis
par Antiochus d'Ascalon au moins quelques rudiments de platonis
me57; Catulus avait dû entendre souvent son père parler des philo
sophes qu'il avait connus et Hortensius, malgré son peu de pen
chant pour les spéculations théoriques, avait sans doute tiré de sa
longue fréquentation de Cicéron un certain nombre de connaissanc
es philosophiques. Mais de là à les faire disserter sur la valeur du
sorite ou sur la division des représentations! D'où très vite la
recherche d'une «distribution» plus respectueuse de la vraisem
blanceet, finalement, le recours à Varron, qui transformait l'hom
mage aux amicis amissis, l'adieu nostalgique à une époque, en mar
que de révérence, à charge de revanche, à l'égard d'un personnage
plus admiré que véritablement aimé. Ainsi donc, même si Cicéron
en tant qu'écrivain pouvait s'estimer plus satisfait de sa dernière
version, la première, en revanche, par une sorte de surabondance
de sens et à travers ses invraisemblances mêmes, inscrivait dans
l'œuvre philosophique les bouleversements de l'histoire la plus
récente.
Les conjectures sur la méthode adoptée par Cicéron pour pas
ser du Catulus et du Lucullus aux quatre livres des Academica pos-
teriora diffèrent sur quelques points de détails, à vrai dire invérifia
bles, et aussi bien J. S. Reid que M. Plezia ont estimé qu'il avait
pour l'essentiel dédoublé chacun des deux dialogues initiaux58. Si

55 Cicéron, Att., I, 13, 2 : Me secundus in dicendo locus habet auctoritatem


paene principis et uoluntatem non nimis deuinctam beneficio consults. Tertius
est Catulus, quartus, si etiam hoc quaeris, Hortensius.
56 Cicéron a lui-même parfaitement défini pourquoi la présence de ces per
sonnages dans le dialogue lui paraissait peu vraisemblable, cf. la note 8 de ce
chapitre. En termes modernes on dirait qu'ils manquaient, non de culture mais
de spécialisation.
57 Cf. supra, p. 88-89.
58 Voici les principales hypothèses formulées sur le passage du Catulus et
du Lucullus à la version définitive. Pour A. B. Krische, Ueber Ciceros Akademika,
dans Göttingen Studien, 1845, (p. 126-200), p. 170-188, les deux premiers livres
des Academica posteriora reprenaient le Catulus, les deux derniers le Lucullus.
140 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

on laisse de côté donc les problèmes mineurs, tel celui soulevé par
Plezia à propos du rôle d 'Atticus et d'une éventuelle apologie de la
théorie épicurienne de la connaissance dans la dernière version, il
reste néanmoins un problème très considérable pour qui veut com
prendre l'équilibre général de l'œuvre : le contenu du Catulus. En
effet, alors que le Lucullus nous permet d'imaginer ce qu'étaient
les deux derniers libri Academici, en revanche, le long fragment
que nous avons du premier de ceux-ci nous laisse à peine entrevoir
comment était construit le Catulus et ne nous révèle pas à quoi cor
respondait dans ce dialogue la division de la défense de la Nouvelle
Académie entre Cicéron et Catulus59. Pour pallier cette lacune et
pour réduire autant que possible le caractère arbitraire que comp
orte nécessairement toute reconstitution de texte disparu, nous
croyons nécessaire d'analyser d'abord tout ce qui nous est parvenu
des Académiques, puis d'étudier la question des sources, de façon à
avoir le plus grand nombre d'éléments nous permettant de com
prendre ce qu'était l'architecture de chacune des versions de l'œu
vre.

De manière plus précise, le livre II contenait, selon lui, un discours de Cicéron


contre le dogmatisme antiochien, le livre III un discours de Varron reprenant,
pour l'essentiel, celui de Lucullus, le livre IV la réponse de Cicéron, correspon
dant à une partie de celui que l'Arpinate prononce dans le Lucullus.
Teille est également, à peu de chose près, l'opinion de J. S. Reid, p. 50, qui
considère Atticus comme un personnage muet. Au contraire O. Plasberg, dans
la préface de l'éd. Teubner, p. 12-14, pense qu'Atticus hérita dans le livre II du
rôle qu'avait eu dans la première version Hortensius, ce qui est également l'op
inion de J. Beaujeu, op. cit., p. 312. La reconstitution de M. Plezia, De Ciceronis
«Academicis» dissertationes très, I, dans Eos, 37, 1936, p. 425-449, se caractérise
par l'affirmation qu'il y aurait eu dans le deuxième livre la défense par Atticus
de la théorie épicurienne de la connaissance et la critique de celle-ci par Cicé
ron. Nous ne sommes pas convaincu par sa démonstration, qui part du principe
que le réalisme naïf dénoncé dans le frg. 8 Reid ne pouvait être le fait que des
Épicuriens. Pour un Académicien la confiance des Stoïciens dans l'évidence des
sens relevait tout autant du «réalisme naïf» que la théorie du Jardin. Il nous
semble par ailleurs peu probable que Cicéron ait donné à Atticus le rôle d'Hor-
tensius, dans la mesure où ce dernier défendait Antiochus, alors qu'Atticus était
épicurien. Cicéron dit certes à son ami : scito te ei dialogo adiunctum esse ter-
tium {Att., XIII, 14, 2), mais rien ne permet de penser que celui-ci était dans
l'œuvre autre chose qu'un κωφόν πρόσωπον.
58 Cette question a été abordée par J. Glucker, op. cit., p. 414, n. 50, avec des
conclusions que nous ne pouvons accepter, parce que ce savant affirme que
dans le Catulus Cicéron exposait les innovations philoniennes. Or, nous croyons
pouvoir montrer dans notre chapitre sur les sources que c'est Catulus qui parl
ait des livres romains du scholarque.
CHAPITRE II

ANALYSE DE L'ŒUVRE.
SES STRUCTURES RHÉTORIQUES

Le premier livre des academica posteriora

Le prooemium

Si nous avons choisi d'analyser en premier ce livre, qui appart


ientà la version définitive, c'est parce qu'il a été composé à partir
du Catulus et que l'étudier avant le Lucullus nous paraît la métho
de la plus propre à donner une idée de ce qu'était à l'origine le
mouvement général des Académiques. Notre analyse sera cepen
dantplus brève que celle que nous ferons du Lucullus, car nous
aurons l'occasion de retrouver dans la partie philosophique de ce
travail nombre de questions que nous allons nous contenter main
tenant de mettre en évidence. Contrairement, en effet, à celle du
Lucullus, la composition de ce livre ne témoigne pas d'une grande
recherche oratoire, comme si l'Arpinate avait voulu que l'attention
du lecteur se concentrât plus directement sur les problèmes évo
qués.
La mise en scène du dialogue est celle d'une rencontre entre
des gens qui nous sont décrits comme des amis de vieille date, unis
de surcroît par des goûts communs, alors que la réalité, nous
croyons l'avoir montré, était moins simple. Ayant donc appris que
Varron était arrivé la veille à Cumes, Cicéron et Atticus décident
sur le champ d'aller lui rendre visite et le rencontrent sur le che
min, venant lui-même chez eux. L'impression que veut donner l'au
teur est celle d'un art de vivre fait d'attentions mutuelles, chacun
des personnages s'empressant d'aller au-devant de l'autre1. On
peut toutefois se demander - et cette hypothèse n'exclut en rien le

1 Cicéron, Ac post., I, 1 : Itaque confestim ad ewn ire perreximus paulum-


que cum ab eins uilla abessemus, ipsum ad nos uenientem uidimus. J. S. Reid,
p. 49, a relevé un certain nombre de détails qui montrent que la rencontre est
censée se dérouler à une date proche de celle à laquelle l'œuvre a été effectiv
ement écrite.
142 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

climat d'exquise urbanitas - s'il n'y a pas dans ce passage comme


un très lointain écho des premiers moments du Protagoras, lorsque
Socrate et Hippocrate se rendent chez le Sophiste, tout récemment
arrivé à Athènes2. Auquel cas se serait opérée dans l'esprit de
Cicéron une assimilation de Varron à Protagoras, nullement inadé
quate, les deux personnages étant omniscients et également cons
cients de leur supériorité. Quoi qu'il en soit de cette interprétation,
qui ne semble pas avoir tenté les commentateurs, le dialogue s'en
gage très vite sur un problème qui va opposer courtoisement mais
fermement les deux principaux personnages : il s'agit de l'opportun
ité de philosopher en latin. Pour Varron, qui affirme avoir long
temps réfléchi à ce sujet et qui exprime les préjugés de son époque
- encore présents, hélas, aujourd'hui!3 - la philosophie est indi
ssolublement liée à la langue grecque: «ceux de mes amis», dit-il,
«qui s'intéressent à la philosophie, je les envoie en Grèce, c'est-à-
dire que je leur enjoins d'aller la puiser à la source plutôt que dans
les ruisselets»4. Deux arguments sont avancés à l'appui de cette
thèse :
- le premier est l'inutilité de l'entreprise. Pourquoi écrire des
ouvrages philosophiques en langue latine, alors qu'ils ne seront lus
que par des gens capables de se reporter aux originaux grecs 5.
Cicéron lui répond que l'existence de la poésie grecque n'empêche
pas les Romains de goûter la poésie latine6; c'est là une idée qui
sera traitée avec plus d'ampleur et de profondeur dans le prooe-
mium du Torquatus, lorsque sera formulée une théorie de l'imita
tion faite à la fois de fidélité aux sources, de liberté de jugement, et
d'élégance dans le style 7;
- beaucoup plus grave est le second, puisqu'il concerne la
capacité du latin à exprimer une pensée philosophique complexe.
Comme s'il reprenait implicitement les plaintes de Lucrèce sur la
patrii sermonis egestas, tout en déniant à un philosophe épicurien le

2 Platon, Protagoras, 310 a. Cicéron avait traduit lui-même le Protagoras,


mais nous ne savons que très peu de chose sur cette traduction dont lui-même
ne parle jamais ; cf. I. Garbarino, Fragmenta ex libris philosophicis, ex aliis libris
deperditis, ex libris incertis, Turin, 1984, p. 17. La seule chose que l'on puisse
affirmer avec certitude, c'est que cette traduction n'était pas antérieure au Tor
quatus, et ce en raison de ce que Cicéron dit Fin., I, 3, 7.
3 Cf. M. Tarrant, Platonismus . . ., p. 1.
4 Cicéron, Ac. post., I, 2, 8.
5 Ibid., 2, 4 : existimaui si qui de nostris eius studio tenerentur, si essent
Graecis doctrinis eruditi, Graeca potius quant nostra lecturos.
6 Ibid., 3, 10.
7 Cicéron, Fin., I, 1-4, 12. Sur cette question de l'imitation, cf. A. Michel,
Rhétorique et philosophie dans les traités de Cicéron, dans ANRW, I, 3, 1973,
(p. 139-208) et plus particulièrement p. 142-163.
ANALYSE DE L'ŒUVRE 143

droit de faire état de celle-ci, Varron affirme que la langue latine,


qui a pu être utilisée par Amafinius pour propager une doctrine
aussi grossière que l'épicurisme, ne convient pas aux subtilités de
la pensée des Académiciens ou des Stoïciens8. A quoi Cicéron
réplique en invoquant l'exemple de Brutus qui, alors qu'il se récl
amecomme Varron de l'Ancienne Académie, a su philosopher en
latin avec une finesse au moins aussi grande que celle des
Grecs9.

Ce bref échange préliminaire doit être défini comme un prooe-


tnium dialogué, puisqu'il porte sur un sujet qui sera au centre des
préambules ultérieurs10. En apparence, il aboutit à un résultat plu
tôt décevant car Varron, s'il promet de reconsidérer sa position, ne
semble prendre aucun engagement précis11. En fait, il est fort pro
bable que l'exemple cicéronien fut pour beaucoup dans la genèse
du De philosophia où Varron put enfin montrer son extraordinaire
érudition philosophique et, à cet égard, la phrase par laquelle
Augustin termine son résumé de la partie téléologique de cette
œuvre apparaît comme le pendant de l'invitation que Cicéron avait
faite au polygraphe d'exposer en latin la philosophie de l'Ancienne
Académie12.
Il serait pourtant erroné d'interpréter cette discussion sur la
philosophie latine uniquement comme une disputatio in utramque
partent dont l'Histoire montrerait que Cicéron est sorti vainqueur.
Une lecture plus attentive du texte montre, en effet, que dans l'es
prit de l'Arpinate il y a une continuité nécessaire entre les travaux
passés de Varron et l'œuvre philosophique qu'il est invité à réali
ser, les premiers portant la seconde en germe. Ne lui dit-il pas au
début de son discours, en faisant allusion aux Antiquitates : «tes

8 Cicéron, Ac. post., I, 2, 6 : Quid est enim magnum, cum causas rerum effi-
cientium sustuleris, de corpusculorum - ita enim appellai atomos - concursione
fortuita loqui? Il n'est question dans cette phrase que d'Amafinius, mais elle
pourrait tout aussi bien s'appliquer à Lucrèce, ce qui pose le problème du silen
ce de Cicéron sur l'auteur du De rerum natura, ludi patrii sermonis egestas est
déplorée par Lucrèce dans Re. not., I, 832 et III, 260.
9 Ibid., 3, 12. L'exemple de Brutus est certes philosophiquement approp
rié,mais il ne manque pas de sel quand on sait que Cicéron soupçonnait Var
ron d'être jaloux de Brutus, cf. Ait., XIII, 13, 1 et XIII, 18.
10 Cf., outre le prooemium déjà cité de Fin. I; III, 2, 4; Tusc, I, 3, 5; II, 3, 7;
IV, 3, 6; Nat. de., I, 4, 8; Fat., 1.
11 Cicéron, Ac. post., I, 4, 13 : Istud considerato, nee uero sine te.
12 Ibid., 1, 3 : res eas quas tecum simul didici, mandare monumentis philoso-
phiamque ueterem illam a Socrate ortam Latinis Htteris illustrare, et Augustin,
du., XIX, 3 : Haec sensisse atque doeuisse Academicos ueteres Varrò adserit, auc-
tore Antiocho, magistro Ciceronis et suo, quem sane Cicero in pluribus fuisse stoi-
cum quam ueterem Academicum uult uideri.
144 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

livres nous ont pour ainsi dire ramenés chez nous, de façon à ce
que nous puissions connaître un jour qui et où nous sommes (qui et
ubi essemus agnoscere»)13. L'érudit Varron a permis aux Romains
de ne plus être «comme des hôtes de passage dans (leur) propre
ville», il leur a donné les moyens de connaître l'histoire, la géograp
hie,les traditions et la religion de celle-ci, il les a incités à se
connaître en tant que citoyens 14. Il a ainsi appliqué le précepte del-
phique, le «connais-toi toi-même», non pas à la conscience indivi
duelle, mais à la conscience collective, il l'a enraciné dans le temps
et dans l'espace de la cité15. Or, pour Cicéron, cette recherche doit
se poursuivre et s'approfondir dans la philosophie qui, ainsi ancrée
dans la réalité de l'Urbs, donnera à l'homme la plus juste idée de
lui-même. L'itinéraire proposé à Varron est donc, d'une certaine
manière, celui qui l'a conduit lui-même du De republica et du De
legibus aux Académiques16.
Ainsi donc, ce premier livre est dès son début placé sous le
signe de la relation étroite entre l'histoire et la philosophie. Mais
depuis Aristote la philosophie s'interroge sur le sens de sa propre
histoire et la discussion philosophique n'est plus, comme dans les
dialogues platoniciens, une reflexion spontanée (au moins en appar
ence), résultant de rencontres contingentes17. Elle s'inscrit dans
une tradition qu'elle se doit de rappeler et, parce qu'elle oppose
des systèmes de pensée plus que des individus, elle est nécessaire
ment, et de manière plus ou moins explicite, la confrontation de
deux visions de l'histoire de la philosophie. Dans les Académiques
cet aspect est tout particulièrement développé puisqu'avant d'être
traité de manière théorique, c'est à dire à propos du critère de la
connaissance, l'opposition du doute et de la certitude prend la for
me d'un débat sur ce que fut l'histoire de l'école platonicienne.

13 Ibid., 3, 9 : Nam nos in nostra uerbe peregrinantis errantisque tamquam


hospites tui libri quasi domum reduxerunt, ut possemus aliquando qui et ubi
essemus agnoscere. Nous avons préféré la leçon reduxerunt (attestée par Aug.
du., VI, 2) à deduxerunt qui figure dans le texte de Reid.
14 Sur la relation entre les Antiquitates et la philosophie, cf. P. Boyancé, les
implications philosophiques des recherches de Varron sur la religion romaine,
dans Atti del Congresso internazionale di studi varroniani, op. cit., t. 1, p. 137-
161.
15 A propos du précepte delphique, cf. infra, p. 531-532.
16 Cicéron reconnaît lui-même, loc. cit., que l'œuvre de Varron est déjà un
début de réflexion philosophique : philosophiamque multis locis incohasti, ad
impellendum satis, ad edocendum parum.
17 Sur cet aspect du dialogue socratique, cf. J. Laborderie, Le dialogue pla
tonicien de la maturité, Paris, 1978, notamment le chap. II de la cinquième part
ie: «Présentation et mise en scène», p. 385-407.
ANALYSE DE L'ŒUVRE 145

Le discours de Varron

Cet exposé est le document le plus complet qui nous soit parve
nu sur la pensée d'Antiochus d'Ascalon et, à ce titre, il pose de dif
ficiles problèmes philosophiques. Nous ne chercherons ici qu'à
déterminer aussi précisément que possible quelles sont la thèse et
la méthode qui le caractérisent.
Pour Varron, la philosophie a connu un certain nombre de
tâtonnements avant de parvenir à l'élaboration d'une doctrine parf
aite. Plus exactement, il distingue trois moments, on serait tenté
de dire trois âges :
- l'époque des «physiciens», c'est-à-dire celle d'une réflexion
consacrée exclusivement à l'étude des problèmes naturels18. Il est
à remarquer que Varron est fort bref à leur sujet, laissant sans
doute pour un autre entretien la démonstration que, contrairement
à ce qu'affirmait la Nouvelle Académie, ces physiciens n'étaient
pas des Sceptiques. Si l'on se réfère à la première version, on const
ate que la thèse du dogmatisme des philosophes de la nature est
défendue dans le Lucullus par Lucullus, ce qui suggère qu'il en a
été peu question dans le Catulus dont notre livre est la metaphras
e19;
- la rupture socratique, c'est-à-dire l'abandon de la physique
au profit de la dialectique et de la morale20. Cette image de Socra-
te comme fondateur d'une philosophie délaissant l'univers pour
s'intéresser uniquement à l'homme - «Socrate, de qui dérive toute
notre philosophie relative à la conduite et aux mœurs», dira Cicé-
ron dans les Tusculanes21 - est fort ancienne puisqu'on la trouve
déjà chez Xénophon, et surtout chez Aristote, qui affirme dans la
Métaphysique que «Socrate ne se soucia en rien de la physique»22.
Elle est également présente, avec une forte connotation religieuse,
chez Philon d'Alexandrie, qui s'en est servi pour son interprétation
allégorique de la figure d'Abraham : comme l'Athénien, le patriar-

18 Cicéron, Ac. post., I, 4, 15.


19 Cicéron, Luc, 5, 14-15.
20 Cicéron, loc. cit. Sur la présence de cette image de Socrate dans Rep., I,
10, 16 cf. supra, p. 114. On la trouve également dans Fin., V, 29, 87, dans Luc,
39, 123 ainsi que dans Tusc, V, 4, 10.
21 Cicéron, Tusc, III, 4, 8.
22 Xénophon, Mem., 1, 1, 11-13; Aristote, Met., A, 6, 987 b, 1-3: Σωκράτους
δέ περί μεν τα ηθικά πραγματευομένου, περί δέ τής όλης φύσεως ούθέν. J. S.
Reid, à qui nous devons ces références, cite également, p. 109 n. 8, un fragment
des Silles de Timon, le disciple de Pyrrhon, rapporté par Sextus, Adu. Math.,
VII, 10 : Timon reprochait à Platon d'avoir attribué à son maître une science à
laquelle celui-ci ne prétendait nullement et de s'être refusé à le considérer un
iquement comme un maître en matière d'éthique.
146 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

che a abandonné la langue de l'astronomie «qui bavarde dans les


nuages» pour progresser dans la connaissance de lui-même et per
cevoir le néant de la créature humaine23. Varron-Antiochus concè
de que Socrate désespérait de parvenir à une quelconque connais
sancede la nature, doutait de tout et se consacrait à détruire les
fausses vérités, fort de la seule certitude de son ignorance; toutef
ois, il se refuse à en faire un véritable sceptique, remarquant que
cette dialectique n'empêchait pas le maître de Platon de louer la
vertu et d'exhorter les hommes à la pratiquer24;
- l'œuvre de Platon qui, lui, n'aurait négligé aucun aspect de
l'activité philosophique et qui serait l'initiateur de la division tr
ipartite : éthique, physique, logique25. Varron ne précise pas ce qui
incita le fondateur de l'Académie à abandonner la méthode de
Socrate pour élaborer une quasi perfectissimam doctrinam, mais
nous avons déjà eu l'occasion de dire que ce changement était attr
ibué à l'influence du pythagorisme, explication qui sera reprise,
notamment par Apulée et par Saint Augustin26. En revanche, il
met l'accent sur le fait qu'Aristote fut élève de l'Académie et que
rien ne séparait au départ le Lycée de l'école platonicienne. C'était
là une idée fondamentale de la philosophie de l'Ascalonite et il y a
tout lieu de croire qu'il ne l'avait pas forgée ex nihilo : l'Index ne
mentionne-t-il pas Aristote parmi les candidats au scolarquat après
la mort de Speusippe27?

La doctrine tripartite attribuée par Varron à l'Ancienne Acadé


mie,et dans le détail de laquelle nous n'entrerons pas ici, peut par

23 Philon, Somn., I, 54-60; Deus, 161; Mutât., 54-57 et 154-156.


24 Cicéron, Ac. post., I, 4, 16. C'était là, en effet, le seul moyen pour Antio-
chus de se différencier sur ce point de la Nouvelle Académie, puisque lui-même
admettait que Socrate ne s'intéressait pas aux questions naturelles.
25 Cicéron, ibid., 4, 17 sq.; 5, 19: fuit ergo iam accepta a Piatone philoso-
phandi ratio triplex. Sur tout ce passage cf. P. Boyancé, Cicéron et le «Premier
Alcibiade», dans REL, 22, 1964, p. 210-225, repris dans Études .... p. 256-275 (cf.
notamment p. 273-276); Cicéron et les parties de la philosophie, op. cit., p. 149-
150.
26 Cf. supra, p. 114; Apulée, De Piatone et eius dogmate, III, 186, et August
in, Contra Ac, III, 17, 37. Cette idée est très nettement exprimée par Pison, dis
ciple d'Antiochus, dans Fin., V, 29, 87.
27 Cf. Acad. ind., p. 33, col. VI. Cette idée que les Académiciens et les pre
miers Péripatéticiens s'accordaient sur le fond (rebus congruentes nominibus
differebant) se retrouve dans nombre de textes cicéroniens (cf. par exemple De
or., III, 18, 67; Leg., I, 13, 38 et 21, 55; Fin., V, 8, 21 etc.). Il semble, à en juger
par Luc, 44, 136, que la Nouvelle Académie laissait à Antiochus la responsabilit
é d'une telle assertion. D. Babut nous a signalé un texte intéressant à cet égard :
dans Adv. Col, 14, 1115 a-c, Plutarque développe une argumentation d'origine
probablement néoacadémicienne contre ceux qui établissent une continuité en
tre Platon et Aristote.
ANALYSE DE L'ŒUVRE 147

bien des aspects être définie comme un naturalisme. C'est en effet


sur la nature qu'est construite l'éthique, puisque le souverain bien
est défini comme la redécouverte des premières données naturell
es28. De même, dans la physique, Dieu ne constitue pas un être
extérieur à l'univers, il en est l'âme, la ratio perfecta29. Cependant,
alors que de telles conceptions impliqueraient une valorisation du
rôle des sens dans la connaissance, la logique fait une très large
place à l'idéalisme, le monde de la sensation étant, comme chez
Platon, un flux dans lequel rien n'a une identité véritable30. Cette
discordance révèle une difficulté, celle du rapport entre les théo
ries que Varron attribue à l'Ancienne Académie et ce que nous
savons par ailleurs des idées de Speusippe, Xénocrate ou Polé-
mon31. Antiochus avait-il une connaissance réelle des textes écrits
par ces philosophes, ou bien a-t-il reconstitué leur doctrine a poster
iori, en favorisant tout ce qui pouvait justifier sa conviction que le
Lycée et le Portique devaient tout, ou presque, à l'Académie? Il est
à cet égard très significatif que l'on ne trouve dans cet exposé
aucune allusion aux spéculations de caractère mathématique et
métaphysique qui ont eu une si grande importance pour les succes
seurs immédiats de Platon32. En revanche, la physique apparaît
comme un amalgame d'éléments platoniciens, aristotéliciens et
surtout stoïciens, qui, de toute évidence, atteste une volonté d'inter
préter la doctrine de l'Ancienne Académie à la lumière des syst
èmesultérieurs33. Le témoignage ne nous semble donc pas de natu
re à réduire la part «d'énigme»34 que recèle pour nous l'histoire de
l'Ancienne Académie.

28 Cicéron, Ac. post., I, 5, 19: primam partem illam bene uiuendi a natura
repetebant eique parendum esse dicebant. Nous montrerons dans la partie consa
créeà l'éthique que, contrairement à ce qu'affirmait Antiochus, le principe de
Γοίκείωσις fut une découverte stoïcienne, même s'il avait des précédents acadé-
mico-péripatéticiens.
29 Ibid., 7, 29. Antiochus pouvait s'appuyer pour attribuer une telle concept
ion à l'Ancienne Académie sur la postérité du livre X des Lois, dans lequel Pla
ton développe une conception de la Providence, en apparence au moins, très
proche de celle des Stoïciens, cf. sur ce point l'excellente étude de J. Moreau,
L'âme du monde de Platon aux Stoïciens, Paris, 1939, notamment p. 80-84.
30 Ibid., 8, 32 : res ... ita mobiles et concitae, ut nihil umquam unum esset
aut constans. Ce passage a été utilisé par H. J. Krämer, Platonismus . . ., p. 62,
pour affirmer la continuité entre Platon, l'Ancienne et la Nouvelle Académies.
31 M. Isnardi Parente, éditrice de Speusippe et de Xénocrate, cf. supra,
p. 20, n. 47, n'a pas fait figurer ce passage dans les témoignages sur la pensée
de ces philosophes.
32 Cf. Isnardi Parente, Speusippo, frg. 34-37 et Senocrate, frg. 92-122.
33 Cicéron, Ac. post., I, 7, 25-29. Sur ce passage cf. infra, p. 552-556.
34 Nous détournons ainsi volontairement de son sens l'expression employée
par H. Cherniss dans le titre de son livre, cf. supra, p. 20, n. 47, qui est consacré
148 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

De même, il est certain que le discours de Varron ne permet


pas de comprendre de manière satisfaisante quel était le sens du
consensus qu'Antiochus croyait pouvoir déceler entre l'Ancienne
Académie d'une part, le Lycée et le Portique d'autre part, tout en
ayant une idée fort nette de ce qui séparait ces écoles. Ne nous est-
il pas dit qu'Aristote «ruina» la théorie platonicienne des Formes,
que Théophraste «brisa avec plus de violence encore l'autorité de
l'ancienne doctrine» et que le sensualisme stoïcien était un élément
entièrement nouveau par rapport au platonisme35. La force des
termes employés suggère l'hérésie plutôt que la correctio et l'on
conçoit mal a priori que l'Ascalonite ait cherché à minimiser de tel
les divergences. En fait, cette volonté d'arrêter la «vraie» philoso
phie aux successeurs immédiats de Platon et de réduire à des cor-
rectiones des doctrines aussi importantes que l'aristotélisme ou le
stoïcisme ne manquait pas d'ambiguïté : si elle faisait participer le
Stagirite et Zenon à la perfection doctrinale de leurs maîtres, elle
les plaçait par là-même dans une situation de subordination par
rapport à eux. La motivation fondamentale de la philosophie de
l'Ascalonite semble donc avoir été moins le souci de rechercher des
convergences réelles que le désir de réduire au rang d 'épigones du
platonisme les Péripatéticiens et les Stoïciens36.
Ces considérations de Varron sur l'histoire de l'Académie et
sur les modifications subies par le platonisme ont ceci de particul
ier qu'elles sont constamment construites selon la division de la
philosophie en trois parties, comme on peut le constater dans le
tableau suivant :
§§ 5-6 : la comparaison entre la philosophie de l'Académie et

à la distorsion entre ce que nous savons de la théorie des Formes et la manière


dont l'Ancienne Académie présentait celle-ci.
35 Cicéron, Ac. post., I, 9, 33-35; 11, 40. Ces passages sont au cœur des
interrogations sur la philosophie d'Antiochus d'Ascalon. Tout récemment en
core, H. Tarrant, op. cit., p. 122, y a vu la preuve que l'Ascalonite considérait
le stoïcisme comme la forme la plus parfaite du platonisme. Or, ce que Var-
ron-Antiochus dit de Zenon c'est qu'il «avait tenté de corriger» la philosophie
platonicienne (corrigere conatus est disciplinant). Cette expression ne signifie
nullement qu'Antiochus lui-même approuvait cette correctio, cf. infra, p. 188,
n. 24.
36 Alors que les Stoïciens, conscients de ce qu'ils devaient à Platon, cher
chaient eux-mêmes à s'en différencier, ou à se l'annexer. Zenon écrivit un Προς
τήν Πλάτωνος πολιτείαν, cf. Plutarque, Sto. rep., 8, 1034 f = S.V.F., I, 260) et
Persée un Προς τους Πλάτωνος νόμους (Diog. Laërce, VII, 36 = S.V.F., I, 435).
Antipater, au contraire, vit dans Platon l'inventeur de la formule du τέλος stoï
cien, cf. Clément Al., Strom., V, 14, 6 = S.V.F., III, 56 Antipater.
ANALYSE DE L'ŒUVRE 149

celle du Jardin est organisée selon l'ordre : logique37,


physique, morale;
§§ 19-33 : exposé de la doctrine de l'Ancienne Académie : morale,
physique, logique;
§§ 33-34 : la correctio péripatéticienne : logique, morale, physique.
La division de la philosophie prend ici la forme de la
succession chronologique : Aristote, Théophraste, Stra-
ton;
§§ 35-42 : la correctio stoïcienne : morale, physique, logique. Cet
ordre, qui diffère de celui attribué par Diogene Laërce à
Zenon et à Chrysippe, est le même que celui utilisé dans
les §§ 19-33 38. Faut-il interpréter cette concordance
comme un signe destiné à mettre en lumière la dépen
dance de la doctrine stoïcienne par rapport à l'Ancienne
Académie? Cela ne nous paraît pas invraisemblable.

Deux grandes études ont été consacrées à cette question de


l'ordre des parties de la philosophie39. Pour P. Boyancé, ce fut
Antiochus d'Ascalon qui bouleversa l'ordre traditionnel (physique,
éthique, logique), utilisé jusque là par l'Académie et par le Porti
que, de façon à marquer la primauté de la morale, qualifiée de
« partie la plus nécessaire de la philosophie ». De son côté, P. Hadot,
analysant le même problème depuis Xénocrate qui, selon toute
probabilité, fut l'initiateur de la division tripartite, jusqu'aux Néop
latoniciens, en a conclu qu'on vit apparaître à partir du Ier siècle
ap. J.-C. une classification «fondée essentiellement sur la notion de
progrès spirituel», qui, prenant comme point de départ l'éthique,
aboutissait à l'époptique, c'est-à-dire la contemplation de la vérité.
En conciliant ces deux recherches, on constate que l'ordre

37 Nous employons ce terme pour simplifier la présentation. En fait, Cicé-


ron parle des dialectici au § 5 et évoque au § 30 la philosophiae pars quae erat in
ratione et in disserendo.
38 Diog. Laërce, VII, 40 : Zenon et Chrysippe utilisaient l'ordre logique-phys
ique-éthique, tandis que Diogene de Ptolemaïs commençait par l'éthique;
Cléanthe semble avoir préféré une division en six parties (dialectique, rhétori
que, éthique, politique, physique, théologie).
39 P. Boyancé, Cicéron et les parties de la philosophie, p. 136 sq.; P. Hadot,
Les divisions . . ., p. 201-223. P. Hadot a bien mis en lumière la spécificité de
chacune des utilisations de la division tripartite. Les Académiciens, dit-il, éta
blissaient entre les parties de la philosophie une hiérarchie correspondant à la
hiérarchie de leurs objets, de façon à élaborer une véritable « pyramide concept
uelle»; les Stoïciens s'intéressaient moins à la spécificité des parties qu'à la
solidarité entre elles; le troisième type de classification, sans exclure les deux
ordres, faisait intervenir «la dimension pédagogique», et il interférait avec une
théorie du progrès spirituel « esquissée par Plotin et systématisée par Porphyre »
(p. 220).
1 50 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

dans lequel Varron expose les trois parties de la philosophie


connut un succès durable et devint, en prenant une signification
nouvelle, puisque la primauté fut donnée à la contemplation mysti
queet non plus à l'éthique, celui du moyen et du néo-platonisme.
Dans l'ensemble, les arguments développés par P. Boyancé pour
démontrer qu'Antiochus fut bien le responsable de cette mutation
nous paraissent convaincants. Il reste cependant à expliquer pour
quoi Antiochus, qui prétendait restaurer l'Ancienne Académie,
avait pris sur lui de modifier l'ordre que la tradition attribuait à
Xénocrate40. Selon P. Boyancé, il aurait voulu faire de Socrate son
modèle; or, nous avons vu que Varron ne se réclame nullement de
celui-ci, dont le doute méthodique le gêne quelque peu, mais de
Platon, d'un Platon terriblement dogmatique41. Peut-être cet ac
cent mis sur l'éthique correspondait-il chez Antiochus à la prise en
considération de l'intérêt que manifestaient pour cette question ses
auditeurs romains, plus préoccupés par l'action que par la logique
ou par la physique.

Le discours de Cicéron

De ce texte il ne nous est parvenu qu'un court fragment, envi


ron le dixième du total, en admettant que le discours de Cicéron ait
eu la même longueur que celui de Varron. Si ce dernier évoquait
l'histoire de la philosophie comme un progrès dans la connaissanc
e, aboutissant après les tentatives incomplètes des physiciens et de
Socrate à la doctrine quasi parfaite de Platon et de l'Ancienne Aca
démie, l'Arpinate, en revanche, l'interprète comme un approfondis
sement du scepticisme, Arcésilas allant plus loin que la confessio
ignorationis des Présocratiques et de Socrate42. On songe à Montai
gne qui, pour justifier le pyrrhonisme, dira : « l'ignorance qui se
sait, qui se juge et qui se condamne, ce n'est pas une entière igno
rance : pour l'être, il faut qu'elle s'ignore soi-même»43, sans s'aper
cevoir qu'un tel principe convenait parfaitement à l'Académie d'Ar-
césilas. La suspension totale de l'assentiment n'est donc nullement
considérée par Cicéron comme une rupture par rapport à la tradi
tion philosophique, mais bien plutôt comme l'accomplissement de
celle-ci, et cette même idée sera défendue avec force par Plutarque
dans son Contre Colotès, où il est dit qu'Arcésilas ne cherchait nul-

40 Cf. sur ce point Sextus, Adu. Math., VII, 16. L'ordre de Xénocrate était :
physique-éthique-logique.
41 P. Boyancé, op. cit., p. 136.
42 Cf. supra, p. 15.
43 Montaigne, Essais, II, 12, p. 502 éd. Villey.
ANALYSE DE L'ŒUVRE 151

lement à faire preuve d'originalité, si bien que ses adversaires lui


reprochaient de s'abriter derrière les noms prestigieux44. D'où ce
paradoxe, que nous avons déjà eu l'occasion de signaler : l'Acadé
mie dite «Nouvelle» ne se reconnaissait pas en tant que telle et se
croyait fidèle à Socrate et à Platon. Il est vrai qu'à en juger par les
témoignages, cette fidélité, hautement revendiquée par Arcésilas,
fut passée sous silence par Camèade, dont il n'est affirmé nulle
part qu'il se situait dans la continuité de Platon45. Faut-il en dédui
re qu'il se considérait comme un hétérodoxe, comme le fondateur
d'une Académie n'ayant que le nom de commun avec l'école fon
dée par Platon? Rien n'est moins sûr, comme l'a montré en parti
culier J. Glucker46. On peut cependant supposer que dans le dis
cours de Cicéron ce scholarque était présenté comme le promoteur
d'une correctio par rapport à la dialectique d'Arcésilas. N'est-il pas
dit, en effet, que l'Académie se conforma parfaitement à cette
manière de raisonner usque ad Carneadem47? La phrase suivante,
commençant par Carneades autem, et malheureusement mutilée,
devait apporter les premières précisions sur les innovations imput
éesà Camèade48. Selon toute vraisemblance, il était fait allusion
dans la suite du texte aux limitations que selon Philon et Métrodore
leur maître aurait imposées à la suspension du jugement. C'est, en
tout cas, ce que suggère le rapprochement avec le Lucullus49.
Des deux discours qui composent ce premier livre des Acade-
mtca posteriora, nous dirons qu'ils sont très différents et par bien
des aspects semblables. Quoi de commun à première vue entre le
dogmatisme universel de l'Ancienne Académie selon Antiochus et
le doute absolu auquel se rallie Cicéron? Il y a là deux thèses si
parfaitement opposées que toute conciliation paraît impossible. Et
pourtant, les similitudes dans le contenu comme dans la méthode
sont indiscutables.
Pour Varron comme pour Cicéron, c'est dans l'Académie que
se trouve Γάκμή de la philosophie. Platon d'un côté, Arcésilas de
l'autre50, représentent l'accomplissement de tout ce qui était avant

44 Plutarque, Adu. Col, 26, 1121 F.


45 Nous essaierons de montrer dans les chapitres philosophiques de ce tra
vail que ce silence n'implique pas que Camèade ait abandonné les principes de
la dialectique platonicienne.
46 Sur la difficulté et la nécessité de considérer Camèade comme un Plato
nicien, cf. J. Glucker, op. cit., p. 48 sq.
47 Cicéron, Ac. post., I, 12, 46.
48 Sur le fait que Cicéron n'opposait pas véritablement Arcésilas et Camèad
e, cf. supra, p. 36, n. 110.
49 Cf. Luc, 20, 67; 24, 78; 35, 112.
so La préférence de Cicéron pour Arcésilas s'explique, au moins en partie,
par le fait que celui-ci avait accepté le principe de la perfection du sage et
152 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

eux lacunaire ou imparfait. Une telle conception de l'histoire de la


philosophie doit beaucoup au modèle aristotélicien, mais elle expri
meaussi la conscience qu'avaient les Académiciens, quelles que
fussent leurs divergences, de la prééminence de leur école et leur
détermination à continuer de lui assurer un rôle hégémonique
dans la philosophie.
Ce désir d'arrêter le temps, cette illusion d'être arrivé à un
point de quasi perfection, se heurtent dans un cas comme dans
l'autre à la constation que des hommes formés dans l'Académie ont
fait scission pour propager leur propre doctrine, ou, tout au moins,
ont imprimé des changements à celle qui leur avait été transmise.
Or, là encore, les réactions de Varron et de Cicéron sont similaires :
ils cherchent à minimiser cette instabilité de la philosophie et à rui
ner l'idée qu'il y aurait pu y avoir progrès véritable au-delà de Pla
ton, pour le premier, ou d'Arcésilas, pour le second.
Le premier dialogue des Académiques aboutissait donc, malgré
les apparences, à un consensus sur la définition de l'école platoni
cienne comme lieu de la perfection. Perfection dans la science ou
perfection dans le scepticisme, tel était désormais le discrimen.

Le Lucullus

Le prooemium

Le prooemium du Lucullus se caractérise par une construction


fort simple51. Une lecture, même rapide, montre qu'il se compose
d'une laudano junebris, dans laquelle sont exaltées les vertus de
Lucullus, suivie d'un passage où Cicéron répond à tous ceux qui
critiquent les études philosophiques ou la méthode de la Nouvelle
Académie. Nous savons que ce préambule, tout comme celui du
Catulus, fut ajouté à l'œuvre alors que celle-ci était déjà terminée,
mais la façon dont Cicéron s'exprime à ce sujet dans une lettre à

n'avait pas appliqué sa dialectique aux concepts moraux, ce que Camèade


devait faire avec tant d'éclat.
51 Sur ce problème du prooemium, l'ouvrage de référence reste celui, déjà
cité, de M. Ruch, Le prooemium . . . Pour une approche plus générale du dialo
guecicéronien, cf., en dehors de l'ouvrage pionnier de R. Hirzel, Der Dialog,
déjà cité, cf. H. Schlottmann, Ars dialogorum componendorum, Rostock, 1889;
E.Becker, Technik und Szenerie des ciceronischen Dialogs, Münster, 1938;
J. Fraudeau, L'art et la technique dans les dialogues de Cicéron, Paris, 1943;
W. Süss, Die dramatische Kunst, dans Hermes, 80, 1952, p. 419-436; P.Grimal,
Caractères généraux du dialogue romain de Lucilius à Cicéron, dans Information
littéraire, 7, 1955, p. 192-198.
ANALYSE DE L'ŒUVRE 153

Atticus a été diversement comprise. Il écrit, en effet, qu'«à ces


livres ont été ajoutés de nouveaux prologues, qui font l'éloge des
deux hommes»52, et l'on s'est beaucoup interrogé sur ce que
recouvre exactement dans le cas du Lucullus l'expression nouum
prohoemium53. Il nous semble que l'argumentation la plus
convaincante sur ce point est celle de M. Ruch, pour qui le raccord
entre les deux prohoemia se trouverait au milieu du § 7 {Restât
unum genus reprehensorum . . .)54.
C'est dans lé De oratore que Cicéron a développé les règles du
genre rhétorique de la laudatio, qu'il ne semble pas apprécier outre
mesure et qu'il rattache à une tradition grecque plutôt que romain
e55.Dans ces panégyriques, dit-il, il convient de louer les vertus
comme la clémence, la justice ou le courage «qui sont riches en
fruits, plus encore pour la société tout entière que pour ceux qui
les possèdent»56. En revanche, celles qui tiennent plus à la qualité
morale de l'individu, telles la sagesse ou la grandeur d'âme, il faut
certes les glorifier, mais sans se dissimuler que l'auditoire y est
moins sensible parce qu'il se sent moins concerné57. Cette hiérar
chieest respectée dans la laudatio de Lucullus, qui est en grande
partie consacrée à narrer ses exploits guerriers et à décrire l'habi
letéavec laquelle il sut organiser l'administration des cités
d'Asie58. Cependant, à l'intérieur même de l'éloge des qualités
publiques intervient une évocation de la prodigieuse mémoire du
général59, qui n'a d'autre but que de préparer la deuxième partie

52 Cicéron, Ait., XIII, 32, 3, écrite de Tusculum le 19 mai 45 : his libris noua
prohoemia sunt addita, quibus eorum uterque laudatur.
53 Les manuscrits donnent dans cette lettre la graphie prohoemia qui a été
conservée par les éditeurs.
54 M. Ruch, op. cit., p. 263-267; A.B. Krische, op. cit., p. 140, avait, au
contraire, affirmé que la séparation entre les deux préambules se fait au § 9.
55 La tradition purement romaine est celle de la laudatio funebris, dépouill
ée d'ornements rhétoriques. Mais, d'une part, Cicéron se montre fort sévère à
l'égard de cette tradition nationale qu'il estime peu conforme à l'objectivité his
torique (cf. Brutus, 16, 62) et, d'autre part, il reconnaît (De or., II, 84, 341) l'exi
stence d'un certain syncrétisme entre la laudatio grecque et celle des Romains.
Sur la réserve cicéronienne à l'égard de ce genre, cf. M. Durry, Laudatio funeb
riset rhétorique, dans RPh, 68, 1942, p. 105-114.
56 Cicéron, De or., II, 84, 344 : omnes enim hae uirtutes non ipsis tam, qui
eas habent, quant generi hominum fructuosae putantur.
57 Ibid.
58 Cicéron, Luc, 1, 3 : in eodem tanta prudentia fuit in constituendis tempe-
randisque ciuitatibus, tanta aequitas, ut hodie stet Asia Luculli institutis seruan-
dis et quasi uestigiis persequendis. Sur l'organisation des cités d'Asie par Lucull
us, cf. Van Ooteghen, op. cit., p. 35 sq., qui souligne la «mansuétude» dont fit
preuve Lucullus.
59 Ibid., 1, 2.
154 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

de l'éloge, celle où Cicéron se propose de faire connaître un aspect


qu'il affirme peu connu de la personnalité de Lucullus, son intérêt
pour la culture et tout particulièrement pour la philosophie. En
réalité, beaucoup de Romains devaient savoir que le philhellénisme
de Lucullus ne s'était pas limité à protéger les cités grecques
d'Asie. Ne possédait-il pas, en effet, à Rome une bibliothèque riche
en beaux livres, dans laquelle il accueillait «comme dans une
retraite des Muses», dit Plutarque, les Grecs qui voulaient y travaill
er, si bien que sa maison était pour eux «un foyer et un pryta-
née»60? La difficulté consistait cependant pour Cicéron à faire
admettre que Lucullus avait été non seulement un passionné de
culture grecque, mais aussi un homme suffisamment intéressé par
la philosophie pour se préoccuper du critère de la connaissance et
pour retenir dans les moindres détails un long exposé sur ce sujet.
Il est dit dans le De inuentione que la probabilité ne peut être obte
nue que sì personarum dignitates seruabuntur61. Or, même si Lu
cullus avait aimé discuter avec les philosophes, même s'il lui était
arrivé de citer Platon, le rôle qu'il assumait dans le dialogue était
contraire à la vraisemblance. Confronté à ce problème, Cicéron a
donc d'abord pensé que le prologue, en amplifiant ces éléments
réels qu'étaient le philhellénisme de Lucullus et son extraordinaire
mémoire, lui permettrait de donner au dialogue les couleurs de la
vérité. Il faut croire que le procédé lui parut finalement peu
convaincant; en effet, il renonça très vite à la distribution initiale
des rôles.
La suite du prologue se présente à la fois comme une interro
gation sur la dernière partie de la laudano et comme un dépasse
ment de celle-ci, par ce mouvement du singulier vers l'universel si
cher au Platonicien Cicéron62. Se demandant s'il ne porte pas tort
à ceux qu'il veut honorer en les faisant intervenir dans des discus
sionsphilosophiques, puisqu'il les expose aux critiques des adver
saires de la philosophie, il intègre le cas particulier de Lucullus
dans ce qui ressemble fort à cette quaestio : quelle place doit occu
perla philosophie dans la vie d'un homme politique? Sa réponse,
qui est aussi la justification de l'entreprise qu'il a commencé à réa
liser avec YHortensius, il la trouve une fois de plus dans l'histoire,
puisqu'il évoque comme auctores Caton, qui apprit le grec dans sa
vieillesse, et surtout Scipion Emilien, exemple incontestable de la

60 Plutarque, Luc, 42, 1.


61 Cicéron, Inu., I, 21, 29.
62 Sur la facilité de Cicéron à passer de la causa à la quaestio, cf. A. Michel,
Rhétorique et philosophie . . ., art. cit., p. 163-164.
ANALYSE DE L'ŒUVRE 155

compatibilité entre le mos maiorwn et la philosophie63. Elle comp


orte deux aspects : la reconnaissance du primat de l'action polit
iqueet l'affirmation que la réflexion philosophique est digne des
hommes «les meilleurs et les plus considérables», lorsqu'elle ne se
fait pas au détriment de l'activité publique. Cette argumentation
reste cependant modérée, elle n'a ni la véhémence du prooemium
du Torquatus64, où Cicéron dit qu'il vaudrait mieux interdire la
méditation que de lui imposer une mesure, ni, a fortiori, l'enthou
siasmepresque mystique de l'éloge de la philosophie au début de
Tusc. V. La fermeté avec laquelle il est rappelé que les études ne
doivent pas détourner de la politique, la rigidité de la séparation
qui est établie entre les deux domaines, nous placent en deçà de
cette réflexion sur le problème des Βίοι, qui, comme l'a montré J.-
M. André65, constitue l'un des aspects les plus intéressants de la
pensée cicéronienne. Nous sommes là plus près du Pro Archia que
du De Republica, du Pro Sestio ou de ÏHortensius, car le but recher
ché est moins d'analyser cette question dans sa complexité que de
justifier la présence de Lucullus dans le dialogue. Parce qu'il sait
que le débat entre le πρακτικός βίος et le θεωρητικός βίος, symbolis
é par la confrontation entre Dicéarque et Théophraste66, est le
plus souvent vécu à Rome à travers une opposition entre les
valeurs de la cité et une recherche philosophique ressentie comme
étrangère à celles-ci, Cicéron présente ici une solution de comprom
is, fondée sur son expérience personnelle, mais n'épuisant nulle-

63 Cicéron, Luc, 2, 5.
64 Cicéron, Fin., I, 1, 2 : «Je trouverais presque plus légitime l'intransigean
ce de tout à l'heure, nous interdisant la philosophie, que cette prétention de
fixer une limite à des choses qui n'en comportent pas et de vouloir de la mesure
en une chose qui vaut d'autant plus qu'elle est la plus grande ».
65 Cf. J.-M. André, op. cit., p. 264 sq., et notamment p. 331 : «Par tempéra
ment et par scrupule Cicéron ne peut accepter la vie contemplative : il peut tout
au plus en accepter l'idée, quand déboires et chagrins le chassent de la vie
sociale ... Ce qui reste bien établi, c'est que l'otium ne saurait avoir pour lui de
valeur absolue, non plus que le Βίος θεωρητικός : il y voit une tâche de vieilles
se, ou plutôt une assurance contre les dangers de la vieillesse, si présents dans
le De senectute et dans le De officiis. C'est la raison pour laquelle nous assistons,
dans les prooemia, au dialogue éternellement recommencé de Cicéron avec sa
conscience»; sur la relation de Yotium et de la dignitas dans Sest., 45, 98, cf. les
articles classiques de P. Boyancé, Cum dignitate otium, dans REA, 43, 1948, p. 5-
22, dans Études..., p. 114-139, et de C. Wirszubski, Cicero's cum dignitate
otium : a reconsideration, dans JRS, 44, 1954, p. 1-13, le premier insistant sur
l'aspect philosophique, et notamment péripatéticien de la formule, le second
sur ses implications politiques. Il est à noter que dans YHortensius, frg. 92
Ruch, Cicéron affirme que la connaissance de la nature doit être l'unique objet
de notre volonté, tout le reste nous étant imposé par la nécessité.
66 Cicéron, Au., II, 16, 3.
1 56 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

ment sa réflexion sur le sujet. Soucieux avant tout de respecter ce


que P. Grimal a appelé «la pudeur romaine devant l'enthousiasme
pour les choses de l'esprit»67, il exalte un équilibre entre les genres
de vie fondé sur une alternance dans le temps, et qui n'est que
l'image imparfaite de cette harmonie entre l'action et la contemp
lation à laquelle il a si constamment aspiré.
Les réponses que donne Cicéron à ceux qui lui reprochent
d'avoir choisi la Nouvelle Académie sont programmatiques de ce
que vont être et le dialogue lui-même et l'ensemble de la réflexion
philosophique. Du constat que l'obscurité des choses et la faiblesse
de l'entendement rendent la connaissance difficile naît, non pas la
defatigano, mais la conviction que la recherche doit être poursuivie
sans relâche. Remarquons également l'importance accordée dans
ce prologue au thème de la libertas. Entre le dogmatisme et le pro-
babilisme, dit Cicéron, il n'y a pas de différence de contenu, mais
la distance qui sépare l'homme libre de celui qui ne l'est pas68.
Ceux qui, séduits par un homme ou par un discours «s'y fixent
comme à un rocher» - on songe à Valéry écrivant que les éponges
et les sots ont en commun le fait d'adhérer69 - sont incapables
d'une quête exigeante de la vérité, alors que le probabiliste pours
uitinlassablement sa quête. Lorsque Cicéron se demande qui peut
décider qu'un tel est sage, lorsqu'il dit des dogmatiques qu'ils «se
rangent à l'autorité d'un seul», son propos est assurément d'ordre
philosophique, il vise l'attachement inconditionnel des Épicuriens
ou des Stoïciens à leur doctrine, mais il ne fait pas oublier que ces
phrases ont été écrites à un moment où précisément un seul hom
mes'empare de la totalité du pouvoir politique70. Pour Cicéron la
dictature et le dogmatisme philosophique deux aspects d'une
même réalité71. Le Lucullus ne peut donc pas être lu indépendam
ment du contexte historique dans lequel il a été écrit. M. Ruch en
avait déjà eu l'intuition, qui proposait de voir dans le prologue un
«manifeste détourné» contre César coupable aux yeux de l'Arpina-
te d'avoir fait périr tant de Romains éminents72. Nous croyons

67 P. Grimai, Les jardins . . ., p. 363.


68 Cicéron, Luc, 3, 9 : Hoc autem liberiores et solutiores sumus quod integra
nobis est iudicandi potestas nec ut omnia quae praescripta a quibusdam et quasi
imperata sint defendamus necessitate ulla cogimur. Nous avons adopté la correc
tion de Reid qui a jugé que la leçon des manuscrits et quibus ne pouvait être
conservée.
69 Ibid., 8 : ad earn (disciplinam) tamquam ad saxum adhaerescunt. P. Valér
y,Eupalinos ou l'architecte, Paris, N.R.F., 1923, p. 123.
70 Ibid., 9 : Iudicauerunt autem re semel audita atque ad unius se auctorita-
tem contulerunt.
71 Cf. supra, p. 121, et infra, p. 633-634.
72 M. Ruch, Le prooemium . . ., p. 263, n. 2.
ANALYSE DE L'ŒUVRE 157

qu'il faudra aller plus loin dans cette direction et nous demander si
le dialogue tout entier n'est pas, sous une forme indirecte, un
chant à cette libertas que le peuple romain venait de perdre.

La mise en scène : la mer comme «excitant à douter»

Comme l'a si bien montré P. Grimai, les villas qui servent de


décor aux dialogues cicéroniens ne sont pas un cadre impersonnel,
elles ont un rôle «intellectuel», elles constituent un «excitant à pens
er»73. Lieux à'otium, c'est-à-dire de méditation et d'étude, mais
aussi de rencontre et de dialogues, elles offrent, par leurs jardins
ou par les paysages qui les entourent, le spectacle d'une beauté à la
fois naturelle et ouvrée par la main de l'homme, et stimulent l'es
prit à la réflexion philosophique. Cela est vrai pour la plupart des
grands dialogues et nous vaut ces textes admirables que sont, par
exemple, l'évocation d'Arpinum dans le dialogue préliminaire de
Leg., II, ou la description, si vraie dans sa simplicité, de la visite à
la bibliothèque de Caton, au début de Fin., III. C'est cependant
dans le Lucullus que le décor joue le plus grand rôle, parce qu'il est
présent, parce qu'il intervient, non seulement dans les premières
pages, mais dans une grande partie de l'œuvre.
L'entretien du Catulus était censé se dérouler dans la villa de
Catulus à Cumes, le Lucullus a pour cadre celle d'Hortensius à
Baules et ce choix exprime bien la continuité entre l'Hortensius et
les Académiques : le dialogue-protreptique ayant eu lieu chez Luc
ullus74, il convenait donc que ce fût l'avocat qui accueillît cette
fois ses amis. Ces visites incessantes étaient, la correspondance le
montre, un des aspects de Yotium dans les villas - «j'ai une basili
que, non une villa», écrit Cicéron à propos du Formianum75 - et
leur évocation apporte donc un élément de réalité très important
pour donner de la vraisemblance à la fiction des dialogues. Mais,
comme dans une pièce de théâtre, à l'unité de lieu s'ajoute l'unité
de temps : Cicéron et Lucullus arrivent de bon matin dans la villa
d'Hortensius avec l'intention d'en repartir en fin de journée pour
aller par mer l'un à Pompéi, l'autre à Naples76. La demeure d'Hor
tensius est donc le lieu où vont se croiser, pour un jour, à la fois

73 P. Grimai, op. cit., p. 363.


74 Cicéron, Hortensius, frg. 5 Ruch : Cum in uillam Luculli uentum esset,
omni apparata uenustatis ornatam. Le triomphe de Lucullus (63) et la mort de
Catulus (59) sont les deux dates entre lesquelles le dialogue est censé avoir eu
lieu. Cicéron cherche donc à convaincre ses lecteurs que dès cette époque il
était un fervent défenseur de la Nouvelle Académie.
75 Cicéron, Ait., II, 14, 2.
76 Cicéron, Luc, 3, 9.
1 58 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

deux itinéraires réels et deux pensées philosophiques. Ce paralléli


sme de la réalité vécue et de la philosophie dure jusqu'à la fin du
dialogue, le moment où Cicéron estime devoir s'arrêter de parler
étant aussi celui où le vent se lève et murmure aux voyageurs qu'il
faut embarquer77. L'Arpinate sait tirer merveilleusement parti de
cette insertion de l'œuvre dans le temps car, contrairement à Lu-
cullus qui ne fait qu'une allusion, et encore indirecte, à la mer
environnante, il décrit avec une sensibilité artistique raffinée les
variations de la lumière et le chatoiement du paysage marin : « cet
te mer, qui, en ce moment où commence à souffler le zéphir,
paraît pourpre, paraîtra de même à notre sage; seulement il ne
donnera pas son assentiment à cette apparence, puisque tout à
l'heure elle nous semblait d'un bleu sombre, et ce matin grise,
alors que maintenant, du côté où le soleil l'éclairé, elle blanchit,
scintille, et ne ressemble pas à la terre ferme qui en est proche»78.
Cette différence dans la manière de procéder des deux personna
ges est assez facilement explicable, si l'on tient compte de la situa
tion dans laquelle ils sont censés se trouver et des doctrines qu'ils
représentent. Lucullus prétend reproduire de mémoire une dispu-
tatio entendue à Alexandrie et les exemples qu'il utilise pour illus
trer la théorie de la connaissance sont très souvent impersonnels et
intemporels, ce qui convient fort bien à une philosophie dogmati
que qui prétend exprimer non pas une vérité, mais la vérité. Cicé
ron, en revanche, parce qu'il n'est pas aussi étroitement lié à une
source, et parce qu'il défend une pensée qui, dans un premier
temps en tout cas, privilégie le subjectif et le singulier, se réfère au
hic et nunc, et raisonne sur la manière dont il perçoit (ou plutôt ne
perçoit pas) la réalité qui l'entoure. Lorsqu'il veut prouver la fai
blesse des sens, il illustre son propos en disant l'impossibilité dans
laquelle il se trouve de voir la villa de Catulus à Pompéi ou un ami
se promenant dans le portique de Neptune à Pouzzoles, bien qu'au
cunobstacle ne lui dissimule ces lieux79. Et surtout, la mer en sa
mouvante permanence est dans son discours comme l'image de
cette vérité à la fois réelle et inaccessible, objet de la quête de la
Nouvelle Académie. Certes, l'eau qui déforme, qui met en question
les certitudes de sens, a toujours été présente dans l'argumentation

77 Ibid., 48, 147.


78 Ibid., 33, 105 : Mare Mud, quod nunc Fauonio nascente purpureum uide-
tur, idem huic nostro uidebitur, nec tarnen adsentietur, quia nobismet ipsis modo
caeruleum uidebatur, mane rauom, quodque nunc, qua sole collucet, albescit et
uibrat dissimileque est proximo et continenti. La seule allusion indirecte de
Lucullus au paysage environnant se trouve au § 61, lorsqu'il compare les Acadé
miciens aux Cimmériens, que la légende situait en Campanie.
79 Ibid., 25, 81.
ANALYSE DE L'ŒUVRE 159

des philosophes sceptiques, mais le génie de Cicéron est d'avoir su


dépasser des sophismes scolaires trop souvent répétés. Lucullus
n'ayant guère été convaincu par l'exemple de la rame brisée80, ce
sont les jeux de la lumière et les reflets de l'onde, c'est la nature
elle-même, qui lui prouveront la fragilité des certitudes humaines.
«Le Temps scintille et le Songe est savoir», dira le poète81; dans le
Lucullus, au contraire, ce que la mer apprend au philosophe, c'est
qu'ici-bas le Savoir est songe.

Le discours de Lucullus

Le discours de Lucullus a comme point de départ un épisode


que nous avons déjà évoqué, l'arrivée à Alexandrie des livres ro
mains de Philon82. Lucullus se décrit lui-même comme un témoin
attentif, désireux de connaître les causes d'une si vive controverse
et n'hésitant pas à consacrer plusieurs journées à écouter des dis
cussions philosophiques : d'abord une disputano in utramque par
tent entre Antiochus et l'Académicien Heraclite de Tyr, puis une
sorte de colloque auquel auraient participé ces deux philosophes,
mais aussi Aristus, frère d'Antiochus, ainsi qu'Ariston et Dion, l'un
péripatéticien, l'autre académicien. Ce luxe de précisions a une
fonction bien précise : il vise à rendre crédible la participation de
Lucullus au dialogue, en montrant qu'il avait puisé son informat
ion philosophique aux meilleures sources. Mais il apparaît tout de
suite une contradiction, sur laquelle nous aurons à revenir : alors
que les innovations de Philon ont été présentées comme la cause
directe de tous ces débats, Lucullus annonce au § 12 que dans son
exposé il laissera de côté «la partie qui se rapporte à la critique de
Philon», estimant préférable de s'attaquer à Arcésilas ou à Camèad
e plutôt qu'au scepticisme affadi du philosophe de Larissa. Pour
quoi accorder une telle importance à Philon pour aussitôt après
affirmer qu'il ne mérite pas la moindre considération?
Dans les paragraphes suivants (13-16), Lucullus réfute la
conception académicienne de l'histoire de la philosophie, telle
qu'elle avait été exposée par Cicéron dans le Catulus. L'Arpinate
avait invoqué les Présocratiques, Platon et Socrate, voyant en eux
les prédécesseurs d'Arcésilas. Aux yeux de Lucullus, au contraire,
cette tradition est aussi artificielle que celle construite par les
populäres pour justifier leurs entreprises séditieuses et Arcésilas est
en tout point comparable à Tibérius Gracchus qui «vint pour trou-

80 Ibid., 7, 19.
81 P.Valéry: Le cimetière marin, v. 12.
82 Luc, 4, 11-12, cf. supra, p. 52.
160 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

bler le repos dans la meilleure des républiques»83. Ce parallélisme


entre le destin de Rome et celui de l'Académie, toutes deux déchi
réespar des querelles internes, n'est pas seulement une trouvaille
ingénieuse destinée à présenter le général comme un homme aussi
soucieux d'ordre en philosophie qu'en politique. En fait, Lucullus
interprète l'histoire de l'Académie à partir du modèle idéaliste du
De republica : la perfection a existé dans le passé, mais il y a eu
déchirure et apparition de la confrontation là où régnait l'unité. Ce
qu'il rejette surtout, c'est la prétention de la Nouvelle Académie à
s'approprier Socrate et Platon84. Fort, quant à lui, de cette certitu
de que la philosophie doit se limiter à retrouver cet insurpassable
système commun selon lui à l'Ancienne Académie et au Lycée, il
ironise à l'égard de l'Arpinate et du courant philosophique dont
celui-ci se réclame : même si l'on admet, dit-il en feignant de faire
une concesssion, que les Anciens ne soient parvenus à aucune
connaissance certaine, quel progrès les nombreux penseurs de la
Nouvelle Académie ont-ils fait faire à la philosophie85? Le but de
Lucullus lorsqu'il pose cette question est évidemment de présenter
la démarche d'Arcésilas et de ses successeurs comme une quête
absurde, parce que sans objet ni résultat. Il admettrait à la rigueur
une conception de la recherche philosophique qui fasse une part
importante au temps - le temps est un bon auxiliaire, dit Aristote,
si prisé par Antiochus86 - mais il ne peut comprendre cette stagna
tion dans l'ignorance qu'il attribue à la Nouvelle Académie. L'im
portance de cet argument est telle pour lui qu'il l'utilise non seul
ement au début, mais aussi à la fin de son discours, car les derniers
mots qu'il prononcera seront pour adjurer Cicéron, l'homme qui a
mis au jour la conjuration de Catilina, de ne pas se complaire dans
une philosophie qui nie la possibilité de toute connaissance
ne 87

83 Ibid., 5, 15 : turn exortus est ut in optima repüblica T. Gracchus qui otiutn


perturbarci, sic Arcesilas qui constitutam philosophiam euerteret. Dans ce même
paragraphe, Lucullus reprend la doctrine antiochienne du consensus, mais en
accordant beaucoup moins d'importance aux correctiones que ne l'avait fait
Hortensius, si nous admettons que celui-ci prononçait dans le Catulus le même
discours que Varron dans la dernière version. Voici, en effet, comment il évo
que, loc. cit., l'accord des trois écoles : Plato . . . reliquit perfectissimam discipli
nant, Peripatericos et Academicos, nominibus differentis re congruentis, a quibus
Stoici ipsi uerbis magis quant sententiis dissenserunt.
84 Ibid.
85 Luc, 6, 16.
86 Aristote, Eth. Nie, I, 7, 17, 1098a, 23-24. Aristote parle dans ce passage
de la recherche des détails une fois que l'on a posé un principe.
87 Cicéron, ibid., 19, 62 : Vide, quaeso, etiant atque etiam ne illarunt quoque
rerunt pulcherrimarum a te ipso minuatur auctoritas.
ANALYSE DE L'ŒUVRE 161

De la définition du problème, il est dit dans le premier traité


rhétorique cicéronien qu'elle doit se faire aperte et breuiter**. Lu-
cullus se conforme parfaitement à cette règle lorsqu'il annonce
que son discours sera à la fois un réquisitoire contre la Nouvelle
Académie et un plaidoyer en faveur du critère stoïcien, c'est à dire
la démonstration que l'évidence est le signe de la vérité89. Mais ce
rigoureux énoncé du projet a été précédé de quelques allusions très
denses aux débats qui divisaient les écoles. Nous apprenons ainsi
qu'un certain nombre de Stoïciens refusaient de débattre avec les
Académiciens de la vérité des perceptions, tant ils estimaient que
celle-ci était du domaine de l'évidence90. Lucullus au contraire, se
range du côté d'Antipater, qui considérait qu'il ne fallait pas refu
serla discussion et que rien ne devait échapper à la définition. On
n'a pas remarqué que ce mouvement est exactement le même que
celui que nous trouvons au début de Fin., I, lorsque Torquatus,
tout en soulignant que pour Epicure le plaisir ne doit pas être défi
ni,dit que lui-même fait partie de ceux qui croient que la justesse
de la doctrine n'est pas suffisante pour convaincre et qu'il faut
savoir démontrer et discuter91. S'agit-il là d'un procédé rhétorique,
comme l'a affirmé M. Ruch à propos du Lucullus92? Nous croyons,
au contraire, que cette similitude entre deux pensées réellement
aussi différentes que celle de Torquatus et de Lucullus a son
importance pour l'histoire de la philosophie. Elle correspond à
l'apparition (peut-être à la suite des controverses avec l'Académie)
à l'intérieur des écoles épicurienne et stoïcienne d'une attitude
moins ouvertement dogmatique, fondée sur la conviction qu'à la
mise en cause de l'évidence il ne suffit pas d'opposer l'évidence
elle-même, mais toute une argumentation fondée sur celle-ci. Il est
toujours difficile pour un philosophe dogmatique d'admettre que
son système repose sur des postulats, que ses adversaires ne sont
pas nécessairement des ignorants ou des gens de mauvaise foi.

88 Cicéron, Inu., I, 16, 23.


89 Cicéron, Luc, 6, 18 : Qua re omnis oratio contra Academiam suscipitur a
nobis ut retineamus earn definitionem quant Philo uoluit euertere. La définition
stoïcienne de la représentation « comprehensive » ainsi que l'attitude de Philon à
l'égard de celle-ci seront étudiées dans la partie concernant la logique.
90 Ibid., 6, 17 : Nous ne savons pas à qui Lucullus fait exactement allusion,
mais cette attitude sera, en tout cas, celle d'Epictète, qui dit ne pas avoir de
temps à perdre pour de telles discussions, Entretiens, I, 27, 15.
91 Cicéron, Fin., I, 10, 31. Ce texte a été commenté avec beaucoup d'intell
igencepar E. Asmis, Epicurus scientific method, Ithaca et Londres, 1984, p. 220-
224, où elle montre que l'effort d'explication réclamé par Torquatus ne consti
tue pas une rupture par rapport à l'épicurisme.
92 M. Ruch, La disputatio in «utramque partent» dans le «Lucullus» et ses
fondements philosophiques, dans REL, 47, 1969, (p. 310-335), p. 313.
162 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

Antipater et le courant dont se réclame Torquatus, tout en ne


cédant rien sur le fond, acceptaient l'idée que le problème pouvait
se poser et faisaient confiance au raisonnement pour imposer ce
qu'ils considéraient être des vérités premières.
S'il fallait une preuve supplémentaire du caractère philosophi
que de ce passage, il suffirait de citer cette longue allusion aux
innovations philoniennes, si importante pour notre connaissance
du maître de Cicéron et si délicate à interpréter qu'elle fera l'objet
d'une étude à part93. Mais, même en laissant de côté les difficultés
proprement philosophiques, nous nous heurtons à ce qui paraît
être une incohérence dans la construction de l'œuvre. En effet,
alors que Lucullus avait expressément déclaré au § 12 qu'il ne
s'occuperait pas de Philon, le considérant moins redoutable que
Camèade ou Arcésilas, il termine cette présentation de son propos
en disant : «c'est pourquoi toute notre discussion contre l'Académie
est entreprise par nous pour maintenir la définition que Philon a
voulu renverser». Le seul moyen de concilier les deux textes est de
comprendre que Philon, quelles que fussent ses innovations, avait
continué à critiquer le critère stoïcien, la représentation «compreh
ensive», exactement comme l'avaient fait ses prédécesseurs. C'est
là une hypothèse que seule l'étude des sources et l'analyse philoso
phique pourront nous permettre de confirmer.
On s'accorde à reconnaître dans l'exposé théorique de Lucullus
(19-62) deux parties nettement délimitées avec comme ligne de sépa
ration le § 40, où le défenseur du stoïcisme déclare : «voyons main
tenant la discussion que les Académiciens soutiennent contre
nous»94. Sur la signification de cette division, les avis sont très par
tagés. R. Hirzel, pensant que tout le discours de Lucullus dériverait
du Sosus, a vu dans cette séparation le signe que Cicéron a utilisé un
dialogue pour écrire ce texte95. A. Lörcher a jugé cette hypothèse
peu vraisemblable et il a suggéré lui-même une explication assez
compliquée, qui nous paraît peu convaincante96. Pour J. Glucker,
Cicéron a utilisé deux textes différents d'Antiochus, l'un étant le
Sosus, l'autre une œuvre plus tardive écrite par le philosophe juste
avant sa mort, et disant à peu près la même chose97. M. Ruch, enfin,

93 Cicéron, Luc, 6, 18, cf. supra, n. 89 et infra, p. 294-295.


94 Ibid., 13, 40 : nunc ea uideamus quae contra ab his disputari soient.
95 R. Hirzel, Untersuchungen . . ., t. 3. p. 264 sq.
96 A. Lörcher, Das Fremde . . ., p. 253. Pour ce savant, Cicéron a pu insérer
dans sa source antiochienne un passage de la source de son propre discours.
97 J. Glucker, op. cit., p. 416 : This seems to indicate that in his later years,
Antiochus attempted to refute the arguments raised against his own position by
the sceptical Academy - that is by Philo in his last years. But there was nothing
essentially new in such arguments : only more force.
ANALYSE DE L'ŒUVRE 163

refusant de raisonner en termes de Quellenforschung, s'est efforcé


de mettre en évidence le schéma oratoire de cet exposé dans lequel
il a discerné une oratio suivie d'une dissertano, c'est-à-dire, pour
reprendre ses propres termes « une partie préjudicielle et une partie
dialectique»98. Nous estimons comme lui qu'il est possible d'expli
quer la construction de ce discours sans recourir à des hypothèses
de sources, très fragiles sur un point si précis, mais les termes qu'il
a utilisés pour définir chacun des deux moments nous paraissent
inadéquats. Lorsque Lucullus dit omnis oratio contra Academiam
suscipitur a nobis. . . (§ 18), il n'y a aucune raison d'affirmer que le
terme oratio ne désigne que la première partie de son propos. De
même, nous ne voyons pas en quoi les § 40-63 pourraient être caract
érisés de manière satisfaisante par le terme de dissertano, étant
donné que celui-ci n'a jamais désigné un discours de type dialecti
que. En réalité, à partir du moment où l'exposé est qualifié de patro-
cinium", il fait chercher en lui la construction habituelle d'une
plaidoirie, et là où M. Ruch a cru prouvoir discerner une oratio et
une dissertano, nous retrouvons la division classique confirmatio /re-
prenhensio 10°. Lucullus expose sa propre théorie de la connaissance
avant d'examiner et de réfuter les objections qui lui sont adressées
par la Nouvelle Académie. C'est du moins ce qui est annoncé, car
l'analyse des deux parties va nous montrer qu'en réalité elles ne
sont pas très différentes, ni dans leur contenu ni dans leur ton. Est-
ce une maladresse dans la composition? Pas nécessairement, si l'on
se rappelle que Cicéron explique dans le De Oratore qu'il faut tout
ensemble asseoir solidement ses preuves et ruiner celles de l'adver
saire,car l'unité de plan est indispensable pour assurer le succès de
l'argumentation101. C'est cette solidarité de la démonstration doctri
naleet de l'élément dialectique que l'on va retrouver dans le dis
cours de Lucullus, et parce que les deux thèmes s'entrecroisent sans
cesse et se confondent parfois, il arrive au lecteur de ressentir une
certaine impression de confusion. Il faut, pour dissiper celle-ci,
comprendre qu'à aucun moment il ne s'agit d'un soliloque et que

98 M. Ruch, loc. cit.


99 L'expression illud tuum perspicuitatis patrocinium est employée par Ci
céron à propos du discours de Lucullus au § 105.
100 Cicéron, Inu., I, 24, 34 : Confirmatio est per quant argumentando nostrae
causae fidem et auctoritatem et firmamentum adiungit oratio. On peut considé
rer que la narratio se trouve au début du discours de Lucullus dans le récit de
la rupture introduite par Arcésilas dans l'Académie. La reprehensio est ainsi
définie, ibid., 42, 78 : reprehensio est per quant argumentando aduersariorum
confirmatio aut infirmatur aut eleuatur.
101 Cicéron, De or., II, 81, 331 : Turn suggerendo sunt firmamenta causae
coniuncte et infirmandis contrariis et tuis confirmandis. On trouve déjà une idée
proche de celle-là dans Aristote, Rhét., II, 26, 1403a, 26.
164 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

Lucullus s'adresse en permanence à un interlocuteur dont la pré


sence est ressentie à la fois comme une menace pour sa doctrine et
comme le moyen d'établir plus solidement celle-ci en triomphant
des objections les plus redoutables.
Le schéma logique de la première partie (§ 19-40) est dans son
principe d'une lumineuse simplicité. Lucullus construit une vérita
ble pyramide de la connaissance qui, ayant pour base les sensat
ions, culmine avec les vertus et la science, puis il parle de l'assen
timent, c'est-à-dire de ce qui permet la liaison entre la théorie et la
pratique. Cette métaphore de la pyramide, si elle rend bien compte
de l'unité des fonctions sensorielles et intellectuelles qui est au cen
tre de cette doctrine, doit d'ailleurs être corrigée car elle évoque
quelque chose de statique, d'immuable même, alors que ce qui
sous-tend l'exposé, c'est, au contraire, l'idée d'une dynamique per
mettant de passer sans rupture de la sensation à la sagesse. Mais
cette cohérence, qui apparaît évidente quand on résume les paroles
de Lucullus, est comme occultée par la densité des mises en cause
de la Nouvelle Académie, lesquelles forment un contrepoint à
l'énoncé dogmatique. A chacune des étapes de cet itinéraire qui
conduit, sans solution de continuité, de la représentation à la sagess
e, Lucullus montre à quelles aberrations aboutirait l'acceptation
du postulat fondamental de la Nouvelle Académie, celui de l'imposs
ibilité de distinguer avec certitude une représentation vraie d'une
représentation fausse. Le passage le plus caractéristique de cette
manière de raisonner nous semble être celui dans lequel Lucullus
veut montrer que sans représentation vraie, il n'est ni action ni
sagesse possible :
«Mais cette représentation qui la (= ορμή) met en mouvement
doit d'abord paraître et être crue vraie, ce qui serait impossible si
une représentation vraie ne pouvait être distinguée d'une représent
ation fausse. Or, comment l'âme peut-elle être poussée à recher
che un objet sans percevoir si l'objet qui lui apparaît est conforme
ou étranger à la nature? De même, si l'âme ne se représente pas
quel est son devoir, elle ne fera jamais rien, elle ne sentira aucune
impulsion, elle ne se mettra jamais en mouvement. Si elle est à
quelque moment sur le point d'agir, il faut que ce qui se présente à
elle lui paraisse vrai»102.

102 Ibid., 8, 25 : Mud autem quod mouet prius oportet uideri eique credi,
quod fieri non potest, si id quod uisum erit discerni non potest a falso. Quo modo
autem moueri animus ad appetendum potest, si id quod uidetur non percipitur
accomodatumne naturae sit an alienum? Itemque, si quid offidi sui sit non
occurrit animo, nihil umquam omnino aget, ad nullam rem umquam impelletur,
numquam mouebitur. Nous avons légèrement modifié la traduction de la Pléia
de.Sur le problème philosophique de la ορμή, cf. infra, p. 214, n. 24.
ANALYSE DE L'ŒUVRE 165

Le bien fondé du postulat de départ a été prouvé grâce à une


démonstration par l'absurde, mais cet absurde n'est pas neutre,
indifférencié; il a, si l'on peut dire, pour Lucullus les couleurs de
la Nouvelle Académie, il découle de la prise en compte du principe
d'acatalepsie sur lequel Arcésilas a bâti toute sa philosophie. Au
demeurant, une étude plus fine permet de distinguer à l'intérieur
même de cette première partie trois moments différents :
- dans les § 19-25, la réfutation de la Nouvelle Académie
double en quelque sorte l'exposé de la théorie de la connaissance et
c'est donc le dogme qui prime sur la dialectique;
- celle-ci est, au contraire, au premier plan dans les § 26-29
où Lucullus part des prémisses mêmes de l'adversaire pour mont
rer qu'un raisonnement rigoureux ne peut en déduire que des pro
positions contraires au sens commun : «si votre thèse est vraie . . .»,
«si toutes les représentations étaient telles qu'ils le prétendent . . .».
Lucullus/ Antiochus apparaît alors comme un redoutable dialecti
cien qui sait mettre en évidence les contradictions des Académic
iens fidèles à Arcésilas et à Camèade, leur demandant notamment
comment ils peuvent affirmer qu'il existe des représentations
vraies et d'autres fausses, alors qu'ils prétendent ne rien savoir. La
fin de ce deuxième moment est marquée de manière très nette :
«mais en voilà assez sur l'inconséquence de leur opinion . . .»;
- à partir du § 30 et jusqu'à la fin du § 39, la doctrine
reprend ses droits, sans que pour autant la critique de la pensée
académicienne soit véritablement laissée de côté. Lucullus expose
sa conception de la prénotion et de l'assentiment, mais en affron
tant toujours les objections de la Nouvelle Académie et en cher
chant à démontrer l'inanité de celles-ci. C'est ainsi qu'il est amené
à réfuter le probabilisme de Camèade dans lequel il voit un subter
fuge fort peu convaincant pour pallier les conséquences désastreu
ses de l'acatalepsie103. Dans tout ce passage, comme l'a justement
remarqué A. Lörcher, un certain nombre de formules laissent pen
ser que Cicéron a résumé ou, tout au moins condensé, sa source
pour éviter d'entrer dans des détails qui rendraient trop obscur
l'exposé de Lucullus 104.

L'analyse de la première partie du discours nous montre donc


que Lucullus y poursuit deux fins, tout à fait indissociables : pré
senter une philosophie de la connaissance fondée sur une très
grande confiance dans les sensations et en même temps prouver
que le doute radical a pour conséquence une vie sans connaissance

103 Ibid., 33.


Wld., 11, 55.
104 Cf. A. Lörcher, op. cit., p. 251.
166 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

ni valeur morale et donc la destruction de tout ce qui est spécif


iquement humain: «donc ceux qui disent que rien ne peut être
compris, nous arrachent les instruments mêmes et les parures de
la vie, ou plutôt ils détruisent la vie tout entière, ils privent l'être
vivant lui-même de son âme, si bien qu'il est difficile d'instruire,
comme il le mérite, le procès de leur triste courage»105. L'argument
est exprimé avec vigueur, mais il ne peut être considéré comme
original, puisque nous savons par Plutarque qu'il avait été utilisé
contre Arcésilas lui-même106, avant de devenir une sorte de lieu
commun dans les controverses entre écoles. Ainsi donc, les thèmes
habituels de la polémique antiacadémicienne sont exploités par
Lucullus, non pas simplement pour rehausser sa propre doctrine,
mais bien pour asseoir plus solidement celle-ci en éliminant ce qui
est défini comme sa négation.
L'aspect si fortement dialectique de toute la partie que nous
avons examinée jusqu'à présent confirme qu'il n'y a pas de véri
table rupture dans ce discours. Lorsque Lucullus dit: «voyons
maintenant la discussion que les Académiciens soutiennent
contre nous», il annonce qu'il va changer de point de vue, non
qu'il a décidé d'introduire un élément vraiment nouveau dans
son propos. La différence la plus importante nous paraît, en
effet, être celle-ci : jusqu'à ce moment de l'exposé Lucullus
n'avait considéré la philosophie académicienne qu'a travers le
prisme de sa propre doctrine, alors qu'à partir du § 40 il chois
itd'expliquer objectivement, sans aucune complaisance pour
lui-même, ce qu'il appelle la ratio ou Yars d 'Arcésilas et de Car-
néade. Ce souci d'honnêteté dans la présentation des positions
de l'adversaire n'exclut cependant pas la vigueur, voire la rudes
se de la critique, puisque chaque point de cette philosophie est
réfuté aussitôt après avoir été exposé. Parce qu'il reconnaît aux
philosophes de la Nouvelle Académie le mérite de la subtilité et
surtout de la rigueur formelle, Lucullus procède de manière
très méthodique (generatim, dit-il au § 47), ce qui donne à cette
deuxième partie du discours une forme beaucoup moins variée
que celle de la première. S'il avoue lui-même ne présenter que

105 Cicéron, Luc, 10, 31 : Ergo ei qui negant quicquam posse comprehendi,
haec ipsa eripiunt uel instrumenta uel ornamenta uitae uel potius etiam totam
uitam euertunt funditus ipsumque animal orbant animo, ut difficile sit de temeri-
tate eorum, perinde ut causa postulat, dicere.
106 plutarque, Adu. Coi, 26, 1122 b. Plutarque distingue les critiques adres
séespar les Stoïciens à la suspension universelle de l'assentiment, pour lesquel
les il a un certain respect, de celles formulées par Colotès, qu'il juge inconsé
quentes. L'ouvrage de Colotès avait lui-même pour fin de démontrer qu'une vie
conforme aux préceptes des autres philosophes était impossible.
ANALYSE DE L'ŒUVRE 167

les principaux arguments échangés de part et d'autre, s'il est


exact qu'il rejette toute tentation de caricaturer la philosophie
qu'il combat, il n'en demeure pas moins que cette nouvelle fa
çon de procéder donne à son exposé à la fois plus de densité et
d'âpreté, et cela d'autant plus que la progression se fait par ap
profondis ement. Résumons brièvement les principales étapes.
Dans les § 40-44, Lucullus explique puis réfute les fundamenta
de la pensée académicienne, en tentant à chaque fois de dépasser
le détail pour parvenir à l'essentiel. C'est ainsi que toute la thèse de
l'Académie est résumée dans un seul raisonnement (fondé sur l'a
ssertion qu'il peut ne pas y avoir de différence perceptible entre une
représentation vraie et une représentation fausse), tandis que la
principale objection est celle d'Antiochus sur la contradiction dans
laquelle on s'enferre quand on suppose la distinction entre le vrai
et le faux en le niant107.
Cette présentation générale a confirmé que la notion d'éviden
ce est bien au centre de la controverse qui oppose la Nouvelle Aca
démie et ses contradicteurs. C'est donc elle qui va être examinée
dans les paragraphes suivants (44-58), lesquels doivent être à eux
seuls considérés comme une disputatio in utramque partent à pro
pos de Γένάργεια. D'un côté, les Académiciens disent que le sujet
peut fort bien être abusé par un dieu (le «malin génie» cartésien
avant la lettre) et que le rêve et la folie justifient le refus de faire
confiance même aux représentations qui paraissent les plus vraies.
De l'autre, Lucullus-Antiochus répond que tout n'est pas possible à
Dieu et objecte que tous les exemples avancés pour prouver l'apa-
rallaxie, l'impossibilité de discerner le vrai du faux, correspondent
à des situations exceptionnelles et ne peuvent être donc considérés
comme probants.
Après quelques propos contre le probabilisme et la stérilité des
recherches philosophiques de la Nouvelle Académie, Lucullus te
rmine son discours par une péroraison tout entière fondée sur le
symbolisme de la lumière et des ténèbres, si important chez Platon,
mais aussi dans le moyen-platonisme, comme le montre notam
mentsa fréquence chez Philon d'Alexandrie108. Comment, deman-
de-t-il, Cicéron qui est l'homme de la lumière en philosophie corn-

107 Cicéron, Luc, 14, 44, cf. infra, p. 298.


108 Sur ce point cf. R. Bultmann, Zur Geschichte der Lichtsymbolik in Alter
tum, dans Philologus, 97, 1948, p. 1-36; W. Beierwates, Lux intelligibilis, Unter
suchung zur Lichtmetaphysik der Griechen, Munich, 1957; F. N. Klein, Die Licht
terminologie bei Philon von Alexandria und in den Hermetischen Schriften, Lei
den, 1962.
168 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

me en politique, peut-il fait sienne une pensée qui «n'a même pas
laissé une étincelle pour percer l'obscurité»109?
Quelle conclusion tirer de l'étude de ce discours? S'il est vrai
que sa construction, avec les deux parties à la fois très bien délimi
tées et très proches sur le fond, a quelque chose de déroutant au
premier abord, le recours aux concepts rhétoriques permet néan
moins de comprendre l'organisation générale de la pensée de Lu-
cullus de manière plus satisfaisante, nous semble-t-il, que les spé
culations sur d'éventuelles incohérences dans l'utilisation des sour
ces. Mais la très étroite imbrication de la confirmatio et de la repre-
hensio, si elle correspond indiscutablement à un souci d'efficacité
oratoire, trouve aussi son explication dans la parenté des doctrines
antagonistes. Lucullus reconnaît lui-même qu'une seule chose, es
sentiel e il est vrai, sépare la Nouvelle Académie du Portique : l'i
nterprétation de l'évidence110. La forme complexe de son exposé, et
notamment la coexistence presque constante de l'affirmation dog
matique et de la dialectique, est donc, au moins en partie, la consé
quence de la difficulté à s'affirmer devant un adversaire qui utilise
à des fins différentes la même terminologie et parfois la même
méthode de raisonnement.

Le discours de Cicéron

Nous avons relevé dans le tableau situé à la fin de cette partie


les passages de ce discours où il est fait allusion aux propos de
Lucullus et l'on peut constater que ces références forment jusqu'au
§ 112 un réseau très dense; rares sont, en effet, les paragraphes où
l'on ne retrouve pas un argument, une phrase ou un mot du géné
ral-philosophe. L'intensité de ce dialogue à l'intérieur même de
l'exposé, la précision souvent extrême dans la réfutation, montrent
combien sont fragiles les arguments de ceux qui ont vu dans le
Lucullus une œuvre incohérente, voire hétéroclite111. Là où on a
cru trouver des discordances ou des maladresses, nous préférons
voir une très grande recherche de la uarietas et le souci d'éviter au
lecteur l'ennui qui naîtrait de la juxtaposition de deux discours
dont l'un ne serait que le négatif exact de l'autre. Tantôt Cicéron
répond à Lucullus dans l'ordre inverse des arguments de celui-ci,
ainsi lorsqu'il traite du sorite avant de parler du problème des

109 Cicéron, Luc, 19, 61 : ne scintillant quidem ullam nobis ad dispiciendum


reliquerunt.
110 Ibid., 6, 17-18. C'est de ce conflit à propos de l'évidence que naissent
tous les autres différends.
111 Cf. le chapitre suivant sur les sources des Académiques.
ANALYSE DE L'ŒUVRE 169

indiscernables112. Tantôt, au contraire, il le cite textuellement, par


exemple à propos d'Empédocle113. Tantôt, enfin, et c'est le cas le
plus fréquent, il feint de reprendre les termes exacts de son interlo
cuteur, alors qu'il leur fait subir des modifications, parfois très
subtiles, qui lui permettent de prendre l'avantage114. Nous n'en
donnerons qu'une illustration. Lucullus avait affirmé avoir enten
du parler de marchands de poules de Délos, capables d'identifier la
pondeuse en examinant l'œuf115. Dans sa réponse, Cicéron argue
d'abord de l'impossibilité de différencier des sceaux imprimés par
le même anneau, puis il ajoute :
«A moins qu'il ne te faille chercher un fabricant d'anneaux,
puisque tu as trouvé ce volailleur capable de distinguer les
œufs»116. La rumeur concernant plusieurs gallinarios est devenue
la découverte par Lucullus de la particularité d'un gallinarius. On
peut, bien sûr, ne voir dans cette personnalisation que la preuve
d'une rédaction trop rapide; nous l'interprétons comme un trait
ironique, le fait d'impliquer le très aristocratique Lucullus dans
une telle anecdote ne pouvant produire qu'un effet comique117.
La même volonté de ne jamais perdre de vue les propos de
Lucullus sans être pour autant l'esclave de ceux-ci, apparaît dans
l'architecture même du discours. Celui-ci, comme l'a très justement

112 Dans le discours de Cicéron il est question des indiscernables au § 84 et


du sorite au § 92, alors que dans celui de Lucullus ces deux questions étaient
traitées aux § 54 et 49 respectivement.
113 Ibid., 5, 14, et 23, 74.
114 Au § 19, Lucullus disait à propos de la perfection des sens : si optio natu
raenostrae detur; Cicéron reprend cette expression, mais en passant de l'abs
trait au concret, ce qui implique plus étroitement Lucullus dans cette affirmat
ion : si, inquis, deus te interroget. Au § 30, Lucullus avait dit : quanto quasi arti
ficio natura fabricata esset primum animal omne, deinde hominem, ce qui
devient chez Cicéron : quanto artificio ... La métaphore est ainsi transformée
en description objective et le propos de Lucullus apparaît donc d'autant plus
dogmatique. On peut également remarquer que tout le développement de Lu
cullus sur l'habileté des sens (§ 20) est résumé par Cicéron en une seule phrase
(§86).
115 Ibid., 18, 58 : Tarnen hoc accepimus, Deli fuisse compluris, saluis rebus
Ulis, qui gallinas alere permultas quaestus causa salèrent : ei, cum ouom inspexe-
rant, quae gallina peperisset dicere solebant.
116 Ibid., 26, 86 : An tibi erit quaerendus anularius aliqui, quoniam gallina-
rium inuenisti Deliacum illum, qui oua cognosceret? Trad. pers.
117 Sur l'importance de l'ironie chez Cicéron cf. A. Haury, L'ironie et l'h
umour chez Cicéron, Leiden, 1955. Cicéron lui-même distingue dans De or., II, 44,
218-219, la cauillatio de la dicacitas, la première étant présente également sur
l'ensemble du discours, la deuxième consistant en des traits vifs et courts. C'est
évidemment à cette deuxième catégorie qu'il faut rattacher la manière dont
Cicéron interprète l'anecdote des œufs de Délos. Cf. également sur les orationis
sales : Or., 26, 87-90.
170 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

remarqué M. Ruch, reprend, mais en chiasme, les moments oratoi


res de l'exposé précédent118. Lucullus avait cru bon d'asseoir sa
doctrine, avant de réfuter les objections de la Nouvelle Académie;
Cicéron, lui, réfute très minutieusement le sensualisme dogmatique
avant de s'écrier ostendamus qui simus et d'expliquer en quoi
consiste exactement le probabilisme carnéadien119. Chez lui donc,
la reprehensio précède la confirmatio, mais les deux parties sont
tout aussi solidaires que dans le discours de Lucullus. L'exposé de
la philosophie de Camèade n'a rien de dogmatique, il est aussi un
moyen plus efficace pour ruiner les thèses d'Antiochus que les
arguties de la dialectique. Par ailleurs, nous ne donnerions qu'une
idée bien inexacte de cette oratio, si nous nous contentions de souli
gner cette division toute formelle. Ce serait, en effet, ignorer l'i
ncroyable richesse oratoire et dialectique d'un texte sans aucun dout
esupérieur à celui de Lucullus, précisément parce qu'il n'est pas
limité au traitement du seul problème de l'évidence.
Alors que Lucullus avait commencé son discours par un souve
nir historique, la disputano d'Alexandrie, Cicéron attaque le sien
par un exorde qui correspond tout à fait aux conseils du De orato
re120: «soigné, ingénieux, nourri de pensées, orné d'expressions jus
tes», mais aussi «sorti des propres entrailles de la cause» et visant
à donner à l'auditeur cette «première impulsion» à la fois légère et
décisive qui le prédisposera à écouter favorablement le reste de la
plaidoirie. Parce qu'il avait été mis personnellement en cause par
Lucullus dans sa péroraison, il lui répond brièvement sur le mode
du mouere, se déclarant prêt, si cela n'était inconvenant, à jurer
par Jupiter et les dieux Pénates qu'il n'a d'autre motivation comme
philosophe que la recherche de la vérité. Très vite, cependant, il
dépasse son cas particulier, affirmant qu'il n'est pas question de
lui-même, pauvre opinator naviguant à vue, mais du sage, qui doit
être infaillible. La métaphore utilisée est celle du pilote et elle est
exprimée au moyen des citations des Phénomènes d'Arate, que l'on
retrouve dans le second livre du De natura deorum 121 : Cicéron gui
de ses pensées vers la Grande Ourse, «c'est-à-dire vers des raiso
nnements de forme large et non pas minutieusement polis», tandis
que le sage, lui, doit se fier à la Petite Ourse qui permet une navi
gation infiniment plus exacte122. La métaphore ainsi commentée,

118 M. Ruch, La disputatio . . ., p. 320 sq.


119 Cicéron, Luc, 31, 98.
120 Cicéron, De or., II, 78, 315 : accurata et acuta et instructa sententiis, apta
uerbis; § 318 : ex ipsis uisceribus causae sumenda sunt.
121 Cicéron, Nat. de., II, 105 sq.
122 Cicéron, Luc, 20, 66.
ANALYSE DE L'ŒUVRE 171

expliquée dans son déroulement même, remplit parfaitement la


fonction qui lui est impartie dans la rhétorique : «c'est là un grand
ornement du style, mais il faut éviter l'obscurité»123.
Toute partitio se doit de mettre en évidence «en quoi nous
sommes d'accord avec l'adversaire, et, par suite, ce sur quoi porte
le débat»124. Pour des raisons qui sont d'ordre philosophique tout
autant que rhétorique, Cicéron établit précisément le dissensus sur
fond de consensus, soulignant qu'Arcésilas était d'accord avec son
adversaire stoïcien quand celui-ci disait que le sage doit se garder
de toute erreur; il présente ainsi le débat entre Stoïciens et Acadé
miciens comme une divergence sur les modalités de la perfection,
sur les possibilités de la réaliser, non sur son existence en tant
qu'idéal125. Ce point nous paraît essentiel car nous trouverons une
démarche tant à fait analogue dans la dernière Tusculane, lorsque
l'Arpinate démontrera que tous les moralistes, malgré les querelles
qui les opposent, acceptent le dogme de la béatitude du sage. Mais
l'argumentation est ici beaucoup plus resserrée, elle recourt à la
perfection formelle du syllogisme pour établir la doxographie des
différentes manières de concevoir la perfection du sage :

- si le sage donne son assentiment à une chose, il arrivera


parfois qu'il conjecture;
- or il ne conjecture jamais;
- donc il ne donnera pas son assentiment 126.

Pour les Stoïciens et Antiochus, ravalé au rang de sectateur du Por


tique, la majeure était fausse car ils n'admettaient pas que le sage
pût donner un assentiment sans certitude127. Camèade, à en croire
Philon et Métrodore, contestait la mineure et pensait que le sage
pouvait parfois opiner. Cicéron, lui, se situe dans la tradition d'Ar-
césilas et accepte le syllogisme dans sa totalité. Or, pour en démont
rer la validité, il lui faut prouver que le vrai peut être si semblable
au faux que même le sage n'a pas la capacité de les différencier
sans jamais se tromper. La proposition sur laquelle il va construire

123 Cicéron, De or., III, 42, 167 : Est hoc magnum ornamentum orationis in
quo obscuritas fugienda est.
124 Cicéron, Inu., I, 22, 31.
125 Telle est, en tout cas, l'interprétation «positive» que donne Cicéron de ce
débat, tout le problème étant de savoir si Arcésilas et Camèade admettaient
véritablement l'idée de la perfection du sage ou s'ils l'acceptaient dialectique-
ment, pour mettre les Stoïciens en contradiction avec eux-mêmes, cf. infra,
p. 264.
126 Cicéron, Luc, 20, 67-68 : si ulti rei sapiens adsentietur umquam, aliquan-
do etiam opinabitur; numquam autem opinabitur; nulli igitur rei adsentietur.
127 Ibid., 68 : et Stoici dicunt et eorum adstipulator Antiochus.
1 72 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

son discours (nihil posse percipi, c'est-à-dire «rien ne peut être


appréhendé avec certitude»)128 étant exactement à l'opposé de celle
que Lucullus se proposait d'établir, le dialogue se définit donc bien
comme une disputatio in utramque partent.
Cette première partitio est reprise129 sous une forme moins
rigide, plus vivante, après une violente attaque contre Antiochus
et un développement sur les racines historiques de la philosophie
de la Nouvelle Académie, dans lequel Cicéron s'efforce de mont
rer que, contrairement à ce qu'avait avancé Lucullus, Arcésilas
ne fut pas un trublion, mais quelqu'un qui s'appuyait sur une tra
dition très ancienne. Délaissant la rigueur formelle du syllogisme,
il met en scène une disputatio au cours de laquelle Arcésilas, en
habile dialecticien héritier de Socrate, oblige Zenon à préciser sa
conception de la sagesse et le contraint à reconnaître qu'elle repo
se tout entière sur l'existence d'une représentation issue d'un objet
réel, conforme à celui-ci et ne pouvant être confondue avec une
représentation fausse. D'un point de vue philosophique, la deuxiè
me partitio complète la première en précisant le point à juger,
l'existence ou non d'une telle représentation. D'un point de vue
rhétorique, elle est cette «manière habile et élégante» de revenir
au sujet, indispensable après une digressio, si nous en croyons le
De oratore 13°.
L'attaque contre Antiochus a tellement surpris par sa violence
que certains en ont conclu que Cicéron se contentait là de tradui
re les griefs exprimés par Philon de Larissa à l'égard de son
ancien et peu loyal disciple 131. La forme rhétorique de ce passage
est proche de Yaltercatio, c'est-à-dire de ce moment du procès où,
comme dit Quintilien, on cherche à traiter avec mépris l'adversair
e, à le rabaisser, à en rire 132. Or une telle démarche est double
mentétonnante de la part de Cicéron. Elle ne correspond guère,
en effet, à la courtoisie, au respect de l'interlocuteur, qui caracté
risentses dialogues, et, du surcroît, il a souvent dit son estime
pour l'Ascalonite. Dans le même discours il évoquera son souvenir
avec admiration et émotion : «j'ai aimé l'homme comme il m'a
aimé et ... je juge qu'il est le philosophe le plus cultivé et le plus

128 Ibid. : Nitamur igitur nihil posse percipi : etenim de eo omnis est
controuersia.
129 La reprise de la partitio se fait dans les § 76-78.
130 Cicéron, De or., III, 53, 203.
131 Cf. M. Plezia, De Ciceronis «Academicis dissertationes très», II, dans Eos,
38, 1937, (p. 10-30), p. 19, et J. Glucker, op. cit., p. 415. L'attaque se trouve dans
les §69-71.
132 Quintilien, Inst. or., VI, 4, 12.
ANALYSE DE L'ŒUVRE 173

pénétrant de notre époque» 133. Rien de tel évidemment dans ce


réquisitoire impitoyable où la logique le dispute à la virulence du
ton. Antiochus s'est rendu coupable d'inconstantia en abandon
nant Philon après avoir été si longtemps son disciple et Cicéron
s'efforce de refuser toute circonstance atténuante ou toute expli
cation honorable à cette attitude. Les éventuelles motivations phi
losophiques d'un tel changement sont réfutées aussitôt formulées,
si bien que deux explications seulement lui semblent plausibles,
aussi peu glorieuses l'une que l'autre, la vanité et la faiblesse de
caractère 134. Il ne fait qu'insinuer la première, la présentant com
meun on-dit, et, en revanche, insiste beaucoup sur la seconde,
affirmant qu'Antiochus n'avait pu résister à l'assaut de tous les
dogmatismes réunis. Avec une dicacitas assez féroce, il l'imagine
se réfugiant en sueur à l'ombre de l'Ancienne Académie, tel ceux
qui, ne pouvant pas supporter le soleil près des «boutiques neu
ves», s'abritent sous les balcons de bois des Maeniana 135. Mais cet
teattaque contre l'Ascalonite sert aussi la thèse néocadémicienne,
le fait qu'Antiochus ait pu renier une doctrine qu'il avait défendue
pendant tant d'années étant la meilleure confirmation de la fragil
itédes certitudes humaines. Il reste que la violence de tout ce
passage détonne dans l'œuvre philosophique de Cicéron, si l'on
excepte peut-être les charges contre Epicure, au demeurant inspi
rées de la longue tradition antiépicurienne de l'Académie.
Nous avons vu que dans le schéma oratoire de l'exposé cicéro-
nien la reprehensio (§ 79-98) précède la confirmatio. Habileté suprê
me,l'Arpinate reproche dès l'abord à son interlocuteur de s'être
exprimé en orateur et d'avoir recouru aux loci communes pour
défendre les sens. Il voit là une facilité que pour sa part il récuse :
«Mais renonce, je t'en prie, aux lieux communs; nous-même en
avons à profusion»136. Lucullus est donc accusé d'avoir défendu sa
cause avec des stéréotypes et, au contraire, Cicéron se présente
comme celui qui, délaissant de tels artifices, cherchera à parler
avec le désir sincère de connaître le fond du problème. Il faudrait
cependant une certaine naïveté pour croire que la rhétorique est
absente de cette partie du discours car, même en concédant à son
auteur qu'il puise son inuentio dans la philosophie beaucoup plus
que dans la topique de l'éloquence commune, la marque de l'ora-

133 Cf. supra, p. 52, n. 183 et les jugements positifs sur Antiochus dans Leg.,
I, 21, 54 et Brutus, 91, 305.
134 Les deux explications du § 70 sont nettement différenciées : erant qui
ilium gloriae causa facere dicerent . . . mihi autem magis uidetur non potuisse
sustinere concursum omnium philosophorum.
135 Ibid., 22, 70.
136 Ibid., 25, 80.
174 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

teur est visible, se confondant souvent, il est vrai, avec celle du dia
lecticien. Cicéron ne se contente pas de mettre en évidence les
contradictions ou les lacunes de la philosophie de Lucullus, il s'e
xprime comme s'il cherchait à en persuader celui-ci. De là ce harcè
lement de questions - technique dont Quintilien dit que les Socratic
i sont les meilleurs maîtres pour le futur orateur137 - qui sont sui
vies immédiatement d'objections à la réponse que pourrait apport
er l'adversaire138. La forme rapide, concise, est destinée à faire
comprendre à Lucullus que ce qu'il tient pour un dogme n'est
qu'une opinion, à lui montrer qu'il est incapable de définir, ce qui
pour un Platonicien est le signe même d'une réflexion inachevée.
Ailleurs, c'est par l'ironie que l'Arpinate marque sa supériorité;
ainsi lorsque, à propos de ce que les Stoïciens considèrent comme
des cas insolubles pour un dialecticien, il déclare : «qu'ils voient un
tribun, c'est là mon avis; de moi ils n'obtiendront jamais une
exception»139, ou encore lorsqu'il engage un dialogue quelque peu
irrévérencieux avec le Dieu des Stoïciens pour se plaindre d'avoir
été doté par lui de sens très imparfaits 14°. Tout cela donne une allu
reassez enjouée à un passage d'une très grande densité philosophi
que, qui autrement aurait pu être d'une lecture difficile. Il faut
croire cependant que Cicéron se sent peu à l'aise dans une réfuta
tion aussi serrée car c'est avec une satisfaction manifeste qu'après
avoir montré que ni la perception sensorielle ni la dialectique ne
permettent de parvenir à une certitude absolue, il aborde la deuxiè
me partie de son exposé, celle où il va prouver que la Nouvelle Aca
démie ne se contente pas de critiquer les systèmes des autres,
qu'elle a une philosophie qui lui est propre et qui échappe aux apo-
ries du dogmatisme.
Cette confirmatio, présentée comme l'exposé de la sententia de
Camèade, est d'une construction assez déconcertante141. Cicéron
annonce au début que pour éviter d'être accusé d'inventer, il va
citer Clitomaque, et plus précisément le premier livre de son Περί
εποχής. En fait, il s'agit d'une adaptation assez libre - comme le
montre la comparaison avec un passage de Sextus Empiricus déri-

137 Quintilien, op. cit., X, 1, 35.


138 Cf., par exemple, le § 91 à propos de la dialectique.
139 Ibid., 30, 97.
140 Ibid., 25, 80-81.
141 Ibid., 31, 98 : Sed, ut omnis istos aculeos et totum tortuosum genus dispu-
tandi relinquamus ostendamusque qui simus, iam explicata tota Cameadi sentent
ia Antiochi ista corruent uniuersa. Nec uero quicquam ita dicam, ut quisquam id
fingi suspicetur : a Clitomacho surnom, qui usque ad senectutem cum Cameade
fuit, homo acutus, ut Poenus, et ualde sudiosus et diligens; et quattuor eius libri
sunt de sustinendis adsensionibus.
ANALYSE DE L'ŒUVRE 175

vé probablement de la même source142 - dans laquelle l'évocation


du paysage environnant et une évidente recherche dans le style
(ainsi les anaphores dans la description du sage : habet corpus,
habet animutn, mouetur mente, mouetur sensibus143) atténuent le
caractère trop austère que devait avoir la présentation du probabi-
lisme dans le texte du scholarque. C'est seulement après avoir ainsi
rendu Clitomaque plus accessible que Cicéron traduit de manière à
peu près littérale (his fere uerbis) un texte de celui-ci, tiré de l'ou
vrage qu'il avait dédié au poète Lucilius et concernant les deux
manières de concevoir la suspension de l'assentiment 144. Il y a donc
non pas redite, mais effort de clarté : la pensée de l'Académicien a
été rendue plus compréhensible avant d'être produite avec fidélité.
Clitomaque est utilisé par Cicéron d'abord comme Yauctor de son
interprétation de Camèade, puis comme le témoin privilégié dont
les propos méritent d'être cités de la manière la plus exacte possi
ble.
Cette défense du probabilisme, défini comme une théorie de la
liberté permettant à la fois l'action et une sagesse pure de tout
assentiment erroné devait avoir pour effet l'effondrement imméd
iatet complet des arguments d'Antiochus 145. C'est du moins ce
que Cicéron avait prédit. Or il proclame certes sa satisfaction
d'avoir ainsi réduit à néant le perspicuitatis patrocinium de Lucul-
lus, mais, alors que l'on s'attendrait à ce qu'il conclue sur ce const
atde victoire, on est surpris de le voir reprendre de manière très
précise la réfutation d'Antiochus. Cependant il s'agit cette fois,
pour l'essentiel, de critiquer non plus la doctrine de celui-ci, puis
qu'elle est considérée comme ruinée, mais les arguments que l'As-
calonite avançait contre Camèade et Clitomaque, et il y a là un
parallélisme intéressant avec le discours de Lucullus. Tout comme
celui-ci, après son exposé doctrinal, avait déclaré : «voyons mainte
nant la discussion que les Académiciens soutiennent contre nous»
(§ 40), l'Arpinate se propose d'examiner les objections les plus gra
ves formulées à l'encontre du probabilisme, c'est à dire l'impossibi-

142 Sext. Emp.,Adu. math., XI, 160-161. Pour exprimer l'idée que la suspen
sion du jugement ne contraint le sage ni à l'inaction ni à l'impassibilité Sextus
cite Homère, Od., XI, 529 : ού γαρ άπο δρυός έστι παλαιφάτου,
αλλ' ανδρών γένος ήεν. Cicéron, lui, ne cite pas directement, mais ούδ' από
reprend
πέτρης
la
même métaphore, en lui donnant une ampleur qu'elle n'a pas chez Sextus.
Montaigne adaptera aussi ce passage du Lucullus, cf. Essais, II, 12, p. 506 éd.
Villey.
143 Cicéron, Luc, 32, 101.
144 Ibid., 102.
145 Ibid., 33, 105 : Sic igitur inducto et constituto probabili, et eo quidem
expedito, soluto, libero, nulla re implicato, uides profecto, Luculle, tacere iam
illud tuum perspicuitatis patrocinium.
176 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

lité de ne donner son assentiment à rien, l'incapacité d'agir pour


celui qui persiste dans Γέποχή, et enfin le reproche adressé par
Antiochus à Philon de présupposer la distinction entre le vrai et le
faux pour ensuite la nier 146. La règle de cette disputano in utram-
que partem est donc, malgré des affirmations quelque peu péremp-
toires çà et là, de ne point s'enfermer dans la tour d'ivoire de son
système, mais d'avoir à défendre celui-ci contre les critiques qui lui
sont faites. Chacun des antagonistes pratique à sa manière autour
de sa doctrine cette «amphidromie», dont parle Socrate dans le
Théétète, qui consiste à s'assurer «si le nouveau-né mérite d'être
bien nourri, ou s'il n'est que vent et mensonge» 147, la différence
étant que chez Platon, Socrate procède comme s'il ne connaissait
pas lui-même le résultat de cet examen, tandis que Lucullus et
Cicéron affrontent les critiques avec le dessein de prouver l'excel
lencede leurs philosophies respectives.
Cette réfutation des attaques contre la Nouvelle Académie ra
menait nécessairement Cicéron dans les angustiae de la dialectique,
dont il avait souhaité s'éloigner et le contraignait à la ieiunitas,
caractéristique pour lui du style philosophique des Stoïciens148. Or
il a dit lui-même qu'une telle manière de s'exprimer est pour un
orateur « maigre, étrange, en désaccord avec le goût populaire, obs
cure, vide, telle qu'il est absolument impossible de l'employer de
vant le peuple»149 et il ne faut pas oublier que dans le Lucullus la
mise en scène est celle d'une causa. C'est donc avec un plaisir évi
dent que Cicéron retrouve un style qui lui est plus familier, encore
qu'il le fasse de façon très progressive. M. Ruch a souligné com
bien on est surpris de trouver «la bousculade» au lieu du morceau
brillant que l'on s'attendrait à voir commencer immédiatement150.
En réalité, ce désordre déconcertant est le signe que la confrontat
ion entre la Nouvelle Académie et Antiochus, le défenseur du Por
tique, va perdre son caractère exclusif pour devenir ce que Montai
gne appellera «le grand tintamarre de tant de cervelles philosophiq
ues»151.L'amplification de la controverse commence, mezza voce
encore, par l'évocation de l'Ancienne et du Lycée; cela permet de
mettre Antiochus en contradiction avec ceux dont il prétend re-

146 Ibid., 34, 109.


147 Platon, Théétète, 160e : σκοπούμενους μη λάθη ήμας ούκ άξιον ôv τροφής
το γιγνόμενον, άλλα άνεμιαΐόν τε καί ψευδός.
148 Le terme ieiune est utilisé au § 112 du Lucullus.
149 De or., III, 18, 66 : genus . . . exile, inusitatum, abhorrens ab auribus uulgi,
obscurum, inane, ieiunum ac tarnen eius modi quo uti ad uulgus nullo modo pos-
sit.
150 M. Ruch, La disputatio . . ., p. 322.
151 Montaigne, Essais, II, 12, p. 516 éd. Villey.
ANALYSE DE L'ŒUVRE 177

trouver la pensée et de montrer qu'en fait il raisonne exactement


comme un disciple de Zenon152. Le mouvement va crescendo quand
Cicéron se déclare incapable de choisir, non seulement parce que
les systèmes sont innombrables, mais surtout parce qu'il entretient
des relations de respect ou d'affection avec les représentants de
chacune des doctrines : « Tiendrai-je tête aux Epicuriens où je
compte tant de familiers, qui sont si honnêtes et sont liés entre eux
par une si grande amitié? Quelle attitude adopter à l'égard de Dio-
dote le Stoïcien? J'ai été son élève dès mon enfance»153. Derrière le
pathétique du ton, il n'est pas difficile de deviner l'ironie de Cicé
ron à l'égard des dogmatiques engagés dans une «giration éperdue
d'opinions»154. Mais, quel que soit le brillant du style, ce serait une
erreur de ne voir dans ce passage qu'un morceau de bravoure. En
particulier, l'évocation de l'amitié ressentie pour des philosophes
d'écoles différentes, si elle peut être interprétée comme une confu
sionde genres, nous paraît importante pour comprendre l'esprit
de la philosophie cicéronienne. A partir du moment où aucun sys
tème ne parvient à s'imposer par lui-même, pourquoi des raisonne
ments tout au plus vraisemblables auraient-ils plus de poids que
Y amichici ou la fides155? Puisque la cacophonie des philosophes
confirme que nul n'est allé au-delà de la probabilité, il serait injus
tifiable de sacrifier les officia de Yhumanitas à ce qui ne serait que
la moins invraisemblable des doctrines. Seule donc l'adhésion à la
Nouvelle Académie, la décision de ne pas décider, permet au philo
sophe de préserver son humanité, c'est-à-dire ses incertitudes, ses
préférences et ses aspirations.
Cicéron admet fort bien que les dogmatiques se désintéressent
des états d'âme ou des errances de Yopinator et arguent que c'est la
sagesse qui est en jeu. Le dialogue va donc se terminer par une
réflexion sur le sage (de sapiente loquamur, de quo, ut saepe iam
dixi, omnis haec quaestio est 156) et il y a là une similitude très frap
pante avec le premier livre du De legibus et le dernier des Tuscula-
nes157, qui se terminent eux aussi de cette manière, comme si ces
textes malgré des différences évidentes, avaient une même finalité.
L'ordre adopté ici par Cicéron pour parler de la sagesse est : physi-

152 Cicéron, Luc, 25, 113 : Hoc mihi et Peripatetici et uetus Academia conce-
dit; uos negatis, Antiochus in primis . . .
153 Ibid., 36, 115.
154 M. Ruch, loc. cit.
155 Ainsi se trouve esquissée l'idée qui sera exprimée dans Off., I, 43, 153 :
«Les devoirs que l'on déduit de la communauté sociale sont plus appropriés à
la nature humaine que ceux que l'on déduit de la connaissance».
156 Luc, 115.
157 Cicéron, Leg., I, 23, 60-24, 62 et Tusc, V, 24, 68-25, 72.
178 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

que, morale, logique, et il convient de remarquer que c'est aussi


celui de la cinquième Tusculane - convergence dont P. Boyancé a
selon nous sous-estimé l'importance -, tandis que dans le De legi
bus la tripartition correspond à celle d'Antiochus, telle que nous
l'avons trouvée dans le discours de Varron158. Mais il n'est pas
nécessaire d'entrer dans le détail des questions théoriques pour
comprendre en quoi cette dernière partie du Lucullus diffère des
deux autres textes et en quoi elle en est, malgré tout, très proche.
On chercherait en vain dans la description du sage de la Tus
culane ou du De legibus le nom d'un philosophe ou d'une doctrine
précise. Platon y est certes présent dans l'inspiration générale com
medans l'allusion au précepte delphique et au Premier Alcibiade,
mais il n'est jamais mentionné. Dans le Lucullus, en revanche, la
diversité des doctrines est exprimée par la succession à un rythme
parfois vertigineux de doxographies sur toutes les questions import
antes de la philosophie. A peine un sujet est-il évoqué, qu'une véri
table ruée de philosophes rend le choix impossible, chaque affi
rmation trouvant immédiatement son contradicteur159. L'opinator ne
peut donc que s'écrier «je suis écartelé»160 et constater qu'il serait
bien téméraire de se prononcer pour l'un en ignorant tous les
autres.
Cet «écartèlement» ne signifie pas que Yopinator soit tenté de
faire sienne la conception sophistique de la δόξα. La sagesse est
toujours le but de sa recherche, mais il se désespère de ne pouvoir
percevoir cet idéal que diffractè par les innombrables controverses
doctrinales, au-delà desquelles il voudrait précisément pouvoir par
venir. Et paradoxalement, c'est ce désarroi, non dépourvu de théâ-
tralité, qui permet de comprendre l'unité de la pensée cicéronien-
ne. Dans le De legibus, Cicéron était allé directement à l'idéal, en ne
s'intéressant que superficiellement au dissensus des philosophes161.
Dans le Lucullus, en revanche, celui-ci est abordé de manière si
franche que l'on finirait presque par oublier cet au-delà des opi-

158 P. Boyancé, Cicéron et les parties de la philosophie, p. 130, explique la


présence de l'ordre néoacadémicien dans la dernière Tusculane en invoquant la
plus grande liberté dont Cicéron userait dans ce texte. La comparaison de ces
trois textes prouve :
- la continuité de la réflexion cicéronienne, du De legibus à la dernière
Tusculane ;
- la continuité entre la Nouvelle Académie et Antiochus dans la descrip
tion du sage idéal, et ce malgré le changement dans l'ordre des parties de la
philosophie.
159 Nous aurons à montrer, cf. infra, IV, 1 et V, 1, que le désordre est beau
coup plus apparent que réel, surtout en ce qui concerne l'éthique.
160 Cicéron, Luc, 94, 134 : Distrahorl
161 Cicéron, Leg., I, 21, 54.
ANALYSE DE L'ŒUVRE 179

nions, pourtant jamais nié. La dernière Tusculane marquera le


retour à l'époptique, pour employer le terme néoplatonicien, un
retour qui se fera non pas en dépit des divergences entre philoso
phes, ou en ignorant celles-ci, mais en les considérant comme les
images partielles ou déformées de l'être véritable.
Plutarque définissait le Lucullus comme une antilogie sur la
possibilité de percevoir le vrai, et, de fait, nous avons pu constater
que la disputano s'organise autour d'une seule question 162 : la vali
dité du critère de la connaissance proposé par les Stoïciens. Mais
la forme antilogique n'est pas porteuse en elle-même d'une signifi
cation philosophique déterminée, sinon il faudrait admettre une
relation étroite entre les pensées des Sophistes, d'Aristote, de Car-
néade et des Pyrrhoniens, ce qu'évidemment nous excluons. Que-
lest donc le sens de la confrontation entre le stoïcisme et la Nouvell
e Académie dans le Lucullus, à quoi aboutit-elle? M. Ruch, qui est
celui qui a posé cette question avec le plus de netteté, y a vu une
illustration du mos carneadeus, caractérisé selon lui par la confront
ation entre la réalité et l'idéal, avec la volonté de parvenir à une
solution de conciliation163. Il ne nous semble pas que la dernière
page du Lucullus justifie une telle analyse, car c'est en vain que
l'on y chercherait cette synthèse dans laquelle pourraient se re
trouver les deux interlocuteurs. Plutôt que d'une véritable conclus
ion,il faut parler d'un ensemble de notations faisant de ce texte
un moment très important de la philosophie cicéronienne.
Ce qui met fin au discours de l'Arpinate, ce n'est pas seule
ment le sentiment d'avoir dit tout ce qui devait être dit, ce sont auss
i,nous l'avons déjà noté, les signes du matelot et le murmure du
Zéphyr, symboles de l'enracinement de la réflexion dans le quoti
dienet dans la nature. La discussion s'arrête au moment précis où
le vent invite au voyage, mais le parallélisme peut être poussé plus
loin encore, car Cicéron, en même temps qu'il engage ses amis à
partir, leur indique une sorte de grand large de la philosophie, fait
de questions plus amples que celles qui ont été au centre du Lucull
us. Aux débats sur le sorite ou les erreurs des sens il propose de
substituer l'examen du dissensus des philosophes sur «l'obscurité
de la nature» et sur le problème des biens et des maux164. Le lien
est ainsi fait entre le discours qui s'achève et les œuvres suivantes,

162 Plutarque, Lucullus, 42, 4.


163 M. Ruch, op. cit., p. 329. Cf. également p. 331, à propos du dialogue cicé-
ronien en général : « Le dialogue cicéronien est donc bien conforme au mos Car
neadeus : il se définit comme une série d'approximations entre la doctrine et les
réalités ».
164 Cicéron, Luc, 48, 147-148.
180 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

dont la finalité sera le passage de la multitude des opinions au


consensus et à la plus grande vraisemblance.
Sur un point précis, la question de l'assentiment du sage, la
sententia carneadia que Catulus dit tenir de son père semble préfi
gurer ce dépassement des conflits, puisque la solution ainsi propos
ée (assentir à l'opinion en ayant conscience de la fragilité de celle-
ci) transcende l'opposition entre la συγκατάθεσις des Stoïciens et
Γέποχή des Académiciens165. Cependant les interlocuteurs ne lui
prêtent qu'une attention très faible : s'il est exact que Cicéron sem
blel'approuver, Hortensius s'en tire par un jeu de mots qui prolon
ge l'assimilation de la philosophie à la navigation et Lucullus se
tait. L'Arpinate n'a donc pas voulu clore l'œuvre, donner l'impres
sion que la discussion avait abouti à un accord. Le seul authentique
enseignement du Lucullus est la nécessité de poursuivre la recher
che, de ne pas laisser s'éteindre Yamor inuestigandae ueritatis 166.

165 Cf. infra p. 275-276.


166 L'expression se trouve dans YHortensius, frg. 25 Ruch = Lactance, Inst.,
3, 16, 12.
CHAPITRE III

LES SOURCES

Une lettre controversée

II est difficile d'aborder le problème des sources des Académiq


ues sans avoir auparavant étudié le texte qui a été constamment
invoqué par la Quellenforschung pour justifier son entreprise et qui
a d'autant plus d'intérêt pour nous qu'il a été écrit juste après le
Catulus et le Lucullus. Il s'agit évidemment des deux phrases qui
terminent la courte lettre à Atticus du 21 mai 45 λ :
De lingua latina securi animi es. Dices + qui alia quae scribis +
απόγραφα sunt, minore labore fiunt; uerba tantum adfero, quibus
abundo.
A première vue, et si l'on excepte une crux interpretationis
assurément très fâcheuse, le sens général de la phrase est clair :
Cicéron paraît donner raison par avance aux «sourciers» les plus
opiniâtres en définissant son rôle comme celui d'un traducteur
soucieux d'écrire de «belles infidèles». Cependant, une approche
plus minutieuse et la recension des multiples exégèses auxquelles
ces lignes ont donné lieu révèlent un grand nombre de difficultés,
les unes nées de l'excessive ingéniosité des philologues, les autres
réelles.
Est-il, tout d'abord, possible de comprendre de lingua latina
autrement que comme une référence à la langue latine? D. R. Shac-
kleton Bailey a suggéré qu'il pouvait s'agir de l'ouvrage que Varron
avait promis à Cicéron deux ans auparavant2. C'est là une hypothès
e que nous estimons invraisemblable, car une allusion si rapide
impliquerait que Cicéron et Atticus eussent déjà entretenu une cor
respondance sur le sujet. Or, non seulement il n'y a aucune trace des
relations avec Varron dans les précédentes lettres à Atticus, mais, de
surcroît, lorsque l'Arpinate écrit à son ami le 23 juin (un mois donc
après la lettre sur les απόγραφα) pour lui dire qu'il accepte la sug-

1 Cicéron, Att., XII, 52.


2 D. R. Shackleton Bailey, dans éd. Att., t. V, p. 341.
182 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

gestion de donner un rôle au grammairien dans les Académiques3,


il lui raconte longuement qu'il en veut à Varron de ne pas encore
avoir tenu sa parole. Cet exposé implique donc qu'Atticus n'était pas
au courant de l'affaire des dédicaces, ou tout au moins qu'il n'en
avait pas entendu parler depuis très longtemps, ce qui évidemment
contredit l'hypothèse du savant anglais4.
Beaucoup plus importante est la détermination des απόγραφ
α5. Le lecture de la correspondance de ces mois montre que
Cicéron travaille alors aux Académiques et au De Finibus. Si l'on
admet que l'expression minore labore n'a pas de complément, il
faut comprendre que les deux traités en question n'ont coûté à
Cicéron que peu d'efforts et qu'il s'est contenté d'apporter à des
sources grecques la parure de son style. C'est là l'interprétation
traditionnelle, dont il faut déjà remarquer qu'elle a été indûment
appliquée à l'ensemble de l'œuvre philosophique de Cicéron, alors
qu'elle n'en concerne qu'une partie6. Mais précisément, ne peut-
on tenter de garder à minore son sens comparatif? C'est ce qu'a
fait J. Glucker pour qui les απόγραφα en question seraient le Catu-
lus et le Lucullus rédigés avec moins de soin {minore labore) que le
Torquatus1. L'idée est en soi intéressante, mais elle suppose des
hypothèses peu vraisemblables8. Avec plus de prudence, J. Beau-
jeu a pensé à la traduction du Timée et, reconnaissant lui-même les
limites de son interprétation, a préféré se rallier à l'exégèse tradi
tionnelle9. En réalité, toute tentative pour établir une comparai
son est hypothéquée par la présence avant minore du locus corrup-
tus. Nous n'avons certes pas la prétention d'élucider celui-ci et,

3 Cicéron, Ait., XIII, 12.


4 J. Beaujeu, op. cit., p. 317 remarque très justement qu'il n'est fait ment
ion nulle part d'un de lingua latina dans la correspondance de Tannée 45.
5 Sur les sens précis du terme cf. J. Beaujeu, loc. cit., qui note qu'il s'agit
d'un mot rare, «emprunté au vocabulaire de la peinture et de la plastique».
6 A propos de cette interprétation, J. Glucker, op. cit., p. 142, n. 43, a écrit
à juste titre : no sane person would attempt to collect references to all the discus
sionsof this notorious statement of Cicero in modern littérature : there is hardly a
book or article in this field which does not mention it and speculate about it.
7 J. Glucker, ibid., p. 409-412.
8 Pour J. Glucker, Cicéron aurait écrit à Atticus lui annonçant son inten
tionde dédier à Varron le Catulus et le Lucullus ; Atticus se serait inquiété de
savoir si ces œuvres écrites en si peu de temps étaient dignes du destinataire et
Cicéron aurait répondu que, si elles avaient été rédigées plus rapidement que le
Torquatus, c'est parce qu'il s'agissait de simple απόγραφα. Quand bien même on
accepterait toutes ces hypothèses, on ne comprend pas en quoi Atticus, sou
cieux de la qualité de l'œuvre destinée à Varron, aurait été rassuré en appre
nantqu'il s'agissait uniquement d'un άπόγραφον!
9 J. Beaujeu, loc. cit. L'objection la plus sérieuse est le fait que Cicéron
laisse entendre dans Fin., I, 3, 7 qu'il n'a pas encore traduit Platon.
LES SOURCES 183

comme J. Beaujeu, nous considérons qu'en tout état de cause l'exé


gèse traditionnelle reste la moins invraisemblable10. Nous propose
rons cependant une restitution qui ne semble pas avoir tenté les
éditeurs : dices : «qui alia quaedam scribis?». Cette suggestion s'ap
puie sur le fait que, lorsque Cicéron écrit à Atticus, le 29 mai, pour
lui annoncer qu'il lui a envoyé les Académiques et le Torquatus, il
ajoute : «je veux que tu aies ces textes, et il y a encore d'autres cho
ses»11 (et sunt quaedam alia). Bien entendu celles-ci sont impossi
bles à identifier, mais justement ne serait-ce pas parce qu'il s'agis
sait de simples απόγραφα? Imaginons que Cicéron ait entrepris, en
même temps que les traités philosophiques, des travaux mineurs,
des adaptations ou des traductions de textes grecs par exemple,
auxquels il n'attachait pas une importance excessive et qu'il ne pre
nait pas la peine de désigner autrement que par l'expression quae
dam alia n. Atticus se serait ému de cette trop grande activité, sus
ceptible selon lui de nuire à la qualité des œuvres en cours, et son
ami aurait jugé bon de le rassurer en lui précisant que les alia
quaedam, simples απόγραφα nécessitant moins d'attention que les
grands dialogues philosophiques, n'étaient nullement une entrave à
la qualité de ceux-ci. Répétons-le, il ne s'agit là que d'une hypothès
e, mais au moins a-t-elle le mérite de reposer sur une base textuell
e. Si elle était exacte, la Quellenforschung aurait commis une
erreur gigantesque en donnant une valeur absolue à ce qui ne
concernait que quelques écrits secondaires, et à ce titre anonymes
dans la correspondance.
Pour comprendre, par ailleurs, à quel point Atticus était in
quiet quant à la possibilité d'exprimer en latin les concepts de la
philosophie grecque, il faut rapprocher cette lettre de deux textes,
qui se trouvent l'un au début à'Ac. post., I, l'autre à la fin du De
Finibus 13. Dans le premier, Atticus exprime sa satisfaction d'enten-

10 Ne serait-ce que parce que Cicéron dit à propos de la partie antiochien-


ne de son œuvre : diligenter a me expressa acumen habent Antiochi, nitorem ora-
tionis nostrum, si modo is est aliquis in nobis (Att., XIII, 19, 5).
11 Cicéron, ibid., 32, 3.
12 J. Beaujeu, qui a fait le rapprochement entre les deux textes, loc. cit., a
considéré que les alia quaedam devaient nécessairement se référer à une œuvre
connue ; or l'hypothèse n'est viable que si l'on admet qu'il s'agissait ά'απσγραφα
sans importance, et pourquoi pas de la traduction du Protagoras? Cette hypo
thèse ne contredit pas nécessairement le passage du De finibus cité à la note 9,
puisqu'on peut admettre qu'à cette date le Torquatus était déjà terminé, cf. la
lettre du 29 mai, Att., XIII, 32, 3 : Torquatus Romae est.
13 Cicéron, Ac. post., I, 4, 14: satisne ea commode dici possint Latine; et
Fin., V, 32, 96 : Sed mehercule pergrata mihi oratio tua. Quae enim dici Latine
posse non arbitrabar, ea dicta sunt a te verbis aptis, nec minus plane quant dicun-
tur a Graecis.
184 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

dre exposer la philosophie d'Antiochus (dont il avait été l'élève) et


son désir de voir «si ces choses peuvent être convenablement expri
mées en latin»; dans le second, qui est comme la réponse à cette
curiosité et qui constitue une sorte de satisfecit décerné à l'entre
prisephilosophique cicéronienne, il dit à Pison : «Ma foi, Pison, j'ai
pris un très grand plaisir à t'entendre. Car, des idées que je ne
croyais pas qu'on pût exprimer en latin, ont été exprimées par toi en
termes appropriés, et avec non moins de clarté quelles le sont par
les Grecs». Ces textes confirment donc que la décision de Cicéron
d'entreprendre des travaux philosophiques dans lesquels, à la di
fférence du De republica ou du De legibus, il y aurait un grand nomb
rede termes «techniques», se heurtait à l'incompréhension d'un
Atticus persuadé que seule la langue grecque pouvait exprimer de
tels concepts. Celui-ci réagissait ainsi par philhellénisme assuré
ment, et peut-être aussi parce qu'en bon épicurien il répugnait aux
néologismes14 et considérait que la réflexion philosophique ne de
vait pas, en créant sa propre terminologie, s'enfermer dans un lan
gage réservé à quelques initiés. Un tel risque était négligeable en ce
qui concerne le grec, trop intimement lié à la philosophie; en
revanche, l'absence d'une véritable littérature philosophique latine
pouvait lui faire craindre la naissance d'un affreux jargon. D'où
son scepticisme, puis son soulagement.
Ces réticences permettent de mieux comprendre l'optimisme
courageux avec lequel Cicéron sut faire face à tous ceux, fort nomb
reux, qui, à des titres divers, lui reprochaient de s'être engagé
dans un projet sans précédent ou indigne de lui. Mais la phrase
verba tantum adfero, quibus abundo, prise isolément, laisserait pen
ser qu'il reconnaissait lui-même n'avoir d'autre ambition que de
faire passer en latin les subtilités de la pensée grecque. Est-il donc
possible de formuler une interprétation d'ensemble de cette trop
fameuse lettre?
N'esquivons pas la difficulté et, même si l'état dans lequel le
texte nous est parvenu n'autorise aucune certitude sur ce point,
admettons que le terme απόγραφα ne désigne rien d'autres que les
Académiques et le Torquatus. Il est alors indispensable de replacer
les affirmations que contient la lettre dans le contexte général de
l'élaboration de ces œuvres, et cela permet de comprendre que par
ces formules rapides, péremptoires, Cicéron ne cherchait pas à
définir son attitude par rapport aux sources grecques, mais à ras
surer un Atticus très inquiet de le voir se lancer dans une entrepri-

14 Sur la position des Épicuriens en ce qui concerne le langage, cf. E. As-


mis, op. cit., p. 32-34. Le paradoxe de Lucrèce est qu'il a été lui-même contraint
de créer une langue philosophique.
LES SOURCES 185

se qu'il désapprouvait. Parce que son ami doutait de la possibilité


de créer une langue philosophique latine, Cicéron a voulu apaiser
cette inquiétude en valorisant sa capacité à manier les mots et en
feignant au contraire de se désintéresser du fond ou, plus exacte
ment, de transposer celui-ci sans le modifier. C'est donc par une
généralisation très abusive que ce texte a été érigé en une sorte de
déclaration solennelle par laquelle Cicéron aurait volontairement
renoncé à faire autre chose que des adaptations fleuries. Au de
meurant, lui-même le dira au début du De finibus : à la source
grecque il ajoute non seulement son scribendi ordinem, mais aussi
son iudiciumi5.
Quelle peut-être alors la signification d'une recherche de sour
ces? Elle nous apparaît double. Ce travail doit permettre de faire
en quelque sorte le bilan de la Quellenforschung, non pas dans
l'abstrait, mais à propos d'une œuvre qui constituait pour elle un
champ d'expérimentation idéal, puisqu'elle se croyait autorisée par
Cicéron lui-même à l'interpréter comme un simple άπόγραφον. Il
est donc important de recenser les thèses défendues, les méthodes
utilisées, et surtout d'examiner dans quelle mesure ces recherches
ont véritablement éclairé le texte cicéronien. Une telle démarche
demeurerait cependant un exercice artificiel d'érudition, si elle
n'était susceptible de nous aider à clarifier les difficultés que nous
avons rencontrées dans l'analyse de l'œuvre, et par là même à ima
giner ce que pouvait être le contenu des livres perdus. L'expérience
ayant déjà montré combien est vaine l'ambition de parvenir à une
certitude absolue dans l'identification des sources, la réflexion sur
celles-ci ne doit pas avoir d'autre finalité que de parvenir, à travers
l'étude d'un certain nombre d'hypothèses, à une meilleure connais
sance de l'Académie et de l'idée que Cicéron se faisait de celle-ci.
La question des sources présente ceci de singulier, en ce qui
concerne les Académiques, qu'elle est très simple dans son principe
et incroyablement compliquée dès que l'on s'efforce de sortir des
généralités. La réponse n'a, en effet, rien de mystérieux ou d'incert
ain, elle nous est donnée par Cicéron lui-même qui semble avoir
voulu répondre par avance à la curiosité de ses lecteurs en écrivant
à Varron qu'il lui attribuait les partes Antiochinas et qu'il gardait
pour lui-même les Philonis partes 16. Etant donné que les deux ver
sions ont été trop rapprochées dans le temps pour qu'il y ait eu des

15 Cicéron, Fin., I, 2, 6 : Quid, si nos non interpretum fungimur munere, sed


tuemur ea, quae dicta sunt ab Us quos probamus eisque nostrum iudicium et nos
trum scribendi ordinem adiungimus . . .
16 Cicéron, Fam., IX, 8, 1 : tibi dedi partis Antiochinas . . . mihi sumpsi Phi
lonis, cf. supra, p. 136.
186 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

modifications de fond, il paraîtrait logique d'interpréter le Lucullus


et le Catulus, d'une part, ce qui nous reste des libri Academici, d'au
trepart, à la lumière de cette déclaration et de ne voir en eux que
les différentes facettes de l'affrontement entre les deux maîtres de
Cicéron. Nous montrerons cependant que la principale caractéristi
que de l'indication cicéronienne est non de constituer une réponse
toute faite, mais de susciter des questions : il faut toujours la gar
der à l'esprit et en même temps chercher comment la concilier
avec les contradictions qu'elle semble engendrer. Tel sera, en tout
cas, le fil directeur de notre recherche.

Les partes Antiochinae

Cicéron a utilisé Antiochus pour écrire les discours d'Horten-


sius et de Lucullus dans le Catulus, celui de Varron dans Ac. post.,
I. Les deux derniers nous étant parvenus intacts, nous pouvons
constater qu'il n'y est fait aucun mystère de leur dépendance par
rapport à la philosophie de l'Ascalonite. Lucullus, en effet, présent
e son exposé comme le simple compte rendu de ce qu'il avait
entendu dire à Antiochus dans le débat qui avait été organisé à
Alexandrie peu après l'arrivée des livres romains de Philon et, dans
la version définitive, Atticus dit à Varron juste avant que celui-ci ne
commence à parler: «qu'est-ce qui pourrait m'être plus agréable
que de me remettre en mémoire les propos que j'avais jadis enten
dusd'Antiochus»17. La source de ces discours est donc bien Anti
ochus, mais si l'on veut être plus précis, si l'on cherche à détermi
ner la manière exacte dont Cicéron a procédé, on rencontre des
difficultés insoupçonnées.
L'hypothèse qu'il ait travaillé à partir des notes qu'il avait pri
ses au moment où il suivait les cours d'Antiochus ne peut être ni
rejetée mi démontrée. Il n'est même pas exclu qu'il se soit fié à sa
mémoire et qu'il ait pensé en réalité à lui même lorsqu'il écrivait à
propos de Lucullus : «il acquit, en écoutant souvent Antiochus, des
connaissances qu'il aurait pu de toute façon retenir même s'il ne
l'avait entendu qu'une seule fois»18. La discussion philosophique
devant Lucullus à Alexandrie serait alors la transposition en quel
que sorte dramatique des discussions auxquelles Cicéron avait as
sisté lors de son séjour à l'école d'Antiochus. Cette hypothèse aurait
sans doute connu une acceptation beaucoup plus grande s'il n'y
avait au début du discours de Lucullus l'allusion au Sosus, le livre

17 Cicéron, Ac. post., I, 4, 14 : quid est enim quod malim ex Antiocho iam
pridem audita recordari?
18 Cicéron, Luc, 2, 4. Trad. pers.
LES SOURCES 187

par lequel Antiochus avait répliqué à Philon19. Or, la Quellenfor


schung a estimé que c'était là le moyen, à la fois indirect et habile,
par lequel Cicéron avait voulu indiquer la source, au moins partiell
e, à laquelle il avait puisé20. Ce que l'on peut reprocher à ceux qui
ont raisonné ainsi, ce n'est pas d'avoir formulé cette hypothèse, qui
reste, nous essaierons de le montrer, la plus vraisemblable, mais
d'avoir ignoré, ou feint d'ignorer, qu'elle comportait une difficulté
très considérable.
L'unicité de la source implique, en principe, la cohérence du
texte qui en dérive. Or, il existe une contradiction majeure entre le
discours de Lucullus et celui de Varron (attribué selon toute probab
ilitéà Hortensius dans la première version), alors que ces deux
personnages se réclament tous les deux d'Antiochus. D'un côté, en
effet, Lucullus fait un exposé d'une rigoureuse orthodoxie stoïcien
ne, il affirme la continuité entre la représentation et la science et il
loue la perfection des sens en des termes que n'eût pas désavoués
Zenon. Au demeurant, lui-même se réfère à Antipater à propos de
l'évidence21 et, surtout, il s'assigne pour fin de prouver que le cri
tère stoïcien de la connaissance (la représentation «comprehensiv
e») reste valable en dépit des attaques dont il a fait l'objet de la
part de la Nouvelle Académie.
Varron, au contraire, attribue à l'Ancienne Académie, dont il
se réclame en tant que disciple d'Antiochus, une doctrine dans
laquelle la vérité n'est pas le fait de la sensation, mais de l'intell
igence,seule capable de dépasser la multiplicité des représentations
pour remonter jusqu'à Γίδέα, une et immuable. Alors que Lucullus
n'a pas de termes assez flatteurs pour exalter les sens, Varron, se
référant toujours à Platon et à ses successeurs immédiats, les qualif
ie de hebetes et tardos22. Bien plus, nous avons vu que, dans sa
présentation de la philosophie de Zenon, il soutient que le fonda
teurdu Portique n'apporta rien de nouveau ni dans le domaine de
la physique ni dans celui de la morale, mais affirme qu'il en fut
tout autrement en ce qui concerne la logique : «c'est dans la troisi
ème partie de la philosophie qu'il introduisit de très nombreux
changements»23. Pour lui, le stoïcisme ne se différencie donc de
l'Ancienne Académie que par une confiance dans les sens étrangè
re à la théorie platonicienne de la connaissance.
Quel est donc le véritable porte-parole d'Antiochus lui-même,

19 Ibid., 4, 11.
20 Cf. sur ce point les notes 95-97 du chapitre précédent.
21 La référence de Lucullus à Antipater se trouve dans Luc, 9, 28.
22 Cicéron, Ac. post., I, 8, 31.
23 Ibid., 11, 40.
188 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

Lucullus ou Vairon? Leurs propos sont inconciliables et Varron


lui-même ne cherche nullement à atténuer cette dissensio entre
Platoniciens et Stoïciens. Si l'on s'en tient à la simple cohérence
logique, on doit estimer peu probable qu'Antiochus, le restaurateur
de l'Ancienne Académie, qui soulignait à tout propos que Zenon
n'avait modifié que la façade du platonisme24, ait choisi de se ral
lier au stoïcisme sur le seul point où il reconnaissait à celui-ci une
originalité réelle. Une telle démarche équivalait à renier Platon sur
l'essentiel de sa pensée puisque, s'il est vrai que dans le Timée la
vue est qualifiée de «cause du plus grand bien»25, on chercherait
en vain dans toute son œuvre un seul texte dans lequel la sensation
soit acceptée comme critère de la vérité. Pour peu donc que l'on
accorde à Antiochus un minimum de cohérence - et il est vrai que
cela prête à discussion - on est tenté d'affirmer qu'il préférait Pla
ton à Zenon, et qu'en tout cas il ne faisait pas sienne la théorie de
la représentation «comprehensive». Le problème est que Lucullus
qui défend cette dernière se réclame, comme Varron, d 'Antiochus
et que Cicéron lui-même parle dans une lettre à Atticus des «argu
ments admirablement rassemblés par Antiochus contre la négation
de la compréhension (άκαταληψίαν)26.
Il faut, par conséquent, même si cela n'a rien de plaisant pour
l'entendement, partir du constat que Cicéron attribue à Antiochus,
à travers Lucullus et Varron, deux philosophies de la connaissanc
es incompatibles. La contradiction entre la valorisation de la sen
sation et sa critique était dans une certaine mesure inhérente à la
philosophie de l'Ascalonite, cette interprétation naturaliste, imma-

24 Cf. tout particulièrement Fin., V, 25, 74, où Pison, élève d'Antiochus s'e
xprime avec une très grande sévérité à propos de la dette des Stoïciens à l'égard
de l'Ancienne Académie : « à l'exemple de tous les autres voleurs, qui changent
les marques des objets pris par eux, ces philosophes, pour faire emploi de nos
idées comme de leur propriété, ont changé les termes qui étaient comme la
marque des choses». Un tel passage suffit à montrer combien est erronée la
thèse d'un Antiochus entièrement acquis au stoïcisme, récemment reprise par
H. Tarrant, op. cit., p. 122; on nous répliquera peut-être qu'Antiochus pouvait
fort bien, tout en considérant la morale et la physique stoïciennes comme de
simples innovations terminologiques, se rallier à la logique du Portique, jugeant
celle-ci plus rigoureuse que l'idéalisme platonicien. C'est ce que semble suggé
rer Plutarque, Cicéron, 4, lorsqu'il avance l'hypothèse qu'Antiochus abandonna
la Nouvelle Académie «vaincu per l'évidence des sens». Or, quand bien même
on admettrait cette adhésion de l'Ascalonite à la logique stoïcienne - ce qui ne
concorde guère avec l'antistoïcisme qu'il a montré par ailleurs - il resterait à
expliquer comment il pouvait en même temps faire l'éloge de la théorie de la
connaissance de l'Ancienne Académie.
25 Platon, Timée, 47 b.
26 Cicéron, AU., XIII, 19, 3 : In eis quae erant contra άκαταληψίαν praeclare
collecta ab Antiocho Vaironi dedi.
LES SOURCES 189

nentiste, du platonisme. Mais ce que nous contestons, c'est que cet


Académicien ait pu dans une même œuvre adhérer à la théorie des
Formes et à la gnoseologie stoïcienne. Si on refuse d'imputer cette
discordance entre le discours de Varron et celui de Lucullus à la
rapidité de la rédaction de l'œuvre ou à quelque contingence du
même ordre, trois explications sont possibles et il nous semble que
la recherche sur les Académiques a, en minimisant cette question,
négligé un aspect essentiel de l'œuvre27.
Ne peut-on supposer que la position d'Antiochus avait connu
une évolution et qu'après avoir considéré que l'idéalisme platoni
cien et le sensualisme stoïcien étaient inconciliables, il avait cher
chéà les rapprocher? A l'appui de cette hypothèse il faudrait citer
le passage du livre IV du De finibus (dont on s'accorde générale
ment à reconnaître qu'il a pour source l'Ascalonite), dans lequel il
est dit à propos des philosophes de l'Ancienne Académie : « Faut-il
ajouter qu'en maint endroit ils nous signifient en quelque sorte de
ne pas chercher notre certitude dans les sens seuls indépendam
ment de la raison, ni dans la raison seule indépendamment des
sens, et de ne point séparer l'une de l'autre (les deux sources de la
connaissance). Bref, tout ce qui fait aujourd'hui l'objet des traités
et de l'enseignement de la dialectique n'a-t-il pas été établi par
eux?»28. Dans ce texte, il n'est plus question des Idées et le critère
de la connaissance est formulé de manière à démontrer que, dans
ce domaine non plus, Zenon n'avait rien apporté de neuf par rap
port à Polémon, Xénocrate ou Aristote. La contradiction que nous

27 A l'origine du désintérêt pour ce problème, il y a sans doute A. B. Kris-


che. Celui-ci, en effet, avait identifié, op. cit., p. 168, le Sosus écrit par Antiochus
après l'épisode d'Alexandrie avec l'œuvre envoyée par ce même philosophe à
Balbus et à propos de laquelle Cicéron écrit, Nat. De., I, 7, 16 : Antiocho enim
Stoici cum Peripateticis re concinere uidentur, uerbis discrepare. En réalité, com
mel'a montré R. Hirzel, Untersuchungen . . ., t. 3, p. 273-274, le livre envoyé à
Balbus était très probablement une œuvre morale; cependant, l'idée est restée
que pour Antiochus il n'y aurait pas eu de divergence de fond entre la logique
du Portique
Zeno' s new criterion
et celle was
de laa welcome
Nouvelle «correction»
Académie, cf.to J.theGlucker,
doctrines
op. ofcit.,
the p.early
82 :
Academy. En fait, le texte cicéronien est on ne peut plus clair, il fait état, Ac.
post., I, 11, 42 non d'une «welcome correction», mais d'une commutatio dissen-
sioque. Le terme de correctio est appliqué à l'ensemble de la doctrine stoïcienne,
une fois signalée cette divergence réelle, et la simple lecture de Fin., IV et V
montre que pour Antiochus ce terme n'impliquait nullement un jugement de
valeur positif en ce qui concerne le stoïcisme.
28 Cicéron, Fin., IV, 4, 9 : Quid, quod plurimis locis quasi denuntiant, ut
neque sensuum fidem sine ratione nec rationis sine sensibus exquiramus, atque
ut alterum ab altero ne separemus? Quid? ea quae dialetici nunc tradunt et
docent, nonne ab Ulis instituta sunt? Le second sine et le ne ne se trouvent pas
dans les manuscrits, mais le texte de ceux-ci est de toute évidence altéré.
190 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

tentons d'élucider s'expliquerait alors par la coexistence dans les


Académiques de deux moments différents de la philosophie d'Anti-
ochus. Les propos de Varron représenteraient la phase où l'Ascalo-
nite était persuadé de l'existence d'une divergence de fond entre le
sensualisme du Portique et l'intellectualisme de l'Ancienne Acadé
mie,tandis que le discours de Lucullus témoignerait, au contraire,
du moment où il croyait que même dans ce domaine il y avait
consensus entre les deux écoles.
Cette première conjecture se heurte à une objection qui naît
précisément du parallélisme avec le livre IV du De finibus. En
effet, à en juger par ce texte, Antiochus tirait argument du consen
sus pour reprocher aux Stoïciens d'avoir quitté l'Ancienne Acadé
mie, non pour adhérer à leur doctrine. Il est vrai que Cicéron sem
bledire le contraire et que la fameuse expression germanissismus
Stoicus continue, nous l'avons dit, d'influencer les recherches sur
Antiochus. On oublie cependant que l'Arpinate n'est pas neutre et
qu'en tant que disciple de la Nouvelle Académie, il cherche à pré
senter la scission d'Antiochus comme un ralliement pur et simple à
ceux que l'école platonicienne avait combattus sans relâche pen
dant plus de deux siècles. Ce qui gênait sans doute le plus la Nouv
elle Académie, c'était que l'Ascalonite, au lieu d'adhérer au stoïcis
me, attitude qui eût permis de le considérer comme un méprisable
transfuge, se fût attaché à restaurer contre la tradition d'Arcésilas
et de Camèade ce qu'il croyait être la véritable philosophie de Pla
ton et des scholarques de l'Ancienne Académie. Antiochus, qui exal
tait celle-ci au point de réduire les Stoïciens au rang de simples
épigones, qui combattait avec âpreté les innovations terminologi
ques que Zenon avait eu selon lui le tort d'introduire dans l'éthique
académicienne, pouvait-il approuver sans la moindre réticence la
gnoseologie du Portique, alors qu'il soulignait lui-même combien
celle-ci était étrangère au platonisme? Il est permis d'en douter. En
revanche, le Lucullus montre comment dans des joutes dialectiques
Antiochus avait pris le parti du stoïcisme contre la Nouvelle Académ
ie29. Cela signifie qu'il estimait ce système moins pernicieux que
le doute universel qui régnait dans l'école platonicienne depuis
Arcésilas, non qu'il y avait pleinement adhéré. La pratique des dis-
putationes in utramque partent à l'intérieur de l'Académie et du
Lycée était telle que défendre une thèse n'impliquait nullement que
l'on s'identifiât à celle-ci. Antiochus pouvait fort bien plaider pour
le critère stoïcien contre le néoacadémicien Heraclite défenseur de
Γέποχή, puis face à un Stoïcien critiquer la théorie de la représent
ation «comprehensive» au profit de l'idéalisme platonicien. La dis-

29 Cf. les § 12, 18 et 49 du Lucullus.


LES SOURCES 191

cordance entre les discours de Lucullus et de Varron pourrait donc


d'expliquer par l'utilisation de deux textes, l'un dans lequel l'Asca-
lonite s'exprimait propria voce, c'est-à-dire en tant que philosophe
de l'Ancienne Académie, se voulant l'héritier de Platon et de Polé-
mon, l'autre dans lequel il reprenait et même améliorait les argu
ments stoïciens dans le cadre d'une disputatio in utramque partem,
sans véritablement les faire siens.
Faut-il donc renoncer à l'interprétation traditionnelle, qui pri
vilégie le Sosus? Est-il possible au contraire de la concilier avec la
contradiction que nous avons mise en évidence, voire de trouver en
elle l'explication la plus satisfaisante de celle-ci? Bien que nous ne
puissions malheureusement pas apporter la preuve qui mettrait fin
aux spéculations sur cette question, nous croyons qu'il existe un
élément qui n'a pas encore été exploité et qui constitue cependant
un argument sérieux en faveur de l'hypothèse du Sosus. Il s'agit du
projet qu'avait eu à un moment Cicéron de substituer Caton et Bru
tusaux personnages de la première version : eosdem illos sermones
ad Catonem Brutumque transtuli30. R. Hirzel, qui s'est interrogé
sur ce projet intermédiaire, en a conclu que Caton y remplaçait
Catulus, tandis que Brutus cumulait, si l'on peut dire, les rôles
d'Hortensius et de Lucullus, mais cette reconstitution n'est guère
plausible31 : Catulus critiquait Philon du point de vue de la tradi
tion carnéadienne et il est inconcevable que Cicéron ait songé à
transformer Caton en héraut de la Nouvelle Académie. Caton ne
pouvait être dans le dialogue que le représentant du stoïcisme le
plus authentique et, à ce titre, le seul discours qui lui convenait
était celui de Lucullus. De son côté, Brutus devait logiquement
assumer la défense et illustration de l'Ancienne Académie, qui avait
d'abord été attribuée à Hortensius.
En quoi cela concerne-t-il le Sosus? Remarquons, en premier
lieu, que cette deuxième version, malheureusement abandonnée
par Cicéron, avait le mérite de différencier les rôles beaucoup plus
nettement que ne le faisait la première. Elle mettait en scène un
Stoïcien (Caton), un disciple d'Antiochus (Brutus) et un défenseur
de la Nouvelle Académie (Cicéron), alors que précédemment Lucull
us, présenté comme le porte-parole d'Antiochus, parlait en tout
point comme un philosophe du Portique. Or, R. Hirzel et J. Glucker
ont avancé un certain nombre d'arguments tendant à montrer que
le Sosus était un dialogue dans lequel le Stoïcien Sosus et Anti-
ochus lui-même critiquaient aussi bien la philosophie de Camèade

30 Cicéron, Au., XIII, 16, 1, cf. supra, p. 130.


31 R. Hirzel, Der Dialog . . ., p. 509 η. 4 et 513 η. 2.
192 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

que les innovations de Philon32. Approfondissons donc l'hypothèse


d'une utilisation du Sosus. Dans un premier temps, Cicéron, per
suadé peut-être qu'il n'existait pas de véritable solution de conti
nuité entre la pensée d'Antiochus et celle du Portique, ne fait pas
figurer de Stoïcien dans le dialogue, Lucullus et Hortensius consti
tuant une sorte de Ianns bifrons, image de l'ambiguïté de la philo
sophie antiochienne33. Puis, conscient du peu de vraisemblance de
l'œuvre ainsi conçue, il décide de donner les rôles d'Hortensius et
de Lucullus à Brutus et à Caton respectivement, ce dernier rétablis
sant la présence du stoïcisme incarné dans la source par Sosus.
Survient la lettre dans laquelle Atticus lui conseille de dédier à Var-
ron l'un des travaux philosophiques en cours. Cicéron remanie son
ouvrage et revient à son idée première, celle d'un affrontement
entre l'Ancienne et la Nouvelle Académie. Plus de Stoïcien donc,
mais Varron était chargé de plaider à la fois pour l'Ancienne Aca
démie et pour la théorie stoïcienne de la connaissance, le tout
confortant l'idée d'un Antiochus presque entièrement acquis aux
dogmes du Portique.
Nous n'ignorons pas ce qu'il y a de fragile dans cette reconsti
tution,mais elle a l'avantage de rendre compte d'un certain nomb
re d'éléments relatifs aussi bien au processus d'élaboration de
l'œuvre qu'à la nature des thèses en présence qui autrement reste
raient inexplicables. L'hypothèse du Sosus comporte cependant
une autre difficulté, moins redoutable cependant que celle née de
la disparité entre les discours de Varron et celui de Lucullus, mais
nullement négligeable pour autant34. D'un côté, en effet, Lucullus
dit que le livre écrit par Antiochus était destiné à réfuter les inno
vations philoniennes («il alla même jusqu'à faire paraître contre
son maître un livre intitulé le Sosus»), de l'autre, le même person-

32 R. Hirzel, Untersuchungen . . ., t. 3, p. 265, a justement remarqué que la


mise en scène du début du Lucullus, avec ses différents personnages et l'organi
sationde la disputatio a pu difficilement être inventée par Cicéron lui-même.
J. Glucker, op. cit., p. 418, a repris l'argumentation de Hirzel, mais en la comp
létant sur un point : pour Hirzel, Sosus était seulement le dédicataire de l'œu
vre, alors que selon la tradition antique le personnage dont le nom servait de
titre devait également participer au dialogue.
33 Pour J. Glucker, loc. cit., c'est Lucullus qui aurait défendu dans le Catu-
lus la philosophie de l'Ancienne Académie. Or, rien ne permet d'affirmer que
Lucullus intervenait dans le premier dialogue. En revanche, ce que dit Hortens
ius au § 10 (feci plus quant uellem : totam enim rem Lucullo integrant seruatam
oportuit) montre bien que l'avocat avait été le porte-parole d'Antiochus, mais
qu'il avait laissé à Lucullus les reconditiora, c'est à dire la partie consacrée aux
problèmes gnoséologiques.
34 Cette difficulté avait déjà été remarquée par A. Lörcher, op. cit., p. 245-
246.
LES SOURCES 193

nage annonce que lui-même laissera de côté ces innovations et, de


fait, son discours est, à une exception près peut-être35, la réponse
stoïcienne aux critiques d'Arcésilas et de Camèade. Comment expli
quer cette omission, si l'on croit que le Sosus fut la source des Anti-
ochinae partes?
En réalité, Lucullus prend beaucoup de précautions pour an
noncer qu'il s'en tiendra à la disputatio classique entre la Nouvelle
Académie et le Portique, comme s'il voulait atténuer ce qui pourr
aitêtre perçu comme une incohérence. Tout d'abord, il rappelle
que les thèses de Philon avaient déjà été présentées et critiquées
dans le Catulus, et c'est là un point sur lequel nous allons revenir.
Puis il évoque les discussions qu'Antiochus avait eues avec Heraclit
e de Tyr, ce philosophe de la Nouvelle Académie qui avait été le
disciple de Clitomaque et de Philon lui-même, mais ne goûtait pas
les thèses romaines de celui-ci ; il laisse ainsi entendre que l'Ascalo-
nite ne s'était pas borné à la critique de son ancien maître et qu'il
avait continué à polémiquer avec ceux restés fidèles à l'interpréta
tion traditionnelle (c'est à dire clitomaquienne) de la dialectique de
Camèade36. Enfin, il affirme que malgré ses mensonges et son
ambition de se distinguer de ses prédécesseurs, Philon n'y avait pas
réussi: «l'imprudent est renvoyé là où il se refuse entièrement à
aller»37. Attaquer la doctrine d'Arcésilas et de Camèade, c'est donc
sur le fond frapper Philon lui-même.
Ainsi donc, et contrairement aux apparences, la question des
innovations de Philon n'est nullement ignorée par Lucullus mais, à
ce qu'il nous semble, très subtilement abordée et niée à la fois au
moyen d'arguments tenant à la fois à l'équilibre général de l'ouvra
ge et à une interprétation en profondeur de la situation de Philon
dans la Nouvelle Académie. Or on peut raisonnablement supposer
que, dans le Sosus, Antiochus et son ami stoïcien ne se contentaient
pas de blâmer Philon, et qu'ils cherchaient à atteindre à travers lui
l'ensemble de la tradition néoacadémicienne. Le dernier scholar-
que de la Nouvelle Académie était ainsi doublement critiqué, pour
avoir tenté d'affirmer son originalité en reniant ses prédécesseurs,
et pour être, malgré lui, le représentant de cette tradition.
Sans rejeter entièrement la possibilité d'autres interprétations,
il nous semble qu'il n'existe pas d'argument qui puisse infirmer de
manière vraiment probante l'hypothèse de l'utilisation par Cicéron

35 II s'agit du § 34, dont nous aurons à traiter lorsque nous parlerons des
innovations philoniennes, cf. infra, p. 292 sq.
36 Cicéron, Luc, 4, 12 : Turn igitur et cum Heraclitum studiose audir em
contra Antiochum disserentem et item Antiochum contra Academicos . . .
37 Ibid., 6, 18.
194 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

du Sosus pour écrire tout ce qui concernait l'Ancienne Académie et


le Portique. On est par là même amené à se demander si cette
œuvre ne fut pas en réalité la source de l'ensemble des Académiq
ues. Il est certes plus logique de penser que Cicéron se reporta
aux livres romains de Philon pour avoir le point de vue opposé à
celui d'Antiochus, mais nous allons montrer que cette solution, qui
dans l'abstrait est la plus séduisante, est difficile à concilier avec ce
qui nous est parvenu des dialogues cicéroniens et avec ce que nous
pouvons deviner des livres perdus. On ne peut donc exclure que
l'Arpinate, qui disposait avec le Sosus d'un texte écrit après les
livres philoniens et dans lequel étaient traités sous forme de dialo
gueles multiples aspects de la controverse à propos du sens de la
philosophie néoacadémicienne, ait continué à s'en servir pour la
rédaction des Philonis partes, quitte à modifier ou à compléter cet
te source pour l'adapter à son propos. Curieusement, cette hypo
thèse n'a pas été envisagée par la Quellenforschung, et nous analy
serons donc d'abord les réponses qu'elle a elle-même proposées.

Les Philonis partes

Le discours par lequel Cicéron répond à Lucullus est philos


ophiquement si varié, il comporte des références à tant d'auteurs
qu'A. B. Krische en conclut qu'il était vain de vouloir trouver une
seule source à un tel ensemble38. Il préféra donc affirmer que
Cicéron construisit son exposé à partir de notes de lecture et en
utilisant des auteurs aussi divers que Crantor, Chrysippe ou Clito-
maque. Incontestablement, le fait que l'Arpinate cite ce dernier de
manière très précise («quatre livres de lui traitent de la suspension
du jugement; ce que je vais dire est tiré du premier de ces
livres»39) plaide en faveur de cette interprétation et, en tout cas, la
rend difficilement refutable. Malheureusement, la présence de c
itations n'a jamais suffi à démontrer qu'il y a eu lecture directe et
on peut tout aussi bien soutenir que celles-ci proviennent elles-
mêmes d'une source intermédiaire, soit un autre auteur, soit un
manuel doxographique. De surcroît, Cicéron a très bien pu combi
ner les deux méthodes et enrichir de sa culture propre l'œuvre
d'un Académicien ou d'un doxographe.
Dans la tradition de Krische, mais en réduisant le nombre d'él
éments de la mosaïque, A. Lörcher essaya de montrer que ce discours
de Cicéron se compose d'emprunts à Clitomaque et à Philon de

38 A. B. Krische, op. cit., p. 194 sq.


39 Cicéron, Luc, 31, 98: quattuor eius libri sunt de sustinendis adsensioni-
bus. Haec autem quae iam dicam, sunt sumpta de primo.
LES SOURCES 195

Larissa, le tout étant cimenté par quelques passages écrits par Cicé-
ron lui-même40. Les arguments avancés, et surtout le découpage
très arbitraire du texte, n'emportent pas la conviction; toutefois, cet
tethèse pose le véritable problème, qui est celui de la place faite aux
innovations de Philon dans le discours de Cicéron et, pour autant
que l'on puisse le reconstituer, dans celui de Catulus.
Avant même le livre de Lörcher, R. Hirzel avait élaboré une
démonstration très systématique pour prouver que l'Arpinate n'eut
d'autre source pour rédiger son discours que les livres romains de
Philon41. La réfutation de Hirzel a été faite avec vigueur et minutie
par J. Glucker, qui a établi, de manière convaincante selon nous,
que le discours de Cicéron ne comporte aucune originalité doctri
nalesusceptible de le distinguer de la gnoseologie d'Arcésilas et de
Camèade42. A l'opposé de R. Hirzel, d'autres savants, et non des
moindres, en vinrent à supposer qu'après avoir reçu le Sosus, Phi
lon écrivit une seconde œuvre romaine dans laquelle, s'étant aper
çu que les arguments traditionnels de la Nouvelle Académie étaient
bien suffisants pour triompher d'Antiochus, il aurait renoncé à ses
innovations43. Cette conjecture ne mériterait pas qu'on s'y attardât
si elle n'avait été reprise par J. Glucker, qui l'a étayée de toute sa
science, sans pour autant la rendre vraiment acceptable44.
Rappelons, en effet, que l'on chercherait en vain dans les Aca
démiques ou dans quelque autre traité cicéronien la moindre allu
sion à une quelconque réponse au Sosus. Cicéron, qui évoque si
longuement les livres romains de son maître et la réaction qu'ils
provoquèrent chez Antiochus, aurait-il omis de signaler que Philon
avait eu le dernier mot? A cela s'ajoute une considération d'ordre
psychologique, ce qui, il est vrai, lui enlève toute valeur dans la
mécanique de la Quellenforschung traditionnelle. Imagine-t-on,
néanmoins, le scholarque, après avoir écrit un ouvrage dans lequel
il avait pour la première fois fait preuve d'originalité, renier imméd
iatement celui-ci, au risque de paraître donner raison à Anti
ochus, voire céder à ses injonctions? Par ailleurs, même si, comme
cela semblerait résulter d'une nouvelle lecture de l'Index, Philon de

40 A. Lörcher, op. cit., p. 258 sq.


41 R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 279-341.
42 J. Glucker, op. cit., p. 393-405.
43 M. Plezia, De Ciceronis «Academicism . . ., Ill, p. 30, s'appuie pour étayer
cette hypothèse sur Augustin, Contra Ac, III, 18, 41, qui dit que Philon lutta
jusqu'au bout (donec moreretur) contre Antiochus, mais cette expression pouvait
tout aussi bien s'appliquer aux livres romains. Cf. également R. Philippson,
Cicero, art. cit., p. 1133, qui, pour mieux asseoir l'hypothèse d'une réponse de
Philon à Antiochus, fait mourir le philosophe de Larissa en 79.
44 J. Glucker, op. cit., p. 413 sq.
196 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

Larissa est mort trois ans plus tard que ne le croyait von Fritz45,
cela ne signifie pas nécessairement qu'il ait mis à profit ce temps
pour se dédire. D'une part, nous ne savons pas avec une certitude
absolue à quelle date Philon est mort46; d'autre part, Cicéron écrit
à propos de son maître; «tant que Philon vécut, l'Académie ne
manqua pas de soutien»47. La manière la moins invraisemblable
d'interpréter une telle phrase est d'y voir une allusion à la seule
œuvre de Philon que mentionne l'Arpinate, les fameux livres ro
mains. Pour nous, cette affirmation de Cicéron prouve que les
innovations philoniennes ne constituaient pas une rupture par rap
port à la philosophie de la Nouvelle Académie, mais bien la réinter
prétation de celle-ci.
Il nous reste cependant toujours à définir la place qu'occupait
le Philon romain dans les Académiques, en tenant compte de ce fait
essentiel que le discours de Cicéron dans le Lucullus apparaît com
me le rejet des innovations philoniennes au profit de l'exégèse
orthodoxe, celle de Clitomaque. Sur ce point nous ajouterons d'ail
leurs un argument auquel la critique ne semble pas avoir songé
jusqu'à présent et que nous trouvons dans le propos que tient Cicé
ron au début de son exposé, juste avant les attaques contre Anti-
ochus : «mais d'abord un mot sur Antiochus, qui a appris chez Phi
lon les thèses que je défends»48. Il y a là certes une connotation
émotive, le rappel du maître commun, et, par là-même, de la trahi
sond 'Antiochus, mais aussi une indication précieuse : si les thèses
que Cicéron défend sont celles-là même qu'Antiochus avait appri
ses chez Philon, il s'agit de celles que le scholarque défendait à
Athènes, lorsqu'il perpétuait la tradition de Γέποχή généralisée,

46 Résumons
45 Cf. supra, p.brièvement
48, n. 164. les données papyrologiques de la question. La
colonne XXIII de Pherc. 1021 se compose de deux parties nettement différen
ciées : la première se rapporte nominalement à Philon, tandis que la seconde
évoque un personnage qui n'est à aucun moment identifié et dont il nous est dit
qu'il mourut sous l'archontat de Nikètès, c'est-à-dire en 84/83, si l'on en croit
les références données par J. Glucker, p. 100, n. 11. Glucker avait affirmé, ibid.,
que la deuxième partie s'appliquerait également à Philon, hypothèse rendue
fragile par le fait que, à cet endroit, il est question d'une vie de soixante et un
(ou soixante-six) ans, alors que, dans le passage précédent, il est dit que le scho
larque avait vécu soixante-quatorze ans. T. Dorandi, op. cit., p. 114, croit avoir
trouvé une mention de Nikètès à la fin de la première partie, ce qui renforcerait
la thèse de Glucker, mais nous sommes bien forcé de constater que dans sa
propre édition de ce passage, seules deux lettres de l'allusion à l'archonte sont
données comme sûres : έπ[ί] Νΐ[κή]του.
47 Cicéron, Luc, 6, 17.
48 Ibid., 22, 69 : Sed prius pauca cum Antiocho, qui haec ipsa quae a me
defenduntur, et didicit apud Philonem tam diu ut constaret diutius didicisse
neminem et scripsit de his rebus acutissime.
LES SOURCES 197

non de celles qu'il avait exposées dans ses livres romains, quand il
avait voulu amorcer l'évolution vers une philosophie moins étroit
ementdépendante de la réfutation du stoïcisme. Tout comme l'avait
fait avant lui Lucullus, Cicéron refuse donc dans son discours de
sortir de la controverse sur le critère de la connaissance, telle que
l'avaient menée Arcésilas contre Zenon et Camèade contre Chry-
sippe et, s'il désavoue Philon au sujet de l'assentiment du sage,
c'est de manière allusive. Nous pouvons donc en conclure que les
innovations philoniennes étaient véritablement évoquées dans le
Catulus, et non dans le Lucullus. A quoi correspondaient les rôles
de Catulus et de Cicéron dans ce dialogue?
En ce qui concerne Catulus, il est clair qu'il blâmait Philon et
qu'il lui adressait, en se référant à son père, des critiques qui rejo
ignaient celles d'Antiochus49 :

§ 11 : «ces deux livres dont Catulus a parlé hier».


§ 12 : «alors Antiochus dit tout ce que, selon le récit fait par Catul
us,le père de celui-ci avait dit à Philon, et plus encore».
§ 18 : «(Philon) ment ouvertement, comme Catulus le père le lui a
reproché, et, comme l'a montré Antiochus, il se jette lui-
même dans l'embarras qu'il redoutait»,

Cette coïncidence d'opinions entre Antiochus et Catulus le père est


d'autant plus surprenante que celui-ci est présenté à la fin du
Lucullus comme un exégète de la pensée de Camèade. Le paradoxe
peut cependant s'expliquer, si l'on tient compte de la conjonction
d'intérêts qui existait entre Antiochus et les tenants de la philoso
phie néoacadémicienne traditionnelle. Le premier souhaitait néces
sairement que la Nouvelle Académie restât ce qu'elle avait toujours
été, car cela lui permettait de se poser en restaurateur de l'Ancien
ne, et il pouvait donc sans trop de scrupules opposer à Philon le
rappel d'une tradition, celle d'Arcésilas, dont lui-même s'était déta
ché. Quant aux autres, ils craignaient que les innovations de Philon
ne fussent le prélude au retour de l'Académie vers le dogmatisme
et ils préféraient donc s'en tenir à cette εποχή généralisée qui avait
fini par devenir le symbole même de l'école platonicienne depuis
Arcésilas.
Quant à Cicéron, nous ne savons avec certitude qu'une seule
chose : il n'abordait pas en profondeur le problème de la connais
sance,puisqu'il dit dans le Lucullus avoir évoqué la veille quelques

49 Ibid., 4, 11 : isti libri duo Philonis, de quibus heri dictum a Catulo est; 12 :
Turn et Ma dixit Antiochus, quae heri Catulus commemorauit a patre suo dieta
Philoni, et alia plura ; 6, 1 8 : et aperte mentitur, ut est reprehensus a patre Catulo,
et, ut docuit Antiochus, in id ipsum se induit quod timebat.
198 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

arguments classiques du scepticisme non necessario loco50. Faisait-


il un véritable exposé de la position de Philon ou se contentait-il de
quelques remarques ponctuelles, auquel cas il faudrait admettre
que Catulus avait fait à la fois la présentation et la critique de cel
le-ci? Bien que nous soyons là dans un domaine de pure conjectur
e, nous pencherions plutôt pour la deuxième hypothèse, par pa
rallélisme avec le Lucullus, où nous n'avons pas une discussion à
plusieurs voix, mais le choc de deux doctrines opposées.
Philon était donc bien évoqué dans la première version des
Académiques, mais l'exégèse nouvelle qu'il avait voulu donner de la
philosophie de ses prédécesseurs se trouvait critiquée par tout le
monde : par Catulus et Hortensius dans le Catulus, par Lucullus et
par Cicéron lui-même dans le Lucullus. A partir de là, deux inter
prétations sont possibles.
Si l'on tient compte de cette avalanche de critiques, et surtout
du fait que Catulus chargé selon toute vraisemblance d'exposer les
innovations du scholarque les réprouvait en invoquant son père, on
est fortement tenté d'en déduire que Cicéron s'était servi d'une
source dans laquelle Philon était en butte aux reproches d'Anti-
ochus, d'un Stoïcien et d'un Néoacadémicien orthodoxe. Cette
source ne pourrait être autre évidemment que le Sosus et nous
avons résumé dans le tableau comment, dans ce cas, se serait
effectuée le transformation conduisant du dialogue antiochien à la
dernière version de l'œuvre cicéronienne :

Sosus Projet Version


intermédiaire définitive

Sosus, philosope
stoïcien Lucullus Caton Varron
.

Antiochus Hortensius. Brutus , Varron


.

î Cicéron?
I Catulus,
à la fois
Philon „Cicéron. .Cicéron
exposant
et criti
que?

Un représentant de la Nouv
elle Académie « orthodoxe » : Catulus .Cicéron. .Cicéron
Heraclite de Tyr.

50 Ibid., 25, 79.


LES SOURCES 199

Doit-on pour autant considérer que l'hypothèse de l'utilisation


par Cicéron des livres philoniens est indéfendable? Assurément
non, mais à condition de la formuler autrement que ne l'a fait la
Quellenforschung. Nous avons déjà dit, et nous aurons l'occasion de
le confirmer quand nous aborderons cette question sous un angle
philosophique, que Philon ne reniait pas l'enseignement de Camèad
e, mais prétendait en donner une exégèse nouvelle qui, tout en
conservant dans son intégralité la critique du critère stoïcien, libé
rât quelque peu l'Académie de ce face à face vieux déjà de deux
siècles. Il est fort probable que ses deux livres contenaient, l'un
l'exposé de ses vues personnelles, l'autre la réfutation «classique»
de la logique stoïcienne, telle qu'elle avait été élaborée par Arcési-
las et Camèade. Cicéron a donc pu utiliser le premier pour écrire
le discours de Catulus, le second pour rédiger le sien propre, mais
il faut alors admettre que, désapprouvant lui-même le changement
introduit par son maître dans la Nouvelle Académie, il parsema
l'un et l'autre de remarques critiques à l'égard du scholarque, pui
sées dans le Sosus ou de son propre cru.
Nous avons essayé de conduire une recherche ouverte, c'est à
dire aspirant beaucoup moins à parvenir à un résultat définitif
qu'à réunir le plus grand nombre de vraisemblances. Plutôt donc
que de tenter d'imposer une solution, nous distinguerons trois caté
gories : les certitudes, les conjectures vraisemblables et enfin ce qui
résiste à l'analyse et qui constitue pour nous l'originalité irréducti
ble de l'œuvre.
Il nous paraît certain que Cicéron a voulu au départ faire figu
rer dans son œuvre quatre théories philosophiques à propos de la
connaissance, à la fois distinctes et entretenant entre elles des rela
tions complexes : la logique stoïcienne, le probabilisme de la Nouv
elle Académie, l'idéalisme de l'Ancienne Académie selon Anti
ochus et les innovations philoniennes. Nous dirons, en simplifiant,
qu'Antiochus considérait la Nouvelle Académie comme une hérésie
par rapport à la véritable pensée platonicienne et le stoïcisme com
meune variante de celle-ci - sauf sur la question de la connaissan
ce précisément -, tandis que Philon honnissait Antiochus qu'il
tenait pour un Stoïcien à peine déguisé et, tout en contestant le
caractère universel de la suspension du jugement, assumait la crit
ique que la Nouvelle Académie avait faite du critère stoïcien. Dans
la première version, les quatre éléments étaient individualisés,
même si la référence de Lucullus à Antiochus pouvait laisser croire
que l'Ascalonite acceptait sans réserve la doctrine de la représentat
ion «comprehensive». Cette ambiguïté disparaissait dans le projet
intermédiaire, puisque Lucullus était remplacé par un authentique
Stoïcien, Caton et, en revanche, la distinction entre la Nouvelle
Académie orthodoxe et les innovations philoniennes devait se trou-
200 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

ver fortement atténuée par la disparition du personnage de Catu-


lus. La dernière version, elle, ne laissait plus en scène que deux
personnages, et l'on se demande par quel procédé rhétorique ou
dramatique Cicéron a pu faire défendre à Varron à la fois l'apolo
gie stoïcienne des sens et l'intellectualisme de l'Ancienne Académie,
tandis que lui-même prenait en charge et Clitomaque et Philon.
Les conjectures, que nous espérons vraisemblables, concernent
l'identification précise des sources. En partant du postulat qu'Antio-
chus ne pouvait accepter simultanément la critique des sens et
l'exaltation de ceux-ci, nous en avons déduit que le discours d'Hor-
tensius- Varron et celui de Lucullus expriment l'un la véritable pen
sée de l'Ascalonite, l'autre une position qu'il n'a adoptée que dans
le contexte d'une dialectique dirigée contre la Nouvelle Académie.
Dans la mesure où Cicéron lui-même semble dire qu'il a suivi de
très près Antiochus, l'hypothèse qu'il se soit servi, pour élaborer
cette partie de son œuvre, du Sosus, dialogue où Antiochus et le
philosophe stoïcien critiquaient Philon et la Nouvelle Académie,
nous a paru la plus séduisante. Le problème est sans aucun doute
plus complexe en ce qui concerne les discours de Catulus et de
Cicéron lui-même, la densité des reproches adressés à Philon pou
vant s'expliquer soit par le recours au Sosus pour écrire ces textes
également, soit par une réaction de l'Arpinate qui, tout en utilisant
les livres philoniens, aurait jugé nécessaire de critiquer ce qui lui
paraissait contestable dans ceux-ci, peut-être précisément à la l
umière du Sosus.
Supposer que Cicéron ait pu exploiter le Sosus, ou même tra
vailler à la fois sur ce dialogue et sur l'œuvre de Philon, n'est-ce
pas retomber dans les ornières de la Quellenforschung et réduire
les Académiques au rang de simple απόγραφον? Nous pensons avoir
montré dans notre analyse de ces dialogues qu'il y a chez Cicéron
une insertion du débat à la fois dans la nature et dans l'histoire,
qui suffit à elle seule à définir une autre manière de philosopher.
Mais il ne s'agit pas pour autant d'affirmer que dans le domaine
théorique il aurait été incapable de modifier quoi que ce soit par
rapport à Antiochus ou à Philon. Admettons que sa source princi
paleait été le Sosus. Etant donné sa vocation polémique, cette
œuvre, même si elle donnait la parole à la Nouvelle Académie,
devait être organisée de façon à privilégier dans le domaine de la
connaissance le dogmatisme de l'Ancienne Académie ou celui du
Portique. Cicéron, au contraire, n'a pas voulu qu'il y eût dans les
Académiques un vainqueur et un vaincu, il a estimé qu'il fallait sort
ir d'un débat qu'il estimait artificiel et étudier le problème de l'i
ncertitude non seulement à travers les controverses sur les erreurs
des sens, mais en abordant dans toute son ampleur la question du
dissensus. Le passage, si nettement marqué dans son discours, des
LES SOURCES 201

spéculations gnoséologiques à la sarabande des opinions philoso


phiques peut certes être en termes de sources diversement inter
prété, mais il y a dans ce mouvement du particulier vers le général,
dans cette réticence à l'égard de ce qui est non pas trop précis
mais trop étroit, une attitude trop authentiquement cicéronienne
pour que l'on doive l'attribuer à tel ou tel. Imaginons maintenant
qu'il ait également travaillé dans les livres philoniens. Il est alors
remarquable que, malgré son affection pour le dernier scholarque
de la Nouvelle Académie, il ne se soit pas contenté de le traduire ou
de l'adapter et qu'il ait préféré rester fidèle à Γέποχή universelle
plutôt que d'accepter l'atténuation de celle-ci que Philon prétendait
imposer. Quelle que soit donc la solution retenue en matière de
sources, elle n'est vraisemblable que si l'on admet que les Académiq
ues, loin de constituer un άπόγραφον, sont le résultat d'une élabo
ration originale et portent la marque du iudicium de Cicéron.

Tableau des principales


correspondances entre le discours de
lucullus et celui de clcéron

Lucullus Cicéron
§ 13 En premier lieu, en citant les 72 Et (j'en viens) d'abord à ce que
anciens physiciens . . . vous me tu as dit en premier lieu. Nos
paraissez faire ce que font les citations des anciens philoso
citoyens séditieux, quand ils phes, tu les compares à la man
évoquent parmi les anciens les ière dont les séditieux évo
noms d'hommes célèbres qu'ils quent des citoyens illustres en
disent avoir été partisans du les qualifiant de «partisans du
peuple . . . peuple». *

14 ... vous avancez les noms 72-74 Anaxagore . . . Démocrite . . .


d'Empédocle, d'Anaxagore, de Empédocle . . . Parménide et
Démocrite, de Xénophane et Xénophane . . . Socrate et Pla
même de Platon et de Socra- ton . . .
te. . .

ibid. : Empédocle, en vérité, me pa 74 Empédocle te paraît atteint de


raît quelquefois avoir un accès folie . . .
de folie.

15 De leur nombre, il faut enlever ibid. : Tu disais qu'il fallait séparer


Platon et Socrate . . . d'eux Socrate et Platon.
202 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

16 Mais n'a-t-on rien fait en entre- 76 Tu m'as cependant demandé si


prenant des recherches après je ne pensais pas que, tant de
l'époque où Arcésilas reproc siècles après ces anciens philo
hait, croit-on, à Zenon de ne sophes, la vérité n'avait pu être
rien découvrir de neuf? découverte, alors que tant
d'hommes de génie la cher
chaient avec une si grande ar
deur. *

19 ... si le choix était donné à no- 80 si, dis-tu, un dieu te demandait


tre nature et si un dieu lui de si tu désires quelque chose de
mandait si elle se contente plus que des sens sains et in
d'avoir des sens intacts et sains tacts, que répondrais-tu?
ou si elle réclame quelque cho
sede mieux, je ne vois pas ce
qu'elle pourrait souhaiter de
plus.

ibid. : II ne faut pas s'attendre à ce 82 Mais pourquoi parler de ba


que je réponde ici au sujet de teau? Je vois que tu méprises
« la rame brisée » ou du « cou de l'exemple de la rame brisée.
la colombe».

20 Combien de choses que nous ne 86 Mais tu appelles l'art au se-


voyons pas, voient les peintres cours des sens. Un peintre voit
dans les creux et les reliefs. ce que nous ne voyons pas, et,
Combien de détails nous échap dès qu'un flûtiste prélude, le
pentdans la musique, qui sont connaisseur reconnaît un air.
entendus par les artistes exer
cés. Au premier son de la flûte,
ils nous disent.

22 Que peut être, en effet, une mé 106 D'où vient la mémoire si nous
moire des choses fausses? Se ne percevons rien? telle était ta
souvient-on de ce qu'on n'a pas question.
saisi et retenu par l'esprit? *

ibid. : Que peut être un art, s'il n'est 107 Et les arts, dis- tu, qu'en advien-
pas composé, non pas d'une ou dra-t-il?
deux perceptions, mais d'un 146 Mais, de même que tu disais
grand nombre de perceptions? que, si rien ne peut-être perçu,
les arts disparaissent . . .

26 La démonstration (en grec άπό- 91 On a inventé la dialectique, di


δειξις) est définie comme «un tes-vous, pour décider du vrai
raisonnement qui mène des ob et du faux et pour en juger.
jets perçus à ceux qui n'étaient
pas perçus».
LES SOURCES 203

28-29 [Arguments d'Antipater et d'An- 109 Et pourtant tu reprends un ar


tiochus contre l'acatalepsie] gument souvent utilisé et sou
vent réfuté, et tu le fais, dis-tu,
non pas comme Antipater, mais
de manière plus pressante.
111 Tu n'as pas non plus oublié, Lu-
cullus, l'objection d'Anti-
ochus . . .
30 Et pourtant on pourrait disser 86 Tu dis de bien belles choses sur
ter avec quelque détail de l'art l'art avec lequel la nature a fa
avec lequel la nature a fabriqué briqué nos sens, notre âme et
le premier animal de chaque es tout notre organisme.
pèce, ensuite et surtout l'hom-

31 Donc, ceux qui disent que rien 99 En effet, il est contre nature
ne peut être compris, nous ar que rien ne soit probable, il
rachent les instruments mêmes s'ensuivrait ce bouleversement
et les parures de la vie, ou plu de la vie dont tu parlais, Lucul-
tôt ils la détruisent de fond en lus.
comble *

44 Et ce qui les convainc surtout 111 Tu n'as pas non plus oublié, Lu-
d'erreur, c'est qu'ils supposent cullus, l'objection d'Anti-
d'accord deux propositions auss ochus . . .
iviolemment contradictoires
que celles-ci . . .

49 (A propos du sorite) Argument 92 Tu disais tout à l'heure que le


ation vicieuse et captieuse! sorite était un mode d'interro
gation défectueux.

50 II n'y a rien qui puisse être 85 Tu dis que chaque chose a son
transporté de son propre genre propre caractère . . .
dans un autre
51 En second lieu, quant aux v 88 Ces faits sont ceux que tu as
isions vaines (qu'elles soient fo rappelés avec grand détail : les
rmées par la pensée, ce que nous dormeurs, les ivrognes, les fous,
accordons, ou pendant le somm ont, dis-tu, des représentat
eil, ou pendant l'ivresse ou ions .. .
dans la folie) . . . Penses-tu C'est parce qu'Ennius . . .
qu'Ennius . . .
52 Ils sentent ce qu'a senti Alc- 88 Et de même ton Alcméon, qui
méon, et ils disent avec lui ... dit que . . .

52 C'est aussi ce qui arrive aux 89 Que dire des insensés, tel que
fous; au début de l'accès de fo fut, Catulus, ton allié Tudita-
lie ... nus?
204 L'ŒUVRE ET LES SOURCES

54 On t'accorde qu'ils sont semblab 84 Tu dis qu'il n'y a pas dans la


les,ce dont tu aurais pu te nature une telle ressemblance.
contenter. Mais toi tu veux
qu'ils soient non pas semblab
les,mais absolument identi
ques, ce qui est bien impossi
ble.*
55 Après quoi vous avez recours à 87 Mais je parlerai bientôt de phy
ces physiciens tant raillés par sique, ne serait-ce que pour ne
l'Académie ; toi-même tu ne t'en pas te faire mentir quand tu as
priveras pas. dit que j'en parlerais.
56 Suppose aussi semblables qu'on 85 Puisque tu peux prendre P. Ge-
le dit les antiques Seruilii, qui minus pour Quintus . . .
étaient jumeaux . . .
57 Pourtant nous savons qu'il y a 86 Puisque tu as trouvé à Délos . . .
eu à Délos . . .
62 En supprimant l'assentiment, 108 Le second argument consiste à
ils suppriment à la fois le mou affirmer que toute action est
vement de la pensée et l'action impossible chez celui qui n'use
pas de l'assentiment pour affi
rmer une chose.

Le signe * indique que nous avons traduit nous-même le texte.


TROISIÈME PARTIE

LA CONNAISSANCE
CHAPITRE I

LA REPRÉSENTATION

Considérations générales sur le problème de la connaissance


dans les académiques et définition d'une méthode

Ce n'est pas le moindre des paradoxes du Lucullus que d'être


en grande partie consacré à des problèmes pour lesquels Cicéron
reconnaît ne pas nourrir un intérêt excessif, du moins en ce qui
concerne leurs aspects les plus techniques. Nous avons déjà eu l'o
ccasion de dire quel est son soulagement à la fin du dialogue, lors
que, annonçant ce que sera la suite de son œuvre philosophique, il
invite ses interlocuteurs à étudier la question du dissensus des phi
losophes plutôt que de parler «des mensonges des yeux ou des
autres sens, du sorite, du sophisme du menteur, autant de pièges
que les Stoïciens ont tendus contre eux-mêmes»1. Bien des siècles
plus tard, un autre philosophe, et non des moindres puisqu'il s'agit
de Descartes, aura la même attitude en ce qui concerne ces argu
ments sceptiques : s'il leur fait la place que l'on sait dans les Médit
ations, lorsqu'il veut déterminer ce qui peut être «révoqué en dout
e », il s'en excuse dans sa Réponse aux secondes objections et il parl
edu «dégoût» qu'il a eu à «remâcher viande si commune», com
mesi le scepticisme, ou tout au moins ce type de scepticisme, lui
apparaissait être un mal nécessaire2. Dans le cas de Cicéron cette
réaction a sans doute ses racines dans la méfiance des philosophes
romains pour les spéculations perçues comme coupées de la réalité

1 Cicéron, Luc, 48, 147 : potins de dissensionibus tantis summorum uiro-


rum disseramus . . . quam de oculorum sensuumque reliquorum mendaciis et de
sorite aut pseudomeno, quas plagas ipsi contra se Stoici texuerunt.
2 Descartes, Réponse aux secondes objections, 103, p. 552 de l'éd. F. Alquié,
Paris, Garnier, 1967 : «C'est pourquoi, ne sachant rien de plus utile pour parve
nir à une ferme et assurée connaissance des choses, que si, auparavant que de
rien établir, on s'accoutume à douter de tout et principalement des choses cor
porelles, encore que j'eusse vu il y a longtemps plusieurs livres écrits par les
sceptiques et académiciens touchant cette matière, et que ce ne fût pas sans
quelque dégoût que je remâchais une viande si commune, je n'ai pu toutefois
me dispenser de lui donner une Méditation tout entière».
208 LA CONNAISSANCE

vécue ou même allant à l'encontre de celle-ci3. L'intérêt du Lucul-


lus est, entre autres, de montrer que ce sentiment, loin de consti
tuer une limitation à la recherche, invite au contraire à poursuivre
celle-ci pour aller vers quelque chose que le Romain ressent com
meplus essentiel.
Ces remarques préliminaires vont nous permettre de préciser
notre propos. Que les Académiques soient principalement une ten
tative pour réduire à quia les Stoïciens en révélant les contradict
ions de leur logique, cela nul ne le contesterait. Mais limiter cette
dialectique à un exercice purement critique, la considérer comme
un ensemble clos et autonome, en ignorer les présupposés et les
prolongements, est, nous semble-t-il, une grave erreur. Il faut en
trer dans le détail des controverses gnoséologiques, puisque Cicé-
ron lui-même a procédé ainsi, faisant preuve d'une rigueur qui est
le plus efficace des démentis à ceux qui s'obstinent encore à le
considérer comme un dilettante confus, mais sans jamais perdre de
vue que les débats de ce type sont seulement un jalon, un moment
dans un projet infiniment plus vaste, dont nous tenterons précisé
mentde définir le sens. Il faut approfondir le texte, jusque dans
des moments d'une extrême technicité, et, en même temps, lui res
tituer sa place exacte dans quelque chose qui le dépasse.
Partir du texte est une exigence de rigueur, non une méthode.
Nous avons envisagé plusieurs manières de mener notre étude et
celle que nous avons finalement choisie, suivre chacun des mo
ments du processus de la connaissance en établissant les positions
respectives de Cicéron et de Lucullus, comporte des avantages,
mais aussi, nous le reconnaissons, un inconvénient majeur. Elle
permet, nous semble-t-il, de donner une certaine clarté à la recher
che en l'organisant selon des concepts qui sont ceux de la logique
stoïcienne et que les Académiciens, en dialecticiens habiles,
n'avaient pas récusés d'emblée. En revanche, elle nous contraint à
figer, à diviser ce que les Stoïciens considéraient comme un pro
cessus continu. S'il y a bien un point sur lequel concordent les spé
cialistes de la logique stoïcienne, c'est précisément celui-là4 : pour
les philosophes du Portique la connaissance est une à travers ses
différents moments. Aucune métaphore stoïcienne n'exprime
mieux cela que la comparaison de l'hégémonique avec un poulpe, à

3 Cf. sur ce point P. Grimai, Sénèque et le destin de l'empire, Paris, 1978,


p. 365-366.
4 M. Pohlenz, Die Stoa, op. cit., p. 35 a très bien mis en lumière la révolu
tion que constitua l'idée zénonienne de la présence du λόγος dans la sensation.
Cf. également sur cette innovation R. Mondolfo, La comprensione del soggetto
umano nell'Antichità classica, Florence, 1958, p. 199-205; A. J. Voelke, L'idée de
volonté dans le stoïcisme, Paris, 1970, p. 30 sq.
LA REPRÉSENTATION 209

propos de laquelle Claude Imbert a dit à juste titre qu'elle donne


«une image simultanée de comportements successifs et différents
entre eux, pour une conscience ou un observateur singuliers»5.
Pour un Stoïcien, isoler la représentation de son devenir, c'est-à-
dire de la mémoire, du concept ou de la science, était tout aussi
inconcevable que de séparer la logique de la physique ou de la
morale et l'on sait combien d'images ils ont utilisées pour exprimer
l'unité organique de leur doctrine. Il est donc illusoire d'espérer
comprendre leur théorie de la connaissance en faisant abstraction
de ce que J. Brunschwig a très justement appelé «le modèle
conjonctif»6.
Si nous nous trouvons amené à fragmenter ce qui pour le sto
ïcisme est indissociable7, quelle peut-être la justification de notre
méthode? Il serait trop facile d'invoquer les Stoïciens eux-mêmes,
en remarquant qu'une fois posé le principe de parfaite cohérence,
ils se sont complu dans des analyses de détail si fines que l'aspect
systématique de leur doctrine en semble parfois relégué au second
plan, pour ne pas dire oublié8. En réalité, la démarche que nous
avons adoptée est plus qu'un artifice de présentation ou un plagiat
des doxographies antiques, elle implique le choix d'un point de
vue, elle signifie que nous privilégions a priori la facon de raison
ner de Cicéron plutôt que celle de Lucullus. Notre recherche tente
ra, en effet, de montrer que, par-delà des démonstrations sur l'eff
icacité desquelles il ne se fait pas d'illusion, par-delà l'arsenal tradi
tionnel des arguments et des arguties sceptiques, Cicéron a cons
tamment pour stratégie de présenter dans la discontinuité ce qui
pour les Stoïciens est cohérent et ne se conçoit que dans l'unité et
le mouvement. Dans son esprit, sinon dans sa lettre, le Lucullus est
donc une disputano in utramque partem entre celui qui défend un
système et celui qui n'accepte d'y voir qu'une juxtaposition d'él
éments sans véritable lien. Le dialogue pose ainsi une question qui
dépasse très largement les limites de notre étude : quelle est la
nature de la cohérence d'un système philosophique, comment ex-

5 C. Imbert, Théorie de la représentation et doctrine logique, dans Les Stoï


ciens et leur logique, Actes du colloque de Chantilly, Paris, 1970, (p. 223-249),
p. 234. La métaphore du poulpe se trouve chez Aetius, Plac, IV, 21 = S.V.F., II,
836. Chrysippe appréciait aussi la métaphore de l'araignée, cf. Chalcidius, Ad
Timaeum, 220 = S. F.F., II, 879.
6 J. Brunschwig, Le modèle conjonctif, ibid., p. 59-86. Pour J. Brunschwig
la proposition conjonctive appelée συμπεπλεγμένον par les logiciens du Porti
que, n'est pas un type d'énonciation parmi d'autres, mais le «modèle» de la
pensée stoïcienne.
7 Cette cohérence est soulignée par Caton, Fin., III, 22, 74.
8 Cf., par exemple, à propos des représentations, les divisions qui nous
sont rapportées par Sextus Empiricus, Adu. math., VII, 242 = S.V. F., II, 65.
210 LA CONNAISSANCE

pliquer que pour certains le συμπεπλεγμένον d'une doctrine soit de


l'ordre de la réalité, alors que d'autres n'y voient qu'une fiction?
Ces considérations générales nous permettront, du moins nous
l'espérons, de ne pas errer dans le détail des problèmes doctrinaux.
Elles donneraient cependant une idée inexacte de ce que nous nous
proposons de faire, si nous n'évoquions pas l'un des problèmes les
plus difficiles que pose l'étude du Lucullus, celui de la langue. C'est
dans ce traité, en effet, qu'apparaît avec le plus d'éclat l'immense
travail de Cicéron pour forger une langue philosophique latine. La
raison en est facile à comprendre : les Stoïciens avaient élaboré
leur théorie de la connaissance en utilisant un vocabulaire d'une
extraordinaire précision, que les autres écoles philosophiques de
vaient d'ailleurs en partie adopter, mais qui n'avait évidemment
aucun correspondant en latin. Le lecteur du Lucullus assiste donc
en permanence à l'effort de l'Arpinate pour conjurer la trop f
ameuse egestas patrii sermonis et pour traduire de la manière la plus
satisfaisante possible des notions terriblement abstraites au regard
de la sensibilité romaine, il voit naître des termes {comprehensio,
par exemple), dont nous sommes maintenant les quotidiens et bien
ingrats utilisateurs. Mais toute langue a son génie, ou comme
disent les linguistes, «sa façon de découper le monde» et, malgré
l'honnêteté et l'acribie avec lesquelles Cicéron pratique le uertere, il
n'y a pas nécessairement équivalence exacte entre modèle et tra
duction : le probabile cicéronien sera autre chose que le πιθανόν de
Chrysippe et de Camèade. R. Poncelet a interprété, à propos d'au
tres textes, ce décalage comme le signe d'un échec9; il faudra au
contraire nous demander, au moyen d'analyses de détail parfois
quelque peu arides, si ces différences, ces distorsions de sens, cette
inadéquation des mots latins aux termes grecs, loin d'appauvrir le
texte, ne sont pas des éléments fondamentaux de sa richesse et de
son originalité.
Rappelons très brièvement le contenu de chacun des discours.
Pour Lucullus, qui expose la doctrine d'Antiochus, en fait celle du
Portique, les sens ne nous trompent pas et il y a passage continu de
la représentation aux fonctions les plus complexes de l'esprit et à
l'action. Cicéron, lui, cherche à prouver qu'il n'existe pas de repré
sentation dont on puisse affirmer avec certitude qu'elle soit vraie,
persuadé qu'une fois cette proposition démontrée, l'orgueilleuse
construction stoïcienne s'écroulera, et cela d'autant plus facil
ement qu'il sera possible de reconstruire avec les mêmes concepts

9 R. Poncelet, op. cit., p. 363, affirme que l'enrichissement verbal cicéro


nien«ne peut triompher de la rigidité de la langue, laquelle crée un véritable
déterminisme ».
LA REPRÉSENTATION 211

une doctrine, que nous appellerons par commodité le probabilis-


me, à la fois plus satisfaisante rationnellement et plus humaine,
puisque dépourvue de la même prétention insensée à l'infaillibilité.
Le concept de représentation se trouve donc au centre du débat et,
pour la clarté de l'exposé, nous allons l'étudier de deux points de
vue qui sont en réalité indissociables : comme élément d'une
conception du monde et comme critère de la vérité.

Représentation et théologie

Brève histoire du concept de φαντασία

Aucun travail d'ensemble, à notre connaissance, n'a été consa


cré aux différentes conceptions de la φαντασία dans la philosophie
grecque, même si des recherches comme celle de W. Hamlyn ont
jeté les bases d'une telle entreprise10. Si l'on cherche à retracer
dans ses grandes lignes l'évolution de ce concept, il est tout
d'abord remarquable qu'il occupe une place assez modeste dans la
philosophie de Platon, lequel la définit comme le mélange de l'opi
nion et de la sensation11. Cette définition fut rejetée, avec beau
coup d'autres, dans le De anima par Aristote, qui, analysant de
manière plus systématique que ne l'avait fait son maître les rap
ports de Γαΐσθησις et de la φαντασία, conclut que celle-ci «est un
mouvement produit par la sensation en acte», «qui ne peut se pro
duire sans la sensation, n'est accordé qu'aux êtres sentants et porte
sur les mêmes objets que la sensation»12. Avec le Stagirite la φαν
τασία est donc une fonction étroitement liée à la sensation, mais
distincte d'elle et permettant au sujet à la fois de reproduire des
images et de faire un choix à l'intérieur de celles-ci.
Nous ne sommes pas en désaccord avec F. H. Sandbach lors
qu'il affirme l'originalité de la théorie stoïcienne de la φαντασία
par rapport à Aristote13, mais il nous semble qu'il existe au moins

10 D. W. Hamlyn, Sensation and perception, Londres, 1961.


11 Platon, Sophiste, 264 a : < φαίνεται > δέ δ λέγομεν σύμμειξις αίσθήσεως και
δόξης. Dans le Théétète, 1 52c, la φαντασία est identifiée à la sensation, mais on
ne peut pas dire que cette assimilation exprime la pensée de Socrate.
12 Aristote, De an., III, 428 b 12 : ή δε φαντασία κίνησίς τις δοκεΐ είναι και
ούκ άνευ αΐσθήσεως γίγνεσθαι αλλ' αίσθανομένοις και ων αίσθησίς έστιν; ibid.,
429 a 1-2 : ή φαντασία άν εϊη κίνησις υπό τής αίσθήσεως τής κατ ένέργειαν γιγνο-
μένη.
13 F. Η. Sandbach, Aristotle and the Stoics, Cambridge, 1985, p. 12 : «There
is so much difference between the whole approach as well as the results of the
Aristotelian and Stoic treatment of φαντασία that I am unwilling to accept any
likehood of influence ».
212 LA CONNAISSANCE

un élément de continuité entre les deux doctrines. Le Stagirite,


reprenant lui-même un thème développé par Platon dans le Théétè-
te, avait comparé dans le De memoria le φάντασμα à l'empreinte
d'un cachet sur de la cire et il avait même construit en grande part
iesa théorie de la mémoire sur cette métaphore 14. Lorsque Zenon
élabora sa théorie de la perception, il appliqua à la φαντασία elle-
même, dans laquelle il ne distinguait plus le mouvement de son
résultat, l'image de la cire et Cléanthe alla même jusqu'à affirmer
que la représentation forme un relief dans l'âme 15. Toutefois, l'a
ssimilation de l'âme à de la cire, c'est-à-dire à une matière inerte,
contredisait sa définition comme un souffle igné ayant comme pro
priété de faire varier sa tension interne 16. C'est sans doute cette
antinomie qui poussa Chrysippe à rechercher une métaphore
moins rudimentaire - et en tout cas mieux adaptée à la doctrine
stoïcienne - et à présenter la φαντασία comme une modification
(έτεροίωσις) de l'hégémonique, c'est-à-dire en définitive comme un
état, une manière d'être de celui-ci 17. A la métaphore de la cire fut
donc substituée celle du poulpe, que nous avons déjà évoquée, ou
encore celle de l'air vibrant de plusieurs sons 18 ; à travers elles était
affirmé, cette fois de manière dépourvue de toute ambiguïté, le
rôle éminemment actif du sujet dans l'élaboration de ses propres
représentations.

Problèmes terminologique et images de la représentation chez Cicé-


ron

Nous avons tenté de résumer brièvement une évolution comp


lexe, mais il va de soi que ce qui nous intéresse au premier chef,
c'est la notion de représentation telle qu'elle apparaît dans les Aca
démiques et on ne peut aborder cette question sans examiner au
préalable comment Cicéron a traduit le terme même de φαντασία.
L'équivalent qu'il utilise le plus souvent est le participe subs
tantive uisum, ce qui n'est pas sans justification puisque, d'une
part, uideri a le même sens que le verbe grec φαίνεσθαι et que,

14 Aristote, De mem., 450 a, 31-32, cf. Théétète, 191d.


15 Sext. Emp., Adu. math., VII, 228-231 = S.V.F., II, 56.
16 Cf. Nemesius, De nat. hom., c. 2 = S.V.F., II, 773, au sujet de l'âme:
Στωικοί πνεϋμα λέγουσιν αυτήν ενθερμον και διάπυρον. On trouve un témoigna
ge très proche de celui-là chez Tertullien, De anima, 5 : Sed etiam Stoicos allego,
qui spiritum praedicantes animam paene nobiscum, qua proxima inter se flatus
et spiritus, tarnen corpus animam facile persuadebunt.
17 Sext. Emp., op. cit., 229, dit que Chrysippe considérait comme «absurde»
la métaphore du sceau et de la cire.
18 Sext. Emp., ibid., VII, 231 = S.V.F., Π, 56.
LA REPRÉSENTATION 213

d'autre part, aussi bien Aristote que les Stoïciens ont mis la repré
sentation en relation avec la lumière et la vue 19. Mais cette traduc
tion a un inconvénient majeur, c'est que, de par sa forme passive,
elle correspond beaucoup mieux au φανταστόν, c'est-à-dire au
contenu de la représentation, qu'à la φαντασία elle-même, qui est à
la fois une fonction et le résultat de celle-ci. D'où la nécessité de
dissocier des aspects qui sont en grec indissolublement liés et de
recourir à un mot de forme active, uisio, pour rendre une expres
sion comme κοινή φαντασία τού τε αληθούς και του ψεύδους20.
Cependant, Cicéron ne s'en est pas tenu à cette dichotomie qui était
sans doute la meilleure des solutions à un problème difficile, il a
cherché à mettre un peu de uarietas dans un vocabulaire trop tech
nique en utilisant un terme moins spécifique, species, jusqu'à par
venir, comme l'a remarqué H. J. Härtung, à donner la traduction la
plus exacte de φαντασία, en associant en une même expression,
dans le livre II des Tusculanes, species et uisio 21.
Contrairement aux textes de Diogene Laërce ou de Sextus Em-
piricus relatifs à l'Académie et au Portique, les Académiques ne
sont pas des exposés doctrinaux, mais des dialogues qui cherchent
à donner l'illusion de la vie. Nous croyons qu'il est inutile de privi
légier l'une de ces deux formes de témoignages et qu'il faut au
contraire les confronter sans cesse, conciliant ainsi la méthode dis
cursive, théorique, des deux écrivains grecs avec celle, plus concrèt
e, plus allusive, du Romain. A titre d'exemple, on chercherait en
vain dans le Lucullus un exposé analogue à celui de Sextus sur le
passage de la τύπωσις zénonienne à Γέτεροίωσις chrysippéenne,
parce qu'une telle question était du domaine de la physique et
n'avait donc pas sa place dans une discussion sur le critère de la
vérité. Mais cela ne signifie pas pour autant que ces nuances ne

19 Cf. Luc, 6, 18, où nous apprenons que c'est dans le Catulus que fut utili
sépour la première fois le terme uisum pour traduire φαντασία: tale uisum
-iam enim hoc pro (pavxaaiq. uerbum satis hesterno sermon triuimus . . .; 7, 22; 10,
30; 11, 36; 13, 40 etc.; Fin., III, 9, 31; Nat. de., I, 25, 70. Sur la traduction de
φαντασία par Cicéron, cf. H. J. Härtung, Ciceros Methode bei der Übersetzung
Griechischer philosophischer Termini, Hambourg, 1970, p. 31-34, dont nous re
prenons ici les principales conclusions. Sur la relation φως / φαντασία, cf.
Aetius, Plac, IV, 12, 1 = S.V.F., II, 54, et Aristote, De an., II, 429 a, 3-4.
20 Cette expression se trouve dans Sext. Emp., Adu. math., VII, 164 et 175.
Elle est traduite par Cicéron, Luc, 11, 33 : uisio ueri falsique communis. Il arri
veaussi à Cicéron d'utiliser uisus, cf. Nat. de., I, 5, 12.
21 H. J. Härtung, op. cit., p. 34. Le passage auquel il est fait allusion est
Tusc, II, 18, 42, où Cicéron écrit à propos de la douleur : Ego illud, quicquid sit,
tantum esse quantum uideatur non puto, falsaque eius uisione et specie moueri
homines dico uehementius. L'association de uisio et de species est particulièr
ement propre à rendre le double aspect, actif et passif, du terme grec.
214 LA CONNAISSANCE

soient pas présentes dans le texte cicéronien. Ainsi Lucullus, repre


nantla définition de Zenon, décrit la « représentation comprehensi
ve» comme un uisum impressum effictwnque, ce qui nous renvoie
bien évidemment à la métaphore de la cire et du sceau22. Plus loin,
cependant, il emploiera l'expression tnentem moueri, suggérant la
nature vivante de l'hégémonique, et donc bien plus proche des
images proposées par Chrysippe23. Cela nous montre que des él
éments soigneusement dissociés par les doxographes coexistaient
dans les textes et les discussions philosophiques. A en juger par le
Lucullus, mais aussi par ce qu'on lit chez Philon d'Alexandrie,
notamment dans un passage du Legum allegoriae24, les Stoïciens

22 Cicéron, Luc, 6, 18. = S.V.F., I, 59.


23 Ibid., 48. Dans ce passage, Lucullus expose les objections des Académic
iens, mais celles-ci sont formulées dans une langue qui est celle du Portique.
Cf. également ibid., 30 (mens . . . naturalem uim habet, quant intendit ad ea qui-
bus mouetur), et Diog. Laërce, VII, 50 = S.V.F., II, 55, où l'on voit comment se
sont articulées la terminologie de Zenon et celle de Chrysippe.
24 L'image de la cire et du sceau est exprimée avec beaucoup de précision
par Philon dans le Quod deus, 43 : « La représentation est une impression dans
l'âme, elle imprime le caractère propre de chacune des choses qu'introduit la
sensation. Semblable à la cire, l'esprit conserve nettement en lui l'empreinte
qu'il a reçue, jusqu'à ce que le contraire de la mémoire l'oublie, rende la mar
que indistincte ou l'efface complètement». Cette même métaphore est présente
dans Leg., 1, 30 = S.V.F., II, 844, mais Philon y ajoute développement sur la
ορμή, dans lequel est sous-jacente l'image du poulpe. Il y est dit, en effet, que ή
δέ ορμή ... δι' αίσθήσεως άπτεται του υποκειμένου καί προς αυτό χωρεί. Le rôle
de la ορμή dans le processus de la connaissance tel qu'il était décrit par les
Stoïciens est un problème important. Pour Chrysippe, dans Plutarque, Sto. rep.,
47, 1057 a = S.V.F., III, 177, la ορμή n'intervient qu'après que l'on ait donné son
assentiment à la représentation. A. M. Ioppolo, Le cause antecedenti in Cic. De
fato, 40, dans Matter and metaphysics, J. Barnes and M. Mignucci eds, Naples,
1988, p. 399-424, s'est fondée sur ce passage du De fato pour affirmer qu'il faut
différencier très nettement l'ordre zénonien qui serait : représentation, ορμή,
assentiment, action, et celui de Chrysippe, qui pour éviter les objections acadé
miciennes, aurait fait passer la ορμή après l'assentiment. Cette interprétation
est très séduisante, mais peut susciter deux objections :
a) l'application à Zenon et à Cléanthe du terme ueteres serait un cas unique
dans l'œuvre de Cicéron. Ne peut-on supposer que Cicéron exprime là en te
rmes stoïciens la pensée de philosophes non-stoïciens, sur l'identité desquels plu
sieurs hypothèses sont possibles ? Après tout, Aristote est bien présenté au § 39
comme un philosophe de la nécessité absolue.
b) contrairement à ce qu'affirme Ioppolo, op. cit., p. 407, il est fort peu
probable que dans Ep., 113, 18, Sénèque suive Zenon. Certes, il mentionne les
antiqui au début de la lettre, mais pour les différencier des maîtres de son épo
que, et la théorie des animalia exposée dans les § 2 à 18 n'a rien de spécifique
ment zénonien.
La témoignage de Philon, celui de Sénèque, et ce qu'écrit Cicéron au § 30 à
propos de Vappetitio, nous laisseraient penser qu'il y eut entre Zenon et Chry
sippe une continuité plus grande que ne l'admet Ioppolo, le stoïcisme ayant tou-
LA REPRÉSENTATION 215

parlaient de la représentation à la fois comme Chrysippe et comme


Zenon, le Portique ayant constitué son langage en accumulant les
apports, au demeurant plus dissemblables sur la forme que sur le
fond, de ses scholarques, non en les opposant.

Théorie stoïcienne d'après le discours de Lucullus

Pour approfondir la théorie stoïcienne de la représentation


dont Lucullus se fait le défenseur, c'est à un passage de son dis
cours d'apparence assez anodine, et pour cette raison délaissé par
les exégètes, à l'exception de C. Imbert, qu'il faut selon nous se
référer, tant il est vrai que chez Cicéron, comme plus tard chez
Sénèque, les textes les plus accessibles, ceux que l'on croirait étran
gersà la philosophie théorique, se révèlent souvent les plus pro
fonds et les plus riches de sens25. Il s'agit plus précisément du
début de l'exposé, dans lequel Lucullus, voulant faire l'éloge des
sens, célèbre «leurs jugements si clairs et si certains» et affirme
qu'il n'y a rien à redire à ce don de la nature pour peu que l'on en
fasse bon usage : « il y a dans les sens une très grande vérité, à
condition qu'il soient sains et bien portants et qu'on écarte tout ce
qui leur fait obstacle et les empêche d'agir»26. Cette restriction
peut-être interprétée comme" une volonté de se différencier des
Epicuriens qui, eux, faisaient une confiance absolue aux sensat
ions, au point de considérer comme «vrais» les rêves et les halluci
nations27, mais elle mérite d'être considérée pour elle-même et, à
cet égard, l'exemple par lequel Lucullus l'illustre nous paraît extr
êmement intéressant. Lorsque, dit-il, nous voulons percevoir un ob
jet de la manière la plus exacte possible, il nous arrive souvent de
le rapprocher ou de l'éloigner de nous, de modifier l'éclairage, de
procéder à bien d'autres vérifications, dum adspectus ipse fidem
faciat sut iudicii. Le sens de cette proposition peut paraître obscur
et le préciser permet d'entrer au cœur même de la théorie stoïcien
ne de la φαντασία.
Pour les Stoïciens toutes les représentations chez l'homme sont
des φαντασίαι λογικαί, c'est-à-dire, comme l'a montré G. Kerferd,

jours cherché à mettre en évidence le double aspect de la ορμή humaine : elle


est à l'œuvre dans la sensation et elle assure le passage de l'assentiment réfléchi
à l'action.
25 C. Imbert, op. cit., p. 229.
26 Cicéron, Luc, 7, 19: ita est maxima in sensibus ueritas, si sani sunt et
ualentes et omnia remouentur, quae obstant et impediunt.
27 Diog. Laërce, X, 31, 32.
216 LA CONNAISSANCE

qu'il est possible d'exprimer par une proposition leur contenu28.


Comme les mots, la représentation est porteuse d'un λεκτόν29 et,
selon nous, ce que Lucullus exprime ici par iudicium, c'est l'assen
timent à cette proposition. Lorsque je ne discerne pas un objet avec
toute la clarté souhaitée et que, malgré cette imprécision, je crois le
reconnaître, il y a une dissociation partielle de la représentation et
du iudicium qu'elle induit, et il faut que la raison fasse le travail
qui permettra d'établir s'il y a contradiction entre les deux ou si
l'image, après vérification, confirme le jugement qu'elle a fait naî
tre en nous. On peut évoquer sur ce point une anecdote célèbre
dans l'école stoïcienne30. Le roi Ptolémée fit servir au philosophe
Sphairos des grenades en cire si parfaitement imitées que celui-ci
en fut abusé à la grande joie du souverain. Ne se laissant pas
démonter pour autant, le Stoïcien répondit qu'il avait donné son
assentiment non à la proposition: «ce sont des grenades», mais à
cette autre : «il est vraisemblable que ce sont des grenades». Sphai
ros avait sans doute la répartie habile, mais il se conduisait en Stoï
cien peu rigoureux, car si la φαντασία de ces grenades avait suscité
en lui quelque doute, il eût dû, comme le conseille Lucullus, procé
der aux vérifications qui lui eussent évité de se ridiculiser.
Contrairement donc aux Épicuriens, pour qui la sensation est
άλογος - Lucrèce raille ceux qui croient que l'âme perçoit à travers
les yeux - les Stoïciens pensent qu'il est impossible de séparer la
représentation de l'activité de la raison, puisqu'elle est une qualité
de l'hégémonique31. Cette continuité, Lucullus l'exprime, non de

28 G. Kerferd, The problem of synkatathesis and katalepsis in Stoic doctrine,


dans Les Stoïciens et leur logique . . ., (p. 251-272), p. 252; ce savant s'oppose à
l'interprétation d'A. A. Long, Language and thought in Stoicism, dans Problems
in Stoicism, Londres, 1971, (p. 75-113), p. 83, qui considère la φαντασία λογική
comme une catégorie particulière à l'intérieur des représentations humaines.
Le témoignage de Diogene Laërce, VII, 51 = S.V.F., II, 61, est pourtant formel :
les représentations des êtres rationnels sont λογικαί.
29 Cf. ibid., 63 = S.V.F., II, 181 : φασί δέ[το]λεκτον είναι το κατά φαντασίαν
λογικήν ύφιστάμενον. On trouve la même expression chez Sext. Emp., Adu.
math., VIII, 70 = S.V.F., II, 187. Sextus dit également dans ce passage, et c'est
ce sur quoi Long a fondé son interprétation, que la φαντασία λογική est celle
pour laquelle il est possible de το φαντασθέν λόγω παραστησαι. Le témoignage
de Diogene et celui de Sextus ne sont pas, nous semble-t-il, contradictoires :
pour les Stoïciens, il peut être rendu compte «logiquement» de toute représent
ation humaine.
30 L'épisode des grenades de Sphairos est raconté par Diogene Laërce, VII,
177 = S.V.F., I, 625.
31 Sur le caractère άλογον des sensations dans l'épicurisme, cf. Diog. Laërc
e,X, 31. Les railleries de Lucrèce se trouvent dans Nat. re., Ill, 350-369. Sur la
représentation comme «qualité» de l'hégémonique, cf. Jamblique, De anima,
ap. Stobée, Ed., I, 41, 34, p. 267 M. = S.V.F., II, 831.
LA REPRÉSENTATION 217

manière abruptement dogmatique, mais allusivement, au détour


d'une phrase. Lorsque nous affirmons, dit-il, qu'un objet est blanc
ou doux, qu'il émet des sons harmonieux ou encore qu'il sent bon,
il s'agit de choses qui ne sont pas directement perçues par les sens,
mais qui le sont cependant «d'une certaine façon»32. Dans son
imprécision apparente ce quodam modo révèle en fait que la repré
sentation est déjà, au moins potentiellement, un jugement et le
point de départ du travail de la raison. Alors que pour Platon la
raison doit s'affranchir de la tyrannie des sens et qu'Épicure, au
contraire, invite à retrouver la sensation dans sa pureté, c'est-à-dire
dégagée de la gangue des jugements, le stoïcisme rejette ces
conceptions et fait de la représentation une des expressions de
l'unité de Γήγεμονικόν33.
Le peintre, dit Lucullus, voit dans un tableau ce qui échappe
au commun des mortels et les musiciens savent reconnaître dès les
premières notes la tragédie que la flûte accompagne34. Le sens de
ces exemples est clair : parce que la représentation est un aspect de
l'activité du λόγος, elle reflète les déterminations de celui-ci. L'idée
d'un cogito abstrait, cadre vide de toutes nos pensées, n'a pas de
place dans le système stoïcien. La représentation du sot ne sera
jamais celle du sage, non que le contenu soit différent, le sot pou
vant fort bien avoir des représentations vraies, mais parce qu'il est
impossible de dissocier la φαντασία de l'âme dont elle constitue
une δύναμις, une fonction35. Pour reprendre la métaphore de Ze
non, le même cachet laissera des marques très différentes selon
que la cire sur laquelle on l'imprime est dure ou molle.

32 Cicéron, Luc, 7, 21.


33 Cf. C. Imbert, op. cit., p. 224 : «Perception sensorielle et activité dialecti
que, qui furent d'abord décrites, dans la tradition platonicienne, comme deux
comportements discontinus et opposables dissimulent, en réalité, une même
fonction cognitive ... ».
34 Cicéron, Luc, 20.
35 D'après Jamblique, De anima, ap. Stobée, Ed., I, 41, 34, p. 267 M =
S.V. F., II, 831, les Stoïciens attribuaient une δύναμις à chacune des huit parties
de l'âme. Au contraire, chez Al. Aphr., De an. manu, p. 188, 6 Bruns = S.V.F., II,
823. Sur cette question cf. B. Inwood, Ethics and human action in early Stoi
cism, Oxford, 1985, p. 27 sq., et la critique qui en a été faite par A. M. Ioppolo, //
monismo psicologico degli Stoici antichi, dans Elenchos, 8, 1987, p. 449-446. Par
ailleurs, le fait que la définition de la représentation comme une «manière
d'être » de l'hégémonique remonte à l'Ancien Portique est confirmé par Plutar-
que, Comm. not., 45, J084a-c, où il est dit que les Stoïciens considèrent les
représentations comme des ζφα λογικά.
218 LA CONNAISSANCE

La critique académicienne : la mise en doute de la Providence

Comment la Nouvelle Académie a-t-elle construit sa critique de


cette théorie de la représentation? Ici encore, c'est essentiellement
en associant la lecture de Sextus et celle de Cicéron qu'il est possi
blede reconstituer avec quelque vraisemblance les arguments et
surtout la méthode utilisés par les philosophes de cette école
contre cet aspect de la docrine du Portique.
Nous connaissons par Sextus la manière dont procédait Car-
néade 36. Dans un premier temps, tout en niant qu'il pût y avoir un
critère de la vérité, il accordait aux Stoïciens que, si celui-ci exist
ait, il ne pourrait être indépendant du πάθος produit dans l'âme
par l'évidence des sens, étant donné que «c'est par la fonction sen
sitive que le vivant se distingue de l'inanimé»37. Une telle conces
sion de la part d'un scholarque de l'école platonicienne paraîtrait
surprenante si elle avait été sincère, mais on doit, au contraire,
penser que Camèade, en dialecticien subtil, ne feignait d'accepter
et le terme de φαντασία et la définition qu'en donnaient ses adver
saires que pour parvenir à des conclusions très différentes de cel
les que ceux-ci en tiraient. Il y a, au demeurant, dans cette attitude
qui consiste à privilégier la sensation pour mieux démontrer l'im
possibilité de la connaissance, une constante des pensées scepti
ques: cognitio omnis a sensu trahitur, dira au XVIe siècle F. San
chez dans son Quod nihil scitur 38.
Ayant ainsi exclu l'existence d'une source de savoir autre que
la représentation, Camèade pouvait alors mettre en évidence le
vice majeur inhérent à celle-ci et la disqualifier comme critère de
la vérité : elle est, disait-il, à la fois un état de l'âme et ce qui a
provoqué cet état; comment s'assurer donc que son «message» est
exact, qu'elle reproduit fidèlement la réalité extérieure? Nous
avons dit que Chrysippe comparait la φαντασία à la lumière qui se
révèle elle-même en même temps qu'elle fait connaître le monde

36 Sext. Emp., Adu. math., VII, 159-165. Nous étudierons plus loin, cf. infra,
p. 223 sq. la critique carnéadienne de la représentation en tant que critère de la
vérité.
37 Ibid., 160. On trouve la même définition de la spécificité du vivant chez
Philon d'Alexandrie, Leg., I, 30, texte auquel nous nous sommes déjà référé dans
la note 24.
38 F. Sanchez, Quod nihil scitur, éd. et trad, par A. Comparot, Paris, Klinck-
siek, 1984, p. 96, 1180. Le scepticisme de Sanchez comporte certes des éléments
empruntés à la Nouvelle Académie, mais ceux-ci nous semblent relativement
peu importants et, par ailleurs, sa démarche même diffère de celle de Camèad
e, dans la mesure où chez lui l'omniscience et la perfection divines sont affi
rmées dogmatiquement, cf. p. 63, 635-640.
LA REPRÉSENTATION 219

des objets39. C'est précisément cette exactitude dans la simultanéit


é que contestait l'Académicien, alléguant qu'il est impossible au
sujet de sortir de lui-même et prenant donc le Stoïcien au piège de
son propre dogme, celui de l'élaboration de la représentation non
par un organe déterminé mais par le principe hégémonique. Com
ment en effet concilier les caractéristiques propres à un individu et
l'universalité de la vérité?
Le témoignage de Sextus, s'il est évidemment précieux, ne per
met cependant pas de percevoir l'originalité du débat entre Acadé
miciens et Stoïciens à propos de la représentation. Il peut faire
apparaître Camèade comme une sorte de Sophiste qui se serait
limité à des considérations de bon sens et il isole totalement le pro
blème gnoséologique de son arrière plan métaphysique, alors que
Cicéron, au contraire, nous restitue sur ce point essentiel les posi
tions des uns et des autres.
Qu'est-ce qui fait que le stoïcisme, partant du principe que la
représentation est un produit de l'âme humaine, n'aboutit pas à un
relativisme proche de celui de certains Sophistes40? La réponse est
fort simple, même si elle ne se trouve pas explicitement attribuée à
Zenon ou à Chrysippe : pour les philosophes de l'Ancien Portique,
comme plus tard pour Descartes, c'est Dieu (le λόγος universel) qui
garantit la vérité des représentations. C'est parce que l'homme vit
dans un univers cohérent, rationnel, régi par la Providence, qu'en
dehors de rarissimes exceptions, elles-mêmes explicables a poster
iori, il doit faire confiance à ses sens. Cela, c'est Lucullus qui le
suggère quand il dit : «on pourrait discuter avec quelque détail de
l'art avec lequel la nature a fabriqué le premier animal de chaque
espèce, ensuite et surtout l'homme, quel est le pouvoir des sens, de
quelle manière les représentations nous affectent»41. A la base de
la théorie stoïcienne de la connaissance, il y a donc la conviction
que la représentation est simultanément un état du sujet et l'image
fidèle de l'objet parce qu'elle constitue un aspect de l'harmonie

39 Cf. la note 19. Camèade acceptait dans un premier temps la métaphore


de la lumière, cf. Sext. Emp., Adu. math., VII, 163.
40 E. Bréhier, Chrysippe, Paris, 1910, p. 81, fait entrer «en une certaine
mesure» le stoïcisme dans «la grande lignée des théories sophistiques», alors
que les deux pensées nous paraissent être fondamentalement différentes.
41 Cicéron, Luc, 10, 30 : Sed disputati poterai subtilius quanto quasi artifi
cio natura fabricata esset primum animal omne, deinde hominem maxime, quae
uis esset in sensibus, quem ad modum primum uisa nos pellerent . . . Lucullus ne
peut disserter longuement sur ce point qui relève au moins partiellement de la
physique {habet enim aliquantum a physicis), alors que le sujet du débat est la
logique. Mais cette breuitas circonstancielle ne correspond à aucune rupture
dans le système et, dans le De natura deorum, II, 54, 133 sq., Baibus développera
longuement le thème de la perfection du corps de l'homme.
220 LA CONNAISSANCE

immédiate entre la φύσις et l'homme, qui en est l'élément le plus


parfait. Plus tard, et sans doute sous l'influence de la Nouvelle Aca
démie, les philosophes du Portique abandonneront quelque peu cet
enthousiasme et exprimeront eux-mêmes leur méfiance à l'égard
de la φαντασία, conçue par eux surtout comme une manifestation
de la subjectivité (cela est frappant chez Épictète)42, mais dans le
stoïcisme dont Lucullus est le porte-parole tout doit concourir à
faire de la philosophie un hymne à la Nature.
Cette continuité entre la physique et la logique, ce recours aux
merveilles de la Providence pour établir la véracité des sens, l'Ac
adémicien les rejette, non pas qu'il professe lui-même l'athéisme43,
mais parce qu'il refuse que l'on aille chercher la justification de la
φαντασία ailleurs que dans la définition de celle-ci, et surtout pas
dans ce qu'il appelle «une conjecture hasardeuse»: «peux-tu bien
affirmer, Lucullus», demande Cicéron, «qu'il y a une puissance
qui, avec sagesse et dessein délibéré, a façonné, ou pour user de
ton terme, 'a fabriqué' l'homme? Qu'est-ce que cette fabrication?
Où, quand, pourquoi a-t-elle été mise en œuvre»44. Lui-même n'es
quive pas le problème, mais promet qu'il en parlera plus loin, lors
qu'il traitera de la physique. C'est donc Γέποχή qu'il pratique provi
soirement dans ce domaine, mais cela suffit pour priver le stoïci
sme de la norma, du principium qu'il prétendait trouver dans la
nature45. Nous avons là une bonne illustration de la méthode que
nous avons évoquée au début de ce chapitre : alors que pour le
Stoïcien les éléments du système ne peuvent être compris que les
uns par rapport aux autres, le concept de représentation étant ain
siindissociable de celui de nature, le philosophe de la Nouvelle
Académie refuse cet enchaînement, l'interprétant comme une fuite

42 Cette méfiance à l'égard de la représentation, conçue comme une source


d'erreurs, est particulièrement évidente dans le livre I des Entretiens (28, 10-33).
Elle ne signifie pas qu'il y ait eu une modification en profondeur de la doctrine,
mais un changement d'accent. Au lieu de s'extasier sur la perfection de la
représentation, des philosophes comme Épictète ou Marc-Aurèle souligneront
l'effort nécessaire pour donner à chaque représentation son sens véritable.
43 Cicéron dit dans Nat. de., III, 17, 44, que la dialectique carnéadienne
avait pour fin non de nier l'existence des dieux, mais de montrer que les Stoï
ciens ne rendaient en rien compte de celle-ci.
44 Cicéron, Luc, 37, 87 : Etiamme hoc adfirmare potes, Luculle, esse ali-
quam uim, cum prudentia et constilo scilicet, quae finxerit uel, ut tuo uerbo utar,
quae fabricata sit hominem? Qualis ista fabrica est? ubi adhibita? quando? cur?
quo modo?
45 Ces termes sont employés par Varron à propos de la doctrine de la
connaissance de Zenon, Ac. post., I, 11, 42 = S.V.F., I, 53, 60, 69, où il est dit que
le fondateur du stoïcisme accordait sa confiance aux sens parce que la nature a
donné dans ceux-ci quasi normam et principium sui. Sur ce texte, cf. infra,
p. 224.
LA REPRÉSENTATION 221

en avant ou comme un cercle vicieux, et il exige qu'il soit rendu


compte de chaque notion isolément : à la logique, pour ainsi dire
horizontale, du système il oppose donc celle, verticale, de la défini
tion,cette méthode dont Socrate disait qu'elle est la seule qui mette
véritablement en état «de parler et de penser»46.
Pour les Stoïciens, la φύσις a fait que, même si la représentat
ion ne nous révèle pas toutes les qualités de l'objet, elle ne donne à
son sujet que des informations exactes. Parce qu'il conteste, ou
plus exactement parce qu'il met en doute cette tutelle de la provi
dence divine, Cicéron peut montrer au dogmatique dans quelles
contradictions il s'enferre en n'établissant pas de véritable coupure
entre la représentation et l'activité rationnelle de l'âme. Il le fait de
manière assez ironique, et en tout cas très concrète, à propos
d'exemples donnés par Lucullus lui-même, lequel, nous l'avons dit,
pour établir la perfection des sens et l'impossibilité de les dissocier
de la raison, avait invoqué la qualité particulière de perception que
donne la connaissance d'un art, le savoir apparaissant ainsi comme
une réalisation plus complète des dons de la nature.
Cette argumentation, Cicéron la récuse ainsi : « un peintre, dis-
tu, voit ce que nous ne voyons pas et, dès qu'un flûtiste prélude, le
connaisseur reconnaît l'air. Mais n'y a-t-il pas là un argument
contre toi, si nous ne pouvons ni voir ni entendre sans de grandes
connaissances, auxquelles parviennent fort peu de gens, surtout de
notre classe»47. Le ton enjoué, l'habileté malicieuse de l'allusion ne
doivent pas nous dissimuler que Cicéron s'attaque là à l'un des
aspects les plus originaux du stoïcisme. Contrairement, en effet, à
Platon et au Stagirite qui avaient de la philosophie une conception
très aristocratique, celui-ci avait en effet défini une sagesse accessi
ble à tout un chacun dans son principe, puisque tout homme a des
représentations vraies, qui sont le début de la science, et une ten
dance naturelle, qui peut être transformée en vertu48. Comme l'a si
excellemment démontré V. Goldschmidt, «tout est donné» et tout
reste cependant à conquérir en un « passage du même au même » :
les représentations ne travestissent pas les objets, mais pour appré
hender véritablement ceux-ci, il faudrait à propos de chacune d'el
les, comme y invite Marc-Aurèle, déployer la philosophie tout en-

46 Platon, Phèdre, 266 b : ϊνα οϊός τε ώ λέγειν και φρονεΐν.


47 Cicéron, Luc, 27, 86 : Pictor uidet quae nos non uidemus et, simul
inf lauti tibicen, a perito carmen agnoscitur. Quid? Hoc nonne uidetur contra te
ualere, si sine magnis artificiis, ad quae pauci accedunt, nostri quidem generis
admodum, nec uidere nec audire possimus.
48 II y a eu à l'intérieur du stoïcisme un débat sur la nécessité de qualités
innées pour accéder à la sagesse, cf. Stobée, Ed., II, 6, 6 p. 61 M = S.V.F., III,
366.
222 LA CONNAISSANCE

tière49. C'est justement cet accord entre l'esprit et la réalité, entre


la sensation et les formes plus élaborées du savoir, que l'Académi
cien refuse d'admettre et, là où le Stoïcien parle d'harmonie, il
décèle ce qui lui paraît être une contradiction : pour Lucullus la
connaissance perpétue le don de la nature; pour Cicéron, au
contraire, elle démontre qu'à l'origine, c'est-à-dire dans la sensat
ion,rien n'est donné.
Il est cependant à remarquer que Camèade n'a jamais poussé
sa critique de la théorie de la φαντασία jusqu'à mettre en doute la
réalité du monde extérieur, ce qui eût pu le conduire à une préfi
guration de la philosophie de Berkeley, lequel, à partir de la cons
tatation quasi carnéadienne que «les sensations variées ou idées
imprimées dans les sens ... ne peuvent exister que dans une intell
igence qui les perçoit», aboutit à un spiritualisme absolu50. Cette
acceptation de la relation sujet-objet, correspondait d'abord à une
obligation dialectique51 : ne pas modifier les prémisses du raiso
nnement que l'on se proposait de réfuter. Plus profondément, elle
témoigne d'une certaine permanence de l'ontologie chez ce succes
seurde Platon, la suspension de l'assentiment portant sur la
connaissance de la réalité, non sur le fait que les choses ont un être
véritable52. Il y a là un véritable fossé séparant la pensée néoaca
démicienne du pyrrhonisme, lequel a mis en question le concept
même d'être53.
Jusqu'à présent, nous nous sommes efforcé de montrer pour
quoi le débat entre Cicéron et Lucullus ne doit pas être interprété
seulement comme l'expression d'une divergence sur la valeur exact
e de la perception sensorielle. S'il est vrai que les règles de la dis-
putatio in utramque partent interdisaient, une fois le sujet défini de
manière strictement gnoséologique, de traiter extensivement de
l'arrière-plan physique et théologique du problème de la connais
sance,cette contrainte formelle prend néanmoins une signification
différente dans chacun des deux discours : elle permet à Lucullus

49 V. Goldschmidt, Le système stoïcien . . ., p. 55 ; cf. Marc-Aurèle, Pensées,


VIII, 13 : διηνεκώς και επί πάσης, ει οΐόν τε, φαντασίας, φυσιολογείν, παθολο-
γεΐν, διαλεκτικεύεσθαι.
50 G. Berkeley, Principes de la connaissance humaine, dans Œuvres choisies
de Berkeley, 1. 1, éd. et trad. A. Leroy, Paris, Aubier, 1960, p. 209 (lère partie,
§ 3) : the various sensations or ideas imprinted on the sense cannot exist otherwi
se than in a mind perceiving them.
sl Nous reviendrons dans le troisième chapitre de cette partie sur le pro
blème de la dialectique de la Nouvelle Académie.
52 Arcésilas lui-même se limitait à dire que tout est recouvert de ténèbres,
cf. Cicéron, Ac. post., Π, 12, 44, ce qui implique qu'il ne mettait pas en question
la réalité du monde.
53 Cf. supra, p. 26-35.
LA REPRÉSENTATION 223

de souligner que le système tout entier est présent en chacune de


ses parties, tandis qu'elle est pour Cicéron un moyen d'affaiblir le
stoïcisme en dissociant sa logique de sa physique. Parler de l'év
idence et de la représentation, c'est donc déjà poser le problème de
la perfection de l'univers et de la réalité de la Providence, même si
le traitement explicite de cette question est différé. Tel est donc le
contexte dans lequel il faut, nous semble-t-il, insérer l'étude du cri
tère de la vérité.

Le critère de la vérité; la représentation «comprehensive»

L'historien de la philosophie hellénistique est souvent tenté


d'imaginer, notamment à la lecture des doxographes, que les philo
sophes de cette époque étaient parvenus à une sorte d'unanimité
dans la définition des problèmes à traiter. Cela est vrai, mais en
partie seulement, comme l'a démontré G. Striker à propos de ce
κριτήριον της αληθείας, dont on s'accorde à reconnaître qu'il fut
l'une des grandes questions traitées dans les écoles philosophiques
pendant cette période54. En effet, si κριτήριον eut chez des pen
seurs très différents les sens de «moyen» et de «faculté» que lui
avaient déjà donnés Platon et Aristote55, l'expression κριτήριον της
αληθείας ne fut pas utilisée de la même manière par Epicure et par
Zenon. Pour le premier, elle désigne un moyen de reconnaître la
vérité ou la fausseté des jugements56; il s'agit, à partir de connais
sancessûres, d'étendre le camp des certitudes. Pour le second, le
critère de la vérité est ce qui permet de déterminer ce qui corres
pondà une perception du réel57. Si dans l'ensemble l'analyse de
G. Striker nous paraît fondée, nous croyons néanmoins qu'il faut
montrer plus précisément que cela n'a été fait comment la concept
ion stoïcienne du κριτήριον της αληθείας résulte d'une évolution
dans laquelle Arcésilas joua un rôle considérable.
Il ne nous appartient pas d'examiner ici les variations que

54 G. Striker, Κριτήριον τής αληθείας, dans NAWG, 1974, 2, p. 51-110.


55 Cf. Platon, Rep., IX, 582a; Théétète, 178b; Aristote, Méta., Κ 6, 1063a 3,
cités par G. Striker, p. 56.
56 Cf. G. Striker, op. cit., p. 59-82.
57 Ibid., p. 84 : Das Kriterium der Stoiker ist demnach nicht, wie die Krite
rien der Epikureer, ein Werkzeug zur Beurteilung der Wahrheit und Falschheit
von Meinungen, sondern ein Mittel zur Feststellung dessen, was im Bereich der
Wahrnehmung der Fall ist oder nicht. Daher spricht S.E. auch öfters statt von
einem κριτήριον της αληθείας von einem κριτήριον τής υπάρξεως.
224 LA CONNAISSANCE

l'identification du critère a suscitées à l'intérieur de Portique58. En


effet, nulle part Cicéron ne mentionne la «droite raison» comme
critère stoïcien de la vérité. Dans les Académiques, le problème du
critère a pour centre la représentation «comprehensive». Ce
concept est bien défini, puisqu'une telle φαντασία présente trois
caractéristiques qui sont sans ambiguïté, à l'exception peut-être de
la troisième : elle provient d'un objet réel, elle en est l'empreinte, et
elle est telle qu'elle ne pourrait pas provenir d'un objet qui n'existe
pas (ou d'un objet autre que le sien)59. Et cependant, malgré cette
rigueur, la représentation «comprehensive» a fait et continue de
faire l'objet de travaux portant sur des difficultés qui ne sont null
ement artificielles. Plutôt que d'énumérer ceux-ci, nous essaierons
d'avoir une vue d'ensemble de la question à travers deux textes,
tirés, l'un du discours de Varron, l'autre de celui de Lucullus.

La position de Zenon : originalité du témoignage cicéronien

Le premier est l'exposé par Varron de la théorie de la connais


sanceélaborée par Zenon. Il présente un tel intérêt pour l'histoire
du stoïcisme et de la langue philosophique latine qu'il nous a semb
lénécessaire d'en traduire un long passage :
«II ne se fiait pas à toutes les représentations, mais uniquement
à celles qui ont une façon particulière de révéler les choses dont elles
sont l'image; une telle représentation, qui se distingue par elle-
même, il la qualifiait de «compréhensible»; tolérerez-vous cette tr
aduction?». «Nous, en tout cas, nous l'acceptons, dit-il, car comment
rendre autrement καταλαληπτόν»? Mais cette représentation, une
fois reçue et approuvée, il l'appelait «compréhension» et il la compar
ait aux objets que l'on prend dans la main; c'est même de cette com
paraison qu'il avait tiré ce terme, dont personne ne s'était jamais ser
vidans un tel domaine, et il en inventa beaucoup d'autres encore,
car ce qu'il disait était sans précédent. Quant à ce qui était «comp
ris» par les sens, il l'appelait sensation et, si la «compréhension»

58 Dioclès ap. Diog. Laërce, VII, 49 = S.V.F., II, 52, dit que pour les Stoï
ciens le critère est une représentation ; plus loin, cependant, nous lisons (VII, 54
= S.V.F., II, 105) que l'accord n'était pas complet sur ce point, puisque certains
των αρχαιοτέρων Στοϊκών proposaient comme critère la «droite raison» (ορθός
λόγος), tandis que Boèthos voulait une pluralité de critères et que Chrysippe
lui-même se contredisait, choisissant tantôt la φαντασία καταληπτική, tantôt la
sensation et la prénotion. Cf. également, Sext. Emp., Adu. math., VII, 227 =
S.V.F., II, 56; VIII, 396-7 = S.V.F., II, 91.
59 C. Imbert, op. cit., p. 228. Le triple aspect de cette représentation appar
aîtclairement dans sa définition, cf. Sextus, Adu.math., VII, 248 = S.V.F., I, 59 :
καταληπτική δέ έστιν ή από υπάρχοντος και κατ' αυτό το υπάρχον έναπομεμαγ-
μένη και έναπεσφραγισμένη, οποία ούκ αν γένοιτο άπό μή υπάρχοντος·
LA REPRÉSENTATION 225

était telle qu'elle ne pouvait être ruinée par la raison, il l'appelait


science ; dans le cas contraire, il la nommait ignorance. De cette der
nière, disait-il, surgit l'opinion, qui est faible et qui participe à la fois
de l'erreur et de l'ignorance. Mais, entre la science et l'ignorance, il
plaçait cette «compréhension» dont j'ai parlé, qu'il ne rangeait ni
parmi les biens ni parmi les maux; il affirmait cependant qu'elle seul
eest digne de confiance. Il avait donc confiance dans les sens aussi,
parce que, comme je l'ai dit plus haut, la «compréhension» réalisée
par ceux-ci lui semblait être véridique et fidèle, non qu'elle saisisse
tout ce qui existe dans un objet, mais parce qu'elle n'omet aucun des
caractères sur lesquels elle a prise; la nature, estimait-il, nous l'a
donnée comme règle et point de départ de la connaissance que nous
pouvons avoir d'elle, et c'est aussi l'élément dont se forment les
notions qui s'impriment dans l'âme . . ,»60.

L'extrême densité de ce texte tient, entre autres, à ce que Cicé-


ron, en même temps qu'il expose la pensée de Zenon, forge le voca
bulaire qui lui permet d'exprimer celle-ci. D'où un certain nombre
de difficultés terminologiques qu'il est indispensable d'élucider
avant de formuler quelques remarques plus spécifiquement philo
sophiques.
Dans les témoignages grecs sur la logique stoïcienne, il est tou
jours question de la φαντασία καταληπτική, et depuis longtemps on
s'interroge sur le sens précis de l'adjectif dans cette expression61.

60 Cicéron, Ac. post., I, 11, 41-42 : «Visis non omnibus adiungebat fidem, sed
eis solum quae propriam quandam haberent declarationem earum rerum quae
uiderentur : id autem uisum, cum ipsum per se cerneretur, comprehendibile -
feretis haec?». «Nos uero», inquit. «Quonam entm modo καταληπτον diceres?»
«Sed, cum acceptum iam et approbatum esset, comprehensionem appellabat,
similem eis rebus quae manu prehenderentur : ex quo edam nomen hoc duxerat,
cum eo uerbo antea nemo tali in re usus esset, plurimisque idem nouis uerbis -
noua enim dicebat - usus est. Quod autem erat sensu comprehensum, ut conuelli
rottone non posset, scientiam; sin aliter, inscientiam nominabat, ex qua exsisteret
etiam opinio, quae esset imbecilla et cum falso incognitoque communis. 42 Sed
inter scientiam et inscientiam comprehensionem illam, quam dixi, collocabat,
eamque neque in rectis neque in prauis numerabat, sed soli credendum esse dice
bat. E quo sensibus etiam fidem tribuebat, quod, ut supra dixi, comprehensio fac-
ta sensibus et uera esse UH et fidelis uidebatur, non quod omnia quae essent in re
comprehenderet, sed quia nihil quod cadere in earn posset relinqueret quodque
natura quasi normam scientiae et principium sui dedisse t, unde postea notiones
rerum in animis imprimer entur ». Nous avons choisi de conserver dans notre
étude la terminologie traditionnelle («compréhension», «comprehensive»,
« compréhensible »), qui nous paraît la moins mauvaise possible.
61 L'adjectif καταληπτός est rarissime dans cet usage. On le trouve dans un
papyrus d'Herculanum = S.V.F., II, 131, p. 40, ligne 11, et dans un passage du
Manuel d'Épictète, IV, 4, 13, mais cette leçon semble suspecte. En revanche
ακατάληπτος est utilisé comme négation de καταληπτική par Sextus, Adu. math.,
VII, 408. On trouvera une bonne mise au point sur l'ensemble des problèmes
226 LA CONNAISSANCE

Pour les uns, qui s'appuient sur un passage de Sextus, la représent


ation est ainsi qualifiée parce que la force persuasive de son év
idence est telle qu'elle nous tire «par les cheveux» vers l'assent
iment62; pour d'autres, au contraire, ce n'est pas de nous qu'elle
s'empare, mais de l'objet dont elle nous révèle l'image63. Il fau
drait ajouter à ces deux interprétations, qui sont le plus répandues,
celle de R. Hirzel qui donne à καταληπτική un sens passif64 (cette
représentation est celle dont nous nous emparons avec empresse
ment) et enfin celle de F. H. Sandbach qui a adopté une position de
compromis en affirmant que le terme est fondamentalement ambig
u65. Une telle discussion est inconcevable à propos du texte cicé-
ronien, puisque l'Arpinate n'utilise pas καταληπτική, mais κα
ταληπτή, c'est-à-dire un adjectif verbal passif marquant la possibilit
é66. Il traduit celui-ci par comprehendibilis, néologisme dont il
souligne l'audace par Varron interposé, ou, de manière plus préci
se encore, par «id quod percipi et comprehendi possit». Point d'obs
curité donc : la φαντασία καταληπτή est celle que son évidence pré
dispose à être acceptée comme vraie par nous. Ce changement
dans la terminaison de l'adjectif a pour conséquence une image
parfaitement cohérente du processus de la perception : nous don
nons notre assentiment à des représentations qui sont précisément
faites pour le recevoir. Il est incontestable qu'une telle théorie pré
serve à la fois l'autonomie du sujet de la connaissance, puisque son
assentiment ne se confond pas avec la représentation, et l'idée, si
chère au stoïcisme, d'une relation immédiatement harmonieuse en-

relatifs à la φαντασία καταληπτική dans le livre d'A. Graeser, Zenon von Kition,
Positionen und Probleme, Berlin-New York, 1975, p. 39-55.
62 Sext. Emp., Adu. math., VII, 257 : la φαντασία καταληπτική est le critère
lorsqu'elle n'est entravée par aucun obstacle; c'est alors que εναργής ούσα και
πληκτική μόνον ούχι τών τριχών, φασί, λαμβάνεται, κατασπώσα ήμας εις συγκα-
τάθεσιν. Cette interprétation a son origine chez É. Zeller, Die Philosophie . . .,
III, 1\ p. 83. Elle a été affinée par M. Pohlenz, notamment dans Zenon und
Chrysipp, dans Kleine Schuften, I, Hildesheim, 1965, (p. 1-38), p. 14. Pour ce
savant, qui s'appuie sur Sext. Emp., loc. cit., ce fut pour accentuer le monisme
stoïcien que Chrysippe donna ce sens à l'adjectif καταληπτική.
63 Telle était, selon M. Pohlenz, loc. cit., et Die Stoa, 1. 1, p. 60 sq., la signifi
cation première de la φαντασία καταληπτική, que devait modifier Chrysippe. On
trouve également cette interprétation chez E. Bréhier, Chrysippe . . ., p. 97.
64 R. Hirzel, Untersuchungen .... t. 2, p. 182.
65 F. H. Sandbach, Phantasia katalëptikë, dans A. A. Long, Problems in Stoi
cism, Londres, 1971, (p. 9-21), p. 14 : deliberate ambiguity.
66 La présence chez Cicéron de l'adjectif καταληπτός avait déjà intrigué
A. Bonhoeffer, Epictet und die Stoa, Stuttgart, 1890, p. 163, qui avait expliqué
cette singularité par une négligence des Stoïciens, ou bien par une référence à
l'objet qui est «saisi». L'opinion de Bonhoeffer est également celle d'A. J. Vodk
e,op. cit., p. 35, n. 3.
LA REPRÉSENTATION 227

tre l'homme et le monde. Cependant ne s'agit-il pas là d'une cons


truction a posteriori et la présence de καταληπτή au lieu de κα
ταληπτική ne relève-t-elle pas d'une volonté louable, mais tardive,
de clarification? Si tel était le cas, et nous ne l'excluons nullement,
celle-ci ne devrait pas être imputée à Cicéron qui, de toute évidenc
e, cherche à traduire avec la plus grande exactitude un texte diffi
cile, et il faudrait penser aux maîtres du Moyen Portique, soucieux
de polir les aspérités les plus voyantes de la doctrine. Cette hypo
thèse semble probable, mais elle n'est pas la seule possible. En
effet, rien n'autorise à exclure une interprétation littérale du texte,
qui accepterait celui-ci comme ce qu'il proclame être, à savoir
comme un exposé du stoïcisme originel, celui de Zenon67. On
conclurait alors que la substitution de καταληπτική à καταληπτή
fut le fait de Chrysippe, soucieux d'imbriquer si étroitement la
représentation et l'assentiment qu'il fût quasiment impossible de
distinguer l'une de l'autre et cela irait dans le sens de la thèse de
M. Pohlenz sur l'accentuation du monisme stoïcien par ce scholar-
que68. Il est impossible de trancher entre ces deux interprétations,
mais, quelle que soit celle que l'on privilégie, la singularité sur ce
point du témoignage cicéronien ne saurait être mise au compte
d'une confusion de la part de l'Arpinate ou d'une erreur de la tra
dition manuscrite. Elle exprime une évolution, ou tout au moins
une variante du stoïcisme, sur la chronologie et la signification de
laquelle on peut discuter, mais qu'il est indispensable de ne pas
négliger.
F. H. Sandbach a soulevé un deuxième problème terminologi
que en remarquant que la comprehensio est définie par Cicéron
comme le uisum comprehendibile qui a reçu l'assentiment, alors
que dans les textes grecs la κατάληψις désigne l'assentiment lui-
même69. Il en a donc conclu que Cicéron a fait une confusion,
explicable sans doute par la lecture hâtive d'une source grecque.
Le grief est injustifié, puisque nous avons trouvé un passage des
Hypotyposes (III, 188) où Sextus, se référant au stoïcisme et, qui
plus est, à la théorie zénonienne de la τύπωσις, emploie κατάληψις

67 Cette hypothèse a été avancée par F. H. Sandbach, op. cit., p. 20, n. 13, et
contestée par A. Graeser, op. cit., p. 47, qui se fonde sur le fait que le καταληπτ
ός cicéronien est quasiment un hapax. L'argument doit-il être considéré com
medécisif? On peut fort bien imaginer que l'utilisation par Chrysippe de l'ad
jectif καταληπτική ait concurrencé le terme zénonien, dont le texte de Cicéron
serait la dernière trace.
68 Sur la thèse de M. Pohlenz, cf. infra, p. 250.
69 F. H. Sandbach, op. cit., p. 20.
228 LA CONNAISSANCE

avec l'acception que Cicéron donne à comprehensio70. Nous en


tirons, quant à nous, deux conclusions. La première est que le sto
ïcisme a connu des glissements terminologiques, inévitables dans
une doctrine où les moments constitutifs de la connaissance sont
individualisés sur fond de parfaite continuité. La seconde concerne
le témoignage cicéronien lui-même : si l'on ne peut affirmer avec
certitude qu'il exprime la pensée de Zenon, il est indéniable que,
sur des points bien précis, il diffère de la tradition majoritaire, qui,
elle, remonte à Chrysippe.
Nous ferons une dernière remarque à ce sujet, qui concerne la
proposition quod autem erat sensu comprehensum, id ipsum sen-
sum appellabat, dans laquelle sensus correspond évidemment au
grec αΐσθησις. Le sens général est clair, la reprise du même terme
montrant que la perception est un assentiment spontané au monde
extérieur, mais une analyse plus fine révèle que les deux emplois
de sensus ne sont pas équivalents71 : le premier correspond à l'acti
vité sensorielle, c'est-à-dire à l'extension du πνεύμα vers l'objet,
laquelle est suivie de l'assentiment, s'il s'agit d'une représentation
«compréhensible»; le second désigne la représentation à laquelle
on a assenti et sensus est alors le synonyme de comprehensio. Cette
deuxième signification du terme ne figure pas parmi les trois sens
que selon Diogene Laërce les Stoïciens donnaient à αΐσθησις72. Là
encore, la source de Cicéron nous paraît avoir cherché à se diffé
rencier de la vulgate stoïcienne, soit parce qu'elle dépendait réell
ement de la tradition la plus ancienne, soit parce qu'elle voulait
donner l'impression d'une restitution ou d'une restauration de cel
le-ci.
D'un point de vue philosophique, ce texte a de quoi déconcert
er ceux qui n'ont pas une certaine familiarité avec le stoïcisme,
puisque, si la comprehensio y est désignée comme critère de la véri
té,aucune argumentation ne vient justifier ce choix et que, de sur
croît, ce critère, loin d'être érigé en valeur absolue, y apparaît com-

70 J. S. Reid, ad loc, dit que κατάληψις and φαντασία καταληκτική are cons
tantly interchanged, mais il ne donne aucune preuve de cette affirmation. Plus
subtilement, R. Hirzel, op. cit., p. 188, a écrit qu'entre la φαντασία καταληκτική
et la κατάληψις il n'y a d'autre différence que celle qui sépare la δύναμις et
Γένέργεια·
71 Pour une analyse du concept stoïcien d'αίσθησις, cf. G. Striker, op. cit.,
p. 95, qui ne souligne pas cependant l'originalité du témoignage cicéronien.
72 Diog. Laërce, VII, 52 = S.V.F., II, 71, donne trois sens pour αΐσθησις: le
πνεύμα qui, partant de l'hégémonique, va jusqu'aux sens; la κατάληψις qui se
fait par ceux-ci; l'ensemble de l'appareil sensoriel. Il faut rappeler que, pour les
Stoïciens, les αισθήσεις, contrairement aux représentations, sont toujours
vraies, cf. Aétius, Plac, IV, 9, 4 = S.V.F., II, 78.
LA REPRÉSENTATION 229

me un indifférent. Ce double paradoxe mérite donc qu'on s'y attar


de.
Comment reconnaître la φαντασία καταληπτή de celle qui ne
l'est pas? La réponse de Zenon est qu'elle porte en elle une marque
propre, une manière particulière de révéler l'objet, ce que Cicéron
traduit par propria declaratio. Quel est le signe distinctif qui fait
que cette représentation s'impose immédiatement comme image
fidèle de l'objet? le texte ne le dit pas de manière formelle, mais il
laisse entendre, et cela est confirmé dans le discours de Lucullus,
qu'il s'agit de l'évidence73. Nous savons que le stoïcisme se refusa
longtemps à définir cette notion, estimant «qu'on ne peut découv
rirnul discours plus clair que l'évidence elle-même», si bien
qu'Antipater qui, pour répondre sans doute aux Académiciens, en
treprit de la justifier, fut blâmé par ceux qui, restés fidèles à la
tradition zénonienne, voyaient là une dangereuse concession74. De
même, Lucrèce, qui, en bon Épicurien, considère que toutes les
sensations sont «évidentes», rejette dans sa critique du scepticisme
toute discussion sur ce point avec ceux qu'il appelle «les gens qui
veulent marcher la tête en bas», c'est-à-dire justement avec les Aca
démiciens75. Mais il serait imprudent d'en conclure que les Épicur
ienscomme les Stoïciens s'en tenaient au réalisme naïf et ordinair
e. En effet, cette confiance dans l'évidence sensorielle, absolue
chez les uns, à peine plus modérée chez les autres, était dans les
deux cas inséparable de toute une construction conceptuelle, si
bien qu'en dépit des apparences, Γένάργεια d'Épicure ne se
confond pas avec celle de Zenon. Chez le premier l'évidence doit
être comprise comme un aspect de la théorie atomiste de la per
ception76, tandis que le concept stoïcien, comme l'a très justement
remarqué A. Graeser, nous renvoie à Γίδια ποιότης, c'est-à-dire à
l'idée que chaque être présente une qualité propre, qui interdit de
le confondre avec un autre, une telle singularité résultant de l'ac
tion du λόγος sur la υλη77. De même, nous savons par Sextus qu'à

73 Cicéron, Luc, 6, 17.


74 Ibid. Sur la position d'Antipater, cf. supra, p. 161-162. Sur l'ensemble de
la discussion entre Stoïciens et Académiciens à propos de la notion d'évidence,
on se reportera à l'excellente étude de M. Frede, Stoics and Skeptics on clear
and distinct impressions, dans The Skeptical tradition, op. cit., p. 65-93.
75 Lucrèce, Nat. re., IV, 471 sq.
76 Sur la signification de l'évidence dans la doctrine épicurienne, cf. E. As-
mis, op. cit., p. 159 sq.
77 A. Graeser, op. cit., p. 58. Sur le concept d'îôia ποιότης, cf. également
A. J. Voelke, op. cit., p. 12-15, qui cite notamment le passage (Luc, 26, 85 =
S.V. F., II, 113) dans lequel Cicéron écrit à propos des Stoïciens: Stoicum est
istud quidem nec admodum credibile, nullum esse pilum omnibus rebus talem
qualis sit pilus alius, nullum granum.
230 LA CONNAISSANCE

l'évidence le Portique associait l'intensité, c'est-à-dire l'état de l'h


égémonique producteur de la représentation78. L 'ενάργεια vécue ne
peut donc, pour un Stoïcien, être approfondie dans une quelcon
que mise en cause de la sensation; il faut, au contraire, accepter
celle-ci et lui redonner tout son sens en montrant comment elle se
définit par rapport au λόγος à la fois individuel et universel. Entre
l'expérience immédiate et le système, il n'y a pas de place dans le
stoïcisme (tout au moins dans le stoïcisme originel) pour une pro
blématique de l'objet.
Cette même introversion de la doctrine, ce refus de construire
la réflexion philosophique sur une interrogation à propos des don
nées sensorielles, apparaît dans ce qui est assurément le paradoxe
le plus frappant du texte que nous avons cité, l'affirmation que la
«compréhension» seule mérite notre confiance et qu'elle est cepen
dantun indifférent. La Nouvelle Académie ne s'est pas privée de
critiquer ce qu'elle considérait comme une absurdité et, dès Arcési-
las, elle a dénoncé comme un scandale philosophique l'idée que la
même «compréhension» pût être opinion chez le sot et science
chez le sage, tout comme elle combattait cette notion d'indifférent
à propos du souverain bien79. La position de Zenon, telle que l'on
peut la déduire de ce texte, est cependant fort claire. La κατάληψις
est envisagée d'un double point de vue, objectif et subjectif. En tant
qu'acceptation d'une représentation, qui est elle-même l'image au
moins partiellement fidèle de la réalité, elle a une valeur cognitive
qui est le fondement même de toute connaissance. Mais, côté sujet,
si l'on peut dire, la κατάληψις est indissociable de la qualité de l'h
égémonique : elle devient scientia chez le sage et inscientia chez le
sot. Cela ne veut pas dire que le sot perde entièrement le bénéfice
de cette donnée naturelle qu'est la représentation «comprehensiv
e». Il a certes une certaine connaissance de l'objet, mais parce que
son hégémonique n'a pas la tension de la sagesse, cette connaissan
ce sera fragmentaire et donnera naissance à l'opinion80.
Une fois admises ces précisions, le statut de la φαντασία
καταληπτική ou καταληπτή, selon que l'on adopte la terminologie
de Chrysippe ou celle attribuée à Zenon par Cicéron, apparaît plus
clairement. Elle est potentiellement un jugement vrai et
V. Goldschmidt a eu raison de dire que «la réflexion stoïcienne

78 Sext. Emp., Adu. math., VII, 408.


79 Sur la critique par Arcésilas du statut de la κατάληψις, cf. ibid., 150.
80 On remarquera la précision du texte cicéronien, qui montre que l'op
inion ne se confond pas avec Y inscientia, mais est un produit de celle-ci : ex qua
exsisteret etiam opinio. Cf. sur ce point l'excellente analyse d'E. P. Arthur, The
Stoic analysis of mind's reactions to presentations, dans Hermes, 111, 1983,
(p. 69-78), p. 77.
LA REPRÉSENTATION 231

vise, contre les lourdes autorités de Platon et d'Aristote, à rétablir


dans sa réalité et dans sa dignité le concret, le sensible»81. Mais la
banalité même de ce «vrai», le fait que tout un chacun peut appré
hender immédiatement sinon toute la réalité d'un objet, du moins
une partie de celle-ci, font que la représentation «comprehensive»,
point de départ de tout le processus de la connaissance, n'a pas en
elle-même de valeur particulière. La réhabilitation de la perception
concerne les virtualités de celle-ci, non son contenu, lequel reste un
indifférent tant qu'il n'a pas été intégré à cette construction syst
ématique qu'est la science.
A ce point de notre recherche, nous nous trouvons devant ce
qui semble être une contradiction. En effet, si nous en jugeons par
le texte que nous venons d'analyser, Zenon se préoccupait beau
coup plus du devenir de la représentation dans le sujet que du rap
port de celle-ci à l'objet, point sur lequel il faisait confiance à l'év
idence. Mais, par ailleurs, la définition pour ainsi dire canonique de
la représentation «comprehensive», que nous avons citée à propos
de la conception stoïcienne du critère, témoigne d'un souci d'éviter
ou d'exclure l'erreur sensorielle que nous n'avons pas trouvé dans
le témoignage cicéronien sur Zenon, où prédomine la confiance
dans les sens. Cette différence que l'on serait tenté de mettre au
compte des divergences internes au stoïcisme, se révèle au contrai
re essentielle pour définir la relation entre la Nouvelle Académie et
le stoïcisme. Cela, c'est notre deuxième texte qui va permettre de le
montrer.

Le rôle de l'Académie dans la définition du critère stoïcien

Voici donc le débat entre Zenon et Arcésilas, que Cicéron a


placé au début de son discours pour bien déterminer le discrimen,
le point de divergence entre sa pensée et celle de Lucullus82 :

81 V. Goldschmidt, op. cit., p. 5.


82 Cicéron, Luc, 24, 77-78 : Nemo umquam superiorum non modo expresse-
rat, sed ne dixerat quidem posse hominem nihil opinari, nec solum posse, sed ita
necesse esse sapienti. Visa est Arcesilae cum uera sententia, turn honesta et digna
sapiente. Quaesiuit de Zenone fortasse quid futurum esset, si nec percipere quic-
quam posset sapiens nec opinari sapientis esset. Me, credo, nihil opinaturum,
quoniam esset quod percipi posset. Quid ergo id esset? Visum, credo. Quale igitur
uisum ? Turn ilium ita definisse, ex eo quod esset, sicut esset, impressum et signa-
tum et effictum. Post requisitum etiamne, si eiusmodi esset uisum uerum, quale
uel falsum. Hic Zenonem uidisse acute nullum esse uisum quod percipi posset, si
id tale esset ab eo quod est ut eiusdem modi ab eo quod non est posset esse. Recte
consensit Arcesilas ad definitionem additum : neque enim falsum percipi posse
neque uerum, si esset tale quale vel falsum. Incubuit autem in eas disputationes,
232 LA CONNAISSANCE

«Personne avant Zenon n'avait jamais mis en relief, ni même


énoncé cette idée qu'il est possible à un homme de ne pas faire de
conjectures et que pour le sage il s'agit là non seulement d'une possib
ilité, mais même d'une obligation. Arcésilas a vu là une opinion,
non seulement véritable, mais belle et digne du sage. Peut-être de-
manda-t-il à Zenon ce qui se produirait si le sage ne pouvait rien per
cevoir, alors que d'autre part il ne lui appartiendrait pas de conjectur
er. Zenon, selon moi, lui répondit que le sage n'avait pas à conjectur
er, puisqu'il existe une chose qui peut être perçue. Quelle était donc
cette chose? Une représentation sans doute, mais de quel genre?
Zenon la définit ainsi : ' une représentation qui, venant d'un objet
réel, en porte fidèlement la marque, l'empreinte et l'image'. Ensuite
il fut demandé à Zenon si la perception serait possible, même au cas
où une représentation vraie de ce type serait identique à une repré
sentation fausse. Zenon vit fort subtilement qu'il n'existerait aucune
représentation qui pût être perçue si, venant d'un objet réel, elle pouv
ait avoir les mêmes caractères qu'une représentation venant d'un
autre objet. Arcésilas, avec raison, consentit à ce que la définition fut
complétée, estimant que le faux ne peut être perçu, et le vrai non
plus, s'il avait le même caractère que le faux. Il s'engagea alors dans
des discussions destinées à montrer qu'il n'existe aucune représentat
ion issue d'un objet vrai, qui ne pourrait être identique si elle proven
aitd'un faux. C'est l'unique débat qui a duré jusqu'à aujourd'hui ».

Il y a fort peu de chances qu'Arcésilas et Zenon aient débattu


exactement de cette façon, mais il faut comprendre qu'à travers ce
dialogue, en quelque sorte mythique, Cicéron exprime une réalité
historique, car nous savons par Sextus83 que c'est bien la Nouvelle
Académie qui contraignit les Stoïciens à ajouter la troisième clause
dans la définition de la représentation «comprehensive», ce f
ameux οϊα ούκ αν γένοιτο άπο μή υπάρχοντος, que Cicéron a vra
isemblablement eu quelque mal à traduire en latin84. Mais, ce que

ut doceret nullum taie esse uisum a uero ut non eiusdem modi edam a falso pos-
sit esse. Haec est una contentio quae adhuc permanserit. Nous avons modifié sur
un certain nombre de points la traduction de la Pléiade.
83 Sext. Emp., Adu. math., VII, 252 : το δε «οϊα ούκ άν γένοιτο άπο μή υπ
άρχοντος» προσέθεσαν, έπεί ούχ ώσπερ οί άπο της στοάς αδύνατον ύπειλήφασι
κατά πάντα άπαράλλακτόν τίνα εύρεθήσεσθαι, ούτω και οί άπο της 'Ακαδημίας.
Ce même souci de consolider la théorie de la représentation face aux attaques
de l'Académie apparaît dans le fait que, selon Sextus, ibid., 253, les Stoïciens
«récents» (οί δέ νεώτεροι) jugèrent bon de préciser que la καταληπτική φαντα
σία ne pouvait être un critère que si elle n'était entravée par aucun obstacle.
84 Si l'on compare la définition de la «représentation comprehensive», telle
que nous la trouvons, par exemple, chez Sextus, Hyp. Pyr., II, 1, 4 (τής καταληπ-
τικής φαντασίας ούσης άπο υπάρχοντος, κατ' αυτό το υπάρχον έναπομεμαγμένης
και έναπεσφραγισμένης, οϊα ούκ αν γένοιτο άπο μή υπάρχοντος) et la traduction
qui en est donnée par Cicéron au § 18 du Lucullus {uisum igitur impressum
effictumque ex eo unde esset quale esse non posset ex eo unde non esset), il appa-
LA REPRÉSENTATION 233

Sextus ne dit pas et que le texte cicéronien révèle admirablement,


c'est comment les Académiciens ont dialectiquement accepté les
dogmes et les définitions du stoïcisme pour livrer bataille à celui-ci
sur un point qu'ils estimaient essentiel et sur lequel ils ont effect
ivement obligé leur adversaire à préciser sa position. Il faut cepen
dantbien avouer que nous ne percevons pas immédiatement l'i
mportance de ce débat qui semble ne concerner qu'un aspect relat
ivement mineur de la gnoseologie stoïcienne et dont Cicéron nous
affirme cependant qu'il représente la quintessence des divergences
entre le Portique et la Nouvelle Académie. En quoi le fait d'accept
er ou de refuser cette dernière clause était-il susceptible de déter
miner l'appartenance à l'une ou l'autre école? Pourquoi Camèade
lui-même était-il prêt à tout concéder aux Stoïciens, sauf précisé
ment le οϊα ούκ αν γένοιτο . . .8S? A partir du moment où les Acadé
miciens admettaient que certaines représentations sont la marque
des choses dans notre esprit, et même qu'elles correspondent à la
réalité, quel pouvait être le sens de leur acharnement à combattre
une proposition que leur propre dialectique avait obligé les Stoï
ciens à formuler? Ce sont des questions auxquelles il est impossible
de répondre sans analyser précisément quels étaient les mécanis
mes de cette dialectique.

La critique de la représentation «comprehensive» : naissance du


«Malin génie»

Lucullus le dit expressément, toute l'argumentation de la Nouv


elle Académie contre les Stoïciens se résume à un raisonnement
aboutissant à la conclusion qu'il n'existe pas de φαντασία καταληπ-
τική, c'est-à-dire de représentation que la force de son évidence

raît clairement que l'Arpinate a été très gêné par l'absence en latin de terme
équivalent à το υπάρχον, si bien qu'il a été contraint de supprimer le deuxième
élément de la définition. Dans le texte que nous avons traduit, le mouvement
même de la dialectique interdisait une telle facilité, aussi y trouvons-nous l'e
nsemble de la définition. La traduction est-elle pour autant satisfaisante? Elle a
été jugée sévèrement par J. S. Reid, ad loc, qui parle d'un clumsy rendering of
άπο υπάρχοντος, jugement qui nous paraît sévère, dans la mesure où le concept
de υπάρχον lui-même prête à discussion. Dans la proposition οϊα ούκ αν γένοιτο
άπο μή υπάρχοντος, le υπάρχον est-il nécessairement un objet irréel, ou s'agit-il
d'un objet réel autre que celui dont il est question? La deuxième interprétation
a été défendue par J. M. Rist, Stoic philosophy, Cambridge, 1969, p. 136-137, de
manière sans doute excessive car, comme l'a noté A. Graeser, op. cit., p. 55, les
deux sens sont possibles. Or la traduction cicéronienne, en dépit de son appa
rente maladresse, a le mérite de respecter cette ambiguïté.
85 Sext. Emp., Adu. math., VII, 402.
234 LA CONNAISSANCE

permettrait, ou plus exactement imposerait d'accueillir comme


vraie. Au cœur de celui-ci, le diptyque suivant :

- parmi les représentations, les unes sont vraies, les autres


sont fausses,
- toute représentation vraie est telle qu'elle pourrait tout
aussi bien être fausse86.

En acceptant la distinction entre les représentations vraies et


celles qui ne le sont pas, la Nouvelle Académie semblait se ranger
du côté des Stoïciens contre les Pyrrhoniens, qui n'auraient jamais
accepté de se prononcer ainsi, et contre les Épicuriens, qui ne pou
vaient concevoir une seule erreur sensorielle. Mais nous ne pou
vons oublier que, selon Numénius, la reconnaissance de la distinc
tion du vrai et du faux, loin de gêner la dialectique carnéadienne,
rendait celle-ci plus efficace87. Et, de fait, la deuxième proposition
citée par Lucullus réduit à néant le dogmatisme de la première, ou
tout au moins rend impossible chez l'homme la perception de ce
qui est vrai et de ce qui ne l'est pas. Encore faut-il pouvoir détermi
ner exactement ce que signifie dans ce passage l'identité d'une
représentation vraie et d'une représentation fausse; or les explica-

86 Cicéron, Luc, 13, 41 : reliqua uero multa et uaria oratione defendunt,


quae sunt item duo, unum : quae uideantur, eorum alia uera esse, alia falsa; alte-
rum : omne uisum quod sit a uero tale esse quale ettam a falso possit esse. Lucul
lus reconnaît lui-même ne donner ainsi que l'essentiel de l'argumentation de ses
adversaires : haec duo proposita non praeteruolant, sed ita dilatant ut non medio-
crem curam adhibeant et diligentiam. La minutie des Académiciens sur ce sujet
était identique à celle des Stoïciens eux-mêmes, qui divisaient ainsi les représent
ations(Sext. Emp., Adu. math., VII, 241-252 = S.V.F., II, 64) :
- probables ou non probables, ni probables ni improbables, à la fois pro
bables et improbables.
- les représentations probables se divisent en vraies, fausses, vraies et
fausses, ni vraies ni fausses.
- parmi les représentations vraies les unes sont cataleptiques, les autres
non.
Sur cette division, cf. l'article déjà cité de C. Imbert, qui remarque fort jus
tement, p. 227, qu'à l'inverse de la division platonicienne, la classification sto
ïcienne «part de ce qui est premier pour nous, soit une représentation probable
et un état de pensée indéterminé». La dialectique néoacadémicienne telle
qu'elle est exposée par Cicéron aux § 40 et 41 n'a pas pour but de ruiner la
distinction entre représentations vraies et fausse, mais de détruire le concept
même de représentation «comprehensive».
87 Numénius, ap. Eusèbe, Praep. Eu., XIV, 8, 738a = frg. 27 Des Places :
« Tout en reconnaissant que la vérité et l'erreur résident dans les choses (έν τοις
πράγμασιν ένεΐναι συγχωρ&ν), il feignait de s'associer à la recherche, comme un
lutteur habile qui donne prise pour dominer par là. Car selon qu'inclinait le
probable, il accordait les deux contraires sans qu'aucun, disait-il, se laissât sai
sir avec certitude».
LA REPRÉSENTATION 235

tions que nous donne Cicéron à ce sujet sont précieuses de ce point


de vue.
Lorsqu'un Académicien affirme cette identité, il ne prétend
pas par là qu'il existe dans le monde des choses parfaitement sem
blables et il n'entend nullement réfuter le principe stoïcien selon
lequel il n'y a pas dans la réalité un seul poil qui soit identique à
un autre88. Dans son discours, en effet, Cicéron refuse de se pro
noncer sur Γίδια ποιότης, considérant qu'une telle question est sans
relation avec le problème de la représentation : «Tu dis qu'il n'y a
pas dans la nature une telle ressemblance : soit ! tu combats contre
un adversaire docile; soit! il n'y en a pas; il peut du moins sembler
qu'il y en ait»89. Cette neutralité sur le fond n'est pas innocente,
elle ne constitue nullement une véritable concession car, en intro
duisant cette autonomie de l'apparence par rapport à l'être, en
effectuant cette coupure entre la logique et la physique, il laisse de
côté une fois encore le caractère systématique du stoïcisme et il
prive de son fondement la théorie de l'évidence.
Suivons donc Cicéron dans sa mise entre parenthèses du pro
blème ontologique et ne cherchons pas à sortir du monde des
représentations. Que signifie alors l'aparallaxie, cette impossibilité
de distinguer avec certitude le vrai du faux? Pour comprendre l'a
rgumentation de la Nouvelle Académie dans ce domaine, nous
croyons important de distinguer deux moments, correspondant
l'un à l'expérience vécue de l'erreur sensorielle, l'autre à l'extension
dialectique de celle-ci.
Affirmer qu'une représentation fausse est identique à une re
présentation vraie n'implique donc pas que les deux φαντασίαι
soient réellement, objectivement semblables, mais indique seule
ment qu'elles sont vécues comme telles dans la conscience du
sujet90. Cette appréciation subjective de l'identité des représentat
ions est clairement décrite au § 58 du discours de Lucullus : les
Académiciens, affirme l'interlocuteur de Cicéron, ne contestent pas
qu'il existe des différences inter impressiones, en revanche, ils pré
tendent qu'il est impossible de distinguer inter species et quasdam
formas eorum (s.e. uisorum). Ce dont il est question, et la comparai-

88 Cf. supra, n. 77.


89 Cicéron, Luc, 26, 84 : Negas tantam similitudinem in rerum natura esse.
Pugnas omnino, sed cum aduersario facili. Ne sit sane : uideri certe potest.
90 Ibid., 13, 40: nihil interesse autem, non modo si omni ex parte eiusdem
modi sint, sed etiam si discenti non possint. L'exposé de la dialectique néoacadé
micienne par Lucullus annonce ainsi ce qui sera confirmé par Cicéron, à savoir
que le problème ne concerne pas (ou du moins pas nécessairement) la réalité,
mais la manière dont la représentation est appréhendée.
236 LA CONNAISSANCE

son avec un passage91 de Sextus le confirme, comme l'a souligné


H. J. Krämer, c'est du problème des indiscernables, c'est-à-dire des
objets, les œufs par exemple, que même le sage ne pourrait perce
voirdans leur singularité92. La Nouvelle Académie ne nie pas que
des objets distincts laissent des traces (impressiones) différentes
dans l'hégémonique, mais l'empreinte matérielle importe peu, à
partir du moment où la similitude formelle (species et forma) est
telle qu'il n'est pas possible de reconnaître l'un de l'autre. Pour
reprendre l'exemple donné par Cicéron, celui de P. Seruilius Gemi-
nus et de son frère Quintus, l'affirmation que les représentations
de deux jumeaux sont identiques ne signifie pas que ceux-ci sont
parfaitement semblables, et n'a de sens que par rapport à celui qui
est incapable de les différencier93.
Il en est exactement de même lorsque la représentation fausse
est non pas une φαντασία qui ne correspond pas à son objet, mais
un φάντασμα, c'est-à-dire une représentation qui n'a été provoquée
par aucun objet réel. Cicéron évoque assez longuement les phéno
mènes d'hallucination et il le fait d'une manière très habile, en
entrelaçant les exemples historiques et littéraires, ce qui suggère la

91 Ibid., 18, 58 : Veri enim et falsi non modo cognitio, sed etiam natura tolle-
tur, si nihil erit quod intersit, ut etiam illud absurdum sit, quod interdum soletis
dicere, cum uisa in animos imprimantur, non uos id dicere, inter ipsas impressio
nes nihil interesse, sed inter species et quasdam formas eorum. Quasi uero non
specie uisa iudicentur, quae fidem habebunt sublata ueri et falsi nota. J. S. Reid,
ad loc, commente ainsi ce passage : les Académiciens admettraient des différen
ces entre des représentations individuelles, mais contesteraient la possibilité de
distinguer the two classes, true and false. Pour H. J. Krämer, Hellenismus
p. 67, ce passage montrerait comment la Nouvelle Académie a pu transformer
en arguments antistoïciens certains thèmes vétéro-académiciens, comme celui
du κοινόν. Le texte nous paraît devoir être compris à la lumière de ce que dit
Sextus, Adu. math., VII, 409, lorsqu'il parle de choses qui sont identiques κατά
μορφήν et différentes κατά το υποκείμενον. Ce qui importe au dialecticien, c'est
que deux représentations puissent être vécues comme parfaitement semblables,
même si elles correspondent à des objets qui ne le sont pas.
92 Sext. Emp., ibid. Sur l'utilisation de cet exemple dans le Lucullus, cf.
supra, p. 169. Le texte cicéronien sera repris par Montaigne, Essais, III, 13, De
l'expérience, p. 1065 éd. P. Villey : «La conséquence que nous voulons tirer de la
ressemblance des evenemens est mal seure, d'autant qu'ils sont tousjours di
s emblables : il n'est aucune qualité si universelle en cette image des choses que
la diversité et variété. Et les Grecs, et les Latins et nous, pour le plus exprès
exemple de similitude, nous servons de celuy des œufs. Toutesfois il s'est trouvé
des hommes, et notamment un en Delphes, qui recognoissoit des marques de
différence entre les œufs, si qu'il n'en prenoit jamais l'un pour l'autre; et y
ayant plusieurs poules, scavoit juger de laquelle estoit l'œuf. La dissimilitude
s'ingère d'elle mesme en nos ouvrages; nul art ne peut arriver à la similitude . . .
Nature s'est obligée à ne rien faire autre, qui ne fust dissemblable».
93 Cicéron, Luc, 18, 56.
LA REPRÉSENTATION 237

difficulté de distinguer la réalité de la fiction94. Son but en procé


dantainsi est, il le reconnaît lui-même, de prouver qu'il n'y a «au
cune différence entre les représentations vraies et fausses quant à
l'assentiment de l'âme». Autrement dit, il ne s'agit pas de chercher
si, comme l'affirment les Stoïciens, la représentation est différente
chez l'homme de bon sens et chez l'insensé; seul importe le fait
qu'à un moment donné un individu ait été incapable de distinguer
ce qui est de ce qui n'est pas95.
Cette description académicienne des erreurs des sens ne méri-
te-t-elle pas les sarcasmes de Lucullus, quand il s'écrie : « nous
demandons le jugement d'un esprit grave, constant, solide et sage
et nous prenons comme exemple des gens qui rêvent, de fous et
des ivrognes»96? Nulle originalité, en effet, dans le répertoire des
illusions invoquées contre la perception, puisque la Nouvelle Aca
démie a repris les objections qui étaient déjà adressées à Protago
ras par les adversaires de son sensualisme et que toutes les philoso
phies sceptiques ressasseront à satiété, ces états où, pour reprendre
la savoureuse expression de Socrate, l'homme «sent de travers»97.
Plus grave encore, le raisonnement même des Académiciens fait de
la vie d'un individu une succession d'instants discontinus: «il est
inopérant», dit Cicéron à Lucullus, «de réfuter, comme vous le fai
tes, ces erreurs par le souvenir qu'en ont les fous ou les dormeurs.
On ne demande pas, en effet, quel souvenir ils en ont, une fois
réveillés, ou une fois passé l'accès de folie, mais quelle a été leur
vision dans l'accès même ou dans le rêve, alors qu'ils étaient mus
par elle»98. Autre est l'Alcméon des scènes de folie, autre celui des
instants de lucidité et de conscience, tout comme pour Protagoras

94 Sur le φάντασμα, cf. Diog. Laërce, VII, 50 = S.V. F., I, 59 et 60. Les exemp
lesd'hallucination se trouvent dans les § 88-91 du Lucullus et sont introduits
par la phrase : Dormientium et uinulentorum et furiosorum uisa imbecilliora
esse dicebas quam uigilantium, siccorum, sanorum. Cicéron ne s'est pas contenté
de reprendre les exemples traditionnels des philosophes grecs, il a tenu à se
référer aussi à la littérature latine, évoquant le songe d'Ennius, auquel il avait
déjà fait allusion dans Rep., VI, 10, 10, et à Vittoria de Pacuvius. Au milieu de
ces références littéraires est évoquée une folie hallucinatoire réelle, celle de
Tuditanus, ami de Catulus.
95 Ibid., 28, 90 : Omnia autem haec proferuntur ut illud efficiatur, quo cer-
tius nihil potest esse, inter uisa uera et falsa ad animi adsensum nihil interesse.
96 Ibid., 17, 54: Quaerimus grauitatis, constantiae, firmitatis, sapientiae,
iudicium : utimur exemplis somniantium, furiosorum, ebriosorum.
97 Platon, Théétète, 157 e : όσα τε . . . παραισθάνεσθαι λέγεται.
98 Cicéron, Luc, 28, 90 : Vos autem nihil agitis, cum ilia falsa uel furioso
rum uel somniantium recordatione ipsorum refellitis. Non enim id quaeritur,
qualis recordatio fieri soleat eorum qui experrecti sint, aut eorum qui furere desti-
terint, sed qualis uisio fuerit aut furentium aut somniantium turn cum moueban-
tur.
238 LA CONNAISSANCE

autre est Socrate malade, autre Socrate bien portant99. Selon Lu-
cullus, au contraire, l'unité du sujet dans le temps est justement ce
qui lui permet de combattre les φαντάσματα, d'en percevoir l'inanit
é. Dans le stoïcisme, le temps intérieur ne se divise pas, l'instant
où l'erreur se produit ne peut être séparé de celui où l'on en prend
conscience, le rêve est indissociable du réveil et l'hallucination du
moment où, la crise s'atténuant, la raison commence à reprendre
ses droits. Lieu de toutes les représentations et de tous les assenti
ments, le λόγος peut connaître l'erreur et l'illusion, mais celles-ci
ne se définissent que par rapport à cette norme, à cette loi de la
nature, qu'est la perception immédiate des choses réelles .
Pour donner quelque efficacité à ses arguments, la Nouvelle
Académie devait donc opposer à la conception prébergsonienne
d'un temps vécu dans la continuité, le fractionnement, l'atomisa-
tion de la vie intérieure. Mais précisément, si chaque moment a
une singularité irréductible, comment attribuer une valeur général
e à l'expérience vécue par un individu dans des circonstances bien
déterminées, comment passer de la confusion entre deux objets
semblables, ou de la vision fantasmatique, à l'affirmation, si dog
matique dans son énoncé même, «qu'il n'existe pas une seule
représentation issue d'un objet vrai qui ne puisse avoir les même
caractères quand elle est issue du faux»100? Socrate avait montré
que les illusions des sens n'étaient pas un argument suffisant
contre Protagoras, parce qu'elles pouvaient être parfaitement inté
grées à la thèse que la sensation est science, et il est donc d'autant
plus intéressant de chercher par quel processus la dialectique de la
Nouvelle Académie concluait au contraire à la nécessité du doute
universel101.
L'originalité des Néoacadémiciens réside dans le fait d'avoir
appliqué le sorite aux représentations, inventant ainsi bien avant
Descartes le «malin génie»102. Pour comprendre l'audace d'une tel
le démarche, et en tout cas la rupture apparente qu'elle supposait
avec le fondateur de l'école, il faut se rappeler le passage de la
République où Platon écrit : «Dieu est absolument simple et vrai, en
acte et en parole ; il ne change pas lui-même de forme et ne trompe

99 Platon, ibid., 158b, cf. Sext. Emp., Hyp. pyr., I, 32, 218 : τους δέ ανθρώ
πουςάλλοτε άλλων άντιλαμβάνεσθαι παρά τας διαφόρους αυτών διαθέσεις · τον
μέν γαρ κατά φύσιν έχοντα εκείνα των έν τχ\ ΰλη καταλαμβάνειν α τοις κατά
φύσιν ίχουσι φαίνεσθαι δύναται, τους δέ παρά φύσιν α τοις παρά φύσιν.
100 Cicéron, Luc, 26, 83 : nullwn esse uisum uerum a sensu profectum, cui
non appositum sit uisum aliud, quod ab eo nihil intersit quodque percipi non
possit.
101 'Platon, op. cit., 157e-160e.
102 Sur le sorite, cf. infra, p. 242, 313.
LA REPRÉSENTATION 239

les autres ni par des fantômes, ni par des discours, ni par l'envoi
de signes, à l'état de veille ou en songe»103. Or, parce que les Stoï
ciens ont fait de ce Dieu de vérité le support de leur théorie de la
connaissance, parce qu'ils ont construit une doctrine de la μαντεία
fondée sur l'idée que la nature divine est étrangère au mensonge,
la Nouvelle Académie a imaginé un «grand trompeur», négatif parf
ait du Dieu de Platon et de Zenon, et dont on a tout lieu de croire
qu'il n'était pour elle qu'un moyen de subvertir la logique stoïcien
ne. Le point de départ du raisonnement est l'origine divine que le
Portique attribue aux songes. Or ceux-ci sont des images à la fois
fausses, puisque ne correspondant à aucun objet réel présent, et
probabiles, puisqu'elles sollicitent l'assentiment. C'est là qu'inter
vient le sorite, cette transition insensible et continue entre deux
réalités différentes, voire contraires: «si un dieu vous présente
dans le sommeil une représentation telle qu'elle soit probable,
pourquoi ne le présenterait-il pas telle qu'elle soit semblable à une
représentation vraie, puis telle qu'elle en soit difficilement distin
guée, et finalement telle qu'il n'y ait pas entre elles de différence
du tout»104. Si Dieu est dans ce cas là responsable de mon erreur -
mais là encore l'Académicien mutile le temps stoïcien, car le rêve,
qui est phantasme quand il se produit, peut se révéler prédiction
vraie lorsqu'il est interprété en fonction de l'avenir - pourquoi ne
pas admettre une extension de l'erreur, à la fois qualitative et
quantitative? La représentation fausse devient alors parfaitement
identique à la représentation vraie et, de ce fait, toute représentat
ion peut être indifféremment vraie ou fausse. Lucullus tentera de
réfuter ce sorite en disant que personne ne pourrait concéder à la
Nouvelle Académie «que tout est possible à Dieu ou qu'il fera tout
ce qui est possible»105, annonçant ainsi l'argument cartésien de l'i
ncompatibilité de la ruse avec la toute-puissance divine : «Quoi qu'il
semble», dira en effet Descartes, «que vouloir tromper soit une
marque de subtilité et de puissance, toutefois, vouloir tromper
témoigne sans doute de la faiblesse ou de la malice»106. Mais les
arguments théologiques n'ont pas de prise sur un adversaire qui,

103 Platon, Rep., II, 382 e : Κομιδη άρα ό θεός άπλοΰν και αληθές εν τε έργω
και εν λόγφ, και ούτε αυτός μεθίσταται οΰτε άλλουςούθ' έξαπατφ, ούτε κατά φαντα
σίαςούτε κατά λόγους οΰτε κατά σημείων πομπός, υπαρ ούδ' δναρ.
104 Cicéron, Luc, 15, 49 : si tale uisum obiectum est a deo dormienti ut pro
babile sit, cur non etiam ut ualde ueri simile, cur deinde non ut difficiliter a uero
internoscatur, deinde ut ne internoscatur quidem, postremo ut nihil inter hoc et
illud intersit?
105 Ibid., 16, 50 : Quis enim tibi dederit aut omnia deum posse, aut ita factu-
rum si possit ?
106 Descartes, Méditation quatrième, 43, p. 456 éd. Alquié, t. 2.
240 LA CONNAISSANCE

nous l'avons vu, prétend s'interdire dans cette question toute inter
rogation sur Dieu et agit comme s'il se contentait de révéler aux
Stoïciens les contradictions inhérentes à leur conception de la divi
nité. L'Académicien n'oppose pas un dieu trompeur au Dieu stoï
cien (au sens d'une confrontation entre deux principes adverses), il
affirme pouvoir le déduire de celui-ci : puisque Dieu envoie, selon
les Stoïciens, des rêves que l'on vit comme vrais alors qu'ils ne sont
qu'illusion, il serait logique de conclure que son essence est de
tromper. Autrement dit, la Nouvelle Académie ne professe pas un
manichéisme avant la lettre, ce qui constituerait véritablement une
rupture avec Platon, elle veut montrer aux Stoïciens que, si l'on
prétend prouver la présence de Dieu au monde, on aboutit à des
conclusions opposées à celles que l'on avait prévues. D'une manièr
e plus générale, il est certain que la faille de Zenon aux yeux du
Néoacadémicien est d'avoir admis qu'il existe des représentations
fausses. La dialectique peut alors à plaisir jouer sur les définitions
et les limites, montrer que la distinction est arbitraire, que le mon
de des sensations est trop souvent décevant pour qu'il soit possible
d'y établir avec certitude la différence entre le vrai et le faux. De ce
point de vue, l'épicurisme, sous ses dehors naïfs, est infiniment
plus difficile à réfuter, car en proclamant la vérité de toutes les
sensations, il ne donne aucune prise à la dialectique. L'Académic
ien peut railler la balourdise des philosophes du Jardin, se gaus
serde l'absurdité qui consiste à prétendre que le soleil est aussi
petit qu'il le paraît, rien n'y fait, son incapacité à subvertir ce syst
èmeest totale107. Bien plus, n'utilise-t-il pas à sa manière le principe
épicurien du semel10*, quand il oppose aux Stoïciens l'idée que, si
une représentation nous a trompés, aucune autre ne peut être
considérée comme absolument sûre? Toutes les perceptions sont
vraies, affirme Epicure, car admettre une seule exception serait
détruire toute la confiance que l'on a dans le sens. Vous reconnaiss
ez, dit de son côté l'Académicien aux Stoïciens, que nous donnons
parfois notre assentiment à des représentations fausses, donc il
n'existe pas de φαντασία dont on puisse prétendre sans risque d'er
reur qu'elle est vraie. Ce parallèle permet de mieux comprendre
quelle place la Nouvelle Académie a assigné à Epicure dans tout ce
débat sur la connaissance. Elle l'a certes considéré comme un
adversaire à la fois dérisoire et irritant (puisque se refusant à

107 Cicéron, Luc, 26, 82 : Sed ab hoc credulo, qui numquam sensus mentiri
putat, discedamus. Sur la doctrine d'Épicure en ce qui concerne le soleil, cf.
ibid., et Diog. Laërce, X, 91.
108 Ibid., 25, 79 : Eo enim rem demittit Epicurus, si unus sensus semel in uita
mentitus sit, nulli umquam esse credendum. Cf. Plutarque, Adu. Col., 1123 c.
LA REPRÉSENTATION 241

accepter les règles du jeu de la dialectique), et elle l'a combattu


avec suffisamment de vigueur pour que Lucrèce ait entrepris de
réfuter ses critiques avec, en particulier, un argument proche de
celui d'Antiochus 109. Mais elle l'a aussi utilisé comme un allié
contre le stoïcisme, elle lui a reconnu sur le fond plus de cohérence
qu'à celui-ci, et surtout elle a pratiqué cette démarche si essentielle
au scepticisme, qui est d'opposer les dogmatismes les uns aux
autres, comme le montre ce passage du discours de Cicéron : « Quel
est donc le principe d'Épicure? «Si une seule représentation sensi
ble est fausse, rien ne peut être perçu». Et quel est le vôtre? «Il y a
des représentations sensibles fausses». Je me tais et la conclusion
parle d'elle-même: «rien ne peut être perçu». «Je n'accorde pas
son principe à Epicure», dit le Stoïcien. Engage donc le combat
avec lui, puisqu'il est entièrement opposé à toi, mais pas avec moi
qui m'accorde justement avec toi au moins en ceci : il y a des
erreurs dans les sensations uo». La fonction du dialecticien appar
aîtlà très clairement : elle est non seulement de révéler aux
tenants d'une doctrine les contradictions que celle-ci porte en elle,
mais aussi, et non sans provocation, de les inciter à confronter
leurs dogmes à ceux d 'autrui en un salutaire «combat».
Des deux grands systèmes hellénistiques, l'un l'épicurisme, a
opposé à la Nouvelle Académie une «fin de non-recevoir», l'autre,
le stoïcisme, s'est pris au jeu au point d'ajouter à sa définition de la
représentation «comprehensive» une clause symbolisant en quel
que sorte le conflit qui l'opposait aux successeurs de Platon111. Par-

109 Lucrèce, Nat. re., IV, 473-477, dit à propos de ceux qui ne croient pas la
connaissance possible: «Je leur demanderai à mon tour comment, n'ayant
jamais rencontré la vérité, ils savent ce qu'est savoir et ne pas savoir; d'où leur
vient la notion du vrai et du faux; comment ils sont parvenus à distinguer le
certain de l'incertain» (trad. Ernout légèrement modifiée). Cet argument est
proche de celui d'Antiochus, qui objectait à Philon que l'on ne pouvait à la fois
affirmer l'existence de représentations vraies et fausses et l'impossibilité de dif
férencier celles-ci, cf. Luc, 14, 44 et 34, 111. Il n'est nullement impossible que le
poète vise l'Académie.
110 Ibid., 32, 101 : Quod est caput Epicuri? «Si ullum sensus uisum falsum
est, nihil percipi potest». Quod uestrum? «Sunt falsa sensus uisa». Quid sequitur?
Vt taceam, conclusio ipsa loquitur : «nihil posse percipi». Non concedo, inquit,
Epicuro. Certa igitur cum ilio, qui a te totus diuersus est : noli mecum, qui hoc
quidem certe, falsi esse aliquid in sensibus, tibi adsentio.
111 Cette différence d'attitude entre les Stoïciens et les Épicuriens est parfai
tement résumée dans l'exposé que fait Cicéron des quatre capita permettant
d'aboutir à la conclusion qu'il n'existe aucune représentation dont on puisse
affirmer avec certitude qu'elle est vraie : Horum quattuor capitum secundum et
tertium omnes concedunt. Primum Epicurus non dat; uos, quibuscum res est, id
quoque conceditis. Omnis pugna de quarto est. (Luc, 26, 83). Les propositions
sur lesquelles tous s'accordent sont l'impossibilité de percevoir les représenta-
242 LA CONNAISSANCE

ce que, comme Cicéron le dit expressément, toutes les divergences


gnoséologiques entre Académiciens et Stoïciens ont pour point de
départ la controverse sur cette représentation et ne sont même que
les diverses figures de ce différend fondamental, il convient main
tenant de prendre quelque distance par rapport à la lettre du texte
et de préciser le sens de ce débat.
Le sorite, sur lequel nous aurons à revenir lorsque nous évo
querons la dialectique académicienne, a diversement été utilisé
dans l'Antiquité. Son inventeur présumé, Eubulide, le considérait
surtout, semble-t-il, comme un intéressant paradoxe logique112.
Bien plus tard, Horace s'en servit pour railler les nostalgiques de la
poésie ancienne en montrant combien il était difficile de définir
précisément celle-ci113. A l'époque de Galien, il occupait encore,
comme l'a montré J. Barnes, une place de choix dans les controvers
es médicales114. Mais il faut reconnaître que l'usage qu'en fit la
Nouvelle Académie dans sa lutte contre le stoïcisme fut d'une
importance décisive pour donner des lettres de noblesse philoso
phique à ce qui n'était encore, somme toute, qu'une curiosité logi
que. Arcésilas, qui fut lui-même l'élève de Diodore le Mégarique, et
qui avait donc été formé à bonne école, comprit que les apories de
la dialectique pouvaient être autre chose qu'un jeu intellectuel et
sut admirablement les exploiter pour contredire le Portique115. En

tions fausses (c'est à dire de parvenir à travers elles à la perception d'un objet
réel, ou de l'objet réel leur correspondant) et le fait que «parmi les représentat
ions entre lesquelles il n'y a pas de différence, il est impossible que les unes
puissent être perçues et les autres non». La première proposition, rejetée par
les Épicuriens, est l'affirmation de l'existence de représentations fausses. La
dernière, objet du litige entre les Académiciens et les Stoïciens, est précisément
qu'il n'y a pas « une seule représentation vraie issue des sens dont on ne puisse
rapprocher une représentation qui n'en diffère en rien et qui ne peut être per
çue».
112 Sext. Emp., Adu. math., VII, 13, dit qu'Eubulide ne s'intéressait qu'à la
logique. Diog. Laërce, II, 108, lui attribue, outre le sorite, les sophismes du ment
eur, du voilé, etc. Il se rattachait, au moins partiellement, à la dialectique
socratique par l'intermédiaire de son maître Euclide. Sur le sorite, cf. l'article
de G. Sillitti, Alcuni considerazioni sull'aporia del sorite, dans Scuole socratiche
minore e filosofia ellenistica, G. Giannantoni ed., Bologne, 1977, p. 75-92.
113 Horace, Ep., II, 1, 36-49.
114 J. Barnes, Medicine, experience and logic, dans Science and speculation,
J. Barnes, J. Brunschwig, M. Burnyeat eds., Paris, 1982, p. 24-68.
115 Diogene Laërce, IV, 33, dit qu'Arcésilas utilisait les arguments dialecti
ques des Érétriens, c'est à dire de l'école de Ménédème et il cite, tout de suite
après, les vers d'Ariston et de Timon dans lesquels Arcésilas était accusé d'avoir
pillé, entre autres, Ménédème et Diodore Cronos. Nous n'entrerons pas ici dans
le détail de ceux que l'on a appelés les «petits Socratiques», cf. sur ce point
M. Giannantoni, op. cit., Mais les quelques témoignages dont nous disposons
LA REPRÉSENTATION 243

effet, avec la Nouvelle Académie le sorite devient l'instrument pri


vilégié du doute universel, il est ce qui permet de donner une for
me systématique à la critique platonicienne du monde sensible.
Lorsqu'Arcésilas proclame que toute représentation vraie pourrait
aussi bien être fausse, puisque le passage de l'une à l'autre se fait
sans solution de continuité, il semble puiser son inspiration ailleurs
que chez le fondateur de l'Académie et se complaire dans une for
me de dialectique que Platon condamnait. Mais il faut distinguer la
fin des moyens, la technique de son utilisation. C'eût été ignorer la
spécificité du stoïcisme que se contenter de reprendre contre lui
les critiques que Socrate avait adressées aux Sophistes de son épo
que. La nouveauté de la doctrine de Zenon exigeait des armes nouv
elles et, si la Nouvelle Académie a adopté le sorite, c'est probable
ment parce qu'elle estimait que celui-ci conférait à son doute un
caractère hyperbolique, à la mesure de la prétention du stoïcisme à
tout comprendre. Pour le Stoïcien l'erreur des sens existe certes,
mais elle est en quelque sorte inscrite dans la rationalité du monde,
elle ne contredit en rien l'idée, si longuement développée par Bal-
bus dans le De Natura deorum, que la Providence a doté l'homme
de sens admirablement conçus116. A cette confiance en la perfec
tion de l'univers, l'Académicien veut substituer le soupçon perma
nent que les choses ne sont peut-être pas telles qu'elles nous appar
aissent, non qu'il croie à la réalité ontologique du malin génie,
mais parce qu'il veut perpétuer la tradition platonicienne de mé
fiance à l'égard des sens et des certitudes immédiates.

laissent penser qu'Arcésilas sut fort bien les exploiter dans sa lutte contre le
stoïcisme.
116 Cicéron, Nat. de., II, 56, 140.
CHAPITRE II

L'ASSENTIMENT, Ι/έποχή ET LE PROBABILISME

Place de l'assentiment dans le Lucullvs


et problèmes terminologiques

La question de l'assentiment semble à première vue n'occuper


qu'une place très secondaire dans le Lucullus. Le défenseur du
stoïcisme dit, en effet, qu'il se contentera d'en parler brièvement,
puisqu'il a «jeté les fondements de ce concept» en exposant la théor
iestoïcienne de la représentation l. Quant à Cicéron, il précise au
début de son discours que la proposition «le sage ne doit pas don
ner son assentiment» est pour lui extérieure à la disputatio, étant
donné qu'il la considère comme un simple corollaire de l'acatalep-
sie universelle2. Les deux participants au dialogue sont donc d'ac
cord sur le fond : le problème fondamental est de savoir s'il est
possible ou non de percevoir la réalité à travers les sensations, le
jugement et l'action se trouvant déterminés par la position que l'on
adopte à propos de la représentation «comprehensive». Ce raiso
nnement paraît d'une rigueur formelle irréprochable, et pourtant il
ne correspond pas tout à fait à la réalité de la discussion, car une
lecture plus attentive de celle-ci montre qu'aussi bien dans l'exposé
de Lucullus que dans celui de Cicéron la problématique de l'assen
timent ne se confond pas totalement avec celle de la perception.
Mais, avant de définir cette dépendance et cette relative autono
mie, nous formulerons quelques remarques sur la traduction cicé-
ronienne de συγκατάθεσις.
L'Arpinate nous dit lui-même que le terme grec correspond en

1 Cicéron, Luc, 12, 37 : His satis cognitis, quae iam explicata sunt, nunc de
adsensione atque approbatione, quant Graeci ονγκατάθεσιν uocant, pauca dice-
mus, non quo non latus locus sit, sed paulo ante iacta sunt fundamenta.
2 Ibid., 24, 78 : Nam Mud, nullt rei adsensurum esse sapientem, nihil ad
hatte controuersiam pertinebat. . . Illud certe opinatione et percepitone sublata
sequitur, omnium adsensionum retentio, ut, si ostendero nihil posse percipi, tu
concédas numquam adsensurum esse. La suspension universelle de l'assent
iment, cette εποχή περί πάντων que Cicéron traduit par omnium adsensionum
retentio découle donc nécessairement de la démonstration qu'il n'existe aucune
représentation dont on puisse être absolument certain qu'elle soit vraie.
246 LA CONNAISSANCE

latin à adsensio ou à adprobatio3, et nous savons qu'il s'agissait là


de néologismes qu'il avait forgés pour les utiliser en rhétorique
aussi bien qu'en philosophie4. Mais, par ailleurs, il emploie égale
ment adsensus et l'on peut se demander si ce changement de suf
fixe implique une différence de signification5. H. J. Härtung qui a
étudié cette question aboutit aux conclusions suivantes6 : adsensio
désignerait l'assentiment individuel, l'approbation donnée à une
représentation ou à une proposition déterminées, tandis qu1 adsen
sus comporterait l'idée d'une durée et exprimerait la capacité de
l'âme à donner son assentiment, la fonction plutôt que l'acte. Cette
analyse, fondée sur la comparaison avec d'autres doublets de ce
type, est sans aucun doute très éclairante pour un certain nombre
d'occurrences, mais elle pèche, selon nous, par son caractère trop
systématique. Lorsque Cicéron écrit dans le livre III du De finibus
que pour les Académiciens le bien suprême est de obsistere uisis
adsensusque suos ferme sustinere, il aurait dû, si la distinction de
Härtung se vérifiait toujours, utiliser Y adsensio7', en revanche, on
s'attendrait à trouver adsensus dans la phrase où il dit, en citant
Clitomaque, que Camèade effectua un travail comparable à celui
d'Hercule en arrachant Y adsensio de l'âme humaine8. Il se révèle
donc dangereux de vouloir circonscrire dans des règles trop stric
tesl'art cicéronien du uertere. Comme l'a fort justement remarqué
A. Michel, Cicéron ne cherche pas à atteindre une précision techni
que égale à celle de la langue philosophique grecque, il sait laisser
libre cours à «la lucidité créatrice de son talent»9. Cette copia a
souvent été ressentie comme un signe de dilettantisme, alors
qu'elle n'est nullement antithétique de la rigueur. La comparaison
du texte philosophique et de la correspondance en donne une illus-

3 Cf. note 1.
4 Cf. Brutus, 30, 114 : orationis genus. . . exile nee satis populari adsensioni
accomodatum; ibid., 49, 185, à propos de l'effet produit par l'éloquence: uulgi
adsensu et populari adprobatione iudicari solet.
5 Adsensus est employé en Luc, 13, 39; 18, 59; 28, 90; 38, 107; Fin., III, 8,
29; 9, 31; Nat. de., Il, 2, 4.
6 H. J. Härtung, op. cit., p. 74 sq., admet lui-même que son interprétation
peut souffrir des exceptions, mais ne cite pas les passages que nous avons évo
qués.
7 Cicéron, Fin., III, 9, 31 : summum munus esse sapientis obsistere uisis
adsensusque suos firme sustinere. Cet emploi est attesté dans le Lucullus même,
lorsque Cicéron écrit : sensus ipsos adsensus esse (Luc, 33, 108).
8 Ibid., 34, 108 : credoque Clitomacho ita scribenti, Herculi quendam labo-
rem exanclatum a Cameade quod, ut feram et immanent beluam, sic ex animis
nostris adsensionem, id est opinationem et temeritatem extraxisset.
9 A. Michel, Rhétorique et philosophie dans les traités de Cicéron, art. cit.,
p. 139.
L'ASSENTIMENT, Ι/έποχή ET LE PROBABILISME 247

tration éclatante à propos d'un concept lié à celui d'assentiment et


d'une très grande importance pour la pensée académicienne :
Γέποχή.
Au § 59 du Lucullus, Cicéron, fidèle à sa méthode d'indiquer
au lecteur les équivalents latins des termes grecs, précise que
Γέποχή correspond à Yadsensionis retentio. Un simple relevé lexico-
logique permet cependant de constater que cette expression n'est
pas la seule employée : on trouve, en effet, également sustinere se
ab omni adsensu, ab utraque parte adsensionem sustinere, adsensio-
nem cohibere etc.10. Un tel foisonnement déplut sans doute à Atti-
cus qui, toujours soucieux de la qualité de la langue latine, estima
plus judicieux de traduire le terme grec par le verbe inhibere. La
lettre par laquelle Cicéron répond à cette proposition constitue un
témoignage très précieux sur le sérieux et les scrupules avec les
quels il s'acquittait de sa tâche de traducteur11. Il reconnaît avoir
d'abord été séduit par la suggestion de son ami, croyant que inhi
bere, mot du vocabulaire marin {est enim uerbum totum nauticum,
dit-il), désignait le fait de maintenir les rames immobiles. Mais, en
interrogeant les marins d'un navire qui avait accosté près de la uil-
la, il apprit qu'il n'en était rien puisque le verbe était en réalité uti
lisé quand on ramait de manière à propulser le navire en sens
inverse, vers l'arrière, et, loin d'exprimer un état d'équilibre, d'im
mobilité, indiquait au contraire un mouvement assez violent. Il
écrit donc à Atticus qu'il ne peut accepter de corriger son texte et,
pour justifier définitivement le choix de sustinere, il procède fort
habilement, mettant en parallèle la métaphore de Camèade qui
comparait Γέποχή à l'action d'arrêter un char et un vers de Luci-
lius dans lequel figure l'expression sustineas currum12. Il conclut
avec humour qu'il se préoccupe beaucoup plus de cette question
que de la rumeur publique ou du sort de Pollion.
Cette recherche du terme le plus adéquat nous semble à bien
des égards exemplaire. Elle nous révèle un Cicéron accessible aux
critiques, mais sachant aussi les apprécier lucidement et fondant

10 Adsensionem sustinere: Ac. post., I, 12, 45; Luc, 17, 53; 21, 68; 30, 98;
adsensionem cohibere : Nat. de., I, 1 ; sustinere se ab adsensu omni : Luc, 15, 48;
33, 107; adsensum retinere : ibid., 18, 57; adsensum sustinere : ibid., 32, 104; 33,
108.
11 Cicéron, AU., XIII, 21, 3, lettre datée du 27 ou 28 août 45 par J. Beaujeu,
qui note, ad loc, que Cicéron avait utilisé le verbe inhibere dans un passage du
De oratore (I, 153).
12 Lucilius, frg. 1305 Marx: sustineas currum, ut bonus saepe agitator,
equosque. Atticus ayant pris sur lui de corriger dans le texte cicéronien sustinere
en inhibere, Cicéron lui demande de revenir à la version initiale : quare faciès ut
ita sit in libro quem ad modum fuit ; dices hoc idem Vaironi, si forte mutauit.
248 LA CONNAISSANCE

sa décision définitive à la fois sur l'observation attentive de la réali


té et sur le respect de la tradition littéraire nationale. Elle nous
montre aussi comment l'élaboration de la langue philosophique
latine se fait à partir d'un vocabulaire étranger à la philosophie,
mais dont l'exactitude et la précision sont rigoureusement respect
ées,la traduction n'ayant nullement pour fin d'anéantir le conte
nu spécifique du mot latin, ni de faire de celui-ci le simple reflet
du concept grec. Elle nous confirme enfin que la copia, loin de
résulter d'une spontanéité anarchique, exige un centre, un noyau
bien défini. Si elle ne permet pas d'utiliser inhibere à la place de
sustinere, elle autorise autour de ce dernier terme un certain nomb
rede variations propres à atténuer ce qu'un style philosophique
trop uniforme pourrait avoir de rébarbatif.

Unité profonde de la doctrine stoïcienne de l'assentiment

L'assentiment, qui fonde la connaissance et détermine l'action,


qui différencie à propos d'une même représentation le sage du sot,
est l'un des concepts fondamentaux du stoïcisme13.
Lorsque Lucullus et Cicéron s'affirment tous les deux d'accord
pour ne l'envisager que du point de vue de la question qui les
oppose, celle de l'évidence et de la φαντασία καταληπτική, ils éta
blissent par là-même un déséquilibre assez considérable dans la
disputatio. En effet, le système du Portique se prêtant fort mal à
une telle coupure, ce que dit Lucullus au sujet de l'assentiment
apparaît allusif , confus, voire contradictoire et doit être expliqué à
la lumière d'un certain nombre de textes stoïciens. En revanche,
l'Académicien, qui cherche constamment à briser la cohérence sy
stématique du stoïcisme, trouve là un angle d'attaque privilégié.
Quand on lit ce que dit Lucullus de l'assentiment, on est frap
pépar une contradiction, à vrai dire plus apparente que réelle,
pour peu évidemment que l'on accepte de se placer soi-même dans
la logique (au sens le plus général) du Portique. D'un côté, en effet,
il affirme que l'assentiment est automatique, lorsqu'il s'agit d'une
représentation évidente et donc «comprehensive». La métaphore
utilisée est celle de la balance, dont le plateau s'abaisse nécessaire
ment lorsqu'on pose un poids sur lui, et Lucullus va même jusqu'à
dire : «si notre thèse est vraie, il n'importe en rien de parler de l'a
ssentiment; car percevoir un objet, c'est immédiatement y donner

13 Pour une approche plus complète des problèmes de l'assentiment stoï


cien, cf. l'article déjà cité de G. B. Kerferd, The problem of synkatathesis. . .
L'ASSENTIMENT, ί'έποχή ET LE PROBABILISME 249

son assentiment»14. L'expérience la plus banale confirme ce pro


pos, car point besoin de délibérer longuement quand, par exemple,
on voit un arbre, pour l'identifier comme tel; l'acte même de la
vision porte en lui l'assentiment à la proposition : «cet objet est un
arbre». Cependant, dans la suite de son discours, le même person
nagesemble s'exprimer de manière assez différente: «la posses
sion d'un certain pouvoir», dit-il en effet, «ne saurait exister chez
un être privé d'assentiment»15. Comment concilier ce «pouvoir»
avec le caractère mécanique de l'assentiment donné à la plupart
des représentations?
La première méthode d'explication consiste à invoquer des
divergences à l'intérieur même de l'école stoïcienne. Si l'on adopte,
en effet, le point de vue de M. Pohlenz, on interprétera cette partie
de l'exposé de LucuUus comme l'amalgame de deux conceptions
différentes de l'assentiment, celle de Zenon et celle de Chrysippe 16.
Et, au demeurant, les textes mêmes semblent nous inviter à une
telle exégèse, car Cicéron ne dit-il pas à propos du fondateur du
stoïcisme : adsensionem adiungit animorum, quant esse uolt in no-
bis positam et uoluntariam17? Ailleurs, il décrit la métaphore de la
main, qui confirme que Zenon ne confondait pas la représentation
et l'assentiment18. En revanche, nous lisons chez Sextus que pour

14 Cicéron, Luc, 12, 38 : Vt enim necesse est lancent in libra ponderibus


impositis deprimi, sic animum perspicuis cedere. . . si illa de quibus disputatum
uera sunt, nihil attinet de assensione omnino loqui; qui enim quid percipit,
adsentitur statim.
15 Ibid., 37 : out ei sensus adimendus est aut ea, quae est in nostra potestate
sita, reddenda adsensio ; § 38 : idque, quod maximum est, ut sit aliquid in nostra
potestate, in eo qui rei nulli adsentietur non erit.
16 M. Pohlenz, Zenon und Chrysipp, notamment p. 8 s.
17 Cicéron, Ac. post., I, 11, 40.
18 Cicéron, Luc, 47, 144-145 = S.V.F., I, 66. Zenon comparait la représentat
ion à la main ouverte, l'assentiment à la main aux doigts légèrement contract
és, la compréhension à un poing fermé, la science du sage au poing non seul
ement fermé, mais maintenu dans cet état par l'autre main. Le témoignage de
Cicéron est confirmé à deux reprises par Sextus Empiricus (Hyp. pyr., II, 8, 81
et Adu. math., VII, 38 = S.V.F., II, 132), qui reprend la métaphore de la main,
mais ne mentionne pas expressément Zenon. Ces textes ont été étudiés par J. P.
Dumont, L'âme et la main. Signification du geste de Zenon, dans Revue de l'e
nseignement philosophique, 19, 1968-69, fase. 4, p. 1-8, qui a montré comment
cette métaphore est une parfaite illustration de ce que les Stoïciens entendaient
par «manière d'être» (πώς έχον). De manière assez incompréhensible, M. Po
hlenz, op. cit., p. 13, avait cru pouvoir affirmer que la notion d'ήγεμovικòv πώς
έχον ne serait pas antérieure à Chrysippe, alors que L. Stein, Die Psychologie der
Stoa, Berlin, 1886, p. 174, avait déjà montré le contraire. On se reportera, par
ailleurs, à l'importante étude de W. Görler, 'Ασθενής Συγκατάθεσις. Zur stoi
schen Erkenntnistheorie, dans WJA, N.F., 3, 1977, p. 83-92, qui montre, contre la
250 LA CONNAISSANCE

Chrysippe la φαντασία καταληπτική, «vu son évidence et son carac


tèrefrappant nous saisit presque par les cheveux pour nous ame
ner à donner notre assentiment»19? L'antinomie paraît donc éta
blie sur ce point entre les deux grands maîtres du Portique et on
est tenté d'imaginer que les Stoïciens ultérieurs, plutôt que d'avoir
à choisir entre les thèses opposées de leurs deux plus grands scho-
larques, ont préféré les faire coexister. Le discours de Lucullus
serait donc un excellent témoignage sur cette volonté d'atténuer,
voire de dissimuler, une grave contradiction.
Cette interprétation est évidemment séduisante, mais diffé
rents travaux - nous pensons notamment aux pages très justes que
J. M. Rist a écrites sur le sujet - en ont montré le caractère contest
able20. Dans le prolongement de ces recherches, nous dirons que,
de manière plus ou moins consciente, M. Pohlenz a fait au stoïci
sme tout entier le procès que les Académiciens faisaient à Chrysippe
lui-même, celui d'avoir oscillé entre Zeus et l'homme, entre la
détermination et la liberté, et de s'être montré incapable de résou
dreune telle contradiction21. En opposant ainsi les deux scholar-
ques stoïciens, ce savant a voulu trouver dans l'histoire même du
Portique l'illustration d'un conflit qui, à en croire les adversaires
du stoïcisme, serait consubstantiel à cette doctrine. Or, s'il est par
faitement concevable de considérer que la tentative stoïcienne pour
concilier le destin et la volonté est un échec, encore faut-il, quand
on étudie un tel système, en suivre, au moins dans un premier
temps, le mouvement. Ainsi, il est important de replacer dans le
contexte systématique du stoïcisme l'adjectif uoluntarius (εκούσιος)
appliqué par Zenon à l'assentiment et qui, s'il a permis à Pohlenz
de construire sa théorie, a paru si extravagant à A. Graeser qu'il en
a conclu à une glose cicéronienne22! Que voulait dire Zenon lors
qu'il affirmait que l'assentiment est «volontaire»?

tradition généralement admise, que la métaphore cicéronienne n'exprime pas


une succession chronologique, mais une hiérarchie dans l'ordre du savoir.
19 Cf. la note 62 du chapitre précédent.
20 J. M. Rist, op. cit., p. 138; A good deal of confusion has been injected into
the problem of the criterion by Pohlenz. Entre autres arguments, Rist cite un
passage de Plutarque, Sto. rgp., 45, 1055 f. = S.V.F., Π, 994, où il est affirmé que
Chrysippe ne considérait pas la représentation comme étant la cause suffisante
de l'assentiment. La thèse de Pohlenz a été également critiquée par A. J. Voelke,
op. cit., p. 40-45, qui a insisté, à juste titre sur l'activité de Γήγεμονακόν au cours
de la représentation-assentiment.
21 Cf. Plutarque, loc. cit.
22 A. Graeser, op. cit., p. 126. Pour ce savant uoluntaria est selon toute pro
babilité une «exégèse cicéronienne» parce que le terme grec correspondant,
εκούσιος, caractérise l'action morale et ne saurait donc être utilisé dans ce
contexte. En réalité, la comparaison avec Sextus Empiricus, Adu. math., VIII,
L'ASSENTIMENT, ί'έποχή ET LE PROBABILISME 251

Reconnaissons d'abord qu'en dehors de la métaphore de la


main, il ne nous est parvenu aucun témoignage nous renseignant
sur la manière dont le fondateur du stoïcisme concevait cette auto
nomie de l'assentiment. Paradoxalement, si l'on se place du point
de vue de Pohlenz, c'est un texte relatif à Chrysippe qui va nous
permettre de préciser le sens de ce concept.
Dans un passage très célèbre du De Fato, Cicéron cite la méta
phore du cylindre, par laquelle Chrysippe évoquait la relation
entre la représentation et l'assentiment : «de même que celui qui a
poussé le cylindre lui a donné le commencement du mouvement,
mais ne lui a pas donné sa propriété de rouler, ainsi la perception
qui se présente imprimera bien et gravera, pour ainsi dire, son
image dans notre esprit, mais l'assentiment restera en notre pouvoir
(adsensio nostra erit in potestate) et, comme on l'a dit pour le cylin
dre,une fois provoqué par une impulsion extérieure, il se mouvra
pour le reste en vertu de sa force et de sa nature propre»23. Aulu-
Gelle, qui rapporte la même métaphore, parle de la voluntas et des
animorum ingenia, qui, selon Chrysippe, «règlent l'élan de nos
décisions et de nos pensées, ainsi que de nos actions»24. Ces deux
témoignages montrent combien était grande, en fait, la continuité

397, où il est explicitement question des Stoïciens, montre que des adjectifs
comme ακούσιος, εκούσιος, άβούλητος, étaient bien employés à propos de l'a
ssentiment. L'erreur de V. Brochard dans sa thèse, De assensione Stoici quid sen-
serint, Paris, 1879, aura été précisément d'affirmer de manière très vigoureuse
le caractère volontaire de la connaissance selon les Stoïciens, sans avoir montré
la spécificité de leur concept de «volonté».
23 Cicéron, Fat., 18, 42 = S.V.F., II, 974.
24 Aulu-Gelle, Noct. Au., VII, 2, 11 = S.V.F., II, 1000: impetus uero consilio-
rum mentiumque nostrarum actionesque ipsas uoluntas cuiusque ipsa propria et
animorum ingenia moderantur. Dans son article Fato e volontà umana in Crisip-
po, dans AAT, 109, 1975, p. 187-230, P. L. Donini s'est efforcé de démontrer que
le témoignage de Cicéron et celui d'Aulu-Gelle seraient incompatibles parce que
le premier laisserait une place à l'indéterminisme tandis que le second exprimer
ait dans toute sa rigueur la théorie chrysippéenne du destin. Cette interprétat
ion, bien que solidement argumentée, ne nous paraît pas entièrement convainc
ante.S'il est vrai que Cicéron ne précise pas ce que peut être la nature d'un
individu, alors qu 'Aulu-Gelle précise les facteurs (innés et acquis) constitutifs de
celle-ci, cela ne signifie pas pour autant que dans le témoignage cicéronien la
nature individuelle soit un élément d'indéterminisme. En effet, tout comme le
cône ou le cylindre ne naissent pas ex nihilo, mais sont le produit d'une élabo
ration, la nature individuelle peut être conçue comme la résultante d'un ensemb
le de facteurs. Si l'on admet cette explication qui n'est pas exprimée dans le
texte, mais que celui-ci n'interdit pas de formuler, on établira qu'il existe entre
les deux témoignages une différence d'approche plus qu'une contradiction réell
e.Sur une éventuelle modification par Chrysippe de la manière dont Zenon
concevait la réponse humaine au stimulus de la sensation, cf. supra, p. 214,
n. 24.
252 LA CONNAISSANCE

entre les deux scholarques. Comme Zenon, Chrysippe utilisait


l'image du sceau, ce qui nous confirme que la théorie de Γέτεροίω-
σις n'avait pas fait disparaître celle de la τύπωσις. Comme lui, il
affirmait que l'assentiment est en notre pouvoir, «volontaire», qu'il
contrôle l'élan et exprime la qualité d'un individu.
Alexandre d'Aphrodise nous aide à mieux appréhender cette
continuité, lorsqu'il dit que les philosophes stoïciens n'admettent
pas que la liberté puisse consister à faire quelque chose et son
contraire25. Ce rejet de la liberté d'indifférence signifie que le seul
choix véritable est à leurs yeux celui du vice ou de la vertu, qui
détermine tous les assentiments et toutes les actions. A. A. Long a
résumé cette idée en une formule juste : «c'est le caractère moral
de l'action, non son aspect spatio-temporel qui est déterminé»26.
Nous comprenons maintenant qu'entre Zenon et Chrysippe il
n'y a pas de véritable opposition, mais tout au plus une différence
de point de vue. Pour reprendre la métaphore du cylindre, dire que
la représentation «comprehensive» «nous tire par les cheveux»,
c'est insister sur la force de l'impulsion initiale, celle de l'évidence,
tandis que parler d'adsensio uoluntaria, c'est privilégier la spécifi
cité de chaque individu. Cette dualité de l'assentiment stoïcien a été
très bien mise en évidence par Sénèque. Le sage, dit-il, n'est pas
isolé de la douleur, il n'a rien d'un roc insensible, il tremblera,
souffrira, pâlira, mais, dans son cas, il ne s'agit que de réactions
physiques, d'une atteinte superficielle27. Comme tout mortel, il
subit le choc de la représentation lorsque celle-ci est terrifiante,
mais à la différence du sot, ou même du procedens, il reste maître
de son jugement, de son assentiment, et il n'est jamais plus satisfait
de lui-même que lorsqu'il a été très fortement éprouvé.
L'assentiment n'a donc rien d'un jugement abstrait, il ne peut
être dissocié de la personnalité de celui qui le donne, il traduit la
perfection du sage comme la faiblesse du stultus. Une telle concept
ion implique que l'individu se soit déjà déterminé28, mais en
amont de cette détermination il existe un état d'harmonie entre

25 Al. Aphr., De fato, 26 = S.V.F., II, 984.


26 A. A. Long, Freedom and determinism in the Stoic theory of human
action, dans Problems in Stoicism (p. 173-199), p. 184.
27 Sénèque, Ep., 71, 29. V. Goldschmidt, op. cit., p. 117, a écrit fort just
ement à propos d'un texte analogue d'Epictète (ap. Aulu-Gelle, XIX, 1) : «l'inte
rprétation et, à sa suite, le refus de la représentation ne portent que sur l'appa
rence terrifiante de celle-ci, mais non pas sur elle-même, prise en sa matérialité
nue».
28 Cf. A. A. Long, loc. cit. : Man is born morally neutral, with a natural incl
ination towards virtue. Good or bad dispositions are acquired in maturity as a
result of training or neglect.
L'ASSENTIMENT, ί'έποχή ET LE PROBABILISME 253

l'homme et le monde, qui fait que l'âme est attirée par l'évidence et
lui cède le plus souvent, la ressentant comme un οίκεΐον, comme
quelque chose qui lui est approprié29. Cette adhésion immédiate
est donc commune à tout le genre humain, et même au règne ani
mal dans son ensemble, puisque, comme le dit Lucullus «de même
qu'il est impossible que l'être animé ne désire pas ce qui lui paraît
convenir à sa nature (c'est ce qu'on appelle οίκείωσις en grec), ain
siil est impossible qu'il n'adhère pas à une chose évidente, si elle
se présente à lui»30. Mais, alors que l'animal en reste à ce stade
d'adhésion instinctive à la représentation évidente, chez l'homme,
être de raison, le problème de l'usage des φαντασίαι se pose en des
termes spécifiques.
Epictète dit quelque part que «toute âme est naturellement
portée à donner son assentiment au vrai, à le refuser à l'erreur, à
le retenir en présence de ce qui est incertain»31 et, ailleurs32, il
interprète l'erreur comme une faute involontaire, affirmant com
meDescartes que l'âme ne refusera jamais une représentation clai
redu bien33. Si la qualité de l'assentiment révèle donc la manière
dont un individu a réalisé ou trahi sa nature rationnelle, le fait
même d'assentir spontanément34 à ce que l'on croit être l'évidence
est la marque de la perfection de l'ordre naturel chez ceux-là
mêmes qui ne s'en sont pas montrés dignes. Et si le faux assent
imentest, selon Caton, plus étranger à nous que les autres choses

29 Sur le concept ά'οίκείωσις cf. infra, p. 377 sq.


30 Cicéron, Luc., 12, 38 : Nam quo modo non potest animal ullum non appe-
tere id quod accomodatum ad naturam appareat - Graeci id οίκεΐον appellant -
sic non potest obiectam rem perspicuam non approbare (nous avons légèrement
modifié la trad. Bréhier-Goldschmidt). La même idée est exprimée en des te
rmes très proches par Epictète, Entretiens, III, 7, 15, avec cette différence toute
foisque ce philosophe ne se réfère qu'à la nature humaine, alors que Lucullus
énonce la règle universelle de Γοίκείωσις.
31 Epictète, ibid., Ill, 3, 2 : πέφυκεν δε πάσα ψυχή ωσπερ τω άληθεΐ έπι-
νεύειν, προς το ψευδός άνανεύειν, προς το άδηλον έπέχειν.
32 Ibid., Ι, 28, 4. Le texte auquel il est fait allusion se trouve dans le Sophist
e, 228 c.
33 Descartes, Méditation quatrième, 46, t. II, p. 462, de l'édition Alquié.
Dans la note ad loc., F. Alquié remarque que Descartes a varié sur ce sujet et
que notamment dans les lettres à Mesland, il admet l'existence en l'homme
d'une indifférence positive. Sur ce point, cf. infra, p. 617.
34 Dans la philosophie stoïcienne la ορμή et la représentation sont commun
es à l'homme et aux animaux, cf. en particulier Clém. Al., Stromates, II, 20, 1 10
= S.V. F., II, 714. Il ne faudrait évidemment pas en conclure à une hétérogénéité
de la ορμή et du λόγος chez l'homme. Dans un texte d'une extrême importance,
Diogene Laërce (VII, 159 = S.V.F., II, 837) montre comment pour Chrysippe les
représentations, la tendance et la raison avaient toutes pour siège l'hégémoni
que. Ailleurs (VII, 86 = S.V.F., III, 178) il qualifie la raison de τεχνίτης τής
ορμής («ouvrière de la tendance»).
254 LA CONNAISSANCE

contraires à la nature, c'est qu'il parodie l'harmonie originelle


entre l'homme et le monde, dont la reconquête est la définition
même de la sagesse35.
Seul le sage, en effet, donne à chacun de ses assentiments la
même sûreté, la même fermeté que celles qui caractérisent l'accep
tationde la représentation «comprehensive». En prétendant que le
sage, fût-il placé devant la plus évidente des φαντασίαι, devrait pra
tiquer Γέποχή, c'est-à-dire suspendre son assentiment, Arcésilas at
taquait le système stoïcien à sa racine et à son aboutissement. Non
seulement, en effet, il niait que la nature eût donné une norma
scientiae en établissant une relation immédiate entre les représent
ations évidentes et l'assentiment, mais toute sa dialectique visait à
démontrer que la sagesse, loin d'être le retour à cet accord initial,
devrait au contraire consister à se défier de celui-ci. Le génie d'Ar-
césilas a été, en effet, de savoir mettre en contradiction l'alpha et
l'omega du stoïcisme, c'est-à-dire la tendance naturelle et la sagess
e. Pour un Stoïcien, l'ordre du monde36 veut que tout homme pla
cé dans des conditions normales devant un objet l'identifie sans
délai comme tel; c'est là le critère de la vérité et la condition pre
mière de la sagesse. Dans la réfutation d'Arcésilas, au contraire,
l'adhésion à l'évidence n'est plus le modèle de toute connaissance
sûre, mais l'obstacle, le piège dans lequel le sage se gardera bien de
tomber. Une telle attitude n'est pas sans rappeler ce que dit Socra-
te dans le Phédon : «mais l'âme ne raisonne jamais mieux que
quand rien ne la trouble, ni l'ouïe, ni la vue, ni la douleur, ni non
plus quelque plaisir, mais qu'au contraire elle s'isole le plus com
plètement d'elle-même, en envoyant promener le corps et qu'elle
rompt, autant qu'elle peut, tout commerce et tout contact avec lui
pour essayer de saisir le réel»37. Une telle conclusion, qui ferait de
Γέποχή néoacadémicienne l'expression en termes stoïciens de ce
retrait par rapport au monde des sensations que recommande
Socrate, est prématurée. Il y a eu, il y a encore tant de controvers
es autour de ce concept, qu'il faut avant d'en formuler une inter
prétation, revenir sur les témoignages antiques qui lui attribuent
une origine précise.

35 Cicéron, Fin., III, 5, 18 : A falsa autem assensione magis nos alienatos esse
quant a ceteris rebus, quae sint contra naturam, arbitrantur.
36 Sur le providentialisme stoïcien, cf. infra, p. 578-581.
37 Platon, Phédon, 65 c : λογίζεται δέ γέ που κάλλιστα δταν αύτην τούτων
μηδέν παραλυπη μήτε ακοή μήτε όψις μήτε άλγηδων μηδέ τις αλλ' ότι
καθ'ηδονή,
μάλιστα αυτή καθ' αυτήν γίγνηται, έώσα καίρειν το σώμα καί, δσον δύναται,
μή κοινωνοοσα αύτω~ μηδ άπτομένη όρέγηται τοΟ δντος. Trad. Vicaire légèr
ementmodifiée.
L'ASSENTIMENT, ί'έπΟχή ET LE PROBABILISME 255

l/εποχη

Les témoignages antiques. Importance et limites de la thèse de


P. Couissin

Diogene Laërce est assurément celui qui donne le plus d'infor


mations sur ce problème fondamental de l'histoire du scepticisme.
S'il reconnaît à Arcésilas la nouveauté d'avoir introduit Γέποχή
dans l'Académie («c'est lui» écrit-il, «le fondateur de la Moyenne
Académie, ayant le premier suspendu les affirmations en raison
des contradictions des discours»38), il n'en considère pas moins
Pyrrhon comme le véritable inventeur du concept. Il s'appuie lui-
même pour cela sur deux témoignages, celui d'un certain Ascanios
d'Abdère qui affirmait que Pyrrhon avait été le premier à «intro
duire» Γέποχή et l'acatalepsie39, et celui d'Enésidème qui tout en
soutenant que la philosophe d'Elis avait pratiqué Γέποχή contestait
que celle-ci fût chez lui synonyme d'indifférence absolue40. Pour
Diogene, donc, Γέποχή est véritablement le concept unificateur du
scepticisme, il en constitue le τέλος, le terme ultime41.
Sextus Empiricus s'exprime en des termes très proches lors
qu'il définit le scepticisme comme la faculté d'opposer concepts et
apparences jusqu'à parvenir d'abord à Γέποχή puis à l'ataraxie.
Certes, il ne dit nulle part expressément que Pyrrhon lui-même
avait inventé Γέποχή, mais pour lui cela allait probablement de soi.
En outre, tout comme Diogene, il n'établit pas de différence entre
la suspension de l'assentiment selon Arcésilas et celle des Pyrrho-
niens, l'une comme l'autre résultant selon lui du principe d'isosthé-
nie, c'est-à-dire de l'équilibre des contraires42.
On sait avec quelle vigueur P. Couissin a réfuté la thèse de
l'origine pyrrhonienne du concept43. Son argument a silentio est
que ni Timon ni Aristoclès, nos sources les plus sûres pour la
connaissance du pyrrhonisme originel, n'en font mention, et que
le second utilise même le terme d'aphasie là où Diogene et Sex-

38 Diog. Laërce, IV, 28 : ούτος έστιν ό τής μέσης Άκαδημείας κατάρξας,


πρώτος έπισχών τας αποφάσεις δια τας έναντιότητας των λόγων.
39 Ibid., IX, 61 : το τής άκαταληψίας και εποχής είσαγαγών, ώς Άσκάναος ό
'Αβδηρίτης φησίν.
40 Ibid., 62 : Αίνεσίδημος δέ φησι φιλοσοφείν μέν αυτόν κατά τον της εποχής
λόγον, μή μέντοι γ" άπροοράτως έκαστα πράττειν.
41 Ibid., 107.
42 Sext. Emp., Hyp. Pyr., I, 4, 8; I, 33, 232.
43 P. Couissin, L'origine. .., p. 376-390. J.-P. Dumont, Le scepticisme...,
p. 145, n. 69, et p. 190, n. 36, considère le concept ά'έποχή comme appartenant
au pyrrhonisme primitif, mais sans avoir véritablement réfuté les arguments de
P. Couissin.
256 LA CONNAISSANCE

tus emploient celui ά'έποχή, ce qui prouverait le caractère tardif


de celui-ci. Mais il fait aussi une critique sévère des témoignag
es indirects, et notamment de celui qui nous est parvenu sous
le nom d'Ascanios d'Abdère44. Ces problèmes de sources n'au
raient qu'un intérêt très secondaire s'il ne s'agissait que d'une
question terminologique, si Γέποχή était l'équivalent de Γάφασία
pyrrhonienne. P. Couissin n'a pas esquivé ce problème et pour
lui les deux concepts sont différents, parce que Γέποχή d'Arcési-
las n'a de sens que dans «une théorie volontariste de l'assent
iment»45 - ce que le pyrrhonisme n'était certainement pas - et
qu'elle ne peut être séparée de la critique académicienne du
stoïcisme.
A l'appui de cette interprétation de la pensée d'Arcésilas, il suff
itde rappeler ici le raisonnement que, selon Sextus, le scholarque
tenait aux Stoïciens :
- puisque nous ne pouvons rien percevoir avec certitude, si
le sage donne son assentiment, il formulera une opinion; ce que
l'on ne perçoit pas de manière certaine n'est, en effet, rien d'autre
que la δόξα46;
- or le sage à coup sûr ne fait pas partie de la catégorie des
gens qui adhèrent à l'opinion;
- donc le sage suspendra son assentiment47.

Cette argumentation est évidemment indissociable de celle que


nous avons vue à l'œuvre dans la critique de la représentation
«comprehensive». Elle suppose que toutes les représentations comp
ortent un risque d'erreur, alors que pour les Stoïciens, au contrair
e, seul un nombre infime d'entre elles fait immédiatement problè
me. Nous n'avons, il est vrai, aucun texte qui associe Γέποχή au
nom de Zenon, mais dans la mesure où il affirmait ne donner l'a
ssentiment qu'aux représentations évidentes (uisis non omnibus

44 K. Müller, Fragmenta historiae graecae, Paris, 18532, t. 2, p. 384, a été le


premier à suggérer la leçon 'Εκαταίος, au lieu de Άσκάνιος. Elle fut refusée par
H. Diels, Die fragmente der Vorsokratiker, Berlin, 1903, t. 2, p. 245, 17.
45 P. Couissin, ibid., p. 396.
46 Contrairement à ce qui a été affirmé par A. M. Ioppolo, Opinione. . .,
p. 99-101, il n'y a pas lieu de distinguer la δόξα zénonienne, qui serait une faute
morale, et la δόξα chrysippéenne, qui aurait un aspect gnoséologique. S'il est
vrai que chez Stobée (S.V.F., III, 548), dont la source est probablement Chrysip-
pe, la δόξα a une double définition, cette dualité est déjà présente dans le compt
e-rendu cicéronien de la gnoseologie zénonienne, cf. supra, p. 225, n. 60 : opi
mo, quae esset imbecilla et cum falso incognitoque communis.
47 Sext. Emp., Adu. math., VII, 156-157. Le même raisonnement se trouve
sous une forme assez proche chez Cicéron, Luc, 21,67 : si ulti rei sapiens adsen-
tietur umquatn aliquando etiam opinabitur : nulli igitur rei adsentietur.
L'ASSENTIMENT, ί'έποχή ET LE PROBABILISME 257

adiungebat fidem . . .), on est en droit de supposer qu'il préconisait


la suspension de celui-ci dans les cas rarissimes où il admettait
lui-même que l'évidence faisait défaut48. P. Couissin a donc eu rai
son, selon nous, de dire qu'il y a eu généralisation par Arcésilas
d'une attitude qui pour Zenon était exceptionnelle. Mais, et c'est là
que sa thèse nous paraît insuffisante, quel était le sens de cette
généralisation, à quoi visait l'ironie qu'il attribue au scholarque de
l'Académie? Ce sage qui suspend l'assentiment en toute circonstan
ce n'est-il que la caricature du σοφός stoïcien, la vérité absurde de
celui-ci révélée à partir des prémisses même de la doctrine, et son
εποχή un ridicule automatisme? Doit-on, à l'inverse, penser qu'Ar-
césilas faisait sienne cette théorie de la suspension du jugement,
qu'il y voyait la seule définition correcte de la sagesse et qu'il allait
même, comme le dit Sextus, jusqu'à voir dans Γέποχή le bien suprê
me49. Les deux exégèses ainsi présentées semblent inconciliables et
cette contradiction entre le jeu destructeur à l'intérieur du stoïci
sme et l'affirmation du caractère positif de la suspension du juge
ment universelle50 est au centre de la recherche moderne sur la
Nouvelle Académie. Mais il est permis de se demander s'il ne s'agit
pas là d'un problème, au moins en partie, artificiel.

48 Le problème terminologique n'est pas négligeable, cf. A. M. Ioppolo, op.


cit., p. 60, mais il est également vrai que l'on a dans le stoïcisme l'idée d'une
situation où le sage ne peut pas ne pas retenir son assentiment, cf. Sext. Emp.,
ibid., VII, 416 = S.V.F., II, 276, où il est dit que, placé devant deux représentat
ions dont il est impossible de déterminer laquelle est «comprehensive» et
laquelle ne l'est pas, le sage στήσεται και ησυχάσει. Le verbe ήσυχάζειν se trou
ve également chez Cicéron, Luc, 29, 93. Par ailleurs, dans un passage des Entre
tiensauquel nous avons déjà fait allusion, cf. supra, n. 31, Epictète utilise le ver
beέπέχειν pour désigner l'attitude naturelle de l'âme devant quelque chose d'in
certain.
49 Sext. Emp., Hyp. Pyr., I, 33, 232. Dans ce texte, Sextus dit qu'Arcésilas
affirmait dogmatiquement que Γέποχή était un bien et l'assentiment un mal. Il
s'agit néanmoins d'un témoignage éminemment suspect, parce qu'il est en
contradiction avec ce que Cicéron nous dit d'Arcésilas (cf. en particulier Ac.
post., I, 12, 45) et surtout parce que, dans cette partie de son œuvre, Sextus
cherche à démontrer que la seule véritable forme de scepticisme est le pyrrho-
nisme. De même, il ne nous semble pas qu'il faille considérer comme décisif le
témoignage de Caton qui, dans Fin., III, 9, 31, évoque les Académiciens «qui . . .
ont placé, dit-on, le terme dernier des biens et l'office suprême de la sagesse
dans l'acte de barrer la route aux représentations et de suspendre énergique-
ment ses assentiments ». Il est difficile de déterminer si cette identité de juge
ment du Pyrrhonien et du Stoïcien résulte d'une doxographie au moins partie
llement commune, mais il est certain que l'un et l'autre avaient tout intérêt à
attribuer à la Nouvelle Académie leur propre interprétation de la philosophie
de celle-ci.
50 Cf, supra, p. 35 sq.
258 LA CONNAISSANCE

εποχή et pensée platonicienne

Pour un Stoïcien, la conclusion à laquelle Arcésilas veut le fai


re adhérer, cette image d'un sage dont on pourrait dire, en paro
diant la formule célèbre de Péguy à propos de Kant, qu'il a l'assen
timent pur parce qu'il n'a pas d'assentiment, est scandaleuse, en
opposition absolue avec la confiance retrouvée dans la nature, qui
doit caractériser l'homme vertueux. Mais l'Académicien, lui, pouv
ait tout à la fois construire la réfutation la plus inacceptable pos
sible aux yeux d'un Stoïcien, et montrer à celui-ci comment il était
possible de sauver le dogme de la perfection du sage. Ce qui per
met de penser que pour le scholarque de la Nouvelle Académie
Γέποχή constituait autre chose qu'un simple épouvantail destiné à
éloigner les Stoïciens de leur propre système, c'est son adhésion à
la théorie zénonienne de la perfection du sage, dans laquelle il vit,
dit Cicéron, «une pensée non seulement vraie, mais fort belle et
digne du sage»51. Nous croyons qu'un tel enthousiasme n'avait
rien de feint et qu'il ne relevait pas simplement de l'acceptation
traditionnelle des prémisses de la discussion. En effet, un Platoni
cien pouvait-il rejeter une si haute exigence à l'égard de la sagesse,
et se montrer en désaccord avec cette coupure radicale établie
entre la sagesse et l'opinion? N'y découvrait-il pas le prolongement
de la recherche sur la nature de la science, entreprise par Platon
dans le Théétète? En revanche, il devait lui être insupportable que
la doctrine stoïcienne enracinât la sagesse dans la sensation.
M. Burnyeat, qui s'est attaché à «platoniser» la thèse de P. Couis-
sin, fait à ce sujet un rapprochement très intéressant avec le texte
même du Théétète52. Tout de suite après avoir exposé la doctrine
de Protagoras, Socrate révèle ce qu'il pense de ce sensualisme : si,
dit-il, l'opinion que chacun se forme par la sensation est vraie, il
n'y a plus de différence entre le savant et l'ignorant et Protagoras
se contredit lui-même en exigeant un important salaire pour son
enseignement? La tournure plaisante de l'argument ne doit pas
dissimuler qu'il s'agit là d'une condamnation sans appel de toute
identification de la science à la sensation. Or, s'il il n'y a rien de tel
dans le stoïcisme, il n'en est pas moins vrai que la sagesse stoïcien
ne a son point de départ dans la représentation, ce qu'un Académic
ien était en droit de considérer avec une grande méfiance. Dans
ces conditions, quel pouvait être le but de la dialectique d'Arcésilas,

51 Cicéron, Luc, 24, 77. L'importance de ce point a été justement soulignée


par A. M. Ioppolo, op. cit., p. 79-80.
52 M. Burnyeat, Carneades. . . Le texte en question se trouve dans le Théétèt
e, 161 d-e.
L'ASSENTIMENT, ί'έποχή ET LE PROBABILISME 259

sinon mettre en lumière la contradiction entre la définition sto


ïcienne de la sagesse, qu'il approuvait, et la confiance proclamée
par le même Zenon à l'égard des représentations évidentes? Affi
rmer que le sage doit suspendre son assentiment, c'était exprimer
dans le contexte de la psychologie du Portique, et même avec le
vocabulaire de celui-ci - si l'on admet que Zenon fut le premier à
élaborer le concept d'è7K^ - la nécessité, si essentielle au platonis
me, de s'isoler du monde sensible ou tout au moins de faire preuve
à son égard d'une vigilance sans relâche.
L'assentiment donné à une représentation évidente, même s'il
ne se confond pas chronologiquement chez Zenon avec la sensat
ion,exprime l'indissociabilité établie par le stoïcisme entre les sen
sations et le jugement. Arcésilas avait d'abord objecté que l'on don
neson assentiment à une proposition, non à une représentation, ce
qui était déjà une manière d'établir le dualisme de la sensation et
du λόγος53. Il avait également, et nous reviendrons plus loin sur ce
témoignage de Plutarque54, critiqué le rationalisme naturaliste des
Stoïciens en soutenant dialectiquement la thèse selon laquelle la
ορμή suffirait pour guider l'action. Mais il avait surtout tiré parti
du caractère quasi sacré conféré par les Stoïciens à l'assentiment
du sage, pour montrer que le seul moyen de préserver cette pureté
était de substituer à l'harmonie que les Stoïciens prétendaient
découvrir dans le monde, une solution de continuité entre ce que
Cicéron appellera Yintestinum et Yoblatum, entre le sujet et l'ob
jet55. Le raisonnement de l'Académicien se résume alors ainsi:
j'accepte vos prémisses, mais je démontrerai que, si vous êtes
rigoureux, elles vous conduiront à reconnaître que le sage se doit
en toute occasion de résister aux sens. On sait que Platon dérivait
le mot αίσθησις du verbe αισσειν, qui signifie bondir, se précipit
er56;la suspension de l'assentiment pourrait donc être interprétée
comme la distance nécessaire pour se prémunir de ces envahis
seurs et pour assurer à la raison la sérénité nécessaire à sa quête
de la vérité.
On peut donc se demander s'il y a vraiment lieu d'opposer l'i
nterprétation qui voit dans la dialectique d'Arcésilas une démarche
ad hominem, c'est à dire ad Stoicum, et celle qui attribue au scho-
larque une pensée personnelle. Ce que nous avons vu jusqu'à pré
sent de la critique néoacadémicienne des représentations laisserait

53 Sext. Emp., Adu. math., VII, 154: ή συγκατάθεσις ού προς φαντασίαν


γίνεται άλλα προς λόγον.
54 Cf. infra, p. 278-279.
55 Cicéron, Luc, 15, 48.
56 Platon, Timée, 43 b-c.
260 LA CONNAISSANCE

plutôt penser que, pour Arcésilas, le stoïcisme, contrairement à


l'épicurisme, était une langue qu'un Platonicien pouvait parler,
mais à condition de l'avoir auparavant réformée, expurgée de ses
naïvetés.

Le problème de Visosthénie

Cette exégèse qui ferait d'Arcésilas un Académicien à la fois


conscient du passé de son école et avide de découvrir ce que les
systèmes nouveaux portaient en eux de vérité soulève une objection
nullement négligeable : comment un Platonicien si conséquent pouv
ait-il invoquer systématiquement l'isosthénie? Car il ne faut pas
oublier qu'à en croire Cicéron lui-même, il justifiait la suspension
de l'assentiment de deux manières : en invoquant l'acatalepsie,
c'est-à-dire en se référant aux contradictions du stoïcisme, mais
aussi en arguant de l'équilibre des contraires. Arcésilas, dit-il,
contredisait systématiquement ses interlocuteurs et leur faisait ains
icomprendre qu'il ne faut jamais donner son assentiment, puis
que «sur un thème on trouve des arguments opposés d'un poids
égal» {paria contrariis in partibus momenta rationum)57. On trouve
ra bien fruste la note de Reid affirmant péremptoirement «que cet
te doctrine fait d'Arcésilas l'équivalent de Pyrrhon»58, comme si
l'isosthénie ne pouvait être diversement interprétée, mais il faut
bien reconnaître qu'il n'est guère aisé de déterminer quelle était la
relation entre les deux sources de la suspension universelle du
jugement. P. Couissin se révèle sur ce point très décevant et G. Stri
ker, qui a étudié cette question plus en profondeur, aboutit en fait
à distinguer deux formes différentes α'έποχή : d'un côté celle qui
naît de l'isosthénie et qui concerne les discours, la recherche théo
rique, de l'autre, celle issue de la critique de la représentation
«comprehensive»59. Cette conclusion paraît conforme au témoi
gnage des Anciens, et cependant elle ne résout pas le problème car
elle ne permet pas de comprendre comment pouvaient coexister
dans la même pensée une inspiration profondément platonicienne,
hostile à toute réhabilitation des sens, et une inspiration aussi
étrangère au platonisme que celle des antilogies systématiques
mettant en cause la raison elle-même. A moins qu'Arcésilas n'ait
effectivement été cette Chimère que décrivait Ariston, monstrueux
assemblage de platonisme, de pyrrhonisme, et de dialectique méga-

57 Cicéron, Ac. post., I, 12, 45.


58 J. S. Reid, ad loc.
59 Cf. supra, p. 30, n. 85.
L'ASSENTIMENT, ί'έποχή ET LE PROBABILISME 261

rique60. Et, après tout, qu'est-ce qui permet de rejeter cette hypo
thèse et pourquoi attribuer a priori au scholarque une rigueur dont
il ne fut peut-être pas capable?
Là réside sans aucun doute le mystère d'Arcésilas, le secret de
la mutation qu'il a fait subir à l'Académie, et le sens que l'on donne
à son εποχή détermine dans une très large mesure l'image que l'on
a de la Nouvelle Académie. Il s'agit, en définitive, de choisir entre
deux traditions, celle hostile au scholarque qui présente sa pensée
comme un fatras d'influences mal assimilées, et celle de Cicéron et
de Plutarque qui affirment la fidélité d'Arcésilas à Platon. Mais,
peut-être faut-il, auparavant, mieux préciser les données du problè
me?
La distinction entre deux formes ά'εποχί] néoacadémicienne
n'est pas entièrement convaincante, parce que le principe d'isos-
thénie est déjà d'une certaine manière présent dans la critique de
la représentation «comprehensive». En effet, lorsque Arcésilas dit
qu'à toute représentation vraie correspond une représentation
fausse qui lui est parfaitement identique, que faut-il sinon expr
imerla force égale du vrai et du faux dans le monde des représen
tations? Il n'est pas impossible à cet égard que la métaphore de la
balance, utilisée par Lucullus pour illustrer l'effet de la représentat
ion «comprehensive», ait été une réponse à l'image de l'équilibre
des plateaux, image par excellence de l'isosthénie61. Faut-il pour
autant conclure qu'il y a sur ce point concordance parfaite entre la
Nouvelle Académie et les Pyrrhoniens? Malgré leur rareté, les
témoignages incitent à plus de prudence. Le Pyrrhonien croit, en
effet, que l'isosthénie est présente dans le monde des phénomènes
et qu'il suffit d'avoir le «double regard» dont parle Timon pour la
percevoir. En revanche, l'isosthénie que l'Académicien attribue aux
représentations ne repose sur aucun postulat ontologique ni phé
noménologique, elle exige la médiation du sorite qui donne une
signification universelle à l'erreur des sens, elle est une construc
tion dialectique destinée à inspirer la méfiance à l'égard des sensat
ion.La sagesse que la Nouvelle Académie oppose à celle des Stoï
ciens n'est nullement l'indifférence aux apparences, mais la convic
tion que l'erreur est possible quelle que soit l'évidence de la repré
sentation.
Mais cette analyse éclaire un aspect seulement du problème. Si
l'isosthénie des représentations n'était qu'un moyen mis au service
de la critique du stoïcisme, pourquoi Arcésilas faisait-il sienne
l'isosthénie des discours, ces paria momenta rationum pour repren-

60 Cf. supra, p. 9, n. 2.
61 Cicéron, Luc, 12, 38, cf. supra, n. 14.
262 LA CONNAISSANCE

dre l'expression de Cicéron? On peut fort bien imaginer qu'un Pla


tonicien ait mobilisé contre la doctrine stoïcienne de la perception
toutes les ressources de la dialectique, on ne comprend pas pour
autant pourquoi un tel combat l'aurait contraint à mettre en cause
la raison elle-même et à proclamer l'équipollence des arguments
parallèlement à celle des sensations. Nous avons déjà dit notre rét
icence à accepter tel quel le témoignage de Sextus, si heureux d'an
nexer Arcésilas au pyrrhonisme, tout en prétendant que sur le fond
il était dogmatique62. L'auteur des Hypotyposes est trop attaché
dans cette partie de son œuvre à faire l'apologie de sa doctrine
pour que l'on se fie à lui sans réserves. En revanche, Cicéron ne
peut être ainsi contesté, puisque son interprétation de cette ques
tion a pour origine l'enseignement même de l'Académie. Or, voici
ce qu'il dit exactement: «II (Arcésilas) pensait que tout nous est
caché et que rien ne peut être discerné ni connu. C'est pourquoi il
estimait que personne ne devait rien avancer ni affirmer ni ap
prouver. . . et qu'il n'y avait rien de plus honteux que de donner un
assentiment et une approbation prématurés à la connaissance et à
la perception. Il agissait en accord avec cette conviction et, contre
disant tout le monde, il amenait la plupart de ses interlocuteurs à
la conclusion que, puisque l'on trouvait à propos d'un même sujet
des arguments opposés de même poids, il était plus facile de ne
donner son adhésion ni à l'une ni à l'autre des deux thèses»63.
A en juger par ce passage, la méthode d'Arcésilas n'était pas la
disputano in utramque partent, telle qu'elle fut pratiquée par les
Sophistes, par Aristote, et aussi par Camèade dans ses fameux dis
cours romains, mais le contra omnes dicere, c'est-à-dire quelque
chose qui semble plus proche de Γελεγχος socratique64. Comme

62 Cf. supra, n. 49.


63 Ac. Post., I, 12, 45 : sic omnia latere censebat in occulto neque esse quic-
quatn quod centi aut intellegi possit; quibus de causis nihil oportere neque profi-
teri neque adfirmare quemquam neque adsensione approbate . . . neque hoc quic-
quam esse turpius quant cognitioni et perceptioni adsensionem approbationem-
que praecurrere. Trad. pers.
64 Sur Γελεγχος socratique, cf. les articles récents de G. Vlastos, The socra-
tic elenchus, dans OSAPH, I, 1983, p. 27-58 et Afterthoughts on the socratic elen-
chus, ibid., p. 71-74; R. Kraut, Comments on Gregory Vlastos «The socratic elen
chus», ibid., p. 59-70. Le premier article de G. Vlastos est une retractatio de l'i
nterprétation de Γελεγχος qu'il avait donnée dans son introduction à une édition
du Protagoras {Plato's Protagoras, New York, 1956. En effet, contrairement à ce
qu'il avait alors affirmé, Vlastos ne considère plus que Γελεγχος soit une fin en
soi : Elenchus is first and last search (p. 31). Ι/έλεγχος ne vise donc pas à établir
des relations logiques entre des propositions, il est recherche de la vérité dans le
domaine moral. Tout en acceptant pour l'essentiel la thèse de Vlastos, R. Kraut
a exprimé sa divergence sur un point précis : pour lui, Γέλεγχος a une valeur
démonstrative par lui-même, le fait que les interlocuteurs contestent les conclu-
L'ASSENTIMENT, ί'έποχή ET LE PROBABILISME 263

Socrate, Arcésilas s'appliquait à ruiner les fausses certitudes chez


tous ceux qu'il rencontrait, et comme celui-ci dans certains dialo
gues platoniciens, il s'en tenait au constat d'aporie. Par ailleurs,
alors que Diogene Laërce et Sextus se contentent de dire qu'Arcési-
las déduisait la suspension du jugement de l'isosthénie, Cicéron
donne une explication beaucoup moins schématique et, selon nous,
beaucoup plus vraisemblable. Il nous dit, en effet, que la pratique
de l'isosthénie et la suspension du jugement avaient chez le scho-
larque deux sources : la conviction que l'homme vit dans un monde
de ténèbres et le sentiment de l'implication morale de l'erreur de
jugement. La première est, au premier abord, antiplatonicienne,
car le mythe de la caverne suffit à montrer que chez Platon le
monde n'est jamais totalement obscur. Mais n'est-ce pas parce que
des systèmes dogmatiques étaient apparus, qui prétendaient apport
er immédiatement la lumière, que le successeur de Platon tenait à
faire prendre conscience aux hommes, par une métaphore assuré
mentexcessive, de tout ce qui échappe à la connaissance humaine?
La contradiction systématique n'était donc pas pour lui une fin en
soi, mais ce qui devait permettre chez le dogmatique la prise de
conscience de l'extrême fragilité du jugement humain. Une fois cet
objectif atteint, et tout en maintenant sa position quant à l'impossib
ilité de la connaissance, il pouvait rétablir la différence des argu
ments en les jugeant plus ou moins raisonnables (εύλογα)65 du
point de vue de l'action, à la différence des Pyrrhoniens qui eux, se
refusaient à briser l'équilibre du ού μάλλον, même au profit d'une
affirmation se présentant comme vraisemblable66. Pour résumer
donc cette recherche sur le sens de l'isosthénie chez Arcésilas, nous
dirons qu'aussi bien dans le domaine des représentations que dans
celui du raisonnement, elle est un instrument par lequel le dialecti
cien cherche à éveiller les âmes, à les éloigner de la croyance naïve
dans la sensation et de l'adhésion à l'opinion, quand bien même
celle-ci serait vraie.

sions socratiques n'atténuant en rien le caractère contraignant de celles-ci. Sans


entrer dans le détail de ce débat, il nous semble que la définition donnée par
Vlastos de Γελεγχος comme recherche permet de bien percevoir la continuité
entre Socrate et Arcésilas, Γέλεγχος de celui-ci n'étant nullement une fin en soi,
mais, au contraire, ce qui évite que la recherche ne s'arrête. Ι/ελεγχος d'Arcési-
las est la démonstration sans cesse répétée que dogmatisme et philosophie sont
incompatibles.
65 Sur Γεΰλογον, cf. infra, p. 314.
66 Cf. sur ce point Sext. Emp., Hyp. Pyr., I, 33, 230.
264 LA CONNAISSANCE

V εποχή d'Arcésilas : essai de synthèse

Nous ne croyons donc pas excessif d'affirmer que Γέποχή telle


que la concevait Arcésilas avait une logique propre, même si l'ex
ubérance et le caractère volontiers provocateur du scholarque ont
beaucoup contribué à rendre problématique la cohérence de sa
pensée. Mais pour mieux appréhender cette question de la suspen
sion de l'assentiment, de laquelle découle toute la philosophie
néoacadémicienne, il faut prendre un peu de champ et rappeler la
situation historique qui était celle de l'école platonicienne à ce
moment de son histoire. Confrontée aux philosophies hellénisti
ques, elle ne pouvait ignorer que, si Pyrrhon et Epicure avaient
une dette considérable à l'égard de Démocrite, Zenon était sorti de
ses rangs. De fait, elle l'ignora si peu qu'elle fit de l'accusation de
plagiat l'un de ses maîtres arguments contre le fondateur du Porti
que. Mais, plus profondément peut-être, nous décelons dans la dia
lectique d'Arcésilas une ambition pédagogique, la volonté de corri
gerle système stoïcien, comme s'il s'agissait de rappeler à Zenon
l'élève qu'il n'eût jamais dû cesser d'être67. L'idée stoïcienne d'un
sage au jugement infaillible, ne donnant jamais son assentiment à
l'opinion, ne pouvait que plaire à un scholarque de l'Académie, à
condition que ce σοφός fût présenté comme un modèle irréalisable,
comme une figure idéale, au même titre que le Politique, dont Pla
ton dit qu'il est impossible à trouver dans la race des pasteurs
humains68. L'idéalité de la sagesse avait d'ailleurs été implicit
ement défendue dans l'Ancienne Académie par Speusippe, puisque
celui-ci, tout en concevant un système de science universelle, fondé
sur la méthode de la division et permettant de réduire la multiplicit
é du sensible, avait lui-même conclu à l'impossibilité de réaliser
entièrement une telle exigence à tel point que certains commentat
eurs ont vu en lui un véritable sceptique69. Or, non seulement le
stoïcisme a toujours affirmé que la sagesse telle qu'il la concevait
n'était pas une utopie (les affirmations de Plutarque en sens
contraire sont trop polémiques pour qu'on y prête foi)70, mais il a
construit celle-ci à partir de l'évidence sensorielle, et même en pre
nant celle-ci pour modèle, puisque l'adhésion immédiate et sponta
née à la φαντασία καταληπτική préfigure la sûreté du jugement du

67 Cf. infra, p. 417. Ce climat de rivalité entre Zenon et l'Académie est très
sensible chez Numénius, ap. Eusèbe, Praep. Ev., XIV, 5, 10, 729 b-6, 14, 733 d =
frg. 25 Des Places.
68 Platon, Pol., 275 b, cf. Théétète 172 c-177 c, à propos du philosophe.
69 Cf. les frgs 41 sq. Isnardi Parente et le commentaire ad loc.
70 Nous aborderons plus loin, cf. infra, p. 325, le problème du débat entre
Académiciens et Stoïciens à propos de la sagesse.
L'ASSENTIMENT, ί'έποχή ET LE PROBABILISME 265

sage. D'une manière plus générale, il faut rappeler quel choc cons
titua pour les philosophes de l'Académie l'apparition de ces syst
èmes qui, sous une forme ou sous une autre, se targuaient de pou
voir dire la nature des choses et d'offrir à l'homme une règle de
conduite infaillible. Pyrrhon lui-même ne promettait-il pas de révé
lerune «parole de vérité», expression sur laquelle on discutera
encore longtemps, mais qui nous paraît très caractéristique de l'es
prit de la philosophie hellénistique71? Face à des doctrines qui
transformaient la φιλοσοφία en σοφία, qui semblaient entraver la
liberté de la réflexion théorique, que pouvait faire le chef de l'école
platonicienne sinon lutter pour rétablir les droits de la recherche?
D'où la valorisation de tout ce qui, dans Platon, est mise en éviden
ce de la faiblesse humaine. On aurait tort de croire que cet effort
exégétique se limitait à certains dialogues, comme le Théétète. En
effet, un témoignage tardif, mais fort intéressant, les Prolegomena
in Platonis philosophia, permet de penser que même le Phédon
était invoqué à l'appui du scepticisme, les Néoacadémiciens ar
guant que, du fait de son incarnation, l'âme est incapable de perce
voirquoi que ce soit avec certitude72. Il y a là quelque chose qui
ressemble fort à une racine métaphysique de la philosophie d'Arcé-
silas. Cette interprétation pessimiste de Platon s'accompagna de
l'utilisation des procédés chers aux dialecticiens issus de Socrate;
elle provoqua aussi la recherche de surprenantes convergences,
comme le montre l'invocation de certains Présocratiques. Cepend
ant,nous reconnaissons que cela ne suffit pas à expliquer que des
générations de scholarques de l'Académie aient eu comme centre
de leur réflexion et de leur recherche ce problème de l'assent
iment,si étroitement lié à la pensée stoïcienne, à tel point qu'en
lisant les témoignages antiques on arrive à se demander si le débat
sur Γέποχή n'avait pas fini par stériliser toute la capacité d'innova
tion des philosophes de l'Académie. Nous avons là, en réalité, la
manifestation d'un phénomène qui s'est bien souvent reproduit

71 Cf. supra, p. 26, n. 67.


72 Anon. proleg. in Plat, phil, éd. L. G. Westerink, Amsterdam, 1962, 2, 10.
L'auteur de ces Prolégomènes, un Platonicien alexandrin du sixième siècle selon
Westerink, cherche à démontrer que Platon est supérieur à tous les autres phi
losophes, dogmatiques ou sceptiques. Il commence par dire, p. 21 W., 1-6, que
Platon est supérieur à la Nouvelle Académie parce qu'elle proclame l'acatalep-
sie universelle, alors qu'il a démontré la possibilité de la connaissance. Puis il
ajoute que « certains », voulant pousser Platon dans le camp des Académiciens et
des éphectiques, ont affirmé que lui aussi avait professé l'acatalepsie. On peut
discuter sur l'identité de ces τίνες, mais il n'y a rien d'invraisemblable à ce que
ces philosophes, s'ils n'étaient pas eux-mêmes des Néoacadémiciens, aient utili
séune argumentation élaborée dans l'Académie. Sur une possible relation de ce
passage avec l'école d'Énésidème, cf. H. Tarrant, op. cit., p. 73-75.
266 LA CONNAISSANCE

dans l'histoire de la philosophie, et dont l'époque moderne a fourni


de nombreux exemples. Lorsque surgit une doctrine nouvelle, et
pour peu qu'elle donne, à tort ou à raison, l'impression d'une origi
nalité absolue, elle impose pour une durée variable et son langage
et sa façon de poser les problèmes. Les autres philosophies ne
renoncent pas pour autant à ce qui faisait leur substance, mais
même quand elles sont hostiles à la nouvelle venue, elles subissent
le contrecoup de sa présence et modifient leur forme, quand ce
n'est pas leur fond, en fonction de celle-ci. L'influence du stoïcisme
fut, on le sait, forte et durable, son vocabulaire et ses concepts
marquèrent la philosophie plus que ceux d'aucun autre système
hellénistique, sans doute parce qu'ils se révélèrent aptes à expri
merautre chose que ce qui était leur contenu originel. C'est ainsi
que Γέποχή, qui ne pouvait avoir qu'une place fort modeste dans
une pensée tout entière tendue vers la certitude comme l'était celle
du Portique, devint, par la grâce de la dialectique, l'emblème de
cette discontinuité entre les aspirations idéales de l'homme et ses
possibilités réelles, que la Nouvelle Académie, bousculée par l'i
rruption des dogmatismes, entreprit de préserver en l'accentuant,
comme si elle y voyait l'essence même du legs platonicien.

Camèade et l'assentiment à l'opinion

Camèade demeura-t-il fidèle aux intentions et à la méthode qui


avaient été celles d' Arcésilas? Sur ce point la réponse de Numénius
a au moins le mérite de la clarté : « lui aussi », dit-il à propos du
philosophe de Cyrène, «il pratiquait la controverse et renversait
tous les arguments des adversaires; le seul point où il se sépara
d'Arcésilas fut la suspension du jugement ; pour lui un homme ne
pouvait en toute occasion suspendre son jugement; il fallait distin
guerincertain (άδηλον) et incompréhensible (άκατάληπτον) ; car si
tout était incompréhensible, tout n'était pas incertain»73. Cicéron,
en revanche, est beaucoup plus nuancé, mais aussi beaucoup plus
allusif, comme s'il estimait devoir laisser quelque peu de côté les
divergences internes à l'Académie pour concentrer son attention
sur le débat entre l'école platonicienne et le Portique. Par exemple,
Lucullus parle de «cette fameuse εποχή, cette suspension de l'as-

73 Numénius, ap. Eusèbe, Praep. Ev., XIV, 7, 14, 736 d = Numénius, frg. 26
Des Places : και γαρ αυτός έπετήδευε την εις έκάτερα έπιχείρησιν και πάντα
άνεσκεύαζε τα ύπο τών άλλων λεγόμενα · μόνφ δ' έν τφ περί τής εποχής λόγω
προς αυτόν διέστη, φας αδύνατον είναι άνθρωπον όντα περί απάντων έπέχειν. δια-
φοράν δ' είναι άδήλον και άκαταλήπτον και πάντα μέν είναι ακατάληπτα, ού πάν
ταδ' άδηλα.
L'ASSENTIMENT, Ι/έποχή ET LE PROBABILISME 267

sentiment, à laquelle Arcésilas a été plus fidèle que Camèade et ce


que certains pensent de celui-ci est véritable»74. De même, dans
plusieurs passages, il est question de la thèse de l'assentiment du
sage à l'opinion et, contre Philon de Larissa et Métrodore, pour qui
le scholarque avait fait sienne cette proposition, Cicéron choisit
l'interprétation de Clitomaque, lequel affirmait que Camèade avait
trouvé là un sujet de disputatio, beaucoup plus qu'un dogme75.

74 Cicéron, Luc, 18, 59 : Ex his ilia necessario nata est εποχή, id est adsensio-
nis retentio, in qua melius sibi constitit Arcesilas, si uera sunt quae de Cameade
non nulli existimant.
75 Nous trouvons un peu plus loin dans ce même paragraphe la première
allusion à ce problème : « Or, on nous disait hier que Camèade avait l'habitude
de se laisser aller à affirmer que le sage aura parfois des opinions, c'est à dire
qu'il lui arrivera de commettre des fautes» (Çarneaden autem etiam heri audie-
bamus solitum esse eo delabi interdum ut diceret opinaturum, id est peccaturum
esse sapientem). Contrairement à Bréhier et Goldschmidt qui ont fait porter
interdum sur delabi, nous croyons que cet adverbe est en situation de prolepse
et concerne peccaturum, car il y a contradiction à faire figurer solitum esse et
interdum dans la même proposition. A l'appui de notre interprétation, nous
citerons aussi le § 112, où la proposition sapientem interdum opinari est présent
ée comme le point sur lequel la dialectique carnéadienne pourrait rejoindre,
malgré une opposition de façade, la philosophie du Lycée : ne Cameade quidem
huic loco ualde repugnate. L'erreur des traducteurs de «La Pléiade» s'explique
peut-être par le fait qu'au § 67 Cicéron écrit : Carneades non numquam secun-
dum illud dabat, adsentiri aliquando, transformant ainsi en position occasionn
elle du scholarque ce qui au § 59 lui était attribué comme une doctrine perma
nente (solitum esse). Ces variations font assurément problème, et ce d'autant
plus qu'au § 78, l'interprétation de Philon et de Métrodore est exposée de
manière très sèche : Licebat enim nihil percipere et tarnen opinari, quod a Car-
neade dicitur probatum. J. Glucker, Antiochus. . ., p. 76, n. 218, et p. 396, a distin
guétrois interprétations de la pensée de Camèade en ce qui concerne le problè
me de l'opinion du sage :
- celle de Clitomaque, pour qui le sage n'admettait que dialectiquement
la possibilité pour le sage d'assentir à l'opinion ;
- celle de Philon et de Métrodore;
- la «middle of the road» interpretation : celle qui procède de manière
atténuée, en ajoutant des adverbes comme non numquam, interdum, ou al
iquando (Luc, 59, 67, 112). Or la distinction entre la deuxième et la troisième
interprétation nous paraît pécher par excès de subtilité. S'il est vrai que Cicéron
n'a exprimé aucune atténuation au § 78, il dit dans ce même paragraphe : Clito-
machi plus quant Philoni aut Metrodoro credens, ce qui implique que la «voie
moyenne», si elle existe, ne peut être que celle de Métrodore. Or Métrodore ne
joue aucun rôle dans ce dialogue et, de surcroît, le non nulli existimant du § 59
est plus apte à exprimer la position commune à Philon et à Métrodore qu'une
exégèse propre à Métrodore, qui se vantait d'avoir été le seul à comprendre Car-
néade, cf. supra, p. 47, n. 161. Les arguments qui ont été avancés par D. Sedley,
The end of the Academy, p. 71, pour montrer que Philon aurait adopté l'inte
rprétation métrodorienne avant même ses livres romains ne nous paraissent pas
concaincants. Nous ne croyons pas, cf. infra, p. 292-294, que le § 34 puisse être
considéré comme métrodorien ou philonien, et, de même, nous ne comprenons
pas comment la position de Catulus au § 148 pourrait être métrodorienne, alors
268 LA CONNAISSANCE

L'opposition de nos sources est très révélatrice de cette double


image de Camèade que nous signalions au début de notre travail,
les uns affirmant qu'il a atténué le scepticisme d 'Arcésilas et pré
paré ainsi l'évolution de l'Académie vers une sorte de dogmatisme
mitigé, les autres faisant de lui au contraire le dialecticien de génie
qui a parachevé l'œuvre de son prédécesseur. Il ne s'agit évidem
ment pas pour nous de faire un choix a priori entre ces deux gran
desexégèses qui, depuis l'Antiquité, rendent si mystérieuse la figu
re de ce scholarque, mais bien plutôt de définir le plus rigoureuse
ment possible chacune d'entre elles et de tenter d'expliquer la
genèse de cette dualité.
De Clitomaque Cicéron affirme : qu'il louait son maître d'avoir
accompli une tâche véritablement herculéenne en arrachant de
l'âme humaine l'assentiment, «id est opinationem et tetnerita-
tem»76. Dans une telle perspective Camèade apparaissait donc
comme le digne continuateur d 'Arcésilas, comme le défenseur in
transigeant d'une εποχή περί πάντων, condition sine qua non de la
sagesse. De fait, cette image du philosophe de Cyrène est corrobo
rée par deux passages du Lucullus qui le montrent confirmant et
renforçant la position d'Arcésilas sur la suspension du jugement :
- au § 28 Lucullus évoque la réponse de Camèade au Stoï
cien Antipater qui lui disait que pour être conséquent un Académic
ien doit au moins reconnaître qu'il ne peut rien connaître: «à
quoi Camèade répondait avec subtilité : «tant s'en faut que ce soit
là être conséquent; c'est bien plutôt se contredire; en disant que
rien ne peut être perçu, on n'excepte rien; ainsi il est nécessaire
que cette proposition même, n'ayant pas été exceptée, ne soit en
aucune manière comprise et perçue»77. Camèade réaffirmait ainsi
la volonté d'Arcésilas d'aller encore plus loin que Socrate dans le

que Catulus était un défenseur de l'interprétation orthodoxe, c'est à dire clito-


maquienne, cf. supra, p. 197, et infra, p. 275. Ajoutons encore qu'il n'y a pas la
moindre preuve que la diuisio morale de Philon, cf. infra, p. 450, soit antérieure
à ses livres romains. Et comment expliquer la surprise générale devant ces
livres, si le scholarque avait déjà fait preuve d'originalité à Athènes? Sedley
affirme avec raison, p. 72, que la grande innovation romaine de Philon fut de
proclamer que les choses sont connaissables par nature, mais non selon le critè
re stoïcien. Si Philon était déjà métrodorien à Athènes, il faut admettre le para
doxe que cette innovation n'avait rien de neuf!
76 Cicéron, Luc, 34, 108 : credoque Clitomacho ita scribenti, Herculi quen-
dam laborem exanclatum a Cameade quod, ut feram et immanent beluam, sic ex
animis nostris adsensionem, id est opinationem et temeritatem extraxisset.
77 Ibid., 9, 28 : Nam tantum abesse dicebat ut id consentaneum esset, ut
maxime etiam repugnaret. Qui enim negaret quicquam esse quod perciperetur,
eum nihil excipere; ita necesse esse ne id ipsum quidem quod exceptum non
esset, comprehendi et percipi ullo modo posse.
L'ASSENTIMENT, L εποχή ET LE PROBABILISME 269

non-savoir en mettant en doute jusqu'à l'impossibilité de connaître.


Cela confirme bien que pour la Nouvelle Académie «orthodoxe»
Γέποχή n'était nullement un τέλος, une fin en soi, et qu'elle faisait
sienne cette «ambiguïté ambigue» que Pascal, parce qu'il a lu Mont
aigne, n'attribue qu'à la «cabale pyrrhonienne»78. Remarquons
aussi que ce dogmatisme négatif de Socrate gêna tous les scepti
quesqui se réclamaient de celui-ci, à tel point que Sanchez, généra
lement plus rigoureux dans ses assertions, n'hésita pas à prétendre
qu'il s'agissait là d'un simple moyen pédagogique pour mieux faire
comprendre que rien, absolument rien, ne peut être connu : ut
magis asseterei se nihil scire, illud unum se scire dixit79;
- au § 104, c'est Cicéron lui-même qui, pour expliquer com
ment Camèade entendait Γέποχή, cite textuellement le livre que Cli-
tomaque avait adressé à Lucilius sur ce sujet. Ce passage est l'un
des plus difficiles des Académiques et plusieurs éditeurs ont entre
prisde le corriger, ce qui, nous semble-t-il, n'aboutit pas à le ren
dre plus clair. La traduction que nous en proposons diffère très
sensiblement de celle qui en a été donnée par E. Bréhier80 : «Après
cet exposé, il ajoute que la formule "le sage suspend son juge
ment" est utilisée de deux manières : le premier sens est qu'il s'abs
tient toujours de donner son assentiment; le second, qu'il s'abstient
de toute réponse si bien qu'il ne nie rien ni ne l'affirme. Les choses
étant ainsi, le sage a pour règle d'une part de ne jamais donner son
assentiment, d'autre part de se laisser guider par la probabilité et
selon que celle-ci est présente ou fait défaut de répondre "oui" ou
"non"». Bien que la construction de ce texte soit assez compliquée,
le sens général apparaît clairement quand on l'interprète, comme
une distinction entre la suspension de l'assentiment fondée sur
l'isosthénie des apparences, et celle de Camèade, qui admettait que
le monde des représentations était assez différencié pour permet-

78 Pascal, Pensées, 213 Lafuma.


79 F. Sanchez, Quod nihil scitur, p. 36, 218-219.
80 Cicéron, Luc, 32, 104 : Quae cum exposuisset, adiungit dupliciter dici
adsensus sustinere sapientem : uno modo cum hoc intellegatur omnino eum rei
nullt adsentiri; altero, cum se a respondendo sustineat, ut neque neget aliquid
neque aiat. Id cum ita sit, alterum piacere, ut numquam adsentiatur, alterum
tenere, ut sequens probabilitatem, ubicumque haec aut occurrat aut deficiat, aut
«etiam» aut «non» respondere possit. Le ut aut approbet quid aut improbet qui a
été ajouté par les éditeurs nous paraît compliquer inutilement la phrase, dont le
sens est, somme toute, assez clair : Camèade accepte la suspension totale de
l'assentiment, mais refuse la seconde interprétation de Γέποχή, qui impliquerait
de sa part l'aphasie. Sur la relation de ce passage avec le témoignage de Sextus,
cf. M. Frede, The Skeptic's two kinds of assent and the question of the possibility
of knowledge, dans Essays in ancient philosophy, Minneapolis, 1987, p. 215.
270 LA CONNAISSANCE

tre des conjectures plus ou moins vraisemblables81. Le sage, tel


que le conçoit Cameade, se garde certes de tout assentiment ferme
qui sanctionnerait une vérité absolue, mais ce refus ne signifie pas
qu'il accorde la même valeur à toutes les représentations. Parce
qu'il pense que, si le soupçon et la défiance sont nécessaires, l'i
ndifférence n'est pas de mise à l'égard de représentations qui peu
vent être vraies, il n'aura pas l'étrange conduite de Pyrrhon se gar
dant d'éviter les obstacles au risque d'être mordu par un chien ou
de tomber dans un trou82; «le sage», dit Cicéron, «n'est pas en
effet une statue de pierre, un bois taillé, il a un corps, une âme, il
est mû par l'esprit et par les sens de façon que bien des choses lui
paraissent vraies, qui ne portent pas cependant cette marque dis
tinctive et propre à la perception du réel»83. Cependant, ces réac
tions au probable sont fondamentalement différentes de l'assent
iment réfléchi, absolu, qui, lui, doit être réservé à la vérité et
demeure donc chez le sage une virtualité jamais réalisée puisque,
dans ce monde, la sagesse consiste à douter de tout.

Dans une telle interprétation de la pensée de Camèade, le


scholarque n'avait pu soutenir la thèse de l'adhésion du sage à
l'opinion que disputandi causa, comme un exercice d'école tout
aussi paradoxal et provoquant que son discours romain contre la
justice et dont la finalité serait de parfaire le piège dialectique dans
lequel Arcésilas avait voulu enfermer les Stoïciens. Celui-ci avait
placé ses adversaires devant le dilemme suivant :
- on vous admettez que le sage ne peut conjecturer et, dans
ce cas, vous devez reconnaître que l'incertitude des sens et de la
raison le contraignent à une suspension de l'assentiment générali
sée;
- ou vous acceptez qu'il conjecture et, dans ce cas, il donner
a son approbation à l'opinion, se mettant ainsi en contradiction

81 Lucullus lui-même avait différencié au § 32 les philosophes de la Nouvell


e Académie des desperati pour lesquels «tout est incertain, au sens où l'on ne
peut savoir si le nombre des étoiles est pair ou impair». Comme l'a suggéré
V. Brochard, Les sceptiques grecs, p. 245, il s'agit là vraisemblablement des Pyr-
rhoniens de l'école d'Énésidème. A. M. Ioppolo, op. cit., p. 65-70, a proposé
d'identifier les desperati à des Académiciens qui auraient au sujet de la connais
sancela position d'Arcésilas, et non celle de Camèade. Le problème est qu'il
n'est question nulle part d'une opposition d'inspiration arcésilienne à Camèade
et, par ailleurs, le pluriel employé par Cicéron interdit de considérer qu'il
s'agissait d'une attitude propre à Arcésilas seulement.
82 Cf. Diog. Laërce, IX, 62.
83 Cicéron, Luc, 32, 101 : Non enim est e saxo sculptus aut e robore dolatus;
habet corpus, habet animum, mouetur mente, mouetur sensibus, ut et multa uera
uideantur, neque tarnen habere insignem et propriam percipiendi notam.
L'ASSENTIMENT, ί'έποχή ET LE PROBABILISME 271

avec ce qui, de votre propre aveu, est l'essence même de la


se 84

On peut déduire de nos sources qu'il s'était, principalement


sinon exclusivement, intéressé à la première hypothèse, considé
rant sans doute que le rejet de la seconde par des gens qui définis
saient la science comme «une compréhension ferme et que la rai
son ne peut altérer» allait de soi85. Mais il y avait tout de même là,
du point de vue de la logique formelle, une échappatoire à l'arg
umentation académicienne sur Γέποχή περί πάντων du sage et l'on
conçoit fort bien que Camèade ait voulu en priver les Stoïciens en
soutenant ironiquement la possibilité de concilier la sagesse et
l'opinion86. Il est évident que pour les disciples de Zenon les deux
solutions étaient aussi inacceptables l'une que l'autre et c'est ce
que Cicéron exprime quand il prévient la réaction de Lucullus en
lui déclarant : neutrum, inquies, illorum.
S'il est relativement aisé de reconstituer la position de Carnéa-
de sur Γέποχή telle que la présentait Clitomaque, les témoignages
sont beaucoup plus rares sur la version qu'en donnaient Métrodore
et Philon, le rejet catégorique de leur thèse par Cicéron nous pri
vant d'informations qui seraient précieuses pour mieux comprend
re cet épisode de l'histoire de l'Académie. Comme cela a été just
ement souligné par M. Burnyeat, le fait que Métrodore ait prétendu
avoir été le seul à comprendre l'enseignement de Camèade montre
qu'il percevait lui-même le caractère très surprenant de son exégè
se et n'incite pas à lui accorder la même valeur qu'à celle de Clit
omaque qui, lui, s'appliqua à rendre compte le plus fidèlement pos
sible de la philosophie du scholarque dans la mesure il est vrai où
il parvenait à l'appréhender mais une telle difficulté n'était-elle pas
en elle-même la preuve du caractère dialectique de cette pensée87?
Et pourtant, nous savons que Philon de Larissa avait fini par faire
sienne dans les livres qu'il écrivit à Rome la version de Métrodore,
si bien que la dernière expression officielle de l'école platonicienne

84 Ibid., 20, 67 : Si ulli rei sapiens adsentietur umquam, aliquando etiam


opinabitur; numquam autem opinabitur: nulli igitur rei adsentietur. Hanc
conclusionem Arcesilas probabat : confirmabat enint et primum et secundum.
Carneades non numquam secundum illud dabat, adsentiri aliquando. Ita seque-
batur etiam opinari, quod tu non uis et recte, ut mihi uideris.
85 Pour cette définition de la science cf., par exemple, Sext. Emp., Adu.
math., VII, 151 = S.V.F., I, 67, 68, 69; II, 90: έπιστήμην μέν ειναί την ασφαλή
και βεβαίαν καί άμετάθετον ύπο λόγου κατάληψιν, δόξαν δε την ασθενή και
ψευδή συγκατάθεσιν.
86 Cette stratégie dialectique a été bien mise en évidence par P. Couissin, Le
stoïcisme. . ., p. 261.
87 Cf. M. Burnyeat, op. cit.
272 LA CONNAISSANCE

fut un hommage rendu à celui qui avait prétendu avoir raison


contre tous.
Ce qui rend malaisée une appréciation équitable de l'exégèse
défendue par Métrodore, c'est que les témoignages qui nous sont
parvenus sur cet Académicien paraissent diverger quelque peu.
D'après Augustin, partiellement confirmé par l'Index, il prétendait
que la Nouvelle Académie avait défendu la philosophie de l'acata-
lepsie, de l'incertitude universelle dans le seul but de lutter contre
les Stoïciens : «il fut le premier, dit-on, à reconnaître que les Aca
démiciens n'avaient pas pour doctrine l'impossibilité de percevoir
quoi que ce soit, mais qu'ils avaient été contraints d'utiliser les
armes de ce genre contre le stoïcisme»88. Cependant, Cicéron, qui
est, en principe, la source d'Augustin, définit l'interprétation mé-
trodorienne et philonienne de manière sensiblement différente :
Camèade aurait fait sienne la thèse que, tout en ne percevant rien
avec certitude, le sage donne son assentiment à l'opinion89. Cette
contradiction entre l'Arpinate et l'auteur du Contra Academicos
s'explique sans doute par le fait que Philon, tout en définissant une
exégèse nouvelle de la pensée de Camèade, avait lui-même poursuiv
i la lutte contre le stoïcisme. Nous reviendrons sur ce point, mais,
pour l'instant, admettons que Camèade ait pu, au moins épisodi-
quement, assumer la proposition «le sage conjecturera», hypothèse
que Cicéron condamne vigoureusement, et qui pourtant affleure çà
et là dans le dialogue, comme si le fait de l'avoir exclue du discri-
men, du point à juger, n'avait pas suffi à en établir définitivement
l'inconséquence.
Prétendre que le sage lui-même ne pourrait faire autrement
qu'opiner dans certaines circonstances, c'était de toute façon énon
cerune assertion insupportable pour un Stoïcien et allier deux
notions qui à ses yeux étaient parfaitement inconciliables. Chrysip-
pe n'avait-il pas écrit un traité intitulé 'Αποδείξεις προς το μη δοξά-
σειν τον σοφόν 90. Mais un scholarque de l'Académie était-il fondé
à formuler la thèse du sage capable d'opiner, autrement que dans
le dessein de provoquer les philosophes du Portique? L'association
de la δόξα et de la σοφία était-elle sur le fond plus acceptable pour
un Platonicien que pour un Stoïcien? Sans entrer dans le problème
très considérable de l'opinion chez Platon, auquel Y. Lafrance a

88 Augustin, Contra Ac, III, 41 : quamquam et Metrodorus id antea facere


temptauerat, qui primus dicitur esse confessus non directo placuisse Academicis
nihil posse comprehendi, sed necessario contra Stoicos arma sumpsisse, cf. Acad.
Ind., XXVI, 4.
89 Cf. supra, n. 75.
90 Diog. Laërce, VII, 201.
L'ASSENTIMENT, ί'έποχή ET LE PROBABILISME 273

consacré un fort beau livre 91, il suffit de rappeler la conclusion du


Théétète («la science ne serait ni la sensation, ni l'opinion vraie, ni
la raison ajoutée à l'opinion vraie») et la distinction si ferme, si
tranchée, entre le philosophe et le philodoxe à la fin du cinquième
livre de la République92? C'est ce contexte philosophique qui rend
a priori invraisemblable la version de Métrodore et qui explique
que celle-ci ait été si fortement contestée. Tentons cependant de
dépasser le préjugé défavorable à Métrodore qu'inspire la lecture
des Académiques, acceptons comme un fait acquis que Camèade
ait donné son assentiment à la formule: «le sage conjecturera».
Dans quel esprit pouvait-il affirmer cela?
Du sage, Sénèque dit qu'il vit sur un pied d'égalité avec les
dieux : cum dis ex pari uiuit 93. En concédant aux Stoïciens que le
sage est infaillible et en identifiant cette infaillibilité à la suspen
sion du jugement, Arcésilas, nous l'avons vu, avait montré qu'une
telle perfection n'est concevable dans ce monde que négativement.
Camèade lui-même s'était, si l'on en croit Clitomaque, situé dans
cette tradition en distinguant l'assentiment fort, jamais donné, et la
réponse circonstancielle à des sensations ou à des pensées. Mais,
en raisonnant ainsi, il perpétuait ce jeu de miroirs qui consistait à
formuler la pensée de l'Académie à travers une image déformée du
stoïcisme. Est-il impensable qu'il ait eu la tentation de briser ce
qui, malgré tout, était une dépendance pour déclarer tout crûment
que la sagesse ne peut être un état permanent, qu'il est des circons
tancesoù même le plus sage des hommes se comporte comme le
reste de ses semblables? De manière très significative à notre sens,
Cicéron écrit au § 122 pour résumer l'interprétation qu'il rejette :
«il arrive au sage de conjecturer», le interdum indiquant selon nous
que Camèade n'avait pas pour but de ruiner le concept de sagesse,
mais de prouver que le σοφός ne peut être en fait qu'un φιλόσο
φος 94. Plutarque participe de ce même esprit, lorsque dans un pas
sage des Comm. not. il raille les Stoïciens qui, tout en prétendant
que le sage est indifférent à ce qui n'est pas la vertu, doivent recon
naître qu'il verra le médecin lorsqu'il est malade ou qu'il n'hésitera
pas à traverser les mers pour s'enrichir 95.
En fait, les interprétations de Clitomaque et de Métrodore ne
sont pas si éloignées sur le fond. A travers elles, Camèade apparaît

91 Y. Lafrance, La théorie platonicienne de la doxa, Paris-Montréal, 1981.


92 Platon, Théétète, 210 a-b; Rép., V, 476 c-480 a.
93 Sénèque, Ep., 59, 14 : Sapiens ille plenus est gaudio, hilaris et placidus,
inconcussus : cum dis ex pari uiuit.
94 Cicéron, Luc, 35, 112: sapientem interdum opinari.
95 Plutarque, Comm. not., 7, 1061 d.
274 LA CONNAISSANCE

comme un philosophe surtout soucieux de marquer les limites de


l'humain et de résister à cette divinisation sans nuances du sage, si
contraire à la tradition de Socrate qui, lui, n'a jamais prétendu que
l'homme est à même d'assumer la perfection absolue96. La diffé
rence entre les deux disciples porte surtout, nous semble-t-il, sur la
manière dont Camèade a exprimé cette différence entre l'idéal et
le réel. Si nous en croyons Clitomaque, il a agi comme Arcésilas,
c'est-à-dire qu'il a accepté, mais en la subvertissant, la sacralisation
stoïcienne de l'assentiment du sage. Métrodore, au contraire, paraît
affirmer qu'il a abandonné cette médiation pour reconnaître sans
ambages les limites que la condition humaine impose. Du point de
vue de l'histoire de la philosophie, on peut illustrer cette divergen
ce en disant que le Camèade de Clitomaque est encore sous le coup
de ce traumatisme majeur que fut pour les Platoniciens la naissan
ce du stoïcisme, alors que celui de Métrodore annonce le moyen-
platonisme.
Les historiens de la Nouvelle Académie ont été si intéressés par
le conflit entre Clitomaque et Métrodore qu'à de rares exceptions
près, ils ont ou bien négligé ou bien abusivement assimilé à l'exégè
se métrodorienne ces dernières lignes du Lucullus, dont nous avons
déjà eu l'occasion de souligner l'importance. Rappelons qu'à la fin
du dialogue Cicéron demande à Catulus ce qu'il pense de l'entre
tien qui vient d'avoir lieu et que celui-ci répond au § 148 : «Moi, je
me reporte à l'opinion de mon père, celle qu'en tout cas il attr
ibuait à Camèade : je pense que rien ne peut être perçu et que
cependant le sage donnera son assentiment à ce qu'il ne perçoit
pas, c'est-à-dire qu'il conjecturera. Mais je crois qu'il le fera en
comprenant qu'il conjecture et en sachant qu'il n'y a rien qui puis
seêtre appréhendé ou perçu. C'est pourquoi, tout en approuvant
que l'on suspende son assentiment en toute occasion, j'assentis
avec force à cette proposition : il n'y a rien qui puisse être
çu» 97

96 Cf. supra, p. 55, n. 199.


97 Cicéron, Luc, 48, 148 : ad patris reuoluor sententiam, quant quidem Me
Carneadiam esse dicebat, ut percipi nihil putetn posse, adsensurum autem non
percepto, id est, opinaturum sapientem existimem, sed ita ut intellegat se opinari
sciatque nihil esse quod comprehendi et percipi possit; qua re έποχήν Mam
omnium rerum comprobans, Mi alteri sententiae, nihil esse quod percipi possit,
uehementer adsentior. La correction non probans au lieu de comprobans, adopt
éepar certains éditeurs, non seulement est inutile, mais dénature le sens du
texte ; le qua re est une correction adoptée par certains éditeurs pour remplacer
un per qu'il est impossible de maintenir. R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 166-170, a
affirmé que cette position serait celle de Philon et de Métrodore, cf. également
G. Striker, Sceptical strategies, p. 55, η. 4. En revanche, R. Büttner, op. cit.,
p. 146 sq., est le premier à avoir distingué la position de Catulus et celle de
L'ASSENTIMENT, L/έπθχή ET LE PROBABILISME 275

Cette pensée de Camèade, telle que la rapporte Catulus, qui


invoque le témoignage de son père, est beaucoup plus qu'une
manière brillante de clore la discussion en renvoyant dos à dos Cli-
tomaque et Métrodore. En effet, dans cette conciliation de Γέποχή
généralisée et de l'assentiment, nous retrouvons quelque chose qui
ressemble à la sagesse socratique, cette sagesse qui consiste à avoir
une conscience lucide de sa propre ignorance et qu'Arcésilas avait
voulu dépasser en déclarant que l'homme ne peut même pas être
certain de son incapacité à savoir. L'interprétation de Catulus ne se
confond pas entièrement avec celle de Clitomaque, parce que la
proposition opinaturum sapientem n'est pas catégoriquement reje
tée. Elle ne peut surtout pas être assimilée à celle de Métrodore et
de Philon, car si ceux-ci attribuaient à leur maître l'idée qu'il arrive
au sage de donner son adhésion à l'opinion, il n'est dit nulle part
qu'ils associaient à l'assentiment erroné la conscience de l'erreur,
et ils semblent surtout avoir surtout mettre en évidence la faillibili-
té du sage 98. Il y a certainement dans cette fin du Lucullus une
tentative de Cicéron lui-même pour concilier les deux thèses
contradictoires exposées par Lucullus et par lui-même, ce en quoi
la fin de ce dialogue ressemble à celle des Tusculanes ou du De
fato, avec cette différence que ces deux traités sont clos, alors que
les Académiques invitent à poursuivre la recherche. Mais il n'y a
aucune raison de rejeter comme inauthentique la sententia de Catu
lusle père, laquelle nous paraît exprimer en termes socratiques ce
qui était dit de manière dialectique au § 104, à savoir que ce qui
fait la sagesse du sage, c'est de ne pas donner au monde des repré
sentations cet assentiment qui est pour les Stoïciens l'expression
d'une personnalité tout entière. Après avoir prôné une εποχή sans
aucune exception, Camèade aurait fini par dépasser la problémati
que de l'assentiment et de sa suspension pour retrouver ce point
fixe socratique dont la contestation par Arcésilas avait été le signe
de la mutation de l'Académie.

Métrodore, cf. supra, p. 80. Telle est également l'interprétation de J. Glucker,


p. 396, qui souligne à juste titre que la sententia de Catulus n'est pas celle du
Philon romain, mais semble l'assimiler à la «middle of the road» interpretation,
cf. supra, p. 267, n. 75. M. Frede, The Skeptic's. . ., p. 212-213, considère ce pas
sage comme un moment important dans la constitution d'un dogmatic skepti
cism. Il faut, nous semble-t-il, distinguer dans ce texte deux éléments : la sentent
ia Catüli patris, qui nous paraît constituer l'expression en termes socratiques de
l'interprétation clitomaquienne, et le commentaire fait par Catulus le jeune de
cette sententia, qui force le trait (uehementer adsentior) et obéit au désir cicéro-
nien de donner à la fin du dialogue l'impression d'un certain consensus.
98 Cf., dans le Pro Murena, 63, l'exposé par Cicéron de ce que lui ont appris
ses maîtres académiciens : ipsum sapientem saepe aliquid opinari quod nesciat,
ir asci nonnumquam, exorari eundem et placari.
276 LA CONNAISSANCE

Les controverses qu'a suscitées la pensée de Camèade chez ses


successeurs et l'évolution que l'on peut discerner à travers elles ne
sont pas sans rappeler la métaphore célèbre de Kant qui compare
le scepticisme à une «halte»99, parce que la raison humaine «ne
peut trouver sa résidence que dans une parfaite certitude, soit de
la connaissance des objets mêmes, soit de la connaissance des limi
tes dans lesquelles est renfermée toute notre connaissance des
objets» 10°. Si Arcésilas s'était tenu en dehors de ces deux «résiden
ces», tout laisse penser que Camèade avait été fortement tenté de
regagner la seconde et que, ressentant une certaine lassitude à être
«ce surveillant qui conduit le raisonneur dogmatique à une saine
critique de l'entendement et de la raison elle-même» 101, il avait, au
moins épisodiquement, essayé de retrouver son autonomie par rap
port à la réfutation du dogmatisme.

Doute et action : Cicéron fondateur du probabilisme?

Le probable dans la pensée moderne

Le concept de probabilité joue aujourd'hui un rôle considéra


ble dans toutes les disciplines scientifiques, bien que sa définition
donne lieu à de grandes discussions entre épistémologues. En effet,
dès que l'on sort du langage mathématique, dans lequel la probabil
ité correspond à un type de fonction bien déterminé, et que l'on
applique cette notion à l'action humaine par exemple, la compré
hension du probable devient beaucoup plus ardue. H. E. Kyburg et
H. E. Smokier, qui ont consacré à cette question une très intéres
santeétude, distinguent trois conceptions de la probabilité dans la
pensée moderne 102 :
- pour les tenants d'une philosophie empirique on ne peut
porter un jugement de probabilité qu'au vu d'une recherche statis
tique et après la mise en évidence d'une fréquence;
- tout au contraire, des savants comme Carnap ou Keynes
ont cherché à réfuter cet empirisme en présentant la probabilité
comme une relation logique entre un jugement et un ensemble de
jugements représentant une évidence ou une connaissance scienti-

99 I. Kant, Critique de la raison pure, trad. fr. d'A. Tremisaygues et B.


Pacaud, Paris, 19652, p. 519-520.
100 Ibid., p. 521.
101 Ibid., p. 523.
102 H. E. Kyburg et H. E. Smokier, Studies in subjective probability, New
York, 1980.
L'ASSENTIMENT, L εποχή ET LE PROBABILISME 277

fique. Il s'est donc agi pour eux de donner une expression formelle
du probable tout aussi rigoureuse que celle des arithméticiens, le
jugement de probabilité étant pour eux d'une vérité logique abso
lue;
- la conception subjectiviste, illustrée en particulier par De
Finetti, diffère de la précédente en ceci qu'elle nie précisément le
caractère exclusivement logique de ce jugement et qu'elle accorde
une place aux degrés de croyance, à l'intensité de la conviction du
sujet.

Ces analyses apparaissent comme autant d'approfondisse


ments de ce que le langage actuel entend par «probable». Mais une
autre démarche est possible, qui consiste à faire la généalogie de ce
concept, à rechercher ses racines dans la pensée antique. Dans ce
domaine, les dernières années ont incontestablement vu un chan
gement assez considérable. Auparavant, le terme de «probabilis-
me» évoquait automatiquement la Nouvelle Académie et tout le
monde s'accordait à voir en Camèade l'inventeur de ce système de
pensée, même si l'on reconnaissait que la probabilité jouait déjà un
rôle chez Aristote ou chez les Stoïciens. Or, depuis que l'interpréta
tion dialectique de la philosophie académicienne s'est imposée,
depuis que certains chercheurs pensent, de manière sans doute
excessive, que ni Arcésilas ni Camèade n'approuvaient véritabl
ement ce qui leur est attribué par les sources, cette opinion est de
plus en plus contestée, si bien que M. Burnyeat a pu donner com
metitre à l'un de ses travaux, auquel nous nous sommes déjà réfé
ré,« Carneades was no probabilist ».
Si effectivement Camèade n'était pas probabiliste, la conclu
sionqui paraît s'imposer est que le probabilisme n'eut d'autre
inventeur que Cicéron lui-même. On regrettera alors une fois de
plus l'injustice de la postérité à l'égard de l'Arpinate puisque, lui
étant redevable d'un concept dont la richesse n'a pas encore été
épuisée, elle ne lui a pas reconnu le mérite d'avoir élaboré celui-ci
de manière consciente et volontaire. Mais peut-on justement établir
une coupure radicale entre le probabilisme cicéronien et la pensée
d'Arcésilas et de Camèade et comment s'est effectué le passage
entre les deux langues?

L'objection de l'inaction : réponses des Académiciens

Toute philosophie sceptique, au sens le plus large du terme, se


doit d'expliquer comment il est possible d'agir dans un monde que
l'on affirme ne pas connaître et dont on va parfois jusqu'à mettre
278 LA CONNAISSANCE

en doute l'existence même103. Pour le Pyrrhonien Timon, il suffit


pour vivre de suivre l'apparence sans réticence ni enthousiasme,
en bannissant toute volonté de parvenir à un quelconque sens
caché des choses. La Nouvelle Académie, quel que fût le statut de
sa mise en cause de toutes les certitudes, ne pouvait pas ne pas
répondre à l'objection que Lucullus formule ainsi au § 39 : « suppri
mer la représentation ou l'assentiment, c'est retirer toute activité
de la vie». Or cette réponse a varié, preuve de l'importance que les
scholarques attachaient à la recherche de l'argumentation la plus
convaincante possible.
Le témoignage de Plutarque sur cette question est à la fois
intéressant et complexe. Dans le Contre Colotès, 122 sq., tout de sui
te après avoir évoqué les attaques dont Arcésilas avait fait l'objet
de la part de l'Epicurien, il entreprend lui-même de défendre la
suspension du jugement contre les critiques de personnages dont il
dit qu'après avoir écrit de longs traités contre elle, ils en furent
réduits à emprunter au Portique l'objection de l'inaction totale,
qu'ils brandissaient «comme une tête de Gorgone». Quels sont les
gens auxquels il est ainsi fait allusion? De toute évidence des Épi
curiens tardifs, et cela pose le problème de l'authenticité néoacadé
micienne de la justification de Γέποχή qui est donnée dans ce tex
te.
L'âme, dit Plutarque présente trois mouvements :
- la représentation comparable à l'empreinte d'un objet;
- l'impulsion (ορμή), qui est la réponse à la représentation et
conduit l'homme vers un but approprié (οίκεΐον); l'image utilisée
est celle, que nous avons déjà trouvée dans le discours de Lucullus,
d'une balance (l'hégémonique), dont le plateau s'abaisse immédia
tementdès que l'on pose un poids (la représentation);
- l'assentiment, qui apparaît à Plutarque comme un élément
superflu et comme une source d'erreur.
On ne saurait contester à Arcésilas la paternité de la thèse
selon laquelle la présence d'une image mentale appropriée suffit à
mettre en branle la ορμή sans qu'il y ait intervention de l'assent
iment, et donc sans risque d'opinion. Tout le problème est de savoir
s'il défendait cette thèse dialectiquement ou propria persona. La
deuxième interprétation semble être celle de Plutarque, mais son
argumentation fait penser à une construction doctrinale tardive

103 Cf. l'article de M. F. Burnyeat, Can the Sceptic live his scepticism ?, dans
Doubt and dogmatism. .., p. 20-53, repris dans The skeptical tradition, p. 11 Τ
Ι48, qui constitue une excellente étude de la manière dont le problème se pose
dans le néopyrrhonisme.
L'ASSENTIMENT, ί'έποχή ET LE PROBABILISME 279

dans laquelle la suspension de l'assentiment et le naturalisme stoï


cien sont associés de manière peu convaincante104. En effet, on
chercherait en vain une trace de naturalisme chez Arcésilas ou
chez Camèade, qui ont toujours cherché, au contraire, à démontrer
aux Stoïciens combien était contestable leur perpétuel recours à la
perfection naturelle. Voilà pourquoi, nous semble-t-il, il faut distin-
gueur dans ce témoignage deux moments. Il contient la réponse
dialectique de la Nouvelle Académie à l'objection de l'inaction : en
privilégiant la tendance au détriment de l'assentiment, ses scholar-
ques invitaient les Stoïciens à rechercher dans leur propre doctrine
la solution au problème qu'ils avaient posé, celui de la coexistence
du doute radical et de l'action; bien plus, ils les mettaient au défi
d'assumer leur naturalisme jusqu'à ses conséquences ultimes, leur
reprochant implicitement d'avoir confondu l'homme et l'animal.
Mais Plutarque (ou sa source directe) paraît avoir figé cette dialec
tique en une construction doctrinale, peut-être pour mieux l'utili
ser à son tour contre les Épicuriens.
Si Sextus ne mentionne nulle part l'utilisation par l'Académie
du concept de ορμή, il n'omet pas pour autant d'évoquer l'attitude
d'Arcésilas à l'égard du problème de l'action105. Le scholarque,
affirme-t-il, tout en rejetant le critère stoïcien de la connaissance,
soutenait qu'il était possible de régler ses choix et ses aversions, en
suivant le raisonnable, Γεΰλογον. Ce concept si important dans
l'éthique stoïcienne, a été fort bien défini ainsi: «l'adjectif raison
nable ou eulogos appliqué à l'action convenable désigne cette ratio
nalité sur fond d'incertitude qui caractérise le choix des préférab
les106». L/εύλογον, c'est la raison pratique envisagée non pas du

104 Contrairement à ce qui a pu être affirmé par De Lacy, A new fragment


of Antiochns, dans AJP, 77, 1956, p. 74, il n'y a pas la moindre preuve que dans
ce contexte de polémique antiépicurienne, Plutarque fasse soudainement allu
sion à Antiochus. Plutarque se bat contre des adversaires qui sont des Epicu
riens tardifs, comme le montrent deux détails : en 1122 a, il est dit de ces gens
qu'ils «ont fini» par emprunter au stoïcisme l'argument de l'apraxie contre les
Académiciens; dans le paragraphe suivant, il est question des νόμιμοι αγώνες
qui caractérisent les débats avec ces gens, alors que de la part de Colotès il n'y
avait, selon Plutarque, que des invectives. Dans l'argumentation utilisée par Plu
tarque on trouve la défense de la divination - il avait lui-même écrit un traité
dans ce sens, cf. le Catalogue de Lamprias n. 128 - et du lien naturel de parenté,
or il n'y a aucune trace d'une défense, même dialectique de ces thèmes par la
Nouvelle Académie. Pour une interprétation de ce texte comme témoignage
authentique sur la pensée d'Arcésilas, cf. A. M. Ioppolo, op. cit., p. 137-140.
105 Sext. Emp., Adu. Math., VII, 158.
106 A. J. Voelke, op. cit., p. 74. Le concept d'eûXoyov avait déjà une place
importante chez Aristote, cf. M. Le Blond, Eulogos et l'argument de convenance
chez Aristote, Paris, 1938, mais, contrairement à A. M. Ioppolo, op. cit., p. 128-
280 LA CONNAISSANCE

point de vue de sa capacité à accéder à la perfection morale, mais


dans sa confrontation avec les incertitudes nées de l'ignorance de
la trame du destin. C'est sans doute Sénéque qui, dans le De benefi-
ciis, a exprimé le plus clairement ce qu'est la conduite selon Γεΰλο-
γον: «nous répondrons que nous n'atteindrons jamais à une certi
tude absolue des choses, parce que la recherche du vrai est chose
ardue, mais que nous suivons la voie sur laquelle nous conduit la
vraisemblance. Telle est la voie que suivent tous nos devoirs. C'est
de cette façon que nous semons, que nous naviguons, que nous fai
sons la guerre, que nous nous marions, que nous élevons nos
enfants . . . Nous nous laissons guider par la raison, non par la véri
té»107.
Pourquoi Arcésilas avait-il fait sienne une notion si authenti-
quement stoïcienne? Nous croyons qu'il voulait ainsi à la fois réfu
terl'argument de l'incapacité à agir et révéler qu'il existait à l'inté
rieur même du stoïcisme un moyen de guider l'action sans pour
autant conférer au sujet moral la sûreté du jugement d'un dieu.
Alors que pour les Stoïciens l'action droite, le κατόρθωμα108, était

131, nous ne croyons pas qu'il y ait eu une référence à Aristote dans l'utilisation
par la Nouvelle Académie de ce concept, cf. infra, n. 108.
107 Sénèque, Benef., IV, 33, 2-3 : respondebimus numquam expectore nos cer-
tissimam rerum comprehensionem, quoniam in arduo est ueri exploratio, sed ea
ire qua ducit ueri similitudo. Omne hac uia procedit officium : sic serimus, sic
nauigamus, sic uxores ducimus, sic liberos tollimus. . . Sequimur qua ratio, non
qua ueritas traxit. Trad. F. Préchac modifiée. Sénèque répond à un objecteur qui
lui demande comment il fera le bien sans savoir s'il a affaire à un ingrat ou
pas.
On trouvera un commentaire très dense de ce passage dans l'ouvrage de
F.-R. Chaumartin, Le De beneficiis de Sénèque, sa signification philosophique,
politique et sociale, Lille, 1985, p. 92-97. Ce savant s'est tout particulièrement
intéressé à l'interprétation que les chercheurs modernes ont donné du concept
d'eöXoyov et, après une minutieuse étude, il conclut que le sens de «vraisembla
ble» doit être préféré à celui de «fondé en raison». Nous croyons, cependant,
que V. Goldschmidt, op. cit., p. 139, n. 6, a eu raison de souligner que l'on a trop
tendance à durcir une opposition que le mouvement de la doctrine stoïcienne
permet de dépasser.
κ» Dans son argumentation visant à montrer que Γεΰλογον d'Arcésilas ne se
réfère pas dialectiquement au concept zénonien, A. M. Ioppolo, op. cit.,
p. 125 sq., accorde une grande importance au fait que le terme de κατόρθωμα
n'est nulle part attesté comme zénonien. A cela il nous semble que l'on peut
opposer plusieurs arguments :
- l'argument a silentio, nullement négligeable quand on sait quelle part
infime de la littérature stoïcienne nous est parvenu;
- chez Cicéron lui-même, Off., I, 3, 7, la distinction fondamentale est cel
leentre i'officium medium et Xofficium perfectum, κατόρθωμα étant seulement
le terme en quelque sorte technique pour désigner celui-ci. Il ne faut donc pas
s'étonner outre mesure qu'il ne figure pas dans les rares fragments de Zenon
qui nous sont parvenus;
L'ASSENTIMENT, ί'έποχή ET LE PROBABILISME 281

synonyme de science, Arcésilas distinguait la pratique de la théorie


et faisait de Γεΰλογον le critère de l'action, non celui de la connais
sance.Il est très significatif à cet égard qu'il ait défini l'action droi
te comme «celle qui, une fois réalisée, peut être justifiée de manièr
e raisonnable», ce qui était en réalité pour les Stoïciens la défini
tiondu καθήκον. En confondant l'action droite et le convenable,
l'Académicien exprimait dans le langage stoïcien l'idée que «le ra
isonnable» est la plus haute forme de sagesse non parce qu'il expri
me la perfection, mais parce qu'il est la marque d'une raison cons
ciente de ses limites.
Arcésilas faisait-il sienne cette belle leçon d'humilité ou bien ne
s'agissait-il, selon l'expression de M. Dal Pra, que de «ritorsioni dia
lettiche della sua polemica antistoica»109? Nous pensons avoir mont
réà propos de Γέποχή que les deux interprétations ne sont pas
incompatibles. De même, il nous semble qu'en valorisant Γεύλογον,
Arcésilas, dans un même mouvement, réfutait le stoïcisme et pro
posait, dans la tradition socratique, une éthique tenant compte de
la faillibilité humaine110. Camèade estima cependant que ce
concept n'était pas le plus à même d'exprimer cette double vocat
ion. Cela est confirmé par le fait, déjà signalé, que dans les textes
grecs qui traitent de la pensée carnéadienne il n'est jamais question
d'eoÀoyov, mais de πιθανόν. Ce terme a, en fait, une longue histoire
philosophique, puisqu'il est de ceux que les Sophistes employaient
le plus volontiers, mais, quoi qu'on en ait dit, c'est par référence au
stoïcisme et non à Gorgias que Camèade l'a choisi111. On sait, en
effet, que dans la logique stoïcienne la πιθανότης est la qualité
d'une représentation ou d'une proposition qui, vraies ou fausses,
entraînent l'âme vers l'assentiment. Alors que Γεΰλογον exprime la
conformité à une raison qui a valeur de critère pratique, même si

- chaque mot dans la phrase de Sextus rapportant la définition du κατό


ρθωμα donnée par Arcésilas (cf. supra, n. 105) est une référence au stoïcisme, à
commencer par la correspondance littérale entre cette définition et celle du
καθήκον. Le fait même que la φρόνησις soit considérée à la fois comme un
moyen et comme une fin (τήν μεν γαρ εύδαιμονίαν περιγίνεσθαι δια τής φρονή-
σεως) doit être rapproché de ce qu'écrit Aulu-Gelle, Noct. Att., XVIII, 1, 4 =
S.V.F., III, 56 : uitam beatam homini uirtute animi sola . . . posse effici.
109 M. Dal Pra, op. cit., t. 1, p. 156.
110 Cf. infra, p. 327.
111 Cf. la célèbre définition de l'orateur donnée par Gorgias in Gorgias,
457 a. La thèse de la similitude entre le πιθανόν de Gorgias et celui de Camèade
a été défendue par B. Wisniewski, Gorgias et la Nouvelle Académie, dans Eos, 56,
1966, p. 238-241. Sur le détail de la théorie carnéadienne du πιθανόν, nous ren
voyons à notre article Opinion et certitude. . ., p. 34 sq., où nous avons eu cepen
danttendance à minimiser la signification positive de la dialectique carnéadienn
e.
282 LA CONNAISSANCE

on en admet les faiblesses, le πιθανόν est tout entier dans l'inclina


tion naturelle de l'âme à accepter comme vrai ce qui lui semble
être tel112. Un tel mouvement n'est cependant nullement en lui-
même garant de vérité et c'est pourquoi les Stoïciens ont distingué
à l'intérieur des φαντασίαι πιθαναί des représentations vraies, faus
ses, à la fois vraies et fausses, ni vraies ni fausses. Toute représent
ation «persuasive» présente un certain degré d'évidence, mais seul
ela représentation «comprehensive» est suffisamment claire,
puissante, pour entraîner de manière quasi irrésistible l'assenti
ment113. Entre l'illusion et l'image vraie, il existe selon les Stoïciens
un point commun : toutes deux provoquent un mouvement de l'h
égémonique, esquissé dans un cas, mené à son terme dans l'autre.
Pour autant que nous puissions en juger par les témoignages
dont nous disposons, Arcésilas n'avait pas cherché à établir de dis
tinction dans le degré de croyance accordé aux représentations, ce
qui l'exposait à la critique de rendre toute vie impossible. Camèad
e, au contraire, avait compris que la théorie stoïcienne de la πιθα-
νότης constituait le meilleur moyen de démontrer qu'il était parfai
tement possible d'abolir la notion de φαντασία καταληπτική sans
pour autant aboutir à un monde de représentations indifféren
ciées; cela lui sera, au demeurant, reproché par Sextus, qui oppo
sera au πιθανόν carnéadien l'acceptation passive de l'apparence,
caractéristique des Pyrrhoniens114.
Les Stoïciens, et sans doute Chrysippe tout particulièrement,
avaient établi une classification très minutieuse des représentat
ions, au sommet de laquelle ils plaçaient la représentation «comp
rehensive», image au moins partiellement fidèle de l'objet115. Car-
néade faisait remarquer que sa critique de la logique stoïcienne, si
elle anéantissait le critère de la vérité proposé par ces philosophes,
laissait intacte la théorie de la représentation «persuasive», dans
laquelle il voyait la réplique la plus adéquate aux critiques qui

112 Cf. la définition de la φαντασία πιθανή selon les Stoïciens, dans Sextus,
Adu. math., VII, 242 = S.V.F., II, 65 : πιθαναί μέν ούν είσίν αϊ λείον κίνημα περί
ψυχήν έργαζόμεναι. . .
113 Cf. supra, p. 245.
114 Dans un passage auquel nous avons déjà fait allusion (cf. supra, n. 66),
Sextus différencie le πιθανόν carnéadien de celui des Sceptiques authentiques.
Il souligne que les Pyrrhoniens suivent passivement l'apparence et lui obéissent
comme l'élève obéit au maître, alors que le πιθανόν de Camèade et de Clitoma-
que comporte une forte inclination de l'assentiment. Nous croyons avoir mont
ré,op. cit., p. 38-40, que, contrairement à ce qui a été affirmé par R. Hirzel, op.
cit., t. 3, p. 174, ce témoignage ne signifie pas qu'il y avait de la part de Camèad
e un assentiment véritable au probable.
115 Sext. Emp., Adu. math., VII, 242-253.
L'ASSENTIMENT, ί'έποχή ET LE PROBABILISME 283

avaient été faites à la Nouvelle Académie116. Une fois de plus, les


Stoïciens étaient donc renvoyés à eux-mêmes et, à vrai dire, la
démarche de Camèade n'était pas sur le fond très différente de
celle d'Arcésilas : tous deux voulaient relativiser ce qui pour les
Stoïciens relevait de la perfection absolue, en substituant, l'un l'ac
tion raisonnable à l'action droite, l'autre la représentation «persuas
ive» à la représentation «comprehensive». Ils prouvaient ainsi que
le renoncement à la certitude n'impliquait ni l'inertie ni la confus
ion,et ils soulignaient que l'action la plus cohérente ne peut être
exempte de l'incertitude inhérente au fonctionnement des sens et
de la raison. Mais le coup de génie de Camèade, et ce qui fait sans
doute sa supériorité sur son devancier, ce fut d'élaborer une théor
iedu πιθανόν tout aussi rigoureuse, certitude en moins, que celle
de la représentation «comprehensive».
De même, en effet, que les Stoïciens, conscients des difficultés
inhérentes à leur doctrine de l'évidence, avaient cru bon de préci
ser que la représentation «comprehensive» ne pouvait recevoir l'a
ssentiment que si rien ne venait la contredire117, Camèade distingua
la simple représentation «persuasive» et celle dont la force n'était
entravée par aucun obstacle118. Il ajouta même un degré supplé
mentaire dans la hiérarchie de la croyance, la représentation «per
suasive», non-contredite et ayant fait de surcroît l'objet d'un exa
men détaillé. P. Couissin a bien montré que tous ces adjectifs
appartenaient au vocabulaire stoïcien, ce qui confirme la volonté
carnéadienne de s'exprimer avec le matériau conceptuel élaboré
par ses adversaires119. Bien plus, les exemples cités par Sextus pour
illustrer les degrés de la πιθανότης sont les mêmes que ceux par
lesquels il nous montre la différence entre la représentation «comp
rehensive » simple et celle qui ne rencontre pas d'obstacle, la seule
ayant valeur de critère : ainsi, Admète, bien que voyant avec netteté
Alceste, ne peut croire qu'il s'agisse d'elle puisqu'il sait que les
morts ne ressuscitent pas, Ménélas, qui avait quitté Troie en
croyant emmener Hélène, alors qu'il s'agissait d'un vain simulacre,
se considéra comme victime d'une hallucination quand, débar
quant à Pharos, il rencontra la véritable Hélène. Etant donné que
Sextus se contente de reproduire des sources académiciennes et
stoïciennes, ou des doxographies juxtaposant celles-ci, on peut pen-

116 Cicéron, Luc, 31,99.


117 Cf. supra, p. 232, n. 83.
118 Cicéron, Luc., 11, 33, ne donne que deux degrés: probabilem uisionem,
siue probabilem et quae non impediatur, tandis que Sextus modifie légèrement
dans Adu math., VII, 176, son exposé de Hyp. Pyr., I, 33, 227.
119 P. Couissin, Le stoïcisme. . ., p. 264-265.
284 LA CONNAISSANCE

ser que la répétition de ces exemples a pour origine Camèade lui-


même, lequel voulait montrer qu'il n'était point besoin de les inter
préter en faisant intervenir la théorie de la «compréhension» et
que celle du πιθανόν permettait de les éclairer de manière bien
plus satisfaisante.

L'apport cicéronien

Dans l'exposé de ce que l'on a longtemps appelé le probabilis-


me de Camèade nous avons évité de traduire πιθανόν par probable
et nous devons donc tenter d'établir en quoi ces notions ne coïnci
dentpas exactement.
Même pour un esprit peu au fait des spéculations que nous
avons évoquées au début de ce chapitre, la probabilité suggère en
français moderne deux idées, au demeurant étroitement liées :
- une vérité incertaine, à laquelle il manque la confirmation
définitive,
- une prévision raisonnablement fondée, l'événement proba
ble étant celui que l'on peut conjecturer sans risque excessif d'er
reur.

Le probable résulte donc d'un travail de la raison qui, tout en


organisant les éléments dont elle dispose, admet que ceux-ci sont
incomplets et qu'il lui est impossible de statuer de manière définiti
ve. Or l'on ne retrouve rien de tel dans la théorie de la représentat
ion «persuasive». La πιθανότης stoïcienne qualifie un état subjectif
immédiat et nous pensons avoir montré que, si elle diffère total
ement du relativisme des Sophistes, c'est parce que les philosophes
du Portique croyaient vivre dans un monde régi par la Raison. Le
πιθανόν carnéadien, lui, n'a pas pour soubassement la confiance
absolue dans la Providence, il résulte, à en croire Sextus, de la
nécessité de donner un sens à l'action dans un monde d'incertitu
de. Camèade propose que l'on se fie pour agir au sentiment de
vérité que donnent certaines représentations, mais sans pour au
tant en tirer des conclusions quant à leur conformité à la réalité.
Entre la construction intellectuelle que suppose le probable tel que
nous l'entendons (avec notamment ses implications statistiques) et
la valeur pratique accordée à la croyance, il semble qu'il y ait vra
iment une distance considérable. D'où la vigoureuse dénonciation
par M. Burnyeat du mythe du «probabilisme» carnéadien.
Celle-ci, bien que comportant une grande part de vérité,
nous paraît tout de même devoir être nuancée. En effet, le fait
que Camèade ait cru devoir mettre au sommet de la hiérarchie
du πιθανόν la représentation que rien ne vient contredire et qui a
fait l'objet d'un examen minutieux, montre comment il conciliait
L'ASSENTIMENT, ί'έποχή ET LE PROBABILISME 285

le sentiment de croyance et le travail de la raison, chargée par


lui non. d'établir une vérité absolue, mais de vérifier la cohérence
de la chaîne des représentations. La φαντασία πιθανή est proba
ble au sens où sa force de persuasion peut être affermie par le
secours du raisonnement. Camèade était-il allé plus loin, avait-il
conçu une relation entre le πιθανόν et la fréquence d'un événe
ment? Rien dans les témoignages antiques ne confirme cette hy
pothèse, mais un passage du Lucullus revêt de ce point de vue
un intérêt tout particulier. Il s'agit du § 100, dans lequel Cicéron,
après avoir cité textuellement Clitomaque à propos des diverses
sortes de représentations, analyse un exemple précis, celui du
sage qui va s'embarquer et se demande comment il pourrait
avoir la certitude d'arriver à bon port: «Quoi! Le sage, en s'em-
barquant, a-t-il saisi par l'esprit et perçu que la navigation se
fera à son gré? Comment le pourrait-il? Mais supposons qu'il
parte d'ici pour Pouzzoles, qui est à trente stades, avec un bon
pilote et une mer tranquille comme celle-ci, il lui «paraît probab
le qu'il y arrivera sain et sauf {probabile uideatur se illum uen-
turum esse saluum)». Ce probabile est certes un sentiment subject
if, mais il exprime dans la conscience du sujet tous les facteurs
physiques et humains qui définissent la probabilité objective, sta
tistique. Puisque ce passage se trouve dans la partie du discours
de Cicéron la plus étroitement dépendante de Clitomaque, il ne
peut être exclu que le terme latin soit ici la traduction de πιθα
νόν, ce qui prouverait que le concept carnéadien avait une signi
fication plus complexe, et plus proche de notre notion de probab
ilité, que ne le laissent penser les exemples de πιθανότης sensiti
ve développés dans le témoignage de Sextus.
Une telle hypothèse ne diminue cependant en rien le rôle
considérable de Cicéron dans l'élaboration du concept de probabil
ité. C'est là un fait important, tant dans l'histoire de la langue lati
ne que dans celle de la pensée scientifique et philosophique, et
nous l'aborderons en organisant notre recherche autour du thème
suivant : comment se définit le probabile cicéronien à la fois par
rapport aux termes grecs (εΰλογον, πιθανόν) et au uerisimile que
Cicéron utilise également pour traduire ceux-ci. Les études qui ont
été entreprises jusqu'à présent sur cette question n'aboutissent pas
à des résultats très concordants et il est regrettable que H. J. Här
tung, dans l'excellent ouvrage que nous avons déjà cité, ait omis de
la traiter. En 1855, dans la deuxième des dissertations qu'il a
consacrées à Philon de Larissa, K. F. Hermann soutint, en s'ap-
puyant sur un travail de F. D. Gerlach, que Cicéron aurait employé
probabile pour traduire le πιθανόν carnéadien, tandis que uerisimil
e correspondrait au terme εικός que Philon aurait adopté pour
montrer que, contrairement à ses prédécesseurs, il se situait dans
286 LA CONNAISSANCE

la tradition platonicienne du rapport entre l'idée et son image120.


Cette thèse, qui s'intègre bien à l'interprétation générale de la phi
losophie de Philon donnée par Hermann est réfutée, entre autres,
par le simple fait que Cicéron juxtapose souvent probabile et uerisi-
mile, ce qui serait inconcevable si chacun de ces termes correspond
ait à une orientation différente de la Nouvelle Académie. C'est ce
qu'a souligné J. S. Reid, dans une note brève, mais importante de
son édition des Academica, où, contrairement à Hermann, il affi
rmeque ces deux mots sont merely a tentative duplicated translation
of πιθανόν121. Enfin, dans l'article qu'il a consacré au «lexique phi
losophique de Cicéron»122, C. Moreschini a souligné que par probab
ile,l'Arpinate traduit non seulement πιθανόν, mais aussi εύλογον,
comme le montre la définition qu'il donne de Yofficium.
Nous croyons que le point de départ de toute réflexion sur ces
difficultés, qui, répétons-le, vont bien au-delà des problèmes inhé
rents à toute traduction, doit être un passage du Contra Academicos
d'Augustin consacré précisément au probabile et au uerisimile cicé-
roniens123. S'appuyant de toute évidence sur ce que dit Cicéron lui-
même, Augustin définit ce «probable» et ce «vraisemblable» com
me«ce qui peut nous engager à agir sans assentiment», preuve que
l'un et l'autre correspondent bien, au moins dans l'une de leurs
acceptions, au πιθανόν de Camèade. Puis, il cite textuellement un
passage de l'Arpinate lui-même, tiré certainement de la deuxième
version des Academica : «Ainsi m'apparaît, déclare l'Académicien,
tout ce que j'ai cru devoir nommer probable ou vraisemblable (pro-
babilia uel uerisimilia); mais si tu veux utiliser un autre nom, je n'y
vois pas d'inconvénient. Car il me suffit que tu aies compris à quel
leschoses je donne ces noms-là. Il ne convient pas au sage d'être
un ouvrier de mots, mais un chercheur de faits»124.
Ces lignes sont d'une forte coloration platonicienne, comme le
montre la référence précise au Phèdre à travers l'emploi de uoca-
bulorum opifex, qui correspond à l'adjectif λογοδαίδαλος appliqué

120 K. F. Hermann, De Philone Larissaeo disputatio altera, op. cit., p. 15-18,


qui s'appuie sur les conclusions du mémoire de F. D. Gerlach, Academiae iunio-
ris de probabilitate disputatio, Göttingen, 1815.
121 J. S. Reid, note au § 32 du Luc.
122 C. Moreschini, Osservazioni sul lessico filosofico di Cicerone, dans ASNP,
19, 1979, p. 99-178.
123 Augustin, Contra Ac, Π, 11, 26, frg. 33 Reid : Id «c probabile» uel «uerisi
mile»Academici uocant, quod nos ad agendum sine assensione potest inuitare.
124 Ibid. : Talia, inquit Academicus, mihi uidentur omnia quae probabilia uel
uerisimilia putaui nominando; quae tu si alio nomine uis uocare, nihil repugno.
Satis enim mihi est, te iam bene accepisse quid dicam, id est quibus rebus haec
nomina imponam. Non enim uocabulorum opificem sed rerum inquisitorem
decet esse sapientem.
L'ASSENTIMENT, ί'έποχή ET LE PROBABILISME 287

dans ce dialogue à Théodore125. Elles témoignent d'une conscience


très lucide des obstacles que rencontre le philosophe-traducteur et,
en même temps, elles constituent d'une certaine facon une négat
ion de ceux-ci, puisque Cicéron pense que le choix des mots est
contingent, ou que, tout au moins, il est secondaire par rapport à
la tâche essentielle qui est de percevoir la réalité dont ils ne sont
que les signes. Nous aurons à revenir à propos de l'éthique sur cet
teconception du langage qui est l'une des constantes de la philoso
phie cicéronienne, mais nous pouvons d'ores et déjà nous demand
er si l'Arpinate ne sous-estime pas son propre rôle et l'importance
de la transformation qu'il a fait subir à la pensée académicienne
par le simple fait de l'exprimer avec ces deux termes, probabile et
uerisimile. En effet, les mots ne sont pas les instruments dociles
d'une réalité qui les transcenderait, ils ont leur histoire, leur textu
re propres et quand on néglige celles-ci, comme semble vouloir le
faire ici Cicéron, il apparaît bien vite qu'ils ne se laissent pas rédui
re à des signes interchangeables 126.
Prenons comme point de départ l'adjectif probabile. Le verbe
probare, à partir duquel il est formé, signifie à la fois «démontrer»
et «trouver bon», «approuver», ambiguïté qui se révèle des plus
intéressantes. En effet, se trouvent réunis dans un même terme
deux domaines que l'on a tendance à distinguer, voire à opposer :
la rationalité et l'ensemble des facteurs intellectuels et affectifs qui
constituent une personnalité individuelle ou collective. Le probabile
est donc à la fois ce qui peut-être confirmé par une démonstration
rigoureuse et ce qui recueille l'assentiment d'un individu ou d'un
public déterminés. Pour comprendre comment s'articulent chez
Cicéron ces deux aspects du concept, c'est d'abord aux textes rhé
toriques qu'il faut se référer.
Dans le De inuentione le probabile est ainsi défini : «il est ce
qui arrive presque toujours ou ce qui réside dans l'opinion ou ce
qui ressemble à tout cela; il peut être soit vrai soit faux»127. Ce pas
sage du premier traité rhétorique de l'Arpinate illustre parfait
ement l'idée aristotélicienne que «le vrai et ce qui lui ressemble relè
vent de la même faculté», affirmation qui serait très proche de la
sophistique, si le Stagirite ne s'empressait d'ajouter à ce propos :
«la nature a suffisamment doué les hommes pour le vrai et ils

125 Platon, Phèdre, 266 e.


126 A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique, Paris, 1959, p. 537.
127 Cicéron, /mm., I, 19, 46 : Probabile est autem id quod fere solet fieri aut
quod in opinione positum est aut quod habet in se ad haec quondam similitudi-
nem, siue id fahum est, siue uerum. Pour une étude complète du probare chez
Cicéron, on se reportera à la thèse d'A. Michel, op. cit., p. 158 sq.
288 LA CONNAISSANCE

atteignent la plupart du temps à la vérité»128. Contrairement donc à


Gorgias, pour qui la parole est suffisamment puissante pour per
suader n'importe qui de n'importe quoi, le Stagirite décèle en
l'homme une tendance naturelle au vrai, qui fait que la croyance,
lorsqu'elle est très largement partagée, acquiert un caractère de
forte vraisemblance. Sur ce point, l'orateur Cicéron est très proche
de l'auteur de la Rhétorique. Certes, il ne néglige nullement la part
de subjectivité qui est inhérente au probabile et il écrit dans le De
oratore que pour parler probabiliter il faut bien connaître les
mœurs de la cité et modifier son discours en fonction des varia
tions de celle-ci 129. Il n'en reste pas moins vrai que ce concept n'ex
prime pas seulement la variabilité de la croyance; il a très généra
lement une connotation positive parce qu'il fait référence au sens
commun, à la raison et, en définitive, à la vérité, même s'il n'en
constitue qu'une approche incertaine. De ce fait, lorsque Cicéron
utilise probabile dans ces dialogues, il peut traduire par ce seul mot
à la fois εΰλογον et πιθανόν, abolissant ainsi la différence que nous
avons précédemment signalée entre Arcésilas et Camèade. Cette
ambivalence peut être illustrée par la comparaison entre ces deux
textes :
- dans Nat. de., I, 12, Cicéron réaffirme qu'aucune représent
ation ne peut être perçue avec certitude, et il ajoute: «il existe
beaucoup de choses probables, qui, bien que n'étant pas perçues
avec certitude, guident la vie du sage, parce qu'elles ont dans leur
apparence une sorte d'évidence et de clarté». Le probabile n'est ici
rien d'autre que le πιθανόν carnéadien, cette impression de vérité
dont le sage doit se contenter pour guider son action;
- dans le De officiis, I, 8, il est dit à propos de l'action
qu'elle ne doit avoir aucun effet dont on ne puisse donner «une
justification probable». Par probabile Cicéron traduit ici Γεΰλογον
stoïcien, cette rationalité moyenne qu'Arcésilas avait érigée en seul
critère possible de la morale.

D'un côté, donc, une réaction immédiate, spontanée; de l'au


tre, une conduite élaborée en fonction de la justification qui pourra
en être donnée. Mais si cette dualité à l'intérieur même du probabil
e ne peut être niée, il faut également en apprécier la portée exacte.

128 Aristote, Rhét., I, 1355 a, 14-17 : Τό τε γαρ αληθές και το δμοιον τφ


άληθεϊ τής αυτής έστι δυνάμεως ίδεΐν, άμα δε καί οί άνθρωποι προς το αληθές
πεφύκασιν ίκανως καί τα πλείω τυγχάνουσι τής αληθείας.
129 Cicéron, De or., II, 82, 337 : Ad consilium autem de re publica dandum
caput est nosse rem publicam; ad dicendum nero probabiliter nosse mores ciuita-
tis, qui quia crebro mutantur, genus quoque orationis est saepe mutandum.
L'ASSENTIMENT, ί'έποχή ET LE PROBABILISME 289

Après tout, en effet, Camèade disait que la représentation persuasi


ve était celle qui avait l'apparence de la vérité130. Or, agir selon ce
que l'on croit vrai, n'est-ce pas la condition indispensable pour
donner de son action une causa probabilis ? Autrement dit, n'a-t-on
pas exagéré la différence entre Γεΰλογον et le πιθανόν d'une part,
et surtout entre les concepts grecs et le probabile.
Sans revenir sur le détail des questions gnoséologiques traitées
dans l'Académie, nous croyons que l'analyse des termes utilisés
révèle bien en quoi la traduction cicéronienne est déjà en elle-
même une interprétation de cette philosophie. Si pour Camèade le
πιθανόν donne l'impression de la vérité, pour l'Arpinate le probabil
e est quasi ueri simile. Il y a là un changement de perspective que
l'on peut estimer insignifiant, dans la mesure où Camèade lui-
même ne niait pas l'existence de représentations vraies, mais dont
nous croyons au contraire qu'il revêt une importance certaine. En
effet, alors que le scholarque ne prenait en compte qu'un sent
iment de vérité dont il ne précisait pas le fondement et dont il souli
gnait le potentiel d'erreur, le langage cicéronien se situe dans le
registre platonicien de la vérité et de son image, il exprime, à l'inté
rieur même de la philosophie du doute, la réalité de la vérité, ce
qui n'eût pas été le cas avec l'expression uisum quod uerum uide-
tur. L'ontologie que Camèade avait, en apparence, bannie de son
πιθανόν, est naturellement inhérente au uerisimile, et il suffit pour
s'en convaincre de lire ce que Cicéron écrit à propos de Socrate :
quid ueri simillimum esset inueniri posse arbitrabatur131. Alors que
Camèade avait construit sa hiérarchie du πιθανόν sans jamais se
référer à la vérité, celle-ci est présente dans la philosophie cicéro
nienne du probable comme une fin idéale dont il s'agit de se rap
procher le plus possible. Saint Augustin a d'ailleurs bien senti l'i
mportance de ce rapport à la vérité qu'implique le uerisimile, et il l'a
critiqué avec un argument qui rappelle la redoutable objection
adressée par Parménide à la théorie des Formes; il demande, en
effet, comment on peut prétendre qu'un fils ressemble à son père,
alors qu'on ne connaît pas celui-ci132? De même, il s'étonne que l'on
veuille prendre pour guide ce qui ressemble à la vérité, tout en
affirmant que celle-ci est hors de notre portée : «rien ne paraît plus
absurde que dire que l'on suit le vraisemblable lorsqu'on ignore le

130 Sext. Emp., Adu. Math., VII, 173.


131 Cicéron, Tusc, I, 4, 8. Cf. également Off., loc. cit. : nos qui sequimur pro-
babilia nec ultra quant id quod uerisimile occurrit progredì possumus.
132 Augustin, Contra Ac, II, 7, 19.
290 LA CONNAISSANCE

vrai»133. Augustin, comme Antiochus dans sa célèbre objection sur


laquelle nous reviendrons à propos de Philon de Larissa, met en
évidence la contradiction dans laquelle on s'enferre quand on se
réfère à une vérité que l'on dit par ailleurs ne pas connaître;
cependant, alors que ï'Ascalonite s'était placé sur un plan strict
ementlogique et avait raisonné avec les concepts de la gnoseologie
stoïco-académicienne, l'auteur du Contra Academicos va plus direc
tement à l'essentiel et met en cause une conception métaphysique
tout autant qu'un vice logique.
Cicéron est-il le fondateur du probabilisme, nous sommes-nous
demandé au début de cette recherche? A cette question quelque
peu abrupte nous ne pouvons apporter qu'une réponse nuancée.
Plutôt, en effet, que d'attribuer à l'Arpinate l'invention d'un syst
ème doctrinal rigide, ce que suggère dans sa formation même le te
rme de «probabilisme», il faut souligner la richesse de son apport,
due notamment à la situation exceptionnelle d'un homme dont la
culture s'est enrichie d'une multitude d'apports philosophiques,
mais qui apportait à la philosophie une langue quasiment neuve et
une vision du monde en grande partie étrangère aux débats des
écoles. En traduisant εύλογον et πιθανόν par probabile, Cicéron
exprimait de manière immédiate son refus d'établir à ce niveu une
distinction tranchée entre la croyance et la raison; bien plus, il
importait implicitement de sa rhétorique dans sa philosophie ce
concept de fréquence, promis à un si riche avenir. En associant
ueri simile à probabile, il affirmait une confiance dans la réalité de
la vérité, que l'on chercherait en vain dans εΰλογον ou dans πιθα
νόν. Alors même qu'il traduisait la pensée d'Arcésilas et de Camèad
e, il apportait donc à celle-ci, par le simple choix des termes
latins, un éclairage psychologique nouveau et surtout un enracine
ment ontologique que les scholarques n'eussent peut-être pas reje
té,mais qu'ils n'avaient pas expressément assumé. Dans cette rét
icence à ne raisonner qu'à partir du sujet et de ses représentations,
nous voyons la marque du réalisme romain, mais aussi celle de
l'influence de Philon de Larissa, par ailleurs lui-même critiqué
dans les Académiques.

Les innovations philoniennes : la fin de L'EnoxH?

Nous avons déjà évoqué à plusieurs reprises la question de ces


innovations romaines de Philon qui ont été le dernier épisode mar-

133 Ibid., 12, 27 : tu ergo, cum te nihil ueri scrire dicas, unde hoc uerisimile
sequeris ?
L'ASSENTIMENT, Ι/έποχή ET LE PROBABILISME 291

quant de la Nouvelle Académie et qui ont tellement surpris aussi


bien les partisans de celle-ci que ses adversaires, mais nous n'avons
jamais jusqu'à présent traité en profondeur de cette question, par
cequ'il nous a semblé plus judicieux de la situer dans l'étude philo
sophique de la pensée néoacadémicienne. Nous savons que ces
innovations étaient, dans la première version des Académiques,
condamnées à la fois par les défenseurs de Γέποχή (Cicéron, Catu-
lus) et par Lucullus, mais que celui-ci, tout en les jugeant scandal
euses et mensongères, estimait que Philon avait en vain tenté de
faire preuve d'originalité et que, malgré sa mauvaise foi, il n'avait
pas réussi à dire sur le fond autre chose que ce que les scholarques
de la Nouvelle Académie avaient défendu avant lui134.
Nous ne reviendrons pas sur les solutions proposées par Her
mann et par Hirzel, dont nous avons précisé pourquoi elles sont
inacceptables 135. En revanche, la thèse de J. Glucker, parce qu'elle
repose sur une connaissance peu commune des textes et qu'elle
prétend concilier tous ces témoignages, mérite un examen attentif.
J. Glucker, se situant dans la tradition de V. Brochard et
approfondissant des analyses déjà esquissées par M. Dal Pra, a fait
du concept d'évidence l'élément essentiel de l'originalité philonien-
ne 136. Selon lui, le scholarque fut contraint par les objections d'An-
tiochus à reconnaître que la distinction entre le vrai et le faux exis
tedans la nature même des choses et que l'évidence peut être le
signe de la présence de la vérité dans le domaine des sensations. Le
perspicuum serait donc quelque chose de plus fort, de plus dogmat
ique que le probable de Camèade, il constituerait l'ultime tentative
académicienne pour aménager une théorie de la connaissance i
ndépendante du critère stoïcien de la compréhension, la dernière
étape sur le chemin allant du scepticisme absolu à la pensée de la
certitude 137.
Cette argumentation s'appuie pour l'essentiel sur deux textes,
l'un de Numénius, l'autre de Cicéron, dont notre interprétation

134 J.
135
136 Cf.Glucker,
supra, p. op.
286.
197.cit., p. 64-88, cf. V. Brochard, op. cit., p. 197 et M. Dal
Pra, op. cit., t. 1, p. 310-315.
137 II reconnaît cependant lui-même ne pas pouvoir préciser le sens de cette
ενάργεια, cf. ibid., p. 78 : What was this concept of ενάργειας πάθος and how was
it used? We have no safe evidence beside Luc. 34, and we can only guess. Perhaps
it was meant to refute such arguments as those presented in Luc. 53ff... It is,
perhaps, against such Stoic counter-arguments that the upholders of a milder ver
sion of Carneadean scepticism admitted that some sense-perceptions are, indeed,
more perspicua, while still maintaining that even they are not entirely indistin
guishable from false ones.
292 LA CONNAISSANCE

diverge assez sensiblement de celle qui a été donnée par l'auteur


d'Antiochus and the late Academy.
Que dit, en effet, Numénius? Que dans les années qui suivirent
son élection à l'Académie, Philon, tout heureux d'avoir hérité de la
charge suprême, se montra reconnaissant à Clitomaque et demeur
a fidèle à la philosophie de celui-ci. «Mais», ajoute-t-il, «avec le
progrès du temps, comme l'usage avait énervé la "suspension"
académique, il ne resta pas constant dans ses idées; l'évidence et
l'accord des impressions le retournèrent. Or le grand discernement
dont il jouissait déjà lui faisait ardemment désirer de rencontrer
des contradicteurs pour ne pas avoir l'air, "en tournant le dos", de
passer spontanément dans l'autre camp»138.
Comme d'habitude, Numénius ne s'embarrasse pas de nuanc
es.Pour lui, Philon a fini par donner raison à ses adversaires,
même si, de manière fort compréhensible, il ne voulait pas donner
l'impression d'une capitulation sans condition. A l'en croire, l'origi
nalité du scholarque fut, non pas, de reconnaître qu'il existe des
sensations évidentes, mais de comprendre que l'existence de celles-
ci ruinait l'argumentation en faveur de Γέποχή. Or que pouvait-il
rester du doute académicien, tel que l'avait conçu Arcésilas, une
fois abandonnée la méfiance à l'égard des sens et son corrélat, la
suspension du jugement? Reconnaissons, cependant, que Numén
iusinsinue beaucoup plus qu'il ne prouve, et que son obsession de
l'ésotérisme en philosophie s'accommode trop bien de ce ralli
ement secret de Philon à un sensualisme que ces prédécesseurs
avaient si vigoureusement combattu139. Son témoignage est d'au
tant plus sujet à caution qu'il proclame la victoire sur Γέποχή de la
συνήθεια, de l'expérience commune, concept éminemment stoï
cien 140.
Plus intéressant nous paraît le passage du Lucullus que J.
Glucker cite à l'appui de sa thèse :
«Ils commettent une erreur semblable, lorsque, sous la
contrainte des reproches que leur adresse la vérité, ils veulent dis-

138 Numénius, ap. Eusèbe, Praep. Eu., XIV, 9, 739 b = frg. 28 Des Places.
139 Numénius était l'auteur d'un traité Sur les secrets de Platon, cf. frg. 23
Des Places.
140 Ce concept de συνήθεια joue un rôle assez important dans le combat
entre la Nouvelle Académie et le Portique. Nous savons par Plutarque, Comm.
not., 1, 1059 b, qu'Arcésilas était accusé par les Stoïciens d'avoir voulu ruiner la
συνήθεια, l'expérience commune. Chrysippe, pour préparer les arguments les
plus aptes à défendre celle-ci avait d'abord écrit {Luc, 27, 87 et Diog. Laërce,
VII, 192 et 198) un ouvrage κατά τής συνήθειας, dont les Stoïciens eux-mêmes
étaient fort fiers, cf. J. S. Reid, ad loc., avant de réfuter lui-même les arguments
qu'il avait développés. Dire donc que la συνήθεια avait vaincu Γέποχή, c'était
faire le constat d'une victoire stoïcienne sur la Nouvelle Académie.
L'ASSENTIMENT, L εποχή ET LE PROBABILISME 293

tinguer l'évident du perçu (perspicua a perceptis), et qu'ils s'effor


cent de montrer qu'il existe quelque chose d'évident et de vrai, qui
s'imprime dans l'âme et dans l'esprit, mais qui ne peut être ni comp
ris ni perçu»141.
Le contenu de ces quelques lignes ne présente aucune ambig
uïté : les philosophes dont il est question reconnaissent que certai
nes représentations sont évidentes et vraies, mais qu'il est impossi
ble de les distinguer de celles qui sont évidentes et fausses. Pour
eux, la présence de l'évidence dans l'esprit peut être synonyme de
vérité, mais sans qu'il y ait aucune certitude à ce sujet. Si, donc, le
sens du texte ne fait pas problème, il reste une question important
e : de qui Lucullus parle-t-il?
Pour J. Glucker, le général évoque là un groupe particulier
d'Académiciens, les disciples de Métrodore, dont Philon aurait re
pris la doctrine dans ses livres romains. Nous avons trois raisons
de penser qu'il n'y a aucune certitude à ce sujet et que la tradition
visée par Lucullus n'est pas différente de celle de Clitomaque :
- au début de son discours, Lucullus avait affirmé qu'il trai
terait par le mépris les innovations du dernier scholarque et qu'il
ne parlerait que du débat «classique» entre la Nouvelle Académie
et les Stoïciens. Il semble sinon impossible, du moins assez invrai
semblable, qu'au milieu de son exposé et sans prévenir son interlo
cuteur, il se soit mis à traiter de l'hétérodoxie de Métrodore et de
Philon;
- l'analyse du contexte dans lequel se trouve inséré le passa
ge vient confirmer cette première objection. A la fin du § 32, Lucull
us déclare qu'il renonce à convaincre «ceux qui disent que tout est
incertain, au sens où l'on ne peut savoir si le nombre des étoiles est
pair ou impair», c'est-à-dire, selon toute vraisemblance, le restau
rateur du Pyrrhonisme, Enésidème, et ses disciples. Au contraire, il

141 Cicéron, Luc, 11, 34: Simili in errore uersantur cum conuicio ueritatis
coarti perspicua a perceptis uolunt distinguere et conantur ostendere esse aliquid
perspicui, uerum illud quidem impressum in animo atque mente, neque tarnen id
percipi atque comprendi posse. H. Tarrant, Scepticismus. . ., p. 49-53, écrit à pro
pos du concept ά'ένάργεια : there can be little doubt that an orthodox Carneadean
would not have embraced the concept with any enthusiasm. Mais, comme le
remarque d'ailleurs Tarrant lui-même, p. 49, l'hostilité de Camèade et de Clit
omaque était dirigée contre Γένάργεια au sens fort du terme, c'est à dire contre
la relation quasi automatique établie par les Stoïciens entre l'évidence et l'a
ssentiment. Or ce qui est dit au § 34 s'accorde parfaitement avec la paraphrase
de Clitomaque du § 99 : la critique carnéadienne conteste l'existence d'une
représentation infaillible, mais admet qu'il existe des similia ueri qui sont non
comprehensa neque percepta neque adsensa. De même, nous ne comprenons pas
ce qui permet à Tarrant d'affirmer, p. 50, qu'au § 34 Antiochus évoque the Aca
demics of his own days.
294 LA CONNAISSANCE

estime que la discussion est malgré tout possible avec «ceux qui
s'efforcent de faire comprendre la différence entre l'incertain et ce
qui ne peut être perçu et de distinguer les deux choses», autrement
dit avec l'école de Camèade. A partir de là, et jusqu'au § 40, où il
emploie le terme d'Academici, Lucullus parle de ces philosophes en
utilisant la troisième personne du pluriel. Pourquoi au § 34 celle-ci
désignerait-elle soudainement d'autres gens qu'eux? Rien, absolu
mentrien, dans la lettre du texte ni dans son esprit n'indique un tel
changement;
- ajoutons encore ceci : dans le témoignage de Numénius,
l'évidence des sensations est ce qui conduit Philon à rejeter la sus
pension universelle du jugement. Dans celui de Cicéron, au contrair
e, il faut, quel que soit le caractère persuasif de l'évidence, maint
enir la suspension du jugement. Il est donc pour le moins para
doxal d'affirmer que les deux relèvent d'une même inspiration. En
fait, Numénius essaie de rendre compte, à sa façon, des innovat
ionsphiloniennes, alors que Lucullus reste fidèle à son projet ini
tial et ne s'intéresse pas aux dissidences de la Nouvelle Académie.

L'analyse de ces textes nous conduit donc à rejeter la thèse


selon laquelle Philon aurait accordé une valeur nouvelle à l'éviden
ce, sans pour autant renoncer à Γέποχή. Nous savons, de surcroît,
par Sextus Empiricus que, bien avant lui, Camèade avait admis
l'existence de représentations ayant l'apparence de la vérité et dont
on peut penser qu'elles avaient pour lui un caractère d'évidence,
sans être pour autant nécessairement vraies142. De surcroît, Lucull
us lui-même reconnaît que ses adversaires de la Nouvelle Acadé
mie«orthodoxe» ne nient pas qu'il existe des représentations
vraies 143. Si donc Philon n'avait pas innové dans ce domaine, quelle
fut son originalité? Le texte essentiel pour définir celle-ci est le
début du discours de Lucullus, où le défenseur du stoïcisme adres
se de véhéments reproches à Philon de Larissa. Voici la traduction
que nous en proposons :
« Mais Philon, en introduisant certains bouleversements - il pouv
ait difficilement résister aux objections qui étaient faites à l'opiniâ
treté des Académiciens - ment, comme cela lui a été reproché par
Catulus le Père, et, comme l'a démontré Antiochus, il se jette dans la
contradiction qu'il redoutait. En effet, il disait qu'il n'y avait rien qui

142 Cf. note précédente et Sext. Emp., Adu. math., VII, 171.
143 Cicéron, Luc, 13, 40 : Eorum quae uidentur, alia uera sunt, alia falsa, et
quod falsum est, id percipi non potest : quod autem uerum uisum est, id omne
taie est ut eiusdem modi falsum etiam possit uideri. Et quae uisa sint eius modi
ut in eis nihil intersit, non posse accidere ut eorum alia percipi possint, alia non
possint. Nullum igitur est uisum quod percipi possit.
L'ASSENTIMENT, L'ènO%i] ET LE PROBABILISME 295

pût être perçu (c'est ainsi, en effet, que nous rendons le terme άκα-
τάληπτον), si par perception il fallait entendre la définition donnée
par Zenon : une représentation - tel est le mot dont nous avons usé
hier pour traduire φαντασία - une représentation donc imprimée et
formée d'après l'objet dont elle provient et qui ne pourrait pas être
telle si elle ne provenait pas de cet objet. Cette définition de Zenon
nous la considérons comme tout à fait rigoureuse : comment, en
effet, pourrait-il y avoir une compréhension propre à donner la
sécurité de la connaissance et la certitude, si elle peut tout aussi bien
être fausse? En critiquant et en rejetant cette définition, Philon sup
prime la distinction entre le connu et l'inconnu, ce qui implique que
rien ne peut être connu ; l'imprudent est renvoyé là où il ne veut sur
tout pas aller. C'est pourquoi tout notre discours contre l'Académie
vise désormais à maintenir cette définition que Philon a voulu ren
verser » 144.
A la lecture de ce passage, nous comprenons que la nouveauté
introduite par Philon dans la Nouvelle Académie ne fut pas de
modifier tel ou tel concept, mais d'ajouter à la formule consacrée
«rien ne peut être perçu» la restriction «si l'on entend la percept
ion au sens stoïcien». Autrement dit, tout en affirmant que la réal
ité peut être appréhendée, il rejetait le critère du Portique, la
représentation «comprehensive». Pour Lucullus, défenseur sans
nuance de la logique de Zenon et qui ne conçoit pas d'autre moyen
de percevoir les choses que l'évidence sensorielle, il y a là une
inconséquence majeure, si bien que tout en accusant Philon d'avoir
menti et d'avoir travesti la pensée de ses prédécesseurs, il souligne
l'échec du scholarque dans sa tentative pour se distinguer d'Arcési-
las et de Camèade. Ce jugement partisan, expression d'une pensée
systématiquement hostile à Philon, n'est guère étonnant dans la
bouche du défenseur d'Antiochus. Il faut en faire abstraction, nous
demander quel était le sens du changement accompli par Philon et
comprendre les raisons qui l'avaient motivé.

144 Ibid., 6, 18 : Philo autem, dum noua quaedam commouet, quod ea sustine-
re uix poterai quae contra Academicorum pertinaciam dicebantur, et aperte men-
titur, ut est reprehensus a pâtre Catulo, et, ut docuit Antiochus, in id ipsum se
induit, quod timebat. Cum enint ita negaret quicquam esse quod comprehendi
posset - id enim uolumus esse άκατάληητον - si Mud esset, sicut Zeno definiret,
tale uisum - iam enim pro φαντασία uerbum satis hesterno sermone triuimus -
uisum igitur impressum effictumque ex eo unde esset quale non posset ex eo unde
non esset, id nos a lenone definitum rectissime dicimus : qui enim potest qui
cquam comprehendi, ut plane confidas perceptum id cognitumque esse, quod est
tale, quale uel falsum esse possit? Hoc cum infirmât tollitque Philo, iudicium tol-
lit incogniti et cogniti, ex quo efficitur nihil posse comprehendi; ita imprudens eo
quo minime uolt reuoluitur. Qua re omnis oratio contra Academiam suscipitur a
nobis ut retineamus earn definitionem quam Philo uoluit euertere. Trad, personn
elle.
296 LA CONNAISSANCE

En passant de l'acatalepsie absolue à l'acatalepsie relative, en


limitant le scepticisme académicien à la réfutation du critère stoï
cien, le philosophe de Larissa assumait le combat qui avait été
mené par l'Académie contre la théorie stoïcienne de la connaissan
ce et il se présentait comme le digne continuateur de cette longue
tradition. Au témoignage de Lucullus l'accusant d'avoir voulu « rui
ner» la théorie stoïcienne de la perception, on peut joindre celui de
Sextus qui, dans un passage des Hypotyposes145, affirme à propos
de Philon et de ses disciples : «ils disent que les choses sont insai
sissables, si l'on s'en tient au critère stoïcien, c'est-à-dire à la repré
sentation comprehensive». Philon pouvait donc reprendre à la let
tre tous les arguments avancés par Arcésilas et Camèade contre
l'équivalence de l'évidence et de la certitude; il n'avait sans doute
rien à ajouter dans ce domaine et il rejetait la doctrine de la «com
préhension » avec autant d'acharnement que ses devanciers 146.
Mais, alors que ceux-ci avaient estimé qu'ils devaient présenter
leur lutte contre le stoïcisme comme l'une des facettes d'une εποχή
absolue, Philon l'inscrivait sur fond de connaissance potentielle.
Tout en disqualifiant le critère stoïcien, le dernier scholarque de
l'Académie proclamait que la nature des choses peut être appré
hendée par l'homme et, alors que Camèade avait rejeté tout critè
re147, lui ne rejetait explicitement que la représentation «compreh
ensive». Il abandonnait ainsi la position qui avait été longtemps la
sienne - celle de l'incapacité du sujet à établir une quelconque cer
titude -, pour affirmer la compréhensibilité du monde, ce qui
constituait une brèche importante dans Γέποχή περί πάντων d'Arcé-
silas et de Camèade. Philon était toujours antistoïcien, il n'était
plus aporétique; plus exactement, il prétendait, en se référant sans
doute à Métrodore, que l'aporétisme de l'Académie n'avait jamais
été rien d'autre qu'un antistoïcisme.
Un tel bouleversement dans l'interprétation d'ensemble de la
philosophie académicienne ne pouvait que déconcerter ceux qui se
réclamaient de celle-ci. C'est ce que met en évidence Lucullus lors
qu'il dit que les livres romains de Philon stupéfièrent Heraclite de
Tyr, qui avait été antérieurement le disciple du scholarque. Il n'est
pas certain qu'ils furent la cause du passage d'Énésidéme au pyr-
rhonisme, mais les propos que lui attribue Photius semblent bien

145 Sext. Emp., Hyp. Pyr., I, 33, 235 : oi δέ περί Φίλωνα φασιν δσον μεν έτη
τφ στωικφ κριτερΐω, τουτέστι τη καταληπτικη φαντασία, ακατάληπτα είναι τα
πράγματα, οσον δέ έπί τη φύσει των πραγμάτων αυτών καταληπτά.
146 Ce que reconnaît Lucullus lui-même quand il affirme au § 16 : Philone
autem uiuo patrocinium Academiae non defuit.
147 Sext. Emp., Adu. math., VII, 165 : ούτε ούν ή άλογος αίσθησις οΰτε ό
λόγος ην κριτήριον.
L'ASSENTIMENT, ί'έποχή ET LE PROBABILISME 297

viser les innovations philoniennes 148. Comment, dit-il, soutenir le


pour et le contre à propos d'une même chose, si l'on prétend que la
réalité de celle-ci peut nous être connue? Comment faire croire à la
réversibilité des valeurs, alors que l'on proclame leur immutabilité
ontologique? Énésidème condamne un scepticisme qui ne porte
que sur les modalités de la connaissance et non sur la possibilité
même de celle-ci, il veut que les philosophes qui raisonnent ainsi
soient logiques avec eux-mêmes et qu'ils renoncent définitivement
à Γέποχή. R. Gélibert, auteur d'un intéressant article sur cette quest
ion, a écrit que, selon Énésidème, «la contradiction patente des
Académiciens, c'est qu'ils ne veulent pas admettre la consé
quence inéluctable de leur dogmatisme, à savoir qu'ils comprenn
ent, qu'ils saisissent une réalité»149. Nous nuancerons cette affi
rmation en disant que ce qui indigne surtout le restaurateur du
pyrrhonisme, c'est que les Académiciens (il vaudrait mieux dire en
l'occurence les Philoniens) puissent à la fois croire à la compréhen-
sibilité de la réalité et se complaire dans le refus de donner à cette
compréhension un contenu concret. A ce scepticisme de façade, à
ce qu'il considère sans doute comme un jeu artificiel et inconsé
quent,il oppose le pyrrhonisme, la seule et véritable philosophie de
l'acatalepsie universelle.
Jusqu'ici nous avons cherché à déterminer l'apport philonien à
la pensée de l'Académie, nous n'en avons pas encore apprécié la
portée. Pour ce faire, il faut d'abord saisir pourquoi cet homme
déjà âgé, rompu à toutes les joutes dialectiques, ce scholarque sans
école, choisit le moment apparemment le moins approprié pour
faire preuve d'une originalité qu'il n'avait guère manifestée au
temps de sa splendeur.
Nous ne reviendrons pas sur ce phénomène d'érosion de
Γέποχή que nous avons déjà évoqué à propos de Camèade et que
Clitomaque semblait avoir arrêté, tout au moins en ce qui concer-

148 Photius, Bibl., 212, 169 b : διαφοραν των τε Πυρρωνίων και των 'Ακαδη
μαϊκών είσάγων μικρού γλώσση αύτη ταοτά φησιν, ώς οί μέν από τής 'Ακαδημίας
δογματικοί τέ είσι καί τα μέν τίθενται αδιστάκτως, τα δέ αίρουσιν αναμφιβόλως
170 a : το γαρ αμα τιθέναι τι καί αίρειν αναμφιβόλως, αμα τε φάναι κοινώς ύπ-
άρχειν καταληπτά, μάχην όμολογουμένην εισάγει, έπεί πως οΐόν τε γινώσκοντα
τόδε μέν είναι αληθές τόδε δέ ψευδός έτι διαπορείν και διστάσαι, καί ού σαφώς
το μέν έλέσθαι, το δέ περιστήναι.
149 R. Gélibert, Philon de Larissa et la fin du scepticisme académique, dans
Permanence de la philosophie, Mélanges offerts à J. Moreau, Neuchâtel, 1977,
p. 82-126. R. Gélibert adopte, p. 114, au § 170 a une correction qui avait été pr
écédemment proposée par R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 233, et il remplace καταληπτά
par son contraire. Nous croyons cependant qu'il faut conserver tel quel le texte
des manuscrits, car ce que reproche Enésidème aux Académiciens c'est de pra
tiquer l'isosthénie sur fond de compréhensibilité de la réalité.
298 LA CONNAISSANCE

nait l'expression officielle de l'école. Il eut certainement son impor


tance dans l'évolution de Philon, mais deux raisons plus spécifi
ques nous semblent également avoir joué un rôle, l'une philosophi
que, l'autre historique.
L'un des arguments les plus constamment utilisés contre le
scepticisme est qu'il contient en lui-même sa propre réfutation,
parce que, quels que soient ses efforts pour le dissimuler, il ne peut
se dispenser d'un point fixe. Le cogito cartésien apparaît ainsi com
mel'aboutissement d'une très longue recherche visant à découvrir
ce qui est inhérent au scepticisme et que le scepticisme ne peut
reconnaître sans se détruire. De manière beaucoup plus fine qu'An-
tipater, Antiochus, sans doute parce qu'il connaissait la Nouvelle
Académie de l'intérieur, avait entrepris de mettre celle-ci en
contradiction avec elle-même. Il est incohérent, disait-il, de poser
comme prémisse qu'il existe des représentations fausses et d'ajou
ter ensuite qu'elles ne diffèrent en rien des représentations
vraies150. Procéder ainsi, c'est en effet accepter une différence que
l'on s'empresse de nier. Très subtilement Antiochus mettait ainsi en
évidence la faille de la critique du stoïcisme, telle qu'elle avait été
élaborée par Arcésilas et surtout par Camèade.
Pour mener à bien sa dialectique, celui-ci avait admis - sans
doute d'une façon non dogmatique, mais était-il toujours facile de
faire la différence? - que les représentations ne sont pas un pur
produit du sujet, qu'il existe des représentations vraies, impossibles
toutefois à identifier avec certitude comme telles. Et c'est précisé
ment ce que l'Ascalonite avait contesté, arguant que l'on ne pouvait
à la fois faire état de l'existence phénoménologique de la vérité et
affirmer que rien ne peut être perçu. Or, Cicéron nous dit que Phi
lon fut très troublé (maxime perturbatimi) par cette objection et il
est donc normal qu'il ait cherché à y répondre en s'efforçant de
concilier deux propositions que son ancien élève considérait com
meincompatibles 151 : la réalité est connaissable, mais le critère stoï
cien est inadéquat. Ce qui exigeait en bonne logique qu'il proposât
lui-même un autre critère. L'a-t-il fait? Nous croyons que l'on peut
répondre négativement si l'on entend par là qu'il aurait substitué
un concept ou une formule simple à la représentation «compreh
ensive» stoïcienne. La véritable innovation de Philon est, selon

150 Cicéron, Luc, 34, 1 1 1 : Ne illam quidem praetermisisti, Luculle, reprehen-


sionem Antiochi - nec mirum, in primis est nobilis - qua solebat dicere Antiochus
Philonem maxime perturbatum. Cum enim sumeretur unum, esse quaedam falsa
uisa, alterum, nihil ea diffère a ueris, non attendere superius illud ea re se esse
concessum, quod uideretur esse quaedam in uisis differentia, earn tolli altero, quo
neget uisa a falsis uera differre; nihil tam repugnare.
151 Ibid.
L'ASSENTIMENT, ί'έποχή ET LE PROBABILISME 299

nous, à chercher dans l'ouverture d'une perspective nouvelle, dont


nous sommes persuadé qu'il faut chercher la cause, au moins part
ielle, dans ce bouleversement considérable que furent la fin de
l'Académie athénienne et la fuite à Rome du scholarque.
L'exil n'est pas seulement un déchirement, l'abandon de lieux
et d'êtres chers ou tout simplement familiers, il peut être aussi
source de renouvellement, car il contraint l'exilé à s'adapter à ce
qui jusqu'alors lui était étranger. Douloureux toujours, il est par
fois fécond. Nous ne savons pas comment Philon a réagi au dérac
inement et le fait qu'il sut créer autour de lui un cercle d'auditeurs
incite à penser que, auréolé du prestige de son titre, il n'eut pas
trop de mal à s'intégrer à la société romaine. Mais, comment ne
pas supposer que le contact avec la Rome bouillonnante du début
du Ier siècle av. J.-C, la fréquentation de personnages différents de
ceux qu'il avait coutume de côtoyer à Athènes contribuèrent à lui
faire prendre conscience du caractère quelque peu figé des contro
verses? Confronté à un public, certes cultivé et avide de connaître,
mais moins au fait des arcanes de l'immense débat qui avait oppos
é l'Académie au Portique, et percevant enfin l'éristique qui, sur
fond de questions essentielles, avait parfois caractérisé cet affron
tement, il se devait de redonner à la pensée platonicienne l'autono
mie qu'elle semblait avoir perdue dans les feintes et les ruses de cet
interminable jeu dialectique. Philon avait désormais affaire à un
milieu intellectuel romain assez marqué dans son ensemble par le
stoïcisme platonisant de Panétius et, en tout cas, plus avide de voir
définir une règle de vie que de connaître le détail des divergences
entre Académiciens et Stoïciens.
Dans ces conditions, le plus urgent pour Philon était d'affi
rmer l'unité de l'Académie à travers son histoire en reprenant, avec
beaucoup plus de force que ne l'avaient fait ses prédécesseurs,
l'idée que Socrate et Platon n'étaient pas des philosophes dogmatiq
ues. L'allégeance à ceux que l'Académie devait considérer un peu
comme ses héros éponymes, avait sans doute été le fait de tous les
scholarques, et Arcésilas, en tout cas, s'était expressément réclamé
d'eux pour justifier son εποχή περί πάντων. La démarche de Philon
n'était donc pas originale sur le fond, mais elle s'imposait d'autant
plus qu'un philosophe qui se réclamait de l'Académie, Antiochus,
présentait Platon comme l'inventeur d'un savoir systématique sans
faille.
Si Philon eut un mérite, ce fut de comprendre que Platon pouv
ait être invoqué pour combattre la logique stoïcienne, et plus
généralement toute philosophie se présentant comme science, mais
qu'il était impossible de continuer à s'affirmer platonicien en prati
quant Γέποχή sur les modalités de la connaissance du monde.
En affirmant que les choses sont par nature connaissables, il
300 LA CONNAISSANCE

définissait une orientation, un espoir, auquel il semble bien s'être


gardé de donner une forme concrète, car pour sa part il continua
surtout à batailler contre le stoïcisme. Par cette position de princi
pe, il dégageait la philosophie platonicienne de cette doctrine de
l'opacité du monde, qui avait fini par devenir aussi encombrante
que le plus pesant des dogmes et il intégrait la pensée d'Arcésilas et
de Camèade dans la perspective de l'idéal, d'une connaissance
véridique possible, au nom de laquelle il fallait combattre les faux
critères.
Il reste évidemment à comprendre pourquoi Cicéron, élève de
Philon, s'est montré réticent à le suivre dans cette orientation nouv
elle et a préféré s'en tenir à l'interprétation traditionnelle de la
pensée néoacadémicienne, celle qu'avait donnée Clitomaque. Nous
proposerons une explication à la fin de cette partie consacrée à la
connaissance, une fois que nous aurons analysé comment s'affront
ent, dans le Lucullus, les conceptions néoacadémicienne et sto
ïcienne à propos de ce que nous appellerons par commodité les
fonctions intellectuelles.
CHAPITRE III

DE LA PRÉNOTION À LA SAGESSE

La représentation n'est pas dans le stoïcisme une simple infor


mation que l'intelligence se devrait d'affiner et d'interpréter, com
mes'il s'agissait d'un matériau étranger. Parce qu'elle n'est rien
d'autre qu'un certain état de l'hégémonique, elle a un devenir, elle
est porteuse de potentialités qui se réaliseront dans le concept, la
mémoire, le savoir ou la sagesse. L'importance de cette idée, ex
pression de la nature systématique du stoïcisme, est telle que Lu-
cullus la répète trois fois en des termes très proches, mettant l'ac
cent tantôt sur la représentation, tantôt sur l'assentiment1. L'ex
posé le plus complet, qui se trouve en 21-23, comporte une rigou
reuse gradation2 :
- la représentation elle-même est indissociable de l'identif
ication des qualités de l'objet, ce qu'exprime la formule dont nous
avons déjà souligné l'ambiguïté volontaire3 : ea quae non sensibus
ipsis percipi dicuntur, sed quodam modo sensibus; ut haec : illud est
album. . . ;
- si l'homme en restait à ce stade de la perception, il aurait
du monde une vision, certes contrastée, mais impressionniste, frag
mentée. Au contraire, il perçoit les objets dans leur individualité et
il sait définir celle-ci parce que les représentations ont imprimé en
lui ces «notions communes», «sans lesquelles toute intelligence,
toute question et toute discussion sont impossibles»4;
- parce que les représentations s'accumulent dans la mé
moire, ce «trésor de représentations»5, elles sont aussi le fonde-

1 Cicéron, Luc, 7, 21-23; 10, 31; 12, 38. Cicéron emploie lui-même au § 21
l'expression series . . . maiora nectens.
2 Sur la nécessité de ne pas perdre de vue le caractère dynamique de cette
series, cf. supra, p. 164.
3 Cicéron, Luc, 21 : «les choses qui ne sont pas perçues par les sens eux-
mêmes, mais qui le sont cependant d'une certaine manière ; par exemple : ceci
est blanc ...» Trad. pers.
4 Ibid. : ... sine quibus nec intelligi quicquam nec quaeri, cf. également Ac.
post., I, 11, 42. On trouvera des éléments qui rappelent le texte cicéronien dans
Sext. Emp., Adu. math., VII, 343-345.
5 L'expression se trouve dans Sext. Emp., ibid., 373 = S.V.F., I, 64.
302 LA CONNAISSANCE

ment de tout savoir particulier : « un art est un assemblage de per


ceptions éprouvées visant à une fin utile à la vie», dit Cicéron, dans
un fragment que nous a transmis le grammairien Diomède, et dont
nous pensons qu'il pourrait bien provenir de Academica posterio-
ra
- entre le savoir particulier et la science caractéristique de
la sagesse, il y a autre chose qu'une différence d'extension car l'un
se définit par rapport à un objet qui lui est extérieur, tandis que
l'autre, dit Lucullus, tire d'elle-même sa constantia1. Mais, si la
sagesse reproduit dans l'homme la cohérence et l'harmonie qui
régnent dans la nature, c'est qu'elle a elle-même une origine natur
elle, qui n'est autre précisément que Γοίκείωσις, ce mouvement
instinctif de l'homme vers ce qui lui est approprié, lequel n'existe
rait pas sans une image exacte de la réalité8.
Ainsi donc la représentation «comprehensive» contient poten
tiellement en elle la sagesse et, à son tour, la sagesse confirme que
les sens ne nous trompent pas. La confiance dans le monde des
représentations, d'abord spontanée, devient après ce parcours cir
culaire une conclusion raisonnée, un dogme. Attaquer l'expérience
sensorielle, c'est donc rendre impossible le travail de la raison et
dénigrer les dons de la nature au lieu de les utiliser judicieuse
ment9.
Mais l'adversaire académicien, tout en considérant que la réfu
tation de la théorie de la représentation suffisait à saper le stoïcis
me, ne s'en est pas tenu là, il a voulu répliquer au Portique à pro
pos de chacun des moments de la connaissance, opposant ainsi la
continuité de la critique à celle de la certitude.

Les prénotions : questions à propos d'un silence.

Dans la préface de son remarquable article sur les prénotions,


V. Goldschmidt déplorait qu'il n'y eût pas encore de monographie
consacrée à ce terme, qui poserait de manière enfin satisfaisante le

6 Diomède, Ars grammatica II, in Grammatici latini, éd. H. Keil, Leipzig,


1857, t. 1, p. 421 : ars est perceptionum exercitarum constructio ad unum exitum
utilem uitae pertinentium, frg. 31 Garbarino (classé parmi les scripta incerta
dubiae fidei).
7 Cicéron, op. cit., 23 : In quibus solis inesse etiam scientiam dicimus, quam
nos non comprehensionem modo rerum, sed earn stabilem quoque et immutabi-
lem esse censemus. . .
8 Ibid., 24.
9 Sur ce point, cf. Epictète, II, 20, 21.
DE LA PRÉNOTION À LA SAGESSE 303

problème du concept dans la pensée antique10. A notre connaissanc


e, le vœu du regretté savant n'a pas encore été exaucé, sans doute
en raison de l'immensité de la tâche, et il va de soi qu'un tel projet
n'a pas sa place dans cette étude, notamment parce que cette ques
tion est secondaire dans le Lucullus. Nous rappellerons donc un
certain nombre d'acquis de la recherche, avant de formuler quel
ques hypothèses sur une particularité, jusqu'ici négligée, du dis
cours de Cicéron.
C'est dans le De natura deorum que Cicéron explique l'origine
du terme πρόληψις11 : ce fut Epicure, dit-il, qui l'inventa, afin de
désigner une chose qui jusque là n'avait pas de nom, « une espèce
de représentation de la chose anticipée dans l'esprit, sans laquelle
on ne peut ni comprendre une chose, ni à son sujet instituer une
recherche ou une discussion». Comme l'a noté V. Goldschmidt, il
n'y a aucune raison de mettre en doute l'exactitude de ce texte, si
bien que l'historien de la philosophie antique doit surtout analyser
les différences entre les emplois stoïcien et épicurien du terme12.
Celles-ci ne doivent cependant pas dissimuler que les deux syst
èmesont en commun un refus très ferme de l'innéisme, même si la
formulation de certains témoignages pourrait parfois laisser pen
ser le contraire 13. En ce qui concerne plus particulièrement le stoï-

10 V. Goldschmidt, Remarques sur l'origine épicurienne de la prénotion,


dans Les Stoïciens et leur logique, (p. 155-169), p. 155: «En tant que ce terme
faite partie de toute la philosophie antique, jusqu'à Sextus Empiricus et même
Jamblique, il mériterait une étude monographique qui ne se bornerait pas à
l'examen parcimonieux des loci classici, toujours les mêmes, et qui poserait,
d'une manière générale, le problème du concept dans la pensée antique».
11 Cicéron, Nat. de., I, 17, 43 : Quae est enim gens aut quod genus hominum
quod non habeat sine doctrina antidpationem quandam deorum, quant appellai
prolemsin Epicurus, id est, anteceptam animo rei quandam informationem, sine
qua nec intellegi nec quaeri nec disputali, potest ? Il est à remarquer que la der
nière partie de la phrase est exactement la même que celle que nous avons citée
à la note 4.
12 V. Goldschmidt, op. cit., p. 168, qui souligne que l'emploi stoïcien du te
rme diffère de celui des Epicuriens, en particulier parce que les philosophes du
Portique «intègrent la prénotion dans une classification des concepts et, d'autre
part, construisent un processus de l'expérience, où la prénotion apparaît seule
ment comme un stade».
13 Plutarque, Sto. rep., 17, 1041 e = S.V.F., III, 69, dit que Chrysippe consi
dérait sa théologie comme étant la plus conforme aux έμφυτοι προλήψεις. Sur le
caractère non innéiste de cette expression, cf. M. Pohlenz, Die Stoa, 1. 1, p. 56-59
et V. Goldschmidt, Le système stoïcien..., p. 159-161. Le même décalage entre
l'expression et la réalité de la pensée se trouve dans Nat. de., I, 17, 44, lorsque
l'Epicurien Velléius évoque, à propos des dieux, les insitas eorum uel potius
innatas cognitiones. Dans l'excellent commentaire qu'elle fait de ce passage,
E. Asmis, op. cit., p. 68-69, aboutit en ce qui concerne les Epicuriens aux mêmes
conclusions que Pohlenz et Goldschmidt en ce qui concerne les Stoïciens.
304 LA CONNAISSANCE

cisme, la doctrine du concept nous est connue surtout par un texte


d'Aetius, dans lequel l'hégémonique de l'homme à la naissance est
comparé à une feuille blanche sur laquelle les concepts viennent
s'inscrire, soit naturellement, c'est-à-dire grâce à l'expérience di
recte, soit par «l'enseignement et par l'étude»14. Aetius nomme les
premières προλήψεις, les seconds έννοιαι, mais il semble bien que
cette distinction n'ait été que fort peu respectée puisque les fameus
es «notions communes», ces concepts communs à tous les homm
es, comme celui de divinité, sont en fait des prénotions. L'intérêt
du témoignage d'Aetius est donc dans l'affirmation très nette que
le stoïcisme ne connaît pas d'idées innées, que la doctrine de la
réminiscence lui est étrangère et qu'il a cherché à apporter sa pro
pre réponse au problème du Ménon : comment puis-je identifier un
objet si je ne le connais déjà?
L'existence de ces deux termes, πρόληψις et έννοια, à la fois
distincts et souvent confondus, l'origine épicurienne du premier,
posaient à Cicéron de sérieuses difficultés de traduction, qu'il a
tenté de résoudre, non pas avec légèreté, comme le lui a reproché
Madvig, mais, au, contraire, en travaillant «avec prudence et mé
thode» et en procédant par approximations successives15. Il a su
préserver la spécificité de la πρόληψις épicurienne en lui réservant
les termes de praenotio et & anticipano, alors que dans un contexte
stoïcien il emploie praesensio 16. S'il est vrai, par ailleurs, que dans
le Lucullus comme dans les Topiques il ne cherche pas à différen
cier πρόληψις et έννοια, ce n'est pas par ignorance de la nuance qui
existe entre ces deux termes, mais parce qu'il se conforme à l'usa
ge stoïcien, qui est de les confondre souvent17. La lecture des trai
tés philosophiques montre, enfin, comment Cicéron a tâtonné pour
trouver un équivalent latin à έννοια, choisissant d'abord intelligen-
tia, puis notitia, et enfin notio, qui est le terme qu'il semble avoir
jugé le plus satisfaisant18. Cette attention extrême à un problème
de traduction difficile entre tous ne rend que plus surprenant le
traitement unilatéral de la question du concept dans le Lucullus.

14 Aetius, IV, 11 = S.V.F., II, 83.


15 Sur cette question, cf. H. J. Härtung, op. cit., p. 78-101, qui cite (p. 90) le
reproche fait par Madvig (éd. du De finibus, p. 402, com. de III, 33) à l'Arpinate
d'avoir traduit avec inconstantia, traduisant έννοια tantôt par notitia et tantôt
par notio.
16 Comme cela a été démontré par H. J. Härtung, op. cit., p. 81-82.
17 Cicéron, Luc, 10, 30: notitiae rerum, quas Graeci turn εννοίας, turn
προλήψεις uocant; Top., 6, 31 : notionem appello quod Graeci turn εννοιαν turn
πρόληψιν. On trouvera une bonne mise au point sur cette question dans le com
mentaire de Reid au passage du Lucullus.
18 Cf. H. J. Härtung, op. cit., p. 94-100.
DE LA PRÉNOTION À LA SAGESSE 305

Le propos de Lucullus quand il parle des notitiae est de mont


rer que celles-ci ne sont concevables que si elles ont pour origine
des images exactes de la réalité19: «si les notions étaient fausses
car c'est par ce mot que tu semblés rendre εννοίας, si donc elles
étaient fausses ou imprimées en nous par des représentations telles
que les vraies ne pourraient être distinguées des fausses, comment
pourrions-nous en user?». De manière plus dialectique que le t
émoignage d'Aetius, ce passage, sur les présupposés ontologiques
duquel nous reviendrons à propos de la mémoire, confirme la
continuité qui existe dans le stoïcisme entre l'expérience sensible et
l'intelligence. Mais Lucullus est plus précis encore, un peu plus
loin, quand il affirme que le passage de la représentation au
concept se fait similitudinibus, terme qui certainement désigne ici
l'ensemble des opérations par lesquelles les Stoïciens expliquaient
la tranformation de la φαντασία en έννοια, et que Caton présente
ainsi dans le De finibus20 : «les notions des choses se forment dans
les âmes si l'on acquiert une connaissance soit par l'expérience,
soit par la conjonction, soit par la similitude ou la comparaison
rationnelle et c'est par cette quatrième opération que s'est formée
la conception du bien». Cependant la notion ainsi formée n'est pas
une connaissance actuelle, et pour qu'elle le devienne il faut que la
définition développe ce qui est contenu en elle, que cette enodatio,
pour reprendre le terme qu'utilise Cicéron dans les Topiques, mette
à jour tous les éléments qui font sa singularité21. Ainsi, de même
que seul un assentiment ferme permet de réaliser les virtualités de
la représentation «comprehensive», de même le travail de la raison
est nécessaire pour que la prénotion puisse rendre compte vérit
ablement de la réalité. Plus clair, plus conscient sera son contenu,
mieux fondé sera le jugement: «parti d'idées reconnues vraies»,
dira Epictète, «on arrive à une proposition douteuse parce qu'on
les applique d'une manière incohérente. Si, outre ces idées, on pos
sédait l'art de les appliquer, qui empêcherait qu'on ne soit par
fait?22».

19 Cicéron, Luc., 7, 22 : Quod si essent falsae notitiae - εννοίας enim notitias


appellare tu uidebare -, si igitur essent hae falsae aut eius modi visis impressae
qualia uisa a falsis discenti non possent, quod tandem eis modo uteremur?.
20 Cicéron, Fin., III, 10, 33 = S.V.F., III, 72 : Cumque rerum notiones in ani-
mis fiant, si aut usu aliquid cognitum sit aut coniunctione aut similitudine aut
collatione rationis, hoc quarto, quod extremum posui, boni notitia facta est. Trad,
pers.
21 Cicéron, Top., 9, 31, où il est dit que la notion est enodationis indigens.
22 Epictète, Entretiens, II, 11, 8-9 : Αφ' όμολογουμένων γαρ ορμώμενοι
τούτων έτη το άμφισβητούμενον προάγουσιν ύπο τής ακαταλλήλου εφαρμογής.
Ώς εί γε και τοΰτο ετι προς έκείνοις έκέκτηντο, τί έκώλυε αυτούς είναι τε
λείους ;
306 LA CONNAISSANCE

Rien dans ce que dit Lucullus du concept ne diverge de l'o


rthodoxie stoïcienne et ce n'est donc pas là qu'il faut chercher la
singularité du Lucullus, mais dans le silence de Cicéron. En effet,
alors que celui-ci réfute - et avec quelle alacrité ! - la doctrine sto
ïcienne de la mémoire, de l'art et de la sagesse, il ne dit pas un mot
pour répliquer à Lucullus au sujet de la notitia. Il est toujours diffi
cile d'interpréter un silence et nous n'irons pas jusqu'à affirmer
que celui-là a été nécessairement intentionnel. Mais, par ailleurs,
comment n'y voir qu'une omission insignifiante, alors que la ques
tion du concept a incontestablement beaucoup intéressé Cicéron?
Il serait tout à fait imprudent d'interpréter cette absence comme le
signe d'un accord implicite; en réalité, nous devons nous contenter
ici d'une explication provisoire, dans la mesure où, par delà
Γεννοια, le problème posé est celui de la position des Néoacadémic
iens à l'égard de la transcendance et qu'il ne peut être abordé
qu'à partir de l'étude de tous les aspects de leur philosophie.
A notre connaissance, il n'existe qu'un seul témoignage sur la
méthode utilisée par la Nouvelle Académie pour réfuter la théorie
stoïcienne de la formation des concepts. Il s'agit du passage des
Comm. not. de Plutarque, où Diadoumène, ne se contentant plus de
démontrer que les Stoïciens sont en contradiction avec ces «no
tions communes» dont eux-mêmes font tant de cas, met en cause
l'explication que ces philosophes donnent de l'origine de ces no
tions23 : si l'âme, dit-il, est un souffle chaud (άναθυμίασις), com
ment les concepts, les souvenirs, les sciences, qui sont «des réalités
fixes», pourraient-ils avoir comme siège «une substance fugace,
dispersée, toujours mobile et fluide»? L'objection est à la fois
adroite et contestable, puisqu'elle feint d'ignorer toutes les préci
sions apportées par les stoïciens à leur théorie du πνεύμα, mais
notre propos n'est pas de discuter ici de son bien-fondé. Ce qu'il
nous importe, en effet, de remarquer, c'est qu'il existait une crit
ique néoacadémicienne de la psychologie du Portique, fondée sur
des considérations ressortissant à la physique. Pourquoi est-elle
absente du discours de Cicéron? Sans doute parce que celui-ci (ou
sa source immédiate) a estimé qu'il convenait de ne pas renoncer à
cette dissociation de la logique et de la physique, qui est dans son
discours, nous pensons l'avoir montré, un instrument redoutable-
ment efficace pour la réfutation du critère stoïcien.
Mais le silence de Cicéron ne relève-t-il pas précisément de cet
temême méthode et ne s'explique-t-il pas par le fait que les Acadé
miciens, comme le montre le traité de Plutarque, traitaient à part
le problème des «notions communes», mettant en opposition les

23 Plutarque, Comm. not., 47, 1084f-1085b.


DE LA PRÉNOTION À LA SAGESSE 307

bizarreries du stoïcisme et la prétention des Stoïciens à se confor


mer à des conceptions universelles? Sans rejeter totalement cette
explication, qui ne permet pas de comprendre pourquoi les Acadé
miciens se sont si peu intéressés à l'empirisme stoïcien en matière
de formation des concepts, il convient de se demander si la Nouvell
e Académie, parfaitement à l'aise dans la critique de la représentat
ion «comprehensive», n'était pas plus prudente à propos des pré
notions, par crainte de sembler assumer dogmatiquement la théo
riedes Formes. On peut, en tout cas, remarquer une attitude assez
surprenante, et pour tout dire une certaine hypocrisie, dans la part
iedu Lucullus consacrée au dissensus des philosophes sur le critè
re de la vérité. Dans ce passage, en effet, l'idéalisme platonicien est
présenté, en apparence, comme une réponse parmi d'autres à ce
problème philosophique24: «autre est le critère de Protago
ras . . . autre celui des Cyrénaïques . . . autre celui d'Épicure. Pla
ton, lui, veut que le critère de la vérité et la vérité elle-même soient
séparés des opinions et des sens et appartiennent à la pensée et à
l'esprit. Laquelle de ces doctrines approuve notre ami Antiochus?».
En réalité, cette neutralité n'est évidemment que de façade et cette
enumeration de noms recouvre deux traditions inconciliables : cel
les des sensualistes, à laquelle les Académiciens rattachaient sans
aucun doute les Stoïciens, même si ceux-ci ne sont pas mentionnés
dans les lignes que nous avons citées, et celle de Platon, définie au
contraire par la discontinuité entre le monde des sens, de l'opinion
et le λόγος, critère de la vérité. S'il est reproché à Antiochus d'avoir
trahi Platon et l'Ancienne Académie pour adhérer sans réserve au
stoïcisme (a Chrysippo pedem nusquam), il n'est pas affirmé expres
sément que le critère platonicien soit le bon. Autant la théorie des
Formes est clairement assumée dans Y Orator25, autant Cicéron,
lorsqu'il s'exprime comme philosophe de la Nouvelle Académie,
préfère dans ce domaine la suggestion à l'affirmation, par crainte
sans doute de sembler adhérer à une doctrine constituée, à une
vérité dogmatiquement proclamée, alors que Platon est pour lui

24 Cicéron, Luc, 47, 142 : Aliud iudicium Protagorae est . . . aliud Cyrenaico-
rum . . . aliud Epicuri . . . Plato autem omne iudicium ueritatis ueritatemque
ipsam abductam ab opinionibus et a sensibus cogitationis ipsius et mentis esse
uoluit.
25 Cicéron, Or., 3, 10 : Has rerum formas appellai ιδέας ille non intellegendi
solum sed etiam dicendi grauissimus auctor et magister Plato, easque gigni negat
et ait semper esse ac ratione et uia disputetur, id est ad ultimam sui generis for-
mam speciemque redigendum. Cf. l'exposé varronien de l'idéalisme, supra,
p. 147.
308 LA CONNAISSANCE

une source d'inspiration passionnément admirée, mais dont il n'a


jamais exclu qu'elle pût être erronée26.
Ajoutons encore ceci, qui mériterait un long développement,
tant cet aspect de la philosophie d'Antiochus a été important dans
l'histoire du platonisme. Pour avoir suivi l'enseignement de l'Asca-
lonite, Cicéron savait fort bien que celui-ci ne s'était pas contenté
de reprendre telle quelle la théorie stoïcienne des f)rénotions et
qu'il avait, en quelque sorte, platonisé celle-ci en substituant à
l'idée d'une origine empirique des concepts, celle de leur existence
a priori, sous la forme d'un don fait à l'homme par la nature de
notions qui constituent la base de la connaissance27. W. Theiler a
montré, en s'appuyant sur de nombreux exemples, quel rôle consi
dérable cette théorie a joué dans la préparation du néoplatonisme :
or c'est dans le De legibus et dans le De finibus qu'elle se trouve
exposée, non dans les Académiques2*. Cette étrangeté n'est que le
corollaire d'un paradoxe plus important encore. En effet, alors que
l'antiochien Varron et le Néoacadémicien Cicéron admirent tous
deux Platon et expriment en des termes assez proches la théorie
des Formes, ce consensus entre les deux branches de l'Académie
finissante est laissé à l'arrière-plan, l'accent étant mis sur le débat :
εποχή ou dogmatisme? La pensée de Platon a été, en fait, défendue
selon deux stratégies différentes. Antiochus a estimé que la prénot
ionstoïcienne, qu'il a défendue dialectiquement contre les Néoa
cadémiciens, pouvait être interprétée dans le sens de l'innéisme.
Pour la Nouvelle Académie, au contraire, le meilleur moyen de res
ter fidèle à Platon était de se garder de tout dogmatisme, fût-il pla
tonicien, aussi a-t-elle préféré sur cette question du concept, part
iculièrement propre aux développements ontologiques, pratiquer
un silence qui place l'historien de la philosophie devant une diffi
culté exégétique importante : démontrer la faiblesse des sens et
d'une raison dépendant de ceux-ci, était-ce pour Arcésilas et Car-
néade exprimer en négatif la probabilité de l'existence d'un modèl
e, d'une transcendance, d'un intellect pur, ou bien formuler un

26 Cf. infra, p. 467.


27 Cicéron, Leg., I, 9, 26 : natura . . . rerum plurimarum obscuras nee satis
expressas intellegentias enodauit, quasi fondamenta quaedam scientiae.
28 W. Theiler, Die Vorbereitung des Neuplatonismus, Berlin, 1930, p. 39-48.
Theiler a été critiqué par C. De Vogel, A la recherche des étapes précises entre
Platon et le Néoplatonisme, dans Mnémosyne, 1954, p. 111-122, qui a privilégié le
rôle de Posidonius dans ce qu'elle considère comme la renaissance de la théorie
des Formes. Cette thèse avait déjà été défendue par R. E. Witt, Plotinus and
Posidonius, dans CQ, 24, 1930, p. 198-207. En revanche, Theiler a trouvé un
défenseur en la personne de P. Boyancé qui, tout au long de son œuvre, n'a
cessé de défendre le caractère platonicien de la philosophie d'Antiochus.
DE LA PRÉNOTION À LA SAGESSE 309

questionnement sans préjugé sur l'homme et sur la nature? Une


interprétation exclusivement analytique accréditerait la deuxième
hyptohèse, mais la première demande à être examinée plus attent
ivement. Nous aurons à revenir sur cette question qui nous paraît
essentielle.

La mémoire et les arts.

Par biens des aspects, la conception stoïcienne de la mémoire


est héritière d'Aristote et Zenon n'aurait rien eu à objecter à une
affirmation comme celle-ci : « l'impression produite grâce à la sen
sation est de telle sorte qu'elle est comme une espèce de peinture
dont la possession constitue la mémoire»29. Mais, alors que le Sta-
girite s'était appliqué à différencier la mémoire de la réminiscence
et à expliquer le phénomène de l'oubli, les scholarques du Portique
semblent, eux, ne pas avoir accordé une attention particulière à la
μνήμη, se contentant de la décrire comme un dépôt de représentat
ions30. De même, leur définition de la τέχνη se fonde sur la «com
préhension» sensorielle, source nécessaire de la science, comme le
montre, en particulier, cette phrase de Sénèque : «Toute science,
tout art doit avoir comme origine de son développement une évi
dence, une perception par les sens»31. Dans un tel système, la
fonction de la mémoire et du savoir particulier est d'enrichir à son
tour l'expérience sensible, de la renouveler, en permettant de décel
erdans la représentation ce que l'ignorant est incapable d'appré
hender. Cependant, le stoïcisme rencontre dans ce va-et-vient entre
le sujet et le réel une difficulté propre à toutes les doctrines qui
donnent du processus de la connaissance une explication trop
étroitement empirique : comment expliquer que des représentat
ions fausses, ou tout simplement incertaines, puissent s'inscrire
dans l'esprit avec la même force que celles qui correspondent exac
tement à la réalité? Lucullus n'élude pas ce problème, mais la
réponse qu'il y apporte paraît psychologiquement indéfendable32 :
«Que peut être», demande-t-il, «une mémoire des choses fausses?

29 Aristote, De memoria, 450 a, 28-30: τοιούτον το γιγνόμενον δια της


αίσθήσεως έν τγ\ ψυχή και τφ μορίω του σώματος τω εχοντι αυτήν, οίον
ζωγράφημά τι το πάθος, ου φαμέν την εξιν μνήμην είναι.
30 Cf. supra, note 5.
31 Sénèque, Ep., 124, 6 : omnis scientia atque ars aliquid débet habere mani-
festum sensuque comprehensum ex quo oriatur et crescat..
32 Cicéron, Luc, 7, 22 : Quae potest enim esse memoria falsorum, aut quid
quisquam meminit, quod non animo comprehendit et tenet? Ars uero quae potest
esse nisi quae non ex una aut duabus, sed ex muîtis animi perceptionibus cons
tat?
310 LA CONNAISSANCE

De quoi se souvient-on si ce n'est de ce que l'esprit a perçu et


conservé? Que peut être un art s'il n'est pas composé, non pas
d'une ou deux, mais de plusieurs perceptions». Autrement dit, et
comme l'a fort bien vu J. S. Reid, pour que soit préservée cette
continuité parfaite entre la représentation «comprehensive» et la
science, Lucullus est obligé de recourir à l'assimilation de la vérité
à l'être, de l'erreur au non-être33.
" Cependant, le postulat métaphysique qui sous-tend l'argument
vaut moins par lui-même que comme un moyen de renforcer la
continuité du système, mise à mal en ce qui concerne la mémoire
par l'expérience la plus commune. La mémoire des choses fausses
est inconcevable, bien que réelle, parce qu'admettre cette donnée
psychologique reviendrait à reconnaître que la représentation
«comprehensive» n'est pas la condition sine qua non de l'activité
du λόγος.
La réfutation de Cicéron prend la forme d'un syllogisme about
issant, à partir de prémisses stoïciennes, à une conclusion inaccep
table pour les Stoïciens34 :
- si la mémoire ne porte que sur les réalités perçues et comp
rises, tout ce dont on se souvient correspond à des objets perçus
et compris;
- or rien de faux ne peut être perçu;
- donc, puisque l'Epicurien Siron se souvient de tous les
dogmes d'Epicure, il en résulte nécessairement que ceux-ci sont
vrais.

L'Arpinate pratique avec bonheur l'ironie dans cette argument


ation, tout comme quand il demande à Lucullus si le mathématic
ien Polyaenus, qui, devenu épicurien, estima que toute la géomét
rie était fausse, avait pour autant oublié tout ce qu'il savait dans
ce domaine35. Mais le brillant de la forme ne doit pas dissimuler la
profondeur de la pensée. En effet, ce que Cicéron exprime «en
creux», négativement, à travers ces traits, c'est la conclusion à
laquelle Platon parvient dans le Sophiste, lorsqu'il donne sa répons
e au problème de l'erreur, qui était resté en suspens dans le Théé-

33 J. S. Reid, ad loc.
34 Cicéron, Luc, 33, 106 : Si igitur memoria perceptarum comprehensarum-
que rerum est, omnia quae quisque meminit, habet ea comprehensa atque percep-
ta. Falsi autem comprehendi nihil potest, et omnia meminit Siron Epicuri dogmat
a; uera igitur Ma sunt omnia.
35 Ibid.
DE LA PRÉNOTION À LA SAGESSE 311

tète36: «(le non-être) n'a pas, s'il est permis de le dire, moins
d'existence que l'être lui-même; car ce n'est pas le contraire de
l'être qu'il exprime, c'est seulement autre chose que lui». L'idée
d'une mémoire des choses fausses n'apparaît donc philosophique
ment scandaleuse à Lucullus que parce que celui-ci n'a pas su défi
nirce qu'est l'erreur. Ainsi, une fois de plus, le débat entre la Nouv
elle Académie et le Portique perpétue, sous des formes différent
es, une question qui était au centre de la réflexion platonicienne.

Les limites de la dialectique; le problème des antilogies.

Le stoïcisme n'a pas toujours défini la dialectique de la même


manière, mais ces variations sont secondaires, surtout si l'on tient
compte du fait qu'il l'a rétablie dans la dignité dont elle avait été
déchue par Aristote 37. On sait, en effet, que le Stagirite, par oppos
ition à Platon, sépara la dialectique de la philosophie et réduisit ce
qui était pour son maître la science de l'être à «une simple techni
que d'argumentation par questions et réponses, qui permet de par
ler de tout, mais ne donne aucun enseignement, parce qu'elle se
contente d'argumenter à partir des opinions admises et des notions
communes, sans se soucier de la vérité»38. Le stoïcisme, lui, fit de
la dialectique la science du jugement vrai et la rangea parmi les
vertus du sage 39. Cette restauration qui, si elle n'était pas un retour
pur et simple à Platon, redonnait à la dialectique un domaine et
une fonction qu'Aristote lui avait refusés, ne trouva pas grâce
auprès des philosophes de la Nouvelle Académie, puisque Camèade
exprima sa condamnation de la dialectique en la comparant tantôt
au poulpe qui se dévore lui-même, tantôt à Pénélope défaisant la
nuit ce qu'elle avait tissé le jour, métaphore que Cicéron reprend
dans son discours 40. Une telle attitude est appuyée dans le Lucullus
sur deux grands arguments : cette prétendue science est incapable
de se définir un domaine qui lui soit extérieur et, par ailleurs, loin
de permettre un quelconque progrès, elle se détruit elle-même.
Le premier grief est exprimé par Cicéron à travers une série

36 Platon, Sophiste, 258 b : ουδέν ήττον, ει θέμις ειπείν, αύτοΰ του δντος
ουσία εστίν, ούκ εναντίον έκείνφ σημαίνουσα άλλα τοσούτον μόνον, έτερον εκεί
νου.
37 Sur cette question, cf. les articles déjà cités de P. Hadot, Philosophie,
dialectique, rhétorique dans l'Antiquité et Les divisions des parties de la philoso
phie dans l'Antiquité.
38 P. Hadot, Les divisions. . ., p. 205.
κατ' 39 Cf. Alex. Aphr., In Arist. Top., p. 3 ALD = S.V.F., II, 124 : μόνος ό σοφός
αυτούς διαλεκτικός.
40 Cf. supra, p. 34, n. 106.
312 LA CONNAISSANCE

de questions41 : «Vous dites qu'on a inventé la dialectique en quel


que sorte pour discerner le vrai du faux et pour être un juge dans
cette matière. Mais de quel vrai et de quel faux, et dans quel
domaine? Est-ce en géométrie que le dialecticien jugera du vrai et
du faux, ou en littérature, ou en musique? Mais il ne connaît pas
ces arts! C'est donc en philosophie. Mais en quoi la grandeur du
soleil le concerne-t-il? Qu'est-ce qui lui permet de juger du souve
rainbien? Que jugera-t-il donc? De la vérité des conjonctives et des
disjunctives, de l'ambiguïté des mots, des conséquences et des
contradictions? Si telle est sa compétence, c'est d'elle-même qu'elle
juge; or, elle promettait plus». Il est à remarquer que tout le passa
ge est construit selon la division tripartite de la philosophie : après
avoir exclu que la dialectique puisse être utile dans une ars, l'Arpi-
nate évoque chacune des parties de la philosophie (dans l'ordre
adopté par la Nouvelle Académie, parfaitement adapté de surcroît
au but recherché dans ce passage) et conclut que le dialecticien est,
au mieux, capable de faire ce que nous appellerions de la logique
formelle. Nous avons là une tentative de définition, dans la tradi
tion platonicienne, que l'on a pu comparer aux pages du Gorgias
dans lesquelles Socrate cherche à déterminer ce qu'est la rhétori
que42. Il serait plus juste, à notre avis, d'évoquer un autre texte,
moins connu celui-là, mais qui, par son caractère aporétique devait
être très prisé dans la Nouvelle Académie, le Charmide. A la fin de
ce dialogue, consacré à la définition de la sagesse, Socrate constate
que ses amis et lui n'ont pu parvenir à aucune réponse positive et il
se qualifie malicieusement de «piètre chercheur» et même de «ra
doteur»43. Y a-t-il eu pourtant véritablement échec? Non, puisque
la discussion a au moins permis d'éliminer quatre définitions
inexactes, parmi lesquelles la plus longuement réfutée est celle de
Critias44 : «la sagesse a pour objet à la fois elle-même et les autres
sciences». Or, la critique que fait Socrate de cette définition est très
proche de celle que nous avons trouvée dans le Lucullus à propos

41 Cicéron, Luc, 28, 91 : Dialecticam inuentam esse dicitis, ueri et falsi quasi
disceptatricem et iudicem. Cuius ueri et falsi, et in qua re? In geometriane quid
sit uerum aut falsum dialecticus iudicabit an in litteris et in musicis? At ea non
nouit. In philosophia igitur. Sol quantus sit quid ad ilium? Quod sit summum
bonum quid habet ut queat iudicare? Quid igitur iudicabit? Quae coniunctio,
quae diiunctio uera sit, quid ambigue dictum sit, quid sequatur quamque rem,
quid repugnet. Si haec et horum similia iudicat, de se ipsa iudicat; plus autem
pollicebatur. Trad. Bréhier-Goldschmidt modifiée.
42 Cf. la note de Reid ad loc, qui cite le Gorgias, 453 d.
43 Platon, Charmide, 175 e : φαΟλον ζητητήν; 176a: λήρον.
44 Ibid., 166e: μόνη τών άλλων επιστημών, αυτή τε αύτης εστίν καί των
άλλων επιστημών επιστήμη.
DE LA PRÉNOTION À LA SAGESSE 313

de la dialectique45: «si la sagesse», dit-il, «n'est que la science de


la science et de l'ignorance, elle est incapable de distinguer le
médecin qui sait son métier de celui qui l'ignore, qu'il soit d'ail
leurs un charlatan ou un homme qui se fait illusion. Et le sage ne
sera pas moins désarmé à l'égard des autres sciences, à moins
d'être lui-même du métier, comme les autres artisans». En outre, à
supposer même qu'une telle conception de la sagesse fût réalisable,
elle ne procurerait pas à l'homme, affirme-t-il, ce qui est pour lui
le plus précieux, à savoir le bonheur, la science du bien et du mal.
Socrate rejette donc l'idée d'une science au second degré qui n'au
rait aucune finalité morale et il est très vraisemblable que, s'il s'est
attaché avec tant de soin à ruiner la définition de Critias, c'est qu'il
a vu en elle l'expression en termes philosophiques de l'idéal sophis
tiqued'une instruction formelle permettant de persuader dans tous
les domaines46.
L'opposition de la Nouvelle Académie à la dialectique stoïcien
ne a donc ses racines dans la pensée socratique, avec cette diffé
rence toutefois que, si dans le Charmide «la science de la science»
n'est qu'une hypothèse, dont il suffit de démontrer l'inanité, la dia
lectique stoïcienne, elle, existe bel et bien comme système de ra
isonnement. L'Académicien cherchera donc à prouver que si les
premiers éléments de cette prétendue science ont la séduction de
l'évidence, ils conduisent très vite à d'insolubles apories, ces άποροι
λόγοι dont les Stoïciens ne contestaient pas l'existence, mais qui
n'ébranlaient en rien leur confiance dans la capacité de la raison à
tout expliquer47. Les deux exemples donnés par Cicéron sont ceux
du sorite et celui du «menteur».
La forme de sorite utilisée dans cette critique de la dialectique
est d'une grande simplicité, sans qu'il soit pourtant possible d'affi
rmer qu'elle reproduit le modèle originel de ce sophisme : on part
d'un nombre reconnu comme petit (trois en l'occurrence), on ajou
te à chaque fois l'unité, on interroge l'interlocuteur sur le nombre
ainsi obtenu et on arrive progressivement {minutim et gradatim) à
lui faire qualifier de «petit» un nombre important, dix mille par
exemple48. Le schéma inverse se trouve chez Horace, qui, lui, pro
cède par diminutions successives, tandis que les deux démarches,

45 Ibid., 171 c : εί ή σωφροσύνη επιστήμης επιστήμη μόνον εστίν και άνε-


πιστημοσύνης, ούτε ίατρόν διακρΐναι οϊα τε έσται έπιστάμενον τα τής τέχνης ή
μή έπιστάμενον προσποιούμενον δε ή οίόμενον, ούτε άλλον ούδένα των επιστα
μένων και ότιουν πλην γε τον αύτοϋ όμότεχνον, ώσπερ οί άλλοι δημιουργοί.
46 Cf. Gorgias, Eloge d'Hélène, 13.
47 Diog. Laërce, VII, 44, inclut l'étude de ces apories à l'intérieur de la dia
lectique stoïcienne.
48 Cicéron, Luc, 28, 92-29, 95. Sur le sorite, cf. supra, p. 242, n. 112 et 114.
314 LA CONNAISSANCE

ascendante et descendante, sont combinées dans le témoignage de


Sextus Empiricus49. Confronté à ce problème du sorite, Chrysippe
avait mis au point une parade très empirique. Il pensait, en effet,
que le seul moyen d'échapper à cet engrenage était de ne pas se
laisser entraîner indéfiniment dans le jeu des questions et de s'ar
rêter à un moment donné, dès qu'il sentirait la contradiction50:
«comme un conducteur habile», disait-il, «je retiendrai mes che
vaux avant d'arriver à la borne et d'autant plus si le terrain dans
lequel ils s'engagent est dangereux». Un tel raisonnement, en fait,
ne pouvait que combler d'aise les Académiciens, puisqu'il confir
maità quel point la dialectique stoïcienne, si ambitieuse dans ses
prétentions, se trouvait désarmée devant l'obstacle du sorite. Chry
sippe en était réduit à suspendre son jugement, non parce qu'il se
trouvait devant une proposition obscure - le propre du sorite étant
de ne présenter au répondeur qu'une chaîne d'évidences -, mais
parce qu'il pressentait qu'il allait être obligé d'assentir à quelque
chose d'absurde. Il s'agit donc d'une εποχή en quelque sorte pré
ventive, ne constituant aucunement une réponse sur le fond, d'où
la réponse très ironique de Camèade51 : «pour moi, tu peux ron
fler et non seulement te taire, mais à quoi bon? Il viendra, en effet,
quelqu'un pour te réveiller et continuer à t'interroger».
Pour mieux comprendre dans quel esprit la Nouvelle Acadé
mie,et en tout cas Cicéron, se servait du sorite contre la dialecti
que stoïcienne, un phrase nous paraît d'un grand intérêt, qui figu
re au début du développement sur ce sophisme : rerum natura nul-
lam dédit cognitionem finium ut ulta re statuere possimus quate-
nus52. On a, certes, remarqué que le sorite néoacadémicien expri
me la conception platonicienne du sensible comme lieu du change
mentincessant et de l'aparallaxie, mais nous voyons que Cicéron
est bien plus précis encore, puisqu'il ne s'en tient pas au monde
des représentations et qu'il affirme que les choses ont une « limite »,
c'est-à-dire un être, une définition, qu'il n'est pas donné à l'homme
de connaître, tant sa raison est imparfaite53.

49 Horace, Ep., II, 1, 47; Sext. Emp., Adu.math., I, 68-69; VII, 418-421.
50 Cicéron, Luc, 29, 94 : ut agitator callidus, prius quant ad finem ueniam,
equos sustinebo, eoque magis, si locus, is, quo ferentur equi, praeceps erit. Trad.
Bréhier-Goldschmidt légèrement modifiée. Pour J. Barnes, op. cit., p. 55, Chry
sippe perçoit quel est le dernier cas clair, après lequel l'arrêt est nécessaire.
51 Ibid., 93 : Per me uel stertas licet, inquit Carneades, non modo quiescas.
Sed quid proficit? Sequitur enim qui te ex somno excitet et eodem modo interro-
get. Trad, pers.
52 Ibid., 92: «La nature ne nous a pas donné la connaissance des limites
qui nous permettrait de définir exactement une réalité ». Trad. pers.
53 Sur la signification philosophique du sorite chez les Néoacadémiciens,
cf. H. J. Krämer, op. cit., p. 75-77.
DE LA PRÉNOTION À LA SAGESSE 315

En pratiquant ainsi le sorite, les Académiciens s'interdisaient


toute affirmation quant à la nature précise de la relation entre le
flux des sensations et l'être véritable, mais ils disposaient d'une
arme redoutable leur permettant de battre en brèche la conviction
stoïcienne que la singularité des choses, leur ιδία ποιότης, nous est
doublement accessible, puisque donnée comme virtualité dans la
représentation «comprehensive» et conquise par le travail de la
dialectique.
Ce même optimisme, cette même confiance dans la raison
humaine sont visés dans la critique des «raisonnements indémont
rables», qui constituent l'équivalent pour la raison de ce qu'est la
représentation «comprehensive» pour la sensation, puisque, selon
les Stoïciens, leur évidence est telle qu'ils se suffisent à eux-
même54. Cicéron n'en mentionne qu'un seul, alors que Sextus en
cite cinq, mais surtout il procède de tout autre manière que le
Pyrrhonien. Alors que celui-ci s'attache à réfuter la lettre même de
chacun de ces άναπόδεικτοι λόγοι, de façon à démontrer que l'on
ne peut rien en conclure, l'Arpinate, fidèle à la méthode académic
ienne,n'en récuse pas a priori le principe et accepte dialectique-
ment la validité d'un raisonnement comme celui-ci55 :
« Si tu dis maintenant qu'il fait jour et si tu dis vrai, il fait jour ;
or, tu dis maintenant qu'il fait jour, et tu dis vrai, donc il fait jour ».

Sa méthode est, en fait, exactement la même que celle qu'il a


appliquée à propos de la représentation «comprehensive». Tout
comme, plutôt que de contester d'emblée l'existence de celle-ci, il
avait entrepris de prouver que des représentations fausses pou
vaient lui être en tout point identiques, ici il fait remarquer à
Lucullus que le paradoxe du «menteur» («Si tu dis que tu mens et
si tu dis vrai, tu mens; or tu dis que tu mens et tu dis vrai, donc tu
mens») est construit sur le même modèle que le raisonnement pré
cédent et aboutit cependant à une aporie qui défie l'entende
ment56.Donc la dialectique ne peut établir des modèles à valeur
universelle et les évidences qui s'offrent à la raison ne sont pas
plus acceptables que celles qui séduisent les sens. Les «raisonne
ments indémontrables», point de départ de l'enseignement de la
dialectique stoïcienne, ne sont plus, après une telle critique, qu'un

54 Cicéron, ibid., 96, cf. le développement de Sext. Emp. sur les άναπόδεικτ
οι λόγοι dans Hyp. Pyr., II, 13, 157.
55 Ibid. : «Si diets nunc lucere et uerum diets, lucet; diets autem nunc lucere
et uerum dicis : lucet igitur».
56 Ibid. Nous n'avons pas pu consulter l'ouvrage consacré au «menteur»
par A. Rüstow, Die Lügner. Theorie, Geschichte und Auflösung, Diss. Erlangen,
1910, et cité par H. J. Krämer, op. cit., p. 59, n. 221.
316 LA CONNAISSANCE

obstacle supplémentaire dans la quête de la vérité et ils confirment


qu'il n'existe aucune certitude naturelle qui puisse fonder celle-ci.
«Quel procès peuvent-ils m 'intenter à moi qui suis leur propre
doctrine?», demande ironiquement Cicéron en parlant des Stoï
ciens57, et il est vrai que ce procès de la dialectique a été tout
entier instruit en prenant à la lettre les ambitions proclamées par
les Stoïciens pour celle-ci et en montrant qu'une raison véritabl
ement exigeante réduit ces prétentions à fort peu de chose, pour ne
pas dire à rien. Le seul reproche que l'on pourrait faire à cette cri
tique, c'est qu'elle néglige un caractère important de la théorie
stoïcienne de la dialectique. En effet, les philosophes de cette école
n'ont cessé de répéter que le sage est le seul dialecticien; autre
ment dit, nul autre que lui ne peut réaliser les possibilités, les pro
messes de la dialectique, nul autre que lui ne peut faire qu'elle soit
une science de la vérité, et non plus seulement du vrai58. Ce qui
distingue toutefois les Stoïciens de la Nouvelle Académie, c'est que,
conscients du caractère imparfait de la dialectique pratiquée par le
tout-venant, par le stultus, ils ont cependant pensé qu'utilisée par le
sage elle deviendrait une de ses vertus, tandis que Camèade et ses
disciples l'ont combattue hic et nunc, en excluant une fois de plus
cette idée d'un changement qualitatif, sans laquelle le stoïcisme
perd tout son sens.
Mais il importe aussi d'analyser d'une manière plus générale
l'attitude de Cicéron lui-même à l'égard de la dialectique, car on
peut avoir l'impression qu'il fait à ce sujet des déclarations assez
contradictoires. Dans le Lucullus, non seulement il développe la
critique carnéadienne de la dialectique, mais il dévalorise aussitôt
les instruments dont il s'est lui-même servi en les qualifiant de
«pièges que les Stoïciens ont tendus contre eux-mêmes», et il fait
même une sorte d'éloge d'Epicure, ce prétendu lourdaud qui est en
réalité cautus, parce qu'il est allé jusqu'à rejeter le principe de
contradiction59. Ailleurs, cependant, il raille l'extrême confusion
de langage à laquelle le refus de la dialectique conduit ce même
Epicure et, surtout, dans ses traités de rhétorique, il souligne à
quel point Yars artium est une formation précieuse, indispensable
pour l'orateur60. L'image qui revient le plus souvent est celle, attri-

57 Ibid., 98 : Mecum uero quid habent litium, qui ipsorum disciplinam


sequor?
58 Sur la différence entre ces deux concepts dans le système stoïcien, cf. V.
Goldschmidt, Le système. . ., p. 165.
59 Ibid., 97.
60 Sur la critique du rejet épicurien de la dialectique, cf. infra, p. 394-396.
L'importance de la dialectique pour l'orateur est tout particulièrement souli-
DE LA PRÉNOTION À LA SAGESSE 317

buée à Zenon lui-même, de la paume et du poing, symbolisant l'une


la rhétorique, l'autre la dialectique, celle-ci étant considérée com
meune contracta et astricta eloquentia61. Mais Cicéron n'identifie
pas pour autant la dialectique à sa version stoïcienne et, s'il est vrai
qu'il a été formé à cette dernière par son maître et ami Diodote,
Philon et Antiochus l'ont exercé à la dialectique aristotélicienne,
plus proche du sens commun. C'est pourquoi, dans YOrator, il lais
seà celui qui se prépare à l'éloquence la liberté de choisir entre la
disciplina antiqua, la dialectique de l'Ancienne Académie et des
Péripatéticiens et la disciplina Chrysippi62. Peu importe donc l'éco
le à laquelle l'orateur a été formé, pourvu qu'il connaisse ce qui est
indispensable à l'art de parler63: «le sens, la nature, les catégories
de mots aussi bien simples que groupés; ensuite combien de façon
il y a de dire une chose; comment on juge du vrai et du faux; quell
e conclusion on peut tirer d'une proposition; ce qui est cohérent et
ce qui est contradictoire; et puisqu'il existe bien des expressions
ambiguës, comment il faut diviser et expliquer chacune d'entre
elles».
Il y a donc pour l'orateur comme pour le philosophe un bon
usage de la dialectique, mais comment le définir? Ce que Cicéron
n'accepte pas, c'est que la dialectique soit utilisée pour elle-même,
qu'elle devienne un absolu coupé des réalités et des autres scien
ces.L'orateur ne peut se dispenser de l'étudier mais, s'il n'est que
dialecticien, son éloquence sera sèche, peu attrayante et il sera
incapable de persuader, à l'instar du Stoïcien P. Sulpicius Rufus
qui, homme d'une grande culture juridique et philosophique (il fut
l'élève de Panétius), fut condamné bien qu'innocent, parce qu'il se
refusa à pratiquer autre chose qu'une éloquence austère64. Le phi
losophe stoïcien qui se complaît dans l'utilisation mécanique des
syllogismes, sans se soucier de mettre ceux-ci en rapport avec l'e
xpérience, s'égare dans des exercices stériles. Dans cette condamna-

gnée dans Or., 32, 113-33, 117. Sur la relation entre dialectique et rhétorique, cf.
A. Michel, Rhétorique et philosophie, p. 158-234.
61 Cette expression se trouve dans Brutus, 89, 309. La métaphore de la pau
me et du point appliquée à la relation de la rhétorique et de la dialectique figu
redans Or., 32, 113 et dans Fin., II, 6, 17; elle a été reprise par Quintilien, Inst.
or., II, 20, 7. Sur les deux utilisations de cette méthaphore par Zenon, cf. l'arti
clede J. P. Dumont, L'âme et la main. . ., op. cit.
62 Cicéron, Orator, 32, 115.
63 Ibid. : Nouerit primum uim, naturam, genera uerborum et simplicium et
copulatorum; deinde quoi modis quidque dicatur; qua ratione uerum falsumne
sit iudicetur; quid efficiatur e quoque; quid cuique consequens sit quidque
contrarium; cumque ambigue multa dicantur, quo modo quidque eorum diuidi
explanarique oporteat.
64 Cicéron, Brutus, 30, 114-116.
318 LA CONNAISSANCE

tion cicéronienne d'une science purement abstraite, formelle et


qui, de surcroît, prétend à l'universalité, il y a certes l'influence de
la Nouvelle Académie, mais aussi cette passion du concret, si
caractéristique de la pensée romaine. Il est, à cet égard, très signi
ficatif que Sénèque, pourtant stoïcien, n'hésite pas à railler les sy
l ogismes de Zenon, qu'il qualifie d'« inepties grecques», tout en
reconnaissant que lui-même y est encore quelque peu attaché65. Le
conseil qu'il donne donc à Lucilius est de ne pas chercher à rame
nerles problèmes moraux «aux lois de la dialectique et à ces argut
ies, fruits de l'art le plus languissant qui soit», mais de les affron
ter sans détour, ce qu'il résume dans une belle sententia66 : «il faut
agir avec plus de simplicité en faveur de la vérité et avec plus
d'énergie contre la crainte». Chez lui, comme chez Cicéron, est
affirmée avec vigueur cette idée que la preuve la plus manifeste de
l'échec de la dialectique se trouve dans son incapacité à rendre ver
tueux celui qui ne l'est pas, à persuader le tout- venant des vérités
qu'elle prétend avoir démontrées.
Si donc l'attitude à l'égard de la dialectique dans son ensemble
apparaît nuancée, il n'en est pas de même à l'égard des antilogies
pratiquées dans l'Académie et le Lycée, mais dont nous savons par
Plutarque que Chrysippe, tout en ne les récusant pas complète
ment, leur préférait un enseignement continu et dogmatique67.
Nous avons déjà eu l'occasion d'évoquer quelques-uns des textes où
il explique sa prédilection pour cette méthode, dans laquelle il voit
un instrument indispensable à la fois pour former l'orateur à la
copia et pour progresser dans la recherche de la vérité, en permett
ant de dégager la plus grande vraisemblance et d'éviter l'écueil
des certitudes trop rapidement acquises68. Il nous reste à complét
er et à préciser cette analyse. Nous sommes persuadé, en effet,
que l'on s'est trop exclusivement attaché à découvrir l'origine de ce
type de disputano dans l'Académie et que cette Quellenforschung a
eu pour conséquence la sous-estimation du témoignage cicéronien.
Celui-ci a certes été étudié, puisque c'est en grande partie à partir
de lui que H. J. Krämer et J. Glucker ont conclu, l'un à la continuit
é de la dialectique néoacadémicienne par rapport à l'Ancienne
Académie69 et au Lycée, l'autre à l'originalité d'Arcésilas dans
l'école platonicienne, mais le travail a été fait de manière ponctuel-

65 Sénèque, Ep., 82, 8.


66 Ibid., 19 : non redigo ista ad legem dialecticam et ad illos artificii ueterno-
sissimos modos. . . Pro ueritate simplicius agendum est, contra metum fortius.
67 Plutarque, Sto. rep., 10, 1035 f.
68 Cf. supra, p. 120.
69 H. J. Krämer, op. cit., p. 14-58; J. Glucker, op. cit., p. 34, n. 79, comment
aire de la thèse de Krämer.
DE LA PRÉNOTION À LA SAGESSE 319

le, sans que l'on ait cherché à appréhender la logique des propos
cicéroniens. Ce qu'il faut espérer d'une approche plus globale, ce
n'est pas une réponse définitive sur le problème de fond, mais des
indications sur la manière dont les Académiciens percevaient et
expliquaient eux-mêmes cet aspect de la philosophie.
Paradoxalement, puisqu'il est difficile d'évoquer la Nouvelle
Académie sans penser à la disputatio in utramque partent romaine
de Camèade sur la justice, Cicéron, lui, emploie le plus souvent
l'expression contra omnium sententias dicere10. H. J. Krämer, à qui
ce détail n'a pas échappé, en a conclu que la seule innovation d'Ar-
césilas par rapport aux joutes dialectiques qui avaient lieu dans
l'Ancienne Académie, fut de se réserver systématiquement le rôle
du contradicteur71. En réalité, c'est Cicéron lui-même qui nous
interdit d'interpréter cette volonté de contradiction systématique
comme une simple variante d'exercices scholastiques antérieurs. A
cet égard, le texte le plus complet, le plus clair dans sa formulat
ion, est la préface du second livre du De finibus dans lequel l'Arpi-
nate, exprimant son peu de goût pour Yoratio continua, se réclame
de Socrate qui, dit-il, contrairement à Gorgias, ne cherchait pas à
faire étalage de sa science, mais à connaître les opinions des gens
et, le cas échéant, à les réfuter72 : «cette pratique», poursuit-il,
«abandonnée par ceux qui ont suivi, fut reprise par Arcésilas qui
décida que ceux qui voulaient l'entendre ne devaient par lui poser
de questions mais faire connaître eux-mêmes leur opinion; après
quoi, il prenait le contre-pied de celle-ci, mais en laissant ceux qui
l'écoutaient se défendre aussi longtemps qu'ils en étaient capab
les». On ne saurait être plus catégorique dans l'affirmation que la
Nouvelle Académie rompit avec la tradition des successeurs imméd
iatsde Platon pour renouer avec la dialectique socratique, les phi
losophes dogmatiques étant, à l'inverse, implicitement assimilés à
des continuateurs de la sophistique. Nous ne reviendrons pas sur le
problème des origines de la philosophie d'Arcésilas, l'important
étant ici de constater qu'à tort ou à raison la Nouvelle Académie
rattachait à Socrate sa pratique de la réfutation systématique. Car-
néade, lui-même, dont la postérité a surtout retenu l'image d'un
virtuose de la défense du pour et du contre à propos d'un même
thème, est présenté au début du De natura deorum comme le digne

70 Cette expression ou des expressions équivalentes se trouvent dans Fin.,


II, 1 ; IV, 4, 10; Tusc, I, 4, 8 {Socratica ratio); Nat. de., I, 5, 11.
71 H. J. Krämer, toc. cit.
72 Cicéron, Fin., II, 1, 2 : Qui mos cum a posterioribus non esset retentus,
Arcésilas eum reuocauit instituitque ut ti qui se audire uellent non de se quaere-
rent, sed ipsi dicerent quid sentirent; quod cum dixissent, Me contra; sed eum qui
audiebant, quoad poterant, defendebant sententiam suam.
320 LA CONNAISSANCE

successeur de Socrate et d'Arcésilas dans ce domaine, lorsqu'il évo


que «cette méthode philosophique consistant à réfuter systémat
iquement et à ne se prononcer ouvertement sur rien, laquelle, inau
gurée par Socrate, restaurée par Arcésilas et affermie par Camèad
e, a été en honneur jusqu'à notre époque»73.
Mais précisément, faut-il prendre au pied de la lettre l'expres
sion contra omnia disserere, alors que quelques lignes plus loin
dans ce même texte l'Arpinate reparle de la méthode de la Nouvell
e Académie en l'identifiant à la disputatio in utramque partem,
puisqu'il dit que l'exigence de vérité qui anime les philosophes de
son école les contraint à connaître toutes les doctrines afin de pou
voir et contra omnis philosophos et pro omnibus dicere74? Cette
même variation se retrouve ailleurs et l'on est donc fondé à se
demander quelle était donc exactement la méthode pratiquée dans
la Nouvelle Académie.
La difficulté de cette question vient, nous semble-t-il, de ce que
Cicéron tantôt distingue et tantôt confond deux réalités apparte
nant à des ordres différents : d'une part, la pratique dialectique de
la Nouvelle Académie et, d'autre part, la justification que celle-ci
en donnait. Bien que nous sachions peu de chose à ce sujet, il
paraît indiscutable que la première était variée et qu'elle comport
ait aussi bien des joutes opposant deux personnages que des anti
logies identiques dans leur forme aux δισσοί λόγοι de la tradition
sophistique, le même individu soutenant le pour et le contre sur un
thème donné75. Mais, quelle que fût la diversité de ces exercices,
ils étaient tous censés correspondre à l'inspiration socratique du
contra omnia dicere, dont Arcésilas avait fait le maître mot de sa
philosophie, les Néoacadémiciens considérant toujours que leur
tâche la plus essentielle était de détruire les certitudes afin de pro
gresser dans la découverte de la vérité. Même lorsqu'ils défen
daient un point de vue, ils n'avaient pas conscience d'enfreindre la
règle de la contradiction universelle, puisque ce plaidoyer était
indissociable de sa réfutation et qu'il ne se justifiait que par la
volonté de rendre celle-ci plus exacte et plus complète. La recher
che philosophique étant à leurs yeux inconcevable sans la confront
ation des opinions contraires, il s'agissait pour eux de participer à
celle-ci lorsque le dogmatique était présent, ou de la mimer en sou-

73 Cicéron, Nat. de., I, 5, 1 1 : Haec in philosophia ratio contra omnia disse-


rendi nullamque rem aperte iudicandi, profecta a Socrate, repetita ab Arcesila,
confirmata a Cameade, usque ad nostram uiguit aetatem.
74 Ibid.
75 Le seul exemple de disputatio in utramque partem néoacadémicienne qui
nous soit parvenue est la fameuse antilogie de Camèade, cf. infra, p. 496-508.
DE LA PRÉNOTION À LA SAGESSE 321

tenant alternativement une thèse et son contraire, avec toujours la


conviction que leur rôle devait être la mise en évidence du caractè
re décevant des opinions et des dogmes.
Cependant, on ne percevrait que très partiellement la comp
lexité du témoignage cicéronien, si l'on oubliait que l'Arpinate fut
aussi l'élève d'Antiochus d'Ascalon et que ce dernier ne pouvait pas
avoir sur la question de l'origine de la dialectique la même doctri
ne que les tenants de la Nouvelle Académie. Si ceux-ci se récla
maient de Socrate et d'Arcésilas, c'est à l'Ascalonite qu'il faut,
selon nous, rattacher la tradition faisant d'Aristote l'inventeur de la
disputatio in utramque partent. Celle-ci est exposée dans deux tex
tes.
Nous avons déjà eu l'occasion d'évoquer l'excursus philosophi
que du troisième livre du De oratore76. Rappelons donc que dans
ce passage deux méthodes sont soigneusement distinguées : d'une
part, celle d'Aristote («soutenir sur toutes les questions le pour et le
contre»), d'autre part celle d'Arcésilas et de Camèade («combattre
toute proposition qui sera mise en avant»)77. Cicéron se place du
point de vue de la formation de l'orateur, il estime que celui-ci doit
être capable de procéder indifféremment comme le Stagirite ou
comme les Académiciens, il n'approfondit pas le sens philosophi
que de la distinction qu'il a établie.
Cette imprécision n'existe pas dans le second texte78, qui est
incontestablement antiochien, étant donné qu'il se trouve dans le
livre V du De finibus, dont la dépendance par rapport à l'Ascalonit
e ne peut être sérieusement contestée. Nous y lisons ceci : «c'est
Aristote qui, le premier, conçut la pratique consistant à présenter
sur chaque question le pour et le contre, non pas pour contredire
systématiquement toute affirmation, à la manière d'Arcésilas, mais
pour révéler ce qui dans toute question peut être dit dans un sens
et dans l'autre». La netteté de la formulation ne permet aucun dout
e : Antiochus, parce qu'il avait rompu avec la Nouvelle Académie
et cherchait ses références dans l'Académie et le Lycée, avait choisi
de privilégier l'apport du Stagirite à la dialectique, en soulignant

76 Ci. supra, p. 109-113.


77 Cicéron, De or., III, 21, 80: qui Aristotelio more de omnibus rebus in
utramque partem possit dicere et in omni causa duas contrarias orationes . . . aut
hoc Arcesilae modo et Cameadi contra omne quod propositum sit disserat. . . La
correction des éditeurs, qui ont mis partem à la place du partem sententiam des
manuscrits paraît tout à fait justifiée.
78 Cicéron, Fin., V, 4, 10: ab Aristoteleque principe de singulis rebus in
utramque partem dicendi exercitatio est instituta, ut non contra omnia semper,
sicut Arcesilas, diceret, et tarnen ut in omnibus rebus, quicquid ex utraque parte
dicere posset, expromeret.
322 LA CONNAISSANCE

l'esprit positif de la méthode aristotélicienne par opposition à


l'aporétisme de la Nouvelle Académie.
Dans le très remarquable article qu'il a consacré à la «joute
dialectique d'après le huitième livre des Topiques-», Paul Moraux
constate ce qu'il appelle «un certain décalage» entre l'attribution
par Cicéron à Aristote de la disputano in utramque partent et la pla
ce très secondaire que celle-ci occupe dans les Topiques19. Elle y
apparaît, en effet, comme un simple exercice de préparation à la
«joute», qui nous est décrite comme un tournoi opposant un ques
tionneur, qui menait le jeu, et un répondant, lequel, la plupart du
temps, se contentait de répondre par oui ou par non, selon que les
propositions de l'adversaire lui semblaient être plausibles ou para
doxales. L'interprétation que donne P. Moraux de cette discordan
ce entre le Stagirite et l'Arpinate est double80 : ou bien, dit-il, l'e
xpression utilisée par Cicéron est «une désignation trop vague et en
partie inadéquate» des discussions pratiquées dans le Lycée, ou
bien «Aristote a effectivement fait pratiquer plusieurs genres
d'exercices dialectiques, l'un mettant aux prises un questionneur et
un répondant, l'autre donnant aux adversaires la possibilité d'argu
menter en faveur de thèses contradictoires».
Nous croyons que l'explication la plus plausible se trouve en
dehors de cette alternative. En effet, tout comme l'expression
contra omnia dicere s'est révélée être beaucoup moins une descrip
tion précise de la dialectique de la Nouvelle Académie qu'une
manière pour ces philosophes de se rattacher à une certaine image
de Socrate, de même la présentation d'Aristote comme l'inventeur
du dicere in utramque partent nous semble devoir être interprétée
non comme une indication de caractère historique, mais comme le
moyen par lequel Antiochus d'Ascalon s'efforçait d'établir son ori
ginalité en définissant une tradition différente de celle de l'école
qu'il avait quittée. Cicéron s'est donc trouvé être le dépositaire de
deux enseignements très proches dans leur contenu - il est fort
vraisemblable qu 'Antiochus formait ses élèves à la dialectique avec
des exercices qui dans leur forme ne différaient guère de ceux qu'il
avait lui-mêmes pratiqués dans la Nouvelle Académie -, mais anta
gonistes par leurs autorités de référence, ou tout au moins par
l'image qu'il en donnait. Or, s'il a rendu compte fidèlement de cet
teopposition, il a cherché aussi à l'atténuer, sans doute parce qu'il
en percevait le caractère assez artificiel, et lui-même semble avoir

79 P. Moraux, La joute dialectique d'après le huitième livre des « Topiques »,


dans Aristotle on dialectics, the «Topics», (Proceedings of the 3rd Symposium Aris-
totelicum), Oxford, 1968, (p. 277-312), p. 303.
80 Ibid.
DE LA PRÉNOTION À LA SAGESSE 323

considéré le contra omnia dicere et le dicere in utramque partent


comme deux méthodes certes distinctes, mais finalement d'égale
valeur non seulement pour la formation de l'orateur, mais aussi
pour la recherche de la vérité. Nous en voulons pour preuve la pré
face du De fato, qui montre bien comment un événement fortuit
suffit à faire passer l'Arpinate de l'un à l'autre81. Il nous y
apprend, en effet, qu'il avait primitivement l'intention d'écrire cet
teœuvre sur le modèle du De natura deorum ou du De diuinatione,
«en donnant pour les deux thèses un développement continu, de
manière qu'il fût facile à chacun d'approuver ce qui lui paraissait
le plus probable», mais, ajoute-t-il ironiquement, «un hasard m'a
empêché de réaliser ainsi ma dissertation sur le destin ». Ce hasard,
ce fut l'arrivée chez lui du consul désigné, son ami Hirtius, qui
exprima le souhait de l'entendre réfuter une thèse donnée, comme
il l'avait fait dans les Tusculanes*2. Nous voyons là que pour Cicé-
ron le passage de l'antilogie à la réfutation d'une proposition ne
fait aucun problème et il est probable que, s'il s'en était tenu à son
projet initial, il aurait simplement regroupé dans un premier dis
cours toutes les indications sur la doctrine stoïcienne du destin qui
figurent dans le De fato.
De fait, toute son œuvre philosophique participe à la fois du
contra omnia dicere et de la disputatio in utramque partent. Cela est
évident pour le Lucullus, le De Natura Deorum et le De diuinatione,
qui se présentent comme une confrontation de discours, mais dans
laquelle l'Arpinate se réserve toujours la réfutation, conciliant ainsi
l'exposé suivi, plus propre à la clarté du débat et à l'éclat du style,
et la vocation académicienne de destruction des fausses certitudes.
Aussi peut-il, au début du Lucullus, revendiquer les deux méthod
es83: «notre habitude est de dire ce que nous pensons en réfutant
toutes les opinions ... et nos discussions n'ont d'autre fin que de
faire apparaître et, pour ainsi dire, de faire sortir, en plaidant le
pour et le contre, la vérité, ou ce qui s'en approche le plus».
En fait, on ne trouve l'image de ce que pouvait être le contra
omnia dicere par questions et réponses que dans un seul ouvrage,

81 Cicéron, Fat., I, 1 : Quod autem in aliis libris feci, qui sunt de natura deo
rum, itemque in Us, quos de diuinatione edidi, ut in utramque partem perpetua
explicaretur oratio, quo facilius id a quoque probaretur, quod cuique maxime pro
babile uideretur, id in hac disputatione de fato casus quidam ne facerem impe-
diuit.
82 Ibid., 2, 4.
83 Cicéron, Luc, 3, 7 : Nos autem, quoniam contra omnis dicere quae uiden-
tur solemus. . . ; neque nostrae disputationes quicquam aliud agunt nisi ut in
utramque partem dicendo eliciant et tamquam exprimant aliquid, quod aut
uerum sit aut ad id quant proxime accédât. Trad. pers.
324 LA CONNAISSANCE

les Tusculanes, étant admis que, comme l'a finement remarqué


P. Moraux, la discussion dialectique qui figure au début du second
livre du De finibus n'est pas une véritable joute dans laquelle le
répondant défend une thèse contradictoire de celle du question
neur84.Dans les Tusculanes, en revanche, le procédé correspond
parfaitement à celui que les philosophes de la Nouvelle Académie
affirmaient avoir été celui de Socrate et d'Arcésilas. Un interlocu
teur avance une proposition qui est de l'ordre de la vraisemblance
généralement acceptée et, par ses questions habilement agencées,
Cicéron va l'obliger à se contredire, puis à concéder que les morts
ne sont pas malheureux et que la mort n'est pas un mal, enfin à
exiger lui-même un développement suivi sur le thème «la mort est
un bien». L'affrontement dialectique n'occupe donc qu'une place
assez restreinte dans le livre, Cicéron préférant de toute évidence
«les plaines» du discours suivi à la discussion85, mais, malgré sa
brièveté, il a une importance considérable puisqu'il permet de
relier chacune de ces disputationes à la tradition des exercices
scholastiques pratiqués par les maîtres dont se réclame l'Arpinate.
Cicéron a donc su aller au-delà des oppositions artificielles et
des justifications rigides pour prendre acte des similitudes au
moins formelles entre la dialectique de la Nouvelle Académie et
celle du Lycée, et surtout pour adapter les formations qu'il a
reçues à son tempérament personnel. Plutôt donc que chercher à
déterminer les parts respectives dans son œuvre de la disputatio in
utramque partent et du contra omnia, ce qui reviendrait à dissocier
ce que lui-même a voulu amalgamer, il convient de récapituler les
quelques règles qui nous paraissent constituer l'essentiel de sa dia
lectique :
- ne rien imposer à l'interlocuteur, le laisser libre de défen
dreson point de vue, mais le rendre, par un moyen ou par un
autre, conscient des contradictions que comporte son opinion;
- faire que la discussion philosophique ne s'enlise pas dans
la technicité ou dans les arguties, mais soit, en même temps qu'une
démonstration de rigueur intellectuelle, l'occasion de créer de la
beauté ;
- enfin, n'aboutir à aucun dogme et permettre ainsi à la
quête de la vérité de se poursuivre.

84 P. Moraux, op. cit., p. 307.


85 L'image du cavalier dans la plaine est chère à Cicéron qui l'utilise sou
vent pour évoquer le déroulement de l'oratio, cf. les références données par
Reid en Luc, 35, 112, et tout particulièrement, en ce qui concerne la philoso
phie, Fin., 1, 16, 54.
DE LA PRÉNOTION À LA SAGESSE 325

. . . sed de sapiente quaeritur. (Luc, 20, 66). Conclusion

A chaque étape de notre recherche, nous avons retrouvé le


débat entre la Nouvelle Académie et le Portique sur la définition de
la sagesse. Pour conclure notre réflexion, c'est donc le sens de cette
divergence que nous voulons approfondir et nous partirons pour
cela d'un texte postérieur au Lucullus, mais qui nous paraît le plus
propre à montrer ce qu'était le sage pour les Stoïciens.
La lettre 53 de Sénèque commence par le récit d'une traversée
difficile et s'achève par un éloge de la sagesse construit selon une
intéressante et subtile progression 86. Sénèque commence par dire
à Lucilius que la philosophie lui permettra de s'élever au-dessus de
la masse des humains, puis qu'elle fera de lui presque l'égal d'un
dieu - la seule différence étant l'éternité du bonheur divin -, et
enfin que le sage est même en un certain sens supérieur à la divinit
é, car «celle-ci doit à sa nature de ne point connaître la crainte,
tandis que notre sage le doit à lui-même» 87. Il y a là un magnifique
témoignage de l'humanisme stoïcien, sublime de confiance - ou
d'espoir insensé - dans la nature humaine, qui affirme que non
seulement l'homme peut parvenir à un bonheur identique à celui
des dieux, mais que les obstacles mêmes qui rendaient cette
conquête improbable rendent plus éclatante encore sa perfection.
Du sage stoïcien on ne peut pas dire, comme Ménénius à propos de
Coriolan dans la pièce de Shakespeare 88 : he wants nothing of a god
but eternity, car le stoïcisme n'a jamais établi une relation entre la
qualité du bonheur et sa durée {non est uirtus maior quo longior,
dit quelque part Sénèque 89) et que, de surcroît, les limites biologi
ques de la nature humaine ont pu être considérées comme le
rehaut de la sagesse.
Il est vrai que l'histoire du stoïcisme est parcourue par une
interrogation à laquelle aussi bien Zenon que Chrysippe apportè
rent une réponse négative : une telle idée de la sagesse ne présume-
t-elle pas de l'homme 90? S'ils reconnaissaient d'eux-mêmes que le
sage ne peut être qu'une rarissime exception91, ils n'admirent

86 Sénèque commence cette lettre avec beaucoup d'humour: quid non


potest mihi persuaderi, cui persuasum est ut navigarem?
87 Ibid., 1 1 : Est aliquid quo sapiens antecedat deum : Me naturae beneficio
non timet, suo sapiens. Trad. Noblot légèrement modifiée.
88 Shakespeare, Coriolan, V, 4, lignes 24-25 de l'édition Arden, Londres,
1976.
89 Sénèque, Ep., 73, 13.
90 Cf. Cicéron, Fin., IV, 20, 56, et Diogénien, ap. Eusèbe, Praep. Eu., VI, 8,
13 = S.V.F., III, 668.
91 Le sage est plus rare que le Phénix, cf. Sénèque, Ep., 42, 1.
326 LA CONNAISSANCE

jamais que tout leur système était orienté vers un idéal irréalisable,
ce en quoi ils avaient la même attitude que leurs adversaires épicu
riens. Il ne suffisait pas, cependant, pour être convaincants de fon
der leur argumentation sur l'existence passée ou future d'un ou
deux sages et c'est dans une lettre de Sénèque que nous trouvons la
réflexion la plus cohérente sur cette question. A ceux (évidemment
des Platoniciens) qui objectent au stoïcisme que la vertu et le bon
heur sont l'apanage des dieux, l'homme devant se contenter de leur
image, il réplique que si la raison des dieux est parfaite, celle des
hommes est perfectible92. Autrement dit, peu importe de savoir si
le sage existe ou s'il a existé, puisque, de toute façon son existence
est inscrite dans la réalisation des virtualités de la raison, dont la
perfectibilité a pour aboutissement l'identification de la volonté
humaine à celle de Dieu.
L'exaltation du bonheur du sage figure dans divers textes cicé-
roniens, et notamment dans le second livre du De natura deorum,
où Balbus s'exprime en des termes qui préfigurent ceux employés
par Sénèque93. Elle est, en revanche, absente du discours de Lu-
cullus, et cela s'explique aisément. En effet, Balbus ou Sénèque se
placent du point de vue de l'achèvement de la raison, tandis que
Lucullus se consacre essentiellement à la représentation, c'est-à-
dire à la source de l'activité rationnelle. Compte tenu, cependant,
du fait que dans le stoïcisme l'origine contient potentiellement la
fin et que celle-ci, pour être comprise, doit être « référée au début »,
parler de la représentation «comprehensive» ou de l'assentiment,
c'est déjà parler de la sagesse, puisqu'on en établit le principe natur
el94. Il n'y a donc rien d'étonnant à voir Lucullus affirmer que le
sage est le seul objet de son discours. Ce qu'il dit du sapiens concer
ne essentiellement la constance de la science95 : le sapiens est cer-

92 Ibid., 92, 27.


93 Cicéron, Nat. de., II, 61, 153 : ... cognitionem deorum e qua oritur pietas,
cui coniuncta iustitia est reliquaeque uirtutes, e quibus vita beata existit, par et
similis deorum, nulla re nisi immortalitate (quae nihil ad bene uiuendum perti-
net) cedens caelestibus.
94 Sur le fait que dans le stoïcisme la fin est déjà potentiellement incluse
dans l'origine, cf. V. Goldschmidt, Le système stoïcien. . ., p. 160 : «A sept (ou à
quatorze) ans, l'enfant n'est certes pas encore un sage. Mais il possède cepen
dantl'ensemble des notions requises pour le devenir. Ici encore, on peut dire
que « tout est donné » ; la sagesse, au départ, est le « sens commun » et, parvenue
à son terme, elle ne cesse de s'accorder avec lui».
95 Cicéron, Luc, 9, 27 sq. Ι/έποχή occasionnelle du sage est mentionnée en
17, 54. Les Académiciens ont cherché à mettre les Stoïciens en contradiction
avec eux-mêmes en démontrant que Chrysippe, d'une part, considérait le bien
et le mal comme des réalités sensibles et, d'autre part, prétendait que le sage
DE LA PRÉNOTION À LA SAGESSE 327

tain de tout, et d'abord de sa propre sagesse, et la mention de cas


où il suspend son jugement n'a pas pour fin de mettre en évidence
une faille dans ce roc de certitudes, mais au contraire de confir
merson infaillibilité par cette εποχή au caractère à la fois excep
tionnel et provisoire.
La conviction qu'un simple mortel pourrait accéder à une per
fection qui ferait de lui hic et nunc l'égal de Dieu était bien étran
gère à l'école platonicienne. Qu'il nous suffise de rappeler ici ce
qu'écrit Platon au sixième livre de la République96; «le philosophe,
ayant commerce avec ce qui est divin et ordonné, devient lui-même
ordonné et divin dans la mesure où cela est possible à l'homme».
Les exégètes discuteront encore longtemps pour savoir s'il y a vér
itablement un pessimisme platonicien, ou si, comme le pense
G. Vlastos, le fait que pour Platon le monde a été conçu à partir
d'une modèle parfait est en lui-même source d'optimisme97, mais,
quelle que soit l'interprétation que l'on préfère, il est évident
qu'aucun philosophe se réclamant du fondateur de l'Académie ne
pouvait admettre l'assimilation stoïcienne du sage à Dieu. Platon
avait assigné comme tâche au philosophe de révéler la lumière aux
prisonniers de la caverne, mais, à partir du moment où les inven
teurs de systèmes identifiaient leur pensée à la lumière même, les
Académiciens devaient, en quelque sorte, inverser la polarité et fai
re prendre conscience à leurs adversaires de cette part d'obscurité
qui résiste à la raison humaine98. H. J. Krämer a cité à ce propos
un témoignage tardif, et sans doute contestable, mais qui nous
paraît avoir sa part de vérité99: «Arcésilas», y lisons-nous, «affir
maitque la vérité est accessible à Dieu seul, non à l'homme; Car-
néade était lui-aussi de cet avis».
Si le sage de la Nouvelle Académie, tel qu'il nous est décrit en
particulier par Cicéron, met la même constance à douter de tout
que le sage stoïcien à affirmer son universelle certitude, s'il résiste
aux représentations avec la même tension intérieure grâce à la-

pouvait ne pas être conscient de sa sagesse. Cf. sur ce point Plutarque, Sto. rep.,
19.
96 Platon, Rep., VI, 500 e : θείφ δη καί κοσμίφ ο γε φιλόσοφος ομιλών κοσ-
μιός τε καί θείος εις το δυνατόν άνθρώτκρ γίγνεται. Trad. Chambry modifiée.
97 G. Vlastos, Socratic knowledge and Platonic pessimism, dans PhR, 66,
1957, p. 226-238, article écrit à propos du livre de J. Gould, The développement
of Plato's ethics, New York, 1955, qui opposait Socrate, inventeur de l'aventure
éthique individuelle et Platon, promoteur dans les Lois d'une morale autoritaire
et inquisitoriale.
98 Cf. la métaphore des ténèbres in Ac. post., I, 12, 44.
99 Epiphanios, Panarion haer., III, 29, cité par H. J. Krämer, op. cit., p. 53,
n. 209 : Άρκεσίλαος εφασκε τφ θεφ έφικτον είναι μόνφ το αληθές, άνθρώπφ δ' ου
Καρνεάδης τα αυτά τφ εΑρκεσιλάω έδόξασεν.
328 LA CONNAISSANCE

quelle l'autre intègre celle-ci à un savoir systématique, c'est qu'il


naît d'une double exigence : ne pas abandonner au stoïcisme l'idée
de la perfection humaine et, en même temps, montrer que celle-ci
n'est possible ici-bas que dans le doute, dans le refus d'adhérer à
un monde qui n'est pas celui de la vérité. Nous ne reviendrons pas
ici sur le détail de la dialectique par laquelle le concept stoïcien de
sagesse a été subverti et investi d'une signification platonicienne.
C'est, en effet, la position de Cicéron lui-même sur cette question
que nous allons essayer de préciser, en mettant en évidence ce qui
dans sa philosophie n'est pas uniquement philosophique.
Nous avons pu constater que Cicéron, qui reconnaît lui-même
ne pas être particulièrement à l'aise dans les angustiae dialectiques
qui occupent la plus grande partie de son discours, a su exposer
celles-ci avec une admirable rigueur, qui n'est pas selon nous un
iquement celle du pédagogue. Ce serait là passer à côté d'un aspect
très important de son œuvre que de croire qu'il a traité de ces pro
blèmes théoriques si ardus uniquement parce qu'ils constituaient
une étape nécessaire dans son projet de formation des Romains à
la philosophie. Comme dans toute son œuvre philosophique, der
rière les développements les plus abstraits, il y a la volonté de
repenser sa propre expérience. Que trouvons-nous, en effet, au
début de son discours, nous livrant immédiatement l'une des clés
de celui-ci 10° : l'opposition entre, d'une part, Yopinator Cicéron, qui
est capable de donner une direction générale à son raisonnement
et à son action, mais ne sait pas leur conférer la précision nécessair
e, et, d'autre part, le sage, qui, lui, ne connaît pas l'erreur. Si l'on
s'en tient à une lecture philosophique de ces propos, on n'y verra
qu'une variation de plus sur la dualité stoïcienne du sapiens et du
stultus et l'on ne reconnaîtra pas à l'Arpinate d'autre mérite que
celui d'avoir enrichi ce thème par une belle métaphore marine.
Mais ce n'est pas de cela, ou du moins pas seulement de cela, qu'il
s'agit et c'est tout autant à son expérience vécue qu'à sa formation
philosophique que nous devons nous référer.
Cicéron a vécu la guerre civile et ses conséquences avec deux
sentiments contradictoires. Il se sentait, dit-il, la conscience tran
quille (nwnquam nisi pie cogitasse)101, parce qu'il avait de longue
date compris l'ampleur de la crise, parce qu'il avait su faire échec
aux improbi lorsqu'il en avait eu le pouvoir, et enfin parce que, à la
fois par tempérament et par conviction philosophique, il répugnait

100 Cicéron, Luc, 20, 66.


101 Cicéron, Au., X, 4, 3.
DE LA PRÉNOTION À LA SAGESSE 329

profondément à l'utilisation de la violence en politique 102. Mais, par


ailleurs, cette certitude de son innocence dans le désastre de la
République et de la justesse de ses convictions s'est accompagnée
en permanence du sentiment aigu de la difficulté à déterminer jour
après jour son attitude dans le tourbillon des événements. Lorsqu'il
faut décider hic et nunc, l'homme qui est sûr de son bon droit {nul-
la nostra culpa) connaît l'irrésolution, le remords et se consacre à
σοφιστεύειν, à plaider le pour et le contre en se lamentant sur la
difficulté qu'il y a à pratiquer non pas la vertu, mais son «imitation
quotidienne»103. Nous citerons comme seul exemple de ces hésita
tionsla très étonnante lettre à Atticus dans laquelle, tout de suite
après s'être amèrement reproché de ne pas avoir suivi Pompée dès
le début, il se met à démontrer qu'il avait toutes les raisons d'agir
ainsi 104. L'impossibilité d'actualiser la sagesse à chaque moment de
l'existence est donc une chose que Cicéron a vécue avec une terri
bleintensité pendant ces années de guerre et qui a donné un fon
dement existentiel au rejet de la doctrine stoïcienne de la σοφία, tel
qu'il est exprimé dans le Lucullus.
«Je ne suis pas le sage», répète-t-il à trois reprises dans le
court passage du Lucullus auquel nous avons fait allusion, mais, en
distinguant le sapiens de l'opinator, n'est-ce pas, en fait, sa propre
expérience du conflit entre les aspirations idéales et la réalité quo
tidienne qu'il exprime ainsi? Nous avons eu l'occasion de voir que,
dans le Lucullus, Cicéron a désavoué son maître Philon sur le pro
blème de la sagesse, qu'il s'est refusé à admettre que le sage puisse
avoir des opinions 105. Cette divergence qui est si difficilement
explicable en termes de sources, qui met l'Arpinate en contradic
tion avec ce que lui-même avait affirmé dans le Pro Murena, n'a-
t-elle pas son origine précisément dans le sentiment cicéronien de
la dualité intérieure 106? Philon de Larissa avait voulu affirmer sans
médiation dialectique que le sage n'échappe pas aux limitations de
la nature humaine. Assurément Cicéron n'est pas en désaccord
avec lui, mais il a préféré préserver dans sa pureté l'idéal de la

102 On pourrait nous objecter que Cicéron n'hésita pas lui même à défendre
l'assassinat politique lorsque l'assassin était de son bord. Il est certain qu'enga
gé dans une vie politique marquée par l'omniprésence de la violence, il ne fut
pas lui-même irréprochable. Il faut cependant remarquer que la violence n'est
jamais pour lui une fin en soi, qu'elle lui apparaît comme un mal nécessaire,
lorsque tous les autres recours ont été épuisés, pour revenir à un état de droit.
Sur ce point, cf. P. Grimai, Cicéron, p. 257 et A. Michel, op. cit., p. 562-567.
103 Cicéron, Ait., VII, 1,6; σοφιστεύω se trouve en IX, 9, 1.
104 Ibid., IX, 10.
105 Cf. supra, p. 272.
106 Sur la conception de la sagesse dans le Pro Murena, cf. supra, p. 106.
330 LA CONNAISSANCE

sagesse, quitte à devoir définir celle-ci dans ce monde par la cons


cience permanente de la faiblesse des sens et de la raison. En cela,
il n'a été ni plus ni moins académicien que son maître, il l'a été
autrement, il a su choisir à l'intérieur même de la Nouvelle Acadé
mie la tradition, celle de Clitomaque, la plus appropriée à sa per
sonnalité et à son expérience.
Est-ce un hasard si l'homme qui se fait le défenseur de Γέποχή
universelle, qui voit en celle-ci l'essence même de la sagesse, a vécu
un conflit dans lequel il a refusé de toutes ses forces de s'impliquer
entièrement et vit dans un monde régi par un ordre nouveau
auquel il refuse d'adhérer? Au moment où règne sur Rome un
homme de certitudes, au pouvoir absolu, l'apologie de la liberté
intérieure, du détachement par rapport aux évidences apparem
ment les plus sûres, de la conduite probable, c'est-à-dire, conscient
e de sa faillibilité, est de la part de Cicéron à la fois une tentative
de justification personnelle et un manifeste politique écrit en te
rmes de philosophie.
Si l'on considère l'œuvre philosophique cicéronienne dans son
ensemble, on remarque qu'elle contient deux images du sage : à
celle du Lucullus semble s'opposer celle du De legibus ou des Tus
culanes, où le sage est décrit en termes quasi mystiques comme
brûlant d'imiter la nature divine et capable de discerner le souve
rainbien; mais en réalité il y a entre ces textes une très profonde
unité107. Ce que Cicéron dit dans les deux derniers, c'est l'idéal pur,
dégagé de toutes les servitudes du corps, alors que dans le Lucullus
ce même idéal est confronté au monde labile des représentations, à
l'expérience permanente de l'erreur. Le De legibus et les Tusculanes
affirment la nature divine de l'âme humaine et son aspiration à
aller vers Dieu, le Lucullus rappelle tout ce qui entrave cet amour
de la perfection et conduit à définir la sagesse par l'interrogation
et la recherche. Cette même dualité a été exprimée par Philon
d'Alexandrie dans un très beau commentaire à un verset de l'Exo
de108: «le sage», écrit-il, «est dit être le Dieu de l'insensé, mais il
n'est pas Dieu en réalité, pas plus qu'un faux tétradrachme n'est
un tétradrachme. Quand on le compare à l'Etre, le sage sera trouvé
homme de Dieu; quand on le compare à l'insensé, on peut le quali-

107 Nous reviendrons à propos de l'éthique sur le problème de la perfection


du sage, cf. infra, p. 492 sq.
108 Philon Al., Deter., 162, commentaire d'Exode, 7, 1 : ό σοφός λέγεται μεν
θεός του άφρονος, προς άλήθειαν δέ ουκ εστί θεός, ωσπερ ουδέ το άδόκιμον
τετράδραχμόν έστι τετράδραχμον · αλλ' οταν μέν τφ δντι παραβάλληται άνθρωπος
εύρεθήσεται θεοΰ, δταν δέ άφρονι άνθρώπφ, θεός προς φαντασίαν και δόκησιν,
ού προς άλήθειαν και το Ιιναι νοούμενος.
DE LA PRÉNOTION À LA SAGESSE 331

fier de Dieu selon l'apparence et l'opinion, mais non en vérité et


selon l'être».
Nous avons commencé cette recherche en essayant de montrer
que le débat entre Académiciens et Stoïciens à propos de la repré
sentation ne pouvait être limité à des considérations gnoséologi-
ques et portait aussi sur la manière de définir la relation de l'hom
me au monde et à Dieu. Ce qui était alors implicite ou allusif, appar
aîtavec éclat à propos de la sagesse. L'homme le plus parfait pos
sible n'est pas Dieu, tel est l'enseignement des Académiques.
L'homme n'est pas Dieu; le message s'adresse aux Stoïciens, à
César aussi.
QUATRIÈME PARTIE

L'ÉTHIQUE
Dans cette partie consacrée aux problèmes de l'éthique, nous
étudierons successivement et en prenant comme point de départ la
partie du Lucullus consacrée au dissensus des moralistes :
- comment la doxographie morale cicéronienne, loin d'être
un instrument neutre d'exposé des opinions, reflète dans ses varia
tions le conflit entre la Nouvelle Académie et le Portique sur la
question du souverain bien, mais aussi les phénomènes d'osmose et
de synthèse entre les deux grandes «divisions» de Chrysippe et de
Camèade ;
- comment, dans le De finibus, la réflexion cicéronienne,
organisée autour du concept à tous égards essentiel d'oùcEÎcocnç,
aboutit d'abord à la dislocation de la morale des Epicuriens et de
celle des Stoïciens - ce qui entraîne la condamnation de leur
anthropologie et de leur théorie des valeurs -, puis à la mise en
cause de l'outil critique lui-même;
- comment le désaccord de fond entre l'Académicien Cicé-
ron et le stoïcisme reste intact, quoi qu'on en ait dit, dans les Tus-
culanes, mais se trouve exprimé sous une forme différente, le pla
tonisme, cette fois clairement assumé, permettant de comprendre
pourquoi le naturalisme hellénistique a abouti à de telles apories;
- comment, enfin, le De republica, le De legibus et le De offi-
ciis, s'ils paraissent sur bien des points étrangers à la philosophie
de la Nouvelle Académie, ne contredisent pas les raisons fonda
mentales pour lesquelles Cicéron s'est reconnu en celle-ci.
CHAPITRE I

DISSENSUS ET DOXOGRAPHIE

Le dissensus des moralistes dans le Lucullus (42, 129 - 46, 140)

Parce qu'il se réclame d'une tradition socratique privilégiant


les problèmes moraux, mais aussi parce qu'il est romain, Cicéron
place l'éthique au centre de ses préoccupations philosophiques et il
n'hésite pas à dire dans le De finibus que la question du souverain
bien est la plus importante de toute la philosophie1. Mais dans ce
domaine aussi la vérité est à la fois une et cachée et, s'il va de soi
qu'il faut «établir des fins auxquelles se rapporte l'ensemble des
biens et des maux», on ne saurait négliger le désaccord considéra
ble qui existe entre les moralistes2. Plutôt que de proposer une
définition du τέλος que viendraient contredire toutes les autres, le
philosophe de la Nouvelle Académie se doit donc de rechercher ces
affleurements incertains du vrai que sont le probable et le vraisemb
lable,avec la conviction platonicienne que le désaccord signifie

1 Cf. Fin., V, 6, 15 : hoc enim constituto in philosophia constituta sunt


omnia. L'explication de cette primauté de l'éthique est la suivante : dans les
autres domaines, l'erreur ou l'ignorance ont des conséquences limitées, alors
que ne pas connaître quel est le souverain bien condamne à ignorer comment
conduire sa vie {summum autem bonum si ignoretur, uiuendi rationem ignoravi
necesse est, ibid.). La même idée est exprimée sous une forme à peine différente
dans Fin., I, 4, 11.
2 Cf. Luc, 42, 129: Nempe fines constituendi sunt ad quos et bonorum et
malorum summa referatur; qua de re est igitur inter summos uiros maior dissen-
sio? La traduction Bréhier-Goldschmidt «Certes, il faut établir des fins auxquell
es se rapporte l'ensemble des biens et des maux. Or y a-t-il un sujet sur lequel il
y ait plus de désaccord entre hommes de valeur?», nous paraît contestable par
cequ'elle sous-entend que le désaccord serait plus grand en éthique qu'en phy
sique ou en logique. Une telle interprétation conduit à traduire igitur par « or »,
ce qui est pour le moins surprenant. Ce que veut dire Cicéron, c'est que nulle
part ailleurs le désaccord des philosophes n'a des conséquences aussi important
es. Ce sens de maior dissensus se retrouve d'ailleurs quelques paragraphes plus
loin, à propos de la différence entre Antiochus et Zenon, ibid., 43, 134 : Ecce
multo maior etiam dissensio. Zeno in una uirtute positam beatam uitam putat.
Quid Antiochus ? La traduction que nous proposons pour la proposition qua de
re. . . est celle-ci : « y-a-t-il donc une question sur laquelle le désaccord des hom
mes éminents ait plus d'importance?».
338 L'ÉTHIQUE

l'inachèvement ou l'erreur et que la quête doit être poursuivie auss


ilongtemps qu'il existe.
De ce point de vue, les pages du Lucullus dans lesquelles l'Ar-
pinate évoque le dissensus des moralistes nous apparaissent com
mele modèle d'une réflexion qui se sait asymptote à la vérité3.
Loin d'apporter une réponse qui aurait pour résultat de mettre fin
à l'incertitude, Cicéron aboutit à une conclusion provisoire, identi
quepar son contenu à celle de Lucullus, puisqu'il ne cache pas sa
préférence pour la solution stoïcienne, mais relativisée par le refus
de l'assentiment ferme qui en serait la sanction définitive4. La
véritable conclusion est donc dans ce domaine aussi qu'il faut
poursuivre sans relâche la recherche5. Mais il ne faudrait pas
pour autant en déduire que cette partie du Lucullus ne constitue
que le premier jalon d'un itinéraire qui se poursuit à travers le De
finibus et les Tusculanes. En effet, ce qui fait l'originalité du passa
ge que nous allons étudier, c'est qu'il est un point de départ mais
aussi l'épure de ce que sera la suite de la réflexion, si bien que
comme l'œuvre tout entière il constitue à la fois un ensemble aut
onome et un appel à la découverte d'une plus grande vraisemblance.
Nombreux sont les travaux dans lesquels A. Michel a montré com
bien est féconde la confrontation entre le Lucullus et les autres
traités moraux, méthode qui permet de préciser la conception cicé-
ronienne d'un progrès à l'intérieur même du probable, puisque ce
qui était problématique dans ce dialogue acquiert une cohérence et
une intelligibilité plus grandes au terme des Tusculanes6. C'est
dans cette même direction que nous avons situé notre recherche et
nous nous sommes tout particulièrement intéressé à l'utilisation
par Cicéron de la doxographie, car celle-ci dans ses très diverses
modalités est indiscutablement l'instrument privilégié de la crit
ique du dogmatisme et du dépassement de celui-ci. Longtemps
négligé, cet aspect de la question a été remis en lumière par l'œu
vre monumentale de M. Giusta et c'est, croyons nous, en conti
nuant à l'approfondir qu'il est possible d'améliorer notre connais-

3 Le désaccord des moralistes occupe dans le Lucullus les paragraphes 42,


129 - 46, 141.
4 Cf. le § 141 où Cicéron oppose sa préférence pour Yhonestas, qui est
encore de l'ordre du tnouere, à la certitude absolue des Stoïciens.
5 Cette application du ού χρή άποκάμνειν platonicien, cf. supra, p. 120, est
manifeste au § 147 où Cicéron engage son interlocuteur à continuer la recher
che sur les problèmes de l'éthique et de la physique. Sur cette «conclusion» du
Lucullus, cf. supra, p. 179-180.
6 Sur les travaux d'A. Michel concernant cette question, cf. supra, p. 72.
DISSENSUS ET DOXOGRAPHIE 339

sance aussi bien des sources utilisées par l'Arpinate que de la logi
que qui sous-tend sa réflexion7.
Une analyse même rapide des § 128 à 141, dans lesquels Cicé
ron démontre à Lucullus la difficulté de faire un choix parmi les
très nombreuses solutions proposées au problème du souverain
bien, révèle trois moments bien différenciés : tout d'abord une pré
sentation des diverses opinions, construite selon la diuisio de Car-
néade; ensuite un exposé des différences jugées irréductibles entre
Antiochus d'Ascalon et les Stoïciens; enfin un deuxième aperçu du
problème téléologique, organisé cette fois conformément à la mé
thode de Chrysippe et conduisant à l'affirmation que Yhonestas
stoïcienne est la plus probable de toutes les définitions du τέλος8.
Toutefois, le pourquoi d'un tel cheminement n'apparaissant pas
immédiatement avec clarté, il nous faut revenir sur chacune des
étapes de cette démonstration.
La première diuisio, celle que nous avons identifiée comme
l'une des formes de la Carneadia diuisio, a pour but de mettre en
évidence la multiplicité des doctrines qui, avec une égale assuranc
e, ont voulu imposer leur conception du souverain bien. Cicéron
se contente de résumer très brièvement chacune d'entre elles, se
gardant bien de porter des jugements de valeur individuels, et de
cette breuitas naît la rapidité étourdissante de l'énumération9. Par
ailleurs, l'impression de dissensus est d'autant plus grande que sont
mentionnées les filiations philosophiques, les disciples s'ingéniant
à ne pas imiter leurs maîtres (ainsi pour les Stoïciens Ariston et
Erillus, en désaccord avec Zenon) ou à fonder des chapelles rival
es, l'exemple donné étant celui des épigones de Socrate et de Pla
ton i0.

7 Sur l'œuvre de M. Giusta, cf. supra, p. 66-67.


8 Luc, 42, 129-131 : la diuisio de Camèade; 43, 132-45, 138: Antiochus et
le stoïcisme; 45, 138-46, 141 : la diusio de Chrysippe et le choix probable de Yhon
estas.
9 Cette breuitas se traduit notamment par l'abondance des phrases nomin
ales: § 129, Hi quoque multa a Piatone; § 130, Pyrrho autem. . .; § 131, Post
Epicurus . . ., etc.
10 II est dit dans cette diuisio qu'Ariston approuva sur le fond ce que Zenon
n'avait approuvé que sur la forme : Aristonem, qui cum Zenonis fuisset auditor,
re probauit ea quae tile uerbis (§ 130). Juste auparavant, le souverain bien d 'Eril
lusavait été rapproché de celui de Platon : Erillum, qui in cognitione et in scien-
tia summum bonum ponit . . . uides . . . quam non multum a Piatone. Les deux
hérésies ne sont pas ainsi présentées par hasard. En effet, apparaît ainsi pour la
première fois le reproche qui sera constamment fait par Cicéron au stoïcisme,
celui de porter en lui deux doctrines contradictoires : le platonisme et l'indiffé-
rentisme. L'histoire aurait donc fait éclater cette contradiction à travers les
schismes des deux disciples de Zenon. La différence entre ce texte et la critique
du stoïcisme dans Fin., IV, est que dans ce livre le platonisme inhérent à la
340 L'ÉTHIQUE

Nous nous interrogerons plus loin sur le sens que Camèade


avait voulu donner à sa diuisio. Telle qu'elle est utilisée dans le
Lucullus, elle se caractérise par une construction très rigoureuse.
Les moralistes sont, en effet, répartis en deux grands groupes, le
premier comprenant tous les systèmes tombés en désuétude, le
second les doctrines soutenues «pendant longtemps et avec force»,
ces catégories étant elles-mêmes subdivisées11. En effet, parmi les
relicti, Cicéron distingue, d'une part, un ensemble de philosophes
ayant pour point commun d'avoir eu pour maître Platon, ou d'en
être proches par leur pensée, et pour lesquels il se montre assez
méprisant, d'autre part, Pyrrhon et Ariston, défenseurs de l'indiff
érence absolue à ce qui n'était pas le bien moral12. Quant aux moral
es moins éphémères, elles sont classées selon le schéma suivant :
- le plaisir : Aristippe et Epicure;
- le plaisir + Yhonestas : Calliphon ;
- l'absence de douleur: Hiéronyme;
- l'absence de douleur + Yhonestas : Diodore;
- vivre selon Yhonestas en jouissant des «choses premières
selon la nature» : l'Ancienne Académie, Aristote eiusque amid-,
- jouir des «choses premières selon la nature»: Camèade,
non quo probaret, sed ut opponeret Stoicis ;
- vivre honeste : Zenon, qui princeps Stoicorum fuit 13.

doctrine du Portique est identifié à celui de l'Ancienne Académie, revu par Anti-
ochus, tandis qu'ici la référence est faite directement à Platon.
En ce qui concerne les chapelles socratiques, le ulli donné par les manusc
rits à la fin du § 129 fait assurément problème car il y a là une mauvaise lectu
re par le scribe de ce qui était dans l'archétype le nom d'un groupe de philoso
phes.Il a été corrigé en Ertili par Madvig dans ses Emendationes in Ciceronis
libros philosophiae, Copenhague, 1826, correction qui est mentionnée et adoptée
par Plasberg, ad /oc, et par G. Giannantoni dans ses Socraticorum reliquiae,
Rome, 1983, t. 1, III, F 17. Elle s'appuie sur le fait que dans De or., III, 16, 62,
Cicéron mentionne les disciples d'Erillus parmi les épigones de Socrate. Elle est
cependant contestable, dans la mesure où Erillus a déjà été évoqué au § 129.
C'est pourquoi nous choisissons la correction de Reid, Elii, qui de surcroît est
plus proche du texte des manuscrits. Les Ηλιακοί sont mentionnés à côté des
Erétriens dans Diog. Laërce, II, 105, ce qui correspond exactement au texte
cicéronien.
11 La coupure entre les abiecti et les autres se fait au § 130 avec la phrase :
Has igitur tot sententias ut omittamus, haec nunc uideamus quae diu multumque
defensa sunt.
12 La coupure à l'intérieur même de la catégorie des abiecti entre, d'une
part, les relicti platoniciens et, d'autre part, les véritables indifférentistes est
marquée, ibid., par la phrase : Hos si contemnimus et iam abiectos putamus, illos
certe minus despicere debemus.
13 Comme cela est signalé par Reid, ad loc, la même expression est
employée pour désigner Zenon dans Fin., III, 2, 5. La différence est que dans le
Lucullus les deux termes sont associés, alors que dans le De finibus la qualité
DISSENSUS ET DOXOGRAPHIE 341

Nous ne ferons pour l'instant que deux remarques à propos de


cette diuisio :
- l'emploi de critères à la fois philosophiques et historiques
a pour conséquence la formation d'une trame très serrée permett
ant l'évocation d'un très grand nombre de philosophes et accen
tuant ainsi le sentiment d'un désaccord indépassable;
- si la volonté de suggérer une cacophonie philosophique
est réelle, ce désordre finit néanmoins par apparaître comme très
soigneusement organisé, non seulement parce qu'il résulte de l'e
ntrecroisement des catégories que nous avons énumérées, mais aussi
parce que, d'une façon ou d'une autre, ouvertement ou subreptice
ment, cette diuisio rattache la plupart des doctrines morales à
Socrate, à Platon où à l'Académie14. Prenons le cas extrême celui
d'Épicure, dont on discerne mal a priori quel lien il aurait pu avoir
avec la tradition platonicienne. Or il nous est présenté comme l'un
des représentants de la morale du plaisir, à propos de laquelle il
est souligné que son initiateur (princeps) fut Aristippe, disciple de
Socrate15. Autrement dit, même lorsque le philosophe se situe à
l'opposé du platonisme, il s'agit de montrer qu'il en est d'une cer
taine manière issu. Cette démarche était déjà celle de l'Arpinate
dans un texte célèbre, l'excursus philosophique du troisième livre
du De oratore, où toute la philosophie morale est rattachée à Socrat
e16.Ce qu'il y a de très surprenant dans le Lucullus, c'est que ni
Socrate ni Platon ne sont mentionnés comme ayant proposé une
définition du souverain bien17.

d'inuentor est contestée au Stoïcien : eorum princeps, non tam rerum inuentor
fuit quant uerborum nouorum.
14 Remarquons que le seul qui ne puisse être rattaché d'une manière ou
d'une autre au platonisme est Pyrrhon. Cela marque une différence par rapport
à l'excursus du De oratore, cf. infra, note 16.
15 Luc, 42, 131 : Alii uoluptatem finem esse uoluerunt, quorum princeps
Aristippus, qui Socraten audierat, unde Cyrenaici. Post Epicurus, cutus est disci
plina nunc notior, neque tarnen cum Cyrenaicis de ipsa uoluptate consentiens.
L'un des éléments de la stratégie antiépicurienne des Académiciens sera de
montrer que le Jardin n'a pas pu se différencier véritablement des Cyrénaïques,
cf. infra, p. 401.
16 De or., III, 17, 62 sq. Il est à noter qu'au § 62 les Pyrrhoniens sont ment
ionnés parmi les écoles qui se réclamaient de Socrate, alors que dans le Lucull
us rien de tel n'est affirmé à propos de Pyrrhon. Cela prouve qu'il y avait plu
sieurs versions de cette histoire de la philosophie socratique et qu'elles avaient
en commun de rattacher un très grand nombre de philosophes à la pensée du
maître de Platon.
17 Plus exactement le τέλος de Platon n'est indiqué que de manière tout à
fait incidente, à travers la réflexion sur le souverain bien d'Erillus, cf. supra,
n. 10. Pour M. Giusta, op. cit., I, p. 243, cette absence s'expliquerait par une
mention de Platon et des Stoïciens avant Erillus dans les τέλη ψυχικά des Vêtus-
342 L'ÉTHIQUE

Laissons donc provisoirement de côté tout l'arrière-plan philo


sophique de cette vertigineuse enumeration et intéressons-nous au
but recherché. Il est évidemment de prouver dans un premier
temps que le simple bon sens conduit à suspendre son jugement
devant de si grandes contradictions. Mais le philosophe de la Nouv
elle Académie n'est pas un Pyrrhonien et il ne peut se cantonner
dans une indifférence absolue, fondée sur la conviction qu'aucun
système n'est préférable à un autre. Parce qu'il est probabiliste,
parce qu'il pense que toutes les doctrines ne sont pas équivalentes,
mais aussi parce qu'il veut déterminer toutes les conséquences qui
naissent d'un choix particulier, Cicéron va accepter de choisir,
nous dirions presque de «parier», et de s'engager, alors même que
la raison, déconcertée par l'incroyable diversité des opinions, pourr
aitl'inciter à s'abstenir18. Bien entendu, ce n'est pas à l'hédonis
me d'Aristippe, ni à l'indifférentisme de Pyrrhon qu'il va feindre
d'adhérer, mais à la morale qu'il estime lui-même la plus fondée
parmi toutes celles qu'il a évoquées, celle des Stoïciens : cupio sequi
Stoicos19. Cependant, alors que l'on s'attendrait à le voir expliquer
pourquoi il lui est impossible de transformer cette préférence en
adhésion définitive, toute la deuxième partie du passage est une

ta placita. Une telle explication est en elle-même fort peu convaincante : en ver
tude quelle logique Cicéron aurait-il choisi Erillus et omis Platon? De surcroît,
M. Giusta ignore cette distinction entre les écoles tombées en désuétude et les
autres, alors qu'elle est essentielle dans cette version de la Carneadia diuisio.
J. Glucker, op. cit., p. 57, a justement remarqué que Platon ne pouvait être ment
ionné parmi les relicti, mais cela n'explique pas qu'il ne figure pas dans l'e
nsemble de la diuisio. On sait que les philosophes du moyen-platonisme, faisant
référence au Théétète, 176 a-b, définiront par Γόμοίωσις θεφ le souverain bien
platonicien, cf. Philon, Fug., 63; Apulée, De Plat., II, 23, 252; Plutarque, De sera
num. uind., 5, 550 d etc. Si Camèade ne faisait pas figurer Platon dans sa diui
sio, qui donc a entrepris le premier de formuler le τέλος platonicien sur le
modèle des τέλη recensés par Camèade? W. Theiler, Die Vorbereitung. . ., p. 50-
53, a attribué cette innovation à Antiochus, mais cela ne correspond pas à la
définition du souverain bien de l'Ancienne Académie que nous trouvons dans le
livre V du De finibus, incontestablement antiochien, quoi qu'en ait dit Giusta,
op. cit., 1, p. 64-100. Il est affirmé chez Stobée, Ed., II, 6, 3, p. 21 M. que le τέλος
de Socrate et de Platon est le même que celui de Pythagore, Γόμοίωσις θεφ.
Mais quelle est la source de Stobée, ou plus exactement d'Arius Didyme? S'il est
vrai qu'en ce qui concerne l'exposé de la morale péripatéticienne (ibid., II, 6,
7-17, p. 68-95 M.) les ressemblances avec Fin., V, sont nombreuses, comme cela
a été souligné notamment par M. Pohlenz dans les Grundfragen . . ., p. 36 sq.,
cela ne prouve pas nécessairement que l'exposé de la δόξα de Platon ait la
même origine. Il est à remarquer que Γόμοίωσις θεφ se trouve exprimée sous
une forme non stéréotypée chez Cicéron, Tusc, V, 25, 70 (studium . . . illius
aeternitatem imitandi).
18 Cicéron, Luc, 43, 132.
19 Ibid.
DISSENSUS ET DOXOGRAPHIE 343

vigoureuse charge contre Antiochus. Il y a donc là quelque chose


qui ressemble fort à une incohérence et qui nous paraît cependant
aisément explicable.
Il n'est pas étonnant, en effet, qu'après avoir dénoncé avec
tant de force le dissensus des philosophes en matière d'éthique,
Cicéron ait chercher à réfuter son ancien maître, qui, au contraire,
avait voulu réduire ce désaccord en affirmant que l'Ancienne Aca
démie, le Lycée et le Portique professaient sur le fond la même
doctrine à propos du souverain bien20. Attaquer Antiochus, c'était
donc pour lui affirmer que le problème était bien réel et qu'il ne
pouvait être question de le contourner en procédant à des rappro
chements artificiels. Puisque l'Ascalonite se réclamait avant tout de
l'Ancienne Académie et du Lycée, il fallait dénoncer l'imposture
historique consistant à confondre la philosophie des «Anciens» et
celle des Stoïciens, il fallait transformer la synthèse en alternative :
aut Stoicus constituatur sapiens aut ueteris Academiae21. Certes,
Cicéron reconnaît qu'il existe des points d'accord entre les deux
pensées, ainsi le refus d'admettre que l'âme du sage puisse être
touchée par le plaisir, mais, pour le reste, il conteste avec vigueur
que l'Ancienne Académie ait précédé le stoïcisme dans la voie de
l'inflexible rigueur, dont les fameux paradoxes sont l'illustration la
plus éclatante22. Les grands dogmes stoïciens, celui de l'égalité des
fautes morales, de l'autarcie de la vertu, ou de la sérénité absolue
de l'âme du sage sont, dit-il, étrangers aux successeurs de Platon
comme aux philosophes du Lycée et, par ailleurs, Antiochus lui-
même se contredit quand, tout en se disant d'accord avec Zenon, il
établit une distinction entre la uita beata, pour laquelle la vertu
seule suffirait et la uita beatissima qui, elle, nécessiterait l'appoint
des biens du corps et de la fortune23. Il se révèle ainsi être un
homuncio un faible humain, nullement le dieu qu'aspire à être le
Stoïcien24.
Le consensus si fortement affirmé par Antiochus n'a donc
qu'une réalité de façade et l'homme soucieux de connaître la vérité
ne saurait se contenter d'un pareil faux-semblant. Cicéron ne criti-

20 Sur ce point, cf. supra, p. 148.


21 Cicéron, loc. cit.
22 Sur les paradoxes, cf. supra, p. 105, n. 192.
23 Sur les précédents académiciens et péripatéticiens de la distinction entre
uita beata et uita beatissima, cf. M. Giusta, op. cit., 1, p. 86-87. Ce thème import
ant de l'éthique d'Antiochus se retrouvera dans Fin., V, 24, 71 ; 27, 81 ; Tusc, V,
8, 22 (à propos des discussions avec Aristus).
24 Cicéron, Luc, 44, 134 : Deus Me qui nihil censet deesse uirtuti, homuncio
hic, qui multa putat praeter uirtutem homini partim cara esse, partim etiam
necessaria.
344 L'ÉTHIQUE

que pas la doctrine de l'Ancienne Académie en tant que telle, il


dénie à Antiochus le droit de se réclamer d'elle et il s'élève contre
un syncrétisme qu'il estime factice25. Le sens de sa critique est
exprimé de manière plaisante à travers l'anecdote qu'il rapporte du
préteur Albinus et de Camèade. Le magistrat prenant l'Académi
cien pour un Stoïcien l'avait interpellé en lui disant26 : «donc, Car-
néade, tu ne crois pas que je sois préteur puisque je ne suis pas
sage, ni qu'il y ait ici une ville avec des citoyens», et le scholarque
l'avait détrompé en lui désignant son compagnon d'ambassade,
Diogene de Babylone, qui était alors à la tête de l'école stoïcienne.
Or l'Arpinate laisse entendre que si Antiochus avait été à la place
de Camèade, sa propre logique eût voulu qu'il acquiesçât au pro
pos du préteur et qu'il acceptât d'être considéré comme un Stoï
cien27. La leçon qu'il faut tirer de ce petit récit semble donc claire :
ce n'est pas dans le stoïcisme affadi d'Antiochus que doit être cher
chée la véritable tradition platonicienne, mais dans l'Académie,
qu'il s'agisse de l'Ancienne, celle de Polémon, ou de la Nouvelle,
celle de Camèade.
Le dissensus demeure toujours entier et le progrès a été jus
qu'à présent purement négatif, puisqu'il a simplement consisté à
rejeter une fausse conciliation. Cicéron poursuit donc sa recherche
et s'adresse désormais non plus à Antiochus, mais aux Stoïciens
eux-mêmes, affrontant donc ainsi les conséquences du choix qu'il a
envisagé. L'itinéraire général de cette réflexion sur le souverain
bien se résume donc ainsi : son point de départ est la Nouvelle Aca
démie (diuisio Carneadia), son centre le rejet d'Antiochus, son
aboutissement - mais, répétons-le, il ne s'agit que d'une fin provi
soire - le stoïcisme. En effet, dans cette dernière partie Cicéron uti
lise la diuisio de Chrysippe, infiniment plus simple que celle em
ployée pour illustrer le désaccord des moralistes, car elle ne retient
que trois solutions : Yhonestas, le plaisir ou la combinaison des
deux28. Si la première diuisio semblait avoir été conçue pour
démontrer la difficulté, voire l'impossibilité de choisir, celle du

25 Ibid., 44, 135, à propos de la différence entre la théorie stoïcienne des


passions et celle de l'Ancienne Académie : Sed, quaero, quando ista fuerint ab
Academia uetere decreta, ut animum sapientis commoueri et conturbari negaret.
26 Ibid., 45, 137 : ego tibi, Cameade, praetor esse non uideor quia sapiens
non sum, nee haec urbs, nee in ea ciuitas. Il n'y a aucune raison de considérer la
proposition quia sapiens non sum comme une interpolation. L'argument de
Reid, ad loc, est que cela eût exigé d'Albinus une culture philosophique qu'il
n'avait pas.
27 Ibid. : Sed Me noster est plane, ut supra dixi, Stoicus, perpauca balbu-
tiens.
28 Ibid., 45, 138.
DISSENSUS ET DOXOGRAPHIE 345

scholarque stoïcien, au contraire, en faisant un tri sévère dans la


masse des opinions philosophiques et en ne laissant en lice que des
solutions de très inégale valeur, permet à Cicéron de justifier son
cupio sequi Stoicos. S'il feint de se prononcer pour le plaisir ou
pour la solutions mixte, il s'en détourne aussitôt en invoquant l'ap
pel de la raison et de la vertu qui l'éloignent des «émotions bestia
les»,tout comme de l'assemblage monstreux de la volupté et de
Yhonestas29. En revanche, il ne dissimule pas qu'il est ému lors
qu'il entend le stoïcisme condamner toute assimilation de la vertu
à l'intérêt et affirmer que la communauté et les valeurs humaines
s'effondrent si elles ne sont pas désintéressées30.
De toutes les réponses au problème du τέλος qui ont été énu-
mérées au début du passage, c'est donc la stoïcienne qui est pré
sentée comme la plus probable, même si l'Arpinate ne dissimule
pas sa sympathie pour la morale, moins intransigeante, de l'An
cienne Académie. Mais cette victoire du Portique est aussi une
défaite, car elle est de l'ordre du mouere, la suprématie de Yhonest
as n'étant encore qu'un πιθανόν, nullement, comme le voudrait la
doctrine stoïcienne, une certitude rationnelle inébranlable31. Ce
que Cicéron reproche précisément à Lucullus, c'est de transformer
cette émotion en assentiment ferme, de confondre avec la vérité
une vraisemblance qui peut être acceptée en tant que telle, mais
dont rien ne permet de prouver qu'elle ne soit pas entachée d'er
reur32. La différence entre les interlocuteurs n'est pas dans le
contenu même du choix, mais dans le fait que l'un en perçoit les
incertitudes, tandis que l'autre se laisse entraîner à un assentiment
irréfléchi et fondé sur l'illusion de l'omnipotence de la raison
humaine.
Cette analyse que nous avons voulue purement descriptive
nous aura donc permis de montrer le passage du constat d'un
désaccord profond à la mise en évidence de la plus grande probab
ilité. Elle nous aura aussi révélé que les «divisions» constituent
véritablement l'ossature de la philosophie cicéronienne du souve
rainbien. Selon la méthode suivie le choix apparaît comme imposs
ibleou au contraire comme allant de soi, l'originalité du texte
étant précisément de juxtaposer ces deux extrêmes et même, d'une
certaine manière, de les concilier en relativisant ce qui pour un
Stoïcien est l'absolu. La détermination du τέλος n'a donc rien

29 Ibid., 139.
30 Ibid., 140.
31 Ibid., 141.
32 Le véritable problème est donc, en éthique comme en logique, celui du
statut de l'assentiment.
346 L'ÉTHIQUE

d'une méditation abstraite, elle exige une interprétation de l'histoi


re de la philosophie, la confrontation des principales doctrines, et
donc elle apparaît plus proche de la démarche aristotélicienne que
de l'ontologie platonicienne du Bien33. Mais avant d'en venir au
problème lui-même, nous étudierons les instruments mis en œuvre
et essaierons donc de définir le plus précisément possible ce
qu'étaient ces «divisions».
Les études de doxographie morale ont indéniablement été en
retard pendant longtemps sur celles de doxographie physique et ce
n'est nullement faire injure à la mémoire de Hoyer, Döring ou
Strache d'affirmer que leurs travaux ne peuvent se comparer à
l'œuvre d'un Diels34. La raison de ce décalage est peut-être à cher
cher dans le fait que, les opinions sur le souverain bien étant expo
sées de manière beaucoup plus variée que celles sur la nature de
l'âme ou l'origine du monde, il pouvait sembler difficile, voire
impossible, de les relier toutes à une même tradition doxographi-
que. Cette gageure, M. Giusta l'a tentée avec une constance et une
érudition qui forcent l'admiration de ceux-là mêmes, dont nous
sommes, qui ne croient pas vraisemblable la thèse centrale de son
œuvre35. Par la richesse de sa documentation et par la pertinence

33 Cf. la critique que fait Aristote de l'ontologie platonicienne du Bien au


chapitre 6 a'Eth. Nie, I. Cf. également ibid., I, 3, 4, 1904 b 20-25, sur la nécessité
de se contenter en éthique d'une vérité incomplète. Comme l'a écrit L. Robin,
Aristote, Paris, 1944, p. 211, «La morale est donc la matière d'une recherche
"dialectique", c'est-à-dire qui se borne à discuter des "difficultés"; qui ne vise
et n'atteint que la probabilité ; qui pourtant est capable de dégager des princi
pes». Sur Aristote critique de Platon dans le domaine de l'éthique, on consulte
ra avec fruit l'article de H. Flashar, The critique of Plato's theory of Ideas in
Aristotle's Ethics, dans Articles on Aristotle, J. Barnes, M. Schofield, R. Sorabji
eds, t. 2, (Ethics and politics), Londres, 1977, p. 1-16. Sur le problème général de
l'action chez Aristote, on pourra se reporter à l'ouvrage récent de D. Charles,
Aristotle's philosophy of action, Ithaca, New- York, 1984. Ces similitudes entre
Aristote et Cicéron ne doivent pas être interprétés selon nous en termes d'in
fluence du Stagirite sur la Nouvelle Académie. Nous essaierons, en effet, de
montrer que, malgré les apparences, c'est chez Platon que la dialectique néoa
cadémicienne appliquée à l'éthique trouve sa cohérence. Les points de rencont
re avec Aristote sont indéniables, mais ils doivent être compris comme des har
monies entre des pensées ayant chacune sa logique propre.
34 R. Hoyer, De Antiocho Ascalonita, Bonn, 1883; A. Döring, Doxographis-
ches zur Lehre vom τέλος, dans Zeitschr. für Philosophie und philos. Kritik, 101,
1893, p. 165-203; H. Strache, De Arii Didymi in morali philosophia auetoribus,
Diss. Berlin, 1909. Un renouveau des études de doxographie morale est toutefois
à signaler, marqué par la parution de l'ouvrage collectif, On Stoic and Peripatet
ic ethics. The work of Arius Didymus, W. Fortenbaugh ed., New Brunswick et
Londres, 1983.
35 Rappelons quelle est la thèse centrale: les textes de doxographie au
raient comme source une œuvre d'Arius Didyme, elle-même construite selon la
DISSENSUS ET DOXOGRAPHIE 347

de beaucoup de ses rapprochements, il a fait de ce qui pouvait


apparaître comme un avatar de la Quellenforschung dans ce qu'elle
avait de plus excessif la voie royale pour la compréhension de la
philosophie morale hellénistique et romaine.
Notre méthode sera très différente de la sienne. Alors qu'il a
essayé de rapporter toutes les doxographies à ses Vetusta Placita
d'éthique, dont VEpitomé d'Arius Didyme que l'on trouve chez Sto-
bée serait le résumé, nous essaierons de les replacer dans le
contexte général de la vie des écoles, avec ses phénomènes de
conflit, mais aussi d'imitation, de façon à appréhender leurs condi
tionsde formation, leur évolution, et donc le pourquoi de leur pré
sence dans les textes que nous étudierons36.

Les deux «divisions»

La «division» de Chrysippe

II nous semble logique de commencer par elle en raison de son


antériorité chronologique, même si nous avons vu que dans le
Lucullus elle figure après celle de Camèade. Très curieusement, on
s'est fort peu intéressé au rôle de Chrysippe dans l'élaboration de
la doxographie morale, et il est significatif que J. Glucker et
M. Giusta n'aient accordé qu'une importance fort limitée à la «divi
sion» de Chrysippe, l'un estimant qu'elle a dû être supplantée par
celle de Camèade, l'autre ne voyant en elle que l'esquisse de celle-
ci37. Peut-on donc parler de la Chrysippea diuisio au même titre

«division» d'Eudore, et dont le résumé se trouverait chez Stobée. Sur Arius


doxographe, on consultera dans l'ouvrage cité à la note précédente les études
de C. H. Kahn, Arius as a doxographer, p. 3-13, et de D. E. Hahm, The diaeretic
method and the purpose of Arius' doxography, p. 15-37.
36 II nous paraît incontestable qu 'Arius Didyme ait écrit un ouvrage doxo-
graphique et, sur ce point, les arguments avancés par M. Giusta, 1. 1, p. 194 sq.,
et t. 2, p. 534, nous paraissent plus convaincants que les critiques qui lui ont été
adressées par P. Boyancé dans son compte-rendu de Latomus, cf. supra, p. 66,
n. 27, et par F. Decleva Caizzi, dans RFIC, 94, 1966, p. 483. Malheureusement
M. Giusta, t. 1, p. 196, se refuse à admettre l'évidence, à savoir que l'œuvre
d'Arius Didyme n'est autre que le περί αιρέσεων qui est mentionné par Stobée,
Ed., II, 1, 17, p. 3 M. Son objection à Pohlenz, qui dans Die Stoa, t. 1, p. 254,
avait défendu cette identification, est qu'un περί αιρέσεων ne pouvait avoir
qu'un caractère historique et non systématique. Affirmation pour le moins
hasardeuse étant donné qu'il ne nous est parvenu aucun ouvrage de ce type
dans son intégralité !
37 M. Giusta, t. 1, p. 224 parle de precedenti crisippei sans s'interroger sur
cette continuité problématique entre Chrysippe et Camèade. J. Glucker, op. cit.,
p. 54, met en doute la réalité des travaux doxographiques de Chrysippe et pour-
348 L'ÉTHIQUE

que de la Carneadia diuisio? La question nous paraît importante, et


cela d'autant plus que M. Giusta a pu construire toute sa thèse
sans, pour ainsi dire, jamais utiliser un tel concept; mais avant de
l'aborder il nous faut mettre en évidence une ambiguïté qui, à
notre avis, est responsable d'une certaine confusion dans les tra
vaux que nous avons cités38. Une «division» doxographique, c'est
évidemment, à l'origine, une méthode pour classer les différentes
opinions; mais par la suite, il a pu se produire un certain nombre
de modifications, parmi lesquelles une dissociation du contenant et
du contenu, si bien que les catégories initiales subsistent, mais avec
d'autres philosophes que ceux qu'elles comprenaient à l'origine39.
Or nous pensons que l'on a privilégié la structure au détriment de
l'évolution historique et qu'il faut parvenir à un plus juste équili
bre.
Le premier point à établir, c'est la réalité des travaux doxogra-
phiques de Chrysippe. Cela paraît aller de soi, puisque Diogene
Laërce cite de lui un περί τελών, mais il se trouve que ce même
auteur et Plutarque évoquent aussi un περί τέλους chrysippéen, et
certains ont douté que le scholarque ait réellement écrit l'un et
l'autre40. Il y a là une difficulté réelle, qui se rattache au problème
plus général des titres dans l'Antiquité41, et il nous semble difficile
de déduire de ces données quoi que ce soit quant à la doxographie
chrysippéenne.

suit : // he did, his table must have been superseeded by the more sophisticated
and fuller one produced by Carneades, which appears to have soon become the
«archetype» for all future divisions of his sort. Dans un cas comme dans l'autre,
ce qui est ignoré c'est l'importance de la doxographie dans la lutte entre la Nouv
elle Académie et le Portique. En revanche, la présence de la diuisio stoïcienne
dans le Lucullus a été bien mise en évidence par A. Michel, Doxographie. . .,
p. 116, et L'épicurisme et la dialectique de Cicéron, dans Actes du VIIIe Congrès
de l'Ass. G. Budé, Paris, 1969 (p. 393-410), p. 402. Sur la diuisio de Chrysippe
chez Sénèque, cf. P. Grimai, La critique de l'aristotélisme dans le «De uita bea
ta», dans REL, 45, 1967, p. 396-418.
38 Notamment chez M. Giusta, chez qui la conviction de l'existence de
Vetusta placita conduit à nier toute évolution.
39 Nous avons nous-même commis cette erreur dans Un problème doxogra
phique. . ., où nous n'avons pas suffisamment distingué ce que pouvait être le
contenu initial de la Chrysippea diuisio et ce qu'il devint par la suite.
40 Cf. A. Döring, op. cit., p. 165; J. Glucker, op. cit., p. 54. Le Περί τελών de
Chrysippe est mentionné par Diogene Laërce, VII, 85 et 87, tandis que le titre
Περί τέλους se trouve ibid., 91, et chez Plutarque, Sto. rep., 19, 1042 e. Nous
remercions D. Babut de nous avoir signalé que, dans ce même traité, le § 1035 b
montre que Chrysippe pouvait employer le pluriel τέλη pour exposer la doctri
ne de son école sur le souverain bien, sans visée doxographique.
41 La thèse de l'équivalence du singulier et du pluriel dans les titres d'ou
vrages philosophiques a été défendue par M. Schaefer, Ein frühmittelstotsches
System der Ethik bei Cicero, Munich, 1934, p. 84.
DISSENSUS ET DOXOGRAPHIE 349

Cependant, quand bien même on se refuserait à accepter la


réalité du περί τελών, il est bien difficile de mettre en cause le
témoignage cicéronien, qui est clair et précis42: «Chrysippe sou
tient à plusieurs reprises qu'on ne peut défendre que trois opinions
sur la fin des biens : il élague et retranche toutes les autres. La fin
est selon lui ou la beauté morale, ou le plaisir, ou l'assemblage des
deux; en effet, dire que le souverain bien est l'absence de toute
inquiétude, c'est vouloir éviter le mot mal famé de plaisir, mais res
ter dans son voisinage; c'est aussi ce que font les gens qui joignent
cette même fin à la beauté morale et, à peu de chose près, ceux qui
ajoutent à celle-ci «les premiers avantages de la nature». Ce n'est
pas, nous semble-t-il, forcer l'interprétation de ce passage d'affi
rmer que Chrysippe avait effectivement étudié les diverses formules
du τέλος et que, refusant de les considérer comme équivalentes, il
avait conclu qu'elles pouvaient être ramenées à trois selon le sché
masuivant :
- honestas
uoluptas
uacare molestia = - uóluptas
honestas + prima naturae
honestas + uacare molestia = - honestas + uoluptas
honestas + uoluptas

Quels étaient les mécanismes de cette réduction rappelant fort


ement le Philèbe, où trois hypothèses seulement sont envisagées
pour la définition du Bien : la sagesse, le plaisir, ou le mélange des
deux43? En assimilant l'absence de douleur au plaisir, Chrysippe
semblait donner raison à Epicure qui avait fait de cette identifica
tion le maître mot de sa morale, mais il y a là tout lieu de croire
qu'il s'agissait d'une fausse concession et que le Stoïcien cherchait
surtout à nier qu'il pût y avoir une spiritualisation du plaisir44. De

42 Cicéron, Luc, 45, 138 = S.V.F., III, 21 : Testatur saepe Chrysippus très
solas esse sententias quae defendi possint de finibus bonorum : circumcidit et
amputât multitudinem; aut enim honestatem esse finem aut uoluptatem aut
utrumque; nom qui summum bonum dicant id esse, si uacemus omni molestia,
eos inuidiosum nomen uoluptatis fugere sed in uicinitate uersari, quod facere eos
etiam, qui illud idem cum honestate coniungerent, nec multo secus eos qui ad
honestatem prima naturae commoda adiungerent. Trad. Bréhier-Goldschmidt
légèrement modifiée.
43 Compte tenu, évidemment, du fait que la préoccupation ontologique, si
importante dans le Philèbe (cf. notamment l'article de K. M. Sayre, The Philebus
and the Good, dans Plato's late ontology, Princeton, 1983, p. 118-136) est absente
de la diuisio du scholarque stoïcien.
44 Sur le plaisir épicurien, cf. infra, p. 396. Diogene Laërce, VII, 103, cite le
Περί ηδονής, dans lequel Chrysippe affirmait que le plaisir n'est pas un bien,
350 L'ÉTHIQUE

même, en établissant l'équation honestas + prima naturae = hones-


tas + uoluptas, il visait probablement à discréditer l'Ancienne Aca
démie, mais aussi Aristote et sa théorie des biens nécessaires à la
réalisation de la vertu. Le choix n'était donc laissé qu'entre les
deux extrêmes, la conciliation des deux (qui correspondait histor
iquement à la solution de Calliphon et que Camèade défendait pour
contredire les Stoïciens45) apparaissant très vite comme impossib
le. L'esprit de la «division» de Chrysippe, nous semble parfait
ement illustré par Sénèque dans le De uita beata46: d'un côté, la
vertu, que l'on rencontre «au temple, au forum, à la curie, debout
devant les remparts, couverte de poussière, le visage hâlé, les
mains calleuses»; de l'autre, «la volupté, généralement furtive et
en quête des ténèbres, tapie aux abords des bains, des étuves, des
lieux qui redoutent la police, molle, énervée, dégoûtante de vins et
de parfums, pâle, fardée». Quant à la fusion des deux, elle est reje
tée par cette formule superbe47 : pars honesti non potest esse nisi
honestum.
Quels philosophes Chrysippe rangeait-il dans chacune des trois
catégories? Cela, aucun texte ne nous le dit, même si les indications
données par Cicéron nous permettent de formuler des hypothès
es48. Mais, par ailleurs, il faut reconnaître que la recherche des
vestiges de cette «division» donne des résultats à première vue
déconcertants. Nous n'en proposons qu'un exemple, celui de la
catégorie de ïhonestas dans les traités cicéroniens.
A priori, c'est dans le livre III du De finibus, texte stoïcien par
excellence, que l'on s'attendrait à trouver sinon la classification de
Chrysippe dans son intégralité, du moins la variante la plus pro
che. En fait, Caton lui-même utilise une divisto mixte, qui combine

mais fait partie des αδιάφορα κατ' είδος προηγμένα, cf. également Fin., Ill, 5, 17.
Dans ce passage il est dit que «la plupart» des Stoïciens ne rangeaient pas le
plaisir parmi les choses que l'homme recherche dès sa naissance. Quels étaient
donc les hétérodoxes ? Sans doute Panétius et ses disciples, puisque nous savons
par Sextus Empiricus qu'il admettait l'existence d'un plaisir κατά φυσίν {Adu.
math., XI, 73). Sur ce point cf. R. Philippson, Das erste Naturgemäße, dans Phi-
lologus, 87, 1932 (p. 445-466), p. 457, et M. Van Straaten, op. cit., p. 188-189.
45 Cf. infra, p. 390.
46 Sénèque, Vit. be., 7, 3 : Virtutem in tempio conuenies, in foro, in curia,
pro mûris stantem, puluerulentam, coloratam, callosas habentem manus, uolupta-
tem latitantem saepius ac tenebras captantem circa balinea, et sudatoria ac loca
aedilem metuentia, mollem, eneruem mero atque unguento madentem, pallidam
ac fucatam.
47 Ibid., 15, 1.
48 En effet, les solutions rejetées par Chrysippe sont celles que Camèade
intégrera à sa diuisio et l'on peut donc supposer que Hiéronyme, Dinomaque et
l'Ancienne Académie figuraient déjà dans la classification du Stoïcien.
DISSENSUS ET DOXOGRAPHIE 351

celle du scholarque stoïcien et celle de Cameade, estimant peut-


être qu'elle permettait un exposé téléologique plus complet49. De
Chrysippe il a tout de même gardé la catégorie de Yhonestas, celle
des philosophes qui ont placé le souverain bien in animo, dans
laquelle il range d'un côté les Stoïciens, de l'autre ceux qui ont per
verti cette fin (les indifférentistes et les Néoacadémiciens), mais
n'en sont pas moins supérieurs à ses yeux à ceux qui ont exclu la
vertu ou ont cherché à lui donner un complément50. On peut donc
en conclure, et cela n'a au demeurant rien de surprenant, que les
Stoïciens avaient dans leur doxographie une conception très res
trictive de la catégorie de Yhonestas.
Cependant, dans d'autres textes, tels le De legibus, le De officiis
I (dans sa préface, c'est-à-dire à un endroit où Cicéron s'exprime
sans utiliser Panétius), on ne retrouve pas cette même rigueur,
puisque sont considérés comme philosophes de la beauté morale,
non seulement les Stoïciens et les indifférentistes, mais aussi les
scholarques de l'Ancienne Académie et ceux du Lycée, ce qui va à
l'encontre des principes de la Chrysippea diuisio, tels que nous les
avons vus exposés dans le Lucullus51. Comment expliquer cette di
fférence?
Pour M. Giusta, il existait dans les Vetusta placita d'éthique, à
côté de la Carneadia diuisio, une «seconde division» anonyme,
envisageant les τέλη du point de vue du bonheur, distinguant des
τέλη ψυχικά, σωματικά, ou μικτά, et dont la version la plus complèt
e nous serait parvenue dans le second livre des Stromates de Clé
ment d'Alexandrie52. Cicéron, consultant les Vetusta placita, y au
rait donc trouvé une longue liste de philosophes ayant un τέλος
ψυχικόν, et il en aurait extrait tantôt certains noms, tantôt d'autres,
selon on ne sait quelle logique, pour illustrer la morale de Yhones-

49 Fin., III, 9, 30-31.


50 Ibid., 30 : Nec uero ignoro uarias philosophorum fuisse sententias, eorum
dico qui summum bonum, quod ultimum appello, in animo ponerent. Quae
quamquam uitiose quidam secuti sunt, tamen non modo iis tribus qui uirtutem a
summo bono segregauerunt . . . sed etiam alteris tribus, qui mancam fore putaue-
runt sine aliqua accessione uirtutem his tamen omnibus eos antepono,
cuius modi sunt, qui summum bonum in animo atque in uirtute posuerunt. Nous
avons préféré la leçon cuius modi donnée par Ρ (Parisiensis 6331) au cuicuimodi
défendu par Lambin et adopté par Martha.
51 Cicéron, Leg., I, 13, 37-38 et Off., I, 2, 6.
52 M. Giusta, t. 1, p. 221 sq. et 326 sq. Le grand passage doxographique de
Clément se trouve dans Strom., II, 21, 127-129. On peut lui attribuer une source
stoïcisante, puisque, d'une part, il ne mentionne pas la distinction entre écoles
vivantes et philosophies tombées en désuétude, caractéristique de l'Académie,
et, d'autre part, il range les Nouveaux Académiciens à côté des indifférentistes,
comme le fait Caton dans son exposé doxographique.
352 L'ÉTHIQUE

tas5*. Il y a là une très profonde indifférence à l'évolution de la


philosophie entre l'époque de Chrysippe et celle de Cicéron, alors
que c'est cette histoire seule qui permet de comprendre les varia
tions que l'on peut constater dans les textes que nous avons cités.
Chrysippe avait conçu sa «division» pour bien différencier sa mor
ale de l'Ancienne Académie et du Lycée54. Si, dans le De legibus
ou dans le De officiis, Cicéron transforme l'exclusion en synthèse,
c'est parce qu'il a eu un maître, Antiochus d'Ascalon, qui ne cessait
de proclamer que l'Ancienne Académie, le Lycée et le Portique
étaient d'accord sur le fond en matière de morale, et qui ne pouv
ait donc reprendre la Chrysippea diuisio qu'en modifiant profon
dément son contenu et son esprit, c'est-à-dire en rangeant aux
côtés des Stoïciens les philosophes dont ceux-ci avaient cherché à
se différencier55. Il n'y a donc pas lieu d'invoquer une source pro
blématique. La catégorie de Yhonestas est interprétée différemment
selon qu'elle figure dans tel ou tel texte, parce que l'œuvre cicéro-
nienne renferme en elle plusieurs strates de l'histoire de la philoso
phie. L'analyse de ce point précis nous a montré comment un
même concept a pu être utilisé comme instrument de différencia
tion (Chrysippe), puis comme centre d'une vaste synthèse. Par son
adhésion à la Nouvelle Académie, Cicéron est témoin et même juge
des conflits entre écoles. Mais l'influence qu'a exercée sur lui Anti
ochus fait que son œuvre illustre aussi ce courant qui, tout en étant
profondément dépendant de la Nouvelle Académie, prétendait unir
plutôt que d'opposer56.
Il existe donc dans l'œuvre cicéronienne deux versions partiel
les de la Chrysippea diuisio, l'une, très restrictive et très proche,
dans son esprit sinon dans sa lettre, de la classification du scholar-
que, l'autre beaucoup plus fondée sur le consensus et portant l'em
preinte d'Antiochus57. Qu'en est-il de la Carneadia diuisio?

53 Cette
54 Les τέλη
volonté
ψυχικά
d'affirmer
sont examinés
l'originalité
par M.duGiusta
stoïcisme
ibid.,par
p. rapport
327-411. à Aristote
est patente dans le discours de Caton, Fin., III, 13, 43-44. Cf. également la lettre
85 de Sénèque, dans laquelle est traitée dans le détail la question de l'originalité
l'éthique stoïcienne par rapport à celle de l'Ancienne Académie et du Lycée.
55 Cf. Fin., III, 12, 41.
56 Sur la permanence d'un antistoïcisme chez Antiochus, cf. supra, p. 188,
n.24.
57 La réflexion d'Antiochus sur la doxographie morale fut certainement
importante et variée, puisque l'exposé doxographique de Varron, dans August
in, du. Dei., XIX, 1, d'inspiration antiochienne, diffère sur plusieurs points de
celui que nous trouvons dans le livre V du De finibus.
DISSENSVS ET DOXOGRAPHIE 353

La Carneadia diuisio

Pour parler de manière un tant soit peu pertinente de cette


classification dont on trouve tant de variantes chez Cicéron, mais
aussi chez d'autres auteurs, il faut impérativement déterminer
quelle est celle dont on peut raisonnablement estimer quelle se rap
proche le plus de l'archétype. Or ce choix prête à discussion. Ainsi,
pour J. Glucker, la grande évocation du dissensus des moralistes
dans le Lucullus serait la version la moins inexacte, puisque déri
vant directement ou indirectement d'une œuvre de Clitomaque58.
Cet argument, fondé sur la chronologie et sur la plus grande vra
isemblance en matière de sources, n'est nullement négligeable, mais
nous ne le faisons pas nôtre. En effet, il n'y a dans toute la littéra
tureantique qu'un seul texte où la Carneadia diuisio soit nommé
ment évoquée, où l'on nous informe sur la méthode du scholarque
de la Nouvelle Académie, et ce témoignage nous ne pouvons le lais
ser de côté, même si sa source est Antiochus, puisqu'il s'agit du
dernier livre du De finibus59. Nous ne prétendons pas qu'il nous
donne une image parfaitement fidèle de la «division» originelle -
nous essaierons même de montrer qu'il y a eu modification de cel
le-ci - mais il n'en est pas moins vrai que c'est à partir des infor
mations que nous y trouvons qu'il sera possible de mieux comprend
re ce qu'a voulu faire Camèade.
Pison, défenseur des thèses d'Antiochus, se réclame de la phi
losophie morale de l'Ancienne Académie et d'Aristote, lequel n'aur
ait, selon lui, laissé que des successeurs très décevants, à l'excep
tion de Théophraste60. La Carneadia divisto est donc pour lui le

58 J. Glucker, op. cit., p. 57, n. 152.


59 Cicéron, Fin., V, 6, 16-8, 23. La dette à l'égard d'Antiochus est explicit
ement reconnue au § 16 : Carneadia nobis adhibenda diuisio est, qua noster Anti
ochus libenter uti solet. Sur Antiochus comme source du Fin., V, cf. notamment
C. Chappuis, De Antiochi . . ., p. 27 sq. ; C. Thiaucourt, Essai sur les traités philo
sophiques. . ., p. 109; M. Pohlenz, Grundfragen. . ., p. 48 sq., qui souligne à juste
titre les points de ressemblance entre le début de Fin., V, et Ac. post., I, 19-32.
Pour une approche plus spécifiquement philosophique de l'influence d'Anti
ochus sur Cicéron, cf. J. Pépin, Idées grecques sur l'homme et sur Dieu, Paris,
1971, p. 62 sq., dont les principales idées avaient déjà été formulées dans Que
l'homme n'est rien d'autre que son âme. Observations sur la tradition du Premier
Alcibiade, dans REG, 82, 1969, p. 56-70. Nous reviendrons sur les recherches de
J. Pépin, cf. infra, p. 455.
60 Ibid., 5, 3 : « Donc tenons-nous en à Aristote et à Théophraste. Je ne parle
pas de leurs successeurs : sans doute, ils sont, à mon avis, supérieurs aux philo
sophes de toutes les autres sectes; mais ils sont tellement dégénérés qu'on les
croirait nés d'eux-mêmes». Il est à remarquer que dans sa présentation de l'œu
vremorale des Péripatéticiens au début de Fin., IV(2, 3), Cicéron s'arrête égale
ment à Théophraste. Ce mépris pour les Péripatéticiens ultérieurs s'explique
354 L'ÉTHIQUE

moyen de présenter les réponses à la question téléologique, avec le


dessein de démontrer la supériorité des «Anciens»61. Mais, en
même temps, il prend soin d'expliquer la manière de procéder de
Camèade et c'est ce qui nous intéresse tout particulièrement ici.
«Camèade», dit-il, «a vu non seulement combien il y avait eu jus
qu'à lui d'opinions émises par les philosophes sur le souverain
bien, mais encore combien en tout il pouvait y en avoir»62. Le proj
et carnéadien était donc plus ambitieux que celui d'Aristote63,
puisque le Stagirite prenait comme point de départ les opinions
exprimées par ses prédécesseurs, tandis que le scholarque de la
Nouvelle Académie ne limitait pas sa recension aux formules du
τέλος qu'il trouvait dans l'histoire de la philosophie et prétendait
percevoir toutes les solutions, qu'elles eussent été déjà proposées
ou pas. S'il y avait donc sur ce point volonté d'aller au delà de ce
qu'avait fait le Stagirite, en revanche, le principe même de sa «divi
sion» («il n'y a pas un seul art», disait-il, «qui ait son point de
départ en lui-même») n'est pas sans rappeler le célèbre début de
l'Ethique à Nicomaque : « tout art et toute recherche, de même que
toute action et toute délibération réfléchie, tendent, semble-t-il,
vers quelque bien»64. Camèade affirmait donc que la sagesse, l'art
de vivre, ne pouvait faire exception à cette définition et devait donc
avoir un but qui lui fût extérieur, au même titre que la médecine
ou la direction d'un navire65. Un tel postulat était, en fait, une
manière d'attaquer les Stoïciens qui, eux, refusaient précisément
de considérer la sagesse comme une τέχνη στοχαστική et la défi
nissaient au contraire comme une harmonie, comparable au jeu de

sans doute par le fait que Diodore et Hiéronyme apparaissaient dans la doxo-
graphie morale comme ayant proposé des fins différentes de celle de l'Ancienne
Académie et d'Aristote, cf. Luc, 42, 131 : ambo hi Peripatetici et Fin., V, 5, 14 :
Hieronymum quem iam cur Peripateticum appellent nescio.
61 Ibid., 8, 23 : Sic exclusis sententiis reliquorum cum praeterea nulla esse
possit, haec antiquorum ualeat necesse est. C'est en des termes très proches
qu'Augustin parle de la manière dont Varron avait rejeté les autres teleologies
pour ne retenir que celle de l'Ancienne Académie, cf. Ciu. Dei, XIX, 1 : quo
modo autem refutatis ceteris unam eligat, quant uult esse Academiae ueteris
. . . longum est per omnia demonstrare.
62 Ibid., 16: Ille igitur uidit, non modo quot fuissent adhuc philosophorum
de summo bono, sed quot omnino esse possent sententiae.
63 Sur Aristote et la doxographie morale, cf. W. F. R. Hardie, Aristotle's
ethical theory, Oxford, 1968, p. 28-45.
64 Aristote, Eth. Nie, 1, 1, 1094 a, 1-2: πάσα τέχνη καί πάσα μέθοδος,
ομοίως δέ πραξις τε καί προαίρεσις άγαθοΰ τινός έφίεσθαι δοκεΐ.
65 La même comparaison avec la médecine et la navigation se trouve chez
Aristote après l'énoncé du principe technique universel, loc. cit., 7-10.
DISSENSUS ET DOXOGRAPHIE 355

l'acteur ou à la danse et contenant en elle-même sa propre fin66;


« le souverain bien », dira Sénèque, « ne demande pas ses moyens au
monde extérieur, c'est un fruit intérieur, il procède de lui-même
tout entier»67.
Une fois posé ce principe faussement universel, ou tout au
moins contestable, Camèade disait avoir constaté que «tous les phi
losophes ou presque» étaient d'accord pour reconnaître que l'objet
de la sagesse devait être approprié à la nature de l'homme et ne
pouvait être autre que celui qui dès sa naissance avait sollicité sa
tendance68. Il exprimait ainsi une réalité historique, l'importance
du naturalisme dans la philosophie hellénistique, mais d'une man
ière qui n'était en rien innocente, car là encore il s'agissait d'em-
barasser les Stoïciens, qui, n'ayant pas une conception aussi sim
pliste de Γοίκείωσις, ne pouvaient admettre un tel raisonnement.
Nous reviendrons plus loin sur cette question69, mais nous pou
vons déjà rappeler que dans le stoïcisme il ne suffit pas pour être
sage et moralement parfait de retrouver ce que l'on a cherché in
stinctivement dans la première enfance. En effet, Γοίκείωσις se
transforme progressivement en conscience réfléchie, si bien qu'à la
quête de l'objet nécessaire à la survie, au désir de permanence
dans ce qu'on est, se substitue, en tout cas chez le sage, l'effort
pour être en harmonie avec le λόγος universel et la conviction que
la possession des prima naturae n'a aucune valeur en comparaison
de la disposition du sujet à leur égard70. Or une telle évolution est
intraduisible si l'on définit la sagesse en termes aristotéliciens.
Dans son principe même, la Cameadia diuisio était conçue pour
n'intégrer la teleologie du Portique qu'en la déformant.
Il faut aussi remarquer que Camèade ne retenait que trois
définitions possibles de l'objet de la tendance, et donc du souverain
bien, le plaisir, l'absence de douleur ou les «choses premières selon

66 Cf. Fin., III, 7, 24 et Sénèque, Ep., 85, 31-32, où est soulignée cette diffé
rence fondamentale entre l'éthique des Péripatéticiens et celle des Stoïciens.
67 Sénèque, ibid., 9, 15: Summum bonum extrinsecus instrumenta non
quaerit, domi colitur, ex se totum est.
68 Cicéron, Fin., V, 6, 17 : Constitit autem fere inter omnes. . . Pourquoi ce
fere qui introduit une légère restriction? Parce que Camèade reconnaissait que
les indifférentistes faisaient exception au principe de sa diuisio, cf. ibid., 8, 23.
Mais nous savons par ailleurs, cf. supra, n. 10, qu'il établissait un rapproche
ment entre la teleologie d'Erillus et celle de Platon. Si, comme nous pensons
pouvoir le démontrer, la Cameadia diuisio n'était rien d'autre qu'un instrument
dialectique et même polémique, le silence sur la teleologie platonicienne pouv
ait faire du fondateur de l'Académie le recours vers lequel il faudrait se tour
ner, une fois démontrées les contradictions des philosophies hellénistiques.
69 Cf. infra, p. 404.
70 Cicéron, Fin., III, 7, 1.
356 L'ÉTHIQUE

la nature». Pourquoi ce choix? Sans doute parce que les deux der
niers principes étaient ceux que Chrysippe s'était refusé à considé
rer comme de véritables réponses au problème du τέλος, l'absence
de douleur n'étant pour lui qu'une forme du plaisir et les πρώτα
κατά φύσιν ne pouvant en rien rehausser la vertu71. On a parfois
présenté la Chrysippea diuisio comme une esquisse de celle de Car-
néade, alors que, selon nous, l'Académicien avait pour dessein non
de parfaire la tâche de Chrysippe, mais bien d'en prendre le
contrepied. En prétendant que sa «division» était la seule possible,
il semblait sans doute faire preuve lui-même de dogmatisme, mais
n'était-ce pas là une sorte de provocation à l'égard des Stoïciens
qui, dans ce domaine aussi, excluaient toute incertitude72? Il leur
démontrait ainsi que si les formules du τέλος étaient multiples, il
était également vain de croire qu'il n'existait qu'une seule façon de
les réduire à quelques types. Son dogmatisme apparent était celui
d'une contradiction ironique et habilement menée, non celui d'un
philosophe cherchant à imposer sa vérité.
Ajoutons qu'en mettant l'accent sur la distinction chère aux
Stoïciens entre l'effort fait pour atteindre le souverain bien et la
possession de celui-ci, Camèade révélait l'isolement du Portique,
car aucune autre école n'avait proposé un τέλος se définissant par
une intention coupée de son résultat. Remarquons, enfin, que, pas
plus dans cette version de la Carneadia diuisio que dans celle du
Lucullus, il n'est question de la conception platonicienne du souve
rainbien, alors que les philosophes du moyen-platonisme répéte
rontà satiété que pour le fondateur de l'Académie le souverain
bien était Γόμοίωσις θεώ κατά το δυνατόν73. La permanence de ce
silence, a priori très étonnant, nous prouve qu'il résultait chez Car-
néade d'une volonté délibérée, que nous aurons à interpréter.
Une fois les principes de la diuisio ainsi exposés, Pison cite les
représentants de chacune des doctrines74:

71 Cf. infra, p. 406. La relation entre les κατά φύσιν et le τέλος stoïcien est
une question immense que nous ne traiterons ici que dans la mesure où elle
concerne le débat entre la Nouvelle Académie et le Portique. Sur ce problème,
cf., parmi beaucoup d'autres titres, M. Reesor, The indifférents in Old and Midd
leStoa, dans TAPhA, 82, 1951, p. 102-110; I. G. Kidd, The relation of Stoic inte
rmediates to summum bonum, with relation to change in the Stoa, (CQ, N.S., 5,
1955, p. 181-194), dans A.A. Long, Problems in Stoicism, p. 150-172, sous le
titre : Stoic intermediates and the end for man.
72 Nous avons mis en évidence ce point dans notre article Un problème
doxographique . . ., p. 246.
73 Cf. supra, n. 17.
74 Cicéron, Fin., V, 7, 17-20.
DISSENSUS ET DOXOGRAPHIE 357

- le plaisir : Aristippe ;
- l'absence de douleur: Hiéronyme;
- la jouissance des prima naturae : Camèade, mais dialecti-
quement (non Me quidem auctor, sed defensor disserendi causa);
- l'effort pour atteindre les prima naturae : les Stoïciens.

L'opposition, maintenant explicite, entre Cameade et les Stoï


ciens, confirme que la «division» était tout autre chose qu'un syst
èmeà vocation pédagogique et met en lumière la signification dia
lectique du système élaboré par le scholarque. Jusqu'ici, il y a donc
dans l'exposé de Pison une incontestable cohérence. Mais, alors
que logiquement il eût dû s'arrêter après cette enumeration, il
ajoute qu'il existe des formes mixtes du souverain bien et il les
détaille ainsi75 :
- honestas + plaisir : Calliphon ;
- honestas + absence de douleur: Diodore;
- honestas + prima naturae : les Académiciens, les Péripaté-
ticiens et les Stoïciens, «qui, ayant tout pris aux Péripatéticiens et
aux Académiciens, ont sous d'autres noms suivi sans changement
leurs idées».

Nous estimons peu probable que la Carneadia diuisio originelle


ait comporté une partie de ce genre. En effet, la méthode choisie
par le scholarque pour construire sa classification, à savoir la défi
nition du souverain bien à partir de ce que l'homme recherche dès
sa naissance, excluait la présence de Yhonestas, celle-ci n'étant aux
yeux de Camèade que le nom donné par les Stoïciens à l'effort
pour atteindre les «choses premières selon la nature»76. On com
prend donc mal pourquoi, après avoir affirmé qu'il ne pouvait y
avoir d'autre souverain bien que le plaisir, l'absence de douleur ou
les prima naturae, il aurait, en introduisant Yhonestas par le biais
des fins mixtes, renoncé à la méthode qu'il avait lui-même définie.
En réalité, ce passage doit être selon nous considéré comme une
addition postérieure, due probablement à Antiochus d'Ascalon, et
nous en voyons la preuve dans le fait que les Stoïciens, qui avaient
été mentionnés parmi les fins simples y figurent une seconde fois
comme partisans d'un τέλος mixte, plagiant celui de l'Ancienne
Académie et du Lycée77.

75 Ibid., 21.
76 Ibid., 20 : At uero facere omnia ut adipiscamur quae secundum naturam
sunt, etiamsi ea non assequamur, id esse et honestum et solum per se expetendum
et solum bonum Stoici dicunt.
77 Ibid., 8, 22 : Restant Stoici, qui cum a Peripateticis et Academicis omnia
transtulissent, nominibus aliis easdem res secuti sunt. L'argument est certes car-
358 L'ÉTHIQUE

En revanche, l'évocation des sententiae explosae eiectaeque, des


doctrines condamnées et rejetées correspond beaucoup mieux à la
logique de la diuisio. Si, dans le Lucullus, la marginalité de ces phi
losophes apparaissait d'ordre purement historique, elle tient ici
tout autant à des raisons doctrinales. En effet, Pyrrhon, Ariston et
Erillus sont des moralistes qui ne croient pas à l'existence d'une
tendance naturelle et qui sont donc impossibles à intégrer dans
une diuisio fondée sur celle-ci78: «comme ils ne peuvent trouver
place dans le cercle que nous nous sommes tracés», dit Pison, «il
n'y a pas du tout eu à les faire entrer en ligne de compte».
Pour résumer cette étape de notre recherche, nous dirons que
la Carneadia diuisio, telle qu'on peut la restituer à travers le dis
cours de Pison, doit être comprise comme un aspect important de
la lutte que mena la Nouvelle Académie contre le Portique. La doc
trine téléologique de ce dernier est bien exprimée par Sénèque,
lorsqu'il dit que pour définir le souverain bien, il n'est besoin «ni
de beaucoup de paroles, ni de longs détours», étant donné qu'il
tient tout entier dans la formule summum bonum est quod hones-
tum est79. C'est cette même simplicité que l'on trouve dans la Chry-
sippea diuisio, qui apparaît dans son esprit comme la traduction
théorique du fameux apologue de Prodicos, puisque Chrysippe
cherchait à montrer quels philosophes avaient choisi le vice et
quels la vertu, les solutions nuancées comme celles du Lycée étant
considérées comme une sorte de monstrueuse conciliation entre
ces deux principes opposés. Camèade, au contraire, se devait de
révéler les présupposés que comportaient cette certitude et cette
lumineuse évidence. En choisissant comme point de départ de sa
«division» le modèle «technique» de la sagesse et en affirmant que
celui-ci faisait l'objet d'un consensus, il soulignait la marginalité
des Stoïciens qui, eux, le refusaient. Mais surtout, en prenant à son
compte, ou plutôt en feignant de prendre à son compte, le concept
d'oùceicooiç, Camèade restait fidèle à la méthode dialectique de son
école. En effet, parce que Chrysippe avait élaboré sa diuisio sans
faire aucunement référence à l'origine du τέλος, lui invitait les

néadien, cf. Tusc, V, 41, 120, mais on voit mal comment Cameade aurait pu
dans la même diuisio attribuer à la fois aux Stoïciens une fin simple et une fin
mixte. Il y a là soit un amalgame de deux versions de la Carneadia diuisio, soit
une utilisation maladroite par Antiochus de cette classification et d'un thème
cher au scholarque de la Nouvelle Académie.
78 Ibid., 23 : lam explosae eiectaeque sententiae Pyrrhonis, Aristonis, Erilli,
quod in hune orbem quem circumscripsimus incidere non possunt, adhibendae
omnino non fuerunt.
79 Sénèque, Ep., 71, 4 : Nec multis uerbis nec circumitu longo quod sit sum
mum bonum colliges.
DISSENSUS ET DOXOGRAPHIE 359

Stoïciens (et d'une manière plus générale tous ceux qui donnaient à
l'éthique un point de départ naturel) à être logiques avec eux-
mêmes, à ne pas «oublier en chemin» les πρώτα κατά φυσίν et à
s'interroger sur la relation véritable qu'il y avait dans leur système
entre la tendance naturelle et le souverain bien80.
Nous avons tenté de comprendre ce qu'étaient à l'origine les
«divisions» de Chrysippe et de Camèade et nous en avons conclu
qu'elles doivent être interprétées l'une et l'autre dans le contexte
des antagonismes entre écoles, puisque le Stoïcien cherchait à se
différencier des Péripatéticiens et que, de son côté, l'Académicien
avait pour dessein de construire une doxographie qui fût en elle-
même une réfutation du Portique. Or, si nous revenons à notre
point de départ, c'est-à-dire au Lucullus, et si nous comparons ces
résultats à l'analyse que nous avons faite du passage consacré dans
ce dialogue aux moralistes, deux directions de recherches appar
aissent :
- nous avons montré que Cicéron utilisait dans le Lucullus
successivement la «division» de Chrysippe et celle de Camèade,
avec des intentions différentes, mais en les considérant l'une et
l'autre comme des moments également essentiels de son investiga
tion sur le souverain bien. Sans renier son appartenance à la Nouv
elle Académie, il concilie donc deux systèmes qui à l'origine
étaient parfaitement antagonistes et cette acceptation, même relati
visée par la suspension du jugement, de la démarche stoïcienne,
pose le difficile problème de l'attitude de l'Arpinate à l'égard de la
morale de Chrysippe;
- mais cette question de fond, qui dominera toute la suite de
notre recherche, ne peut être correctement abordée que si aupara
vant nous nous sommes demandé à quoi correspondent exactement
les multiples doxographies du τέλος que l'on trouve dans l'œuvre
cicéronienne. Il ne suffit pas, en effet, d'être remonté aux deux
archétypes, il faut, si nous voulons comprendre plus précisément
quelle fut l'évolution des deux «divisions» originelles et, partant,
quelle vision Cicéron pouvait avoir de l'histoire de la philosophie
morale, débrouiller quelque peu l'écheveau terriblement compli
qué des multiples variantes doxographiques dont il se sert. A titre
d'exemple, nous parlons de Carneadia diuisio aussi bien à propos
de la doxographie exposée par Pison dans le De finibus que de celle
que nous avons trouvée dans le Lucullus, et il est certain qu'il exis
teentre les deux des similitudes indéniables, par exemple l'accent

80 Cf. Fin., IV, 11, 23: quo loco corpus subito deserueritis et 14, 39: Cum
autem ad summum bonum uolunt peruenire, transiliunt omnia. . .
360 L'ÉTHIQUE

mis dans les deux textes sur l'incapacité des philosophes à s'accor
der au sujet du τέλος, ou la présence des trois fins retenues par
Camèade. Mais cela ne doit pas nous conduire à sous-estimer les
différences. Ainsi, tout l'appareil des concepts moraux (sagesse,
οίκείωσις, distinction entre l'effort et le résultat), si important dans
l'exposé de Pison, est absent du Lucullus, où le but n'est pas de
poser les bases d'une critique du stoïcisme, mais de montrer la
multiplicité et la vanité des dogmatismes. Nous pouvons déduire de
cet exemple que la Carneadia diuisio ne fut pas un cadre rigide que
des auteurs aussi différents que Cicéron et Clément d'Alexandrie
auraient repris de manière plus ou moins fidèle et que nous
devrions nous contenter de retrouver dans sa version originelle81.
Elle nous semble au contraire devoir être comprise comme une
structure souple, sans cesse modifiée au fil des débats, enrichie par
ceux-ci et adaptée par ses utilisateurs à la finalité des ouvrages
dans lesquels ils l'incluaient. C'est dans cet esprit donc que nous
analyserons ses très nombreuses variantes.

Les doxographies cicéroniennes du souverain bien :


variété et unité

Qui aborderait les œuvres morales de Cicéron avec l'illusion


d'y retrouver dans leur pureté deux «divisions», l'une stoïcienne,
l'autre carnéadienne, serait bien vite déçu et avouerait son désarroi
devant un foisonnement doxographiqe dont il ne percevrait ni les
tenants ni les aboutissants. Comment procéder, comment distin
guer l'essentiel et l'accessoire dans une telle variété? La situation
de celui qui entreprend une telle tâche fait penser à celle d'un phi
lologue qui connaîtrait l'archétype d'une famille de manuscrits et
qui, paradoxalement, n'arriverait pas à dresser le stemma lui per
mettant de situer chaque variante par rapport à celui-ci. Nous
connaissons la «division» de Chrysippe, celle de Camèade, mais il
nous est difficile de dire avec précision comment telle doxographie
se rattache à l'une ou à l'autre, parfois aux deux. Pour progresser
dans une telle recherche, la méthode la plus séduisante consisterait
à raisonner à partir des variations de détail : pourquoi, par exemp
le,Cicéron cite-t-il à tel endroit Aristippe et à tel autre Epicure
comme représentants de la morale du plaisir, pourquoi les défini
tionsdu τέλος stoïcien sont-elles si diverses, pourquoi Aristote est-il

81 Ce qui suppose déjà que Camèade lui-même n'ait donné qu'une seule
version de sa diuisio. Or cela n'a rien d'une certitude.
DISSENSUS ET DOXOGRAPHIE 361

tantôt évoqué et tantôt omis lorsqu'il s'agit des ueteres82? Sur ces
points, et quelques autres, M. Giusta et J. Glucker ont formulé des
remarques fort pertinentes, mais qui pour l'instant n'ont pas dé
bouché sur une explication d'ensemble rendant compte de chacun
de ces changements83. Parce que nous nous sommes heurté à la
même difficulté, nous avons préféré nous limiter provisoirement à
une analyse ne visant nullement à être exhaustive, mais dont nous
pensons qu'elle peut contribuer à apporter un début de réponse au
problème posé.

Première tentative de classification

Si nous laissons de côté nos textes de références, le Lucullus et


le livre V du De finibus, les autres doxographies du τέλος que l'on
trouve chez Cicéron nous paraissent pouvoir se répartir en deux
grandes catégories :
- la première comprend deux variantes de la Carneadia
diuisio, qui se présentent comme suit :

Fin., II, 34

Fins mixtes
Polémon et Aristote : uirtus + prima naturae
Calliphon : uirtus + uoluptas
Diodore : uirtus + uacuitas doloris

Fins simples
Aristippe : uoluptas

82 En Fin., V, 7, 20, Aristippe est cité comme seul représentant de la morale


du plaisir, alors qu'ailleurs son nom est associé à celui d'Epicure. Par ailleurs,
J. Glucker, op. cit., p. 57, n. 153, après avoir étudié les variations dans la présen
tation des ueteres, en a déduit que Camèade soulignait les différences entre
ceux-ci, tandis qu'Antiochus mettait en évidence ce qu'il croyait être leur
consensus. Il est, en effet, très remarquable que dans Luc., 42, 131, Aristote se
trouve dissocié de la uetus Academia, tandis que dans Fin., V, 8, 21, Pison souli
gne très fortement la similitude de pensée entre l'Ancienne Académie et le
Lycée. Ces nuances, tout à fait réelles, ne suffisent pas selon nous à diminuer la
valeur documentaire de la Carneadia diuisio telle qu'elle est présentée par
Pison-Antiochus.
83 J. Glucker, ibid., p. 53, écrit à propos de son étude de la doxographie
morale : whatever views on this subject I shall express on the following pages
should be taken as tentative and provisional.
362 L'ÉTHIQUE

Camèade : fruì principiis naturalibus


Les Stoïciens : consentire naturae . . id est honeste uiuere
Hiéronyme : doloris uacuitas

Abiecti : Pyrrhon, Ariston, Erillus

Tusc, V, 84-85

Fins simples
Les Stoïciens : honestum
Epicure : uoluptas
Hiéronyme : uacuitas (doloris)
Camèade : naturae primis bonis aut omnibus aut maxumis fruì

Fins mixtes
Les Péripatéticiens et, à peu de chose près, l'Ancienne Académie :
tria genera bonorum
Calliphon et Dinomaque : uoluptas + honestas
Diodore : indolentia + honestas

Abiecti : Ariston, Pyrrhon, Erillus, nonnullique alii

En dépit de quelques différences de détail, ces doxographies


sont très proches et conservent quelques unes des caractéristiques
fondamentales du système carnéadien. Elles s'en différencient, ce
pendant, par la place qu'y tient Yhonestas à côté des trois solutions
admises par le scholarque et, à ce titre, elles sont plus proches de
la version du Lucullus que de celle donnée par Pison;
- la deuxième, aux contours apparemment plus imprécis,
inclut un plus grand nombre de textes et, si elle se présente sous
des formes diverses, elle peut être néanmoins caractérisée par le
fait que Yhonestas y apparaît comme l'élément prédominant, le cri
tère par rapport auquel sont classées et parfois jugées les autres
opinions sur le souverain bien84. Les noms cités sont souvent les
mêmes que ceux de la Carneadia diuisio, toutefois, ils sont envisa
gés d'un autre point de vue, non pas celui du bonheur, comme l'a
affirmé M. Giusta, mais celui de la beauté morale en tant que défi
nition la plus probable du τέλος85. A titre d'exemple, nous citerons

84 Cf. Leg., I, 13, 38; Fin., II, 11, 35-38; Fin., III, 9, 30-31 ; Fin., IV, 13, 34-17,
48; Oft., 1,2, 6.
85 Dès le De legibus, loc. cit., Cicéron faisait la distinction entre les philoso
phiesde Yhonestas (au sens large, c'est à dire non chrysippéen) et les fines
DISSENSUS ET DOXOGRAPHIE 363

un passage du De finibus IV, dans lequel la «division» est ainsi


organisée :

Fin., IV, 18, 49-50

Philosophes de Yhonestas : Pyrrhon, Ariston, eorumue similes/ Aris-


tote et Xénocrate
Fines expertes honestatis : Epicure, Hiéronyme et Camèade
Fins mixtes : Calliphon et Diodore

Cette prépondérance de Yhonestas donne à penser que nous


avons là quelque chose dont l'origine doit être cherchée dans la
diuisio de Chrysippe. Nous en voulons pour preuve le fait que dans
le texte le plus indubitablement stoïcien de toute l'œuvre morale de
Cicéron, le livre III du De finibus, Caton procède exactement de
cette façon, opposant les philosophes qui ont fait de Yhonestas Yul-
timum bonum à ceux qui «exclurent la vertu du souverain bien», et
même à ceux qui proposèrent une fin mixte86. Faut-il pour autant
affirmer que tous ces textes sont empreints de la même tonalité et,
pourquoi pas, qu'ils dérivent d'une même source? Cela serait pour
le moins imprudent, mais avant d'approfondir cette question et
pour ne pas privilégier l'aspect en quelque sorte technique de la
doxographie au détriment de l'utilisation que fait Cicéron de celle-
ci, nous analyserons un cas précis, qui a cette particularité de jux
taposer la Carneadia diuisio et celle fondée sur Yhonestas, nous
voulons parler des § 34 et 35 du second livre du De finibus.
Comment procède l'Arpinate et pourquoi cette double appro
che?Il suffit de lire le texte pour comprendre qu'il ne s'agit null
ement d'une redondance et que chacune des «divisions» joue un
rôle bien précis. Cicéron veut, en effet, montrer que, quel que soit
le critère que l'on adopte, Epicure doit être condamné. Si on le
juge à partir du principe de la Carneadia diuisio, celui de la ten
dance naturelle, le fondateur du Jardin est coupable de ne pas
avoir proposé une fin conforme à ce qu'il a lui-même défini com
mela motivation première, puisque, parti du plaisir, il aboutit à
l'absence de douleur87. Et si on se place du point de vue de la rai-

expertes honestatis, représentées en l'occurrence par les Épicuriens, ce qui à


notre sens est un argument décisif pour attribuer cette manière de procéder à
Antiochus, lequel a fort bien pu s'inspirer de ce qui se faisait dans la Nouvelle
Académie.
86 Cf. supra, n. 50.
87 Sur l'importance de ce thème dans la réfutation académicienne de l'épi-
curisme, cf. C. Lévy, La dialectique. . ., p. 116 et infra, p. 396.
364 L'ÉTHIQUE

son et donc de la vertu, il sera atteint par l'opprobre frappant tous


ceux qui, ne comprenant pas que l'homme est «une façon de dieu
mortel», ont proposé un finis expers honestatis**. L'ensemble du
passage présente donc une très frappante analogie de construction
avec le Lucullus, puisque la méthode de la Nouvelle Académie et
celle du Portique sont employées successivement, et l'on y retrouve
même la citation de Chrysippe sur la confrontation entre Yhonestas
et le plaisir. Cela suffit donc à nos yeux pour exclure que le livre II
du De finibus ait eu une source purement stoïcienne, comme l'ont
affirmé Madvig et Thiaucourt89. Ce qui nous paraît au contraire
très frappant, c'est que pour l'analyse et la critique d'un τέλος par
ticulier, en l'occurrence celui du Jardin, Cicéron raisonne exacte
mentde la même façon que lorsqu'il avait à se prononcer sur l'e
nsemble des doctrines téléologiques, c'est-à-dire en associant Chry
sippe et Camèade. Or il est peu vraisemblable qu'il ait consulté
successivement un ouvrage académicien puis une source stoïcien
ne, et cela nous conduit donc à rechercher les éléments d'unité qui
existent dans les différentes doxographies cicéroniennes du souve
rainbien. Pour ce faire, nous avons choisi d'approfondir l'étude,
que nous avions commencée dans un article, d'un groupe de moral
istes bien déterminé, celui des indifférentistes Ariston, Pyrrhon et
Erillus90.
Pourquoi ce choix? Il nous paraît pouvoir être justifié par trois
raisons :
- seuls ou inclus dans un ensemble plus vaste, les indiffé
rentistes sont omniprésents dans les textes téléologiques et, de ce
fait, ils constituent un instrument privilégié pour discerner les
divers courants dont Cicéron est l'aboutissement;
- ils jouent un rôle important dans les controverses entre la
Nouvelle Académie et le Portique, puisque chacune des deux écoles
les a présentés comme des repoussoirs, plus exactement comme
l'image à peine caricaturale de la philosophie de l'autre. En effet,

88 Cicéron, Fin., II, 13, 40.


89 Cf. Madvig, éd. du De finibus, p. LXIV : la source de Fin., II, serait Chry
sippe ; C. Thiaucourt, op. cit., p. 77-78, est plus imprécis et parle d'un « Stoïcien
modéré». En revanche, R. Hirzel, Untersuchungen. . ., t. 2, p. 656 sq., et A. Lör-
cher, op. cit., p. 97, ont proposé Antiochus d'Ascalon. La thèse de la source sto
ïcienne, que nous estimons quant à nous invraisemblable, a été, en revanche,
défendue récemment par J. Glucker, op. cit., p. 56, n. 151, qui considère qu'un
dogmatique comme Antiochus ne pouvait critiquer l'épicurisme qu'à partir de
sa propre position, celle de l'Ancienne Académie. L'erreur de Glucker est de
sous-estimer la complexité de la personnalité d'Antiochus, et tout particulièr
ement sa dette à l'égard de la dialectique carnéadienne.
90 C. Lévy, On problème doxographique . . ., op. cit.
DISSENSUS ET DOXOGRAPHIE 365

Camèade et ses disciples ont eu beau jeu de soutenir que par leur
refus d'inclure les πρώτα κατά φυσίν dans le souverain bien les
Stoïciens prônaient une morale semblable à celle d'Ariston, Erillus
ou Pyrrhon, et, en revanche, dans le livre III du De finibus, Caton
englobe dans une même condamnation ces philosophes et ceux de
la Nouvelle Académie91;
- ils peuvent être considérés comme un élément caractéristi
que de la doxographie cicéronienne parce qu'ils ne figurent pas
chez Arius Didyme et que, par ailleurs, on ne retrouve pas dans la
doxographie de Clément d'Alexandrie la mention du caractère
éphémère de leur philosophie, qui est si fréquente chez l'Arpina-
te92.

Nous avons déjà eu l'occasion de signaler que le fait que les


trois philosophes soient très souvent associés n'implique pas que
Cicéron les considère comme interchangeables. Il n'est donc pas
inutile d'esquisser les principaux traits de la personnalité philoso
phique de chacun d'entre eux, et cela d'autant plus que des travaux
récents, nous pensons notamment à ceux d'A. M. Ioppolo sur Aris-
ton et Erillus, ont permis de redécouvrir véritablement ces
seurs 93

Ariston, Erillus, Pyrrhon

Dans le livre IV du De finibus, Cicéron présente Ariston com


meétant nettement moins indifférent que Pyrrhon puisque, affir-
me-t-il, «il a fait place à des motifs capables de remuer le sage et
de le faire tendre vers quelque chose»94. En quoi Ariston est-il
donc un schismatique par rapport à l'orthodoxie stoïcienne et que
signifient ces «objets de rencontre» qui peuvent provoquer une

91 Cf. Fin., III, 9, 31; 15, 50.


92 Clément Al., Strom., II, 21, 129 = S.V.F., I, 360 (τέλος d'Ariston, Γάδιαφο-
ρία); = S.V.F., I, 419 (τέλος d'Erillus, Γέπιστήμη).
93 Α. Μ. Ioppolo, Aristone di Chio e lo Stoicismo antico, Naples, 1980 et Lo
Stoicismo di Ertilo, dans Phronesis, 30, 1985, p. 58-78. Sur Ariston on se reporte
ra également à l'article de J. Moreau, Ariston et le Stoïcisme, dans REA, 50,
1948, p. 27-48.
94 Cicéron, Fin., IV, 16, 43 : Aristo, qui nihil relinquere non est ausus, intro-
duxit autem quibus commotus sapiens appeteret aliquid, quodcumque in mentem
inciderei. Dans le second livre de cette œuvre, en revanche (13, 43), Erillus, phi
losophe de la science, est distingué des deux autres, philosophes de la vertu.
Dans le Lucullus, 42, 130, Γάπάθεια de Pyrrhon est opposée à Γάδιαφορία d'Aris
ton et d'Erillus. L'impression que l'on retire de ces notations est que les philoso
phes académiciens dont Cicéron s'inspire disposaient d'une somme d'informat
ions sur les trois indifférentistes et qu'ils intégraient telle ou telle de celles-ci à
leur démonstration en fonction de ce qui leur paraissait être le plus opportun.
366 L'ÉTHIQUE

réaction du sage, sans pour autant contredire sa sérénité? Nous


savons par plusieurs témoignages qu'il se refusait à admettre la
théorie stoïcienne de la moralité moyenne, construite sur la distinc
tion à l'intérieur même des indifférents entre les «préférables» et
«les choses contraires à la nature» et que, notamment, il professait
le plus grand mépris pour les «praecepta» qui avaient pour fonc
tion d'organiser la morale pratique95: «Ariston le Stoïcien», dit
Sénèque, «estime que cette partie de la philosophie est inconsistant
e et qu'elle ne pénètre pas jusqu'au cœur, étant faite de conseils de
bonne femme». A fortiori, il n'admettait pas que les κατά φυσίν
pussent constituer la matière de la vertu, puisqu'il concevait le sou
verain bien comme une harmonie de l'homme avec son λόγος, tot
alement indépendante de tout facteur extérieur96. Comment concil
ier,donc, le témoignage cicéronien et ce que nous savons d'Aris-
ton par d'autres sources? Il nous semble qu'A. M. Ioppolo a eu rai
son, voulant montrer la cohérence de la pensée de ce philosophe,
d'accorder une grande importance à la métaphore de l'acteur qui
lui était chère97 : de même, disait-il, que le bon comédien doit
savoir interpréter parfaitement n'importe quel rôle, de même le
sage agira selon la vertu quelles que soient les circonstances. Le
propre de la sagesse était donc pour lui de se manifester sous des
formes diverses, et cela dans un monde de choses et d'événements
absoluments indifférents. A quoi Chrysippe avait beau jeu de for
muler à l'égard d'Ariston l'objection que lui-même avait à subir de
la part des Académiciens98 : quel peut-être le sens du bien et du
mal si la vertu n'implique aucun choix, si elle s'exerce indépe
ndamment de toute référence à un ordre naturel préexistant?
Si l'Arpinate souligne à plusieurs reprises l'austérité de la mor
ale proposée par Ariston, il reproche, en revanche, à Erillus sa
leuitas parce que, dit-il, il propose deux fins au lieu d'une seule,
imposant ainsi à ceux qui suivraient sa doctrine de mener deux
existences différentes99. Nous aurions beaucoup de mal à corn-

95 Sénèque, Ep., 94, 2 = S.V.F., I, 358 : Ariston Stoicus e contrario hanc par
tent leuem existimat et quae non descendat in pectus usque, anilia habentem
praecepta. Trad. Noblot légèrement modifiée. Cf. également, ibid., 89, 13 =
S.V.F., I, 357: moralem quoque, quant solam reliquerat, circumcidit. Nam eum
locum qui monitiones continet, sustulit et paedagogi esse dixit, non philosophi.
96 Cf. Galien, Hipp, et Plat, decr., VII, 2, 2 = S.V.F., 111, 256.
97 Diog. Laërce, VII, 160 = S.V.F., I, 351. Cf. le commentaire d'A. M. Ioppol
o, dans Lo stoicismo . . ., p. 66.
98 Cf. le texte cité à la note 96 et infra, p. 417.
99 Cf. Fin., IV, 15, 40, où Cicéron condamne la leuitas d'Erillus parce que
celui-ci a accepté de prendre en compte les κατά φύσιν, mais sans les référer au
souverain bien. Ce même grief de double τέλος sera adressé par les Académic
iens à Chrysippe, cf. Plutarque, Com. not., 26, 1071 a.
DISSENSUS ET DOXOGRAPHIE 367

prendre cette affirmation s'il n'y avait chez Diogene Laërce un


exposé plus complet de la doctrine de ce Stoïcien, dont voici les
principaux éléments 10° :
- Erillus considérait la science comme le τέλος et il la défi
nissait comme une έξις «ne se laissant ébranler par aucun argu
ment dans l'accueil des représentations»;
- il lui arrivait d'affirmer qu'il n'existe pas un seul τέλος,
mais que celui-ci varie, tout comme le même bronze peut devenir
une statue de Socrate ou d'Alexandre;
- il établissait une distinction entre le τέλος et Γύποτελίς, le
premier étant accessible au seul sage, le second au tout-venant, et il
considérait comme indifférent tout ce qui est entre la vertu et le
mal.
Comme Ariston, Erillus avait cherché à exprimer la teleologie
stoïcienne, sans accepter l'idée qu'il y eût «des choses conformes à
la nature», en filigrane desquelles serait déjà inscrite la vertu101.
Comme lui, il avait privilégié «les circonstances», celles-ci, insigni
fiantes par elles-mêmes, étant autant d'occasions pour le sage de
manifester sa vertu, à la fois une, puisqu 'ayant la solidité de la
science, et proteiforme dans la mesure où elle ne se confond avec
aucune action particulière, mais est inhérente à chacune d'entre
elles. La véritable difficulté réside donc dans le troisième point,
cette distinction entre le τέλος et Γύποτελίς, qui à première vue re
ssemble fort à la hiérarchie du κατόρθωμα et du καθήκον dans le
stoïcisme orthodoxe. Nous croyons, avec A. M. Ioppolo, qu'il faut,
renoncer à ce rapprochement qui, bien que très séduisant, enlèver
ait tout sens à la dissidence d'Erillus, et admettre donc que par
ύποτελίς il entendait non pas la moralité moyenne du καθήκον,
fondée sur l'acquisition des préférables, mais les biens apparents
que le commun des mortels confond avec le τέλος102. Une telle
conception et l'identification de la vertu à la science font que la
pensée de ce philosophe apparaît dominée par le dessein de don-

100 Diog. Laërce, VII, 165 = S.V.F., 1, 411.


101 Cf. ce qu'écrit V. Goldschmidt, Le système. . ., p. 129 : «De la conciliatio
par tendance à la conuenientia rationnelle, le cercle est fermé : du début à la fin
on demeure dans la "conformité avec la nature"; de l'instinct de conservation
à la "sagesse" (exercice constant et conséquent de la faculté rationnelle) il y a
passage de la nature à la nature, du même au même, mais de telle sorte que
dans le terme d'arrivée le terme de départ soit transformé par une sorte de
rétroaction, sans cependant être contredit».
102 A. M. Ioppolo, op. cit., p. 73-75, qui fait un intéressant rapprochement
avec Platon, Gorgias, 466a-468e, où Socrate distingue la fin, qui est le Bien, et
les moyens qui sont indifférents.
368 L'ÉTHIQUE

ner une interprétation platonisante de l'éthique stoïcienne. C'est


cette réalité qui est exprimée, de manière peut-être un peu excessi
ve dans le Lucullus, lorsque Cicéron affirme qu'Erillus était en
grand désaccord avec Zenon et, en revanche, s'écartait fort peu de
Platon103.
Il était normal d'associer dans un exposé téléologique Ariston
et Erillus, dont les doctrines semblent avoir été fort proches. Mais
Pyrrhon? Cicéron le présente comme celui qui est allé le plus loin
possible dans l'indifférence «puisque, une fois la vertu constituée,
il ne laisse rien subsister qui soit un objet de tendance» et il en fait
le philosophe de Γάπάθεια, de l'insensibilité absolue, ce qui ne cor
respond guère à cette «opiniâtreté» dont Pascal, suivant en cela
l'opinion de son époque, fera la caractéristique de la «cabale pyrr-
honienne » 104. Peut-on pour autant s'en tenir à la formule de Bro-
chard sur la différence, voire l'opposition entre Pyrrhon et les
Pyrrhoniens105? Et quelle valeur faut-il accorder au témoignage
cicéronien ?
Traiter de l'image de Pyrrhon chez Cicéron, c'est d'abord s'i
nterroger sur un silence. En effet, dans aucun des textes où l'Arpi-
nate fait en quelque sorte la généalogie du scepticisme de la Nouv
elle Académie on ne trouve la moindre mention du philosophe
d'Elis106. Or la liste des auctores du doute est longue, elle comprend
des noms très divers et l'on eût pu s'attendre à y voir figurer celui
a affirmé le règne universel de l'apparence107. Nous croyons que
cette absence n'est pas le fait de Cicéron lui-même, car celui-ci se
conforme à la tradition de la Nouvelle Académie, comme le prouve
le fait que, dans son Contre Colotès, Plutarque lui aussi reste total
ement silencieux à propos de Pyrrhon. Pour expliquer ce qu'il
appelle «l'ignorance cicéronienne d'une pensée sceptique original
e», J. P. Dumont a invoqué l'importance de la polémique antisto
ïcienne qui aurait éclipsé tous les autres débats et fait que l'Arpina-
te n'avait pas à se soucier d'une «école sans éclat»108. Le raisonne
ment serait tout à fait convaincant s'il n'y avait aucune mention de

103 Cf. supra, n. 10.


104 Pascal, Pensées, 296 Lafuma : «Pyrrhonien pour opiniâtre».
105 Cf. supra, p. 27.
106 II est normal que Pyrrhon ne soit pas mentionné en Ac. post., I, 12, 44,
puisque Cicéron invoque les Présocratiques comme ancêtres du scepticisme. En
revanche, il eût pu fort bien figurer dans l'énumération, beaucoup plus longue
et variée de Luc, 23, 72-24, 76.
107 Sont cités dans le passage du Lucullus : Anaxagore, Démocrite, Métrodo-
re de Chios, Empédocle, Parménide, Socrate, Platon, Stilpon, Diodore, Alexinus,
Chrysippe et les Cyrénaïques.
108 J.-P. Dumont, Le scepticisme. . ., p. 18.
DISSENSVS ET DOXOGRAPHIE 369

Pyrrhon dans l'œuvre philosophique de Cicéron. Ce n'est pas le cas


et nous avons même signalé son omniprésence dans les textes
téléologiques. Pourquoi n'est-il donc pas évoqué là où on l'atten
drait? A cette question, tout un courant exégétique, à l'origine
duquel nous avons vu qu'il faut placer Brochard, répond qu'il n'y
avait chez Pyrrhon aucun intérêt pour la philosophie spéculative et
que donc c'est à juste titre qu'il n'a pas été inclus parmi les précur
seursdu doute académicien 109.
Nous n'avons pas la prétention de trancher les controverses à
propos de ce que l'on pourrait appeler l'énigme Pyrrhon. Nous
avons essayé de décrire au début de ce travail l'extraordinaire fai
sceau d'influences et d'expériences au confluent desquelles s'est
trouvé ce personnage, et qui ont fait que, comme l'a dit si just
ement G. Reale, il s'est trouvé être «le fondateur du scepticisme tel
qu'il s'est développé en Grèce, autrement dit d'une école qui n'est
pas une école, d'une secte qui n'est pas une secte, d'une philoso
phie qui ne veut pas être une philosophie»110. Si Pyrrhon parvint,
ou chercha à parvenir, à une parfaite indifférence, ce ne fut pas
par simple imitation des sages de l'Inde, mais en interprétant cette
expérience à la lumière de sa propre culture philosophique. On ne
peut donc arguer d'un quelconque désintérêt de sa part à l'égard
de la philosophie pour expliquer qu'il ne figure pas parmi les «pè
res fondateurs» du scepticisme chez Cicéron ou Plutarque. L'expli
cation, au moins partielle, de cette absence est sans doute à recher
cher dans les sentiments peu amicaux de la Nouvelle Académie à
l'égard des Pyrrhoniens111. La nouvelle impulsion donnée par Arcé-
silas à l'école platonicienne avait été dénoncée comme un plagiat
du pyrrhonisme, non seulement par Timon, le brillant et féroce
disciple de Pyrrhon, mais aussi par quelqu'un d'extérieur à cette
rivalité, le Stoïcien Ariston, dont nous avons déjà cité le vers célè
bre112. Il n'est donc pas invraisemblable que la Nouvelle Académie
ait, en quelque sorte, censuré le nom de Pyrrhon, lorsqu'il s'agis
sait pour elle de démontrer sa légitimité philosophique en énumé-
rant la longue liste de ceux qui, disait-elle, l'avaient précédée dans
la philosophie du doute. En revanche, elle n'éprouvait aucune gêne
à le faire figurer dans sa doxographie morale comme étant le phi
losophe de Γάπάθεια, parce que, d'une part, elle ne se sentait rien
de commun avec l'inhumanité, au sens littéral, à laquelle il aspi-

109 Cf. supra, p. 22-31.


110 G. Reale, Ipotesi. . ., p. 336.
111 L. Robin, Pyrrhon. . ., p. 12.
112 Cf. supra, p. 9, n. 2.
370 L'ÉTHIQUE

rait, et que, d'autre part, elle pouvait l'utiliser dans sa critique du


souverain bien stoïcien113.
L'idée d'associer, avec d'importantes nuances, Pyrrhon aux
deux Stoïciens qui s'étaient placés en marge de leur école était phi
losophiquement critiquable, mais habile. Nous avons tout lieu de
croire que Chrysippe en fut l'initiateur, lui qui polémiqua longue
mentcontre ceux qu'il considérait comme des dissidents et qui
avait tout intérêt à montrer qu'ils étaient plus proches d'une école
étrangère que de la philosophie dont ils se réclamaient114. Du reste,
nous avons vu que Caton dans sa «division» distinguait dans la
catégorie de Yhonestas les Stoïciens, les seuls selon lui à avoir cor
rectement exprimé cette fin, de ceux qui en avaient donné une
interprétation erronée et qu'il énumère ainsi115 : «ceux qui ont pré
tendu que vivre avec le savoir est le bien suprême; ceux pour qui
tout est absolument indifférent, le sage ne devant être heureux que
si aucune chose ne pèse plus qu'une autre dans ses préférences;
ceux enfin qui, comme certains Académiciens, ont placé, dit-on, le
terme dernier des biens et l'office suprême de la sagesse dans
l'acte de barrer la route aux représentations et de suspendre fe
rmement l'assentiment». Dans ce texte, Erillus et sans doute Aris-
ton, sont évoqués en même temps que les Pyrrhoniens et les philo
sophes de la Nouvelle Académie, comme si les Stoïciens ortho
doxes, ne pouvant exclure ces deux dissidents de la catégorie de
Yhonestas, avaient cherché à les discréditer en les assimilant à des
écoles que le Portique condamnait.
Camèade n'avait pas les mêmes raisons d'en vouloir aux indif-
férentistes, tout au moins à Erillus et Ariston, mais il comprit très
vite sans doute le parti qu'il pouvait tirer du groupe ainsi constitué
par Chrysippe. S'il les marginalisait lui aussi, arguant que ces
moralistes ne faisaient aucune place à la tendance dans leur défini
tiondu souverain bien, il s'efforçait par ailleurs de montrer que

113 Nous avons mis ce point en évidence dans Un problème doxographi-


que .... p. 249-250.
114 II est aisé d'imaginer à quel point ce rapprochement pouvait être déso
bligeant pour un Stoïcien. En effet, non seulement l'étrange personnalité de
Pyrrhon n'avait rien qui pût enthousiasmer un philosophe du Portique, non
seulement ses références philosophiques étaient tout à fait étrangères à celles
de Zenon, mais de surcroît Timon avait traité celui-ci sans aucun ménagement,
le comparant à une vieille Phénicienne stupide, cf. Diog. Laërce, VII, 15 = frg.
38 Diels P.P.F.
115 Cicéron, Fin., III, 9, 31 : et ii qui cum scientia uiuere ultimum bonorum,
et qui nullam rerum differentiam esse dixerunt, atque ita sapientem beatum fore,
nihil aliud alii momento ullo anteponentem, et qui, ut quidam Academici, consti-
tuisse dicuntur extremum bonorum et summum munus esse sapientis obsistere
uisis assensusque suos firme sustinere.
DISSENSUS ET DOXOGRAPHIE 371

par leur mépris des biens du corps et de la fortune les Stoïciens ne


proposaient pas autre chose que cette indifférence absolue qu'eux-
mêmes reprochaient à Pyrrhon, Ariston et Erillus.
Mais une telle analyse ne rend compte que très partiellement
de la place des indifférentistes dans la doxographie cicéronienne.
En effet, elle n'explique pas pourquoi les indifférentistes sont la
plupart du temps désignés comme des relicti, ou inclus dans un
groupe plus vaste de sententiae relictae116. Ce phénomène qui a été
longtemps ignoré par la recherche, nous l'avons interprété comme
un apport doxographique de l'Académie, et ce pour deux grandes
raisons117 :
- la distinction entre les relicti et les autres est absente de la
«division» de Caton ainsi que de celle, stoïcisante, de Clément
d'Alexandrie;
- on la trouve, en revanche, dans un texte étranger à la pro
blématique du τέλος, mais dont tout le monde s'accorde à recon
naître l'importance, le grand excursus philosophique du livre III du
De oratore11*. Cicéron y expose l'histoire de la philosophie postpla
tonicienne en des termes qui ne sont pas sans rappeler ceux de la
doxographie du Lucullus et en distinguant parmi les sectes socrati
quescelles depuis longtemps disparues et celles encore vivantes.
Nous ne reviendrons pas ici sur le problème de la source de Y ex
cursus, l'essentiel étant que nous avons là une tradition indiscuta
blementpropre à l'Académie, dont nous constatons qu'elle existait
en dehors de la doxographie morale et qu'elle avait une importanc
e considérable en tant que méthode de réflexion.

Nous avons choisi d'étudier le groupe des indifférentistes par


cequ'il nous a paru intéressant en lui-même, mais surtout parce
que nous avons estimé qu'il y avait là le discriminant, pour utiliser
un terme mathématique, de toute la doxographie cicéronienne du
τέλος, c'est-à-dire l'élément qui nous permettrait d'en discerner les
différentes strates et d'établir quelques lignes de partage entre les
nombreux textes dans lesquels elle est exposée. Il convient donc,
maintenant que nous avons rassemblé, nous semble-t-il, les él
éments nous permettant de mieux percevoir la personnalité de ces
philosophes et l'utilisation qui a été faite d'eux dans les discussions
sur le souverain bien, de revenir à notre projet initial et d'examiner

116 Le développement le plus important sur les sententiae relictae étant pré
cisément celui du Lucullus.
117 Cf. Un problème doxographique. . ., p. 247-248.
118 Cf. supra, p. 109-113.
372 L'ÉTHIQUE

comment réduire la complexité à laquelle se trouve confronté le


lecteur des textes téléologiques de l'Arpinate.

Définition des grands types de la doxographie morale cicéronienne

Soulignons, pour commencer, la singularité du troisième livre


du De finibus, seul texte où véritablement il ne soit pas question de
la disparition historique des indifférentistes et où leur marginalité
apparaisse d'ordre exclusivement philosophique. Nous avons là un
trait indubitablement stoïcien et qui sera exploité par Cicéron tout
au long de sa réponse à Caton. Ainsi, à propos d'un syllogisme des
tiné à démontrer que seul le bonum est Yhonestum, il lui dit 119:
«qui te concédera la majeure, à l'exception de Pyrrhon, d'Ariston et
de leurs pareils? Or, tu ne les approuves pas». L'Arpinate prend
ainsi acte du fait que dans la diuisio de Caton les indifférentistes
ont été définis comme des moralistes de Yhonestas, mais d'une
honestas mal conçue, et il joue sur cette ambiguïté pour mettre en
évidence à la fois la solitude des Stoïciens et ce qui les rapproche
de ces philosophes.
Dans les autres textes, Ariston, Pyrrhon et Erillus sont désignés
comme des philosophes dont la pensée a été réfutée et rejetée et
cette mention, dont nous croyons avoir montré le caractère acadé
micien, permet donc de rattacher ces témoignages à l'école platoni
cienne. Mais cela ne signifie pas pour autant qu'ils dérivent d'une
même source puisqu'une analyse plus fine révèle en dépit de cette
origine commune une grande diversité.
Nous avons vu que dans le Lucullus, les relicti forment un
groupe très nombreux et à l'intérieur duquel les indifférentistes se
trouvent dissociés. Est-il possible de déterminer qui a pensé à faire
intervenir ces considérations historiques dans la Carneadia diuisio?
A vrai dire, il n'est nullement exclu que Camèade lui-même ait été
l'initiateur d'une telle méthode. En tout cas, nous savons que dans
la version de la Carneadia diuisio donnée par Pison, la marginalité
historique des indifférentistes s'ajoute à leur isolement par rapport
au cadre choisi par Camèade : non seulement ils n'admettent aucu
ne relation entre la tendance et le souverain bien, mais de surcroît
leur pensée n'a plus de représentant120.
Le dernier cas de figure nous paraît cependant le plus intéres
sant,car il concilie les caractéristiques stoïcienne et académicienn
e. En effet, les indifférentistes y sont inclus dans la catégorie de

119 Cicéron, Fin., IV, 18, 49: Quis igitur tibi istud dabit praeter Pyrrhonem,
Aristonem eorumue similes, quos tu non probas ?
120 Cicéron, Fin., V, 8, 23.
DISSENSUS ET DOXOGRAPHIE 373

Vhonestas, comme dans l'exposé téléologique de Caton, mais, par


ailleurs, on retrouve la mention du caractère éphémère de leur
doctrine. Nous en donnerons deux exemples qui nous paraissent
d'autant plus intéressants qu'ils sont assez différents 121 :
- Fin., II, 11, 35 : «Une seule conception du souverain bien
est simple, c'est celle que préconise Zenon, qui le fait tout entier
résider dans la beauté, autrement dit, la moralité. Je ne dis rien, en
effet, de Pyrrhon, d'Ariston et d'Erillus : ils ne comptent plus
depuis longtemps».
Dans ce passage le groupe de Yhonestas est, à peu de chose
près, celui défini par Caton, puisqu'il ne comprend que Zenon et
les indifférentistes. Toutefois, à la différence du Stoïcien, Cicéron
isole ces derniers en se fondant non plus sur l'autarcie absolue de
leur souverain bien, mais sur le fait qu'ils n'ont plus aucune
influence. L'impression que l'on en retire est donc celle d'une ver
sion de la Chrysippea diuisio élaborée dans l'Académie.

- Off., I, 2, 6, à propos de la supériorité de Yhonestas : « Dès


lors cette idée appartient en propre aux Stoïciens, Académiciens et
Péripatéticiens, puisque la pensée d'Ariston, de Pyrrhon et d'Eril
lus a depuis longtemps été rejetée».
Ici aussi la philosophie des indifférentistes est présentée com
meune sententia explosa à l'intérieur des doctrines de Yhonestas;
celle-ci, cependant, n'est plus comme précédemment l'apanage des
seuls Stoïciens, mais permet d'associer les disciples de Zenon à
ceux de Platon et d'Aristote. Non seulement, donc, on a appliqué à
la catégorie de Yhonestas la distinction entre les morales disparues
et celles encore existantes, mais on l'a élargie. Nous avons là une
preuve concrète de cet état d'esprit différent, de cette recherche du
consensus, dont nous avons dit qu'elle était la marque d'Antiochus
d'Ascalon.
Nous avons conduit une recherche que nous avons voulu mi
nutieuse, à partir d'indices dont nous concevons fort bien qu'ils
puissent être jugés fragiles, même si nous avons la conviction qu'ils
peuvent permettre d'étayer des analyses plus ambitieuses ou
d'avancer des arguments supplémentaires en faveur de thèses ad
mises, mais parfois insuffisamment démontrées. Il n'est donc pas
inutile de faire ici le bilan de nos conclusions.
Nous soulignerons que la doxographie n'est pas le simple rap-

121 Cicéron, Fin., II, 11, 35 : Una (finis) simplex, cuius Zeno auctor, posita in
décore tota, id est in honestate. Nam Pyrrho, Aristo, Erillus iam diu abiecti; Off.,
I, 2, 6 : Ita propria est ea praeceptio stoicorum, academicorum, peripateticorum,
quoniam Aristonis, Pyrrhonis, Erilli iam pridem explosa sententia est.
374 L'ÉTHIQUE

pel des doctrines du passé, ni même un hommage déférent que l'on


rendrait à ses prédécesseurs avant d'aborder une réflexion que l'on
voudrait originale et personnelle. Elle est le signe de l'insertion du
philosophe dans une tradition; en ce sens elle s'apparente à la topi
que des poètes et des orateurs, mais elle porte aussi témoignage,
dans sa structure même, du caractère vivant de la philosophie, de
ses mutations et de ses échecs, de ses débats passionnés comme de
ses syncrétismes, volontaires ou inconscients. C'est sans doute par
cequ'il a perçu plus lucidement que tout autre l'importance et la
difficulté de cette question que M. Giusta a imaginé l'hypothèse du
livre unique qui aurait à tout jamais figé cette histoire et substitué
à la dynamique, souvent désordonnée, de la confrontation et du
dialogue entre les écoles la consultation d'un texte de référence.
Or notre étude de la doxographie cicéronienne nous a permis
de constater que l'on se condamne à donner de celle-ci une inter
prétation inexacte, si l'on raisonne à partir de schémas que l'on
essaie d'appliquer à des textes très divers, en gommant ce qui fait
précisément leur spécificité. Nous avons tenté la démarche inverse,
celle qui consiste à respecter aussi scrupuleusement que possible la
singularité de chaque doxographie tout en essayant de déterminer
sa situation par rapport aux autres. A partir de là, et notamment à
travers notre analyse des différentes occurences du groupe formé
par Ariston, Pyrrhon et Erillus, nous avons établi que la présence
de la distinction entre les sententiae explosae et celles encore vivant
es,caractéristique de l'Académie de Camèade comme de celle
d'Antiochus, est l'élément commun aux doxographies téléologiques
de la très grande majorité des textes moraux cicéroniens.
Ceux-ci n'ont évidemment pas été construits à partir d'un
même modèle. Au contraire, le fait qu'ils soient, si notre démonst
rationest exacte, issus de l'Académie, permet surtout de mettre en
lumière l'évolution et les déchirements de celle-ci.
En effet, à les lire, on retire l'impression que les philosophes
de l'école platonicienne se sont trouvés confrontés à une question
très irritante pour eux et qui a déterminé, sous des formes divers
es,leur réflexion téléologique : comment juger le τέλος des Stoï
ciens, Yhonestas? Identifier le bien suprême à la vertu, science du
bien et du mal, n'était pas a priori pour leur déplaire, et tout au
plus pouvaient-ils répliquer à leurs rivaux que Socrate et Platon
avaient dit cela avant Zenon122. Cependant, Yhonestas était aussi un

122 Cette antériorité philosophique est soulignée en des termes peu flatteurs
pour Zenon dans la cinquième Tusculane, 12, 34 : Et, si Zeno Citieus, aduena
quidam et ignobilis uerborum opifex, insinuasse se in antiquam philosophiam
DISSENSUS ET DOXOGRAPHIE 375

aspect de ce système fondé sur l'idée que le monde est non pas
l'image de la perfection, mais la perfection même, et qui, en tant
que tel, ne pouvait être accepté par des gens se réclamant de l'au
teur du Tintée 123. Face à cette contradiction, les Académiciens nous
semblent avoir eu trois réactions :
- la première est une attitude de combat, marquée par la
volonté de montrer l'inconséquence de la théorie stoïcienne de
Yhonestas, soit en mettant en évidence les difficultés que comport
ait le fait de dériver le souverain bien de Γοίκείωσις (c'est le prin
cipe de la Carneadia diuisio), soit en exploitant dialectiquement la
Chrysippea diuisio pour assimiler les Stoïciens aux indifférentis-
tes124;
- dans d'autres textes, Yhonestas figure à côté du plaisir, de
l'absence de douleur ou des prima naturae comme l'une des solu
tions possibles. Cette présentation, plus neutre, met entre parenthès
es la vocation antistoïcienne que nous croyons avoir été originell
ement celle de la Carneadia diuisio. Elle s'explique sans doute par le
fait que la «division», avait été aussi utilisée comme une méthode
d'exposé des doctrines téléologiques, non dépourvue de significa
tion dialectique, mais ne visant plus à isoler les philosophes du
Portique 125;
- le dernier cas de figure est celui où l'Académicien se fait
lui-même le défenseur de Yhonestas, soit pour réfuter l'épicurisme
(c'est ce que nous voyons au second livre du De finibus), soit pour
faire de ce concept le patrimoine commun à l'Académie, au Lycée
et au Portique 126.

De l'étude de la doxographie Cicéron pouvait donc conclure


que la grande question qui se posait aux moralistes était celle des
rapports du souverain bien et de la nature. Il se trouvait lui-même
à un moment historique de ce débat. En effet, le souvenir du comb
atmené par Camèade contre le naturalisme était encore vivace
dans l'Académie, mais avec Métrodore et Philon celle-ci avait cher
chéà se définir une certaine autonomie par rapport à la critique

uidetur, huius sententiae gravitas a Platonis auctoritate repetatur, apud quem sae-
pe haec oratio usurpata est, ut nihil praeter uirtutem diceretur bonum.
123 Nous reviendrons sur ce problème de la situation de la Nouvelle Acadé
mie par rapport au Tintée, cf. le chapitre V, 2.
124 Cette première attitude peut donc être déduite de la version de la Car
neadia diuisio que nous trouvons dans Fin., V et de l'ensemble de la réfutation
téléologique du stoïcisme dans Fin., IV.
125 Cette présentation doxographique de Yhonestas est celle du Lucullus, du
livre V des Tusculanes et de Fin., II, 11, 34.
126 Cf. Fin., II, 11, 35, et les doxographies de Leg., I et de Off., I.
376 L'ÉTHIQUE

du stoïcisme, et surtout Antiochus avait repris le thème néoacadé


micien du consensus en lui donnant une signification plus positi
ve.
Or, comme l'a souligné A. Michel, il est passé dans la philoso
phie romaine quelque chose de l'état d'esprit du proconsul Gellius,
qui avait réuni les philosophes athéniens en leur demandant de
mettre fin une fois pour toutes à leurs controverses, en leur pro
mettant même son concours pour arriver à cette fin 127. A l'arrière-
plan de la réflexion cicéronienne, il y a toujours la métaphore du
procès et l'espoir de parvenir à la disparition des dissentiments, à
une vérité admise par tous. Cependant, à la différence de Gellius,
l'Arpinate ne croit pas que ce dénouement puisse être brusqué et,
de même qu'un juge digne de ce nom ne peut se prononcer qu'en
connaissance de cause, le philosophe se doit de connaître et de
confronter toutes les doctrines avant d'entrevoir ce qui serait l'e
xplication et la solution de ces controverses. Cette fonction critique
est celle du De finibus.

127 A. Michel, Cicéron et les sectes philosophiques . . ., p. 108. L'épisode de


Gellius est raconté dans Leg, I, 20, 53.
CHAPITRE II

NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS

Ι/ΟΙΚΕίΩΣΙΣ

Modernité du problème: conatus spinoziste et «agonie» unamu-


nienne

On peut déplorer que les historiens de la philosophie s'en tien


nent trop souvent à un cloisonnement chronologique rigoureux et
ne privilégient pas le dialogue des philosophes par delà les siècles.
Parce que la matière que nous allons aborder peut sembler trop
exclusivement liée aux problèmes de la pensée antique, il est nécess
aire, croyons-nous, d'en souligner le caractère universel, à travers
une courte réflexion sur l'une des œuvres les plus fortes du XXe
siècle, le Sentiment tragique de la vie de M. de Unamuno. Le point
de départ de celui que l'on considère, à juste titre, comme l'un des
fondateurs de l'existentialisme, est, on le sait, la critique de Spinoz
a, et plus particulièrement celle du concept de conatus, qui est
ainsi défini dans la partie III de l'Ethique1 : conatus, quo unaquae-
que res in suo esse perseuerare conatur, nihil est praeter ipsius rei
actualem essentiam. Toute chose s'efforce de persévérer en elle-
même et cet effort, dit Spinoza, «n'implique pas un temps fini,
mais un temps indéfini», puisque la destruction ne peut venir que
d'une cause externe2. Le conatus est donc tension vers l'éternité,
mais au prix, pour Unamuno, de l'exclusion de cet «homme réel,
en chair et en os», dont il dit qu'il est «le sujet et l'objet suprême de
toute philosophie»3. Contre le rationalisme absolu de Spinoza,

1 Spinoza, Eth., Ill, Prop. VII : « L'effort par lequel chaque chose s'efforce
de persévérer dans son être n'est rien en dehors de l'essence actuelle de cette
chose», trad. C. Appuhn, Paris, Garnier, 1953. On trouvera quelques remarques
sur la survivance du concept α'οίκείωσις, notamment au moyen âge, dans S. G.
Pembroke, Oikeiôsis, dans A.A. Long, Problems in Stoicism, p. 115 et p. 141,
n. 10.
2 Ibid., VIII : Conatus, quo unaquaeque res in suo esse perseuerare conatur,
nullum tempus finitum sed indefinitum inuoluit.
3 M. de Unamuno, Le sentiment tragique de la vie, trad, par M. Faure
Beaulieu, Paris, Gallimard, 1937, p. 11.
378 L'ÉTHIQUE

contre la volonté de comprendre, c'est-à-dire, en définitive, de nier


la passion et la mort, Unamuno imposera sa vision d'un conatus
«agonique», divisé dans son principe même entre le désir de rester
soi-même et celui d'être tout, entre l'individuel et l'universel4 : «je
veux être moi et, sans cesser de l'être, être en outre autrui, intério
riser la totalité des choses visibles et invisibles, m'étendre à l'infini
de l'espace et me prolonger à l'infini du temps». Contre l'homme
«abstrait», contre l'homme «anonyme», contre la «tyrannie» de
l'intelligence discursive, «l'idéoclastie» unamunienne enracine la
philosophie dans l'énergie vitale, et veut la contraindre à prendre
en compte l'homme dans son intégralité et dans ses contradict
ions.
Le conatus spinoziste est né de Γοίκείωσις stoïcienne; celui
d'Unamuno exprime le refus de l'homme moderne de voir dispa
raître ses passions et son individualité dans une harmonie systémat
ique. L'un comme l'autre prouvent que, depuis que le stoïcisme a
formulé cette idée d'un effort de l'être humain dès sa naissance à
la fois pour demeurer lui-même et pour aller vers autrui, l'homme
n'a cessé de s'interroger sur le sens de cet instinct vital, sur son
devenir, sur les valeurs morales dont il porterait le germe. Sous des
formes diverses, Γοίκείωσις plus que bimillénaire continue donc de
hanter la pensée philosophique et, si les notions de vertu ou de
sagesse auxquelles elle était originellement liée sont a - à tort -
considérées parfois comme désuètes, la question de l'insertion de
l'homme dans le monde, de sa soumission à la nature ou de sa sin
gularité par rapport à elle, reste au centre de la réflexion contemp
oraine.

νοίκείωσις: origine et extension du concept

Les morales hellénistiques, on l'a souvent dit, se caractérisent


par la place qu'elles accordent aux données naturelles et par la
recherche d'une vie pour l'homme qui soit en harmonie avec celle-
ci. S'il fallait en donner une preuve concrète, le De finibus offre
l'image d'un consensus sur ce point entre les trois principales écol
es.
Au début de son discours, l'Épicurien Torquatus annonce qu'il
va procéder «avec ordre et méthode», sans doute dans le vain
espoir d'échapper au grief d'absence de rigueur qui était fait à son
école à cause de son mépris pour la dialectique5. Le plaisir, dit-il

4 Ibid., p. 46.
5 Ce reproche est formulé par Cicéron à l'égard d'Épicure à plusieurs
reprises : cf. Luc, 30, 97; Fin., I, 7, 22; Fin., II, 2, 4-5, etc. Sur le rejet par Épicu-
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 379

donc, est le souverain bien pour Epicure parce que «tout être ani
mé, dès sa naissance, le recherche et s'y complaît comme dans le
plus grand des biens; il déteste la douleur, comme le plus grand
des maux et, dans la mesure de ses forces, il s'éloigne d'elle»6.
Parce qu'ils n'ont pas le jugement perverti par l'opinion, les nourr
issons, semblables en cela aux animaux, savent spontanément, ins
tinctivement, reconnaître ce qui est bon et sont donc, selon l'e
xpression d'Epicure rapportée par Cicéron au livre II, «les miroirs
de la nature»7.
Cette même référence à l'enfant et à l'animal comme expres
sion de l'ordre naturel se retrouve dans l'exposé de Caton qui affi
rmeque «dès que l'être animé est né ... il se met en harmonie avec
lui-même et il est intéressé à se conserver et à aimer sa constitution
ainsi que tout ce qui est propre à conserver cette constitution»8.
La preuve en est, ajoute-t-il, que les enfants, avant même de ressent
ir plaisir ou douleur, recherchent les choses qui leur sont salutai
res et refusent celles qui leur sont nuisibles. A l'origine il y a donc
l'amour de soi, lequel s'exprime par un mouvement vers l'extérieur
qui contient instictivement en lui-même la science de ce qui est bon
ou mauvais pour un être vivant particulier.
C'est en des termes très proches, encore que moins techniques,
puisqu'il ne parle ni de conciliano ni de commendatio, que Pison

re de la dialectique cf. Diog. Laërce, X, 31 = Usener, 36 et Sext. Emp., Adu.


math., VII, 14-15 = Usener 242, où sont citées deux traditions : pour les uns, dit
Sextus, Epicure rejetait la logique avec la même fermeté qu' Archelaos ; pour
d'autres, il ne rejetait que la logique stoïcienne, si bien qu'ils l'incluaient parmi
ceux qui acceptaient la division tripartite de la philosophie. Cette divergence
d'interprétation s'explique sans doute par le fait que certains considéraient la
canonique épicurienne comme une forme de logique. Sur le rejet par les Épicur
iens de la logique aristotélicienne, cf. E. Asmis, op. cit., p. 20 n. 4. Sur l'induc
tion épicurienne, cf. notamment le remarquable article de D. Sedley, On Signs,
dans Science and speculation, p. 239-272.
6 Cicéron, Fin., I, 9, 29-30 : Hoc Epicurus in uoluptate ponit, quod summum
bonum esse uult, summumque malum dolorem, idque instituit docere sic : omne
animal, simul atque natum sit, uoluptatem appetere eaque gaudere ut summo
bono, dolorem aspernari ut summum malum et, quantum possit, a se repellere.
Ce texte a été accepté sans aucune réticence comme un témoignage sur Epicure
par Usener, qui en a fait son fragmente 397. On trouvera une étude approfondie
du fondement de l'éthique chez les Épicuriens et les Stoïciens dans l'article de
J. Brunschwig, The cradle argument in Epicureanism and Stoicism, dans The
norms of Nature, M. Schofield and G. Striker eds, Cambridge-Paris, 1986, p. 113-
144.
7 Ibid., II, 10, 32 = Usener 398.
8 Ibid., Ill, 5, 16 = S.V.F., III, 182 : Simulatque natum sit animal . . . ipsum
sibi conciliari et commendari ad se conseruandum et ad suum statum eaque quae
conseruantia eius status diligenda. Trad Martha légèrement modifiée.
380 L'ÉTHIQUE

définit la tendance naturelle9: «tout animal s'aime lui-même et,


dès sa naissance, agit de façon à se conserver, parce que la premièr
e tendance dont l'ait doté la nature pour la protection de son exis
tence est une tendance à se conserver et à être dans les conditions
qui soient les meilleures conditions possibles conformément à la
nature». Cette similitude entre la doctrine attribuée par Antiochus
à l'Ancienne Académie et au Lycée et celle du Portique est, au
demeurant, reconnue par Pison qui avait annoncé à la fin de son
introduction qu'il suivrait «la méthode des Anciens», qui est aussi
celle des Stoïciens»10.
La simple lecture de ces textes laisserait donc penser que Car-
néade avait raison lorsqu'il affirmait que tous les philosophes
étaient d'accord pour chercher le souverain bien dans la tendance
initiale de l'être humain et qu'ils ne divergeaient que sur l'objet de
cette tendance. Une étude plus attentive montre cependant que cet
tepremière impression doit être nuancée, car le problème se pose
de savoir dans quelle mesure le De finibus reflète exactement la
pensée des fondateurs de ces écoles et non des elaborations tardi
ves.
En ce qui concerne l'épicurisme, aucun texte écrit par le Maît
re, ou attribué à lui, n'exprime l'idée d'une recherche du plaisir
aussitôt après la naissance dans les mêmes termes que le De fini
bus et il est significatif que Sextus Empiricus, dans un texte très
proche de celui que nous avons cité, précise qu'il s'agit là d'une
doctrine propre à «certains épicuriens», (τίνες των άπο της Επικού
ρου αίρέσεως), donc selon toute vraisemblance postérieure à l'œu
vred'Epicure11. On peut cependant reconstituer ce qu'était la pen-

9 Ibid., V, 8, 24 : Omne animal se ipsum diligit ac, simul ut ortum est, id agit,
ut se conseruet, quod hic ei primus ad omnetn uitam tuendam appetitus a natura
datur, se ut conseruet atque ita sit affectum, ut optime secundum naturam affec-
tum esse possit. La différence entre le vocabulaire de Pison et celui de Caton ne
semble pas avoir été relevée par les commentateurs. Elle est pourtant d'une cer
taine importance, si l'on tient compte du fait que pour le disciple d'Antiochus
les innovations stoïciennes sont uniquement terminologiques.
10 Ibid., 23 : Ergo instituto ueterum, quo etiam Stoici utuntur, hinc capiamus
exordium.
11 Sext. Emp., Adu. math., XI, 96 = Usenet 398 : αλλ' είώθασί τίνες τών άπο
τής Επικούρου αίρέσεως . . . λέγειν δτι φυσικώς και άδιδάκτως το ζώον φεύγει
μεν τήν άλγηδόνα, διώκει δέ τήν ήδονήν. Une telle affirmation pose évidemment
le problème de la source utilisée par Cicéron. Madvig dans son édition du De
finibus, p. LXII, a proposé l'Épicurien Phèdre, dont l'Arpinate parle avec symp
athie, cf. Nat. de., I, 33, 93; Phil., V, 5, 13. En revanche, pour R. Hirzel, op. cit.,
t. 2, p. 687 sq., il s'agirait de Philodème, qui aurait lui-même utilisé Zenon de
Sidon. Dans l'ouvrage qu'il a consacré à l'épicurisme cicéronien, H. Uri, Cicero
und die epikureische Philosophie, Munich, 1914, p. 31, parle d'une Épicurien
récent, mais souligne très fortement, p. 35-39, la cohérence entre le premier et
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 381

sée de celui-ci sur cette question à partir de la métaphore des


enfants «miroirs de la nature», mais aussi à partir d'un passage
extrêmement intéressant de YEpître à Ménécée12 : «nous disons que
le plaisir est le début et la fin de la vie heureuse; en effet, nous le
considérons comme le bien premier et inné en nous, c'est à partir
de lui que nous réalisons tous nos choix et tous nos rejets et c'est à
lui que nous revenons en utilisant la sensation comme un critère
pour juger tout bien». Sur le fond il n'y a pas de divergence entre
ce passage et les propos de Torquatus, mais il faut tout de même
noter une différence d'accent significative, puisque Epicure ne
s'intéresse pas à la dynamique vitale en elle-même et veut surtout
établir le critère de la vie heureuse en procédant par induction à
partir du spectacle des enfants, II est donc fort vraisemblable que
la présentation de la morale du plaisir comme un système fondé
sur l'élan premier résulte de l'application à l'épicurisme originel
d'un concept qui lui était étranger.
A en croire Pison, l'origine du concept d'oùcEÎCûoiç remonterait
à l'Ancienne Académie et au Lycée13. Cette attribution se retrouve
chez Stobée, dans YÉpitomé d'Arius Didyme, avec cependant des
différences qui ont été soulignées par M. Pohlenz, puisque dans ce
dernier texte il est question seulement des Péripatéticiens et que,
par ailleurs, le plaisir y est inclus parmi les πρώτα κατά φυσίν, ce

le second livres de De finibus et en attribue le mérite à Cicéron lui-même. Pour


M. Giusta, t. 1, p. 126 sq. la source ne peut être qu'un texte doxographique, puis
que, comme les livres III, IV et V du De finibus et comme un certain nombre
d'autres textes, parmi lesquels l'exposé par Arius Didyme de la morale péripaté
ticienne (cf. Stobée, Ed., II, 6, 7, p. 69 M.), le discours de Torquatus commence
par la doctrine de Γοΐκεΐωσις. Si ce fait est indiscutable, l'interprétation qui en
est donnée par M. Giusta n'est pas convaincante. En effet, la similitude entre
tous ces textes peut fort bien résulter d'une uniformisation de la problématique
morale, par suite précisément de la diffusion hors du stoïcisme du concept
d'oÎK8Îû)Oiç. En outre, s'il fallait vraiment accepter le postulat d'une source uni
que, celle-ci ne serait-elle pas à rechercher chez quelqu'un comme Antiochus,
qui est si constamment présent dans le De finibus, plutôt que dans un manuel
doxographique ?
12 In Diog. Laërce, X, 128-129 {Lettre à Ménécée) : και δια τούτο την ηδονή ν
αρχήν και τέλος λέγομεν είναι τοο μακαρίως ζήν · ταύτην γαρ αγαθόν πρώτο και
συγγενικον εγνωμεν, και από ταύτης καταρχόμεθα πάσης αίρέσεως και φυγής. Cf.
à propos de ce texte J. Brunschwig, op. cit., p. 116, qui écrit très subtilement :
Thus the Letter to Menoeceus confirms two things: firstly, that Epicurus felt
capable of producing an authoritative résumé of his ethics without using the cra
dle argument; secondly, that his argument does in fact leave a gap that would be
well filled by this argument.
13 Puisque les ueteres dont il est question au § 23 désignent dans la termi
nologie antiochienne aussi bien l'Ancienne Académie que le Lycée à ses débuts.
382 L'ÉTHIQUE

qui n'est pas le cas chez Cicéron 14. Mais ce qu'il importe avant tout
de déterminer, c'est si Antiochus d'Ascalon, qui défendit la thèse de
l'origine académico-péripatéticienne de Γοίκείωσις, fit œuvre de
faussaire ou d'archéologue de la philosophie, s'il a cherché à res
taurer la philosophie morale des penseurs dont il se réclamait ou
s'il leur a attribué a posteriori un concept élaboré en fait par le
stoïcisme.
De nombreux savants ont cherché dans les quelques fragments
moraux de l'Ancienne Académie ainsi que dans l'œuvre d'Aristote
et de ses successeurs la présence, ou au moins la trace de Γοίκείω-
σις. C'est ainsi qu'en 1926, H. von Arnim soutint que non seulement
ce concept mais toute la philosophie des «choses conformes à la
nature» avait été élaborée dans l'école péripatéticienne15. Il fon
dait cette opinion sur deux passages de Théophraste relatifs à
Γόικειότης, qu'il nous faudra analyser plus loin; sa thèse fut repri
se et développée par Dirlmeier qui vit en Théophraste le véritable
créateur d'une morale naturelle progressive16.
Contrairement à von Arnim, M. Pohlenz revendiqua pour le
Portique l'invention de Γοίκείωσις et nia que l'Ascalonite eût dispo
sé de preuves sérieuses pour l'attribuer à l'Ancienne Académie et
au Lycée17; cette thèse, renforcée par les arguments d'autres sa
vants18, est aujourd'hui la plus communément acceptée.
Citons enfin l'article de C. O. Brink, qui, tout en maintenant la
distinction entre Γοίκείωσις stoïcienne et Γοίκειότης péripatéticien-

14 Cf. Stobée, loc. cit. Dans le discours de Pison, l'inclusion du plaisir par
miles corporis commoda est un problème laissé provisoirement de côté sous le
prétexte que, quelle que soit la réponse qu'on y apporte, elle ne modifie pas en
profondeur le souverain bien des ueteres, cf. Fin., V, 16, 45. Sur ces textes, cf.
M. Pohlenz, Grundfragen. . ., p. 28. Β. Inwood, Ethics. . ., p. 218-223, a essayé de
montrer que le concept de πρώτον οίκείον ne serait pas originellement stoïcien,
mais aurait son origine dans la Carneadia diuisio. S'il est vrai que l'importance
de celle-ci fut considérable, le témoignage de Cicéron en Luc, 138, nous paraît
démontrer que le concept fut primitivement stoïcien et que Camèade ne le
reprit que dialectiquement.
15 H. von Arnim, Arius Didymus' Abriß der peripatetischen Ethik, dans
SAWN, 203, 3, 1926.
16 F. Dirlmeier, Die Oikeiosis-Lehre Theophrasts, Leipzig, 1937, qui va
même jusqu'à contester, p. 48, que Zenon ait jamais utilisé le concept d'oiiCEÌu)-
σις; cf. également P. Merlan, Philologische Wochenschrift, 58, 1938, p. 177-182,
recension de Dirlmeier, à qui il reproche, p. 182, de ne pas avoir accordé suff
isamment d'importance au rôle de l'Académie dans l'élaboration du concept;
O. Regenbogen, RE, sup 7, 1940, p. 1493 sq., qui n'hésite pas a affirmer, p. 1494,
que Γοίκείωσις est un Zentralbegriff de la pensée de Théophraste.
17 M. Pohlenz, dans Grundfragen. . ., p. 1-47.
18 A. M. Lueder, Die philosophische Persönlichkeit. . ., p. 26, n. 15. P. Mor
aux, Der Aristotelismus bei den Griechen, Berlin-New York, 1973, p. 314-344,
qui insiste beaucoup sur le caractère de choix subjectif inhérent à Γοίκείωσις.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 383

ne, admit une certaine confusion entre les deux concepts chez Cicé-
ron, Arius Didyme ou les Stoïciens tardifs19.
Ce qui fait la difficulté de cette question, c'est que l'on trouve
chez différents philosophes antérieurs aux Stoïciens des éléments
qui sont comme des indices annonciateurs de la théorie de
Γοικειωσις et qui n'ont cependant pas la cohérence systématique
de celle-ci. Or, même si ces rapprochements sont intéressants, il ne
faut pas oublier que Γοικειωσις n'est pas un concept isolé, mais
bien une philosophie complexe de l'homme dans sa relation avec la
nature, qu'on ne peut réduire à quelques intuitions éparses, même
si celles-ci ont contribué à sa formation.
C'est ainsi que le Papyrus de Berlin, ce document si passion
nant pour la connaissance du moyen-platonisme, présente Socrate
comme l'inventeur de Γοικειωσις 20. Or, quand on se reporte à
l'œuvre de celui-ci, qu'y trouve-t-on? Certes, dans le Charmide,
Socrate, paraphrasant l'exposé de Critias, identifie Γοίκεΐον et le
καλόν et, dans la République, il affirme que l'enfant qui aura reçu
une éducation musicale saura accueillir avec enthousiasme la rai
δι'
son οικειότητα, mais il n'y a évidemment rien dans tout cela qui
constitue une réflexion comparable à celle que l'on trouve dans le
stoïcisme sur la relation de l'être vivant à lui-même dès la naissanc
e21. On pourrait faire la même remarque pour Aristote, dont plu
sieurs passages révèlent une grande attention à l'enfance et aux
données naturelles immédiates, sans que cela se soit véritablement
cristallisé en une doctrine systématique semblable à celle de
Γοικειωσις22.

19 C. O. Brink, οίκειότης and οίκείωσις. Theophrastus and Zeno on Nature


in moral theory, dans Phronesis, 1, 1956, p. 123-145, qui conteste, p. 141, que
Γοικειωσις soit, comme le soutient Pohlenz, un concept fondamental du stoïcis
me. Il souligne également, p. 138, l'influence de Γοίκειότης de Théophraste sur
Panétius. Il conviendrait également de citer R. Philippson, Das «Erste Naturge-
mässe». . ., p. 454, qui défend l'hypothèse d'un apport conceptuel des Cyrénaï-
ques; M. Giusta, t. 1, p. 286, qui établit une relation entre Γοικειωσις et la pen
sée sophistique, ce qui était au fond la thèse de Camèade, mais qui ignore l'or
iginalité profonde du concept stoïcien, à savoir cette idée de bienveillance à
l'égard de soi-même et d'autrui.
20 Com. in The., 7, 20-25.
21 Platon, Charmide, 163 c-d; Rép., III, 402 e. Dirlmeier cite aussi, p. 50, le
livre IV des Lois, 710 a, où Platon parle d'une forme de tempérance qui se déve
loppe spontanément chez les enfants. On trouvera d'intéressantes remarques
sur le sens d'oireioCv chez Platon dans H. Görgemanns, Oikeiôsis in Arius Didy-
mus, dans On Stoic and Peripatetic ethics, (p. 165-189), p. 184.
22 Sur les éléments d'une approche biologique de l'éthique chez Aristote,
cf. F. Dirlmeier, op. cit., p. 50 sq.; M. Giusta, 1. 1, p. 94; S. G. Pembroke, op. cit.,
p. 120 et 133. Les textes cités sont: Eth. Nie, III, 1111 a 27; VII, 1144b 5-10;
1252 b 20; 1153 a 27-31; Pol., VII, 1337 a 1.
384 L'ÉTHIQUE

Restent l'Ancienne Académie et Théophraste. Pour la premièr


e, si nous laissons de côté les textes cicéroniens inspirés par Antio-
chus et qui, de ce fait même, sont sujets à caution, il faut reconnaît
re que sa philosophie morale nous est très mal connue, et cela est
d'autant plus regrettable que Polémon a vraisemblablement exercé
sur son disciple Zenon une influence d'une grande importance.
Malheureusement, si nous savons par plusieurs témoignages que
les scholarques de l'Ancienne Académie s'étaient intéressés à la vie
selon la nature, et que Speusippe avait même défini le bonheur
comme «une disposition parfaite de l'âme dans les choses qui sont
selon la nature», on doit se demander, comme l'a fort justement
fait G. Striker, s'il sont allés au-delà d'une interrogation sur ce que
pouvait être pour l'homme une vie naturelle 23.
Quant aux textes de Théophraste cités par les partisans de
l'origine péripatéticienne, ils permettent, en fait, de poser le pro
blème de la relation entre Γοΐκειότης et Γοίκείωσις.
Il s'agit de deux passages du Περί ευσέβειας qui nous ont été
conservés par Porphyre et qui sont d'un intérêt philosophique
indiscutable, même si, selon nous, ils ne peuvent être invoqués que
pour suggérer l'arrière-plan sur lequel s'est détaché le concept
ά'οΐκείωσις24.
Le premier de ces textes est bien délimité et d'interprétation
assez simple25. Porphyre cite Théophraste qui, prônant le régime
végétarien, reconnaissait cependant à l'homme le droit de tuer les
animaux malfaisants et s'appuyait pour cela sur une comparaison

23 G. Striker, The role of OIKEIOSIS in stoic ethics, dans OSAPh, I, 1983,


(p. 145-167), p. 148 : // Polemo and others wrote booL· about the «natural life
(kata phusin bios), this does not indicate that they recommended a natural as
opposed to unnatural life, but that they adressed the question as to which life
would be natural for man. Nous devons à Clément d'Alexandrie les quelques
renseignements précis dont nous disposons sur l'éthique de l'Ancienne Acadé
mie,cf. Strom., II, 22, 133 = Isnardi Parente, Speus. frg., 101, pour le τέλος de
Speusippe : τήν εύδαιμονίαν φησίν εξιν είναι τελείαν έν τοις κατά φύσιν έχουσιν
ή εξιν αγαθών; ibid., VII, 6, 32, à propos des livres que Polémon avait écrits περί
τοϋ κατά φύσιν βίου. R. Philippson, op. cit., p. 446, avait déjà remarqué que ces
témoignages font état de κατά φύσιν et non de πρώτα κατά φύσιν, ce qui confir
me que le concept d 'οικείωσις n'avait pas cours dans l'Ancienne Académie. Plu-
tarque, Comm. not., 23, 1069 e, dit que la nature était le point de départ de
Xénocrate et de Polémon et ce témoignage a été accepté comme authentique
par M. Isnardi Parente qui en a fait le n. 233 de ses fragments de Xénocrate.
Cependant, le contexte très polémique, avec notamment le déni de toute origi
nalité à Zenon, rappelle trop les arguments de Camèade et d'Antiochus d'Asca-
lon pour qu'une telle affirmation soit acceptée sans réserve.
24 C'est dans cet esprit qu'ils ont été interprétés par C. 0. Brink, op. cit.,
p. 123-127 et par P. Moraux, op. cit., p. 341.
25 Porphyre, De abst., II, 20-32.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 385

avec les sociétés humaines : bien qu'il existe, disait-il, une parenté
entre les hommes (οίκειότητος ούσης ήμΐν προς τους ανθρώπους) il
est cependant inévitable de punir ceux qui nuisent à leurs semblab
les. Théophraste affirmait donc l'existence d'un lien naturel unis
sant les hommes, mais, à en juger en tout cas par cette citation, il
n'en précisait pas l'origine. Dans le stoïcisme, au contraire, l'ins
tinct social est défini comme l'extension aux autres de l'amour que
l'être humain se porte à lui-même.
Le deuxième, dans lequel il est plus difficile d'établir exacte
mentla partie theophrastienne, complète admirablement le précé
dentpuisqu'il contient l'idée que tous les hommes, grecs ou barbar
es,sont parents, et que ce lien s'étend au monde animal26.
Ι^'οίκειότης de Théophraste était donc l'affirmation de l'unité du
vivant et l'assimilation de celui-ci à une grande famille. Or, il y a
une très grande différence entre la prise de conscience de cette
communauté et l'effort par lequel l'homme cherche d'abord à
assurer la permanence de sa constitution puis s'affirme en tant
qu'être social. Comme cela a été très justement souligné par H. C.
Baldry, Γοίκειότης de Théophraste est l'extension du concept de
φιλία à tout le règne animal, beaucoup plus que l'invention d'une
notion originale27. Par ailleurs, la relation entre l'égoïsme et l'a
ltruisme n'a pas dans la doctrine stoïcienne la même généreuse simp
licité que dans la pensée du Péripatéticien. Plutarque se moque de
Chrysippe qui, prétend-t-il, répétait ad nauseam que dès le moment

26 Ibid., Ill, 25, 1-3, l'attribution à Théophraste du §26 étant contestée,


notamment par Brink, op. cit., p. 127.
27 H. C. Baldry, The idea of the unity of mankind, Ent. Fond. Hardt, 8, 1961,
(p. 169-195), p. 184. Le problème de la relation entre οΐκεΐωσις personnelle et
sociale a fait l'objet d'un intéressant débat entre H. Görgemanns, op. cit., et
B. Inwood, Comments on Prof. Görgemann's paper, ibid., p. 190-201. Pour Görge
manns, p. 183, it is not very probable that outward-directed oikeiösis is a later
addition to their system; it is rather the prototype, which served as a model for
self-oikeiösis and only occasionnally faded into the background. Pour B. Inwood,
au contraire, Γοίκείωσις relative à autrui est une greffe tardive sur la théorie de
Γοίκείωσις personnelle. Il nous semble que Görgemanns a raison du point de
vue de la sémantique, mais qu'il sous-estime le saut qualitatif qu'impliquait le
fait d'orienter vers le sujet lui-même un concept qui exprimait les relations avec
autrui. L'interprétation d'Inwood est rendue fragile selon nous par la présence
dans le livre III du De finibus (16 sq., 62 sq.) des deux formes α'οίκείωσις. D'une
part, rien ne prouve qu'il s'agisse là d'un middle account of personal oikeiösis
(p. 195), et non de la théorie chrysippéenne elle-même. D'autre part, le lien
entre les deux formes est moins faible dans ce texte que ne le pense Inwood.
ί'οΐκείωσις sociale ne peut avoir comme origine que l'amour des parents pour
les enfants, puisque la relation des enfants aux parents est, elle, déterminée par
le désir de survie; mais le témoignage de Plutarque, Sto. Rep., 12, 1038 b =
S.V.F., III, 179, montre que déjà chez l'enfant existe à l'état de virtualité l'amour
pour la descendance qu'il pourra avoir, et donc le fondement du lien social.
386 L'ÉTHIQUE

de la naissance l'homme aime sa progéniture28, mais, par delà


l'ironie de l'Académicien, il est certain que le stoïcisme semble
avoir eu quelque mal à faire admettre le passage de la tendance
naturelle égoïste - par laquelle les Sophistes avaient expliqué l'état
de conflit permanent avant le pacte fondateur de la loi - à l'ins
tinct social. Nous aurons l'occasion de revenir plus loin sur ce
sujet29.
Tout laisse donc penser que le concept d'oÎKEÎoooiç fut une
création du Portique et Pembroke n'a pas eu tort, selon nous, d'af
firmer, parodiant le mot célèbre de Camèade à propos de Chrysip-
pe, que sans Γοίκείωσις il n'y aurait pas eu de stoïcisme30. Mais il
est vrai aussi que cette invention ne s'est pas faite ex nihilo et
qu'elle apparaît comme la forme la plus achevée d'une volonté de
fonder la morale sur la nature, qui était présente dans l'Ancienne
Académie, le Lycée ou le Jardin. A cet égard les Académiciens
étaient en droit de souligner la dette de Zenon à l'égard de Polé-
mon, même s'ils faisaient preuve de mauvaise foi en niant à celui-
ci toute originalité créatrice31. Par ailleurs, après que Camèade eut
réduit Γοίκείωσις à une structure qu'il prétendait retrouver dans
tous les systèmes moraux, toutes les réflexions téléologiques furent
construites sur ce modèle, non seulement chez les doxographes,
mais aussi chez les philosophes eux-mêmes. D'où un certain appau
vrissement par rapport aux textes fondateurs de chaque doctrine et
l'impression pour le lecteur actuel que le stoïcisme avait imposé sa
langue à la philosophie.
A cette extension considérable du concept d'oùceicooiç à l'inté
rieur de la pensée philosophique, il faut ajouter les nuances nouv
elles que lui apporta sa traduction par Cicéron. Sur cette dernièr
e, beaucoup de remarques intéressantes ont été faites qui mont
rent les difficultés que rencontra l'Arpinate pour rendre avec pré
cision une notion aussi complexe et les inévitables limites d'une tel
le tentative32. Celle-ci eût été moins malaisée s'il s'était contenté
d'une traduction «calque», c'est-à-dire s'il avait formé un néologis
me à partir des adjectifs domesticus ou proprius. Pourquoi n'a-t-il

28 Plutarque, loc. cit.


29 Cf. infra, p. 501 sq.
30 S. G. Pembroke, op. cit., p. 114-115.
31 Cf. infra, p. 392. .
32 Sur la traduction par Cicéron ά'οίκείωσις, cf. l'étude de H. J. Härtung,
op. cit., p. 137-148, et tout particulièrement p. 142-148. Ce savant montre, en se
fondant sur la dissertation de R. Fischer, De usu uocabulorum apud Ciceronem
et Senecam Graecae philosophiae interprètes, Fribourg, 1914, comment l'Arpinat
e a varié sa traduction, employant selon les textes tantôt conciliatio, tantôt
commendatio, tantôt l'un et l'autre.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 387

pas adopté cette méthode qui lui avait si bien réussi dans le Lucul-
lus? Il est hasardeux de conjecturer sur ce point, mais il n'est pas
indifférent qu'il ait substitué à la métaphore de la maison, dont les
utilisateurs du terme grec n'avaient vraisemblablement plus cons
cience, celle, beaucoup plus forte, parce que neuve, de la concilia
no et de la commendano11. Son choix a été certainement détermin
é, dans le premier cas, par la terminologie rhétorique - le bon
orateur est celui qui sait se concilier son public -, dans le second,
par la métaphore de la lettre de recommandation que l'on trouve
dans l'exposé de Caton34. Il n'en reste pas moins vrai qu'il a ainsi
utilisé, pour désigner une tendance naturelle commune selon les
Stoïciens à tous les êtres vivants, des mots appartenant au vocabul
aire des relations humaines et surtout exprimant un type de rela
tions très répandu à Rome. Alors que Γοίκείωσις stoïcienne crée la
société humaine par cercles concentriques à partir de la tendance
naturelle, le langage cicéronien procède de manière exactement
inverse, il humanise ou, plus exactement, il romanise la nature.
Sans doute ne faut-il pas exagérer l'importance d'une métaphore,
mais nous ne croyons pas forcer le sens de celle-ci en établissant à
partir d'elle que, même lorsque Cicéron traite des problèmes philo
sophiques les plus généraux, Rome est présente à son esprit et
marque sa vision du monde.

Le problème téléologique dans le De finibus

De Camèade au De finibus

En novembre 50, Cicéron écrit à Atticus une lettre dans laquell


e, entre autres propos, il félicite son ami de l'affection qu'il porte
à sa toute jeune fille, se réjouissant de le voir admettre qu'il existe
un mouvement naturel qui pousse les parents à chérir leurs en
fants35. C'est l'occasion pour lui de défendre l'existence d'un lien
social naturel contre les Épicuriens, à qui il reproche leur égoïsme

33 Sur le sens rhétorique de conciliare, cf. A. Michel, Rhétorique et philoso


phie. . ., p. 155 sq. La métaphore de la lettre de recommandation se trouve dans
Fin., III, 7, 23.
34 Sur la commendatio comme forme d'officiwn, cf. J. Hellegouarc'h, Le
vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, Paris,
1963, p. 157-158.
35 Cicéron, Att., VII, 2, 4 : Fittola tua te delectari laetor et probari tibi
φυσικήν esse τήν προς τα τέκνα.
388 L'ÉTHIQUE

hédoniste, mais aussi, et de manière plus nuancée, contre Camèad


e, dont il suggère qu'il eût été cyniquement satisfait de voir dispa
raître la uitae societas 36. Cette image du plus illustre scholarque de
la Nouvelle Académie s'explique fort bien par le fait que Cicéron
dans ses deux œuvres de philosophie politique avait été quelque
peu gêné par ce philosophe dont la démarche trop critique contrar
iait alors son projet de restaurer les fondements de l'Etat 37. Elle
ne correspond guère à ce que nous savons de cet homme qui fut
passionné d'éthique et dont la réflexion, de l'aveu même de Cicé
ron, eut pour finalité non pas de ruiner les valeurs morales, mais
de contester la manière dont les philosophes des autres écoles
avaient voulu justifier celles-ci 38. En ce qui concerne la relation de
Γοίκείωσις et de la teleologie, la méthode du scholarque fut dou
ble:
- par la Carneadia diuisio, il entendait affirmer que tous les
moralistes identifiaient le souverain bien à l'objet de la tendance
naturelle. Or une telle généralisation négligeait, sans doute volon
tairement, un élément essentiel, le rapport exact que ces philoso
phes établissaient entre l'homme et la nature. En effet, alors que
les Péripatéticiens assignaient pour fin à la vie morale de mener à
sa perfection la nature de l'homme, les Stoïciens, eux, considé
raientla sagesse comme le retour, dans l'ordre de la raison, à
l'harmonie entre l'être vivant et l'univers, fondement de Γοίκείω-
σις39. Quant aux Épicuriens, qui avaient une conception atéléologi-
que de la nature, ils ne prétendaient ni achever l'œuvre de celle-ci,
ni accéder à l'adhésion consciente à un quelconque destin, mais
parvenir à une joie pure qui ne serait pas dans son principe diffé
rente du plaisir naturellement ressenti comme un bien par tous les
êtres vivants40. Pourquoi Camèade a-t-il fait fi du caractère propre
à chaque doctrine? Parce que celui-ci lui importait moins que cette
référence à la nature, omniprésente dans les morales hellénistiques

36 Ibid: «Bene eueniat», inquit Carneades spurce, sed tarnen prudentius


quant Lucius noster et Patron.
37 Cf. supra, p. 116 et infra, p. 520-521.
38 Cf. supra, p. 115.
39 Sur cette différence, cf. V. Goldschmidt, op. cit., p. 146-151. Goldschmidt
souligne avec raison que la métaphore technique ne peut être appliquée sans
nuance à l'action morale telle que la conçoivent Platon et Aristote, dans la
mesure où «les matériaux qu'informe la démiurgie morale ne sont pas exté
rieurs à cette activité: ils sont constitués par notre âme même» (p. 147); elle
permet cependant de différencier les Stoïciens de Platon et d'Aristote, parce
que c'est seulement chez Zenon et chez ses disciples que «la conduite du sage
ne cesse d'exprimer sa propre perfection, au lieu de prendre modèle sur quel
quefin transcendante».
40 Cf. J. M. Rist, Epicurus : an introduction, Cambridge, 1972, p. 100 sq.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 389

et que précisément il entendait mettre en cause. En prétendant que


toutes ces philosophies étaient construites sur un modèle unique
dont les différentes doctrines ne seraient que les variantes, il enten
daitposer aux Stoïciens d'abord, mais aussi aux autres philosophes
qui avaient pris comme point de départ de leur réflexion le com
portement de l'enfant ou de l'animal, la grande question qui lui
tenait à cœur, celle de la possibilité de fonder l'éthique sur la natu
re;
- en défendant lui-même des formules du τέλος qui avaient
une valeur essentiellement polémique, il amenait ses adversaires à
s'interroger eux-mêmes sur leur conception du souverain bien. En
effet, s'il est exact que, comme l'a affirmé J. Croissant, «donner du
Bien moral un critérium objectif fixe, c'eût été pour Camèade dog
matiser à son tour et contredire sa thèse fondamentale que l'hom
me ne peut atteindre à une certitude objective»41, on constate
néanmoins qu'il formula à propos du souverain bien des thèses
qui, en tout cas dans un premier temps, visaient moins à établir la
plus probable des solutions qu'à embarrasser ses adversaires dog
matiques. Cicéron, qui au demeurant ne prise guère cette opinion,
répète plusieurs fois que Camèade avait placé le bien suprême
dans la jouissance des prima bona naturae et il précise dans les
Tusculanes qu'il s'agissait là d'un défi aux Stoïciens {contra Stoicos
disserebat)42. Le scholarque pratiquait donc en éthique la même
méthode qu'en logique, il feignait d'adopter un concept stoïcien, en
l'occurrence celui de πρώτα κατά φυσίν, avec le dessein de prouver
que les philosophes du Portique ne s'étaient pas montrés assez
rigoureux dans l'utilisation de celui-ci et qu'ils avaient enfreint
leurs propres règles43. En identifiant le τέλος aux premiers objets
de la tendance naturelle, il exigeait des Stoïciens qu'ils assumassent
les conséquences de leur théorie de Γοίκείωσις et il dénonçait com
me une imposture le passage dans ce système de la recherche
spontanée par l'être vivant des choses permettant la survie à la
sagesse, l'accord avec la raison universelle. Ce que Camèade voul
ait donc affirmer à travers cette dialectique, c'est son indignation
devant une doctrine qui prétendait réconcilier l'instinct et les for
mes les plus hautes de la rationalité, le singulier et l'universel, au
nom de la perfection de la nature, et sans même admettre qu'il pût

41 J. Croissant, La morale de Camèade. . ., p. 569.


42 Cicéron, Tusc, V, 30, 84; on trouve des formulations équivalentes dans
Luc, 42, 131 et Fin., V, 7, 20. En revanche, dans Fin., IV, 18, 49, ce τέλος est
formulé sans commentaire restrictif.
43 Dans la mesure où les Stoïciens n'incluaient pas les πρώτα κατά φύσιν
dans le souverain bien.
390 L'ÉTHIQUE

y avoir problème. A des gens qui, avant Montaigne, exaltaient les


bienfaits du «grand et tout puissant donneur», l'Académicien ob
jectait qu'il était bien inconséquent d'exclure du souverain bien des
dons aussi précieux que les «choses premières selon la nature», et,
pour dévoiler aux Stoïciens leurs contradictions, il se faisait, en
quelque sorte, plus stoïcien qu'eux. On a plus de mal à comprendre
pourquoi il prenait également la défense de Calliphon, ce dissident
de l'épicurisme qui avait cherché à allier le plaisir et Yhonestas**.
S'agissait-il pour lui de se montrer encore plus provocateur, puis
que le plaisir ne figurait même pas aux yeux des Stoïciens parmi
les prima naturae? Cela n'est pas invraisemblable, encore qu'il y ait
une autre explication possible. Nous savons, en effet, par Clément
d'Alexandrie que les partisans de Calliphon affirmaient que la ver
tua comme origine le plaisir, mais que par la suite elle finit par
avoir une valeur propre45. En plaidant pour cette thèse avec tant
de conviction qu'il paraissait la faire sienne, Camèade s'en prenait
probablement à la fois aux Epicuriens et aux Stoïciens : il suggérait
aux premiers que le plaisir ne peut suffire à expliquer la sagesse et
aux seconds que, même si l'homme accède à la conscience morale
à partir d'un principe naturel, il n'y a pas transformation de l'un
en l'autre, mais permanence de deux ordres, celui de la nature et
celui de la vertu. D'un tel point de vue, la sublimation des instincts
en sagesse n'abolit pas l'égoïsme originel, mais coexiste avec lui.
Peu importe, pour l'instant, de savoir si Camèade, à force de rap
peler les dogmatiques à ce qu'il croyait être une rigueur doctrinale
plus grande, avait fini par se prendre à son propre piège et par
forger lui-même une conception de la nature proche de celle des

44 Nous savons fort peu de chose sur ce philosophe, cf. Kalliphon 3, RE,
10, 1919, p. 1656, art. de von Arnim. Il est mentionné chez Cicéron en Luc, 42,
131; Fin., II, 6, 19 et 11, 34; Fin., IV, 18, 49; Fin., V, 8, 21 et 25, 73; Tusc, 30, 85
et 31, 87; Off., Ill, 33, 119. Le fait que Cicéron différencie nettement Calliphon
des Péripatéticiens, cf. Luc, toc cit., prouve que ce philosophe n'appartenait
pas à la mouvance aristotélicienne. On peut déduire son appartenance à la
sphère épicurienne de ce qu'il professait que la vertu a son origine dans le plai
sir, cf. Clément Al., Strom., II, 21, 128.
45 Clém. Al., toc cit. : κατά δέ τους περί Καλλιφώντα ένεκα μέν της ηδονής
παρεισήλθεν ή αρετή, χρόνφ δέ ύστερον το περί αυτήν κάλλος κατιδοΰσα ίσότι-
μον έαυτήν τη άρχη . . . παρέσχεν. Μ. Giusta, t. 1, ρ. 257, a rapproché ce texte de
Fin., V, 25, 73, où Pison s'en prend, en des termes il est vrai assez proches à des
uoluptarii. L'identification est contredite par le fait que Calliphon a déjà été cité
au § 73. Les gens visés par Pison sont donc d'autres Épicuriens, probablement,
comme l'a suggéré J. Martha, ad loc, ceux qui étaient mentionnés en I, 20, 69, à
propos d'une théorie quelque peu hétérodoxe de l'amitié.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FiNIBUS 391

Sophistes, ou comme l'a suggéré J. Croissant, de celle de Hobbes46.


L'essentiel est qu'à une époque où il était impensable de dissocier
la finalité de l'action de la référence à la φύσις, il ait, par la
vigueur de sa dialectique, sinon conduit à un autre type de ré
flexion, du moins amené les dogmatiques à s'interroger eux-mêmes
sur le contenu de ce concept et par là-même, implicitement, sur le
bien-fondé de leur démarche.
Quels sont liens du De finibus avec la pensée de Camèade ? Cet
tequestion ne va pas de soi, étant donné que la majorité des
savants s'accorde à reconnaître comme source aux livres II, IV, et
V, Antiochus d'Ascalon, donc un philosophe qui s'était éloigné de
la Nouvelle Académie, et que, par ailleurs, la formule du τέλος pro
posée par Camèade est rejetée et condamnée sans ménagement47.
Mais, outre que nous ne savons pas à quel moment précis l'Ascalo-
nite fit sécession, ni si l'œuvre dont Cicéron se serait servi apparten
ait encore à la première période ou déjà à la seconde, il est clair
qu'un homme rompu à la dialectique de l'école carnéadienne ne
pouvait totalement se défaire des méthodes qui avaient longtemps
été les siennes. Ce phénomène de rémanence est aisément percepti
ble dans la philosophie d'Énésidème, lui aussi ancien Académicien,
et le fait qu 'Antiochus aimait à utiliser la Carneadia divisto, alors
même qu'il affirmait sa préférence pour ce qu'il croyait être la phi
losophie de l'Ancienne Académie et du Lycée, nous laisse penser
qu'il en fut de même pour lui.
Le De finibus paraît se situer dans la continuité du combat que
mena Camèade, en ceci qu'il est tout entier une méditation sur les
rapports entre la nature et la vertu, problème auquel il n'apporte
aucune réponse définitive, puisque le τέλος stoïcien, condamné au
livre IV, est réhabilité dans la dernière partir du livre V, à partir
d'un point de vue différent, tandis qu'à l'inverse la morale des «Anc
iens», qui avait jusqu'alors servi de critère, se voit adresser de
sévères critiques48. Mais, parallèlement à cette permanence de la
suspension du jugement, nous trouvons des éléments étrangers à la
dialectique carnéadienne, ou, tout au moins, à ce que nous connais
sons de celle-ci, et, en premier lieu, la manière dont est traitée

46 J. Croissant, op. cit., p. 561. Il est à signaler que pour J. Croissant, ibid.,
p. 560, Camèade considérait vraiment la thèse de Calliphon comme la plus pro
bable.
47 Sur ces problèmes de sources, cf. supra, p. 353, n. 59. Sur le rejet du
τέλος de Camèade, cf. Fin., II, 12, 38 : Reicietur etiam Carneades, nec ulla de
summo bono ratio aut uoluptatis non dolendiue particeps aut honestatis expers
probabitur.
48 Cicéron, Fin., V, 28, 83-85.
392 L'ÉTHIQUE

l'éthique des antiqui49. Nous devons donc préciser en quoi consist


ait l'originalité d'Antiochus sur ce point.
L'idée d'exalter la philosophie de l'Ancienne Académie ou du
Lycée pour en déduire que les Stoïciens n'avaient fait que plagier
leurs prédécesseurs ne fut nullement, quoi qu'on en ait dit, une
invention de l'Ascalonite. D'après Diogene Laèrce, qui cite Hippob
ote,c'est Polémon lui-même qui le premier accusa son disciple
Zenon de plagiat, lui reprochant de s'être introduit chez lui subrep
ticement et de lui avoir volé sa doctrine pour la travestir «à la
manière phénicienne », allusion sans doute aux rapts d'enfants dont
les compatriotes du Stoïcien étaient soupçonnés50. En effet, si l'a
ccusation de λογοκλοπεία semble avoir été fréquente parmi les phi
losophes de l'Antiquité, elle était d'autant plus facile dans le cas de
Zenon que les Phéniciens avaient une réputation déplorable, Ho
mère les ayant déjà qualifiés de «savants en tromperies»51. La
Nouvelle Académie ne se priva pas de reprendre ce même grief,
qui devint ainsi un véritable topos de sa polémique antistoïcienne.
Cicéron ne dit-il pas dans le Lucullus, sous une forme conjecturale
il est vrai, qu'Arcésilas accusait Zenon de n'avoir rien découvert de
nouveau et de s'être contenté d'une immutatio uerborum52! Ail
leurs, dans le livre III du De finibus, Caton parle avec beaucoup
plus de précision de ce que fut l'attitude de Camèade sur ce
sujet53: «Ton Camèade, avec sa remarquable expérience de la dia
lectique et sa rare éloquence ... ne cessa de batailler pour cette
idée que ce n'est pas sur le fond des choses qu'il y a désaccord
entre les Stoïciens et le Péripatéticiens, mais sur la terminologie».
Le fait qu'il soit fait mention dans cette phrase des philosophes du
Lycée montre que ce scholarque avait déjà défendu la thèse, qui
sera celle d'Antiochus, de l'absence d'originalité des Stoïciens sur

49 Rappelons qu'aucun témoignage ne permet de faire remonter à Camèad


e la théorie antiochienne des antiqui.
50 Diog. Laërce, VII, 25.
51 Homère, Od., XIV, 288. Sur l'accusation de plagiat dans l'Antiquité, cf.
l'article Plagiat de la RE, 20, 1950, p. 1956-98. Sur le problème général des
invectives entre philosophes, cf. l'article de G.E.L. Owen, Philosophical invecti
ve, dans OSAPh, 1, 1983, p. 1-25.
52 Cicéron, Luc, 6, 16 : Nihilne est igitur actum quod inuestigata sunt, pos-
tea quant Arcesilas Zenoni, ut putatur, obtrectans nihil noui reperienti, sed emend
anti superiores immutatione uerborum. . . Le putatur s'explique sans doute par
le fait que c'est Lucullus qui parle et qu'il ne prend pas à son compte cette
interprétation de l'entreprise de Zenon. Sur le quod, cf. la note de Reid ad loc.
53 Cicéron, Fin., III, 12, 41 : Carneades tuus egregia quadam exercitatione in
dialecticis summaque eloquentia rem in summum discrimen adduxit, propterea
quod pugnare non destitit in omni hac quaestione, quae de bonis et malis appelle-
tur, non esse rerum Stoicis cum Peripateticis controuersiam, sed nominum.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 393

la question du souverain bien et cela est confirmé par le livre V des


Tusculanes, où il est présenté comme un arbitre qui, ayant à tran
cher entre les uns et les autres, décide au vu de cette convergence
profonde qu'il n'y a pas lieu de poursuivre54.
En quoi donc y a-t-il innovation dans le De finibus par rapport
à Camèade, si, contrairement à ce qui a été souvent affirmé, les
thèmes essentiels des discours cicéroniens ne sont pas des créa
tions d'Antiochus d'Ascalon, mais des idées chères à la Nouvelle
Académie? La doxographie nous le suggérait déjà, c'est le concept
d'honestas qui fait la singularité philosophique de ce traité. En
effet, s'il est vrai que Camèade avait affirmé l'identité sur le fond
des morales péripatéticienne et stoïcienne, il ne s'était identifié ni à
l'une ni à l'autre étant donné que, des deux fins qu'il avait défen
dues, l'une était expers honestatis et l'autre incluait certes la beauté
morale, mais de manière polémique, puisqu'elle l'associait au plais
ir. Au contraire, dans le De finibus, la réfutatio de l'épicurisme, la
critique, puis la défense du stoïcisme et de l'éthique des «Anciens»
ont ceci de commun qu'elles comportent toutes une exaltation de
Yhonestas. En affirmant tout au long de ses discours, et sous des
formes différentes, la primauté de la raison, Cicéron fait donc un
progrès considérable par rapport au Lucullus, où la supériorité de
Yhonestas sur le plaisir était encore perçue émotivement. Faut-il
pour autant considérer que, dans le De finibus, l'Arpinate finit par
renoncer à la critique, qu'il dogmatise et qu'il se sépare donc de
facto de la Nouvelle Académie? Non, car s'il est vrai qu'à la lecture
du traité on doit conclure qu'il ne peut y avoir de souverain bien
digne de l'homme sans honestas, il reste encore à déterminer si cel
le-ci peut constituer à elle toute seule le τέλος55 : «ou bien la raison
décidera : il n'y a d'autre bien que le bien moral et d'autre mal que
le mal moral ... ou bien elle donnera la préférence à l'autre théor
ie,celle qui se montre toute parée de moralité et en outre enrichie
des premières inclinations naturelles elles-mêmes, ainsi que de ce
qui donne son achèvement à l'ensemble de la vie». L'incertitude
sur la définition du souverain bien a été considérablement réduite,
mais non totalement supprimée : il subsiste toujours une interrogat
ion, qui montre que Cicéron, s'il a progressé dans la vraisemblanc
e, n'a pas pour autant renoncé au doute.

54 Cicéron, Tusc, V, 41, 120.


55 Ibid., II, 12, 38 : Aut enim statuet nihil esse bonum nisi honestum . . . aut
anteponet earn, quant cum honestate ornatissimam, turn etiam ipsi initiis naturae
et totius perfectione uitae locupletatam uidebit. Bien que ce passage se trouve
dans la critique de l'épicurisme et non à la fin de l'œuvre, il exprime parfait
ement le problème qui subsiste une fois que tous les interlocuteurs se sont expri
méset qui ne trouvera sa solution que dans les Tusculanes.
394 L'ÉTHIQUE

Ainsi donc, la pensée d'Antiochus (elle-même en grande partie


issue de la philosophie carnéadienne), qui permet à Cicéron de cri
tiquer l'épicurisme et le stoïcisme et qui se trouve dogmatiquement
exposée dans la discours de Pison, est à son tour remise en cause à
la fin du dernier livre, lorsque la thèse, jusque là admise, d'un
accord sur le fond entre les Stoïciens et les «Anciens» apparaît
sujette à contestation. L'assentiment donné à l'Ascalonite pouvait
sembler définitif, mais il se révèle n'être qu'un moment de la
recherche. La richesse de cette œuvre vient donc du mouvement
général d'une pensée volontairement ambiguë, en ce sens que, tout
en progressant dans la recherche, elle veille à ce que subsiste tou
jours un débat contradictoire. Pour en mettre en évidence les diffé
rents aspects nous étudierons successivement la critique des teleo
logies dogmatiques, puis le problème beaucoup plus vaste de l'a
nthropologie qui nous paraît être véritablement au centre du traité.

La critique de la teleologie épicurienne

Si, dans sa vie, Cicéron fut partagé entre deux sentiments à


l'égard de l'épicurisme - d'une part, la répulsion pour une doctrine
qu'il percevait comme négatrice des valeurs du mos maiorum et,
d'autre part, une insatiable curiosité intellectuelle qui le poussait à
connaître cela même qu'il n'admettait pas - dans son œuvre philo
sophique, la réflexion vient le plus souvent confirmer le rejet cultu
rel car l'Arpinate se réclame d'une école qui combattit férocement
l'épicurisme dès la naissance de celui-ci56. Cette coïncidence en lui
du Romain et du philosophe est particulièrement frappante dans
sa critique de τέλος épicurien, puisque celle-ci a pour base une
réflexion sur la notion de plaisir, dans laquelle le platonisme vient
étayer la conscience immédiate du sens des mots qui est invoquée
contre la doctrine du Jardin. En effet, le problème téléologique
apparaît comme le corollaire d'un problème plus essentiel encore,
qui est celui de la définition.
Pour l'Épicurien Torquatus il n'est guère besoin de longs dis
cours pour savoir ce qu'est le plaisir ni pour comprendre que
celui-ci est le bien suprême. Citant Epicure, il affirme que «cela se
sent, comme on sent que le feu est chaud, la neige est blanche, le
miel est doux, toutes impressions qu'il n'est pas nécessaire d'ap
puyer de raisonnements compliqués»57. S'il admet faire partie des
Épicuriens qui considèrent qu'il faut répondre aux attaques diri-

56 Cf. sur ce point l'œuvre maîtresse d'E. Bignone, L'Aristotele perduto e la


formazione filosofica di Epicuro, Florence, 1936, t. 1, p. 273-359.
57 Cicéron, op. cit., I, 9, 30.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 395

gées contre le Jardin et qui, pour cela, veulent donner une présen
tationargumentée de la doctrine, il ne se range pas du côté de ceux
qui, à l'intérieur même de son école, estiment que la sensation ne
suffit pas à juger du bien et du mal et qu'il faut recourir à la rai
son et aux prénotions : son effort est de nature pédagogique, il
n'implique nullement une mutation sur le fond 58. Torquatus reste
donc, en fait, fidèle à cette idée si chère à Epicure que la dialecti
que est inutile et que la philosophie se doit de retrouver à travers
les mots ordinaires l'évidence sensorielle 59. Lorsque le Maître s'i
nterroge sur ce qu'est le temps, il refuse une analyse qui serait pure
ment conceptuelle et il invite, au contraire, ses disciples à réfléchir
sur les sensations et les phénomènes auxquels est liée cette no
tion 60. Cette méthode est évidemment à mettre en relation avec la
conception de l'origine du langage, telle qu'elle est exposée par
Epicure dans la Lettre à Hérodote et par Lucrèce au cinquième
livre de son poème 61 :
At uarios linguae sonitus natura subegit
mittere et utilitas expressit nomina rerum.

On l'a fort justement remarqué, pour les Épicuriens le langage est


une convention qui vient, non pas contrarier, mais perfectionner
l'apport de la nature62. L'étude d'un concept, d'une πρόληψις, exi
ge donc de faire le trajet inverse et d'aboutir, en éliminant les opi
nions fausses, à l'expérience, au matériau naturel qui lui a donné
naissance.
L'originalité de Cicéron est qu'il ne rejette pas a priori cette
méthode et qu'il reproche même aux Épicuriens de ne pas l'avoir
appliquée avec suffisamment de rigueur. En effet, dit-il, qui ne sait
ce qu'est le plaisir et que désigne-t-on en grec par ηδονή en latin
par uoluptas, si ce n'est «le mouvement agréable qui met en joie la

58 Ibid., 31. Sur ce point, cf. E. Asmis, op. cit., p. 38-39.


59 Sur la relation du langage et de la sensation chez les Épicuriens, cf.
notamment Sext. Emp., Adu. math., VII, 211 sq. La théorie épicurienne du lan
gage a été étudiée par Ph. De Lacy, The Epicurean analysis of language, dans
AJPh, 60, 1939, p. 85-92, et par J. Pigeaud, Epicure et Lucrèce et l'origine du lan
gage, dans REL, 61, 1983, p. 122-144.
60 Diog. Laërce, X, 72.
61 Ibid., 75-76 et Lucrèce, Nat. re., 1028-1029.: «quant aux divers sons du
langage, c'est la nature qui poussa l'homme à les émettre et c'est le besoin qui
fit naître les noms des choses».
62 Cf. E. Asmis, op. cit., p. 56-57. Cette complémentarité de la φύσις et du
νόμος apparaît très clairement dans le passage de la Lettre à Hérodote cité à la
note précédente.
396 L'ÉTHIQUE

sensibilité»63? Or les Épicuriens commettent à ses yeux une faute


grave en négligeant cette intuition commune à tous les hommes et
en confondant le plaisir et l'absence de douleur. Avant même d'être
philosophique le problème est pour lui terminologique. Ce n'est
pas son moindre grief à l'égard des philosophes du Jardin que
celui de malmener la langue latine tout autant que la langue grec
que et de réussir à être obscurs en cherchant au contraire à se fai
re comprendre de tous. Dans l'affirmation épicurienne qu'il n'y a
pas de différence de nature entre le plaisir «en mouvement» et
celui, «stable», qui se caractérise par l'absence de toute douleur et
constitue le souverain bien, il voit une violence faite au langage, à
ce langage ordinaire que le fondateur du Jardin prétendait prendre
comme point de départ de sa philosophie64: «autre chose», dit-il,
«est n'avoir point de douleur, autre chose avoir du plaisir». La
meilleure preuve du caractère aberrant de cette assimilation, il la
trouve dans le fait qu'Épicure, s'il lui arrive de faire l'éloge des
débauchés, se refuse à voir en eux l'incarnation du souverain
bien65. La doctrine morale épicurienne est donc pour lui tout
entière fondée sur une confusion que le sens commun peut à lui
tout seul mettre en évidence. Mais, s'il se délecte visiblement à
opposer Epicure au plus grand nombre et à le mettre en contradict
ion avec lui-même, Cicéron ne se situe pas pour autant sur le
même plan que son adversaire. Dès le début de son discours, il a
placé sa critique sous le patronage platonicien en citant un passage
du Phèdre dans lequel Platon dit que les participants à une discus
sion doivent se mettre d'accord sur le sujet de celle-ci, et surtout en
utilisant, pour caractériser la définition, la métaphore de l'ombre
et de la lumière, si chère à l'auteur de la République66. Ce souci de
l'être, il l'exprime très fortement au § 20, lorsqu'il dit à Torquatus :
«non seulement ces deux choses qui sont si différentes, vous pré
tendez vous autres les désigner par un seul mot (cela, je l'accepte
rais encore assez facilement), mais encore de deux choses vous
vous efforcerez de n'en faire qu'une, ce qui est absolument imposs
ible». Alors que le refus épicurien de la dialectique aboutit à tra
vestir l'être, la méthode platonicienne donne une confirmation on
tologique au réalisme immanent au langage ordinaire. Que le plai
sirsoit autre chose que l'absence de douleur, c'est à la fois ce que

*3 Cicéron, Fin., II, 3, 8 : Omnes enim iucundum motum, quo sensus hilare-
tur, Graece ήδονήν, Latine uoluptatem uocant.
64 Ibid., 20 : Unum est sine dolore esse, alterum cum uoluptate.
65 Ibid., 8, 23 = Usener, 67.
66 Ibid., 2, 4, avec citation de Platon, Phèdre, 237 b. Sur cette revendication
de la définition face à l'épicurisme, cf. C. Lévy, op. cit., p. 122-123.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 397

pense toute personne parlant correctement le latin ou le grec et ce


que soutient Platon dans la République, lorsqu'il affirme qu'entre
le plaisir et la douleur il existe un état intermédiaire qui n'a pas
d'être véritable, mais qui apparaît comme un plaisir par opposition
à la douleur et comme une douleur par opposition au plaisir67 :
« Comment s'étonner dès lors si les jeunes gens qui ne connaissent
pas la vérité se forment des idées fausses d'une foule de choses,
entre autres du plaisir et de la douleur et de ce qui tient le milieu
entre l'un et l'autre? Ainsi, lorsqu'ils pensent à la douleur, ils ont
raison de croire qu'ils souffrent, car ils souffrent réellement. Mais,
lorsqu'ils passent de la douleur à l'état intermédiaire, ils sont fort
ement persuadés qu'ils sont arrivés à la plénitude du plaisir; sem
blables à des gens qui, faute de connaître le blanc, opposeraient le
gris au noir, ils opposent l'absence de douleur à la douleur faute de
connaître le plaisir, et en cela ils se trompent». Il est vrai que ce
texte n'est pas évoqué par Cicéron, mais par un autre Académicien,
Plutarque, qui le cite de manière très précise et qui dit même que
Platon «a interdit» de confondre la plaisir et l'absence de doul
eur68. Pour l'auteur du Non posse, ce qu'Épicure et ses disciples
proposent comme souverain bien n'est en rien différent du sent
iment qu'éprouvent des prisonniers à qui on a enlevé leurs chaînes
et qui croient connaître là le véritable bonheur, ou de l'hébétude
dans laquelle la nature a plongé les bêtes. Ce recours à Platon de la
part des philosophes de la Nouvelle Académie pour définir l'état
intermédiaire entre la douleur et le plaisir est d'autant plus remar
quable que l'Ancienne Académie, elle, semble avoir eu sur ce point
une attitude très différente. En effet, plusieurs témoignages, parmi
lesquels celui d'Aulu-Gelle, nous apprennent que Speusippe, suc
cesseur immédiat de Platon divergeait de son maître sur ce point
et, considérant la douleur mais aussi le plaisir comme un mal, il
définissait comme un bien l'état intermédiaire entre les deux,
Γάοχλησία69. L'école platonicienne devait donc faire oublier qu'à
un moment de son histoire, et contre l'autorité de son fondateur,

67 Platon, Rep., IX, 584 e-585 a : θαυμάζοις αν ούν ει καί άπειροι αληθείας
περί πολλών τε άλλων μη υγιείς δόξας εχουσιν, προς τε ήδονήν καί λύπην καί το
μεταξύ τούτων οΰτω διάκεινται ώστε, δταν μεν επί το λυπηρόν φέρωνται, αληθή
τε οίονται καί τω δντι λυπούνται, δταν δέ από λύπης επί το μεταξύ, σφόδρα μεν
οϊονται προς πληρώσει τε καί ήδονη γίγνεσθαι, ώσπερ προς μέλαν φαιόν άποσκο-
ποΰντες απειρία λευκοΰ, καί το άλυπον ούτω προς λύπην άφορωντες απειρία
ηδονής άπατώνται;
68 Cf.
69 Plutarque,
Gell., Noct.
NonAit.,
posse.
IX,. .,5, 8,4 =
1091
Isnardi
d. Parente 117 et, plus généralement,
les fragments 112àll6dece recueil.
398 L'ÉTHIQUE

elle avait eu sur ce problème une position qui, au moins par cer
tains aspects, n'était pas très éloignée de celle d'Épicure.
C'est quasiment un lieu commun chez les historiens de l'épicu-
risme que de souligner l'écrasante responsabilité qu'aurait Cicéron
dans l'image caricaturale trop souvent donnée de cette doctrine70.
Par un étrange paradoxe, lui dont on s'est si longtemps plu à souli
gner la dépendance par rapport aux modèles grecs, serait le seul
coupable du mépris dans lequel fut si longtemps tenue cette doctri
ne! Une telle accusation est à tous égards injuste. Non seulement
elle fait abstraction de l'importance considérable du témoignage
cicéronien pour notre connaissance de ce système et du jugement
positif qu'il porte sur Epicure dans les Tusculanes (annonçant celui
de Sénèque dans le De vita beata11), mais elle néglige le fait que, si
l'Arpinate retrouve à travers sa sensibilité de Romain les thèmes de
la polémique philosophique antiépicurienne, il n'est nullement l'i
nventeur de ceux-ci. En effet, celui que Schopenhauer appelle «le
grand docteur en félicité»72 fut, de son vivant même, en butte à
des attaques d'une extrême violence de la part de ses rivaux, atta
ques qui bien évidemment se reportèrent après sa mort sur ses dis
ciples et sa doctrine, si bien que même les railleries de Y In Pisonem
ne paraissent pas beaucoup plus violentes que celles que l'on trou
ve,par exemple, dans les traités antiépicuriens de Plutarque73.
Mais, dit-on, Cicéron a eu le tort de traduire ηδονή par uolup-
tas, terme uniformément péjoratif dans l'éthique romaine, alors
que le mot grec avait une acception philosophique beaucoup plus
vaste et peut désigner, notamment chez Aristote, le plaisir qui s'a
ttache à la spiritualité la plus haute et au bonheur. En effet, tout en
reconnaissant que les plaisirs du corps, «par une sorte de droit
d'héritage», semblent être les seuls possibles, le Stagirite s'insurge
contre cette croyance et objecte que s'y tenir c'est nier que l'hom
me heureux puisse vivre agréablement74. A l'inverse, Cicéron dans
le De finibus n'admet pas que uoluptas soit employé pour désigner
autre chose que le plaisir physique et il reconnaît lui-même le

70 Cf., par exemple, ce qu'écrit à ce sujet M. Bellincioni, Struttura e pensie


ro del Laelius ciceroniano, Brescia, 1970, p. 158. On trouvera une étude intéres
santedes principaux aspects de la relation de Cicéron à l'épicurisme dans le
mémoire de G. D'Anna, Alcuni aspetti della polemica antiepicurea di Cicerone,
dans Quaderni della Rivista di cultura classica e medioevale, 8, Rome, 1965.
71 Sénèque, Vit. be., 12 et Cicéron, Tusc, V, 31, 88 sq.
72 Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, Paris, P.U.F., 1964,
p. 31.
73 L'attitude de Plutarque à l'égard de l'épicurisme a été étudiée par
R. Flacelière, Plutarque et l'épicurisme, dans Epicurea in memoriam E. Bignone,
Gênes, 1959, p. 337-342.
74 Aristote, Eth. Nie, VII, 13, 1153 b, 33-35.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 399

caractère péjoratif d'un mot qui est inuidiosum, infame, suspec-


tum75. De cette distorsion entre les deux langues serait né le
contre-sens cicéronien sur la signification véritable de l'épicuris-
me.
Une telle analyse contient des éléments irréfutables, mais elle
ne nous paraît pas pour autant entièrement convaincante. Il est
vrai que, comme l'a fort bien dit A. Festugière, le τέλος épicurien,
le plaisir «catastématique» ne se confond pas entièrement avec
l'absence de douleur qui le conditionne et qu'il se révèle en vérité
«positif, réel et spirituel»76. Il est vrai aussi que pour décrire une
joie si pure un terme dont Cicéron dit lui-même77: non habet
dignitatem, paraît peu adéquat. Cependant, même si la fin définie
par Epicure n'avait rien d'un hédonisme vulgaire, le fondateur du
Jardin ne condamnait pas le plaisir des débauchés en lui-même,
mais la douleur et la crainte inhérentes à un tel genre de vie et il
rejetait en des termes d'une extrême violence un τέλος qui ne pro
curerait aucun plaisir78. Moins par esprit de provocation que par
souci de rigueur doctrinale, Epicure s'était toujours refusé à établir
une différence de nature entre les diverses formes de plaisir et à
les distinguer autrement que par leurs conséquences. C'eût donc
été pour Cicéron trahir l'essence même de l'éthique épicurienne
que de choisir un autre terme que uoluptas comme équivalent
d 'ηδονή. Cependant, si l'unité de la pensée épicurienne était ainsi
respectée, la charge négative de ce mot dans le système de valeurs
du mos maiorum ne rendait-elle pas impossible l'expression des
valeurs morales de l'épicurisme? On oublie qu'en grec même - la
citation d'Aristote que nous avons donnée le montre - l'extension
d 'ηδονή aux plaisirs de l'esprit se fit contre l'usage établi et fut une
conquête de la philosophie, ou tout au moins de certains philoso
phes. Or, au Ier siècle av. J. C. et sous l'influence de l'épicurisme, la
langue latine connut un phénomène similaire et il suffit pour s'en
convaincre de se reporter à l'un des plus beaux poèmes de Catulle,
celui où le poète trahi par la femme aimée prend les dieux à
témoin de sa désespérance et les supplie d'avoir pitié de lui79 :

75 Cicéron, Fin., II, 4, 12 : Inuidiosum nomen est, infame, suspectum. L'op


position entre Γήδονή et la uoluptas est développée par M. Bellincioni, op. cit.,
p. 161-162.
76 A. Festugière, Epicure et ses dieux, Paris, 19682, p. 49, n. 2.
77 Cicéron, Fin., II, 23, 75 : uerbum ipsum uoluptatis non habet dignitatem.
78 Epicure n'hésite pas à dire qu'il «crache» sur ceux qui séparent le καλόν
du plaisir, cf. Athénée XII, 547 a = Usener 512.
79 Catulle, Carmen 76, v. 1-6: «Si l'homme trouve du plaisir à se rappeler
ses bonnes action passées, quand il a conscience d'être sans reproche, de ne pas
avoir violé le lien sacré de la parole donnée, ni, en aucun engagement, avoir
400 L'ÉTHIQUE

Si qua recordanti benefacta priora uoluptas


Est homini, cum se cogitât esse pium,
Nec sanctam uiolasse fidem, nec foedere nullo
Diuum ad fallendos numine abusum homines
Multa parata manent turn in longa aetate Catulle,
Ex hoc ingrato gaudia amore ubi. . .
Catulle n'était pas un théoricien de l'épicurisme et une prière com
mela sienne allait à l'encontre de l'idée qu'Épicure se faisait des
dieux. Néanmoins, il associe dans ce poème le plaisir à des notions
aussi chères à un Romain que la pietas ou la fides, preuve que la
uoluptas n'était plus perçue dans l'axiologie romaine comme un
iformément négative. Cicéron aurait-il entravé cette évolution? Le
croire, ce serait oublier l'effort qu'il a lui-même fourni pour tra
duire le plus rigoureusement possible la pensée épicurienne. S'il
est vrai que dans le livre II, la uoluptas n'est présentée que comme
«une courtisane dans une assemblée de matrones»80, dans le dis
cours de Torquatus, en revanche, la signification positive et spiri
tuelle du souverain bien est exprimée avec une grande précision à
travers une expression comme gaudere nosmet omittendis dolori-
bus, et, d'une manière plus générale, même ceux qui critiquent la
position de l'Arpinate à l'égard du Jardin, reconnaissent que son
œuvre témoigne d'une excellente connaissance de cette doctrine.
La réfutation de l'épicurisme, fondée à la fois sur la conviction que
celui-ci était incompatible avec la tradition romaine et sur l'utilisa
tion de la thématique antiépicurienne de l'Académie, doit être
considérée comme un aspect important de la conception que Cicé
ron avait de ce système, mais elle ne l'exprime pas tout entière.
A partir de sa perception personnelle du concept de plaisir et
en s'appuyant sur l'analyse platonicienne de celui-ci, l'Arpinate
organise sa critique selon deux griefs, dont l'un, l'incohérence, est
d'origine carnéadienne tandis que l'autre, l'immoralité, se trouve
exprimé en termes stoïciens, la conjonction des deux traduisant
vraisemblablement l'influence d'Antiochus.
Pour un Épicurien, il n'y a pas de différence de nature entre le

abusé de l'autorité des dieux pour tromper les humains, si longue que soit ta
vie, Catulle, tu devras bien des joies à cet amour qui n'a rien reçu ». Nous avons
légèrement modifié la traduction de H. Bardon, Catulli carmina, Bruxelles,
1970. Le fait qu'à la fin de son poème Catulle supplie les dieux de prendre en
pitié ses souffrances montre que cette œuvre n'est pas celle d'un philosophe
épicurien. Sur le problème de la prière dans l'épicurisme, cf. M. Gigante, La
bibliothèque de Philodème et l'épicurisme romain, Paris, 1987, p. 75.
80 L'image de la courtisane dans l'assemblée de matrones se trouve en Fin.,
II, 4, 12; l'expression gaudere nosmet omittendis doloribus, en I, 10, 56.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 401

plaisir et l'absence de douleur. Pour le Néoacadémicien Cicéron, il


s'agit de choses fondamentalement différentes. C'est donc à tort
selon eux que les Épicuriens prétendent avoir déduit le souverain
bien des motivations premières : «est-il logique», demande Cicéron
à Torquatus81, «d'avoir un plaisir dont on fait le point de départ
de la nature et de placer le souverain bien ailleurs?». Les philoso
phes que l'Arpinate oppose au défenseur du Jardin sont Aristippe
et Hiéronyme de Rhodes qui, nous l'avons vu, représentaient dans
la Carneadia diuisio, le premier, la teleologie du plaisir, et le
second celle de la uacuitas doloris*2. Ils ont à ses yeux le mérite
d'avoir formulé un τέλος en accord avec ce qu'ils croyaient être
l'objet de la tendance première, alors que chez les Épicuriens il
décèle une contradiction entre le point de départ (le plaisir cinéti
queque recherche l'enfant) et le point d'arrivée (l'absence de doul
eur), d'où l'alternative qui est formulée au §3583: si Epicure
entendait le plaisir à la façon d 'Aristippe, il se devait de faire sien
nela doctrine de ce philosophe et si, au contraire, il ne donnait pas
à ce terme d'autre acception que «l'absence de douleur», il eût fal
lu qu'il définît ainsi non seulement le souverain bien, mais aussi la
motivation naturelle première. Autrement dit, Epicure aurait dû
être disciple d 'Aristippe ou précurseur de Hiéronyme, mais en
aucune façon épicurien.
Nous reconnaissons dans cette manière de raisonner la dialec
tique chère à la Nouvelle Académie, qui visait à faire admettre au
dogmatique que, pour être cohérent, il devait cesser d'être lui-
même. Le philosophe académicien ne récuse pas a priori la volonté
d'Épicure de donner une fin en accord avec la nature - un tel rejet
serait en lui-même dogmatique - il préfère raisonner à partir des
prémisses de l'adversaire et démontrer que celui-ci a été incapable
de réaliser son propre projet. Néanmoins, les limites d'une telle
méthode en ce qui concerne ce cas précis sont évidentes : en fin de
compte, une telle dialectique aboutit à la conclusion que l'épicuris-
me n'a rien d'une pensée conséquente, mais elle ne permet pas de
prouver que la fin proposée par celui-ci est condamnable. Il faut
donc qu'à la réfutation qui se fait à partir de ce que le système
lui-même prétend être, succède celle qui est construite sur une
notion, Yhonestas, qu'il rejette. A la raison dialectique succède donc

81 Ibid., II, 10, 32 : Qui igitur conuenit ab alia uoluptate dicere naturam pro-
ficisci, in alia summum bonum ponere ?
82 Cf. supra, p. 357.
83 Op. cit., 12, 35 : Epicurus autem cum in prima commendatione uolupta-
tem dixisset, si earn quant Aristippus, idem tenere debuti ultimum bonorum quod
Me; si earn quam Hieronymus, fecisset idem, ut uoluptatem illam (Aristippi) in
prima commendatione poneret.
402 L'ÉTHIQUE

la raison normative, celle qui condamne non seulement l'épicuris-


me, mais toutes les doctrines qui ont proposé des fins expertes
honestatis et se sont ainsi montrées incapables de distinguer l'hom
me de l'animal. Entre les deux démarches il y a, dans le De finibus,
complémentarité beaucoup plus que contradiction, et, puisque Ci
céron lui-même utilise une méthode juridique, on peut dire que, si
la méthode carnéadienne permet de mettre en évidence les contra
dictions de l'accusé, c'est au nom de la raison dogmatique de l'An
cienne Académie et du Portique qu'est prononcée la sentence. Seul
«le juge le moins compétent, mais le plus influent, le peuple»,
pourrait acquitter quelqu'un qui tout à la fois a été incapable de
respecter sa propre idée de la nature humaine et n'a pas reconnu
ce qui fait la spécificité de l'homme 84. Si, comme nous le pensons,
la critique qui est ainsi faite du τέλος épicurien est inspirée d'Antio-
chus, nous devons l'interpréter comme la preuve que l'Ascalonite
cherchait à intégrer dans sa propre doctrine au moins une partie
de l'héritage carnéadien, celle qu'il estimait la moins ambiguë, la
moins polémique. Quant à Cicéron, il pouvait constater, en écrivant
un texte comme celui-là, qu'entre les deux enseignements académic
iens qu'il avait reçus, celui de Philon et celui d'Antiochus, il n'y
avait pas nécessairement, en dépit des apparences, solution de
continuité, et que les conflits des personnes dissimulaient une cer
taine convergence des pensées.

La critique du τέλος stoïcien

Aucun des deux griefs qui ont été adressés au τέλος du Jardin
ne semble à première vue applicable à celui du Portique. En effet,
on sait à quel point les philosophes de cette école étaient fiers de la
cohérence de leur doctrine et avec quel soin méticuleux ils démont
raient la parfaite rationalité de chacun des aspects de celle-ci. Par
ailleurs, ils ne pouvaient évidemment pas être accusés d'avoir mép
risé Yhonestas, puisque, au contraire, celle-ci était l'aboutissement
de toute leur éthique. C'est sans doute parce que les différences
entre les deux doctrines paraissaient trop importantes pour qu'el
les pussent avoir été critiquées à partir d'un même point de vue,
que les ressemblances, entre les livres II et IV du De finibus passè-

84 Ibid., 14, 44 : is qui auctoritatem minimam habet, maximam uim, popu-


lus. . . La relation entre la philosophie antiépicurienne et la politique était déjà
évidente dans Vin Pisonem et le Pro Sestio, cf. J.-M. André, op. cit., p. 269-271.
Sous la dictature de César, la critique de l'épicurisme est donc un moyen pour
Cicéron d'exprimer son hostilité à un régime dont il rejette le principe.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 403

rent pendant si longtemps inaperçues. Et pourtant elles sont très


frappantes : comme précédemment les Épicuriens, les Stoïciens
sont présentés comme des philosophes incapables de réaliser leur
prétention de fonder le souverain bien sur les premières motivat
ions naturelles et, s'il ne leur est pas reproché d'avoir négligé Yho-
nestas, ils sont accusés d'avoir vidé celle-ci de son sens en la cou
pant de la réalité85. Mais, avant d'étudier l'agencement de cette
critique et pour mieux en comprendre la portée, il nous faut reve
nirsur Γοίκείωσις, montrer quels étaient les problèmes inhérents à
celle-ci, et aussi comment la conscience de ces difficultés amena
les Stoïciens à chercher des formulations qui les atténuassent.

Les difficultés inhérentes à l'éthique stoïcienne : de la critique car-


néadienne à la solution plotinienne

C'est dans la lettre 121 de Sénèque qu'est exposée avec le plus


de netteté la théorie stoïcienne des fondements naturels de la mor
ale. Répondant à un adversaire anonyme, mais dont il est fort
vraisemblable qu'il reprend les objections de la Nouvelle Académie,
Sénèque développe avec une admirable rigueur les arguments pro
pres à montrer la parfaite cohérence du dogme de Γοΐκείωσις. A la
base de son raisonnement, il y a une métaphore - qui est peut-être
plus qu'une métaphore, dans la mesure où la philosophie retrouve
là l'une des formes premières de la religiosité -, celle de la Nature
comparée à une mère qui met au monde des enfants différents,
mais les aime d'un amour identique et leur fait à tous un même
don, car elle commet chaque être à la garde de lui-même en lui
inspirant le sentiment de ce qu'il est, si bien qu'il perçoit immédia
tement ce qui est bon lui et ce qui, au contraire, le menace. Ce très
beau texte n'est pas seulement un hymne à la Nature, une théodi-
cée riche en fines observations sur le comportement de l'enfant ou
de l'animal, il nous montre aussi avec une extrême précision com
ment les Stoïciens concevaient le devenir de cette conciliatio initial
e, notamment dans le cas du plus parfait des êtres, l'homme. Si
tout être animé, dit l'adversaire de Sénèque, s'adapte à sa nature et
si celle de l'homme est rationnelle, comment l'enfant, qui n'a pas
encore de raison, peut-il s'adapter à lui-même? A une telle objec
tion, caractéristique de la méthode carnéadienne, puisque cher
chant à mettre le dogmatique en contradiction avec lui-même,

85 L'autre versant de la critique sera d'accuser le stoïcisme de ne rien avoir


apporté de neuf, tout comme il était reproché à Epicure de ne se distinguer que
verbalement d'Aristippe.
404 L'ÉTHIQUE

Sénèque répond86 : «chaque âge a sa constitution propre : autre est


celle du petit enfant, autre celle du jeune, autre celle du vieillard ;
tous s'adaptent à la constitution qui est la leur». Comme les ani
maux, l'enfant sent ce qu'il est et agit en conséquence, mais à part
irdu moment où il est devenu un être de raison, il s'adapte à cette
nouvelle situation et il comprend ce que jusque là il sentait. Épictè-
te dit la même chose, mais autrement87: «l'homme doit commenc
er là où ils (les animaux) commencent et aboutir où aboutit égale
ment pour nous la nature. Or elle aboutit à la contemplation, à l'i
ntelligence, à une manière de vivre en harmonie avec la nature». A
partir de ces deux textes on comprend que la conuenientia, cet
accord de la raison avec elle-même et avec l'univers, dans lequel
les Stoïciens voient le souverain bien, n'est pas autre chose que la
conciliatio, elle est la conciliatio révélée à elle-même. Les plantes
sont faites pour les animaux et les animaux sont faits pour les
hommes, mais tous font le même effort pour rester ce qu'ils sont et
le passage à un état supérieur, loin d'impliquer que l'on s'éloigne
de la nature, signifie que l'on vit autrement la conformité avec elle.
Pour reprendre la définition de Spinoza, la nature humaine est «la
nature même en tant que nous la concevons comme définie par la
nature humaine»88.
La théorie stoïcienne de Γοίκείωσις est sans aucun doute l'une
des tentatives les plus audacieuses que l'esprit humain ait conçues
pour échapper à l'antagonisme de la raison et de l'instinct et pour
préserver l'unité de l'ordre naturel tout en sauvegardant la spécifi
cité de l'homme. Mais, de même que la volonté des Stoïciens de
concilier la liberté et le destin suscite simultanément l'admiration
et la critique, leur éthique naturaliste provoque, nous l'avons vu
dans la lettre même de Sénèque, un certain nombre d'objections,
que l'on peut regrouper en trois grandes questions :
- si l'adéquation de la nature à elle-même est la fin suprê-

86 Sénèque, Ep., 121, 15 : unicuique aetati sua constitutio est, alia infanti,
alia puero, alia seni : omnes ei constitutioni conciliantur in qua sunt, trad. Pré-
chac modifiée. Sur cette lettre, cf. le commentaire de J. Brunschwig, The cradle
argument, p. 135 sq., qui établit une comparaison très intéressante avec ΓΈΘικη
στοιχείωσις du Stoïcien Hiéroclès. Sur ce texte, cf. également B. Inwood, Hiero-
cles : theory and argument in the second century AD, dans OSAPH, 2, 1984,
p. 151-183.
87 Épictète, Entretiens, I, 6, 20-21 : Δια τούτο αίσχρόν έστι τω άνθρώπφ
άρχεσθαι και καταλήγειν δπου και τα άλογα, άλλα μάλλον ένθεν μεν αρχεσθαι,
καταλήγειν δέ εφ' δ κατέληξεν έφ' ημών και ή φύσις. Κατέληξεν S έπί θεωρίαν
και παρακολούθηση/ και σύμφωνον διεξαγωγήν τη φύσει.
88 Spinoza, Traité théologico-politique, p. 87 du tome 2 de l'édition Ap-
puhn.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBVS 405

me, et donc le bonheur, ne faut-il pas reconnaître que les animaux


sont heureux, en raison même de la perfection de leur instinct?
Plotin formule cette critique sous la forme d'une alternative89: ou
bien la raison est estimée pour sa capacité à acquérir les objets
conformes à la nature, mais dans ce cas il faut aussi considérer
que l'instinct suffit à créer le bonheur; ou bien l'âme est parfaite
par elle-même, et il est alors indispensable de préciser la nature de
cette perfection. Ce raisonnement témoigne de la survivance chez
le maître du néoplatonisme des thèmes de la Nouvelle Académie
que nous étudierons en détail plus loin, et cependant, à la différen
ce de Camèade, Plotin apportera enfin une solution à ce dilemme
en disant que le bonheur c'est la vie même, mais que celle-ci est
une hiérarchie et que certains bonheurs sont les images d'autres,
qui leur sont supérieurs90;
- si la véritable nature de l'homme est la raison et si
Γοίκείωσις est la même pour tous les êtres, pourquoi a-t-il tant de
mal à devenir pleinement rationnel? «S'il s'agit de cette malheur
euse partie directrice de l'âme», dit Épictète, «nous bâillons, nous
sommeillons et nous acceptons n'importe quelle représentation»91.
Les Stoïciens doivent donc admettre que dans leur immense major
itéles hommes s'adaptent à une raison malade et imparfaite,
qu'ils comprennent pourquoi certaines choses sont bonnes pour
eux, mais de manière confuse et fragmentaire, sans avoir vraiment
conscience de ce qu'est la rationalité du monde. On interpréterait
de manière erronée les affirmations de Caton sur le passage de la
condliatio à la conuenientia en y voyant l'analyse d'un processus
ordinaire92. Ce que le Stoïcien décrit ainsi, d'une manière qui, il est
vrai, laisserait penser qu'il s'agit d'une mutation moins exceptionn
elle, c'est l'itinéraire du sage. Mais, précisément, pourquoi y a-t-il
si peu de sages, pourquoi ce décalage unique dans la nature entre
le moment ou l'homme naît et celui où il devient ce qu'il est vrai
ment, si bien que Philon d'Alexandrie distingue les manifestations
de la vie qui sont les premières par le rang et celles qui le sont par
la valeur93 : d'un côté, la nutrition, la croissance, les sens, les part
ies du corps et de l'âme; de l'autre, les actions droites, les vertus et
les actes qu'inspirent les vertus. Etant donné que seules les secon
des sont conformes à la véritable nature humaine et que, les Stoï
ciens eux-mêmes le reconnaissent, elles tiennent plus de l'idéal que

89 Plotin, Ennéades, I, 4, 2, 35-46.


90 Ibid., 3.
91 Epictète, op. cit., I, 20, 12.
92 Cicéron, Fin., III, 6, 21.
93 Philon AL, Sacrif., 73.
406 L'ÉTHIQUE

la réalité ordinaire, le concept ά'οίκείωσις peut-il être appliqué à


l'homme sans que cette singularité soit prise en considération?;
- si le sage incarne l'achèvement de la raison humaine, ces-
se-t-il pour autant d'être un être vivant soumis à des nécessités bio
logiques comme aux aléas de la fortune et peut-on considérer que,
confronté aux unes et aux autres, il n'attache aucune valeur réelle
à ce qui lui permet de continuer à vivre? On sait que sur ce point
les Stoïciens répondaient que l'homme qui a perçu l'existence d'un
ordre universel, attache dès lors infiniment plus d'importance à
être en accord avec celui-ci qu'aux objets mêmes vers lesquels se
porte sa ορμή et qu'il est dès lors hors d'atteinte de la crainte et de
la douleur94. Le sage, dit Sénèque, tremblera et souffrira, mais ce
seront là des réactions physiques (hi enim omnes corporis sensus
sunt) qui n'auront pas d'effet sur sa vertu, qui n'ébranleront pas le
moins du monde sa certitude95. Or le fait que, dans cette même
lettre, Sénèque tienne à préciser qu'il ne prétend pas pour autant
que le sage soit composé de deux substances différentes, montre
que les Stoïciens étaient eux-mêmes conscients de la tentation dual
iste inhérente à leur définition de la nature humaine, tentation,
faut-il le préciser, contraire à tout l'esprit de leur système, mais qui
sera la forme privilégiée de l'attraction exercée sur eux par le pla
tonisme96. La philosophie stoïcienne de la sagesse apparaissait, en
fait, à ceux qui n'adhéraient pas au système comme minée par une
contradiction majeure : si la nature a enjoint à chaque être de
prendre soin de lui-même, si la conciliatio n'est pas un moment de
la vie, mais la vie même, comment déduire de cet instinct vital une
sagesse n'accordant aucune valeur réelle à ce qui permet à la vie
de se maintenir97?
Malgré ces difficultés, il ne semble pas qu'aucun Stoïcien de
renom ait songé à dissocier entièrement la teleologie du dogme de
Γοίκείωσις. Nous savons que Posidonius critiqua la manière dont
Chrysippe avait conçu ce dernier et qu'il le reformula en termes
rappelant la tripartition platonicienne de l'âme, mais nous nous
demandons s'il faut aller jusqu'à affirmer avec G. Striker que le

94 Cf. Cicéron, loc. cit.


95 Cf. supra, p. 252.
96 Nous reviendrons sur ce problème du monisme et de ses éventuelles
modifications dans l'école stoïcienne, cf. infra, p. 472-480.
97 Plutarque, Sto. rep., 30, 1047 a, dit que «certains anciens», selon toute
vraisemblance des philosophes de la Nouvelle Académie, avaient comparé le
τέλος stoïcien à du vin aigri que l'on ne peut utiliser ni comme vin ni comme
vignaigre, le «préférable» ne pouvant selon eux être considéré ni comme un
bien authentique ni comme un véritable indifférent. I. G. Kidd, op. cit., p. 150,
dit que ce problème est la crux du stoïcisme.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 407

philosophe de Rhodes avait cherché à fonder l'éthique sur une


autre base98. De son côté, Antipater avait admis que «les choses
conformes à la nature» ont pour le sage une valeur réelle, mais si
infime qu'elle est négligeable; c'est lui probablement qui fit usage
des métaphores quantitatives comme celle du soleil et du lumi
gnon". En réalité, c'est essentiellement la variété des formulations
du τέλος qui révèle, nous semble-t-il, la conscience qu'avaient les
scholarques de l'incompréhension à laquelle se heurtait le système
et leur désir de mettre en évidence sa parfaite cohérence.

Les diverses formulations du τέλος stoïcien

Le fondateur du stoïcisme avait dit que le souverain bien était


dans le fait de ομολογουμένως ζήν, formule admirable de concision
sans aucun doute volontaire, et à propos de laquelle A. A. Long a
écrit des choses fort justes dans un article devenu classique 10°. Mais
la brièveté de cette définition posait le problème des moyens de
parvenir a cette harmonie et les successeurs de Zenon tentèrent de
pallier ce qui risquait d'être perçu comme une lacune en apportant
un certain nombre de précisions, en en faisant intervenir des

98 G. Striker, op. cit., p. 160 : There is evidence that at least one prominent
(if late) Stoic did not think of oikeiosis as the basis of the Stoic doctrine. Cepen
dantG. Striker reconnaît, ibid., que la formule du τέλος de Posidonius que nous
trouvons chez Clément d'Alexandrie, Strom., II, 21, 129, n'est pas véritablement
hétérodoxe : το ζή"ν θεωροϋντα την των όλων άλήθειαν και τάξιν και συγκατασ-
κευάζοντα αυτήν κατά το δυνατόν, κατά μηδέν άγόμενον ύπο τοΰ αλόγου μέρους.
Nous remarquerons que le κατά το δυνατόν et l'allusion à Γάλογον μέρος sont
plus platoniciens que stoïciens, mais s'agit-il d'une modification de fond? Posi
donius contestait que Γοίκείωσις se fasse uniquement vers le καλόν, cf. Galien,
Hipp, et Plat., V, 5, 8-11. Cependant, cette innovation ne doit pas faire oublier
qu'il ne rejetait pas le dogme lui-même de Γοίκείωσις et que, comme l'a souli
gnéI. G. Kidd, op. cit., p. 163, la reconnaissance de l'existence en l'âme de puis
sances irrationnelles ne l'empêchait pas de définir comme fin la victoire la plus
complète possible de la raison, dans une ligne doctrinale qu'il croyait être celle
de Zenon et de Cléanthe.
99 Cf. Sénèque, Ep., 92, 5 : Antipater aliquid se tribuere dicit externis, sed
exiguum admodum.
100 A. A. Long, Carneades and the Stoic telos, dans Phronesis, 12, 1967, p. 59-
90. Avant Long les problèmes de la teleologie stoïcienne avaient été étudiés par
O. Rieth, Über das Telos der Stoiker, dans Hermes, 69, 1934, p. 13-45, qui s'était
proposé d'analyser l'évolution du τέλος stoïcien entre Chrysippe et Posidonius.
Pour Rieth, p. 33-34, la seconde formule d'Antipater serait une arme contre Car-
néade. Sur ce même problème, cf. G. Striker, Antipater or the art of living, dans
The norms of Nature, p. 185-204, qui considère que la critique carnéadienne
avait conduit les Stoïciens à une meilleure compréhension et à une expression
plus claire de leur doctrine.
408 L'ÉTHIQUE

concepts qui donnaient une forme concrète à Γόμολογία. On peut


dire que, jusqu'à Diogene de Babylone inclus, les diverses formules
apparaissent un peu comme des cercles concentriques ayant tous
pour centre le τέλος de Zenon, et l'on trouve un condensé très évo-
cateur de ces tentatives dans la définition que donne Caton du sou
verain bien 101 :
uiuere scientiam adhibentem earum rerum quae natura eueniant, seli-
gentem quae secundum naturam et quae contra naturam reiicientem,
id est conuenienter congruenterque naturae uiuere.
Vivre conuenienter suppose certes que l'on ait une connaissance
certaine de ce qui est conforme à la nature, mais que signifie la
notion de choix? Elle est très probablement une conséquence de la
volonté de Chrysippe d'exprimer le τέλος en terme d'action et non
seulement de connaissance. Nous savons, en effet, par Diogene
Laërce qu'il avait utilisé le terme d'έμπειpία dans sa formule du
souverain bien («vivre en accord avec l'expérience de ce qui se pro
duit selon la nature»), montrant ainsi son refus d'une conception
exclusivement contemplative de la sagesse102. Mais cette idée d'une
conformité à l'expérience de ce qui se produit φυσικώς était peu
satisfaisante, parce qu'elle laissait entier le problème de la détermi
nationde ce qui à un moment donné est en accord avec l'ordre
rationnel de l'univers : ainsi la bonne santé est un préférable, mais
le sage saura y renoncer si la conserver suppose une action désho
norante. Il fallait donc passer de la notion d'expérience à celle de
«choix» et ce fut Diogene de Babylone qui conduisit à son aboutis
sement logique l'évolution commencée par Chrysippe en faisant
résider le souverain bien dans «la rationalité en ce qui concerne le

101 Cicéron, Fin., III, 7, 22 = S.V.F., III, 18 et 497. «Le souverain bien consist
e à vivre en s'appuyant sur la connaissance certaine des choses qui arrivent
naturellement, en choisissant celles qui sont conformes à la nature et en reje
tant celles qui lui sont contraires, en d'autres termes vivre en accord conscient
et en harmonie avec elle ». Nous avons modifié légèrement la traduction Martha
en renforçant le sens de scientia et de conuenienter qui nous paraissaient ren
dus de manière trop anodine.
102 Sur le détail de l'apport de Chrysippe à la teleologie stoïcienne, cf. Long,
op. cit., p. 60-68. Chrysippe a ajouté la mention de la φύσις à la formule de
Zenon. Il a introduit le concept ά'έπιστήμη dans la définition du τέλος (cf. Plu-
tarque, Comm. not., 16, 1066 d = S.V.F., II, 1181, attribution probable à Chrysipp
e, qui n'est pas expressément mentionné); il a, enfin, enraciné le τέλος dans
l'action grâce au concept α'έμπειρία, cf. Diog. Laërce, VII, 87 = S.V.F., III, 4.
Par ailleurs, comme le suggère Long, p. 65, il n'est pas impossible que ce soit
Chrysippe lui-même qui ait utilisé le premier le concept d'éicXo^ dans la teleo
logie stoïcienne, comme on peut le déduire de Plutarque, Comm. not., 22, 1069 d
= S.V.F., III, 167.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 409

choix et le rejet des choses conformes à la nature»103. Il n'est plus


question d'une harmonie dont les modalités resteraient abstraites
et la sagesse est donc recherchée, pour reprendre l'expression de
V. Goldschmidt, dans «l'actualisation hic et nunc de la raison»104.
Mais il n'y a pas là, pour autant, un changement réel qui
devrait être expliqué par l'intervention d'une cause extérieure : les
arguments qui ont été opposés par Van Straaten à ceux qui ont
affirmé que Diogene fut contraint de modifier en profondeur la
teleologie de ses prédécesseurs sous la pression de Camèade nous
paraissent très convaincants 105. Il se peut effectivement que les cri
tiques de l'Académicien aient eu pour effet de provoquer le surgis-
sement de la référence à Γέκλογή, mais celle-ci précisait Γέμπειρία
et elle n'en différait pas sur le fond. De Zenon à Diogene, le stoïci
sme a donc tenté d'exprimer le plus rigoureusement possible com
ment doit se réaliser l'accord de l'être humain avec lui-même, et
donc avec le λόγος universel, à travers des objets à la fois nécessai
res parce que constituant l'occasion de cette harmonie et indiffé
rentsprécisément parce qu'ils n'en sont que le matériau : ait (Chry-
sippus) sapientem nulla re egere et tarnen multis UH rebus opus
esse 106
En fut-il de même avec Antipater de Tarse? Faudrait-il voir au
contraire en lui le responsable d'une rupture réelle, ou tout au
moins d'une modification substantielle et quelles seraient les rai
sons de celle-ci? Constatons d'abord que la tradition lui attribue
deux formules de τέλος, la première à peu de chose près identique
à celle de Diogene, la seconde semblant, en revanche, introduire un
élément irréductible à ceux que nous avons trouvés chez ses prédé
cesseurs107: «faire tout son possible d'une manière continue et iné-

103 Cf. Stobée, Ed., II, 6, 6, p. 39 M. = S.V.F., III, Diog., 44; Diog. Laërce,
VII, 88 = S.V.F., III, Diog. 45; Clément Al., Strom., II, 21, 129 = S.V.F., III, Diog.
46.
104 V. Goldschmidt, op. cit., p. 140.
105 M. Van Straaten, op. cit., p. 146, qui critique A. Bonhöffer, Die Ethik des
Stoikers Epiktet, Stuttgart, 1894, p. 181 et M.Schäfer, op. cit., p. 18; 304-305.
L'argumentation de Van Straaten est que Diogene n'avait cédé en rien sur le
point crucial, à savoir sur la valeur des κατά φύσιν: «ainsi nous sommes d'opi
nion que la polémique déclenchée par Camèade, au cas où elle aura eu de l'i
nfluence, n'en aura eu que sur la façon de formuler dont Diogene et ses disciples
se servaient pour donner leur définition du τέλος». Sur le τέλος de Diogene, cf.
également l'article d'A. Bonhöffer, Die Telosformel des Stoikers Diogenes, dans
Philologus, 67, 1908, p. 582-605.
106 Sénèque, Ep., 9, 14.
107 La première formule d'Antipater, ou tout au moins celle que l'on peut
supposer comme telle par sa ressemblance avec celle de Diogene, se trouve chez
Clément Al., Stom., II, 21, 129 = S.V.F., III, Antipater 58, et ajoute à la notion de
choix chère à Diogene celle de la tension, de l'effort : . . . τφ διηνεκώς καί άπα-
410 L'ÉTHIQUE

branlable pour atteindre les préférables». L'idée, apparemment


nouvelle, sur laquelle repose cette définition, est celle d'un effort,
d'une tension indépendante de son résultat réel et constituant donc
une fin en soi, alors que la notion de choix était plus ambiguë, dans
la mesure où cet acte était plus difficile à dissocier de la possession
de l'objet choisi. Pourquoi cette innovation?
Dans l'article auquel nous avons fait allusion, A. A. Long a
décrit la formule d'Antipater comme une solution destinée à éviter
le reproche de circularité que Camèade avait adressé au τέλος de
Diogene 108. Nous examinerons en détail plus loin les thèmes de la
polémique carnéadienne, mais il est évident que l'Académicien
n'avait fait qu'exploiter une contradiction qui était perceptible à
tout philosophe n'acceptant pas le système stoïcien dans son en
semble : comment définir le souverain bien par le choix de choses
par elles-mêmes indifférentes et quelle autarcie reconnaître à une
vertu conditionnée par la présence des préférables? Ce fut donc,
selon A. A. Long, pour échapper à cette critique qu'Antipater entre
pritde distinguer le τέλος, qu'il définit comme l'effort pour attein
dre les préférables, du σκοπός, c'est-à-dire le résultat lui-même 109.
Cette distinction est illustrée par la métaphore de l'archer et de

ραβάτως εκλέγεσθαι μέν τα κατά φύσιν, άπλέγεσθαι δέ τα παρά φύσιν. La deuxiè


me
καθ'figure
αυτόν chez
ποιείν
Stobée,
διηνεκώς
Ed., και
II, 6,απαράβατος
6, p. 39 M =προς
S.V.F.,
το III,
τυγχάνειν
Antipater
των57προηγου
: παν το
μένωνκατά φύσιν. Il est à remarquer que Stobée donne également, ibid., la pre
mière formule et laisse entendre que le Stoïcien ne voyait aucune incompatibilit
é entre les deux, puisqu'il utilise cette transition : πολλάκις δέ οΰτως άπεδίδου.
108 Α. Α. Long, op. cit., p. 73 : The truth is rather that certain points in Dioge
nes'formula were fastened upon by Carneades and his followers and Antipater
offered a revised formula in an attempt to combat this criticism. Pour Long,
p. 76, la succession chronologique doit être établie ainsi : Antipater adopte la
formule de Diogene, puis devant les critiques de Camèade, l'abandonne pour en
définir une autre, fondée sur la notion d'effort. Une telle interprétation doit
être nuancée à la lumière du témoignage de Stobée, cf. note précédente, qui
semble vouloir dire qu'Antipater employait tantôt l'une, tantôt l'autre défini
tion.
109 On trouvera une intéressante mise au point sur la relation entre τέλος et
σκοπός dans la philosophie stoïcienne dans l'article de M. Soreth, Die zweite
Telosformel des Antipater von Tarsos, dans AGPh, 50, 1968, (p. 48-72), p. 50, n. 9.
Stobée, Ed., II, 6, 6, p. 40 M. = S.V.F., I, 554, dit que Cléanthe et Chrysippe
avaient distingué le σκοπός, identifié à Γεύδαιμονία, du τέλος, à savoir το τυχεΐν
τΐ|ς ευδαιμονίας. Μ. Soreth, loc. cit., considère, avec raison selon nous, que l'on
ne peut voir là une préfiguration de la formule d'Antipater, dans la mesure où,
pour Cléanthe comme pour Chrysippe, il existait, à en croire ce témoignage,
une relation très étroite, confinant à l'identité, entre τέλος et σκοπός, tandis que
l'apport conceptuel d'Antipater aura été de dissocier beaucoup plus nettement
les deux.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 411

l'arc que développe Caton dans le De finibus110: «dans une telle


comparaison le tireur devrait tout faire pour viser juste, et pourt
ant, c'est l'acte de tout faire pour réaliser son dessein qui serait, si
je puis dire, sa fin dernière, correspondant à ce que nous appelons,
quand il s'agit de la vie, le souverain bien; tandis que l'acte de
frapper le but ne serait qu'une chose méritant d'être choisie, non
une chose méritant d'être recherchée par elle-même». La fin est
donc dans la tension intérieure, dans l'attitude morale, dans la for
ce d'une raison conduite à sa propre perfection; mais parce que
l'homme, s'il peut vivre à l'unisson de la raison universelle, ne
connaît pas pour autant dans le détail la trame infiniment comp
lexe du destin, il se peut que la volonté du sage se heurte à l'i
mprévu ou à la violence, sans que ceux-ci le mettent véritablement en
échec. Marc-Aurèle a une très belle phrase, qui conseille111 : «utilise
l'obstacle qu'on t'oppose pour pratiquer une autre vertu», c'est-à-
dire, en fait, pour pratiquer la même vertu, mais en tenant compte
de circonstances différentes. Il est fort probable que ce soient les
attaques de Camèade qui aient provoqué la nouvelle formulation
d'Antipater, mais celle-ci était-elle pour autant destinée à désarmer
les critiques du scholarque? Nous ne voyons pas, en effet, en quoi
la définition du τέλος comme tension intérieure pouvait satisfaire
l'Académicien et mettre l'éthique stoïcienne à l'abri de sa dialecti
que : dans la logique de Camèade il était tout aussi absurde de pla
cer le souverain bien dans l'effort vers les préférables que dans le
choix de ceux-ci112. On peut même dire que la formule d'Antipater,

110 Cicéron, Fin., 6, 22 : Huic in eius modi similitudine omnia sint facienda
ut conliniet, et tarnen, ut omnia faciat, quo propositum assequatur, sit hoc quasi
ultimum quale nos summum in uita bonum dicimus; illud autem ut feriat quasi
seligendum, non expetendum. Par seligendum Cicéron traduit ληπτόν, par expe-
tendum αίρετόν. Nous avons modifié la traduction Martha et traduit conliniet
par « viser juste », ce qui nous paraît plus exact que «atteindre le but».
111 Marc-Aurèle, Pensées, VI, 50, 2, traduction personnelle. Έαν μέντοι βία
τις προσχρώμενος ένίστηται, μετάβαινε έπί το εύάρεστον και άλυπον και συγχρώ
εις αλλην άρετήν τη κωλύσει και μέμνησο, δτι με(? υπεξαιρέσεως ωρμας, δτι και
των αδυνάτων ούκ ώρέγου. Il est vrai que Marc-Aurèle ne parle pas spécifique
ment du sage dans cette phrase, mais son propos nous paraît particulièrement
propre à illustrer la relation de la teleologie et du monde, telle qu'elle apparaît
dans la définition d'Antipater.
112 Cela est reconnu par A. A. Long, op. cit., p. 80 : It is clear front Cicero that
Carneades regards this proposition - Antipater's definition of the telos - as absurd
on the argument that happiness and virtue are made to depend purely upon str
iving after the attainment of κατά φύσιν, which in any case possess no positive
value for the Stoics. Antipater semble surtout avoir voulu montrer à Cameade
qu'il était possible d'exprimer le τέλος stoïcien en termes de τέχνη στοχαστική
sans pour autant le dénaturer. Sa deuxième formule nous apparaît comme une
manœuvre tactique destinée à embarrasser Camèade, non comme une tentative
412 L'ÉTHIQUE

en utilisant la métaphore de l'archer et de la cible d'une manière


tout autre que ne l'avaient fait Aristote et Platon, accentuait encore
la différence entre le stoïcisme et ces philosophes. S'il y a eu
réponse d'Antipater à Camèade, elle relevait au moins tout autant
du défi que de la prise en compte des objections de l'Académicien
et, en tout cas, elle ne remettait pas en cause véritablement la
continuité de la teleologie stoïcienne depuis le ομολογουμένως ζην
de Zenon. Le τέλος était expérience pour Chrysippe, choix pour
Diogene, tension pour Antipater, mais ces notions devaient paraître
tautologiques à un Stoïcien, pour qui elles étaient autant de façons
différentes mais équivalentes d'inscrire l'action du sage dans la
rationalité universelle. La véritable concession à Camèade eût été
d'accepter l'idée que le but de la sagesse est extérieur à celle-ci,
d'admettre que le bien a une réalité transcendante, ou tout au
moins extérieure à l'action humaine, vers laquelle l'homme devrait
tendre; or Antipater resta dans ce domaine d'une parfaite ortho
doxie et sa métaphore de l'archer ne peut être vraiment comprise
que si on lui adjoint celles de la danse ou du jeu de l'acteur par
lesquelles il voulait exprimer l'intériorité absolue d'une sagesse
«tout entière tournée vers elle-même»113. On peut donc conclure de
ce rapide survol des diverses formulations du τέλος stoïcien que la
critique carnéadienne n'eut aucun effet important sur la concept
ion que ces philosophes avaient du souverain bien et qu'elle leur
permit tout au plus d'approfondir leur propre doctrine. Le syncré
tisme n'interviendra que plus tard, par exemple chez Philon
d'Alexandrie qui, dans le De uita Mosis, utilise la métaphore de l'a
rcher en des termes qui montrent qu'il concilie les apports académic
ien et stoïcien beaucoup plus qu'il ne les oppose114. Les livres III
et IV du De finibus, tout comme le traité de Plutarque Des notions
communes, témoignent au contraire, d'un état de la controverse où
chacun reste sur ses positions, où il semble y avoir une hétérogén
éité totale entre deux pensées qui s'affrontent non pas seulement
sur la formule du τέλος, mais également, à travers celle-ci, sur un

pour échapper à sa critique. D. Babut. op. cit., p. 338, attache beaucoup d'im
portance au Άντίπατρον ύπο Καρνεάδου πιεζόμενον chez Plutarque, Comm. not.,
27, 1072 f. Il ne faut pas cependant oublier que c'est là le point de vue d'un
Académicien qui avait tout intérêt à présenter un Antipater incapable de résis
terà la dialectique carnéadienne. S'il est vrai qu'Antipater écrivait en pensant
aux arguments carnéadiens - cf. Plutarque, De garrulitate, 514 d, que nous
remercions D. Babut de nous avoir signalé - il est à remarquer que, pour les
Stoïciens, la formule d'Antipater ne constituait pas une rupture par rapport aux
précédentes, et que, pour les Académiciens, elle était aussi absurde que les
autres.
113 Cet aspect a bien été souligné par M. Soreth, op. cit., p. 69.
114 Philo, AL, Mos., II, 151.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 413

problème aussi essentiel que celui du rapport de l'homme à la


nature.

La dialectique de la Nouvelle Académie appliquée au τέλος stoïcien

Jusqu'ici nous n'avons fait que quelques allusions à la dialecti


que de la Nouvelle Académie sur cette question, préférant l'étudier
pour elle-même plutôt que par rapport aux diverses formulations
du τέλος stoïcien, sur lesquelles il nous semble qu'elle n'influa que
superficiellement. Nous connaissons par le témoignage de Plutar-
que et celui de Cicéron, que nous allons analyser tout particulière
ment, quelles étaient dans ce domaine les objections soulevées par
Camèade, mais il nous semble nécessaire de noter au préalable
que, s'il y a eu continuité dans le Portique, elle a aussi existé dans
la Nouvelle Académie, puisque Arcésilas avait déjà défini le thème
essentiel de cette réfutation en donnant du κατόρθωμα la définition
qui dans le stoïcisme était celle du καθήκον115. Bien que la signifi
cation dialectique de cette démarche ait été récemment contestée,
nous continuons à penser que l'intention du scholarque fut de
montrer aux Stoïciens que, l'homme étant inéluctablement assujetti
au probable, ils auraient dû chercher le souverain bien dans une
action consciente de son incertitude et non dans l'impossible per
fection de la volonté humaine116. Il est donc évident qu'en procé
dantainsi, il dénonçait implicitement comme contradictoire la re
lation entre le τέλος et la nature, telle qu'elle était conçue dans le
système stoïcien, et c'est très exactement ce que continua à faire
Camèade, d'une manière sans doute élaborée parce qu'entre temps
Chrysippe avait enrichi le stoïcisme de toute la puissance de son
génie. De fait, qu'il s'agisse d'Arcésilas, de Camèade, ou même du
dissident Antiochus, les Académiciens n'acceptèrent jamais cette
transmutation de la tendance instinctive en rationalité parfaite qui
était l'essence même de la teleologie stoïcienne et qui allait à l'en-
contre de toute la philosophie platonicienne117. Là où les Stoïciens
voyaient une cohérence sans faille, les Académiciens s'efforcèrent
donc au contraire de prouver qu'il y avait dualité, voire duplicité.
Cette idée fut exprimée avec des nuances, voire des différences
importantes selon les Académiciens, mais on se condamne à rédui
re leur dialectique à un jeu habile si on l'ignore ou si on la sous-

115 Cf. supra, p. 279.


116 Nous reviendrons sur le problème de l'off icium, cf. infra, p. 521.
117 La circularité de la démarche stoïcienne, qui va de l'harmonie de
Γοίκείωσις à celle de la sagesse est totalement étrangère à l'esprit comme à la
lettre de la philosophie platonicienne.
414 L'ÉTHIQUE

estime. C'est, en tout cas, elle qui sous-tend la réflexion de Cicéron


et de Plutarque puisque l'un comme l'autre, en objectant aux Stoï
ciens que leur système ruine la définition même du souverain bien
(«ce à quoi toutes les actions doivent être rapportées»), ont cherché
à les enfermer dans le dilemme suivant : ou le souverain bien est
l'indifférence absolue, ou il faut prendre en compte dans sa défini
tion les prima naturae11*.
Cependant, alors que Plutarque, sans doute parce qu'il ne pré
tend donner qu'un résumé très succinct de la position de la Nouv
elle Académie, s'en tient à un exposé théorique extrêmement dens
e, Cicéron enracine la contradiction fondamentale du stoïcisme
dans la réalité de l'histoire119. Les philosophes du Portique sont
ainsi sommés non seulement de choisir entre le naturalisme et leur
prétention à la perfection morale, mais aussi de s'identifier dans
chacun des deux cas à une école qui n'est pas la leur. Tout comme
les Épicuriens avaient été mis en demeure de donner leur adhésion
à l'hédonisme d'Aristippe ou à la morale de Hiéronyme, les Stoï
ciens se trouvent réduits dans l'esprit de Cicéron à se reconnaître
dans l'indifférentisme de Pyrrhon, Ariston et Erillus ou dans la
doctrine des «Anciens»120.
Les Stoïciens eux-mêmes, dit l'Arpinate, ne peuvent que recon
naître leur dette à l'égard de ces derniers, étant donné qu'ils les
approuvent sur des choses aussi fondamentales que le principe de
Γοίκείωσις ou la prééminence donnée aux valeurs de l'âme sur cel
les du corps. Quel est donc le point de divergence sur lequel Zenon
a voulu, selon eux, affirmer son originalité? «Ils diront, j'imagine,
que de grandes erreurs ont été commises par les anciens philoso
phes, erreurs que Zenon, dans son désir de poursuivre la vérité, n'a
pu supporter. En effet, y a-t-il rien de plus contraire au bon sens,
de plus insoutenable, de plus extravagant, que de mettre au rang
des biens la santé, l'absence de douleur, l'intégrité des yeux et des
autres sens? Ne convient-il pas plutôt de dire qu'il n'y a pas la
moindre différence entre ces états-là et les états opposés? Non,

118 Cf. Cicéron, Fin., IV, passim, et plus précisément 15, 40, 42, et Plutarque,
Com. not., 23, 1069 e - 27, 1072 f. Sur ce dernier texte et sur l'accusation de
double τέλος lancée par les Académiciens contre les Stoïciens, cf. D. Babut, op.
cit., p. 336-342.
119 S'il est vrai que Plutarque, op. cit., 27, 1071 f, fait une allusion à la
controverse entre Chrysippe et Ariston, d'une manière générale, il élude le pro
blème de l'identification historique, alors que celui-ci est posé chez Cicéron
avec une très grande clarté, cf. Fin., IV, 28, 78 : «quand ils veulent maintenir la
logique de la première thèse ils versent du côté d 'Ariston ; quand ils cherchent à
éviter cette conséquence, en fait ils défendent les mêmes thèses que les Péripa-
téticiens sans démordre de leur terminologie».
120 Nous avons mis ce point en évidence dans La dialectique. . ., p. 120.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 415

tous ces prétendus biens ne sont pas des biens; ce sont des «choses
préférées»121.
Ce texte pose un problème intéressant : dans quelle mesure les
philosophes de l'Ancienne Académie et du Lycée considéraient-ils
les biens du corps comme partie intégrante du souverain bien, au
même titre que la beauté morale, mais simplement avec une im
portance moindre? Il y a là, assurément, de la part de Cicéron et
de sa source Antiochus, une présentation fort libre de l'éthique
d'Aristote, puisque celui-ci, s'il estimait qu'un certain nombre de
conditions étaient nécessaires pour que la vertu pût atteindre au
bonheur, n'affirma jamais que la fin résidait dans le développe
ment simultané des facultés de l'âme et du corps122. Mais il est vrai
aussi que l'essentiel doit être recherché ailleurs que dans une défi
nition exacte de ces philosophies, car le stoïcisme est d'abord crit
iqué de l'intérieur, la référence à l'Ancienne Académie et au Lycée
apparaissant surtout comme l'illustration philosophique du sens
commun. En effet, la réfutation cicéronienne a la forme d'un syll
ogisme dont la majeure est donnée par la théorie stoïcienne de la
commendatio, et que l'on peut reconstituer ainsi 123 :
- Les Stoïciens proclament que la nature nous a recommand
és à nous-mêmes et que c'est dans cet amour de la vie qu'il faut
trouver la définition du souverain bien.
- Or l'homme est composé d'une âme et d'un corps.
- S'il veut persévérer dans son être, il lui faut donc assurer
la sauvegarde de l'un comme de l'autre.

Les Stoïciens sont accusés de ne pas avoir respecté cette logi


que, ils ont oublié les premières données, délaissé les valeurs du
corps, et ils se sont donc montrés infidèles à leurs propres princi-

121 Cicéron, Fin., IV, 8, 20 : Alia quaedam dicent, credo, magna antiquorum
esse peccata, quae Me ueri inuestigandi cupidus nullo modo ferre potuerit. Quid
enim peruersius, quid intolerabilius, quid stultius quam bonam ualetudinem,
quam dolorum omnium uacuitatem, quam integritatem oculorum reliquorumque
sensuum ponere in bonis potius quam dicerent nihil omnino inter eas res Usque
contrarias interesse? ea enim omnia quae itti bona dicerent praeposita esse, non
bona. . .
122 Comme le fait Cicéron dans son exposé de la philosophie des antiqui,
Fin., IV, 7, 16. G. Striker, The role. . ., p. 150, a fort bien montré comment une
telle interprétation de la pensée aristotélicienne n'est pas illégitime, même si
elle attribue à Aristote quelque chose qu'il jamais affirmé : This is not of course
Aristotle's own argument, but it looks like a sensible attempt to account, in Aristo
telian terms, for the things Aristotle had mentioned as necessary for happiness
without relating them to his main argument.
123 Cicéron, ibid., 9, 25 sq.
416 L'ÉTHIQUE

pes124. En raisonnant ainsi, ils ont fait fi de la nature de l'homme


et, au lieu de définir une fin qui le concerne tout entier, ils lui ont
assigné un souverain bien qui est en fait celui d'un être incorporel.
L'absence de douleur, la santé, l'intégrité des sens, toutes choses
que les antiqui considéraient comme des biens, ils les ont ravalées
au rang d'indifférents, de préférables, tout au plus «à prendre»,
mais certainement pas «à rechercher»125.
A partir de là, les Stoïciens sont placés devant un dilemme :
- ou bien ils maintiennent leur définition de Γοίκείωσις et ils
considèrent celle-ci comme un principe universel auquel l'homme
est soumis de la même façon que n'importe quel autre être animé.
Dans ce cas, il leur faut reconnaître que les biens du corps ne sont
nullement négligeables et qu'eux-mêmes, en les appelant «indiffé
rents», «préférables», ou «objets à prendre», ont procédé à des
changements terminologiques, non à une véritable innovation phi
losophique 126. Le propre du stoïcisme serait donc d'avoir inventé
un langage se caractérisant par une austérité de façade et par son
inadéquation à la vie quotidienne127 : «Tout cela ne peut en aucune
façon avoir cours ni à la ville, ni au forum, ni au sénat. Pourrait-on
en effet souffrir le langage d'un homme qui se prétendrait l'inven
teur d'un nouveau genre de vie austère et sage en se bornant à
changer le nom des choses? et qui, pensant comme toute le monde
et attribuant aux choses la même signification (que tout le monde),
mettrait sur ces choses d'autres noms, et se contenterait de chan
gerles mots, sans rien retrancher des opinions». En somme, la cor-
rectio de Zenon aurait eu pour unique effet de rendre la plus ra
isonnable des philosophies, celle de son maître Polémon, incompréh
ensibleau plus grande nombre;
- ou bien ils modifient le sens de Γοίκείωσις et ils interprè
tent l'instinct naturel comme le désir d'un être de conserver non
pas l'intégralité de sa constitution, mais ce qu'il y a de meilleur en

124 Sur cette question on se reportera à l'article de T. Irwin, Stoic and Aris
totelian conceptions of happiness, dans The norms of Nature, (p. 205-244),
p. 231 sq.
125 Cf. ibid., 8, 20 : sumenda potins quant expetenda.
126 Ibid., 21, 60: «il (Zenon) s'est laissé séduire par la magnificence et la
pompe des mots. Si ce qu'il dit il le pensait en donnant aux mots leur sens véri
table, quelle différence y aurait-il entre lui et Pyrrhon ou Ariston? Si au contrai
re il ne les approuvait pas ... à quoi bon cette discordance de langage?»
127 Ibid., 9, 21 : (Haec uideîicet est correctio philosophiae ueteris et emenda-
tio) quae ontnino aditum habere nullum potest in urbem, in forum, in curiam.
Quis enim ferre posset ita loquentem eum qui se auctorem uitae grauiter et
sapienter agendae profiteretur, nomina rerum commutantem, cum idem sentirei
quod omnes, quibus rebus eandem uim tribueret alia nomina imponentem, uerba
modo mutantem, de opinionibus nihil detrahentem ?
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 417

lui. Ainsi se trouverait justifié le refus de valoriser tout ce qui ne


relève pas de la rationalité, mais les Stoïciens seraient-ils plus
cohérents pour autant? Aux yeux de Cicéron, dans le De finibus, ils
n'auraient fait là que passer d'un illogisme à un autre128: «com
ment parler de ce qu'il y a de meilleur, demande-t-il, si d'autre part
il n'y a rien qui soit bon?». A travers cette formule frappée au coin
de l'évidence et du bon sens, se trouve exprimée l'objection de la
περιτροπή, la récusation d'une vertu qui ne tirerait sa perfection
que d'elle-même et se manifesterait dans un monde auquel elle
serait indifférente129. Par ailleurs, cette position philosophique
n'aurait même pas le mérite d'être originale, puisqu'en raisonnant
ansi, les Stoïciens ne feraient que rejoindre les indifférentistes dans
leur exigence morale aberrante à force d'être exclusive. L'alternati
ve est donc ainsi définitivement posée : le système stoïcien étant
accusé de n'exister que par l'ambiguïté, les philosophes qui s'en
réclament sont sommés de choisir entre les «Anciens» d'une part,
Pyrrhon, Ariston et Erillus de l'autre.

Tout comme la critique de l'épicurisme était fondée sur la défi


nition du plaisir, celle du stoïcisme pose, à travers la mise en év
idence des contradictions de celui-ci, le problème des rapports du
langage et de l'être. Nous ne reviendrons pas sur l'origine de l'a
ccusation de plagiat, dont nous pensons avoir montré qu'elle fut
lancée par l'Académie contre Zenon du vivant même de celui-ci,
mais nous croyons qu'il faut dépasser l'aspect anecdotique et l'ar-
rière-plan psychologique de cette controverse pour en retenir la
signification philosophique 13°. Il nous semble, en effet, que les Pla
toniciens ont essayé de démontrer que Zenon incarnait une attitude
que le fondateur de leur école condamnait avec vigueur, celle de
l'homme qui se préoccupe de changer les mots, on dirait au
jourd'hui les signifiants, au lieu de chercher à atteindre l'être à tra
vers eux. Aux textes que nous avons cités ailleurs pour illustrer ce
mépris platonicien du mot, nous ajouterons ici un passage de la
lettre VII, qui reprend l'un des thèmes du Cratyle131 : «Nous disons
que le mot n'a nulle part aucune fixité. Qui empêche d'appeler

128 Ibid., 13, 34 : Quo modo autem optimum, si bonum praeterea nullum est.
129 La dialectique de la Nouvelle Académie était donc orientée de telle sorte
que les Stoïciens se voyaient faire le procès qu'ils avaient eux-mêmes fait à Aris
tonet Erillus.
130 Nous avions déjà signalé la nécessité d'aller vers une interprétation phi
losophique de l'accusation de plagiat, cf. La dialectique. . ., p. 125.
131 Platon, Ep., VII, 343 a-b (cf. Cratyle, 384 d-e) : "Ονομα τε αυτών φαμεν
ουδέν ούδενί βέβαιον είναι, κωλύειν δ" ουδέν τα νυν στρογγυλά καλούμενα ευθέα
κεκλήσθαι τά τε ευθέα δή στρογγυλά και ουδέν ήττον βεβαίως εξειν τοΐς μεταθε-
μένοις και έναντίως καλουσιν.
418 L'ÉTHIQUE

droit ce que nous appelons circulaire ou circulaire ce que nous


appelons droit?» Zenon a commis aux yeux des Académiciens l'e
rreur de croire qu'il suffisait de changer les mots pour forger une
doctrine originale; en mésusant ainsi du langage, il s'est enfermé
lui-même dans un piège : incapable d'avouer son forfait, il l'est
tout autant d'assumer véritablement l'indifférentisme qui devrait
logiquement découler de cette nouvelle terminologie. Au terme du
livre IV le stoïcisme apparaît comme le produit nécessairement
ambigu d'une démarche intellectuellement contestable.

Anthropologie et axiologie dans le De finibus

Signification et fonction du dualisme

La critique du stoïcisme et de l'épicurisme aboutit donc à un


même constat d'échec en ce qui concerne la prétention de ces doc
trines à déduire le souverain bien du message originel de la natu
re : partis du plaisir, les Épicuriens aboutissent à l'absence de dou
leur et les Stoïciens oublient les prima naturae au profit d'un τέλος
purement spirituel. Dans un cas comme dans l'autre, la dialectique
académicienne a démontré que ce qui se présentait comme parfai
tement cohérent était en réalité double et contradictoire. Alors
même que ces dogmatiques prétendaient prendre en charge l'hom
me dans sa totalité pour se conformer aux «recommandations pre
mières» de la nature, ils ont, en réalité, fait fi de l'observation de la
réalité et réduit l'homme à ce qui n'est qu'une partie de lui-même.
En effet, que les Épicuriens prônent le plaisir statique ou le plaisir
cinétique, qu'ils exaltent le déchaînement des sens ou l'absence de
douleur, ils oublient que ce qui est essentiel en l'homme, ce qui le
différencie des autres êtres animés, c'est la raison. Et si les Stoï
ciens croient vraiment ce qu'ils affirment, s'il n'y a pour eux d'au
trebien que Yhonestum, alors ils réduisent l'homme à la raison et
ils négligent le corps qui, même s'il est infiniment moins précieux
que l'âme, ne peut cependant être totalement négligé. Certes, ces
doctrines ne peuvent être mises sur un pied d'égalité et il est cer
tain que le Jardin est attaqué avec beaucoup plus de dureté que le
Portique, mais pour Cicéron il y a dans les deux cas la même
erreur de méthode, la même infidélité aux principes que l'on s'était
soi-même fixés. Aux uns comme aux autres il oppose en des termes
très proches une même conception dualiste de l'homme qu'il dit
avoir été celle des «Anciens», et tout particulièrement d'Aristote.
Parce que ce dualisme sert d'élément de référence, de critère à la
réfutation des doctrines de Zenon et d'Épicure, nous allons essayer
d'en approfondir le sens, mais non sans avoir auparavant remar-
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 419

que que l'utilisation de cette doctrine pour révéler les contradic


tions du stoïcisme et de l'épicurisme ne signifie pas pour autant
que Cicéron la considère comme vraie dans l'absolu. On ne peut
oublier, en effet, que l'appréciation positive qu'il porte sur elle est
liée à l'acceptation d'une interprétation dualiste du dogme de la
conciliatio 132. Si, comme tout ce qui vit, l'homme cherche à assurer
la permanence de son être et si celui-ci se définit par l'union d'un
corps et d'une âme, alors la morale des Antiqui est la seule dont le
souverain bien soit correctement déduit de principes naturels.
Mais, précisément, le postulat est-il acceptable, l'être humain est-il
soumis à la même loi que les animaux et surtout, ne peut-il être
défini autrement que par le dualisme? Autrement dit, une fois que
la supériorité des Antiqui sur les Épicuriens et les Stoïciens aura
été provisoirement affirmée, il faudra continuer la recherche, s'i
nterroger sur la proposition initiale et, partant, sur la validité des
conclusions qui en ont été tirées. Le livre IV, si élogieux à l'égard
des «Anciens», contient donc déjà en germe la critique qui sera fai
te de ceux-ci au livre V, dans la réponse au discours de Pison.
Le grand mérite des «Anciens» est donc pour l'Arpinate
d'avoir su reconnaître, contrairement aux deux autres écoles, que
l'homme ne peut être réduit ni à son âme ni à son corps. On serait
cependant déçu si l'on recherchait chez lui l'expression des diffé
rentes manières dont le Stagirite a conçu les rapports de l'âme et
du corps passant, si l'on en croit la théorie - fortement contestée
aujourd'hui - de F. Nuyens, d'une position platonicienne à la théor
iede l'âme comme forme du corps, telle que nous la trouvons
exposée dans le De anima*33. Cicéron, au contraire, fidèle à la
méthode de la Nouvelle Académie, se refuse à traiter dans des
ouvrages moraux de ce qui relève de la physique, d'où une formule

132 Celui-ci est ainsi exprimé en Fin., IV, 7, 16 : Omnis natura uult esse
conseruatrix sui, ut et salua sit et in genere conseruetur suo. . . Tout le problème
est donc dans la définition de la nature humaine. Cicéron accepte provisoire
ment l'anthropologie dualiste des Antiqui, mais celle-ci n'a pas pour lui de
valeur absolue, elle est à la fois une arme contre la prétention du stoïcisme à la
certitude et un moyen de faire progresser une réflexion qui ne se reconnaît
entièrement ni dans l'éthique d'Antiochus ni dans celle du Portique.
133 F. Nuyens, L'évolution de la psychologie d'Aristote, Paris-Louvain, 1948.
La critique de Nuyens a été faite par W.F.R. Hardie, Aristotle's treatment of the
relation between the soul and the body, dans PhO, 14, 1964, p. 53-72. Hardie
reproche essentiellement à Nuyens d'être victime de l'illusion d'une évolution
linéaire de la pensée d'Aristote. La thèse de la permanence d'Aristote dans le
dualisme a été récemment défendue par H. Robinson, Aristotelian dualism, dans
OSAPh, 1, 1983, p. 123-144, qui, avec un certain nombre de nuances, rapproche
Aristote de Descartes.
420 L'ÉTHIQUE

volontaiment imprécise134: ex animo constamus et corpore, quae


sunt cuiusdam modi, ce qui est une manière élégante d'indiquer
que le délicat problème de la présence en un même être de deux
réalités différentes ne sera pas traité à cet endroit. Il serait cepen
dantinexact d'affirmer que l'Arpinate exclut de sa réflexion sur le
souverain bien toute considération sur les rapports de l'âme et du
corps; en fait, il procède de manière allusive ou imagée, comme
nous le montrerons à travers deux exemples.
Au § 28, après avoir reproché aux Stoïciens d'être totalement
indifférents au corps et de fixer à l'homme un souverain bien ne
concernant que sa raison, il imagine un être animé qui ne serait
qu'une âme et il ne conclut que même pour celui-ci le τέλος stoï
cien serait inadéquat, «car de quelque sorte qu'on imagine un ani
mal, fût-il même, selon notre hypothèse, dépourvu de corps, il est
nécessaire qu'il y ait dans l'âme des analogues à ce qu'il y a dans le
corps»135. Cette relation d'analogie entre l'âme et le corps avait une
grande importance dans la philosophie antique, à tel point qu'elle
devint un lieu commun sous la forme de la comparaison entre la
médecine et la philosophie. Déjà présente chez Platon, elle occupe
une place centrale chez Aristote, pour qui la vertu de l'âme n'est
rien d'autre que son fonctionnement parfait, tout comme se définit
ainsi la vertu de l'œil, ou de n'importe quelle partie du corps136.
Mais elle fut également reprise par les Stoïciens eux-mêmes : Chry-
sippe disait, ce qui ravit son adversaire Galien, qu'à l'instar du
corps l'âme connaît l'atonie et l'eutonie137. En formulant l'hypothè
se d'un être désincarné, mais qui serait néanmoins soumis au
besoin et au désir, Cicéron exprime l'opinion des «Anciens» sur la
relation âme-corps, mais surtout il invite les Stoïciens à être logi
ques avec eux-mêmes à assumer cette unité de la φύσις dont ils
font si grand cas. A partir du moment où tout ce qui vit est soumis
à une seule et même règle, il leur est interdit de soustraire l'âme à
celle-ci. A quoi les Stoïciens pourront répondre qu'il s'agit là d'une

134 Cicéron, Fin., IV, 10, 25.


135 Ibid., 11, 28: Cuiuscumque enim modi animal constitueris, necesse est,
etiamsi id sine corpore sit, ut fingimus, tarnen esse in animo quaedam similia
eorum quae sunt in corpore. . .
136 Sur cette question, cf. P. Grenet, Les origines de l'analogie philosophique
dans les dialogues de Platon, Paris, 1948; F. Wehrli, Ethik und Medizin, zur Vor
geschichte der aristotelischen Mesonlehre, dans ΜΗ, 8, 1951, p. 36-62; G.E.R.
Lloyd, The role of medical and biological analogies in Aristotle's ethics, dans
Phronesis, 13, 1968, 68-83; W.Fiedler, Analogiemodelle bei Aristoteles, Amster
dam, 1978; J. Pigeaud, La maladie de l'âme, Paris, 1981.
137 Cf. Galien, Hipp, et Plat, deer., V, 2, 26 = S.V.F., III, 471. Galien se sert de
cette position pour critiquer «certains Stoïciens» qui refusaient l'analogie entre
le corps et l'âme.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 421

conception bien étroite de Γοίκείωσις et que l'effort de la raison


pour demeurer elle-même n'implique pas la perte de son autono
mie par rapport au monde extérieur.
Notre second exemple se trouve à la fois dans le livre IV et
dans le livre V et il contient une illustration des rapports de l'âme
et du corps à travers une métaphore dont le caractère subtil expli
quequ'elle n'ait pas toujours été bien comprise138. Ainsi A. Lörcher
n'a pas hésité à affirmer à son propos : hier ist alles schief, stump
und sinnlos, et Dirlmeir s'est montré à peine plus indulgent en pré
tendant que cette obscurité devait être le fait de la source grecque,
qui selon lui, avait maladroitement agencé un certain nombre de
concepts philosophiques139. En fait, contrairement à ce que pen
saient ces savants, la métaphore cicéronienne est parfaitement clai
re. Elle vise à rappeler ce qu'il y a d'animal et même de végétal,
c'est-à-dire de vivant élémentaire, en l'homme et à souligner que
dans la nature il n'existe aucune rupture, car une forme de vie
nouvelle et plus complexe n'implique pas la disparition de la précé
dente, mais inclut celle-ci en la dépassant. En prenant comme
point de départ la vigne, qui est ici le symbole du règne végétal,
Cicéron imagine une évolution par accumulation qui doterait celle-
ci d'abord de sens, puis de raison, et finirait par la transformer en
son propre viticulteur. La fin dernière de cette vigne varierait en
fonction de ces modifications : purement végétale, elle ne serait
rien d'autre que ce que son vigneron voudrait qu'elle fût, puis,
enrichie de sens, elle aurait la même ορμή qu'un animal, sans pour
cela négliger la plante qui demeurerait en elle, et enfin, si elle
venait à être douée de raison, elle rechercherait un souverain bien
conforme à ce nouvel élément, mais en tenant compte des deux
stades précédents140. L'homme n'est donc pas seulement un être
rationnel, il contient en lui tous les degrés de la hiérarchie de la
vie141 : «le point de départ a été l'acte par lequel la nature nous a
primitivement confiés à nous-mêmes, puis par de nombreux degrés
une ascension s'est faite, qui a permis de monter jusqu'au sommet

138 Cicéron, op. cit., IV, 14, 38-39 et V, 14, 39-40.


139 A. Lörcher, op. cit., p. 129, et F. Dirlmeier, op. cit., p. 61.
140 Entre les deux textes où se trouve la métaphore de la vigne on peut
décler une différence de présentation. Dans le livre IV cette métaphore est
exprimée en privilégiant la relation φύσις/τέχνη, conçue en termes aristotéli
ciens, cf. Dirlmeier, op. cit., p. 61. En revanche, dans le livre V, la part faite au
vigneron est bien moindre et la problématique apparaît beaucoup plus direct
ementtéléologique.
141 Cicéron, Fin., V, 14, 41 : (extremum omnium appetendorum) ... α prima
commendatione naturae multis gradibus ascendit, ut ad summum perueniret,
quod cumulatur ex integritate corporis et ex mentis ratione perfecta.
422 L'ÉTHIQUE

que forment par leur union l'intégrité du corps et la perfection de


l'intelligence rationnelle».
Cette idée que l'homme, l'être le plus parfait de la nature,
contient en lui tous les autres êtres, aura une destinée philosophi
que remarquable, et elle sera notamment reprise par Schopen
hauer dans un très beau texte142: «la nature va s'élevant constam
ment depuis l'action mécanique et chimique du règne inorganique
jusqu'au règne végétal avec ses sourdes jouissances de soi-même;
d'ici au règne animal avec lequel s'élève l'aurore de l'intelligence et
de la conscience; puis, à partir de ces faibles commencements,
montant degré à degré, toujours plus haut, pour arriver enfin, par
un dernier et suprême effort à l'homme, dans l'intellect duquel elle
atteint alors le point culminant et le but de ses créations, donnant
ainsi ce qu'elle peut produire de plus parfait et de plus difficile».
Quelle fut donc l'origine de cette conception de la nature? Pour
Cicéron, elle faisait partie de la doctrine des Antiqui. Il est exact
que l'on trouve le fondement de cette scala naturae chez Aristote,
qui indique ce que l'homme a de commun avec la plante et l'an
imal pour mieux mettre en évidence son bien propre, la raison143.
Mais, tout comme pour la relation d'analogie, Cicéron n'oppose
pas aux Stoïciens une théorie qui leur serait parfaitement étrangèr
e, il cherche à les mettre en contradiction avec eux-mêmes, à leur
faire tirer les conséquences qu'il estime correctes de leur propres
dogmes. La métaphore de la vigne, comme image des différents
degrés de la nature, n'était pas inacceptable pour un Stoïcien, bien
au contraire, et il est même possible qu'elle ait été élaborée dans le
Portique, avant d'être utilisée par d'autres philosophes. Cet accord
sur la situation de l'homme dans la nature, au sommet de la hié
rarchie des êtres, mais cherchant comme tous les autres à se pré
server lui-même, ne rend que plus flagrant le dissensus sur la
morale à construire à partir de ces données. Au Cicéron porte-
parole des «Anciens», qui définit le souverain bien par l'intégrité
du corps et la perfection de la raison, le Stoïcien Sénèque répond,

142 Schopenhauer, Aphorismes. . ., p. 21, n. 1. La grande différence entre ce


philosophe et les penseurs antiques est que pour lui « la faculté de souffrir aug
mente en même temps que s'élève le degré d'intelligence», alors que dans la
philosophie ancienne un plus grand savoir entraîne nécessairement une plus
grande sérénité.
143 Cf. Aristote, Eth. Nie, 1, 7, 1098 a 12-13: το μεν γαρ ζην κοινον είναι
φαίνεται και τοις φυτοίς, ζητείται δέ το ίδιον · άφοριστεόν άρα την θρεπτικήν και
αύξητκήν ζωήν · επομένη δέ αισθητική τις άν είη · φαίνεται δέ και αυτή κοινή και
ϊππφ και βοΐ και παντί ζφφ ■ λείπεται δή πρακτική τις τοΰ λόγον έχοντος. Sur la
scala naturae, cf. Β. Inwood, Ethics. . ., p. 18-27, qui souligne la similarité qui
existe entre le De anima, II, 2-3, et la théorie stoïcienne.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 423

dans un contexte métaphorique très proche, que seul l'homme (à


l'exception évidemment de Dieu) est un être de raison et que, par
conséquent, il est le seul chez qui puisse exister le bien véritable, la
vertu 144.
On peut donc dire sans paradoxe excessif que le dualisme aca-
démico-péripatéticien des livres IV et V du De finibus est double
mentunitaire, puisque l'âme et le corps, bien qu'ayant une valeur
différente, procèdent d'une même nature, et que, par ailleurs,
l'homme se perçoit comme pleinement responsable de tout ce qui
compose son être. Dans une telle perspective, la morale humaine
n'est que l'expression de l'évolution par accumulation qui caractér
ise la nature; dans l'éthique comme dans la φύσις il n'y a pas de
saut qualitatif, mais une sorte d'arithmétique qui ne néglige aucun
élément 145 : « une petite pièce de monnaie », réplique Cicéron à Ca-
ton, «disparaît au milieu des trésors de Crésus; oui, mais elle est
une partie de ce trésor. Qu'elles deviennent indiscernables aussi
dans la vie heureuse les choses que nous disons être selon la natur
e, je le veux bien, mais à condition qu'elles soient une partie de la
vie heureuse». Cette anthropologie, cette éthique sont aux yeux de
Cicéron celles du bon sens, celles dont il est possible de faire état
devant l'assemblée du peuple sans choquer ou rencontrer l'incom
préhension, parce qu'elles se situent à égale distance de l'épicuris-
me qui ignore l'âme et du stoïcisme qui néglige le corps. Bien plus,
il y a chez lui l'idée que la nature et l'histoire offrent une résistan
ce à ceux qui veulent réduire l'homme à un seul principe, et qu'el
les les contraignent à tenter maladroitement de pallier le caractère

144 Sénèque, Ep., 124, 8 : Quare autem bonum in arbore animalique muto
non est? quia nec ratio. L'argument stoïcien pour refuser toute valeur réelle à
ce qui dans l'homme n'est pas spécifiquement humain est que le bien véritable
ne se révèle que dans l'achèvement. Une telle conception confirme l'originalité
de l'idée stoïcienne du temps, qui devient «comme le lieu de l'achèvement brus
queet immédiat» (V. Goldschmidt, op. cit., p. 217). Le thème de la hiérarchie de
la nature dans sa version stoïcienne est développé par Diog. Laërce, VII, 86. Il
est fort probable qu'il remonte au traité de Zenon, περί άνθρωπου φύσεως, puis
que celui-ci est cité au début du § 87. D. Babut nous a signalé qu'une idée analo
gue à celle exprimée par Cicéron dans les livres IV et V du De finibus se trouve
attribuée aux Stoïciens et retournée contre eux dans Plutarque, De uirt. mor.,
12, 451 b sq.; cf. sur ce point l'introduction à l'édition qu'il a donnée de ce trai
té,Plutarque, De la vertu éthique, Paris, 1969, p. 62-64.
145 Cicéron, Fin., IV, 12, 31 : Hummus in Croesi diuitiis obscuratur, pars est
tarnen diuitiarum. Quare obscurentur etiam haec, quae secundum naturam esse
dicimus, in uita beata : sint modo partes uitae beatae. Cicéron reprend ainsi, en
l'interprétant autrement, la métaphore utilisée par Caton en III, 14, 45. Pour
celui-ci, qui exprime la pensée d'Antipater, la position consistant à accorder une
très petite valeur aux πρώτα κατά φύσιν n'empêche pas qu'il y ait un saut qualit
atifentre eux et le souverain bien.
424 L'ÉTHIQUE

réducteur de leur pensée. Ceux qui définissent l'être humain par la


matière et la recherche du plaisir parfait doivent expliquer com
ment ils préservent les valeurs morales, tandis que ceux qui ne tien
nent compte que de la raison sont confrontés à la réalité des
valeurs du corps, telles la santé ou l'absence de douleur. L'Épicur
ien ne considère pas la justice ou l'amitié comme des vertus trans
cendantes, mais il ne les rejette pas pour autant, puisqu'il les justi
fie et les exprime en fonction du principe fondamental de son sys
tème. Le Stoïcien ne tient pas la santé pour un bien, étant donné
qu'elle n'est rien au regard du bien moral, mais il ne nie pas pour
autant qu'elle soit préférable à la douleur. Pour le Cicéron du De
finibus, il n'y a là que de vaines tentatives destinées à dissimuler la
faute majeure de ces systèmes, leur appréciation inexacte de ce
qu'est la nature humaine. Sa position est celle d'un réalisme des
valeurs fondé, dans la tradition aristotélicienne, sur l'observation
de la nature et la volonté de mener à leur fin les données de celle-
ci. Mais surtout, il utilise pour mettre en lumière ce qu'il considère
comme une hypocrisie ou une supercherie, une dialectique que
nous avons vue à l'œuvre sur le problème du souverain bien et
dont nous voudrions montrer à travers quelques exemples com
ment elle est employée dans le domaine de l'axiologie.

Les contradictions de l'axiologie épicurienne

«Vos vertus, avec toute leur excellence et toute leur beauté, si


elles ne produisaient pas du plaisir, qui les trouverait dignes d'être
louées ou d'être recherchées?», dit au § 42 de son discours Torqua-
tus à Cicéron. Pour les Épicuriens, en effet, les vertus sont compar
ables à l'art du médecin ou du pilote, ce sont des techniques qui
ont leur fin en dehors d'elles-mêmes et qui n'existent que parce
qu'elles permettent de vaincre ce que Lucrèce appelle «les terreurs
de l'esprit » et donc de parvenir au plus grand plaisir possible, cette
béatitude qui n'est possible qu'une fois «le feu de tous les désirs
éteint»146. Si la φρόνησις est à leurs yeux supérieure à toutes les
autres vertus, c'est précisément parce qu'elle enseigne comment
rejeter les plaisirs qui entraînent des douleurs et qu'elle est donc la
condition même d'une vie heureuse. Contrairement, en effet, aux

146 Lucrèce, Nat. re., Ill, 16, dans l'éloge d'Épicure : diffugiunt animi terro-
res. La proposition omnium cupiditatum ardore restincto se trouve en Fin., I, 13,
43. Sur la nature «technique» des vertus épicuriennes, cf. Diog. Laërce, X, 138
= Usener 504 : Δια δέ τήν ήδονήν και τας άρετας αίρεΐσθαι, ού δί αύτάς. Pour
une analyse détaillée de cette question, on se reportera à V. Glodschmidt, La
doctrine d'Épicure et le droit, Paris, 1977, p. 144 sq.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 425

Cyrénaïques qui se refusent à établir des distinctions entre les plai


sirs, l'Épicurien sait, comme le recommande Epicure dans sa lettre
à Ménécée, procéder à propos de chaque plaisir à une sage consi
dération de l'avantage et du désagrément qu'il procure, et il n'hési
te pas à sacrifier le plaisir présent, lorsque celui-ci entraîne de trop
grandes douleurs 147. Cicéron, au contraire, rejette une- telle concept
ion de la vertu à la fois comme philosophe et comme défenseur
des valeurs de la res republica. Bien sûr, il se situe dans la tradition
de Socrate, lequel avait condamné sans nuance les gens devenus
tempérants «en quelque sorte par dérèglement», ceux qui ne peu
vent dominer certains plaisirs que parce qu'ils acceptent de suc
comber à d'autres148. Mais l'autonomie de la vertu par rapport au
plaisir, et d'une manière plus générale, par rapport aux intérêts de
l'individu, n'est pas seulement chez lui une conviction théorique,
elle relève du mos maiorutn, conçu comme un idéal de dévoue
ment,de sacrifice même, à la patrie. Il avait déjà dans le Pro Sestio
reproché à l'Épicurien Pison un mépris absolu pour cette tradition,
c'est-à-dire pour «les hommes qui soutiennent qu'il faut se consa
crerà une activité honorable, veiller aux intérêts de l'Etat, tenir
compte du devoir, non de l'intérêt, dans toutes les circonstances de
la vie, affronter les périls pour la patrie, recevoir des coups, ri
squer sa vie» et il avait opposé à la scélératesse d'un si détestable
consul sa propre abnégation149. Comment philosophie et tradition
nationale sont-elles agencées dans la critique de l'axiologie épicu
rienne? C'est ce que nous voudrions montrer en analysant les
objections qu'il adresse à la théorie du courage et de l'amitié
qu'avait exposée Torquatus.
Origène a défini le courage épicurien en disant qu'il consiste à
supporter certains maux pour en éviter de plus grands, et, de
manière plus précise, les philosophes du Jardin ont vu la justifica
tion de cette vertu dans le désir d'échapper à la plus angoissante
des craintes, celle de la mort, dont Lucrèce dit qu'elle pénètre les
humains d'une telle haine de la vie «qu'ils se donnent volontaire
ment la mort dans l'excès de leur détresse, oubliant que la source
de leurs peines est cette crainte même»150. L'acte courageux est en

147 Cf. Diog. Laërce, X, 130.


148 Platon, Phédon, 68 e.
149 Cicéron, Pro Sestio, 10, 23 : eos autem qui dicerent dignitati esse seruien-
dum, rei publicae consulendum, officii rationem in omnt uita, non commodi esse
ducendam, adeunda pro patria pericula, uulnera excipienda, mortem oppeten-
dam, uaticinari atque insanire dicebat.
150 Origène, Contre Celse, V, 47, p. 270 Hoesch = Usener 516; Lucrèce, Re.
nat., III, 81-82 :
ut sibi consciscant maerenti pectore letum,
426 L'ÉTHIQUE

lui-même difficile, il comporte une part de souffrance inéluctable


et il n'a de sens aux yeux d'un Épicurien que par la sérénité qu'il
donne à l'âme en la fortifiant contre ce qui est ressenti, à tort,
comme le plus terrible des malheurs. Le courage n'est donc, mal
gré les apparences, qu'une des formes du νήφων λογισμός, du cal
cul raisonné des plaisirs, source de toute la vie morale151.
On constate à la lecture des traités antiépicuriens de Plutarque
que les adversaires grecs du Jardin utilisaient contre celui-ci de
nombreux exempta, dans le but de montrer que l'attitude des
grands héros comme Épaminondas, Alexandre ou Agésilas, était
irréductible à la recherche du plaisir corporel et que leur vie const
ituait une réfutation concrète de l'épicurisme 152. Lorsque Cicéron
invoque donc pour ruiner la doctrine épicurienne du courage les
actions d'éclat de grands personnages de l'histoire de Rome, com
me Publius Décius ou la lignée des Torquati, il ne fait apparem
ment que reprendre le procédé en substituant des Romains à des
Grecs, et cela d'autant plus habilement qu'il met en contradiction
le défenseur de l'épicurisme avec ses ancêtres et avec lui-même.
Mais ce parallélisme, qui réduirait l'Arpinate au rôle d'habile adapt
ateur, nous semble devoir être fortement nuancé. En effet, alors
que Plutarque traite les exemples de ces héros comme autant de
cas individuels, qu'il analyse selon des concepts philosophiques et
en affirmant que ces hommes exceptionnels étaient mus par la
recherche des formes les plus hautes du plaisir, celle que procu
rentla gloire ou la reconnaissance d'autrui, Cicéron oppose à l'ép
icurisme non pas des exploits isolés, mais l'histoire de Rome, ses
valeurs dont les individus qu'il cite furent les défenseurs et les
témoins; ce n'est évidemment pas par hasard qu'il mentionne la
mort de Lucrèce et la révolte du peuple romain tout entier origine
de la libertas153. Bien plus, en parlant des Grecs, il dit à Torqua-

obliti fontem curarum hune esse timorem.


Ces vers sont proches de ce que dit Torquatus de la crainte de la mort : ob eam-
que débilitaient animi multi parentes, multi amicos, non nulli patriam, plerique
autem se ipsos penitus perdiderunt (Fin., I, 15, 49).
151 Cf. supra, n. 147.
152 Cf. Plutarque, Non posse..., 16, 1098 ab; 17, 1099 cd; Adu. Col., 32,
1126d; 33, 1127 a; An recte. . ., 3, 1128 f; il est à remarquer que Cicéron lui-
même fait allusion aux exemples grecs en soulignant leur petit nombre, cf. Fin.,
II, 19, 62 : Graecis hoc modicum est, Leonidas, Epaminondas, très aliqui aut
quattuor.
153 Plutarque, Non posse. . ., 17, 1099 cd, dit que pour les héros les πρακτικού
και φιλότιμοι ήδοναί sont si grandes qu'elles éclipsent totalement les plaisirs du
corps. Pour le Cicéron du De finibus II, aucune forme de plaisir n'est recher
chéepar les héros ; il y a là au moins une nuance par rapport au Songe de Sci-
pion, où la recherche de la gloire était magnifiée. L'évocation de Brutus et de la
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 427

tus154 : «il y a quelque chose qui ne nous est pas permis à nous, qui
leur est permis à eux»: un Romain, héritier des uiri boni qui ont
prouvé dans l'action ce que les philosophes cherchent à fonder
dans la théorie, ne peut outrager leur mémoire en réduisant leur
conduite à des motivations égoïstes, il ne lui est pas moralement
permis de prétendre que leur courage avait en réalité comme fin la
recherche du plaisir. Cependant cette exaltation des valeurs romai
nes n'est pas le simple rappel de la tradition et tout ce passage
nous paraît confirmer ce qu'a finement observé M. Bellincioni à
propos d'un autre texte155: sulla realtà che descrive egli entende
sopratutto incidere in senso formativo. Cicéron ne se contente pas
de rappeler le mos maiorum et de l'utiliser comme le plus puissant
des arguments, imperceptiblement il le modèle, il en exprime l'e
ssence à travers des notations qui sont autant de ponts jetés vers la
philosophie. Il nous suffira pour le montrer de citer ici deux phras
esqui, situées à quelques paragraphes d'intervalle, paraissent
contradictoires et qui, en réalité, préparent la définition du coura
ge telle qu'elle sera donnée dans le De officiis 156 :
Fin., II, 19, 60 : «Et les hommes de courage, font-ils des supput
ations de plaisirs, quand ils marchent au combat, quand ils ver
sent leur sang pour la patrie? N'est-ce pas plutôt une certaine
ardeur, un certain élan qui les excite?».
Cette présentation de la fortitudo comme d'un mouvement
trouvant sa justification dans la noblesse de sa fin va à l'encontre
non seulement de l'utilitarisme épicurien, mais aussi de l'interpré
tation du courage civique proposée par Aristote157. Celui-ci, en
effet, tout en reconnaissant que la fin du courage est nécessaire
ment belle, affirme cependant que si les citoyens se battent coura
geusement, c'est aussi par crainte des peines infligées par la loi.

conquête de la libertas se situe en 20, 66. Elle a une importance politique certai
ne dans le contexte de la dictature césarienne.
154 Ibid., 21, 68 : sed tarnen est aliquid quod nobis non liceat, liceat Ulis.
155 M. Bellincioni, op. cit., p. 101, à propos du Lélius.
156 Cicéron, Fin., II, 19, 60 : Quid? Fortes uiri uoluptatumne calculis subduc-
tis proélium ineunt, sanguinem pro patria profundunt, an quodam animi ardore
atque impetu concitati? Ibid., 22, 73 : Sed ad illum redeo. Si uoluptatis causa cum
Gallo apud Anienem depugnauit prouocatus . . . ullam ob causant nisi quod ei
talia facta digna uiro uidebantur, fortem non puto; Off., I, 19, 62-63 : Sed ea ani
mi elatio quae cernitur in periculis et laboribus, si iustitia uacat pugnatque non
pro salute communi, sed pro suis commodis, in uitio est; non modo id enim uir-
tutis non est, sed est potius immanitatis omnem humanitatem repellentis. Itaque
probe definitur a stoicis fortitudo cum earn uirtutem esse dicunt propugnantem
pro aequitate.
157 Aristote, Eth. Nie, III, 8, 1116a 18-20. Sur le concept de courage chez
Aristote, cf. D. Charles, op. cit., p. 166-167.
428 L'ÉTHIQUE

Cicéron, au contraire, cite des exemples de courage qui sont des


actes de sacrifice dans lesquels n'intervient aucune autre motivat
ion que le désir de protéger la res publica.
Fin., II, 22, 73 : «Mais revenons à Torquatus. Si c'est en vue du
plaisir que sur les bords de l'Anio, il s'est battu avec le Gaulois qui
l'avait défié, et s'il a obéi ... à un autre motif qu'à l'idée qu'un
pareil exploit étant à ses yeux digne d'un homme véritable, je ne le
tiens pas pour courageux».
Bien que la relation uir/uirtus ne soit pas explicitement ment
ionnée, elle est très fortement présente dans ce passage. Or, en
même temps qu'il se réfère ainsi aux valeurs de la cité, présentes
dans la langue de celle-ci, l'Arpinate est très proche de la concept
ion stoïcienne de la vertu, définie comme étant la nature même de
l'homme et, à ce titre, ne nécessitant aucune sollicitation extérieur
e. Torquatus apparaît ainsi comme la vivante illustration de la uir-
tus tota in usu sui posita, mais cette vertu a toujours comme arriè
re-plan le dévouement à la communauté. C'est ce qui sera affirmé
avec plus de force encore dans le De officiis :
Off., I, 19, 62 : «Mais cette élévation d'âme que l'on reconnaît
dans les dangers et les travaux, si elle est dépourvue de justice et
combat non pas pour le salut commun, mais pour ses propres inté
rêts, elle est en faute; non seulement, en effet, cela n'est point le
fait de la vertu, mais c'est plutôt le fait d'une sauvagerie qui rejette
tout sentiment d'humanité. Aussi le courage est-il bien défini par
les Stoïciens lorsqu'ils disent que cette vertu milite au service de
l'équité».
Toute la réflexion de Panétius-Cicéron sur le courage, fondée
autant sur Platon que sur le système stoïcien, est construite sur
l'idée que, si à l'origine de cette vertu il y a l'élan, la ορμή elle ne
peut exister en tant que telle sans la justice158. Mais dans la pers
pective panétienne, le courage n'est pas réservé au sage, il a pour
domaine d'expression privilégié la res publica, cette communauté
dont il est dit ailleurs qu'il convient qu'elle soit plus chère à l'hom
me que lui-même159. L'enracinement de la vertu de courage à la
fois dans la nature humaine et dans l'appartenance de l'individu à
une communauté donnée, qui était en filigrane dans les exempta du
De finibus, trouve donc ici son expression théorique la plus achev
ée.Sénèque reprendra à sa façon ce syncrétisme du mos maiorum
et de la morale stoïcienne, lorsque, dans un passage du De vita bea-

158 Platon est cité immédiatement après, au § 63, où est reproduit un passa
ge
du Lâches, 182 e- 183 a.
159 Cicéron, Fin., III, 19, 64.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 429

ta que nous avons déjà cité, il parlera de la vertu stoïcienne en des


termes qui sont ceux de la tradition nationale romaine160.
Epicure disait, et cela indignait fort ses adversaires que, «dans
les limites-mêmes de la vie, l'amitié est la plus solide des sauvegard
es»161.Bien que les Épicuriens tardifs se soient efforcés d'atténuer
ce caractère utilitariste, ils n'ont jamais contesté que l'amitié ait
son origine dans l'intérêt égoïste et Lucrèce écrit, évoquant les
débuts de la civilisation 162 :
«alors aussi les voisins, désireux de s'épargner toute violence mutuell
e commencèrent à se lier d'amitié».

La critique d'une telle conception de l'amitié découlait assurément


des objections que Cicéron avait formulées à l'encontre des princi
pes mêmes de la morale du Jardin, et cependant il nous semble
qu'elle présentait pour lui une triple difficulté :
- il n'ignorait pas que les Épicuriens ne s'en étaient pas
tenus à des discours sur l'amitié et qu'ils avaient cultivé celle-ci
avec tant de soin et de délicatesse qu'ils avaient transformé leur
secte en une véritable «société d'amis»163. Il est à cet égard remar
quable que, si à propos du courage Cicéron rappelait la foule
innombrable des héros romains, en revanche lorsqu'il s'agit de
l'amitié, c'est Torquatus qui évoque les grèges amicorum réunis
dans la maison d'Épicure et qui oppose cette multitude aux deux
ou trois paires d'amis présentes dans la mythologie164. L'Arpinate
pouvait à bon droit railler l'absence de héros épicurien, mais ce
même souci de la réalité le contraignait à reconnaître qu'il n'en
était nullement de même pour l'amitié. Au demeurant, lui-même
avait en la personne d'Atticus un ami épicurien avec qui il se sent
ait en parfaite harmonie165. Attaquer l'épicurisme sur cette ques-

160 Cf. supra, p. 350.


161 Cicéron, Fin., I, 20, 68 : in hoc ipso uitae spatio amicitiae praesidium esse
firmissimum.
162 Lucrèce, Re. not., V, 1019-1020:
Tune et amicitiam coeperunt cingere auentes
finitimi inter se nec laedere nec uiolari.
Nous avons légèrement modifié la traduction Ernout.
163 Sur l'amitié épicurienne cf. les belles pages de M. Guyau, La morale épi
curienne et ses rapports avec les doctrines contemporaines, Paris, 1878, p. 132-141
et J. M. Rist, Epicurus. . ., p. 127-139, avec notamment, p. 127, d'intéressantes
remarques sur les racines artistotéliciennes de la théorie épicurienne de l'amit
ié;M. Bellincioni, op. cit., passim et plus particulièrement p. 173-177.
164 Cicéron, Fin., I, 20, 65.
165 Sur cette amitié, cf. G. Boissier, Cicéron et ses amis, Paris, 1865, p. 163-
207 ; P. Grimai, Cicéron, p. 47.
430 L'ÉTHIQUE

tion, n'était-ce pas courir le risque de paraître dissocier la théorie


de l'amitié et sa pratique?
- il était difficile à un homme si profondément engagé dans
la vie politique romaine d'ignorer à quel point le terme d'amitié
était utilisé pour désigner une relation fondée sur la communauté
d'intérêts. Son propre frère ne l'avait-il pas incité au moment de
l'élection au consulat à considérer comme ami toute personne qui
montrerait un tant soit peu de bonne volonté à son égard, ou qui
simplement fréquenterait assidûment sa maison166? Lui-même
n'avait-il pas écrit dans le Pro Roscio Amerino167 : «si l'on se procur
e des amis, c'est bien pour qu'un échange de bons offices serve
l'intérêt commun». Il ne pouvait donc pas se référer sur ce point
au mos maiorum et, de fait, on peut constater qu'il n'en est null
ement question dans la partie de son discours qui concerne l'amitié,
fait d'autant plus frappant que les exempta abondent pour les
autres vertus;
- il avait donné dans le De inuentione une première défini
tionde l'amitié (amicitia uoluntas erga aliquem rerum bonarum
illius ipsius causa quem diligit cum eius pari uoluntate), mais consi
dérant que la nature même de ce traité ne lui permettait pas d'aller
au fond des choses, il avait adopté à titre provisoire une solution de
conciliation entre l'égoïsme et le désintéressement et il s'était enga
gé à étudier plus tard ce qu'il en était exactement168. Il se devait
donc d'apporter une réponse définitive au problème qu'il s'était
lui-même posé plus de quarante ans auparavant et il avait à formul
er sa propre solution à l'aporie du Lysis platonicien, dialogue qui
se termine par la constatation que des gens qui sont à la recherche
d'un ami s'avèrent incapables de définir l'essence de l'amitié169.

166 Com. pet., 5, 16 : Quisquis est enim qui ostendat aliquid in te uoluntatis,
qui colat, qui domum uentitet, is in amicorum numero est habendus. Sur Vamici-
tia dans le vocabulaire politique latin, cf. J. Hellegouarch', op. cit., p. 41-62.
167 Cicéron, Pro Rose. Am., 38, 111 : Idcirco amicitiae comparantur ut com
mune commodum mutuis officiis gubernetur.
168 Cicéron, Inu., II, 55, 166: «L'amitié consiste à vouloir faire du bien à
quelqu'un simplement par affection pour lui, avec un sentiment réciproque de
sa part». Le caractère provisoire de cette définition apparaît au § 167, où Cicé
ron écrit : « quelle est la vérité définitive dans ce domaine, il nous faudra l'envi
sager ailleurs».
169 Le Lysis platonicien, longtemps considéré comme un dialogue mineur à
cause de son caractère aporétique, a connu récemment une sorte de réhabilita
tion grâce à quelques remarquables études, cf. D. K. Glidden, The «Lysis» on
loving one's own, dans CQ, XXXI, 1931, p. 39-59; L. Versenyi, Plato's Lysis, dans
Phronesis, 20, 1975, p. 185-198, et le livre de M. Lualdi, // problema della filoso
fia e il Liside platonico, Milan, 1974, où la réflexion sur l'amitié est envisagée
comme l'instrument d'une pédagogie de l'être.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBVS 43 1

Si l'on tient compte de ces éléments, on peut éprouver quelque


déception devant l'argumentation qu'il développe pour réfuter les
propos de Torquatus sur l'amitié170. Sa critique a pour point d'ap
pui une conception très étroite de la φιλία épicurienne, assimilée
aux formes les plus basses de l'égoïsme, et pour thème central
l'idée, déjà formulée par Aristote, que l'intérêt étant éphémère, on
ne peut fonder l'amitié sur une chose fragile et caduque171 : «le sys
tème dont tu te fais l'avocat», dit-il à Torquatus172, «les préceptes
qu'on t'a enseignés et que tu approuves, ruinent l'amitié jusque
dans ses fondements, bien qu'Épicure, c'est un fait, l'élève jus
qu'aux cieux». Dans le fait qu'Épicure ait exalté l'amitié et que
nombre d'Épicuriens aient été d'excellents amis, Cicéron voit sur
tout une preuve supplémentaire de la discordance entre la vie et le
langage dans cette doctrine, et la confirmation de la prédominance
de Yhonestas sur la uoluptas, même chez des gens qui professent le
contraire. Parce que dans ce texte il ne prétend pas aller au-delà de
la critique de la théorie épicurienne de l'amitié, sa démonstration
laisse en suspens deux grandes questions, celle de la relation exacte
entre Yhonestas et Yutilitas et aussi celle de la place de Yamicitia
dans la tradition nationale romaine. Cependant sa démarche n'est
pas uniquement négative, puisqu'elle lui permet de poser, très suc
cinctement il est vrai, deux grands principes, au demeurant étroit
ementliés.
Le premier est qu'il n'existe qu'une véritable amitié, dont les
amitiés communes, les médiocres amicitiae, usurpent le nom, mais
n'ont que l'apparence173. Cicéron fait sienne la tradition de Platon,
qui recherche le φίλον τφ δντι, et surtout celle d 'Aristote qui défi
nitl'amitié parfaite comme étant celle des gens vertueux et qui,
tout en acceptant de se conformer à l'usage et de donner une
acception très large au terme φιλία, affirme que l'intérêt et l'agr
ément ne peuvent produire que des analogues de l'amitié174. C'est
donc comme un corollaire de cette conception qu'il peut établir
que l'amitié n'a d'autre origine qu'elle-même {ipsum a se oritur et
sua sponte nascitur)*75. Mais pourquoi cette génération spontanée
conduit-elle vers un tel plutôt que vers tel autre? Quel est le deve-

170 Cicéron, Fin., II, 24, 78-26, 85.


171 Aristote, Eth. Nie, VIII, 3, 1156a 20-24.
172 Cicéron, op. cit., 25, 80 : Ratio ista quant défendis, praecepta quae didicis-
ti, quae probas, funditus euertunt amicitiam, quamuis earn Epicurus, ut facit, in
caelum efferat laudibus.
173 Ibid., 26, 84.
174 Platon, Lysis, 220 b, cf. M. Lualdi, op. cit., p. 121, et Aristote, Eth. Nie,
VIII, 4, 4, 1157a 34.
175 Cicéron, op. cit., 24, 78.
432 L'ÉTHIQUE

nir de ce mouvement? Cela n'est pas dit dans ces pages. On peut
donc affirmer que celle-ci constituent un jalon important, mais un
jalon seulement, de la réflexion cicéronienne sur l'amitié. Elles ont
pour but de ruiner une opinion que Cicéron considère comme faus
seet de servir de prolégomènes à la doctrine de l'amitié, telle
qu'elle sera exposée dans le De amicitia.
Ce traité permettra à Cicéron de pallier le manque que nous
avons signalé et d'enrichir le mos maiorum d'une amitié parfaite,
celle de Scipion et de Laelius, alors que dans le De finibus il avait
dû se contenter de faire appel à la mythologie et de rappeler la
légende d'Oreste et de Pylade176. Mais surtout, il contient la solu
tion à toutes les antinomies à travers une définition qui, amalga
mant des éléments philosophiques divers, fonde l'amitié sans pour
autant la couper de la réalité historique et sociale. Sans entrer
dans le détail de cette œuvre si attachante, nous dirons que, com
mecela était le cas pour le courage, la réponse de l'Arpinate est
faite de la conciliation des contraires ou, plus exactement, de la
démonstration du caractère plus apparent que réel des contradict
ions. Cette ambition d'aller au-delà de ce qui paraissait être un
ensemble d'obstacles infranchissables est évidente sur plusieurs
points :
- Yamicitia a pour Cicéron son origine dans la nature, c'est-
à-dire dans la tendance instinctive de l'homme à aimer177. Cepend
ant,la véritable amitié n'est pas une passion irréfléchie, mais la
forme la plus lucide de ce sensus amandi. Il s'agit de retrouver à
travers la raison un lien aussi fort, aussi parfait, que celui qui lie
les enfants aux parents, et cela n'est possible que si les amis sont
l'un et l'autre des gens vertueux. Dans ce processus, qui consiste à
reconstruire ce qui était au départ donné par la nature, on recon
naîtbien évidemment la démarche caractéristique des Stoïciens,
lesquels avaient enraciné dans la φυσίς le ό αγαθός τω άγαθω μόνος
μόνω φίλος de Platon178;
- l'originalité de l'Arpinate est de ne pas se contenter de cet
teréférence à la nature, tant il sait qu'elle n'empêche nullement les
Stoïciens de prôner une vertu qu'il considère comme inhumaine.

176 Ibid., 79. Sur le Laelius, cf., en dehors de l'ouvrage de M. Bellincioni déjà
cité, l'article d'A. Michel, Le «Caton» et le «Laelius», originalité philosophique et
expression personnelle dans deux traités cicéroniens, dans VL, 85, 1982, p. 12-18.
177 Cicéron, Laelius, 8, 27. L'origine de l'amitié se trouve donc dans Γοίκείω-
σις, puisqu'elle est l'extension du sentiment naturel d'affection qui unit les
parents et les enfants. Il est à cet égard intéressant de constater à quel point ce
passage du Laelius est proche des propos de Caton sur la sociabilité, cf. Fin.,
III, 19, 62.
178 Platon, Lysis, 214 d.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 433

D'où sa résolution de «considérer la pratique et la vie ordinaire,


non les fictions et les souhaits» et de s'intéresser plus à ceux qu'il
appelle les uiri boni qu'au sage, qualifiant même ce terme de «nom
odieux et obscur»179. Si, sur la conception théorique de l'amitié il
est d'accord avec le Portique, l'interprétation qu'il en donne, par
l'attention à la réalité vécue dont elle témoigne, le situe donc plus
près d'Aristote que de Zenon. Cicéron critique avec autant de
vigueur que les Stoïciens orthodoxes les amitiés intéressées, mais
contrairement à eux, il ne considère pas que la véritable amitié soit
un idéal à peu près inaccessible180;
- enfin, s'il répète avec force ce qu'il avait déjà dit dans le
De finibus, à savoir qu'on ne saurait supposer aucune motivation
égoïste à l'amitié, il n'en considère pas moins que le bienfait reçu
affermit le mouvement premier d'affection181. D'une manière plus
générale, en ce qui concerne les rapports de Yamicitia et de Yutili-
tas, il aboutit à une solution qui est très exactement l'inverse de
celle qu'avaient proposée les Epicurei recentiores1*2. Ceux-ci, tout
en expliquant la naissance de l'amitié par la recherche du plaisir,
pensaient que par la suite elle devient une valeur par elle-même,
susceptible d'exister indépendamment de toute considération d'in
térêt. Cicéron, au contraire, rejette l'explication utilitariste de l'or
igine de l'amitié, mais n'exclut pas que celle-ci puisse par la suite
devenir la source de grands avantages. C'est ce que dit avec beau
coup d'élégance Laelius à propos de son amitié avec Scipion183:
«Beaucoup de grands avantages en résultèrent, mais ce n'est pas
l'espoir de les obtenir qui a été la cause de notre affection». Ainsi
se trouve affirmée, à travers une expérience individuelle et en des
termes d'autant plus forts qu'ils sont d'une grande simplicité, cette
thèse de l'identité de l'honnête et de l'utile qui sera si fermement
défendue dans le dernier livre du De officiis.

L'étude de ces deux exemples nous a permis de mieux com


prendre ce que Cicéron reproche à l'axiologie épicurienne. Elle se
caractérise pour lui par l'existence de deux pôles que rien ne vient

179 Cicéron, op. cit., 5, 18-19.


180 Pour les Stoïciens, la véritable amitié ne peut exister qu'entre les sages,
cf. Diog. Laërce, VII, 124 = S.V.F., III, 631. Pour Cicéron, elle ne peut exister
qu'entre des «gens de bien», et comme ceux-ci ne sont pas des sages, elle impli
quenécessairement des émotions : à la vertu « dure et comme de fer » des Stoï
ciens, il substitue une vertu qui est « en bien des choses et surtout dans l'amitié,
tendre et malléable» (Laelius, 13, 48).
181 Ibid., 9, 29.
182 Cf. Fin., I, 20, 69 et II, 26, 82.
183 Cicéron, Laelius, 9, 30 : Sed quamquam utilitates multae et magnae conse-
cutae sunt, non sunt tarnen ab earum spe causae diligendi profectae.
434 L'ÉTHIQUE

relier : d'un côté, les vertus que les Épicuriens respectent et même
pratiquent tout autant que les autres philosophes, de l'autre, une
conception erronée de la nature humaine. Le paradoxe suprême
est à ses yeux qu'en prétendant découvrir les motivations les plus
secrètes de l'agent moral, les Épicuriens ont abouti en fait à une
doctrine sans prise sur la réalité car fondée sur une logique étran
gère à celle-ci. Parce qu'ils ont voulu tout ramener au plaisir, qui
n'est nullement spécifique de l'homme, ils ont été contraints d'éta
blir une dichotomie entre la pratique morale et la théorie qui
aurait dû rendre compte de celle-ci. Dans cette même inspiration
Sénèque comparera l'épicurisme à un homme courageux revêtu
d'une robe de femme184. La longue explication qui est faite par
Cicéron de la lettre d'Épicure mourant à Hermarque est destinée à
montrer, par delà le cas particulier du fondateur du Jardin, que
l'Épicurien ne peut se montrer courageux devant la souffrance et
la mort qu'en se contredisant lui-même, en reniant les principes de
la doctrine qu'il professe; il est donc, comme dira Épictète, «l'a
ccusateur de ses propres dogmes»185.
La tentative pour déduire les vertus du plaisir et de l'intérêt
conduit donc à un échec d'autant plus flagrant qu'il se traduit par
une rupture entre la philosophie et la vie chez ceux-là mêmes qui
prétendent connaître les «biens de la vie»186. Mais n'en est-il pas de
même lorsque, au lieu de privilégier ce que l'homme a de commun
avec les autres êtres vivants, on finit par faire de lui une exception
dans le règne vivant? N'y a-t-il pas aussi un décalage, si l'on peut
dire, par le haut, entre l'axiologie stoïcienne et celle qui est déduite
de la nature mixte de l'homme et de l'observation minutieuse des
comportements humains? Les paradoxes stoïciens n'aboutissent-ils
pas par une ambition et un idéalisme excessifs au même irréalisme
que l'égoïsme absolu des Épicuriens? Cicéron annoncerait-il Pascal
et sa fameuse pensée sur l'ange et la bête?

Paradoxes stoïciens et théorie du mélange

Gardons-nous toutefois d'adopter un parallélisme qui pour


être séduisant n'en demeure pas moins partiellement inexact. En
effet, si la condamnation de l'axiologie épicurienne est sans appel,
celle des paradoxes du Portique, exprimée en des termes assez pro
ches dans un premier temps, va, au contraire, permettre à la pen-

184 Sénèque, Vit. be., 13, 6.


185 Épictète, Entretiens, II, 20, 16 : κατήγορος των σαυτου δογμάτων.
186 Lucrèce, Re. not., Ill, 2.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 435

sée cicéronienne de poursuivre sa recherche et ouvrir la voie aux


Tusculanes.
Les études que K. Kumaniecki et A. Michel ont consacrées aux
Paradoxes ont montré que ceux-ci ne furent pas pour Cicéron le
prétexte à des effets oratoires faciles, mais qu'ils constituèrent un
moment essentiel de sa réflexion philosophique187. Nous ne revien
drons donc pas sur ce qui a été définitivement établi et nous essaie
ronspour l'essentiel d'analyser la nature des arguments que l'Arpi-
nate oppose à ces propositions qui constituent l'aboutissement de
l'éthique stoïcienne. S'adressant à Caton, il lui rapelle que, dans le
Pro Murena, il l'avait déjà attaqué sur ce point, mais devant des
gens qu'il qualifie a'imperitos, et il reconnaît avoir alors fait quel
queconcession à la corona 188. Il s'engage dès lors à procéder subti-
lius et l'on doit donc se demander, d'une part, en quoi consiste cet
tesubtilitas et, d'autre part, si elle introduit une modification de
fond par rapport à la digression du célèbre discours.
La réfutation de Caton montre avec éclat que le débat sur les
paradoxes stoïciens oppose deux logiques philosophiques si contra
dictoires que toute solution de conciliation apparaît a priori imposs
ible. Pour comprendre cela, il faut d'abord établir ce que signi
fient véritablement dans le stoïcisme des propositions comme « tou
tes les fautes sont égales» ou «le sage est le seul riche», pour ne
citer que deux de ces paradoxes. Sur ce point nous nous contente
rons de reprendre les conclusions du remarquable article de
J. Brunschwig auquel nous avons déjà fait allusion, tant elles nous
paraissent justes et éclairantes 189. Réfutant l'étude de Rist qui avait
cherché à expliquer ces paradoxes en se référant à la physique (les
variations du pneuma) ou à la logique (l'absence de degrés de véri
tédans le stoïcisme), J. Brunschwig a, au contraire, montré que le
choix fondamental du stoïcisme est d'ordre éthique et c'est cette
«hypersensibilité morale» qui inspire non seulement les paradoxes,
mais, d'une manière plus générale, toute l'obsession stoïcienne du
système parfait190: «ils ont eu plus que personne dans l'Antiquité»,
écrit-il, «le sens de la souillure contagieuse, de l'impureté qui fait

187 Sur les Paradoxes, cf., outre les ouvrages cités supra, p. 105, la très inté
ressante étude de F. Stok, Omîtes stultos insanire. La politica del paradosso in
Cicerone, Pise, 1981, qui montre comment Cicéron a su élaborer une pratique
du paradoxe stoïcien qui constitue l'un des aspects positifs de sa philosophie
morale.
188 Cicéron, Fin., IV, 27, 74.
189 J. Brunschwig, Le modèle conjonctif, op. cit. Le texte de J. Rist dont la
critique a servi de point de départ à cette étude se trouve dans Stoic philosophy,
p. 81-96.
190 Ibid., p. 179.
436 L'ÉTHIQUE

tâche d'huile». La moindre peccadille ruine la sagesse aussi sûre


ment qu'un crime affreux, parce qu'elle l'infecte dans sa totalité,
tout comme selon Chrysippe rien ne s'oppose à ce qu'une goutte
d'eau se mélange à la mer et même s'étende à l'univers entier191. La
présence de l'élément étranger n'est nullement proportionnelle à
l'importance réelle de celui-ci car, si infime soit-il, il introduit un
changement qualitatif irréversible.
Cette théorie stoïcienne du mélange total est réfutée par Plu-
tarque d'une manière extrêmement intéressante192. L'auteur du De
communibus notitiis cite, en effet, une diatribe d'Arcésilas, dont il
nous dit qu'elle était très connue, et cela montre que l'Académie
avait senti dès le début qu'il y avait là une caractéristique fonda
mentale du Portique, qu'il convenait de combattre sans relâche.
C'est par l'ironie qu'Arcésilas cherchait à détruire un point de doc
trine dont il percevait bien combien il était essentiel au stoïcisme :
si une jambe coupée en décomposition se répand dans la mer,
qu'est-ce qui empêche, demandait-il, que la flotte grecque et celle
des Perses se livrent combat dans une jambe193? L'objection, débou
chant sur l'absurde, n'est pas sans ressemblance avec les sorites
que Camèade devait quelques années plus tard utiliser contre la
théologie stoïcienne. On peut même se demander si Arcésilas
n'avait pas discerné dans le dogme de l'infiniment petit s'étendant
à l'infiniment grand un sorite physique qu'il fallait révéler et
détruire à la fois par un sorite dialectique montrant les conséquenc
es absurdes d'une telle théorie de la continuité du réel.
Juste avant de se référer ainsi à Arcésilas, Plutarque avait
exposé sous une forme moins plaisante cette réfutation par L'Aca
démie du dogme du mélange total194. Pour qu'une seule mesure de
vin puisse s'étendre totalement à deux mesures d'eau, pour qu'il y
ait contenance réciproque des deux corps, il faut, dit-il, que cette
mesure se dédouble et l'on arrive alors à une aporie195 : «la mesure
totale sera à la fin de trois et de quatre ; de trois puisqu'une mesure
a été mélangée aux deux autres, et de quatre puisque, en se mélan
geant aux deux autres, elle a une quantité égale aux mesures aux
quelles elle s'est mélangée». Le dialogue devient alors impossible,

191 Cf. Plutarque, Comm. not., 37, 1078 e = S.V.F., II, 480. J. Brunschwig,
op. cit., p. 64, souligne le caractère antiaristotélicien de cette proposition.
192 Plutarque, ibid., 37, 1078 a-e.
193 Ibid., 1078 d.
194 Ibid., 1078 a-c. La transition entre les deux passages est marquée par
ένταοθα δήπου.
195 Ibid., 1078 a : τούτο μέτρον αμα και τριών έστι και τεσσάρων, τριών μέν
δτι τοις δύο εις μέμικται τεσσάρων δε οτι δυσί μεμιγμένος ίσον εσχηκε πλήθος
οις μίγνυται.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 437

puisque les Académiciens considèrent quantitativement ce que les


Stoïciens ne conçoivent que qualitativement.
Il n'est pas difficile de montrer que la méthode par laquelle
Cicéron combat les paradoxes stoïciens et, d'une manière plus
générale, l'axiologie dont il ne sont que la conséquence et l'aspect
le plus provocant, est très proche de cette critique de la théorie du
mélange total. Ce que Plutarque critique dans le domaine de la
physique - une manière de penser n'admettant pas de moyen terme
entre la pureté absolue et le mélange total - lui, le rejette en tant que
moraliste. A des gens qui opposent de manière absolue la vertu
autarcique et la faute irrémédiablement, totalement corruptrice, il
répond par une arithmétique de la morale dans laquelle chaque
élément compte pour lui-même, et non par l'effet qu'il est censé
produire 196 : le Hard n'est que fort peu de chose au regard du tré
sor de Crésus, mais qu'est-ce en définitive que le trésor de Crésus
sinon une accumulation de liards? Et, s'il est vrai que tout manque

196 Nous rencontrons sur ce point une difficulté qui a été soulignée par
J. Brunschwig, op. cit., p. 68, à savoir la présence dans un certain nombre de
textes relatifs au stoïcisme de la notion de nombre appliquée à l'éthique. Pour
J. M. Rist, Stoic philosophy, p. 82, il faudrait renoncer à donner à nwnerus ou à
αριθμός un sens Tellement quantitatif et traduire par « aspect ». Pour J. Brunschw
ig, en revanche, on ne peut exclure ainsi totalement l'interprétation quantitati
ve et il faut voir dans ces αριθμοί «les différents «articles», les multiples
«items», qui sont tous présents, remplis ou satisfaits, sans aucune exception,
dans le καλόν ou dans le κατόρθωμα, et dont il suffit que l'un soit absent, ou
transgressé, pour que l'on tombe aussitôt de la perfection absolue dans son
contraire ». Avant de se prononcer sur ces deux interprétations possibles, il faut
nous semble-t-il, souligner la spécificité de chacune des occurrences de ces ter
mes. Cicéron emploie quasi à côté de numéros en se référant à Zenon (Fin., IV
20, 56 = S.V.F., 11) et il serait bien intéressant de savoir si cette atténuation est
de son fait, s'il l'a trouvée dans une source académicienne ou si elle remonte au
Stoïcien lui-même, ce que semble contredire le fait que Caton, lui, dit (ibid., Ill,
7, 23 = S. F.F., Ill, 11) : omnes numéros uirtutis continent. Dans Diogene Laërce,
VII, 100 =*= S.V.F., III, 83, les «nombres» du καλόν sont mis en relation avec les
quatre vertus cardinales. Chez Marc-Aurèle, III, 1, 2, les αριθμοί du καθήκον
semblent être conçus sur le modèle des fonctions vitales, alors qu'en VI, 26, 3,
ils sont comparés aux lettres qui forment un nom. Chez Philon d'Alexandrie,
Her., 299, les αριθμοί de la vertu sont les quatre phases de son développement.
L'impression que nous retirons de cette analyse rapide est que les analyses de
Rist et de Brunschwig ne sont pas nécessairement contradictoires. Rien n'est,
de toute évidence, plus étranger au stoïcisme que l'arithmétique morale telle
que Cicéron l'attribue aux « Anciens ». La différenciation se fait sur fond de par
faite unité. Tout comme la respiration, par exemple, peut être perçue et étudiée
isolément, mais n'a de sens que par rapport à la vie dont elle est à la fois un
aspect et un élément constitutif, les αριθμοί du bien moral sont à la fois autono
mes et inséparables de la vertu. En ce sens, il sont à la vie morale ce que la
représentation, l'assentiment, la mémoire, les prénotions sont à la connaissanc
e.
438 L'ÉTHIQUE

de tension dans les cordes de la lyre est un défaut, il est impossible


de ne pas établir des degrés dans la discordance. On est frappé de
constater avec quelle fréquence reviennent les termes qui expri
ment le nombre, la quantité197. Citons, par exemple, aux § 31 et 32,
les expressions explere summam et facere summam par lesquelles
Cicéron montre que la vie conforme à la nature doit être la résul
tante de toutes les «choses conformes à la nature», parce que cha
cune d'entre elles doit, contrairement à ce que pensent les Stoï
ciens, faire l'objet d'une aestimatio. Cette quantification systémati
que n'est évidemment pas un procédé polémique, ni même dialecti
que, elle correspond parfaitement à cette vision de la nature procé
dantpar accumulation et sans saut qualitatif, qui est celle de Cicé
ron dans ce livre 198. Lorsqu'il s'insurge contre l'idée que le sage soit
le seul riche, lorsqu'il rejette le dogme de l'égalité des fautes, c'est
en définitive la métaphore de la vigne qui continue à inspirer son
argumentation.
La subtilitas ne signifie pas que l'Arpinate s'éloigne sur le fond
dans ce livre de ce qu'il avait affirmé dans le Pro Murena. Elle n'est
pas, en effet, une fin en soi, et ce serait en pervertir la signification
que d'oublier qu'elle a pour substrat le sens commun (c'est le sen-
sus cuiusque qui clame l'inanité de l'indifférentisme stoïcien, l
isons-nous au § 55) et l'histoire. Cicéron avait affirmé à Caton dans
le Pro Murena que le temps apaiserait son enthousiasme de néo
phyte du stoïcisme (iam usus flectet, dies liniet, aetas mitigabit) et le
ramènerait à la tradition romaine d'une vertu plus aimable et plus
tolérante 199. Le livre IV du De finibus constitue en quelque sorte le
constat d'échec de cette prédiction et reprend, sous une forme plus
générale, le thème de la discordance entre le mos maiorum et le
stoïcisme. Dans le Pro Murena, l'Arpinate avait opposé à la dureté
stoïcienne de Caton la douceur, l'affabilité de Scipion, de Lélius, et
même du célèbre Censeur! Dans le traité philosophique, c'est l'i
ncapacité du stoïcisme à porter un jugement équitable sur les hom
mes qui ont joué un rôle important dans l'histoire de Rome, qu'il
met en cause200. Comment différencier ceux dont l'action fut bonne
pour la res publica et ceux qui, au contraire, ont cherché à la
détruire, à partir du moment où l'on s'en tient à des dogmes com
mecelui de l'égalité des fautes? Les Stoïciens accepteraient tout au
plus de reconnaître que les héros de la cité étaient plus proches de
la vertu que les individus nuisibles, ils ne transigeraient pas sur le

197 Cf. Cicéron, Fin., IV, 31, 32, 57, 58, 67.
198 Cf. supra, p. 423.
199 Cicéron, Mur., 31, 65.
200 Cf. Fin., IV, 24, 65.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 439

caractère absolu de toute faute. Or, pourquoi préférer l'idéal im


précis de la sagesse (quis enim hoc, aut quando, aut ubi, aut unde?
demande-t-il à propos du sage) aux certitudes de l'histoire et à
l'évidence que, si nul Romain n'a atteint à une telle perfection, il y
a eu de bons et de mauvais citoyens, qu'il serait injuste de ne pas
distinguer201? La démarche de Cicéron est ici différente de celle
qu'il avait adoptée dans les Paradoxes, où, pour rendre «probables»
les propositions stoïciennes, il avait alors assimilé le sapiens au uir
bonus, ce qui lui avait permis de recourir aux exempta et d'évoquer
Régulus et Marius. Cependant les deux textes se complètent plus
qu'ils ne se contredisent car cette dualité confirme ce que Cicéron
dit dans le De finibus : l'éthique stoïcienne peut être considérée soit
comme une présentation différente de la morale traditionnelle, soit
comme une doctrine aberrante, parce que se refusant à considérer
l'homme dans sa réalité.

Conclusions sur le De finibus : Brutus ou Caton?

Le lecteur du De finibus serait fondé à croire qu'à la fin du


discours de Pison, qui reprend d'une manière plus dogmatique les
principaux thèmes du livre IV, Cicéron est arrivé au terme de sa
méditation sur l'éthique. Il dispose, en effet, avec la doctrine des
Antiqui, revue par Antiochus, d'une philosophie à la fois critique,
puisqu'elle sert de base à sa réfutation de l'épicurisme comme du
stoïcisme, et positive, puisqu'il la considère comme la plus apte,
par la justesse de sa perception de la nature humaine, à fonder la
morale. En elle coexistent l'Ancienne Académie et la Nouvelle, Car-
néade et Polémon, la dialectique et un naturalisme véritablement
soucieux de respecter la réalité de l'être humain. Bien plus, elle est
la seule qui évite au philosophe le double langage, cette hétérogé
néité de la pensée et de la réalité qui fait que le Stoïcien et l'Épicu
rien sont contraints, pour pallier le caractère irréaliste de leur doct
rine, de recourir à une terminologie absconse chez l'un, confuse
chez l'autre, inadéquate dans les deux cas. Le Romain qui prend
pour maîtres les Antiqui peut au contraire s'exprimer sans avoir
recours à ces inutiles subterfuges, et s'il est plus profond, plus
«subtil» devant les philosophes que devant une assemblée, il ne dit
pas des choses fondamentalement différentes, évitant ainsi la for
me la plus grave du dissensus, la contradiction avec soi-même. Pra
tiquer la philosophie ne signifie pas pour lui renoncer à la morale
de sa cité ni interpréter celle-ci à rebours de la tradition : à la diffé
rence des Épicuriens, il ne suppose pas des mobiles intéressés aux

201 Ibid.
440 L'ÉTHIQUE

boni uiri et, contrairement à l'orthodoxie stoïcienne, il ne considère


pas leurs mérites inexistants au regard de la sagesse. On peut
remarquer qu'à un moment de sa réfutation de Caton, l'Arpinate
esquisse un rapprochement entre les barbati de la philosophie, ces
Antiqui dont il est le défenseur, et les barbati de l'histoire de Rome,
c'est-à-dire les maiores202. Il y a là, nous semble-t-il, plus qu'un sim
ple trait d'esprit ou une ingénieuse comparaison, une idée import
antepour la compréhension des livres II et IV, surtout si l'on se
rappelle quelle place Cicéron a donnée à l'idéalisation du passé
dans le De republica.
Par sa référence au sens commun, par la solidarité qu'elle éta
blit entre la politique et l'éthique, par la volonté enfin de ne jamais
perdre de vue l'individu concret, la philosophie académico-péripa-
téticienne justifie largement aux yeux de Cicéron l'éloge que fait
Pison d'Aristote203 : Aristoteles quetn, excepto Piatone, haud scio an
recte dixerim principetn philosophorum. Mais, précisément, il y a
Platon, et si l'Arpinate, en tant qu'homme politique, en tant qu'orat
eur,en tant que Romain attaché au mos maiorum, se sent très
proche des Antiqui, il sait également que cette doctrine qu'il dé
fend s'avère problématique lorsqu'il s'agit de fonder le bonheur
parfait du sage, parce qu'elle accorde une place réduite, mais réell
e,à des facteurs sur lesquels l'homme n'a pas de prise. C'est ce
qu'il va souligner dans sa réfutation du discours de Pison, mettant
fin ainsi à l'illusion d'un aboutissement définitif de sa recherche.
En quelques phrases, il semble ruiner ce qu'il avait lui-même si
patiemment construit204. Il avait dénoncé l'incohérence des Stoï
ciens, il loue leur mirabilis contextus rerum ; il avait raillé leurs arti
fices terminologiques, il déclare leur langage bien supérieur à celui
des penseurs qui s'expriment de la même manière que «les gens
qui n'ont jamais vu un philosophe en peinture»; il donnait son
adhésion à une conception progressive de l'éthique, il rejette la dis
tinction antiochienne entre la uita beata et la uita beatissima205. Il y
a là bien évidemment une disputatio in utramque partent, avec pour
toute conclusion, comme dans le Lucullus, une invitation à pour
suivre la recherche, l'Arpinate se déclarant prêt à accepter la thèse
de Pison . . . lorsque celui-ci l'aura démontrée de manière plus
satisfaisante.
Nous ne nous attarderons pas sur le problème du bonheur, qui

202 Ibid., 23, 62.


203 Ibid., V, 3, 7.
204 Ibid., 16, 76 sq.
205 Cf. ce qu'il dit au § 81 : sed quid minus probandum quam esse aliquem
beatum nee satis beatum ?
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 441

est le point précis sur lequel Cicéron diverge d'Antiochus, car nous
aurons l'occasion d'y revenir lorsque nous traiterons des Tuscula-
nes. En revanche, il nous paraît important de montrer que cette
disputano n'a rien d'artificiel et qu'il faut, pour en apprécier la
signification, la situer à la fois dans l'itinéraire philosophique de
l'Arpinate, et dans son expérience de la guerre civile et de la dicta
ture.
Du point de vue philosophique, il est clair que le De finibus
apporte une clarification par rapport au Lucullus sur le problème
de l'identité ou de la différence entre l'Ancienne Académie et le
Portique. La thèse d'Antiochus, qui avait alors été combattue sans
ménagement et même dans un esprit polémique, a eu deux avocats,
Cicéron et Pison, et la question a été traitée en profondeur, sereine-
ment, ce qui a permis non pas de trancher le dilemme, mais d'en
démontrer le pourquoi. En effet, il apparaît que le mouvement par
lequel est niée puis reconnue l'originalité du Portique par rapport
aux Antiqui n'est pas une oscillation gratuite et qu'il correspond à
une contradiction interne au stoïcisme206: celui-ci prétend soumett
re l'homme à la loi commune de la nature et il fonde l'éthique sur
le premier mouvement instinctif, mais, par ailleurs, il fait fi de cet
temême nature en déniant toute valeur aux biens du corps. Pour le
Cicéron du De finibus, si on juge le système de Zenon en tant que
naturalisme, il se révèle qu'il est incohérent et qu'il n'apporte rien
par rapport aux Antiqui. Mais si, au contraire, on le prend pour
lui-même, c'est à dire en faisant abstraction de sa prétention à être
une description exacte de la réalité, alors il faut lui reconnaître une
perfection logique incomparable, parce qu'il est le fait d'une raison
qui n'obéit qu'à sa propre loi.
Aux yeux de Cicéron, le stoïcisme est un échec ou un plagiat en
tant que naturalisme, mais une construction admirable en tant
qu'expression de l'exigence morale la plus absolue. Il le considère
comme un idéalisme fourvoyé dans le monde de l'instinct et de la
sensation, comme une antilogie inconsciente que le dialecticien se
doit de mettre en lumière, à l'instar sans doute de Socrate révélant
à ses interlocuteurs qu'ils se contredisaient, alors même qu'ils
croyaient être cohérents. Il faut que les Stoïciens choisissent entre
l'instinct et une perfection spécifiquement humaine, il faut qu'ils
comprennent que l'autarcie de la vertu n'est pas inscrite dans la loi
de la vie.
Le De finibus s'achève donc sur un dilemme : d'un côté, le sens
commun, une sagesse ne présumant pas de l'homme, et la volonté
de privilégier l'âme sans ignorer le corps; de l'autre, une cohéren-

206 Cf. supra, p. 403-407.


442 L'ÉTHIQUE

ce supérieure mais formelle. Cependant, s'il y a eu progrès par dis


sociation de ce qui dans le stoïcisme serait amalgamé, une question
subsiste : peut-on donner une définition de l'homme qui ne contre
dise pas l'idée du bonheur parfait? Le postulat de la Carneadia
divisio était qu'il y avait consensus entre les philosophes pour
rechercher dans le premier mouvement instinctif de l'homme la
solution au problème du souverain bien. Or les trois philosophies
défendues et réfutées dans le traité se sont révélées incapables, à
des degrés divers, de fonder toute l'éthique sur ce naturalisme-là.
D'où la nécessité d'aborder autrement le problème anthropologi
que. Nous avions remarqué que Platon était absent de la Carneadia
divisto201. Peut-être était-ce là, pour Camèade, un moyen de mont
rer, ou en tout cas de suggérer, que Platon, lui, avait su éviter les
séductions et les pièges d'une réflexion philosophique centrée sur
une conception simpliste de la φύσις. L'Académicien Cicéron ira
lui-même, lorsqu'il écrira les Tusculanes, chercher chez Platon une
réponse qu'il n'avait pu trouver dans les philosophies hellénisti
ques.
Cependant, nous croyons qu'une approche exclusivement phi
losophique ne suffit pas à expliquer le mouvement des deux der
niers livres du De finibus et qu'elle doit être complétée par ce que
nous savons de la personnalité de Cicéron lui-même. Nous avons
déjà essayé de montrer comment la confrontation, dans la souf
france, de la théorie et de la pratique fut une sorte de prélude à
son œuvre philosophique208. Nous examinerons plus précisément
ici un aspect de cette relation, le problème de la culpabilité.
Dans plusieurs lettres écrites peu après la défaite de Pharsale,
sont exprimés sur le ton du désespoir le plus violent, le remords de
ne pas avoir su rester neutre et la crainte de ne pouvoir trouver
aucune compréhension auprès de César. Citons en particulier celle
du 8 mars 47, où il dit à Atticus : quorum rerum eo grauior est dolor
quo culpa maior, et celle du 14 mai de la même année, où il se
lamente en disant qu'il est le seul, avec Laelius, dont la faute ne
pourra pas être pardonnée209. Cette idée de la gradation des fautes,
qu'il défendra dans le livre IV contre les paradoxes stoïciens, il
l'aura donc vécue très profondément avant de pouvoir l'envisager
comme une question philosophique. Mais, avec le temps et le par
don de César, son attitude évolue et ce changement est particulièr
ement frappant dans une lettre à Torquatus de décembre 46, où les
mêmes événements sont envisagés d'une manière totalement diffé-

207 Cf. supra, p. 341.


208 Cf. supra, p. 121-126.
209 Cicéron, Att., XI, 11, 2, et XI, 15, 2.
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS 443

rente, puisque Cicéron oppose aux désastres de la République la


pureté absolue de sa conscience210: «pensons», conseille-t-il à son
correspondant, «que dans la vie nous n'avons de compte à rendre
que des fautes dont nous portons la responsabilité et, puisque nous
en sommes exempts, supportons avec tranquillité et modération
tous les aléas de la condition humaine. Conclusion de ce propos :
quand tout serait perdu, il apparaît que la vertu est capable de se
soutenir elle-même». On peut évidemment ironiser sur la versatilité
et la présomption d'un homme qui, après s'être longuement lament
é sur ses erreurs et sur ses malheurs, n'hésite pas à se dire irr
éprochable et à se comparer au sage, mais il faut dépasser une telle
tentation de facilité pour comprendre que cette variation, formulée
elle-même en termes philosophiques, va se révéler féconde dans la
mesure où Cicéron, loin de s'enfermer dans le contentement de soi,
continuera à s'interroger sur cette question essentielle : faut-il ju
ger l'action morale dans son environnement et d'après ses consé
quences, ou en elle-même? Lorsque dans sa réplique à Pison il
opposera Antiochus et les Stoïciens, il s'agira pour lui de confront
er non seulement deux éthiques, l'une attentive à la réalité envi
ronnante, l'autre inventrice de l'impératif catégorique, mais aussi,
à travers elles, deux manières de comprendre - et de justifier - son
passé. C'est dans le refus de donner une adhésion définitive à l'An
cienne Académie ou au Portique et dans la volonté de dépasser le
dilemme que se trouve, nous semble-t-il le Cicéron de la Nouvelle
Académie.
Nous ajouterons que le choix entre Antiochus et Zenon fut à
cette époque de sa vie une question d'autant moins abstraite qu'il
lui était impossible de ne pas comparer le comportement des
tenants de l'une et l'autre doctrine. Caton le Stoïcien était resté
fidèle à lui-même jusqu'au sacrifice de sa vie, devenant ainsi pour
les philosophes romains de cette école «un modèle de sage plus
certain qu'Ulysse et Hercule aux temps passés»211 et la preuve la
plus sûre du bien-fondé de leur système. Brutus, «l'Antiochien»,
comme l'appelle Cicéron dans une de ses lettres, s'était rallié sans
tarder au nouveau maître212. Sur le fond de la question (fallait-il
continuer la guerre après Pharsale?) l'Arpinate s'était montré, par
son attitude même, plus proche de Brutus que de Caton parce qu'il

210 Cicéron, Fam., VI, 1, 4: ...nihil in uita nobis praestandum praeter


culpam putemus, eaque cum careamus, omnia humana placate et moderate fera-
mus. Atque haec eo pertinet oratio ut perditis rebus omnibus, tarnen ipsa uirtus se
sustentare posse uideatur.
211 Cf. Sénèque, Const, sap., 2, 2.
212 Cicéron, Fam., XII, 25, 3.
444 L'ÉTHIQUE

était persuadé de la nécessité de mettre fin au plus tôt à un combat


fratricide. Cependant la mort du Stoïcien démontrait, et avec quell
e force, l'existence de cette raison morale indifférente non seul
ement aux calculs, mais aussi aux raisonnements les mieux inten
tionnés, elle instaurait un ordre du sage-héros, étranger aux critè
resordinaires. C'est donc l'Histoire elle-même qui, tout autant que
l'expérience intérieure, invitait Cicéron à aller toujours plus loin
dans l'élucidation des rapports entre l'éthique et la nature. Le De
finibus aboutit à la conclusion que le naturalisme antiochien est
apte à justifier une morale du sens commun, non celle de l'absolu.
Le livre I des Tusculanes est, lui, à bien des égards très proche de
ce Phédon que Caton lut, dit-on, avant de se donner la mort213.

213 Plutarque, Caton, 78, 2 : είσελθών δέ καί κατακλιθείς έλαβεν εις χείρας
των Πλάτωνος διαλόγων τον περί ψυχής.
CHAPITRE III

STOÏCISME, DOUTE ET IDÉAL :


LINSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE
DES TUSCULANES

Quand on considère la bibliographie très abondante des Tuscu-


lanes, on s'aperçoit avec étonnement que très rares sont les travaux
qui ont été consacrés à la totalité de l'œuvre1. Si la construction
même du De finibus contraint les chercheurs à embrasser l'ensem
ble du problème téléologique, ou au moins à analyser dans le détail
la position sur ce sujet de chacun des grands courants philosophi
ques, les Tusculanes, en revanche, parce qu'elles constituent, en
apparence, un tout moins cohérent et philosophiquement plus i
ndéterminé, ont été trop souvent étudiées de manière partielle, voire
fragmentaire, par des savants qui s'intéressaient à tel ou tel de
leurs aspects et croyaient pouvoir faire l'économie d'une vision
d'ensemble. D'où ces découpages arbitraires, qui ont eu notam
mentpour effet d'isoler le premier livre de tous les autres, sous
prétexte qu'il ressortirait à la métaphysique et serait donc d'une
inspiration différente de celle de la théorie des passions2. D'où

1 Nous aurons l'occasion tout au long de ce chapitre d'évoquer les multi


plesétudes partielles qui ont été consacrées à différents aspects des Tusculanes.
Parmi les études, beaucoup plus rares, qui prennent en compte l'œuvre dans sa
totalité, ou tout au moins dans un très grand nombre de ses aspects, nous pou
vons citer : G. Zietschmann, De Tusculanarum disputationum fontibus, Diss. Hall
e,1868; R. Hirzel, Untersuchungen . . ., t. 3, p. 342-492; M. Giusta, op. cit., pas
sim, et plus particulièrement dans les pages 229 à 318 du second tome, consa
crées à la philosophie des passions, mais Tusc, I, n'est cité qu'une seule fois,
p. 212; A. Michel, Rhétorique et philosophie dans les Tusculanes, dans REL, 39,
1961, p. 158-171. Une intéressante étude vient d'être consacrée récemment aux
problèmes de la tradition manuscrite : S. Lundström, Zur Textkritik der Tuscula-
nen, Uppsala, 1986.
2 Très révélateurs de cette approche sont les titres des articles, au demeur
ant fort importants, consacrés aux Tusculanes par de grands noms de l'érudi
tion allemande : M. Pohlenz, Das dritte und vierte Buch der Tusculanen, dans
Hermes, 41, 1906, p. 321-355; Das zweite Buch der Tusculanen, ibid., 44, 1909,
p. 23-40; R. Philippson, Das dritte und vierte Buch der Tusculanen, ibid., 67,
1932, p. 245-294; P.Finger, Die beiden Quellen des III Buches der Tuskulanen
Ciceros, dans Philologus, 84, 1929, p. 51-81. Nous n'avons pas pu, il est vrai,
consulter la dissertation de M. Pohlenz, De Ciceronis Tusculanis disputationibus,
Univ. - Progr. Göttingen, 1909. L'unité des Tusculanes a été fortement affirmée
par A. Michel, op. cit., p. 169.
446 L'ÉTHIQUE

aussi ces débats sur les sources, dont nous n'hésiterons pas à dire
qu'ils sont particulièrement décevants en ce qui concerne cette
œuvre. Et pourtant, si l'on admet, ce qui devrait être une évidence,
que les Tusculanes forment un tout dont les éléments n'ont pas été
disposés de manière indifférente et ne doivent donc pas être arbi
trairement dissociés, comment s'engager dans des études de détail
sans avoir au préalable tenté de définir ce que Cicéron a voulu
exprimer en rédigeant ce texte? Notre projet est, en tout cas, de
montrer qu'il y a dans ces disputationes une double cohérence,
interne et aussi par rapport au De finibus, qui transcende les
contradictions ponctuelles et dont l'explication ne peut être trouvée
que dans l'inspiration platonicienne de l'Arpinate, et plus précisé
mentencore dans son appartenance à la Nouvelle Académie. Il ne
suffit pas, cependant, de montrer que le ciment existe, il faut aussi
comprendre comment la diversité, voire l'hétérogénéité des maté
riaux utilisés, loin de constituer un obstacle à l'unité de l'ensemble,
est, au contraire, ce qui rend possible celle-ci.

La double cohérence

Avant d'exposer les diverses manières dont a été comprise la


relation entre les deux traités et de proposer nous-même une inter
prétation, il n'est pas inutile de rappeler ce que dit Cicéron à ce
sujet en maint endroit des Tusculanes. En effet, une recension pré
cise de ces passages, même si elle n'apporte que des réponses par
tiellement satisfaisantes, permet en quelque sorte de baliser la
recherche en montrant comment l'Arpinate, parfaitement cons
cient du caractère apparemment contradictoire de certaines de ses
affirmations, estime lui-même nécessaire de s'en justifier et de fai
re connaître quelle est la logique de sa pensée.
Au § 82 du livre IV, la liaison entre les deux œuvres est fort
ement affirmée, mais sans que soit véritablement expliquée la natu
re de cette continuité : «il faut nous rendre compte», dit-il, «qu'une
fois approfondie, autant qu'il est humainement possible de l'appro
fondir, la question du souverain bien et du souverain mal, il n'était
pas possible de demander à la philosophie sujets ni plus import
antsni plus profonds que ceux de ces quatre journées»3. Il est
évidemment important de rapprocher le quoad possunt ab homine

3 Cicéron, Tusc, IV, 38, 82 : Scire autem nos oportet, cognitis quoad pos
sunt ab homine cognosci, bonorum et malorum finibus, nihil a philosophia posse
out maius out utilius optavi quam haec quae a nobis hoc quadriduo disputata
sunt.
L'INSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE DES TUSCULANES 447

cognosci, platonicien et a fortiori académicien, concernant le De


finibus, de la formule imagée que l'on trouve au début de la pre
mière Tusculane* : quae uis ut poterò explicabo, nee tarnen quasi
Pythius Apollo . . . sed ut homunculus unus e multis probabilia co-
niectura sequens. Une même inspiration est donc revendiquée pour
les deux œuvres, celle de la Nouvelle Académie, dans sa version
probablement philonienne.
Plus loin, au 32 du livre V, c'est l'interlocuteur qui va amener
Cicéron à s'expliquer de manière plus complète, en lui faisant
remarquer qu'il y a contradiction entre les arguments qu'il avait
employés pour réfuter Caton et la thèse de la vertu suffisant au
bonheur. Comment prétendre, en effet, d'une part que les «An
ciens» et les Stoïciens sont d'accord sur le fond, et d'autre part que
seuls les seconds sont cohérents dans leur philosophie du bon
heur5?
La réponse de Cicéron est double. Il souligne d'abord que
contrairement aux tenants d'un système, lui n'est pas lié à des dog
mes et qu'il peut donc défendre librement ce qui paraît vraisemblab
le, autrement dit, il excipe là encore de son appartenance à la
Nouvelle Académie6. Mais il ne s'en tient pas à cette affirmation
de principe qui, sur une question aussi précise, apparaîtrait comme
une solution de facilité, et il reprend, sous une forme légèrement
différente, ce qu'il avait déjà dit dans sa réponse à Pison : autre
chose est de se demander si les Stoïciens ont raison de n'accepter
comme bien véritable que Yhonestas, autre chose d'affirmer qu'une
fois ce postulat admis, il constitue la formule la plus sûre de bon
heur. Il n'y a donc pas contradiction entre les deux traités, mais
simplement changement de perspective1.

4 Ibid., I, 9, 17. Ce terme d'homunculus nous rappelle le homuncio de


Luc, 43, 134, qui était appliqué à Antiochus pour montrer qu'en refusant d'a
ssumer dans ses conséquences ultimes l'éthique stoïcienne il acceptait de ne pas
être un dieu, comme le sage, mais un «petit homme». Homunculus se trouve
aussi en Tusc, V, 23, 64, pour qualifier avec, nous semble-t-il, une affectueuse
ironie, Archimède. Il y a dans l'emploi de ces mots par Cicéron une référence
littéraire, puisque Térence emploie ce terme dans Eunuque, 591, lorsque Cherea
compare sur le mode comique son attitude à celle de Jupiter.
5 Ibid., V, 11, 32 : Quid est causae quin, si Zenonis rationi consentaneum sit
satis magnam uim in uirtute esse ad beate uiuendum, liceat idem Peripateticis
dicere?
6 Ibid., 33 : quodcumque nostros animos probabilitate percussit, id dicimus,
itaque soli sumus liberi.
7 Ibid. : Non ego hoc loco id quaerendum puto uerumne sit, quod Zenoni
placuerit quodque eius auditori Aristoni, bonum esse solum quod honestum esset,
sed, si ita esset, + turn ut totum hoc beate uiuere in una uirtute poneret. Malgré
l'état du texte, le sens de celui-ci apparaît clairement. Cicéron accepte de pren
drecomme point de départ la conception stoïcienne du souverain bien, tout en
448 L'ÉTHIQUE

Comme s'il craignait lui-même que sa réponse fût jugée insuf


fisante, il revient à la charge un peu plus loin, répétant l'objection
formulée par son interlocuteur, pour mieux en montrer ensuite
l'inconsistance8. Sans invoquer cette fois la liberté de jugement
propre aux philosophes de la Nouvelle Académie, il démontre que
l'on peut estimer que les Stoïciens appelent «préférables» ce que
leurs maîtres appelaient «biens», sans pour autant faire abstrac
tion d'une différence fondamentale : «les premiers s'expriment ains
i, il est vrai, mais ils ne disent pas que le bonheur est rempli de
ces choses-là, tandis que les seconds estiment que sans elles le bon
heur n'existe pas, ou du moins que, si bonheur il y a, on ne peut en
tout cas parler de bonheur parfait».
De manière progressive donc, et face à la curiosité de l'interlo
cuteur,à la fois apprenti dialecticien et symbole des interrogations
du lecteur, Cicéron a construit sa justification en reprenant le thè
me principal de sa critique du discours de Pison, l'existence d'une
double polarité dans l'éthique : Γοίκείωσις d'un côté, le bonheur de
l'autre, avec des jugements différents sur le stoïcisme selon que
l'on envisage son interprétation de la tendance naturelle ou la
cohérence de sa doctrine de la uita beata. L'existence des deux trai
téscicéroniens serait-elle donc l'illustration la plus concrète de cet
tedistinction - le τέλος vu sous l'angle de Γοίκείωσις ou du bon
heur - sur laquelle M. Giusta a construit toute la première partie
de son œuvre9? Plus généralement, quelle est l'origine de cette
dualité à l'intérieur de la philosophie morale?
Avant de poursuivre dans cette direction, il nous faut souligner
à quel point c'est Cicéron lui-même qui nous invite à considérer les
Tusculanes comme un tout orienté vers une fin, la démonstration
du bonheur absolu du sage. Là encore, c'est une intervention de
l'interlocuteur qui lui permet de nous révéler, ou plutôt, de nous

sachant que celle-ci est au moins criticable, cf. la proposition si ita esset, où le
subjonctif n'est pas seulement dû à l'attraction modale, mais comporte une
nuance d'irréel. Il s'agit donc pour lui de montrer qu'il y a une cohérence par
faite dans le système stoïcien, mais que celle-ci repose sur une hypothèse, qui,
elle, n'a rien de certain. Nous reviendrons sur ce problème de l'hypothèse et de
la comparaison entre le système stoïcien et la géométrie, cf. infra, p. 546-549.
8 Pour J. Humbert, traducteur des Tusculanes dans la Collection des Uni
versités de France, le début du § 47 constitue une objection directement formul
ée par l'interlocuteur de Cicéron. L'analyse des paragraphes précédents mont
requ'en réalité c'est Cicéron lui-même qui reprend la critique qui lui avait été
adressée au § 32 et qui s'efforce de la réfuter : At enint eadem Stoici «praeci-
pua» uel «producici» dicunt quae «bona» isti. Dicunt Uli quidem, sed Us uitam
beatatn completi negant; hi autem sine Us esse nullam putant aut, si sit beata,
beatissimam certe negant.
9 Cf. supra, p. 351.
L'INSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE DES TUSCULANES 449

confirmer la signification de son œuvre. Au § 14 du livre V, alors


donc que la démonstration est déjà très avancée, celui-ci a un mou
vement de révolte, comme une ultime résistance de son bon sens,
et, dans une intervention exceptionnellement longue, il se refuse à
accepter l'assimilation du bonheur à la vertu, évoquant en des te
rmes vigoureux la réalité de la souffrance, qui peut accabler même
les plus vertueux10. Cicéron ne se formalise pas de la violence de
cette diatribe, il fait simplement observer à son contradicteur que
la quaestio est proche de sa solution et qu'en acceptant les thèses
des livres précédents il s'est préparé, bien plus, il s'est engagé, à
approuver cette idée d'un sage heureux même dans les plus atroces
souffrances11. Admettre, en effet, que le sage est au-dessus de la
crainte de la mort, du chagrin et de la passion, c'est déjà faire
implicitement de la sagesse la condition nécessaire et suffisante du
bonheur. Quelques paragraphes plus loin, Cicéron développera cet
temême idée en affirmant sa résolution de ne pas revenir sur des
choses qu'il tient pour acquises et il donne à cette occasion le résu
méle plus précis et le plus rigoureux que l'on puisse proposer des
Tusculanes12 : «puisque le trouble de l'âme rend la vie malheureus
e, tandis que son apaisement procure le bonheur, puisque le trou
blea deux sources, le chagrin et la crainte, en ce qui concerne les
maux imaginaires, la joie folle et le désir, pour ce qui est des biens
chimériques, puisque tous ces mouvements sont en conflit avec la
réflexion et la raison, irez-vous, quand vous verrez un homme
exempt, affranchi, libre d'agitations si violentes, si discordantes et
même si contradictoires entre elles, irez-vous hésiter à dire qu'il est
heureux?».
Les Tusculanes ne sont donc rien d'autre qu'un De uita beata,
identique dans son principe - mais non dans son esprit, ni dans les
moyens employés, nous essaierons de le montrer - à celui de Sénè-
que13. L'Académicien comme le Stoïcien ont un même but, com-

10 Cicéron, Tusc, V, 5, 14: beatamque uitam . . . conantem ire in eculeum


retinet ipsa prudentia negatque ei cum dolore et cruciato quicquam esse commun
e.
11 Ibid., 6, 15.
12 Ibid., 15, 43 : Atque cum perturbationes animi miseram, sedationes autem
uitam efficiant beatam, duplexque ratio perturbationis sit, quod aegritudo et
metus in malis opinatis, in bonorum autem errore laetitia gestiens libidoque uer-
setur, cum omnia (ea) cum consilio et ratione pugnent, his tu tarn grauibus conci-
tationibus tamque ipsis inter se dissentientibus atque distractis quem uacuum,
solutum, liberum uideris, hunc dubitabis beatum dicere? Trad. pers.
13 La différence essentielle étant que la proposition «il n'est d'autre bien
que la beauté morale», qui est acceptée par Cicéron uniquement sur le mode
hypothétique, constitue pour Sénèque le dogme fondamental de la vie heureus
e.
450 L'ÉTHIQUE

battre l'incrédulité que suscite cette proposition extraordinaire, pa


radoxale au sens premier du terme : «la vertu suffit pour être heu
reux». Mais pourquoi trouve-t-on chez Cicéron ce double trait
ement du problème moral, une première fois à partir des tendances
naturelles, une seconde fois du point de vue du bonheur, pourquoi
cette relation ambiguë entre les deux traités, à la fois autonomes et
dépendants l'un de l'autre?
Il était logique de chercher l'explication de cette difficulté
dans les cadres mêmes de la pensée philosophique de cette époque,
et notamment dans ces grands plans d'étude de la philosophie que
sont les διαιρέσεις. Il ne nous en est parvenu que deux, celle de
Philon de Larissa et celle, infiniment plus complexe, d'Eudore
d'Alexandrie14. Il eût été satisfaisant pour l'érudition d'identifier la
démarche cicéronienne à l'une de ces méthodes, mais il faut recon
naître que, dans ce domaine aussi, l'Arpinate échappe aux tentati
ves qui depuis longtemps sont faites pour réduire sa pensée à des
schémas scolaires. Ni Hirzel, qui a commis l'erreur, surprenante
chez un si grand savant, de croire que le λόγος κατά φιλοσοφίαν
dont parle Stobée, serait un véritable ouvrage que Cicéron aurait
utilisé comme source pour écrire les Tusculanes15, ni Grilli, qui a
voulu trouver dans ce même passage le plan précis des ouvrages
philosophiques cicéroniens, n'ont pu construire une démonstration
convaincante16. Plus intéressant, et plus complexe, est le cas de la
διαίρεσις d'Eudore, dont nous avons déjà eu l'occasion de dire que
M. Giusta en a fait l'architecture de ses Vetusta placita 17. Mais, s'il
est exact que le De finibus, où sont envisagés à propos de chaque
doctrine d'abord le problème du τέλος, puis celui des vertus, cor
respond grosso modo à la première partie de la διαίρεσις d'Eudor
e18 - lequel cependant procède à de multiples subdivisions qu'on

14 Ces deux «divisions» nous ont été transmises par Stobée, Ed., II, 6, 2,
p. 14-15 M. (Philon) et p. 16-18 M. (Eudore).
15 R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 490-491. Hirzel a été là victime des préjugés de
la Quellenforschung, pour qui il était indispensable de trouver non seulement
une source, mais surtout une source écrite. Cette grossière erreur ne doit cepen
dantpas entraîner une condamnation globale de cette recherche sur les Tuscu
lanesqui est riche d'intuitions fécondes.
16 A. Grilli, II piano delli scritti filosofici di Cicerone, dans RSF, 26, 1971,
p. 302-305. Grilli essaie assez laborieusement de démontrer qu'il y a une très
grande similitude entre le plan des œuvres philosophiques de Cicéron, tel qu'il
se trouve au début du second livre du De diuinatione et la «division» de Philon
de Larissa.
17 Cf. supra, p. 346, n. 35.
18 Pour Eudore, loc. cit., les éléments fondamentaux de la philosophie
morale sont au nombre de trois : le θεωρητικόν, Γόρμητικόν et le πρακτικόν. En
ce qui concerne la première partie, on peut noter les différences suivantes par
L'INSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE DES TUSCULANES 451

ne retrouve pas chez l'Arpinate -, en revanche, nous croyons que


c'est une erreur de voir dans les Tusculanes un παθητικόν. En effet,
les citations que nous avons faites de cette œuvre nous ont permis
de montrer que, si le problème des passions y tient effectivement
une très grande place, il n'est pas traité pour lui-même, mais étro
itement subordonné à la thèse centrale du livre, celle de la parfaite
béatitude de l'homme vertueux, dont l'impassibilité n'est qu'un
aspect 19.
En fait, comme l'a montré de manière très convaincante A. Mi
chel, c'est chez Cicéron lui-même qu'il faut chercher l'explication
de la relation entre les deux traités, les Tusculanes apportant une
réponse aux problèmes déjà posés dans le Lucullus et qui dans le
De finibus semblaient conduire à une aporie20. Nous reviendrons
plus loin sur le problème de fond, car pour l'instant c'est la métho
de cicéronienne que nous cherchons à définir le plus précisément
possible, et les §§18 et 19 du dernier livre des Tusculanes nous
paraissent à cet égard d'un très grand intérêt. Reprenant une com
paraison qu'il avait déjà ébauchée, mais dans un tout autre esprit,
à la fin du De finibus, Cicéron affirme que la philosophie est enco
re plus rigoureuse que la géométrie car, tandis que le géomètre
procède de telle sorte qu'il considère comme acquis les théorèmes
précédemment démontrés et n'estime nécessaire d'étudier que ce
dont il n'a pas été question précédemment, les philosophes, eux, ne
progressent pas de manière linéaire21. En effet, ils n'établissent
pas une chaîne de déductions et, «quel que soit le point dont ils
s'occupent, ils accumulent tout ce qui tend à l'établir, même s'il

rapport au plan général des livres du De finibus cicéronien : il n'y a aucune


trace chez l'Arpinate, comme Giusta le reconnaît lui-même, t. 1, p. 156, du προ-
τρεπτικόν qui, selon Eudore, devait faire partie du traitement des vertus ; le περί
τεχνών επιτηδευμάτων, qui devrait suivre le développement sur les vertus est
tout aussi introuvable, si l'on excepte une phrase de Fin., III, 9, 32; le χαρακ-
τηριστικόν des vertus, c'est à dire leur description, est absent de ce même livre
III. En définitive, il apparaît que, s'il y a des ressemblances incontestables entre
le De finibus et l'exposé d'Eudore, les différences sont suffisamment important
es pour exclure une quelconque relation de source.
19 C'est cette méconnaissance de la finalité véritable de l'œuvre qui a
conduit M. Giusta à négliger presque totalement le premier livre et à expliquer
la construction du dernier d'une manière que nous croyons être peu vraisemb
lable,cf. infra, p. 486.
20 Cf. supra, p. 338.
21 Cf. Fin., V, 28, 83. Dans ce texte, Cicéron compare le stoïcisme aux
démonstrations des géomètres, « où si l'on accorde les premières propositions, il
faut accorder tout le reste ». Le compliment est empoisonné, puisque la Nouvell
e Académie avait, dans la tradition de la République, souligné la fragilité des
raisonnements hypothétiques, cf. infra, p. 548.
452 L'ÉTHIQUE

s'agit de propositions déjà traitées ailleurs»22. Or, comme exemple


de cette démarche intellectuelle, il cite les Stoïciens qui, bien
qu'ayant conclu au terme de leur réflexion sur le souverain bien
qu'il n'est d'autre bien que Vhonestum, ne s'en tiennent pas à cette
seule démonstration, mais estiment nécessaire de traiter à part le
problème de la vie heureuse23.
Ces propos ne peuvent être, selon nous, appréciés à leur juste
valeur que si on les rapproche de ce qu'écrit Sénèque sur ce même
sujet24: «II ne faut pas confrondre deux points qui doivent être
démontrés séparément : un raisonnement autonome établit qu'il
n'y a de bien que l'honnête, un autre que la vertu suffit au bon
heur. S'il n'y a de bien que l'honnête, tout le monde reconnaît que
la vertu suffit au bonheur. Mais inversement, si la vertu seule fait
le bonheur, on ne nous accordera pas qu'il n'y a de bien que ce qui
est honnête».
A l'instar des philosophes du Portique, l'Académicien Cicéron
a donc consacré un ouvrage au problème des fins, un autre à celui
du bonheur, démontrant ainsi la même exigence de rationalité par
faite que les disciples de Zenon. Mais cette analogie dans la forme
implique-telle un accord sur le fond? Faut-il, parce que les Tuscu-
lanes sont un traité sur le bonheur, les considérer comme une
œuvre d'inspiration stoïcienne? Ce que nous avons vu jusqu'à pré
sent de la Nouvelle Académie nous a surtout appris que chez le dia
lecticien l'imitation est une arme bien plus souvent qu'un hommag
e. Il y a donc lieu de se demander si les Tusculanes, conçues selon
une méthode analogue à celle du Portique et riches en thèmes stoï
ciens, ne constituent pas une critique du stoïcisme, moins apparent
e mais tout aussi sévère sur le fond que celle que nous avons trou
véedans le De finibus.

Le livre I et le problème anthropologique

Dans la réfutation qu'il avait faite de l'exposé de Caton, Cicé


ron avait laissé, malgré tout, une sorte d'échappatoire aux philoso-

22 Cicéron, Tusc, V, 7, 18: quamcumque rem habent in manibus, in earn


quae conueniunt congerunt omnia, etsi alio loco disputata sunt.
23 Ibid.
24 Sénèque, Ep., 85, 17: Mud pr aeterea iudico obseruandum, ne duo quae
separatim probanda sunt, misceamus : per se enim colligitur unum bonum esse
quod honestum, per se rursus, ad uitam beatam satis esse uirtutem. Si unurn
bonum est quod honestum, omnes concedunt ad bene uiuendum sufficere uirtu
tem. E contrario non remittetur si beatum sola uirtus facit, unum bonum esse
quod honestum esse.
L'INSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE DES TUSCULANES 453

phes stoïciens en leur suggérant de modifier le principe de base de


leur éthique et d'affirmer que l'homme n'est pas soumis au même
type d'oiKeicooiç que tous les autres êtres vivants, mais qu'il cher
che dès sa naissance à préserver ce qu'il y a de meilleur en lui,
l'âme25. La reconnaissance de la singularité radicale du fait hu
main était donc présentée aux Stoïciens comme le seul moyen pour
eux d'éviter les contradictions que la critique académicienne avait
cru déceler dans leur théorie des κατά φύσιν. D'une manière génér
ale, le De finibus, nous l'avons dit, révélait l'urgence d'une anthro
pologie qui exprimât la spécificité humaine de manière plus satis
faisante que ne l'avaient fait l'épicurisme, le stoïcisme, ou la doctri
ne des «Anciens», telle qu'elle avait été reconstituée par Antio-
chus26.

Continuité formelle et différences de fond dans l'anthropologie

Cicéron aurait pu reprendre le problème sur des bases nouvell


es, en faisant abstraction de ce qui avait été dit dans le De finibus,
mais une telle démarche n'eût pas été dans la logique générale de
son œuvre. Il est, au contraire, intéressant de relever avec quelle
subtilité il a tenu à montrer à la fois la continuité de sa réflexion et
l'entrée dans une phase nouvelle de celle-ci.
Nous avons souligné dans notre analyse des livres IV et V du
De finibus la très grande importance de la métaphore de la vigne
comme mode d'expression de l'unité du vivant, de la plante à
l'homme en passant par le règne animal27. K. Reinhardt a eu rai
son de noter qu'il est encore question de la vigne au 56 de Tusc, I,
toutefois il lui a échappé que dans ce texte nous avons bien les él
éments de la métaphore, mais négativement, sans la métaphore elle-
même, c'est-à-dire sans ce qui faisait leur cohésion28. En effet, si la
plante, l'animal et l'homme y sont évoqués, c'est pour montrer non
plus ce que l'homme a en commun avec les autres êtres vivants,
mais ce qui le différencie de ceux-ci29. Dans la conception natura-

25 II est vrai que, dans Fin., IV, 27-29, cette possibilité est, elle aussi, rejetée,
puisqu'elle constitue la lecture « indif férentiste » du stoïcisme. Néanmoins, il lui
est accordé une cohérence formelle, or les Tusculanes envisagent précisément le
stoïcisme de ce point de vue.
26 Cf. supra, p. 441.
27 Cf. supra, p. 421.
28 K. Reinhardt, art. Poseidonios3, RE, 221, 1953, p. (558-826), p. 582.
29 Cicéron, Tusc, I, 24, 56 : animum ipsum -, si nihil esset in eo nisi id, ut
per eum uiueremus, tam natura putarem hominis sustentari quant uitis, quant
arboris; haec enim etiam dicimus uiuere. Item si nihil haberet animus hominis
nisi ut appeteret aut fugeret, id quoque esset ei commune cum bestiis. Les irréels
du présent montrent bien que le processus est exactement l'inverse de celui que
454 L'ÉTHIQUE

liste défendue par Cicéron lorsqu'il avait réfuté Caton et par Pison
dans son exposé de la philosophie péripatéticienne, l'accent était
mis sur la continuité naturelle, l'âme apparaissant comme ajout
certes précieux, mais n'altérant en rien l'unité du vivant30. Dans ce
premier livre des Tusculanes, au contraire, elle n'est plus seul
ement ce degré supplémentaire de perfection dans la hiérarchie de
la vie, elle témoigne de la présence du divin dans l'homme. Les
passages du De finibus que nous avons cités faisaient de l'âme
l'aboutissement d'un processus naturel, alors qu'ici ce qui intéresse
Cicéron, c'est son altérité par rapport à celui-ci. L'autorité sur
laquelle il s'appuie n'est plus Polémon ni Aristote, mais Platon,
comme le montrent des citations très précises du Ménon et du Phé-
don31. L'évocation de la réminiscence, de l'enfermement de l'âme
dans le corps, l'allusion au caractère irréel de tout ce qui a un
début et une fin, confirment ce que suggérait déjà la désagrégation
de la métaphore de la vigne, c'est-à-dire l'abandon d'une philoso
phie de la continuité naturelle et le passage à une anthropologie
d'un autre type.
C'est une démarche identique, à savoir l'utilisation d'un même
thème pour dire des choses différentes, que nous trouvons dans les
références à l'Apollon Pythien et au γνώθι σεαυτόν32. Rappelons
brièvement ce qu'il en est, puisque cette question a déjà été très
abondamment étudiée33. Cicéron mentionne pour la première fois
le précepte delphique à la fin du premier livre du De legibus, puis
dans Fin. V (discours de Pison), et enfin dans le premier et le der
nier livres des Tusculanes 34. P. Boyancé a écrit des choses fort jus
tes sur les points communs - réels et nombreux - entre ces textes,
mais il convient aussi de mettre l'accent sur ce qui les sépare35. S'il

nous trouvions dans les livres IV et V du De finibus, où le règne végétal était le


point de départ d'une ascension culminant avec l'homme, présenté comme
contenant en lui tous les degrés de la hiérarchie de la nature.
30 C'est ce qu'exprimait très bien cette phrase à propos de la nature (Fin.,
IV, 14, 37) : Semper ita assumit aliquid ut ea quae prima dederit non asserat.
31 En Tusc, I, 57, sont cités le Ménon, 81 e, et le Phédon, 72 e.
32 Cicéron, Tusc, I, 22, 52, où la connaissance de soi est définie comme la
connaissance de l'âme, le corps n'étant qu'un «vase»; V, 25,70, où est évoquée
Ma a deo Delphis praecepta cognitio, ut ipsa se mens agnoscat coniunctamque
cum diuina mente se sentiat.
33 Cf. P. Boyancé, Cicéron et le Premier Alcibiade, art. cit.; P. Courcelle,
Cicéron et le précepte delphique, dans GIF, 21, 1969, p. 109-120; J. Pépin, Idées
grecques . . ., p. 59 sq. ; A. Michel, Humanisme et anthropologie chez Cicéron, dans
REL, 62, 1984, p. 128-142.
34 En dehors des passages des Tusculanes déjà cités, cf. Leg., I, 22, 58; 23,
60; Fin., V, 16, 44.
35 P. Boyancé, loc. cit.
L'INSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE DES TUSCULANES 455

est vrai, en effet, que la connaissance de soi apparaît toujours chez


Cicéron comme la conséquence d'une pratique approfondie de la
philosophie, on ne saurait - et cela a été très justement relevé par
J. Pépin - négliger le fait que le γνώθι σεαυτόν est interprété par
Pison dans un sens dualiste («savoir ce que sont les facultés du
corps et de l'âme et suivre un genre de vie qui ait le plein usage de
celles-ci»), tandis que dans le premier livre des Tusculanes, la véri
table connaissance de soi est celle de l'âme, le corps n'étant plus
considéré que comme un objet inerte, «un récipient qui enferme
l'âme»36. C'est là, on l'a dit, la tradition du Premier Alcibiade37. Il
faut cependant se garder de conclusions hâtives en ce qui concerne
les sources, dans la mesure où cette interprétation «spiritualiste»
du précepte delphique était déjà présente dans Leg. I, livre indénia
blement influencé par Antiochus38. Doit-on supposer que ce philo
sophe avait oscillé entre un dualisme naturaliste et une anthropolog
ie platonicienne39? N'y a-t-il pas là une preuve supplémentaire de
la liberté avec laquelle Cicéron savait utiliser ses sources? La plus
grande prudence est nécessaire dans ce type de recherches et J. Pé
pin l'a bien senti, qui a présenté comme une hypothèse vraisemblab
le, non comme une certitude, son attribution à Posidonius de l'a
nthropologie platonicienne de Tusc. I40. Nous nous contenterons ici
de remarquer que l'interprétation contradictoire qui est donnée du
γνώθι σεαυτόν dans ce texte et dans Fin. V n'est pas un fait isolé
mais un signe, au même titre que l'utilisation négative de la méta-

36 J. Pépin, op. cit., notamment p. 125, où il est très fortement affirmé que
l'anthropologie de la première Tusculane ne peut avoir sa source dans le dualis
me d'Antiochus d'Ascalon. Les deux références cicéroniennes que nous donnons
se trouvent respectivement en Fin., V, 16, 44, et en Tusc, I, 22, 52.
37 Sur ce point tous les savants que nous avons cités sont d'accord, la
divergence concernant donc la manière dont le dialogue platonicien a été inter
prété par la ou les sources de Cicéron, ou encore par l'Arpinate lui-même.
38 Sur l'auteur dont Cicéron se serait inspiré pour écrire ce livre, cf. infra,
p. 509.
39 S'il est vrai, en effet, que dans cette partie du De legibus le corps n'est
pas expressément traité de simple récipient, il n'en reste pas moins vrai qu'au
cunevaleur positive ne lui est accordée, cf. en particulier, au § 60 : quom ani
mus cognitis perceptisque uirtutibus a corporis obsequio indulgentiaque discesse-
rit. Nous sommes là bien loin de la tonalité de Fin., IV, où il s'agit de faire
admettre aux Stoïciens que le corps ne peut être totalement négligé. Cette diffé
rence peut donc s'expliquer par le caractère dialectique de la critique du stoïci
sme ou par une évolution de la pensée d'Antiochus, les deux hypothèses n'étant
pas au demeurant incompatibles, puisqu'il est fort vraisemblable que celui-ci
resta, au moins un certain temps après sa rupture avec la Nouvelle Académie,
marqué par les méthodes de cette école.
40 J. Pépin, op. cit., p. 165: «C'est donc de Posidonius qu'ont chance de
provenir les critiques adressées par Cicéron au souverain bien tel que le concev
aitAntiochus».
456 L'ÉTHIQUE

phore de la vigne, de la relation si particulière qui existe entre les


deux traités, et, tout comme nous avons analysé précédemment la
doctrine de Γοίκείωσις dans le De finibus, nous devons maintenant
rechercher sur quoi est fondée l'anthropologie de ce premier livre
des Tusculanes.

L'interprétation néoacadémicienne

Comme cela a été souligné par M. Pohlenz, le livre est dans sa


conception même platonicien, puisqu'il est construit sur l'alternati
ve exposée par Socrate à ses disciples dans l'Apologie et devenue
dès lors un lieu commun des consolations41 : la mort n'est pas à
craindre car elle ne peut être que l'anéantissement de l'âme, un
sommeil sans fin, ou bien l'essor de celle-ci vers sa véritable
demeure. Apparemment, donc, le problème anthropologique n'est
que secondaire, étant donné que, quelle que soit la réponse qu'on
lui apporte, le résultat est, ou plutôt, devrait être, le même du point
de vue de l'attitude à adopter. En réalité, cette indifférence à l'a
lternative est absente de la Tusculane, Cicéron exprimant très vigou
reusement sa préférence pour l'hypothèse de la survie de l'âme,
choix qui sera confirmé dans le dernier livre par la description du
sage, au centre de laquelle nous trouvons l'adhésion à l'anthropolog
ie du Premier Alcibiade*2. En même temps donc qu'il cherche à
démontrer l'inanité de la terreur qu'inspire la mort, il établit une
définition de l'homme qui paraîtra quelque peu négligée dans les
livres suivants et qui, tel un thème musical resurgissant triompha
lement alors que de multiples variations l'avaient presque fait
oublier, reparaîtra avec un éclat nouveau dans les dernières pages
de l'œuvre. Homo platonicus, Cicéron l'est assurément dans cette
disputatio première. De quel platonisme s'agit-il? Sur ce point les
avis divergent.
Pour les uns ce texte est un parfait exemple de ce mélange de
pensée platonicienne et de système stoïcien, qui selon eux caractér
iserait le Moyen-Portique. Cette thèse fut défendue à la fin du siè
cle dernier par P. Corssen et l'idée que Posidonius avait servi de
source à Cicéron pour la première Tusculane connut un succès
durable43. Elle fut cependant critiquée par K. Reinhardt qui, dans

41 M. Pohlenz, dans son édition scolaire des Tusculanes, Ciceronis Tuscula-


narum disputationum libri V, t. 1 et 2, Leipzig, 1912, p. 28. Le passage auquel il
est fait allusion se trouve dans Y Apologie, 40 c-41 c.
42 Cf. infra, p. 488.
43 P. Corssen, De Posidonio Rhodio M. Tullii Ciceronis in libro I Tusculana-
rum disputationum et in Somnio Scipionis auctore, Bonn, 1878 et Cicero's Quelle
L'INSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE DES TUSCULANES 457

son article de la RE tenta, avec des arguments selon nous peu


convaincants, de substituer Antiochus à Posidonius 44. Mais déjà
auparavant, R. Hirzel, dont nous avons dit qu'il s'était trompé en
prétendant que l'Arpinate s'était servi d'un ouvrage. précis de Phi-
Ion de Larissa, avait développé une argumentation des plus intéres
santes contres la thèse de Corssen 45. Se refusant à admettre que les
Tusculanes fussent un traité stoïcien, il rechercha ce qui dans cha
que livre pouvait être attribué à la Nouvelle Académie, et, s'il est
vrai que sa démonstration n'emporte pas l'adhésion en ce qui
concerne la philosophie des passions, elle se révèle précise et
rigoureuse dans l'analyse du premier livre. Cette réflexion a été
reprise, et en quelque sorte purifiée de ce qu'elle avait de trop
étroitement Quellenforschung, par R. Miller- Jones, dans un article
encore trop peu connu, eu égard à ses mérites considérables 46.
Analysant le texte paragraphe par paragraphe, ce savant a montré
que les idées que l'on trouve dans la première Tusculane, loin de
constituer l'apanage de Posidonius, étaient fréquentes dans la pen
sée platonicienne de cette époque, certaines d'entre elles ayant
même fini par devenir des lieux communs des consolations.
Ne pouvant revenir ici sur chacun des moments de son étude,
nous avons choisi d'en approfondir un point, le problème de la
nature de l'âme, afin de montrer dans quel esprit Cicéron a travaill
é. Cette question, à propos de laquelle Sextus Empiricus parlera
d'une πολλή και άνήνυτος μάχη 47, avait déjà été abordée dans le
Lucullus, et l'Arpinate avait alors montré l'impossibilité de faire un
choix parmi tant de théories 48. Au § 18 de Tusc, I, c'est encore une
longue doxographie que nous trouvons, allant des Présocratiques
aux disciples d'Aristote et, alors qu'on eût pu s'attendre à ce que
l'Arpinate donnât son adhésion à la définition platonicienne, il ter-

für das erste Buch der Tusculanen, dans RM, 36, 1881, p. 506-523. La thèse de
Corssen reçut notamment l'appui de M. Pohlenz, Die Stoa, t. 2, p. 115.
44 K. Reinhardt, op. cit. Nous avons déjà eu l'occasion de contester, cf.
supra, p. 453, la manière dont ce savant interprétait la présence de la métaphor
e de la vigne dans Tusc. I. De même, nous n'interprétons pas comme il le fait,
p. 577-578, la doxographie de l'âme (cf. infra, p. 458) dans le sens d'un dévoile
ment de la vérité qui serait la confirmation de ce que nous trouvons en Fin., V,
10, à propos des recherches des Péripatéticiens : quae ex cognitione facilior facta
est inuestigatio rerum occultissimarum.
45 R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 342-406.
46 R. Miller- Jones, Posidonius and Cicero's Tusculan Disputations I, 17-81,
dans CPh, 18, 1923, p. 202-238.
47 Sext. Emp., Hyp. Pyr., II, 5, 31.
48 Cicéron, Luc, 40, 124.
458 L'ÉTHIQUE

mine son enumeration par cette phrase49: «parmi ces opinions,


quelle est la vraie, c'est affaire à un dieu; quelle est la plus vrai
semblable, c'est une grande question».
Si l'on isole ce passage, il est évident qu'il ne constitue aucun
progrès épistémologique par rapport au Lucullus, dont la doxogra-
phie sur l'âme s'achevait par un constat d'isosthénie. En réalité, il
doit être appréhendé dans le mouvement général de la première
Tusculane et l'on s'aperçoit alors qu'il n'est que le point de départ
d'une réflexion qui va trouver son aboutissement dans les §§ 67-71.
Sur le fond ceux-ci n'apportent aucune certitude et, notamment, ils
ne permettent pas de préciser si l'âme est un souffle, un feu, ou
encore le cinquième élément aristotélicien50. Mais, d'une part, Ci-
céron y élimine toutes les hypothèses faisant de l'âme un agrégat
ou un mélange, ce qui constitue en soi un progrès dans la recher
che, et, surtout, l'impossibilité dans laquelle se trouve l'intelligence
humaine de déterminer avec exactitude la physique de l'âme, y est
assumée avec sérénité et considérée comme secondaire au regard
de l'essentiel, c'est-à-dire de la connaissance que l'âme peut avoir
d'elle-même, phénoménologiquement, à travers l'étude de ses fa
cultés, et notamment de la mémoire51. Tout comme l'homme ne
peut connaître Dieu, mais parvient à se persuader de son existence
grâce à la contemplation des merveilles de la nature, il lui est per
mis de se percevoir comme parcelle de la divinité52: «la force de
l'âme n'est pas suffisante pour que celle-ci puisse se voir elle-
même; mais, tout comme l'œil, l'âme, qui ne se voit pas, distingue
les autres objets ... en tout cas, elle voit sa force, sa sagacité, sa
mémoire, son mouvement, sa rapidité. C'est cela qui est grand, qui

49 Cicéron, Tusc, l, 11, 23 : Harum sententiarum quae uera sit, deus aliqui
uiderit; quae ueri simitlima, magna quaestio est.
50 Sur cette question fort complexe on se reportera à l'article de C. Lefeb-
vre, Quinta natura et psychologie aristotélicienne, dans RPhL, 69, 1971, p. 5-43;
cf. également E. Bignone, op. cit., t. 1, p. 226-272.
51 Cf. le § 67, où la connaissance de l'âme est celle de « sa force, sa sagacité,
sa mémoire, son mouvement, sa rapidité». Le rôle de la mémoire est magnifié,
dans la tradition platonicienne de la réminiscence, au § 57. Par ailleurs, il est à
remarquer que Cicéron, fidèle en cela à la tradition d'Arcésilas, n'affirme pas
dogmatiquement l'impossibilité de connaître la nature de l'âme.
52 Ibid. : Non ualet tantum animus, ut se ipse uideat. - At ut oculus, sic ani
mus se non uidens alia cernii . . . uim certe, sagacitatem, memoriam, motum,
celeritatem uidet. Haec magna, haec diuina, haec sempiterna sunt. Qua facie qui-
dem sit, aut ubi habitet, ne quaerendum quidem est., trad. pers. Cette comparai
son entre l'œil et l'âme a son origine dans le Premier Alcibiade, 132 d, où la
tonalité est, cependant, nettement moins pessimiste. Elle a été reprise par Aris-
tote, cf. Bignone, loc. cit., p. 243-244. Le reproche que l'on peut faire à Bignone
est que dans son désir d'utiliser cette Tusculane comme témoignage sur le pre
mier Aristote, il ignore presque totalement le rôle de la Nouvelle Académie.
L'INSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE DES TUSCULANES 459

est divin, qui est éternel. Pour ce qui est de savoir quelle est sa phy
sionomie ou sa demeure, la question ne mérite même pas d'être
posée». Cicéron ne renie donc nullement ce qu'il a écrit dans le
Lucullus et dans cette même Tusculane au sujet de la doxographie
de l'âme, simplement le travail philosophique lui a permis de défi
nir une vraisemblance, l'origine divine de l'âme, et une méthode
qu'il estime féconde, l'analyse reflexive des capacités de l'intellect.
On est frappé de constater à quel point, sur cette question
comme sur tant d'autres, Cicéron et Philon d'Alexandrie sont à la
fois très proches et très éloignés l'un de l'autre. Dans De mutatione
nominum, l'Alexandrin, reprenant en des termes légèrement diffé
rents la métaphore de l'œil et de l'âme, dit que celle-ci n'a pas
besoin d'une lumière extérieure pour lancer ses regards, car elle
est elle-même lumière; puis, voulant justifier l'incapacité dans la
quelle se trouve l'homme de percevoir Dieu, il ajoute53: «Qu'y a-
t-il d'étonnant que l'Être soit imperceptible aux hommes, quand
l'esprit qui est en chacun de nous est inconnaissable? Qui a vu, en
effet, l'essence de l'âme? Son manque de clarté a suscité des mil
liers de disputes chez les sophistes qui ont apporté des avis contrai
res ». Les thèmes sont exactement les mêmes dans ce texte que ceux
que nous avons relevés chez Cicéron et l'allusion aux disputes des
Sophistes correspond évidemment à la doxographie que Philon n'a
pas jugé bon d'exposer. Cependant, cette identité ne doit pas diss
imuler la différence qui existe dans la finalité des deux raisonne
ments. Pour Philon, il s'agit avant tout d'expliquer pourquoi, alors
que la Révélation a eu lieu, Dieu demeure inconnu, et sa descrip
tion de l'ignorance dans laquelle se trouve l'homme de la nature
divine s'inscrit sur fond de certitude absolue54. Chez Cicéron, au
contraire, cette certitude n'existe pas : il y a eu passage, de la divers
itédes hypothèses sur la définition de l'âme à l'affirmation de
l'origine divine de celle-ci, mais cette ascension ne doit pas être
considérée comme l'abandon de Γέποχή de la Nouvelle Académie.
En effet, si l'Arpinate a tenu à aller le plus loin possible dans le
probable, il n'a jamais affirmé, ni même suggéré, qu'il estimait
avoir franchi la limite entre le vraisemblable et la vérité. Pour s'en
convaincre, il suffit de comparer deux passages assez éloignés l'un
de l'autre dans le livre.
Au § 24, l'interlocuteur dit quelle séduction exerce sur lui l'hy-

53 Philon Al., Mut., 10 : τίς γάρ ψυχής ούσίαν ειδεν;ΤΗς ή άδηλότης μυρίας
έριδας σοφισταΐς έγέννησεν εναντίας είσηγουμένοις γνώμας ... Cf. également
Somn., I, 30-34.
54 Ce point a été admirablement mis en lumière par V. Nikiprowetzky, Le
commentaire de l'Écriture chez Philon d'Alexandrie, Leiden, 1977, p. 183-202.
460 L'ÉTHIQUE

pothèse de l'immortalité de l'âme, et aussi sa déception de ne plus


pouvoir y croire une fois qu'il a cessé de lire le Phédon. Il voudrait,
dit-il, en être persuadé, quand bien même la réalité serait différent
e : etiamsi non sit, mihi persuaderi tarnen uelim. Or Cicéron se
montre si convaincant, il donne tant d'arguments en faveur de la
survie de l'âme que l'autre, dans son enthousiame de néophyte,
s'exclame au § 77 que rien ne viendra désormais à bout de sa certi
tude : me nemo de immortalitate depellet. C'est alors que Cicéron
lui objecte qu'il ne faut pas avoir trop de confiance en soi et que
l'erreur est toujours possible, même sur les points que l'on croit les
mieux établis55. La préférence que l'on donne à la solution platoni
cienne ne doit donc pas conduire à négliger la possibilité d'une
autre anthropologie. Dans un premier temps, le philosophe a
conduit son interlocuteur d'une adhésion sentimentale et éphémère
au platonisme à une conviction étayée par la raison, mais sa tâche
ne s'est pas arrêtée là. Il lui faut, en effet, empêcher le disciple de
céder à l'illusion d'être parvenu à la connaissance de la vérité et lui
faire comprendre que Platon lui-même a pu se tromper. La thèse
de l'immortalité de l'âme n'est pas un dogme que l'on doit accepter
avec une tranquille et immuable certitude, elle exige un engage
ment,un pari, elle est, pour reprendre une expression platonicienn
e, un καλός κίνδυνος56.
La seconde anthropologie, celle qui considère que l'âme dispar
aît,immédiatement ou à terme, et que la mort est donc l'anéanti
ssement total de l'être humain, remplit donc une double fonction57.
Comme la première, elle a une finalité thérapeutique, elle vise à
montrer que la crainte de la mort peut être vaincue, quelle que soit
l'idée que l'on se fait de la nature de l'âme. Mais elle est aussi le
signe de la distance séparant le philosophe de la vérité, et les cate-
ruae contra dicentium, que l'interlocuteur voudrait ignorer dans sa
ferveur, viennent opportunément rappeler que la recherche ne
saurait s'arrêter58.
Il n'entre pas dans notre propos de faire ici une étude détaillée
de cette deuxième partie du livre, mais il est une question que nous
ne pouvons laisser de côté, parce qu'elle concerne la relation entre
pensée platonicienne et stoïcisme dans ce premier livre des Tuscu-
lanes, il s'agit de la position de Panétius59.

55 Cicéron, Tusc, I, 31, 78 : Laudo id quidem, etsi nihil nimis oportet confi-
dere.
56 Cf. Platon, Phédon, 114 d.
57 Cette nouvelle anthropologie occupe les paragraphes 77 à 94 de
Tusc, I.
58 Cf. ibid., § 77.
59 Cf. les § 79 à 81.
L'INSPIRATION NÉO ACADÉMICIENNE DES TUSCULANES 461

II est assurément normal que Cicéron, losqu'il évoque les phi


losophes pour qui l'âme disparaît après la mort, s'intéresse moins
à Démocrite et aux Epicuriens, dont il estime sans doute logique
qu'ils professent une telle opinion, qu'à un philosophe qui n'appart
ient pas à la tradition des atomistes et pour qui il ressent une très
grande estime60. Panétius nous est décrit comme un fervent admi
rateur de Platon, ne divergeant de celui-ci que sur la question de la
survie de l'âme, car, comme les autres philosophes du Portique, il
pensait que «l'âme subsiste après sa sortie du corps, mais qu'elle
ne subsiste pas toujours»61. Cette position, il l'avait exprimée sous
la forme de ces syllogismes, si chers aux Stoïciens62 :
- nul ne conteste que ce qui est né périsse; or l'âme naît;
donc elle doit périr.
- tout ce qui souffre est sujet à la maladie, et par suite à la
mort; or l'âme souffre; donc elle doit mourir.

Ces syllogismes sont très proches de ceux par lesquels Camèade


avait combattu la conception stoïcienne de l'existence des dieux, et
l'on en a déduit que Panétius aurait imité l'Académicien en appli
quant à la thèse de l'immortalité de l'âme la démonstration que
celui-ci avait élaborée pour réfuter le panthéisme63. Nous croyons
que les choses sont en fait moins simples et que Camèade avait lui-
même utilisé contre le stoïcisme une argumentation de Zenon et de
Chrysippe64. Mais l'essentiel n'est pas là; ce qu'il nous paraît
important, en effet, de remarquer, c'est la continuité de la dialecti
que de Camèade au platonisme de ce permier livre des Tusculanes,
qui exprime positivement ce qui existait à l'état de virtualité dans
la réfutation carnéadienne du stoïcisme, telle que nous la trouvons
au dernier livre du De natura deorwn65. Camèade démontrait, en
effet, dans sa lutte contre le vitalisme stoïcien, qu'aucun être animé
ne peut être immortel (nullum igitur animal est sempiternum), ce
qui signifiait implicitement que, si l'immortalité existe, elle est

60 Les jugements laudateurs sur Panétius abondent dans l'œuvre cicéro-


nienne, cf. De rep., I, 21, 34; Luc, 33, 107; Fin., IV, 9, 23 et 28, 79; Off., II, 14,
51.
61 Cicéron, Tusc, I, 31, 78, trad. pers.
62 Ibid., 79.
63 Cf. E. Benz, Tübing. Beitr. ζ. Altert., 7, 1929, p. 13, η. 2, cité par Pease
dans sa note à De nat. de., III, 12, 29.
64 Les syllogismes carnéadiens apparaissent comme la parodie destructrice
de ceux par lesquels Chrysippe, et sans doute avant lui Zenon, prétendaient
démontrer que l'univers est un être animé, cf. Diog. Laërce, VII, 143 = S. F.F.,
II, 633.
65 Cf. infra, p. 684 sq.
462 L'ÉTHIQUE

étrangère au monde de la matière et de la sensation66. Or, ce qui


était ainsi suggéré par le scholarque est explicité dans la Tusculane,
puisque Cicéron, citant Platon, répond à Panétius que ce qui survit
de l'âme est la raison, laquelle est exempte de mouvements désor
donnés et se trouve logée loin du désir et de la colère, sans commun
ication avec eux67. L'erreur de Panétius, ce en quoi il demeure
profondément stoïcien malgré son admiration pour Platon, c'est
donc qu'il a été incapable de renoncer à l'immanence, de concevoir
une réalité qui échappe aux lois de la matière et de la vie. Pour le
réfuter, Cicéron a fait une digression, alors qu'il eût dû, comme il
le reconnaît lui-même, se contenter de montrer qu'une telle doctri
ne n'impliquait nullement la perception de la mort comme un
mal68. Mais cette critique de Panétius n'était-elle pas le meilleur
moyen de montrer, dans un livre se caractérisant par la place res
treinte qu'y occupe la polémique, la différence existant entre le
stoïcisme, fût-il représenté par le plus platonicien de ses scholar-
ques, et la tradition authentiquement platonicienne?

La présence du stoïcisme dans Tusc, I, et sa signification

II est regrettable que R. Hirzel ou R. Miller Jones, dans leur


désir de prouver l'indépendance de Cicéron par rapport au stoïci
sme dans cette Tusculane, aient jugé nécessaire de sous-estimer, voi
rede nier, la présence en elle d'éléments stoïciens. En effet, la pré
sence de ceux-ci n'implique par elle-même aucune adhésion au
stoïcisme, car des fragments de doctrine ainsi isolés perdent le
sens que leur donnait leur insertion dans un contexte systématique.
Il n'y a donc aucun paradoxe à identifier comme étant d'origine
stoïcienne certains thèmes du livre, tout en affirmant que celui-ci
obéit à une logique qui n'est pas celle du stoïcisme. L'important est
de définir la relation de ces éléments stoïciens à leur nouveau
contexte.
Parmi les arguments avancés par Cicéron en faveur de l'im
mortalité de l'âme, celui du consensus des nations sur cette ques
tion occupe une place considérable. En effet, après avoir évoqué la
tradition des meilleurs, c'est-à-dire celle des plus anciens, qu'il
s'agisse des casci dont parle Ennius ou de l'évhémérisme grec, il

66 On peut mettre en relation cette idée avec la lecture que faisait la Nouv
elle Académie du Phédon, cf. supra, p. 265.
67 Cicéron, Tusc, 1, 33, 80.
68 Ibid., 81.
L'INSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE DES TUSCULANES 463

annonce ce qu'il qualifie de maxumum argumentum69 : le fait que


tous les hommes ont le plus grand souci de ce qui doit arriver
après leur mort prouve qu'ils ont «une sorte de vision des siècles à
venir» et qu'ils pressentent qu'il existe quelque chose après la
mort. Se référant à ce passage, R. Miller Jones a voulu montrer,
notamment à travers un certain nombre de citations d'Aristote,
qu'il n'a rien d'exclusivement stoïcien70. Cela est vrai sur le fond,
mais Cicéron ne se contente pas d'une simple mention du consen
sus omnium, il s'exprime au sujet de cet argument en des termes
très proches de ceux qu'emploiera le stoïcien Balbus dans son dis
cours du De natura deorum, il s'appuie sur une théorie du consen
tement universel comme lex naturae, qui est spécifiquement stoï
cienne71. Mais ce qui pour les Stoïciens est un dogme, une certitu
de absolue, relève pour lui d'une vraisemblance, certes précieuse,
mais qui ne peut être confondue avec la vérité72 : «Si le consente
ment universel est la voix de la nature ... il est vraisemblable, les
individus les meilleurs étant ceux-là qui s'intéressent le plus à la
postérité, qu'il existe quelque chose dont ils doivent avoir le sent
iment après leur mort». L'argument stoïcien du consensus omnium
a été à la fois conservé dans sa littéralité, et doublement détourné
de son sens premier, puisqu'il s'est trouvé, d'une part, relativisé et,
d'autre part, mis au service d'une thèse, celle de l'immortalité de
l'âme, que le Portique condamnait.
Ce même type d'analyse peut être fait à propos d'autres mo
ments du texte, et cela d'autant plus facilement que des rapproche
ments avec Sextus Empiricus ou Philon d'Alexandrie permettent de

69 Ibid., I, 12, 27. Sur les cosci, cf. Varron, Ling, lai., VII, 28 : et primum
«cascum» significai uetus; secundo eins origo Sabina, quae usque radices in
Oscam linguam egit. Cascum uetus esse significai Ennius, quod ait :
quam prisci cosci populi genuere Latini (Ann., 2, 4).
Sur la critique par Ennius de la religion polythéiste, cf. P. Grimai, Le siècle ....
p. 223.
70 Les textes aristotéliciens cités par R. Miller- Jones, op. cit., p. 207, (Eudè-
me, frgs 39 et 44 Rose; Méta., 1074 b 1-14) ne sont pas convaincants. Il eût été
plus pertinent d'évoquer le De caelo, 1, 270 b 5-8, et les textes cités par Pease,
Nat. de., I, p. 295.
71 Cicéron, De nat. de., II, 3, 12 : Itaque inter omnis omnium gentium sum
maconstat; omnibus enim innatum est et quasi insculptum esse deos. Malgré la
présence de l'adjectif innatus il ne faut pas conclure que pour les Stoïciens la
croyance en Dieu était antérieure à l'expérience, cf. supra, à propos des prénot
ionsp. 348. Sur le consensus stoïcien, cf. R. Schian, Untersuchungen über das
«argumentum e consensu omnium», Hildesheim-New York, 1973, p. 134-141, qui
parle fort justement d'un Neufundierung des Arguments in der Stoa.
72 Cicéron, Tusc, I, 15, 35 : Quodsi omnium consensus naturae uerisimile
est.
464 L'ÉTHIQUE

mieux éclairer le propos cicéronien. Il n'est pas inutile d'en donner


quelques exemples.
Dans son traité Contre les physiciens, Sextus explique que les
adversaires du stoïcisme avaient critiqué son utilisation théologi
que du consensus omnium en objectant que tous les hommes
croient aux légendes de l'Hadès, alors que celles-ci n'ont rien de
vraisemblable73. A cela les Stoïciens répliquaient que la contradic
tion était dans l'idée même de l'existence des Enfers, l'âme ne pou
vant descendre, mais uniquement monter, puisque faite d'air igné.
L'ascension des âmes est ainsi décrite dans ce même passage74 :
«ayant quitté la sphère du soleil, elles habitent la région sublunaire
et elles restent là fort longtemps à cause de la pureté de l'air; pour
subsister elles utilisent la vapeur qui s'élève de la terre, comme les
autres astres, et rien dans ces régions ne peut les dissoudre».
Comme les Stoïciens, Cicéron n'a que mépris pour les mythes
relatifs aux Enfers, dans lesquels il voit une carence du raisonne
ment75.Cependant, contrairement à ces philosophes, il n'invoque
aucune doctrine physique précise pour condamner cette croyance,
se contentant de mettre en évidence une contradiction bien plus
frappante pour le sens commun76 : ceux qui jadis croyaient aux
Enfers y situaient des actions exigeant la présence des corps, alors
même que ceux-ci avaient été incinérés. En revanche, cette descrip
tion de l'ascension des âmes, que les Stoïciens utilisaient comme
un argument contre l'existence de l'Hadès, lui, la reprend presque
textuellement à l'appui de sa démonstration de l'immortalité de
l'âme, laissant volontairement de côté le fait, pourtant essentiel,
que dans le stoïcisme il s'agit d'une survie provisoire de celle-ci. Ce
qui, dans le système stoïcien, est un élément indissociable de l'e
nsemble de la doctrine, apparaît au contraire à l'Arpinate comme
une particule de probabilité («si l'âme relève des quatre éléments . . .
c'est d'air enflammé qu'elle est constituée77) insérable, du fait
même de l'incertitude qui lui est inhérente, dans des contextes dif-

73 Sext. Emp., Adu. phys., I = Adu. math., IX, 71-74.


74 Ibid., 73 : ίκσκηνοι γοϋν ηλίου γενόμεναι τον ύπο σελήνην οίκοΰσι τρό
πον, ένθάδε τε δια τήν ειλικρινειαν τοϋ αέρος πλείονα προς διαμονήν λαμβάνουσι
χρόνον, τροφή τε χρώνται οικεία τη άπό γής αναθυμιάσει ώς και τα λοιπά άστρα,
το διαλυσόν τε αύτάς έν έκείνοις τοις τόποις ούκ εχουσιν. Trad. Grenier modif
iée.
75 Cicéron, Tusc, I, 16, 36 : Cuius (= rationis) ignorano finxit inferos easque
formidines quas tu contemnere non sine causa uidebare.
76 Ibid., 37.
77 Ibid., 42 : /5 autem animus qui si est horum quattuor generum ... ex
infiammata anima constat. Cicéron n'accepte donc de suivre Panétius sur la
physique de l'âme que dans la mesure où la théorie stoïcienne peut servir à
étayer, en quelque sorte malgré elle, la thèse de l'immortalité de l'âme.
L'INSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE DES TUSCULANES 465

férents, et apportant à chacun d'eux un surcroît de vraisemblanc


e.
Nous avons pris notre deuxième exemple dans la description
que fait Cicéron de la vie de l'âme lorsqu'elle est installée dans les
régions éthérées78. Il est inutile d'insister sur ce que cette eschato
logie doit à Platon. Toutefois, au centre de ce passage, nous trou
vons un développement sur la relation entre les sens et l'âme,
auquel il est possible de trouver une lointaine origine dans le Théé-
tète, mais qui, tel qu'il se présente là, doit certainement beaucoup à
une source intermédiaire79: «maintenant même», écrit-il «ce n'est
pas avec les yeux que nous percevons ce que nous voyons, car il n'y
a aucune capacité de sentir dans le corps, mais - ainsi que l'ense
ignent non seulement les physiciens, mais encore les médecins qui
ont dégagé et mis à jour ces conduits - il existe des sortes de
canaux qui font communiquer le siège de l'âme avec les yeux, les
oreilles, les narines». Plus loin, Cicéron parlera des «cinq messa
gers de l'âme», qui lui rapportent des nouvelles dont elle est seule
juge, et il louera l'art avec lequel la nature a façonné les conduits
qui vont de l'âme au corps80. Les passages que nous venons de
citer correspondent bien à la manière dont les Stoïciens expli
quaient le rôle de l'hégémonique dans la représentation, et, au
demeurant, il nous est parvenu un texte stoïcien très proche de ce
qu'écrit Cicéron81. Cependant, là encore, l'Arpinate n'emploie les
thèmes et les métaphores stoïciens qu'en les adaptant à la philoso
phie qui est la sienne. En effet, si dans un premier temps il s'expr
ime d'une manière que ne renierait pas un philosophe du Portique,
c'est pour ajouter aussitôt après que «ces conduits n'en sont pas
moins en quelque sorte obstrués dans une certaine mesure par des
éléments terrestres et grossiers, tandis que, quand l'âme existera
seule, nul obstacle ne l'empêchera de percevoir la qualité de toute
chose»82. Cicéron parle donc de la perception comme les Stoïciens,
mais avec cette différence qu'il situe dans l'idéal ce qui pour eux
ressortit à la réalité actuelle.

78 Ibid., 19, 43-21, 49.


79 Ibid., 46: Nos enim ne nunc quidem oculis cernimus ea quae uidemus;
neque est enim ullus sensus in corpore, sed, ut non physici solum docent, uerum
etiam medici qui ista aperta et patefacta uiderunt, uiae quasi quaedam sunt ad
oculos, ad auris, ad naris a sede animi perforatae. Nous avons légèrement modif
ié la traduction Humbert.
80 Ibid. et § 47 : foramina ilia quae patent ad animum a corpore callidissimo
artificio natura fabricata est.
81 Cf. Aetius., Plac, IV, 5, 3 = S.V.F., II, 866.
82 Ibid. : tarnen terrenis concretisque corporibus sunt intersaepta quodam
modo; cum autem nihil erit praeter animum, nulla re obiecta impediet quo
minus percipiat quale quidque sit.
466 L'ÉTHIQUE

La comparaison avec Philon d'Alexandrie montre qu'une telle


démarche n'est pas propre à l'Arpinate. Nous trouvons, en effet,
dans le De fuga et inuentione une autre métaphore stoïcienne pour
illustrer le processus de la représentation83 : l'hégémonique est
comme une source qui envoie son eau jusqu'aux sens et permet à
ceux-ci de «couler vers le sensible». Philon est-il stoïcien pour
autant? Nullement, puisque dans ce même traité (et l'on pourrait
multiplier les exemples) il interprète l'interdiction que fait Dieu à
Moïse de s'approcher du buisson ardent comme l'expression all
égorique de l'incapacité de l'intelligence humaine à connaître les
causes dernières84. Pour les Stoïciens, au contraire, il n'y a pas de
limite à la science humaine et c'est par elle que le sage devient
l'égal de la divinité.
Parce que le stoïcisme, une fois désarticulé, c'est-à-dire privé
de son enracinement dans le sensible, se prête fort bien à une lec
ture idéaliste, Cicéron et Philon se réfèrent à lui sans céder en quoi
que ce soit sur ce qui pour eux est primordial, à savoir cette rela
tion de l'homme à Dieu, faite à la fois de similitude et de distance,
rendant impossible toute certitude spécifiquement humaine, mais
permettant à la raison de confirmer dans une certaine mesure la
croyance. En ce qui concerne plus précisément l'Arpinate, ses em
prunts au Portique n'altèrent en rien le caractère platonicien de sa
démonstration, ils traduisent la volonté d'enrichir et d'actualiser la
pensée de Platon en lui donnant un nouveau langage, non l'inten
tion de la diluer dans un quelconque syncrétisme. Mais comment
définir le platonisme de cette première Tusculane?
Tout comme le Lucullus, la disputano sur la vanité de la crain
te de la mort est placée sous le signe de Γέποχή, le Socrate du Phé-
don étant pour Cicéron le sage qui, bien qu'il ait la conviction que
l'âme est immortelle, s'abstient de donner un assentiment ferme à
cette thèse85. L'inspiration néoacadémicienne, dont nous avons
tenté de montrer l'importance dans le livre, s'exprime même, à
l'occasion, en des termes qui sont proches de ceux du dialogue sur
le critère de la vérité86. Sur le fond, le Cicéron qui parle de l'im-

83 Philon Al., Fug., 182. Cette métaphore est très proche de celle, stoïcienne,
que nous trouvons chez Aetius, Plac, IV, 8, 1 = S.V.F., II, 850, où il est question
des πνεύματα νοερά qui vont de l'hégémonique aux sens. Sur les métaphores
stoïciennes, cf. l'important ouvrage de K. H. Rolke, Bildhafte Vergleiche bei den
Stoikern, Hildesheim - New York, 1975.
84 Ibid., 162.
85 Cf. ce qui est dit de Socrate en I, 41, 97-98, où est évoqué le raisonne
ment de Socrate dans XApologie, cf. supra, n. 62.
86 Ibid., 42, 100, où est réaffirmée l'image que la Nouvelle Académie avait
donnée de Socrate : suum illud, nihil ut adfirmet, tenet ad extremum.
L'INSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE DES TUSCULANES 467

mortalité de l'âme est tout aussi pessimiste quant aux capacités de


la raison raisonnante que celui qui combattait la théorie stoïcienne
de la connaissance. Entre les deux œuvres, entre le Lucullus et la
Tusculane, il existe malgré tout une différence importante. Alors
que dans le premier, la probabilité, quand elle parvenait à émerger
de l'isosthénie, n'était envisagée que comme une approche incertai
ne de la vérité, dans l'autre texte elle finit par exister en quelque
sorte par elle même, comme espoir et comme exigence d'absolu.
La célèbre réplique de l'interlocuteur, approuvée par Cicéron {erra
re mehercule maio cum Piatone . . . quam cum istis uera sentire*7)
n'est pas une boutade, elle exprime selon nous cette nouvelle fonc
tion de la croyance, qui ne se définit plus seulement par rapport au
vrai et qui, même fausse, se justifierait par le sens qu'elle serait
susceptible de donner à l'existence. Ce que Cicéron recherche chez
Platon, ce ne sont pas des arguments parfaitement convaincants,
mais une définition de l'homme, dont il n'ignore pas qu'elle peut
être fausse, et dont il pense cependant qu'elle est la seule suscepti
ble de rendre compte des aspects les plus nobles de la réalité
humaine. S'il semble faire peu de cas de la vérité théorique, c'est
au nom d'une vérité d'expérience88: des hommes, philosophes ou
pas, meurent avec un courage si grand que leur exemple prouve
que la mort n'est pas un mal. Cette même constatation conduira le
Montaigne du dernier livre des Essais à la conclusion que la mort
est «le bout, non le but de la vie» et à la glorification de ce doux
guide qu'est Nature89. La position de Cicéron est, nous semble-t-il,
plus complexe, puisque ces exempta ne créent en lui aucune certi
tude définitive, mais sont à la fois un puissant motif de consolation
face à l'angoisse de la mort et l'un des éléments qui vont permettre
de façonner, à partir de la réalité humaine, la figure idéale du
sage90.

87 Ibid., 16, 40.


88 Ce sont les exempla que nous trouvons à partir du § 89 et qui sont intro
duits par la phrase : Quamquam quid opus est in hoc philosophari, cum rem non
magnopere philosophia egere uideamus ?
89 Montaigne, Essais, III, chap. 12, p. 1051 de l'édition Villey : «Mais il
m'est advis que c'est bien le bout, non pourtant le but de la vie»; pour la glori
fication de la Nature, cf. surtout le chapitre XIII, «De l'expérience».
90 On résumera cette différence en disant que le Montaigne du dernier
livre des Essais est intensément immanentiste, au point de railler la recherche
philosophique, alors que Cicéron, tout en admirant l'ordre naturel, n'exclut
jamais ni l'interrogation sur celui-ci ni la possibilité de l'erreur.
468 L'ÉTHIQUE

La philosophie des passions dans les livres II, III, IV

La liberté de l'Académicien

A la notable exception, que nous avons déjà signalée, de R. Hir-


zel, la philologie classique a vu dans les livres II, III et IV des Tus-
culanes des textes d'une inspiration nettement stoïcienne91. On ne
saurait négliger ses analyses, car si l'attribution d'un livre à tel phi
losophe du Portique plutôt qu'à tel autre fut souvent faite à partir
de critères discutables, indéniablement le stoïcisme tient dans cette
partie de l'œuvre une place telle qu'on conclurait volontiers à une
éclipse de Γέποχή. A plusieurs reprises Cicéron prend ses distances
par rapport à l'Ancienne comme à la Nouvelle Académie. Ainsi, au
§ 12 du livre III, citant le mot de Crantor qui se refusait à considé
rer comme un bien l'insensibilité et disait qu'elle se paye par la
barbarie de l'âme et l'atonie du corps, il reconnaît la finesse du
propos, mais met en garde contre un langage qu'il juge propre à
flatter la faiblesse et la lâcheté92. De toute évidence, il ne se recon
naît pas dans cette métriopathie, chère à l'Académicien comme aux
Péripatéticiens. Plus loin dans ce même livre, il s'oppose vigoureu
sementà Camèade et prend contre lui le parti de Chrysippe à pro
pos de la meilleure manière de combattre le chagrin93. Camèade
reprochait, en effet, au Stoïcien de croire que l'évocation de la loi
universelle soumettant tout homme à la mort pouvait être un sujet
de consolation, et il soutenait qu'il y avait tout lieu au contraire de
déplorer cette cruauté du destin. Cicéron, défenseur sur ce point
de l'orthodoxie stoïcienne, estime, au contraire, que la prise de
conscience de la réalité de la condition humaine est de nature à
empêcher une vaine révolte et, par là-même, à soulager le cha
grin94. Cette adhésion aux idées du Portique sur l'éradication des
passions, cet apparent éloignement de la Nouvelle Académie trouve
sa confirmation dans une phrase à laquelle la prudence de la fo
rmulation donne une force particulière95: «nous aurons beau har
celer ces gens-là, comme Camèade avait l'habitude de le faire, je
crains qu'il n'y ait qu'eux comme véritables philosophes». La seule

91 Cf. les articles cités à la note 2.


92 Cicéron, Tusc, III, 6, 13 : Sed uideamus ne haec oratio sit hominum
adsentantium nostrae inbecillitati et indulgentium moltitudini.
93 Ibid., 25, 60.
94 Ibid. : Nam et nécessitas ferendae condidonis humanae quasi cum deo
pugnare prohibet admonetque esse hominem, quae cogitatio magno opere luctum
leuat . . .
95 Op. cit., IV, 24, 53 : Quamuis licet insectemur istos, ut Carneades solebat,
metuo ne soli philosophi sint.
L'INSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE DES TUSCULANES 469

fois où Cicéron approuve sans réserve Camèade dans ces livres,


c'est à propos d'une disputatio au cours de laquelle le scholarque
défendait, sans doute dialectiquement, une thèse stoïcienne, celle
de l'insensibilité du sage aux malheurs de sa patrie96.
Nous percevons plus nettement encore dans quel état d'esprit
Cicéron écrit au sujet des passions, en comparant cette partie des
Tusculanes à un texte bien intéressant malgré ses nombreuses mal
adresses formelles, cette Consolation à Apollonios dont l'attribu
tion à Plutarque demeure controversée97. Même s'il arrive à l'au
teur de cette œuvre d'utiliser des thèmes stoïciens devenus des
lieux communs, la tonalité de son livre est étrangère au stoïcisme,
elle traduit une conception moins intransigeante de l'éthique et
une attention plus grande à l'affectivité98. Dans la tradition de
Crantor, l'Académicien Plutarque (ou son imitateur) fait l'éloge de
la métriopathie, estimant que le rôle de la philosophie est de maint
enir la douleur dans des limites convenables, non de l'extirper99.
Cicéron, au contraire, a, en tout cas en ce qui concerne le sage, une
position beaucoup plus radicale, se refusant à admettre que l'âme
de celui-ci puisse connaître le moindre trouble et il semble donc
adhérer totalement à la doctrine stoïcienne de la condamnation
sans nuance de la passion100. Y aurait-il donc un hiatus dans les
Tusculanes entre le premier livre où le stoïcisme est utilisé sans
être approuvé sur le fond, et les livres suivants où il régnerait en
maître? Parce que nous croyons très fortement à l'unité de cette
œuvre, nous voulons mettre en évidence un certain nombre d'él
éments que le lieu commun du stoïcisme de ces Tusculanes a fait
négliger.

96 Ce passage a été étudié par A. M. Ioppolo, Cameade e il terzo libro delle


«Tusculane», dans Elenchos, 1, 1980, p. 76-91, qui conclut au caractère dialecti
que de cette proposition carnéadienne.
97 Cf. la remarquable édition de J. Hani, Consolation à Apollonios, Paris,
1972. Les arguments contre l'authenticité ont pour origine l'absence de l'œuvre
dans le Catalogue de Lamprias et des considérations stylistiques. J. Hani est
cependant assez réticent à leur égard, cf. p. 40 : « nous sommes donc résolument
favorables à l'hypothèse de l'authenticité. Nous disons bien l'hypothèse, car on
ne peut être totalement aff irmatif : les problèmes soulevés par la Consolation à
Apollonios, même ramenés à de plus justes proportions, demeurent entiers ».
98 La position de l'auteur de la Consolation est que, si le deuil est un mal,
« il faut le restreindre, le réduire et le supprimer dans toute la mesure du possi
ble» (19, 111 f). La restriction est caractéristique de la modération qui domine
dans cette œuvre.
99 En 3, 102 d, l'auteur de la Consolation condamne l'apathie en s'appuyant
sur le passage de Crantor cité par Cicéron en III, 6, 12.
100 Sur la doctrine stoïcienne de la passion, on se reportera à l'ouvrage déjà
mentionné de J. Pigeaud, La maladie de l'âme, p. 245-371 («Stoïcisme et maladie
de l'âme»).
470 L'ÉTHIQUE

Rappelons d'abord que, malgré l'importance de ses emprunts


au stoïcisme, qu'il est le premier à reconnaître, Cicéron ne renonce
pas à se définir comme néoacadémicien, puisque, au début du livre
II, dans un passage dont nous avons déjà eu l'occasion de montrer
l'importance, il affirme une fois de plus sa préférence pour la
méthode antilogique, à la fois instrument de connaissance et exer
cice oratoire, et il semble faire des disputationes de Tusculum le
prolongement de l'enseignement de Philon de Larissa101. Mais est-
ce là autre chose qu'une simple déclaration de principe et faut-il
voir dans le fait que les entretiens se déroulent dans YAcademia de
la propriété un symbole révélateur de la signification de l'œuvre?
Qu'est-ce qui dans les disputationes elles-mêmes corrobore la fidéli
té de Cicéron à l'école platonicienne?
Il nous semble d'abord qu'on n'a pas prêté suffisamment d'at
tention aux formules qui introduisent les thèmes stoïciens, considé
rées peut-être comme de simples clauses de style, alors qu'elles ont
une importance certaine pour qui veut déterminer quel est le mou
vement de la pensée cicéronienne. En effet, elles ne traduisent
jamais une identification totale au système de Zenon, elles sont au
contraire autant de signes qui montrent une distance parfois inf
ime, mais irréductible par rapport au stoïcisme. Qu'il s'agisse de
parler more Stoïcorum ou de «demander un traitement à ces philo
sophes», Cicéron parle d'eux comme de gens dont il adopte provi
soirement la méthode et les idées, nullement comme de maîtres
auxquels il se sentirait intellectuellement et af f ectivement lié 102. Ail
leurs, il est question de la tradition socratique de la santé de l'âme
(la sagesse), dont les Stoïciens auraient été les meilleurs gardiens,
ce qui est à la fois un hommage rendu au Portique et un déni de
son originalité 103. D'une manière générale, l'analyse stoïcienne de la
passion apparaît comme le prélude à une réflexion plus libre, plus
soucieuse d'efficacité pratique et laissant une large place à la
confrontation des différentes méthodes, «les rames de la dialect
ique» préparant «les voiles de l'éloquence»104. Il ne s'agit pas seule
ment, comme dans les Paradoxes, de mettre la virtuosité au service
de dogmes peu accessibles au commun des mortels, mais, tout en

101 Cicéron, Tusc, II, 3, 9, cf. supra, p. 49.


102 Ibid., Ill, 6, 14; Π, 19, 45.
103 Ibid., Ill, 5, 10, à propos de la tradition des anciens Romains, reflétée
par la langue latine : qui haec rebus nomina posuerunt sensisse hoc idem quod a
Socrate acceptum diligenter Stoici retinuerunt, omnis insipientes esse non sanos.
Il y a donc consensus pour Cicéron entre la condamnation romaine de la pas
sion et celle formulée par Socrate, puis par les Stoïciens.
104 Cf. ibid., IV, 5, 9 : Quaerebam igitur utrum panderem uela orationis sta-
tim an earn ante paululum dialecticorum remis propellerem.
L'INSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE DES TUSCULANES 471

considérant que la doctrine stoïcienne est dans ce domaine la plus


vraisemblable, de pouvoir exercer sa liberté d'esprit à l'égard de
toutes les doctrines.
Nous avons un bon exemple de cette démarche au § 51 du livre
III, lorsque Cicéron évoque, non sans humour, le conflit qui l'oppo
se à ces optimi uiri que sont les Épicuriens, lesquels l'accusent de
se montrer injuste à l'égard de leur maître. Lui, refuse de se laisser
entraîner dans ce qu'il compare à une guerre Punique et il oppose
sa sérénité à la susceptibilité des philosophes du Jardin, n'excluant
nullement qu'ils soient les interprètes de la vérité et leur demand
ant simplement de ne pas trop s'enorgueillir d'une doctrine qui,
quand bien même elle serait vraie, n'aurait rien de glorieux pour
l'homme 105. C'est là une autre façon de formuler le errare mehercu-
le maio cum Piatone! Cette liberté serait cependant inconsistante si
elle admettait des exceptions, si elle ne s'exerçait pas sur les ques
tions mêmes à propos desquelles Cicéron s'exprime comme un
Stoïcien. Or il est remarquable que, sur un point aussi important
que la définition de la passion, il ait tenu, bien que se rangeant du
côté de Zenon, à marquer avec vigueur les limites de son adhésion
et sa fidélité à Γέποχή106 : «qu'ils se battent entre eux», dit-il en par
lant des Stoïciens et des Péripatéticiens, «je n'y vois personnelle
ment aucun inconvénient, car, moi, je ne suis pas astreint à autre
chose qu'à la recherche du vraisemblable». Dans cette formule un
peu abrupte, il n'y a aucune marque de désintérêt pour le problè
me philosophique de la passion, mais la volonté de montrer que,
quelle que soit son attirance pour la théorie stoïcienne, il ne la tient
pas pour la seule possible et qu'il ne renonce pas à la distinction
entre la vérité et le vraisemblable qui est l'essence même de sa phi
losophie. La disputatio n'est pas destinée à établir des dogmes, elle
a pour finalité de réunir les arguments les plus probables en
faveur d'une thèse, et à ce titre elle n'est le lieu d'aucune certitu
de.
Le refus de l'assentiment définitif est pour Cicéron une attitu
de générale, mais qui dans chaque cas précis se fonde sur un cer
tain nombre de raisons, lesquelles découlent de la désarticulation
des systèmes, objet premier de la dialectique néoacadémicienne.

105 Ibid., Ill, 21, 51 : tantum admonebo, si maxime uerum sit ad corpus
omnia referre sapientem siue, ut honestius dicam, nihil facere nisi quod expédiât,
siue omnia referre ad utilitatem suam, quoniam haec plausibilia non sunt, ut in
sinu gaudeant, gloriose loqui desinant. La présence du potentiel montre bien que
pour Cicéron la véracité de l'épicurisme est une hypothèse qu'on ne peut écart
er.
106 Ibid., IV, 21, 47 : Digladientur Uli per me licet, cui nihil est necesse nisi
ubi sit illud quod ueri simillimum uideatur anquirere.
472 L'ÉTHIQUE

Ainsi, il sait gré aux Stoïciens d'avoir su formuler avec une rigueur
inégalée une tradition qui à ses yeux est socratique et romaine, cel
lede la condamnation des passions, envisagées comme des mala
diesde l'âme, et il fait sienne leur étiologie de la passion 107 : omnes
perturbationes iudicio censent fieri et opinione, parce qu'il estime
qu'elle est la plus appropriée à la condamnation de ce phénomène,
Cependant, il ne se tient pas pour autant obligé d'adhérer à ce qui
dans le stoïcisme sous-tend la définition de la passion comme juge
ment, à savoir la physique de l'âme. En simplifiant quelque peu, on
pourrait dire qu'il transforme en méthode ce qui pour les Stoïciens
est description exacte de la réalité. Cette discontinuité fait assuré
mentproblème. Il faut dans un premier temps en déterminer la
nature, puis tenter de comprendre pourquoi elle est tout autre cho
sequ'une incohérence.

Monisme ou dualisme de l'âme"?

La Quellenforschung a cru pouvoir expliquer la coexistence


dans les mêmes textes d'une théorie rigoureusement chrysippéen-
ne, donc moniste, de la passion et d'une conception dualiste de
l'âme, en privilégiant l'hypothèse d'une source médio-stoïcienne
qui aurait donné une présentation nouvelle de la doctrine de l'An
cien Portique, les noms les plus souvent avancés étant celui de
Panétius pour le second livre, celui de Posidonius pour les livres III
et IV108. Cette dernière hypothèse a été tout récemment très vigou
reusement contestée par J. Pigeaud, qui, dans son beau livre sur
«la maladie de l'âme», a interprété la pensée cicéronienne comme
une «lecture dualiste de Chrysippe», dont l'Àrpinate serait lui-
même probablement l'auteur109. Il est préférable, nous semble-t-il,
de parler d'une contradiction assumée et même volontaire, et c'est

107 Ibid., 7, 14 = S.V.F., III, 380. La définition plus spécifiquement zénonien-


ne est donnée en 6, 11 = S.V.F., I, 205 : Est igitur Zenonis haec definitio, ut per-
turbatio sit . . . auersa a recta ratione contra naturam animi commotio.
108 Panétius a été proposé comme source du livre II par M. Pohlenz, Das
zweite . . ., op. cit., et, à notre connaissance, aucune réfutation de cette thèse n'a
été publiée depuis ; pour les livres III et IV les choses sont plus complexes : von
Arnim, dans la préface des S.V.F., p. XX-XXVII, a proposé Posidonius comme
source principale ; M. Pohlenz, Das dritte und vierte . . ., a décelé, p. 332-338,
dans l'exposé de la théorie stoïcienne des passions un mélange de thèmes chry-
sippéens et posidoniens qui n'a pu être selon lui élaboré que par Antiochus
d'Ascalon ; R. Philippson, Das dritte und vierte . . ., a réfuté Pohlenz sur l'identité
de la source directe qui serait selon lui non pas l'Ascalonite, mais un Stoïcien
récent qui, tout en restant très attaché à l'héritage chrysippéen, aurait tenu
compte de certaines innovations posidoniennes.
109 J. Pigeaud, op. cit., p. 245 sq.
L'INSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE DES TUSCULANES 473

ce que nous allons essayer de montrer à travers la comparaison de


deux passages110.
Au § 47 du livre II, Cicéron dit que pour résister à la douleur il
faut se commander à soi-même, et, voulant justifier l'emploi de cet
teexpression, il explique qu'il y a deux parties dans l'âme humai
ne : l'une est la raison, l'autre la temeritas, c'est-à-dire la partie
impulsive, qualifiée d'élément «sans fermeté, lâche, bas, en quel
que sorte énervé et sans énergie»111. On a remarqué que cette divi
sion bipartite de l'âme est la même que celle qui figure dans un
texte dont la source est Panétius, le premier livre du De officiis112.
Or, précisément, nous rencontrons un peu plus loin l'une des
notions les plus importantes de la philosophie stoïcienne, celle de
tension, de τόνος, liée à la physique du πνεύμα, ce souffle qui par
court le corps tout entier113. La conception dualiste de l'âme et le
concept de tension sont harmonieusement agencés dans cette Tus-
culane, les métaphores de l'effort succédant à celles du commande
ment sans que l'on ait véritablement l'impression de registres diffé
rents. L'explication en est que, si la division de l'âme semble avoir
pour vocation de décrire la réalité psychologique114, l'exposé sur la
contentio est, en revanche, dépourvu de toute référence dogmati
que précise et se compose principalement d'exemples pris à la vie
quotidienne : l'effort que l'on fait pour soulever un fardeau, pour

110 L'expression, chère à J. Pigeaud, de «lecture dualiste de Chrysippe»


(p. 245 et 323) ne nous paraît pas convenir à la réalité de Tusc, III et IV, parce
qu'elle suppose que Chrysippe est l'élément de référence, le centre de la
réflexion cicéronienne. Or c'est très exactement l'inverse. Chrysippe est là, si
étonnant que cela paraisse, pour aider à mieux exprimer le dualisme platoni
cien ; il sert d'auxiliaire, nullement de guide. Cicéron choisit l'expression monis-
te parce qu'elle lui paraît être formellement la plus rigoureuse, mais ses sources
philosophiques restent Socra te et Platon, dont le dualisme, il l'a montré dans
Tusc, I, est pour lui l'hypothèse la plus vraisemblable sur la nature de l'âme.
111 Cicéron, Tusc, II, 20. 47 : natura molle quiddam, demissum, humile, ene-
ruatum quodam modo et languidum.
112 Cicéron, De off., I, 28, 101 : Duplex est enim uis animorum atque natura :
una pars in appetitu posita est, quae est ορμή graece, quae hominem hue et illuc
rapii, altera in ratione. Le rapprochement entre ce texte et celui des Tusculanes
a été fait par M. Pohlenz, Das zweite . . ., p. 35 ; Antikes Fuhrertum, Leipzig-Berl
in, 1934, p. 65, n. 1. Il a été contesté par M. Van Straaten, op. cit., p. 105.
113 La contentio apparaît au § 51 et s'impose au § 54, où tous les exemples
sont destinés à montrer l'analogie entre la tension de l'âme et celle du corps.
114 II faut remarquer qu'il est difficile de déterminer dans de tels textes ce
qui relève de la métaphore et ce qui veut être une description de la réalité. Posi-
donius lui-même utilisait la métaphore platonicienne du char et du cocher, cf.
Galien, Hipp, et Plat, decr., V, 5, 32-36, ce qui ne signifie pas qu'il ait fait sien le
dualisme de Platon, cf. infra, p. 478. Cicéron, lui, fait sienne, sur le mode du
probable, la uetus descriptio, cf. n. 116, c'est-à-dire la psychologie platonicienn
e.
474 L'ÉTHIQUE

forcer sa voix ou pour être le meilleur sur un stade. La notion de


τόνος a donc été détachée de son contexte moniste et ingénieuse
ment utilisée pour illustrer le triomphe de la raison sur l'irration
nel.
Le caractère paradoxal de cette harmonie entre platonisme et
stoïcisme est souligné dans notre second passage, qui se trouve au
début de la quatrième Tusculane115. Cicéron s'y montre moins mé
taphorique, parce qu'il définit la méthode qui va être la sienne
dans ce livre. Pour traiter de l'ensemble des passions, il annonce
qu'il reprend à son compte la uetus descriptio de Platon et de
Pythagore, c'est-à-dire la division de l'âme, avec, d'un côté, la rai
son et, de l'autre, une partie qui est le lieu de la colère et du désir,
Γέπιθυμητικόν et le θυμοειδές platoniciens116. Mais la phrase sui
vante est au moins aussi importante117: Sii igitur fons; utamur
tarnen in his perturbationibus describendis Stoicorum definitionibus
et partitionibus. On n'a pas relevé, à notre connaissance, l'extrême
importance de ce tarnen qui prouve que l'Arpinate a parfaitement
conscience qu'il existe, en tout cas dans un premier temps, une
contradiction entre la division platonicienne de l'âme et la doctrine
stoïcienne de la passion, qu'il va développer. Tout comme, dans le
premier livre des Tusculanes, la théorie stoïcienne du souffle igné
avait été intégrée à la thèse, condamnée par le Portique, de l'im
mortalité de l'âme, ici la doctrine moniste de la passion-jugement,
avec ses métaphores liées aux variations de l'hégémonique, est arti
culée à une théorie platonicienne avec laquelle elle est en principe
incompatible. Cependant, s'il y a contradiction ponctuelle, parce
que Cicéron sait parfaitement que la conception stoïcienne de
l'âme ne correspond pas à la uetus descriptio, en même temps l'a
pproche chrysippéenne de la passion est perçue comme l'expression
la plus complète et la plus rigoureuse de ce qu'impliquait le dualis
me platonicien. Nous retrouvons là l'une des idées-forces de la pen-

115 Cicéron, Tusc, IV, 5, 10-11.


116 Ibid., 10 : in his explicandis ueterem illatn equidem Pythagorae primum,
dein Piatonis sequar, qui animum in duas partes diuidunt, altérant rationis parti
cipent faciunt, alterant expertem; in participe rationis ponunt tranquillitatem, id
est placidam quietamque constantiam, in Ma altera motus turbidos, cum irae,
turn cupiditatis, contrarios inimicosque rationi. Nous devons à D. Babut un inté
ressant rapprochement entre ce texte et Plutarque, De uirt. mor., 3, 441 d sq., où
le dualisme de Pythagore et de Platon est contrasté avec le monisme commun à
tous les Stoïciens.
117 Ibid., 11 : «que ce soit donc là notre source; utilisons néanmoins dans la
description de ces passions les définitions et les classifications des Stoïciens, qui
me paraissent faire preuve sur cette question d'une très grande subtilité ». Nous
avons profondément modifié la traduction de J. Humbert, qui atténue considé
rablement l'opposition entre les deux propositions.
L'INSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE DES TUSCULANES 475

sée cicéronienne : c'est dans l'Académie que le stoïcisme a trouvé


son inspiration118. A ce titre, il peut être utilisé par un Académicien,
lorsque la précision et la rigueur de son langage se révèlent pré
cieuses pour le platonisme même, mais à condition que l'on fasse
violence à ce qui en lui est contraire à l'esprit de Platon : la certitu
de absolue et l'obsession du système.
On nous reprochera peut-être de faire peu de cas de l'évolu
tion du stoïcisme, et notamment des positions de Panétius et de
Posidonius. Nous croyons qu'il faut poser le problème de manière
plus vaste, c'est-à-dire à partir de Chrysippe lui-même, en disti
nguant très soigneusement deux points de vue que l'on a trop sou
vent confondus : celui de la métaphore et celui de la cohérence
doctrinale.
Quand on lit les pages, si denses, que Galien, cet adversaire
pugnace de l'Ancien Portique, a consacrées à la réfutation de Chrys
ippe, on s'aperçoit que la plupart des arguments employés sont
des variations sur un même grief119 : Chrysippe a voulu donner une
formulation parfaitement moniste de la vie affective, mais il a
échoué dans sa tentative et il a été contraint de recourir à la psy
chologie platonicienne, sans vouloir reconnaître qu'il se contredis
ait. Et de reprocher au scholarque d'avoir parlé à propos de la
même réalité ά'δρεζ,ις άλογος et de λογική ορμή 12°. Pour lui, qui se
situe avec enthousiasme dans la tradition platonicienne, la raison
et la passion sont totalement étrangères l'une à l'autre et il est
donc particulièrement inconséquent de définir la seconde comme
un état de l'hégémonique121. Comme l'a remarqué Reinhardt, Gal
ien est l'héritier de cette tradition, illustrée également par Plutar-
que, qui a toujours cherché à mettre le stoïcisme en contradiction
avec lui-même, en opposant des citations isolées de leur contexte et
en ne tenant aucun compte de la spécificité de ce système122. A
l'origine d'une telle méthode, il y a très certainement la dialectique
antistoïcienne d'Arcésilas et de Camèade. Cependant, s'il est vrai
que les incohérences que Galien s'acharne à mettre en évidence ont
beaucoup plus d'apparence que de réalité, elles sont le signe de la
difficulté éprouvée par le stoïcisme à formuler une pensée origina-

118 Cette idée sera explicitement formulée en V, 12, 34, à propos de la


suprématie absolue de la vertu.
119 L'inconséquence de Chrysippe est dénoncée dès l'abord en Hipp, et Plat,
decr., III, 1, 5.
120 Ibid., 4, 2 = S.V. F., Ill, 464.
121 Galien exprime cela très nettement en V, 4, 1, lorsqu'il dit que son but
est de démontrer que le même principe n'est pas la source du jugement et de la
passion, mais que l'âme a plusieurs parties.
122 K. Reinhardt, op. cit., p. 735.
476 L'ÉTHIQUE

le en rénovant, pour ainsi dire de l'intérieur, les termes anciens123.


Le langage de la psychologie n'est pas spontanément moniste et on
ne conçoit pas immédiatement le désir ou le chagrin comme des
jugements dont le principe serait identique à celui des affirmations
rationnelles les plus rigoureuses124. Chrysippe a donc dû forcer le
langage pour en effacer à la fois le dualisme naïf, ordinaire, et
celui issu de la réflexion platonicienne, mais, même s'il définissait
très minutieusement le sens nouveau qu'il donnait aux mots, il était
toujours facile à ses adversaires de s'appuyer sur la permanence de
ceux-ci pour nier cette transformation.
L'impossibilité de dialoguer à propos de notions qui ne sont
qu'en apparence les mêmes est particulièrement frappante en ce
qui concerne le concept d'aXoyov. Galien plaide vigoureusement
pour qu'on lui donne le sens de χωρίς λόγου, d'extérieur à la rai
son, et il se révolte contre l'idée que la raison puisse entrer en
conflit avec elle-même 125. Pour Chrysippe, au contraire, dire que le
πάθος est άλογον ne signifie nullement - et ce quelles que soient les
métaphores employées - qu'il relève d'une partie de l'âme étrangè
re à la raison 126. Entre le πάθος et le λόγος, il n'y a pas de véritable
différence de nature, tout comme la course qui conduit le coureur
bien au-delà de son but n'est rien d'autre que la forme excessive de
la course qui l'eût conduit là où il voulait aller 127. La métaphore du
coureur exprime parfaitement le πλεονασμός de la passion, cet
excès, cet outrepassement qui révèle que la raison transgresse sa
propre norme, et qui confirme ainsi paradoxalement l'unité de
l'hégémonique128. A l'instar de ces anamorphoses où les déformat
ions que subit l'image du sujet n'empêchent pas celui-ci d'être
reconnaissable, et même mettent mieux en valeur sa singularité
que ne l'eût fait une représentation plus fidèle, ainsi, la passion,

123 Sur la psychologie stoïcienne de la passion, l'étude la plus complète est


celle de B. Inwood, Ethics ..., p. 127-181.
124 J. Brunschwig, op. cit., p. 71, dit très justement que les Stoïciens ont
réduit la passion à une «erreur intellectuelle». B. Inwood, loc. cit., p. 146 sq., a
étudié le concept de πρόσφατος δόξα, cf. Cicéron, Tusc, III, 31, 75, concluant
que le chagrin is the product of a complex set of opinions, not just one (p. 151),
puisque s'articulent deux jugements : a) ceci est un mal ; b) il convient de réagir
à ce mal par une contraction de l'âme.
125 Galien, op. cit., IV, 4, 33-34.
126 Cf. ibid., 23 = S.V.F., III, 471. Pour Chrysippe, le mot άλογον ne signifie
pas qu'il y ait un principe opposé à la raison, mais que celle-ci est en rébellion
contre elle-même.
127 Ibid., 24-25 = S.V.F., III, 476.
128 Cf. Cicéron, Tusc, III, 8, 19 : Num manus adfecta recte est, cum in tumor
e est, aut num aliud quodpiam membrum tumidum ac turgidum non uitiose se
habet?
L'INSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE DES TUSCULANES 477

cette raison boursouflée et dolente, dévoile ce qu'elle pourrait


paraître nier, l'existence d'un ordre dont elle n'est que la caricatur
e.
Mais la pesanteur des mots n'a-t-elle pas fini par triompher de
la nouveauté de la pensée et les philosophes du Moyen-Portique
n'ont-ils pas donné une réalité à ce dualisme qui chez Chrysippe
n'existait qu'à la surface du langage? Nous avons déjà cité ce pas
sage du De officiis où il est question d'une duplex uis animorum et
qui a été parfois interprété comme la preuve que Panétius s'était
rallié au dualisme platonicien129. Il ne suffit pas d'objecter à une
telle thèse que, dans ce texte, il n'est question que d'un dualisme
fonctionnel, alors que la uetus descriptio des Tusculanes fait état de
deux partes animi. En effet, dans un autre texte où l'influence
médio-stoïcienne est très probable, la lettre 92 de Sénèque, nous
lisons que «la partie irrationnelle de l'âme comporte elle-même
deux parties : l'une ardente, ambitieuse, violente (elle consiste dans
les passions); l'autre basse, languissante, asservie aux plaisirs»130.
La véritable problème est donc de savoir si, même en parlant de
«parties de l'âme», Panétius et Posidonius étaient restés fidèles sur
le fond au monisme de Chrysippe.
En ce qui concerne Panétius, la rareté des témoignages interdit
toute conclusion ferme, même si l'on peut juger a priori invraisem
blable qu'un scholarque du Portique ait renoncé à un dogme aussi
fondamental que celui du monisme. L'injustice de la tradition man
uscrite a été quelque peu réparée par l'admirable travail de Van
Straaten, qui, dans des analyses aussi fines que prudentes, se mont
retrès réticent à accepter l'existence chez Panétius d'un véritable
dualisme de l'âme131 : «nous admettons», écrit-il, que Panétius ad-

129 Ci. supra, n. 112.


130 Sénèque, Ep., 92, 8 : Inrationalis pars animi duas habet partes, alteram
animosam, ambitiosam, inpotentem, positam in affectionibus, alteram humilem,
languidam, uoluptatibus deditam.
131 M. van Straaten, op. cit., p. 106. Ce savant s'interroge également à juste
titre sur la possibilité de déduire la psychologie de Panétius de textes éthiques
dans lesquels le Stoïcien pouvait faire état de vérités d'expérience (par exemple,
le fait qu'il existe chez l'homme des appétits et une pensée rationnelle), sans
pour autant entrer dans une analyse approfondie de celles-ci : « sans se prononc
er quant à la nature intérieure de ces deux éléments, il soutient, sur des bases
éthiques, la thèse que les appétits doivent être assujettis à la force de pensée»
(ibid.). Tout aussi pertinentes nous paraissent ses remarques sur la distinction
panétienne entre la φύσις, à laquelle reviendraient les facultés de nutrition, de
la croissance et de la procréation, et la ψυχή, cf. le frg. 86a Van Straaten. En
effet, s'il admet que l'Ancien Portique n'avait pas formulé cette distinction, il
montre, p. 98-100, grâce à des recoupements de textes qu'elle est antérieure à
Panétius et que celui-ci n'a fait qu'attribuer le σπερματικόν à la φύσις. Sa
conclusion, p. 102, est que «malgré la séparation de φύσις et ψυχή, l'homme res-
478 L'ÉTHIQUE

mettait une subordination de la ορμή au λόγος. Reste cependant à


savoir comment il faut entendre ceci; cela comprend-t-il vraiment
que la ορμή doit être considérée comme irrationnelle? Nous nous
demandons si un rapport de diriger et d'obéir entre deux éléments
rationnels, surtout dans un système stoïcien, doit être jugé complè
tement impossible». Nous ajouterons que les positions de Panétius
sur la survie limitée de l'âme ne pouvaient être, quoi qu'en ait dit
Cicéron, son unique point de divergence avec Platon132. Professer
que l'âme est mortelle impliquait nécessairement une psychologie,
une physique et, partant, une philosophie générale, différentes de
celle de l'auteur du Phédon. De l'admiration, sans aucun doute sin
cère, de Panétius pour Platon, on a déduit trop rapidement qu'il
aurait procédé à une transformation importante de la pensée stoï
cienne. Qu'il ait cru pouvoir déceler des harmonies, ou même de
profondes correspondances, entre la philosophie platonicienne et
le système hérité de Zenon, n'implique pas, selon nous, qu'il ait
renoncé à ce qui faisait la spécificité de ce dernier.
En ce qui concerne Posidonius, il est certain qu'il avait critiqué
le monisme de Chrysippe, mais dans quel esprit l'avait-il fait?
Galien, qui le cite copieusement, le range aux côtés de Platon et
d'Aristote comme étant un de ceux qui ont refusé d'admettre que le
raisonnement, la colère et le désir puissent dériver d'un même
principe133. Cependant, une lecture plus attentive montre que, mal
gré cet hommage, Posidonius est surtout pour lui un allié de ci
rconstance qu'il utilise avec la délectation de pouvoir opposer un
Stoïcien à Chrysippe, mais qu'il se réserve aussi la possibilité d'a
ttaquer plus tard. Il reconnaît, en effet, que Posidonius n'est pas
véritablement d'accord avec Platon sur le problème de l'âme, puis
qu'il ne distingue en elle que des δυνάμεις, alors que pour le fonda
teurde l'Académie il y a en elle des réalités ontologiquement diffé
rentes134. Il apparaît donc que Posidonius, malgré son aversion

te une unité, aussi pour Panétius». Il est fort possible que Panétius ait considé
rablement développé des métaphores destinées à montrer que l'homme est le
point d'achèvement de la nature universelle et contient en lui tous les moments
de celle-ci, et que cela ait donné lieu à des interprétations dualistes. L'exégèse
de Van Straaten a été reprise par A. J. Voelke, op. cit., p. 116-117.
132 Cf. supra, p. 461.
133 Galien, op. cit., V, 7, 3 = frg. 421 a Theiler.
134 Ibid., 7, 50 = frg. 421 b Theiler. Pour J. Pigeaud, op. cit., p. 267, il s'agi
rait là d'un subterfuge, ou d'une habileté de Posidonius qui n'aurait pas voulu
assumer les conséquences ultimes de son dualisme. Nous croyons que l'on peut
éviter un tel procès d'intention à ce grand philosophe, si l'on tient compte
d'abord de la présentation pour le moins tendancieuse que fait Galien de ses
écrits et, en second lieu, de la relation très particulière de la philosophie sto
ïcienne au langage dualiste platonicien. I. Hadot, Seneca und die römischen Tra-
L'INSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE DES TUSCULANES 479

pour la méthode de Chrysippe, était resté fidèle à la théorie sto


ïcienne de l'unité de l'âme, excluant simplement que cette unité fût
telle que la concevait ce Scholarque; au demeurant, lui-même pré
tendait revenir à Zenon et à Cléanthe par-delà Chrysippe135. Sans
entrer dans le détail de la philosophie de Posidonius, nous dirons
que son dualisme semble avoir été surtout métaphorique, et qu'il
n'implique aucune rupture dans l'ordre naturel. En l'âme humain
e, véritable microcosme, coexistent à la fois les virtualités de la
passion, qui rapprochent l'homme de l'animal, et celles de la rai
son, qui l'apparentent aux dieux. Tout en voulant donner de la pas
sion une définition plus proche de l'expérience psychologique et
moins paradoxale que celle de Chrysippe, Posidonius n'a pas osé
admettre dans son anthropologie l'idée de partition, si profondé
ment étrangère à la pensée stoïcienne. Les Stoïciens les plus «or
thodoxes» n'ont jamais perçu comme des propositions contradict
oires leur refus de reconnaître une rationalité aux animaux et leur
affirmation du caractère parfaitement rationnel de l'univers. Il y a
tout lieu de croire qu'il en était de même pour Posidonius en ce qui
concerne l'unité de l'âme et l'existence en elle de «puissances» irra
tionnelles. Comme l'a dit M. Laffranque, il reste stoïcien par le
caractère systématique de sa pensée, quelles qu'aient été les réser
vesqu'il a formulées sur la conception chrysippéenne du
me 136
II nous semble donc qu'aucun philosophe stoïcien n'a totale-
met adopté la division platonicienne de l'âme, même s'ils parais
saient faire des concessions à celle-ci. Cela ne signifie pas que le
stoïcisme ait été une pensée figée, mais pas plus le δαίμων de Posi
donius que Γάλογον chrysippéen ne démentent la vocation de cette
doctrine à être une philosophie de la nature dans sa totalité et dans
son unité, donc un système d'une parfaite cohérence. L'osmose te
rminologique entre platonisme et stoïcisme, qui fait que Sénèque
parle de paries animi, tandis que Galien emploie l'expression δυνά
μεις του λόγου pour évoquer la psychologie platonicienne, nous
apparaît à cet égard comme un phénomène secondaire137. Cicéron,
au contraire, n'établit aucune relation nécessaire entre la définition

dition der Seelenleitung, Berlin, 1969, p. 76, exclut que Posidonius ait professé
un dualisme de type platonicien. En revanche, la thèse d'une différence radical
e entre Posidonius et Chrysippe a été défendue par A. Glibert-Thirry, La théorie
de la passion chez Chrysippe et chez Posidonius, dans RPhL, 75, 1977, p. 393-
435.
135 Ibid., 6, 34 = frg. 417 Theiler.
136 M. Laffranque, Poseidonios d'Apamée, Paris, 1964, p. 516.
137 Galien parle en V, 1 de δυνάμεις à propos de la psychologie platonicienn
e, mais en V, 4, 3, il se ravise et précise qu'il s'agit de μόρια.
480 L'ÉTHIQUE

de l'âme et la théorie des passions, il juxtapose un dualisme qui n'a


rien de métaphorique et une logique moniste du πάθος. Une telle
liberté se rencontre aussi chez Philon d'Alexandrie, qui, bien que
connaissant parfaitement les divergences entre Platoniciens et Stoï
ciens à propos de l'âme, se sert de l'une et l'autre doctrines, sans
avoir le sentiment de commettre une incohérence, parce qu'il est,
comme le sera plus Galien, héritier de cette tradition, née dans la
Nouvelle Académie, qui permet à un Platonicien de s'exprimer à
propos de l'âme avec le langage et les thèmes du stoïcisme 138. Quell
e est donc, en ce qui concerne plus précisément Cicéron, la nature
du mouvement qui l'empêche de s'en tenir à l'alternative : dualis
me ou monisme?

De l'existence à l'idéal

Ce qui nous paraît dominer la réflexion cicéronienne, c'est


l'idée que la philosophie ne peut se construire sur des bases qu'elle
aurait elle-même élaborées, mais qu'il lui faut partir de l'expérien
ce vécue, même si celle-ci ne semble guère pouvoir être interprétée
dans le sens qu'on souhaiterait lui donner. Pour illustrer cette
méthode, nous prendrons d'abord l'exemple de la douleur. Certes,
Panétius, dans sa lettre à Tubéron, s'était abstenu de réaffirmer la
thèse traditionnelle du stoïcisme sur cette question, à savoir que la
douleur n'est pas un mal 139. Mais, quoi qu'en ait dit Pohlenz, il y a
une distance considérable de ce silence à la position de Cicéron,
telle qu'elle est exposée dans la deuxième Tusculane 140. Lui, en
effet, n'hésite pas à critiquer sévèrement Zenon, qui par ses syll
ogismes croyait pouvoir démontrer que la douleur n'est pas un mal,
quasi de nerbo, non de re laboretur U1. Le grief est exactement le
même que celui que nous avions trouvé dans le De finibus ; le sto
ïcisme a confondu l'idéal et la réalité {optare hoc quidem est, non
doceré), il a préféré changer les mots, plutôt que de faire face à ce

138 Sur l'orientation philosophique de Galien, cf. Ph. De Lacy, Galen's Plato-
nism, dans AJP, 93, 1972, p. 27-39, et l'article de J. Atkinson, Galen's philosophic
al eclectism, qui sera publié dans ANRW, II, 36, 4.
139 Cicéron, Fin., IV, 9, 23.
140 M. Pohlenz, Das zweite . . ., p. 34-35.
141 Cicéron, Tusc, II, 12, 29. Cicéron y établit une opposition entre l'am
pleur de l'intérêt suscité par Zenon lorsqu'il nie que la douleur soit un mal et
les moyens dérisoires (ineptias) mis aü service de sa démonstration. Sénèque
exprimera la même aversion à l'égard des syllogismes stoïciens qualifiés à' inep
tias Graecas dans Ep., 82, 8. Sur le problème général de la relation entre Sénè
queet Cicéron, cf. P. Grimai, Sénèque juge de Cicéron, MEFRA, 96, 1984, p. 655-
670.
L'INSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE DES TUSCULANES 481

qu'est la vérité humaine142. Cicéron, qui fait état avec pudeur de sa


propre expérience («ce n'est pas moi qui dirais que la douleur n'est
pas un mal»), ne se reconnaît ni dans l'attitude stoïcienne, ni év
idemment dans celle des Épicuriens, qui prétendent pouvoir triom
pherde la douleur, tout en affirmant qu'elle est le mal suprême143.
Sa position à lui est qu'il ne faut pas prétendre dogmatiquement
que la douleur n'est pas un mal, mais chercher à en venir à bout,
quelle que soit sa nature, par l'effort et par le raisonnement 144. En
apparence, nous sommes là bien loin de la dialectique néoacadémic
ienne. En apparence seulement, car, lorsque Cicéron dit que le
courage n'aurait aucun sens si la douleur n'était pas un mal145, il
exprime, à travers une remarque très simple et presque anodine, le
principal reproche que faisait Camèade à l'éthique stoïcienne :
comment les valeurs pourraient-elles avoir un sens dans un monde
où tout, en dehors d'elles-mêmes, serait indifférent? Le concept
même d'effort, dont nous avons dit l'importance dans cette Tuscu-
lane, nous renvoie à la métaphore de l'archer, ou plus exactement
à la manière dont l'Académie interprétait celle-ci 146 : ce τόνος n'est
pas intentionalité pure, il a un τέλος, une fin, le triomphe sur la
douleur, qui lui est extérieure et dont la réalisation n'a pour Cicé
ron rien d'un indifférent. La description dualiste de l'âme devient
alors le symbole de la présence de la raison dans un monde qui
n'est pas le sien et auquel elle se trouve affrontée en de rudes comb
ats.
Ce même rejet d'une sagesse dont la recherche passerait par la
négation ou par le travestissement de l'expérience commune, nous
le retrouvons lorsque Cicéron parle de la passion. C'est ainsi qu'au
livre III, après avoir adopté la définition stoïcienne du chagrin, il
montre son désaccord avec Cléanthe sur la méthode à adopter
dans des cas concrets, objectant au Stoïcien que sa thérapeutique
ne s'applique qu'au sage, lequel par définition n'a pas besoin d'être

142 Ibid. La différence entre les deux œuvres est que, dans le De finibus IV,
Cicéron se contente de dénoncer et de condamner le stoïcisme, alors que tout
au long des Tusculanes il accepte d'utiliser ce que le Portique peut apporter à sa
propre démarche.
143 La proposition Non ego dolorem dolorem esse nego se trouve ibid., 14, 33,
dans une phrase de caractère très philosophique, mais le soin même avec lequel
Cicéron l'a ouvrée nous invite à voir là l'écho d'une expérience personnelle,
d'une souffrance secrète. L'incohérence des Épicuriens est mise en évidence en
7, 17 : Epicurus uero ea dicit, ut mihi quident risus captare uideatur.
144 Cf. ibid., 15, 35-17, 41, pour l'effort, et 18, 42-22, 53, pour le raisonne
ment. Le thème de la tension reparaît en 23, 54, enrichi des considérations sur
la cause de la souffrance.
145 Ibid., 14, 33.
146 Cf. supra, p. 408-418.
482 L'ÉTHIQUE

consolé, et mettant une fois de plus en évidence cette circularité


qui pour les Académiciens était le vice majeur de la pensée sto
ïcienne 147. De même, la méthode chrysippéenne, qui consiste à faire
comprendre à la personne en deuil qu'elle s'afflige parce qu'elle
veut bien le faire et s'y croit tenue, lui paraît théoriquement la
mieux fondée, mais sans efficacité pratique148. Sa manière de pro
céder à lui est, au contraire, attentive aux circonstances et à la per
sonnalité de l'individu concerné, elle se situe dans le domaine de la
probabilité149. Pour un Stoïcien, la consolation ne peut être pensée
en dehors du système qui définit rigoureusement ce que sont la
passion et la douleur; pour Cicéron, au contraire, ce qui est vrai
dans l'idéal, c'est-à-dire pour un être qui ne serait que raison, ne
peut concerner immédiatement l'humanité souffrante. Si l'indiff
érence à la douleur et l'absence de passion doivent demeurer l'ob
jectif de celui qui aspire à la sagesse, il ne faut pas craindre, pour
soulager la souffrance du commun des mortels, les tâtonnements
et même les contradictions d'une démarche qui a pour fin non pas
d'appliquer une thérapeutique conceptuellement irréprochable,
mais en quelque sorte de parer au plus pressé150.
Cette attention aux épreuves de ceux qui ne sont pas des sages,
ce souci d'efficacité, qui s'accompagne du sentiment de la distance
existant entre la théorie rationnellement parfaite et l'expérience
vécue, semblent conduire Cicéron à un empirisme en contradiction
avec la rigueur absolue qui est la sienne lorsqu'il parle de la sagess
e. D'un côté, il approuve la philosophie chrysippéenne de la pas
sion; de l'autre, il pratique ouvertement l'empirisme quand il écrit
sa Consolation, accumulant en elle tous les arguments utilisés par
les différentes écoles 151 : omnia genera consolandi . . . in consolatio-
nem unam coniecimus. Ce mélange de doctrines est sous-tendu par
l'idée que tous les moralistes, quelles que soient leurs divergences,
sont d'accord sur un point essentiel : il faut «traiter non de la natu
re de l'objet qui porte le trouble dans l'âme, mais du trouble lui-

147 Cicéron, op. cit., III, 32, 77 : Nam Cleanthes quidem sapientem consolatur,
qui consolatione non eget.
148 Ibid., Ill, 23, 79 : Chrysippi ad ueritatem firmissima ad tempus aegritudi-
nis difficilis. Magnum opus est probare maerenti illum suo iudicio et quod se ita
putet oportere facere maerere.
149 Ibid., où Cicéron établit un rapprochement entre sa méthode de consola
tion et ses plaidoiries.
•s« Très révélatrice à cet égard est cette phrase que Cicéron adresse à son
interlocuteur, mais qui le concerne tout aussi bien lui-même (IV, 27, 59) : simul
as enim quaerere te de sapiente, quaeris autem fortasse de te. L'intérêt porté au
sage n'a rien d'impersonnel, il est à la fois le résultat d'une expérience et une
tentative pour se délivrer des séquelles de celle-ci.
151 Ibid., Ill, 31, 76.
L'INSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE DES TUSCULANES 483

même»152. Dans l'affirmation de ce consensus, il y a l'annonce de


ce que sera le dernier livre, avec son hymne à la philosophie et
l'exaltation de l'accord des philosophes sur le bonheur du sage,
mais aussi quelque chose qui permet de mieux comprendre la
démarche cicéronienne.
Pour Cicéron, homme meurtri par tant d'épreuves et qui a dû
souvent rêver d'une impossible paix intérieure, l'impératif absolu
n'est pas d'intégrer les concepts de douleur et de passion dans un
système où la physique, l'éthique et la logique seraient étroitement
dépendantes l'une de l'autre, mais de lutter continûment contre la
maladie de l'âme, depuis la consolation adaptée à une personnalité
particulière jusqu'à la méditation sur la parfaite sérénité du sage.
Cette exigence est dans son esprit ce par quoi il remonte à la sour
ce même de la philosophie et retrouve une inspiration présente,
certes, chez tous les philosophes, mais dégradée ou incomplète,
parce que le souci de la construction conceptuelle leur a fait
oublier que leur préoccupation première devrait être de combattre,
et de combattre efficacement ce qui provoque dans l'âme un état
de trouble contraire à la droite raison. Mais la condamnation des
mouvements désordonnés de l'âme et la volonté d'en venir à bout
n'est pas chez Cicéron d'essence uniquement philosophique, puis
qu'il croit en retrouver l'origine dans la tradition romaine, inscrite
dans la langue latine même, comme le montrent ces etymologies
qui figurent au début du troisième livre et dont J. Pigeaud a eu rai
son de souligner l'extrême importance153. L'attachement de l'Arpi-
nate à la tradition de sa cité, sa conception de l'unité de la philoso
phie, son expérience personnelle, sont donc autant de raisons, au
demeurant étroitement imbriquées, qui lui font rechercher comme
fin la disparition de la passion et le mépris de la douleur. De ce
point de vue, le monisme stoïcien est assurément la philosophie la

152 Ibid., IV, 29, 62 : Quare omnium philosophorum, ut ante dixi, una ratio
est medendi, ut nihil quale sit Mud quod perturbet animum, sed de ipsa perturba-
tione dicendum.
153 J. Pigeaud, op. cit., p. 250 : «Selon un procédé constant chez lui, il s'agit
de montrer la rencontre et l'accord entre la philosophie révélée par les Grecs,
mais construite et élaborée, avec la philosophie naturelle des Romains, qui se
manifeste dans le langage; une étude sémantique prouve d'ailleurs la supériorit
é de la philosophia naturalis sur l'artefact». Pour Cicéron, le fait qu'en latin la
maladie chronique de l'esprit se dise insania prouve que dans la tradition
romaine « la sagesse est la santé de l'âme, tandis que l'absence de sagesse en est
comme la maladie, que nous appelons folie et aussi démence» (III, 5, 10). Ce qui
fait donc la supériorité de la langue latine, c'est de déterminer immédiatement
une conception de la passion et de la sagesse, qualité que l'on ne retrouve pas
dans le grec, où μανία et μελαγχολία n'ont pas la précision du couple insa-
nia/furor.
484 L'ÉTHIQUE

mieux adaptée à son aspiration, car si la passion est une maladie


de la raison, la norme reste présente dans l'aberration et la paix
absolue de l'âme existe en permanence comme virtualité, ce qui
n'est évidemment pas le cas avec la métriopathie des Péripatéti-
ciens, ni même dans la tripartition platonicienne où la raison est
toujours menacée d'une possible rebellion du désir ou de l'élément
irascible 154. Mais le tort du stoïcisme est d'être à la fois trop idéalis
te et de ne l'être pas assez. En effet, d'une part, les philosophes de
cette école raisonnent à propos des remèdes à la passion comme
s'ils étaient destinés à celui qui n'en a pas besoin, le sage, et, de ce
fait, ils n'ont aucune prise sur les situations concrètes. D'autre
part, ils ignorent ce désir d'éternité, qui est la consolation la plus
forte contre l'angoisse de la mort et l'expression de la nature divine
de l'âme humaine. Au contraire, Cicéron, parce qu'il se sent parta
gé entre la conscience de la force de l'irrationnel et l'aspiration à
la perfection, à l'immortalité, est profondément dualiste, tout en se
défendant d'avoir une certitude absolue quant à la nature de l'âme.
Le monisme n'est pour lui, nous semble-t-il, qu'un instrument des
tiné à exprimer plus fortement que ne le feraient des termes dual
istes l'aspiration à la sérénité155. Cet instrument, il se sent d'autant
plus autorisé à l'utiliser qu'il attribue à la condamnation radicale
de la passion une origine socratique. Cependant, si cette distinction
entre l'inspiration et le langage qui lui est subordonné permet de

154 Sur ce point notre analyse diverge de celle de J. Brunschwig, op. cit.,
p. 70-72, qui donne une interprétation pessimiste de la conception stoïcienne de
la passion, cf. p. 71 : «Si en effet la passion se réduisait à n'être qu'un jugement
erroné, sans être simultanément une maladie de l'âme, il suffirait de corriger
l'erreur du jugement, comme on corrige une erreur de calcul ou de grammaire,
pour annihiler la passion. Or nous constatons que les Stoïciens ne font manifes
tementaucune confiance à une thérapeutique intellectuelle de ce genre. Chry-
sippe souligne au contraire à l'envi l'impuissance du logos envers le passion
né ... ». Que la passion soit chez les Stoïciens, et en tout cas chez Chrysippe,
une maladie de l'âme tout entière entraîne selon nous une seule conclusion : la
guérison sera totale ou ne sera pas. La difficulté de l'entreprise va donc de pair
avec l'importance de l'enjeu, mais le fait même que Cléanthe et Chrysippe aient
écrit des consolations prouve qu'ils ne concevaient pas cette guérison totale
comme impossible. Le défaitisme sur le front de la passion constituerait une
incompréhensible exception à l'optimisme stoïcien.
155 Cf., à l'intérieur même du passage sur les etymologies, loc. cit., l'idée que
les Stoïciens ont conservé la tradition socratique, «à savoir que quiconque n'a
pas la sagesse n'a pas la santé». Cela ne signifie évidemment pas qu'il fasse de
Socrate un moniste avant la lettre ; simplement, il décèle entre le maître de Pla
ton et les Stoïciens un point commun qui lui paraît essentiel, le rejet total de la
passion. Que les Stoïciens aient exprimé cette idée au moyen d'une physique
moniste de l'âme, donne pour Cicéron plus de cohérence à leur philosophie de
la sérénité parfaite, mais n'implique pas qu'ils aient raison en ce qui concerne
la psychologie, au sens premier du terme.
L'INSPIRATION NÉO ACADÉMICIENNE DES TUSCULANES 485

comprendre pourquoi Cicéron a assumé sans difficulté la contra


diction qu'il y avait a priori à vouloir concilier dualisme et monis
me, il reste à examiner un point important : quelle est la relation
exacte entre la conception cicéronienne de la sagesse, telle que
nous la trouvons dans les Tusculanes, et celle du stoïcisme? L'Arpi-
nate a-t-il réellement réussi à préserver son autonomie, tout en
construisant en grande partie son modèle avec des fragments de
système stoïcien?

Perfection et philosophie dans Tusc, V

Dans l'analyse qu'il a donnée du dernier livre des Tusculanes et


qui est si riche de remarques de détail intéressantes, M. Giusta a
discerné deux parties, dont la première dériverait du περί τελών
des Vetusta placita d'éthique et la deuxième du προτρεπτικός de la
même hypothétique compilation156. Cet étrange assemblage n'est
que la dernière en date, à notre connaissance, des hypothèses à
propos d'un texte dans lequel on avait déjà cru pouvoir auparavant
distinguer deux inspirations, deux sources, l'une stoïcienne et l'au
treépicurienne157. En réalité, comme l'a montré A. Michel, ce livre
est l'aboutissement de la réflexion cicéronienne sur l'éthique,
amorcée dans le Lucullus et poursuivie tout au long du De finibus
et des Tusculanes 158.
Il est vrai, cependant, que la question qui est au centre de cette
Tusculane («la vertu suffit-elle à assurer le bonheur?») peut éton
neret même décevoir. Elle semble, en effet, impliquer un recul par
rapport aux disputationes précédentes, dans la mesure où elle
ramène le lecteur aux débats du De finibus sur l'existence de biens
extérieurs à la vertu, alors que les Tusculanes avaient inauguré une
autre méthode, la description eidétique du sage, triomphant de la
douleur, délivré des passions qui accablent le commun des mortels,
et donc parfaitement heureux159. Pourquoi donc Cicéron éprouve-
t-il le besoin d'opposer une fois de plus "le Portique et l'Ancienne
Académie à propos de l'autarcie de la vertu?
Il faut reconnaître que, sur le fond comme sur la forme, l'h
ypothèse d'un Cicéron converti, au moins provisoirement, au stoïcis-

156 M. Giusta, t. 2, p. 393-409.


157 Cf. C. Thiaucourt, op. cit., p. 154.
158 Cf. supra, p. 338.
159 Description eidétique aboutissant au portrait du sage en V, 24, 68-25, 72,
dans lequel se retrouvent les éléments patiemment établis au cours de la
démonstration .
486 L'ÉTHIQUE

me semble susceptible d'apporter des réponses satisfaisantes à ces


questions. C'est ce qui explique que la Quellenforschung ait supposé
la présence d'un philosophe du Portique derrière toute la première
partie du livre, et que M. Giusta ait multiplié les rapprochements
entre celle-ci et des textes stoïciens 160. Une telle analyse nous paraît
contestable parce qu'elle néglige ce qui, dans l'utilisation des thè
mes stoïciens, est étranger au stoïcisme et aussi parce qu'elle ne
perçoit pas ce qui fait l'unité profonde du livre tout entier.
En ce qui concerne la méthode, nous croyons avoir montré au
début de ce chapitre qu'en écrivant le De finibus, puis les Tuscula-
nes, Cicéron s'était conformé à la manière de faire du Portique, qui
était de traiter dans des ouvrages différents le problème du τέλος
et celui du bonheur161. Il va de soi qu'en procédant ainsi les Stoï
ciens entendaient non pas dissocier les deux questions, mais mont
rer au contraire que ces deux approches aboutissaient à la même
conclusion, à savoir unum bonum esse, quod honestum est162. Or,
c'est très exactement ce que nous trouvons chez l'Arpinate, qui,
après avoir établi le bonheur parfait de l'homme vertueux, se
demande à la fin si la vertu peut à elle seule assurer le bonheur et
retrouve ainsi la thèse du unum bonum . . ., dont il avait affirmé à
la fin du De finibus qu'elle lui paraissait la plus cohérente 163. Alors
que le problème des biens extérieurs à la vertu n'avait jusque là
jamais été évoqué dans les Tusculanes, la dernière disputano per
met en quelque sorte de refermer la boucle et de montrer l'identité
de Yhonestum et de la uita beata.
Dans le détail même des arguments avancés en faveur de cette
proposition, il est à noter que Cicéron s'en prend avec une rigueur
toute particulière à la distinction établie par Antiochus - à partir
de précédents académiciens et péripatéticiens - entre la uita beata
pour laquelle la vertu suffirait et la uita beatissima, qui, elle, exige
raitl'appoint des biens du corps et de la fortune164. Il nous dit lui-
même qu'il avait eu l'occasion de s'opposer à cette théorie lors de
ses discussions avec l'Ascalonite, puis avec son frère Aristus, ce qui
laisserait penser que la préférence pour le stoïcisme dans ce do
maine fut une constante de sa pensée philosophique. Il y a, en tout
cas, d'évidentes similitudes entre la critique qu'il fait de la position

160 M. Giusta, op. cit., I, p. 355 s., où les rapprochements sont faits avec le
livre III du De finibus et avec Sénèque, Ep., 41 ; 74; 76 et 85.
161 Cf. supra, p. 448.
162 Cf. Sénèque, Ep., 85, 17. Les philosophes de l'Ancienne Académie sont
désignés dans cette lettre comme ceux pour qui les deux approches aboutissent
à des résultats différents.
163 Cf. Fin., V, 28, 84-85.
164 Cf. supra, p. 440.
L'INSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE DES TUSCULANES 487

de son ancien maître et les propos que nous trouvons sur cette
même question dans certaines lettres de Sénèque 165.
En quoi Cicéron se différencie-t-il donc du stoïcisme? En ceci
que dans la dernière Tusculane, comme c'était déjà le cas dans la
réfutation du discours de Pison, il ne prétend pas avoir d'autre cri
tère que la cohérence logique pour approuver l'identification de la
uirtus à la uita beata. Alors que Sénèque ne dissocie pas la perfec
tion du raisonnement de la vérité de la doctrine, l'Arpinate, au
contraire, se place du seul point de vue de la constantia, ce qui lui
permet de rendre hommage à Théophraste, qui, tout en étant à
l'opposé des Stoïciens sur cette question du bonheur, avait su se
montrer très rigoureux dans le raisonnement166. Il n'y a pas dans
les Tusculanes de dogme de la uita beata, mais la thèse d'une raison
qui, tout en formulant la plus haute exigence de rigueur, sait
qu'elle ne peut appréhender avec certitude la réalité des choses.
Dans la philosophie stoïcienne il n'est formulé aucun doute sur le
fait qu'il n'existe pas d'autre bien que Yhonestum; pour Cicéron,
l'inventeur, le garant d'une telle théorie, c'est Platon, qui incarne
donc la rationalité suprême, mais dont nous savons aussi qu'il n'a
jamais été considéré par lui comme infaillible167.
Notre analyse des livres précédents nous avait déjà montré que
dans les Tusculanes le stoïcisme ne figure jamais pour lui-même,
qu'il y apparaît comme une province du platonisme, dont les res
sources sont constamment utilisées pour l'illustration de celui-ci,
mais auquel il faut rappeler sans relâche où se trouve la légitime
autorité. C'est très exactement ce que nous retrouvons dans ce der
nier livre, puisque, pour démontrer la thèse à laquelle il est consac
ré,Cicéron annonce qu'il va remonter à Platon, qualifié un peu
plus loin de «source pure et sacrée»168. Deux passages platoniciens
sont cités169 pour montrer que le fondateur de l'Académie avait
déjà exclu qu'il pût exister un bien autre que la vertu, et, une fois
l'appropriation du principe ainsi effectuée, Cicéron se sent tout à
fait libre d'utiliser chez les Stoïciens ce qui lui paraît participer de
cette inspiration ou être susceptible de la renforcer. Le retour à
Platon n'exprime donc pas une nostalgie stérile, il est la condition
préalable à l'adoption d'un langage nouveau. Il s'agit donc de per-

165 Sénèque, Ep., 74, 10 sq.; 76, 18 sq.; 85, 3 sq.


166 Cicéron, Tusc, V, 9, 24. Cet hommage paradoxal était déjà esquissé en
Fin., V, 26, 77.
167 Cf. supra, p. 467.
168 Cicéron, ibid., 12, 36.
169 Les passages cités sont Gorgias, 470 d, où Socrate dit que les bons sont
heureux et Ménéxène, 247 e, où est fait l'éloge de l'homme qui agit en sorte que
tous les moyens de vivre heureux ne dépendent que de lui seul.
488 L'ÉTHIQUE

pétuer de manière originale ce que Stobée appelle la πολυφωνία


platonicienne, cette diversité dans les moyens d'expression, qui
n'implique nullement l'incohérence170.
La référence à la «source platonicienne» ne signifie donc pas
que Cicéron va désormais paraphraser ou commenter Platon. Mais,
par ailleurs, nous avons pu constater à propos de la conception de
l'âme que le rapport entre la fons et le matériau qui actualise cette
inspiration n'est guère simple et qu'il peut même revêtir une forme
contradictoire. Or, d'une certaine manière, c'est encore le cas ici,
puisque pour confirmer son attribution à Platon de la thèse nihil
praeter uirtutem bonum, Cicéron va invoquer une lex naturae, qui
n'est autre que Γοίκείωσις, notion dont nous savons que non seul
ement elle n'avait pas de véritable racine platonicienne, mais aussi
qu'elle avait été critiquée par la Nouvelle Académie171.
Cependant, ce retour à Γοίκείωσις n'implique pas que Cicéron
ait oublié les vigoureuses critiques qu'il avait adressées dans le De
finibus à l'interprétation que donnaient les Stoïciens de ce concept.
S'il est vrai, en effet, qu'il célèbre la loi naturelle qui conduit tous
les êtres vivants à la recherche de leur plein développement, il le
fait dans une perspective qui est différente de celle de l'exposé de
Caton. Nous avons vu que celui-ci mettait l'accent sur le passage de
l'instinct à la raison, si important pour l'unité de la pensée stoïcien
ne et, à l'inverse, parfaitement inacceptable pour un Académic
ien172.Or, de cette mutation il n'est nulle part fait mention dans
l'éloge cicéronien de la lex naturae, et ce qui est exalté, en revan
che,c'est l'irréductible spécificité de l'âme humaine, sa commun
auté avec la mens diuina 173. La tendance naturelle de l'homme n'a
plus rien d'animalement instinctif, elle se définit d'emblée par
l'adaptation à ce qui est spécifiquement humain, cette raison qui,

170 Stobée, Ed., II, 6, 3, p. 21 M : το δέ γε πολύφωνον του Πλάτωνος [ού


πολύδοξον]. On peut contester cette addition de ού πολύδοξον qui a paru perti
nente aux éditeurs de Stobée. Néanmoins, il est bien répété dans la phrase sui
vante que la πολυφωνία de Platon en ce qui concerne le τέλος n'équivaut pas à
une contradiction : εις δέ ταύτο και σύμφωνον του δόγματος συντελεί.
171 Cf. supra, p. 402-407.
172 Cf. supra, p. 472.
173 Cicéron, Tusc, V, 13, 38. Tout ce passage reprend le thème de la hiérar
chie de l'ordre naturel, mais autrement que celui-ci n'avait été développé. Dans
Fin., IV et V, l'accent était mis sur la continuité naturelle, exclusive de toute
transcendance. Dans la première Tusculane, Cicéron avait réfuté une telle
conception de la nature et plaidé pour la spécificité absolue de l'âme humaine,
définissant même l'homme par celle-ci. Ce dernier livre réconcilie la nature et
la transcendance, puisque la lex naturae est la même pour tous les êtres, mais
que, par ailleurs, l'âme humaine ne saurait être rapprochée de rien d'autre que
de Dieu.
L'INSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE DES TUSCULANES 489

quand elle est parfaite, s'appelle vertu174. L'anthropologie du Pre


mier Alcibiade, qui avait été exprimée en Tusc. I dans le contexte de
l'immortalité de l'âme, se trouve ici implantée à l'intérieur même
de l'ordre naturel. Une telle spiritualisation de Γοίκείωσις humaine
est profondément contraire à l'intention de Zenon et de Chrysippe,
même si elle a pu tenter certains Stoïciens175. Comment Cicéron
concilie-t-il ainsi naturalisme et transcendance?
Il est des détails qui sont bien plus que des nuances. Ainsi,
lorsque Cicéron dit que l'âme humaine ne peut être comparée à
rien d'autre qu'à Dieu, il ajoute si hoc fas est dictu, ce que nous
croyons être tout autre chose qu'une formule de convention176. En
effet, en apportant cette restriction, il exprime spontanément, en
termes de religiosité romaine, quelque chose qui est très proche du
ώς κατ' άνθρωπον platonicien, cette expression par laquelle le fon
dateur de l'Académie a voulu marquer la limite entre l'idéal, le
divin, et ce qui est humainement possible177. Contrairement aux
Épicuriens ou aux Stoïciens, Cicéron, à la fois parce qu'il est trop
profondément enraciné dans le passé et parce qu'il admire pas-

174 Ibid., 39, où il est dit que si l'âme ne se laisse pas aveugler par les
erreurs, « elle devient la pensée parfaite, c'est-à-dire la raison accomplie qui est
aussi la vertu » (fit perfecta mens, id est absoluta ratio, quod est idem uirtus). Ce
que l'on ne trouve pas chez Cicéron, c'est le thème du passage, fondamental
dans le stoïcisme, comme le montrent non seulement le discours de Caton, mais
aussi la lettre 121 de Sénèque. Un Stoïcien approuverait sans réserve Cicéron,
lorsqu'il dit que la raison est propre à l'homme et à la divinité mais, contraire
ment à lui, il s'efforcerait de montrer que l'homme reproduit en lui-même le
mouvement de la nature, qu'il est semblable à l'animal avant d'être lui-même,
c'est-à-dire raison.
175 Nous verrons plus loin, cf. p. 527, que Panétius avait défini Γοίκείωσις
sociale autrement que ne l'avait fait l'Ancien Portique et qu'il avait évité tout
rapprochement entre la société humaine et les sociétés animales. En revanche,
la lecture du § 11 d'Off., I, 4, 11, montre que Panétius était resté fidèle à l'An
cien Portique en ceci que, dans son exposé du dogme de Γοίκείωσις, il souli
gnait tout ce qui est commun à l'homme et à l'animal : «chaque espèce d'êtres
vivants a reçu de la nature de veiller sur elle-même, sur sa vie, sur son corps,
d'éviter ce qui paraît nuisible, de rechercher et de se procurer tout ce qui est
nécessaire à la vie, comme la nourriture, le gîte et autres choses du même genr
e.C'est encore chose commune à tous les êtres vivants que le désir de s'unir en
vue de la procréation, et ce souci des êtres que l'on a pu engendrer ». Chez Cicé
ron, au contraire, tous ces aspects communs entre l'homme et l'animal, qui sont
essentiels à l'unité du stoïcisme, se trouvent occultés, parce que l'anthropologie
cicéronienne reste dans ce livre V celle du Premier Alcibiade.
176 Cicéron, ibid., 38.
177 Cf. Apologie, 20 e; Rép., III, 359 d; Philèbe, 12 c; nous retrouverons la
notion de fas lorsque nous évoquerons la traduction cicéronienne du Timée, cf.
infra, p. 569.
490 L'ÉTHIQUE

sionnément Platon, ne peut envisager avec une parfaite sérénité


l'idée d'une perfection individuelle réalisée.
Le portrait du sage, qui est destiné à illustrer la parfaite identi
té de la vertu et de la vie heureuse, est construit selon l'ordre des
parties de la philosophie adopté par la Nouvelle Académie, mais en
même temps il contient en lui un thème présent dans le stoïcisme,
celui de la liaison nécessaire entre la physique et la connaissance
de soi 178. Caton avait dit que seule la science de l'univers permet de
comprendre et d'appliquer le précepte delphique, et c'est très exac
tement ce qu'affirme à son tour Cicéron179. Ce n'est donc pas dans
le détail même du portrait qu'il faut chercher son originalité par
rapport à la conception stoïcienne de la sagesse. La différence irré
ductible entre les deux pensées philosophiques tient dans le fait
que ce qui pour le Portique est l'aboutissement d'un système vrai
en chacun de ses moments apparaît aux Académiciens comme une
aspiration idéale commune à tous les philosophes, mais ne se
confondant avec aucune doctrine particulière. C'est ce qui fait
l'unité de cette dernière disputano et c'est ce qui va nous permettre
de préciser en quoi, ou plutôt, comment Cicéron perpétue la philo
sophie carnéadienne.
Pour le Stoïciens, seul le système stoïcien peut donner une réal
ité au bonheur du sage, d'où les critiques sévères contre les Épicur
iens, les Péripatéticiens ou les Académiciens qui, selon eux, ont été
incapables de donner un fondement solide à cette béatitude 18°. Car-
néade, qui avait combattu la teleologie stoïcienne avec la vigueur
que l'on sait, ne pouvait accepter une telle prétention et il opposait
à cet exclusivisme, au demeurant commun à tous les dogmatiques,
mais peut-être plus rigoureusement argumenté du côté stoïcien,
l'idée que la thèse du parfait bonheur du sage était commune à
tous les philosophes, quelles que fussent leurs dissensions sur le
problème du souverain bien181. Cicéron nous dit que le scholarque
était animé par un esprit de polémique et qu'en raisonnant ainsi, il
cherchait à contrarier les Stoïciens182. Telle était sans doute son
intention première et il va de soi que ceux-ci devaient ressentir
comme un outrage le fait qu'un dogme qu'ils considéraient comme

178 Le portrait du sage (24, 68-25, 72) est explicitement organisé selon la
succession : physique, éthique, logique, cf. § 68 : triplex Me animi fetus existet,
unus in cognitione rerum positus et in explicatione naturae, alter in descriptione
expetendarum fugiendarumue rerum et in ratione uiuendi, tertius in iudicando
quid cuique rei sit consequens, quid répugnons.
179 Cicéron, Fin., III, 22, 73 et Tusc, V, 24, 69-25, 70.
180 Cf. notamment le De uita beata et la lettre 85 de Sénèque.
181 Cicéron, Tusc, V, 29, 83.
182 Ibid.
L'INSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE DES TUSCULANES 491

leur bien propre fût en quelque sorte proclamé patrimoine de tous


les philosophes. Mais ne s'agissait-il vraiment que d'une provocat
ion, d'une disputatio contra Stoicos sans contenu philosophique
véritable? Force est de constater que Camèade, avec sans doute
l'agressivité qui lui était coutumière, raisonnait à la fois en histo
riende la philosophie et en Platonicien. D'une part, en effet, il pre
nait acte d'une réalité incontestable, l'omniprésence du thème du
bonheur du sage dans la philosophie hellénistique. Mais surtout, en
distinguant rigoureusement l'objet de la visée des spéculations sur
les moyens de l'atteindre, il confirmait le statut idéal de la sagesse
et il restituait au concept de philosophe le sens que lui avait donné
Platon dans le Banquet 183 : est philosophe celui qui se trouve à mi-
chemin entre le sage et l'ignorant. Aux yeux du scholarque, l'a
ccord des moralistes sur le bonheur du sage et leurs dissensions sur
la définition exacte de ce qu'est le bien suprême n'étaient vraisem
blablement que la manifestation dans le domaine de l'éthique
d'une ambiguïté inhérente à la philosophie. Il y avait donc dans sa
disputatio une inspiration platonicienne réelle, mais sans doute di
ssimulée par la rudesse de la polémique antistoïcienne. Cicéron, lui,
dit qu'à la différence du scholarque, il procédera avec sérénité et
sans parti-pris {cum pace) 184. Ce que Camèade n'avait donc exprimé
que par sa réfutation du stoïcisme, il va donc le formuler de
manière autonome, et dans cette attitude nous voyons, beaucoup
plus qu'un choix individuel, la marque de cette fraction de l'Acadé
mie postcarnéadienne (Philon de Larissa, Métrodore de Stratoni-
ce), qui avait choisi de perpétuer la pensée du scholarque tout en la
dégageant quelque peu de sa forme trop critique, trop exclusive
ment antistoïcienne 185. Entre Camèade et Cicéron il y a, selon nous,
une différence d'état d'esprit plus qu'une divergence de fond. Lors
quel'Arpinate dit en conclusion des Tusculanes qu'il lui est agréa
ble de constater que même ceux qui n'appartiennent pas à la tradi
tionplatonicienne tiennent en ce qui concerne le sage «un langage
qui est digne du nom de philosophe», il retrouve lui aussi Platon,
mais sans la médiation carnéadienne de la critique du stoïcisme186.
Il n'y a là ni confusion, ni syncrétisme facile, mais l'affirmation
sereine que les philosophes, même ceux qui se situent à l'opposé du
platonisme, sont des philosophes au sens platonicien du terme,
c'est-à-dire des hommes dont la pensée est orientée vers l'idéal, la

183 Platon, Banquet, 204 a-b.


184 Cicéron, loc. cit.
185 Cf. supra, p. 290-300.
186 Cicéron, op. cit., 41, 120 : dignum quiddam philosophorum uoce profiten-
tur, trad. pers.
492 L'ÉTHIQUE

contradiction ne portant que sur les moyens de parvenir à celui-ci.


Nous comprenons ainsi pourquoi cette dernière Tusculane com
mence par un hymne à la philosophie, uitae dux . . . uirtutis indaga-
trix expultrixque uitiorum 187. La méditation sur l'éthique, commenc
ée dans le Lucullus par l'énumération des multiples opinions sur
le τέλος énoncées par les écoles ou les chapelles philosophiques,
s'achève donc par l'exaltation non pas de telle ou telle doctrine,
mais de la philosophie elle-même, c'est-à-dire de cet effort des
hommes vers la perfection, contradictoire dans ses formes, mais
unifié par l'identité du but recherché.

Conclusion

Nous nous sommes demandé au début de ce chapitre si les


Tusculanes, sur le stoïcisme desquelles on a tant écrit, ne consti
tuent pas une critique du stoïcisme, moins apparente, mais tout
aussi sévère que celle que nous avons trouvée dans le De finibus.
Sur le fond, nous croyons pouvoir répondre affirmativement, mais,
en même temps, ce serait trahir l'esprit de cette œuvre que de lui
attribuer une vocation critique. Les disputationes ont leur mouve
mentet leur logique propre, elles puisent leur inspiration dans la
tradition romaine et dans la pensée platonicienne, elles sont le fruit
de l'expérience vécue par Cicéron, tout comme elles expriment son
aspiration à la sérénité. On ne peut donc pas dire qu'elles aient été
écrites avec l'intention de réfuter ou de corriger une doctrine parti
culière. Il n'en reste pas moins vrai que leur logique est incompatib
le avec celle du stoïcisme en tant que système et qu'elle en consti
tue implicitement, mais aussi parfois ouvertement, la condamnat
ion. Rappelons donc quelques éléments qui nous paraissent im
portants :
- à aucun moment le Cicéron des Tusculanes n'a renoncé à
ce qui était selon nous l'acquis essentiel de la réfutation du dis
cours de Caton, à savoir le refus de la relation entre l'instinct de
survie et Yhonestas. Dans le De finibus, il avait été démontré aux
Stoïciens que leur conception de Γοίκείωσις exigeait pour être
cohérente qu'ils fissent une part aux biens du corps dans le τέλος,
et aux Péripatéticiens qu'en accordant une certaine valeur à ce qui
n'était pas la vertu, ils compromettaient la perfection du bonheur
du sage. Les Tusculanes permettent de dépasser cette aporie en

187 Ibid., 2, 5. Cet éloge de la philosophie a été étudié par H. Hommel, Cice-
ros Gebetshymnus an die philosophie, Tusculanen V, 5, dans SHAW, 1968, 3.
L'INSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE DES TUSCULANES 493

conciliant le principe de Γοίκείωσις et l'anthropologie du Premier


Alcibiade, la nature et le dualisme, elles donnent en ce qui concer
ne l'homme une interprétation aristocratique de la lex naturae,
mais, par conséquent, elles ignorent ce «passage du même au
même» essentiel au stoïcisme;
- les Tusculanes reprennent une idée chère aux Académic
iens, et qui avait été si efficacement exploitée dans Fin., IV, à
savoir que la vérité du stoïcisme est à chercher dans l'Académie.
Certes, l'argument polémique, consistant à faire de Zenon un pla
giaire par ambition, a disparu - encore qu'il ne manque pas quel
ques expressions peu flatteuses pour le fondateur du Portique188 -
et, par ailleurs, l'utilisation presque constante de thèmes stoïciens,
assortie de quelques éloges, laisserait penser qu'une certaine capac
ité d'invention est reconnue au stoïcisme. Cependant l'Arpinate
n'intègre les fragments de système stoïcien à sa démonstration
qu'en les replongeant dans la «source platonicienne». Il veut révé
lerau stoïcisme une inspiration platonicienne présente en lui, mais
comme entravée par la rigueur systématique et, pour ce, il n'hésite
pas à utiliser certaines démonstrations stoïciennes dans un context
e opposé à celui de leur situation originelle;
- cette liberté par rapport à Yadmirabilis compositio discipli-
nae, chère à Caton, n'est-elle pas en contradiction avec l'affirma
tion répétée que les Stoïciens ont été les seuls philosophes cohér
ents, car en identifiant le bonheur à la vertu, ils ont rendu en
quelque sorte inexpugnable la parfaite béatitude du sage? En réali
té,ce que Cicéron reproche à Zenon et à ses disciples, c'est de ne
pas avoir perçu que le bonheur du sage est de l'ordre de l'idéal.
Cette idéalité, il en a lui-même préparé l'affirmation dans le De
finibus, en dénonçant les apories inhérentes aux théories naturalist
es du souverain bien. Il l'a confirmée dans la dernière disputatio,
en montrant que toutes les doctrines philosophiques tendent vers
une même fin, qui est précisément de montrer que seul le sage est
parfaitement heureux. Ce que les Stoïciens conçoivent comme en
raciné dans la réalité et leur appartenant en propre est, pour Cicé
ron, une aspiration consubstantielle à la philosophie, et dont l'in
scription dans le monde demeure, pour le moins, problématique.

La solution à laquelle parvient Cicéron dans les Tusculanes,


cette lex naturae unique et hiérarchisée constitue un jalon impor-

188 Rappelons, en effet, le Zeno Citieus, aduena quidam et ignobilis uerbo-


rum opifex de V, 12, 34.
494 L'ÉTHIQUE

tant dans la voie qui conduit à Plotin 189. Est-elle pour autant parfai
tement convaincante et ne peut-on reprocher à l'Arpinate, par ai
lleurs si attentif aux souffrances de ceux qui ne sont pas sages et
aux conditions réelles d'une victoire sur la passion, de raisonner à
son tour quasi corporis simus expertes, lorsqu'il adopte l'anthropol
ogie du Premier Alcibiade? Dans les Tusculanes, la passion, le désir
ne sont envisagés que du point de vue de leur éventuelle guérison,
mais qu'en est-il de ceux ne veulent pas ou ne peuvent pas être
guéris? Autrement dit, comment s'articulent chez Cicéron ces deux
mondes que le stoïcisme avait prétendu unifier, celui de la raison
et celui de l'instinct, quand l'élément de référence n'est plus la per
fection du sage, mais la communauté des hommes, et plus précisé
ment la cité?

189 Cf. ce qu'écrit P. Hadot dans Plotin ou la simplicité du regard, Paris,


19732, p. 47 : «il y a continuité entre les deux mondes ... ils sont la même chose,
mais à deux niveaux différents»; p. 50-51 : «ainsi la théorie platonicienne des
Idées se métamorphose en intuition du mystère de la Vie».
CHAPITRE IV

LA CITÉ, LA LOI ET LE DEVOIR

L'une des grandes difficultés de la philosophie cicéronienne


est la détermination du rapport qui existe entre la réflexion qui
concerne l'être humain en tant que sujet individuel et celle relative
à la cité, à la société des hommes, ou à l'histoire. Nous avons vu
que la perfection de l'individu (autrement dit la sagesse et son cor-
rélat, le bonheur absolu) est problématique pour l'Arpinate, en ceci
qu'elle apparaît comme une aspiration commune à l'ensemble des
philosophes, mais sur l'origine et la réalisation de laquelle les inter
rogations sont multiples. En revanche, il est une perfection qui
constitue chez lui, pour ainsi dire, une donnée immédiate de la
conscience, c'est celle du passé et des valeurs de Rome. D'une
manière plus générale, sa philosophie sociale semble être plus dog
matique, moins attentive aux arguments de l'adversaire que celle
que nous avons trouvée dans les œuvres étudiées jusqu'à présent.
Par exemple, si, dans les Tusculanes, Cicéron rend hommage à la
doctrine du Jardin et ne conteste pas à ses représentants le titre de
philosophes, puisqu'il admet que leur but à eux aussi est d'assurer
le bonheur du sage, on chercherait en vain une telle compréhens
ion lorsque c'est de la société qu'il s'agit. Dans les discours comme
dans les œuvres philosophiques, l'égoïsme épicurien est considéré
comme une doctrine qui subvertit les fondements de l'ordre social
et avec laquelle nul compromis n'est possible.
La méthode que nous avons suivie jusqu'à maintenant, et qui a
consisté à montrer comment la réflexion de l'Arpinate sur l'éthique
progresse à partir du Lucullus, voudrait que nous étudiions tout de
suite dans quelle mesure le De officiis, souvent considéré comme le
chef-d'œuvre philosophique de l'Arpinate, confirme ou infirme les
résultats auxquels nous sommes parvenu. Mais, procéder ainsi, ce
serait ignorer que le De officiis doit être situé par rapport au De
republica ou au De legibus au moins autant que par rapport aux
Tusculanes, compte tenu évidemment du fait que nous devrons
déterminer ce qui, en définitive, assure l'unité de la pensée morale
de l'Arpinate, qu'elle concerne l'individu ou la société.
Nous ajouterons que la philosophie cicéronienne de l'histoire,
du lien social, du droit, est un domaine immense que nous ne pou-
496 L'ÉTHIQUE

vons aborder ici que d'un seul point de vue, celui de la relation de
Cicéron à la Nouvelle Académie. Cette relation, en effet, apparaît
paradoxale, voire conflictuelle dès que le problème abordé est celui
de la société et des valeurs qui la fondent. Comment et en quoi l'Ar-
pinate demeure-t-il fidèle à la Nouvelle Académie malgré ce qui
paraît constituer une divergence profonde? Tel sera le centre de
notre recherche.

Pensée néoacadémicienne et mos maiorum dans le De republica

Le principe de la Carneadia diuisio était de ramener à un très


petit nombre de solutions l'ensemble des réponses apportées par
les moralistes à la question du souverain bien. D'une certaine
manière, l'antilogie carnéadienne sur la justice participait de la
même méthode réductrice, puisque les différentes théories se trou
vaient regroupées en deux grandes catégories1 : d'un côté, les
Sophistes, dont Camèade se faisait implicitement le porte-parole,
et les Épicuriens2; de l'autre les patroni iustitiae, Platon et Aristo-
te, ainsi que les Stoïciens, présentés une fois de plus comme ayant
repris en des termes différents ce qui avait déjà été énoncé par
l'Académicien et le Péripatéticien3. Mais, alors que Camèade avait
commencé par exposer la thèse des défenseurs de la justice, avant
d'en faire une critique sévère, Cicéron inverse cet ordre et fait par
ler Philus avant Lélius4, ce qui suggérerait une divergence de
fond entre le scholarque, qui serait l'ardent champion d'une mora-

1 Pour une étude plus complète des deux discours constituant l'antilogie
du De republica . . ., on se reportera aux articles de J.-L. Ferrary, Le discours de
Philus . . ., cf. supra, p. 78, n. 78, et Le discours de Laelius dans le troisième livre
du De republica de Cicéron, MEFRA, 86, 1974, p. 745-771.
2 II est à remarquer que dans le discours de Philus aucun Sophiste n'est
nommément cité, sans doute parce qu'un aveu d'emprunts à la sophistique était
difficilement concevable, même dans un exercice dialectique, pour des gens se
réclamant de Platon; quant aux Épicuriens, ils sont évoqués de manière trans
parente en III, 15, 24, lorsque Cicéron fait allusion à des philosophes pour qui
le sage aime la bonté et la justice non pour elles-mêmes, mais parce qu'elles
sont une source de bonheur, alors que la méchanceté produit nécessairement
l'inquiétude. Sur cette question, cf. V. Goldschmidt, La doctrine d'Êpicure. . .,
passim, et plus précisément, p. 72 sq.
3 Cf. ce qui est dit en III, 8, 12 : Nam ab Chrysippo nihil magnum nec
magnificum desideraui, qui suo quodam more loquitur, ut omnia uerborum
momentis, non rerum ponderibus examinet. La justice est définie par les Stoï
ciens comme Γέπιστήμη άπονεμητική τής αξίας έκάστφ, cf. Stobée, Ed., Π, 6, 5,
p. 30 M = S. F.F., Ill, 262.
4 Ibid., 6, 9 (Lact., Inst., V, 14, 5).
LA CITÉ, LA LOI ET LE DEVOIR 497

le de l'égoisme, et l'Arpinate, qui en combattrait le principe


même.
Nous laisserons ici de côté le problème de savoir dans quelle
mesure les discours cicéroniens peuvent être considérés comme la
transcription de ceux qui avaient été prononcés à Rome par Car-
néade. J.-L. Ferrary, dans la remarquable étude qu'il a consacrée
au discours de Philus, s'est montré sur ce point d'une prudence
confinant au scepticisme et il y a tout lieu de croire que dans le
détail l'antilogie du De republica diffère de celle qui eut un si grand
retentissement en 1555. Cependant, et précisément en raison de
l'importance de cet événement, attestée par le grand nombre de
témoignages grecs et latins qui le relatent, il est fort probable que
Camèade lui-même et, après lui, Clitomaque et Philon, reprirent
dans l'Académie cette disputatio en modifiant sans doute certains
de ses aspects, mais non l'essentiel. Nul ne songerait à nier, en tout
cas, que l'on retrouve dans l'antilogie l'objectif majeur de la dialec
tique carnéadienne sur l'éthique, à savoir la dissociation de l'ins
tinct et des valeurs morales. En opposant la tradition platonicienne
à celle des Sophistes, Camèade paraissait revenir à une antinomie
que le stoïcisme avait prétendu dépasser, celle opposant à la φύσις
le νόμος, conçu comme ce qui sert l'intérêt du plus fort ou comme
un contrat social décrétant ce qu'il faut faire et ce qu'il ne faut pas
faire6. Alors que sa dialectique avait, lorsqu'il s'était agi du souve
rainbien, épargné Platon, faisant implicitement de lui un recours
contre les erreurs du naturalisme hellénistique, elle ne pouvait pro
céder de la même manière au sujet de la justice, tant il est vrai que
ce débat entre le fondateur de l'Académie et les Sophistes avait à
tout jamais marqué la philosophie. Laisser de côté Platon dans une
disputatio sur la justice, c'eût été reconnaître aux Stoïciens un
mérite et une originalité que l'Académie s'acharnait à leur nier;
faire de lui, avec Aristote, le patronus iustitiae, le présenter comme

5 J.-L. Ferrary, Le discours de Philus. . ., p. 153, remarque qu'il est imposs


ibled'affirmer avec une totale certitude que Camèade avait disserté in utram-
que partent sur la justice. Il est, en tout cas, certain que le discours de Philus
exige trop de connaissances en matière d'histoire de la philosophie pour avoir
pu être prononcé tel quel devant un auditoire public romain de 155. Ferrary a
donc raison d'évoquer, p. 155, des cours donnés à l'intérieur de l'Académie,
mais ceux-ci ont très bien pu être élaborés à partir du noyau constitué par les
discours romains de Camèade.
6 Sur cette question importante, on se reportera à F. Heinimann, Nomos
und Physis, Herfunkt und Bedeutung einer Antithese, Bale, 1945; J. de Romilly,
La loi dans la pensée grecque, Paris, 1971 (p. 73-101, «La critique des sophist
es»); W.K.C. Guthrie, Les Sophistes, Paris, 1976, trad, de The Sophists, Camb
ridge, 1971; G. B. Kerferd, The Sophistic movement, Cambridge, 1981, p. 111-
130.
498 L'ÉTHIQUE

la source dont le stoïcisme ne serait qu'un ruisselet, revenait à lui


attribuer rétrospectivement des positions qui n'étaient pas les sien
nes7. C'est ce qui explique l'ambiguïté et la difficulté de cette anti
logie.
J.-L. Ferrary a très justement noté qu'à aucun moment Philus
n'attaque la définition par laquelle Platon fait de la justice l'harmon
ie de l'âme8 : «la justice ne s'applique pas aux actions extérieures
de l'homme, mais à l'action intérieure, celle qui le concerne vérit
ablement lui-même et les principes qui le composent». Cependant, si
la définition elle-même était épargnée, plusieurs aspects de la théo
rieplatonicienne de la justice se trouvaient, en revanche, plus ou
moins directement critiqués. Ce point nous paraît important à éta
blir.
De la justice Philus dit, en se référant à Aristote et à Platon,
dont il critique l'optimisme naïf, qu'elle se caractérise par son
altruisme, qu'elle est de toutes les vertus «la plus bienfaisante et la
plus généreuse»9. Or, il apparaît que, si un tel reproche est fondé
en ce qui concerne le Stagirite qui définit effectivement la justice
comme un «bien pour autrui», il n'est nullement pertinent quand
on attaque Platon, puisque la justice platonicienne est une harmon
ie intérieure bénéfique pour l'individu lui-même10. En réalité, s'il
est vrai que Platon n'a jamais expressément mis en relation l'essen
ce de la justice avec le bénéfice qu'en pourrait tirer autrui, Philus
était en droit d'invoquer à l'appui de son interprétation au moins
deux passages de la République11 : dans l'un, Socrate, après avoir

7 C'est ainsi que dans le discours de Lélius, De rep., III, 22, 23, la loi uni
verselle est définie en termes indéniablement stoïciens : est quidem uera lex rec
taratio, naturae congruens, diffusa in omnis, constans, sempiterna, quae uocet ad
officium iubendo, uetando a fraude deterreat, cf. la définition zénonienne in Nat.
de., I, 14, 36 = S.V.F., I, 162 : Zeno naturalem diuinam esse censet eamque uim
obtinere recta imperantem, prohibentemque contraria.
8 J.-L. Ferrary, op. cit., p. 135, cf. Platon, Rép., IV, 443 d : ή δικαιοσύνη . . .
ού περί τήν έξω πραξιν των αύτοϋ, άλλα περί την εντός, ώς αληθώς περί εαυτόν
και τα έαυτοΰ.
9 Cicéron, De rep., Ill, 8, 12 : maxime munifica et liberalis et quae omnis
magis quam sepse diligit, aliis nata potius quam sibi.
10 Cf. J.-L. Ferrary, op. cit., p. 135, qui cite Platon, Rép., IV, 443 d et Aristot
e, Eth. Nie, V, 1, 1130a 3 et 6, 1134b 6-7. Le discours de Philus a été utilisé
comme témoignage sur le περί δικαιοσύνης perdu aristotélicien par P. Moraux,
Le dialogue «Sur la Justice», Louvain-Paris, 1957, p. 65-79.
11 Platon, Rép., I, 335 e et 345 d-e. La tonalité polémique du discours de
Philus ne doit pas occulter qu'il pose un problème véritable, celui de la relation
qui existe chez Platon entre la justice conçue comme une parfaite harmonie
intérieure et la justice telle qu'on l'entend dans un monde qui n'a rien d'idéal.
Cette question a donné lieu a un intéressant débat, amorcé par l'étude de
D. Sachs, A fallacy in Plato's Republic, dans PhR, 72, 1963, p. 141-158, qui avait
LA CITÉ, LA LOI ET LE DEVOIR 499

réfuté la définition de Polémarque - « il est juste de rendre à cha


cun ce qu'on doit», citation de Simonide - arrive à la conclusion
qu'en aucun cas il n'est juste de faire du mal à quelqu'un; dans
l'autre, il affirme que l'art de gouverner n'a pas sa fin en lui-
même, mais doit s'exercer au bénéfice du sujet gouverné. Il est vrai
que dans ce texte il n'est pas question de gouvernement «juste»,
néanmoins l'idée ainsi exprimée constitue une étape dans la défini
tionde la justice, puisque, en 520 d-e, Socrate opposera l'attitude
des gouvernants de son temps à celle des philosophes qui n'accep
terontle pouvoir politique que par sens du devoir.
Lorsque Camèade oppose la destinée de l'homme juste à celle
de l'homme injuste, affirmant que le premier a toutes les chances
d'être le plus misérable des êtres, tandis que le gredin connaîtra la
réussite, que fait-il sinon reprendre le thème fondamental du dis
cours de Thrasymaque, auquel Socrate réplique12: «Pour moi, je
te le déclare, je ne suis pas persuadé et je ne crois pas que l'injusti
ce soit plus profitable que la justice, quand même on laisserait
libre cours à l'injustice, sans mettre obstacle à ses agissements».
On serait cependant tenté de déduire de ces exemples que les crit
iques carnéadiennes ne portaient que sur les manifestations de la
justice et qu'elles épargnaient totalement l'essence de celle-ci. Une
telle conclusion serait à notre sens inexacte dans la mesure où l'op
position de la sagesse et de la justice (l'homme juste et honnête est
un sot, tandis que la véritable sagesse est celle de l'homme malhonn
ête), qui allait à l'encontre de ce qu'affirmaient toutes les philoso
phies hellénistiques, contredisait aussi ce qui sous-tend la concept
ion platonicienne de la justice, à savoir l'idée de l'unité de la vertu.
Il ne nous appartient pas d'entrer ici dans le détail d'une question
difficile, celle de la nature exacte de cette unité13. Qu'il nous suffi-

affirmé que le lien entre la justice platonicienne et la justice au sens ordinaire


du terme est un simple postulat constituant une faille dans l'argumentation de
la République. Cette interprétation a été critiquée par G. Vlastos, Justice and
happiness in the Republic, repris après plusieurs versions dans Platonic studies,
Princeton, 19812, p. 111-139. Vlastos s'est appuyé sur Rép., IV, 433 a-b pour
démontrer qu'il existe une relation rigoureusement fondée entre les deux sens
de cette valeur. Il en vient ainsi à définir ce qu'il appelle «i/ie commonly just
man» (p. 136), qui est celui dont l'attachement aux préceptes de la moralité
commune se révèle suffisamment profond pour résister à la tentation d'un acte
profitable mais malhonnête. Pour Philus-Carnéade, il ne peut s'agir là que d'un
sot altruisme.
12 Platon, Rép., I, 345 a : Έγώ γαρ δη σοι λέγω το γ' έμον,
ούδ' οιμαι άδικίαν δικαιοσύνης κερδαλεώτερον είναι ούδ' έαν έςί τιςοτιαύτην
ού πείθομαι
και μη
διακωλύη πράττειν α βούλεται.
13 Sur cette question, on se reportera à l'article de G. Vlastos, The Unity of
the Virtues in the Protagoras, dans Platonic Studies, p. 221-269, qui est d'une
500 L'ÉTHIQUE

se de rappeler que, dans le Protagoras, Socrate amène le Sophiste à


reconnaître que la justice, la piété, la tempérance et le courage ne
sont pas aussi distincts que «les parties du visage»14. Et dans la
République même, la justice ne se définit pas seulement comme ce
qui complète les autres vertus et les sauvegarde, elle est «cet él
ément qui leur a donné à toutes la puissance de naître»15.
Nous résumerons cette brève analyse en disant que la critique
carnéadienne, telle en tout cas que nous la percevons dans le dis
cours de Philus, n'épargnait pas Platon, même si elle ne faisait pas
explicitement état de ce qui est propre à l'auteur de la République,
à savoir la définition de la justice. Mais, précisément, quelle expli
cation donner de ce silence et peut-on raisonnablement penser
qu'un scholarque de l'Académie ignorait ce qui sur le fond séparait
Aristote et Platon à propos de la justice? Il est vraisemblable que
Cicéron ait connu l'antilogie carnéadienne par Antiochus et que
l'identification des positions platonicienne et aristotélicienne soit à
mettre au compte de la conception que l'Ascalonite se faisait de
l'Ancienne Académie16. Toutefois, si l'on admet que le discours de
Philus est, par delà Antiochus, véritablement enraciné dans la tra
dition néoacadémicienne, l'absence de la définition platonicienne
de la justice peut être interprétée comme le signe que Camèade cri
tiquait moins Platon lui-même qu'une interprétation dogmatique et
immanentiste de celui-ci17. Ce que montre, en tout cas, le discours

grande sévérité pour la pensée de Platon (cf. l'expression muddy thought,


p. 264) dans ce passage du Protagoras. Pour une approche plus générale, cf. les
pages de L. Robin, Platon, p. 192-200.
14 Platon, Protagoras, 329 d.
15 Platon, Rép., IV, 433 b : δ πασιν έκείνοις την δύναμιν παρέσχεν ώστε
έγγένεσθαι.
16 Pour J.-L. Ferrary, op. cit., p. 152, le discours de Philus serait un témoin
exact de la critique carnéadienne de la justice, à l'exception du § 12, où Platon
et Aristote sont présentés comme les fondateurs d'une doctrine que Chrysippe
n'aurait modifiée que dans la forme. Il est fort probable que ce passage soit
effectivement antiochien, mais nous avons du mal à croire que Camèade ait
disserté in utramque partent à propos de la justice sans critiquer Platon, ou en
tout cas, une certaine image de celui-ci. L'argument de Ferrary (p. 151, n. 5) est
que Camèade ne pouvait se poser « en adversaire du platonisme ». Il semble tou
tefois, que, précisément parce qu'il se voulait profondément fidèle à Platon,
Camèade n'éprouvait aucun scrupule à se différencier du «platonisme». La
meilleure preuve en est que dans les doxographies néoacadémiciennes Platon,
ou bien n'est pas mentionné, ou bien représente une δόξα parmi d'autres.
17 Interprétation qu'il prétendait trouver chez les Péripatéticiens et les
Stoïciens, même si ceux-ci avaient construit en grande partie contre Platon leur
théorie de la justice, cf. Aristote, Eth. Nie, V, 15, 1138a 19 (contre l'idée que
l'on puisse être injuste envers soi-même) et les passages de Plutarque (Sto. rep.,
15, 1040 a = S.V.F., III, 313; 1040 e) où il est dit que Chrysippe attaquait à la
fois la République platonicienne et le περί δικαιοσύνης d'Aristote. P. Moraux, op.
LA CITÉ, LA LOI ET LE DEVOIR 501

de Philus, c'est que Camèade n'hésitait pas à se faire l'avocat du


diable pour réfuter toute conception de la justice qui se prétendrait
définitive et qui voudrait fonder cette valeur sur les critères ordi
naires de bonheur, de réussite, ou encore sur une nature qui ne
serait qu'instinct18. D'où l'ambiguïté du statut de Platon dans ce
discours. Il est critiqué pour ne pas avoir suffisamment montré à
quel point la justice est étrangère au monde, mais il n'est que très
partiellement atteint, puisque le point d'achèvement de sa réflexion
sur cette valeur - et ce en quoi il se distingue de l'idée commune de
justice - n'a pas été explicitement réfuté.
L'un des paradoxes du discours est que, si Platon se trouve en
partie épargné, alors qu'il a été désigné comme la cible privilégiée
avec Aristote, les Stoïciens, dont Philus prétendait ne pas tenir
compte, sont en réalité les plus directement atteints19. Camèade
avait fort bien compris que, par un ύστερον πρότερον nullement
fortuit de l'histoire de la philosophie, les arguments sophistiques
pouvaient être très efficaces dans la réfutation du stoïcisme. En
effet, alors que Socrate n'avait jamais prétendu découvrir l'origine
de la justice dans une quelconque tendance naturelle, Γοίκείωσις
stoïcienne, qui pousse l'homme non seulement à assurer la perma
nence de son être mais à aimer autrui, apparaissait comme le négat
if de l'égoïsme originel cher aux Sophistes20.
A cet égard, nous pouvons mieux comprendre le discours de
Philus en rapprochant celui-ci d'un texte auquel nous avons déjà
fait allusion, ce Commentaire du Théétète, postérieur à la Nouvelle
Académie, mais portant souvent la trace des anciens débats21. Ana
lysant le passage du dialogue platonicien où Socrate affirme que,
s'il était citoyen de Cyrène, il se préoccuperait de la jeunesse de
cette cité, mais qu'étant athénien il prend soin de ses jeunes conci
toyens, le commentateur se réfère à Γοίκείωσις22. De celle-ci il dit
qu'elle n'est pas un mouvement indifférencié, qu'elle nous entraîne
vers certains êtres plutôt que vers d'autres, tout comme, en ce qui
concerne notre propre corps, nous n'attachons pas la même impor
tance à un doigt et à un œil. ί,'οίκείωσις est, dans son essence

cit., p. 59 en a déduit que l'œuvre de Platon et celle du Stagirite devaient être


assez ressemblantes.
18 Cf. sur ce point J. Croissant, La morale de Camèade, p. 561 : «c'est le
divorce entre l'utilitarisme spontané de la nature humaine et la justice que Car-
néade va mettre en lumière».
19 Cela a été démontré de manière très convaincante par J.-L. Ferrary op.
cit., p. 134.
20 Sur Γοίκείωσις stoïcienne, cf. supra, p. 378 sq.
21 Sur ce texte, cf. supra, p. 18, n. 41.
22 Com. in The., 5-8, commentaire du Théétète, 143 d.
502 L'ÉTHIQUE

même discriminatoire, elle nous conduit vers ce à quoi nous tenons


le plus, et, pour illustrer son propos, le commentateur évoque
l'exemple cher à Camèade, des deux naufragés qui, étant en dan
ger de mort, s'efforceraient chacun d'arracher à l'autre la planche
du salut23. Cette continuité entre le scholarque de la Nouvelle Aca
démie et l'auteur du Commentaire apparaît avec plus d'éclat enco
re lorsque ce dernier affirme que ni les Stoïciens ni les Épicuriens
n'ont réussi à fonder la justice en se référant à la nature24. La
conclusion du commentateur est que la source de cette valeur doit
être cherchée non dans Γοίκείωσις, mais dans Γόμοίωσις θεω pla
tonicienne25. Si l'homme aime la justice, ce n'est pas parce qu'il est
un être de nature, mais parce que son âme l'apparente à Dieu.
Le Commentaire trouve donc la réponse au problème de la jus
tice dans un platonisme dogmatique. Camèade, lui, dénonçait ce
qu'il considérait comme des conceptions erronées de la justice,
mais il se gardait de toute affirmation définitive quant à la nature
de celle-ci. Malgré cette différence, il y a entre ces deux pensées un
point commun qui témoigne de la continuité de la philosophie pla
tonicienne et de la survivance des grands thèmes de la Nouvelle
Académie par delà la disparition de celle-ci. En effet, dans le Comm
entaire comme dans le discours de Philus, on retrouve, avec des
tonalités différentes, il est vrai, le même rejet de l'éthique natural
iste, le même constat d'échec des philosophies hellénistiques. L'au
teur du Commentaire va certes moins loin que Camèade, il admet
que Γοίκείωσις puisse être un mouvement qui nous porte à aimer
autrui et non seulement une pulsion égoïste, mais sur l'essentiel,
c'est-à-dire sur la possibilité de fonder la justice sur celle-ci, il reste
tout aussi intransigeant que le scholarque26. Au demeurant, l'art
iculation entre Camèade et le moyen platonisme ne se trouve-t-elle
pas d'une certaine manière chez Platon lui-même, qui définit
Γόμοίωσις θεφ par la fuite hors du monde de la sensation?
Si l'Arpinate ne considère pas Camèade comme un Sophiste ni
même comme un philosophe proche des positions épicuriennes,
c'est parce qu'il est persuadé que le scholarque utilisait ce type de
disputatio non pour réduire la justice à un constat de domination

23 Ibid., 6, 20-25. Cf. Cicéron, De rep., III, 16, 26 : Quid ergo iustus faciet, si
forte naufragium fecerit et aliquis imbecillior uiribus tabulant ceperit?.
24 Ibid., 31-35.
25 Ibid., 7, 14-20.
26 L'auteur du Commentaire affirme que Γοίκείωσις est κηδημονακή (8, 5),
c'est-à-dire qu'elle constitue la prise de conscience immédiate de ce qui nous est
proche et cher. Mais c'est précisément parce que nous aimons plus ceux qui
nous sont les plus proches que Γοίκείωσις est disqualifiée comme fondement de
la justice.
LA CITÉ, LA LOI ET LE DEVOIR 503

ou à un équilibre d'intérêts, mais pour mieux en établir à la fois la


transcendance et la nécessité. Il y a, de surcroît, une harmonie
réelle entre l'ensemble du texte cicéronien et l'antilogie qui se trou
veen son centre.
Nous ne nous attarderons pas sur une première similitude, évi
dente, qui tient à l'identité de l'objet de la recherche : Camèade
s'interroge sur la définition de la justice; Cicéron étudie quel est
Yoptimus status rei publicae, et dans une perspective platonicienne
celui-ci n'est rien d'autre que la justice à l'intérieur de la cité27.
Plus profondément, l'un des problèmes posés par le discours de
Philus est celui du conflit entre, d'une part, la justice conçue com
meune valeur transcendante - mais sans prise sur la société des
hommes et rendant ceux qui la pratiquent malheureux parce
qu'isolés et persécutés - et, d'autre part, la sagesse, définie comme
un égoïsme bien compris. Or la question qui hante Cicéron n'est-
elle pas aussi la difficulté d'actualiser une autre forme de trans
cendance, celle du mos maiorum, dans un monde en proie à la vio
lence née précisément de l'affrontement des égoïsmes? Les hom
mes, dit Camèade, se soucient fort peu de la justice et ceux qui la
pratiquent passent pour des sots28. Notre génération, affirme Sci-
pion, s'est comportée comme des gens qui ayant reçu en héritage
un tableau de prix négligeraient d'en revivifier les couleurs et le
laisseraient s'effacer jusqu'à ce qu'il ne reste plus que les lignes, les
contours29. Pourquoi les individus sont-ils incapables de vivre une
éthique qui transcende leur égoïsme? telle est la question commun
e à Cicéron et à Camèade. La différence entre eux réside en ceci
que l'histoire, absente du discours de Philus, pour qui les hommes
sont uniformément mus par l'égoïsme, tient dans la pensée de l'Ar-
pinate un rôle essentiel.
Pour Philus-Carnéade, la justice, à supposer qu'elle puisse exis
ter dans la société des hommes, y sera perçue comme une sotti-

27 Pour Platon, il n'y a aucune différence de nature entre la justice dans


l'État et celle qui se définit comme l'harmonie intérieure de l'individu, cf. Rép.,
II, 368 c-369 a, où Socrate dit qu'il va rechercher la justice dans l'État parce
qu'elle est plus facile à découvrir dans un cadre plus grand.
28 Cf. De rep., III, 18, 28, où Philus se demande qui serait assez sot pour
hésiter entre le destin du juste condamné et torturé et celui du gredin honoré
par tous. Toutefois, il nous est dit au § 25 que Camèade reconnaissait qu'il est
possible aux hommes de se contenter sans inconvénient de la pauvreté, ce qui
nous paraît confirmer qu'il admettait un bonheur du juste qui ne serait pas du
même ordre que la réussite de l'homme injuste.
29 Ibid., V, 1, 2 = Aug., du. Dei, II, 21.
504 L'ÉTHIQUE

se30. Pour Cicéron, Yoptimus status ciuitatis n'a rien d'une utopie,
car il s'est totalement incarné dans la Rome des maiores. Cette
divergence est un élément majeur de l'originalité de la pensée cicé-
ronienne, et il faut préciser quelle relation cette philosophie de
l'histoire entretient avec la philosophie.
A la fin du premier livre, Scipion, qui s'est défini comme un
homme ni étranger à la culture grecque ni disposé à abandonner
pour elle la tradition de ses ancêtres, décide d'abandonner provi
soirement la spéculation théorique pour aborder un sujet sur le
quel il sait que l'on veut connaître son avis31. Il se propose, en
effet, de montrer que la constitution romaine, telle qu'elle a été
patiemment élaborée par les maiores est de loin la meilleure de
toutes et qu'elle doit servir d'exemple pour la description de Yopt
imusstatus rei publicae. Cette méthode est présentée plus loin com
metout à fait originale (nos uero uidemus et te quidem ingressum
ratione ad disputandum noua, quae nusquam est in Graecis libris),
car les philosophes grecs, dit Cicéron, ont procédé de deux manièr
es32: Platon a imaginé une cité idéale, sans doute magnifique,
mais «sans aucun rapport avec la vie et les mœurs des humains»;
Aristote et ses disciples ont, eux, fait un tableau des différentes
constitutions existantes, mais sans se référer à un modèle, sine ullo
certo exemplari formaque rei publicae33. Chez Platon il y a dissocia
tion de la réalité terrestre et de la perfection, chez Aristote igno
rance de la seconde au profit de la première. Cicéron est, lui, à la
fois plus idéaliste que Platon, puisqu'il veut que Yoptimus status
ciuitatis soit éternel, alors que dans la République le but recherché
est de conférer à la cité une durée très grande, mais non infinie34,
et au moins aussi réaliste qu'Aristote, puisqu'au lieu de s'intéresser
à différentes constitutions il va en étudier une sous tous les as
pects. Mais cette manière de procéder va provoquer une double

30 Ibid., Ill, 8, 12 = Lact., Inst., V, 16, 2-4 : aut nullam esse iustitiam, aut, si
aliqua, summam esse stultitiam quoniam sibi noceret alienis commodis consu-
lens.
31 Ibid., I, 46, 70.
32 Ibid., Π, 11, 21 : «Certes, et nous voyons aussi que tu as commencé à
parler selon une méthode d'exposé nouvelle, inconnue dans la littérature grec
que». Sur l'originalité de cette méthode, cf. V. Pöschl, Römischer Staat und grie
chisches Staatsdenken bei Cicero, Darmstadt, 19742, p. 110-115; E.Berti, // «De
Re publica» di Cicerone e il pensiero politico classico, Padoue, 1963, p. 59; A. Mi
chel, A propos de l'art du dialogue dans le de Republica, dans REL, 43, 1965,
p. 237-261.
33 Cicéron ne mentionne pas nommément Aristote, mais il n'est pas diffici
le de reconnaître un ouvrage comme la Constitution des Athéniens dans la des
cription qui est faite de la seconde catégorie d'études philosophico-politiques.
34 Platon, Rép., VIII, 546 a.
LA CITÉ, LA LOI ET LE DEVOIR 505

objection de la part de Tubéron qui s'étonne que Scipion ait fait un


éloge du système politique romain et qui lui demande en outre par
quels moyens conserver celui-ci35.
Sur le premier point, Scipion répond qu'il a choisi cette mé
thode non pas pour définir Yoptimus status, mais «pour faire voir
l'application dans une très grande cité des principes énoncés dans
(son) discours»36. Ce n'est donc pas parce que Rome existe que la
constitution mixte est le meilleur de tous les régimes politiques,
mais en quelque sorte l'inverse. La constitution romaine est, non
pas l'image, dans la mesure où ce terme peut impliquer une certai
ne dégradation de l'être, mais bien la présence dans l'histoire de
cet optimus status ciuitatis37. Cependant, tenant compte du repro
che de Tubéron, Scipion accepte de donner un tour plus général à
son exposé en se référant non plus au cas particulier de Rome,
mais à la nature38. Malheureusement, une lacune évaluée à quatre
pages par les éditeurs nous prive de ce qui devait être l'un des
moments les plus importants du livre. Est-il possible de reconsti
tuer ce texte?
Rappelons-nous ce que Scipion avait dit au début de ce même
livre39 : «si c'est notre état que je vous montre à sa naissance, puis
à sa croissance, puis à l'âge adulte, et enfin dans toute la stabilité
de sa force, j'arriverai plus aisément au but fixé que si je me crée
une cité imaginaire, comme Socrate le fait dans Platon». La pré
sentation naturaliste, biologique, de l'évolution de Rome doit donc
pour lui aboutir au même résultat que la méthode platonicienne,
qui cherche à décrire une essence intemporelle. Il est donc fort
vraisemblable que dans le passage perdu Cicéron adoptait le même
modèle evolutionniste et qu'il montrait comment, dans la nature, il
y a gradation du monde végétal au règne animal et de celui-ci à la
raison humaine, culminant avec la sagesse. Autrement dit, nous
sommes persuadé que Scipion exposait là quelque chose qui res
semblait fort à scala naturae dont nous avons montré l'importance
au livre IV du De finibus40. L'idée d'une teleologie de la nature,

36 Ibid.,
35 Cicéron,
66 :Deut rep.,
ciuitate
II, 38,
maxima
64. reapse cerneretur quale esset id quod ratio
oratioque describeret.
37 Cf. sur ce point l'excellent commentaire d'E. Berti, op. cit., p. 57-78.
38 Cicéron, loc. cit. : Sin autem sine ullius populi exemplo genus ipsum
exquiris optimi status, naturae imagine utendum est nobis, quoniam tu hanc ima-
ginem urbis et populi ni. . .
39 Cicéron, op. cit., II, 1,3: facilius autem quod est propositum consequar, si
nostram rem publicam uobis et nascentem et crescentem et adultam et iam fir-
mam atque robustam ostendero, quam si mihi aliquam, ut apud Platonem Socrat
es, ipse finxero.
40 Cf. supra, p. 421.
506 L'ÉTHIQUE

chère à Antiochus d'Ascalon, occupait donc déjà une place import


antedans le De republica. Pour Scipion il n'y a pas de contradict
ion entre ontologie, naturalisme et philosophie de l'histoire. La
réflexion philosophique vient donc ainsi étayer la méditation sur le
passé de Rome et donner à celui-ci une valeur doublement «exemp
laire»: Rome est un exemplum de Yoptimus status ciuitatis, mais
aussi l'actualisation en un lieu donné de cette évolution vers la per
fection qui caractérise la nature tout entière. Où donc est dans tout
cela la Nouvelle Académie, avec sa philosophie de la suspension du
jugement, de la distance permanente par rapport à la vérité?
Nous croyons que, si de toute évidence le De republica n'est
pas une œuvre inspirée de la Nouvelle Académie, il ne va pas
nécessairement contre la philosophie de cette école, étant donné
qu'y a déjà dans ce dialogue - sous une forme évidemment diffé
rente - le même scepticisme quant aux possibilités pour l'individu
de réaliser la perfection, que l'on retrouvera dans le Lucullus. Pour
Scipion, l'homme politique n'est pas le sage, même s'il peut être
«un citoyen vraiment grand et un homme presque divin»41. C'est
précisément parce que la perfection individuelle est un idéal im
possible qu'à la royauté, qui dans l'absolu serait le meilleur régime,
doit se substituer la constitution mixte42. D'un point de vue philo
sophique, ce pessimisme, marqué dans le texte par la présence d'ir
réels du présent43, rappelle certains passages du Politique que
nous évoquerons plus loin44. Pour Cicéron, comme plus tard pour
Philon d'Alexandrie, celui qui gouverne la cité n'a en lui-même
aucune infaillibilité. Cependant, alors qu'il y a chez l'Alexandrin
une certaine dépréciation de l'homme politique, symbolisé par Jo
seph, qui est un «interprète de rêves», et dont la robe bigarrée
symbolise les multiples ψεύδη, εύλογα, πιθανά, εικότα, contrastant

41 Cf. l'opposition en I, 29, 45, entre le sage qui a une connaissance certai
ne des systèmes politiques et de leurs cycles de transformations et l'homme
politique qui, lui, se caractérise par la prudentia, vertu éminemment pratique
puisqu'elle est à la fois prévision et capacité d'action. Sur le princeps cicéronien
on se reportera aux études devenues classiques de P. Grenade, Autour du «De
Republica», dans REL, 29, 1951, p. 162-183 et Essai sur les origines du principal,
Paris, 1961 ; E. Lepore, // princeps ciceroniano e gli ideali politici della tarda
repubblica, Naples, 1954.
42 Sur cet aspect de la question cf. V. Pöschl, op. cit., p. 24-39.
43 Cicéron, De rep., I, 34, 51 : si unus satis omnia consequi posset, nihil opus
esset pluribus. Il est vrai que cette phrase se trouve dans le discours de défense
de l'oligarchie, qui n'exprime pas la pensée de Scipion, mais il est hors de doute
que chacun des plaidoyers pour les constitutions simples contient à ses yeux
une parcelle de vérité et, par ailleurs, l'Africain ne cache pas que s'il devait
lui-même choisir un régime simple ce serait la royauté, cf. ibid., 54.
44 Cf. infra, p. 514.
LA CITÉ, LA LOI ET LE DEVOIR 507

avec le caractère unique de la vérité45, chez l'Arpinate on trouve


au contraire une valorisation de l'homme d'État, capable non seu
lement de prévoir, mais de modifier le cours des événements46.
Une question subsiste, néanmoins : comment la constitution
romaine a pu acquérir sa perfection alors qu'elle résulte de l'action
d'hommes sans doute admirables, mais dont Cicéron reconnaît lui-
même qu'ils n'avaient pas la perfection du sage. La réponse à cette
possible objection nous est donnée à travers une citation de Caton
qui, à la fin de sa vie, aimait à expliquer la supériorité de la consti
tution romaine en disant que, contrairement à celle des autres
États, elle avait été élaborée non pas par un seul individu, mais par
des générations successives47: «Notre État, au contraire, n'a pas
été constitué par l'intelligence d'un seul homme mais par celle
d'un grand nombre». Aux grands législateurs grecs, comme Lycur-
gue, Solon ou Démétrius de Phalère, Caton opposait donc cette
action de longue durée, expression du génie d'un peuple, qui avait
abouti à l'excellence du status ciuitatis Romae4*. Il y a là ce qu'on
pourrait appeler un traditionalisme dynamique. Pour Caton, qui
exprime et incarne le mos maiorum, la nature et l'histoire ne peu
vent révéler leur caractère téléologique que si les individus ne ten
tent pas de brusquer le cours des choses, s'ils respectent des mou
vements profonds qu'ils ne peuvent connaître et dont ils ne sont
pas maîtres49. Cicéron, dont le De republica pourrait être tout
entier défini comme la justification philosophique de cette pensée
de Caton, ne se trouve-t-il pas là à l'opposé de Camèade? Si l'on se
place du point de vue de la confiance dans la nature, il y a incon
testablement une divergence profonde, puisque toute la pensée car-
néadienne nous est jusqu'ici constamment apparue comme la r
igoureuse mise en question du naturalisme tel que le concevaient
les pensées hellénistiques, alors que Scipion évoque «la voie et
l'évolution naturelles» qui ont conduit Rome à sa perfection50. Ce

45 Philon Al., Somn., I, 240.


46 Cf. sur ce point les travaux cités supra, n. 41.
47 Cicéron, op. cit., II, 1,2: nostra autem res publica non unius esset ingenio
sed muttorum nec una hominis uita, sed aliquot constituta. Sur la source cato-
nienne de Cicéron, cf. A. Novara, op. cit., 1. 1, p. 108-112, qui avance un certain
nombre d'arguments montrant que cette pensée pouvait figurer dans le livre IV
des Origines.
48 Ibid.
49 Sur Caton comme possible inspirateur du livre VI des Histoires de Poly-
be, cf. A. Novara, ibid., p. 116-119. Sur le problème général de l'influence de
Caton sur Polybe, cf. C. Nicolet, Polybe et les institutions romaines, Ent. Fond.
Hardt, 20, 1973, p. 209-258.
50 Cicéron, op. cit., II, 16, 30, cf. A. Novara, ibid., p. 280-312. Le fait que
Scipion s'appuie sur le naturalisme et l'antiindividualisme de Caton est destiné
508 L'ÉTHIQUE

désaccord, dont nous tenterons d'apprécier plus précisément la


portée lorsque nous aborderons le problème de la physique, ne doit
pas nous dissimuler une convergence qui est d'une grande impor
tance pour la suite de l'œuvre philosophique de Cicéron. Caton, le
traditionaliste qui tenait à voir partir au plus vite les ambassadeurs
philosophes, et Camèade, le dialecticien volontiers provocateur,
avaient en commun au moins une chose : le refus d'admettre que
l'individu puisse atteindre lui-même à la perfection. Certes, le Cicé
ron du De republica est assurément plus proche de Caton et du
naturalisme d'Antiochus que de Camèade. Il n'en demeure pas
moins que lorsque, dans le Lucullus, il affirmera que la seule
sagesse possible pour l'homme est celle qui consiste à tenir compte
en permanence de son imperfection, il s'exprimera à la fois en dis
ciple de la Nouvelle Académie et en légataire de cette sagesse tradi
tionnelle, si méfiante à l'égard de l'individualisme.
Au début du De republica, Lélius essaie de montrer à ses amis
que le véritable problème qui se pose à eux n'est pas celui de la
parhélie, mais celui de la scission de la cité51. Dans une lettre à
peu près contemporaine, Cicéron s'exprime sur un ton encore plus
pathétique52: Amisimus, mi Pomponi, omnem non modo sucum ac
sanguinem, sed etiam colorem et speciem pristinae ciuitatis. Tout
cela ne donne-t-il pas finalement raison au pessimisme carnéadien
et n'y a-t-il pas dans ces propos l'illustration du divorce entre
l'Idéal et les réalités terrestres? Le problème n'est nullement esqui
vé par Scipion qui l'expose et l'explique par la métaphore du
tableau à laquelle nous avons fait allusion53. L'optimus status ciui
tatis n'implique aucune causalité contraignante, il ne détermine
pas les mœurs de la cité, il est la forme parfaite qu'ont donnée à
celle-ci des hommes exceptionnels en ce sens qu'ils ont su renoncer
à s'imposer une vérité individuelle, et il entretient avec la société
romaine une relation dialectique, car il ne peut continuer à exister
en tant que modèle que si les citoyens acceptent eux-mêmes de se
situer dans la tradition du mos maiorum. La perfection de la cité
exige donc une morale de Yofficium. Nous aborderons plus loin
cette notion, mais il nous faut auparavant revenir sur cette harmon
ie entre le destin de Rome et le mouvement de la nature.

à montrer que la théorie du principat ne constitue pas une rupture par rapport
au mos maiorum.
51 Ibid., I, 19, 31.
52 Cicéron, Ait., IV, 18, 2 : «Notre cité a perdu, mon cher Pomponius, non
seulement toute sa substance et son sang, mais même cette couleur et cette fo
rme qu'elle avait autrefois», trad. Constane modifiée.
53 Cf. supra, p. 503.
la cité, la loi et le devoir 509

Le problème de la loi naturelle chez Platon, Cicéron et


Philon d'Alexandrie

Le problème de la loi naturelle chez Platon est une question


dont l'étude dépasse le cadre de notre recherche 54. Néanmoins,
dans la mesure où ce concept de νόμος φύσεως représente un point
de divergence dans l'histoire de l'Académie entre, d'une part,
Antiochus et Cicéron qui l'acceptent dans sa formulation stoïcien
ne, et, d'autre part, Camèade qui le critique, nous devons nous
demander si la source de ce dissensus ne se trouve pas dans la
complexité de la position platonicienne, de sorte que ce qui nous
apparaît comme un conflit propre au platonisme hellénistique et
romain aurait en réalité son origine chez Platon lui-même. Cepen
dantune telle démarche n'est pas en elle-même suffisante, car à
supposer que Camèade et Antiochus aient été tous les deux en
droit de se référer à Platon, il resterait à expliquer pourquoi Cicé
rons'est senti sur cette question plus proche du second que du pre
mier, et ce non seulement dans le De legibus, mais bien plus tard
aussi dans les Philippiques, lorsqu'il reprendra en des termes pres-
ques identiques la définition «philosophique» de la loi55: «la loi
n'est rien d'autre que la raison droite, tirée de la volonté divine,
ordonnant le bien, défendant le contraire».
Nous ne reviendrons pas ici sur la Quellenforschung du pre
mier livre du De legibus. Il nous semble, en effet, que les travaux
de P. Boyancé et de R. Horsley ont réfuté la thèse, défendue notam
mentpar Pohlenz, qui attribuait à ce texte une origine stoïcienne et
ont démontré l'influence d'un Antiochus d'Ascalon s'exprimant
certes souvent comme un philosophe du Portique, mais s'efforçant
aussi, parfois à travers de simples détails, de «platoniser» le syst
èmede Zenon56. Il est, au demeurant, possible d'imaginer comment

54 Cette question a été quelque peu délaissée par les spécialistes de Platon,
cf. J. P. Maguire, Plato's theory of natural law, dans YCS, 10, 1947, p. 151-178;
H. Koester, ΝΟΜΟΣ ΦΥΣΕΩΣ, The concept of natural law in Greek thought,
dans Religions in Antiquity, Essays in memory of E. R. Goodenough, Leiden,
1968, p. 521-541 ; M. Ostwald, Plato on Law and Nature, dans Interpretations of
Plato, H. F. North ed., Leiden, 1977, p. 41-63. L'attitude de Platon à l'égard de ce
problème a été remarquablement replacée dans le contexte général de la pensée
hellénique par M. Gigante, ΝΟΜΟΣ ΒΑΣΙΛΕΥΣ, Naples, 1956, p. 253-267, avec,
notamment, une comparaison entre Platon et Pindare.
55 Cicéron, Phil., XI, 28 : est enim lex nihil aliud nisi recta et a numine deo-
rum tracta ratio imperans honesta, prohibens contraria.
56 M. Pohlenz, Die Stoa, II, p. 126, avait attribué comme source à ce pre
mier livre un traité d'Antipater de Tarse. L'influence d'Antiochus a été au
contraire soulignée, à juste titre selon nous, par P. Boyancé, L'éloge de la philo
sophie dans le De legibus I, 58-62, dans Ciceroniana, 2, 1975, p. 21-42 et par
510 L'ÉTHIQUE

Γ Ascalonite faisait sienne la définition stoïcienne de la loi naturelle


sans pour cela avoir conscience d'innover par rapport à l'héritage
platonicien, autrement que dans la terminologie. Bien que nous
n'ayons aucune preuve formelle d'un tel rapprochement, nous
pouvons, en effet, supposer que pour dénier aux Stoïciens toute
originalité véritable dans ce domaine, il s'appuyait sur le livre X
des Lois et citait notamment le passage où Clinias, confronté au
relativisme des Sophistes, dit que le législateur doit «donner de
toute sa voix» pour «secourir la loi elle-même et l'art en montrant
qu'ils existent par nature ou par une cause non moins forte que la
nature, puisqu'ils sont créés par l'intelligence en conformité avec
la droite raison»57. Il faut cependant remarquer que dans ce texte
le souci de Platon est beaucoup plus de donner un fondement onto
logique aux croyances religieuses et aux valeurs morales que de
développer une philosophie naturaliste, dont il percevait sans dout
e à quelles apories elle pouvait conduire. S'il accepte dans un pre
mier temps de se placer sur le terrain de la φύσις, donc de la géné
ration et du mouvement, pour démontrer que l'âme est antérieure
au corps, il fait également une allusion très précise à «la cause non
moins forte que la nature», c'est-à-dire à l'Intelligence, ce νους
dont il affirmera plus loin qu'il faut bien se garder de la présompt
ion de le connaître en son fond58. Autrement dit, même pour le
Platon de ce dixième livre des Lois, dont on a souvent souligné qu'il
a pu inspirer le stoïcisme, le concept de nature n'est pas autonome,
suffisant, il constitue une étape dans la démonstration qui conduit
à affirmer face au relativisme des Sophistes l'existence de l'Intel
lect,à la fois origine de tous les mouvements et principe organisa
teur du monde59. Dans un passage qui constitue à la fois une affi
rmation et un aveu partiel d'ignorance, Platon déclare à propos de
cette âme de l'univers60: «Puisqu'une âme ou des âmes sont mani
festement causes de tous ces mouvements et douées de toutes les
vertus, nous affirmerons qu'elles sont des divinités, soit que, êtres
vivants logés dans des corps, elles ordonnent tout le ciel, soit qu'el-

R. Horsley, The Law of Nature in Philo and Cicero, dans HTR, 1978, p. 35-59.
Cette hypothèse a été récemment acceptée par J. Turpin dans l'article qu'elle a
consacré au De legibus, Cicéron De legibus I-II et la religion romaine, dans
ANRW, II, 16, 3, p. 1877-1908.
57 Platon, Lois, X, 890 d : νόμφ αύτφ βοηθήσαι καί τέχνη ως έστον φύσει ή
φύσεως ούχ ήττονα εΐπερ voö γέ έστιν γεννήματα κατά λόγον ορθόν. . .
58 Ibid., 897 d.
59 Sur le principe d'automotion dans les Lois, cf. infra, p. 605.
60 Platon, op. cit., 899 b (trad. Dies légèrement modifiée) : επειδή ψυχή μέν ή
ψυχαί πάντων τούτων αίτιαι έφάνησαν, άγαθαί δέ πασαν άρετήν, θεούς αύτας
είναι φήσομεν, είτε έν σώμασιν ένοΰσαι, ζφα δντα, κοσμουσιν πάντα ούρανον,
εϊτε δπη τε καί δπως.
LA CITÉ, LA LOI ET LE DEVOIR 511

les agissent de quelque façon qu'on voudra». Ces zones d'ombre


que l'auteur des Lois avait volontairement maintenues, parce que
rien ne lui était plus étranger que la prétention d'être parvenu à
une connaissance parfaite et universelle, Antiochus les a suppri
mées,même si, comme l'a démontré Horsley, il a essayé de conser
ver un certain nombre d'éléments de transcendance, notamment
en utilisant un vocabulaire quelque peu différent de celui du Porti
que. Étant convaincu que dans le domaine de l'éthique et de la
physique les Stoïciens n'avaient innové que dans la forme, il avait
fait siens leur dogmatisme et, au moins partiellement, leur confu
sionentre Dieu et l'ordre naturel61.
Si nous percevons comment la volonté d'affirmer dans le do
maine de la loi naturelle la primauté de Platon a pu conduire l'As-
calonite à une interprétation du livre X des Lois qui rejoignait sur
bien des points le dogme stoïcien, il est plus difficile de déterminer
quels étaient les tenants et les aboutissants de la critique que Car-
néade faisait de ce concept. Il y a, en effet, dans le discours de
Philus, deux thèses différentes en qui concerne la loi naturelle et
elles ne sont cohérentes que si on les replace dans le mouvement
d'une dialectique visant à ne laisser à l'adversaire aucune position
de repli.
La première est que le droit naturel n'existe pas, car si tel était
le cas «tous les hommes obéiraient aux mêmes lois et l'on ne ver
rait pas les mêmes hommes obéir tantôt à telles lois et tantôt à tel
les autres»62. Pour contester l'existence même de la loi naturelle,
Camèade invoquait donc la multiplicité des droits particuliers, et il
déduisait de ce dissensus que la force de la loi réside dans la sanc
tion qu'elle fixe et non dans un quelconque fondement naturel63.
Ensuite, il consolidait son argumentation en objectant que le droit
naturel eût impliqué la nécessité de respecter non seulement les
hommes, mais aussi les bêtes, et même - si l'on accepte la reconsti
tution proposée par J.-L. Ferrary - les plantes64. Enfin, il concluait

61 La démonstration de Horsley, op. cit., p. 40 sq., montre comment Antio


chus avait essayé de platoniser l'immanentisme stoïcien en utilisant des
concepts comme ceux de θεσμός, de νους, ou en distinguant le dieu nomothète
de la loi naturelle. Ces remarques sont tout à fait justes, mais il n'en reste pas
moins vrai qu 'Antiochus faisait sienne la définition stoïcienne du νόμος φύσεως,
ce qui allait à l'encontre de toute la dialectique carnéadienne.
62 Cicéron, De rep., III, 11, 18 : sanxisset tura nobis et omnes isdem et idem
non alias aliis uterentur.
63 Ibid.
64 Ibid., 19. J.-L. Ferrary, op. cit., p. 140, a remarqué que Philus introduit
son argument concernant les animaux par un primum, ce qui laisse penser qu'il
s'agissait là de la première étape d'un sorite : «précisément la physique stoïcien
ne, avec son échelle continue allant des pierres aux plantes et aux animaux,
512 L'ÉTHIQUE

que «ce n'est pas la nature, ni la volonté humaine qui est la mère
de la justice, mais bien notre faiblesse» et qu'il est préférable de
commettre l'injustice ou au moins de conclure un pacte permettant
une neutralisation des égoïsmes plutôt que de vivre dans un état
d'affrontement perpétuel65. Une telle démonstration ne corres
pondexactement à aucun des discours sophistiques de l'œuvre pla
tonicienne. Néanmoins, elle présente un important point commun
avec les propos de Thrasymaque dans la République66. En effet,
comme cela a été souvent souligné, Thrasymaque ne fait pas réfé
rence à la nature, il identifie la justice à ce qui est avantageux pour
le plus fort et il aboutit ainsi à un relativisme proche de celui de
Protagoras67. Cependant, l'idée que toutes les lois ne sont pas l'e
xpression du pouvoir du plus fort et que certaines résultent de l'im
possibilité pour un individu ou un groupe d'imposer sa volonté, ne
se trouve pas dans le discours de Thrasymaque, mais dans celui de
Glaucon, qui, lui, semble faire du contrat social l'origine de toutes
les lois68.
Cette permière partie de l'argumentation, tout en récusant
l'idée d'un fondement naturel de la justice, prépare la subversion
du concept de nature tel que l'entendaient les Stoïciens. En effet, à
partir du moment où il est établi que ce que l'homme préfère c'est
commettre impunément l'injustice, il peut être affirmé que «tous
les êtres, hommes et bêtes, sont poussés vers la satisfaction de
leurs besoins par la nature, qui les guide»69. G. Watson, dans l'arti
clequ'il a consacré à la loi naturelle dans le stoïcisme, a rappelé
fort opportunément que la première occurence de l'expression νο
μός φύσεως chez Platon se trouve dans la bouche de Calliclès qui,
affirmant sans nuances le droit du plus fort à imposer sa volonté

tous imprégnés d'un pneuma successivement ektikon, physikon et psychikon, se


prêtait bien à un sorite sur la justice ».
65 Ibid., 12, 20.
66 Platon, Rép., III, 338 c, première définition de la justice par Thrasyma
que : φημί γαρ έγω είναι το δίκαιον ούκ άλλο τι ή το του κρείττονος ξυμφέρον.
Cette définition est reprise en 341 a, mais dans sa nouvelle réponse, qui débute
en 343 b, Thrasymaque, sans renoncer à sa conception, acceptera de prendre
les termes «juste» et «injuste» dans leur acception ordinaire pour montrer que
l'homme juste est partout en état d'infériorité par rapport à celui qui commet
l'injustice. Sur le problème d'une éventuelle articulation entre le normatif et le
descriptif dans la pensée de Thrasymaque, cf. W. K. C. Guthrie, op. cit., p. 102-
104.
67 Sur le fait que Thrasymaque ne se réfère pas à la nature, cf. parmi les
auteurs récents: J. P. Maguire, op. cit., p. 164; J. de Romilly, op. cit., p. 91;
M. Oswald, op. cit., p. 47, qui établit le rapprochement avec Protagoras.
68 Cf. Platon, Rep., II, 359 a.
69 Cicéron, De rep., III, 8, 12 = Lact., Inst., V, 16, 3 : omnes et homines et
alias animantes ad utilitates suas natura ducente ferri.
LA CITÉ, LA LOI ET LE DEVOIR 513

au plus faible, se justifie en prétendant qu'une telle conduite est


conforme à la «loi de la nature»70. Certes, il n'est dit nulle part
expressément dans le discours de Philus que l'égoïsme universel est
le véritable νομός φύσεως, peut-être parce que Camèade avait recul
é devant cette conséquence ultime de son argumentation, mais si
l'expression fait défaut, la chose, elle, est incontestablement pré
sente, puisqu'à la rationalité parfaite qui selon les Stoïciens est l'e
ssence de la loi naturelle, l'Académicien oppose un instinct naturel
de domination, qui est le négatif de cette conception et qui corres
pondà ce que Calliclès, et de manière plus nuancée Glaucon,
entendaient par leur référence à la nature71.
Pourquoi cette opiniâtreté de Camèade à critiquer la théorie
stoïcienne du droit naturel en s'appuyant pour cela sur ceux qui
avaient été les adversaires de Platon? Face au dogmatisme du Por
tique, le dialecticien qu'il était se devait de rappeler, fût-ce sous
une forme paradoxale, que la référence à la nature et aux tendan
ces premières de l'être vivant était commune aux Stoïciens et aux
Sophistes, que le νόμος φύσεως avait été celui de Calliclès avant
d'être celui de Zenon. En se faisant le défenseur d'une thèse qu'il
récusait, Camèade s'efforçait de montrer le danger qu'il y avait à
fonder la justice sur des concepts qui avaient été utilisés par les
Sophistes pour enlever toute réalité ontologique à celle-ci. Mais,
plus profondément, Camèade se comportait en successeur de Pla
ton lorsqu'il voulait empêcher les Stoïciens de poser comme valeur
absolue, comme terme ultime de la recherche sur l'essence de la
justice, l'association de deux concepts que dans la pensée platoni
cienne on peut qualifier d'intermédiaires.
Nous avons déjà vu que, même dans le livre X des Lois, Platon
refuse cette identification parfaite de la nature et de la raison, sur
laquelle sera bâti le système stoïcien; de même, le νόμος platoni
cien n'est pas le νους, mais au mieux la διανομή, le partage de
celui-ci72. Ce statut se vérifie à la fois en ce qui concerne la loi
universelle et celle de la cité. Pour la première, il suffit, nous sem-
ble-t-il, de mentionner le célèbre passage du Timée où Platon, expo
sant comment le Démiurge a façonné les âmes, écrit73: «il distr
ibuaces âmes dans les astres chacune à chacun : il les y plaça com
medans un char et il leur enseigna la nature du Tout. Il leur noti-

70 G. Watson, The Natural Law in Stoicism, dans Α. Α. Long, Problems . . .


(p. 216-238), p. 218.
71 Sur la présence du concept de nature dans le discours de Glaucon, cf.
M. Ostwald, op. cit., p. 47-48.
72 Platon, Lois, IV, 714 a.
73 Platon, Timée, 41 e.
514 L'ÉTHIQUE

fia les lois fatales». Ces lois ne se confondent pas avec l'Intellect,
elles renvoient à un Nomothète dont elles sont l'expression, mais
dont elles n'épuisent pas l'être. Les choses sont plus claires encore
en ce qui concerne les lois de la cité. Dans le Politique, l'Étranger
explique au jeune Socrate, qui a du mal à admettre que l'on puisse
gouverner sans loi, que «l'idéal n'est pas que la force soit aux lois,
mais à un roi sage»74. La loi est comparée à «un homme buté et
ignorant», qui promulgue des interdictions et se contente d'exiger
leur respect en s'opposant aux suggestions nouvelles, elle est une
prescription générale, concernant la moyenne des citoyens et igno
rant les individualités, elle a un caractère transitoire, semblable en
cela aux indications que donnerait à son malade un médecin parti
en voyage75. Seul le Politique pourrait dire ce qui à chaque mo
ment est bon pour chacun, mais Platon est suffisamment désabusé
pour exclure qu'un tel gouvernant idéal puisse réellement exister.
Ce pessimisme s'exprime dans les Lois en des termes qui annon
cent Camèade. N'est-il pas dit, en effet, à propos de l'homme poli
tique76: «la nature mortelle le poussera toujours à l'ambition et à
l'égoïsme, car elle fuira déraisonnablement la douleur et poursui
vra le plaisir, tiendra plus de compte de l'un et de l'autre que du
juste et du meilleur, et, faisant en soi-même l'obscurité, s'emplira
finalement et emplira la cité tout entière de toute espèce de maux».
C'est parce que la divinité a dispensé bien chichement à l'homme le
νους qui, lui, n'est serviteur d'aucune loi, mais doit être au contrai
re le maître universel, que l'on doit se résigner à «prendre le
second parti, l'ordonnance et la loi, qui ne voient et ne considèrent
que la généralité, mais sont impuissantes à saisir le détail»77.
Quant à la relation que la loi édictée par le législateur doit avoir
avec la loi naturelle, elle apparaît clairement dans un passage du
livre VIII, où il est question de l'interdiction de l'homosexualité78.
Platon note que si l'on se conformait à la nature en proclamant
purement et simplement le caractère antinaturel d'une telle prati
que, ce langage serait dépourvu de persuasion et n'aurait de ce fait
aucune efficacité. Parce que, dit-il, une telle manière de procéder
«ne serait nullement dans le ton de nos cités», il faut trouver un

74 Platon, Pol., 294 a, Commentant ce qui est dit dans le Politique à propos
de la loi, J. de Romilly, op. cit., p. 190-191, y voit deux caractéristiques de la
pensée de Platon : d'une part, la défiance à l'égard de l'écrit ; d'autre part, le
mouvement ascendant qui fait que ce qui apparaissait comme un terme se révè
len'être qu'un palier qu'il faut dépasser.
75 Ibid., 295 c-d.
76 Platon, Lois, IX, 875 b-c.
77 Ibid., 875 d.
78 Ibid., VIII, 836 a-842 a.
LA CITÉ, LA LOI ET LE DEVOIR 515

subterfuge qui permette d'inscrire la loi naturelle dans la réalité de


la cité. Cette ruse nécessaire, destinée à éviter que l'interdiction de
l'homosexualité ne soit aussitôt bafouée, consistera à détourner
vers des travaux pénibles la force nécessaire aux actes sexuels et à
exiger que ceux-ci soient commis dans le secret, afin d'attirer sur
eux l'opprobre. A l'expression directe de la loi naturelle, le législa
teur doit donc substituer une moralité de second ordre, la seule qui
puisse être instituée dans la cité.
Tout comme la loi naturelle doit être référée au νους, la loi de
la cité, elle-même adaptation du νόμος φύσεως, n'existe que parce
que la nature humaine est trop imparfaite pour qu'un individu qui
ne serait intellect pur puisse régner sur la πόλις. Nous comprenons
donc ainsi en quoi la définition stoïcienne de la loi naturelle (lex est
ratio summa, insita in natura, quae iubet ea quae facienda sunt pro-
hibetque contraria19) pouvait être inacceptable pour Camèade:
l'identification de la loi à la raison parfaite et la confusion entre
cette dernière et la nature étaient précisément les écueils que Pla
ton avait voulu éviter. En feignant d'assumer les arguments des
Sophistes, le scholarque révélait les ambiguïtés et les dangers du
concept de nature quand il est considéré comme la valeur suprême
et il se montrait ainsi, selon nous, plus fidèle à l'esprit même de la
philosophie platonicienne qu'Antiochus d'Ascalon qui, sans trahir
expressément le Platon des Lois, avait cru trop facilement pouvoir
concilier celui-ci et la doctrine stoïcienne de l'immanence du λό
γος.
Quelle est donc la position de Cicéron lui-même? En quoi se
révèle-t-elle originale, et, en tout cas, irréductible à une doctrine
philosophique déterminée?
Nous avons déjà eu l'occasion d'exprimer l'opinion que le
fameux §39 du livre I dans lequel Cicéron «supplie» l'Académie
d'Arcésilas et de Camèade de «faire silence» pour éviter qu'elle
«ne provoque de trop grands désastres», ne constitue pas véritabl
ement le rejet de la méthode néoacadémicienne80. Outre le fait que
Cicéron ne tient pas à revenir sur l'antilogie du livre III du De
republica, les termes mêmes employés dans ce passage montrent
que l'Arpinate ne condamne pas vraiment la dialectique de Camèad
e, mais estime qu'il lui est impossible de lui faire une place dans
le projet qui sous-tend le De legibus. Il sait fort bien lui-même que

79 Cicéron, Leg., I, 6, 18: «la Loi est la raison souveraine incluse dans la
nature, qui nous ordonne ce que nous devons faire et nous interdit le contrair
e». On trouve une définition très proche de celle-ci dans le discours de Lélius,
cf. supra, n. 7.
80 Cf. supra, p. 116.
516 L'ÉTHIQUE

le concept de loi naturelle est criticable et même fragile (comment


comprendre autrement son empressement à «calmer» la Nouvelle
Académie?), mais il se trouve qu'il le fait sien parce qu'il l'estime
probable, et surtout parce qu'il voit en lui l'instrument qui lui per
mettra de restaurer le mos maiorum. N'oublions pas, en effet, la
belle métaphore du De republica, sur le splendide tableau hérité
des ancêtres et que des héritiers insouciants ont laissé progressive
ment se dégrader. Cicéron, au contraire, veut combattre cette dégé
nérescence, non pas en se contentant de rétablir les rites et les lois
du passé, mais en les enracinant dans ce νόμος φύσεως qui apport
eraà la tradition déclinante la force de la rationalité philosophiq
ue81. Déjà dans le De inuentione il avait opposé la riche inspira
tion des maiores aux stériles arguties des jurisconsultes et cette
même opposition fut reprise avec force dans le Pro Murena*2. A
l'exégèse étroitement juridique, qui est à la fois une cause et un
symptôme de la dégénérescence du mos, Cicéron se propose donc
de substituer l'interprétation philosophique qui, elle, révèle le sens
véritable de la tradition.
Même s'il perçoit la complexité d'une question dont les impli
cations les plus profondes seront traitées dans le De officiis et dans
le De natura deorum, Cicéron fait donc sienne la philosophie de la
loi naturelle telle que l'avait élaborée Antiochus, c'est-à-dire avec
les ambiguïtés d'une pensée qui se réfère à Platon, tout en essayant
de revendiquer comme platoniciennes les innovations du stoïcisme.
En effet, le propre du De legibus est d'associer des éléments indi
scutablement stoïciens - comme la définition de la loi naturelle, la
confusion de celle-ci avec la «droite raison», l'optimisme quant aux
possibilités de la raison humaine - à ces éléments de transcendan
ce platonicienne que sont l'allusion aux semailles d'âmes du Timée,
l'idée que les lois de la nature sont les pensées de Dieu, ou encore
l'expression sicut simulacrum aliquod dicatum pour désigner la
parcelle de divinité qui est en l'homme83. Une telle démarche se
trouve aussi chez Philon d'Alexandrie et apparaît comme l'une des
caractéristiques du moyen-platonisme. Tantôt, en effet, Philon dé
crit le monde en des termes d'une parfaite orthodoxie stoïcienne
comme une πολιτεία ayant pour constitution et pour loi le νόμος
φύσεως; tantôt il retrouve l'inspiration du Politique et des Lois

81 Sur ce point, cf. P. L. Schmidt, Die abfassungszeit . ... p. 151 sq.


82 Cicéron, Inu., I, 38, 68; Pro Murena, 11, 25 sq. Sur ces textes, cf. M. Du-
cos, op. cit., p. 273-274.
83 Cette expression se trouve au § 59 du premier livre. R. Horsley, op. cit.,
p. 55, l'a rapprochée de Philon Al., Op., 69. Sur l'allusion aux semailles d'âmes
du Timée (Leg., I, 24) cf. P. Boyancé, Cicéron et les semailles d'âmes du Timée,
dans CRAI, 1960, p. 283-288, dans Etudes. . ., p. 111-117.
LA CITÉ, LA LOI ET LE DEVOIR 517

pour affirmer la supériorité de la loi vivante, celle incarnée par les


Patriarches, sur la loi écrite de Moïse; tantôt, enfin, il exprime cet
te même inspiration platonicienne en décrivant la loi naturelle
comme «la puissance législatrice de Dieu»84.
Ce n'est donc pas dans la définition même du statut ontologi
que de la loi qu'il faut chercher l'originalité de Cicéron et de Phi-
Ion, puisque l'un et l'autre sont sur ce point tributaires du platonis
me tel que le concevait Antiochus d'Ascalon. Ce qui est propre à
ces deux penseurs, c'est évidemment d'avoir identifié le νόμος
φύσεως, l'un aux lois de Rome, l'autre à celle d'Israël. On ne trou
ve,en effet, rien de tel dans la philosophie grecque : nous avons vu
ce qu'il en était du νόμος chez Platon, mais il faudrait aussi citer
Aristote, chez qui loi universelle et lois particulières sont soigneuse
ment distinguées85, et même les Stoïciens qui n'ont jamais préten
du trouver dans une législation particulière la rationalité parfaite
du νόμος φύσεως. Il y a là une convergence qui demande à être
analysée entre ces deux esprits, par ailleurs si différents.
En ce qui concerne la manière dont Philon assimile la loi
mosaïque au νόμος φύσεως, nous nous contenterons d'évoquer ici
les pages admirables que V. Nikiprowetzky a consacrées à ce sujet,
d'autant plus difficile que dans certains textes philoniens la loi de
Moïse n'est en rien distinguée de celle de la nature, tandis que dans
d'autres elle n'est plus que «l'image très ressemblante de cel-
le.ci»86. Réfutant la thèse de ceux pour qui la notion même d'ima
ge impliquerait chez Philon une dégradation du modèle, V. Nik
iprowetzky écrit87 : «pour l'auteur alexandrin, en effet, la Loi est la
copie de la loi cosmique, mais l'auteur de cette copie est la divinité
même qui a proféré sans intermédiaire les Dix paroles et a légiféré
ensuite en inspirant le νους humain le plus parfait, Moïse. Sur le
plan humain, il est donc légitime de dire qu'il s'agit non d'une
copie dont la fidélité est proportionnelle à l'habileté de l'artiste qui

84 Sur la relation entre la loi mosaïque et le νόμος φύσεως, cf. V. Nikipro


wetzky, op. cit., p. 117-155. La μεγαλόπολις est évoquée par Philon en Opif., III,
132; pour l'assimilation des patriarches à des lois vivantes, dont la loi de Moïse
serait la copie, cf. Abr., 276; le νόμος φύσεως est défini comme δύναμις νομοθε
τική dans Sacrif., 131.
85 Aristote, Eth. Nie, V, 7, 1134b 18 sq., Aristote s'oppose sur le problème
de la loi aux Sophistes, à qui il reproche d'avoir opposé la variété des lois parti
culières à un νόμος naturel, d'avoir établi une opposition rigide entre la variété
des lois et une nature qui serait immuable. Pour le Stagirite, la φύσις admet
chez les hommes des variations, ce qui n'empêche pas qu'il existe une justice
première qui fonde le droit naturel, cf. 1036 b. Sur le problème de la loi chez
Aristote, cf. L. Robin, Aristote, p. 240-241.
86 V. Nikiprowetzky, op. cit., p. 118, commentaire de Mos., II, 51.
87 Ibid., p. 131.
518 L'ÉTHIQUE

l'exécute, mais bien de la Loi de Nature elle-même. . .». C'est préc


isément parce que la loi de Moïse est la sagesse divine elle-même
que celui qui l'interprète doit, comme nous l'avons montré ailleurs,
aspirer à la plus vraisemblable seulement des exégèses et reconnaît
re que «la cause absolument vraie, il est nécessaire que ce soit
Dieu seul qui la connaisse»88.
Pour Philon, la Loi a été donnée par Dieu lui-même et le carac
tèredivin de ce don est déjà en lui-même porteur d'une universalit
é que l'exégète se doit de mettre en lumière. Il n'en va pas de
même pour Cicéron. Le mos maiorum et la législation dans laquelle
celui-ci s'exprime sont d'abord le résultat d'une lente élaboration
humaine et il s'agit donc de démontrer que dans celle-ci s'est manif
estée la rationalité de la nature. La démarche cicéronienne repro
duitalors, nous semble-t-il, le mouvement qui dans le stoïcisme
conduit de Γοίκείωσις à la sagesse. Cette loi, qu'un peuple a perçue
comme étant bonne pour lui, va se révéler, grâce à la médiation de
la philosophie, avoir une valeur universelle, sans qu'il y ait aux
yeux de Cicéron contradiction entre le point de départ, la percept
ion intuitive, et le point d'arrivée, la rationalisation philosophique.
On peut ajouter que si, pour Philon, le νόμος est immuable, pour
Cicéron, au contraire, il n'y a coïncidence entre la loi de la nature
et celle de Rome que si les Romains restent fidèles à l'esprit du
mos maiorum. D'où l'apparente discordance entre ces deux passa
ges du De legibus89:
Leg., II, 10, 23 : «attendez- vous à des lois propres à maintenir
cette forme d'État la meilleure, et, s'il m'arrive ajourd'hui d'en
proposer quelques-unes qui ne soient pas et n'aient jamais été
reçues dans notre État, elles seront en tout cas à peu de chose près
conformes à la tradition des ancêtres, qui jadis avait force de loi ».
Leg., Ill, 16, 37: voilà pourquoi, puisqu'il ne s'agit pas en ce
moment de prendre connaissance des lois du peuple romain, mais
de rechercher des lois qu'on nous a enlevées ou d'en écrire de nouv
elles, j'estime que tu dois nous dire, non pas ce que nous sommes
en mesure d'imposer dans l'état actuel du peuple, mais ce qui est le
mieux».
Dans le premier cas, les lois dont il est question sont les leges

88 C. Lévy, Le «scepticisme» de Philon d'Alexandrie. . ., p. 40, commentaire


d'Opif., I, 72.
89 Cicéron, De leg., II, 10, 23 : expectate leges quae genus Mud optumum rei
publicae contineant, et si quae forte a me hodie rogabuntur, quae non sint in nos
tra re publica nec fuerint, tarnen erunt fere in more maiorum, qui turn ut lex
ualebat; III, 16, 37 : quant ob rem, quoniam non recognoscimus nunc leges populi
Romani, sed aut repetimus ereptas, aut nouas scribimus, non quid hoc populo
obtineri possit, sed quid optimum sit, Ubi dicendum puto.
LA CITÉ, LA LOI ET LE DEVOIR 519

legum, la législation religieuse de Rome, inséparable de Yoptimus


status ciuitatis. Le législateur se doit de la restaurer en démontrant
son caractère essentiel d'une manière qui puisse persuader ses
concitoyens qu'il s'agit là de bien autre chose que de rites tombés
en désuétude. Le deuxième propos est de Quintus, qui s'insurge
contre les lois tabellaires dans lesquelles il voit la cause principale
du déclin de la nobilitas, et dont il se refuse à perpétuer le princi
pe, alors que Marcus, fidèle en cela à la méthode du Platon des
Lois, préfère procéder de manière à ne pas heurter de front le peup
le90. Comme P. L. Schmidt l'a justement remarqué, il n'y a pas de
véritable contradiction entre ces textes91. Ce n'est pas parce qu'une
loi est romaine qu'elle exprime la lex naturae, mais parce qu'elle
est conforme à l'esprit des Anciens. D'où la liberté du législateur-
exégète qui peut rejeter celles des lois du peuple romain qui lui
semblent exprimer la décadence de celui-ci, mais aussi formuler
des lois nouvelles {novas scribimus), pourvu que celles-ci soient in
more maiorum.
Ces différences ne sont nullement négligeables, certes, mais il
demeure que Cicéron et Philon ont voulu réaliser ce qu'aucun pen
seur grec ne semble avoir tenté : montrer que même les rites les
plus particuliers de leurs peuples sont conformes au νόμος φύσεως.
Deux textes très étonnamment similaires peuvent aider à comprend
re le pourquoi de cette singularité92 :
Cicéron, Leg., II, 23, 59, après l'évocation d'une des prescrip
tions de la loi des XII Tables : «vous connaissez le reste, car, quand
nous étions enfants, nous apprenions le texte des XII Tables com
me un cantique nécessaire : aujourd'hui personne ne l'apprend
plus ».
Philon, Spec, leg., I, 273 : «nous qui, nés dans une pieuse Répub
lique et nourris dans des lois disposant à une entière vertu, nous
qui, dès la première enfance, recevons les meilleurs enseignements
de maîtres admirables, faisons peu de cas de ces avantages et nous
attachons à ce qui est en vérité digne de mépris».

90 Au § 38 Cicéron exposera sa solution, qui est de n'accorder la liberté au


peuple «que sous condition que les nobles aient une grande influence et en fas
sent usage».
91 P. L. Schmidt, op. cit., p. 230-232.
92 J. Turpin, op. cit., p. 1898, écrit qu'il n'est pas facile de concilier la thèse
de l'immutabilité des leges legum et la déclaration concernant les nouvelles lois.
Cette difficulté ne nous paraît pas réelle, étant donné que, comme cela est d'ail
leurs suggéré par elle-même, ibid., η. 123, on ne peut opposer ce qui est dit au
sujet d'un type particulier de lois civiques, les lois tabellaires, et ce qui concerne
la législation religieuse romaine. La contradiction n'existerait que si l'Arpinate
avait considéré que toute loi romaine est ipso facto parfaite.
520 L'ÉTHIQUE

II est fait état dans ces passages d'une même expérience, celle
de civilisation où la Loi est dès l'enfance le texte de référence. On a
depuis longtemps souligné que si le jeune Grec apprenait à lire
dans l'Iliade, l'enfant romain, lui, avait pour livre de lecture la loi
des XII Tables93. La même opposition doit être évidemment établie
entre hellénisme et judaïsme. Nous ne prétendons pas qu'il faille
trouver dans cette différence la seule source de l'originalité de Phi-
Ion et de Cicéron, mais cette imprégnation dès le plus jeune âge du
sentiment de la perfection de la Loi contribue à expliquer que l'un
et l'autre aient si facilement fait leur la théorie du νόμος φύσεως.
Une telle démarche n'a rien d'un jeu intellectuel, car il est remar
quable que, dans les deux textes que nous avons cités, il y ait une
allusion au mépris dont fait l'objet la loi. Cela nous confirme que
pour Philon et pour Cicéron la philosophie n'est pas seulement
recherche théorique, elle a aussi pour ambition d'enrayer un pro
cessus de décadence.
Cependant, la doctrine du νόμος φύσεως n'est pas un moyen,
pour ainsi dire, neutre, son utilisation a pour conséquence inéluc
tablel'universalité. En effet, à partir du moment où l'on identifie à
la loi naturelle une législation particulière, celle-ci devient jusque
dans ses aspects les plus particuliers le bien commun de l'humanit
é tout entière. Cela, Cicéron et Philon l'ont compris et admis. En
effet, alors que le De legibus eût pu ne concerner que Rome, l'Arpi-
nate écrit : «tout notre discours tend à l'affermissement des États,
à la consolidation des cités et à la guérison des peuples», si bien
que dans un ouvrage récent K. Girardet a interprété le traité com
meun programme nullement utopique, devant s'appliquer à l'Em
pire et destiné à éviter que celui-ci ne passe ad uim a iure94. Ce
même esprit de partage du νόμος se retrouve chez Philon d'Alexand
rie, qui donne une expression philosophique au prosélytisme ca
ractéristique du judaïsme hellénistique lorsque, dans le De spedali-
bus legibus, c'est-à-dire dans le traité consacré aux rites les plus
spécifiques de la religion juive, il invite à accueillir avec faveur les
prosélytes qui «sont venus s'intégrer à une nouvelle République
chérie de Dieu»95.

93 Sur ce point, cf. H. I. Marrou, Histoire de l'éducation dans l'Antiquité,


Paris, 19652, p. 346-354.
94 Cicéron, op. cit., I, 13, 37 : ad res publicas firmandas et ad stabiliendas
urbes sanandosque populos omnis nostra pergit oratio. Le uires des manuscrits
étant difficilement acceptable, nous avons préféré la leçon urbes, généralement
adoptée par les éditeurs, au mores proposé par G. de Plinval, qui nous a paru
paléographiquement plus difficile à justifier. La thèse de K. Girardet est expo
séedans son livre Die Ordnung der Welt, Wiesbaden, 1983.
95 Philon, Al., Spec, I, 51.
LA CITÉ, LA LOI ET LE DEVOIR 521

De ces quelques remarques sur la loi naturelle nous pouvons


conclure à l'extraordinaire optimisme du De legibus. S'il est plausi
ble que l'Arpinate ne se faisait pas beaucoup d'illusions sur l'effet
qu'aurait, face au déchaînement de la violence, l'affirmation du
caractère naturel et universel du mos maiorum, il n'en jetait pas
moins les germes de la réforme politique et morale qui sera celle
du Principat. Cicéron eut raison trop tôt et il est donc tout particu
lièrement intéressant d'étudier si l'épreuve de la guerre civile et de
la dictature eut des conséquences sur sa conception de la relation
entre la nature, l'histoire et la société.

Devoir et nature dans le De officiis

Dans les Tusculanes, Panétius est salué comme un grand philo


sophe, mais cela n'empêche pas Cicéron de critiquer son refus
d'admettre l'immortalité de l'âme. Dans le De officiis, en revanche,
non seulement ce philosophe est la source reconnue des deux pre
miers livres, mais on chercherait en vain un seul passage où l'Arpi
nateprenne quelque distance par rapport à lui96. Bien plus, Cicé
ron regrette fort que le Rhodien ait laissé son œuvre inachevée,
n'ayant pas traité, comme il l'avait pourtant prévu, du conflit de
l'honnête et de l'utile97. Ces nuances dans la manière dont est trai
téPanétius sont révélatrices de la différence que nous signalions
au début de ce chapitre, entre les traités où Cicéron étudie les pro
blèmes de la sagesse, du bonheur, et ceux où la question principale
est celle du fondement de la société. Et pourtant, même dans le De
officiis, Cicéron proclame bien haut son attachement à la Nouvelle
Académie qu'il considère comme la garante de sa liberté de ré
flexion98: «quant à nous», dit-il, «notre Académie nous donne une
grande liberté : tout ce qui peut se présenter comme le plus probab
le, il nous est permis, c'est notre droit, de le défendre». On se doit
cependant de remarquer qu'en ce qui concerne la société et ses
valeurs cette liberté paraît quelque peu restreinte. En effet, dans le
De republica, le De legibus et le De officiis, c'est au stoïcisme, avec
ou sans la médiation platonisante d'Antiochus d'Ascalon, que Cicé
ron donne sa préférence et l'on chercherait en vain dans ces textes
quelque chose qui ressemblât au livre IV du De finibus ou à certai
nes pages des Tusculanes. Nous avons tenté de montrer ce qui à

96 Sur l'estime portée par l'Arpinate à Panétius, cf. supra, p. 461, n. 60.
97 Cicéron, Off., Ill, 2, 7-3, 12 et Au., XVI, 11, 4.
98 Ibid., 4, 20 : Nobis autem nostra Academia magnam licentiam dat ut,
quodcumque maxime probabile occurrat, id nostro ture liceat defendere.
522 L'ÉTHIQUE

l'intérieur des deux premiers traités fait que le choix stoïcien n'est
jamais inconditionnel. Cette démarche semble a priori plus difficile
pour le De officiis dans la mesure où, cette fois, ce n'est plus à des
fragments de stoïcisme que nous avons affaire, mais à une œuvre
qui dans sa conception même porte la marque d'un très grand phi
losophe stoïcien.
Sans entrer dans le détail des débats de la Quellenforschung
nous dirons, en effet, que nous ne croyons pas à l'existence d'une
source secondaire. L'allusion à Posidonius au § 159 du livre I, dont
on a fait parfois grand cas, ne constitue nullement la reconnaissan
ce par Cicéron de l'utilisation de ce philosophe, mais au contraire
l'affirmation que celui-ci a traité là d'un faux problème99. Nous
n'accordons pas beaucoup plus d'importance à la mention d'Anti-
pater de Tyr dans la conclusion du second livre 10°. Cicéron dit bien
que ce philosophe stoïcien avait estimé que Panétius aurait dû trai
ter de l'utilité de la santé et de la fortune, toutefois il s'agit d'un
point très précis qui, comme l'a signalé R. Hirzel, figurait proba
blement dans le résumé d'Athénodore, et rien ne prouve que l'œu
vred'Antipater ait été employée par Cicéron pour combler les lacu
nesde sa source principale101. Les allusions à Posidonius et à Anti-
pater de Tyr sont intéressantes parce qu'elles nous permettent de
mieux connaître dans leur diversité les opinions des Stoïciens sur
les καθήκοντα, elles n'ont, pour ainsi dire, aucune importance pour
la compréhension du traité cicéronien.

99 Ibid., I, 45, 159, à propos des actes contraires à la mesure et à la modér


ation et si affreux que, même pour le salut de la patrie, le sage ne les accomp
lirapas : Ea Posidonius collegit permulta, sed ita taetra quaedam, ita obscena ut
dictu quoque uideantur turpia. La thèse d'une source posidonienne pour la fin
du livre I (comparaison entre les honesta) a été défendue par R. Hirzel, op. cit.,
t. 2, p. 722-724; M. Pohlenz, Antikes Führertum, p. 85-90; M. Valente, L'éthique
stoïcienne chez Cicéron, Paris-Porto Alegre, 1956, p. 126. Elle a été réfutée par le
Père Testard dans l'introduction à son édition du De officiis, p. 38-39. Pour les
problèmes de sources, cf. l'article de P. Fedeli, // «De officiis» di Cicerone. Pro
blemi e atteggiamenti della critica moderna, dans ANRW, I, 4 (p. 357-427), et
notamment p. 362-364. Fedeli, tout en n'excluant pas l'hypothèse posidonienne,
souligne son caractère hypothétique et affirme qu'elle trouve ses limites au
§ 159.
100 Cicéron, Off., II, 24, 86. Il est dit dans ce passage qu'Antipater de Tyr,
philosophe stoïcien contemporain de l'Arpinate, estimait que deux points
avaient été omis par Panétius : le soin de la santé et la fortune. Ces deux ques
tions sont brièvement étudiées par Cicéron dans les paragraphes 86 et 87.
101 Antipater a été proposé comme source pour ce passage par M. Pohlenz,
op. cit., p. 124; la thèse d'une connaissance indirecte par l'intermédiaire d'Athé
nodore a été défendue par R. Hirzel, op. cit., t. 2, p. 723 ; le Père Testard, op. cit.,
p. 40, plaide pour une élaboration personnelle de Cicéron à partir de réminis
cencesd'Antipater et de Xénophon, ce qui a été critiqué par P. Fedeli, op. cit.,
p. 364.
LA CITÉ, LA LOI ET LE DEVOIR 523

Beaucoup plus important est le problème des modifications


que l'Arpinate a fait subir au texte de Panétius. Ne se défend-t-il
pas lui-même, en effet, d'être le porte-parole des Stoïciens102: «Je
puiserai à leurs sources», dit-il, «à mon gré et à loisir, autant et de
la manière que je jugerai bon». Malheureusement, le Περί του
καθήκοντος ne nous est connu que par le De officiis, si bien qu'il
est vain, à notre sens, de s'interroger sur le caractère panétien ou
cicéronien de telle ou telle affirmation. Nous préférons donc analy
ser les harmonies conceptuelles qui ont rendu possible l'élabora
tion d'une œuvre que l'historien de la philosophie doit constam
ment replacer dans le contexte des débats entre l'Académie et le
Portique, et nous étudierons plus précisément deux points : d'abord
le concept d'officium lui-même, puis l'origine du lien social. Cepend
ant,dans le De officiis aussi, la pensée de Cicéron puise sa logique
propre dans le mos maiorum ; c'est ce que nous essaierons de mont
rer à propos du troisième livre.
Cicéron eut quelque mal à faire approuver par Atticus sa tra
duction de καθήκον par officium103. Les objections de l'Épicurien
ne pouvaient porter sur l'adéquation de ce terme à l'expression du
devoir moral, ce sens étant déjà fréquent dans le théâtre de Plaute
et de Térence104. En revanche, Atticus paraissait beaucoup plus
réticent à admettre qu officium fût utilisé pour désigner des fonc
tions politiques. Cicéron lui répondit en donnant un certain nomb
red'exemples de cet emploi et en l'invitant à proposer lui-même
un mot plus approprié 105. Comme dans d'autres cas que nous avons
évoqués, l'Arpinate s'est trouvé confronté au conservatisme termi
nologique de son ami et son audace a imposé un terme qu'un hom
mecomme Atticus, très soucieux de la pureté du latin comme du
grec, n'était pas enclin à accepter. Au demeurant, il est exact qu'o/-
ficium et καθήκον ne sont pas équivalents, puisque le second est
absent du vocabulaire institutionnel grec. Cette différence est im
portante, le choix d'officium montrant que pour Cicéron la philoso
phie du devoir est indissociable du monde de la cité. Au contraire,

102 Cicéron, Off., I, 2, 7 : e fontibus eorum iudicio arbitrioque nostro, quan


tumquoque modo uidebitur, hauriemus.
103 Cf. Att., XVI, 14, 3.
104 Cf. Térence, Adelphes, 68-70 :
Maio coactus qui suom officium facit,
Dum is rescitum iri credit, tantisper cauet;
Si sperat fore clam, rursum ad ingenium redit.
105 Cicéron, loc. cit. : Id autem quid dubitas quin in rem publicam caderet ?
Nonne dicimus consulum officium, senatus officium, imperatoris officium ? Prae-
clare conuenit, aut da melius. Le Père Testarci, op. cit., p. 18, suggère qu'Atticus,
à cause de son appartenance à l'épicurisme, ne devait pas apprécier que le
καθήκον fût ainsi investi d'une signification politique.
524 L'ÉTHIQUE

le terme de καθήκον, dont Zenon semble avoir été le premier util


isateur ne désigne pas quelque chose de spécifiquement humain; il
existe, en effet, un καθήκον de l'animal et même de la plante, qui
n'est rien d'autre que la conformité à leur nature 106. Ce qui caractér
ise l'homme, ce n'est pas qu'il accomplisse des καθήκοντα, mais
qu'à l'intérieur même de ceux-ci il y ait une distinction entre les
«convenables moyens» et ceux qui sont «parfaits»107. Tout comme
la nature donne au moins une partie de la vérité des choses dans la
représentation «comprehensive», mais sans que ce donné initial
comporte une perception juste de l'ordre du monde, de même ce
balisage naturel de l'action que constituent les «convenables
moyens» n'implique pas par lui-même l'assentiment au destin.
Dans un texte que nous avons déjà eu l'occasion de citer, Cicéron,
exposant la doctrine de Zenon, avait situé la «compréhension»
entre la scientia et Yinscientia, et l'avait définie comme un indiffé
rent (neque in récits neque in prauis)108; ce qui est dit des officia
dans ce même exposé confirme que ceux-ci sont à l'action ce que la
φαντασία καταληπτική est à la connaissance109: «entre l'action
droite et la faute morale, il (Zenon) plaçait en position médiane le
devoir et son contraire, ne considérant comme bonnes que les
actions droites et tenant pour seules mauvaises les actions honteus
es, c'est-à-dire les fautes morales». Ce parallélisme entre la logi
que et l'éthique stoïciennes permet de mettre en évidence une
variation intéressante dans la dialectique de l'Académie. Jamais
Arcésilas ni aucun de ses successeurs n'acceptèrent la théorie de la
représentation «comprehensive» et tout leur effort consista à faire
admettre aux Stoïciens qu'elle conduisait à des conséquences dé
sastreuses pour leur propre doctrine. En revanche, nous savons
qu 'Arcésilas avait proposé comme critère de l'action Γεύλογον,
c'est-à-dire le concept par lequel le Portique définissait le καθήκον
μέσον, et qu'il avait appliqué à l'action droite la définition du
convenable110. Cette différence dans le traitement de deux concepts
qui avaient des fonctions identiques dans le système stoïcien fait
problème. Peut-être le καθήκον μέσον fut-il immédiatement perçu,
en raison même de la terminologie, comme une forme dégradée du
καθήκον τέλειον, tandis que la doctrine de la représentation «com
prehensive» paraissait à Arcésilas dangereuse en elle-même et non

106 Cf. Diog. Laërce, VII, 107-108 = S.V.F., 1, 230.


107 Cicéron, Off., I, 3, 8 : Nam et medium quoddam officium dicitur, et per-
fectum. Perfectum officium rectum, opinor, uocemus quoniam Graeci κατόρθωμ
α, hoc autem commune officium (καθήκον) uocant.
io« Cicéron, Ac. post., I, 11, 41, cf. supra, p. 225.
109 Ibid., 10, 37, trad. pers.
110 Cf. supra, p. 280.
LA CITÉ, LA LOI ET LE DEVOIR 525

seulement par rapport à la théorie stoïcienne de la science. En tout


cas, si l'interprétation de la dialectique de l'Académicien que nous
avons donnée plus haut est exacte, l'utilisation par Arcésilas du
concept ά'εϋλνγον était le signe de l'opposition de deux anthropolog
ies, l'une plaçant au sommet de l'éthique l'action droite, adhésion
à l'ordre du monde, l'autre exprimant au moyen de termes stoï
ciens le refus d'admettre la réalité d'une telle perfection111.
Lorsque Cicéron, philosophe de la Nouvelle Académie, utilise
et le concept de καθήκον et l'œuvre que lui avait consacrée Pané-
tius, ce qui était au départ l'objet d'une joute dialectique entre
l'Académie et le Portique est apparemment devenu l'objet d'un
consensus, la définition d'un domaine commun. Cette impression
est-elle fondée et sur quoi repose l'accord entre les deux philoso
phes?Comme l'ajustement remarqué Van Straaten, rien ne prouve
que Panétius ait véritablement renoncé à la conception que se fai
sait l'Ancien Portique de la sagesse112. C'est de manière abusive que
le fameux § 46 du premier livre, où il est dit que l'homme vit dans
un monde tel qu'il doit déjà s'estimer satisfait s'il rencontre des
gens chez qui il y a des simulacra uirtutis, a été interprété dans ce
sens113. Beaucoup plus donc qu'un consensus sur le caractère uto-
pique de la doctrine zénonienne du σοφός, ce qui explique l'harmo
nie de pensée entre Cicéron et Panétius, c'est que ce dernier, sans
exclure formellement la perfection cosmique du sage, s'était atta
ché à privilégier les données naturelles de l'action morale au détr
iment de l'intention dans laquelle celles-ci sont envisagées114. Dans
le Lucullus, Cicéron avait affirmé que le sage de l'Académie serait
tout aussi à même d'agir que celui du Portique, mais avec la certi
tude en moins115. A partir du moment où Panétius, mettant en quel
que sorte entre parenthèses la question de l'existence du σοφός tel
que le concevaient Zenon et Chrysippe, consacrait sa réflexion à ce
qui est objectivement commun entre l'action du sage et celle du
stultus, l'Académicien Cicéron pouvait estimer qu'il y avait là ma-

111 Ibid.
112 M. Van Straaten, Panétius.. ., p. 197-198.
113 Cicéron, Off., I, 15, 46 : Quoniam autem uiuitur non cum perfectis homi-
nibus planeque sapient ibus, sed cum iis in quibus praeclare agitur si sunt simula
cra uirtutis ... Ce texte a été interprété comme une renonciation à la doctrine
stoïcienne de la sagesse par R. Hirzel, op. cit., t. 2, p. 271 ; A. Schmekel, op. cit.,
p. 211. En réalité, Panétius, à supposer que cette remarque soit de lui, ne faisait
que reprendre un constat commun aux Stoïciens, celui de la rareté de la sagess
e. Il n'est dit nulle part expressément qu'il considérait la réalisation de celle-ci
comme impossible.
114 Cf. M. Van Straaten, op. cit., p. 199 sq.
115 Sur la différence entre les deux conceptions de la sagesse, cf. supra,
p. 355 sq.
526 L'ÉTHIQUE

tière à consensus. Mais la référence accentuée de Panétius aux


données de la nature humaine ne l'exposait-elle pas encore plus
que ses prédécesseurs aux critiques énoncées par Camèade116? En
s'attachant à mettre en évidence les lignes de conduite inscrites
dans l'ordre naturel des choses, n'aggravait-il pas encore les
contradictions dénoncées par le scholarque dans son rejet d'une
éthique naturaliste? Nous ne pouvons affirmer avec certitude que
Panétius chercha à éviter les objections carnéadiennes. Ce qui est
sûr, en revanche, c'est que sa morale est formulée de telle sorte
qu'elle échappe à l'une des critiques les plus graves adressées par
Camèade aux Stoïciens, celle concernant leur théorie de Γοίκείω-
σις humaine.
Pour montrer l'originalité sur ce point du Rhodien par rapport
à l'Ancien Portique, on doit comparer deux textes, l'un pris dans le
troisième livre du De finibus, l'autre dans le premier du De offi-
cus 117
- Fin., III, 19, 62-63 : «il est évident que c'est la nature elle-
même qui nous pousse à aimer ceux que nous avons engendrés. De
cet instinct dérive aussi un sentiment naturel commun à tous les
hommes, qui les intéresse les uns aux autres et qui fait qu'un hom
me, par cela seul qu'il est homme, ne peut apparaître comme un
étranger aux yeux d'un autre homme . . . pareillement les fourmis,
les abeilles, les cigognes font un certain nombre de choses pour
d'autres qu'elles-mêmes. // en est de même pour l'homme, mais
l'union est plus étroite. Nous sommes ainsi préparés par la nature
même à former des groupements, des assemblées, des cités».
Caton exprime là la position de l'Ancien Portique : Γοίκείωσις
humaine n'a rien de véritablement spécifique, elle est à la fois le
mouvement par lequel tous les êtres vivants cherchent à demeurer
dans leur être, et l'instinct social propre à certains d'entre eux. La
tendance à vivre en société est quelque chose qui existe en l'homme

116 Cf. supra, p. 448 sq.


117 Cicéron, Fin., III, 19, 62-63 : ... apparet a natura ipsa ut eos quos genueri-
mus amemus (nos) impelli. Ex hoc nascitur ut etiam communis hominum inter
homines sit naturalis commendano, ut oporteat hominem ab nomine ob id ipsum
quod homo sit non alienum uideri ... ; itemque formicae, apes, ciconiae aliorum
etiam causa quaedam faciunt. Multo haec coniunctius homines. Itaque natura
sumus apti ad coetus, concilia, ciuitates. (Trad. Martha légèrement modifiée);
Off., I, 4, 12 : Eademque natura ui rationis hominem conciliât homini et ad ora-
tionis et ad uitae societatem ingeneratque in primis praecipuum quemdam amo-
rem in eos qui procreati sunt, impellitque ut hominum coetus et celebrationes et
esse et a se obiri uelit ob easque causas studeat parare ea quae suppeditent ad
cultum et ad uictum nee sibi soli sed coniugi, liberis ceterisque quos caros habeat
tuerique debeat; qua cura exsuscitat etiam animos et maiores ad rem gerendam
facit.
LA CITÉ, LA LOI ET LE DEVOIR 527

dès la naissance et qui, à ce titre, a une origine animale, même si


elle ne se manifeste concrètement qu'à l'âge adulte, dans l'amour
des parents pour leurs enfants;
- Off., I, 4, 12 : Cette même nature, par la vertu de la raison
(ui rationis), incline l'homme vers l'homme, en vue d'une commun
auté de langage et de vie ; elle met en lui surtout un amour spécial
pour ceux qu'il a engendrés; elle le pousse à vouloir qu'il y ait des
réunions et des assemblées, et à les fréquenter; elle le pousse en
conséquence à l'effort de se procurer de quoi subvenir à son entre
tienet à sa subsistance, non seulement pour lui, mais pour son
épouse, ses enfants et les autres êtres qui peuvent lui être chers et
qu'il doit protéger ... or, ce souci stimule aussi les âmes et les rend
plus grandes pour l'action».
Pour Panétius la société humaine résulte bien de Γοίκείωσις,
mais de Γοίκείωσις de l'homme à lui-même en tant qu'être ration
nel. Le lien qui unit l'homme à sa famille et, à partir de là, à l'h
umanité tout entière n'a plus rien de commun avec la société des
cigognes ou des abeilles, il traduit cette uis rationis qui n'existe
chez aucun autre être animé. Cette différence entre les deux textes
stoïciens est assurément fondamentale, puisque Panétius échappe
ainsi au grief adressé par Camèade à l'éthique stoïcienne, celui de
chercher dans l'instinct commun à l'homme et à l'animal le fonde
ment de la conduite morale à l'égard d'autrui. Sur le fond, il n'est
pas certain que sur ce point Panétius se soit tellement éloigné de
Chrysippe, puisque celui-ci affirmait que l'instinct social, présent
chez l'homme dès la naissance, ne se manifeste que lorsque le sujet
est devenu rationnel118. Toutefois, en faisant disparaître la référen
ce vétérostoïcienne à l'instinct social de certains animaux, Panétius
mettait en évidence la singularité humaine de manière plus concrèt
e que ne l'avaient fait ses prédécesseurs. Une telle position n'allait
d'ailleurs pas sans difficulté en ce qui concerne l'analyse de la
société des hommes : si celle-ci résulte de la mis rationis, comment
expliquer qu'elle soit non pas la κοσμόπολις dont rêvait Zenon,
mais un ensemble de sociétés particulières et antagonistes? La
réponse nous est donnée au § 73 du second livre119 : «même s'il est
vrai que les hommes se rassemblaient, guidés par la nature, cepen
dantc'est dans l'espoir de sauvegarde de leurs biens qu'ils recher
chaient la protection des villes».
Alors que, pour Zenon, l'égoïsme inhérent à Γοίκείωσις devait
être dépassé dans une société unique et égalitaire, Panétius inverse

118 Cf. supra, p. 385, n. 27.


119 Cicéron, Off., II, 21, 73 : etsi natura congregabantur tarnen spe custodiae
rerum suarum urbium praesidia quaerebant.
528 L'ÉTHIQUE

cet ordre : le désir de conserver la propriété privée s'inscrit sur


fond de rationalité, et c'est la raison qui légitime les efforts faits
par l'homme pour conserver ce qu'il considère comme son bien
propre. D'un point de vue politique, il y a là une mutation extrême
ment intéressante dont les conséquences idéologiques ont été bien
analysées par I. Hadot 12°. D'un point de vue philosophique, nous
retrouvons là une manière habile de tourner les difficultés mises
en évidence par Camèade : si l'attachement aux biens individuels
dérive de la raison et non d'un instinct égoïste commun à l'homme
et à l'animal, il n'est plus une menace permanente de violence,
mais constitue au contraire le ciment de la société121 : «en premier
lieu, il faudra, à celui qui gouvernera l'Etat, veiller à ce que chacun
conserve son bien et qu'il n'y ait pas de prélèvement à titre public
sur les biens privés».
En présence d'un tel changement, on est fondé à se demander
en quoi l'éthique panétienne perpétuait celle de Zenon. Il nous
semble que la fidélité de Panétius au stoïcisme originel, ou en tout
cas sa difficulté à sortir des cadres de pensée stoïciens, s'exprime
dans son incapacité à traiter du problème du conflit de l'honnête et
de l'utile. Comment, en effet, interpréter le fait qu'il ait laissé son
œuvre inachevée? L'explication avancée par Cicéron est que cette
lacune par rapport au projet initial était due à «quelque hasard ou
quelque occupation»122. Cela est parfaitement plausible, encore
qu'en trente ans Panétius, s'il l'avait vraiment voulu, aurait pu
trouver le temps de terminer son traité. Mais, même si on accepte
cette explication, on est en droit de se demander pourquoi Posido-
nius, esprit original et fécond s'il en fut, ne parvint à écrire sur le
même sujet que des choses fort peu intéressantes, contraignant
l'Arpinate à le traiter Marte suo123? Notre hypothèse est que ni
l'inachèvement de l'œuvre de Panétius ni le caractère décevant de
celle de Posidonius ne furent le fruit du hasard. Si ces deux philo
sophes échouèrent là où Cicéron devait réussir avec tant d'aisance,

120 I. Hadot, La tradition stoïcienne. . ., art. cit. Mme Hadot a montré com
ment les adversaires des Gracques ont trouvé une justification idéologique dans
la philosophie de Panétius.
121 Cicéron, ibid. : In primis autem uidendum erit ei qui rem publicam admi-
nistrabit ut suum quisque teneat neque de bonis priuatorum publice diminutio
fiat.
122 Ibid., Ill, 7, 33 : Eius modi igitur credo res Panaetium persecuturum fuis
senisi aliqui casus aut occupano eius consilium peremisset.
123 Cf. ibid., 8 et 34 : Hanc igitur partent relictam explebimus nullis admini-
culis, sed, ut dicitur, Marte nostro. On trouvera dans l'introduction du Père Tes-
tard, p. 41, n. 2, la longue liste des hypothèses de sources qui ont été avancées
pour contredire Cicéron et dans le détail desquelles il nous semble inutile d'en
trer.
LA CITÉ, LA LOI ET LE DEVOIR 529

c'est parce que, formés à la philosophie dans une doctrine dont


l'un des dogmes fondamentaux était l'identité de l'utile et de l'hon
nête, ils n'étaient ni psychologiquement ni philosophiquement ar
més pour affronter les situations de conflit, même apparent, entre
l'un et l'autre. Tout comme Panétius n'avait pas traité le conflit des
honesta, parce qu'était trop profondément ancrée en lui l'idée de
l'unité de Yhonestum124, de même, son intention d'aborder les cas
où l'utile semble en contradiction avec l'honnête, avait été entravée
par le poids de sa culture stoïcienne.
Ce qui a permis, en effet, à Cicéron, de réaliser ce que les Stoï
ciens n'avaient pu accomplir, c'est le recours à la notion d'appa
rencetrompeuse. Pour lui non plus, il n'y a pas de conflit réel
entre l'utile et l'honnête, mais les hommes peuvent opposer à
l'honnête ce qu'ils croient être l'utile125. Or l'optimisme stoïcien a
longtemps répugné à s'intéresser, fût-ce provisoirement, à l'ill
usion, à l'apparence fausse. Nous avons déjà constaté dans notre
étude de la logique à quel point le stoïcisme se refusait à considé
rer les erreurs des sens autrement que comme des phénomènes
ponctuels, très précisément déterminés. Plus généralement, une
analyse complète du terme είδος dans les textes de Zenon et de
Chrysippe montre qu'il a souvent une signification positive, que
l'apparence est pour ces philosophes révélatrice, totalement ou
partiellement, de ce que les choses sont en réalité; cela va chez
Zenon jusqu'à l'affirmation que la physionomie des jeunes gens
révèle s'ils sont doués pour la vertu126. Cicéron, au contraire, par
expérience personnelle et par formation platonicienne, a une ap
proche beaucoup plus complexe de l'apparence. La politique lui a
appris que ce que les choses semblent être a souvent autant d'im-

124 Cf. Off., I, 5, 15.


125 On nous objectera que c'est Panétius lui-même qui a inspiré cette métho
de à Cicéron en annonçant dans son programme d'études sur le καθήκον l'ana
lyse des cas de conflit entre ce qui est beau moralement et ce qui paraît être
utile, cf. III, 2, 7. Mais le fait est qu'il n'a pas su réaliser ce dernier point de son
travail, selon nous parce qu'il s'agissait là d'une question qui ne présentait pas
d'intérêt véritable pour un Stoïcien.
126 Diogene Laërce expose à deux reprises l'idée stoïcienne selon laquelle on
peut connaître les gens d'après leur apparence : en VII, 129 = S.V.F., I, 248, il
dit que pour Zenon, Chrysippe et Apollodore, le sage ressent de l'amour pour
les jeunes gens dont l'apparence montre une prédisposition pour la vertu; il est
plus explicite encore en VII, 173 = S.V.F., I, 204, où il affirme, à travers une
anecdote concernant Cléanthe, que pour Zenon le caractère d'un homme pouv
ait être connu d'après son apparence. On appréciera mieux la différence entre
Stoïciens et Platoniciens sur ce point, si l'on se reporte à Tusc, IV, 37, 80, où
Cicéron raconte l'anecdote de Zopyre qui s'était ridiculisé en déduisant de la
physionomie de Socrate que celui-ci était chargé de vices.
530 L'ÉTHIQUE

portance que ce qu'elles sont vraiment. Par la lecture de Platon il a


été formé à la problématique de l'image et il sait que l'erreur n'est
pas ignorance radicale, mais «maladresse dans la reconnaissance
du savoir»127. Pour les Stoïciens, le fait qu'il ne puisse y avoir rée
llement de conflit entre l'honnête et l'utile ôte tout intérêt aux appa
rences de conflit. Pour un Platonicien au contraire, il ne s'agit pas
là d'un phénomène insignifiant, car la philosophie n'a-t-elle pas
son point de départ dans la réflexion sur l'erreur128?
Dans les Tusculanes, Cicéron reprochait à Chrysippe de ne s'i
ntéresser qu'à la consolation du sage, lequel n'a pas besoin d'être
consolé, et de raisonner à propos du commun des mortels à partir
de ce qui est vrai pour cet être parfait. Malgré ses innovations,
Panétius n'avait réussi, selon nous, à se défaire de cette manière de
penser systématique et, même dans un Περί καθήκοντος, il n'avait
pu se résoudre à donner en quelque sorte une autonomie au pro
blème de la faillibilité humaine. Ce qui intéresse Cicéron, au
contraire, c'est ce qui fait que l'erreur soit possible. Cette préoccu
pationcorrespond certes au désir de repenser l'histoire récente.
N'y a-t-il pas au début du premier livre une allusion à l'impudence
(temeritas) de César «qui renversa tous les droits divins et humains
à cause de ce principat qu'il avait imaginé lui-même par une erreur
imputable à l'opinion»129. Mais elle est aussi pour lui l'occasion
d'approfondir de manière décisive sa réflexion sur les problèmes
éthiques soulevés par Camèade.
L'égoïsme naturel de l'homme ne rend-t-il pas impossible ou
malheureuse la vie conforme à la beauté morale? Telle était la
grande question posée par le scholarque de la Nouvelle Académie.
Placés devant une série d'exemples destinés à démontrer de manièr
e extrêmement habile l'incompatibilité de Γοίκείωσις et de l'action
morale, les Stoïciens avaient diversement réagi. Nous avons vu
comment Panétius, sans entrer dans la problématique du conflit
entre l'honnête et l'utile, avait néanmoins implicitement apporté sa
réponse en donnant un fondement rationnel à l'instinct de posses
sion.De son côté, Diogene de Babylone, voulant montrer que
l'homme peut vivre selon Yhonestum sans pour cela léser nécessai-

127 L'expression est de L. Robin, Platon, p. 43.


128 Alors qu'au contraire, le point de départ du stoïcisme est l'émerveill
ement devant tous les dons immédiats de la nature. Sur le problème de l'erreur
chez Platon, cf. ibid., p. 43-50.
129 Cicéron, Off., I, 8, 26 : Declarauit id modo temeritas C. Caesaris qui omnia
tura diuina et fiumana peruertit propter eum, quem sibi ipse opinionis errore
finxerat, principatum. César a donc fait preuve de temeritas, c'est-à-dire du
même défaut que Cicéron condamne vigoureusement chez les philosophes dog
matiques.
LA CITÉ, LA LOI ET LE DEVOIR 531

rement son intérêt propre, s'était réfugié dans une casuistique qui
le conduisait à assimiler la loi morale au droit civil 13°. Ainsi, dans le
cas du marchand qui arrive à Rhodes au moment d'une disette
avec un chargement de blé, mais qui sait également qu'un convoi
de navires céréaliers se dirige vers l'île, il préconisait le silence sur
ce dernier point, arguant que le droit oblige le marchand à vendre
une marchandise sans défauts mais ne le contraint pas à sacrifier
son bénéfice131. Antipater de Tarse, au contraire, maintenait l'esprit
et la lettre du stoïcisme en se refusant à établir la moindre distinc
tion entre l'intérêt général et celui de l'individu, et en invoquant le
caractère naturel du lien social132.
Nul ne peut évidemment dire avec certitude ce qu'était la posi
tion de Panétius sur tous ces cas. On notera cependant que son dis
ciple Hécaton s'était montré beaucoup plus proche de Diogene que
d'Antipater dans les livres qu'il avait écrits sur le devoir pour
Q. Tubéron 133. N'avait-il pas affirmé que «c'est le fait du sage, en
ne faisant rien contre les usages, les lois et les institutions, d'avoir
soin de son patrimoine», si bien que Cicéron lui reproche d'avoir
fondé le devoir sur une interprétation personnelle de l'utilité beau
coup plus que sur Yhumanitas134? Cette orientation de la pensée
d'Hécaton prouve que l'enseignement philosophique de Panétius
ne conduisait pas nécessairement à l'humanisme et I. Hadot a pu
même dire que le Rhodien fut un des Stoïciens dont l'enseignement
incarnait le moins cet idéal135. On pouvait donc fort bien se récl
amerdu Rhodien pour faire prévaloir l'intérêt particulier sur le sen
timent d'appartenance à la communauté humaine. Pourquoi donc
Cicéron, dans un traité dont les deux premiers livres ont pour sour
ce Panétius, a-t-il choisi la thèse d'Antipater contre celle de Diogè-

130 Sur la divergence entre Diogene de Babylone et Antipater on se reporte


ra à M. Pohlenz, Cicero De Officiis III, in Kleine Schriften, p. 253-291 ; P. M.
Valente, op. cit., p. 29 sq. ; P. Grimai, Nature et limites de l'éclectisme philosophi
que chez Sénèque, dans LEC, 38, 1970, p. 3-17; I. Hadot, op. cit., p. 162-169; F.-R.
Chaumartin, op. cit., p. 75-76.
131 Cicéron, Off., Ill, 12, 51 : pour Diogene, le vendeur doit déclarer les
défauts de la marchandise quatenus ture ciuili constitutum sit. Il pensait sans
doute ainsi rester fidèle à la théorie de Γοίκείωσις qui veut qu'il n'y ait pas
contradiction entre l'intérêt individuel et l'amour que l'on doit porter à autrui.
132 Ibid., 52.
133 Sur ce philosophe, cf. H. Gomoll, Der stoische Philosoph Hekaton, Bonn,
1933, et F.-R. Chaumartin, op. cit., 31-154, où il est démontré qu'Hécaton est
une source certaine du De beneficiis de Sénèque.
134 Cicéron, Off., Ill, 23, 63 : sapientis esse nihil contra mores, leges, instituta
facientem habere rationem rei familiaris; ibid., 23, 89 : in utramque disputât sed
tarnen ad extremum utilitate, ut putat, officium dirigit magis quam humanitate.
135 I. Hadot, op. cit., p. 172.
532 L'ÉTHIQUE

ne, pourquoi a-t-il affirmé que l'identité de l'utile et de l'honnête


n'a de sens que si on guide sa conduite sur la conception la plus
pure et la plus intransigeante de Yhumanitas? La réponse à cette
question n'est pas à chercher dans les dissensions du stoïcisme
mais, une fois encore, dans le mos maiorum. Le véritable grief qui
est fait par l'Arpinate aux argumentations de Diogene et d'Héca-
ton, c'est de ne pas pouvoir rendre compte de dévouements qui
font la grandeur de l'homme en général et de la tradition romaine
en particulier. Pour lui, le plus fort argument que l'on puisse avan
cercontre Diogene, c'est l'exemple de Régulus, et, à l'inverse, le
principal mérite d'Antipater est de pouvoir donner une expression
philosophique à un tel sacrifice136. Bien plus, il y a dans ce dernier
livre du De officiis l'idée d'une progression de Yhumanitas dans
cette expression privilégiée du génie romain qu'était le droit. L'Ar
pinate remarque, en effet, que les douze Tables ne sanctionnaient
que la négation frauduleuse des défauts par le vendeur, mais que,
par la suite, les jurisconsultes ont condamné également le silence,
la dissimulation137. La conclusion qu'il en tire est celle-ci138: «Les
rusés ne plaisaient pas à nos ancêtres». Lorsqu'il préfère donc
Antipater à Diogene, lorsqu'il choisit l'impératif moral catégorique
contre les subtilités de la casuistique, il n'accomplit pas un acte
simplement individuel, il a conscience de traduire dans le langage
de la philosophie ce processus de moralisation et d'universalisation
du droit par lequel les plus grands des juristes romains avaient
commencé à apporter une réponse concrète à l'antinomie de
l'égoïsme et de l'éthique.
Le livre III porte, comme d'ailleurs l'ensemble de cette œuvre,
la marque des épreuves subies, en ceci que le regard de l'Arpinate
sur la société de son temps y est sans complaisance et sans illusion.
Contrairement aux maiores qui avaient perçu intuitivement l'exi
stence d'un droit naturel primant sur les droits particuliers, les

136 Regulus est sans doute le personnage historique le plus souvent cité
dans ce troisième livre, cf. les paragraphes 99, 102-105, 108, 110-11, 113, 115.
C'est cette présence qui rend selon nous quelque peu vaines les tentatives de
Pohlenz, toc. cit., pour montrer que Cicéron aurait choisi Antipater contre Dio
gene parce qu'il aurait utilisé Athénodore qui, tout en suivant l'ouvrage d'Héca-
ton, aurait lui-même préféré Yhumanitas d'Antipater au réalisme de Diogene.
Une telle hypothèse, déjà fragile en elle-même, ignore de surcroît la réalité de la
pensée cicéronienne. Ce qui est premier dans la conscience de l'Arpinate, c'est
Régulus. A supposer même que la reconstitution de Pohlenz soit vraie, il reste
raità expliquer pourquoi Cicéron a adopté l'interprétation d'Athénodore et non
celle d'Hécaton. Or cette explication ne peut être trouvée que dans la manière
dont Cicéron conçoit la tradition romaine.
137 Ibid., 16, 65.
138 Ibid., 68 : non placuisse maioribus nostris astutos.
LA CITÉ, LA LOI ET LE DEVOIR 533

contemporains ne se guident même pas sur «l'ombre et les images


de la justice»139. Ce constat pessimiste, qui n'est pas sans rappeler
le Platon du Politique ou des Lois, eût pu conduire Cicéron à
approuver la vision de l'humanité que Camèade opposait à l'opt
imisme stoïcien. L'un de ses plus grands mérites en tant que philo
sophe aura été de ne pas interpréter dogmatiquement la dialecti
que carnéadienne et d'apporter comme explication à une situation
dont il avait été le témoin et la victime beaucoup plus que l'acteur,
la réponse que Camèade eût peut-être voulu entendre des Stoï
ciens : les hommes commettent des méfaits ou des crimes parce
que, tels les prisonniers de la caverne, ils prennent des ombres
pour la réalité et se trompent sur ce qui est leur véritable intérêt.
Les malheurs de la guerre n'ont pas ébranlé en Cicéron la convic
tion que la loi morale a une origine naturelle; ils l'ont même
conduit à affirmer avec plus de force encore le primat de Yhuma-
nitas sur toutes les formes de l'égoïsme. Mais comment s'articulent
cette confiance extraordinaire en la nature humaine et la descrip
tion qui est faite de la cité à un moment donné de son histoire?
Plus précisément, quelle relation y a-t-il entre l'affirmation que la
simple existence de la société est porteuse des valeurs éthiques,
parce que c'est la raison qui associe les hommes les uns aux autres,
et le constat lucide que l'on vit dans un monde qui est celui des
faux-semblants et de la violence? Les Stoïciens avaient voulu uni
fier tous les aspects de la réalité humaine et ils avaient enraciné
l'éthique dans le concept d'oiiceicoaiç, cette loi commune aux êtres
vivants qui fait que le comportement de l'enfant, à la fois instinct
de survie et mouvement vers autrui, ne diffère pas de celui de
l'animal. L'Académicien Cicéron n'a jamais admis telle quelle une
théorie dans laquelle il voyait une négation de la spécificité humai
ne et il s'est toujours référé à Γοίκείωσις de l'homme à lui-même
en tant qu'être de raison. Ce faisant, il supprimait ce que Camèade
avait le plus combattu chez les Stoïciens, la continuité entre l'ins
tinct et la raison, mais ne courait-il pas le risque d'aboutir à un
divorce entre la définition de l'homme et la réalité de la plupart
des actions humaines? Cette objection, qui est fondée quand on
s'en tient à la seule organisation des concepts philosophiques, perd
de sa force si on admet que l'unité de l'anthropologie et de l'éthi
que, que le stoïcisme avait cherché à établir par la perfection de
son système, Cicéron la trouve dans l'histoire de Rome. C'est ce
que nous voudrions mettre en évidence pour conclure cette partie
de notre travail.

139 Ibid., 17, 69 : Sed nos ueri iuris germanaeque iustitiae solidam et expres-
sam effigiem nullam tenemus, umbra et imaginibus utimur.
534 l'éthique

Conclusion

La philosophie morale de Cicéron naît de la réflexion sur le


mos maiorum, lequel présente dans son œuvre deux aspects en
principe contradictoires. Il participe de l'immanence, car le mou
vement qui a conduit Rome vers Yoptimus status n'est pas perçu
comme un processus surnaturel, mais comme la réalisation dans le
microcosme d'une cité de l'ascension vers la perfection qui caract
érise la nature tout entière. Il ressortit à la transcendance, parce
que cette harmonie entre l'homme et la nature est un cas unique,
une sorte de «miracle romain», et parce que cet optimus status
apparaît à l'Arpinate comme un idéal en contradiction avec la réal
ité de la société de son temps, dominée par le déchaînement des
ambitions individuelles. C'est dans cette dialectique interne au mos
que l'on doit chercher, nous semble-t-il, l'explication de ce qu'a été
l'éthique cicéronienne.
Le De re publica reproduit, pour ainsi dire, tel quel le double
aspect du mos maiorum, le platonisme servant à donner un statut
ontologique à la perfection de Rome, tandis que le naturalisme hel
lénistique exprime la dynamique qui a mené Rome à Yoptimus sta
tus. Le De legibus accentue encore cette synthèse en transformant
la loi naturelle en absolu en l'identifiant aux meilleures des lois
romaines.
La deuxième partie de l'œuvre philosophique diffère de la pre
mière en ceci que la cité perd apparemment sa position centrale
dans la réflexion. Mais elle y est toujours présente, que ce soit à
travers les exempta ou à travers de multiples allusions, et surtout le
problème de fond reste le même : comment concilier la perfection
et le mouvement de l'histoire? A partir de là, la position cicéronien
ne se caractérise d'abord par un double rejet :
- rejet des morales hellénistiques, qui ne laissaient aucune
place à la transcendance et qui prétendaient trouver dans les don
nées premières de la nature les germes de la perfection de l'indivi
du;
- rejet de la vision du monde que Camèade opposait à l'im-
manentisme stoïcien et refus de l'identification que le scholarque
établissait, à des fins dialectiques, entre le concept de nature et
celui de violence.

Mais Cicéron ne s'en tient pas à une attitude purement négati


ve.Les conclusions auxquelles il parvient, et qui résultent pour lui
en grande partie de l'approfondissement du mos maiorum au
moyen de concepts philosophiques, peuvent se résumer ainsi :
- la perfection individuelle n'est pas inscrite dans Γοίκείω-
LA CITÉ, LA LOI ET LE DEVOIR 535

σις telle que la concevaient les Stoïciens, les Épicuriens ou les Péri-
patéticiens. Elle est un idéal vers lequel tendent tous ceux qui sont
à la recherche de la sagesse et du bonheur;
- même si le bonheur leur est inaccessible, les hommes peu
vent vivre et même incarner pleinement les valeurs morales, s'ils
respectent l'impératif catégorique de Yhumanitas, qui exprime la
véritable nature de l'homme et annihile dans la raison pratique les
limites de la raison théorique.
Dans cette recherche philosophique la Nouvelle Académie aura
fourni à Cicéron les instruments dialectiques lui permettant de
montrer les insuffisances du naturalisme éthique et par là même
de restaurer les droits de la recherche et de la transcendance. Sur
le fond, nous croyons avoir montré l'harmonie entre Cicéron et
Camèade quant à la nécessité de définir de la manière la plus
intransigeante la spécificité de l'homme, tout en rejetant sa divini
sation. Ce que l'un et l'autre reprochent par dessus tout aux Stoï
ciens, c'est d'être tombés dans deux excès contradictoires : ils ont
animalisé l'homme en distinguant dans sa vie une période où il ne
se différencie pas des bêtes; ils l'ont divinisé en croyant trouver
dans cet instinct les prémices d'une perfection égale à celle des
dieux. Il reste que l'effort cicéronien pour inscrire l'éthique dans
une perspective platonicienne conduit à poser en lui-même le pro
blème de la relation entre l'homme, le monde et Dieu.
CINQUIEME
PARTIE

ι
LA PHYSIQUE
Notre méthode dans cette dernière partie sera la même que
celle que nous avons choisie pour traiter de l'éthique. Partant du
passage du Lucullus consacré au dissensus des philosophes, nous
suivrons l'Arpinate dans sa recherche, l'ordre dans lequel les trai
tés ont été écrits correspondant aux différentes étapes de celle-ci,
et nous tenterons de montrer que, même si le désaccord des physi
ciens paraît a priori beaucoup plus difficile à dissiper que celui des
moralistes, la démarche cicéronienne ne varie pas. Cicéron cherche
à orienter les systèmes dogmatiques vers des conclusions bien dif
férentes de celles auxquelles parviennent les Épicuriens et les Stoï
ciens, mais aussi à mettre en évidence ce qui est commun, sinon à
tous les philosophes, du moins à un grand nombre d'entre eux.
Tout comme le dissensus des moralistes aboutissait à l'exaltation
dans le dernier livre des Tusculanes de l'unité de la philosophie,
celui des physiciens doit être perçu comme un pôle négatif, auquel
correspond le pôle positif du De fato où l'Arpinate révèle - de
manière, nous semble-t-il, plus partielle et moins rigoureuse que
dans les Tusculanes - ce qu'il croit être la position commune aux
doctrines physiques antagonistes.
Peut-être nous faut-il préciser pourquoi nous avons choisi cet
ordre des parties de la philosophie, car, si la construction même du
Lucullus nous imposait d'étudier d'abord la question de la connais
sance,il eût été théoriquement possible de mettre en second le pro
blème de la physique et en troisième celui de l'éthique. Une telle
succession eût même été plus conforme à la tradition néoacadémic
ienne, qui plaçait la physique avant l'éthique, et eût trouvé une
justification supplémentaire dans le fait que notre travail se serait
achevé ainsi par l'étude de la question la plus importante aux yeux
de Cicéron, celle du fondement de la morale. A cela il ne suffit pas
de répondre que nous avons suivi pour l'essentiel l'ordre dans
lequel l'Arpinate lui-même évoque son œuvre philosophique au
début du second livre du De diuinatione. L'argument chronologi
que doit être étayé par un argument philosophique, qui est celui-
ci : la logique et l'éthique nous sont apparues dans l'œuvre cicéro
nienne comme les figures d'une question plus essentielle, celle-là
même dont traite la physique : qu'est-ce que la nature? Tous les
problèmes que nous avons abordés jusqu'à présent se sont révélés
être autant de manières d'aborder le problème de cette définition.
Etudier la physique, ce n'est donc pas pénétrer dans un domaine
nouveau, mais approfondir la même interrogation, ou, plus préci
sément encore, affronter la question des questions.
CHAPITRE I

LE DISSENSUS EN PHYSIQUE

Dans le De republica s'affrontent deux attitudes à propos de la


physique 1 : à l'enthousiasme de Scipion qui voit dans l'étude des
phénomènes célestes à la fois une source de joies intellectuelles et
la condition sine que non de l'accès à la sagesse, s'oppose la réserve
de Lélius pour qui de telles recherches peuvent affiner un peu l'es
prit des adolescents, mais ne conviennent guère à des citoyens res
ponsables. Le simple fait que Cicéron ait été lui-même un grand
lecteur des Phénomènes d'Arate montre quelle est la position dont
il se sentait le plus proche2. Et pourtant la partie consacrée au
dissensus des physiciens dans le Lucullus est apparemment plus
propre à justifier le scepticisme de Lélius à l'égard de ces études
que l'espoir mis en elles par Scipion. En effet, alors que l'analyse
du passage consacré au désaccord des moralistes nous a montré la
présence de deux grandes «divisions» qui structurent le désordre et
permettent d'arriver à la définition de Yhonestas comme étant la
plus probable des solutions, ici l'impression d'une cacophonie est
beaucoup plus forte et l'on ne perçoit pas quels seraient les
concepts qui permettraient de réduire un si considérable dissenti
ment.Si, au début des Questions naturelles, Sénèque écrit à propos
de la physique : «elle s'élève au-dessus de l'obscurité où nous nous
débattons et ceux qu'elle a arrachés aux ténèbres sont conduits par
elle vers la lumière»3, dans le texte cicéronien nous trouvons bien

1 Cicéron, De rep., I, 17, 26-29 et 18-30.


2 Arate est cité ibid., 14, 22; 36, 56, et dans le Lucullus, 20, 66. Cicéron a
traduit Arate alors qu'il était admodum adulescentulus, cf. Nat. de., II, 41, 104,
c'est-à-dire au moment même où il suivait l'enseignement de Philon de Larissa.
Dans sa lettre à Atticus de juin 60 (Att., II, 1, 11), Cicéron écrit : Prognostica mea
cum oratiunculis propediem exspecta. Cette phrase peut être interprétée de deux
manières différentes : soit il avait traduit l'œuvre d'Arate en deux temps (les
Phénomènes vers 88 et les Prognostica en 60); soit il avait envoyé à Atticus une
copie d'un texte traduit depuis longtemps. La première interprétation est celle
de Pease (cf. éd. de Nat. de., p. 803), la seconde celle de J. Soubiran, dans son
édition des Aratea, Paris, «Les Belles Lettres», 1972, p. 8-16.
3 Sénèque, Quaest. nat., I, (V), 1 : multum supra hanc in qua uolutamur
caliginem excedit et e tenebris ereptos perducit ilio unde lucet.
542 LA PHYSIQUE

la métaphore des ténèbres chère à Arcésilas, mais rien n'indique


comment celles-ci pourraient être dissipées4.
Dans l'étude de ce passage, notre objectif est double. Nous vou
lons, en effet, montrer, d'une part, que, malgré tous les moyens
mis en œuvre par Cicéron pour suggérer le plus grand désordre
possible, le texte est construit de manière rigoureuse et, d'autre
part, que sa neutralité philosophique n'est qu'apparente, puisqu'en
réalité, là comme ailleurs, Cicéron a choisi Platon.

La construction du passage

A. Lörcher a distingué trois grandes parties dans ce dissensus :


la géométrie, la cosmologie et l'anthropologie5. Pourquoi cette
organisation est-elle si peu apparente, comment l'Arpinate réussit-
il à désorienter son lecteur?
Les §116 à 118, qui commencent donc cette réflexion sur les
apories de la physique donnent d'emblée une idée de la méthode
cicéronienne. Qui voudrait les résumer rapidement dirait qu'ils
traitent de l'incertitude dans le domaine des mathématiques. La
réalité est beaucoup plus complexe. Dans ce passage, en effet, tout
est conçu en fonction des procédés dialectiques chers à la Nouvelle
Académie. Les propos sur la géométrie se résument, nous semble-
t-il, à deux syllogismes habilement articulés6 :
a) - les géomètres construisent sur des axiomes des
ments qui ne sont pas exempts d'incertitudes,
- or le sage ne peut courir le risque de se tromper,
- donc il ne se fiera pas aux calculs des géomètres;
b) - les raisonnements philosophiques sont moins
gnants que les calculs mathématiques,
- or le sage ne se fie pas à ces calculs,
- donc il ne fera pas confiance aux arguments des philoso
phes.

Admettons que quelqu'un qui se trouve sur la voie de la sagesse


veuille choisir une doctrine, comment pourra-t-il se déterminer
sans risque d'erreur puisqu'il ne sera encore qu'un insipiens? Al
lons plus loin encore, supposons que cet homme soit «doué de l'i
ntelligence d'un dieu» - autrement dit qu'il soit le sage lui-même -
comment pourra-t-il n'approuver qu'un seul système dans la multi
tudede ceux qui existent?

4 Cicéron, Luc, 39, 122.


5 A. Lörcher, op. cit., p. 278.
6 Cicéron, Luc, 36, 116-117.
LE DISSENSUS EN PHYSIQUE 543

L'évocation de la géométrie aura donc été surtout un moyen


de questionner une fois encore le stoïcisme sur ce qui pour un Aca
démicien est la contradiction essentielle du Portique : comment la
sagesse pourrait-elle exister dans un monde où tout, même les
mathématiques, est incertain? Par quel miracle un homme cesser
ait-il soudainement d'éprouver les hésitations propres à sa condi
tionpour devenir un roc de certitudes?
Au § 118 commence la longue succession des opinions des phy
siciens sur le problème des άρχαί et il faut bien reconnaître que
l'on est tenté dans un premier temps de renoncer à chercher la
logique qui sous-tendrait cette vertigineuse enumeration. Nous pro
poserons plus loin une hypothèse à ce sujet, mais nous pouvons
remarquer déjà ici à quel point cette fluidité des opinions rappelle
le caractère labile du monde des représentations, tel qu'il était
décrit dans les propos de Cicéron sur la logique. Qu'il s'agisse de la
gnoseologie ou de la physique, la méthode est la même : elle a pour
objet de montrer que l'infaillibilité du sage ne peut être purement
intérieure, morale, qu'elle doit s'exercer dans tous les domaines et
que la certitude doit être aussi grande à propos du plus difficile
des problèmes physiques que dans la proposition «il fait jour maint
enant»7. Le reproche eût été moins fondé si les Stoïciens avaient
fait la part la plus belle à cette εποχή du sage dont ils n'excluaient
pas le principe8. Pour l'Académicien Cicéron, en tout cas, la
nécessité de suspendre son assentiment en ce qui concerne l'e
nsemble de la physique stoïcienne découle du constat de multiples
contradictions qui sont exprimées tantôt directement, tantôt par
l'intermédiaire de grands philosophes. Lui-même, annonçant l'un
des grands thèmes du De natura deorum III, se félicite de ne pas
avoir à expliquer pourquoi la Providence a créé tant de fléaux sur
terre9. Il évoque Aristote pour montrer combien il est inconsé
quent de prétendre d'une part que le monde est une œuvre parfaite
et d'autre part qu'il est destiné à disparaître dans Γέκπύρωσις10.
C'est ensuite Straton de Lampsaque qui viendra nier que l'on doive
recourir aux dieux pour expliquer le monde et qui, rejetant l'ato-
misme démocritéen, développera un système dynamiste11. Le sto
ïcisme n'ayant pas ici la même place privilégiée que dans le dissen-

7 Ibid., 37, 119.


8 Cf. supra, p. 253.
9 Cicéron, Luc, 38, 120, cf. infra, p. 565-567.
10 Ibid., 119. Dans ce passage, le texte d'Aristote évoqué contre les Stoïciens
est De caelo, I, 10, 279 b 12.
11 Sur Straton de Lampsaque, cf. G. Rodier, La physique de Straton de
Lampsaque, Paris, 1890, et F. Wehrli, Straton von Lampsakos. Texte und Komm
entar, Bale, 1950.
544 LA PHYSIQUE

sus de l'éthique, Cicéron déclare hésiter et préférer tantôt la doctri


ne du Portique tantôt celle de Straton 12. La mention de ce dernier
n'a au demeurant rien de fortuit et nous verrons plus loin dans
quel esprit la Nouvelle Académie l'avait utilisé pour réfuter le pan
théisme stoïcien 13.
La conclusion qui s'impose après une telle approche de la cos
mologie est donc qu'aucune connaissance n'est possible dans ce
domaine 14. Cependant, la confessio ignorationis se s'arrête pas là et
il faut également montrer que, même en ce qui concerne le monde
sublunaire, toute certitude est impossible. Cicéron commence donc
par évoquer l'incapacité de l'homme à connaître son propre corps,
puis il s'engage dans une digression à propos de la terre et de la
lune, opposant à ceux qui s'affrontent sur ces questions, les exemp
lesde Socrate et d'Ariston qui symbolisent une réflexion philoso
phique exclusivement morale 15. Le retour à l'anthropologie se fait
au § 124 et il est particulièrement intéressant de noter que Cicéron
n'hésite pas à opposer Platon et Xénocrate sur la nature de l'âme,
montrant ainsi que la Hbertas de l'Académicien ne saurait être arrê
téepar une quelconque solidarité d'école 16.
Un second constat d'ignorance est donc fait au § 124. Nous
avions rencontré dans le passage consacré à la cosmologie la méta
phore des ténèbres par laquelle Arcésilas exprimait son interpréta
tion pessimiste du mythe de la caverne. Ici, c'est le principe de
l'isothénie, sur lequel il s'appuyait pour justifier Γέποχή, qui se
trouve énoncé, avec toutefois une remarquable atténuation, puis
que Cicéron l'applique à la plupart des questions (m plerisque),
alors que pour Arcésilas il avait une valeur universelle17. A partir
de là, il modifie sa tactique et, au lieu de critiquer directement le
stoïcisme, il place celui-ci dans le choeur des opposants, montrant
ainsi aux philosophes du Portique que, loin d'être au-dessus de la
mêlée, ils participent eux-mêmes au dissensus. Ce changement de
perspective se fait par l'intermédiaire de Démocrite. Cicéron feint
d'adhérer à l'atomisme de celui-ci, puis imagine toutes les objec-

12 Cicéron, Luc, 38, 121.


13 Cf. infra, p. 577.
14 Cicéron, Luc., 39, 122.
15 Ibid., 123 : Liber igitur tali irrisione Socrates, liber Aristo Chius, qui nihil
istorum sciri putat posse.
16 Ibid., 124, à propos de l'âme : Si est, trisne partis habeat, ut Piatoni pla-
cuit, rationis irae cupiditatis, an simplex unusque sit; si simplex, utrum sit ignis
an anima an sanguis, an, ut Xenocrates, numerus nullo corpore, quod intellegi
quale sit uix potest. Sur ce point de la doctrine de Xénocrate, cf. le frg. 201
Isnardi Parente.
17 Ibid. : ita sunt in plerisque contrariarum rationum paria momenta.
LE DISSENSUS EN PHYSIQUE 545

tions que le Stoïcien ne manquerait pas alors de lui adresser18. Ce


détour, qui a permis de faire prendre conscience aux dogmatiques
stoïciens des capacités critiques qui sont en eux, est mis à profit
par l'Arpinate pour lancer une dernière attaque contre le Portique,
d'autant plus dure que les thèses de celui-ci n'apparaîtront même
plus comme probables19: sur la divination, le destin ou la provi
dence divine, Cicéron se déclare en opposition avec les dogmes
stoïciens, affirmation qui sera contredite par la conclusion du der
nier livre du De natura deorum.
Cette partie va s'achever par un passage dans lequel Cicéron se
défend d'éprouver un quelconque mépris pour les recherches de la
physique et compare celles-ci à une nourriture naturelle de l'âme,
métaphore que l'on retrouvera dans d'autres textes20. A la satisfac
tion trompeuse que procure l'illusion de disposer d'une doctrine
définitive, il oppose le plaisir que procure la recherche {indagano
ipsa) et aux certitudes du sage stoïcien il affirme préférer la
démarche prudente du sage académicien, qui s'estime récompensé
de ses peines s'il a découvert des vraisemblances21. Une dernière
digression après l'annonce du passage à l'éthique va permettre de
prouver la nécessité de Γέποχή universelle sous une forme nouvell
e, à partir des incertitudes de la physique22.
L'analyse de ce texte montre donc avec quel art les ressources
de la dialectique et de la rhétorique ont été utilisées pour faire
prendre conscience au Stoïcien de Yobscuritas naturae : multiplicité
des angles d'attaque, digressions, variation entre l'extrême brièveté
des δόξαι dans les enumerations et la solennité des adresses à l'ad
versaire, tout cela nous confirme qu'il ne s'agit pas de morceaux
hâtivement cousus, mais bien d'une réflexion élaborée et cohérent
e. L'ensemble est même conçu de telle manière qu'il s'établit
nécessairement une relation de complicité entre l'Arpinate et son
lecteur. Le fait que la doctrine platonicienne de la tripartition de
l'âme soit considérée comme une opinion parmi d'autres et qu'elle
se trouve même opposée à celle de Xénocrate est certes destiné à
donner l'illusion d'une parfaite neutralité philosophique, mais bien
naïf serait cependant celui qui en déduirait que Cicéron se détache

18 Ibid., 40, 125.


19 Ibid., 126. Dans ce passage une grande importance est accordée aux
divergences opposant les Stoïciens entre eux.
20 Ibid., 41. 127 : Est enim animorum ingeniorumque naturale quoddam
quasi pabulum consideratio contemplatioque naturae. Sur la métaphore de la
nourriture de l'âme, cf. les textes cité par Reid ad loc. : Fin., V, 19, 54; Tusc, V,
23, 66; Cato M., 14, 49.
21 Ibid., 128.
22 Ibid.
546 LA PHYSIQUE

de Platon. Le fondateur de l'Académie, contesté en tant qu'inven


teur de ce qui pourrait être considéré comme un dogme, est pré
sent à l'arrière-plan du texte, dans l'affirmation vigoureuse du thè
me de l'impératif de la recherche23.

Les références platoniciennes dans le dissensus ; le Timée, le statut


des mathématiques

L'idée même que les problèmes de la physique sont tout part


iculièrement obscurs pour l'esprit humain nous renvoie à un passa
ge très célèbre de Platon, ce début du Timée où Timée demande à
Socrate de ne pas s'étonner si sur la question des dieux et de l'or
igine du monde il ne pourra pas apporter des raisonnements d'une
cohérence et d'une exactitude parfaites24. Sur de telles matières,
dit-il, les hommes doivent accepter de s'en tenir à un mythe vra
isemblable (εικότα μΰθον) et ne pas chercher à aller plus loin. Nous
avons là très probablement l'origine de la réfutation par la Nouvell
e Académie de systèmes très différents par leur contenu, mais qui
avaient ceci de commun qu'ils prétendaient apporter la solution
vraie aux grandes questions de la physique. Le paradoxe est que le
Timée n'est mentionné qu'une seule fois dans ce texte, de manière
d'ailleurs indirecte, puisque Cicéron se contente d'évoquer une
divergence d'interprétation sur un point particulièrement difficile
de l'œuvre25. La Nouvelle Académie se serait-elle limitée à assumer
les considérations de Platon sur l'obscurité de la physique, tout en
rejetant le mythe lui-même? Une telle explication, satisfaisante si
l'on se place dans une optique néopyrrhonienne, néglige cependant
le fait que le dissensus du Lucullus n'est que le point de départ
d'une recherche qui, partant d'un constat immédiat d'isosthénie, a
pour ambition d'aboutir à une explication vraisemblable. Celle-ci
s'identifiait-elle pour les Néoacadémiciens avec le mythe développé

23 Rappelons que Platon est également absent de la doxographie morale -


puisque la diuisio de Camèade n'indique aucun souverain bien platonicien -
mais que, selon nous, cette absence n'implique pas que la critique carnéadienne
des morales hellénistiques ait été tout à fait indépendante des grands thèmes de
l'inspiration platonicienne, cf. supra, p. 491.
24 Platon, Timée, 29 c-d.
25 Cicéron, Luc, 39, 123. Cicéron dans ce passage, commence d'abord par
évoquer Hicétas de Syracuse, qui affirmait que dans l'univers seule la terre se
meut, tournant sur elle-même, puis il précise que, selon certains exégètes, telle
était aussi l'opinion de Platon dans le Timée (40b). Sur cette controverse, al
imentée notamment par la position d'Aristote dans le De caelo, II, 293 a 15 s., cf.
A. E. Taylor, A commentary on Plato's «Timaeus», Oxford, 1972, repr. de l'édi
tion de 1928, p. 226, où ce débat est présenté comme «the most famous contro
versyever raised about the interpretation of the Timaeus ».
LE DISSENSUS EN PHYSIQUE 547

par Platon dans le Timée? Rien dans les témoignages sur ces philo
sophes ne permet de l'affirmer avec certitude, même si le fait que
Cicéron ait traduit le Timée peut être interprété comme la preuve
de l'importance que cette œuvre continuait d'avoir dans l'enseign
ement de son maître, Philon de Larissa26. Nous essaierons, cepen
dant, de montrer dans notre étude livre III du De natura deorum
comment peuvent s'articuler la dialectique antistoïcienne de la
Nouvelle Académie et les grands principes de la cosmologie du
Timée.
Les quelques lignes que Cicéron consacre à la géométrie et à
ses incertitudes permettent d'aborder l'un des problèmes les moins
étudiés de la pensée néoacadémicienne : sa conception du rôle des
mathématiques. Sur ce point la solution de continuité entre Car-
néade et les philosophes de l'Ancienne Académie apparaît très nett
e. N'allait-il pas, en effet, jusqu'à contester que deux grandeurs
égales à une même troisième soient égales entre elles27? On sait
quelle importance, au contraire, les mathématiques avaient chez
Speusippe ou chez Xénocrate28. Ce dernier comparaît la géométrie
et l'astronomie à des anses de la philosophie, mais Aristote n'avait
pas tort, nous semble-t-il, lorsqu'il disait, en parlant, selon toute
vraisemblance, des successeurs de Platon29: «les mathématiques
sont devenues pour les modernes toute la philosophie, quoiqu'ils
disent qu'on ne devrait les cultiver qu'en vue du reste». L'attitude
de Camèade à l'égard des mathématiques doit donc être interpré
tée comme une réaction contre la place excessive que celles-ci
avaient prise dans l'Ancienne Académie. Mais cela ne signifie pas
pourtant que sa critique de cette science ait été dépourvue de toute
racine platonicienne. C'est ce que l'on perçoit quand on fait le rap
prochement entre le passage du dissensus consacré à la géométrie
et ce que Platon affirme de celle-ci dans la République.
Que dit, en effet l'Arpinate, dont les propos, quelle que soit la
source directe du discours, ont leur origine chez Camèade? Que les
géomètres construisent des démonstrations qui se veulent rigou
reuses et même contraignantes, mais qu'ils le font à partir d'axio-

26 Ce point a été justement souligné par D. Sedley, The end of the Academy,
p. 72.
27 Galien, De opt. doctr., 2, 45, p. 83, 3 Marquardt.
28 Cf. H. Cherniss, op. cit., p. 35 sq.
29 Aristote, Méta., A, 992 a 33-992 b 2 : άλλα γέγονε τα μαθήματα τοις νυν ή
φιλοσοφία, φασκόντων άλλων χάριν αυτά δεΐν πραγματεύεσθαι. On comprend
plus précisément ce que veut dire le Stagirite quand on se reporte à Diog. Laër-
ce, IV, 10, où il est dit que Xénocrate chassait de son école ceux qui n'avaient
pas étudié la musique, la géométrie et l'astronomie, en leur reprochant de ne
pas posséder «les anses» de la philosophie.
548 LA PHYSIQUE

mes indémontrables, si bien que le sage ne pourra donner son


assentiment aux geometricae rationes30. Cette condamnation du
dogmatisme des mathématiciens, qui ne veulent pas admettre la
part d'incertitude inhérente à leur science, a son correspondant
exact dans les propos de Socrate, qui reproche aux mathématiciens
de considérer comme des évidences, objet d'une science certaine, et
non comme des hypothèses les propositions qui constituent le
point de départ de leurs démonstrations31 :
«En général, les arts ne s'occupent que des opinions et des
goûts des hommes, et ils ne se sont développés qu'en vue de la pro
duction et de la fabrication, ou de l'entretien des produits naturels
ou artificiels. Quant aux autres, qui, comme nous l'avons dit, saisis
sentquelque chose de l'essence, c'est-à-dire la géométrie et les arts
qui s'y rattachent, nous voyons que leur connaissance de l'être re
ssemble à un rêve, qu'ils sont impuissants à le voir en pleine lumière,
tant qu'ils s'en tiendront à des hypothèses, auxquelles ils ne tou
chent pas, faute de pouvoir en rendre raison. »
Lorsque Camèade scandalisait ses adversaires en mettant en
question les propositions mathématiques réputées incontestables,
faisait-il autre chose que mettre en pratique le conseil que Platon
donnait aux mathématiciens de son époque pour leur permettre de
sortir de cette connaissance onirique de l'être? Dans un intéressant
article consacré au concept d'hypothèse dans la République, R. Ro
binson a montré qu'il y a pour Platon une relation nécessaire entre
le fait que les géomètres prennent des hypothèses pour des certitu
des et leur incapacité à raisonner sans une représentation spatiale
des objets mathématiques32. Par opposition aux prétentions des
mathématiciens et à leur sujétion aux sens, la dialectique saura à la
fois reconnaître le caractère hypothétique de ses prémisses (consi
dérées oïov έπιβάσεις τε και ορμάς) et argumenter sans se référer

30 Cicéron, Luc, 36, 117.


31 Platon, Rép., VII, 533 b-c : Αλλ' αϊ μεν άλλαι πασαι τέχναι ή προς δόξας
ανθρώπων και επιθυμίας εΐσίν ή προς γενέσεις τε καί συνθέσεις, ή προς θερα-
πείαν τών φυομένων τε καί συντιθεμένων απασαι τετράφαται* αί δέ λοιπαί, ας
τοο δντος τι εφαμεν έπιλαμβάνεσθαι, γεωμετρίας τε καί τας ταύτη έπομένας,
όρώμεν ώς όνειρώττουσι μέν περί το δν, ΰπαρ δέ αδύνατον αύταΐς ίδεΐν, εως αν
ύποθέσεσι χρώμεναι ταύτας ακίνητους έωσι, μή δυνάμεναι λόγον διδόναι αυτών.
32 R. Robinson, Hypothesis in the Republic, chap. X de Plato's earlier dialect
ic, Londres, 1953, repris dans Plato, 1. 1, G. Vlastos, ed. Notre Dame, 1971,
(p. 97-131), p. 107 : Plato is connecting geometry's use of senses not with its use of
hypothetical méthode, but with its failure to use the hypothetical méthode. Le
rapprochement entre la critique carnéadienne des mathématiques et le Platon
de la République a été fait par L. M. Napolitano dans Arcesilao, Cameade e la
cultura matematica, dans Lo scetticismo antico, (181-193), p. 189.
LE DISSENSUS EN PHYSIQUE 549

aux sensations33. Si les mathématiques sont, de manière tout à fait


abusive, dogmatiques dès leur point de départ, la dialectique ne
pourra l'être que lorsqu'elle sera parvenue à un authentique άνυ-
πόθετον. La question à laquelle se trouve confronté l'historien de la
Nouvelle Académie est alors celle-ci : lorsque Camèade reprenait la
critique platonicienne des mathématiques, quelle idée se faisait-il
lui-même de la dialectique? Pouvait-il ne prendre chez Platon que
ce qui concerne la mise en cause des illusions des mathématiciens
et laisser de côté l'exaltation de la dialectique, qui dans la Républi
que est indissociable de cette critique? Nous avons eu l'occasion de
voir quels étaient les reproches adressés par Camèade à la dialecti
que stoïcienne, mais il est clair que lui-même reconnaissait au
moins un άνυπόθετον, à savoir la recherche elle-même, considérée
comme la seule attitude permettant de définir une sagesse humain
e. On peut toutefois se demander si, chez un scholarque de l'Aca
démie, cette exigence insatisfaite de vérité ne renvoyait pas à un
absolu sinon étranger au monde, du moins impossible à identifier
totalement avec celui-ci. Autrement dit, les quelques lignes du Lu-
cullus à propos des géomètres n'expriment-elles pas, à travers des
arguments en apparence semblables à ceux des Pyrrhoniens, une
orientation ontologique étrangère à ceux-ci?

La doxographie physique

La question des άρχαί occupe la place de loin la plus important


e dans la doxographie physique, il suffit de parcourir l'œuvre
magistrale de Diels pour s'en convaincre34, ί'άρχή est pour les
physiciens la matière qui demeure inchangée à travers la multipli
cité de ses accidents, «ce dont tous les êtres sont constitués, le
point initial de la génération et le terme final de leur corrupt
ion»35. Le Stagirite avait déjà souligné l'ampleur du désaccord
dans ce domaine et il l'avait interprété comme un travail préparat
oire qu'il se devait d'interpréter et de parfaire36. Dans la longue
doxographie du Lucullus il n'y a, au contraire, aucune ligne direc
trice, aucun effort pour atténuer les contradictions en montrant
que des positions opposées contiennent chacune un fragment de
vérité. L'Arpinate établit une longue liste d'opinions divergentes et,

33 Platon, Rep., VI, 511b.


34 H. Diels, Doxographi Graeci, Berlin^ 1879.
35 Aristote, Méta., A, 983 b 8-11 : έξ ου γαρ εστίν άπαντα τα όντα και έξ ου
γίγνεται πρώτου και εις δ φθείρεται τελευταΐον, τής μέν ουσίας ύπομενούσης,
τοις δε πάθεσι μεταβαλλούσης.
36 Ibid., 983 b 1-3.
550 LA PHYSIQUE

par différents moyens stylistiques, il souligne leur incompatibilité.


Les noms cités sont ceux-ci :
Thaïes - Anaximandre - Anaximène - Anaxagore - Xénophane - Par-
ménide - Leucippe - Démocrite - Empédocle - Heraclite - Mélissus -
Platon - les Pythagoriciens.

Devant une telle accumulation deux attitudes sont possibles.


On peut estimer qu'il y a là un pur désordre et que l'Arpinate, pour
révéler précisément l'incapacité des physiciens à se mettre d'ac
cord sur un principe unique, a évoqué au hasard les plus grands
d'entre eux. Cependant, notre étude de la doxographie morale, et
celle de l'ordre des parties de la philosophie, nous ont montré à
quel point une telle indifférence, une telle indétermination, étaient
étrangères aux Académiciens. Faut-il alors chercher une significa
tion précise à ce désordre apparent? La difficulté vient alors de ce
que la doxographie physique, contrairement à celle de l'éthique, ne
comporte chez Cicéron aucune diuisio qui permettrait de définir
l'intention du doxographe. Nous en sommes donc réduit à formul
er un certain nombre de remarques ponctuelles plus propres à
susciter des questions qu'à établir des certitudes.
En ce qui concerne la méthode selon laquelle les noms des
physiciens ont été choisis, il nous semble que la comparaison avec
Diogene Laërce est assez éclairante37. Celui-ci distingue parmi les
philosophes deux lignées, l'ionienne et l'italique, auxquelles il ad
joindra dans le corps même de son œuvre des «isolés»38. Cette
organisation se retrouve partiellement dans la doxographie cicéro-
nienne, qui juxtapose quatre philosophes de la lignée ionienne
(Thaïes, Anaximandre, Anaximène, Anaxagore) et huit autres, dont
les cinq derniers sont classés par ordre alphabétique : Xénophane,
Parménide, Leucippe, Démocrite, Empédocle, Heraclite, Mélissos,
Platon, les Pythagoriciens. Comment expliquer ce deuxième grou
pe?Si l'on admet qu'il représente les Italiques, on peut à la rigueur
comprendre que Platon y figure - au nom de l'influence pythagori
cienne qu'il a subie - mais comment expliquer la présence d'Herac
lite?Si, au contraire, on estime qu'avec Heraclite commence la
catégorie des «isolés», il est pour le moins surprenant d'y trouver
Platon et les Pythagoriciens! Faute d'explication convaincante, il
convient tout de même de remarquer que cette doxographie se te
rmine par Platon et les Pythagoriciens, ce qui est à mettre en rela-

37 Sur la construction doxographique de l'œuvre de Diogene, cf. l'article


Diogenes 40, RE, 5, 1905, p. 738-763, signé Schwartz.
38 Diog. Laërce, I, 13-15. En VIII, 91, Diogene annonce qu'il va désormais
parler περί των σποράδην.
LE DISSENSUS EN PHYSIQUE 551

tion avec un fragment de Théophraste, dans lequel Platon est pré


senté comme étant à la fois postérieur chronologiquement aux
physiciens et supérieur à eux par la force de son génie39. Il serait
évidemment tentant d'imaginer que la Nouvelle Académie faisait
sienne cette approche d'une œuvre comme le Timée, toutefois une
telle conclusion apparaît prématurée, étant donné la fragilité des
indices. Nous nous contenterons, pour l'instant, de noter que,
contrairement à ce que nous trouvons chez Diogene Laërce, où Pla
ton figure simplement comme l'un des représentants de l'école
ionienne40, le fondateur de l'Académie n'est rattaché chez Cicéron
à aucune des deux grandes lignées et clôt, au moins chronologique
ment, les recherches sur la physique. En tout état de cause, l'analy
se de ce passage du Lucullus conduit à deux constatations :
- le désordre n'est qu'apparent, il dissimule une construc
tion sur l'interprétation de laquelle on peut discuter, mais dont
l'existence nous paraît certaine;
- la place qu'occupe Platon dans cette doxographie n'est
assurément pas fortuite, toutefois on ne saurait affirmer sans pré
cautions qu'elle correspond à la volonté de privilégier l'apport pla
tonicien à la connaissance de la nature.

A cela nous ajouterons deux observations :


- l'ordre cicéronien est très proche de celui que nous trou
vons dans la doxographie physique des Stromates attribués à Plu-
tarque, ce qui pourrait confirmer l'idée d'une méthode commune
aux Académiciens41. Le problème est évidemment que l'authenticit
é de ces Stromates a été controversée : Diels a contesté avec beau
coup de vigueur que le fragment qui nous a été transmis par Eusè-
be puisse être de Plutarque, mais il s'est appuyé pour cela sur des
arguments stylistiques qui ne nous paraissent pas très probants42;

39 Cf. Théophraste, frg. 9 Diels, 19 sq. = Simplicius, Phys. 6\ 20-25.


40 Diog. Laërce, I, 14.
41 Cf. Eusèbe, Praep. Ev., I, 7, 16, où l'ordre est le suivant : Thaïes, Anaxa-
gore, Anaximène, Xénophane, Parménide, Zenon d'Elèe, Démocrite, Epicure,
Aristippe, Empédocle, Métrodore de Chios, Diogene d'Apollonie, frg. 179 de
l'édition Sandbach des fragments de Plutarque (Teubner). On trouve encore un
autre ordre dans l'épitomé dit de Plutarque, qui est cité par Eusèbe, Praep.
Evang., XIV, 14, 1 sq., p. 277-289 Diels, mais l'authenticité de ce fragment est
très fortement contestée.
42 H. Diels, op. cit., p. 156-158, cf., par exemple, p. 158: multa sunt nimis
festinanter contracta, delectus nulla certa ratione factus. Il est clair, en fait, que
l'auteur des Stromates, tout comme Cicéron, n'entend pas faire un exposé doxo-
graphique complet, mais suggérer un dissensus et qu'il est donc conduit à éla
guer d'une manière que Diels juge arbitrairement maladroite.
552 LA PHYSIQUE

la thèse contraire a été défendue par K. Mras43 et, néanmoins, il


reste à expliquer pourquoi Plutarque aurait traité d'une question
aussi spécifiquement philosophique dans une œuvre dont le titre
était, si l'on en croit le Catalogue de Lamprias44 : Στρωματεΐς ιστο
ρικοί. Le non liquet de l'éditeur de «Teubner» paraît donc
ser 45.
- l'argumentation par laquelle Diels a voulu démontrer que
la source première du passage cicéronien serait Théophraste46,
nous semble acceptable, à deux réserves près. La première est qu'il
y a, malgré tout, des différences non négligeables entre la doxogra-
phie de l'Arpinate et celle du Péripatéticien : par exemple, la pré
sentation de la physique de Xénophane diffère sensiblement selon
les deux témoignages, Cicéron soulignant le caractère panthéiste de
cette doctrine, tandis que Théophraste s'attache à mettre en év
idence la dualité initiale du δημιουργός et de la ΰλη47. Le second
point sur lequel l'illustre savant commet selon nous une erreur est
son appréciation du rôle de Cicéron. Rarement, en effet, les préju
gésde la Quellenforschung ont été exprimés de manière aussi bru
tale48: graeca vacillans et anxius ut caecus sequitur . . . En réalité,
les maladresses dénoncées par Diels ont, quand elles existent, une
explication fort simple : l'objectif de l'auteur du Lucullus n'est pas
de donner la présentation la plus complète et la plus précise de
chacune des doctrines qu'il évoque, mais de créer l'impression du
plus grand désordre et de la contradiction la plus totale. D'où la
recherche d'une breuitas qui peut confiner à l'obscurité, et des
caractérisations si rapides qu'elles en paraissent inexactes49.

Le physique de l'Ancienne Académie selon Antiochus

Notre postulat, celui d'un parallélisme entre la méthode philo


sophique que Cicéron a adoptée dans le traitement de l'éthique et
celle qu'il met en œuvre dans la physique - l'objectif étant dans les

43 K. Mras, Ariston von Keos in einem zweiten Bruchstük von Plutarchs


Στρωματεΐς, dans WS, 68, 1955, p. 88-98.
44 Catalogue, n. 62.
45 Ad he, p. 110.
46 H. Diels, op. cit., p. 119-121.
47 Théophraste, dans Diog. Laërce, IX, 21, = frg. 6a Diels; Cicéron, Luc,
37, 118.
48 H. Diels, op. cit., p. 120.
49 Par exemple, Cicéron dit que pour Parménide Γάρχή est le feu (Luc, 37,
118); or la lecture de Théophraste, frg. 6 Diels montre une réalité philosophi
que beaucoup plus complexe, Parménide disant qu'en vérité (κατ'άλήθειαν)
l'univers est un et incréé, mais que selon l'opinion commune (κατά δόξαν) les
phénomènes ont deux principes, le feu et la terre.
LE DISSENSUS EN PHYSIQUE 553

deux cas de montrer que le dissensus ne constitue pas l'aboutisse


ment, mais le point de départ de la philosophie -, doit être nuancé
sur un point bien précis. Alors que l'éthique de l'Ancienne Acadé
mie,dans l'interprétation qu'en donnait Antiochus, est prédomi
nante dans le De finibus, parce qu'elle constitue l'instrument dia
lectique permettant de mettre en lumière les contradictions dog
matiques et qu'elle sert de «morale provisoire» entre le constat de
conflit et la solution des Tusculanes, on ne trouve rien de tel en ce
qui concerne la physique. Ni le De natura deorum ni le De diuina-
tione ni le De fato ne contiennent l'équivalent des livres IV et V du
De finibus, comme si dans ce domaine il était impossible de tenir
une position médiane. L'essentiel de ce que nous connaissons de
l'enseignement d'Antiochus sur ce qu'il croyait être la physique de
l'Ancienne Académie se trouve donc dans les quelques paragraphes
consacrés par Varron à cette question dans son exposé des Acade-
mica posteriora50. Ce que nous dirons ici de ce passage visera plus
à compléter notre analyse de la pensée de l'Ascalonite qu'à rendre
compte de tous les aspects d'un texte particulièrement dense et
ardu.
Le point de départ d'Antiochus, ce par quoi il pensait pouvoir
démontrer que rien de véritablement neuf n'avait été créé en physi
quedepuis l'Ancienne Académie, était la définition de la nature
comme ce qui résulte de l'action d'un principe actif (το ποιοΰν) sur
un principe passif (το πάσχον)51. Voir dans cette dualité un él
ément important de continuité entre Platon, Aristote et les Stoïciens
ne constituait en rien un travestissement de l'histoire de la philoso
phie et Antiochus a trouvé des continuateurs chez certains érudits
modernes qui ont, eux aussi, cherché à réduire les divergences
entre ces écoles52. Si Antiochus s'en était tenu à ce niveau de génér
alité, il eût effectivement rendu convaincante sa thèse du consens
us. Mais on ne peut plus le suivre lorsque, prétendant exposer la
physique de l'Ancienne Académie, il donne de la relation entre le
principe actif et le principe passif un version qui est en tout point
conforme à la pensée stoïcienne. Chez Platon, l'action des Formes
sur le réceptacle n'abolit en rien la transcendance53. Aristote lui-
même, dans lequel on a pu voir l'inspirateur de la physique du Por-

50 Cicéron, Ac. post., I, 6, 24-7, 29.


51 Ibid., 24 : De natura autem - id enim sequebatur -, ita dicebant ut earn
diuiderent in res duas, ut altera esset efficiens, ex eoque efficeretur aliquid.
52 On trouvera un exposé complet de cette tradition dans H. J. Krämer, op.
cit., p. 110 sq., qui s'en fait le défenseur, avec quelques nuances.
53 On peut notamment remarquer que dans le Tintée, 53 b, Dieu organise
l'univers en agissant par les Idées et les Nombres, mais reste lui-même extérieur
à sa création.
554 LA PHYSIQUE

tique, est resté fidèle à son maître en ceci que, tout en rejetant la
transcendance de Γεΐδος, il n'a jamais fait de celui-ci quelque chose
de matériel ni de dynamique54. Or, sur ces points essentiels, Antio-
chus se différencie aussi bien de l'Académicien que du Péripatéti-
cien. En affirmant que le principe actif ne peut exister sans matièr
e, il rompt avec la tradition platonicienne55. En employant le te
rme de δύναμις là où Aristote parle d'eïôoç, il montre que son inter
prétation de l'immanence est celle des Stoïciens, non celle du Stagi-
rite56. A partir de là, peu importe que nous trouvions, ici une allu
sion à Platon, là une mention du cinquième élément aristotéli
cien57. Plus exactement, ces allusions apparaissent comme les s
ignes quelque peu dérisoires de la volonté de s'annexer une doctri
ne, le stoïcisme, devant laquelle Antiochus abdiquait, en réalité, son
originalité d'Académicien. Cette acceptation sans réserve de la phy
sique stoïcienne, d'autant plus surprenante que dans le De legibus
nous avions trouvé un certain nombre d'éléments qui témoignaient
d'une tentative antiochienne pour préserver un tant soit peu de
transcendance58, est particulièrement manifeste dans l'évocation
de la ratio perfecta inhérente au monde ou dans l'interprétation
anthropocentriste de la prudentia divine59. Les rapprochements
avec le second livre du De natura deorum confirment, si besoin
était, que nous avons là un passage qui est stoïcien non seulement
dans son contenu, mais aussi dans sa forme60.
Dans l'article qu'il a consacré à la théologie de Varron61,
P. Boyancé a souligné à juste titre la nécessité d'interpréter la doc
trine varronienne en se référant au maître académicien du Réatin,
Antiochus, et il a montré, dans la continuité de W. Theiler62, qu'il
n'était point besoin de supposer une source stoïcienne pour expli-

54 Ce point est souligné par Krämer lui-même, op. cit., p. 111.


55 Cicéron, Ac. post., I, 6, 24 : in utroque tarnen utrumque : neque enim
materiam ipsam cohaerere potuisse, si nulla ut contineretur, neque uim sine ali-
qua materia.
56 Ibid. : In eo quod efficeret uim esse censebant, in eo autem quod efficere-
tur, materiam quondam.
57 Ibid., 7, 26 (le cinquième élément aristotélicien) et 27 (allusion au «ré
ceptacle » du Timée, 50 b).
58 Cf. supra, p. 516.
59 Cicéron, op. cit., 29.
60 Cf. Nat. de., II, 22, 58.
61 P. Boyancé, Sur la théologie de Varron, op. cit. J. Pépin, La «théologie tr
ipartite» de Varron. Essai de reconstitution et recherche de sources, dans REAug,
2, 1956 (p. 266-294, p. 293, accepte cette thèse et écrit que «l'affirmation d'une
influence générale de Posidonius sur la théologie de Varron est elle-même sujet
te à caution, et la formation de l'auteur des Antiquités divines relève bien
davantage du moyen platonisme de Xénocrate et d 'Antiochus d'Ascalon ».
62 W. Theiler, op. cit., p. 19.
LE DISSENSUS EN PHYSIQUE 555

quer le rôle joué dans les Antiquités divines par cette âme du mon
dedont les statues des dieux seraient les représentations 63. En
revanche, sa démonstration nous paraît moins convaincante, lors
qu'il fait d'Antiochus un témoin fidèle de la pensée de Xénocrate 64.
Si nous ne contestons pas que Varron ait connu par Antiochus un
certain nombre d'aspects de la physique du scholarque de l'Ancien
ne Académie, il nous paraît pour le moins hasardeux de raisonner
comme s'il y avait entre Xénocrate, Antiochus et le moyen-platonis
me une continuité philosophique sans faille. Un savant aussi atta
ché que H. J. Krämer à réduire l'originalité du Portique par rap
port à l'Ancienne Académie est contraint de reconnaître qu'il existe
entre les deux pensées un certain nombre de différences fonda
mentales 65. Or la partie du discours de Varron- Antiochus que nous
avons analysée nous est apparue, malgré quelques oripeaux acadé
miciens, très profondément stoïcienne. L'origine d'un tel texte n'est
pas à chercher dans le désir de donner un témoignage rigoureux,
mais dans la prétention de démontrer que l'Académie était la sour
ce à laquelle le stoïcisme avait puisé l'essentiel de sa doctrine phys
ique. Alors que dans le domaine de l'éthique, Antiochus s'était pré
valu de cette théorie, ô combien discutable, pour reprendre contre
le Portique bon nombre des thèmes de la Nouvelle Académie, nous
ne connaissons rien de tel de sa part en ce qui concerne la physi
que.Le caractère peu satisfaisant d'un point de vue philosophique
de la démarche de l'Ascalonite - mais peut-être faut-il lui accorder
le bénéficer de doute, compte tenu du caractère lacunaire de nos
sources - n'empêcha pas un Romain épris de certitudes et soucieux
de préserver la religion nationale de faire de cette doctrine le fon
dement de sa théologie. Dans le panthéisme antiochien, Varron
pouvait trouver l'expression philosophique de sa thèse selon laquell
e la religion primitive des Romains avait été aniconique jusqu'au
moment où Tarquin l'Ancien avait fait venir d'Etrurie un artiste
pour lui commander une statue de Jupiter 66. L'esprit de sympathie
dans lequel les Stoïciens et, peut-on supposer, Antiochus lui-même,
avaient fait l'exégèse de la mythologie lui permettait d'établir, par
un certain nombre de moyens qu'il n'est pas utile d'énumérer ici,
l'harmonie entre théologie civile et théologie philosophique 67. Enf
in, ce qu'Antiochus lui avait appris de Xénocrate l'autorisait à

63 Varron, Ant. diu., frg. XVI, 6 Agahd = Augustin, Ciu. Dei, VII, 5.
64 P. Boyancé, op. cit., p. 77.
65 H. J. Krämer, loc. cit.
66 Varron, Ant. diu., frg. I, 59 Agahd = Augustin, Ciu. Dei, III, 4.
67 Ibid., frg. I, 54 a Agahd = Augustin, Ciu. Dei, VI, 6. P. Boyancé a fort
justement remarqué que, sur ce point, la position de Varron diffère de celle
556 LA PHYSIQUE

penser qu'il se rattachait à un courant philosophique gardien de la


transcendance, lui dont on a fait parfois un rationaliste à outrance
et qui demanda pourtant à être enterré selon les rites pythagori
ciens 68. Le paradoxe est que Cicéron, qui avait, lui aussi, dans le De
legibus, mis Antiochus à contribution pour étayer la tradition rel
igieuse romaine, ne se référera plus à celui-ci dans les trois ouvra
ges de physique de sa dernière période philosophique. Il y a là
apparemment de quoi confirmer l'image traditionnelle d'un Cicé
ron devenu totalement sceptique en matière de religion. Nous
allons essayer de montrer qu'une autre lecture des textes peut-être
envisagée, qui conduit à des conclusions sensiblement différentes.

Mucius Scaevola, qui, lui, critiquait sévèrement la théologie des poètes, cf.
Augustin, ibid., IV, 27.
68 Cf. Pline l'Ancien, Hist, not., XXXV, 160. Ce point a été souligné par
J. Carcopino, La basilique pythagoricienne de la Porte Majeure, Paris, 1927,
p. 204, et par P. Boyancé, op. cit., p. 70, n. 3.
CHAPITRE II

RELIGION ROMAINE, DIALECTIQUE


NÉOACADÉMICIENNE ET MYTHE PLATONICIEN :
LE LIVRE III DU DE NATURA DEORUM ET LE TIMÉE

Problèmes de méthode

Les philologues, les théologiens, les historiens de Rome et les


spécialistes de sa religion ont depuis très longtemps fait du De
natura deorum l'un de leurs textes de référence et cette multiplicité
de points de vue, ce foisonnement d'œuvres majeures ou d'études
plus modestes, en même temps qu'il enrichit notre connaissance de
l'œuvre, finit par désorienter celui qui s'interroge sur ce qui fonde
son unité et cherche à comprendre ce qu'a voulu dire Cicéron à
travers l'alternance des thèses dogmatiques et de leurs réfutations
académiciennes1. Le De natura deorum est certainement, de tout
le corpus philosophique cicéronien, le traité dont l'exploration,
malgré tout le travail déjà entrepris, offre, pour de très longues
années encore, le plus de possibilités à la recherche. Cependant,
parce que nous croyons que le problème de la cohérence et de la
finalité de l'œuvre ne constitue pas nécessairement la résultante de
toutes les questions de détail, mais peut être, au moins dans un
premier temps, traité pour lui-même, nous avons voulu l'aborder
en organisant notre réflexion autour d'une phrase, la dernière,
dont nous proposons la traduction suivante2:
«Sur ces mots nous nous quittâmes dans des dispositions telles que
Velléius estimait l'argumentation de Cotta plus vraie que celle de
Balbus, tandis qu'à moi cette dernière me paraissait être plus proche
de la vraisemblance».

1 Nous serons amené à citer bon nombre de ces travaux dans le cours de
ce chapitre. Pour une bibliographie plus systématique, on se reportera au
remarquable ouvrage d'A. J. Kleywegt, Ciceros Arbeitsweise im zweiten und drit
ten Buch der Schrift De Natura Deorum, Groningen, 1961, p. 1-9.
2 Cicéron, Nat. de., Ill, 40, 95 : Haec cum essent dicta, ita discessimus ut
Velleio Cottae disputatio uerior, mihi Balbi ad ueritatis similitudinem uideretur
esse propensior.
558 LA PHYSIQUE

Si nous avons choisi de procéder ainsi, alors qu'il eût été év


idemment plus logique de reprendre l'ordre discursif, c'est pour
deux raisons. En premier lieu, il est patent que Cicéron, par habitu
de d'orateur accoutumé à soigner les péroraisons, mais aussi parce
qu'il se sent un devoir pédagogique à l'égard de son lecteur, qu'il
veut informer de ce qui a été acquis et de ce qui reste encore à
faire, accorde toujours une très grande importance à la conclusion
de ses œuvres philosophiques. Rappelons à ce sujet les phrases
enjouées et profondes qui terminent le Lucullus, l'invitation à
continuer le débat qui sert de pont entre le De finibus et les Tuscu-
lanes, ou encore, à la fin de la dernière de ces disputationes , la
solution platonicienne au problème du bonheur du sage 3. Cepen
dantles dernières lignes du De natura deorum ne justifieraient sans
doute pas à elles seules une étude si elles n'avaient, de surcroît, un
contenu paradoxal. La critique s'est, à vrai dire, fort peu souciée
de savoir pourquoi Velléius préfère l'exposé de Cotta à celui de
Balbus, en revanche, il a été très vite jugé surprenant que Cicéron,
défenseur attitré de la Nouvelle Académie, estimât plus vraisemblab
le l'argumentation d'un Stoïcien, alors qu'on eût pu croire que
Cotta, disciple comme lui de Philon de Larissa et grand utilisateur
de la dialectique carnéadienne, était son porte-parole. A. S. Pease, à
qui nous devons cette admirable édition du De natura deorum qui
constitue l'un des joyaux de l'érudition cicéronienne, a été, après
bien d'autres, intrigué par cette contradiction et il a rangé en trois
catégories les explications que l'on y a apportées 4 :
- pour certains, Cicéron ne serait pas sincère5: tout en
approuvant intellectuellement Cotta, il aurait préféré s'en désolidar
iser, soit par peur d'être taxé d'athéisme, soit par refus de paraî
tre vouloir subvertir la religion de l'Etat, lui qui, dans le De harus-
picum responsis6, avait affirmé que Rome devait sa puissance à sa
piété et à sa religion, et qui, dans le second livre du De legibus7,

3 Cf. supra, p. 485-494.


4 A. S. Pease, M. Tulli Ciceronis De Natura Deorum, Cambridge, Massa-
chussets, t. 1, 1955; t. 2, 1958. L'étude de la conclusion cicéronienne se trouve
dans l'introduction du premier tome, p. 33-36. Pease avait déjà traité de cette
question dans son article The conclusion of Cicero's De Natura Deorum, dans
TAPHA, 44, 1913, p. 27 sq., où il avait argué du refus cicéronien de suivre la
Nouvelle Académie dans son rejet de toute affirmation.
5 Cf. A. S. Pease, éd. p. 34. Cette explication était déjà celle de Saint August
in, du. Dei, V, 9, qui dit que Yinsipiens, en l'occurrence Cicéron, n'ose pas
assumer son athéisme (non ex sua persona) et préfère l'exprimer par personne
interposée.
6 Cicéron, Har. resp., 9, 19.
7 Cicéron, Leg., II, 7, 15.
LE LIVRE III DU DE NATURA DEORUM ET LE TIMÊE 559

avait proclamé la nécessité pour les citoyens d'être pénétrés de la


conviction que les dieux sont les maîtres et les régulateurs de toute
chose ;
- pour d'autres, l'Arpinate ne fait aucunement preuve de
duplicité et il pense vraiment que Balbus est plus convaincant que
Cotta, dont les arguments lui paraissent plus spécieux que vrais8.
On retrouve là l'image d'un Cicéron éclectique, beaucoup plus pro
che finalement du Portique que ne le laisserait penser son obstina
tion à se réclamer de la Nouvelle Académie. Pease développe
contre cette thèse un certain nombre d'arguments qui ne sont pas
tous très probants, la véritable difficulté étant, à notre sens, de
déterminer quelle signification Cicéron accorde à la dialectique
académicienne qui lui est commune avec Cotta, s'il estime réell
ement la théologie stoïcienne plus vraisemblable que la critique qui
en a été faite9;
- l'opinion de Pease lui-même est que l'Arpinate souhaite
donner à son lecteur une impression d'impartialité, d'objectivité, ce
qui serait impossible si les deux Académiciens apparaissaient d'ac
cord à la fin du dialogue10. Cicéron aurait donc en quelque sorte
fait preuve de fair play avant la lettre. D'un point de vue plus philo
sophique, on peut concevoir qu'il ait craint de paraître défendre un
dogme s'il approuvait Cotta et qu'il ait préféré donner une preuve
éclatante de la libertas académicienne en jugeant plus probable la
thèse de l'adversaire stoïcien.

A ces trois grandes interprétations il faut joindre celle d'un


autre spécialiste de la théologie cicéronienne, M. Van den Bruwae-
ne11. Selon lui, la dernière phrase serait, en fait, un élément d'une
certaine manière extérieur au dialogue, Cicéron se contentant de

8 A. S. Pease, ibid., p. 35, cite un certain nombre de travaux, parmi les


quels F. Solmsen, CW, 37, 1944, p. 159.
9 L'un des arguments développés par Pease contre cette interprétation est
que Cicéron considère comme plus probables not the principles of the Stoics but
the argument (disputatio) of Balbus. A. J. Kleywegt, op. cit., p. 220, a très just
ement souligné le caractère artificiel d'une telle distinction. Kleywegt critique
également, ibid., l'argument de Pease selon lequel le fait qu'une partie du dis
cours de Cotta ne nous soit pas parvenue rend difficile une appréciation objecti
ve de la disputatio.
10 A. S. Pease, ibid., p. 36 : Cicero desires to give the impression of impartial
ity, which would not be produced by two Academics voting alike at the end.
11 M. van den Bruwaene, éd. du livre III du De natura deorum, Bruxelles,
1981, p. 162. Ce savant est revenu sur cette question dans le volume supplément
aire (Col. Latomus, vol. 192) qu'il a publié en 1986 et qui contient, outre les
indices, un certain nombre de réflexions théoriques. Pour lui, la démarche phi
losophique de Cicéron dans ce traité témoignerait d'une évolution vers l'aristo-
télisme.
560 LA PHYSIQUE

reprendre «le slogan académicien» de l'adhésion pratique à la thè


se la plus vraisemblable. Mais précisément pourquoi celle-ci est-
elle identifiée à la doctrine stoïcienne? Tout simplement, répond le
savant belge, parce que, juste après l'exposé de Cotta, Balbus a
invoqué l'argument patriotique, prétendant que contre la dialecti
que académicienne il défendait les autels, les foyers, les temples
des dieux et finalement l'existence même de YUrbs, symbolisée par
le caractère sacré de ses murs. Cicéron pouvait-il décemment aller
à l'encontre d'un tel discours?
En réalité, le lecteur du De natura deorum se trouve devant
une alternative qui transcende les différentes solutions que nous
venons d'exposer. Soit il considère que cette conclusion si discutée
s'explique par des considérations ponctuelles, d'ordre philosophi
que ou politique, et qu'elle n'est unie à l'ensemble de l'œuvre que
par un lien assez lâche, voire ténu. Soit, au contraire, il estime
qu'elle est le point vers lequel converge toute la réflexion cicéro-
nienne, l'aboutissement non seulement formel, mais réel, des trois
livres. Si l'on adopte cette hypothèse, qui au départ ne semble
avoir d'autre justification que la situation du passage, tant il est
vrai que ce renversement final ne paraît a priori correspondre à
rien de profond dans la confrontation des opinions philosophiques,
alors c'est sur le sens de la dialectique de Cotta que nous devons
nous interroger. Les discours épicurien et stoïcien posent certes
d'intéressants problèmes doctrinaux, ils sont des documents pré
cieux pour ceux qui étudient les variations à l'intérieur du Portique
et du Jardin, mais il ne viendrait à l'idée de personne de se demand
er ce qu'ont voulu dire Velléius ou Balbus12. On peut même aller
plus loin et affirmer que la réfutation de Velléius par Cotta ne pré
sente pas d'ambiguïté majeure, car la franche hostilité de l'Acadé
micien à la conception des dieux défendue par les Épicuriens ne
laisse aucun doute sur la finalité des procédés dialectiques utilisés :
il s'agit de ruiner une théologie jugée aberrante en révélant toutes
les contradictions qu'elle recèle, de démontrer qu'Épicure était

12 Le problème des sources de ces deux livres ne peut être abordé ici,
même de manière superficielle. Disons simplement que, pour l'exposé épicurien
du premier livre, la Quellenforschung a majoritairement proposé comme source
Zenon de Sidon, tandis que R. Philippson a tenté de démontrer la présence de
Philodème, cf. notamment son article, Zur epikureischen Götterlehre, dans Her
mes, 51, 1916, p. 568-608. En ce qui concerne le discours de Balbus, la recher
che des sources s'est organisée autour de deux pôles, Posidonius et Panétius.
L'hypothèse posidonienne a eu comme principal défenseur K. Reinhardt, Posei-
donios, Munich, 1921, p. 224-239, tandis que M. Pohlenz a dans de nombreux
articles souligné ce qu'il considérait comme l'apport panétien. On trouvera un
exposé détaillé de ces problèmes dans A. S. Pease, op. cit., p. 42-48.
LE LIVRE III DU DE NATURA DEORUM ET LE T1MÉE 561

dans la réalité athée, même si verbalement {oratione) il a laissé aux


dieux un semblant d'existence13. Rien donc dans cela qui surpren
ne de la part d'un pontife romain. En revanche, la réponse de Cot
taà Balbus est à double titre surprenante. D'une part, l'Académi
cien souligne qu'il n'a pas l'intention de réfuter véritablement le
discours de Balbus, mais simplement de demander quelques expli
cations sur des points qu'il a eu plus de mal à comprendre : quae
minus intellexi requirere14. Il établit donc lui-même une différence
bien nette entre sa critique des propos de Velléius, à la fois totale
et facile puisque, dit-il, Epicure n'offre pas grande résistance sur le
problème des dieux, et celle qu'il va faire de la théologie stoïcienne,
doctrine dont il souligne l'extraordinaire cohérence et avec laquelle
il sera parfois d'accord15. Cette attitude de respect à l'égard de
l'adversaire stoïcien est à rapprocher des propos tenus au début de
la deuxième partie du De Prouidentia philonien par Alexandre, le
neveu de Philon, qui va exprimer des objections d'origine très pro
bablement carnéadienne 16. Lui non plus ne prétend pas venir à
bout du providentialisme et il demande simplement qu'il soit r
épondu à des questions dont il affirme qu'elles ne lui ont pas permis
de trouver le sommeil17.
Mais, d'autre part, cette modestie initiale, qui donne l'espoir
d'un consensus, contraste avec la vigueur d'une démonstration qui
sait si habilement concilier les arguments dialectiques et ceux tirés
de l'observation de la réalité que l'on garde de ce dernier livre du

13 Cicéron, Nat. de., I, 44, 123 : Epicurus re tollit, oratione relinquit deos. La
critique que fait Cotta du discours contient dans ce même paragraphe une allu
sion très précise au περί θεών de Posidonius et cela a suffi pour que certains
savants considèrent ce philosophe comme la source de cette réfutation, cf.
C. Thiaucourt, op. cit., p. 219-220, et A. Schmekel, op. cit., p. 85-104. De manière
beaucoup plus prudente, C. Vick, Karneades' Kritik der Theologie bei Cicero und
Sextus Empiricus, dans Hermes, 37, 1902 (p. 228-248), p. 230, écrit : es lasst sich
nicht leugnen, dass sich einige Punkte in Cottas Rede finden, die auf Entlehnung
aus Posidonios schliessen lassen; cette intuition est appuyée chez lui par une
comparaison entre le texte cicéronien et un passage de Sextus, Adu. math., IX =
Adu. phys., I, 13-193, qui serait selon lui d'origine posidonienne. La plupart des
savants admettent contre Thiaucourt et Schmekel que la source principale est
Clitomaque et non Posidonius, la présence de ce dernier pouvant fort bien s'ex
pliquer par le fait que la Nouvelle Académie excellait à opposer les Stoïciens et
les Épicuriens.
14 Cicéron, Nat. de., III, 1, 4.
15 Ibid., 3-4.
16 M. Hadas-Lebel, dans son édition du De Prouidentia dans la collection
«Sources chrétiennes», Lyon, 1973 a examiné le problème des sources tout en
affirmant vouloir se garder d'une «Quellenforschung trop systématique», cf.
p. 65-67. Elle conclut donc à la probabilité d'une source néoacadémicienne,
mais souligne la nécessité de confirmer cette hypothèse par d'autres analyses.
17 Philon Al., Prou., II, 2.
562 LA PHYSIQUE

De natura deorum l'image étonnante d'un pontife romain combatt


ant avec une très redoutable efficacité aussi bien la mythologie
traditionnelle que la théologie philosophique. Certes, il prend soin
lui-même de prévenir le reproche d'athéisme en affirmant avec
beaucoup de force son attachement à la religion de ses ancêtres,
mais on ne peut pas dire que la relation exacte entre sa croyance et
la philosophie qu'il défend apparaisse immédiatement18. S'il s'avè
re difficile aujourd'hui de voir en lui, comme le faisait jadis Zielins-
ki, un précurseur des papes de la Renaissance, il reste encore à
définir la finalité de la dialectique académicienne appliquée à la
religion19. J.-L. Girard, qui, dans une étude très fine et très erudite,
a tenté à travers un problème précis, celui du catalogue des dieux
homonymes, de définir la relation entre probabilisme, théologie et
religion, a ainsi conclu cette recherche20 :
«Adhérer au stoïcisme, c'est justifier l'invasion de la mythologie
dans les croyances traditionnelles, estomper les différences entre
dieux et hommes et admettre en définitive que les honneurs divins
tirent leur origine de l'opinion. N'est-il pas, dans ces conditions, plus
sûr pour un pontife - et pour un augure - d'être académicien que
stoïcien ? ».

Nous ne pouvons qu'être d'accord avec lui, à une réserve près


cependant, qui est que Cicéron, lui-même augure et Académicien,
se sent en l'occurrence plus proche du dogmatisme du Portique
que du probabilisme de ses maîtres. Nous voilà donc ramené à l'i
rritant problème de la dernière phrase de l'œuvre.
Avant de tenter une analyse du discours de Cotta, dont nous
espérons qu'elle nous permettra de mieux comprendre ce qu'a vou
ludire Cicéron, il n'est pas inutile de souligner que la conclusion
du De natura deorum a des précédents dans le corpus philosophi
que cicéronien. L'Arpinate n'avait-il pas écrit à Atticus que les
arguments gnoséologiques stoïciens d'Antiochus, minutieusement

18 Cotta a une haute idée de ses responsabilités en tant que pontife romain,
affirmant (3, 5) qu'il est déterminé à défendre la religion de ses ancêtres et
qu'aucun discours ne l'éloignera de celle-ci.
19 Cf. T. Zielinski, Cicero im Wandel. . ., p. 55. La nature profondément
religieuse de la pensée de Cotta a été, au contraire, affirmée avec beaucoup de
force par G. W. R. Ardley, Cotta and the theologians, dans Prudentia, S, 1973,
p. 33-50, qui n'hésite pas à affirmer : he must in justice have an honoured place
in the gentile praeparatio evangelica.
20 J.-L. Girard, Probabilisme, théologie et religion : le catalogue des dieux
homonymes dans le «De natura deorum» de Cicéron (III, 42 et 53-60), dans Hom
mages à R.Schilling, H. Zehnacker et G. Hentz éds., Paris, 1983 (p. 117-126),
126.
LE LIVRE III DU DE NATURA DEORUM ET LE TIMÉE 563

réfutés par lui-même étaient uehementer πιθανά21? Le long passa


ge du Lucullus consacré aux dissensions des moralistes ne s'achev
ait-il pas sur la concession à Chrysippe de la plus grande vraisem
blance22? En outre, l'appréciation admirative que portait Cicéron,
dans sa réponse à Pison, sur la cohérence et la rigueur de l'éthique
stoïcienne ne préfigurait-elle pas déjà ce que Cotta lui-même dit de
la perfection formelle du discours de Balbus? On aurait donc tort
d'ignorer ces éléments qui sont importants pour apprécier la conti
nuité de la pensée cicéronienne. Il est vrai cependant que, ces rap
prochements une fois établis, la spécificité du De natura deorum
demeure intacte, ne serait-ce que parce que c'est la seule œuvre où
Cicéron ait jugé nécessaire de contrebalancer sa propre préférence
en indiquant celle d'un autre personnage du dialogue. Ce ne sont
pas là deux notations juxtaposées : à partir du moment où le dis
cours de Cotta agréait à Velléius, il ne pouvait être approuvé par
Cicéron. Quelles sont donc les raisons pour lesquelles l'Épicurien a
préféré l'argumentation de Cotta à celle de Balbus.

Le discours de Cotta et l'épicurisme :


des harmonies réelles ou illusoires?

Malgré les apparences, ce jugement de Velléius n'allait pas de


soi. Après tout, on eût fort bien pu imaginer une solidarité entre
dogmatiques au détriment de celui qui reconnaissait lui-même
avoir plus de facilité à dire ce qui n'est pas que ce qui est23. Sans
compter qu'indépendamment même des arguments philosophi
ques, l'épicurisme n'avait guère été ménagé par l'Académicien!
Certes, Cotta avait fait au défenseur du Jardin les compliments
d'usage, mais il s'était vite départi de cette affabilité pour flétrir
l'ingratitude d'Épicure à l'égard de ses devanciers, et notamment
de Démocrite, le rôle joué dans son école par la courtisane Léon-
tion, ou encore le caractère scandaleux de certains de ses propos24.
Si, malgré ces sarcasmes et malgré la rudesse d'une dialectique
visant à présenter la philosophie épicurienne des dieux comme un
mélange d'inconséquence et d'hypocrisie, Velléius accorde une
plus grande crédibilité à Cotta qu'à Balbus, c'est qu'il a estimé

21 Cf. supra, p. 133.


22 Cf. supra, p. 345.
23 Cicéron, Nat. de., I, 21, 57.
24 Cf. ibid., 73: Quid est in physicis Epicuri non a Democrito?; 33, 93:
meretricula etiam Leontium ... ; 39, 1 1 1 : Non arbitror te uelle similem esse Epi-
cureorum reliquorum, quos pudeat quarundam Epicuri uocum . . .
564 LA PHYSIQUE

qu'entre ce deuxième discours de l'Académicien et sa propre pen


sée il y avait une conjonction, voire une harmonie, réelles. Bien que
rien ne soit dit dans le texte cicéronien à ce sujet, il est possible de
préciser quelques une de ces concordances25.
On pourrait multiplier les rapprochements, montrer, par
exemple, que, comme les Épicuriens, Cotta rejette la mythologie
populaire, que, comme eux aussi, il refuse d'admettre l'idée que le
monde ait une âme, croyance qualifiée par Velléius de «prodige
bon non pour des philosophes qui raisonnent mais pour des gens
qui rêvent»26. Cependant, c'est dans la négation de la providence
divine que l'on peut établir, à ce qu'il nous semble, les analogies les
plus intéressantes entre la dialectique antistoïcienne de Cotta et
l'épicurisme, ce qui ne manque pas de sel quand on se rappelle que
Cotta avait reproché à Velléius de détruire la religion en préten
dantque les dieux ne se soucient pas des hommes27: «de quel
front», lui avait-il alors demandé, «viens-tu dire que les dieux doi
vent être un objet de culte de la part des hommes, alors que les
dieux non seulement n'ont aucun égard envers les hommes, mais
ne s'en soucient absolument pas et ne font rien pour eux?».
Cotta critique d'abord indirectement le concept de providence
en montrant que la φρονησις que celle-ci suppose contredit l'idée
que l'on se fait de la divinité28. Attribuer une telle vertu à un dieu,
c'est, affirme-t-il, supposer qu'il a dû distinguer ce qui est bien de

25 Concordances qui n'impliquent nullement qu'il y ait eu une influence de


l'épicurisme sur Cameade. Le scholarque recourait dans sa dialectique à des
thèmes proches de ceux du Jardin, mais cette utilisation n'impliquait nullement
une adhésion et Camèade a assumé la tradition antiépicurienne de l'Académie,
comme on peut le constater à travers la réfutation par Cotta du discours de
Velléius, dont on peut difficilement prétendre qu'elle soit étrangère à la dialec
tiquenéoacadémicienne.
26 Cicéron, Nat. de., I, 8, 18 : la croyance en l'âme du monde fait partie de
ce que Velléius appelle des portenta et miracula non disserentium philosopho-
rum sed somniantium. Nous essaierons de montrer dans la suite de ce chapitre
que les Néoacadémiciens rejetaient non pas l'existence d'une âme du monde,
mais la conception que les Stoïciens se faisaient de celle-ci.
27 Ibid., 40, 115 : Quid est enim cur deos ab hominibus colendos dicas, cum
dei non modo homines non calant sed omnino nihil curent, nihil agant?
28 Cicéron, Nat. de., III, 1 5, 38. Cicéron a lui-même souligné le lien à la fois
étymologique et philosophique entre la prouidentia et la prudentia, cf. Leg., I,
23, 60 : ... ingenti aciem ad bona seligenda et reicienda contraria (quae uirtus ex
prouidendo est appellata prudentia). La φρονησις est définie par les Stoïciens
comme Γέπιστήμη αγαθών τε και κακών και αδιαφορών, cf. Sext. Emp. Hyp.
Pyr., Ill, 30, 271 et Adu. phys., I, 162, = S.V.F., III, 274. Ce dernier passage est
intéressant parce qu'il montre comment les Pyrrhoniens ont repris et développé
les arguments de la Nouvelle Académie. En effet, ce que dit Sextus dans les
paragraphes 152-177 est l'exposé dans le détail de ce qui est succinctement
avancé par Cicéron en III, 15, 38-39.
LE LIVRE III DU DE NATURA DEORUM ET LE TIMÊE 565

ce qui est mal, et donc qu'il a hésité entre les deux29. Double
contradiction, puisque le mal est par nature étranger aux dieux et
que, par ailleurs, l'omniscience divine exclut tout doute. D'une
manière plus générale, reconnaître à un dieu des vertus humaines,
c'est introduire une faille dans sa perfection, car cela suppose qu'il
ait dû surmonter une épreuve et donc qu'il est soumis à cette résis
tance des choses qui est le lot des humains. Imaginer un dieu cou
rageux équivaut à admettre qu'il ressent la douleur, qu'il a su
affronter un péril et qu'il ne diffère pas de l'homme30. Tout com
meCicéron, dans le De finibus, objectait à Caton que la vertu ne
peut exister sans une matière qui lui soit extérieure et dans laquelle
elle puisse manifester sa force, Cotta réplique à Balbus que proje
ter sur un dieu les vertus humaines c'est implicitement dégrader
son essence, car on suppose ainsi un domaine étranger ou même
hostile au divin31. Selon lui, le Stoïcien aboutit donc, en quelque
sorte par excès de zèle, à une conclusion inverse à celle qui était
recherchée : en voulant trop bien définir la perfection divine, il
aboutit à sa négation32.
L'idée que la providence est incompatible avec la nature divine
parce qu'elle supposerait un manque, une faiblesse, nous la trou
vons aussi chez Lucrèce33: «quel bénéfice, écrit celui-ci, des êtres
jouissant d'une éternelle béatitude pouvaient-ils espérer de notre
reconnaissance pour faire quoi que ce soit en notre faveur?». Ev
idemment l'esprit dans lequel Lucrèce développe cet argument dif
fère de celui qui anime la dialectique de Cotta; on comprend néan
moins qu'un philosophe du Jardin ait cru retrouver dans le dis
cours de Cotta cette idée, essentielle à l'épicurisme, que les dieux
ne s'occupent pas du monde, car si tel était le cas, ils ne seraient
pas des dieux.
Pour nier la providence divine, il est une autre méthode, moins
spéculative, moins abstraite, qui consiste à montrer que le monde,
loin d'être le lieu idyllique que supposerait l'existence d'une volon-

29 Ibid., 38.
30 Ibid. : Nam fortis deus intellegi qui potest, in dolore an in labore an in
periculo? Quorum deum nihil attingit.
31 Sur le problème de l'autarcie de la vertu, cf. supra, p. 437.
32 La dialectique néoacadémicienne cherche à enfermer les Stoïciens dans
une aporie : d'une part, les dieux ne peuvent pas ne pas être vertueux (§ 39 : nec
uirtute Ulla praeditum deum intellegere qui possumus ?), d'autre part, on ne peut
sans contradiction leur attribuer les vertus humaines. Cette même méthode est,
avec quelques nuances, celle de Sextus Empiricus, op. cit., § 176.
33 Lucrèce, Re. nat., V, 165-167 :
. . . Quid enim inmortalibus atque beatis
gratta nostra queat largirier emolumenti,
ut nostra quicquam causa gerere adgrediantur?
566 LA PHYSIQUE

té suprême préoccupée de le diriger avec sagesse, constitue, au


contraire, pour l'homme un lieu hostile et dangereux. Malheureus
ement, tout ce qui concerne les fléaux naturels et la mauvaise
organisation du monde a disparu du De natura deorum par suite de
la malencontreuse lacune des manuscrits, que l'on impute à la cen
sure d'un copiste excédé par l'impiété de ces pages34. Il est possi
ble,toutefois, d'en reconstituer la substance, et peut-être même le
détail, grâce au passage antiprovidentialiste du Lucullus et surtout
grâce au catalogue extrêmement détaillé des insuffisances et des
dangers de la nature fait par Alexandre dans le traité philonien35.
Or, là encore, la comparaison avec Lucrèce révèle des similitudes
précises. Ainsi, dans l'un comme dans l'autre texte, ce qui est mis
en premier, c'est l'exiguïté de l'espace habitable : deux cinquièmes
de la terre dans le discours d'Alexandre, encore moins, semble-t-il,
selon Lucrèce, chez qui le calcul est plus complexe36. De même,
dans les deux cas, cette démonstration de la petitesse de l'œkoumè-
ne est suivie d'abord de l'énumération des catastrophes naturelles,
puis de l'évocation des animaux féroces37. Il est vrai qu'après l'or
dre diffère, peut-être parce que Lucrèce, procédant de manière
plus rapide que Philon, recherche les exemples les plus frap
pants38. Il est vrai aussi que l'Épicurien, parce qu'il ne se limite
pas à critiquer, mais expose son propre système, met en évidence
le rôle de l'homme comme agent de transformation de la nature,
chose impossible pour un Académicien, car ce serait donner là
dans la joute dialectique une arme au défenseur de la providence,
lequel pourrait répondre que les obstacles de la nature ont précis
ément pour fin d'aguerrir l'homme39. Il reste que, malgré ces diffé
rences, la description carnéadienne d'un monde inhospitalier, recé-

34 Cf. sur ce point A. S. Pease, op. cit., p. 1142, n. du § 65.


35 Cicéron, Luc, 38, 119-120; Philon Al., Prou., II, 83 sq.
36 Philon AL, ibid., 83; Lucrèce, Re. nat., V, 200-234. Selon Strabon, II, 2,
94, Parménide fut à l'origine de la division en cinq zones et cette tradition,
reprise par Aristote, fut contestée par Posidonius qui, lui, divisait la terre en
sept.
37 Les calamités naturelles sont évoquées chez Lucrèce dans les vers 213-
217, les animaux féroces dans les trois vers suivants. Chez Philon, les calamités
occupent les paragraphes 87-91, les animaux se trouvent au §92. E. Bignone,
op. cit., t. 1, p. 237-238, a établi un intéressant rapprochement entre le texte de
Lucrèce et le Somniurn Scipionis, VI, 19, 20, dans lequel il voit un témoignage
important pour la connaissance du premier Aristote.
38 A partir du vers 222, Lucrèce s'attache à montrer combien l'enfant est
exposé aux dangers dès sa naissance, alors que les bêtes trouvent instinctiv
ement tout ce dont elles ont besoin.
39 Cf. Lucrèce, ibid., v. 206-209. L'argument selon lequel les obstacles natu
relsseraient destinés à améliorer l'homme est utilisé par Philon dans sa répons
e, II, 103.
LE LIVRE III DU DE NATURA DEORUM ET LE TIMÉE 567

lant pour l'homme infiniment plus d'inconvénients que d'avantag


es, paraît étonnamment proche de la topique antiprovidentialiste
des Épicuriens40.
Le discours de Cotta pouvait donc être écouté par un Épicu
rien comme un texte familier qui, ayant pour fin de réfuter la théo
logie du stoïcisme, aboutissait en fin de compte à une conception
du monde qui, si elle n'était pas identique à celle du Jardin, s'en
rapprochait sur bien des points. Velléius a eu nombreux continua
teurs puisque le livre III du De natura deorum a le plus souvent été
perçu comme la présentation, sur le mode du probable, d'une phi
losophie matérialiste, antifinaliste de l'Univers. Qu'il puisse être lu
ainsi, nul ne le contesterait; qu'il ne soit que cela, nous paraît au
moins sujet à discussion.

Le discours de Cotta et le Timée

Le Timée et la théologie stoïcienne

Admettre que la Nouvelle Académie ait réellement considéré


comme la plus vraisemblable une physique prétendant tout expli
quer par la combinaison des forces internes à la matière supposer
ait qu'elle ait totalement abandonné ou trahi Platon. Cela n'a en
soi rien d'impossible et il n'y aurait aucune difficulté à évoquer
d'autres philosophies détournées du sens qui était initialement le
leur. Mais il nous est apparu jusqu'à présent qu'Arcésilas et Car-
néade s'étaient surtout attachés à perpétuer ce qu'ils considéraient
être l'essentiel de la tradition platonicienne. Nous avons donc été
conduit à nous demander, comme nous l'avons déjà fait pour le
discours de Philus, si cette dialectique qui semble aboutir à des
conclusions parfaitement étrangères à la philosophie de Platon
n'est pas une manière d'exprimer «en négatif» un aspect ou une
orientation de celle-ci. Pour approfondir cette hypothèse, jusqu'ici
inexplorée, nous allons lire le discours de Cotta en nous référant
constamment au Timée, c'est-à-dire à l'œuvre cosmologique par
excellence de Platon, qui présente pour nous de surcroît l'intérêt
d'avoir été traduite par Cicéron41.

40 Dans cette même réponse (§ 97), Philon impute aux «Sophistes» cette
argumentation antifataliste.
41 Sur le Timée ciceronien, cf. R. Giomini, Ricerche sul testo del «Titneo»
ciceroniano, Rome, 1967. L'hypothèse selon laquelle Arcésilas aurait accordé
une importance particulière au Timée a été défendue par C. Moreschini, Atteg
giamenti scettici ed atteggiamenti dogmatici nella filosofia accademica, dans PP,
24, 1969, (p. 426-436), p. 428-429.
568 LA PHYSIQUE

Comme l'a dit excellemment J. Moreau, le but du Timée est de


parvenir à «une détermination a priori des conditions auxquelles
doit successivement se soumettre la diversité sensible pour s'uni
fierdans un tout»42. Contrairement, en effet, à la République ou
au Phédon où Platon cherche à s'élever «encore plus haut», à
réduire la diversité sensible dans l'ascension vers la Forme, le
mythe du Démiurge ne participe ni de cette dialectique ascendante,
ni même d'une descente de l'Intelligible vers le sensible43; il est
une opération par laquelle le philosophe entend reconstituer la
création et l'organisation de l'Univers en suppléant à la faiblesse de
la raison humaine par le recours à l'imagination. C'est Platon lui-
même qui souligne la difficulté d'une telle entreprise lorsqu'il fait
dire à Timée qu'il ne cherchera pas à aller au-delà de la plus gran
de vraisemblance en raison des limitations de la nature humaine44.
Telle est donc l'ambiguïté de ce récit qui prétend dire l'être à tra
vers un mythe et qui emprunte au premier sa vérité, au second ses
incertitudes. Dans les pages si extraordinairement denses par le
squelles commence le traité platonicien, nous nous attacherons tout
particulièrement à analyser la manière par laquelle Platon parvient
à établir l'existence d'un modèle éternel.
Au départ, Timée établit un postulat, la distinction entre, d'une
part, l'être éternel, qui ne naît point, qui est appréhendé par l'inte
lligence, et, d'autre part, le devenir, qui naît toujours, mais n'a pas
d'être véritable et qui est l'objet de l'opinion et de la sensation45.
Aussitôt après, il déclare que le monde a eu une naissance, puis
qu'il est visible et tangible, et donc qu'il lui faut une cause, immé
diatement assimilée à un démiurge. Ce deuxième postulat, corollai
re du premier, le conduit à l'alternative suivante46: «il faut se
demander au sujet du monde, d'après lequel des deux modèles
celui qui le façonne l'a réalisé : si c'est d'après le modèle immuable
et uniforme ou si c'est d'après celui qui est né». Dans le premier
cas, ajoute-t-il, le monde serait nécessairement beau, dans le s
econd nécessairement laid. Or la solution à ce dilemme nous est pré
sentée comme absolument évidente47 : le monde est la plus belle

42 J. Moreau, op. cit., p. 13.


« Ibid., p. 12.
44 Platon, Timée, 29 d. Cicéron traduit ainsi ce passage : aequum est enim
meminisse et me, qui disseram, hominem esse et uos, qui iudicetis, ut, si probabi-
lia dicentur, ne quid ultra requiretis.
45 Ibid., 27 d-28 a.
46 Ibid., 28 c-29 a : τόδε δ' ούν έπισκεπτέον περί αύτου, προς πότερον των
παραδειγμάτων ό τεκταινόμενος αυτόν άπηργάζετο, πότερον προς το κατά ταύτα
καί ωσαύτως έχον ή προς το γεγονός.
47 Ibid., 29 a.
LE LIVRE III DU DE NATURA DEORUM ET LE TIMÉE 569

des choses qui sont nées, l'ouvrier est la meilleure des causes et le
modèle est unique et identique à lui-même. On voit donc que toute
l'architecture de la démonstration platonicienne, et partant le myt
he lui-même, reposent sur cette évidence que le monde est beau.
Mais de quel ordre est ce σαφές, qu'est-ce qui le fonde, qu'est-ce
qui permet à Platon d'évacuer avec une si déconcertante facilité
l'hypothèse de la laideur du monde? Cet optimisme, si l'on s'en
tient au texte lui-même, n'a d'autre justification que le sentiment
religieux et la tradition. Platon dit, en effet, dans un premier temps
qu'il n'est même pas permis (δ μηδ' ειπείν τινι θέμις48) d'affirmer
que le monde n'est pas beau et l'on voit que l'expression utilisée est
empreinte de religiosité, ce que Cicéron sentira fort bien, puisqu'il
le traduira par fas nee est. Un peu plus loin, c'est l'autorité d'hom
mes sages (παρ' ανδρών φρονίμων) qui est invoquée à l'appui de cet
tecroyance49. N'est-ce pas une assise bien fragile pour un édifice
si gigantesque?
J. Moreau, qui a bien senti l'importance de ce problème, a
cherché à lui apporter une solution en affirmant que c'est en fait
la volonté de penser le monde comme un tout qui conduit Platon à
professer un tel optimisme50. Un tel raisonnement veut montrer la
parfaite cohérence de la pensée platonicienne, son caractère systé
matique, mais il est permis justement de se demander pourquoi
Platon n'a pas jugé bon de donner une telle formulation métaphys
ique, pourquoi il a estimé préférable de sortir de l'ontologie pour
invoquer un argument extérieur, bien plus faible en apparence que
celui qu'il aurait formulé s'il avait raisonné à partir de l'identité de
l'Un et du Bien? N'est-ce pas parce qu'il ne jugeait pas que la cons
cience religieuse et la tradition étaient des arguments de peu de
poids, et parce que dans un είκώς μΰθος il voulait éviter le système
clos, qui eût été le signe d'une prétention à la science certaine51.

48 Ibid. La traduction de L. Robin dans l'édition de la Pléiade souligne for


tement cet aspect religieux : « ce qu'on ne saurait même énoncer sans impiété ».
Sur la relation entre philosophie et tradition religieuse chez Platon, cf. l'étude
très éclairante de D. Babut, La religion des philosophes grecs [Paris], 1974, p. 78-
104. La réflexion de ce savant met en évidence trois «grands thèmes» platoni
ciensen ce qui concerne cette question : la critique de la religion populaire, la
profession d'ignorance sur les choses divines, le ralliement aux croyances et
aux pratiques traditionnelles. On perçoit aisément que sur les deux premiers
points au moins, la dialectique néoacadémicienne était dans la continuité du
Fondateur.
49 Ibid., 29 e.
50 J. Moreau, op. cit., p. 6-7.
51 A. E. Taylor, affirme dans son édition commentée du Tintée, op. cit.,
p. 78 : Natural theology claiming to be a science was the creation of Plato himself,
and Timaeus was an old man when Plato was born. He speaks the language of
570 LA PHYSIQUE

Nous ne considérerons donc pas qu'il y a dans ce début du Timée


une justification superficielle du finalisme platonicien, qui nécessit
erait, pour être considérée comme valable, d'être étayée par ce
que nous savons par ailleurs de la métaphysique de l'Un, mais bien
l'insertion volontaire dans une démonstration ontologique, et à un
endroit stratégique de celle-ci, d'un élément qui ne ressortit pas à
l'ontologie et qui interdit d'interpréter cette œuvre comme une
construction parfaite de l'intelligence.
A partir de ces quelques remarques, nous pouvons esquisser
une comparaison, qui est en vérité une opposition, entre la métho
de de Platon dans le Timée et celle de la théologie stoïcienne, telle
qu'elle nous est connue par de nombreuses sources :
- alors que pour Platon l'unité et la beauté de l'Univers sont
«comme la signature de Dieu sur son œuvre»52, pour Zenon et ses
successeurs l'excellence du Monde ne renvoie à rien d'autre qu'à
elle-même : leur système est moniste, matérialiste, et ils affirment
que la providence n'est pas extérieure à l'univers. Comme l'a
remarqué V. Goldschmidt, «lorsque les Stoïciens veulent démont
rer l'ordre de la providence, ils font voir comment les choses sont
bien adaptées (άρμόζειν) les unes aux autres53»;
- Platon exclut que l'on puisse connaître l'être en se fondant
sur la sensation et le devenir; la théologie stoïcienne, au contraire,
a son origine dans la représentation et dans une opinion présentée
comme unanime54;
- le fait que le monde ait été créé, qu'il soit une image, non
l'être véritable, et l'impossibilité pour l'homme de s'abstraire tot
alement du devenir anéantissent aux yeux de Platon la prétention à
la vérité absolue; les Stoïciens qui considèrent que l'homme peut
par la sagesse devenir semblable à un dieu n'acceptent pas une tel
le limitation, et, même s'il leur arrive à l'occasion d'atténuer quel
que peu leur dogmatisme55, ils sont convaincus de dire la réalité
de l'univers avec une science certaine.

Il est tout à fait vraisemblable que le Timée, antidogmatique


dans son principe même, faisait partie des dialogues platoniciens
que la Nouvelle Académie étudiait le plus volontiers. On est bien
sûr en droit d'imaginer qu'elle établissait un cloisonnement her-

religion rather than of «scientific theology». S'il est vrai que le langage de Timée
est empreint de religiosité, l'expression de «théologie scientifique» nous paraît
peu apte à qualifier le projet platonicien.
52 Cette expression est de J. Moreau, op. cit., p. 171.
53 V. Goldschmidt, Le système stoïcien. . ., p. 79.
54 Cf. le début du discours de Balbus, Nat. de., II, 2, 4.
ss Cf. ibid.
LE LIVRE III DU DE NATURA DEORUM ET LE TIMÊE 571

métique entre sa dialectique antistoïcienne et sa prédilection


pour cette œuvre. Nous avons préféré, au contraire, prendre
comme hypothèse qu'il y avait une certaine osmose entre les
deux et que l'inspiration du Timée était présente dans la réfuta
tionde la théologie du Portique. Camèade, puisque c'est de lui
que provient toute la partie philosophique du discours de Cott
a56, savait que sur deux points essentiels, le rejet de l'athéisme
et la croyance en l'âme du monde, il y avait accord entre le pla
tonisme et le stoïcisme57. Il lui fallait donc prouver que les nou
veautés stoïciennes, autrement dit l'idée de l'immanence de Dieu
à la nature et la théologie à vocation d'explication universelle,
loin de permettre un progrès, un dépassement du Timée, qui
substituerait au μύθος είκώς Γέπιστήμη, impliquaient au contraire
la dilution, puis la disparition du divin dans le devenir. A partir
du moment où le stoïcisme avait rejeté la transcendance, le
Néoacadémicien, qui, en tant que dialecticien, avait pour principe
d'accepter les prémisses de la démonstration de l'adversaire, se
situait lui aussi dans le monde, feignait de croire à une physique
unitaire et déduisait de celle-ci des propositions en parfaite
contradiction avec l'enseignement stoïcien.
Telle est l'interprétation que nous proposons de la dialectique
néoacadémicienne appliquée à la théologie du Portique. Il reste à
montrer comment cette intention a été concrètement réalisée et
surtout à examiner comment le dialecticien, tout en évitant de se
référer dogmatiquement au Timée, pose des jalons qui, à un stade
ultérieur, rendraient possible le passage de ce type d'argumentat
ion à la construction transcendantale, telle que nous l'avons vu
exposée dans le dialogue platonicien.

56 Que les arguments philosophiques du livre III remontent à Camèade,


sans doute par l'intermédiaire de Clitomaque, n'a été contesté par personne, cf.
les arguments de R. Hirzel, Untersuchungen. . ., t. 1, p. 243 sq., et surtout le livre
de L. Krumme, Die Kritik der stoischen Theologie in Ciceros Schrift «De natura
deorum», Göttingen, 1941, qui a étudié le livre III dans la tradition de la Quel
lenforschung, en cherchant à déterminer ce qui correspond à la source philoso
phique néoacadémicienne et ce qui relève du freie Arbeit Ciceros.
57 Sur la manière dont le stoïcisme a fait sienne la doctrine platonicienne
de l'âme du monde, cf. J. Moreau, op. cit., p. 158-186; sur les éléments de conti
nuité entre la cosmologie du Timée et celle des Stoïciens, cf. H. J. Krämer, Pla-
tonismus. . ., p. 115 sq. Pour J. Moreau, le tort du stoïcisme a été de détruire la
transcendance platonicienne, alors que pour Krämer, qui à notre sens sous-est
ime considérablement la nouveauté du stoïcisme, ce que les Stoïciens doivent à
Platon est beaucoup plus important que ce qui les en sépare.
572 LA PHYSIQUE

Deos esse

Toute cette première partie58 du discours de l'Académicien


peut se résumer à une question : en quoi la croyance des hommes
constitue-t-elle une preuve philosophique de l'existence des dieux?
A première vue, la position de Cotta sur cette question est très
négative, puisqu'il rejette l'argument stoïcien du consensus univers
el, lui-même corollaire de l'affirmation selon laquelle il suffit de
regarder le ciel pour être convaincu qu'une puissance bienfaisante
règle l'univers59. Un tel refus semble instituer en lui une coupure
entre le pontife et le philosophe, étant donné que le même homme
qui reproche fermement aux Stoïciens d'invoquer l'opinion com
mune à l'appui de leur théologie, affirme avoir une confiance abso
luedans ce que ses ancêtres lui ont enseigné et s'étonne de ce que
l'on puisse éprouver le besoin de rechercher des raison supplément
aires pour démontrer que les dieux existent60. Cette tranquille
assurance qui permet à Cotta de dire qu'il fait confiance à la tradi
tion ancestrale, etiam nulla ratione reddita, a été interprétée, no
tamment par l'un des meilleurs spécialistes du De natura deorum,
comme le signe d'une dichotomie totale entre religion et philosop
hie61. Si l'on identifie cette dernière à un rationalisme étroit, il est
évident qu'il n'y a dans le discours que nous étudions aucune rela
tion possible entre les deux domaines. Si, au contraire, on admet
que la dialectique de Cotta est, malgré ses provocations, ou plus
exactement à travers elles, porteuse d'une spiritualité profondé
ment religieuse, on doit, nous semble-t-il, refuser une telle analyse.
En effet, ce que critique le pontife Cotta, c'est la théologie en tant
quelle prétend parvenir à une certitude rationnelle absolue62; or
rien de ce qui est ainsi critiqué chez les Stoïciens ne pourrait être
objecté au Platon du Tintée. Dans la théologie stoïcienne, une tradi
tionreligieuse particulière est, si l'on peut dire, doublement déper
sonnalisée : d'une part, elle ne constitue qu'un aspect du consensus
gentium, et, d'autre part, elle devient un simple maillon à l'inté
rieur d'une construction systématique. Le Tintée, au contraire ne

58 Cotta laisse entendre au § 3 qu'il reprendra le plan du discours de Bal-


bus, dont la première partie avait pour thème : deos esse. Dans sa réfutation,
cette partie occupe les paragraphes 7-19; pour une étude détaillée de sa cons
truction, cf. A. J. Kleywegt, op. cit., p. 130-146.
59 Cicéron, Nat. de., III, 4, 1 1 sq., critique de II, 2, 4 sq.
60 Ibid., Ill, 2, 5-6.
61 A. J. Kleywegt, op. cit., p. 129.
62 Cf. le § 10, où Cotta, après avoir reproché à Balbus de ne pas se satisfai
re de X'auctoritas maiorum, s'écrie : Patere igitur rationem meam cum tua ratione
contendere.
LE LIVRE III DU DE NATURA DEORUM ET LE TIMÈE 573

fait pas état d'un accord général, il se réfère à l'autorité de quel


ques hommes sages et c'est sur celle-ci que prend appui la descrip
tion de l'action démiurgique. Dans un cas, la volonté d'intégrer la
religion à la philosophie conduit à considérer toute croyance rel
igieuse comme l'aperception intuitive de ce que la physique tran
sformera en savoir inébranlable; dans l'autre, seuls quelques uns
parmi les hommes ont été à même d'entrevoir ce que fut Γάρχή du
monde63, et, s'il est vrai que le mythe philosophique va donner à
cette tradition une ampleur et une profondeur nouvelles, la part de
mystère initiale ne sera jamais abolie. On comprend dans ces
conditions que l'attachement de Cotta aux maiores, ses φρόνιμοι
άνδρες à lui, loin d'être un obstacle à son adhésion à l'Académie,
ait pu, au contraire, déterminer ce choix.
Cette interprétation de la réfutation par Cotta de l'argument
de consensus nous semble pouvoir être confirmée par la manière
dont est critiquée la théorie stoïcienne concernant la formation de
l'idée de Dieu64. Nous avons vu que les philosophes du Portique
étaient fort prolixes quand il fallait expliquer l'élaboration des
notions à partir des données de l'expérience et Cléanthe avait défi
ni quatre modes de formation pour ce concept65 : le pressentiment
des choses à venir, les bouleversements naturels, les bienfaits dont
est dotée l'humanité et la régularité du cours des astres. Cotta n'en
trepas dans le détail de chacun de ces modes de formation, mais
ce qu'il affirme à propos des cataclysmes terrestres et maritimes
est très significatif de l'esprit de sa démonstration. Certes, dit-il,
lorsque de tels phénomènes se manifestent, il n'y a personne qui
professe l'athéisme, mais le problème n'est pas de savoir s'il y a
des gens qui croient à l'existence des dieux, il est de déterminer si
cette existence est réelle66. Aux Stoïciens, inventeurs de ce qu'on
pourrait appeler l'argument empirico-ontologique, car ils fondent
sur l'expérience sensible l'idée de la perfection divine, le philoso
phe de la Nouvelle Académie objecte donc que l'existence de la
divinité ne saurait être déduite de l'idée que nous en avons. Pour
un philosophe qui raisonne ainsi et qui affirme cependant ne pas
être athée, la démarche qui s'impose alors n'est-elle pas l'inverse
de celle pratiquée par Zenon, Cléanthe ou Chrysippe : non pas

« Cf. la note 49.


64 Le processus de formation de cette prénotion est expliqué par Balbus en
II, 5, 13-15. La critique qu'en fait Cotta se trouve en III, 7, 16. Sur les prénot
ionsstoïciennes, cf. supra, p. 347 sq.
65 Cf. ibid., II, 5, 13 : Cleanthes quidem noster quattuor de causis dixit in
animis hominum informatas deorum esse notiones.
66 Ibid., Ill, 7, 17 : Sed non id quaeritur, sintne aliqui qui deos esse putent;
di utrum sint necne quaeritur.
574 LA PHYSIQUE

expliquer Dieu par le sensible, mais comprendre ce qui fait obsta


cle à l'établissement d'une théologie dogmatique.
On nous répliquera peut-être que, s'il est vrai que, dès cette
première partie, l'argumentation de Cotta semble dominée par la
résolution de différencier le monde des dieux et celui des hommes,
l'aspiration du pontife à la transcendance, du moins dans sa forme
platonicienne, paraît être du domaine de la conjecture. Cela n'est
pas exact, car elle se manifeste de manière très claire dans un pas
sage au moins, et il n'est pas indifférent que celui-ci soit apparem
ment d'une tonalité sceptique : il s'agit de la critique des fabellas
aniles concernant les apparitions divines67. Cotta se refuse à ad
mettre que les dieux viennent se mêler aux hommes, a fortiori que
des «hommes nés de l'homme» puissent après leur mort venir
annoncer des nouvelles aux humains. Mais il ne se contente pas de
souligner la contradiction qu'il y a dans le fait d'imaginer que des
personnages incinérés puissent monter à cheval ou combattre, il va
opposer à ce qu'il considère comme une absurdité la théorie sur
l'au-delà qu'il considère la plus probable : les âmes des êtres d'élite
«sont divines et éternelles»68. Est-il besoin de rappeler que cette
conviction renvoie à la tradition romaine de l'apothéose, que Cotta
pouvait estimer en harmonie avec les mythes platoniciens sur l'im
mortalité de l'âme. Ainsi donc, l'espace d'une phrase, l'Académi
cien romain a révélé le sens véritable de son propos : restaurer la
spécificité du divin, mise à mal par l'immanentisme stoïcien69.

Quales

Au centre de l'argumentation immanentiste de Balbus se trou


vait la proposition «il n'y a rien de meilleur que le monde». Or Cot
tafait à ce sujet une remarque qui, bien que rapide, est extrême
ment intéressante parce qu'elle permet de confirmer l'enracin
ement platonicien de sa dialectique :

67 Ibid., 5, 11-12.
68 Ibid., 12 : Nonne mauis illud credere, quod probari potest, animos prae-
clarorum hominum, quales isti Tyndaridae fuerunt, diuinos esse et aeternos,
quant eos qui semel cremati essent equitare et in ade pugnare potuisse? Pease
remarque très justement, ad loc, que probari n'indique nullement dans cette
phrase une certitude rationnelle, mais correspond au πιθανόν des Académic
iens.
69 II est vrai qu'au §62 du livre II, Balbus fait état de cette même tradi
tion: cum remarièrent animi atque aeternitate fruerentur, rite di sunt habiti. Mais
une telle affirmation est en contradiction avec la thèse stoïcienne d'une survie
limitée de l'âme. Au contraire, Cotta ne serait en contradiction avec lui-même
que s'il affirmait dogmatiquement que l'univers est un simple jeu de forces
matérielles. Or tel n'est pas le cas.
LE LIVRE III DU DE NATURA DEORUM ET LE TIMÊE 575

Nat. de., III, 8, 21 : «quand tu nies qu'il puisse y avoir quoi que
ce soit de meilleur que le monde, qu'entends-tu par "meilleur"? Si
c'est "plus beau", je suis d'accord, si c'est "plus approprié à nos
nécessités", je suis d'accord aussi, mais si tu dis que rien n'est plus
sage que le monde, je ne suis plus du tout d'accord ».
Ce texte doit être selon nous rapproché de : Tintée, 30a : «onc-
ques ne fut permis, oncques n'est permis au meilleur de rien faire,
sinon le plus beau ».
Dans la phrase que nous venons de citer, Platon est d'une très
grande précision dans la mesure où, de toute évidence, il établit
une hiérarchie entre le Démiurge qui est άριστος et le monde créé
qui n'est, si l'on peut dire, que κάλλιστον70. Pour les Stoïciens, en
revanche, il n'y a aucune transcendance du Bien, la bonté étant
l'attribut de la φύσις. La dialectique néoacadémicienne, elle, a ceci
de particulier qu'elle procède négativement; elle rejette l'idée selon
laquelle il n'y aurait rien de meilleur que le monde, tout en recon
naissant à celui-ci, comme Platon, la plus grande beauté, mais elle
n'affirme pas explicitement qu'il existe un créateur de l'univers
auquel seul pourrait s'appliquer le qualificatif d'&pujxoç. Confront
é au dogmatisme naturaliste des Stoïciens, le dialecticien n'a pas à
élaborer un mythe explicatif, il se doit de montrer à ses interlocu
teurs que, sur le modèle du syllogisme qui leur sert à démontrer
que nihil mundo melius, on peut construire des raisonnements
aboutissant à des conclusions absurdes tel celui-ci71 : ce qui
connaît l'écriture est meilleur que ce qui ne la connaît pas - or rien

70 Cicéron, Nat. de., III, 8, 21 : Sed cum mundo negas quicquam esse melius,
quid diets melius? Si pulchrius, adsentior; si aptius ad utilitates nostras, id quo
que adsentior; sin autem id dicis, nihil esse mundo sapientius, nullo modo pror-
sus adsentior. . . Dans la suite de la phrase. Cotta dit que c'est la raison elle-
même qui le conduit à rejeter la doctrine stoïcienne, affirmation qu'il ne faut
pas interpréter dans le sens d'un rationalisme athée, car le pontife cherche, au
contraire, à montrer quelles sont les limites de la raison. Platon, Timée, 30 a :
θέμις δ' οΰτ' ήν οΰτ' έστιν τφ άρίστφ δραν άλλο πλην το κάλλιστον (cf. aussi
29 a). On pourra objecter à notre analyse de cette phrase que Platon lui-même
utilise le qualificatif d'apurtoç à propos du monde, cf. 92 c. A cela il est possible
de répondre que le κόσμος est pour l'auteur du Timée «très bon» en tant
qu'image (είκών) du Dieu intelligible et qu'il s'agit donc d'une excellence qui
renvoie au Bien, ce qui n'est évidemment pas le cas dans le stoïcisme. Par ail
leurs, ce passage du Timée n'est pas le seul où Platon affirme la supériorité du
Bien par rapport au Beau, cf. en particulier Hippias Mineur, 297 b-c, où le Bien
est le père du Beau et Philèbe, 65 a, où le Beau apparaît comme la manifestat
ion du Bien. Sur cette question, cf. K. Katsimanis, Etudes sur le rapport entre le
Beau et le Bien chez Platon, Lille, 1977, p. 197-205.
71 Cicéron, ibid., 9, 23 : Zenonis enim uestigiis hoc modo rationem poteris
concludere : quod litteratum est id est melius quant quod non est litteratum; nihil
autem mundo melius : litteratus igitur est mundus.
576 LA PHYSIQUE

n'est meilleur que le monde - donc le monde peut lire. Si notre


interprétation est exacte, ces variations parodiques avaient une fin
bien précise : révéler les absurdités auxquelles on parvient lorsque
l'on confond le Beau et le Bien, l'univers et son créateur : Quid
enim sit melius, quid praestabilius, quid inter naturam et rationem
intersit non distinguitur, dit Cotta à propos des ratiocinations de
Zenon et de Chrysippe72.
Cette nature dialectique des propos de Cotta, il faut l'avoir à
l'esprit quand on voit celui-ci défendre la thèse d'une nature «qui
met tout en mouvement par ses propres évolutions et révolutions»,
et critiquer Socrate, le Socrate de Xénophon, pour avoir demandé
d'où l'homme tiendrait son âme si le monde n'était pas animé73. Si
l'on prend ce passage isolément, il est hors de doute que de telles
assertions sont philosophiquement stupéfiantes de la part de quel
qu'un qui se réclame de la tradition platonicienne. En revanche, si
on le considère comme un moment d'un processus dialectique,
alors le fossé entre Camèade et Platon se révèle n'être qu'un presti
ge.
Qu'affirme, en effet, la Nouvelle Académie? Que, si l'on s'en
tient à des critères humains, le fonctionnement de la nature selon

72 Ibid., 9, 26 : «En effet, la distinction n'est pas faite entre ce qui est bien
et ce qui est excellent, entre la nature et la raison». Cette phrase nous semble
bien résumer l'ambiguïté du discours de Cotta. Prise dans son contexte imméd
iat,elle signifie que les Stoïciens, qui croient démontrer la rationalité du mond
e,aboutissent, sans s'en apercevoir, à faire de la nature un ensemble de forces
fonctionnant sans aucune présence divine. Mais cette exigence de rigueur dans
la définition de la natura et de la ratio peut également être interprétée, en te
rmes platoniciens, comme la volonté de distinguer la φύσις et le νους.
73 Ibid., 11, 27 : At enim quaerit apud Xenophontem Socrates unde animum
arripuerimus si nullus fuerit in mundo. Et ego quaero unde orationem, unde
numéros, unde cantus ... Le passage de Xénophon auquel il est fait allusion se
trouve dans Mém., I, 4, 8, et il avait été cité par Balbus en II, 6, 18. Ce même
argument socratique se trouve dans le Philèbe, 30 a, mais il semble bien qu'il
soit resté lié au nom de Xénophon, comme le montre le fait que Sextus Empiri-
cus, Adu. phys., I, 92-94, ne mentionne aucune autre autorité que celle de l'au
teur des Mémorables. A cela il y a probablement comme raison le fait que le
fondateur du stoïcisme avait fait grand usage de ce traité, cf. Sext. Emp., ibid.,
101 = S.V. F., I, 113. Par ailleurs, il est à remarquer que Platon dans le Timée
n'utilise pas cet argument, qui n'eût pas été conforme à la méthode qu'il avait
choisie, et donne de la composition des âmes une formule différente de celle de
l'âme du monde (41 d), cf. A. E. Taylor, op. cit., p. 255 : Timaeus is no «pant
heist» or «emanationist». He regards the souls of individual men as inferior in
quality to the soul of the κόσμος or those of the planets and stars, just as the soul
of one man may be inferior to soul of another. But our souls are neither «parts»
of the cosmic soul nor «emanations» of it. On ne saurait mieux expliquer pour
quoi les Stoïciens ont pu s'appuyer sur le Socrate des Mémorables, tandis que la
Nouvelle Académie rejetait une manière de raisonner trop immanentiste.
LE LIVRE III DU DE NATURA DEORUM ET LE TIMÊE 577

des lois purement physiques (autrement dit la doctrine de Straton


de Lampsaque74) est plus vraisemblable que l'hylozoïsme stoïcien.
Cela signifie-t-il que l'école platonicienne s'était, si l'on peut dire,
convertie à un dynamisme matérialiste? Nous ne le croyons pas. Ce
que ses dialecticiens disaient aux Stoïciens, c'est ceci : si l'on pré
tend tout expliquer, si l'on ne met en doute ni les données des sens
ni les pouvoirs de la raison, si l'on exclut toute transcendance, la
physique de Straton est plus rigoureuse que celle du Portique,
puisqu'elle permet d'éliminer cet élément hypothétique que consti
tue l'âme du monde75.
Dans la dialectique carnéadienne, la doctrine de Straton repré
sente ce que devrait être le stoïcisme si les Stoïciens étaient logiques
avec eux-mêmes, c'est-à-dire s'ils choisissaient la solution la plus
satisfaisante pour une raison se considérant elle-même comme sou
veraine. Mais, par un paradoxe qui n'est qu'apparent, en réduisant
ainsi la nature à un ensemble de forces agissant sans aucune inter
vention divine, la Nouvelle Académie se rapprochait, ou plus exac
tement rapprochait l'interlocuteur stoïcien de ce qu'elle considérait
comme le platonisme authentique. En effet, en excluant de la
matière cette présence divine du λόγος qui était pour les Stoïciens
le lien assurant la cohérence du monde, Camèade pouvait d'autant
mieux présenter la nature comme étant le lieu de ce qui n'a pas
d'être véritable et il rejoignait ainsi le postulat du début du Timée,
selon lequel le monde du devenir «naît, meurt, mais n'existe jamais
réellement»76. Si l'on examine, en effet, les syllogismes carnéa-
diens des § 29-35, on constate qu'ils sont tous organisés autour
d'une proposition identique à celle que nous venons de citer77 : «il
n'est aucun corps qui ne soit soumis à la mort, aucun qui garde sa
forme, aucun qui ne puisse être divisé ou éparpillé». Cette matière
en perpétuel changement, Camèade la comparait à une cire capa
blede prendre toutes les formes, utilisant ainsi l'une des métaphor
es par lesquelles Platon décrivait le «réceptacle», qualifié par lui

74 L'importance de Straton de Lampsaque dans la dialectique carnéadien


ne apparaissait déjà dans le Lucullus, cf. supra, p. 543. Straton de Lampsaque
était un disciple de Théophraste (cf. Nat. de., I, 13, 35 : eius (= Theophrasti)
auditor) qui avait construit un système naturaliste excluant toute présence divi
ne,cf. Stobée, Ed., II, 6, 4, p. 24 M. : καθάπερ Στράτων, τό τελειοον την δύναμιν
δι'
ή ν τής ενεργείας τυγχάνομεν.
75 Straton n'est pas nommé dans ce dernier livre, mais il est hors de doute
que Cotta fait allusion à lui lorsqu'il défend la thèse d'une nature sans âme (11,
27-28), comme le prouve la comparaison avec Plutarque, Adu. Col., 14, 1115 b.
76 Platon, Timée, 28 a : γιγνόμενον και άπολλύμενον, δντως δέ ουδέποτε δν.
77 Cicéron, Nat. de., Ili, 12, 29: corpus autem inmortale nutlum esse, ne
indiuiduum quidem nee quod dirimi distrahiue non possit.
578 LA PHYSIQUE

de έκμαγεΐον φύσει παντί78. Ainsi donc, alors qu'il paraissait se


limiter à une vérité d'évidence et ne se référer à aucune autre autor
ité philosophique que celle de Straton de Lampsaque, Camèade
situait son interlocuteur au point de départ du processus qui
conduit Platon à affirmer que ce monde du devenir n'est pas celui
de l'être. Lui-même n'entrait pas dans l'ontologie, ou plus exacte
mentil ne disait celle-ci qu'en négatif, créant ainsi les conditions
qui devaient permettre à l'interlocuteur de découvrir lui-même ce
qu'est l'être véritable.
C'est de cette même méthode que participent, nous semble-t-il,
les fameux sorites contre le polythéisme79, qui sont interprétés de
manière très différente par Cicéron et Sextus, puisque le premier
soutient que Camèade les utilisait non pour nier l'existence des
dieux, mais pour montrer aux Stoïciens l'inanité de leur théologie,
tandis que le second prétend qu'il s'agissait d'arguments destinés à
prouver la non-existence des dieux80. Sextus donne une interpréta
tion dogmatique de l'argumentation carnéadienne, alors que Cicé
ron lui restitue sa signification véritable en affirmant son caractère
dialectique. En effet, tout comme, par les raisonnements que nous
avons analysés, Camèade s'était efforcé de montrer la contradic
tion qu'il y avait à rendre le divin indissociable de la matière et de
la vie, par ces sorites il prouvait que la volonté stoïcienne de concil
ier la mythologie populaire et la théologie philosophique aboutiss
ait en réalité à ruiner le concept même de divinité. En pratiquant
ce type de dialectique, ne perpétuait-il pas l'intransigeance platoni
cienne à l'égard de l'image des dieux donnée par «les poètes, les
rhéteurs, les devins, les prêtres et autres par milliers»81?

Le problème de la providence divine

Mais n'y a t-il pas une contradiction dans le fait que ce même
Camèade qui combattait chez les Stoïciens tout ce que Platon avait
lui-même combattu dans la religiosité de son époque, ait si viv
ement attaqué la croyance stoïcienne en la providence, alors que les
philosophes du Portique étaient en droit d'invoquer le livre X des
Lois, dans lequel le fondateur de l'Académie condamne avec beau-

78 Ibid., 30 et Platon, Timée, 50 c.


79 Cicéron, ibid., 17, 43-20, 52. Pour une étude détaillée de cette question,
cf. P. Couissin, Les sorites de Camèade contre le polythéisme, art. cit.
80 Cicéron, ibid., 17, 44 : Haec Carneades aiebat, non ut deos tolleret (quid
enim philosopho minus conueniens?), sed ut Stoicos nihil de dis explicare
conuinceret; à l'inverse, Sext. Emp., Adu. phys., I, 190 : καί άλλους δη τοιούτους
σωρίτας έρωτώσιν οι περί τον Καρνεάδην εις το μη είναι θεούς.
81 Platon, Lois, Χ, 885 d.
LE LIVRE III DU DE NATURA DEORUM ET LE TIMÉE 579

coup de fermeté celui qui, tout en admettant l'existence des dieux,


nie qu'ils se préoccupent des affaires humaines82. Il s'agit là d'une
question difficile à laquelle nous suggérons deux réponses, l'une
générale, l'autre plus précise.
Comme chaque fois qu'il critiquait un point de la doctrine stoï
cienne, Camèade cherchait à opposer au dogme le maximum de
faits susceptibles, sinon de détruire, du moins de relativiser celui-
ci. Faire passer la providence divine du statut de certitude à celui
de vraisemblance ne supposait pas simplement une légère rétro
gradation dans la hiérarchie de la vérité, cela exigeait d'infliger au
dogmatique un choc violent, semblable à cette décharge de la tor
pille marine à laquelle était comparée la dialectique de Socrate83.
Quoi que Camèade lui-même pensât de cette providence, il ne pouv
ait accomplir sa fonction de dialecticien, d'éveilleur de conscienc
es, qu'en opposant à l'optimisme stoïcien tous les phénomènes
naturels ou humains inexplicables si l'on part du principe que Dieu
s'occupe de l'univers.
Le problème de fond reste cependant celui-ci : la conception
stoïcienne de la πρόνοια était-elle la même que celle de Platon?
Camèade pouvait-il rejeter l'une sans condamner l'autre? La lectu
re comparée des passages consacrés à la providence divine dans le
livre X des Lois et dans le discours de Balbus révèle combien les
deux théories sont différentes dans leur inspiration. Pour établir,
en effet, que les dieux ne se désintéressent pas de l'univers, Platon
montre qu'il y aurait contradiction à ce que Dieu fût à la fois excel
lentet négligent84, mais il ne prétend pas trouver dans la descrip
tion des êtres vivants ou dans des exemples historiques la confir
mation de cette providence. Bien plus, lorsqu'il s'adresse au néga
teur de celle-ci, il l'invite à faire preuve d'humilité et à comprendre
qu'il n'est qu'une infime partie de l'univers, qui doit contribuer à la
félicité de l'ensemble et qui ne bénéficie de celle-ci qu'autant que le
permet le commun devenir95. Platon ne conteste donc pas que l'o
rdonnance générale de l'univers échappe à l'être humain lorsque
celui-ci, au lieu de raisonner en se référant à Dieu, prétend lui-
même percevoir dans le détail la présence de ce plan. Pour les Stoï
ciens, au contraire, non seulement la réalité de la πρόνοια est
immédiatement perceptible dans la perfection de tout ce qui existe,

82 Ibid., 899 d.
83 Platon, Ménon, 80 a et c.
84 Id., Lois, X, 899 d-905 d.
85 Ibid., 903 d : κατά δύναμιν την τής κοινής γενέσεως.
580 LA PHYSIQUE

mais le sens même de celle-ci n'offre aucun mystère86 : «à l'origine


le monde a été créé pour les dieux et les hommes; tout ce qui existe
en lui a été élaboré et inventé pour le bénéfice des hommes». Nous
sommes là à l'opposé de l'humilité avec laquelle Platon parle du
dessein divin et cela prouve que la dialectique carnéadienne pouv
ait être la réfutation de la conception anthropocentrique que se
faisaient les Stoïciens de la providence, sans pour autant impliquer
la négation de cette vertu divine en elle-même. Ce que Camèade
voulait, c'était démontrer que la philosophie stoïcienne, poussée
jusqu'à ses conséquences ultimes, aboutissait à nier toute présence
divine dans le monde; ce faisant, il rendait possible - et même
nécessaire, pour ceux qui, comme les Stoïciens eux-mêmes,
croyaient à l'existence des dieux - le recours à une autre méthode,
celle de Platon dans le Timée.
Si donc la dialectique académicienne que pratique Cotta, loin
d'avoir pour finalité l'établissement d'une doctrine matérialiste,
porte en elle, «en négatif», au moins la possibilité de penser la phy
sique autrement que ne l'avaient fait les Stoïciens, il n'y a pas de
contradiction entre les propos du philosophe et sa situation de
pontife. La place accordée à une tradition particulière, l'humilité à
l'égard du monde des dieux, la conscience de l'imperfection de la
raison humaine sont, en effet, autant de points où s'accordent en
Cotta le Platonicien et le dignitaire de la religion romaine. Il nous
faut, cependant, revenir maintenant à notre point de départ et ten
ter d'expliquer non plus le choix de Cotta, mais celui de Cicéron,
dont nous avons souligné au début de ce chapitre le caractère
apparemment paradoxal.
Ce qui fait que l'Académicien Cicéron, tout en percevant fort
bien le caractère dialectique du discours de Cotta, donne sa préfé
rence à celui de Balbus, c'est sa crainte qu'une interprétation dog
matique des propos néoacadémiciens ne les transforme en apolo
gie de l'athéisme, ou en tout cas du matérialisme, et le fait même
que Velléius donne son approbation à Cotta est là pour démontrer
le bien-fondé de ses craintes. Nous retrouvons là cette ambiguïté
quasi permanente de l'attitude cicéronienne à l'égard de Camèad
e87:l'Arpinate se réclame d'un philosophe par rapport auquel il
se sent obligé de prendre une certaine distance, parce qu'il sait que
se dialectique peut être perçue comme la défense d'une doctrine
proche de la sophistique ou de l'épicurisme. Cependant, le vérita-

86 Cicéron, Nat. de., II, 62, 154: Principio ipse mundus deorum hominum-
que causa factus est, quaeque in eo sunt ea parata ad fructum hominum et inuen-
ta sunt. Sur l'inutilité de corriger le texte des manuscrits, cf. Pease, ad loc.
87 Cf. supra, p. 535.
LE LIVRE III DU DE NATURA DEORUM ET LE TIMÊE 581

ble paradoxe en ce qui concerne la fin du De natura deorum n'est-il


pas que, tout en préférant le discours de Balbus, Cicéron est plus
proche de l'Académicien que du Stoïcien? En effet, en n'accordant
à Balbus qu'une plus grande vraisemblance, il reste dans le domai
ne de cet εικός dont Platon a dit que l'homme doit se satisfaire
lorsqu'il parle du monde et des dieux (alors que les Stoïciens pré
tendront dans ce domaine aussi à la certitude absolue) et il expri
mepar la suspension du jugement ce respect du mystère divin,
étranger au Portique, mais présent chez Cotta au double titre de sa
fonction de pontife et de son appartenance à la Nouvelle Acadé
mie.Certes, on ne peut considérer comme négligeable le fait que
Cicéron ait, sur le fond même du problème théologique, préféré
l'immanence stoïcienne à cette sorte d'appel par le vide pratiqué
par Camèade. Mais, outre le fait qu'un Platonicien pouvait se sent
irautorisé à approuver cet aspect du stoïcisme par une interpréta
tion immanentiste du livre X des Lois (à l'égard de laquelle nous
avons dit nos réserves88), il nous paraît important de souligner à
quel point Cicéron brise une fois encore la cohérence systématique
de la doctrine de Zenon, puisque l'approbation de l'idée que Dieu
soit présent au monde n'implique nullement chez lui que l'homme
se trouve pour ainsi dire de plain pied avec la divinité. D'où une
très frappante ressemblance entre cette fin du De natura deorum et
celle des Tusculanes, où le naturalisme cicéronien ne prenait son
sens véritable qu'intégré dans une perspective platonicienne,
l'homme étant défini pas son aptitude à s'orienter vers l'idéal et
non par la possession de certitudes indestructibles.

Trois questions à propos du De diuinatione

Si l'on accepte cette conclusion que, même dans le dernier


livre du De natura deorum, Cicéron demeure profondément fidèle à
l'inspiration de la philosophie néoacadémicienne, on comprend
mieux qu'il ait pu lui même assumer la critique de la croyance en
la divination. L/έποχή inhérente à l'approbation donnée à Balbus
portait en elle-même la réfutation d'une théorie affirmant l'existen
ce d'une relation directe entre les hommes et les dieux. Il n'en reste
pas moins vrai que le De diuinatione présente une indéniable origi
nalité, puisque c'est un traité dans lequel on chercherait en vain la
moindre critique, réserve, ou distance à l'égard de Camèade. Cicé
ron, qui a préféré laisser au personnage de Cotta la réfutation de la
théologie stoïcienne, n'a pas craint d'être lui-même mal compris en

88 Cf. supra, p. 510.


582 LA PHYSIQUE

reprenant et en développant les arguments utilisés par Camèade


contre la divination. Il y a là une différence qui nous semble inté
ressante et pour l'étude de laquelle nous aborderons trois ques
tions : quelle relation y avait-il entre la position de Platon et celle
de Camèade à l'égard de la divination? Quels sont les motifs ou
circonstances qui ont poussé Cicéron à diriger contre cette derniè
re une charge aussi violente? Quel sens donne-t-il lui-même à son
rejet de la divination?
Il est peu de problèmes philosophiques sur lesquels la conti
nuité entre Platon et Camèade apparaît aussi clairement qu'à pro
pos de la divination. Toute la première partie de Diu., II, celle où
Cicéron se réfère directement à la dialectique carnéadienne89, rap
pelle irrésistiblement les pages platoniciennes où Socrate demande
à son interlocuteur une définition, puis, par réfutations successi
ves, lui fait prendre conscience de l'impossibilité dans laquelle il se
trouve de fournir celle-ci. Tout comme, par exemple, Socrate pres
se Gorgias de lui dire ce qu'est la rhétorique, puis lui montre que,
contrairement à la médecine ou à la musique, celle-ci n'a pas de
domaine de définition et n'est donc pas une τέχνη véritable90, le
Néoacadémicien objecte au Stoïcien qu'il n'est nulle question qui
puisse être considérée comme relevant spécifiquement de la divina
tion et il enferme la définition stoïcienne (praesensio rerum fortui-
tarum)91 dans l'aporie suivante92 : si tout est déterminé, comme
l'affirment les Stoïciens eux-mêmes, il est contradictoire de préten
dre qu'il existe des res fortuitae; en revanche, si tout résulte du
hasard, des caprices de la fortune, comment pourrait-on prévoir
quoi que ce soit?
La stratégie de la réfutation carnéadienne était donc certaine
ment inspirée de Platon, mais il nous faut aussi montrer comment
sur le fond du problème le scholarque de la Nouvelle Académie
perpétuait la pensée du fondateur de l'école.
La question de l'attitude de Platon à l'égard de la divination est
rendue assez complexe par l'attachement sincère du philosophe à
la religion de Delphes, qui trouvera son expression philosophique
la plus parfaite dans le passage du Phèdre consacré à la mantique

89 Cicéron, Diu., H, 3, 9-7, 19. Le caractère socratique de cette enquête


apparaît dès l'attaque : Etenim me mouet illud, quod in primis Carneades quae-
rere solebat, quarwnnam rerum diuinatio esset, earumne rerum quae sensibus
perciperentur.
90 Platon, Gorgias, 455 b.
91 Cette définition avait été donnée par Quintus en I, 5, 9 : ... de diuinatio-
ne, quae est earum rerum quae fortuitae putantur, praedictio atque praesensio.
92 Cf. ibid., II, 7, 18-19.
LE LIVRE III DU DE NATURA DEORUM ET LE TIMÉE 583

inspirée93. Cependant, il apparaît, comme l'a bien montré P. Vicai


re que, dès les premiers dialogues, Platon a souhaité «une sorte de
divination réformée, contrôlée»94. Très important est à cet égard
ce que nous lisons dans le Charmide, un de ces dialogues sans
conclusion dont nous pouvons supposer qu'ils étaient tout particu
lièrement chers à la Nouvelle Académie95: «Accordons encore, si
tu veux, que la divination est la science de l'avenir, et que, si la
sagesse venait à la gouverner, elle nous débarrasserait des faux
devins, tandis qu'elle mettrait en honneur les véritables prophètes
autorisés des choses futures». Platon ne rejette pas le principe de
la communication entre les dieux et les hommes (il qualifie dans le
Banquet la divination de περί θεούς τε και ανθρώπους κοινωνία96),
mais, d'une part, il est toujours très attentif au problème des
contrefaçons de la mantique et, d'autre part, le Timée nous montre
que la révélation divinatoire concerne pour lui la partie inférieure
de l'âme97. La raison se doit donc d'être vigilante en permanence
dans tout ce qui concerne la divination et nous retrouvons là cette
différence essentielle entre les Stoïciens, qui font sans réserve
confiance à la nature, et Platon, qui revendique les droits du λόγος
sur une immédiateté à l'égard de laquelle il ressent méfiance ou
insatisfaction.
L'originalité de la Nouvelle Académie aura été de ne pas oppos
er à l'acceptation par les Stoïciens des formes les plus naïves de la
divination la conception aristocratique et intellectualiste que Pla
ton se faisait de celle-ci. Procéder ainsi eût été à ses yeux pratiquer
une certaine forme de dogmatisme. En ruinant par sa dialectique
la théorie stoïcienne de la divination, Camèade laissait libre un
espace qui pouvait certes être occupé par les négateurs de l'exi
stence de Dieu, mais qui était aussi le lieu dans lequel l'interlocu
teur serait amené à retrouver Platon.
Nous ne pouvons ici retracer dans le détail les variations de
Cicéron à l'égard de la divination et nous renvoyons pour cela le
lecteur à l'excellent ouvrage de F. Guillaumont98. Qu'il nous suffise
de rappeler ici que, même dans le De legibus, qui est certainement

93 Platon, Phèdre, 244 b-d.


94 P. Vicaire, Platon et la divination, dans REG, 83, 1970 (p. 333-350),
p. 335.
95 Platon, Charmide, 173 c : Ei δέ βούλοιό γε, και τήν μαντικήν είναι
ξυνχωρήσωμεν έπιστήμην τοΰ μέλλοντος εσεσθαι, και τήν σωφροσύνην, αυτής
έπιστατοϋσαν, τους μέν αλαζόνας άποτρέπειν, τους δέ ώς αληθώς μάντεις καθισ-
τάναι ήμΐν προφήτας των μελλόντων.
96 Id., Banquet, 188 b.
97 Id., Timée, 71 d-e. Sur ce texte, cf. P. Vicaire, op. cit., p. 337-338.
98 F. Guillaumont, Philosophe et augure, op. cit.
584 LA PHYSIQUE

le texte théorique cicéronien le plus favorable à la divination, l'Ar-


pinate affirme que les augures romains ont perdu «du fait de l'a
ncienneté et de la négligence» la science de déchiffrer l'avenir". Le
De legibus oppose donc à une position de principe - si le monde est
dirigé par les dieux, il doit y avoir une communication entre les
hommes et eux - une situation historique, celle de la dégénérescen
ce à Rome de la science augurale. Cicéron ne se reconnaît donc ni
dans la conception exclusivement politique de la divination déve
loppée par l'augure Marcellus, ni dans celle d'Appius Claudius
accordant une véritable capacité divinatoire au collège augurai100.
Il établit entre ce qui devrait être et ce qui est, une distinction qui
ne l'empêche pas de considérer que la divination officielle est un
élément fondamental du fonctionnement de la res publica, ni
d'éprouver lui-même une immense fierté à faire partie du collège
des augures, au point d'écrire, si l'on en croit Servius, un De augu-
nts 101
Ce n'est donc pas sur l'efficacité de la mantique que le De diui-
natione marque une rupture par rapport au De legibus. Ce qui est
nouveau, nous semble-t-il, dans la réfutation que fait l'Arpinate des
propos de Quintus, c'est que, ne se contentant plus de déplorer
l'état de la divination officielle, il nie que l'art augurai ait jamais
permis la connaissance de l'avenir et il va même jusqu'à écrire à ce
sujet 102 : errabat enitn multis in rebus antiquitas, propos dont le
moins qu'on puisse dire est qu'il surprend de la part d'un homme
aussi attaché au mos maiorum. Par là même, il apparaît que l'Arpi
nateva beaucoup plus loin que Camèade dans la critique de la
divination. Le scholarque avait rejeté non pas la mantique, mais la
manière dont les Stoïciens avaient voulu fonder philosophique
ment celle-ci, et si l'interprétation que nous avons proposée est
exacte, il cherchait à rendre possible une perception platonicienne
des différents aspects de la divination. Cicéron, lui, ne se contente
pas de disserter contra Stoicos, il prétend démontrer l'inanité de la
croyance en la possibilité de prédire l'avenir et il prend cette fois-ci
nettement parti en faveur de Marcellus contre Appius Claudius103.
Ce qui pourrait sembler n'être qu'une divergence interne au collè
ge des augures revêt une importance considérable pour la connais
sance de la pensée philosophique cicéronienne : entre le De legibus
et le De diuinatione, l'Arpinate a abandonné l'idée qu'il puisse ou

99 Cicéron, Leg., II, 13, 32.


100 Ibid., 32-33.
101 Cf. sur cette question F. Guillaumont, op. cit., p. 85.
102 Cicéron, Diu., II, 33, 70.
103 Ibid., 35, 75.
LE LIVRE III DU DE NATURA DEORUM ET LE TIMÊE 585

qu'il ait pu exister une prédiction exacte du futur par l'intermédiai


re de la mantique. Ce changement ne peut être d'origine philoso
phique, puisque Cicéron connaissait depuis Philon de Larissa les
arguments utilisés par Camèade contre la théorie stoïcienne de la
divination. Il ne doit pas être non plus imputé à l'état d'esprit génér
al des hommes politiques romains à l'égard des rites divinatoires,
car ce scepticisme ambiant n'avait pas empêché Cicéron dans le De
legibus d'adopter une position originale, préservant la possibilité
d'une communication entre les dieux et les hommes par l'intermé
diaire de la mantique. Nous devons donc nous demander si ce n'est
pas l'exploitation de la divination dans la période de la guerre civi
le et de la dictature qui l'a conduit à entreprendre une critique auss
i radicale. Lorsque les dieux ont commencé à parler le langage de
César, a dit J. Linderski, Cicéron a préféré ne plus les croire 104. La
réalité fut certainement moins simple, même s'il est vrai que le De
diuinatione montre à quel point l'Arpinate fut ulcéré de voir les
césariens détourner à leur profit la religion officielle, par exemple
en cherchant dans les livres sibyllins un argument pour faire cou
ronner César 105. Mais le dépit que provoquait en lui l'utilisation par
ses adversaires d'une arme politique dont les optimales avaient
naguère usé et abusé ne suffit pas à expliquer cette sévérité dans la
condamnation de la mantique. Les allusions très précises aux mult
iples fausses prédictions qui furent faites à Pompée et à César
pendant le conflit qui les opposa, permettent de mieux comprendre
la réaction cicéronienne 106. En effet, non seulement presque rien
ne se réalisa de ce qui avait été prédit par les devins, et plus préci
sément par les haruspices - uides tarnen omnia fere contra ac dicta
sint euenisse107, dit Cicéron à Quintus - mais, de surcoît des deux
imperatores fut vainqueur celui qui sut mépriser leurs conseils :
César, nous est-il rappelé 108, osa passer en Afrique à un moment où
cela lui avait été interdit par un très eminent haruspice, tandis que
Pompée, lui, avait une confiance aveugle dans l'haruspicine. C'est
cette capacité des devins à se tromper quasi systématiquement, et
avec des conséquences si tragiques, qui ruina en Cicéron jusqu'à

104 J. Linderski, Cicero and Roman divination, dans PP, 37, 1982 (p. 12-38),
p. 37-38 : when the gods started talking the language of Caesar, he preferred not to
believe in their enunciations.
105 Cf. Dim., II, 54, 110.
106 Ibid., 9, 22-23 et 47, 99. Sur le problème général de la relation entre rel
igion et politique dans la Rome de la fin de la République, cf. l'article de P. Jal,
Les dieux et les guerres civiles dans la Rome de la fin de la République, dans
REL, 40, 1962, p. 170-200.
107 Ibid., 24, 53.
108 Ibid., 52.
586 LA PHYSIQUE

l'espoir d'une mantique véritable. Il n'est pas impossible, en outre,


que dans les journées angoissantes vécues dans le camp de Pomp
ée, il se soit surpris lui-même à croire aux prédictions favorables
à celui-ci et que son amertume en ait été d'autant plus grande. . .
Il nous reste à analyser comment ce rejet sans nuance de la
divination en tant que connaissance de l'avenir s'intègre dans l'e
nsemble de la pensée philosophique de Cicéron. On a fort justement
souligné que, même dans le De diuinatione, la condamnation philo
sophique de la mantique n'implique nullement chez l'Arpinate la
volonté de faire disparaître de la vie publique les pratiques divina
toires et qu'un tel conservatisme pratique atténue la contradiction
que l'on peut déceler entre ce dialogue et le De legibus109. Cicéron
aboutit ainsi à une distinction tranchée entre la théologie philoso
phique, qui exclut la divination, et la théologie civile qui, au
contraire accorde à celle-ci une place importante. Alors que Var-
ron prend bien soin de préciser que l'on ne peut séparer le genus
ciuile des deux autres110, l'Arpinate semble se satisfaire d'un divor
ce entre la théorie et la pratique, l'intérêt de la res publica justifiant
que l'on accomplisse des rites auxquels on dénie par ailleurs toute
signification véritablement religieuse111. Cette dichotomie paraît a
s urément difficilement acceptable à un esprit moderne. Elle se
révélera cependant plus apparente que réelle, pour peu que l'on
accepte de se placer dans la logique de la pensée cicéronienne.
Si l'on admet, en effet, que, malgré la phrase sur les erreurs de
Yantiquitas, demeure toujours vivante dans le De diuinatione l'idée
fondamentale du De republica, à savoir que l'État romain tel qu'il a
été élaboré par les maiores dans leur refus de l'individualisme, est
la seule institution humaine qui ait pu reproduire la perfection de

109 Cf. ibid., 12, 28 : ut ordiar ab haruspicina, quant ego rei publicae causa
communisque religionis colendam censeo ; 33, 70 : retinetur autem et ad opinio-
nem uulgi et ad magnas utilitates rei publicae mos, religio, disciplina, ius augu-
rium, collegi auctoritas. Sur ces deux passages, cf. F. Guillaumont, op. cit., p. 45-
46; J. Lindersky, op. cit., p. 15-16. Sur le problème général de l'attitude de Cicé
ron face à la religion d'Etat, cf. R. J. Goar, Cicero and the state religion, Amster
dam,1972.
110 Cf. Augustin, du. Dei, VI, 6 (= Varron Ant. diu., frag. I, 54 a Agahd) :
magis earn ex utraque tentperatam quant ab utraque separatam intellegi uoluit.
111 II a été justement remarqué par A. Guillaumont, op. cit., p. 167, que la
critique cicéronienne de la divination est bien plus radicale que celle de Camèad
e dont la critique ne visait pas la divination en elle-même, mais la doctrine que
les Stoïciens professaient à propos de celle-ci. Nous avons tenté de montrer que
Camèade se situait dans la tradition de Platon ; il faut ajouter que c'est ainsi que
le moyen-platonisme semble avoir compris sa dialectique dans ce domaine :
Plutarque n'a-t-il pas écrit un traité Περί μαντικής δτι σφζεται κατά τους
'Ακαδημαϊκούς (η. 71 du Catalogue de Lamprias)?
LE LIVRE III DU DE NATURA DEORUM ET LE TIMÊE 587

la nature112, on comprend que ce dialogue ne rompt pas l'unité


profonde de l'œuvre philosophique de Cicéron. Lorsque celui-ci, à
la fin de son discours, affirme d'abord que c'est le devoir du sage
de respecter les institutions ancestrales, puis exalte la véritable reli
gion, qui, étrangère à la superstitio, est liée à la connaissance de la
nature, il définit là ce qu'il considère comme deux approches non
pas contradictoires, mais complémentaires du divin113. L'harmonie
de la res publica, fondée sur le respect du mos, signifie la présence
dans la société humaine du même ordre admirable dont la contemp
lation conduit le philosophe à reconnaître l'existence d'une nature
«excellente et éternelle»114. De là naît l'ambiguïté du statut de la
divination : elle doit être préservée en tant qu'élément intégrant de
cet équilibre harmonieux, mais elle est condamnable lorsqu'elle
prétend exister de manière autonome et assurer par elle-même une
communication entre l'homme et le divin qui, pour Cicéron, ne
peut exister que par la méditation de la res publica ou de la philo
sophie. Les événements, si présents dans le De diuinatione, qui ont
entraîné la fin de la République, n'ont pas détruit chez l'Arpinate
la conviction que Rome avait été et pouvait être encore le lieu de
l'absolu, il l'ont conduit à rejeter comme une illusion relevant de la
temeritas l'idée que l'homme pourrait connaître hic et nunc le des
sein des dieux.
De cette étude du De natura deorum et du De diuinatione nous
tirons les conclusions suivantes :
- la dialectique carnéadienne, en montrant que les Stoïciens,
s'ils voulaient être logiques avec eux-mêmes, devraient professer
non pas une théologie immanentiste, mais une dynamique de la
matière rendant superflue l'existence de Dieu, plaçait ceux-ci de
vant une alternative : se reconnaître comme athées ou renoncer à
leurs principes dogmatiques et repenser le problème de la relation
de Dieu au monde en termes de transcendance. Autrement dit, Car-
néade leur laissait le choix entre Straton de Lampsaque et le
Timée ;
- le fait que Camèade ne se soit exprimé à propos des dieux
que par la mise en évidence de la contradiction dans laquelle on
s'enferre quand on prétend identifier Dieu et la nature, a pu laisser
croire que lui-même s'identifiait à une doctrine matérialiste. Cette

112 Cf. supra, p. 503 sq.


113 Cicéron, Diu., II, 72, 148-149. Sur la relation entre superstitio et religio,
cf. D. Grodzynski, Superstitio, dans REA, 76, 1974, p. 36-60; L. F. Janssen, Die
Bedeutungsentwicklung von superstitio/ superstes, dans Mnemosyne, 28, 1975,
p. 135-188.
114 Ibid., 148 : praestantem aliquam aeternamque naturam.
588 LA PHYSIQUE

lecture dogmatique d'une pensée qui était dans son essence même
dialectique explique que l'épicurien Valléius ait pu approuver le
discours de Cotta, dont les arguments contre la providence divine
(en réalité contre la conception stoïcienne de celle-ci) pouvaient lui
paraître très proches de ceux du Jardin;
- Cicéron connaît, lui, le caractère dialectique des argu
ments de Camèade, mais il sait aussi que ceux-ci, une fois énoncés,
ont acquis une autonomie par rapport à l'intention du scholarque.
Comment, en effet, réfuter celui qui prendrait à la lettre sorites et
syllogismes et en conclurait à la supériorité du système de Straton
de Lampsaque? Cette ambiguïté l'incite donc à donner sa préféren
ce à la physique stoïcienne, mais sans qu'un tel choix implique une
rupture par rapport à la Nouvelle Académie. En restant fidèle dans
ce domaine aussi à la suspension du jugement de la Nouvelle Aca
démie, et en condamnant la divination avec plus de force encore
que ne l'avait fait celle-ci, l'Arpinate défend cette transcendance de
Dieu qui ne pouvait avoir de place dans le système stoïcien. Il le
fait à sa manière, c'est à dire sans déprécier la nature et sans
renier cet absolu que représente pour lui la perfection passée de la
res publica.

Mais si la théologie stoïcienne est tout au plus probable, si


aucune doctrine ne peut prétendre apporter une certitude en ce
qui concerne Dieu ou l'homme, qu'est-ce qui peut suppléer à la
finitude - au moins de fait - de l'entendement?
CHAPITRE III

LE DE FATO ET LA TRADITION DU PHEDRE

N'est-il pas contradictoire de parler du De fato dans une partie


consacrée à la physique, alors que Cicéron lui-même dit que la
question des possibles est tout entière λογική1? Ce problème du
statut de l'œuvre avait été mis en évidence par P. Boyancé, qui se
proposait de le traiter en profondeur, ce qu'il n'eut pas le temps de
réaliser, et il est rendu d'autant plus difficile par les lacunes consi
dérables de la tradition manuscrite2. Pour tenter de pallier cette
perte et pour justifier notre propre démarche, nous ferons deux
remarques préliminaires :
- la partie du De fato qui nous est parvenue commence par
la fin d'une phrase sur l'éthique, immédiatement suivie par la pro
position, concernant l'appartenance à la logique de la quaestio περί
δυνατών3. Or il s'agit là des deux dernières parties de la division
de la philosophie, telle qu'elle était pratiquée dans la Nouvelle Aca
démie, et nous pouvons en déduire que le traité cicéronien com
mençait par quelques phrases concernant la place du destin dans
la physique. S'il fallait une confirmation à cette déduction, il suffi
rait de se reporter au De fato du Pseudo Plutarque, enraciné lui
aussi dans la philosophie néoacadémicienne et qui contient dans
un des paragraphes du début la phrase suivante4 : «mais revenons

1 Cicéron, Fat., 1 : obscura quaestio est quant philosophi appellant, totaque


est λογική, quant rationem disserendi uoco.
2 P. Boyancé, Cicéron et les parties de la philosophie, p. 154. Sur l'état
actuel de l'œuvre, cf. la substantielle introduction d'A. Yon dans son édition du
De fato, éd. «Les Belles Lettres», Paris, 1939, p. XIX-XL, ainsi que le comment
aire d'O. Hamelin, Sur le De fato, édité par M. Conche.Villers-sur-Mer, 1978.
3 Cicéron, loc. cit. : quia pertinet ad mores, quod ήθος Uli uocant, nos earn
partent philosophiae de moribus appellare solemus, sed decet augentem linguam
Latinam nominare moralem.
* On trouvera un exposé fort complet de la discussion concernant l'au
thenticité de cette œuvre dans l'édition qui en a été donnée par J. Hani, t. 8,
n. 42, des Œuvres morales, éd. «Les Belles Lettres», Paris, 1980, p. 3-7. Parmi les
arguments avancés contre l'authenticité par J. Hani, et ce malgré la présence
dans le Catalogue de Lamprias d'un Περί ειμαρμένης, le plus important nous
paraît être la dédicace de l'œuvre à un Pison qui pourrait bien être le L. Calpur-
nius Piso, consul en 175 avec P. Salu. Iulianus. Pour D. Babut, dans AC, 29,
1960, p. 193-195, c.r. du t. VII des Moralia dans la col. Loeb, il s'agirait d'une
œuvre de jeunesse remaniée.
590 LA PHYSIQUE

au destin considéré comme activité, car c'est lui qui soulève le plus
grand nombre de problèmes, d'ordre physique, éthique et dialecti
que».Comme l'imitateur de Plutarque, Cicéron connaissait les trois
aspects de la question du destin et, comme lui, il a entrepris de le
traiter dans l'ordre pratiqué par l'école dont il se réclamait. L'al
ternative qu'avait énoncée P. Boyancé - le De fato ressortit-il à la
logique ou à la physique? - n'est donc pas fondée puisque l'Arpina-
te avait abordé le concept de fatum dans la multiplicité de ses
aspects, et qu'il n'avait laissé de côté aucune de ses implications, ni
physique, ni morale, ni logique. Seul l'état actuel de l'œuvre a pu
donner l'impression qu'il s'était limité à étudier la question des
possibles;
- s'il est vrai que l'œuvre reprenait la division tripartite de
la philosophie et que seule la partie qualifiée par Cicéron lui-même
de «logique» nous est parvenue, pourquoi avoir inclus celle-ci dans
notre étude de la physique? La raison en est double. D'une part,
nous avons analysé à propos du Lucullus les problèmes relatifs à
l'assentiment5. D'autre part, l'ambition qu'avait Cicéron d'être ex
haustif, ne l'a pas empêché de souligner la relation privilégiée
entre le De natura deorum, le De diuinatione et le De fato. Il est
intéressant à cet égard de citer ce qui est dit dans la préface du
second livre du De diuinatione, lorsque le traité sur le destin est
annoncé comme devant parfaire la réflexion consacrée à la physi
que6:
«Pour que celle-ci soit pleinement et parfaitement achevée,
nous avons entrepris d'écrire à propos de la divination les livres que
voici. Si nous leur ajoutons, comme nous en avons l'intention, une
œuvre sur le destin, toute cette question aura été étudiée avec suff
isamment d'ampleur».
Associer le De fato aux ouvrages traitant de la physique, c'est
peut-être en trahir la lettre, puisque nous n'en possédons que la
partie consacrée à la logique, mais c'est aussi, nous semble-t-il, res
ter fidèle à l'intention de l'Arpinate qui, tout en étant conscient de
la complexité du concept de fatum, a considéré que, prise dans son
ensemble, l'œuvre qu'il y consacrait, avait une sorte de parenté
naturelle avec celles où avaient été étudiés le problème des dieux et
celui de la divination.
L'intérêt porté par les savants à la place du destin dans la phi
losophie du Portique a eu cette conséquence fâcheuse que le De

5 Cf. supra, p. 245-276.


6 Cicéron, Diu., II, 1, 3 : Quae ut plane esset cumulateque perfecta, de Diui
natione ingressi sumus his libris scribere; quibus, ut est in animo, de Fato si
adiunxerimus, erit abunde satis factum toti huic quaestioni.
LE DE FATO ET LA TRADITION DU PHÈDRE 591

fato a été trop souvent ravalé au rang de simple source pour la


connaissance de la physique stoïcienne. On chercherait en vain
dans une bibliographie pourtant considérable une allusion à la
construction d'une œuvre qui est très abondamment citée7. On eût
pu s'attendre à une plus grande attention de la part des historiens
de la Nouvelle Académie, mais, curieusement, ceux-ci, comme s'ils
avaient été intimidés par un thème dont ils pouvaient estimer qu'il
ressortissait plus à la recherche sur le stoïcisme qu'à la leur, se
sont contentés pour l'essentiel de reproduire les arguments carnéa-
diens sans approfondir véritablement la signification de ceux-ci.
V. Brochard, sur d'autres points si perspicace et subtil, a loué l'or
iginalité des arguments de Camèade et la «profondeur de ses
remarques sur la nature», mais ce qu'il écrit à leur sujet tient plus
de l'exposé descriptif que d'une véritable analyse8. On pourrait en
dire autant de quelques autres savants9. Certains, pourtant, ont
senti qu'il y avait dans ce traité une densité encore plus grande que
celle qu'on lui attribuait communément et ils ont ouvert des direc
tions de recherche originales. C'est ainsi qu'E. Zeller avait déjà
remarqué que la position de Camèade sur le libre-arbitre était celle
de l'Ancienne Académie, il en avait conclu que pour le scholarque
de la Nouvelle Académie il ne pouvait s'agir là que d'une thèse pro
bable, nullement d'un dogme10. L.Robin, tout en soutenant lui
aussi que « tout ce que Camèade a pu dire sur la question est dirigé
contre les Stoïciens et ne représente pas une doctrine personnelle »,
a suggéré que le rôle de ce philosophe dans le traité cicéronien
serait beaucoup plus important que ne le laissent penser les quel
ques passages où il est cité nommément, et cette idée a été exploi
tée par M. Dal Pra qui s'est efforcé de retrouver Camèade même là
où il n'est pas évoqué11. Par ailleurs, tout récemment, J. Vuillemin,
dans le beau livre qu'il a consacré aux problèmes du fatalisme et
du libre-arbitre dans l'Antiquité, a étudié sous un angle purement

7 S. Botros, Freedom, causality, fatalism in early Stoic philosophy, dans


Phronesis, 30, 1986, p. 274-304; A.A. Long, Freedom and determinism..., op.
cit. ; S. Sambursky, Physics of the Stoics, Londres, 1959, p. 50 sq. Cf. également,
M. E. Reesor, Fate and possibility in early Stoic philosophy, dans Phoenix, 19,
1965, p. 285-297 et P. L. Donini, Fato e voluntà humana in Crisippo, op. cit.;
R. W. Sharpies, Necessity in the Stoic doctrine of fate, dans SO, 56, 1981, p. 81-
97.
8 V. Brochard, op, cit., p. 151-153.
9 A. Goedeckmeyer, op. cit., p. 130 sq.; A. Weische, op. cit., p. 34 et 49, qui
ne mentionne le Phèdre que pour souligner l'originalité de Camèade par rap
port à celui-ci.
10 E. Zeller, op. cit., t. 31, p. 530.
11 L. Robin, Pyrrhon . . ., p. 119-120; M. Dal Pra, op. cit., t. 1, p. 230-244.
592 LA PHYSIQUE

philosophique le problème de la position de Camèade par rapport


au «maître-argument» de Diodore12.
Nous croyons, quant à nous, que le De fato doit être abordé
non seulement comme un témoignage essentiel sur les débats anti
ques autour de la notion de destin, mais aussi comme une véritable
œuvre philosophique, et qu'à ce titre il doit être replacé dans le
contexte général de la pensée cicéronienne. Cette méthode, qui est
proche de celle de P. Grimai dans l'article qu'il a consacré à ce
traité13, nous a conduit à fixer à notre recherche quatre objectifs à
la fois distincts et liés entre eux :
- démontrer que la dialectique carnéadienne n'est pas isolée
dans quelques paragraphes, mais qu'elle constitue l'armature du
texte tout entier. Ce travail, nous l'avons dit, a été commencé par
M. Dal Pra, mais nous le compléterons en établissant un rappro
chement, auquel, à notre connaissance, on n'a pas songé jusqu'à
présent, entre le De fato et les traités moraux14;
- établir la nature profondément platonicienne de cette dia
lectique et tenter de comprendre pourquoi Camèade n'a repris que
de manière partielle la doctrine de Platon sur l'automotion de
l'âme, ce qui a eu pour conséquence que sa doctrine du libre-arbi
tre est généralement perçue comme la réfutation du fatalisme stoï
cien, et non comme une certaine interprétation de ce qui avait été
dit dans le Phèdre par le fondateur de l'Académie;
- étudier comment ce qui est implicite dans le De fato se
trouve, au contraire, développé par Cicéron lui-même dans les Tus-
culanes et par Philon d'Alexandrie en maint endroit de ses traités,
ce qui constitue une tradition platonicienne du libre-arbitre qui

12 J. Vuillemin, Nécessité ou contingence. L'aporie de Diodore et les systèmes


philosophiques, Paris, 1984, passim et chap. 8, «Camèade et le nominalisme
sceptique des modalités», p. 231-251. La thèse de Vuillemin est que la critique
de Camèade visait Chrysippe, mais touche en réalité Aristote, dans la mesure où
sa théorie de la liberté dissocie la détermination des événements et la vérité des
propositions (p. 235). Il est également à remarquer que J. Vuillemin prend posi
tion dans ce chapitre, p. 246, sur ce qu'il appelle « le passage paradoxal du pla
tonisme au scepticisme dans la Nouvelle Académie », admettant que la Nouvelle
Académie, «de plus en plus attentive à la sensation et de moins en moins sou
cieuse des idées, ait pu s'inspirer d'un Platon mutilé mais authentique». Nous
croyons, au contraire, que c'est parce qu'elle était restée profondément exigeant
e en matière d'ontologie que la Nouvelle Académie est passée au «scepticis
me».
13 P. Grimai, Contingence historique . . ., op. cit.
14 Ce rapprochement, qui nous paraît important pour la perception de
l'unité de la pensée cicéronienne, n'implique évidemment pas pour nous l'hypo
thèsed'une source unique au De finibus, aux Tusculanes et au De fato.
LE DE FATO ET LA TRADITION DU PHÈDRE 593

doit être distinguée de celle, péripatéticienne, représentée par


Alexandre d'Aphrodise;
- nous interroger, enfin, sur les harmonies qui expliquent
que Cicéron se soit reconnu dans la théorie académicienne de la
volonté et non dans la doctrine stoïcienne du fatum 15.

Carnéade dans le De fato

La présence de Carnéade dans le De fato paraît assurément


bien discrète, si l'on s'en tient aux références nominatives, et il est
à cet égard significatif que la Quellenforschung ait, en règle général
e, affirmé que pour écrire cette œuvre Cicéron avait utilisé comme
source Antiochus d'Ascalon, c'est-à-dire le philosophe qui était cen
séavoir rejeté et condamné la dialectique carnéadienne 16. Dans
une telle optique, le acutius Carneades du § 23, par lequel Cicéron
affirme sa préférence pour la solution du scholarque de la Nouvell
e Académie, pose évidemment un problème difficile à résoudre17,
et c'est ce qu'a bien senti O. Hamelin dans son commentaire du
traité, mais la réponse qu'il y a apportée ne nous semble pas enti
èrement convaincante18. Cependant, avant d'entrer dans les ques
tions d'interprétation générale, il nous faut commenter les deux
passages dans lesquels Cicéron cite Carnéade.
Au § 23, après avoir exposé la théorie épicurienne du clinamen
comme condition indispensable de la liberté humaine - on pense
aux vers de Lucrèce: «d'où vient, dis-je, ce pouvoir arraché aux
destins, qui nous fait aller partout où nous conduit notre liberté et
nous permet de changer de direction sans être déterminés par le

15 Et ce, malgré l'influence de Diodote, qui apparaît très clairement dans la


fameuse lettre sur les possibles, Fam., IX, 4 (écrite à Varron en juin 46), dans
laquelle Cicéron se déclare avec humour partisan du nécessitarisme de Diodote
pour obliger Varron, qui lui avait annoncé une possible visite à réaliser celle-
ci.
16 Sur le problème des sources du De fato et les raisons pour lesquelles
Antiochus est considéré comme la source principale de ce traité cicéronien, cf.
A. Yon, op. cit., p. XL-XL VI.
17 Cicéron, Fat., 11, 23: Acutius Carneades, qui docebat posse Epicureos
suant causant sine hac commenticia declinatione defendere.
18 Ο. Hamelin, op. cit., p. 7 : «Ce comparatif paraît mettre Carnéade à un
rang élevé, non pourtant au rang suprême du philosophe qui aurait trouvé tou
tela vérité». Le problème selon nous n'est pas seulement de savoir ce que Cicé
ron pense de la solution carnéadienne, mais comment celle-ci s'articule avec les
autres moments de sa démonstration.
594 LA PHYSIQUE

temps ni par le lieu»19 - l'Arpinate commence à exposer la thèse


de Camèade, qui avait jugé qu'il était possible de réfuter la doctri
ne stoïcienne du destin sans avoir recours à «la fiction de la décli
naison»20. A partir du moment où, expliquait le scholarque, les
Épicuriens ont admis qu'il existe chez l'homme un mouvement
volontaire, c'est cette liberté qu'ils doivent s'attacher à défendre
plutôt que de transférer l'indétermination dans le monde physi
que21. A la spéculation invérifiable sur la texture de la matière,
Camèade préférait donc la réflexion sur l'expérience psychologi
que du libre-arbitre et il affirmait ceci22 : «quand nous disons que
l'âme se meut sans cause, nous entendons par là qu'elle se meut
sans cause antérieure et externe, et non pas que ce mouvement est
dépourvu de toute cause . . . car le mouvement volontaire a pour
nature propre d'être en notre pouvoir et notre dépendance; loin
d'être sans cause, il a pour cause sa nature même».
Dans l'ouvrage qu'il a consacré à l'argumentation antifataliste
et à la survivance de celle-ci chez différents philosophes, Dom
Amand a affirmé le caractère dialectique de ce texte et en a déduit
que Camèade n'érigeait pas la liberté en dogme, mais la considér
ait simplement comme une hypothèse probable23. Il s'agit là,
nous semble-t-il, plus d'une projection sur ce passage de ce que
nous savons par ailleurs du scholarque que d'une conclusion tirée
de sa lecture attentive. En effet, s'il est vrai que le contexte général
est celui d'une joute avec les dogmatiques, Camèade affirme néan
moins avec une fermeté toute doctrinale que l'âme est à elle-même
sa propre cause et qu'il n'y a pas à chercher d'autre fondement à
la liberté humaine24. Sur quoi se fonde une telle affirmation,

19 Lucrèce, Re nat., II, 257-260 :


Unde est haec, inquam, fatis auolsa uoluntas
per quant progredimur quo ducit quemque uoluptas,
declinamus item motu nec tempore certo,
nec regione loci certa, sed ubi ipsa tulit mens.
20 Cicéron, loc. cit.
21 Sur la liaison entre clinamen et liberté dans l'épicurisme, cf. J. M. Rist,
Epicurus . . ., p. 94, qui montre que le passage de Lucrèce, II, 289-293, ne signi
fiepas que tout acte volontaire soit nécessairement précédé d'une déclinaison
d'atomes.
22 Cicéron, Fat., 11, 24 : cum sine causa animum dicimus moueri sine ante
cedente et externa causa moueri, non omnino sine causa dicimus.
23 Dom D. Amand, Fatalisme et liberté dans l'Antiquité grecque, Louvain,
1945, p. 65 : «Fidèle à son probabilisme, Camèade n'érige pas la liberté en dog
me ni ne la présente comme une indéniable certitude».
24 On nous objectera que ce passage du De fato ne peut être considéré com
meune transcription fidèle de la pensée de Camèade et doit être interprété
comme le résutat d'une longue, et sans doute complexe, doxographie. Cela est
vrai pour l'ensemble des témoignages concernant Camèade, alors que le problè-
LE DE FATO ET LA TRADITION DU PHÈDRE 595

qu'est-ce qui permet à l'Académicien de proclamer ainsi l'autono


mie de la volonté? A en juger par l'exposé que fait Cicéron de cette
argumentation, Camèade présentait comme une vérité d'évidence
le fait que le mouvement volontaire est à lui-même sa propre cause
et une telle assurance surprend de la part du philosophe qui s'était
consacré à démontrer à ses interlocuteurs les dangers de Γένάργεια
et dont la dialectique démontrait que la fausse représentation peut
être vécue de manière en tout point identique à la vraie25. Il faut
donc admettre que le Néoacadémicien semble ici déroger à sa pro
pre méthode et renoncer à sa démarche critique habituelle. Nous
reviendrons plus loin sur la nature de cette affirmation concernant
l'automotion26.
S'il était du côté d'Épicure contre Chrysippe en ce qui concer
ne la réalité du libre-arbitre, en revanche, sur le statut des proposi
tions concernant l'avenir, Camèade rejoignait Chrysippe27. En ef
fet, contrairement à Aristote qui considérait qu'une affirmation de
cette nature n'est ni vraie ni fausse, dans la mesure où elle porte
sur quelque chose qui n'existe pas encore, et à Epicure qui crai
gnait d'être obligé d'accepter le fatalisme stoïcien s'il admettait que
l'un des termes d'une disjunctive relative au futur est nécessaire
ment vrai, Camèade affirmait que l'on pouvait accepter un tel
principe sans pour autant conclure au déterminisme universel28.

me de ce texte apparaît tout à fait singulier. Admettons que seul le § 23 soit


carnéadien et que 24 et 25 soient un commentaire de Cicéron ou d'Antiochus. Il
n'en reste pas moins vrai que, même dans la partie dialectique et donc carnéa-
dienne du texte, le principe de la causalité interne de l'âme est affirmé de
manière fort dogmatique : uoluntatis enim nostrae non esse causas externas et
antecedentis. Admettons encore, bien que rien dans le texte n'oriente vers cette
interprétation, que l'Académicien ait voulu simplement suggérer aux Épicuriens
un moyen de mettre les Stoïciens en contradiction avec eux-mêmes, puisque ces
derniers reconnaissaient que l'âme est source de son propre mouvement (cf. sur
ce point S.V. F., II, 801-803). On ne peut cependant considérer comme une sim
ple contingence de la joute dialectique le fait qu'un scholarque de l'Académie
affirme que le principe de l'automotion de l'âme suffit à résoudre les contradict
ions posées par les doctrines épicurienne et stoïcienne de la liberté. Que Car-
néade ait voulu utiliser les Épicuriens pour mettre en contradiction la cosmolog
ie et la psychologie du Portique nous paraît secondaire au regard de l'impor
tance qu'il semble lui-même avoir accordée à un thème dont aucun philosophe
ne pouvait ignorer l'origine platonicienne.
25 Cf. supra, p. 236 sq.
26 Cf. infra, p. 602 sq.
27 Cf. sur ce point J. Vuillemin, op. cit., p. 233.
28 Cicéron, Fat., 11, 25: Rursus autem ne omnes physici inrideant nos, si
dicamus quicquam fieri sine causa, distinguendum est et ita dicendum, ipsius
indiuidui hanc esse naturam, ut pondère et grauitate moueatur, eamque ipsam
esse causant, cur ita feratur. Similiter ad animorum motus uoluntarios non est
requirenda externa causa : motus enim uoluntarius earn naturam in se ipse conti-
596 LA PHYSIQUE

Dans tout ce passage, le scholarque apparaît donc comme celui


qui, confronté au conflit opposant les dogmatiques sur le problème
de la liberté, préserve des fragments de chacune de ces doctrines à
partir d'une position qu'il présente comme étant simplement de
bon sens, et dont nous essaierons de montrer qu'elle est enracinée
dans la tradition platonicienne. Nul syncrétisme donc dans cette
démarche, mais la démonstration que les créateurs de systèmes au
lieu de s'enliser dans leur propre doctrine doivent être des observa
teurs plus humbles de cette réalité dont leur ignorance, au moins
partielle, engendre le dissensus29.
Quelques paragraphes plus loin, Camèade est à nouveau cité
comme étant l'auteur d'un raisonnement dont il nous est dit que
contrairement à Γάργος λόγος, il n'avait rien de spécieux30. Le
scholarque méprisait donc l'argument trop facile qui consistait à
opposer aux Stoïciens que, si tout est déterminé par le destin, il est
inutile d'agir en quoi que ce soit et il préférait les réfuter au moyen
d'une argumentation dans laquelle nous retrouvons sa manière
habituelle de procéder. Voici, en effet, ce qu'il répondait à Chrysip-
pe 31

net, ut sit in nostra potestate nobisque pareat, nee id sine causa, eius rei enim
causa ipsa natura est. Sur le problème des «futurs contingents» chez Aristote,
cf. le chap. IX du De interpretatione, où il est affirmé que le discours ne saurait
être conforme à quelque chose qui n'existe pas encore. L. Robin, Aristote, p. 168,
a vu dans cette position « un échec évident » à l'égard d'autres aspects de la pen
"sée
forme
d'Aristote,
" éternelle
dans; delal'existence,
mesure oùà «de
titre l'existence
de " fin " suprême,
même ded'une
la "fin" à titre
pensée " qui de
se
pense elle-même", devrait en effet résulter, au contraire, une détermination
sans défaillance». Dans ce même passage, Robin souligne la relation entre la
doctrine aristotélicienne des «futurs contingents» et le «mécanisme contingen-
tiste» d'Épicure. Sur le rejet épicurien du principe du tiers exclu, cf. Cicéron,
Luc, 30, 97, et Nat. de., I, 25, 70.
29 Platon écrit dans le Phèdre, 245 c, qu'il faut se faire des idées vraies sur
l'âme «en observant ses états et ses actes», cf. infra, n. 53; Camèade appliquait
à sa manière cette méthode, puisque, se refusant à chercher dans un principe
physique l'explication de la liberté, il raisonne à partir de l'expérience de celle-
ci, cf. Fat., 24-25.
30 Cicéron, Fat., 14, 31 : Carneades genus hoc totum non probabat et nimis
inconsiderate concludi hanc rationem putabat. A. Yon, p. XL VIII, fait un rappro
chement fort juste entre le passage de Cicéron où est exposée la réponse de
Chrysippe à l'argument de Γάργος λόγος et Sénèque, Nat. quaest., 2, 32. A tra
vers ces deux textes, il apparaît que Chrysippe répondait à ceux qui utilisaient
un tel argument (les Mégariques, et peut-être Arcésilas) que l'action (par exemp
le appeler un médecin quand on est malade), loin d'être inutile par rapport au
destin, se trouve elle-même inscrite dans celui-ci.
31 Ibid. : vi Si omnia antecedentibus causis fiunt, omnia naturali conligatione
conserte contexteque fiunt; quod si ita est, omnia nécessitas efficit; id si uerum
est, nihil in nostra potestate; est autem aliquid in nostra potestate; at si omnia
LE DE FATO ET LA TRADITION DU PHÈDRE 597

- si tout arrive par des causes antécédentes, tous les événe


ments s'entrelacent et sont tramés ensemble dans un enchaînement
naturel ;
- s'il en est ainsi, la nécessité fait tout;
- si cela est vrai, rien n'est en notre pouvoir;
- or il y a quelque chose en notre pouvoir;
- mais si tout ce qui se produit est le fait du destin, tout
arrive par des causes antérieures;
- donc tout ce qui arrive n'est pas le fait du destin.

La méthode est fort claire, elle a pour objet de mettre le Stoï


cien en contradiction avec lui-même au moyen de cette forme syl-
logistique qui lui était si chère. Camèade démontre ainsi qu'il y a
dans la philosophie chrysippéenne une antinomie entre le caractè
re universel attribué au destin et la volonté de sauvegarder la liber
té humaine. Contrairement à ce qui était le cas dans le passage pré
cédent, il n'apporte ici aucune position personnelle, il se contente
d'opposer deux aspects du stoïcisme pour montrer leur totale
incompatibilité.
Les Stoïciens se trouvaient donc placés par Camèade devant
l'alternative suivante : ou vous admettez l'autonomie du mouve
mentvolontaire, ou vous reconnaissez que tout ce qui se produit
est de l'ordre de la nécessité. La finalité d'un tel dilemme était év
idemment d'exclure cette solution de compromis entre l'ordre uni
versel des choses et la liberté, que Chrysippe avait si patiemment
élaborée. Cette sécheresse dialectique, nous la retrouvons chez Plu-
tarque, lorsque celui-ci entreprend de dénoncer les contradictions
des Stoïciens à propos du destin. Parce qu'il n'a d'autre intention
que de mettre en évidence de la manière la plus efficace possible
les illogismes qui selon lui minent le système stoïcien, Plutarque
reprend telle quelle l'argumentation carnéadienne. Voici, en effet,
ce qu'il dit32 :
«ou bien le destin perd sa force invincible, inviolable et supé
rieure à tout, ou bien, s'il est tel que le pense Chrysippe, la capacité
d'exister deviendra souvent impossible; tout événement vrai sera

fiunt, omnia causis antecedentibus fiunt; non igitur fato fiunt, quaecumque
fiunt ».
32 Plutarque, Sto. rep., 46, 1055 e : (ώστ'ή την) άνίκητον και άνεκβίαστον
και περιγενητικήν απάντων ή ειμαρμένη δύναμιν άπόλλυσιν ή ταύτης οϊαν άξιοι
Χρύσιππος ούσης το έπιδεκτικον του γενέσθαι πολλάκις εις το αδύνατον έμπεσεΐ-
ται · και παν μέν αληθές άναγκαΐον εσται, τη κυριωτάτη πασών ανάγκη κατειλημ-
μένον, παν δε ψευδός αδύνατον, την μεγίστην έχον αίτίαν άντιπίπτουσαν αύτφ
προς το αληθές γενέσθαι, (ώστ'ή την) est une addition de Pohlenz qui paraît
indispensable pour la compréhension du texte. Nous avons modifié sur un cer
tain nombre de points la traduction Bréhier-Goldschmidt.
598 LA PHYSIQUE

nécessaire, étant déterminé par la nécessité de toutes la plus puis


sante et toute proposition fausse sera impossible, puisque la plus
importante des causes s'oppose à ce qu'elle devienne vraie».
Dans le De fato cicéronien, en dehors bien sûr des citations de
Camèade que nous avons reproduites, le ton est plus nuancé,
moins tranchant, comme si, malgré tout, l'Arpinate éprouvait de la
compréhension pour le malheureux Chrysippe empêtré dans ses
contradictions. L'œuvre entière, ou du moins ce qui nous en est
parvenu, est construite à partir de ce noyau qu'est l'alternative car-
néadienne, mais, comme l'a fort justement remarqué M. Dal Pra33,
on y trouve une volonté de conciliation qui atteste qu'entre Camèad
e et Cicéron il y avait eu une évolution dans la manière d'aborder
les conflits. Quelle est, en effet, l'image du stoïcisme dans le De
fato?
D'une part, Chrysippe nous est présenté comme étant aux pri
ses avec Diodore et essayant de ne pas tomber dans le sophisme du
Mégarique qui, parce qu'il prétendait confondre la nécessité logi
que et la nécessité réelle, affirmait que «cela seul est possible qui
est vrai ou le sera»34. Chrysippe, aestuans, croit pouvoir se diffé
rencier de Diodore par des subterfuges, en formulant autrement
les rapports conditionnels, mais Cicéron, par quelques remarques
ironiques montre que ces contortiones orationis ne le convainquent
guère35. Pour lui, que Chrysippe le veuille ou non, sa doctrine du
destin n'est guère différente, sur le fond, du nécessitarisme de Dio-
dore. A partir du moment, en effet, où il admet que les prédictions
des devins concernant les actions humaines sont vraies, il n'a d'au
tresolution que d'identifier le possible et le vrai. Toute cette partie
du De fato correspond donc au début du raisonnement de Carnéa-

33 M. Dal Pra, op. cit., I, p. 244.


34 Cicéron, Fat., 7, 13 : At hoc, Chrysippe, minime mis, maximeque tibi de
hoc ipso cum Diodoro certamen est. Ille enim id solum fieri posse, quod aut sit
uerum aut futurum sit uerum, id dicit fieri necesse esse, et quicquid non sit futu-
rum, id negai fieri posse. L'interprétation traditionnelle de la philosophie de
Diodore a été contestée par J. Vuillemin, p. 61-89, «Un système de fatalisme
logique: Diodore Kronos», qui s'est proposé de démontrer que le nécessitari
sme attribué de manière universelle à Diodore ne s'impose à lui que lorsqu'il
s'agit de propositions « pseudo-datées ou datées». Il ne nous appartient pas
d'entrer ici dans le détail d'une question aussi complexe; nous nous contente
rons de remarquer - ce que J. Vuillemin concède lui-même - que cette interpré
tation « nominaliste » est en contradiction avec celle, « réaliste » exposée par Cicé
ron dans le De fato. Pour la réhabilitation de Diodore comme l'un des grands
philosophes de l'Antiquité, cf. D. Sedley, Diodorus Cronus and the Hellenistic
philosophy, dans PCPhS, 23, 1977, p. 74-120.
35 Ibid., 8, 15 : Hoc loco Chrysippus aestuans . . .; 9, 17 : maius est enim has
contortiones orationis quam signorum ortus obitusque perdiscere.
LE DE FATO ET LA TRADITION DU PHÈDRE 599

de : «si tout arrive par des causes antécédentes ... la nécessité fait
tout».
Mais, par ailleurs, il serait erroné de dire que Chrysippe nous
est présenté seulement comme une sorte de Diodore clandestin et
honteux. Il est, en effet, tenu compte dans un deuxième temps de
son effort pour insérer la liberté humaine dans la trame du destin
en établissant une distinction entre les «causes principales et par
faites», présentes de toute éternité dans l'ordre naturel, et celles
«auxiliaires et prochaines» qui font que le possible devient réel36.
Nous ne reviendrons pas ici sur la métaphore du cylindre, car ce
n'est pas la doctrine stoïcienne en elle-même qui nous importe ici,
mais la manière dont elle est appréhendée par Cicéron37. Or, tout
comme il était précédemment reproché à Chrysippe de chercher à
se distinguer de Diodore par des modifications purement verbales,
cette fois il est démontré aux partisans de la liberté qu'avec sa
théorie des causes procatarctiques le Stoïcien arrive au même
résultat qu'eux, pour peu qu'ils admettent eux-mêmes que l'assent
iment ne se produit jamais sans une représentation antérieure38. La
conclusion de l'Arpinate est donc que c'est une question de forme
et non de fond qui sépare les parties en présence39.
Alors que Camèade ne semble avoir tenu aucun compte des
efforts de Chrysippe pour échapper à l'accusation de fatalisme
absolu, il y a dans le De fato cicéronien un état d'esprit différent,
qui substitue à l'alternative pure et simple une progression vers le
thème du consensus. La thèse sur laquelle sont censées se recon
naître les parties antagonistes est celle-ci : la représentation précè
de l'assentiment, mais cela ne signifie pas pour autant qu'elle en
soit nécessairement la cause, puisque «dans certains cas il est vrai

36 La théorie des causes procatarctiques est critiquée implicitement en 15,


33, et exposée de manière extensive en 18, 41 - 19, 43. Il est à remarquer que
Cicéron énonce en 17, 39, une première conclusion - sans doute carnéadienne -
qui est que Chrysippe, tout en voulant se rapprocher de ceux qui ont affranchi
l'âme de la nécessité, a abouti pas ses efforts désordonnés à justifier le nécessi-
tarisme : ut nécessitaient fati confirmet inuitus. La conclusion définitive, celle
dont l'origine est probablement antiochienne, inversera les termes et rend justi
ce à Chrysippe de son effort pour différencier le stoïcisme du nécessitarisme.
Alexandre d'Aphrodise, en revanche, est sur ce point proche de Camèade, puis
qu'il se refuse à distinguer ces deux démarches, cf. son De fato, eh. 20 et le
commentaire qui en a été donné par A. A. Long, Stoic determinism and Alexan
der of Aphrodisias De Fato (I-XIV), dans AGPh, 52, 1970, (p. 247-268), p. 249. Sur
le problème général des causes à l'intérieur du stoïcisme, cf. l'exposé de S. Sam-
bursky, op. cit., p. 60 sq.
37 Cf. supra, p. 251.
38 Cicéron, Fat., 14, 44.
39 Ibid. : ex quo facile intellectu est, quoniam utrique patefacta atque explica-
ta sententia sua ad eundem exitum ueniant, uerbis eos, non re dissidere.
600 LA PHYSIQUE

de dire que, telles causes étant antérieurement données, il n'est pas


dans notre pouvoir d'empêcher que l'effet s'ensuive, et, dans d'au
tres cas, les causes étant antérieurement données, il demeure ce
pendant en notre pouvoir que l'effet soit différent»40. Ce happy
end, si l'on nous permet cette expression, du De fato se veut le
triomphe du bon sens et fait penser à la conclusion des Tuscula-
nes41 : tout comme l'Arpinate avait terminé sa réflexion sur l'éth
iquepar l'affirmation que les moralistes sont tous d'accord pour
attribuer au sage un bonheur parfait, il conclut ses ouvrages de
physique en disant que des philosophes antagonistes reconnaissent
que l'homme n'est pas entièrement soumis à la fatalité.
Nous venons de mentionner les Tusculanes, mais il faut égale
ment et surtout évoquer ici le quatrième livre du De finibus, avec
lequel le De fato présente des analogies très frappantes. Nous
avons, en effet, analysé dans la partie consacrée à l'éthique com
ment, à propos du τέλος, Cicéron avait montré que le stoïcisme
pouvait être envisagé soit comme un indifférentisme identique
dans son principe à celui d'Ariston, Pyrrhon et Erillus, soit comme
une présentation nouvelle de la tentative des philosophes de l'An
cienne Académie pour concilier le naturalisme et l'aspiration mor
ale de l'homme42. Dans le De fato, Diodore, par son refus de l'e
xpérience, par son souci de rigueur logique poussé jusqu'à l'absur
de, tient exactement le même rôle que les indifférentistes dans Fin.,
IV: il permet de montrer que le stoïcisme dans son ambition de
parvenir à une rationalité parfaite et universelle court le risque
d'aboutir à une construction formellement irréprochable, mais
étrangère à la réalité. Par ailleurs, la solution à laquelle Cicéron
parvient à la fin de sa réflexion sur le destin et dont le stoïcisme
n'est censé différer que par une originalité purement verbale, cor
respond, elle, à ce naturalisme de l'Ancienne Académie qui est si
prisé dans le livre téléologique : on trouve, en effet, dans la physi
quecomme dans l'éthique, le même souci de concilier une nature
dont la rationalité n'est pas niée et la spécificité de l'espèce humain
e. Les deux textes sont donc très proches dans leur construction,
mais il existe néanmoins une différence entre eux. Dans Fin., IV,
qui a la vigueur d'une réfutation, l'Arpinate met en demeure les
Stoïciens de choisir entre les deux interprétations que l'on peut fai-

40 Ibid. : .. .ut quibusdam in rebus uere did possit, cum hae causae ante-
gressae sint, non esse in nostra potestate, quin Ma eueniant, quorum causae fue-
rint; quibusdam autem in rebus causis antegressis in nostra tarnen esse potestate,
ut Mud aliter eueniat ...
41 Cf. supra, p. 485-492.
42 Cf. supra, p. 414.
LE DE FATO ET LA TRADITION DU PHÈDRE 601

re de leur doctrine et il utilise le thème du consensus dans sa ver


sion polémique, c'est-à-dire le plagiat. Dans le De fato, la dualité du
stoïcisme est également mise en évidence, mais Cicéron donne très
nettement sa préférence à l'interprétation consensuelle qu'il for
mule cette fois sans aucune agressivité.
Comme celle de Fin., IV, l'architecture du De fato a donc son
origine dans l'effort de Camèade pour briser l'unité du système
stoïcien en le soumettant à chaque fois à une dichotomie, mais
l'originalité du traité sur le destin par rapport à l'autre texte est de
s'achever sur une solution de conciliation et un constat d'accord
sur le destin. En ce sens, le De fato correspond bien à la fois au
quatrième livre du De finibus et au dernier des Tusculanes. On est
donc en droit de s'interroger sur la relation entre la pensée de l'Ar-
pinate et la dialectique du scholarque. Y a-t-il rupture ou simple
mentune manière différente de dire les mêmes choses?
S'il est vrai qu'à la fin du traité l'originalité de Chrysippe par
rapport à Diodore semble définitivement reconnue, on doit néan
moins garder à l'esprit que dans un premier temps la thèse de
l'identité de la théorie chrysippéenne du destin et du nécessitaris-
me de Diodore fut défendue avec des arguments qui étaient préci
sément ceux de Camèade. Mais surtout, la thèse du consensus n'est
neutre qu'en apparence. En effet, d'une part la méthode consistant
à réduire les conflits avec le stoïcisme à des divergences terminolo
giques fut, comme nous avons eu l'occasion de le montrer, une
constante dans l'histoire de l'Académie43. D'autre part, le fait
même d'isoler la succession chronologique représentation/assenti
ment était dans son principe inacceptable pour des Stoïciens qui
s'efforçaient de mettre en évidence l'enchaînement universel des
causes44. Cela étant, il nous paraît certain que l'utilisation du thè
me du consensus dans cette fin du De fato se fait dans un esprit
différent de celui de Camèade : le scholarque cherchait avant tout
à ruiner l'identité du stoïcisme en l'assimilant à d'autres doctrines,
ou en affirmant que ce que les Stoïciens considéraient comme leur
bien propre (la thèse du bonheur du sage) était commun à tous les
philosophes. Cicéron, au contraire, procède, comme il l'a dit lui-
même dans ce passage des Tusculanes dont nous avons déjà souli
gnél'importance, avec sérénité {cum pace)45, il est persuadé d'ap-

43 II faut cependant remarquer que le De fato s'achève sur une position de


conciliation à l'égard des Stoïciens, mais aussi sur des invectives à l'égard
d'Épicure. En ce sens, la conclusion du De fato est moins consensuelle que celle
des Tusculanes.
44 S. Sambursky, op. cit., p. 76 sq., dit que le concept stoïcien de possibilité
est une catégorie subjective fondée sur l'ignorance du futur.
45 Cf. supra, p. 491.
602 LA PHYSIQUE

porter une solution dans laquelle les adversaires peuvent tous se


reconnaître et il s'adresse aux partisans du libre-arbitre tout autant
qu'aux Stoïciens eux-mêmes. Cette solution a été jugée avec une
certaine sévérité par A. Yon, qui a écrit à ce sujet qu'à vouloir
réduire les divergences à des questions de mots, Cicéron propose
une conciliation qui court le risque d'être elle aussi purement ver
bale46. On est effectivement en droit de regretter que l'Arpinate ait
formulé comme un constat d'accord actuel ce qui devrait plutôt
relever de l'espoir que les recherches des philosophes convergent
vers une même fin47. Mais on ne doit pas oublier non plus que le
concept de consensus chez Cicéron ne peut être apprécié avec des
critères purement philosophiques. Dans l'admiration qu'il ressent
pour cette solution de compromis, il y a non seulement la marque
de l'enseignement d'Antiochus, mais aussi l'expression de ce réali
sme romain que le préteur Gellius avait si naïvement illustré lors de
sa rencontre avec les philosophes grecs48, l'expérience du juriste
habitué à chercher une issue aux conflits, et surtout la réaction
d'un homme qui, à travers la philosophie, cherche à se persuader
que les dissensions humaines portent en elles-mêmes les conditions
de leur résolution. Comme toutes les œuvres cicéroniennes, le De
fato, loin de se prêter aux multiples découpages auxquels l'a sou
mis la recherche des sources, doit être interprété en termes de
continuité et d'harmonie. Continuité partielle entre la dialectique
carnéadienne et l'effort de conciliation entrepris par Antiochus, la
première étant utilisée pour préparer le second; harmonie entre
cette manière de poser les problèmes philosophiques et la personn
alité, les aspirations de Cicéron lui-même.

Carnéade et le Phèdre

Revenons maintenant à la question de la philosophie carnéa


dienne de la liberté. Nous avons vu comment l'Académicien préten
dait résoudre les contradictions qu'il mettait en évidence chez les
Stoïciens et les Épicuriens en affirmant que le mouvement volont
aire ne contredit pas le principe de causalité puisqu'il est à lui-
même sa propre cause. En outre, l'étude de ce même passage du
De fato nous a également révélé un élément inhabituel dans les
témoignages sur la philosophie du scholarque, une tonalité pédago
giqueet même dogmatique. Carnéade ne se contentait pas sur ce

46 A. Yon, p. 23, n. 4.
47 Comme cela était le cas dans le dernier livre des Tusculanes.
48 Cf. supra, p. 376.
LE DE FATO ET LA TRADITION DU PHÈDRE 603

point d'opérer des déductions à partir des prémisses prises dans la


doctrine de ses adversaires, il développait une véritable théorie de
l'automotion de l'âme. Mais sur quoi pouvait-il se fonder pour
affirmer que la volonté est causa sui? A en juger par le texte cicéro-
nien, le scholaque appuyait cette proposition sur une critique du
langage courant et sur la distinction entre ce qui est sans cause et
ce qui a une cause interne49. Mais cette argumentation apparaît
insuffisante, puisque la démonstration de l'existence de réalités
ayant leur cause dans leur propre nature n'impliquait pas nécessai
rementque l'âme fût au nombre de celles-là.
La théorie carnéadienne du mouvement volontaire est expri
méedans le De fato dans un langage très largement aristotélicien,
qui est sans doute la marque d'Antiochus d'Ascalon. Il y a lieu
cependant de se demander si elle ne doit pas être reliée à la philo
sophie de celui que la Nouvelle Académie, dans son refus de l'arg
ument d'autorité, n'a jamais présenté comme un maître à penser,
Platon. A en juger par le témoignage cicéronien, Camèade, lors
qu'il développait sa théorie de l'automotion de l'âme ne se référait
jamais au fondateur de son école et ce silence a été si efficace
qu'en dehors de la brève note de Zeller à laquelle nous avons fait
allusion, personne, à notre connaissance, n'a songé à situer sur ce
problème de la liberté le scholarque de la Nouvelle Académie par
rapport à son prédécesseur50. Nous sommes persuadé, au contrair
e, que la doctrine carnéadienne du mouvement volontaire peut
être lue à la lumière de ce qu'a écrit Platon dans le Phèdre sur l'a
utomotion de l'âme. Comme nous avons précédemment montré ce
qu'il y avait de commun entre la méthode d'Antiochus et celle de
Camèade, cette interprétation nous permettra d'avoir une vision
complète des différentes strates académiciennes sur lesquelles re
pose le De fato et donc de mieux situer philosophiquement la
conception cicéronienne de la volonté51.
Deux importantes études, dont l'une fort récente, ont été
consacrées au passage du Phèdre dans lequel Platon, avant d'expo
ser le mythe de l'attelage ailé, prétend prouver l'immortalité de
l'âme à partir de la nature automotrice de celle-ci. Les auteurs de
ces travaux ont tous les deux été frappés par le caractère de

49 Nous avons signalé, n. 24, la possibilité de considérer le § 24 comme un


commentaire d'Antiochus ou de Cicéron. Néanmoins, le fait que ce commentair
e ne fasse que développer la proposition uoluntatis enim nostrae non esse cau
sas externas et antecedentis, qui, elle, est rattachée directement à l'enseignement
de Camèade, nous incite à le considérer comme carnéadien ou, en tout cas,
comme conforme à la pensée de Camèade.
50 Cf. supra, n. 10.
51 Platon, Phèdre, 245c-246a.
604 LA PHYSIQUE

démonstration que Platon a voulu donner à ce texte et qui contrast


e avec la part qu'il fait généralement au mythe et à la poésie
quand il parle de l'âme52. Ici, l'objectif est annoncé avec une très
grande clarté53 : «qu'au sujet de la nature de l'âme, aussi bien divi
nequ'humaine, on se fasse des idées vraies en observant ses états et
ses actes-». Le philosophe veut donc que la rigueur des déductions
soit aussi grande que celle des observations à partir desquelles
elles sont faites, le tout devant montrer la connexion nécessaire
entre l'automotion de l'âme et son immortalité.
Le raisonnement platonicien, tel qu'il a été formalisé par
R. Bett, est ainsi construit54:

1) l'âme se meut elle-même


ce qui se meut soi-même est toujours en mouvement
ce qui est toujours en mouvement est immortel
2) ce qui se meut soi-même est immortel
ce qui se meut soi-même est une source de mouvement
ce qui est une source de mouvement est incréé et impérissable
3) l'âme est donc immortelle.

Pour Platon, l'automotion de l'âme est une vérité perçue empi


riquement, mais de laquelle découle nécessairement la double
conclusion que l'âme est «inengendrée et immortelle»55. C'est seu
lement plus loin, à propos du mythe de l'attelage ailé qu'il se mont
rera plus humble dans ses affirmations et qu'il énoncera la dis
tinction qui lui est chère entre le caractère vraisemblable des affi
rmations humaines et l'exhaustivité du savoir des dieux56. Cette res
triction quant à ce que l'intellect de l'homme peut percevoir de la
vérité n'empêche donc pas Platon d'affirmer avec certitude que
l'âme est une αρχή et qu'elle échappe à la mort.
Une telle assurance est en réalité assez surprenante car, d'une
part, Platon surestime le caractère contraignant de sa démonstrat
ion et, d'autre part, lui-même n'a pas eu toujours la même posi
tion sur cette question, il y a là deux données qui sont importantes

52 R. Demos, Plato's doctrine of the Psyche as a self-moving motion, dans


JHPh, 6, 1968, p. 133-145 et R. Bett, Immortality and nature of the soul in the
Phaedrus, dans Phronesis, 33, 1986, p. 1-26.
53 Platon, ibid., 245 c: Δει ούν πρώτον ψυχής φύσεως πέρι, θείας τε και
ανθρωπινής, ίδόντα πάθη τε και έργα τάληθές νοήσαι. Cf. supra, n. 29.
54 R. Bett, ibid., p. 3.
55 Platon, Phèdre, 246 a: εξ άνάγχης άγένητόν τε και άθάνατον ψυχή αν
είη.
56 Ibid. : Περί μεν ούν αθανασίας αυτής ίκανώς- περί δέ τής ιδέας αυτής, ώδε
λεκτέον οίον μέν έστι, πάντη πάντως θείας είναι και μακράς διηγήσεως, φ δέ
Ιοικεν, ανθρωπινής τε και έλάττονος· ταύτη ούν λέγωμεν.
LE DE FATO ET LA TRADITION DU PHÈDRE 605

pour situer le Phèdre par rapport à l'ensemble de l'œuvre platoni


cienne, mais surtout pour appréhender comment s'est formée la
tradition à laquelle se rattache Cicéron.
Revenons d'abord à l'argumentation elle-même. Malgré sa
compacité elle se révèle fragile, car comment s'effectue le passage
de l'automotion à l'immortalité? Par l'intermédiaire de deux pro
positions qui apparaissent comme des postulats et non, ainsi que
semble le croire Platon, comme des vérités d'évidence. Pourquoi,
en effet, ce qui se meut soi-même serait-il toujours en mouve
ment57? Rien n'empêche α priori de concevoir l'arrêt de l'automot
ion! Platon affirme que celle-ci est incréée et éternelle parce que,
dans le cas contraire, tout s'arrêterait et il n'y aurait pas de point
de départ pour une nouvelle existence. L'hypothèse est sans doute
effrayante, mais qu'est-ce qui la rend logiquement impossible?
A ces questions sans réponse s'ajoute donc le fait que Platon
n'a pas toujours considéré l'âme comme étant le principe du mouv
ement. Sans entrer dans le détail d'une question complexe, il a été
à juste titre remarqué que le passage du Phèdre que nous étudions
diffère de ce que Platon écrit dans le Phédon et dans la Républiq
ue58.Le premier de ces dialogues déduit l'immortalité de l'âme
du fait qu'elle n'est pas soumise au changement et, s'il est vrai que,
dans le second, la partie irascible et la partie concupiscible nous
sont présentées comme changeantes, plusieurs passages y suggè
rentque l'état idéal de l'âme est le repos59. En revanche, dans
d'autres dialogues, Platon exprime des vues qui sont plus proches
de celles du Phèdre, qu'il s'agisse du Sophiste, dans lequel il affi
rmeque l'être inclut aussi bien le mouvement que le repos, ou des
Lois, qui contiennent cet échange60:

Clinias. - Se mouvoir soi-même, telle est donc, affirmes-tu, la

57 R. Bett, ibid., p. 5-6.


58 Cf. R. Demos, p. 133 et R. Bett, p. 17-18.
59 Platon, Phédon, 78 b; Rép., IX, 580d-588a et X, 611b. R. Bett qui cite
ces passages, toc. cit., reconnaît qu'aucun passage de la République ne dit
expressément que l'état idéal de l'âme est le repos, mais il considère, avec rai
son nous semble-t-il, qu'une telle déduction n'a rien d'arbitraire.
60 Platon, Sophiste, 248 a - 249 d; Lois, X, 896 a-b:
ΚΛ. Το εαυτό κινείν φή ς λόγον Ιχειν τήν αυτήν ούσίαν, ήνπερ τοΰνομα δ δη
πάντες ψυχήν προσαγορεύομεν;
Αθ. Φημί γε· εί δ' έ"στι τοϋτο ούτως έχον, άρα ετι ποθοΰμεν μή ίκανώς
δεδεΐχθαι ψυχήν ταύτόν δν καί τήν πρώτην γένεσιν και κίνησιν τών τε δντων και
γεγονότων καί έσομένων καί πάντων αύ τών εναντίων τούτοις; επειδή γε άνεφάνη
μεταβολής τε και κινήσεως άπάσης αιτία δπασιν;
ΚΛ. Ουκ, άλλα ίκανώτατα δέδεικται ψυχή τών πάντων πρεσβυτάτη, γενο
μένη γε αρχή κινήσεως.
606 LA PHYSIQUE

définition de ce même être qui a pour nom «âme» dans notre par
ler à tous?
L'Athénien. - C'est bien là ce que j'affirme. S'il en est ainsi,
regrettons-nous quelque insuffisance dans cette preuve, donnée
par nous, que l'âme est identique au principe de la génération et
du mouvement ... ?
Clinias. - Nullement; nous avons, au contraire, adéquatement
démontré que l'âme est le plus ancien de tous les êtres, du moment
que nous l'avons démontrée principe de mouvement.

Cette similitude entre le Phèdre et les Lois confirme que la


théorie de l'âme immortelle parce qu'automotrice marqua le terme
de la réflexion de Platon sur cette question. On sait par ailleurs
quelle importance cette idée d'automotion eut dans l'Ancienne Aca
démie, puisque Xénocrate définit l'âme comme «un nombre qui se
meut lui-même»61. Lorsque Camèade répondait donc aux Épicu
riens et aux Stoïciens qu'il suffisait de considérer l'âme comme
causa sut pour pouvoir concilier le principe de causalité et la libert
é,il ne se référait pas explicitement à Platon, mais on constate
qu'il défendait à sa manière un aspect important de la pensée pla
tonicienne. Comment comprendre cependant que, tout en n'hési
tant pas à reprendre la doctrine de la causalité interne de l'âme, il
ne se soit jamais prononcé de la même manière sur son immortalit
é, alors que pour Platon les deux aspects étaient étroitement liés?
En d'autres termes, quel sens pouvait avoir pour Camèade la pré
sence dans le monde d'une volonté échappant au déterminisme
externe?
Quand on cherche à comprendre pourquoi Camèade n'a envi
sagé l'automotion de l'âme que sous l'aspect psychologique (au
sens le plus commun du terme), pourquoi, tout en se référant très
clairement à ce principe, il a introduit une coupure de fait entre
l'expérience de liberté et la métaphysique de l'âme, deux interpré
tations sont possibles. On peut estimer qu'il faisait entièrement
sienne la démarche de Platon dans le Phèdre et qu'il pensait qu'à
partir du moment où les Stoïciens auraient admis que le seul
moyen pour eux d'échapper à Diodore était d'admettre la capacité
de l'âme à être autonome, ils seraient amenés nécessairement à
reconnaître son immortalité. Dans une telle perspective, son silence
serait celui du dialecticien qui, sûr de son triomphe parce qu'il n'a
laissé à l'interlocuteur-adversaire qu'une seule voie possible, attend
patiemment que celui-ci aille là où il ne peut éviter d'aller. Mais il
paraît plus probable que son esprit critique avait décelé à quel

61 Xénocrate, frgs. 166-168 Isnardi-Parente.


LE DE FATO ET LA TRADITION DU PHÈDRE 607

point était excessive la prétention platonicienne de passer nécessai


rementde l'automotion à l'immortalité et qu'il ait voulu en les dis
sociant restituer à la seconde son statut d'objet de croyance62. Cet
tedeuxième explication nous paraît la plus cohérente avec ce que
nous avons vu jusqu'à présent du scholarque de la Nouvelle Acadé
mie,mais, qu'elle que soit l'interprétation choisie, il nous paraît
certain que ce silence de Camèade ne signifie pas de sa part une
négation de l'arrière-plan métaphysique de la causalité interne de
l'âme ni une indifférence à celui-ci. Le scholarque de la Nouvelle
Académie est resté dans l'histoire de la philosophie comme l'un des
inventeurs du concept de volonté63 et c'est un des aspects les plus
intéressants de l'affrontement entre les Néoacadémiciens et le Por
tique que d'avoir permis cette manière nouvelle d'envisager le prin
cipe de l'automotion de l'âme. Confronté à la théorie stoïcienne du
destin, Camèade sut adapter Platon pour isoler l'acte volontaire et
le considérer comme un atome de liberté dans le monde, sans que,
selon nous, une telle démarche impliquât nécessairement le rejet
de l'arrière-plan métaphysique. Après lui, ceux qui se réclamaient
de la tradition platonicienne continuèrent à établir une relation
entre le principe d'automotion et la métaphysique de l'âme, com
menous allons essayer de le montrer à travers quelques exemp
les.

La tradition du Phèdre

Quiconque isole le De fato du reste du corpus philosophique


cicéronien, pourra en tirer des conclusions sur l'idée que l'Arpinate
se faisait de la liberté humaine, mais il lui sera impossible d'en
déduire quoi que ce soit quant à son acceptation ou à son rejet de
la thèse de l'immortalité de l'âme. Or, quand on se refuse à établir
ainsi un cloisonnement rigoureux entre les œuvres, on constate que
l'Arpinate a traduit à deux reprises le fameux passage du Phèdre

62 Telle qu'elle est présentée par Socrate lui-même dans l'Apologie, cf.
supra, p. 999, n. 41.
63 Cf. supra, p. 45. Pour M. Dal Pra, op. cit., 1. 1, p. 244, Camèade s'en
serait, au contraire, tenu à l'alternative : la liberté du mouvement volontaire ou
le nécessitarisme. Si tel avait été le cas, s'il s'en était tenu à une isosthénie
rigoureuse, il eût été certainement plus proche des Pyrrhoniens que de Platon.
L'étude du témoignage cicéronien nous a permis de constater que :
- Camèade n'exprime pas cette alternative dans l'absolu, mais contre les
Stoïciens ;
- le libre-arbitre n'est pas pour lui une hypothèse parmi d'autres, mais
celle qui permet d'apporter une solution à un problème que les Épicuriens et
les Stoïciens sont incapables de résoudre.
608 LA PHYSIQUE

sur l'automotion de l'âme, une fois dans le De republica et une


autre fois dans la première Tusculane64. Dans les deux cas, le texte
platonicien est évidemment cité pour démontrer que l'âme est
immortelle, mais c'est seulement dans la Tusculane que Cicéron
apporte un commentaire personnel, louant à la fois Yelegantia, la
qualité de la forme, et la finesse de l'argumentation et mettant au
défi les plebeii phiîosophi, les Épicuriens, de pouvoir comprendre
ou produire quelque chose d'aussi parfait65. Comment situer cette
citation du Phèdre par rapport au passage du De fato où Cicéron
évoque avec admiration la version carnéadienne de l'automotion
de l'âme? En d'autres termes, y a-t-il une conciliation possible
entre l'attitude néoacadémicienne, qui se caractérise par le refus
de toute référence explicite à Platon et par le silence sur l'immortali
té, et cette adhésion enthousiaste au fondateur de l'Académie, qui
annonce déjà le moyen-platonisme66?
La différence entre la Tusculane et le De fato est, en réalité,
moins profonde qu'il n'y paraît. En effet, l'admiration que l'Arpi-
nate exprime pour la démonstration du Phèdre ne l'empêche pas
de considérer que l'immortalité de l'âme est la plus forte des vra
isemblances, non une conclusion nécessaire, comme prétendait le
prouver Platon par son argumentation67. Cela nous conduit à affi
rmer que Cicéron ne contredit pas Camèade, mais qu'il actualise et
développe ce qui chez celui-ci existait comme virtualité. Le scholar-
que affirmait que l'âme se meut elle-même, mais il laissait son
immortalité à l'état de probabilité non exprimée. L'Arpinate, lui,
cite de manière très précise le Phèdre, mais il transforme en vra
isemblance ce qui dans ce passage est pour Platon une nécessité,
Camèade aurait donc pu se reconnaître dans la méthode cicéro-
nienne, dans ce jeu consciemment laissé aux articulations de la
pensée, et la comparaison de la Tusculane et du De fato nous
confirme combien est peu fondée l'attitude qui consiste à isoler le
scholarque de l'ensemble de la tradition platonicienne.
D. Babut a remarquablement analysé la manière dont ce pro
blème de l'au-delà de la volonté se pose chez Plutarque, qui est ph
ilosophiquement proche de Cicéron68. Il a montré, à travers l'étude
des traités philosophiques, mais aussi de bon nombre de passages

64 Cicéron, Rep., VI, 25, 25 et Tusc, I, 23, 53-54.


65 Cicéron, Tusc, I, 23, 55.
66 Cf. par exemple, Apulée, Plat., I, 2, 183.
67 Rappelons, en effet, que, dans la première Tusculane, Cicéron n'exclut
jamais entièrement l'hypothèse de la disparition de l'âme après la mort. Il était
sans aucun doute beaucoup plus dogmatique sur ce point dans le dernier livre
de la République.
68 D. Babut, Plutarque et le stoïcisme, p. 473 sq.
LE DE FATO ET LA TRADITION DU PHÈDRE 609

des Vies, comment s'exprime chez cet Académicien la relation


entre la volonté et la transcendance : pour lui, Dieu ne supprime
pas la liberté humaine, tandis que le «principe supérieur de la pro
vidence l'emporte sur la contrainte de la nécessité»69. Plutarque ne
dit pas autre chose que l'Arpinate en ce qui concerne la volonté de
l'homme. Ce qui la différencie de son prédécesseur latin, c'est l'a
pprofondis ement de la réflexion sur la transcendance. Parce qu'ils
appartiennent au moyen-platonisme, Plutarque et son imitateur,
l'auteur du De fato, sans rejeter en quoi que ce soit la démarche de
Camèade, cherchent à aller le plus loin possible dans la définition
de la relation entre Dieu et le monde70. Camèade orientait son
interlocuteur vers Platon, lui donnait la faculté de le découvrir,
mais se gardait bien d'en imposer une interprétation dogmatique et
c'est de cet état d'esprit que relève encore le De fato cicéronien; au
contraire, dans le De fato du Pseudo-Plutarque, le fondateur de
l'Académie est cité dès les premières lignes, comme inspirateur de
l'ensemble de la réflexion71. Les deux œuvres ont été écrites pour
réfuter un même adversaire, le stoïcisme, mais les différences sont
révélatrices de l'évolution que connut l'Académie : d'un côté, une
dialectique qui, par peur de paraître dogmatique, ne dit pas quelle
est la source à laquelle elle puise; de l'autre, un platonisme qui ne
craint pas la référence, voire l'argument d'autorité, et se sert de la
présence du stoïcisme comme d'une occasion pour enrichir l'inte
rprétation des textes platoniciens. Entre ces textes une continuité
profonde, cependant, celle de la tradition du Phèdre.
Un penseur comme Philon d'Alexandrie, si profondément im
prégné de philosophie grecque et de religiosité juive, ne pouvait
pas ne pas s'intéresser à ce problème du sens de la volonté. Qui
veut étudier comment il a abordé cette question, est naturellement
amené à évoquer ce passage important du Quod deus12: «seule
l'âme humaine, qui a reçu de Dieu le mouvement volontaire et qui,
sous ce rapport, a été tout à fait assimilée à lui, parce qu'affranc
hie, autant que possible, de la nécessité, maîtresse fâcheuse et
bien pénible, pourrait se voir accusée de ne pas entourer de respect
son libérateur». Ce texte, d'une extrême densité philosophique,
puisqu'il réunit en lui les différentes nuances de la pensée platoni-

69 Ibid., p. 483, citation du De fade, 928 d.


70 II est à remarquer que Plutarque se réfère expressément à notre passage
du Phèdre dans le De an. procr. in Timaeo, 1013 c.
71 Ps. Plut., De fato, I, 568 cd.
72 Philon, Deus, 48 : μόνη δε ή ανθρώπου ψυχή, δεξαμενή παρά θεού την
έκούσιον κίνησιν και κατά τοότο μάλιστα όμοιωθεΐσα αύτφ, χαλεπής και άργα-
λεωτάτης δεσποίνης, τής ανάγκης, ώς οίον τε ήν έλευθερωθεΐσα, κατηγορίας αν
δεόντως τυγχάνοι, δτι τον έλευθερώσαντα ού περιεπει.
610 LA PHYSIQUE

cienne et académicienne, a permis de présenter Philon comme un


défenseur de la liberté humaine, mais, d'une part, il est assez isolé
dans l'œuvre philonienne et, d'autre part, on peut lui opposer tel
autre traité où l'Alexandrin condamne avec sévérité l'illusion qui
consiste à croire que la pensée et la compréhension dépendraient
de la libre décision de l'homme73. Y a-t-il donc chez Philon une
doctrine cohérente de la liberté?
Nous avons déjà eu l'occasion de dire que Philon, même s'il
utilise en d'innombrables occasions le vocabulaire stoïcien de la
nature, n'identifie pas Dieu à celle-ci74. La Cause suprême peut
changer les lois du monde, qui, comme cela est dit dans le De Abra-
hamo, «n'est pas le Dieu premier, mais l'œuvre du Dieu Pre
mier»75. Contrairement aux Chaldéens dont la science physique
symbolise le déterminisme absolu, Abraham «émigré» hors du
monde vers le Créateur, il comprend que le bien et le mal ne nais
sent pas du mouvement régulier des astres, il est celui qui le pre
mier sait distinguer Dieu et ses puissances76.
Ce n'est donc pas par rapport à la nécessité naturelle, ou du
moins pas seulement par rapport à elle, que doit être définie la
liberté de l'âme, mais par rapport à Dieu qui transcende l'ordre
qu'il a lui-même institué et qui se tient «au-dessus» du monde77.
Cette liberté est mise en relation, sur le mode du probable, avec la
composition même de l'âme, car Philon, se référant cette fois à
Aristote, n'exclut pas qu'elle soit faite comme l'éther, d'une ci
nquième substance, entièrement différente des autres78. Cependant,
ni le problème physique de ce cinquième élément auquel Cicéron
fait allusion dans Ac. post. I comme dans la première Tusculane79,
ni le mouvement volontaire en lui-même, c'est-à-dire comme ex
pression de ce qui serait une liberté d'indifférence, ne représentent
pour Philon l'essentiel. Le libre-arbitre n'a pour lui de sens que
dans la mesure où il permet la théodicée et rend l'homme respon
sabledevant Dieu. Le premier aspect apparaît dans le De opificio,
où Philon évoquant le passage de la Genèse dans lequel Dieu pous
se les animaux vers l'homme pour qu'il leur donne un nom, donne

73 Philon, Her., 85.


74 Cf. supra, p. 517.
75 Philon, Abr., 75 : ούκ εστίν ό πρώτος θεός, άλλ' έργον του πρώτου θεοΰ.
76 Philon, Her., 97-98.
77 Cf. Poster., 14 et 19. Il est à remarquer que dans ces deux textes Philon
souligne que Dieu, lui, est immobile. Il y a sans aucun doute dans cette concept
ion de la relation entre Dieu et le monde une influence aristotélicienne.
78 Philon, Her., 283.
79 Cf. supra, p. 458 et 554.
LE DE FATO ET LA TRADITION DU PHÈDRE 611

l'explication suivante80 : Dieu a agi ainsi, non parce qu'il y avait un


doute sur le choix des noms, mais «parce qu'il savait qu'il avait
établi chez les mortels la nature rationnelle pour se mouvoir d'elle-
même, de façon qu'il restât lui sans participation au mal». Le
second est exprimé dans le De mutatione au moyen d'une métaphor
e81 : le maître donne à l'élève l'occasion d'un exercice volontaire,
mais cet exercice n'a rien d'une variation gratuite, il est l'occasion
pour le disciple de retrouver avec plus d'empressement encore ce
qu'il a appris.
Alors que, pour les Stoïciens, la présence dans le monde d'un
être n'obéissant qu'à sa propre causalité était impossible à envisa
ger, parce qu'elle supposait une solution de continuité dans la tr
ame rationnelle de l'univers, pour Philon, le libre-arbitre, loin d'être
une diminution de la puissance divine, implique déjà «une plus
grande perfection dans tout l'Univers»82. Les Stoïciens sont aussi
convaincus que Philon qu'il n'est d'authentique liberté que dans la
reconnaissance de la perfection divine, mais, alors qu'ils croient
que l'homme «touche à Dieu»83, lui est convaincu que l'être hu
main a en lui une véritable puissance d'éloignement, la volonté, qui
rend d'autant plus difficile et méritoire l'ascèse au terme de laquell
e on parvient à la conclusion que cette indépendance est un prêt
divin et, partant, une épreuve.
Il serait difficile de terminer cette analyse sans évoquer Plotin,
mais la doctrine psychologique de l'auteur des Ennéades est si
riche que la résumer en quelques lignes aboutirait nécessairement
à la déformer. Rappelons donc simplement que Plotin cite littéral
ement à plusieurs reprises notre passage du Phèdre et qu'il lui
accorde une place fort importante dans le traité «De l'immortalité
de l'âme»84. Ce texte contient beaucoup d'arguments tirés du Ti-

80 Philon, Opif., 149, commentaire de Gen., 2, 19.


81 Cette métaphore se trouve dans Mutât., 270.
82 Descartes, Méditation quatrième, 49, p. 466 du t. 2 de l'éd. Alquié. Sur
cette question cf. l'ouvrage classique d'E. Gilson, La doctrine cartésienne de la
liberté, Paris, 1913, republié en 1982.
83 Marc-Aurèle, Pensées, II, 12 : άπτεται θεού άνθρωπος.
84 Plotin, «De l'immortalité de l'âme» = En., IV, 7. Sur la présence de l'a
rgumentation du Phèdre dans ce passage, cf. J.-M. Charrue, Plotin lecteur de Pla
ton, Paris, 1978, p. 161-165 et P. Henry, Plotini opera, vol. 3, Oxford, 1973, index
à Platon, Phèdre, qui donne l'ensemble des références. Comme l'a démontré J.-
M. Charrue, le Phèdre a dans ce traité plotinien une importance au moins égale
à celle du Phédon et des textes aristotéliciens qui y sont également cités. Plotin
réaffirme en III, 3, 4, 6-7, qu'à la différence des autres vivants l'homme possède
en lui un principe de liberté (αρχήν άλλην έλευθέραν); dans ce passage, cepen
dant,il souligne qu'un tel principe «n'est certes pas en dehors de la providence
et de la raison universelles ». Une telle affirmation est de celles qui ont fait dire
612 LA PHYSIQUE

mée, du Phédon ou d'Aristote, toutefois la force avec laquelle est


réaffirmé le lien entre l'automotion et l'immortalité montre avec
éclat la vitalité de la tradition du Phèdre. Les caractéristiques pro
pres à celle-ci apparaissent plus clairement encore si on la compar
e à celle, aristotélicienne, dont Alexandre d'Aphrodise s'est fait le
défenseur. Certes, Dom Amand ou A. Magris ont pu montrer de
manière convaincante que sur tel ou tel point l'Exégète n'a pas
hésité à reprendre les thèmes de l'argumentation antifataliste de
Camèade85. Certes, dans le très remarquable ouvrage qu'il a
consacré à l'aristotélisme au IIe siècle après J.-C, P. L. Donini a
expliqué comment Alexandre fit un grand pas sur la direction
conduisant à Plotin, en affirmant dans le De anima que l'âme
humaine peut acquérir une sorte d'immortalité en pensant l'intelli
gible,qui est immortel86. Mais cet élément de platonisme chez

à J. Trouillard, La purification plotinienne, Paris, 1955, p. 110, que «quand on


cherche quelle idée Plotin se fait de la liberté, on peut être tenté de le ranger
parmi ceux qui l'affirment et voudraient la sauver, mais sont amenés à la di
ssoudre par la logique de leur système». Plotin utilise pour expliciter sa pensée
(III, 2, 17) la métaphore stoïcienne du théâtre : l'âme est l'acteur qui reçoit son
rôle du poète de l'univers et il lui appartient de jouer celui-ci selon son caractè
re propre. Il est à remarquer cependant que Plotin ne s'en tient pas strictement
à la métaphore telle qu'elle est exprimée par Épictète, Manuel, 17, et par Sénè-
que, Benef., II, 16, 2, il affirme (loc. cit., 55-64) que l'indépendance de l'âme est
plus grande que celle de l'acteur. D'un point de vue philosophique, il est certain
que pour Plotin la liberté ne se définit pas par la possibilité de choix entre des
contraires, mais par la volonté d'aller au Bien (cf. sur ce point Trouillard, op.
cit., p. 113). Du point de vue de l'histoire de la philosophie, il apparaît que les
positions des Stoïciens et de Camèade sont les matériaux avec lesquels Plotin a
construit sa réflexion sur la liberté, laquelle se caractérise par la volonté d'aller
au-delà du conflit qui avait opposé sur ce point la Nouvelle Académie et le Por
tique.
85 D. Amand, op. cit., p. 143; A. Magris, L'idea di destino nel pensiero antico,
Trieste, 1985, p. 601-604. Les thèmes carnéadiens que l'on retrouve chez Alexan
dre, ou tout au moins ceux où sa pensée coïncide avec celle de l'Académicien
sont : le danger social du déterminisme - il est dit dans son De fato, 21, que,
même si la thèse du déterminisme et celle du libre-arbitre étaient également
vraisemblables, il faudrait choisir la seconde -; la critique de la théorie sto
ïcienne des causes, cf. ibidem, 24-25; le fait que la liberté ne contredit pas le
principe de causalité, cf. sur ce point la note suivante. Il est à remarquer que
l'on trouve au § 6 du traité d'Alexandre la même anecdote de Socrate et du phy-
siognomoniste Zopyre qui figure dans le De fato cicéronien en 5, 10.
86 P. L. Donini, Tre studi sull'aristotelismo nel II secolo D.C., Turin, 1974,
chap. I : Alessandro di Afrodisia e il platonismo fra il II e il III secolo, p. 32-36.
Donini refuse cependant, à juste titre, de considérer cette théorie de « l'assimila
tion» de l'intellect humain à l'intellect immortel dans l'acte de la connaissance
comme la version péripatéticienne de Γόμοίωσις θεφ des Platoniciens. En effet,
d'une part le terme d'i^oicooiç est utilisé par Alexandre pour exprimer tout
processus de connaissance et, d'autre part, rien n'est plus étranger à Alexandre
que le mysticisme, fût-il philosophique.
LE DE FATO ET LA TRADITION DU PHÈDRE 613

l'aristotélicien Alexandre ne doit pas dissimuler ce qui sur le fond


le différencie de la tradition platonicienne : pour lui, si la volonté
est libre, l'âme n'est ni automotrice, ni immortelle87. On ne peut
donc établir une véritable continuité entre Camèade et lui que si
l'on admet que le scholarque de la Nouvelle Académie avait total
ement abandonné la tradition du Phèdre, hypothèse qui nous semble
pour le moins fragile.

87 On perçoit mieux ce qui sépare Alexandre de Camèade en étudiant le


§ 1 5 de son De fato, dans lequel il expose la théorie de l'acte volontaire. Alexan
dre affirme que «l'homme est principe et cause des actes faits par lui», ce en
quoi il se situe dans la continuité d'Aristote (cf. Eth. Nie, III, 3, 1131 b 32-33) et
semble en parfait accord avec Camèade. Si l'on tient compte, par ailleurs, de la
présence chez Cicéron, Fat., 11, 23, de termes qui laisseraient penser que Car-
néade - à moins que ce ne soit une source intermédiaire - avait été influencé
par la psychologie aristotélicienne de l'acte volontaire telle qu'elle est exposée
dans cette partie de l'Éthique, il serait tentant de conclure à une grande simili
tude, voire à l'identité de ces positions. C'est, au demeurant, l'opinion de R. W.
Sharpies dans son édition commentée du De fato, Alexander of Aphrodisias on
fate, Londres, 1983, p. 146-147. Cette analyse ne nous paraît que partiellement
exacte. En effet :
- on trouve dans le texte cicéronien une expression, animum moueri fort
peu aristotélicienne (cf. dans le De anima, 408 b, la critique de la théorie de
l'âme automotrice) et, en revanche, tout à fait dans la tradition du Phèdre;
- aussitôt après avoir dit que l'homme est principe de ses actes, Alexan
dre limite cette liberté en précisant qu'elle s'exerce en fonction de trois critères,
le καλόν, le συμφέρον et le ήδύ. Il tente certes ainsi d'échapper aux risques de
déterminisme inhérents à la théorie aristotélicienne de la vertu (cf. sur ce point
Donini, p. 178-179), mais il définit néanmoins lui-même un domaine à l'intérieur
duquel va s'exercer la liberté. Rien de tel dans le texte cicéronien, où le but
recherché est de montrer que, par sa capacité à se mouvoir elle-même, l'âme
échappe aux déterminations extérieures. Cela ne signifie pas évidemment que
pour Camèade la liberté ait été une liberté d'indifférence, mais il n'est pas sans
importance qu'il n'ait pas cherché à préciser comment elle s'insère dans le
monde ;
- dans deux textes dont l'authenticité a été parfois contestée (il s'agit des
traités sur le έφ' ήμΐν chez Aristote qui se trouvent à la fin du De anima mantiss
a, p. 169-175 Bruns), la différence entre Alexandre et l'Académie apparaît enco
re plus clairement, puisqu'il y est affirmé qu'il existe un mouvement sans cause
(p. 170, 12-13) et que la liberté est due à la présence en l'homme du non-être
(p. 171, 1). Comme l'a dit fort justement L. Robin, Aristote, p. 168, la liberté
serait donc pour Alexandre « un signe de la misère de l'homme ». Dans la tradi
tiondu Phèdre, le fait que l'âme soit principe de son mouvement, et d'abord de
son propre mouvement, doit être perçu comme un signe de l'être véritable. En
d'autres termes, pour Alexandre, la liberté va à l'encontre de la perfection natur
elle, alors que pour les Platoniciens l'automotion fonde l'ontologie. Sur la
manière dont Aristote s'est progressivement détaché de la tradition du Phèdre,
cf. E. Bignone, op. cit., t. 1, p. 262-272.
614 la physique

L'originalité cicéronienne

Jusqu'ici nous avons étudié comment des philosophes qui, à


des époques différentes et dans des contextes culturels très divers,
se sont réclamés de Platon, ont compris et perpétué l'argumentat
ion du Phèdre. Il nous reste à préciser quelle est la place de Cicé-
ron dans cette postérité de Platon, que nous avons suivie jusqu'à
Plotin. L'originalité de son apport se caractérise selon nous par la
conjonction de trois éléments : une situation philosphique, une lan
gue et une expérience.
La situation philosophique de l'Arpinate, dont nous avons es
sayé de montrer plus haut la complexité, a des conséquences très
précises sur sa conception de la volonté. Par son adhésion à la
Nouvelle Académie, il est assurément l'héritier direct de la dialecti
que carnéadienne. Contrairement à Philon ou à Plotin, il peut donc
penser l'expérience de la liberté humaine autrement que dans sa
relation à Dieu. Cela ne signifie évidemment pas que cette démar
che soit pour lui la seule possible, ni même qu'il la considère com
me la plus fondée philosophiquement. La présence dans le De
republica et dans la première Tusculane de la citation du Phèdre
nous a montré que, par ses maîtres académiciens, l'Arpinate a
appris à connaître non seulement les mécanismes de la dialectique
de Camèade, mais aussi l'arrière-plan métaphysique de celle-ci.
Cependant aucun des textes grecs que nous avons cités n'exprime
avec autant de force que le De fato cicéronien l'autonomie de l'acte
volontaire. L'explication nous paraît être celle-ci : il y a coïncidence
dans cette œuvre entre la démarche philosophique de Camèade
faisant de l'automotion de l'âme l'origine de la liberté et le génie
propre à la langue latine qui, avec ses concepts de libertas et de
uoluntas, donnait immédiatement une réalité psychologique au l
ibre-arbitre8 .
A. Magris a affirmé, non sans humour, que M. Pohlenz aurait
dû se féliciter de ne pas avoir rédigé en grec son célèbre livre, Die
griechische Freiheit, car il aurait eu beaucoup de mal à traduire ce
titre89. En effet, ni ελευθερία, qui appartient au vocabulaire polit
iqueet social, ni la locution έφ' ημών ne peuvent être considérées
comme les équivalents de «liberté». Dans ce même ordre d'idées,

88 Sur le concept de volonté dans la langue latine, on se référera à l'article


de N. W. Gilbert, The concept of will in early Latin philosophy, dans JHPh, 1,
1963, p. 17-35. Sur le concept de liberté, l'étude la plus complète reste celle de
C. Wirzubski, Libertas as a political idea at Rome during the late Republic and
early principate, Cambridge, 1950.
89 A. Magris, op. cit., p. 406.
LE DE FA TO ET LA TRADITION DU PHÈDRE 615

H. De Ley a écrit que la notion de libera uoluntas n'existe pas dans


la philosophie grecque et qu'elle y est en quelque sorte «impensab
le»90. Il nous semble que si on voulait aller au fond des choses et
éviter le nominalisme, il faudrait établir une comparaison entre ces
notions romaines et les théories grecques de l'acte volontaire, en
treprise qui dépasse largement les limites de ce travail. Par ail
leurs, s'il est vrai que Cicéron et Lucrèce furent des partisans du
libre-arbitre, d'autres Romains, et ce furent même les plus nomb
reux, adhérèrent au stoïcisme, c'est-à-dire à la philosophie qui eût
le plus de mal à faire admettre qu'elle n'anéantissait pas la libera
uoluntas. Cela étant, la lecture des textes, qu'il s'agisse du théâtre
de Térence ou de la correspondance de Cicéron lui-même, montre
à quel point était enracinée dans la langue latine l'idée d'une puis
sance de décision échappant à la contrainte extérieure et distincte
de la capacité de réflexion91. Ce donné, la réflexion philosophique
pouvait l'interpréter différement : la liberté est liée chez Lucrèce à
l'indétermination de la matière, elle devient chez Sénèque ou chez
Marc-Aurèle la conscience de la détermination universelle. Cicéron,
lui, a fait sienne une théorie de la volonté dont il pouvait estimer
qu'elle était la plus proche de ce qu'exprimait spontanément la lan
gue latine et on sait à quel point il fut toujours soucieux de ne pas
aller à l'encontre du sens commun92. Mais ce choix n'est pas for
tuit, il résulte d'une expérience dont nous voudrions mettre briève
menten évidence deux aspects.
Ce serait une erreur de croire que dans les traités cicéroniens
la rhétorique n'a d'autre fonction que d'agrémenter l'austère édifi
ce de la philosophie. Ainsi, pour comprendre le De fato, il faut
connaître Platon, les Stoïciens et Camèade, mais il faut aussi lire le
De inuentione. Dans aucune autre œuvre rhétorique n'apparaît auss
i clairement le degré de finesse et de précision auquel était parve
nuela réflexion des juristes et des rhéteurs sur le problème de la
volonté93. Dès son plus jeune âge, Cicéron a donc été formé à réflé
chir sur la uoluntas, il a appris à l'innocenter comme défenseur, à
la charger comme accusateur et, dans un cas comme dans l'autre,

90 H. de Ley, er. de J. M. Rist, Epicurus, dans AC, 42, 1973, p. 248.


91 Cf., par exemple, Térence, Ad., 490 :
Quod uos uis cogit, id uoluntate impetret.
Il est vrai que le théâtre de Térence est imprégné d'aristotélisme, mais ce qui
frappe dans un tel vers, c'est que la langue latine n'a pas besoin d'être transfor
mée ou adaptée pour exprimer la psychologie de la volonté. Sur la richesse des
nuances de ce vocabulaire dans la correspondance cicéronienne, cf., en particul
ier, Att., XI, 6, 2 et XII, 26, 2.
92 Cf. le § 2 du prooemium des Paradoxes.
93 Cf. Inu., I, 11, 35; 31, 94; 33, 101; II, 32, 99.
616 LA PHYSIQUE

à la considérer comme le principe même de la responsabilité


humaine. On imagine aisément à quel point il a dû être séduit par
cette métaphore que l'on trouve dans le De fato du Pseudo-Plutar-
que et qui avait donc pour origine l'Académie94 : tout comme la loi
civile énonce des dipositions générales, mais ne précise rien en ce
qui concerne tel ou tel individu, de même la loi de la nature s'occu
pe des principes généraux, mais laisse le particulier dans l'indéfini.
Il est également permis de supposer que dans la partie perdue de
son traité l'Arpinate montrait, avec des arguments proches de ceux
que nous trouvons chez Alexandre d'Aphrodise, que la croyance en
la toute-puissance du destin est de nature à bouleverser la vie des
homme puisqu'elle rend impossible toute récompense et toute pu
nition95. Peut-être allait-il même, comme Alexandre, jusqu'à affi
rmer qu'une telle doctrine n'est qu'un plaidoyer pour les méchants
car ceux-ci ont tout intérêt à imputer au destin leur propre turpitu
de96.
La formation juridique de Cicéron et sa longue pratique des
tribunaux ont certainement joué un rôle très important dans la
constitution de sa philosophie de la volonté. Mais celle-ci ne peut
évidemment être isolée de son action comme homme politique.
Quelle meilleure illustration, en effet, du «il y a quelque chose qui
dépend de nous» que les pages dans lesquelles l'Arpinate s'enor
gueillit d'avoir, par la rapidité et l'efficacité de son action, sauvé la
République que menaçait la conjuration de Catilina97? A l'inverse,
la guerre civile lui fit vivre dans la souffrance la réalité du libre-
arbitre. Qu'il nous suffise de citer ici un passage d'une lettre à Atti-
cus de 49, où il se demande s'il doit suivre Pompée ou rester en
Italie98:
Officii me deliberatio cruciai cruciauitque adhuc. Cautior est
mansio, honestior existimatur traiectio.

En termes philosophiques, il y a là l'hésitation entre la conci-

94 Ps. Plutarque, De fato, 4, 569 d-e. Plutarque ne rejette pas le concept de


destin, mais la manière dont celui-ci a été compris par les Stoïciens et il s'effor
ce d'en donner une interprétation conforme à la pensée platonicienne. Camèad
e lui-même ne contestait pas l'existence dans la nature d'événements devant
nécessairement arriver, cf. Cicéron, Fat., 14, 32.
95 Al. Aphr., De fato, 16, Cette critique du stoïcisme est implicite dans Plu
tarque, Sto rep., 34, 1049 f-1050 e.
96 Al. Aphr., loc. cit.
97 Cf. Cat., II, 3, 10, 11, 25 et Mur., 17, où Cicéron dit sa fierté d'avoir par
son consulat brisé la barrière sociale de la nobilitas.
98 Cicéron, Att., VIII, 15, 2, du 3 mars 49 : « Ce sont les considérations de
devoir qui me torturent et m'ont torturé jusqu'ici. Il y a, certes, plus de pruden
ce à demeurer; mais plus d'honneur, juge-t-on, à passer la mer».
LE DE FA TO ET LA TRADITION DU PHÈDRE 617

liatio sibi, le désir instinctif qu'a tout être de préserver son existen
ce et Yhonestum, le bien moral, qui suppose que l'on admette de
perdre celle-ci au nom de valeurs plus hautes. Mais le plus import
ant peut-être est ce crucior qui annonce, dans le domaine de l'ac
tion, le distrahor du Lucullus et qui exprime admirablement à la
fois la finitude de l'entendement et l'expérience douloureuse de
cette «faculté positive de se déterminer pour l'un ou l'autre de
deux contraires, c'est-à-dire de poursuivre ou de fuir, d'affirmer ou
de nier», pour reprendre les termes que Descartes emploie à pro
pos de la volonté dans une lettre à Mesland". Une fois encore,
donc, l'explication existentielle contribue à étayer l'analyse concept
uellede la philosophie cicéronienne.

Conclusion : la religion de Cicéron

Comment caractériser la religion de Cicéron? Disons d'abord


que ni chez lui ni chez les scholarques de la Nouvelle Académie, il
n'y a rien qui ressemble au fidéisme et ce même si leur pensée a
été interprétée dans un sens fidéiste, notamment par de grands
humanistes de la Renaissance. L'idée que l'humiliation des sens et
de la raison a pour conséquence nécessaire la reconnaissance de la
toute-puissance divine ne se trouve ni chez Camèade ni chez Cicé
ron. Montaigne dira que le Sceptique, qui admet la faiblesse natur
elle de l'homme, est «une carte blanche préparée à prendre du
doigt de Dieu telles formes qu'il lui plaira y graver»100, affirmation
qui est non seulement étrangère, mais contraire à l'esprit philoso
phique de la Nouvelle Académie. En effet, s'il est vrai que celle-ci a
constamment cherché à montrer la faiblesse et les travers de la
nature humaine, elle a condamné moins la raison en elle-même
que la tentation pour celle-ci d'arrêter sa quête, ce qui sera précisé
mentla caractéristique fondamentale du fidéisme. Camèade avait
obstinément refusé d'admettre que l'homme doit avoir la certitude
de son non-savoir, ce qui, dans le contexte de la lutte contre le sto
ïcisme, apparaissait comme une forme radicale de scepticisme,
mais qui, dans une perspective moins polémique, recelait quelques

99 Descartes, lettres à Mesland du 9 février 1645, p. 551 du t. 2 de l'édition


Alquié. Comme le signale justement l'éditeur dans une note ad /oc, c'est la pre
mière fois que Descartes procède explicitement à une évaluation positive de la
liberté d'indifférence.
100 Montaigne, Essais, II, 12, p. 506 éd. Villey. Sur le fidéisme, cf. l'article de
T. Penelhum dans The Skeptical tradition, p. 287-319; sur la relation entre scep
ticisme et religion, cf. J. Beaujeu, Les constantes religieuses du scepticisme, dans
Hommages à M. Renard, Bruxelles, 1969, p. 61-73.
618 LA PHYSIQUE

germes d'espoir. Cotta lui-même, dans lequel on serait tenté de voir


l'ancêtre romain du fidéisme, puisqu'il démontre les contradictions
d'une théologie rationnelle et affirme une confiance sans faille
dans la tradition ancestrale, n'exclut nullement dans l'absolu que
la raison soit capable de parvenir à une certaine connaissance de
Dieu : ce qu'il dit concerne très précisément la prétention stoïcien
ne à démontrer que la divinité existe et peut être connue dans tous
ses aspects. Au demeurant, aussitôt après avoir réfuté Balbus, il
exprime le souhait que le Stoïcien le critique à son tour, ce qui
montre combien est vivant en lui l'amour de la recherche101. La
distance de Cotta par rapport au fidéisme apparaît encore plus net
tement si l'on compare ses propos à la philosophie dont se réclame
le Montaigne de l'Apologie, à savoir le pyrrhonisme de Sextus102.
Pour celui-ci, l'observance des pratiques religieuses relève de ce
respect des traditions qui, sur fond de suspension universelle du
jugement, rend la vie possible. Chez Cotta, en revanche, ce n'est
pas Γέποχή qui est première, en tous les sens du terme, mais la tra
dition, qui ne s'oppose à la raison qu'en tant que celle-ci prétend à
la certitude absolue.
Ce qui nous frappe, c'est que l'on trouve chez Cicéron les
mêmes éléments constitutifs du sentiment religieux que chez Pla
ton, mais avec cette différence que chacun d'eux se trouve poussé
à l'extrême. Comme le Platon du Timée, Cicéron a conscience de la
beauté du monde - d'où sa réticence à accepter le cheminement de
la dialectique carnéadienne - mais c'est précisément ce qui l'attire
vers la thèse stoïcienne de l'immanence, car comment admettre
qu'il existe quelque chose d'encore plus parfait que la nature?
Comme lui, il ne conçoit pas de théologie sans référence à une tra
dition particulière, mais ce qui est chez le fondateur de l'Académie
témoignage et confirmation devient chez lui fin en soi, la res publi-
ca étant le lieu de l'absolu. Enfin, le sentiment de la finitude
humaine, qui fait que Platon se contente en cosmologie d'un είκώς
λόγος, est chez Cicéron si intense en ce qui concerne l'individu que,
tout en établissant une hiérarchie des doctrines en présence, il n'en
exclut absolument aucune. L'idée que, quelle que soit l'aversion
que l'on ressent pour la thèse la moins probable (en l'occurence
l'épicurisme), celle-ci reste en dernière instance possible, est une
constante de sa philosophie.
La religion de Cicéron est celle d'un Dieu à la fois très proche
et très lointain. Très proche, parce que sa présence est immédiate
ment perçue dans la perfection de l'ordre de l'univers. Très loin-

101 Cicéron, Nat. de., III, 40, 95.


102 Sur ce point, cf. T. Penelhum, op. cit., p. 288-292
LE DE FATO ET LA TRADITION DU PHÈDRE 619

tain, parce que toute communication personnelle avec lui semble,


après le De diuinatione, impossible. Logiquement nous devrions
terminer sur l'affirmation qu'il n'y a chez l'Arpinate qu'un déisme
impersonnel ou un panthéisme incomplètement assumé, mais cette
conclusion serait inexacte. Le Dieu de Cicéron est présent dans la
perfection passée, et peut-être future, de la res publica, microcos
me, exemplum de la nature tout entière, tout comme dans ces sacra
caerimoniaeque auxquels l'Arpinate a affirmé son attachement
même dans le De divinatione. Il l'est aussi dans la suspension du
jugement, qui est à la fois source d'une recherche n'excluant a
priori aucune hypothèse, et sentiment d'humilité devant une tran
scendance encore indéfinie.
CONCLUSION
CONCLUSION : PHILOSOPHIE ET TRADITION

Interprétation d'ensemble de la Nouvelle Académie

Lorsqu'apparurent des systèmes qui promettaient au philoso


phe devenu σοφός un bonheur d'une qualité en tout point identi
que à celui des dieux, Arcésilas, scholarque de la Nouvelle Acadé
mie,estima que la seule conduite à tenir pour le successeur de Pla
ton était d'opposer l'absolu de la question à l'absolu de la réponse
et de s'affirmer sondeur de ténèbres face à ceux qui se préten
daient détenteurs de la lumière. Parce qu'il avait le sentiment que
les nouvelles doctrines ressuscitaient l'antique prétention des So
phistes à faire de l'homme la mesure de toute chose, il ne se
contenta pas de revenir à Socrate par son refus de l'écriture, il
innova lui-même. En affirmant que le rejet de la certitude était
l'élément commun à tous les anciens et vrais philosophes, il ne fai
sait certes pas œuvre d'historien, mais donnait une fonction nouv
elle à l'Académie, celle d'être gardienne d'une tradition d'humilité
qu'aurait interrompue l'arrogance des nouveaux venus. En faisant
siennes l'isosthénie et la suspension universelle du jugement, il
donnait une expression que l'on était en droit de juger surprenante
du sentiment que Platon a toujours eu - avec une intensité variable
- de la finitude humaine. Y avait-il là une stratégie mûrement
réfléchie ou une réaction en quelque sorte instinctive, dont la vio
lence était à la mesure de l'agression subie? Nos sources sont trop
lacunaires pour que nous nous prononcions sans nuance sur ce
point, mais il n'est pas indifférent de reconstituer brièvement à
propos d'une telle question l'histoire de cette période de l'Acadé
mie. Avec Arcésilas, la métaphore dominante est celle des ténèbres
universelles et les choses sont dites άδηλα. Tout en restant fidèle à
la suspension universelle du jugement, Camèade procède à une
première atténuation de cette position en rejetant Γάδηλότης et en
se limitant à parler ά'άκαταληψία, d'impossibilité de percevoir avec
certitude la réalité. Un pas supplémentaire est franchi lorsque Phi-
Ion de Larissa affirme que le rejet du critère stoïcien ne signifie
pas que la vérité des choses soit impossible à connaître. Autrement
dit, l'Académie nous paraît s'être comportée comme si, confrontée
à ce qu'elle croyait être un danger mortel pour la philosophie, elle
avait d'abord bandé toute son énergie pour le combattre, recourant
624 CICERO ACADEMICUS

à des moyens paradoxaux dans leur forme, puis elle avait évolué
lentement non pas vers le retour à ce qu'elle était antérieurement,
mais vers un état s 'enrichissant de l'expérience de cette lutte.
Lorsqu'il affirmait que tous les discours sur la réalité ont une
force équivalente, lorsqu'il faisait de Γέποχή universelle le maître
mot de son Académie, Arcésilas paraissait rompre avec une tradi
tionplatonicienne, à laquelle nous savons pourtant qu'il a procla
mé sa fidélité. La solution à cette contradiction est d'admettre qu'il
trouvait là le moyen le plus efficace de défendre ce qu'il considér
ait comme la quintessence de la pensée de Platon, à savoir le rejet
de la divinisation de l'homme et de la certitude qui ne se remet pas
en cause. Aristote, qui pourtant n'avait guère ménagé Platon,
n'avait pas provoqué dans l'Académie de réaction comparable à
celle que suscitèrent Zenon et Epicure, sans doute parce que mal
gré le caractère systématique et dogmatique de sa pensée, il avait
su garder aux yeux des Académiciens une juste mesure dans son
appréciation des possibilités humaines. Le sage, et tout particuli
èrement le sage stoïcien, qui instaurait hic et nunc l'ordre de la per
fection absolue, leur apparaissait au contraire comme une nou
veauté radicale, d'autant plus redoutable qu'elle pouvait être per
çue comme la solution admirablement simple aux problèmes posés
par la théorie des Formes. En construisant leur système sur le
principe d'une continuité dynamique permettant les sauts qualitat
ifs, les Stoïciens semblaient avoir relégué le dualisme platonicien
au rang d'archaïsme philosophique. D'où le gigantesque effort de
l'Académie pour démontrer que le stoïcisme ne faisait que reprend
re, sous une forme nouvelle, d'anciennes erreurs.
Il ne suffisait pas à la Nouvelle Académie d'affirmer que sa
source d'inspiration était Socrate et Platon, il lui fallait préciser
quelle relation sa dialectique entretenait avec ceux-ci. Nous som
mes peu enclin à croire qu'elle ait strictement délimité un «Platon
sceptique» auquel elle se serait référé comme à une autorité. Bien
évidemment, les dialogues aporétiques étaient pour elle un terrain
d'élection, mais peut-on sérieusement penser que des scholarques
de l'école platonicienne se soient interdit, par exemple, la lecture et
le commentaire de la République, qui est tout sauf un dialogue apo-
rétique. La lecture du discours de Philus nous a montré que l'exé
gèse de cette œuvre était d'autant plus délicate qu'elle ne pouvait
être dissociée du contexte de la lutte contre le stoïcisme, dans
laquelle elle apparaissait nécessairement comme un enjeu. D'où
cette solution, au moins aussi tactique que philosophique, consis
tant pour Camèade, d'une part, à formuler une critique de princi
pe à l'égard de Platon parce que celui-ci avait clos sa recherche sur
la justice, et, d'autre part, à réfuter non pas la définition platoni
cienne elle-même, mais le fondement que les Stoïciens donnaient à
PHILOSOPHIE ET TRADITION 625

cette valeur . . . D'une manière plus générale, l'attitude de la Nouv


elle Académie à l'égard des Maîtres dont elle se réclamait fut gui
dée par deux grands principes :
- ne jamais invoquer Platon comme un argument d'autorité,
par opposition bien sûr au véritable culte dont faisaient l'objet cer
tains fondateurs de systèmes hellénistiques. La conséquence en est
que dans les doxographies néoacadémiciennes le fondateur de
l'Académie, ou bien est mentionné comme un philosophe parmi
d'autres, ou bien ne se trouve même pas évoqué;
- revenir à la tradition socratique de Γελεγχος, de la réfuta
tion des positions de l'adversaire, pour démontrer à celui-ci que les
prémisses de son argumentation conduisaient à des conclusions
tout autres que celles qu'il en avait tirées lui-même, et l'orienter
ainsi vers une suspension du jugement qui n'était nullement une
fin en soi, mais l'invitation pressante à poursuivre la recherche.
Ce retour à une dialectique, socratique dans son intention,
mais enrichie, en particulier, de toutes les trouvailles des Mégari-
ques, n'allait pas sans difficulté. En ce qui concerne l'épicurisme,
elle se heurtait à un refus de dialogue; la résistance d'Épicure et de
ses disciples immédiats à se laisser entraîner dans l'engrenage de
la dialectique condamnait les Académiciens à l'invective ou au mo
nologue et le premier livre du De finibus montre qu'il fallut atten
drelongtemps avant que certains philosophes du Jardin acceptas
sent la discussion. La situation était encore plus complexe en ce
qui concerne le stoïcisme. Parce que cela renforçait sa prétention à
l'hégémonie philosophique, l'Académie se plaisait à rappeler que
Zenon avait été son disciple et n'hésitait pas à sous-estimer, voire à
nier, son originalité. Mais, par ailleurs, si la philosophie du Porti
quen'avait consisté qu'en un simple changement terminologique,
on serait en droit de se demander pourquoi les Platoniciens met
taient un tel acharnement à la réfuter. D'où une dialectique qui
tantôt réduisait le stoïcisme à une simple modification terminologi
que, tantôt l'assimilait à ce qu'il y avait de plus étranger à la tradi
tionplatonicienne. C'est sur ce deuxième aspect qu'il nous semble
nécessaire d'apporter encore quelques précisions.
Qu'il s'agisse de la logique, de la physique, ou de l'éthique, Arcé-
silas et Camèade ont cherché à amener les Stoïciens à des conclu
sionsqui étaient en contradiction totale avec la doctrine qu'ils pro
fessaient. C'est là ce qu'il y a de commun à tous les textes que nous
avons étudiés, la difficulté venant du fait que le statut de ces conclu
sionsn'est pas uniforme. Lorsque Arcésilas déduit Γέποχή de la per
fection même du sage, il pratique à sa manière la maïeutique, puis
qu'il prétend montrer que le stoïcisme contient en lui-même, sans le
savoir, la sagesse véritable qui est celle d'une défiance sans faille à
626 CICERO ACADEMICUS

l'égard du monde des représentations et, plus généralement, de tou


tes les certitudes. En revanche, lorsque Camèade, par la pratique du
sorite et la subversion des syllogismes stoïciens, aboutit à la conclu
sion que le recours à l'argument du consensus et la confiance dans
les sens et la raison conduisent non au panthéisme, mais à un maté
rialisme athée, deux interprétations sont possibles. Nous croyons
qu'en raisonnant ainsi, le scholarque poussait les Stoïciens à chan
gerradicalement de méthode et à abandonner les blandices de la
théologie dogmatique, anthropocentriste, pour une démarche
moins arrogante, celle de Platon dans le Timée. Toutefois, d'un
strict point de vue logique, il n'était pas exclu que l'interlocuteur
acceptât la démonstration telle quelle et se rangeât à la conclusion
que le monde est effectivement un jeu de forces se combinant sans
la moindre intervention divine. D'où l'ambiguïté qui a si souvent
conduit à faire de ces Académiciens, et tout particulièrement de
Camèade, des Sceptiques et des Sophistes.
Ce qui empêche d'interpréter dans ce sens la dialectique néoa
cadémicienne, c'est un certain nombre d'éléments textuels et histo
riques sur lesquels nous ne reviendrons pas, mais c'est aussi le fait
qu'elle émane de scholarques de l'Académie, autrement dit de philo
sophes porteurs et défenseurs d'une tradition intensément présente,
même lorsqu'elle semble radicalement contestée. Quand Camèade a
fini de démontrer que la doctrine de Straton de Lampsaque est plus
vraisemblable - si l'on prend pour critères les sens et la raison dog
matique - que l'hylozoïsme stoïcien, qu'est-ce qui l'empêche d'adhé
rer à cette doctrine, si ce n'est que, dans l'inexprimé de sa dialecti
que, il y a précisément le refus du sensualisme et le rejet d'une rai
son qui aurait elle-même fixé un terme à son activité?
La question présente tout au long de notre recherche et à
laquelle nous sommes conscient de n'avoir que très imparfaitement
répondu est celle-ci : quels sont les éléments permettant de ne plus
considérer la Nouvelle Académie comme une aberration passagère
dans l'histoire de l'école platonicienne? Comment situer les Formes
platoniciennes par rapport à la dialectique qui cherche à ruiner le
sensualisme stoïcien, le Bien par rapport à la critique du naturalis
me éthique, Dieu par rapport à la destruction des arguments im-
manentistes de Zenon et de Chrysippe? La lecture de Plutarque, de
Philon d'Alexandrie et de Cicéron lui-même nous a montré que
ceux-ci n'ont eu aucun mal à articuler le platonisme traditionnel et
la dialectique néoacadémicienne. Rien ne prouve cependant qu'Ar-
césilas et Camèade aient procédé de la même manière et ce serait
même les méjuger que de nier ainsi les caractères spécifiques de
leur méthode. Ce que nous avons constaté dans notre travail, c'est
que le silence des Néoacadémiciens sur la transcendance peut être
interprété comme celui d'une raison qui poursuit son travail en
PHILOSOPHIE ET TRADITION 627

créant un appel par le vide, le vide du monde des sensations, du


devenir, de ce qui naît et meurt. Finalement, la démarche de ces
philosophes est déjà un pari. Aux Épicuriens, aux Stoïciens, à tous
ceux qui ont prétendu arrêter la recherche, ils disent, en somme :
soit, arrêtez-vous, mais prenez au moins conscience que vous n'êtes
pas là où vous croyez être. Si le sentiment de vos contradictions ne
vous émeut pas, vous êtes libres de demeurer dans votre immobilit
é. Sinon, rappelez-vous que vous êtes des philosophes, retrouvez
votre vocation première, et continuez à chercher.
Nous nous sommes souvent demandé si, à force d'opposer à
l'optimisme de la doctrine stoïcienne, tantôt les turpitudes de
l'homme et les calamités de l'univers, tantôt la rationalité d'une
physique athée, Camèade ne s'était pas pris au piège de sa propre
dialectique. Avait-il encore en lui cette évidence absolue de la beaut
é du monde et ce sentiment d'insatisfaction devant le devenir qui
sont les fondement du Timée? D'une manière plus générale, notre
interprétation n'a-t-elle pas été déterminée, et même faussée, par
l'influence de Cicéron, qui, contrairement à Sextus Empiricus, sou
ligne constamment le caractère dialectique de ce qui chez Camèad
e apparaît scandaleux pour un Platonicien, et par notre propre
tendance à penser l'histoire de la philosophie en termes de tradi
tion? Que répondre à ceux qui, là où nous croyons discerner le
gigantesque effort d'une institution pour sauver sa conception de
la philosophie et son hégémonie, ne verraient que les apports d'in
dividus soucieux avant tout d'une recherche sans aucun préjugé,
quand bien même celle-ci dût aller à l'encontre de la tradition dont
ils étaient responsables? N'avons-nous pas privilégié à l'excès la
causalité liée à la fonction de scholarque et sous-estimé la capacité
d'innovation, voire de rupture, consciente ou non, qui fait que les
traditions évoluent toujours et meurent parfois? Nous ne considé
rons pas ces objections comme négligeables, mais nous ne pouvons
y répondre qu'en évoquant l'expérience des textes. Pour ne donner
que quelques exemples, la recherche constante de la définition à
travers une dialectique qui s'inspire de Γελεγχος socratique, l'ass
imilation du Stoïcien aux figures platoniciennes du Sophiste ou du
géomètre, le rejet obstiné de l'identification de la φύσις à l'être
véritable, sont autant d'éléments qui nous paraissent inexplicables,
si nous ne restituons pas ces philosophes dans la tradition issue de
Platon. Par ailleurs, même s'il est vrai que pour nous la Nouvelle
Académie se définit surtout par l'adaptation défensive de cette tra
dition à une situation donnée, cela ne signifie pas que nous négli
gions ce que le combat des Néoacadémiciens contre le stoïcisme a
pu apporter de neuf à la philosophie. Lorsque Camèade élabore
contra Stoicos la plus systématique des argumentations antiprovi-
dentialistes, lorsque, pour réfuter la théorie du destin défendue par
628 CICERO ACADEMICUS

ses adversaires, il transforme le principe ontologique de l'automo-


tion en principe de liberté intérieure, il apporte à la philosophie
une contribution d'autant plus importante qu'elle sera progressive
ment détachée de son contexte dialectique et qu'elle existera par
elle-même.
S'il y a une personnalité déroutante parmi les philosophes que
nous avons évoqués dans ce travail, ce n'est à notre sens ni Arcési-
las ni Camèade, mais Antiochus d'Ascalon. L'éclectisme qui lui a
été si souvent attribué se définit par le choix de ce que l'on estime
excellent dans des doctrines différentes. Or, ce qui frappe chez
l'Ascalonite, c'est le refus de choisir. Il s'est dressé contre la Nouv
elle Académie, mais il en a conservé bien des thèmes et des
méthodes. Il a prétendu revenir à l'Ancienne Académie, mais ne se
résignant pas à se limiter aux scholarques de celle-ci, il leur a
adjoint Aristote et, voulant lui aussi démontrer que ces philosophes
avaient déjà dit ce que les Stoïciens ne feraient que formuler en
d'autres termes, il a donné de leur pensée une version pour le
moins contestable. Il a adopté l'immanence stoïcienne, mais sans
vouloir renoncer à la transcendance platonicienne. Il ne fut certa
inement pas le cryptostoïcien que Cicéron, emporté par sa verve
polémique, a décrit dans les Académiques; au contraire, et sans
doute parce que, ayant rompu avec l'Académie officielle, il avait à
affirmer d'autant plus fortement son attachement au platonisme, il
incarne jusqu'à la caricature ce qu'il faudrait appeler le panacadé-
misme, cette tendance de l'école platonicienne à se considérer com
mela source à laquelle devait être rapportée toute pensée philoso
phique. C'est tout à l'honneur de Cicéron d'avoir su tirer parti de
l'enseignement d'Antiochus, tout en préférant à cette effervescence
la plus grande rigueur de la tradition néoacadémicienne.
Cette tradition a ceci de particulier qu'elle a joué un rôle consi
dérable dans l'histoire de la philosophie par l'extrême variété des
interprétations qui en ont été données. Sans négliger totalement la
manière dont elle a été perçue, il était nécessaire de lui restituer ce
que croyons être sa signification originelle pour mieux comprend
re le choix philosophique de Cicéron.

Cicéron et la Nouvelle Académie

Nous voici donc revenu à notre point de départ en ce qui


concerne l'Arpinate, à savoir l'ancienne et redoutable question
d'E. Havet : «Pourquoi Cicéron a-t-il professé la philosophie acadé
mique?»1. Mais, avant de faire la synthèse de tous les éléments de

1 Cf. supra, p. 74.


PHILOSOPHIE ET TRADITION 629

réponse que nous avons avancés dans ce travail, il est nécessaire de


rappeler deux évidences, qui doivent être considérées comme des
préalables à toute étude de la philosophie cicéronienne.
La première est que du De inuentione au De offidis, la philoso
phie s'est d'abord définie pour l'Arpinate par l'adhésion, affective
au moins autant qu'intellectuelle, à l'Académie. Un choix philoso
phique dans l'Antiquité était beaucoup plus que l'expression d'une
affinité intellectuelle, il engageait l'individu tout entier, il consti
tuaitune décision existentielle, il signifiait l'entrée dans une com
munauté humaine et la libre acceptation de sa tradition. Le fait
que les Romains vivaient cet engagement avec d'autant plus d'in
tensité qu'ils accordaient une importance sacrée à la fides, à la
parole donnée, contribue à expliquer la permanence du choix cicé-
ronien.
Nous rappellerons ensuite que l'adhésion à l'Académie ne fut
pas l'acte d'un homme d'Etat senescent, soucieux de trouver de
tardives justifications à une politique sinueuse, mais, au contraire,
le choix de la jeunesse et de l'enthousiasme, un éblouissement tel
qu'il devait à tout jamais marquer cette vie. Le puer aut adulescen-
tulus sentit immédiatement qu'il y avait entre l'enseignement de
Philon de Larissa et lui une harmonie fondamentale et, à cet égard,
il n'est pas inutile de rappeler ici cette phrase si extraordinaire par
laquelle il évoque dans le Brutus2 le choc que représenta pour lui
la rencontre du scholarque : totum ei me tradidi admirabili quodam
ad philosophiam studio concitatus.
Nous avons dès le début de notre travail essayé d'analyser
quelques uns des éléments qui permettent d'expliquer la force de
cette sympathie immédiate pour la Nouvelle Académie : le prestige
et l'ancienneté de l'école platonicienne, attraits importants pour un
homme qui s'est lui-même défini comme semper Studiosus nobilitat
isi; l'existence depuis plusieurs générations de relations entre
l'Académie et les optimates; la possibilité d'associer sous la direc
tiond'un même maître l'étude de la rhétorique et celle de la philo
sophie; la découverte de Platon, ce « dieu de la philosophie»4. Au
terme de notre étude, nous ne sous-estimons évidemment pas l'i
mportance de ces données, qui sont autant d'aspects de l'académis
me cicéronien. Toutefois, nous considérons que l'explication la
plus profonde, celle qui permet de comprendre que Cicéron ait
choisi non seulement Platon, mais une interprétation très particul
ière de la pensée platonicienne, doit être cherchée ailleurs. Ce qui

2 Cicéron, Brutus, 89, 306, cf. supra, p. 98.


3 Id., Luc, 40, 125.
« Cf. Nat. de., II, 12, 32.
630 CICERO ACADEMICUS

nous paraît, en effet, essentiel, c'est que le jeune Cicéron retrouvait


dans la philosophie de Γέποχή, la traduction philosophique du fon
dement même du mos maiorum, à savoir le rejet de toute tentation
pour l'individu de s'ériger lui-même en critère, en valeur absolue :
otnnis sui uitiosa iactatio est, dira Quintilien, paraphrasant lui-
même l'Arpinate5.
Dès le De inuentione, l'adhésion à la Nouvelle Académie est
indissociable de la condamnatiion de la temeritas, c'est-à-dire de
cette précipitation qui fait qu'un individu s'affirme contre toute
uerecundia seul possesseur de la vérité. Certes, le refus de la προπέ-
τεια est un thème philosophique6, mais chez Cicéron il corres
pondaussi, et même avant tout, à cette idée si fortement exprimée
par Caton le Censeur, que l'absolu ne peut résulter que d'un effort
collectif, déployé sur une très longue durée7. La temeritas appa-

5 Quintilien, Inst. or., XI, 1, 15, se référant à Diu. in Caec, 36: cum otnnis
arrogantia odiosa est, turn ilia ingeni atque eloquentiae multo molestissima.
6 Cf. Platon, Lois, VII, 792 d (condamnation de la προπέτεια vers les plai
sirs); Aristote, Eth. Nie, VII, 1150b 19-25 (la προπέτεια comme forme de Γάκρα-
σία); Diog. Laëce VII, 48 et Épictète, Entretiens, III, 22, 104 (critique stoïcienne
de la προπέτεια); Sext. Emp., Hyp. Pyr. I, 177 et 186 (la προπέτεια est la caracté
ristique des philosophes dogmatiques). On trouve chez Cicéron une platonisa-
tion intéressante de ce concept de temeritas dans un passage du De diuinatione
(I, 29, 60 et 61) où il traduit la République, IX, 571 c-572 a. En effet, là où Platon
écrit simplement δύο είδη pour désigner les parties concupiscible et irascible de
l'âme, il traduit par duabus temerariis partibus, faisant ainsi de la temeritas le
principe contraire du λόγος. A l'opposé de la temeritas se trouve la uerecundia,
qualité platonicienne par excellence, cf. Vom., IX, 22, 5 : Ego seruo et servabo
(sic enim assueui) Platonis uerecundiant, phrase écrite dans un contexte humor
istique - il s'agit de railler la liberté de langage des Stoïciens - mais qui expri
me fort bien l'une des raisons les plus profondes de l'attachement de l'Arpinate
à la tradition platonicienne.
7 Cf. supra, p. 508. Sur l'utilisation de temeritas dans le langage politique
romain, et tout particulièrement cicéronien, cf. A. Weische, Studien zur Politi
schenSprache der Römischen Republik, Münster, 1966, p. 28-38, qui signale fort
opportunément (p. 30) que, dans Rab. Post., 1, 2, temeritas est qualifié de grauis-
simum uerbum. La double signification, philosophique et politique, du terme
peut être mise en évidence par le rapprochement de deux passages. Dans le Pro
Marcello, 2, 7, Cicéron utilise pour faire l'éloge de César un lieu commun philo
sophique : numquam enim temeritas cum sapientia commiscetur neque ad consi-
lium casus admittitur; dans le De officiis, I, 8, 26, César est donné comme
l'exemple de l'homme que la temeritas conduit à renverser «tous les droits
divins et humains». On peut interpréter de diverses manières cette contradict
ion, mais, quelle que soit l'explication choisie, ce diptyque montre à quel point
le problème de la temeritas dans la philosophie et dans la cité est présent à
l'esprit de Cicéron. Il s'agit là d'un élément de continuité particulièrement
important dans la vie et la pensée cicéroniennes. Rappelons, en effet, que déjà
dans la préface rhétorico-philosophique du premier livre du De inuentione, la
décadence de la civilisation est imputée à l'arrivée au pouvoir d'hommes quali
fiésde temerarii atque audaces (3, 4).
PHILOSOPHIE ET TRADITION 631

raît donc dans la tradition romaine doublement condamnable,


puisqu'elle est affirmation individuelle et qu'elle bouleverse le
cours naturel du temps. Dans Γέποχή de la Nouvelle Académie, qui
implique l'examen attentif de ce que tout un chacun recèle de vérit
é,et qui ne limite pas le temps de la recherche, Cicéron retrouvait,
au contraire, l'équivalent philosophique des vertus ancestrales.
Ceux des Romains qui faisaient le choix du stoïcisme, identifiaient
l'absolue rigueur morale du système de Zenon et les valeurs qu'ils
avaient eux-même reçues des maiores. Il faut cependant se demand
er si Cicéron n'avait pas mieux perçu qu'eux le sens véritable de
cette tradition en refusant une doctrine qui aboutissait à faire d'un
individu, certes exceptionnel, le sage, l'équivalent d'un dieu. On
nous objectera peut-être qu'il est pour le moins paradoxal d'exalter
l'humilité profonde d'un homme dont la postérité a souvent raillé
la haute opinion qu'il avait de lui-même et l'irrépressible propens
ion à faire son propre panégyrique. Il est vrai que Cicéron n'a pas
toujours pratiqué la uerecundia qu'il prisait si fort, mais, d'une
part, la satisfaction qu'il ressentait à l'égard de lui-même était celle
du serviteur d'une tradition à laquelle il était passionnément atta
ché, et, d'autre part, précisément parce qu'il vivait avec le sent
iment permanent de cet absolu, il a eu de ses incertitudes et de ses
faiblesses une conscience aiguë, dont les excès dans le contente
ment de soi ne furent la plupart du temps que l'expression para
doxale.
L'adhésion de Cicéron à la Nouvelle Académie ne connut pas
de véritable solution de continuité, mais ce que nous considérons
comme une triple vicissitude :

- la rencontre avec Antiochus lui permit la découverte d'une


version du platonisme qu'il ne devait jamais faire entièrement sien
ne,mais qui allait très profondément l'influencer;
- la situation de la res publica était telle que la réflexion sur
les moyens de restaurer l'État semblait devoir emprunter beau
coup plus aux solides certitudes d 'Antiochus et des Stoïciens
qu'aux finesses dialectiques de la Nouvelle Académie; d'où une cer
taine ambiguïté par rapport à celle-ci dans le De republica et dans
le De legibus, Cicéron lui restant fidèle sur le fond, mais préférant
prendre une certaine distance par rapport à une attitude trop crit
ique;
- enfin et sourtout, le fait de penser l'action politique dans
les mêmes termes que l'engagement philosophique, s'il témoigne
de la très forte unité de la personnalité cicéronienne, aboutit aussi
à des justifications de l'opportunisme qui sont l'un des aspects les
plus contestés de celle-ci. L'orientation que nous avons fixée à
notre travail ne nous permettait pas d'entrer dans le détail de ces
632 CICERO ACADEMICUS

problèmes, et nous nous en tiendrons ici à la rapide évocation de


deux textes célèbres. Dans le Pro Plancio*, les arguments avec les
quels Cicéron rejette les reproches que l'on fait à sa versatilité poli
tique sont les mêmes que ceux par lesquels il a constamment justi
fié son adhésion à la Nouvelle Académie : revendication de la liber-
tas qui permet de choisir en chaque circonstance la solution que
l'on croit être la meilleure et condamnation de la pertinacia qui est
sotte obstination. Par ailleurs, la relation qui est établie dans ce
même passage entre la libertas et la moderano, en même temps
qu'elle est une référence au système de valeurs du tnos maiorum,
révèle une certaine influence d'Antiochus et de la théorie péripaté
ticienne de la métriopathie. L'argumentation est plus dense encore,
tant d'un point de vue philosophique qu'historique, dans la lettre à
Lentulus, qui constitue une si remarquable justification de la pali
nodie9. Comme dans le Pro Plancio, la métaphore dominante est
celle du navigateur pour qui ce serait folie de vouloir tenir coûte
que coûte sa route primitive sans se soucier de ce qui rend celle-ci
impraticable, l'essentiel étant d'arriver au port, même au prix d'un
long détour10. Mais parce qu'il s'agit d'une lettre, la philosophie
peut s'y exprimer plus librement et Cicéron n'hésite pas à invoquer
Platon comme autorité légitimant son attitude11: celui-ci n'a-t-il
pas fait preuve du plus grand réalisme politique en conseillant de
ne pas aller au-delà de ce que l'on peut faire accepter à ses conci
toyens et de ne pas chercher à agir par la contrainte ou par la vio
lence? La plaidoirie est sans aucun doute sincère et elle a le mérite
d'être cohérente avec ce que Cicéron a toujours affirmé depuis le
De inuentione, mais elle pose de difficiles problèmes : l'action poli
tique n'a-t-elle pas une spécificité, une pesanteur, des conséquenc
es, qui font qu'on ne peut pas varier de la même manière que
dans une spéculation intellectuelle? les manœuvres par lesquelles
le pilote cherche à corriger son itinéraire ne risquent-elles pas, si
elles sont trop nombreuses ou trop brusques, d'égarer le navire?
N'y a-t-il pas danger à ignorer le caractère propre à chaque situa
tion politique et la résignation, le pessimisme, dont Platon a fait
preuve dans un contexte donné, justifient-ils l'approbation publi
queque Cicéron a donnée aux décisions des puissants du moment?
Le jugement que l'on a porté sur cette période de la vie de l'Arpina-

8 Cicéron, Plane, 91-94.


9 Id., Fam., I, 9, à Lentulus. Sur ce texte célèbre, cf. l'analyse d'A. Michel
dans sa thèse, p. 560-562.
10 Ibid., 21.
11 Ibid., 18: Id enim iubet idem ille Plato, quern ego uehementer sequor :
«tantum contendere in re publica, quantum probare possis, uim neque parenti
neque patriae afferri oportere». Cette citation est tirée du Criton, 51c.
PHILOSOPHIE ET TRADITION 633

te fut souvent sévère et n'a pas peu contribué à donner une fausse
image de sa philosophie. Or, si l'on est en droit d'estimer que l'Ac
adémie fut un peu trop facilement invoquée dans ces circonstances,
on ne doit pas oublier pour autant que quelques années plus tard
Cicéron devait redonner sa signification première à l'enseignement
de Philon de Larissa.

En effet, cette pensée de la Nouvelle Académie, qui était née


d'une lutte sans merci contre le dogmatisme théorique, va se révé
lerêtre le seul moyen d'exprimer de manière à la fois indirecte et
publique la révolte contre ce scandale historique et philosophique
que représente, pour un Romain se réclamant de la Nouvelle Aca
démie, l'avènement d'un pouvoir personnel. Dans le De republica
avait déjà été exprimée l'idée que la monarchie serait la meilleure
forme de gouvernement si l'homme pouvait être parfait12, or c'est
là une hypothèse que le mos maiorum et Platon rejettent avec une
égale fermeté. Dès lors, peu importe que certaines actions du dica-
tateur soient en elles-mêmes dignes d'approbation; le problème
n'est pas dans l'existence de ces aspects positifs, mais dans le fait
qu'un individu puisse s'ériger en juge de ce qui est bon ou mauvais
pour la cité. La condamnation du dogmatisme philosophique sera
donc aussi pour Cicéron celle du régime césarien :
- le tyran et le dogmatique sont tous deux animés par la
temeritas, qui, lorsqu'elle est envisagée d'un point de vue moral
s'identifie à Y audacia 13. Parce qu'ils cherchent avant tout à se mett
reen avant, à s'affirmer eux-mêmes, ils n'ont d'autre temps que le
présent. La réflexion cicéronienne réhabilite au contraire la durée,
la recherche peut-être infinie, mais confiante;
- le tyran et le dogmatique imposent leur vérité et n'ont
aucun égard pour ceux qui rejettent ou critiquent celle-ci. Pour
Cicéron, au contraire, le critère de la vérité est le consensus, l'ac-

12 Cf. supra, p. 506.


13 Sur ce concept, cf. A. Weische, op. cit., p. 32-33; G. Achard, op. cit.,
p. 247-248; C. Wirzubsky, Audaces; a study in political phraseology, dans JRS, 51,
1961, p. 12-22. Dans Inu., II, 34, 165, Vaudacia est présentée comme faisant part
iedes défauts qui paraissent être proches des qualités et qui, en réalité, ne sont
pas des qualités : audacia non contrarium, sed appositum est ac propinquum, et
tarnen uitium est, cf. Aristote, Eth. Nie, III, 7, 1115b 29-30. C'est dans Off., I,
19, 63, que Cicéron donne un fondement platonicien à sa condamnation de l'au
dacia en traduisant le Ménéxène, 247 a : animus paratus ad periculum, si sua
cupiditate, non utilitate communi impellitur, audaciae potius nomen habeat
quant fortitudinis. Cependant, c'est sans doute dans le Pro Sestio, 40, 86, qu'ap
paraît le plus clairement l'importance politique et philosophique du concept
chez Cicéron, à travers ce consensus audacium, qui est le négatif de ce consen
sus bonorum dans lequel l'Arpinate voit le salut de la cité.
634 CICERO ACADEMICUS

ceptation universelle et tout ce qui suscite un dissentiment relève,


au mieux, du probable, du vraisemblable;
- le tyran et le dogmatique ont leur propre définition et leur
propre hiérarchie des valeurs morales. A l'inverse, la démarche
cicéronienne sera, non de bouleverser le système de valeurs du mos
maiorum, mais de donner une expression philosophique de celui-ci
et d'établir entre les deux domaines un échange fécond.

Au moment où César, figure à la fois du tyran platonicien et


du roi honni par le mos, détenait un pouvoir sans partage, la philo
sophie, et tout particulièrement la philosophie de la Nouvelle Aca
démie, fut donc pour Cicéron un moyen d'exprimer la tradition et
un instrument de résistance contre un ordre nouveau des choses
estimé mauvais dans son principe même. Cette lecture politique de
textes en apparence sans relation avec l'actualité immédiate est
l'un des aspects les plus passionnants de l'œuvre cicéronienne.
Lorsque l'Arpinate exalte la Hbertas du philosophe académicien,
c'est aussi de celle du citoyen romain qu'il s'agit. Lorsqu'il cherche
à réduire le dissensus des philosophes, c'est aussi la brisure de sa
cité qu'il veut effacer. Lorsqu'il oppose le consensus à la fausse
clarté d'une vérité individuelle, il réfute César tout autant que
Zenon ou Epicure.
Cependant, les traités cicéroniens ne sont pas pour autant des
traités «à clefs» et ils existent aussi en tant qu'oeuvres authentique-
ment philosophiques, dans lesquelles la vision du monde héritée
des maiores ne coïncide pas toujours avec celle des scholarques de
la Nouvelle Académie. Cicéron a ceci de commun avec Camèade
qu'il considère l'homme comme une particule de liberté, sans pour
autant ériger l'individu en absolu. Pour tous les deux, la conscience
de la liberté est inséparable de celle des limites humaines, et le
début de toute authentique philosophie doit être cherché dans le
sentiment de la transcendance du vrai par rapport aux doctrines
qui prétendent en être l'expression. Mais, alors que la Nouvelle
Académie s'est toujours prétendue libre de toute attache doctrinal
e, la position de Cicéron est plus complexe. L'Arpinate est tenté de
penser que le monde que l'on croit réel n'est que l'image de l'être
véritable et cela se traduit, en particulier, par son adhésion dans
les Tusculanes à l'anthropologie du Premier Alcibiade. Mais, par ai
lleurs, le naturalisme romain, la conception qu'il se fait de l'histoire
de sa cité sont autant d'éléments qui plaident chez lui en faveur de
l'immanence. D'où son attitude à l'égard du stoïcisme, doctrine
qu'il combat sans relâche parce qu'elle est construite sur une idée
qu'il estime fausse de l'homme, mais qui exerce sur lui une certai
ne séduction dans la mesure où, précisément, elle a su mieux que
toute autre exprimer la beauté, l'unité et la rationalité de l'univers.
PHILOSOPHIE ET TRADITION 635

Cette difficulté de Cicéron à admettre sans nuances le dualisme


platonicien apparaît très clairement dans la tentative de synthèse
entre naturalisme et anthropologie du Premier Alcibiade, qui clôt le
livre V des Tusculanes, et dans l'ambiguïté délibérée de la conclu
sion du De natura deorum. Le De officiis laissera délibérément de
côté le problème ontologique et réconciliera dans le domaine de
l'action morale immanence et transcendance, puisque Yhumanitas,
critère absolu de l'action, n'a d'autre fondement que le sentiment
d'appartenance à la communauté humaine et qu'elle est pour l'Ar-
pinate l'expression rigoureuse, systématique, de ce que les maiores
avaient déjà intuitivement perçu.
Tous ces aspects de la philosophie cicéronienne sont, d'une
manière ou d'une autre, présents dans les Académiques. Ces dialo
gues se révèlent être d'abord des textes profondément enracinés
dans l'actualité de l'époque. Ils sont nés du désir de rendre hom
mage à des aristocrates, Catulus, Hortensius, Lucullus, qui repré
sentaient la parfaite antithèse du césarisme et, dans un premier
temps, ce désir fut si fort que Cicéron ne tint aucun compte de l'i
nvraisemblance qu'il y avait à faire figurer dans un tel débat des
hommes qui n'étaient jamais allés aussi avant dans la philosophie.
Le génie de l'Arpinate fut de comprendre que non seulement il n'y
avait aucune contradiction à entrelacer dans une même œuvre la
laudano junebris d'une époque et la défense de la philosophie
néoacadémicienne, mais que les deux thèmes pouvaient être en
parfaite consonance. Sans rien avoir d'une violence pamphlétaire,
les Académiques constituent la plus impitoyable condamnation du
régime césarien, à la fois parce qu'ils sont un émouvant hommage
à des hommes qui, aux yeux de Cicéron, symbolisent la liberté per
due, et parce qu'ils posent avec beaucoup de force cette question
insupportable pour tout pouvoir dictatorial : la perfection, la certi
tude absolue, sont-elles compatibles avec la condition humaine?
Mais l'Arpinate ne s'arrête pas à ce qui serait un constat pessimist
e, il ne se contente pas de prendre acte du dissensus, il pose impli
citement comme principe que celui-ci n'est pas une fatalité et il
intègre à l'exposé même de ce désaccord les éléments qui permett
ront de le réduire. Hymne à la liberté, les Académiques sont donc
aussi empreints d'espoir, philosophique et politique. Mais, cet es
poir suppose un long travail qui permettra dans un même effort de
révéler ce qui est commun à tous les philosophes malgré leurs
conflits et de fonder en raison la tradition en montrant tout ce
qu'elle contient en elle d'universel. C'est pourquoi nous voyons
dans ce navire qui est la dernière image du Lucullus, dans ce navi
re qui va ramener l'Arpinate chez lui après une journée de discus
sionsphilosophiques, mais qui symbolise aussi la recherche qu'il se
propose d'entreprendre, l'emblème de la philosophie cicéronienne.
ANNEXE

QUELQUES REMARQUES SUR LES IMAGES


DE LA NOUVELLE ACADÉMIE
DANS LE CONTRA ACADEMICOS DE SAINT AUGUSTIN

Saint Augustin raconte dans les Confessions comment, après


avoir été déçu par le manichéisme, il connut à Milan et à Rome
une période de désarroi et de doute pendant laquelle il fit sienne la
philosophie de la Nouvelle Académie, évolution qui est illustrée
dans le De beata uita au moyen d'une métaphore qui rappelle très
fortement la lettre dans laquelle Cicéron explique comment il par
vint à trouver une traduction satisfaisante au terme εποχή1. Sans
doute parce qu'elle se situe avant ce moment essentiel que fut la
conversion, cette période a longtemps fait l'objet d'un relatif désin
térêt de la part des chercheurs; ce n'est plus le cas aujourd'hui et
bon nombre d'études sont venues éclairer, de manière parfois
contradictoire, le sens du doute augustinien2, expérience philoso
phique qui eût comme ouvrage de référence les Académiques de
Cicéron, avant que la lecture des œuvres néoplatoniciennes dans la
traduction de Marius Victorinus ne permît à Augustin d'élaborer
une interprétation du platonisme qui l'aiderait à s'éloigner de
Γέποχή.
Dans les Retractationes, Augustin se reproche d'avoir qualifié à
la fin du Contra Academicos, ses arguments de nugae, alors que,
dit-il, il avait procédé à une réfutation définitive3. Qu'il ait estimé
devoir revenir ainsi sur cette question est très caractéristique de ce
que fut son itinéraire spirituel : l'évêque animé d'une foi ardente
ne comprend" plus la sympathie à l'égard du platonisme et l'esprit

1 Augustin, Conf., VI, 11, 18; Be. uit. I, 4: diu gubernacula mea repugnan-
tia omnibus uentis in mediis fluctibus Academici tenuerunt. Sur la traduction
(Γέποχή par Cicéron, cf. supra, p. 247.
2 Cf. depuis l'ouvrage pionnier d'E. Gilson, Introduction à l'étude de Saint
Augustin, Paris, 1943, p. 48-55; M. Testard, Saint Augustin et Cicéron, Paris,
1958, t. 1, p. 81-129; J. A. Mourant, Augustine and the Academics, dans Ree. Aug.,
4, 1966, p. 67-96; J. Heil, Augustine's attack on skepticism, the Contra Academic
os, dans HThR, 65, 1972, p. 99-116; C. Kirwan, Augustine against the skeptics,
dans The skeptical tradition, p. 205-223.
3 Augustin, Retr., I, 1, 4.
638 QUELQUES REMARQUES SUR LE CONTRA ACADEMICOS

de familiarité envers les Académiciens dont faisait encore preuve le


converti de Cassiciacum. Dans le Contra Academicos, Cicéron est le
Tullius noster dont la fidélité à l'académisme est ainsi exaltée4 : «il
ne pouvait souffrir que, lui vivant, fût ruiné ou altéré rien de ce
qu'il avait aimé»; dans les Confessions, l'auteur de YHortensius ne
sera plus que Cicero quidam5.
Pourquoi le Contra Academicos, pourquoi ce colloque de Cass
iciacum à propos duquel E. Gilson a écrit6: «il est déjà remarquab
le que la réfutation du scepticisme ait été la première préoccupat
ion du nouveau chrétien»? On ne peut répondre à cette question
sans avoir au préalable analysé ce que fut la période néoacadémic
ienne du futur évêque d'Hippone. K. A. Mourant - en réaction,
sans doute, contre un certain nombre de biographies d'Augustin
qui ont délimité dans sa vie des périodes sans toujours bien définir
les éléments de continuité -, a interprété l'académisme augustinien
comme une attitude de prudence, une sorte d'ultime réticence
avant la conversion, provoquée par la crainte de connaître une
autre déception7. Mourant s'appuie presque exclusivement sur les
Confessions, c'est-à-dire sur une œuvre dans laquelle Augustin in
terprète à la lumière de sa conversion les années qui précédèrent
celle-ci, et nous croyons qu'il sous-estime la profondeur d'une crise
pendant laquelle le futur auteur du Contra Academicos chercha
dans la philosophie de Camèade le moyen d'exprimer un désespoir
tout à fait réel8.
La réfutation du scepticisme, objet des discussions de Cassicia
cum, montre bien qu'Augustin ne considérait nullement cette pé
riode de sa vie comme insignifiante ou négligeable. Le nouveau
converti ne prétend pas triompher du doute radical par la seule
affirmation de la Révélation, ce qui constituerait une abdication de
la raison, insupportable pour lui, il veut montrer, en utilisant cette
même dialectique dont les Académiciens usèrent si magistrale
ment, que l'obstacle de Γέποχή, pour embarrassant qu'il soit, ne
suffit pas à interdire la progression vers cette harmonie de la rai
son et de la foi dont témoigne l'accord de la philosophie platoni
cienne et de la religion chrétienne. Augustin écrit le Contra Acade
micos non seulement pour Romanianus9, l'ami, le protecteur,

4 Id., Contra Ac, III, 18, 41: Tullius noster ... impatiens labefactari uel
contaminari quidquid amauisset.
5 Id., Conf., III, 4, 7.
6 E. Gilson, op. cit., p. 49.
7 K. Mourant, op. cit., p. 74.
8 Cf. E. Gilson, p. 49.
9 Cf. la dédicace à ce personnage au début du Contra Ac. et le commentair
e de K. Mourant, p. 85.
QUELQUES REMARQUES SUR LE CONTRA ACADEMJCOS 639

dont le fils Licentius est dans le dialogue le défenseur d'Arcésilas


et de Camèade, mais pour avoir lui-même une vision plus claire,
plus cohérente, de la question et pour disposer ainsi des moyens de
convaincre ceux que le doute écarterait de la vraie philosophie10.
Mais il sait aussi que «lorsqu'il est vaincu, l'Académicien est vain
queur», dans la mesure où sa défaite constitue un argument sup
plémentaire en faveur de l'isosthénie11. La joute dialectique, indi
spensable car il ne faut pas laisser la Nouvelle Académie s'appro
prier la raison pour la paralyser et la rendre stérile, sera donc par
définition insuffisante. Pour emprisonner Protée - c'est à lui
qu'Augustin compare la vérité - l'intelligence ne suffit pas, il faut
une aide divine12; pour triompher de la Nouvelle Académie
«l'acharnement dialectique»13 devra être relayé par une explica
tion qui n'appartiendra pas à l'ordre de la rationalité et ce sera la
thèse du dogmatisme ésotérique des Académiciens. Mais avant d'en
arriver à ce moment de l'œuvre, il est important d'analyser les ima
ges de la proteiforme Académie qui nous sont données par diffé
rents personnages du dialogue.
Le débat sur le thème «la recherche de la vérité peut-elle suffi
re à assurer le bonheur?» permet à Licentius de se réclamer du
Cicéron des Académiques 14, tout en intégrant Γέποχή dans une tra
dition platonicienne qui n'est jamais développée dans ces dialo
gues, du moins tels qu'ils nous sont parvenus. En effet, tout en
s'accordant avec l'Arpinate pour affirmer que la perfection du
sage ne peut résider que dans la suspension du jugement, le jeune
homme ne s'en tient pas aux considérations gnoséologiques qui
sont invoquées à l'appui de cette thèse dans le texte cicéronien et il
donne à Γέποχή une dimension métaphysique qui était, selon nous,
inhérente à la philosophie d'Arcésilas et de Camèade, mais qu'ils
n'avaient jamais explicitement assumée 15. Si l'homme, dit Licent
ius,ne peut aller au-delà de cette perfection négative, c'est parce
que la vérité n'appartient qu'à Dieu, «ou peut-être aussi à l'âme
humaine qui a quitté le corps, ce cachot ténébreux» 16. Ainsi

10 Cf. ce que dit Augustin sur le but de son œuvre dans Contra Ac, III, 14,
30.
11 Ibid. : Hoc enim ipso ostenditur nihil quamlibet copiosissimis subtilissi-
misque argumentis posse suaderi, cui non ex parte contraria, si adsit ingenium,
non minus acriter, uel fonasse acrius resistatur.
12 Ibid., 6, 13 : Proteus enim Me in imaginem ueritatis inducitur.
13 L'expression est d'E. Gilson, p. 49.
14 Cf. Contra Ac, 1, 3, 7.
15 Cf. notre conclusion, p. 745.
16 Op. cit., § 9 : Veritatem autem illam solum Deum nosse arbitror, aut forte
hominis animam, cum hoc corpus, hoc est tenebrosum carcerem, dereliquerit.
640 QUELQUES REMARQUES SUR LE CONTRA ACADEMICOS

conçue, la suspension de l'assentiment trouve sa raison d'être, non


dans le catalogue des erreurs des sens, qui ne sont que les manifest
ationsde cette faillibilité, mais dans l'anthropologie du Phédon.
On mesure ce qui sépare une telle interprétation de la philosophie
de Plotin, qui se montre plus optimiste que Platon lui-même sur la
possibilité de réaliser Γόμοίωσις θεφ et qui ne pratique pas un
mépris si radical envers le corps17. Licentius, précisément parce
qu'il se réclame d'Arcésilas et de Camèade, professe un dualisme
qui ne semble laisser aucun espoir quant à la possibilité pour
l'homme d'accéder à la vérité.
Au début du second livre, Augustin fait, à la demande de ses
interlocuteurs, une présentation de la Nouvelle Académie, qui, par
sa sobriété et son apparente précision, contraste singulièrement
avec le caractère enflammé et les aspirations ontologiques des
débats précédents18. Il ne s'agit plus de déterminer si la sagesse
doit avoir un contenu positif ou négatif, mais de faire place pen
dant quelques instants à l'histoire de la philosophie pour mieux fai
re connaître la pensée par laquelle Licentius se sent attiré. Pour
tantcette neutralité se révèle très vite problématique, car Augustin,
négligeant le caractère dialectique des propositions néoacadémic
iennes, finit par présenter cette philosophie comme un système
dans lequel l'acatalepsie et Γέποχή auraient été transformées en
dogmes. Il suffit pour s'en convaincre de comparer ces deux textes,
dont le premier a déjà été commenté par nous 19 :
Cicéron, Ac. post., I, 45 : Arcesilas negabat esse quicquam quod
sciri posset, ne illud quidem ipswn quod Socrates sibi reliquisset.
Augustin, Contra Ac, II, 5, 12 : (Academici) omnia incerta non
dicebant solum, uerum copiosissimis rationibus affirmabant.

S'il est vrai qu'il n'y a pas nécessairement contradiction entre


ces deux témoignages, on ne peut négliger le fait que, dans le pre
mier cas, il a été pris soin d'éviter tout ce qui pourrait ressembler à
un dogmatisme négatif, alors que l'impression dominante à la lec
ture du second est celle d'une certitude du non-savoir20. Augustin
finit même par considérer les Néoacadémiciens comme des disci-

17 Cf. En., I, 2, 7 et III, 4, 1, où le corps est défini comme «la seule et der
nière trace des choses d'en haut dans la dernière des choses d'en bas».
18 Contra Ac, II, 5, 11-12.
19 Cf. supra, p. 15.
20 Ce même dogmatisme négatif apparaît en Conf., V, 10, 19 : de omnibus
dubitandum esse censuerant nec aliquid ueri ab nomine comprehendi posse
decreuerant.
QUELQUES REMARQUES SUR LE CONTRA ACADEMICOS 641

pies de Zenon, plus subtils que les autres21 : «et comme ils avaient
appris du même Zenon qu'il n'y avait rien de plus vil que l'opinion,
ils en déduisirent très habilement que, si rien ne pouvait être perçu
et si opiner était parfaitement vil, le sage ne devait jamais approuv
er». La relation dialectique, si bien mise en évidence par Cicéron,
est ainsi transformée en filiation philosophique.
A la fin de cet exposé, Augustin éprouve le besoin de préciser
qu'il a parlé bona fide et que toute omission de sa part ne pourrait
être qu'involontaire22. Mais n'est-il pas difficile de croire qu'il se
soit exprimé ex animi sententia23, alors que dans la dernière partie
de l'œuvre il avancera une interprétation qui sera en totale contra
diction avec ce qu'il a affirmé dans ce passage? En réalité, on com
prend qu'il n'y a pas véritablement incohérence, si on se reporte à
ce qu'il dit dans les Confessions24 à propos de ce qu'il avait cru
être la philosophie néoacadémicienne. Ce qu'a voulu faire l'auteur
du Contra Academicos au début de ce second livre, c'est présenter
l'image communément admise de la Nouvelle Académie, image
dont il va mettre en évidence toutes les contradictions philosophi
ques, avant d'affirmer qu'elle ne correspond pas à ce que fut l'éco
le d'Arcésilas et de Camèade. Cependant, à l'intérieur même de ce
livre, l'intervention d'Alypius25 constitue une première prise de
distance par rapport à la vulgate néoacadémicienne exposée et
réfutée par Augustin. Ainsi Alypius affirme26 que «la scission d'où
est née la Nouvelle Académie était dirigée moins contre l'Ancienne
doctrine que contre les Stoïciens», ce qui correspond à l'interpréta
tion de Métrodore et du Philon des livres romains. Il présente, en
fait, quelques uns des éléments à partir desquels Augustin élabore
ra son interprétation définitive.
C'est après avoir porté tout au long du second livre et dans la
première moitié du troisième de rudes coups à la philosophie du
doute systématique, qu'Augustin va révéler ce qu'il appelle totum
Academicorum consilium27, c'est-à-dire la théorie d'un enseigne
ment ésotérique à l'intérieur de l'Académie d'Arcésilas et de Car-

21 Contra Ac, II, 5, 11 : Et cum ab eodem lenone accepissent, nihil esse tur-
pius quant opinari, confecerunt callidissime, ut si nihil percipi posset, et esset opi
nano turpissima, nihil unquam sapiens approbaret.
22 Ibid., 12.
23 Ibid.
24 Cf. η. 20.
25 Contra Ac, Π, 6, 14-15.
26 Ibid., 14 : Nouae Academiae discidium, non tarn contra ueterem concep-
tum quam contra Stoicos arbitror esse commotum.
27 Ibid., III, 17, 37. Cf. notre article Scepticisme et dogmatisme . . .,
p. 344 sq.
642 QUELQUES REMARQUES SUR LE CONTRA ACADEMICOS

néade, permettant de comprendre la très profonde unité de l'his


toire de l'école platonicienne.
Platon, dit-il, ajouta à la finesse de Socrate dans les questions
morales «la science des choses divines et humaines» qu'il avait
acquise des Pythagoriciens et couronna le tout de la dialectique,
science suprême capable de juger et d'organiser tous ses élé
ments28. Dans le système ainsi construit, le monde intelligible était
le seul vrai, l'autre, celui des sensations, n'étant que son image,
génératrice d'opinions dans l'âme des insensés. Après la mort du
scholarque Polémon, Arcésilas, voyant les progrès du matérialisme
stoïcien, décida «très prudemment et très utilement»29 de cacher
très profondément la doctrine de l'Académie et de se consacrer à
dissiper la fausse science, tâche dans laquelle il fut relayé par Car-
néade qui, tout en se rattachant à Platon «comme à sa source»,
continua à cacher «ce à quoi ressemblait ce vraisemblable»30. C'est
seulement avec Plotin que la pensée de Platon put à nouveau res
plendir dans toute sa pureté, à tel point qu'on croirait «que Platon
a revécu en Plotin»31.
Cette théorie a certes le mérite d'affirmer avec beaucoup de
force l'enracinement platonicien de la Nouvelle Académie, mais
son invraisemblance majeure réside dans cette idée d'une vérité
découverte par Platon et qui ressurgirait telle quelle chez Plotin
après avoir été occultée pendant des siècles. La confrontation de
l'Académie avec le stoïcisme, dont l'importance est si justement
soulignée par Augustin, exigeait plus d'audace, d'inventivité et
nous croyons avoir montré qu'Arcésilas et Camèade surent en faire
preuve. Mais ce qui est le plus surprenant encore, c'est l'attitude
d'Augustin lui-même à l'égard de l'explication qu'il avance. D'une
part, il prend soin de préciser qu'il s'agit là d'une interprétation
personnelle : «écoutez maintenant avec un peu plus d'attention non
ce que je crois mais ce que je suppose»32, phrase qui laisserait pen
ser qu'une telle exégèse est étrangère à la tradition des Académiq
ues', mais, d'autre part, il affirme à propos de Cicéron : «il dit que
c'était leur usage de cacher leur doctrine et qu'ils avaient accoutu
mé de ne la découvrir qu'à ceux qui avaient vécu avec eux presque
jusqu'à la vieillesse»33.
Nous croyons qu'il faut résister à la tentation d'imaginer

28 Ibid.
29 Ibid., 38 : prudentissime atque utilissime.
30 Ibid., 18, 40.
31 Ibid., 42.
32 Ibid., 17, 37 : audite iam paulo non quid sciant, sed quid existimem.
33 Ibid., 20, 43 : Ait enim Ulis morent fuisse occultandi sententiam suant, nec
earn cuiquam nisi qui secum ad senectutem usque uixisset aperire consuesse.
QUELQUES REMARQUES SUR LE CONTRA ACADEMICOS 643

qu'Augustin se réfère là à un passage des Académiques qui ne nous


serait pas parvenu. Il faut plutôt penser qu'emporté par son en
thousiasme, il interprète à sa manière un passage cicéronien, par
exemple Luc, 60, où il est question des «mystères» des Académic
iens, mais dans un sens ironique34. Cependant, le fait que la théor
iedu dogmatisme ésotérique ait été étrangère à l'Arpinate ne
signifie pas qu'Augustin l'ait créée ex nihilo. Nous avons recensé
ailleurs les différents témoignages qui montrent la pérennité d'une
telle exégèse et il est pour le moins vraisemblable qu'elle connut un
regain de faveur chez des Néoplatoniciens soucieux d'effacer ce
qui pouvait apparaître comme une hérésie dans l'histoire du plato
nisme35.
Mais l'hypothèse d'une source néoplatonicienne ne suffit pas à
expliquer qu'Augustin soit allé jusqu'à affirmer à propos de cette
thèse : «si c'est faux, peu m'importe, car il me suffit désormais de
ne pas croire que l'homme est incapable de découvrir la vérité»36.
Si cette étonnante affirmation donne prise au grief d'absence de
rigueur, une analyse un peu plus fouillée permet de mieux accept
er un tel propos.
Augustin a déployé pour combattre Γέποχή et le probabilisme
toute son intelligence, son ironie et les multiples arguments hérités
d'Antiochus et des Stoïciens. Mais il est trop lucide et trop bon juge
de la dialectique pour ne pas comprendre qu'il n'a pas réussi à
annihiler véritablement les arguments des Académiciens37. Un tel
échec est pour lui à la fois irritant et secondaire. Irritant, parce
qu'il s'agit là d'une défaite de la raison et qu'il y a en lui à cette
époque encore beaucoup de rationalisme. Secondaire, parce que le
néoplatonisme, et surtout la conversion, ont enraciné en lui la
conviction que l'homme n'est pas irrémédiablement coupé de la
vérité. Mutatis mutandis, il se trouve dans la situation des Stoïciens,
qui reconnaissaient l'existence des apories38, mais sans que cela
modifiât en quoi que ce soit leur système de pensée. Augustin ne
s'en est pas tenu à cette reconnaissance, il a voulu exprimer et ren
forcer sa conviction nouvelle au moyen d'une thèse qu'il soupçonn
ait fort d'être improbable, mais dont il a pensé qu'elle serait en
quelque sorte la marque d'une victoire qu'il était certain d'avoir
remportée sur le fond.

34 Cf. notre article, p. 343.


35 Cf. ibid., p. 346.
36 Contra Ac, III, 20, 43 : Quod si falsum est, nihil ad me, cui satis est iatn
non arbitrati ab homine posse inueniri ueritatem.
37 Cf. note 11.
38 Cf. supra, p. 314.
644 QUELQUES REMARQUES SUR LE CONTRA ACADEMICOS

Le mythe du dogmatisme ésotérique servait à illustrer d'une


manière assez sommaire l'idée qu'il est impossible de vivre le scep
ticisme. Mais déjà dans le Contra Academicos commence à s'esquis
ser une démarche infiniment plus subtile et féconde, celle visant à
démontrer que, quelles que soient les motivations ou les arrière-
pensées de ceux qui pratiquent Γέποχή universelle, celle-ci porte en
elle sa propre réfutation. Le si non esses, falli omnino non posses
du De libero arbitrio, le sum si jailor du De ciuitate Dei, le si dubitai
cogitât du De Trinitate témoignent que les pages finales du Contra
Academicos ne suffirent pas à faire disparaître aux yeux d'Augustin
le problème du scepticisme, et qu'il continua à se confronter à
celui-ci en des formules qui sont pour l'historien de la philosophie
autant de lignes asymptotes au cogito cartésien39.

39 Augustin, Lib. arb., II, 3, 7; Ciu. dei, XI, 26; Trin., XV, 12, 21, cf. E. Gil-
son, op. cit., p. 54-55.
BIBLIOGRAPHIE

I - Textes anciens

Chaque fois qu'elle existe, nous avons utilisé l'édition des «Belles-Let
tres»(Collection des Universités de France), en signalant, le cas échéant,
les modifications que nous avons apportées au texte ou à la traduction.
Nous avons, en outre, consulté les éditions et recueils suivants :

a) Auteurs et anonymes

- Academicorum philosophorum index Herculanensis, éd. S. Mekler, Berlin,


19582.
- Anonymer Kommentar zu Piatons «Theaetet» (Papyrus 9782), bearb. von
H. Diels und W. Schubart.
- Anonymous prolegomena to Platonic philosophy, ed. L. G. Westerink,
Amsterdam, 1962.
Alexandre d'Aphrodise
- Alexandri Aphrodisiensis praeter commentarla scripta minora de Ani
ma liber cum mantissa, ed. I. Bruns, Berlin, 1887.
- Alexandri Aphrodisiensis in Aristotelis Topicorum libros octo com
mentarla, ed. M. Wallies, Berlin, 1891.
Arcésilas
- H. J. Mette, Zwei Akademiker heute : Krantor von Soloi und Arkesi-
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Aristote
- Aristotle, the Nicomachean Ethics, with an English translation by
H. Rackham, Cambridge (Mass.)-Londres, 1962.
- Aristotelis qui ferebantur librorum fragmenta, col. V. Rose, Leipzig,
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St Augustin
- S. A. Augustini . . . de Ciuitate Dei libri XXII, ree. B. Dombart, Leipzig
(Teubner), 1863 (2 vol.).
- Contra Academicos-De beata vita-Be ordine, éd. R. Jolivet (Œuvres de
Saint Augustin, lère série, IV Dialogues philosophiques, I Problèmes
fondamentaux), Paris, 1939
Carnéade
- B. Wisniewski, Karneades Fragmente, Text und Kommentar, Wroc
law- Varsovie-Cracovie, 1970
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I et II ed. M. Pohlenz-O. Heine Leipzig, 1912.
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Eusèbe de Cesaree
- Praeparatio evangelica, ed. K. Mras, Berlin, 1954 et 1956, 2 voi.
C. Galien
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- C. Galeni scripta minora, recens. J. Marquardt, I. Mueller, G. Helm-
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- Speusippo, frammenti, trad, e com. a cura di M. Isnardi Parente,
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- Florilegium, éd. A. Meineke, Leipzig, 1855-1857, 4 vol.
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- Straton von Lampsakos, Texte und Kommentar (Die Schule des Aris
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- Q. S. F. Tertulliani in anima, ed. and com. by H. Waszink, Amster
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- Les Stoïciens, textes trad, par E. Bréhier, éd. sous la direction de
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- Œuvres philosophiques, éd. F. Alquié, Paris, 1963 (t. 1), 1967 (t. 2),
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D. Hume
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1965
G. W. F. Hegel
- La relation du scepticisme avec la philosophie, suivi de L'essence de la
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libri Vili, recog. et instr. C. I. Webb, Oxford, 1909
F. Sanchez
- Quod nihil scitur, éd. et trad. A. Comparût, Paris, 1984.
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- Aphorismes sur la sagesse dans la vie, trad, par J. A. Cantacuzène, 2e
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- Le sentiment tragique de la vie, trad, par M. Faure Beaulieu, Paris,
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P. Valéry
- Eupalinos ou l'architecte, Paris, 1923.
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III - Etudes

Cette bibliographie suit l'ordre alphabétique parce que la profonde


imbrication des sujet traités rendrait incommode une organisation par thè
mes ou par chapitres.
Elle ne prétend nullement à l'exhaustivité et regroupe pour l'essentiel
les titres cités dans nos notes.
Les abréviations utilisées sont celles de l'Année Philologique.

Ouvrages collectifs

- Problems in Stoicism, A. A. Long ed., Londres, 1971.


- Les Stoïciens et leur logique. Actes du colloque de Chantilly, 18-22 septem
bre 1976, Paris, 1978.
- Doubt and dogmatism. Studies in hellenistic epistemology , M. Schofield,
M. Burnyeat, J. Barnes eds, Oxford, 1980.
- Lo Scetticismo antico. Atti del convegno organizzato dal Centro di studio
del pensiero antico del C.N.R., Roma, 5-8 novembre 1980, G. Giannantoni
ed., Naples, 1981.
- Science and speculation. Studies in hellenistic theory and practice, J. Bar
nes, J. Brunschwig, M. Burnyeat eds, Paris, 1982.
- The skeptical tradition, M. Burnyeat ed., Los Angeles, 1983.
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- The Roman Socrates : Horace and his Satires, dans Essay on Roman
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J.-M. André
- L'otium dans la vie morale et intellectuelle romaine, Paris, 1966.
- La philosophie religieuse de Cicéron. Dualisme académique et triparti-
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- The Stoic analysis of mind's reaction to presentation, dans Hermes,
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η. 39. II, 1403 a26 : p. 163, n. 101.
De fato, 15 : p. 613, η. 87; 16 : p. 616, Athénée
η. 95; 26: p. 252, η. 25; 21, 24, 25: Deipn., XII, 547 a: p. 399, n.78;
p. 612, η. 85. 547d, 610e : p. 14, n. 21.
Aétius Augustin
Plac, IV, 5, 3 : p. 465, η. 81 ; 8, 1 : Be. uit., I, 4 : p. 637, n. 1.
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p. 213, η. 19. p. 639, n. 9; II, 5, 1 1 : p. 641, n. 21 ; 12 :
Anon. Com. in Thé. p. 641, n. 22, 23; 6, 14-15 : p. 641, n. 25
5, 8 : p. 501, η. 22; 6, 20-25 : p. 502, et 26; II, 11, 26 : p. 286, n. 123 et 124;
η. 23; 31-35: p. 502, η. 24; 7, 14-20: III, 6, 13 : p. 639, n. 12; 14, 30 : p. 639,
p. 502, η. 25; 8, 5 : p. 502, η. 26. n. 10 et 11 ; 17, 37 : p. 146, n. 26, p. 642,
Anon. Proleg. n. 32; 38 : p. 642, n. 29; 18, 40 : p. 642,
2, 10: p. 265, η. 71. n. 30; 41 : p. 47, n. 16, p. 52, n. 188,
Apulée p. 195, n. 43, p. 272, n. 88, p. 638, n. 4;
Plat, dog., II, 23, 252 : p. 34, n. 17. 42 : p. 638, n. 31 ; 20, 43 : p. 638, n. 33,
Aristoclès p. 643, n. 36.
Ciu., V, 9 : p. 558, n. 5; VI, 2 : p. 144,
ap. Eus., Praep. Eu., XIV, 18, 29: n. 13; 6 : p. 586, n. 10; XIX, 1 : p. 352,
p. 24, n. 61. n. 57, p. 354, n. 61; 1-2 : p. 90, n. 135;
Aristote 3 : p. 136, n. 3, p. 143, n. 12.
De an., II, 429 a3-4 : p. 213, n. 9; III, Conf., Ill, 4, 7: p. 638, n.5; V, 10,
428 bl2 : p. 211, n. 12. 19: p. 640, n.20; VI, 11, 18: p. 637,
De caelo, II, 293 al 5 : p. 546, n. 25. n.l.
Eth. Nie, I, 1094 al -2 : p. 354, n. 64; Retr., I, 1, 4: p. 637, n. 3.
1098 a23-24: p. 160, n.86; 1904 b20- Catulle
25 : p. 346, n. 33 ; III, 1 1 1 1 a27 : p. 383, Carm., 76, ν 1-6 : p. 399, n. 79.
n.22; 1116 al8-20: p. 427, n. 157;
1131 b32-33: p. 613, n.87; 1115 b29- Chalcidius
30 : p. 633, n. 13; V, 1130 a3-6 et 1134 Ad Tim., 220 : p. 209, n. 5.
b6-7: p. 498, n. 10; 1134 bl8: p. 517, Censorinus
n.85; 1138 al9: p. 500, n. 17; VII, Die not., 3, 3 : p. 82, n. 101; 15, 3 :
1144 b5-10: p. 383, n.22; 1150 bl9- p. 33, n. 99.
25 : p. 630, n. 6; 1153 a27-31 : p. 383, ClCÉRON
n.22; 1153 b33-35 : p. 398, n.74; 1156 Ac. post., 1, 1 : p. 141, n. 1 ; 3 : p. 143,
a20-24 : p. 431, n. 71 ; 1252 b20 : p. 383, n. 12; 4 : p. 142, n. 5; 5-6 : p. 148; 6 :
n.22. p. 143, n.8; 8 : p. 142, n.4; 9 : p. 144,
Memoria, 450 a, 28-30 : p. 309, n. 29; n. 13 et 16; 10 : p. 142, n.6;\\:p. 122,
31-32 : p. 212, n. 15. n. 260; 12 : p. 89, n. 134, p. 143, n. 9;
Méta., A, 983 bl-3 : p. 549, n. 36; 8- 13: p. 143, n.ll; 14: p. 118, n.241,
11: p. 549, n.35; 987 bl-3: p. 145, p. 183, n. 13, p. 186, n. 14; 15 : p. 145,
672 INDEX LOCORUM

η. 18; 16: p. 146, η. 24; 17:


η. 25; 19: ibid., p. 147, η. 28

26 : p. 554, n. 57; 29 : p. 147, n. 29; 31 : 52 : p. 585, n. 108; 53 : p. 585, n.


p. 187, n. 22; 32 : p. 147, n. 30; 33-34 : 70 : p. 584, n. 102; 75 : p. 584, n.
p. 149; 33-35: p. 148, n.35; 35-42: 88: p. 44, n. 149; 97 : p. 44, n. 148
p. 149 ; 40: p. 148, n. 40, p. 187, n. 23 ; p. 585, n. 106 ;U0:p. 585, n. 105 ;
41 : p. 524, n. 108; 41-42 : p. 225, n. 60; 149 : p. 587, n. 113, 114; 150 : p.
42: p. 189, n. 27, p. 220, n.45; 43: n. 257.

: p. 85, n.117; 154: p. 79, n.85;


: p. 246, n. 4; 305 : p. 173, n. 133;
3Ü6 :• p.
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315: p. 53, η. 191, p. 104, η. 190; 331: 40: p. 364; 44: p. 402, η. 84; 46
p. 124, η. 272; 332 : p. 90, η. 137. p. 119, η. 247; 59 : p. 129, η. 4; 60
Dim., I, 7 : p. 120, η. 252; 8 : p. 107, p. 427; 62 : p. 426, n. 152; 68 : p. 427
n.197; 11: p. 122, n.260; 21-22: n. 154; 73: p. 428; 75: p. 399, n. 77
INDEX LOCORUM 673

78: p. 431, ?. 175; 78-85: p. 431


?. 170; 79: p. 432, ?. 176; 80: ?. 431
?. 172; 82 : p. 433. ?. 182; 84 : ?. 431
?. 173; III, 16: p. 38, ?. 6; 17: ?. 350,
?. 44; 18: ?. 254, ?. 35; 21: ?. 405,
?. 92; 22 : ?. 40«, ?. /0/, ?. 40«, ?. 101
?. 411, ?. 110; 23: p. 3S7, 437,
?. 196; 24: ?. 355, ?. 66; 30: ?. 351
?. 49-50; 30-31: - >*"»
?. 213,
674 INDEX LOCORUM

53: p. 247, n. 10; 54: p. 169, n. 112,


p. 237, n. 96. p. 326. n. 95; 56 : p. 236
n.56; 57: p. 247, n. 10; 58: p. 236,
n. 9/, p. 169, n. 115; 59 : p. 36, n. 110,
INDEX LOCORUM 675

?. 129; 46 : p. 525, ?. 113; 73 : p. 527,


?. 119; 101: p. 473; 153: p. /77,
?. /55; II. 4 : p. /22, ?. 260; 51 : p. 46/,
?. 60; 86 : p. 322, ?. 100; III, 7 : p. 529,
?. 125; 7-3 : p. 52/, ?. 97; 20 : p. 52/,
?. 98; 33 : p. 528, ?. /22; 34 : p. 528,
?. /23; 51 : p. 53/, ?. /3/; 63 : p. 53/,
?. 134; 69 : p. 533, ?. /39; 119 : p. 390,
?. 44.
De or., I, 47: p. 86, n. 119; 48-74:
p. 86, n. 120; 57 : p. 84, n. /07; 68 :
p. 86, n. 122; 82 : p. 85, n. //2; 83 :
p. 85, n. //3; 84 : p. /00, n. 172; II, 75 :
p.
?.03,
85, n. no;
115; y*94 : p. od,
85, ?.
n. ut;
//4; iji
131 :
p.0.85.
85, n.115; 154-155: p. 77, n.76;
155: p. 80, n. 86; 156: p. 84, n. 110;
676 INDEX LOCORUM

In Somn. Scip., I, 2, 1-4 = De rep., 899 d: p. 579, n.82; 903 d: p. 579,


fg. 3 Bréguet : p. 115, n. 231. n.85; Lysis, 214 d: p. 432, n. 178;
Marc-Aurèle 220 b : p. 43/, n. /74; Ménon, 80 a :
Pensées, II, 12 : p. 611, ?. 83; III, 1, p. 579, n.83; 81 e : p. 454, n. 31 ; Phé-
2 : p. 437, n. 196; VI, 26, 3 : ibid.; 50, don, 65 c : p. 254; 68 e : p. 425, n. /48;
2: p. 4//, n.lll; VII, 13: p. 222, 72 e: p. 454, n. 3/ ; 78 b : p. 605, n. 59;
n.49. 114d: p. 489, n. 177; Phèdre, 237 b:
NUMÉNIUS p. 396, n.66; 244 b-d : p. 583, n.93;
ap. Eusèbe, P.E., XIV, 5, 13 (fig. 25 245c-246a: p. 603, n.51; 264 a:
D.P.): p. 9, n.2; ibid., 14: p. 266, p. 604. n.55; 266 b: p. 22/; 266 e :
n. 73; ibid., 7, 15 (fg. 26 D.P.) : p. 34, p. 287, n.125; 270 a: p. /00, n. 170;
n. 106. Philèbe, 12 c: p. 489, n. 177; 30 a:
Origene p. 576, n. 73; Pol, 275 b : p. 264, n. 68;
C. Celse, V, 47, p. 250 Hoesch : 294 a: p. 5/4, n.74; 295 c-d : p. 5/4,
p. 425, n. /50. n. 75 ; 297 b : p. /04, n. /88; Protagoras,
Philon Al. 310 a : p. /42, n. 2 ; 329 d : p. 500,
i4vr., 75 : p. 6/0, ?. 75; 97-98 : p. 6/0, n.14; Rép., I, 335 e ; 336 b: p. HI,
?. 76; 276: p. 5/7, ?. 84; Deter.. 162 n.213; 345 a: p. 499, n. 12; 345 c-d :
p. 32, n. 108; Fug., 63: p. 342, n. 17 p. 498. n.ll; II, 368c-369a: p. 503,
162: p. 466, n.84; Her., 85: p. 610, n. 27; 382 e : p. 239, n. 103 ; III, 359 d :
n. 73; 283 : p. 6/0, n. 78; 299 : p. 437, p. 489, n. /77; IV, 443 b : p. 500, n. /5;
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n. 37; Mos., II, 51 : p. 5/7, n. 86; 151 n.8; 445b: p. /20, n.251; V, 476c-
p. 4/2, n. //4; MwtaL, 10: p. 459, 480 a : p. 273, n. 92 ; VI, 500 c : p. 327,
n.53; 54-57: p. /46, n.23; 154-156 n.96; VIII, 533 b-c: p. 548, n.31;
p. /46, n.23; 270: p. 611, n.81; Op. 546 c : p. 504, n. 34; IX, 571 c-572 a :
69: p. 5/6, n.83; Opif.. Ill, 132 p. 630, n. 6; 580 d-588 a : p. 605, n. 59;
p. 5/7, n.74; Poster., 14-19: p. 6/0, 582 a: p. 223, n.55; 584e-585a:
n. 77; Prou., II, 2: p. 56/, n.17; 83 p. 397, n. 67; X, 611 b : p. 605, n. 59;
p. 566, n. 35, 36, 39; 97 : p. 567, n. 40 Sophiste, 228 c: p. 253, n.32; 248 a-
Sacri/., 73 : p. 405, n. 93; 131 : p. 5/7, 249 d: p. 630, n. 6; 258 b: p. 311,
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Charmide, 154 b : p. 32, n. 100; 166 e : n.76; 28c-29a: p. 568, n. 46; 29 a:
p. 3/2, n. 44; 171c: p. 313, n.45; p. 568, n.47; 29 c-d: p. 546, n.24;
173 c: p.5«3, n. 95; 175 e : p. 3/4, 29 d : p. 568, n. 44; 29 e : p. 568, n. 49;
n. 43; Cratyle, 384 d-e : p. 417, n. 131 ; 30a: p.575; 41 e: p. 5/3, n. 73; 43 b-
422 d : p. /04, n. 188; Ep.. VII, 343 a- c: p. 26, n. 56; 47 b: p. /88, n. 25;
b : p. 4/7, n. 131 ; Gorgias, 455 b : 50 c : p. 578, n. 78; 53 b : p. 553, n. 53;
p. 582, n.90; 457 a: p. 2«/, n.lll; 71 d-e : p. 583, n. 97.
470 d: p. 546, n.24; Lois, IV, 714 a: Pline l'Ancien
p. 5/3, n. 72; VII, 792 d : p. 630, n. 6; H.N.. XXXV, 64-66: p. 557, ?. 68;
VIII, 836a-842a: p. 514, n.78; IX, 160 : ivtci.
875 b-c: p. 514, n.76; 875 d : p. 5/4,
n. 77; X, 597 d-e: p. /02, n. 181; Pline le Jeune
885 d: p. 57«, n.8/; 889 b: p. 510, Ep.. V, 3, 5 : p. 79. n. 84.
n.60; 890 d: p. 5/0, n. 57; 896 a: Plotin
p. 630, n. 6; 897 d: p. 510, n.58; £nn., I, 4, 2, 35-46 : p. 405, n. 89; III,
INDEX LOCORUM 677

2, 17 : p. 611, η. 84; 3, 4, 6-7 : ibid.; IV, p. 174, n. 137; 93 : p. 94, n. 155; 123 :
7 : iWd. p. 96, n. 158; XI, 1, 15 : p. 630, n. 5.
Plutarque Sénèque
Adu. Col., 14, 1115 a-c : p. 146, n. 27; Benef., II, 16, 2: p. 612, n.84; IV,
17, 1099 cd: p. 426, n. 153; 1115b: 33, 2-3 : p. 280, n. 107.
p.577, n.75; 25, 1121 f-1 122 a: p. 13, Const, sap., 2, 2 : p. 443, n.211.
η.17;26, 1121 ΐ:ρ.151, n.44; 1122b: Ep., 9, 14: p. 409, n. 106; 42, 1:
p. /66, n. 106; 1123 c : p. 240, «. 108; p. 325, n. 91; 53, 11 : p. 325, n. 87; 59,
32, 1126d: p. 426, «. 752; 33, 1127 a: 14 : p. 273, n. 94; 71, 4 : p. 358, n. 79;
p. 426, n. 152. 29 : p. 252, n. 27; 73, 13 : p. 325, n. 89;
Alex., 64 : p. 27, n. 72.
An rede, 3, 1 128 f : p. 426, n. 152. n.165; 82, 8: p. 318, n. 65, p. 480,
Comm. not., 7, 1061 d : p. 273, n. 95; n.141; 19 : p. 318, n. 66; 85, 3 : p. 487,
16, 1066 d : p. 408, n. 102; 22, 1069 d : n. 165; 17 : p. 452, n. 24, p. 486, n. 162;
p. 408, n. 102; 23, 1069 e : p. 384, η. 23, 31-32: p. 355, n.67; 88, 44: p. 28,
p. 414, η. 119; 26, 1071a: p. 366, n.77; 89, 13: p. 366, n.95; 92, 5:
η. 99; 27, 1071 f: p. 414, η. 119; p. 407, n.99; 8: p. 477, n. 130; 27:
1072 f : p. 412, n. 112 ; 37, 1078 d : p. 326, n. 92; 94, 2 : p. 366, n.95; 113,
p. 436, n. 193; 1078 e : p. 436, n. 191, 18: p. 214, n.24; 121, 15: p. 404,
192; 45, 1084 a-c : p. 217, n.35; 47, n. 86; 124, 6 : p. 309, n.31; 8 : p. 423,
1084 f-1085 b : p. 306, n. 23. n. 144.
Cons., 3, 102 d: p. 469, n.99; 19, Nat. quaest., VII, 32, 2 : p. 12, n. 12.
111 f: p. 469, n. 97. Vit. be., 7, Ζ: p. 350, n.46; 13, 6 :
Fat., 568 c-d : p. 609, n. 71 ; 569 c-d : p. 434, n. 184; 15, 1 : p. 350, n. 47.
p. 616, n. 34. Sénèque rh.
Gar., 514 d: p. 412, n. 112. Contr., 7, 3, 9 : p. 73, n. 57.
Non posse, 8, 1091 d : p. 397, n. 68; Sext. Emp.
16, 1098 a-b : p. 426, n. 152; 1099 c-d : Hyp. Pyr., I, 3: p. 28, n.75; 8:
ibid.. p. 255, n.42; 33: p. 47, n. 160; 177:
Quaest. conu., VIII, 1, 717 d: p. 33, p. 630, n.6; 186: p. 630, n.6; 210:
n.97. p. 24, n.63; 218: p. 238, n.99; 220:
Reg. imp. apopht., 200 e : p. 81, p. 11, n. 7, p. 47, n. 160; 227 : p. 283,
n.94. n. 118; 230 : p. 47, n. 160; 232 : p. 257,
Ser. num., 550 d : p. 342, n. 17. n.9; 234: p. 9, n.2; 235: p. 296,
Sto. rep., 8, 1034 f : p. 148, n. 36; 10, n. 145; II, 4 : p. 232, n.84; 31 : p. 457,
1035 b: p. 348, n.40; 1035 f: p. 318, n.47; 81: p. 249, n. 18; 157: p. 315,
n.67; 12, 1038 b: p. 385, n.27; 15, n.54; III, 188: p. 227; 271: p. 564,
1040 a: p. 500, n. 17; 17, 1041e: n.28.
p. 303, n. 13; 19, 1042 e : p. 348, n. 40; Adu. math., II, 20 : p. 47, n. 160,
30, 1047 a : p. 406, n. 97; 45, 1055 f : p. 100, n.173; VII, 10: p. 145, n.22;
p. 250, n. 20; 46, 1055 e : p. 597, n. 32; 13 : p. 242, n. 112; 14-15 : p. 379, n. 5;
47, 1057 a : p. 214, n. 24. 38: p. 249, n. 18; 150: p. 36, n. 113;
Virt. mor., 12, 451 : p. 423, n. 144. 156-157: p. 256, n.47; 158: p. 279,
Porphyre n.105; 159: p. 35, n. 108; 159-165:
Abst., II, 20-32 : p. 43, n. 143; III, 25, p. 218, n.36; 160: p. 218, n.37; 163:
1-3 : p. 43, n. 143. p. 219, n.39; 164: p. 213, n.20; 165:
Pyrrhon (éd. Decleva Caizzi) p. 296, n.147; 171: p. 294, n. 142;
fg. 15 ab : p. 29, n. 82; fg. 53 : p. 27, 173: p. 289, n. 130; 176: p. 283,
n.69; fg. 61 d : p. 25, n.66; fg. 62 : n. 118; 211 : p. 395, n. 59; 227 : p. 224,
p. 25, n. 67. n.58; 229-231: p. 212, n. 15, 17, 18;
QUINTILIEN 241-252: p. 234, n.86; 242: p. 209,
Inst. or., I, 10, 8: p. 85, n.116; II, n. 8, p. 282, n. 112; 248 : p. 224, n. 59;
20, 7: p. 317, n. 61 ; III, 1, 19: p. 85, 252: p. 232, n.83; 253; ibid.; 257:
n.116; VI, 4, 12: p. 172, n. 132; p. 226, n.62; 343: p. 301, n.4; 402:
pr. VIII, 13: p. 85, n.116; X, 1, 35: p. 233, n. 85; 408 : p. 225, n. 61, p. 230,
678 INDEX LOCORUM

η. 78; 409 : p. 236, η. 91; 416 : p. 257, Gèo., XV, 1, 61 : p. 27, n. 72; XVII,
η. 48; Vili, 70: p. 216, η. 29; IX, 1: 3, 22 : p. 33, n. 97.
p. 47, η. 160; 71-74 : p. 464, η. 73; 73 : Suétone
ibid., η. 74; 92-94 : p. 576, η. 73; 140 : Gram., 3: p. 79, n.84; 25: p. 77,
p. 43, η. 143; 162: p. 564, η. 28; 182: n. 74.
p. 47, η. 160; 182-190: p. 43, η. 142; TERENCE
190 : p. 578, η. 80; 396-7 : p. 224, η. 58; Ad., 68-70: p. 523, n. 104; 490:
397: p. 250, η. 22; XI, 73: p. 350, p. 615, n. 91.
η. 44; 96: p. 380, η. 11; 160-161: Eunuque, 591 : p. 447, n. 4.
p. 175, η. 142. Val. Max.
Speusippe Ill, 3, 7 ext. 3 : p. 101, n. 178; VIII,
fgs 34-37 Isn. Par. : p. 147, n. 32. 1,5: p. 328, n. 100.
Stobée Varron
Flor., LXXXII, 13, p. 188 M: p. 34, Ant. diu., fg. I, 54 Agahd : p. 555,
n. 106. n.67; XVI: p. 555, n. 63.
Eel, I, 41, 34, p. 267 M: p. 216, Ling, ht., VII, 28 : p. 463, η. 69; IX,
n.31; II, 6, 2, p. 14-15 M: p. 450, 1 : p. 77, η. 74.
n. 14; 3, p. 21 M : p. 342, n. 17, p. 488, Sat. Mén., Agathon(6) 6(Cèbe) : p. 77,
n.170; 4, p. 24 M: p. 577, n.74; 5, n. 76; fg. 551 Astbury : p. 135, n. 6.
p. 30 M: p. 496, n.3; 6, p. 39 M: Xénophon
p. 409, n. 103, p. 410, n. 107; p. 40 M : Mém., I, 1, 11-13 : p. 145, n. 22.
p. 410, n.109; p. 61 M: p. 221, n.48; XÉNOPHANE
7, p. 69 M : p. 381. Frgs 45 et 59 Diels P.P.F. : p. 26,
Strabon n.68.
INDEX NOMINUM ANTIQUORUM

L. Aelius Tubéron : p. 24, n. 62. Aristippe: p. 83; 102; 341; 342; 357;
A. Albinus : p. 129. 360; 361; 401.
T. Albucius : p. 82. Aristoclès de Messene : p. 26; 255.
Alexandre d'Aphrodise : p. 612. Ariston de Chéos : p. 1 59.
Alexinus : p. 368, n. 107. Aristote: p. 21; 28; 31; 54; 60; 69; 75;
C. Amafinius : p. 143. 79; 94; 102; 106; 107; 113; 115;
Anaxagore : p. 100; 107, n. 370; 550. 119; 144; 145; 148; 179; 189; 211-
Anaximandre : p. 550. 212; 221; 223; 262; 277; 309; 311;
Anaximène : p. 550. 321-322; 324; 350; 354; 360-361;
Antiochus d'Ascalon : passim. 363; 382; 419; 422; 432-433; 496-
- différentes interprétations: p. 51- 508; 543; 549.
Aristus : p. 53; 90-92; 159.
54; Arius Didyme : p. 347.
- son école: p. 87-90;
Atticus (T. Pomponius Atticus) : p. 3 ;
- et Cicéron : p. 96-118;
- sa doctrine dans Ac. post. : p. 141- 107; 129; 130; 132; 136-137; 140-
141; 153; 181; 183-184; 186; 188.
150; 552-556; St. Augustin: p. 10, n. 4; 47; 57; 136;
- les sources du Lucullus : 186-194; 146; 286.
- son argument contre Philon : Balbus (Q. Lucilius Balbus) : p. 100;
p. 398; 243; 558-560.
- et la dialectique : p. 321-323; Brutus (M.Iunius): p. 75; 91-92; 124
-et l'éthique: p. 343; 352; 380; n. 272; 125; 130; 132; 143; 191-192;
382; 392; 393; 443; 453; 486; 500; 443.
501 ; 506; 510-514 (le problème de Q. Caecilius Metellus Numidicus :
la loi). p. 78.
Antipater de Tarse : p. 29, n. 81 ; 161 ; Calliclès : p. 124.
229; 407-413; 522, 531-532. Calliphon: p. 42; 350; 357; 361-363;
M. Antonius (Antoine, orateur) : p. 84- 390.
87; 94. Camèade : passim.
Apollonius Molon : p. 99, n. 165; 103. - différentes interprétations : p. 32-
Apulée : p. 146. 48;
Aratos de Soloi : p. 170; 541.
Arcésilas : passim. - le
l'ambassade
problème : de
p. 76-78
la connaissance
; :
- différentes interprétations : p. 9- p. 210; 218; 233; 246; 266-285;
32; 289-290; 295-298; 308; 314; 319;
- le
et
sa Camèade
dialectique:
problème : de
p. p.35-37;
la112;
connaissance:
319-324; - positions
321;
sa diuisio
344; :sur
350;
p. 353-360;
le souverain bien :
p. 230; 232; 243; 254-257; 259- p. 386-389;
265; 268-270; 278-282; 327; - critique du souverain bien stoï
- le problème de l'éthique: p. 413; cien: p. 408-413;
436; 544. - à propos du chagrin : p. 468 ;
680 INDEX NOMINUM ANTIQUORUM

- sur la justice : p. 496-508 ; Dinomaque : p. 362.


- sur les mathématiques : p. 546- Diodore Mégar. : p. 9; 598.
549; Diodore (Périp.) : p. 361-363.
- contre la théologie stoïcienne : Diodote: p. 75; 104; 177; 317.
572-581 ; Diogene de Babylone : p. 34; 76; 408;
- sur la divination : p. 581-585; 531.
- sur le destin : 593-607. Diogene de Ptolémaïs : p. 149, n. 38.
Caton le Censeur (M. Porcius) : p. 34 ; Dion : p. 159.
77; 111; 438; 507-508. Empédocle: p. 12; 169; 368, n. 107;
Caton d'Utique (M. Porcius Uticensis) : 550.
p. 41, n. 134; 95; 106-108; 130; 154; Énésidème: p. 24; 25, n. 63; 29; 56;
191; 199; 253; 305; 350; 387; 438; 255; 293; 296; 391.
443; 490. Ennius : p. 100; 101, n. 176.
Catulle (C. Valerius Catullus) p. 399. Epicure, Épicuriens: p. 95; 108; 112;
Catulus (Q. Lutatius cos. 102.) : p. 79- 129; 173; 177; 184, n. 14; 215-217;
81; 197. 223; 229; 234; 240; 264; 279; 316;
Catulus (Q. Lutatius cos. 78) : p. 40, 341; 360; 362-364; 380-381; 388;
n. 128; 130; 137-140; 158; 180; 186; 394-402 (le souverain bien); 424-434
197-199; 237, n. 94; 274. (l'axiologie) ; 563-567 (la théologie
César (C. Iulius) : p. 135; 138; 442; épicurienne).
585. Ératosthène : p. 31.
Charmadas: p. 47, n. 158; 84-87; 94; Erillus : p. 339-341 ; 358; 362; 364-372;
100; 110. 417.
Chrysippe : passim. Eubulide: p. 242, n. 112.
- et Camèade : p. 36, 197, 218, 314 Euclide:p.82;242, n. 112.
(le sorite); Eudore : p. 450.
- et Zenon (sur la représenation et Evandre : p. 36, n. 111.
l'assentiment): p. 212-215, 227, Galien: p. 242; 475-478.
249; Gorgias: p. 34; p. 103, n. 185; 124;
- la doxographie morale : p. 347- 281; 319.
359; 370; Gracchus (Ti. Sempronius) : p. 12,
n. 14; 76; 160.
- le destin:
souverain
monisme p. de
bien
593-601.
l'âme
: p. :408
p. 472-485
; ; Hécaton: p. 531.
Hégésinos : p. 36, n. 1 1 1.
Cicéron (M. Tullius) : passim. Heraclite : p. 25, n. 63.
Cléanthe : p. 149, n. 38; p. 573. Heraclite de Tyr: p. 49; 159; 190;
Clitomaque: p. 2; 40; 44, n. 148; 46- 193; 198; 296; 550.
49; 56; 80-82; 83; 94; 100; 106; 174- Hiéronyme : p. 357; 362; 401.
175; 194; 196; 200; 246; 267-269, Hippobote : p. 24, n. 61 ; 392.
273-275; 285; 292. A. Hirtius : p. 323.
Colotès : p. 10, n. 3. Horace: p. 75; 92; 242; 313.
Cotta (C. Aurelius Cotta): p. 113; 119; Hortensius : p. 125; 137-140; 157; 180;
557-562; 618. 186; 191; 198.
Crantor: p. 15; 20; 194; 468. Isocrate : p. 102.
Crassus (1. Licinius) : p. 78, n. 81 ; 84- Lacyde: p. 11, n.9; 15; 36, n. 111.
87; 94; 111; 113. Lélius (C. Laelius Sapiens) : p. 77,
Cratète : p. 77, n. 74. n. 76; 79; 438; 496-508.
Cratippe : p. 92. Lentulus (P. Cornelius Lentulus Spin-
Critolaos: p. 34; 76. ther) : p. 109.
Cyrénaïques: p. 307; 341, n. 15; 368, Leucippe : p. 550.
n. 107; 425. Lucilius : p. 47, n. 162; 75; 81-83; 93.
Démocrite: p. 12; 30-32; 138, n. 50; Lucrèce: p. 95; 184, n. 14; 216; 395;
266; 368, n. 107; 544; 550; 563. 425; 567; 615.
Démosthène : p. 112. Lucullus (L. Licinius) : p. 12, n. 16; 88;
Denys de Syracuse : p. 83, n. 102. 114; 130; 138; 145; 153-168; 176;
INDEX NOMINUM ANTIQUORUM 681

180; 186-188; 191; 198; 208; 214- Plutarque: p. 2; 10; 13; 18, n.41; 47;
M'216;
Manilius:
222; 231.
p. 181. 57; 137; 179; 469; 609.
Polémon: p. 15; 20; 53; 147; 189;
Marc Aurèle : p. 43; 220; 222; 411. 344; 392; 416; 439.
L. Marcius Censorinus : p. 81. Pompée (Cn. Pompeius Magnus) :
M. Marcellus : p. 84. p. 122; 124, n.268; 134; 329; 585.
Melissos : p. 550. M. Pomponius : p. 77, n. 74.
Ménédème (rhét) : p. 85. Porphyre : p. 149, n. 39.
Métrodore de Scepsis : p. 86; 110. Posidonius: p. 104; 406; 455; 472;
Métrodore de Stratonice : p. 46-48 ; 478-479; 522.
56; 80; 151; 171; 267; 271-275; 293; Prodicos : p. 358.
296. Protagoras: p. 258; 307; 512.
Mithridate : p. 89. Pyrrhon: p. 4-6; 9; 17; 22-31; 110;
Mnésarque : p. 85. 179; 234; 255-256; 260-265; 269-
Q. Mucius Scaevola : p. 77, n. 76. 270; 293; 315; 341, n. 16; 342; 362;
P. Nigidius Figulus : p. 121, n. 255. 364-372; 417.
Pacuvius : p. 237, n. 94. Pythagore: p. 17; 79, n. 85; 95; 114-
Panétius: p. 44; 54; 76; 81, n. 95; 83; 115; 121, n. 255; 474; 555-556.
113; 114; 317; 428; 460-462; 472- Scipion Emilien (P. Cornelius Scipio
473; 477-478; 521-525; 560. Aemilianus): p. 76-77; 79; 81; 113;
L. Papirius Paetus : p. 124, n. 269; 116; 154; 438; 505-508.
p. 138, n. 52. P. Seruilius Geminus : p. 236.
Parménide : p. 289; 368, n. 107; 550. Q. Seruilius Geminus : p. 236.
Paul Emile (L. Aemilius Paullus) : Siron : p. 310.
p. 77, n. 74. Socrate: p.2; 12; 13, n. 17; 18, n.4;
Périclès:p. 100; 112. 19, n. 42; 21; 82; 111; 114; 120;
Persée : p. 77, n. 74. 142; 145; 150; 151; 159; 160; 172;
Philodème : p. 380, n. 11. 176; 237; 243; 258; 265; 269; 319-
Philon d'Alexandrie: p. 2; 18, n. 41; 321; 339; 341; 368, n. 107; 456.
56; 145; 168; 459; 466; 480; 516; Sophistes: p. 32; 34; 37; 86; 103,
561; 610. n. 187; 111; 115; 179; 219; 262;
Philon de Larissa : passim 284; 485-497; 510; 512; 513; 515.
- différentes interprétations : p. 48- Sosus: p. 191-193; 198.
51; Sotion: p. 24, n. 61.
- sa présence à Rome : p. 87-88 ; Speusippe : p. 20; 55; 146; 264; 397.
- influence sur Cicéron : 96-118; Sphairos : p. 216.
- source du Lucullus : 194-201 ; Staséas de Naples : p. 89.
- ses innovations : p. 290-300 ; Stilpon : p. 368, n. 107.
- sa « division » : p. 450. Straton de Lampsaque : p. 32 ; 538 ;
Pison (M. Pupius Calpurnianus Piso 544; 577-578.
Frugi): p. 89; 184; 360; 381; 425; P. Sulpicius Rufus : p. 317.
441. Terence: p. 112; 523, n. 104.
Platon : passim Thaïes : p. 550.
- racines plat, de la N.A. : p. 17-20; Théophraste: p. 14, n. 21; 31-32; 148;
264-266; 353; 382; 384; 551-552.
- platonisme de Cicéron: p. 68-70; Théomneste : p. 92.
119-121; Timon: p. 9: 23; 24, n. 61; 25; 27;
- leet problème
le De inuentione
de la justice
: p. 101-102;
: p. 496- 255; 261.
Tullia : p. 125.
508; Varron (M. Terentius) : p. 3; 75; 77;
89-90; 95; 105; 124; 132-137; 139-
- le
la Phèdre
Timée : : p.p. 567-571
divination :602-607.
582-583; ; 143; 145-152; 178; 181; 187-189;
191; 198; 199-200; 214-215; 226;
Plotin : p. 2; 55; 149, n. 39; 611. 553-554.
682 INDEX NOMINUM ANTIQUORUM

Xénocrate: p. 20; 147; 149; 150; 189; 214-217; 220; 223-240; 243; 249-
363; 544; 547; 556. 257; 259; 264; 309; 317; 325; 339;
Xénophane : p. 550. 392; 407-408; 416; 428; 433; 443;
Xénophon : p. 145. 452 ; 461 ; 479 ; 527 ; 529.
Zenon (stoïcien): p. 1; 15; 19; 36; 54; Zeuxis: p. 101-102.
75; 108; 148-149; 172; 177; 187-190;
INDEX DES PHILOSOPHES POSTÉRIEURS À L'ANTIQUITÉ

Bayle : p. 29, n. 80. n. 78; 60; 150; 175, n. 142; 176; 236;
Berkeley : p. 222. 467; 617-620.
Descartes : p. 227; 219; 239; 253; 298; Ortega y Gasset : p. 60.
611, n. 82; 617. Rousseau : p. 46.
S. Foucher : p. 59; 60, n. 4. J. de Salisbury : p. 59.
Hegel : p. 10, n. 5. F. Sanchez : p. 218; 269.
Hobbes: p. 46; 391.
Hume: p. 2; 45; 60. Schopenhauer : p. 398; 422.
Kant : p. 22; 60; 258; 275-276. Spinoza: p. 377; 404.
Kierkegaard : p. 6. Unamuno : p. 377.
Montaigne: p. 2; 24, n. 63; 28; 29, Valéry : p. 156; 159; 498; 560.
INDEX DES AUTEURS D'ARTICLES
ET OUVRAGES CRITIQUES

G. Achard: p. 633, η. 13. 32, 33; 76, η. 72; 90, η. 136; 95,
J.-M. André: p. 77, η. 76; 125, η. 276; η. 157; 98, η. 162; 104, η. 190; 115,
135, η. 32; 155, η. 65; 402, η. 84. η. 230; 125, η. 276; 144, η. 14; 146,
L. Alfonsi : ρ. 74, η. 61 ; 79, η. 82. η. 25; 149, η. 39; 150, η. 51; 155,
D. Amand : ρ. 594, η. 23; 612, η. 85. η. 65; 178, η. 158; 308, η. 28; 347,
W. S. Anderson : ρ. 93, η. 152. η. 36; 454, η. 33, 35; 509, η. 56; 516,
G. W. Ardley : ρ. 562, η. 19. η. 83; 554, η. 61 ; 555, η. 64, 67; 589,
Η. von Arnim : p. 9, η. 1 ; 19, η. 43; 33, η. 2.
η. 99; 47, η. 159; 103, η. 187; 109, Ε. Bréguet: p. 113, η. 221.
η. 205; 382, η. 15; 389, η. 44. E. Bréhier : ρ. 219, η. 40; 226, η. 63;
Ε. P. Arthur : ρ. 230, η. 80. 337, η. 2.
Ε. Asmis: p. 161, η. 91; 184, η. 14; Κ. Bringmann : ρ. 67, η. 30.
303, η. 13; 379, η. 5; 395, η. 58, 62. CO. Brink: p. 383, η. 19; 384, η. 24;
Α. Ε. Astin: p. 76, η. 71. 385, η. 26.
J. Atkinson : ρ. 480, η. 138. V. Brochard: p. 17, η. 39; 23, η. 60;
P. Aubenque : ρ. 102, η. 183. 24, η. 62; 26, η. 67; 27, η. 73; 34,
D. Babut: p. 147, η. 159; 52, η. 190; η. 103; 38, η. 118; 50, η. 176; 251,
102, η. 181; 146, η. 27; 412, η. 112; η. 22; 270, η. 81; 291, η. 137; 591,
414, η. 118; 423, η. 144; 474, η. 116; η. 8.
569, η. 48; 589, η. 4; 608, η. 68. J. Brunschwig : ρ. 209, η. 6 ; 379, η. 6 ;
Η. C. Baldry : ρ. 385, η. 27. 381, η. 12; 404, η. 86; 435, η. 139;
Η. Bardon : ρ. 79, η. 82, 84; 400, η. 79. 436, η. 191; 437, η. 196; 476, η. 124;
J.Barnes: p. 19, η. 43; 242, η. 114; 484, η. 154.
314, η. 50. C. Β. Brush : ρ. 60, η. 7.
Κ. Barwick : ρ. 99, η. 168; 109, η. 206. Κ. Büchner : ρ. 73, η. 55; 115, η. 230.
J. Beaujeu: p. 129, η. 2; 131, η. 10; R. Büttner : ρ. 79, η. 82; 80, η. 91 ; 273,
135, η. 31; 140, η. 58; 182, η. 4, 5, 9; η. 97.
183, η. 12; 247, η. 11; 617, η. 100. R. Bultmann : ρ. 167, η. 108.
E.Becker: p. 152, η. 51. W. Burkert: p. 73, η. 56, 57; 97,
W. Beierwates : ρ. 167, η. 108. η. 162; 116, η. 237; 119, η. 251.
M. Bellincioni : ρ. 398, η. 70; 427, U. Burkhard : ρ. 25, η. 63.
η. 155; 429, η. 163.
E. Berti : ρ. 504, η. 32. M. Burnyeat : ρ. 5, η. 12; 19, η. 43; 26,
η. 67; 39, η. 125.
R. Bett : ρ. 604, η. 54; 605, η. 57.
E. Bickel : ρ. 18, η. 41. G. Capone Braga : p. 24, η. 63 ; 258,
Ε. Bignone: p. 394, η. 56; 458, η. 50; η. 52; 271, η. 87; 278, η. 103.
566, η. 37; 613, η. 87. Α. Carlini : ρ. 18, η. 41.
G. Boissier : ρ. 136, η. 38; 429, η. 165. C. Chappuis : ρ. 54, η. 195; 353, η. 59.
Α. Bonhoeffer : ρ. 228, η. 66; 409, D. Charles : ρ. 346, η. 33; 427, η. 157.
η. 105. F. Charpin : ρ. 81, η. 95; 83, η. 101.
S. Botros : ρ. 591, η. 7. J.-M. Charrue : ρ. 611, η. 84.
Α. Bouché-Leclercq : ρ. 44, η. 146. F.-R. Chaumartin : ρ. 280, η. 107; 531,
P. Boyancé : ρ. 14, η. 21 ; 67; 68, η. 31, η. 133.
INDEX DES AUTEURS D'ARTICLES ET OUVRAGES CRITIQUES 685

H. Cherniss: p. 20, η. 47; 147, η. 34; A. Festugière : p. 399, n. 76.


547, η. 28. W. Fiedler: p. 420, n. 136.
C. Cichorius : ρ. 81, η. 92. P. Finger : p. 2.
Α. Comparot : ρ. 218, η. 38. R. Fischer : p. 386, n. 32.
Μ. Conche: ρ. 5, η. 10; 25, η. 64, 28, R. Flacelière : p. 398, n. 73.
η. 76; 29, η. 78. H. Flashar : p. 346, n. 33.
G. Cortassa : ρ. 26, η. 68. J. Fontaine : p. 1 15, n. 230.
P. Couissin : ρ. 19, η. 43; 30, η. 83; 39, J. Fraudeau : p. 152, n. 151.
η. 122; 40; 43; 255, η. 43; 256, η. 45; M.Frede: p. 229, n. 74; 274, n. 80;
271, η. 86; 283, η. 119. 275, n. 97.
Α. Concolino Mancini : p. 10, η. 3. von Fritz : p. 48, n. 164.
P. Corssen : p. 456, η. 43. H. Fuchs: p. 74, n. 61.
P. Courcelle : p. 454, η. 33. D. Gagliardi : p. 112, n. 215.
L. Credaro : p. 17, n. 37; 23, n. 60; 44, G. Galboli : p. 84, n. 109.
n. 148. K. Gantar : p. 92, n. 149; 93, n. 152.
W. Crönert : p. 10, n. 3. G. Garbarino : p. 34, n. 101 ; 78, n. 80;
J. Croissant : p. 41, n. 132; 46, n. 155; 79, n. 82; 81, n. 93; 82, n. 96; 142,
389, n. 41; 391, n. 46; 501, n. 18. n.2.
D'Agostino : p. 90, n. 135. A. Garzetti : p. 135, n. 36.
G. D'Anna : p. 398, n. 70. G. Gawlick : p. 60, n. 6.
M. Dal Pra: p. 22, n. 52; 24, n. 62; A. Geffers : p. 16, n. 36; 36, n. 111.
p. 36, n. 111; 38, n. 121; 39, n. 124; R. Gélibert : p. 297, n. 149.
42, n. 140; 45, n. 153; 48, n. 163; 50, N. W. Gilbert: p. 614, n. 88.
n. 177; 281, n. 109; 291, n. 137; 591, M. Gelzer : p. 67, n. 29.
n. 11; 607, n. 63. F. D. Gerlach : p. 286, n. 120.
J. C. Davies: p. 74, n. 61. M. Giannantoni : p. 242, 115; 340,
F. Decleva-Caizzi : p. 9, n. 2 ; 25, n. 65 ; n. 10.
26, n. 66; 347, n. 36. M. Gigante : p. 10, n. 5; 95; 400, n. 79;
T. De Graff : p. 69, n. 3. 509, n. 54.
P. De Lacy : p. 279, n. 104; 395, n. 59; O. Gigon: p. 16, n. 33; 17, n. 38; 39,
480, n. 138. n. 125; 69, n. 37; 72, n. 52; 97,
H. De Ley: p. 615, n. 90. n. 162; 118, n. 241.
R. Demos : p. 604, n. 52; 605, n. 58. R. Giomini : p. 567, n. 41.
C. De Vogel : p. 308, n. 28. E. Gilson : p. 611, n. 84; 637, n. 2; 638,
H. Diels: p. 9, n. 1 ; 18, n. 41; 549, n. 6, 8.
n. 34; 551, n. 42; 552, n. 46, 48. J. L. Girard : p. 562, n. 20.
J. Dillon : p. 125, n. 277. K. Girardet : p. 520, n. 94.
F. Dirlmeier : p. 382, n. 16; 383, n. 22; P. Giuffrida : p. 99, n. 167; 101, n. 179.
421, n. 139, 140. M. Giusta : p. 41, n. 135; 53, n. 193; 66,
A. Döring : p. 346, n. 34; 348, n. 40. n. 27; 67; 90, n. 135; 339, n. 7; 340,
H. Dörrie : p. 76, n. 72. n. 17; 343, n. 23; 347, n. 36, 37; 348,
P. L. Donini: p. 251, n. 24; 591, n. 7; n. 38; 351, n. 52; 381, n. 11; 383,
612, n. 86. n. 19, 22; 390, n. 45; 445, n. 1; 451,
T. Dorandi : p. 48, n. 164; 196, n. 46. n. 18, 19; 484, n. 156; 486, n. 160.
M. Ducos: p. 516, n. 82. A. Glibert-Thirry : p. 479, n. 134.
J.-P. Dumont : p. 23, n. 56; 249, n. 18; D. K. Glidden : p. 430, n. 169.
255, n. 43; 317, n. 61; 368, n. 108. J. Glucker: p. 9, n.2; 11, n. 6; 12,
M. Durry : p. 153, n. 55. n. 11, 12; 14, n. 21; 16, n. 34; 18,
A. Ernout : p. 287, n. 126. n.41; 24, n. 61, 62; 42, 138; 46,
A. Faudemay : p. 60, n. 4. n. 157; 47, n. 159; 49, n. 165; 50,
B. Fauquet : p. 10, n. 5. n. 176; 50, n. 178; 52, n. 185, 186:
P. Fedeli: p. 522, n. 99, 101. p. 53, n. 190; 79, n. 91 ; 80, n. 91 ; 88,
J.-L. Ferrary: p. 78, n. 78; 496, n. 1; n. 128; 91, n. 139; 97, n. 161; 104,
497, n. 5; 498, n. 8, 10; 500, n. 16; n. 191; 110, n. 114; 129, n. 4; 130,
501, n. 19; 511,64. n. 6; 130, n. 9; 151, n. 46; 172,
686 INDEX DES AUTEURS D'ARTICLES ET OUVRAGES CRITIQUES

n. 131; 182, n. 6, 7, 8; 189, n.27; J. Hani : p. 469, n. 97; 489, n. 4.


267, n. 75; 192, n. 32, 33; 195, n. 42, R. Harder: p. 115, n. 230.
44; 196, n.46; 275, n.97; 291, W. F. Hardie: p. 354, n. 63; 419,
n. 136, 137; 292; 318, n. 69; 340, n. 133.
n. 17; 347, n.37; 348, n.40; 352, H. J. Härtung: p. 215, n. 19, 21; 246,
n. 53; 361, n. 83; 364, n. 89. n.6; 285; 304, n. 15, 16, 18; 386,
R. J. Goar : p. 586, n. 109. n. 32.
A. Goedeckmeyer : 30, n. 84; 591, n. 9. A. Haury: p. 169, n. 117.
W. Gorier : p. 70, n. 38; 249, n. 18. L. Havet: p. 74, 75; 630.
H. Goergemanns : p. 114, n. 125; 116, J. Heil : p. 637, n. 2.
n.232; 383, n. 21; 385, n. 27. F. Heinimann : p. 497, n. 6.
V. Goldschmidt : p. 17, n. 39; p. 25, J. Hellegouarc'h : p. 387, n. 34.
n. 64; 222, n. 49; p. 231, n. 81; 252, J. F. Herbart : p. 63, n. 16.
n.27; 267, n.75; 280, n. 107; 303, K. F. Hermann: p. 50, n. 173; p. 50,
n. 10, 12, 13; 326, n.94; 337, n.2; n. 174; 286, n. 120.
367, n. 101; 388, n. 39; 409, n. 104; R. Hirzel : p. 19, n. 42, 44; 50, n. 174;
423, n. 144; 424, n. 146; 496, n.2; 97, n. 160; 107, n. 200; 138, n. 49;
572, n. 53. 152, n. 51; 162, n.95; 189, n.27;
H.Gomoll: p. 531, n. 133. 191, n. 31; 192, n. 32; 195, n. 41;
J. Gould : p. 327, n. 97. 226, n. 64; 228, n. 70; 273, n.97;
A. Graeser : p. 30, n. 86; 226, n. 61 ; 282, n. 114; 297, n. 149; 364, n. 89;
227, n. 67; 229, n. 77; 233, n. 84; 380, n. 11 ; 445, n. 1 ; 450, n. 15; 457,
250, n. 22. n. 45; 522, n. 99; 525, n. 113; 571,
J. M. Green : p. 60, n. 7. n. 56.
P. Grenade : p. 506, n. 41. F. A. Hoffmann : p. 14, n. 21.
P. Grenet : p. 420, n. 136. H. A. Hommel : p. 492, n. 187.
A. Grilli : p. 450, n. 16. R. Horsley: p. 510, n. 56; 511, n. 61;
P. Grimai: p. 71, n. 40, 43, 44; p. 76, 516, n. 83.
n. 70, 73; 77, n.74; 78, n.77; 81, R. Hoyer : p. 61, n. 8; 346, n. 34.
n. 95; 82, n.98; 95, n. 157; 97, J. Humbert : p. 448, n. 8.
n. 160; 107, n. 197; 125, n.276; 134, T.J. Hunt: p. 130, n.6.
n. 28; 152, n. 51; 156, n.67; 157,
n. 73; 163, n.97; 208, n. 3; 329, C. Imbert : p. 209, n. 5; 215, n. 25; 217,
n. 33; 224, n. 59.
n. 102; 347, n.37; 429, n. 165; 463,
n. 69; 480, n. 141; 531, n. 130; 592, B. Inwood: p. 217, n. 35; 382, n. 14;
n. 13. 385, n.27; 404, n. 86; 422, n. 143;
D. Grodzynsky : p. 587, n. 113. 476, n. 124.
V. Guazzoni Foa : p. 74, n. 61. A.M. Ioppolo: p. 20, n.46; 66, n.27;
F. Guillaumont : p. 44, n. 147; 116, p. 214, n. 24; 217, n. 35; 256, n.46;
n. 233; 583, n.98; 584, n. 101; 586, 256, n. 48; 258, n. 51; 270, n. 81;
n. 109, 111. 279, n. 104, 106; 280, n. 108; 365,
W. K. Guthrie : p. 497, n. 6. n.93; 367, n. 102; 469, n. 96.
M. Guyau : p. 429, n. 163. T. Irwin : p. 416, n. 124.
P. L. Haas : p. 23, n. 59. M. Isnardi Parente: p. 20, n. 47; 147,
M. Hadas-Lebel : p. 561, n. 16. n. 31, 32; 264, n. 69; 384, n. 23.
E. Havet : p. 74, n. 62. K. Janacek : p. 3, n. 8.
I. Hadot : p. 76, n. 70; 478, n. 134; 528, P. Jal : p. 585, n. 106.
n. 120; 531, n. 130, 135. L. F. Janssen : p. 587, n. 113.
P. Hadot: p. 34, n. 106; 149, n. 39; E. Jeauneau : p. 59, n. 3.
p. 311, n.37, 38; 494, n. 189; 531, R. Joly : p. 66, n. 27.
n. 130. C. K. Kahn : p. 347, n. 35.
D. E. Hahm : p. 347, n. 35. K. Katsimanis : p. 575, n. 70.
O. Hamelin: p. 45, n. 151; 589, n.2; G. Kerferd : p. 216, n. 28; p. 248, n. 13;
593, n. 16. p. 497, n. 6.
D. W. Hamlyn; p. 211, n. 10. E. Keuls: p. 102, n. 181.
INDEX DES AUTEURS D'ARTICLES ET OUVRAGES CRITIQUES 687

I. G. Kidd: p. 356, η. 71; 406, η. 97; N. Madvig : p. 61, n. 9; 304, n. 15; 340,
407, η. 98. n. 10; 364, n. 89; 380, n. 11.
C. Kirwan : p. 637, η. 2. A. Magris : p. 612, n. 85; p. 614, n. 89.
F. Ν. Klein : p. 167, η. 108. J.P. Maguire: p. 509, n. 54; 512,
A. J. Kleywegt : p. 557, η. 1 ; 559, η. 9; n. 67.
572, η. 58, 61. H. I. Marrou : p. 520, n. 93.
U. Knoche : p. 73, η. 54. C. Martha : p. 34, n. 105; 390, n. 45.
Η. Koester : p. 509, η. 54. F. Marx : p. 83, n. 102, 103; 99, n. 166.
Η. J. Krämer : p. 11, η. 6; p. 20, η. 47, A. Meillet : p. 287, n. 126.
48; p. 21, η. 50; p. 31; p. 32, η. 94; S. Mekler: p. 46, n: 15.
147, η. 30; 236, η. 91; 314, η. 53; P. Merlan : p. 382, n. 16.
315, η. 56; 318, η. 69; 319, η. 71; H. J. Mette : p. 9, n. 1 ; 33, n. 98.
327, η. 99; 553, η. 52; 554, η. 54; A. Michel : p. 52, n. 185; 54, n. 198; 60,
555, η. 65; 571, η. 57. n. 4; 66, n. 27; 71, n. 45; 72, n. 47,
R. Kraut : ρ. 262, η. 64. 49; 84, n. 109; 90, n. 136; 92, n. 146;
W. Krenkel : ρ. 81, η. 95. 98, n. 163, 167; 102, n. 185; 105,
M. Kretschmar : ρ. 135, η. 32. n. 192; 109, n.207; 117, n.238; 121,
Α. Β. Krische : ρ. 139, η. 58; 153, η. 54; n. 258; 142, n. 7; 154, n. 62; 246,
189, η. 27; 194, η. 38. n. 9; 317, n.60; 329, n. 102; 338,
W. Kroll : ρ. 99, η. 166; 109, η. 205. n. 6; 347, n. 37; 376, n. 127; 387,
L. Krumme : ρ. 571, η. 56. n. 33; 445, n. 1, 2; 454, n. 33; 504,
Κ. Kumaniecki : ρ. 74, η. 61 ; 105, n. 32.
η. 192; 133, η. 25; 134, η. 28; 435. R. Miller- Jones : p. 457, n. 46; 463,
Η. E. Kyburg : ρ. 276, η. 102. n. 70.
J. Laborderie : ρ. 144, η. 17. E. L. Minar: p. 38, n. 119; 99, n. 165,
Υ. Lafranee : p. 273, η. 91. 167.
M. Laffranque : p. 479, η. 136. S. Mekler: p. 46, n. 157.
Ν. Lambardi : p. 96, η. 159. A. Momigliano : p. 95, n. 1 57.
R. Mondolfo : p. 208, n. 4.
M. Le Blond : p. 279, n. 106. P. Moraux: p. 75, n. 66; 322, n. 79;
C. Lefebvre : p. 458, n. 50. 324, n. 84; 384, n. 24; 498, n. 10;
U. Legeay : p. 63, n. 16. 500, n. 17.
F.Leo: p. 63, n. 18. J. Moreau: p. 17, n. 38; 147, n. 29;
E. Lepore : p. 506, n. 41. 365, n. 94; 366, n. 99; 568, n. 42, 43;
J. H. Lesher : p. 26, n. 68. 569, n. 50; 570, n. 52; 571, n. 57.
C. Lévy: p. 16, n. 34; 40, n. 128; 41, Moreschini: p. 125, n. 277; 286,
n. 135; 56, n. 201; 117, n. 239; 281, n. 122; 567, n. 41.
n. 111; 356, n. 72; 363, n. 87; 364, A. Mourant : p. 637, n. 2 ; 638, n. 9.
n. 90; 371, n. 117; 396, n. 66; 518, Mras : p. 552, n. 43.
n. 88; 641, n. 27. Müller : p. 256, n. 44.
. .

J. Linderski: p. 585, n. 104; 586, Münzer: p. 81, n. 93.


n. 109. M. Napolitano : p. 50, n. 32.
G. E. Lloyd : p. 420, n. 136. Natorp : p. 30, n. 84.
A. Lörcher : p. 63, n. 19; 64, n. 20; 162, Nicolet : p. 507, n. 49.
n. 96; 165, n. 104; 195, n. 40; 421, Nikiprowetzky : p. 459, n. 54; 517,
n. 139; 542, n. 5. n. 84, 86.
A. A. Long : p. 25, n. 66; 26, n. 67; 38, Nonvel Pieri: p. 40, n. 126; 42,
n. 117; 216, n. 28; 252, n. 26, 28; n. 140.
356, n. 71; 407, n. 100; 408, n. 102; Novara p. 81, n. 95; 507, n. 47, 49,
410, n. 108; 411, n. 112; 591, n. 7; 50.
599, n. 36. Nuyens: p. 419, n. 133.
M. Lualdi : p. 430, n. 169; 431, n. 174. . Ostwald: p. 509, n. 54; 512, n. 67;
A. Lueder : p. 54, n. 197; 382, n. 18. 513, n. 71.
S. Ludström : p. 445, n. 1. E. Owen: p. 392, n. 51.
J. P. Lynch : p. 13; p. 14, n. 20. Paleikat : p. 18, n. 40; 30, n. 84.
688 INDEX DES AUTEURS D'ARTICLES ET OUVRAGES CRITIQUES

A. S. Pease: p. 44, n. 148; 461, n. 63; n. 85; 530, n. 127; 569, n. 48; 591,
463, n. 70; 541, n. 2; 558, n. 4, 5; n. 11; 596, n. 28; 613, n. 87.
559, n. 8, 9, 10; 560, n. 12; 566, H. Robinson : p. 419, n. 133.
n. 34. R. Robinson : p. 448, n. 32.
S. G. Pembroke : p. 377, n. 1 ; 383, G. Rodier: p. 543, n. 11.
n. 222; 386, n. 30. K. H. Rolke : p. 466, n. 83.
T. Penelhum: p. 617, n. 100; 618, M. Ruch : p. 101, n. 177; 129, n. 2; 130,
n. 102. n. 4; 152, n. 51; 153, n. 54; 156,
J. Pépin : p. 353, n. 59; 454, n. 33; 455, n. 72; 161, n. 92; 163, n. 98; 170,
n. 36; 554, n. 51. n. 118; 176, n. 150; 177, n. 154; 179,
J. Perret : p. 92, n. 149. n. 163.
H. Peter: p. 97, n. 161. J. de Romilly : p. 497, n. 6; 512, n. 67;
R. Philippson : p. 65, n. 23; 195, n. 43; 514, n. 74.
350, n. 4; 383, n. 19; 384, n. 23; 445, A. Russo : p. 40, n. 126.
n. 2; 472, n. 106; 560, n. 12. A. Rustow : p. 315, n. 56.
F. Picavet: p. 38, n. 117. D.Sachs: p. 498, n. 11.
J. Pigeaud : p. 395, n. 59; 420, n. 136; E. Saisset : p. 24, n. 63.
469, n. 100; 472, n. 109; 473, n. 110; S. Sambursky : p. 591, n. 7; 599, n. 36;
478; n. 134; 483, n. 153. 601, n. 44.
E. Pistelli : p. 33, n. 96. F. H. Sandbach: p. 211, n. 13; 226,
O. Plasberg : p. 140, n. 58; 340, n. 10. n. 65, 67, 69.
K. M. Sayre : p. 349, n. 43.
E. Plintoff : p. 27, n. 72. M. Schaefer : p. 348, n. 41.
M. Plezia: p. 98, n. 163; 139; 140, R. Schian : p. 463, n. 71.
n. 58; 172, n. 131; 195, n. 43. H. Schlottmann : p. 152, n. 51.
V. Pöschl : p. 504, n. 32. A. Schmekel: p. 45, n. 150; 525,
M. Pohlenz : p. 147, n. 159; 97, n. 160; n. 113; 561, n. 13.
226, n. 62, 63; 227, n. 68; 249, n. 16, W. Schmid : p. 65, n. 25.
18; 303, n. 13; 353, n. 59; 383, n. 19; C. Schmidt : p. 59, n. 2.
445, n. 2; 456, n. 41, 43; 472, n. 106; O. E. Schmidt : p. 107, n. 197.
473, n. 112; 480, n. 140; 509, n. 56; P. L. Schmidt: p. 97, n. 162; 113,
522, n.99, 101; 531, n. 130; 532, n. 121; 116, n. 237; 516, n. 81; 519,
n. 136; 560, n. 12. n. 91.
R. Poncelet : p. 96, n. 159; p. 210, n. 9. M. Schofield : p. 19, n. 43.
H. Ranft: p. 121, n. 258. W. Schubart : p. 18, n. 41.
G. Reale: p. 25, n.64; 27, n. 70; 369, D. Sedley: p. 5, n. 12; 48, n. 164; 52,
n. 110. n. 190; 267, n. 75; 379, n. 5; 547,
M. E. Reesor : p. 591, n. 7. n. 26; 598, n. 34.
O. Regenbogen : p. 382, n. 17. O. Seel : p. 69, n. 35.
J.S. Reid: p. 79, n. 82; 118, n.241; D. R. Shackleton Bailey : p. 181, n. 2.
130, n. 6; 134, n. 26; 139; 140, n. 58; R.W. Sharpies: p. 591, n. 7; 613,
141, n. 1 ; 145, n. 22; 228, n. 70; 233, n. 87.
n. 85; 260, n. 58; 286, n. 121; 310, H. E. Smokier : p. 276, n. 102.
n. 33; 312, n. 42; 340, n. 10, 13; 344, F. Solmsen : p. 32, n. 93; 99, n. 168.
n. 26; 392, n. 52. M. Soreth : p. 410, n. 109; 412, n. 113.
K. Reinhardt : p. 453, n. 28; 457, n. 44; J. Soubiran : p. 541, n. 2.
475, n. 122; 560, n. 12. L. Stein : p. 249, n. 18.
O. Rieth : p. 407, n. 100. F. Stok:p. 435, n. 187.
J. M. Rist: p. 233, n. 84; 250, n. 20; C. Stough : p. 38, n. 120.
388, n. 39; 429, n. 163; 437, n. 196; H. Strache : p. 54, n. 196; 346, n. 34.
594, n. 21. G. Striker: p. 19, n. 43; p. 22, n. 55;
L. Robin, n. 22, n. 51, 52, 53; 26, n. 67; p. 30, n. 85; 40, n. 127; 48, n. 163;
34, n. 104; 39, n. 123; 42, 130; 43, 223, n. 55, 56; 228, n. 71; 273, n. 97;
n. 143; 45, n. 153; 49, n. 165; 346, 384, n. 23; 407, n. 98, 100; 415,
n. 33; 369, n. 111; 500, n. 13; 517, n. 122.
INDEX DES AUTEURS D'ARTICLES ET OUVRAGES CRITIQUES 689

J. Suolahti : p. 138, n. 54. G. Vlastos: p. 55, n. 199; 262, n. 644;


W. Süss : p. 67, n. 30; 152, n. 51. 325, n. 97; 327, n. 99; 499, n. 11, 13.
H. Tarrant: p. 1, n. 4; 50, n. 179; 51, A. J. Voelke : p. 226, n. 66; 229, n. 77;
n. 181; 142, n. 3; 148, n. 35; 188, 250, n. 20; 279, n. 106; 478, n. 131.
n. 24; 265, n. 72; 293, n. 141. J. Vuillemin: p. 5, n. 11; 592, n. 12;
A. E. Taylor : p. 546, n. 25; 569, n. 51 ; 595, n. 27; 598, n. 34.
576, n. 73. C. Waddington : p. 29, n. 82.
M. Testard: p. 522, n. 99, 101; 523, G. Watson : p. 513, n. 70.
n. 105; 637, n. 2. F. Wehrli: p. 543, n. 11.
W. Theiler: p. 308, n. 28; 340, n. 17; A. Weische: p. 31, n. 90; 45, n. 153;
554, n. 62. 66, n. 26; 591, n. 9; 630, n. 7; 633,
C. Thiaucourt : p. 62, n. 13; 353, n. 59; n. 13.
364, n. 89; 485, n. 157; 561, n. 13. L. G. Westerink : p. 265, n. 72.
J. R. Thorbecke : p. 23, n. 57. L. Westman : p. 10, n. 3.
F. Trabucco : p. 27, η. 69. U. von Wilamowitz-Moellendorf : p. 13,
J. Trouillard : p. 612, n. 84.
J. Turpin : p. 510, n. 56; 519, n. 92. n. 1.
H. Uri: p. 380, n. 11. C. Wirszubski : p. 155, n. 65; 614,
H. Usener : p. 62, n. 14. n. 88; 633, n. 13.
M. Valente : p. 522, n. 99; 53, n. 130. B. Wisniewski : p. 33, n. 98; 281,
M. Van Den Bruwaene : p. 559, n. 11. n. 111.
J. Van Ooteghem: p. 89, n. 132; 138, R. E. Witt : p. 308, n. 28.
n. 51, 54; 153, n. 58. Z. Yavetz: p. 12, n. 16.
M. Van Straaten: p. 14, n. 22; 45, A. Yon: p. 45, n. 151; 589, n. 2; 593,
n. 150; 350, n. 44; 409, n. 105; 473, n. 16; 596, n. 30; 602, n. 46.
n. 112; 477, n. 131; 525, n. 112, 114. E. Zeller: p. 14, n. 23; 23, n. 60; 33,
V. Verra : p. 10, n. 3. n. 99; 37, n. 116; 50, n. 176; 226,
L. Versenyi : p. 430, n. 169. n. 62; 591, n. 10.
P. Vicaire : p. 583, n. 94, 97. T. Zielinski : p. 59, n. 1 ; 562, n. 19.
C. Vick : p. 43, n. 142; 561, n. 13. G. Zoll : p. 136, n. 39.
P. Villey : p. 60, n. 7. K. G. Zumpt: p. 13, n. 19.
TABLE DES MATIÈRES

Pag.
Avant-propos IX
Introduction 1

Première partie

PRÉSENTATION DE LA NOUVELLE ACADÉMIE


ET DE L'ACADÉMISME CICÉRONIEN

Chapitre I - La Nouvelle Académie : histoire et définition


des problèmes 9

Arcésilas et la naissance de la Nouvelle Académie 9

Arcésilas, p. 14; Le dogmatisme ésotérique, p. 16; Les raci


nes platoniciennes, p. 17; Ancienne et Nouvelle Académies,
p. 20; La Nouvelle Académie et le pyrrhonisme, p. 22; Arcési
las et le Lycée, p. 31.

Camèade ou la passion de la philosophie 32

La dialectique carnéadienne, p. 35; L'éthique, p. 40; La phy


sique, p. 42.

Les successeurs de Camèade 46

Clitomaque et Métrodore de Stratonice, p. 46; Philon de La


rissa, p. 48 ; Antiochus d'Ascalon et le retour à l'Ancienne
Académie, p. 51.

Conclusion 54
692 TABLE DES MATIÈRES

Pag.
Chapitre II - Cicéron et la Nouvelle Académie : origines et
évolution d'un choix 59

Sens et méthode de la philosophie cicéronienne : esquisse


d'un status quaestionis 59

Choix individuel et tradition culturelle 74


L'ambassade de 155 et ses conséquences, p. 76; Q. Lutatius
Catulus, p. 79; Lucilius, p. 81; Le témoignage du De oratore,
p. 84 ; Philon de Larissa à Rome et l'école d'Antiochus, p. 87 ;
L'école d'Aristus, p. 90.

Permanence et évolution d'un choix : Cicéron et les deux


Académies 96
Les préfaces du De inuentione, p. 98 ; La situation philosophi
que de Cicéron entre le De inuentione et la guerre civile :
quelques points de repère, p. 104; L'excursus du livre III du
De oratore, p. 109; Le De republica et le De legibus, p. 113;
Les arguments de Cicéron, p. 119; L'explication existentielle,
p. 121.

Deuxième partie

L'ŒUVRE. LES SOURCES

Chapitre I - L'élaboration des Académiques 129

Les péripéties 129


Cicéron et Varron 132
Les deux versions 137

Chapitre II - Analyse de l'œuvre. Ses structures rhétoriques 141

Le premier livre des Ac. post 141


Le prooemium, p. 141; Le discours de Varron, p. 145; Le dis
cours de Cicéron, p. 150.

Le Lucullus 152
Le prœmium, p. 152; La mise en scène : la mer comme «exci
tantà douter», p. 157; Le discours de Lucullus, p. 159; Le
discours de Cicéron, p. 168.
TABLE DES MATIÈRES 693

Pag.
Chapitre III - Les sources 181

Une lettre controversée 181


Les partes Antiochinae 186
Les Philonis partes 194
Tableau des concordances entre le discours de Lucullus et
celui de Cicéron 201

Troisième partie

LA CONNAISSANCE

Chapitre I - La représentation 207

Considérations générales sur le problème de la connaissance


dans les Académiques et définition d'une méthode 207
Représentation et théologie 211
Brève histoire du concept de φαντασία, ρ. 211; Problèmes
terminologiques et images de la représentation chez Cicéron,
p. 212; Théorie stoïcienne d'après la discours de Lucullus,
p. 215; La critique académicienne: la mise en doute de la
Providence, p. 218.

Le critère de la vérité : la représentation «comprehensive» . 223


La position de Zenon : originalité du témoignage cicéronien,
p. 224.

Le rôle de l'Académie dans la définition du critère stoïcien . 231


La critique de la représentation « comprehensive : naissance
du 'Malin génie'», p. 233.

Chapitre II - L'assentiment, Γέποχή et le probabilisme 245


Place de l'assentiment dans le Lucullus et problèmes termi
nologiques 245
Unité profonde la doctrine stoïcienne de l'assentiment 248
ί'έποχή 255
Les témoignages antiques. Importance et limites de la thèse
de P. Couissin, p. 255; εποχή et pensée platonicienne, p. 258;
Le problème de l'isosthénie, p. 260; ί'έποχή d'Arcésilas: es
sai de synthèse, p. 264 ; Camèade et l'assentiment à l'opinion,
p. 266.
694 TABLE DES MATIÈRES

Pag.
Doute et action : Cicéron fondateur du probabilisme? 276

Le probable dans la pensée moderne, p. 276 ; L'objection de


l'inaction : réponses des Académiciens, p. 277 ; L'apport cicé-
ronien, p. 284.

Les innovations philoniennes : la fin de Γέποχή 290

Chapitre III - De la prénotion à la sagesse 301

Les prénotions : questions à propos d'un silence, p. 302 ; La


mémoire et les arts, p. 309; Les limites de la dialectique; le
problème des antilogies, p. 31 1 ; ... sed de sapiente quaeritur :
conclusion, p. 325.

Quatrième partie

L'ÉTHIQUE

Présentation 335

Chapitre I - Dissensus et doxographie 337

Le dissensus des moralistes dans le Lucullus 337


Les deux «divisions» 347

La «division» de Chrysippe, p. 347; La carneadia diuisio,


p. 353.

Les doxographies cicéroniennes du souverain bien : variété


et unité 360

Première tentative de classification, p. 361 ; Ariston, Erillus,


Pyrrhon, p. 365 ; Définition des grands types de la doxogra
phiemorale cicéronienne, p. 372.
TABLE DES MATIÈRES 695

Pag.
Chapitre II - Nature et éthique dans le De finibus 377

ί'οίκείωσις 377
Modernité du problème : conatus spinoziste et « agonie » una-
munienne, p. 377; Ι/οΐκείωσις : origine et extension du
concept, p. 378.

Le problème téléologique dans le De finibus 387


De Cameade au De finibus, p. 387; La critique de la teleolo
gie épicurienne, p. 394 ; La critique du τέλος stoïcien, p. 402 ;
Les difficultés inhérentes à l'éthique stoïcienne : de la crit
ique carnéadienne à la solution plotinienne, p. 403 ; Les diver
sesformulations du τέλος stoïcien, p. 407; La dialectique de
la Nouvelle Académie appliquée au τέλος stoïcien, p. 413.

Anthropologie et axiologie dans le De finibus 418


Signification et fonction du dualisme, p. 418; Les contradic
tions de l 'axiologie épicurienne, p. 424; Paradoxes stoïciens
et théorie du mélange, p. 434 ; Conclusions sur le De finibus :
Brutus ou Caton ?, p. 439.

Chapitre III - Stoïcisme, doute et idéal : l'inspiration néoa


cadémicienne des Tusculanes 445

La double cohérence 446

Le livre I et le problème anthropologique 452


Continuité formelle et différences de fond dans l'anthropolog
ie, p. 453; L'interprétation néoacadémicienne, p. 456; La
présence du stoïcisme dans Tusc. I et sa signification, p. 462.

La philosophie des passions dans les livres II, III et IV .... 468
La liberté de l'Académicien, p. 468 ; Monisme ou dualisme de
l'âme?, p. 472; De l'existence à l'idéal, p. 480.
Perfection et philosophie dans Tusc. V 485
Conclusion 492

Chapitre IV - La cité, la loi et le devoir 495

Pensée néoacadémicienne et mos maiorum dans le De re


publica 496
Le problème de la loi naturelle chez Platon, Cicéron et Phi-
Ion d'Alexandrie 509
Devoir et nature dans le De officiis 521
Conclusion 534
696 table des matières

Cinquième partie

LA PHYSIQUE

Pag.
Introduction 539

Chapitre I - le dissensus en physique 541

La construction du passage 542


Les références platoniciennes dans le dissensus : le Timée, le
statut des mathématiques 546
La doxographie physique 549
La physique de l'Ancienne Académie selon Antiochus 552

Chapitre II - Religion romaine, dialectique néoacadémic


ienne et mythe platonicien : le livre III du
De natura deorum et le Timée 557

Problèmes de méthode 557


Le discours de Cotta et l'épicurisme : des harmonies réelles
ou illusoires? 563
Le discours de Cotta et le Timée 567

Le Timée et la théologie stoïcienne, p. 567; Deos esse, p. 572;


Quales, p. 574 ; Le problème de la providence divine, p. 578 ;
Trois questions à propos du De diuinatione, p. 581.

Chapitre III - Le De Fato et la tradition du Phèdre 589

Introduction 589
Camèade dans le De fato 593
Camèade et le Phèdre 602
La tradition du Phèdre 607
L'originalité cicéronienne 614
Conclusion : la religion de Cicéron 617

Conclusion - Philosophie et tradition 623


TABLE DES MATIÈRES 697

Pag.
Interprétation d'ensemble de la Nouvelle Académie 623
Cicéron et la Nouvelle Académie 628

Annexe : quelques remarques sur les images de la Nouvelle


Académie dans le Contra Academicos de saint Augustin . 637

Bibliographie 645

Indices 671
Index locorum, p. 671; Index nominum antiquorum, p. 679;
Index des philosophes postérieurs à l'Antiquité, p. 683 ; Index
des auteurs d'articles et ouvrages critiques, p. 684.

Table des matières 691

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