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La Bible est le livre le plus révéré des Juifs depuis plus de trois mille ans et
des chrétiens depuis deux mille ans et l’adjonction du Nouveau Testament.
Considéré comme révélé, c’est-à-dire dicté par l’inspiration divine, il a à son
tour dicté la morale et les lois humaines. À ce jour, par exemple, les
présidents des États-Unis d’Amérique prêtent serment sur la Bible quand ils
prennent leurs fonctions.
Ce statut exceptionnel n’a pas suspendu l’attention de ceux qui lisaient le
texte d’un œil vigilant. La lecture critique des deux Testaments commença
assez tôt. Ainsi au XIe siècle, le médecin juif Isaac Ibn Yashoush, attaché à la
cour musulmane de Grenade (autres temps !), avait noté un anachronisme
contraire à la tradition. Celle-ci, en effet, soutenait que Moïse avait été
l’auteur de la Genèse ; or, la liste des rois édomites énumérés dans ce Livre
(XXXVI) ne pouvait pas avoir été établie par lui, étant donné que ces rois
avaient régné longtemps après sa mort. Au siècle suivant, le rabbin Abraham
Ibn Ezra se contenta de surnommer Yashoush, « Isaac le Gaffeur ».
Mais ces égratignures à l’autorité de la Bible restaient mineures et leurs
échos confinés aux cercles des érudits, ne fût-ce qu’en raison d’une portée
restreinte. En effet, jusqu’à l’invention de l’imprimerie, il était quasiment
impossible de parcourir l’ensemble des textes bibliques dans un temps
relativement restreint, quelques jours ou semaines, comme ce fut le cas à
partir du XVIe siècle.
On surprendra sans doute plus d’un croyant contemporain en rappelant que
la Bible figura à l’Index des livres dont la lecture était interdite aux
catholiques, index établi par l’Inquisition, qui devint le Saint-Office, puis la
Congrégation pour la doctrine de la Foi, laquelle ne fut abolie qu’en 1966.
Deux raisons successives motivèrent cette interdiction. La première, au
XIIe siècle, fut la méfiance à l’égard des traductions, où l’Inquisition, qui ne
reconnaissait que la Bible en latin, flairait des infiltrations des hérésies. La
seconde raison, qui s’imposa à l’époque de la Réforme, fut qu’une libre
lecture de la Bible permettait de faire des comparaisons critiques entre ses
enseignements et les traditions de l’Église ; les chefs de la Réforme
considéraient, en effet, que ces traditions ne correspondaient pas aux
enseignements du Nouveau Testament, ce qui consomma la rupture avec
Rome.
La lecture critique des textes sacrés1 se poursuivit cependant. Lorsque les
progrès des sciences mirent en cause le premier des cinq Livres du
Pentateuque, la Genèse, notamment en ce qui concerne l’apparition de la vie
sur terre et l’évolution des espèces, les interdictions étaient devenues
inefficaces : l’imprimerie avait répandu trop d’exemplaires de la Bible dans
le monde.
Un courant de pensée se constitua alors, à la fois dans le monde des Églises
réformées et dans le catholicisme, postulant que la Bible ne pouvait que
guider la foi des humains, et non enseigner l’histoire de l’univers et du
monde. La réaction fut presque simultanée chez les protestants et les
catholiques, les premiers soutenant que la Bible devait être considérée
comme littéralement véridique. Ainsi naquit le créationnisme, selon lequel le
monde a bien été créé en six jours, et qui persiste jusqu’aujourd’hui dans
certains groupes réfractaires. L’une des dates symboliques de ce mouvement
fut le fameux procès Scopes de 1925, aux États-Unis, où la justice condamna
un professeur d’université pour avoir enseigné l’évolution des espèces et
ainsi contredit la Bible. La réaction de l’Église catholique ne fut pas
différente : en 1893, dans l’encyclique Providentissimus Deus, le pape Léon
XIII condamna la liberté d’interprétation prônée par les critiques, tout en
encourageant, d’ailleurs, les études scientifiques.
Le point de vue des traditionalistes était : « Tout ce qui est contenu dans la
Bible est religion et a été révélé par Dieu », tandis que celui des critiques
était : « La Bible ne contient que la religion révélée par Dieu. » Les progrès
de l’histoire, de l’archéologie et des études bibliques rendirent bientôt les
deux positions incompatibles.
*
Comme le savent les biblistes, qui s’y emploient, le travail critique reste
inachevé et un troisième point de vue s’impose : l’Ancien et le Nouveau
Testament ont été rédigés au cours des siècles par des hommes qui avaient
interprété des récits selon des traditions, c’est-à-dire selon des habitudes de
pensée et des influences locales.
Ces œuvres intégralement humaines sont en fait les versions écrites de
courants indépendants, entraînant des contradictions flagrantes, en plus
d’invraisemblances placées sous le sceau de la divinité, dont les principales
sont exposées dans ces pages. Il est donc présomptueux et même erroné de
les considérer comme fondateurs d’une Loi morale révélée. Comment, en
effet, concilier des prescriptions aussi antagonistes que celles-ci : « Les fils
ne seront pas mis à mort pour les fautes de leurs pères » (Deut., XXIV, 16) et
« Je suis Yahweh, qui punis l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la
troisième et à la quatrième génération » (Ex., XX, 5 et XXXIV, 7) ?
Comment Dieu aurait-il pu se contredire aussi radicalement sur un point
aussi grave ?
Dans la seconde moitié du XIXe siècle et au XXe, les travaux des biblistes
dans le cadre de ce qu’on appelle l’Hypothèse documentaire établirent les
causes de ces contradictions : les cinq premiers Livres de la Bible avaient été
rédigés par des rédacteurs appartenant à quatre courants principaux et
différents, distants de plusieurs siècles. Il s’agissait des élohistes, ainsi
nommés parce qu’ils désignaient Dieu sous le nom d’Elohim, les yahwistes,
qui le désignaient sous le nom de Yahweh, les sacerdotaux, qui écrivaient
dans la conviction de la primauté absolue du clergé dans l’histoire d’Israël, et
les deutéronomistes, auteurs presque exclusifs du cinquième Livre du
Pentateuque (jusqu’au VIIe siècle avant notre ère, celui-ci était composé de
seulement quatre Livres : c’était un Tétrateuque)2.
Ces rédacteurs n’accordaient pas toujours leurs textes à ceux qui existaient
déjà et se bornaient souvent à ajouter leurs versions aux précédentes. D’où
des différences souvent considérables dans un même Livre, comme les deux
versions de la création d’Ève dans la même Genèse. Certains, parfois,
payèrent d’audace ; ce fut ainsi qu’en 622, lors de la restauration du Temple
sous le règne de Josias, le grand prêtre Hilquiyyahou découvrit le cinquième
Livre, le Deutéronome, dans les fondations du monument. Le choc fut si fort
que les travaux furent interrompus. Comment pouvait-on avoir méconnu
pendant des siècles un Livre qu’on s’empressa d’attribuer au calame même
de Moïse ? Depuis, ce Livre est inscrit dans le Pentateuque. On soupçonne,
non sans raison, qu’il avait en fait été rédigé par des prêtres du Temple dans
le cadre de la réforme religieuse entreprise par Josias.
Aucune harmonisation des cinq Livres ne fut jamais effectuée ; et les
contradictions demeurèrent. Contrairement à ce qu’on supposerait, certaines
ont même été aggravées par des ajouts à l’époque moderne. Dans leurs
versions des textes anciens, certains traducteurs ont en effet introduit des
explications de leur cru, croyant ainsi dissiper des obscurités ou combler des
lacunes, alors que, plus prudemment ou plus modestement, les prêtres des
siècles d’avant notre ère se limitaient à les consigner dans des recueils
séparés de commentaires ou midrashim.
Les contradictions en cause n’affectent pas que l’Ancien Testament : elles
abondent également dans le Nouveau, pour d’autres raisons. Certaines sont
mineures, d’autres majeures, comme celles qui portent sur la vengeance
divine ou sur la vie de Jésus.
L’objet de ces pages n’est pas de répondre aux questions de doctrine
qu’elles posent, il se limite à l’exposé de contradictions et d’obscurités qui
ont parfois engendré des conflits séculaires. Un tel exposé nous est apparu
nécessaire pour tous les esprits de bonne foi.
___________________
1. Cf. note 1, p. 305 sur les différences entre les contenus des Bibles selon les religions et les confessions.
2. Cf. note 2, p. 305-307.
PREMIÈRE PARTIE
L’ANCIEN TESTAMENT
I. LA GENÈSE
Dans les deux premiers chapitres de la Genèse, il est dit que Yahweh
Elohim créa intégralement le monde, la terre et toutes choses sur celles-ci,
dont les espèces animales ; il s’ensuit qu’il créa aussi le serpent, instrument
originel du Mal et incarnation de la tentation. Cet animal devient alors
l’ennemi du Créateur, qui l’accable de sanctions : « Tu ramperas sur le ventre
et tu mangeras de la poussière… » (III, 14-15). Et l’inimitié entre la femme et
le serpent devait être éternelle : « La femme écrasera la tête du serpent »,
assure la Genèse. Mais ne l’avait-il pas créé lui-même et n’en avait-il pas été
satisfait ? C’est du moins ce qu’indique le verset : « Yahweh vit ce qu’il avait
créé, et c’était très bien » (Gen., I, 31).
Ainsi apparaît, dès le début de l’Ancien Testament, la question avec
laquelle les théologiens se débattront sans fin : quelle est l’autorité de Dieu
sur le Mal ? Elle reparaîtra maintes fois dans la Bible.
Bizarrement, ce symbole du Mal revient sur scène pendant l’Exode.
Yahweh ordonne à Moïse de fabriquer un serpent d’airain dont la vue guérira
les Hébreux assaillis de serpents dans la traversée du désert (Nb., XXI, 4-9).
Et l’idole de ce serpent figurera même dans le Temple de Jérusalem. Puis
Jésus l’invoquera… ( 135)
Même si l’on tient compte du fait que le récit est symbolique, il pose au
lecteur d’il y a trois mille ans comme à celui d’aujourd’hui une question
inéluctable : les deux premiers humains étant nés adultes, contre toutes les
lois naturelles connues depuis toujours, quels étaient donc leurs âges ? Et
étant donné qu’ils avaient été créés à l’image du Créateur, cet âge reflétait-il
celui du Créateur ? Mais alors, étant donné que celui-ci est éternel, comment
pourrait-il s’être figé à un âge tel que les 20 ou 30 ans qu’on prête
instinctivement au premier couple quand il se leva de son premier sommeil ?
Autant de questions auxquelles la nature symbolique du récit n’offre aucun
élément de réponse. Car les symboles n’excluent pas la logique.
La Genèse instaure une ambiguïté qui semble, elle aussi, éternelle sur cette
question. Il est dit à trois reprises que Yahweh créa l’homme et la femme à
son image : en I, 26 et 27, puis en V, 2. « Mâle et femelle il les créa », ce qui
implique formellement qu’il est constitué de la dualité masculin-féminin
(point toutefois contredit, comme indiqué plus haut, par le fait que, dans le
second récit de la Création, il créa Ève bien après Adam). Cependant, à partir
de II, 7, Il est toujours désigné comme une entité masculine.
Cette ambiguïté n’est certes pas résolue par les appellations de la divinité
selon les courants bibliques : pour le courant yahwiste, Il est désigné comme
Yahweh, mais pour le courant élohiste, Il est désigné comme Elohim,
appellation problématique, Elohim étant un pluriel – celui d’Eloha, le Très-
Haut, singulier qui n’est utilisé que très exceptionnellement dans la Bible et
qui ne comporte aucune notion de genre.
La Bible pose donc le problème du genre de Dieu, mais ne permet pas d’y
répondre.
7. Le Fruit défendu devait être mortel : Adam vécut pourtant jusqu’à 930
ans
En IV, 12, en effet, Yahweh lui dit : « Tu erreras sur la terre. » Mais on
voit ensuite Caïn construire Hénoch et s’y établir (IV, 17). La malédiction
aurait-elle été inefficace ?
En XI, 31, il est dit que Térah, père d’Abraham, et sa famille quittèrent Ur
des Chaldées pour s’établir à Harrân. Ce fut là que Yahweh ordonna à
Abraham : « Pars de ton pays, du lieu de ta naissance, de la maison de ton
père pour le pays que je te montrerai » (XII, 1). L’injonction apparaît alors
incompréhensible, étant donné qu’Abraham, né à Ur, avait déjà quitté cette
ville avec son père depuis longtemps.
En X, 2-5, il est dit que les enfants et les petits-enfants de Japheth, l’un des
trois fils de Noé nés après le Déluge, se séparèrent et partirent chacun dans
son pays, « chacun avec son propre langage, famille par famille, nation par
nation ». Or, le chapitre XI raconte que, jadis, les peuples de la terre ne
parlaient qu’une seule langue et que tout le monde comprenait tout le monde ;
mais arrivant dans le pays de Shinar, des hommes décidèrent d’y construire
une tour qui monterait jusqu’au ciel, et qu’on appela Tour de Babel. Pour les
en détourner, le Seigneur créa la confusion parmi eux, de telle sorte qu’ils ne
se comprirent plus les uns les autres.
Comment se pouvait-il que le monde entier ne parlât qu’une seule langue,
puisqu’il est dit en X, 2-5, que dès après le Déluge, quand les survivants se
sont installés sur la terre, chaque nation parlait sa langue ?
Outre cette contradiction flagrante, il est également permis de se demander
si le Seigneur croyait vraiment que la Tour de Babel atteindrait le ciel.
Il est un épisode secondaire de l’Exode qui a pris au cours des siècles une
importance considérable ; c’est celui de la rencontre d’Abraham (qui
s’appelle encore Abrâm) avec Melchisédech. Faisant l’objet d’interprétations
philologiques et théologiques pour le moins poussées, celui-ci a pris des
proportions symboliques inattendues, dont certaines le présentent même
comme le précurseur de Jésus. On ne compte pas les ouvrages sur la Bible
qui lui consacrent de longues pages et, honneur hors pair, sa statue figure
dans le portail central de la cathédrale de Chartres, portant de la main gauche
ce qui semble être… le Saint Graal !
L’épisode se déroule ainsi : alors qu’il fait route vers son camp, Abrâm se
trouve mêlé à l’une de ces querelles de tribus qui émaillent l’histoire de
l’Orient antique. Quatre « rois », dont on peut raisonnablement déduire que
ce sont des chefs de tribus, des émirs, ceux de Shinéar, d’Eliasar, d’Elam et
de Goïm, font la guerre à cinq autres, ceux de Sodome, de Gomorrhe,
d’Adma, de Tsévoïm et de Béla. Abrâm apprend que les rois de Sodome et de
Gomorrhe ont, dans leur fuite, emmené son neveu Lot, les siens et ses
troupeaux. Il monte une expédition de trois cent dix-huit hommes et les
délivre. Alors apparaît un dixième roi qui vient le féliciter : « Melchisedech,
roi de Shalem, a fait sortir le pain et le vin, lui le desservant d’El Eliôn, l’El
suprême. Il le bénit et dit : “Abrâm est béni par Eliôn, l’auteur des ciels et de
la terre. Et il est béni El Eliôn, qui a bouclé tes oppresseurs entre tes mains.”
Il [Abrâm] lui donne la dîme de tout » (XIV, 18-20).
Il est de toute époque coutumier qu’on félicite les vainqueurs et qu’en ces
temps patriarcaux, on les bénisse au nom de ses divinités. L’épisode ne
présente donc rien d’exceptionnel. Sans doute Melchisédech était-il agacé des
agitations des neuf roitelets de la région et était-il content que quelqu’un leur
eût administré une volée. Cependant, on retrouve le personnage dans les
Psaumes (110) : il est celui « dont le sceptre rayonnera de puissance depuis
Sion », celui qui est « prêtre à jamais selon l’ordre de Melchisédech ».
Quelques spéculations et siècles plus tard, il entre dans le Nouveau
Testament : l’Épître aux Hébreux le désigne comme l’archétype du « roi-
prêtre » ; c’est le Messie ( 213). Bref, ce serait Jésus qui, quelque quinze
siècles plus tôt, serait allé féliciter et bénir Abrâm.
Cette spéculation pour le moins aventureuse n’a cessé de se développer
jusqu’à nos jours, dans un cadre évidemment mystique. L’un des motifs en
est que ce roi ne reparaît plus dans l’Ancien Testament. Selon ce
raisonnement, il constituerait donc un symbole majeur, mais on pourrait
constituer un dictionnaire de tous les noms de personnages qui ne sont cités
qu’une fois dans l’Ancien Testament.
Une part de l’argumentation se fonde sur le nom et la fonction de
Melchisédech. Trois interprétations s’offrent du nom : « Mon roi est juste »,
« Mon dieu est Sèdèq » et « Mon dieu Mélek est juste ». Aucune des trois ne
s’impose sur les autres.
Quel est ce pays de Shalem dont Melchisédech est roi ? Shalem signifie
« paix » en hébreu, mais c’est aussi une partie du nom archaïque de
Jérusalem, Uru-Shalem, « fondée par Shalem », comme le confirment des
documents égyptiens d’El Amarna, datant du XIVe siècle av. J.-C. S’il est roi
de Jérusalem, il ne peut être qu’un Jébuséen, du peuple auquel David, cinq ou
six siècles plus tard, enlèvera la ville. Pourquoi irait-il féliciter un Hébreu
inconnu ? Et s’il est doté de prescience, ses sentiments à l’égard d’Abrâm ne
devraient pas être chaleureux. C’est l’un des deux anachronismes de
l’interprétation mystique du personnage.
Il est précisé qu’il est « desservant d’El Eliôn », c’est-à-dire prêtre du Très-
Haut, l’« auteur des ciels et de la terre ». El, qui signifie « premier », c’est-à-
dire « Dieu » dans les religions phénicienne et cananéenne, est aussi
« créateur des créatures » dans la mythologie d’Ougarit. En faire l’archétype
du roi-prêtre de Yahweh constituerait un autre anachronisme, celui-là
éclatant : l’institution sacerdotale n’a pas encore été fondée et Melchisédech
ne peut être, du temps d’Abraham, un grand prêtre de Yahweh.
Fussent-elles confortées par les Psaumes, l’Épître aux Hébreux et des
considérations philologiques modernes, les théories sur Melchisédech
apparaissent donc comme infondées, pour dire le moins.
Dans l’histoire de Joseph, le fils de Jacob que ses frères vendirent à des
marchands, il est dit que « Potiphar, eunuque du Pharaon » l’acheta à ces
derniers (XXXIX, 1). Or, les pharaons n’avaient pas d’eunuques. Mais,
invraisemblance de taille, il est dit plus loin que Potiphar avait une femme
(XXXIX, 7). Apparemment, les rédacteurs de ce texte n’étaient pas très
informés de ces questions.
___________________
1. Cf. note 12, p. 312.
2. Avant l’Exil, c’était un objet divinatoire, mais plus tard, ce devint un élément de l’habit des prêtres.
II. L’EXODE
18. Les Israélites ne furent jamais plus nombreux que les Égyptiens dans la
vallée du Nil
Le fabuleux récit du Livre de l’Exode est gravé dans toutes les mémoires
comme la saga d’un peuple oppressé qui, grâce à l’aide de son Dieu, put
enfin prendre la fuite et s’en aller à la conquête de la Terre promise.
Les faits historiques reconstitués à l’ère moderne, grâce à des documents
anciens retrouvés, invitent à le reconsidérer.
D’abord, la durée de l’Exode fut bien différente. Selon le récit biblique, le
départ d’Égypte aurait été décidé dans un laps de temps de quelques jours ou
quelques semaines, au terme du conflit entre Moïse et le pharaon, arbitré par
Yahweh. Les documents historiques indiquent qu’en fait, des Hébreux captifs
en Égypte s’enfuyaient vers la Palestine depuis près d’un siècle,
approximativement depuis la fin du XIVe siècle av. J.-C.
Venus de Palestine pour faire paître leurs troupeaux quand la sécheresse
sévissait au-delà du Sinaï, ou bien pour faire du commerce ou trouver un
emploi, ils s’implantaient souvent. Ils s’installèrent surtout dans le delta
oriental, alors irrigué par plusieurs bras du Nil. Ils finirent de la sorte par
constituer une communauté défavorisée, dont le statut était proche de
l’esclavage. Au début du XIIIe siècle av. J.-C., le pharaon Séti Ier construisit
une chaîne de places fortes sur la côte au nord du Sinaï, à laquelle se réfère le
Livre de l’Exode, l’appelant « chemin des Philistins » (Ex., XIII, 17). Cette
route militaire côtière était la seule par laquelle pouvait se faire le trafic entre
Égypte et Palestine, dans un sens comme dans l’autre ; les places fortes
contrôlaient aussi bien les entrants que les sortants – le papyrus Anastasi III
dit que l’on n’entrait ou sortait que sur présentation d’un permis.
Dès lors, les Apirous – c’est le nom ancien dont dérive le mot « Hébreux »
–, lassés du joug égyptien, ne pouvaient plus s’enfuir, sauf à tenter leur
chance par les déserts à l’est, ce qui était beaucoup plus long et risqué. Telle
est la raison pour laquelle Yahweh leur prodigue par Moïse un conseil
stratégique consistant à faire croire à l’armée égyptienne qu’ils étaient partis
par le désert, l’engageant ainsi sur une fausse piste (Ex., XIV, 1-3).
Au XIIIe siècle av. J.-C., le célèbre pharaon Ramsès (1279-1212) décida de
se faire construire une nouvelle capitale, Pi-Ramsès, dans le delta oriental. Il
décida d’exploiter la main-d’œuvre des Hébreux, dans des conditions pour le
moins contraignantes. Le Livre de l’Exode semble y faire référence (Ex., I,
11), bien que les noms des villes nouvelles qu’il cite, Pithom et Ramsès,
soient quelque peu différents. Le fait est en tout cas attesté par le papyrus de
Leyde 348, directive d’un haut fonctionnaire qui ordonne : « Distribuez des
rations de blé aux soldats et aux Apirous qui transportent des pierres au grand
pylône de Ramsès. »
Beaucoup d’Hébreux voulaient toujours fuir, et deux d’entre eux au moins
y parvinrent : c’étaient des esclaves de la maison royale de Ramsès II, comme
nous l’apprend le papyrus Anastasi V, qui date de la fin du XIIIe siècle av. J.-
C. Ils réussirent à franchir les postes frontière, puis s’engagèrent dans le
désert du Sinaï. Le commandement militaire envoya des archers à leur
poursuite. On ignore ce qu’il advint de ces fuyards-là, mais on sait que des
incidents de ce genre semblent s’être multipliés jusqu’en 1200 av. J.-C. Pour
autant, aucun document égyptien ne mentionne d’exode massif des Apirous ;
si la fuite de deux d’entre eux avait suffi à motiver un ordre de poursuite, on
conçoit la masse de documents qu’aurait causée la fuite de plusieurs
centaines ou de milliers d’entre eux.
Alors advint un événement décisif.
Dans la deuxième décennie du XIIe siècle av. J.-C., une faction d’Égyptiens
se rebella contre le pouvoir du pharaon Setnakht. Elle acheta avec de l’argent,
de l’or et du cuivre, « les possessions de l’Égypte », le soutien des Apirous –
également désignés comme « Asiatiques » – pour renverser le pouvoir.
Setnakht déjoua le complot et chassa les Apirous du pays. L’épisode, relaté
sur la stèle Éléphantine, avant la première cataracte du Nil, ne fut publié
qu’en 19721. Ce fut sans doute alors que l’un des chefs rebelles égyptiens prit
le commandement de leur exode forcé. Comment ne pas penser à Moïse ?
Présenté comme un acte volontaire par les rédacteurs du Livre éponyme,
l’Exode fut donc une expulsion.
Il est écrit (Ex., XIV, 9-10) que, suivant les instructions de Yahweh (Ex.,
XIV, 1-2), Moïse aurait mené les Hébreux à Pi-hahiroth, « Là-où-les-pistes-
commencent », et les y aurait fait camper. Ce fut à cet endroit que l’armée
égyptienne les aurait rejoints et que les Hébreux auraient alors poussé des
clameurs : « Quoi, il n’y a donc pas de tombeaux en Égypte que tu nous aies
emmenés ici mourir dans le désert ! » Sur quoi Yahweh aurait ordonné à
Moïse d’étendre son bâton pour séparer les eaux et permettre aux Hébreux de
traverser en toute sécurité la mer des Roseaux – c’était le nom du golfe de
Suez, partie supérieure de la mer Rouge.
Ces détails révèlent seulement que le rédacteur du récit ignorait la
géographie de l’Égypte. Moïse n’aurait eu besoin de lever aucun bâton, car
Pi-hahiroth se trouvait au milieu de la terre ferme et il n’y avait pas d’eaux à
séparer pour les traverser ni pour noyer les soldats égyptiens. Les Hébreux se
trouvaient au bord du désert de Shour. Ensuite, les soldats égyptiens ne
poursuivaient pas les Hébreux : ils voulaient sans doute s’assurer qu’ils ne
revenaient pas sur leurs pas.
S’il y a bien eu une traversée des eaux, immortalisée par la légende, elle
eut lieu bien plus au sud. Les récriminations des Hébreux furent
probablement motivées par le regret de quitter des terres fertiles à cause
d’une sédition égyptienne à laquelle ils avaient eu l’imprudence de se mêler,
car ils étaient désormais contraints d’affronter une aventure qui ne leur disait
rien de bon. Ne pouvant, en effet, s’aventurer sur la route des Philistins, ils
savaient qu’ils seraient contraints d’affronter le désert.
Il est d’ailleurs probable que ç’ait été dans cette direction que les aurait
engagés l’armée égyptienne.
« Toi, lève ton bâton, étends la main sur la mer et fends-la, que les
Israélites puissent pénétrer à pied sec au milieu de la mer » (Ex., XIV, 15-
16) : ainsi Yahweh ordonne-t-il à Moïse d’accomplir l’un des prodiges les
plus mémorables de toutes les mythologies.
Nous n’aborderons pas ici la question de l’itinéraire suivi par les Hébreux,
qui a suscité une abondante littérature et à laquelle aucune hypothèse n’a
apporté de réponse qui fasse l’unanimité. Nous nous limiterons à envisager le
fait que les Hébreux aient traversé la mer des Roseaux dans des conditions
qu’ils croyaient miraculeuses, comme le récit l’indique, sans quoi cette
description n’aurait aucune raison d’être.
En fait, cette traversée n’avait rien d’exceptionnel. Bien avant le
creusement de l’isthme de Suez, il existait deux gués qui abrégeaient « de
plus de deux lieues » la route entre l’Égypte et le Sinaï2. Ils sont décrits sous
la plume de Du Bois Aymé dans la monumentale Description de l’Égypte
publiée sous la direction de Vivant-Denon au retour de l’Expédition
d’Égypte. Le Dr Maurice Bucaille cite également une note du R. P. Coroyer,
de l’École biblique de Jérusalem, mentionnant un gué à hauteur de Suez
qu’empruntaient les pèlerins se rendant à La Mecque, et « un autre gué plus
dangereux, à la pointe sud des lacs Amers, où aboutissent les traces de
pistes anciennes ».
Pourquoi ce dernier gué était-il plus dangereux ? En raison des marées.
L’un des plus illustres successeurs de Moïse, Napoléon Bonaparte, faillit,
selon Du Bois Aymé, s’y noyer en 1799. Également célèbre, Ferdinand de
Lesseps, qui creusa le canal de Suez, rapporta dans une note à l’Académie
des sciences, le 22 juin 1874, que vingt ans auparavant, il y avait été témoin
d’une tempête où la marée avait atteint d’un mètre trente à un mètre quatre-
vingts.
Il faut donc supposer que ces gués n’étaient praticables qu’à marée basse et
que, transmis de génération en génération, les récits oraux de ceux qui les
avaient franchis et qui avaient assisté aux marées avaient été enflés jusqu’à
des proportions fabuleuses. Peut-être certains militaires égyptiens y avaient-
ils laissé la vie ; ces accidents se transformèrent en noyades massives des
chars égyptiens et inspirèrent le rédacteur selon qui « Yawheh culbuta les
Égyptiens au milieu de la mer » (Ex., XIV, 27).
Quand Moïse récuse la mission confiée par Yahweh, celle d’aller annoncer
au peuple que son Dieu lui est apparu, et que Yahweh se met en colère contre
lui, il lui dit : « N’y a-t-il pas ton frère, Aaron le Lévite ? » (IV, 14). Or,
Moïse, censé être le frère d’Aaron, est tout aussi Lévite que lui, c’est-à-dire
appartenant à la tribu de Lévi. Mais la tournure ici employée indique que seul
Aaron serait Lévite… donc que Moïse et lui ne sont pas apparentés.
Une autre singularité de l’Ancien Testament renforce cette déduction :
lorsque, dans le Lévitique, deux des fils d’Aaron, Nadav et Avihou, sont
foudroyés par Yahweh pour un sacrifice qu’il n’a pas requis et que Moïse
appelle leurs cousins pour les éloigner du Sanctuaire, le rédacteur écrit que ce
sont « Mishaël et Eltsafan, fils d’Ourriel, oncle d’Aaron », comme si Ourriel
n’était pas aussi l’oncle de Moïse (Lév., X, 1-4).
Cela accrédite la thèse selon laquelle Moïse n’est pas de la même
ascendance qu’Aaron. Incidemment, il faut rappeler une autre thèse, selon
laquelle Moïse n’aurait pas parlé hébreu, suggérée par le fait qu’il se déclare
lui-même « lourd de bouche et lourd de la langue » (IV, 10).
Il faut observer, à l’appui de cette thèse, le silence quasi intégral du
Pentateuque à l’égard des fils de Moïse, qui ne peut s’expliquer que par le fait
que, de l’avis général, ils n’étaient pas d’ascendance hébraïque.
De toute façon, la phrase de Yahweh est anachronique, puisque les douze
tribus n’existaient pas encore et que le privilège sacerdotal des Lévites
n’avait pas encore été institué. Il ne pouvait encore y avoir que des clans
parmi les émigrés et Aaron n’était pas plus qualifié que Moïse pour leur
annoncer que Yahweh était apparu à leur chef.
25. Pourquoi Yahweh a-t-il d’abord essayé de tuer Moïse ?
Les lois relatives aux esclaves, qui figurent dans le Code de l’Alliance tout
de suite après la Loi de l’autel, constituent l’une des contradictions les plus
radicales de l’Ancien Testament avec les morales des trois religions du Livre.
Elles prouvent, en effet, que Yahweh aurait admis l’esclavage comme licite,
car il légifère sur le sujet : « Lorsque tu acquerras un esclave hébreu, son
service durera six ans, la septième année il s’en ira libre, sans rien payer »
(XXI, 2). Le principe en est déjà déconcertant : Yahweh tiendrait pour normal
qu’un Hébreu ait un autre Hébreu ou un étranger esclave à son service.
« S’il est venu seul, il s’en ira seul, et s’il était venu marié, sa femme s’en
ira avec lui. Si son maître le marie et que sa femme lui donne des fils ou des
filles, la femme et ses enfants resteront la propriété du maître et lui s’en ira
seul » (XXI, 3-4). Le seul qualificatif qui convienne à cet article est
« scandaleux » : même si l’esclave est libre, sa femme et ses enfants ne le
sont pas. Il s’agit là de la clause la plus immorale de l’Ancien Testament. Or,
elle n’est pas la seule.
« Si quelqu’un vend sa fille comme servante, elle ne s’en ira pas comme
s’en vont les esclaves. Si elle déplaît à son maître qui se l’était destinée, il la
fera racheter » (XXI, 7-8).
Les êtres humains sont donc traités comme des objets. Faut-il rappeler que
ces textes attribués à la dictée divine sont caducs depuis le XIXe siècle et
contreviennent à la Déclaration des droits de l’homme ? Il est aujourd’hui
bien des pays de la planète dans lesquels il serait dangereux de lire les
commandements de Yahweh.
___________________
1. Abraham Malamat, « Let my people go and go… », cf. bibl.
2. Cf. Maurice Bucaille, Moïse et Pharaon, cf. bibl.
3. Commentaires que les prêtres ajoutaient à l’intention de leurs auditeurs pour expliquer des passages d’interprétation malaisée,
énigmatiques ou contradictoires des rouleaux.
4. Cf. note 12, p. 312.
5. Cf. note 12, p. 312.
III. LE LÉVITIQUE
37. Qui est Azazel ? Les égards de Yahweh pour l’Esprit du Mal
Cette entité mystérieuse, qui pose l’une des plus grandes énigmes du
Pentateuque, et même des trois religions du Livre, apparaît après la mort
inopinée et déconcertante des deux fils d’Aaron, eux-mêmes prêtres. Ils
avaient présenté à Yahweh de l’encens brûlant sur un « feu étranger », non
prescrit, ce qui était un péché, et ils avaient alors été dévorés par les flammes.
Ce n’étaient donc pas sur leurs intentions qu’ils avaient été punis, mais sur la
négligence stricte du rituel, ce qui reflète éloquemment l’appartenance du
rédacteur au courant sacerdotal. Yahweh ordonne alors à Moïse de
communiquer ses instructions à son frère Aaron ; celui-ci prendra deux boucs
à la communauté, pour le sacrifice du rachat du péché commis par les
victimes : « Aaron tirera au sort les deux boucs, l’un pour Yahweh, l’autre
pour Azazel » (XVI, 8). Deux versets plus loin, il est dit : « Le bouc que le
sort a destiné à Azazel sera placé vivant devant Yahweh, afin de procéder sur
lui à une propitiation et de l’envoyer à Azazel dans le désert » (XVI, 10).
La signification en est évidente : c’est Yahweh lui-même qui offre le bouc à
Azazel. Hommage décidément extraordinaire, car on n’offre un sacrifice qu’à
un égal ou un supérieur.
Le rite revêt une importance solennelle, car Yahweh le décrit à Moïse de
façon précise : « Aaron imposera ses deux mains sur la tête du bouc vivant. Il
confessera sur lui toutes les iniquités des enfants d’Israël, tous leurs forfaits,
tous leurs péchés. Il les mettra sur la tête du bouc et l’enverra vers le désert,
sous la conduite d’un homme qui se tiendra prêt » (XVI, 21). C’est le rituel
de l’Expiation, et le bouc entrera dans les cultures sous le nom de Bouc
émissaire.
C’est la première fois que le nom Azazel apparaît dans les textes
hébraïques. Quelle est donc cette entité qui, sur l’ordre de Yahweh lui-même,
a droit à un sacrifice d’égale importance à celui qu’il prescrit pour lui-
même ?
Certains talmudistes y ont déchiffré l’esprit du désert et le Talmud (Yoma
67b) y voit une falaise rocailleuse du haut de laquelle le bouc était précipité
pour mourir de soif dans le désert. Rite énigmatique, jamais évoqué
auparavant ; aucune mention n’ayant non plus été faite du site de cette falaise.
D’autres avancent que la loi d’Azazel appartient à celles que l’esprit ne peut
comprendre (houqqîm). Le verset 26 exclut cependant qu’Azazel soit un
lieu : « Celui qui aura conduit le bouc vers Azazel lavera ses vêtements et
lavera son corps dans l’eau, puis rentrera au camp. »
Pour les kabbalistes, le nom Azazel serait la combinaison d’Ouza et Azaël,
deux anges déchus descendus sur terre au temps de Tubal-Caïn et qui s’y
seraient corrompus. L’explication est fragilisée par le fait qu’Azaël, nom qui
signifie « Dieu a fait », est resté en usage bien après la traversée du désert,
puisque l’un des neveux de David, frère de Joab, le portait (I Chr., II, 16).
Pour des talmudistes, ce serait en tout cas un esprit mauvais, sinon l’Ange de
la Mort. La théologie n’entre pas dans le cadre de ces pages, mais il paraît
fort douteux que Yahweh fasse offrir un sacrifice à des anges déchus, notion
qui n’apparaît que tardivement dans l’Ancien Testament. Il ne peut s’agir que
d’une puissance rivale ; ce serait l’Esprit du Mal, donc le Diable, qui ferait ici
son entrée dans la Bible, si l’on fait abstraction du Serpent de l’Éden.
Il en ressortirait une fois de plus que, lors de la Création, Yahweh a
également créé le Mal. Ce point sera repris à propos du Livre de Job. Il
demeure que l’épisode que voilà n’éclaire guère les esprits.
39. Quel est donc le pays que maudit Yahweh dans le désert ?
41. Un être humain aurait une valeur financière, et une femme vaudrait
moitié moins qu’un homme
Le nombre des Israélites recensés est, selon le Lévitique, 635 550 ; mais si
l’on reprend les données indiquées tribu par tribu, on obtient 596 550. La
différence ne peut pas être due à l’omission du nombre des Lévites, car si
l’on ajoute ces derniers au total, on obtient 651 823. Les erreurs et
contradictions arithmétiques sont trop nombreuses dans l’Ancien Testament
pour être toutes recensées ici. Celle-ci, par exemple, s’explique difficilement
selon la gématrie. Peut-être furent-elles dues à des erreurs de copistes. Dans
ce cas, il faudrait supposer que beaucoup de copistes furent atteints d’une
distraction contagieuse.
Cependant, il est impossible d’omettre l’impossibilité mathématique
d’exécuter un ordre de Yahweh concernant les Lévites. Il est dit que ces
derniers comptaient huit mille cinq cents membres. Par ailleurs, d’après les
mesures soigneusement énumérées dans l’Exode et le Lévitique, nous savons
que la superficie de la Tente de la Rencontre était d’environ 40 mètres carrés
(50 au total, si l’on fait le compte de l’espace occupé par le Sanctuaire et le
mobilier). Il est donc strictement impossible d’y faire tenir les Lévites comme
le demande Yahweh : « Les Lévites viendront pour servir dans la Tente de
la Rencontre » (VIII, 15).
Les erreurs, incertitudes et contradictions topographiques et
chronologiques sont également nombreuses. Ainsi, dans l’Exode, il est dit
que les enfants d’Israël vécurent en Égypte quatre cent trente ans (Ex., XII,
40). Cependant les données précédentes ne peuvent que laisser perplexe. En
Ex., VII, 18-20, il est dit que Kohath, le petit-fils de Jacob qui l’accompagna
en Égypte, vécut cent trente-trois ans, que son fils Amran vécut cent trente-
sept ans et que Moïse, fils de ce dernier, avait quatre-vingts ans quand les
Israélites quittèrent l’Égypte ; le calcul est simple : même si Amram était né
le jour de la mort de son père Kohath, et Moïse le jour de la mort d’Amran, le
total serait de trois cent quatre-vingts ans ; comme une telle éventualité est
exclue, il faut en conclure que la présence des Israélites en Égypte ne dépassa
pas trois cent vingt ou trois cent trente ans.
Dans le Livre des Nombres, il est dit que « le peuple partit de Hacéroth et
campa dans le désert de Parân » (XII, 16), alors que, deux chapitres
auparavant, il était déjà dans ce désert (X, 12). Et si l’on essaie d’établir
l’itinéraire de l’Exode d’après les indications du Pentateuque, on affronte des
incertitudes difficilement solubles. Ainsi, il est dit que les Israélites
« montèrent et firent la reconnaissance du pays, depuis le désert de Sîn
jusqu’à Rehov, à l’abord de Hamath » (XIII, 21). Or, il existe deux Rehov,
l’une à l’est de Saint-Jean-d’Acre, l’autre près du Jourdain, à une trentaine de
kilomètres au sud de la mer de Galilée. Que les Israélites soient passés par
l’une ou par l’autre, un fait s’impose : les éclaireurs auraient effectué en
quarante jours un voyage aussi long que la traversée du Sinaï, qui, elle, aurait
duré quarante ans.
44. On n’a pas retrouvé trace de la race de géants que Yahweh aurait
créée
46. Deux cent cinquante hommes foudroyés pour une erreur de rituel : une
négation de la mansuétude divine
Toujours dans son récit récapitulatif, Moïse dit qu’il a donné aux
Rubénites et aux Gadites « la Araba, dont la frontière était le Jourdain, depuis
Kinnéreth jusqu’à la mer de la Araba, la mer de Sel, qui s’étend au pied des
versants de la Pisgah, vers l’est » (III, 17). La géographie de la région,
reconstituée par l’archéologie et l’histoire, montre qu’il n’existait pas une
mais deux Arabas, la vallée qui se trouve dans les monts de Béthel, au nord,
et le désert du même nom, au sud de la mer Morte. Or, aucune n’a le Jourdain
comme frontière. Cependant, la même erreur est répétée en IV, 49.
Les éclaireurs n’avaient-ils donc pas fait leur travail ?
52. À qui Yahweh s’est-il adressé sur le mont Sinaï, Moïse ou les
Israélites ?
Selon Ex., XIX, 17-25, Yahweh n’est apparu qu’à Moïse et ne s’est
adressé qu’à lui. Mais selon Deut., IV, 12-13, il s’est adressé aux Israélites :
« Vous avez entendu Sa voix, mais vous n’avez pas vu d’image. […] Il vous
a dévoilé Son Alliance, qu’Il vous a ordonné de mettre en pratique. » La
nature nettement contradictoire de ces deux versions s’explique par les
préférences idéologiques des courants qui ont présidé à la rédaction du
Pentateuque, le courant élohiste ayant rédigé les versets 17 à 19 du texte de
l’Exode, et le courant yahwiste les versets 20 à 25, où Yahweh s’adresse bien
à Moïse, alors que le courant deutéronomiste, qui préside à la quasi-totalité
du Deutéronome, tend à présenter les révélations divines comme ayant été
faites à l’ensemble du peuple d’Israël par l’intercession de Moïse – et non à
un héros privilégié.
Le Deutéronome n’a guère pris une position plus claire sur la justice divine
que les quatre Livres précédents.
En V, 9, en effet, les paroles de Yahweh sont : « Je suis un Elohim jaloux,
qui punit le crime des pères sur les fils, jusqu’à la troisième ou la quatrième
génération pour ceux qui me haïssent. » Elles répètent ainsi textuellement les
Commandements du Livre de l’Exode. Mais dans le même Livre, en XXIV,
16, Moïse déclare : « Les pères ne seront pas mis à mort pour le compte de
leurs fils et les fils ne seront pas mis à mort pour le compte de leurs pères ;
chacun mourra pour son propre péché. »
Moïse contredit-il Yahweh ? Dans ce cas, il suscite l’une des
contradictions majeures du Pentateuque. Mais si c’est la version punitive qui
est répétée le plus souvent dans l’Ancien Testament (Ex., XX, 5 et XXIV, 7 ;
Is., XIV, 21), la contradiction n’en demeure pas moins.
Or, elle met en cause les notions de liberté et de rachat. Elle témoigne donc
que les rédacteurs de l’Ancien Testament s’opposaient sur ces concepts
fondamentaux et qu’ils furent inspirés non par une révélation divine, mais par
leurs convictions humaines.
L’une des grandes surprises que peut réserver la lecture du Pentateuque est
l’ampleur détaillée des textes consacrés aux sanctions de Yahweh contre ceux
qui se détournent de Lui : trente et un versets dans le Lévitique (XXVI, 15-
46), repris et augmentés dans le Deutéronome, cinquante-quatre versets
(XXVIII, 15-69). Ces sanctions comprennent l’une des punitions les plus
abominables qu’on puisse concevoir, le cannibalisme. « Vous mangerez la
chair de vos fils et vous mangerez la chair de vos filles », menace Yahweh
dans le Lévitique (XXVI, 29). Le Deutéronome renchérit : « L’homme le plus
fin et le plus tendre […] regardera son frère d’un mauvais œil, la femme qu’il
a enlacée et ceux des fils qui lui resteront, pour ne pas donner à l’un d’eux la
chair de ses fils qu’il mangera sans rien laisser » (XXVIII, 54-55). Ce
châtiment contrevient à l’image d’un Dieu de bonté et de miséricorde qui est
pourtant issue du Pentateuque lui-même.
Cependant, le prophète Jérémie met à son tour dans la bouche de Yahweh
les menaces suivantes, reprises du Deutéronome et comprenant la sanction du
cannibalisme : « Je ferai de cette cité [Jérusalem] une scène d’horreur et
de dégoût, de telle sorte que chaque passant sera horrifié et grimacera
de mépris à la vue de ses plaies. Je forcerai les hommes à manger la chair de
leurs fils et de leurs filles ; ils se dévoreront la chair les uns des autres dans
les épreuves auxquelles leurs ennemis et leurs meurtriers les auront réduits »
(XIX, 9).
Plusieurs autres passages de l’Ancien Testament évoquent également cette
pratique ; ainsi on lit en II Rois, VI, 28-29 : « Nous avons donc fait bouillir
mon fils et nous l’avons mangé. Et quand je lui dis le lendemain : “Donne-
nous ton fils, que nous le mangions”, elle l’avait caché. » Et en Zach., XI, 9 :
« Ce qui doit mourir, laissez-le mourir, ce qui doit être détruit, laissez-le
détruire et que les survivants s’entre-dévorent les uns les autres. »
___________________
1. Cf. note 2, pp. 305-307.
VI. LE LIVRE DE JOSUÉ
Les observations sur le Pentateuque auront sans doute alerté le lecteur sur
les étrangetés des notions géographiques prêtées à Yahweh par les rédacteurs,
notamment sur la localisation de la Terre promise, parfois désignée par le
seul nom de Canaan, alors que celui-ci ne représente que la partie occidentale
des territoires qu’occuperont les Douze tribus. Or, on retrouve les mêmes
approximations et erreurs dans le Livre de Josué, qui constitue le récit des
conquêtes des Israélites sous la conduite du successeur de Moïse. En effet,
dès le début, le Seigneur dit qu’il leur a donné, comme il l’a promis à Moïse,
« du désert et du Liban à la grande rivière, la rivière Euphrate, et tout le pays
hittite jusqu’à la Grande mer [la Méditerranée], tout cela sera votre terre » (I,
3-4).
Les cartes des conquêtes de Josué ont été établies par les historiens et
l’archéologie. Elles n’ont jamais inclus le Liban, ni les territoires des Hittites
qui, à l’époque, occupaient le Caucase, l’Arménie, le nord-est de la Turquie
actuelle et la Syrie. Ou bien les rédacteurs ont attribué à Yahweh des propos
extravagants, ou bien les dires de ce Dieu ne se sont pas avérés.
On relève cependant dans le Livre de Josué la même insistance sur
l’occupation de la rive gauche du Jourdain, qui semble représenter l’apogée
du grand projet de conquête de la Terre promise. De fait, dix tribus se sont
partagé les territoires de la rive gauche, Dan, Asher, Nephtali, Zébulon,
Issachar, Manassé, Éphraïm, Benjamin, Juda et Siméon, de façon inégale –
Dan obtenant ainsi un petit territoire au nord et un plus grand sur la côte,
autour de Joppé. Mais comme nous l’avons relevé plus haut ( 48 et 49), le
Jourdain n’a nullement été la frontière de la Terre promise et encore moins de
Canaan, six tribus s’étant installées au nord du lac de Génésareth et sur la rive
droite : Asher, Nephtali, Dan, Manassé (qui occupait des territoires sur les
deux rives), Gad et Ruben.
Il faut, par ailleurs, relever que l’histoire infirme l’assertion du Livre de
Josué selon laquelle Moïse avait donné à seulement « deux tribus et demie »
des territoires « au-delà du Jourdain » (XIV, 2) : ce sont dix tribus, citées plus
haut, qui se sont partagé ces territoires. La « demi-tribu » en question est soit
Manassé, qui eut des territoires sur les deux rives du fleuve, soit Dan, déjà
citée. Encore faudrait-il savoir à quel moment les tribus se seraient
constituées.
La contradiction entre les écrits et les faits est donc établie.
58. Si la Terre s’était arrêtée lors du siège de Gibéa, le monde aurait pris
fin
Le texte de l’Exode sur l’union d’un homme et d’une femme n’use pas du
terme de « mariage », mais il est sans ambiguïté. Le rédacteur écrit : « Ainsi
donc l’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et les
deux ne feront qu’une seule chair » (Ex., II, 24). Le texte dit : sa femme et
non ses femmes. Le principe de la monogamie est posé.
Il faut cependant supposer, à la lecture de la Bible, que le premier des
Livres du Pentateuque ne faisait pas autorité. On apprend ainsi que « Gédéon
avait soixante-dix enfants de sa descendance, parce qu’il avait plusieurs
femmes. Il avait une concubine qui vivait à Shechem, et elle lui porta aussi
un enfant, qu’il appela Abimélek » (VIII, 30). Gédéon, héros de la victoire
contre les Madianites et serviteur de Yahweh, n’aurait même pas enfreint le
huitième Commandement, qui interdit l’adultère, puisque les concubines
étaient admises dans la coutume. Il est, en effet, patent que ce
Commandement n’interdit pas la polygamie.
C’est l’une des contradictions majeures entre l’Ancien et le Nouveau
Testament qui, lui, proscrit tacitement la polygamie. Le seul texte de l’Ancien
Testament qui puisse être invoqué comme une tolérance à cet égard est la
prescription de Yahweh à Moïse selon laquelle, quand les Israélites seront
installés en Terre promise et qu’ils choisiront un roi, « il ne devra pas
acquérir plusieurs femmes et s’égarer de la sorte » (Deut., XVII, 17).
L’injonction, il est vrai, est imprécise et contredite par le Deutéronome lui-
même, qui indique de manière détaillée la conduite à suivre pour un homme
qui a deux femmes (XX, 15-17).
La tradition de la polygamie était bien ancrée : « Rehoboam aimait
Maachah, la fille d’Abraham, plus que toutes ses femmes et concubines » (II
Chr., XI, 21). Il suivait en cela les exemples de Jacob et d’Esaü : « Jacob se
leva et installa ses enfants et ses femmes sur des chameaux » (Gen., XXXI,
17). Et plus loin : « Esaü prit ses femmes, ses enfants et ses filles » (Gen.,
XXXVI, 6). Abijah, roi de Juda qui défit les Israélites, « épousa quatorze
femmes et engendra vingt et un fils et seize filles » (II Chr., XIII, 21).
Les rois d’Israël ne tinrent apparemment pas compte de l’injonction divine : à
peine couronné, David avait deux épouses (I Sam., XXX, 18). Plus tard, six
sont citées : Ahinom, Abigail, Maacah, Haggith, Abital et Eglah (III, 2-5). Il
allait par la suite en avoir beaucoup plus. Son fils fit mieux : « Il [Salomon]
avait sept cents femmes, des princesses, et trois cents concubines » (I
Rois, XI, 13). Les Chroniques parleront de mille concubines.
Une fois de plus, aucun texte n’ayant de préséance sur l’autre, il est
impossible de dénouer cette contradiction, et les Mormons se sont donc
prévalus de l’existence de la polygamie dans l’Ancien Testament pour la
pratiquer à l’ère moderne.
61. L’épreuve d’Abraham était censée avoir mis fin au sacrifice humain.
Pourtant, la pratique se poursuivit
Ces deux questions cruciales pour la morale sont parmi celles qui opposent
le plus clairement l’Ancien et le Nouveau Testament. Elles surgissent à la
lecture, dans I Sam., des propos suivants, attribués au Seigneur par le
prophète Samuel, que celui-ci définit pour la première fois comme « Seigneur
des armées » (l’appellation reparaît en I Rois, XVIII, 15 et XIX, 10, dans la
bouche du prophète Élie). Ces propos sont destinés à Saül, premier roi
d’Israël : « Je suis résolu à punir les Amalécites, pour ce qu’ils ont fait à
Israël, pour la façon dont ils les ont attaqués sur le chemin de l’Égypte. Va
maintenant, fonds sur les Amalécites et détruis-les et confisque leurs biens.
N’épargne personne ; tue-les tous, hommes et femmes, enfants et nourrissons
au sein, troupeaux, chameaux et ânes » (I Sam., XV, 2-4). Incidemment,
l’ordre de tuer les chameaux et les ânes, qui est un acte de cruauté pure, est en
contradiction flagrante avec le commandement de l’Exode : « Quand tu
trouveras le bœuf ou l’âne de ton ennemi en train d’errer, ramène-les-lui »
(Ex., XXIII, 4).
En premier lieu, c’est la notion de « Seigneur des armées » qui est ici mise
en cause. Elle a prévalu jusqu’au XXe siècle, et l’on a vu des prêtres de toutes
les religions, notamment catholiques et protestants, bénir des tanks et des
canons. Et des clergés s’en sont prévalus pour faire croire – des deux côtés du
même front ! – que Dieu approuverait la mise à mort d’êtres humains. Mais
les trésors d’exégèse et de casuistique dépensés jusqu’à Thomas d’Aquin
pour définir ce que serait une « guerre juste » n’ont pas réussi à brouiller la
contradiction absolue entre l’interdiction de tuer, « Tu ne tueras pas », et
l’incitation au meurtre.
Il y a donc lieu de soupçonner que les propos prêtés à Yahweh ne sont que
les reflets des fantasmes vengeurs des rédacteurs. Comment ne pas s’étonner
par ailleurs de l’abondance extraordinaire des discours de la divinité en ces
temps héroïques ?
En second lieu, les propos prêtés à Yahweh posent à nouveau la question
de la justice divine, déjà évoquée à propos des menaces proférées par Moïse
au Pharaon. Comment le Créateur de l’humanité pouvait-il souhaiter et, pis,
ordonner la destruction de ses créatures, des nourrissons au sein ?
Quelles auraient pu être les fautes des nouveau-nés ? Des animaux ? Et
quelles que fussent les fautes des aînés, ne connaissait-il pas le pardon ?
N’avait-il pas institué des rites précis, ô combien, pour le rachat des fautes ?
Et comment les Amalécites auraient-ils pu savoir qu’ils contrevenaient à ses
volontés en persécutant les Israélites à leur sortie d’Égypte ?
Les Amalécites, comme les autres peuples de la terre, n’étaient-ils pas les
descendants de Noé, et Yahweh n’avait-il pas étendu son Alliance avec eux,
de même qu’« avec tous les oiseaux et le bétail et les animaux sauvages de la
terre » (Gen., IX, 8-10) ? N’avait-il pas, bien avant les Dix Commandements,
proscrit le meurtre d’un être humain en termes formels : « Celui qui fait
couler le sang d’un homme, son sang coulera, car à l’image de Yahweh,
Yahweh a créé l’homme » (Gen., IX, 6) ? Yahweh se contredisait donc
formellement.
Et comment les rédacteurs de l’Ancien Testament n’avaient-ils pas saisi
qu’en définissant leur Dieu comme le défenseur d’un seul peuple, ils
excluaient les autres peuples de son règne ?
Cependant, Yahweh décide de priver Saül de sa royauté parce que celui-ci
n’a pas suivi ses ordres à la lettre, ayant épargné le roi Agag et les troupeaux
des Amalécites, contrairement à ce qui lui avait été signifié (I Sam., V, 10-
11). Le lecteur contemporain ne peut que s’interroger sur l’utilité de
massacrer jusqu’à des ânes et des chameaux, et même les troupeaux des
Amalécites.
Une fois de plus, l’invraisemblance de cette férocité divine contraint de
soupçonner ces histoires, invraisemblables et indignes, de n’être que les
fantasmes de rédacteurs désirant exciter les passions de leurs auditeurs.
Ici se pose une question sans doute secondaire mais qui, une fois de plus,
indique que les rédacteurs n’étaient pas bien informés de ce qu’ils
racontaient, ou bien qu’ils n’avaient pas lu la totalité des rouleaux qu’ils
complétaient. Selon I Sam., en effet (XV, 7-9), « Saül détruisit totalement les
Amalécites, les passant au fil de l’épée ». Plus loin, on voit cependant les
Amalécites faire un raid sur le Negev (I Sam., XXX, 1) et David les attaquer
de nouveau, seuls quatre cents jeunes hommes d’entre eux réussissant à
s’échapper sur des chameaux (I Sam., XXX, 16-17).
Les Amalécites avaient-ils, oui ou non, été décimés ?
68. Les enfants attribués à Michal, preuve que les mêmes livres furent
écrits par des rédacteurs différents… et négligents.
Parmi les preuves que les rédacteurs des Livres de la Bible étaient
différents – et ne se lisaient pas les uns les autres –, celle des enfants de
Michal, la fille du roi Saül, est l’une des plus claires. Ainsi, on lit en II Sam.,
VI, 23, que Michal n’avait pas d’enfants : « Mikhal, la fille de Shaoul, n’eut
pas d’enfants jusqu’au jour de sa mort. ». Dans le même livre, en XXI, 8, on
lit qu’elle en avait cinq : « les cinq fils de Mikhal, la fille de Shaoul, qu’elle
avait enfantés à Adriel ben Arzilai de Mehola ».
Plus révélateur encore est le fait que cette bévue, relevée par des biblistes
vigilants, ait été « corrigée » dans certaines Bibles, telles que La Bible de
Jérusalem en gros caractères, la New English Bible 1 et quelques autres, où
les cinq enfants sont attribués à Merab, une sœur de Michal. La traduction
fidèle, citée plus haut, est celle d’André Chouraqui. Cette « correction » se
passe de commentaires : elle est en elle-même un aveu.
___________________
1. Cf. bibl.
IX. LIVRES DES ROIS (I, II)
Ces deux ouvrages sont pour l’essentiel une énumération des rois qui se
sont succédé dans les deux royaumes créés par le schisme de 911 av. J.-C., en
Samarie jusqu’à la disparition de celle-ci en 722 av. J.-C., et en Juda jusqu’à
la destruction de Jérusalem en 587 av. J.-C. Leur valeur historique générale
n’est pas contestée, mais leur interprétation des faits et les rôles attribués aux
prophètes, notamment Élie et Élisée, selon ce qui semble être des traditions
populaires, semblent tout devoir aux rédacteurs.
Il faut rappeler que ces livres ont été écrits au retour d’Exil, donc à une
époque où le sentiment populaire à l’égard des rois est imprégné
d’amertume : ils sont tenus pour responsables du désastre de la destruction de
Jérusalem et le motif qui revient régulièrement en est qu’ils ne sont pas
demeurés fidèles au Dieu d’Israël et qu’ils ont pratiqué l’idolâtrie. La formule
« Il fit ce qui était coupable » revient telle quelle pour quasiment tous les rois.
C’est dans ces interprétations qu’apparaissent les contradictions les plus
significatives, comme celles qui portent sur la punition des fautes des pères.
Les Livres des Rois n’échappent pas aux contradictions entre eux et avec
les autres Livres de la Bible relevées dans les textes analysés plus haut. Ainsi,
dans la description du Temple magnifique que le roi Salomon fait construire,
une grande piscine circulaire de dix coudées de diamètre et cinq de
profondeur est mentionnée, avec une erreur mathématique : la circonférence
en est donnée comme étant de trente coudées, alors qu’elle est de trente et
une coudées et demie. La contenance, elle, en est donnée comme étant de
« deux mille bains d’eau » ; on ignore le volume exact d’un « bain d’eau » de
l’époque, mais les rédacteurs semblent l’avoir également ignoré, car le
second Livre des Chroniques (IV, 5) estime la contenance de la même piscine
à trois mille bains d’eau.
Pareillement, en II Rois, VIII, 26, le roi Ahaziah est donné comme ayant
vingt-deux ans quand il accéda au trône, alors que II Chr., XXII, 2 déclare
qu’il en avait quarante-deux. Il fut en tout cas un roi énigmatique, car son
père avait quarante ans lorsqu’il mourut (II Chr., XXI, 20) et qu’il lui
succéda ; il aurait donc eu deux ans de plus que son père…
Pareilles contradictions se retrouvent parfois à quelques versets de
distance. En I Rois, XVI, 23, par exemple, il écrit : « En la trente et unième
année d’Asa, roi de Juda, Omri commença à régner sur Israël et il régna
douze ans. » Mais en I Rois, XVI, 28-29, il est écrit : « Omri reposa avec ses
pères […] et Ahab régna à sa place. En la trente-huitième année d’Asa, roi de
Juda, Ahab le fils d’Omri commença à régner sur Israël. » Si Omri a régné de
la trente et unième à la trente-huitième année d’Asa, cela fait sept ans et non
pas douze.
Un lecteur contemporain ne restera sans doute pas moins perplexe à
l’énoncé des chiffres des animaux sacrifiés par Salomon « devant le
Seigneur », c’est-à-dire au Temple : vingt-deux mille bœufs et cent vingt
mille moutons (I Rois, VIII, 62-63). Les sacrifices durèrent une semaine, il
est vrai, mais le rythme n’en est pas moins sidérant : il aurait donc fallu tuer
et sacrifier cinq bœufs et vingt-quatre moutons par minute pendant douze
heures d’affilée chaque jour… Plus fort que les abattoirs de Chicago !
La perplexité du lecteur est mise à une autre épreuve au lu de la
munificence de Salomon, qui fit confectionner « deux cents boucliers d’or
battu, dans la confection de chacun desquels entraient six cents shekels d’or »
(I Rois, X, 16). La conversion en unités métriques indique ceci : un shekel
valant 210 grains, chacun équivalant 0,05 gramme, son poids en système
métrique est donc de 12,39 grammes ; 600 shekels représentant 7,434 kilos
pour chaque bouclier, ce fut donc près d’une tonne et demie d’or qui servit à
la seule fabrication de ces boucliers, dont l’intérêt ne pouvait être que
somptuaire, la résistance de l’or aux chocs étant bien inférieure à celle du
bronze ou du fer.
Et, lisant que Salomon « possédait mille quatre cents chars et douze mille
chevaux » (X, 26), le soupçon poindra que le rédacteur s’est peut-être laissé
emporter par son imagination.
L’exactitude géographique n’est guère épargnée non plus. Ainsi, il est écrit
en I Rois, IX, 26 que « le roi Salomon construisit une flotte de navires à
Ezion-geber, près d’Eloth, sur la rive de la mer des Roseaux ». La mer des
Roseaux était à l’époque le nom de la mer Rouge ; or, Ezion-géber était
située au fond du golfe d’Akaba, comme le confirme la proximité d’Eilath,
mais à quelque 150 kilomètres de la mer Rouge. Cette information n’en est
pas une.
Plus loin, il est également dit que le Seigneur ordonna à Élie le Tishbite :
« Va te cacher dans le ravin de Kerith, à l’est du Jourdain » (I Rois, XVII, 3).
Or, Kerith est à l’ouest du Jourdain.
74. Le Seigneur utilise-t-il dans ses sanctions deux poids et deux mesures ?
On lit dans I Rois une histoire déconcertante, sinon scandaleuse, c’est celle
d’un « membre d’une compagnie de prophètes, aux ordres du Seigneur », qui
« ordonna à un homme de le frapper, mais l’homme refusa. “Puisque tu n’as
pas obéi au Seigneur, dit le prophète, quand tu t’éloigneras de moi, un lion
t’attaquera.” Quand l’homme s’éloigna, un lion l’attaqua, en effet » (XX, 35-
36). Le sort de cet homme est injustifié : était-ce donc désobéir au Seigneur
que de refuser de frapper un quidam qui le demandait de but en blanc ? Et ce
prophète s’identifiait-il au Seigneur ?
On apprend dans le même passage qu’être prophète était un métier,
puisqu’il en existait des compagnies, et l’on y découvre également leur
arrogance : ils s’estimaient investis du pouvoir de vie et de mort sur leurs
semblables. Et l’on se prend à songer que certains méritaient sans doute les
invectives fulminantes dont Isaïe et Jérémie les accablent ( 91). Passons sur
l’invraisemblance de lions qui auraient erré sur les routes du pays – le lion,
l’éléphant et l’hippopotame avaient disparu de Palestine à l’époque
historique ; le lion était devenu un animal mythique, symbole de royauté, et
l’hippopotame avait été mythifié en Béhémoth.
Or, l’arrogance de ce prophète non nommé se poursuit jusqu’à son
entrevue avec le roi d’Israël, Ahab, auquel il déclare qu’il mérite de mourir,
parce que le roi d’Aram a échappé aux armées d’Israël (XX, 41-43). Était-ce
donc la faute de ce roi ou bien celle de ses soldats ?
Concevrait-on qu’à l’époque moderne un tel épisode soit inclus dans un
Livre destiné à édifier les croyants ?
Tout aussi étrange est un autre épisode qui se déroule près du lit de mort du
prophète Élisée : le roi d’Israël, Joash, est à son chevet, en larmes. Le
prophète lui ordonne de prendre son arc et de tirer par la fenêtre des flèches
en direction de l’est, ce que fait Joash. Élisée lui prédit alors qu’il vaincra
le royaume d’Aram. Puis il lui ordonne de prendre ses flèches : « Frappe le
sol avec elles. » Joash s’exécute et frappe trois fois le sol des flèches. Élisée
se met en colère : « Tu aurais dû frapper le sol cinq ou six fois ! Là, tu
n’auras que trois victoires contre Aram. »
Encore eût-il fallu le savoir. Mais à force de récits de prodiges accomplis
par les prophètes, les premier et second Livres de Samuel finissent par
ressembler en certains passages à des contes fantastiques, reflétant bien plus
les ambitions effrénées des prophètes et la seule idée qu’ils se font de la
divinité plutôt que de la sagesse divine.
X. LIVRES DES CHRONIQUES (I, II)
D’un accord presque commun, les biblistes considèrent que ces deux
Livres sont l’œuvre d’un seul homme, proche des milieux sacerdotaux et
peut-être lui-même un Lévite, qui vécut à la fin du IVe siècle avant notre ère.
L’hypothèse que ce fut peut-être Esdras, l’auteur des deux Livres qui, ainsi
que nous l’indiquons dans les notes, ne figurent pas dans les Bibles
catholiques, est toujours à l’étude. Un surnom a été donné à cet auteur, « le
Chroniste ». Le bénéfice de la révélation ne lui est donc pas accordé. Son
objectif apparent est de recenser des choses qui n’ont pas été dites dans les
livres précédents, mais en fait, il apparaît vite que son intention est de
« lisser » les rapports tourmentés et pessimistes des Livres des Rois et de
démontrer le long, mais irrésistible triomphe de Yahweh sur les religions
rivales. C’est en fait une œuvre apologétique. Aussi saint Jérôme proposa-t-il
de l’appeler « Chroniques de l’histoire divine tout entière ». C’était peut-être
un peu ambitieux.
77. Une assertion inventée : Bethléem n’a pas été fondée par un
descendant de Salomon
___________________
1. Cf. traduction d’André Chouraqui, op. cit.
2. André Girard, Dictionnaire de la Bible, cf. bibl.
3. Cf. note 3, p. 307.
XI. LES LIVRES D’ESDRAS ET DE NÉHÉMIE
Ces deux livres n’en formaient qu’un seul dans la tradition juive, mais à
l’époque chrétienne, ils furent séparés et le Livre d’Esdras renommé
« deuxième Esdras », auquel on ajouta un apocryphe grec nommé pour la
circonstance « premier Esdras », désormais absent de la Bible hébraïque et de
la Bible chrétienne actuelle. Le Livre de Néhémie est souvent inclus sous
l’appellation de « Second Esdras ». Car le destin des Livres sacrés est
souvent mouvementé.
Certains spécialistes y reconnaissent le Chroniste. Les auteurs éponymes
pourraient toutefois être deux prêtres de renom qui vécurent à la fin du
Ve siècle avant notre ère et furent chargés par le « roi des rois », le roi de
Perse – mais on ne sait lequel – après que Cyrus le Grand eut, en 538 av. J.-
C., autorisé le retour en Israël des Juifs déportés par Nabuchodonosor. Ils
furent les organisateurs de la Communauté du Retour, dans des conditions
difficiles. Leurs Livres sont en grande partie des récits personnels de leurs
épreuves.
Ils ne sont toutefois pas exempts des inexactitudes et contradictions
factuelles et néanmoins déconcertantes relevées dans les livres précédents.
Après avoir donné la liste des tribus rentrées d’exil et énuméré leurs
membres (Esdr., II, 3-64 et Néh., VII, 8-66), les deux livres fixent le total à
42 360 ; toutefois, si l’on fait le compte chez Esdras, on obtient 29 818
individus et chez Néhémie, 31 089 ; ce qui fait des différences appréciables
de 12 542 et 11 271 déportés.
La surprise s’accroît du fait que, quelques versets plus haut, faisant le
décompte des trésors dérobés au Temple par Nabuchodonosor, patènes,
cuvettes et godets d’or et d’argent et rendus au prêtre de Juda par Cyrus
(Koresh), Esdras en établit le décompte minutieux, le cite et donne le total :
cinq mille quatre cents objets (Esdr., I, 9-11). Si l’on refait le calcul,
on trouve que 1 000 + 29 + 30 + 410 + 1 000 = 2 469.
Pareille récurrence d’erreurs arithmétiques tout au long de l’Ancien
Testament ne peut que laisser perplexe.
Ces deux Livres, qui ne font pas partie du canon juif (il en existe un
troisième, apocryphe), présentent un intérêt historique essentiel à la
compréhension de l’histoire du judaïsme : ils décrivent, en effet, un épisode
majeur du conflit avec l’hellénisme depuis la conquête d’Alexandre et
l’instauration des souverains séleucides. La période qu’ils couvrent va
approximativement de 175 à 100 av. J.-C. Ils racontent donc une histoire
religieuse à travers des événements politiques et leur ton est celui des
Prophètes de l’Ancien Testament : les épreuves du peuple juif ont été causées
par ses péchés, et ses victoires, par sa foi et le secours divin.
Les deux Livres se contredisent sur plusieurs points d’histoire, du fait
qu’une partie du texte est datée selon le calendrier judéo-babylonien, et
l’autre selon le macédonien. Le fait que la version qui nous en est parvenue
est en grec, alors que le texte originel, perdu, était en hébreu, n’a
certainement pas contribué à harmoniser ce récit de la lutte des trois fils de
Matthatias, les frères Maccabées, Judas, Jonathan et Simon.
Le texte est précieux pour deux autres raisons. La première est sa
véhémence identitaire, qui illustre l’histoire du fanatisme religieux, et qui
éveille bien des échos, plus de vingt siècles plus tard. La seconde est son
insouciance de la réalité, typique de bien des auteurs de l’époque. On y lit
ainsi que des Juifs acquis au paganisme « se refirent des prépuces »,
opération énigmatique et en tout cas compliquée que nul chirurgien
contemporain ne saurait envisager (I Macc., I, 15). Ailleurs, on lit que Judas
Maccabée réussit avec « une poignée d’hommes » à tuer « huit cents
hommes » de l’armée du général syrien Séron (I Macc., III, 16-25). Puis il
emplit du sang de ses victimes un étang « large de deux stades » (360
mètres), tue au combat trente mille, puis égorge vingt-cinq mille hommes de
son ennemi Timothée (II Macc., XII, 16-26).
Certes, le principal héros du Livre, Judas Maccabée, mérite-t-il
l’enthousiasme épique du rédacteur : chef de guerre avisé, il parvint à mettre
en échec les troupes d’Antiochus IV Épiphane, qui avait, en 168 av. J.-C.,
ordonné un sacrilège majeur : la célébration de sacrifices religieux païens
dans le Temple. Le fanatisme, en effet, était partagé dans les deux camps, et
ce roi séleucide avait décidé d’helléniser de force les populations sur
lesquelles il régnait. Mal lui en prit : en 164, Judas Maccabée reprit le
contrôle de Jérusalem et rétablit le culte judaïque exclusif dans le Temple.
Mais les affabulations extravagantes ne servent guère le but du rédacteur.
L’un des épisodes les plus prodigieux est à coup sûr le suicide du héros
Razis, qui s’enfonça une épée dans le corps, se jeta du haut d’une muraille,
« se releva tout ruisselant de sang et, malgré de très douloureuses blessures,
traversa la foule en courant » et « s’arracha les entrailles et, les prenant à
deux mains, les projeta sur la foule » (II Macc., XIV, 41-46).
L’auteur conclut ainsi le second Livre : « C’est l’art de disposer le récit qui
charme l’entendement de ceux qui lisent le livre. C’est donc ici que j’y
mettrai fin. »
XIV. LE LIVRE DE JOB
Le Livre de Job pourrait être considéré comme une exception à cet égard,
sauf que l’idée d’un esprit du Mal ou de la tentation a déjà été évoquée à
plusieurs reprises dans les livres précédents :
– dans la Genèse (XXII, 1), Yahweh lui-même induit Abraham en
tentation ;
– dans l’Exode (XVI, 8-10) apparaît l’esprit mystérieux Azazel, auquel est
sacrifié le bouc émissaire et qui n’est plus jamais mentionné dans l’Ancien
Testament. Il s’agit d’une entité qui, sur l’ordre de Yahweh lui-même, a droit
à un sacrifice d’égale importance à celui qu’il prescrit pour lui-même ( 37
et 42) ; il le reconnaît donc comme un pouvoir égal ;
– en I Sam. XVI, 14, il est écrit que, « de temps en temps, un mauvais
esprit de Yahweh s’emparait soudain de Saül ». Yahweh enverra aussi un
esprit mauvais à David (II Sam. XXIX, 1). Comment le Seigneur peut-il
envoyer de mauvais esprits à ceux auxquels il tient rigueur d’une faute ? La
possession maléfique par l’esprit divin n’est admise par aucune des religions
du Livre : c’est une contradiction formelle.
Cependant, les textes contradictoires abondent :
– dans sa colère contre Israël, Dieu induit David en tentation (II Sam.,
XXIV, 1), alors que dans I Chr., XXI, 1, il est dit que c’est Satan qui a poussé
David. Cela pose la question du rôle de Satan : est-il l’ennemi ou le serviteur
de Dieu ?
– en I Rois, XXII, 21-23, « un esprit se présenta devant le Seigneur et dit :
“Je le tenterai.” “Comment ?”, demanda le Seigneur. “J’irai et je serai un
esprit menteur dans la bouche de tous ses prophètes.” “Tu le séduiras donc,
dit le Seigneur, et tu réussiras. Va et séduis-le.” Vous voyez donc comment le
Seigneur a mis un esprit menteur dans la bouche de tous vos prophètes, parce
qu’il a décrété un désastre pour vous. » On voit là le Seigneur encourager
l’Esprit du Mensonge pour égarer Ahab, un roi qui lui déplaît.
Et ce ne sont pas là, dans l’esprit des rédacteurs de l’Ancien Testament,
des cas isolés, mais une tactique habituelle à Dieu. On en trouve une
démonstration supplémentaire chez Isaïe, à propos des princes de Zoan, « des
idiots », et des princes de Noph, « des dupes » : « Le Seigneur a infusé en eux
un esprit qui déforme le jugement » (Is., XIX, 13-14). Par trois fois Jérémie
reproche au Seigneur d’avoir menti : « Ô Seigneur, tu as sûrement trompé ces
gens et Jérusalem en disant : “Vous aurez la paix”, alors que l’épée est sur
nos gorges » (IV, 10). « Ô Seigneur, […] tu es comme un ruisseau auquel on
ne peut pas faire confiance » (XV, 18). « Ô Seigneur, tu m’as trompé et j’ai
été ta dupe » (X, 7).
Isaïe accuse ouvertement le Seigneur d’être un menteur.
Le Seigneur allierait donc sa puissance à celles d’esprits malins pour
exécuter ses desseins ; il serait donc l’égal de Satan. Tel n’est pas non plus
l’enseignement des trois religions du Livre : là résident des contradictions
fondamentales, que nul commentateurs n’a jamais résolues. À moins que
les religions révélées n’adhèrent aux principes bouddhiste et mazdéen du
partage du monde par les forces antagonistes du bien et du mal, ces versets
sont hérétiques.
Et la solution ne réside certes pas dans le thème du partage du monde dans
lequel Yahweh serait l’un des dieux du monde (Deut., XXXII, 8-10, 49).
XV. LES PROVERBES
Placé en tête des Livres des Prophètes, Isaïe, qui vécut vers la fin du
VIIIe siècle avant notre ère, était déjà l’un des plus célèbres Prophètes
d’Israël ; le temps n’a pas terni sa flamme visionnaire dans la description des
désastres réservés aux infidèles. Au début de l’ère chrétienne, apôtres et
apologistes ravivèrent sa gloire, assurant qu’il aurait prédit la naissance
du Christ. Ces dernières prophéties seront analysées dans la deuxième partie,
consacrée au Nouveau Testament, en regard des interprétations apostoliques.
L’objet de ces pages-ci est l’ensemble de ses prophéties antérieures.
Composé au siècle suivant à partir d’éléments très divers, dont de longues
parties dictées au prophète Baruch, le Livre de Jérémie figure immédiatement
après celui d’Isaïe dans toutes les éditions de la Bible, et ce pour deux raisons
prédominantes : sa richesse de données sur le personnage même de ce grand
prophète, qui joua un rôle historique dans les jours dramatiques du siège
de Jérusalem (décembre 589 av. J.-C.) par Nabuchodonosor, puis ses images
souvent bouleversantes sur la résistance du judaïsme aux puissances et aux
religions environnantes du Croissant fertile. N’ayant visiblement pas fait
l’objet d’une révision, il comporte un nombre important de lacunes et
contradictions relevées au cours des siècles, mais connues surtout des
biblistes.
Jérémie ne fait pas exception dans le domaine des prophéties fausses. Par
exemple, il écrit à propos de Jehoiaquim, fils indigne de Josias, roi de Juda :
« Ainsi parle Yahweh […] : pour lui point de lamentations. […] Il sera
enterré comme on enterre un âne ! Il sera traîné et jeté loin des portes de
Jérusalem ! » (Jér., XXII, 18-19). Il y revient plus loin, après que Jehoiaquim
a succédé à son père : « Ainsi parle Yahweh contre Jehoiaquim roi de Juda. Il
n’y aura plus personne pour siéger sur le trône de David, et son cadavre sera
exposé à la chaleur du jour et au froid de la nuit » (Jér., XXXVI, 30). Ce n’est
apparemment pas ce qui advint, car selon le second Livre des Rois,
« Jehoiaquim se coucha avec ses pères », et son fils également appelé
Jehoiaquim lui succéda (II Rois, XXIV, 6).
95. Le Prophète démontre que les menaces divines contre Tyr ont été
inefficaces
99. Les habitants de Juda et de Jérusalem n’ont pas été déportés par les
Grecs
Ce n’est qu’au IVe siècle de notre ère que l’Église de Rome commença à
fixer le contenu de la Bible selon le canon (ou règle) chrétien, pour des
raisons politiques autant que religieuses : en effet, depuis 380, le
christianisme était devenu religion d’État de l’Empire, après interdiction des
cultes païens, et il était impératif d’en soumettre l’enseignement à l’autorité
romaine. Il fallait déterminer les livres jugés véridiques, donc doctrinaux, et
exclure les autres. La tâche fut ardue car l’idéologie chrétienne était encore
en gestation et le dogme de la divinité de Jésus n’avait été adopté qu’en 325,
au Concile de Nicée, le premier de tous. Après l’expulsion du prêtre
alexandrin Arius, qui niait cette divinité, le dogme fut développé et fixé en
451 au Concile de Chalcédoine, qui proclamait à la fois l’entière divinité et
l’entière humanité de Jésus. Entre-temps, le schisme arianiste avait encore
plus divisé les chrétiens, déjà partagés depuis le IIe siècle par une multitude
de théories sur le Christ.
Ces détails indiquent l’intense foisonnement idéologique des communautés
chrétiennes : chacune proclamait la primauté de ses textes fondateurs, les
Évangiles, car chacune avait les siens propres. D’où la difficulté pour Rome
de choisir les textes qu’elle jugeait autorisés.
Cette difficulté dériva d’abord de la multiplicité des langues dans
lesquelles des textes de l’Ancien Testament reconnus localement comme
authentiques et d’autres témoignant de la vie de Jésus ou attribués à ses
Apôtres avaient été écrits : syriaque, copte, arménien, éthiopien, arabe,
géorgien, slavon, (en plus du latin ou/et du grec), que les autorités de Rome
ne maîtrisaient pas toutes. Jusqu’alors, l’Église avait lu l’Ancien Testament
dans la version des Septante, traduit en grec entre le IIIe et le IIe siècle av. J.-
C., à l’intention des Juifs qui ne parlaient plus l’hébreu. Et elle avait lu les
textes postérieurs (qui ne portaient pas encore l’appellation de Nouveau
Testament) dans des versions en grec ou en latin.
Vers 380, le futur saint Jérôme fut chargé d’harmoniser les textes
traditionnels et il en refit une traduction à partir des manuscrits grecs, pour
aboutir à une nouvelle version des deux ensembles appelée Vulgate
(abréviation d’Editio vulgata, « en langue courante »). Il ouvrait là, et sans
doute à son insu, des recherches qui dureraient des siècles et jusqu’à nos
jours.
Mais l’établissement du canon, c’est-à-dire de la liste fermée des livres
doctrinaux, posait des problèmes bien plus complexes : pour les Églises
d’Afrique et d’Orient, il n’était pas possible de rejeter des textes vénérés par
les populations locales ; certains étaient d’ailleurs plus anciens que ceux que
l’Église de Rome voulait imposer, d’où des querelles interminables et
souvent âpres. De concile en concile, les listes canoniques se multiplièrent
donc, et les chefs des communautés locales, Cyrille de Jérusalem, Grégoire
de Nazianze, Épiphane de Salamine, Athanase d’Alexandrie et bien d’autres
proposèrent chacun la sienne.
La tendance fut d’accorder une préférence aux textes proposés par les
communautés les plus importantes. Ainsi, l’Évangile de Marc, rédigé en
partie à Rome et en partie à Alexandrie, celui de Matthieu, sans doute
également rédigé en partie à Alexandrie, celui de Luc, probablement écrit à
Antioche, trois sièges de communautés influentes, s’imposèrent-ils. Leurs
grandes ressemblances – ils semblent dériver tous trois d’une source
commune, inconnue, surnommée Q, pour Quelle, « source », par les biblistes
allemands – plaidaient pour leur authenticité. L’Évangile de Jean, rédigé à
Éphèse, en Asie Mineure, posa plus de problèmes, mais fut quand même
classé dans les textes canoniques.
Ainsi se grossit la liste des écrits rejetés. On les appela apocryphes, terme à
l’origine non péjoratif, censé signifier « secret », mais qui prit le sens de
« faux », voire d’« impie » et d’« hérétique » dans la bouche d’Athanase
d’Alexandrie. À la fin du IVe siècle, saint Jean Chrysostome, dont on sait la
propension à l’invective, qualifiait déjà l’Évangile de l’Enfance du Christ
d’« invention de quelques menteurs ». Au fil des siècles, les tenants du canon
romain tentèrent de rejeter les Apocryphes dans les « inventions populaires »,
bref, dans un folklore sans valeur doctrinale ; ils ne furent pas toujours suivis.
Le volume en est méconnu du grand public : dix textes
vétérotestamentaires et trente-sept néotestamentaires, dont douze Évangiles et
quatre Apocalypses.
Après de nombreux efforts dans la foulée du Décret gélasien du VIe siècle,
le canon de l’Église catholique fut enfin adopté au Concile de Trente (1535-
1542). Réunies en synode à Anvers en 1566, les Églises protestantes prirent
une position voisine ; conservant la Bible hébraïque traditionnelle, elles
admettaient cependant qu’on pût lire les Apocryphes, tout en leur déniant une
valeur doctrinale. Au XXIe siècle, cependant, plusieurs Églises d’Orient
n’avaient pas encore arrêté leur canon.
*
L’importance de cette histoire pour l’analyse qui fait l’objet de ces pages
est la suivante : certains des Apocryphes présumés, dont quelques-uns, tel
l’Évangile de Thomas, étaient contemporains des canoniques, sinon
antérieurs, avaient influencé ces derniers.
Les canoniques eux-mêmes n’étaient pas les textes originels ; écrits en
hébreu dans leurs premières versions (on avait longtemps cru que cela avait
été l’araméen), puis traduits en grec, puis encore en latin, ils avaient souvent
subi des modifications importantes, ajouts et suppressions, comme on le verra
dans le cas de celui de Marc. Les copistes des monastères se conformaient, en
effet, aux directives de leurs supérieurs locaux.
La manipulation était connue de longue date : en 178 déjà, le philosophe
romain Celse, connu pour l’attaque dont il fit l’objet de la part du Père de
l’Église Origène dans Contra Celsus, avait écrit : « Les chrétiens ont remanié
le texte original des Évangiles trois ou quatre fois ou plus encore, et l’ont
altéré pour pouvoir réfuter les critiques. » Origène l’admettait lui-même :
« Aujourd’hui, le fait est évident. Il y a beaucoup de diversité dans les
manuscrits, soit par la négligence de certains copistes, soit par l’audace
perverse de quelques-uns à corriger le texte, soit encore du fait de ceux qui
ajoutent et retranchent à leur gré, en jouant le rôle de correcteurs. » Il en
déduisit qu’il fallait lire la Bible de façon allégorique, mais sa théorie fut
condamnée par l’Église.
L’exégèse moderne a largement confirmé ces soupçons, en reconstituant
l’histoire des manuscrits et surtout par l’analyse linguistique des textes. Mais
chaque langue a sa logique propre et un œil exercé décèle sans peine un texte
grec qui se prétend original, mais qui a, en fait, été traduit de l’hébreu, ou un
texte syriaque traduit du grec. Certains des textes, canoniques ou apocryphes,
ont été assemblés à partir de fragments d’autres auteurs et d’autres époques et
traduits de façon erronée.
Ainsi s’expliquent les contradictions relevées dans ces pages ; elles ne sont
pas l’effet d’une distorsion due à la différence entre l’époque où le texte a été
écrit et celle où il est lu, ni à des préjugés critiques : l’harmonisation et
l’unification recherchées par les Églises ne les ont pas toutes éliminées.
Les altérations déjà relevées par Origène se sont multipliées, parfois
aggravées, du fait de traductions erronées.
*
« Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père. » (Lc, I, 32).
Or, Jésus n’a jamais occupé ce trône, auquel il n’avait d’ailleurs pas droit (
102).
Matthieu raconte (II, 13-20) que Joseph et Marie auraient emmené Jésus et
fui en Égypte pour échapper au « massacre des innocents » organisé par
Hérode le Grand – événement dont il n’existe aucune trace historique – et
que, « quand Hérode eut cessé de vivre, l’Ange du Seigneur » apparut en
songe à Joseph et lui ordonna de se remettre en route vers Israël. Or, cet
Hérode, dit le Grand, mourut en 4 av. J.-C., ce qui remet en cause tout le
calendrier grégorien. À cette époque, Jésus, qui devait avoir un an, serait
donc né en 5 ou 6 avant lui-même.
Puis, « apprenant qu’Archélaüs régnait sur la Judée à la place d’Hérode
son père, il [Joseph] craignit de s’y rendre ; averti en songe, il se retira dans
la région de Galilée et vint s’établir dans une ville appelée Nazareth » (Mt.,
II, 22-23). Avec ou sans songe, il ne pouvait cependant ignorer que la Galilée
avait été conférée ensemble avec la Pérée par l’empereur Auguste au
tétrarque Hérode Antipas, fils d’Hérode le Grand, celui-là même que Jésus
qualifierait plus tard de « renard » (Lc, XIII, 32). Joseph n’avait pas moins de
raisons de craindre un Hérode que l’autre. Ce fut en effet cet Hérode-là qui,
selon le Nouveau Testament, ferait exécuter Jean le Baptiste (autre épisode
douteux) et ce fut encore à lui que Jésus serait envoyé par le Sanhédrin pour
être jugé (épisode également douteux).
Archélaüs, lui, était depuis 4 av. J.-C. ethnarque de Judée, de Samarie et
d’Iturée, et la vraie raison de la fuite de Joseph en Égypte, si elle a eu lieu,
semble plutôt avoir été, en 3 av. J.-C., donc après la mort d’Hérode le Grand,
le massacre de quelque trois mille Juifs, principalement des Pharisiens,
révoltés par les infractions d’Archélaüs à la loi mosaïque.
La fuite en Égypte aurait donc lieu après la mort d’Hérode le Grand et non
sous son règne. Peut-être n’eut-elle pas du tout lieu. Un élément, certes
mineur mais marquant, le donne à penser ; ce sont les mots que lui adressent
ses objecteurs : « Tu n’as pas cinquante ans et tu as vu Abraham ! » (Jn, VIII,
57). Ce sont plutôt là des mots qu’on adresse à un homme mûr, proche de la
cinquantaine. Jésus serait donc né avant 10 av. J.-C., et dans ce cas
seulement, il serait né, en effet, sous le règne d’Hérode le Grand2.
Matthieu raconte que, lorsque Hérode apprit que des mages d’Orient
s’étaient enquis du « roi des Juifs » – que Jésus ne fut jamais – qui venait de
naître, il consulta « les grands prêtres et les scribes du peuple » pour savoir
où il était né. Ils lui auraient répondu, citant Isaïe de travers (selon Matthieu),
que c’était à Bethléem (II, 1-6). C’était vraiment faire injure à la
connaissance des prêtres et scribes du peuple. Ils ne pouvaient pas d’un
commun accord ignorer le texte exact d’Isaïe : c’était à Éphrata l’autre
Bethléem.
Quant au massacre des innocents ordonné par Hérode, on n’en a pas trace,
et c’est visiblement une invention. Flavius Josèphe, qui a consacré une
grande partie des Antiquités judaïques à la vie d’Hérode dit le Grand, et qui
ne semble pas l’avoir porté en son cœur, car il a recensé tous ses crimes, ne
souffle mot de ce prétendu massacre.
Les rédacteurs des Évangiles se lancent parfois dans des allégations dont la
précision tendrait à asseoir la véracité, mais qui, à l’examen, se révèlent
trompeuses. Ainsi l’Évangile de Luc écrit : « L’an quinze du principat de
Tibère César, Ponce Pilate étant gouverneur de Judée, Hérode tétrarque de
Galilée, Philippe son frère tétrarque du pays d’Iturée et de Trachonitide,
Lysanias tétrarque d’Abilène, sous le pontificat d’Anne et Caïphe, la parole
de Dieu fut adressée à Jean, fils de Zacharie, dans le désert » (Lc, III, 1-3).
Ces circonstances politiques sont censées être celles de l’année où Jésus
aurait été baptisé par Jean le Baptiste. Or, comme l’indiquent les Antiquités
judaïques de Flavius Josèphe (Lc, XV, 4), Lysanias avait été mis à mort à
l’instigation de Cléopâtre en 34 avant notre ère, soit quelque soixante ans
avant le baptême de Jésus. Le territoire d’Abilène avait depuis longtemps
cessé d’être une tétrarchie et, inexactitude supplémentaire, Anne et Caïphe
n’ont jamais été grands prêtres conjointement, ce qui eût été impossible :
Caïphe était le gendre d’Anne, lequel avait été déposé en 15.
Les références de Luc sont donc fictives et ne peuvent ancrer ni les
activités du Baptiste ni le baptême de Jésus dans la chronologie. Mais les
autres Évangiles ne sont pas exempts de telles erreurs.
Trois des Évangiles, ceux de Matthieu (III, 13-16), de Marc (III, 21-22) et
de Jean (I, 29-34), placent ledit « baptême » de Jésus au commencement de
leurs textes ; c’est sans doute là un reflet de l’importance qu’ils prêtent à cet
épisode. Luc ne le mentionne qu’incidemment, évoquant « Jésus, baptisé lui
aussi » (III, 21). La manière dont ils en parlent désigne le baptême comme un
rite déterminant, un sacrement selon la théologie chrétienne. Comme la
majorité des lecteurs et auditeurs de ces Évangiles étaient alors et sont
toujours des chrétiens, ils tiennent pour évident que Jésus s’est fait
administrer ce sacrement pour appeler sur lui l’Esprit saint. Car le baptême
étant devenu un sacrement dans le christianisme, beaucoup sont induits à
penser que Jésus aurait été le premier baptisé.
Un rite similaire existait certes dans le judaïsme, comme dans de
nombreuses autres religions jusqu’à nos jours (témoin, le bain des fidèles
hindouistes dans le Gange) : c’est celui du « bain de purification ». La Bible
ne l’évoque que deux fois (Lév., XI, 36 et Is., XXII, 11), ainsi qu’à propos de
la piscine du Temple de Salomon ( 73), dite la Mer, mais le Talmud est plus
détaillé. Il y est ainsi précisé que ce bain est pris dans un bassin étanche au
contact du sol, le miqweh, et sans contact avec aucun ustensile. Il est prescrit :
– aux païens qui se convertissent au judaïsme, le jour de leur circoncision ;
– à toute personne rendue impure, par exemple par un contact avec un
cadavre ;
– à une femme après ses règles et ses couches et avant le mariage.
Il est dit, point important, que l’eau du miqweh ne doit pas être une eau
courante ni celle d’un torrent.
Jésus étant circoncis et juif, n’étant pas non plus impur, il n’avait aucune
raison de demander le « bain de purification », et encore moins administré en
eau courante, loin de chez lui, des mains d’un personnage qui n’avait aucun
rang dans le clergé juif. Ce ne pouvait être qu’au titre de rite initiatique qu’il
le demandait.
En effet, le « bain de purification » était également pratiqué par la secte des
Esséniens, ces dissidents rigoristes qui rédigèrent les célèbres Manuscrits de
la mer Morte ; il était administré aux candidats, même juifs, se joignant à
leurs rangs ; c’était le rite préliminaire à leur initiation, après lequel ils
revêtaient une robe de lin blanc sans couture. C’est donc bien le bain essénien
de purification qu’a demandé Jésus.
Les assertions de Luc sur les harangues de Jean le Baptiste aux « foules qui
venaient se faire baptiser » (III, 7) et encore plus sa phrase, « une fois que
tout le peuple eut été baptisé » (III, 21) ne peuvent correspondre à aucun fait
historique. Elles constituent même une aberration monumentale : à aucun
moment la totalité du peuple juif n’aurait accouru à des bains de purification
en eau courante ; l’idée que les Pharisiens et les Sadducéens auraient été
soumis au « bain de purification » est absurde et plus encore l’idée qu’ils
auraient rejoint les Esséniens en masse. En outre, quiconque se joignait à ces
derniers s’exposait à la vindicte du clergé juif régulier, et il n’y avait
certainement pas foule non plus à des baptêmes publics : le baptême du
novice essénien était administré dans un lieu clos.
*
L’évidence indique que les rédacteurs des quatre Évangiles se référaient
donc au rite essénien, dont leurs auditeurs ignoraient entièrement l’origine, et
pour cause : l’époque où les Évangiles, fraîchement rédigés, commençaient à
être lus publiquement se situe après la destruction du Temple en 70 et la
conquête de la Palestine par les Romains ; la communauté essénienne s’était
alors dispersée. Puis l’institution du baptême chez les chrétiens a fait que,
pendant près de vingt siècles, les autorités ecclésiastiques, le clergé, les
exégètes et les fidèles ont pris les écrits des Évangiles pour un acquis
incontestable.
Ce n’est qu’au XXe siècle, avec la découverte des Manuscrits de la mer
Morte en 1947, et leur long déchiffrement, que des questions sont apparues
sur les rapports de Jésus avec les Esséniens. Les querelles érudites sur les
rapports entre les Esséniens et Jésus obscurcirent les débats aux yeux du
public. Près d’un demi-siècle s’était écoulé entre la découverte de ces
manuscrits et leur communication aux spécialistes. Peut-être ne seraient-ils
pas connus à ce jour sans le scandale déclenché par le directeur de la Biblical
Archaeology Review, Herschel Shanks, en 1990. Cinquante manuscrits de la
grotte IV furent piratés et publiés, au défi des responsables de l’École
Biblique de Jérusalem. Les études préliminaires des Manuscrits invitaient
déjà, en effet, à une révision fondamentale du personnage et de l’histoire de
Jésus ; les autorités ecclésiastiques semblent y avoir répugné.
Il n’en demeurait pas moins que, sous l’éclairage des manuscrits esséniens,
les contradictions et invraisemblances des textes évangéliques relatifs au
baptême de Jésus apparaissaient dans toute leur crudité. Ainsi des questions
prêtées par Jean l’évangéliste à des Juifs qui auraient demandé à Jean le
Baptiste : « Pourquoi donc baptises-tu si tu n’es ni le Christ, ni Élie ni le
Prophète ? » (I, 25) : elles ne correspondent à aucune pratique du judaïsme et
ne peuvent avoir germé que dans l’imagination du rédacteur ; la notion de
Christ, machiah ou massih, n’impliquait nullement qu’il pratiquât le baptême
ni qu’il fût le seul autorisé à l’administrer, et ni Élie ni aucun prophète
n’avaient jamais pratiqué le baptême. Cet autre anachronisme était flagrant :
il laissait entendre que le baptême aurait existé de toute éternité, alors que le
bain de purification ne fut, jusqu’à l’enseignement de Jésus, qu’un rite juif
prescrit dans certaines circonstances et un rite initiatique essénien.
Pareillement, le dialogue entre Jésus et le Baptiste, où Jésus demande à ce
dernier de le baptiser, est absurde jusqu’à l’incohérence. En effet, le Baptiste
s’y récuse d’abord et déclare : « C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi,
et toi tu viens à moi ! » (Jn, III, 14). Le Baptiste n’aurait pas pu donner le
baptême chrétien s’il ne l’avait lui-même reçu et, dans le judaïsme comme
dans le rite essénien, il n’avait aucune autorité pour imposer ou refuser le
bain de purification. Cette conversation est à l’évidence une invention a
posteriori, destinée à exposer le concept suivant : le baptême de Jean était
une consécration du repentir, et Jésus n’avait pas plus à exprimer ce
sentiment qu’il n’avait besoin d’être purifié. Quant à l’argument de Jésus, il
est incompréhensible : « Laisse faire pour le moment, car c’est ainsi qu’il
nous convient d’accomplir toute justice. »
La rencontre entre les deux hommes ne reflète aucunement les faits
pourtant donnés par les Évangiles. Jésus et Jean se connaissaient forcément,
puisqu’ils étaient parents sinon cousins ; leurs mères, Marie et Élisabeth,
étant parentes (Lc, I, 36). De plus, la naissance de Jean avait également été
miraculeuse et annoncée par le même ange, Gabriel (Lc, I, 11-20). Dans les
bourgades de l’époque, les familles appartenaient à des clans dont les
membres se fréquentaient constamment. Deux hommes nés de façon
miraculeuse ne pouvaient s’ignorer. Ce baptême était donc une affaire de
famille.
Toujours est-il que la description du Baptiste confirme la signification
essénienne du baptême de Jésus : « Ce Jean avait son vêtement fait de poils
de chameau et un pagne de peau autour de ses reins ; sa nourriture était de
sauterelles et de miel sauvage » (Mt., III, 4). Ce sera là, mais plus tard, le
costume des ermites, comme les Esséniens passaient pour l’être. Seul le
régime alimentaire détonne : étant par principe d’une piété exemplaire, le
Baptiste aurait contrevenu aux interdits religieux, qui prohibaient la
consommation d’insectes.
Il se trouve toutefois qu’on ne possède pas de preuves historiques de
l’existence du Baptiste et que celui-ci semble être un personnage ad hoc créé
par les rédacteurs des Évangiles pour voiler l’appartenance de Jésus à la
communauté essénienne et ne surtout pas en faire un personnage tributaire de
celle-ci7.
La véhémence des propos prêtés au précurseur supposé de Jésus confirme,
elle aussi, l’appartenance du Baptiste ou du modèle dont il dérive à la secte
des Esséniens, ennemis déclarés du clergé de Jérusalem : « Engeance de
vipères », déclare-t-il, par exemple, aux « foules » venues l’écouter (Lc, III, 7
et Mt., III, 7). C’est le langage ordinaire des Esséniens à l’égard du clergé du
Temple, celui-là même que reprendra plus tard Jésus, textuellement. On peine
incidemment à croire que les « foules » acceptaient de se faire insulter de la
sorte et se prêtaient quand même au prétendu « baptême ».
La déduction s’impose : Jésus, baptisé par le Baptiste, aura fait partie de la
communauté essénienne, du moins un temps. Reste à savoir auquel des deux
camps qui divisèrent cette communauté il appartint8. Ainsi s’explique en tout
cas l’hostilité sans merci du clergé de Jérusalem à son égard. Ce n’est là ni
une hypothèse ni une spéculation qu’on puisse mettre au compte de « certains
auteurs » ; les ablutions administrées par le Baptiste décrivent spécifiquement
un rite essénien.
Les évangélistes canoniques livraient ainsi, peut-être à leur insu, une clef
secrète à la compréhension de Jésus et des réactions qu’il suscita. Ils invitent
ainsi le lecteur contemporain à une réinterprétation intégrale de leurs récits et
donc de la vie de Jésus.
En étaient-ils conscients ?
*
« Prêcher dans le désert » est une expression courante, tirée d’ailleurs des
propos de Jean le Baptiste lui-même dans la version latine, vox clamantis in
deserto, signifiant que personne n’entend le prêcheur. Cependant, l’Évangile
de Matthieu écrit, sans ironie perceptible, que Jean le Baptiste prêchait « dans
le désert de Judée » (III, 2). Ce désert était décidément peuplé, car Luc
rapporte que le Baptiste y invectivait les foules « qui venaient se faire
baptiser » (Lc, I, 9).
Ce lieu mythique se serait en tout cas trouvé à l’ouest de la mer Morte,
point déterminant, car proche du monastère essénien de Qumrân.
Plus loin, Matthieu écrit aussi qu’après son baptême, « Jésus fut emmené
au désert par l’Esprit, pour être tenté par le diable », et qu’il jeûna quarante
jours et quarante nuits. Là, le diable l’emmena d’abord à Jérusalem, puis sur
une haute montagne (Mt., III, 1-10). Puis, Jésus se retira en Galilée et
s’établit à Capharnaüm.
Selon Marc, après son baptême, Jésus fut poussé au désert par l’Esprit,
mais cet évangéliste fait l’économie des échanges de propos entre Jésus et
Satan et écrit qu’après les quarante jours dans ce désert, Jésus « vint en
Galilée et prêcha l’Évangile de Dieu » (Mc, I, 12-15).
Luc modifie quelque peu ces versions, disant que Jésus fut « mené par
l’Esprit à travers le désert durant quarante jours, tenté par le diable ». Puis il
eut faim et le diable lui suggéra de transformer les pierres en pain et entreprit,
mais en vain, ses autres tentations (Lc, IV, 1-13). Ensuite Jésus alla en
Galilée et commença ses prédications. L’allégorie demeure obscure :
pourquoi l’Esprit aurait-il poussé Jésus à subir les assauts de Satan ?
Jean, enfin, omet totalement l’épisode du désert et des manigances de
Satan, qui sont donc limités aux Synoptiques, mais il écrit qu’après son
baptême, « Jésus résolut de partir pour la Galilée » (Jn, I, 43).
On observera que la Galilée n’était guère un choix compréhensible pour
commencer une prédication, car elle souffrait de discrédit auprès du reste de
la Palestine, comme Jean le reconnaît : « aucun prophète n’est venu de
Galilée » (Jn, VII, 52). Il est possible que Jésus ait résolu de recruter ses
disciples en Galilée, province beaucoup plus indépendante d’esprit que la
Judée.
Les quatre évangélistes sont donc d’accord sur un point : après le
« désert », Jésus alla en Galilée. Ils posent ainsi une énigme : quel est donc ce
désert évidemment allégorique, celui-là même où prêchait Jean et où Jésus fut
emmené quarante jours par l’Esprit saint ? Et qu’y apprit-il qui le détermina
à entreprendre son ministère ? Il semble que gîse là un fait ou une parabole
dont les évangélistes ignoraient ou ne souhaitaient pas divulguer le sens. Tout
d’abord, il faut observer que, dans la Bible, les chiffres sont toujours
symboliques : 40 est le multiple de 4, qui désigne un temps de gestation10 ;
ainsi le Déluge dura quarante jours et quarante nuits, les Israélites mirent
quarante ans à traverser le désert et Moïse demeura quarante jours et quarante
nuits à attendre la parole divine. Le temps passé « dans le désert » se réfère
donc à une gestation spirituelle.
Où donc aurait-elle pu se dérouler pour un novice essénien si ce n’est au
monastère de Qumrân, qui est effectivement dans le désert, au nord de la mer
Morte ? Il apparaît qu’à l’évidence les évangélistes se refusent à faire un lien
entre Jésus et les Esséniens, pour ne pas suggérer une sujétion de ce dernier
à leur enseignement. Mais ce fut là que sa vocation se serait affirmée.
Tel qu’il est décrit par les évangélistes, ce recrutement est peu convaincant.
Chez Matthieu, les quatre premiers des Douze auraient été choisis au
hasard. Sorti du « désert », n’ayant accompli aucun miracle et ne jouissant
pas encore de sa renommée, Jésus, « cheminant au bord de la mer de
Galilée », c’est-à-dire le lac de Tibériade, aurait vu deux frères, Simon et
André, et leur aurait dit : « Venez, je vous ferai pêcheurs d’hommes », ce qui
ne veut rien dire. Puis il aurait vu deux autres frères, Jacques et Jean
de Zébédée et les aurait également appelés, et ces quatre pêcheurs auraient
tout planté là, barques, filets et familles – Simon est marié et Jésus guérira sa
belle-mère – pour le suivre. Un peu plus tard, il aurait vu Matthieu, « assis au
bureau de la douane », et lui aurait simplement dit : « Suis-moi », et Matthieu
l’aurait également suivi sans mot dire (Mt., IV, 18-21 et IX, 9). Puis on lit
que tout à coup, les disciples étaient douze (Mt., X, 1). Point troublant :
Matthieu, si c’est bien le même que l’évangéliste, décrit son propre
recrutement comme si c’était celui d’un autre.
C’est vraiment là abuser de la crédulité du lecteur et, surtout, un aveu de
l’ignorance des circonstances réelles dans lesquelles Jésus choisit les hommes
qui l’accompagneraient tout le long de son ministère.
Le récit est le même chez Marc (Mc, I, 16-20 et II, 13-14).
Chez Luc, tout commence par la guérison de la belle-mère de Simon,
suivie d’une pêche miraculeuse, allégorie évidente de la future pêche
humaine, et du recrutement de Simon – pas un mot de son frère André –, de
Jacques et Jean de Zébédée. Puis advient le recrutement instantané de
Matthieu. Rien sur le recrutement des autres (Lc, IV, 38-39, V, 1-11 et 27-
28).
Jean est un peu plus détaillé. Après le recrutement de Simon et d’André, le
lendemain du baptême de Jésus, « environ à la dixième heure », précision
inattendue, soit vers 16 heures, Jésus rencontre Philippe et lui dit : « Suis-
moi. » Philippe le suit sans plus s’enquérir de sa mission, puis avise
Nathanaël, qui se présente et est enrôlé aussi (Jn, I, 35-51). Rien sur les fils
de Zébédée, ce qui est étrange, car si l’évangéliste est bien Jean de Zébédée,
il aurait eu des détails précieux à livrer sur sa première rencontre avec Jésus,
puisqu’il se targuera ensuite de connaître bien des secrets sur son maître.
Rien non plus sur le recrutement des autres.
On conviendra que les évangélistes sont pour le moins élusifs. À
l’évidence, Luc et Marc ne savent rien de ce recrutement ; mais Matthieu et
Jean ?
Deux points retiennent cependant l’attention. D’abord, dans les
Synoptiques, le recrutement s’effectue après la sortie du « désert », deux
événements distants dans le temps. Chez Jean, il s’effectue après le
« baptême ». Alors s’impose l’hypothèse que certains disciples aient été
recrutés chez les Esséniens. Lesquels ? Aucun document ne l’indique. Mais le
sens commun ne peut admettre que les Douze aient suivi Jésus sur une simple
injonction. Il jouissait déjà d’une renommée ; laquelle, on l’ignore.
Et quand des Pharisiens lui conseillent de les faire taire, car l’annonce d’un
roi peut alerter les autorités, il s’y refuse. Il souscrit donc à l’idée que c’est le
roi d’Israël qui fait entrée à Jérusalem. Et il réalise ainsi et volontairement la
prophétie de Zacharie :
Exulte avec force, fille de Sion !
Crie de joie, fille de Jérusalem !
Voici que ton roi vient à toi,
Il est juste et victorieux,
humble, monté sur un âne,
sur un ânon, le petit d’une ânesse. (Zac., IX, 9)
C’est donc en parfaite connaissance des symboles que Jésus organise son
entrée triomphale.
Certains commentateurs ont soutenu qu’il actait de la sorte l’entrée du
Messie, mais le mot que ses disciples emploient pour l’acclamer est « roi » et
non pas « Messie », et le choix de l’ânon confirme que Jésus est conscient de
réaliser la prophétie de Zacharie, qui lui aussi use du mot « roi » et non pas
« Messie ».
Jésus avait donc des ambitions politiques, et elles furent mises en échec par
l’alarme des autorités juives : qu’adviendrait-il de leur pouvoir si Jésus était
reconnu comme roi ?
Pilate, évidemment informé de cette entrée spectaculaire, voire
provocatrice, qui avait certainement bouleversé Jérusalem, aurait ainsi
demandé à Jésus : « Tu es le roi des Juifs ? » et n’aurait obtenu que cette
réponse énigmatique : « Tu le dis » (Lc, XXIII, 3). Dans l’Évangile de Jean,
elle est cependant ambiguë : « Tu le dis, je suis roi » (Jn, XVIII, 37).
Or, cette volonté d’apparaître publiquement comme roi d’Israël est en
contradiction formelle avec la réponse que fait Jésus dans l’Évangile de Jean,
mais celui-là seulement. Il aurait déclaré : « Mon royaume n’est pas de ce
monde » (Jn, XVIII, 36).
La contradiction est flagrante. Il en est une autre : pour quelle raison, s’ils
parlent du même Messie, Matthieu et Jean ont-ils omis de leurs récits un
événement aussi retentissant que l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem ?
Est-ce parce qu’il suscite un conflit entre la réponse à Pilate prêtée à Jésus et
ses ambitions politiques ?
128. Est-il concevable que Jésus ait insulté les Juifs au Temple ?
C’est dans l’Évangile de Matthieu (VIII, 20) que Jésus use pour la
première fois de l’expression « fils de l’homme », qui a fini par prendre au
cours des siècles une signification nouvelle, totalement opposée à ce qu’elle
était à son époque. En hébreu et en araméen beni Adam, « fils d’Adam », elle
désigne l’être humain dans l’humilité de sa condition, comme le démontre
amplement l’Ancien Testament, et notamment Ézéchiel (quatre-vingt-sept
fois de II, 1 à XLVII, 6). En français contemporain, l’expression qui s’en
rapprocherait le plus serait « simple mortel ». Elle est confirmée par les
Psaumes : « Ne mets pas ta confiance dans les princes, ni dans le fils de
l’homme, dont il n’y a pas de secours à attendre » (Ps., CXLIII, 3), et par le
Livre de Job : « Combien moindre est l’homme, c’est-à-dire un ver ? Et le fils
de l’homme, qui est un ver » (Jb., XXV, 6). Ni Jésus ni les évangélistes ne
peuvent l’ignorer.
Les circonstances dans lesquelles Jésus y recourt témoignent incidemment
d’un sens de l’humour étrangement méconnu des exégètes. Assiégé par les
foules sur la rive du lac de Tibériade, il décide d’aller sur l’autre rive. Un
scribe demande à le suivre et Jésus, visiblement excédé et aspirant au calme,
lui répond : « Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des nids,
le fils de l’homme, lui, n’a pas où reposer sa tête. » En langage courant
contemporain : « Le malheureux que je suis ne sait pas où aller pour être
tranquille. » Une autre fois, il dira, tout aussi humoristiquement : « On ne
coud pas de jeunes peaux sur de vieilles outres. »
L’idée que Jésus ait pu se qualifier lui-même de simple mortel était
incompatible avec les notions que se faisaient de lui les exégètes, et
l’expression « fils de l’homme » fut dès lors investie d’une signification
exaltée ; elle fut réservée à Jésus. Quiconque, de nos jours, se l’approprierait
pour son compte passerait pour un illuminé, alors qu’elle est couramment
employée dans les conversations dans tout l’Orient.
Cet intégral détournement de langage fut peut-être favorisé par l’épisode
suivant, celui de la rencontre avec les « démoniaques » gadaréniens, dont
Jésus, à leur propre demande, dépêcha les esprits dans un troupeau de porcs
et qui l’invectivèrent en ces termes : « Que nous veux-tu, Fils de Dieu ? »
(Mt., VIII, 29). Celui qui se désignait comme fils de l’homme était donc Fils
de Dieu, comme les démons l’avaient reconnu. Incidemment, plus d’un
commentateur contemporain s’est étonné, à propos de l’épisode des porcs,
qu’on élevât ces animaux en Israël – « deux mille », précise Marc (V, 13), ce
qui représente un bien grand troupeau pour l’époque et plus encore pour
Israël.
L’expression « Fils de l’homme » revient dans les textes des quatre
Évangiles ensemble avec celle de « Fils de Dieu » et de « Fils de David », de
façon indifférenciée. Ainsi, quand les aveugles demandent sa pitié, ils
l’interpellent en tant que « Fils de David » (Mt., IX, 27), expression
injustifiée comme on l’a vu ( 102).
*
Quand il recrute les Apôtres et qu’il leur expose leur mission, Jésus leur
dit : « Ne prenez pas le chemin des païens et n’entrez pas dans une ville de
Samaritains ; allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël » (Mt.,
X, 5-6). Or, la Samarie est justement l’une de ces brebis perdues. En dépit de
leurs démêlés avec Jérusalem et du fait qu’ils avaient toléré des cultes
étrangers (tout comme Jérusalem sous Salomon), les Samaritains continuaient
d’adorer Yahweh. Et même si, du temps de Jésus, les Juifs tenaient les
Samaritains pour des apostats pires que les païens, les Samaritains avaient,
avant l’Exil, fait partie de la nation d’Israël. Comment se faisait-il que Jésus
eût adopté le préjugé du clergé juif ? Or, avant l’Ascension, il allait, selon les
Actes des Apôtres, se contredire formellement : « Vous serez mes témoins
dans la Judée et la Samarie et jusqu’aux extrémités de la terre », déclare-t-il
aux Apôtres (Act., VIII, 5 et 14-17).
Il se rendit lui-même avec les Apôtres dans la « ville de Samarie appelée
Sychar » (Jn, IV, 5), où est justement situé l’entretien près du puits avec la
Samaritaine. Il est malaisé de déduire que cet entretien suffit à changer les
dispositions de Jésus à l’égard de la Samarie. Ou bien alors prenait-il des
dispositions sans bien en connaître l’objet.
Cet épisode est une des preuves que certains passages des Évangiles sont
des textes symboliques. D’abord, le lieu de la rencontre entre Jésus et la
Samaritaine est un symbole : c’est le Puits de Jacob, à Sychar, l’un des lieux
les plus révérés du judaïsme, Samaritains compris. Ceux-ci n’y allaient
d’ailleurs pas puiser de l’eau : pour cela, ils se rendaient au puits voisin de
Aïn Askar. Le Puits de Jacob était une source de la Loi.
La Samaritaine aux cinq maris est un personnage célèbre de l’époque :
c’est Hélène, l’ancienne compagne de Dosithée, maître du gnosticisme, un
des deux mages qui enseignaient alors en Samarie, l’autre étant un disciple de
ce dernier, Simon le Magicien. Selon certains biblistes, Dosithée aurait été un
ancien Essénien15.
On conçoit l’intérêt de Jésus pour ce rival. Ce qui permet de déchiffrer leur
conversation, bien qu’il soit douteux qu’Hélène, alors grande prêtresse d’une
secte gnosticiste, les Héléniens, ait jamais été au Puits de Jacob pour y puiser
de l’eau.
J. « Donne-moi à boire de ton eau. » (Fais-moi tâter de ton enseignement.)
H. « Quoi, toi un Juif tu demandes à boire à une Samaritaine ? » (Quoi, toi
un Juif orthodoxe, tu t’intéresses aux schismatiques ?)
J. « Si tu savais qui te parle, c’est toi qui aurais demandé de l’eau
vivante. » (Si tu savais qui je suis, c’est toi qui demanderais mon
enseignement.)
H. « Tu n’as pas de seau et ce puits est profond. » (Tu n’as aucun pouvoir
et aucun savoir et la religion est une chose profonde.)
J. « Ceux qui boivent cette eau auront soif de nouveau, mais ceux qui
boiront l’eau que je leur donnerai n’auront plus soif. » (Votre rhétorique est
creuse et ne satisfait pas l’esprit, c’est moi qui détiens le secret des choses.)
Le rédacteur de Jean eut la finesse de déguiser l’intérêt de Jésus pour les
activités des Gnostiques en Samarie sous les apparences d’une rencontre
fortuite au Puits de Jacob, mais les auditeurs de son époque reconnaîtraient
sans peine cette Samaritaine-là. Sans doute les auteurs des Synoptiques
jugèrent-ils que l’intérêt de Jésus pour Dosithée et Simon le Magicien
égarerait les fidèles.
Si Dosithée est ignoré des évangélistes, Simon le Magicien, lui, ne fut pas
oublié de Luc, qui lui consacre un long passage des Actes (Act., VIII, 9-24),
le dépeignant comme un faiseur de « sortilèges » qui tenta de corrompre les
Apôtres en leur offrant de l’argent pour obtenir d’eux le pouvoir d’imposer
les mains et d’appeler l’Esprit Saint sur ses clients… mais fut envoyé paître
par Pierre. Incident qui motiva la création du mot « simonie », pour désigner
le commerce des choses spirituelles.
134. « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Dieu seul est bon » : le rejet de sa
nature divine et de sa messianité par Jésus lui-même
L’abondance des désignations de Jésus comme Fils de Dieu dans les quatre
Évangiles canoniques est un des éléments fondateurs du christianisme. Elles
ont, dans la tradition et dans le dogme, contribué à forger la notion de sa
divinité, puis de son appartenance à la Sainte Trinité.
Jésus a cependant rejeté lui-même sa divinité. En effet, l’Évangile de Luc
écrit : « Un notable l’interrogea : “Bon maître, que dois-je faire pour obtenir
la vie éternelle en héritage ?” Jésus lui dit : “Pourquoi m’appelles-tu bon ?
Dieu seul est bon” » (Lc, XVIII, 18-19). Marc rapporte cet épisode presque
dans les mêmes termes (Mc, X, 18).
C’est la plus formelle réfutation de la notion de divinité de Jésus, et elle
l’est d’autant plus qu’elle est proférée par lui-même. Elle témoigne que Jésus
ne revendiquait pas les qualités de la divinité.
Elle constitue également une contradiction majeure dans l’Évangile de
Luc, puisque celui-ci écrit dans son premier chapitre : « Il [Jésus] sera grand,
et il sera appelé Fils du Très-Haut, et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de
David son père » (Lc, I, 32).
Cependant Marc renforce cette négation de la divinité par l’épisode
suivant : non sans présomption, Jacques et Jean demandent à Jésus, avant
l’entrée à Jérusalem, « de siéger l’un à ta droite, l’autre à ta gauche, dans ta
gloire ». Il leur répond : « Quant à siéger à ma droite ou à ma gauche, il ne
m’appartient pas de l’accorder » (Mc, X, 35-40). On retrouve le même
épisode, presque textuellement, chez Matthieu, à une différence près : c’est la
mère de Jacques et de Jean, Marie de Zébédée, que Jean place au plus tard au
pied de la croix, qui fait la demande de cet honneur pour ses fils (Mt., XX,
20-23). Les mots de Jésus signifient clairement qu’il ne possède pas le
pouvoir divin de glorifier ses Apôtres au ciel.
Or il se contredit, car au début de son ministère, à Jérusalem, il déclare :
« Le Père ne juge personne ; il a donné au Fils le jugement tout entier » (Jn,
V, 22). Comment pourrait-il détenir le pouvoir de tout juger et non celui de
glorifier ses Apôtres ? Mais plus loin, cette déclaration est suivie de celle-ci :
« Je ne puis rien faire de moi-même. […] Mon jugement est juste parce que
je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé » (Jn,
V, 30). Or, le jugement est un acte volontaire ; si celui qui en est chargé ne
fait qu’exécuter une volonté supérieure, il s’ensuit qu’il ne dispose pas du
« jugement tout entier ».
Cependant il déclare plus tard : « Moi, je ne juge personne ; et s’il m’arrive
de juger, mon jugement est selon la vérité » (Jn, VIII, 16). Que faut-il
retenir ? Juge-t-il ou ne juge-t-il pas ?
Jésus se dénie également le pouvoir de connaître le jour de l’apocalypse
qu’il annonce en termes mystérieux (commentés ainsi par Marc : « Que le
lecteur comprenne »), quand « l’abomination de la désolation sera installée là
où elle ne doit pas être » : « Quant à la date de ce jour, ou à l’heure, personne
ne les connaît, ni les anges dans le ciel, ni le Fils, personne que le Père » (Mc,
XIII, 14-32). Mais n’a-t-il pas dit lui-même : « Moi et le Père nous sommes
un » (Jn, X, 30) ? Comment peut-il alors ignorer ce que sait le Père ?
Luc offre deux autres indications de la grande réserve, voire de la
dénégation de Jésus à l’égard de son personnage et de sa mission. La
première se situe quand il enseigne dans le Temple et que les grands prêtres,
les scribes et les anciens lui demandent, après qu’il a chassé les marchands du
sanctuaire : « Dis-nous par quelle autorité tu fais cela, ou quel est celui qui t’a
donné cette autorité ? » Il se récuse : « Je ne vous dis pas par quelle autorité
je fais cela » (Lc, XX, 1-8). La seconde porte sur la notion de Messie : « Il
leur dit : “Comment peut-on dire que le Messie est fils de David ? C’est
David lui-même, en effet, qui dit dans le Livre des Psaumes : ‘Le Seigneur a
dit à mon Seigneur : siège à ma droite jusqu’à ce que j’aie fait de tes ennemis
un escabeau pour tes pieds’ David donc l’appelle Seigneur : comment alors
est-il son fils ?” » (Lc, XX, 41-44).
Jésus réfute donc là ou bien l’ascendance davidienne que Matthieu et Luc
ont voulu établir, ou bien sa messianité.
L’épisode où Jésus aurait révélé son identité de Messie à la Samaritaine
semble devoir être rejeté pour les raisons exposées plus haut ( 126).
Une négation de sa divinité et une réfutation de sa messianité dans le
même Évangile constituent des fractures majeures de sa cohérence.
Les Évangiles abondent certes en énigmes, mais l’une des plus rétives à
l’explication est certes celle qui se trouve dans l’entretien de Jésus avec
Nicodème (Jn, III, 14) : « Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi
faut-il que soit élevé le Fils de l’homme. » Métaphore surprenante.
En effet, elle se réfère au serpent d’airain que Yahweh, certainement
oublieux de sa propre interdiction de façonner des effigies d’êtres vivants,
aurait ordonné à Moïse de fabriquer pendant la traversée du désert. Cela
aurait été pour satisfaire aux supplications de son peuple, harcelé par des
« serpents brûlants ». Moïse s’exécuta et il suffit alors de regarder le serpent
pour être guéri des morsures de ces animaux. Peut-être y verra-t-on une
préfiguration du principe de l’homéopathie, qui consiste à guérir le mal par le
mal.
C’était probablement d’Égypte que les Hébreux avaient emporté le culte du
serpent, cet animal y étant révéré sous le nom d’Atoum, Seigneur avant la
création de la terre et du ciel et guérisseur universel (on le retrouve de nos
jours dans le caducée des médecins). L’idole s’en dressait même dans le
Temple.
Il n’en demeure pas moins que le pieux roi Ézéchias avait fait détruire cette
idole comme toutes les autres (II Rois, XVIII, 4), parce qu’elle aurait parlé
contre Yahweh et Moïse. Et son évocation par Jésus appelle en mémoire le
serpent qui, pour une secte de Gnostiques de l’époque, les Ophites, était le
symbole des puissances dont même le Rédempteur devait connaître le nom,
afin de pouvoir franchir les espaces qui le mèneraient jusqu’au ciel16.
La surprise dérive alors d’une référence directe à la notion d’une secte
gnostique, c’est-à-dire appartenant à un courant que l’Église allait rejeter au
IIe siècle comme hérétique. Son inclusion dans l’Évangile de Jean, dont le
Prologue est teinté de fortes références gnosticistes, mène à s’interroger sur
son authenticité. Pour le judaïsme traditionnel, en effet, le serpent demeurait
l’animal coupable qui avait poussé le couple originel à la Faute.
Dans ses invectives contre les Pharisiens, Jésus appelle sur eux « tout le
sang innocent répandu sur terre, depuis le sang de l’innocent Abel jusqu’au
sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez assassiné entre le sanctuaire
et l’autel » (Mt., XXIII, 35). S’il parle de Zacharias Barouchos (dit aussi
Berekya ou Bérekyahou), il commet un étonnant anachronisme, car ce prêtre
fut assassiné dans le Temple en 69, un an avant la destruction du Temple,
comme le rapporte Flavius Josèphe, c’est-à-dire trente-neuf ou trente-six ans
après la crucifixion. Ni Jésus ni ses auditeurs ne peuvent en avoir
connaissance.
Certains exégètes ont soutenu que ce Zacharie serait celui dont parle le
second Livres des Chroniques (II Chr., XXIV, 20-22). Or celui-là était fils de
Yehoida et non de Barachie.
Cette bévue est généralement attribuée à un copiste négligent, un de plus ;
elle n’en reste pas moins énigmatique. Comment un copiste, fût-il négligent,
prit-il l’initiative de modifier des paroles de Jésus, et de surcroît pour y
introduire une erreur ? Ou bien aurait-il inventé les propos de Jésus ? Y
aurait-il d’autres cas de pareilles altérations ?
Parmi les points obscurs des Évangiles, et pourtant décisifs dans l’histoire
de Jésus, il faut compter la défection de nombreux disciples avant son départ
de la Galilée pour Jérusalem, dont l’Évangile de Jean est le seul à parler.
Après le prêche dans une synagogue de Capharnaüm, « beaucoup de ses
disciples se retirèrent et ils n’allaient plus avec lui » (Jn, VI, 66).
Cette réaction est due aux propos de Jésus par lesquels il institue
l’eucharistie. D’abord, il déclare : « Je suis le pain de vie » et promet à ceux
qui lui font foi la résurrection au Jugement dernier… ce qui suscite une
première protestation de ses auditeurs : « Celui-là n’est-il pas Jésus, le fils de
Joseph, dont nous connaissons le père et la mère ? Comment peut-il dire
maintenant : “Je suis descendu du ciel” ? »
Il déclare ensuite : « Le pain que je donnerai, c’est ma chair pour la vie du
monde. » Deuxième réaction des auditeurs : « Comment celui-là peut-il nous
donner sa chair à manger ? »
Enfin, Jésus déclare : « Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie
éternelle […] car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang est
vraiment une boisson. » Troisième et dernière réaction : « Qui peut
l’écouter ? » Et un grand nombre de disciples scandalisés l’abandonnent.
On rappellera à ce propos que l’une des principales singularités de
l’Évangile de Jean est qu’il ne mentionne pas l’institution de l’eucharistie au
cours de la Cène, mais bien plus tôt dans le ministère de Jésus, et que c’est
aussi l’un des plus importantes différences entre les Évangiles canoniques et
le sien.
Le discours que Jean prête à Jésus au cours de cette Cène est le plus long
de tous (Jn, VI, 32-63) ; il est aussi énigmatique à force de paraboles, voire
contradictoire, car après avoir prévenu que ceux qui ne mangeront pas la
chair du Fils de l’Homme n’auront pas la vie en eux, il déclare que « la chair
ne sert de rien ». Si elle est inutile, pourquoi la manger ? Et même instruits
par les commentaires de siècles de christianisme, certains chrétiens, même
s’ils communient, éprouveraient quelque difficulté à le commenter.
La question que pose ce passage porte sur les disciples : s’agit-il seulement
des auditeurs dans le peuple ? Sans doute, suppose-t-on, puisqu’après cet
incident, Jésus s’adresse « aux Douze ». Aucun des Apôtres n’a donc fait
défection, ou bien ils sont revenus sur leurs pas. Mais le vocabulaire de Jean
réserve des surprises : peu après, il écrit que « ses frères » incitèrent Jésus à
aller en Judée, afin que ses disciples vissent ses œuvres. Qui sont ces
« frères » ? Certes pas ceux de sa famille, qu’il a traités avec tant de
désinvolture et qui, de toute façon, ne sont pas de ceux qui le suivent ; il faut
en déduire que ce sont des partisans. Plus loin, quand Marthe et Marie lui
envoient un message pour l’informer que Lazare est malade, Jésus dit à ses
« disciples » : « Allons de nouveau en Judée. » Comme Jean n’utilise jamais
le mot « apôtre », force est d’en déduire que ce sont les Douze. La déduction
est vérifiée par le fait que Jean écrit : « Judas l’Iscariote, l’un des disciples »
(Jn, XII, 4). Puis qu’avant la Cène, Jésus « commença à laver les pieds des
disciples » (Jn, XIII, 5). La preuve est faite que Jean appelle les apôtres
« disciples ». Et lors de la Cène, il ne cite pas le nombre des présents.
La question se pose donc : il y eut des apôtres qui firent défection après le
prêche de Capharnaüm. Mais combien et qui furent-ils ?
Selon Matthieu (Mt., XXVI, 14-16), Judas Iscariote se serait rendu auprès
des « grands prêtres » – non-sens récurrent – et leur aurait demandé combien
ils le paieraient pour trahir Jésus. La somme fut de « trente pièces d’argent ».
Marc, Luc ni Jean ne précisent la somme. Mais la question essentielle, que
personne ne semble s’être posée, est la suivante : en quoi donc consistait la
trahison ? À leur connaissance, Jésus ne fomentait pas de complot. S’il avait
vécu dans la clandestinité, on aurait pu supposer qu’elle aurait été de révéler
sa cachette, mais depuis sa triomphale entrée à Jérusalem, le dimanche des
Rameaux, il allait faire ses dévotions et prêcher au Temple, et des foules le
suivaient. Jésus lui-même le dit à ceux qui l’arrêtent : « Alors que chaque
jour j’étais avec vous dans le Temple, vous n’avez pas porté la main sur
moi » (Lc, XXII, 53). Le Sanhédrin n’avait donc nul besoin de Judas pour
l’arrêter. Et, il faut le souligner, ce Conseil n’avait aucunement le pouvoir
d’arrêter qui que ce fût en dehors du Temple. Un rapt à l’insu du pouvoir
romain l’aurait exposé à un conflit avec Pilate.
Et là s’insère une nouvelle contradiction dans la logique même du récit.
Les « grands prêtres » et les Pharisiens auraient, selon Matthieu, différé
l’arrestation : « Pas en pleine fête, disaient-ils toutefois, il faut éviter un
tumulte dans le peuple » (Mt., XXVI, 5). Mais Jean, pour sa part, dit
exactement le contraire : à l’approche de la Pâque, « les grands prêtres et
les Pharisiens avaient donné des ordres : si quelqu’un savait où il [Jésus]
était, il devait l’indiquer, afin qu’on le saisît » (Jn, XI, 57). Lequel des deux
est bien informé ?
Incidemment, il faut s’étonner que les Sadducéens, autre grande secte juive
et qui dominait le clergé, ne soient jamais mentionnés, alors qu’ils figuraient
en principe parmi les plus vigilants adversaires de Jésus, puisqu’ils ne
croyaient pas à la résurrection des corps.
Les gens du Sanhédrin l’auraient donc arrêté à la veille de la Pâque. Qu’ils
l’aient fait de nuit, espérant éviter des émeutes, n’était que reculer pour mieux
sauter car, le matin même de son arrestation, les Apôtres se seraient chargés
de répandre la nouvelle. Leur calcul était donc frappé de nullité à son origine.
Auraient-ils eu besoin de Judas pour localiser Jésus la nuit ? Il est dit que
Judas, lui, savait que Jésus et ses disciples se réunissaient souvent dans la
vallée du Cédron, mais la police du Temple, celle-là même que dirigeait un
certain Saül, n’aurait pas eu de peine à le trouver à toute heure.
Au terme de ces invraisemblances, la trahison de Judas n’est nulle part
expliquée dans les Évangiles, ni son utilité pour le Sanhédrin et moins encore
son motif véritable. Les évangélistes invoquent sa cupidité ; l’argument est
douteux ; cet homme avait fidèlement suivi Jésus durant tout son ministère, il
avait tenu la bourse commune sans qu’aucun reproche lui ait été fait et il
serait soudain devenu cupide ?
La seule trahison qu’il aurait pu commettre aurait été d’abandonner Jésus.
Les récits évangéliques de la Cène, au cours de laquelle Jésus aurait dit à
Judas : « Ce que tu fais, fais-le vite » (Jn, XIII, 27), posent incidemment la
question suivante : pourquoi Jésus, qui se savait recherché par les autorités du
Temple, choisit-il une maison qui est contiguë à la résidence de Caïphe ?
Tous les plans de la Jérusalem de l’époque le démontrent en effet : le palais
du grand prêtre et le Cénacle, comme cette maison est désormais appelée,
sont distants de moins de dix mètres. C’était vraiment se jeter dans la gueule
du loup.
145. Contradictions sur l’usage que Judas fit des trente pièces d’argent et
sur sa mort
Matthieu raconte que, pris de remords, Judas alla rendre cet argent aux
prêtres qui le lui avaient donné (Mt., XXVII, 3-5), et les prêtres achetèrent
avec un champ qui fut appelé Hakeldama, Domaine du Sang. Mais on lit dans
les Actes des Apôtres que ce fut Judas lui-même qui acheta ce terrain, appelé
du même nom (Act., I, 18).
Matthieu avance qu’ainsi s’était accompli « l’oracle du prophète Jérémie :
et ils prirent les trente pièces d’argent, le prix du Précieux qu’ont apprécié des
fils d’Israël, et ils les donnèrent pour le champ du potier, ainsi que me l’a
ordonné le Seigneur ». Or, on saisit mal la correspondance entre cette citation
et l’histoire de ce champ, ensuite, cet oracle est introuvable dans le texte de
Jérémie. En fait il est tiré – de travers – d’un épisode du Livre de Zacharie :
c’est celui du pasteur excédé par la rébellion de ses brebis, qui les abandonne
et dit aux marchands de brebis qui l’observent : « “Si cela vous semble bon,
donnez-moi mon salaire.” […] Ils pesèrent mon salaire : trente sicles
d’argent. » Sur l’ordre de Yahweh, le pasteur les remet donc à la Maison de
Yahweh pour être fondus (Zac., XI, 11-13). Il n’y est nulle part question du
champ du potier ni de trahison ; c’est bien un détournement de citation
caractérisé, comme il en est souvent dans le Nouveau Testament ; comme
bien d’autres, celui-ci vise à certifier un récit énigmatique et douteux en le
garnissant du sceau des Écritures.
Une autre contradiction, non moins flagrante, apparaît sur la mort de
Judas : selon Matthieu (XVII, 5), il se pendit, mais selon les Actes, « cet
homme est tombé la tête la première et a éclaté par le milieu et toutes ses
entrailles se sont répandues » (Act., I, 18). Étrange accident, encore plus
étrange pour un pendu.
146. Si Jésus savait que Judas allait le trahir, pourquoi ne l’a-t-il pas
écarté des Apôtres ?
148. Le grand prêtre ne pouvait pas faire arrêter Jésus hors du Temple
Dans le récit de l’arrestation de Jésus, chez Marc et chez lui seul, on trouve
un incident déroutant, sans aucune valeur apologétique : quand les Apôtres
eurent tous pris la fuite, « un jeune homme le suivait [Jésus], n’ayant pour
tout vêtement qu’un drap, et on le saisit ; mais lui, lâchant le drap, s’enfuit
tout nu » (Mc, XIV, 51-52). Incident incongru : que faisait donc un jeune
homme nu dans un drap au mont des Oliviers ? Et qui était-il ? Marc ne le dit
pas. Mais alors, pourquoi inclut-il cet incident dans une scène aussi
dramatique que l’arrestation de Jésus ?
Pour un lecteur ordinaire des Évangiles, il s’agirait là de l’une de ces
énigmes dont ils abondent. Pour ceux qui sont familiarisés avec l’histoire des
textes, il renforce l’hypothèse d’un texte antérieur remanié. L’information
documentaire, et le fait que cet inconnu soit désigné par le même terme que le
jeune Lazare dans l’épisode retranché de l’Évangile de Marc, neaniskos,
portent toutefois à déduire qu’il s’agit là du même personnage que dans le
récit censuré de l’Évangile de Marc ( 123). Il n’était certainement pas vêtu
d’un drap, la literie de l’époque n’étant pas la même que celle des siècles
ultérieurs, mais probablement d’une robe de lin qui, une fois déchirée, passa
pour une pièce de tissu quelconque et fut confondue avec un « drap ». Détail
révélateur : c’est une robe semblable que portait Jésus lors de son arrestation :
« La tunique était sans couture, tissée d’une pièce à partir du haut » (Jn, XIX,
23) ; c’était le vêtement de rigueur chez les Esséniens, après les ablutions. Il y
avait donc un disciple des Esséniens sur le mont des Oliviers cette nuit-là, ce
mystérieux jeune homme qui suivait Jésus. Et pourquoi le suivait-il ?
Tel quel, l’incident ne contribue guère à la clarté ni à la cohérence des
Évangiles canoniques ; il donne surtout à penser qu’il y a un aspect du
ministère de Jésus qui a été occulté et qui a des rapports étroits avec les
Esséniens.
Parmi les épisodes des Évangiles qui ont marqué l’imaginaire occidental,
celui du lavement de mains de Pilate est l’un des plus célèbres. Toutefois, ni
la vraisemblance du geste ni l’attitude de ce préfet de Judée ne résistent à
l’examen.
D’abord, les quatre évangélistes le représentent comme doutant d’une
quelconque culpabilité du prévenu. « Quel mal a-t-il fait ? », lui fait
demander Matthieu (Mt., XXVII, 23), suscitant des exigences de plus en plus
virulentes des accusateurs, « les Juifs » ( 172). Marc reprend la même
question (XV, 14). Luc, après avoir introduit une présentation de Jésus à
Hérode, dont les autres évangélistes ne soufflent mot, fait répéter à Pilate ce
qu’il a déjà dit quelques versets plus haut : « Je n’ai trouvé en cet homme
aucun motif de condamnation pour ce dont vous l’accusez. […] Je le
relâcherai donc après l’avoir châtié » (Lc, XXIII, 2-16), ce qui est une
absurdité, car pourquoi le châtier s’il est innocent ? Jean, enfin, fait dire deux
fois de suite à Pilate : « Je ne trouve en cet homme aucun motif de
condamnation », mais paradoxalement, il aurait quand même dit aux Juifs :
« Prenez-le, vous, et crucifiez-le » (Jn, XIX, 4-7). Or, cela est une autre
absurdité, car la loi romaine ne peut déléguer en aucun cas le pouvoir
d’exécution d’un homme reconnu innocent : ce serait une autorisation de
meurtre. De plus, le Sanhédrin n’a aucune expérience en matière de
crucifixion, car il n’est pas autorisé à en pratiquer. Visiblement, ce texte
s’adresse à des auditeurs qui ignorent la loi romaine et le gouvernement
romain dans une province de l’Empire, ce qu’était la Judée.
Le chef d’accusation du Sanhédrin est que Jésus aurait déclaré être le fils
de Dieu, ce qui est un blasphème, non reconnu cependant par la loi romaine.
Mais un autre point peut inquiéter le représentant du pouvoir romain : Jésus
aurait déclaré être le roi des Juifs. Même si Jésus ne l’a pas admis, cela ne
peut qu’être perçu par les héritiers d’Hérode le Grand, dont Hérode Agrippa,
comme une provocation et un motif de troubles populaires. Cette accusation-
là aurait dû inspirer à Pilate plus de circonspection que ne lui en prêtent les
Évangiles. En effet, Hérode Agrippa avait des amis à Rome et aurait pu
protester auprès d’eux : « Votre préfet laisse courir un imposteur qui se
prétend roi des Juifs. »
Mais les quatre Évangiles représentent Pilate comme un timoré
pusillanime ; il « désirait satisfaire la populace », écrit Marc (Mc, XV, 15), il
« avait plus peur que jamais », écrit Jean (Jn, XIX, 8). Ce n’est certes pas le
portrait qu’en trace Flavius Josèphe dans les Antiquités judaïques (XVIII, 3 et
4) : c’est un personnage brutal et capable de massacres, et sa volonté de
sauver Jésus ne correspond guère au personnage. Son apparente capitulation
devant le Sanhédrin, si elle a jamais existé, n’aurait pu être motivée que par
un calcul : éviter des émeutes pour une question qui n’intéresse pas l’Empire.
Il n’était cependant pas homme à reculer devant la rue.
Mais c’est surtout le geste théâtral que lui prête Matthieu qui suscite
l’incrédulité : « Voyant qu’il n’aboutissait à rien, mais qu’il s’ensuivait plutôt
du tumulte, Pilate prit de l’eau et se lava les mains en présence de la foule, en
disant : “Je ne suis pas responsable de ce sang ; à vous de voir !” » (Mt.,
XXVII, 24). Il aurait accompli là un rite juif, celui-là même qui est prescrit
par le Deutéronome (XXI, 6) pour dégager sa responsabilité de juge d’un
crime dont il n’avait pas trouvé le coupable. Qui plus est, il le fait en
prononçant les paroles mêmes de l’Ancien Testament prescrites en pareilles
circonstances : « Je lave mes mains en l’innocence » (Ps., XXVI, 6) et :
« Moi et mon royaume, nous sommes pour toujours innocents du sang
[d’Abner] » (II Sam., III, 28).
Prêter à Pilate le comportement d’un juge juif est invraisemblable, aussi les
autres évangélistes ne reprennent-ils pas cet épisode, que les aléas de la
traduction rendent d’ailleurs douteux18.
Cette nouvelle invraisemblance achève de compromettre la véracité du
récit des Évangiles.
Luc rapporte que Pilate, souhaitant sans doute se défaire d’un cas
embarrassant, vu l’agitation déclenchée et le nombre de partisans que
comptait Jésus, l’envoya à Hérode, puisque celui-ci était tétrarque de Galilée,
que Jésus était galiléen et qu’Hérode était justement à Jérusalem (Lc, XXIII,
6-11). Selon Luc, Hérode aurait été « tout joyeux » de voir le prévenu, ce
qu’il attendait depuis « assez longtemps ». Il aurait revêtu celui-ci d’un
« habit splendide » et l’aurait renvoyé à Pilate.
Mais ni Matthieu ni Marc ni Jean ne mentionnent cette comparution devant
Hérode. Selon le premier, les soldats auraient déshabillé Jésus et l’auraient
revêtu d’une « chlamyde écarlate » (Mt., XXVII, 28). Selon le second, ils
l’auraient revêtu de « pourpre » (Mc, XV, 17). Jean parle aussi d’un
« manteau de pourpre » (Jn, XIX, 2). Croit-on que les potentats d’alors
disposaient de pleines garde-robes de pareils manteaux ? C’étaient des
accessoires coûteux et précieusement conservés.
Il est singulier que trois des quatre évangélistes n’aient pas jugé utile de
mentionner une entrevue aussi importante que celle de Jésus et de l’homme
qui avait fait exécuter le Baptiste. Cela, et le caractère carnavalesque du
manteau de pourpre, suffit à rendre l’épisode suspect.
Et d’un point de vue strictement historique, on conçoit mal qu’Hérode ait
rendu le prévenu à Pilate après l’avoir, par dérision, revêtu d’un « habit
splendide ». Si le préfet avait déféré le Galiléen à son autorité, il n’aurait pas
eu plus de scrupules à le jeter en prison que pour le Baptiste.
Quant à la couronne d’épines, elle aurait à coup sûr été aussi pénible à
confectionner qu’à porter et l’on imagine mal les soldats romains
s’ensanglantant les mains pour fabriquer un accessoire de dérision.
Les quatre Évangiles offrent à peu près le même récit d’une ruse supposée
de Pilate qui aurait été désireux d’épargner Jésus, mais n’aurait pas voulu
provoquer les Juifs en le graciant d’autorité : il aurait invoqué une coutume
juive selon laquelle, en période fériée, un prisonnier était libéré et remis à la
population, et « il y avait en prison le nommé Barabbas, arrêté avec les
émeutiers qui avaient commis un meurtre dans la sédition » (Mc, XV, 7).
Pilate aurait alors donné à la foule le choix entre Jésus et Barabbas (Mt.,
XXVII, 15-26, Mc, XV, 6-15, Lc, XXIII, 17-25 et Jn, XVIII, 39-40). Jean
insiste d’ailleurs sur ce point : « Barabbas était un brigand » (XVIII, 40). Et
la foule aurait désigné Barabbas.
Or, ce conte est un défi à la crédulité : Barabbas, bar abba, signifie en
hébreu « fils du père », et avec un s, « fils de mon père ». Personne n’aurait
jamais porté ni pu porter pareil nom ni ne le portera jamais. Il désigne à
l’évidence Jésus lui-même, qui se référait à Dieu comme son Père. Dans son
Commentaire sur Matthieu, saint Jérôme écrit d’ailleurs, à propos de
l’Évangile selon les Hébreux : « Ce nom de Barabbas est compris comme
“fils de leur maître” », c’est-à-dire Jésus lui-même19. Que ne supprima-t-il les
versets fautifs ! Ils démontrent, en effet, que Barabbas était Jésus.
On reste confondu par l’invraisemblance de cette confusion ; si elle révèle
qu’aucun des rédacteurs des Évangiles ne parlait araméen, sans quoi il n’eût
jamais transcrit le nom de Barabbas comme celui d’un acteur spécifique de la
tragédie, elle éclaire aussi, et brutalement, un problème sous-estimé dans la
véracité des Évangiles : celui de la barrière linguistique. Dans la Palestine de
l’époque, la langue la plus courante était l’araméen, dans lequel s’exprimait
Jésus, l’hébreu étant aussi parlé par la population de Judée, et surtout par le
clergé. Ceux qui parlaient l’une ou l’autre des langues sémitiques, voire
les deux, n’avaient pas de problèmes de communication. Mais ils ne parlaient
pas latin, la langue des occupants romains, qui étaient contraints de faire
appel à des interprètes quand ils s’adressaient à des interlocuteurs locaux.
Ce fut donc en latin que Pilate s’exprima quand il s’adressa soit au clergé
soit à la foule qu’on dit massée devant le prétoire. À l’évidence, les
interprètes ne parvinrent pas à se faire entendre ou comprendre, et les
témoignages sur lesquels se fondèrent les premiers récits écrits de la scène
furent faussés par la méconnaissance des langues sémitiques : ni les
grécophones ni les latinophones ne s’avisèrent de l’énormité de l’erreur qu’ils
faisaient en créant un personnage distinct de Jésus qui se serait appelé
Barabbas. Quand ils s’en aperçurent, ce qui est probable, c’était sans doute
trop tard : ce personnage avait acquis un statut immuable dans les textes et les
mémoires.
Il faut d’ailleurs observer que celui-ci n’est jamais représenté dans les
récits évangéliques ; si les deux « larrons » sont cités, on ne voit jamais, et
pour cause, Jésus et Barabbas côte à côte.
*
Ces personnes ne font pas l’unanimité. Si Matthieu et Marc sont à peu près
d’accord sur « un certain nombre de femmes » qui avaient suivi Jésus depuis
la Galilée, les autres leur semblent inconnues. Parmi les femmes
mentionnées, on relève Marie de Magdala, Marie la mère de Jacques le Petit
et de Joset, et la mère des fils de Zébédée (Mt., XXVII, 55-56). Marc cite les
mêmes plus « Salomé, qui toutes l’avaient suivi et avaient veillé sur lui quand
il était en Galilée, et il y avait plusieurs autres qui étaient venues avec lui à
Jérusalem » (Mc, XV, 40-41).
On ne peut que s’étonner, là aussi, de trois faits ou plutôt trois
présomptions. Le premier, quand on possède quelques connaissances sur la
société de l’époque, est que des femmes seules aient suivi Jésus tout au long
de son ministère. Cela est impensable dans le régime strictement patriarcal de
l’époque : toute femme était en puissance de mari et maîtresse d’un foyer ;
elle n’aurait pas eu licence de courir les grands chemins à la suite d’un
homme lui-même escorté par douze autres ou davantage. Le deuxième fait est
que les évangélistes ne citent que des femmes et aucun homme au pied de la
croix, à l’exception du « disciple que Jésus aimait » dans l’Évangile de Jean.
Le troisième, enfin, est de ne pas trouver la mère de Jésus dans cette
énumération : aucun des Synoptiques ne la mentionne.
L’on ne dispose d’explication – partielle – que pour le premier fait : il est
dû à une erreur de traduction qui fut ensuite propagée par les copistes. En
syriaque, par exemple, langue dans laquelle furent rédigées un grand nombre
des premières versions des Évangiles, soit individuels soit sous une forme
collective résumée dite diatessaron, la différence entre « les femmes de ceux
qui l’avaient suivi » et « les femmes qui l’avaient suivi » ne tient qu’à
l’absence ou la présence d’une seule lettre, le dalath25. Une absence
accidentelle de cette lettre ou le manque de familiarité du traducteur avec le
syriaque produit donc la version des évangélistes, dont les rédacteurs ont
ensuite accommodé la phrase à leur façon, donnant ainsi l’impression que
Jésus aurait été suivi par un groupe de femmes aventureuses.
Mais on ne dispose pas de réponse aux deux autres questions et notamment
à l’absence de Marie, mère de Jésus. Seul Jean la cite, mais curieusement,
sans la nommer : « Près de la croix où Jésus était attaché se tenaient sa mère,
avec sa sœur, Marie femme de Clopas [ou Cléophas], et Marie de Magdala »
(Jn, XIX, 25). Il ne mentionne pas les deux autres, Marie la mère de Jacques
le Petit et de Joset, ni Marie la mère des fils de Zébédée, mais il se cite
également parmi les témoins et se nomme. Dans ce cas, où était donc son
frère Jacques ?
Non seulement Jean contredit Matthieu (Mt., XXVII, 55-56), Marc (Mc,
XV, 40) et Luc (Lc, XXIII, 49), qui disent que les femmes observaient la
crucifixion à distance, mais son témoignage est probablement controuvé, car
l’accès des femmes à ces lieux de supplice était restreint, les crucifiés étant
exposés nus. Telle est donc la raison pour laquelle les Synoptiques disent que
les femmes se tenaient à distance, sans doute à la porte d’Éphraïm. La version
de Jean a inspiré nombre de peintures pieuses de toutes époques, mais elle
n’est cependant pas plausible.
Une question se pose évidemment : qui est Marie la mère de Jacques le
Petit et de Joset ? Ces deux noms posent plusieurs énigmes supplémentaires.
En effet, Jacques le Petit est traditionnellement identifié à Jacques
d’Alphée, distinct de Jacques de Zébédée, frère de Jean et dit Jacques le
Majeur ; mais le nom de Joset, qui correspond à celui de Joseph, n’a jamais
été cité jusque-là. À ce point-ci, viennent alors en mémoire les frères de Jésus
cités par Matthieu (Mt., XIII, 55-56) : Jacques, Joseph, Simon et Jude (dont il
ne dit pas qui est la mère). Ce Jacques et ce Joseph, qui sont frères, seraient
donc aussi des frères de Jésus ; mais alors, où sont Simon et Jude ? La
question devient caduque si l’on songe que la Marie qui est mère de Jacques
et Joset ne peut être la mère de Jésus, car elle serait désignée autrement. Y
aurait-il alors un troisième Jacques, distinct de Jacques de Zébédée et de
Jacques d’Alphée ?
Reste la question principale : pourquoi Matthieu et Marc ne citent-ils pas
nommément Marie mère de Jésus, puisqu’elle se serait trouvée au pied de la
croix quand Jésus l’aurait confiée au « disciple qu’il aimait » (Jn, XIX, 24) ?
Autant de mystères auxquels nous n’avons pas trouvé de clefs dans
l’exégèse chrétienne. Et les Apocryphes ne font que les embrouiller jusqu’à
les rendre encore plus épais26. L’hypothèse la plus plausible est que, de
remaniement en remaniement, censeurs et copistes ont perdu leurs repères.
Un point s’impose : l’étrange réserve des évangélistes à l’égard de Marie,
mère de Jésus, que celui-ci avait déjà traitée avec une déconcertante froideur
quand elle avait demandé à le voir ( 124). Seul Jean y fait exception, en
incluant l’improbable adresse de Jésus à sa mère où il lui désigne « le disciple
qu’il aimait », non nommé et présumé être Jean, et déclarant « Femme, voici
ton fils », et au disciple, « Voici ta mère » (Jn, XIX, 24 dans The New English
Bible). C’est une énigme : Jésus avait des frères, il ne pouvait donc confier sa
mère à un étranger, le présumé Jean de Zébédée. Relevons au passage une
autre singularité : il s’adresse à sa mère en l’appelant « Femme », alors qu’à
l’époque on disait « Père » à son père et « Mère » à sa mère.
Demeure un fait : dans les quatre versions, c’est la figure de Marie de
Magdala qui s’affirme le plus clairement.
On peut mesurer, à ces analyses, le rôle de l’iconographie dans la création
de mythes, tels le portement de croix ou encore les nombreuses pietas de la
Renaissance : aucun passage des Évangiles canoniques ne fait allusion au
moment où le Christ descendu de croix aurait reposé sur les genoux de sa
mère ; c’est une invention d’artiste. De fait, Marie n’est même pas
mentionnée dans l’épisode de la crucifixion.
Une tradition désormais enracinée dans les esprits représente Jésus fixé à la
croix par des clous dans les mains et les pieds superposés ; elle a établi le
modèle de la totalité des crucifix de piété dans le monde. Or, c’est une
fiction.
Elle avait déjà été réfutée au XXe siècle par des anatomistes pour une raison
simple : il aurait été impossible de soumettre les tissus de la main au poids
d’un corps entier. Ils se seraient rapidement déchirés, entraînant la chute du
corps et l’échec de la sentence. Ces anatomistes suggérèrent alors que la thèse
du cloutage n’était soutenable que si les clous avaient été enfoncés aux
poignets, explication à laquelle nous avions souscrit jusqu’à la découverte du
fait que les premières mentions du cloutage étaient tardives et ne reposaient
sur aucun document historique30.
Le cloutage des pieds posait cependant un problème plus ardu : pour fixer
les pieds l’un sur l’autre, comme le présente l’iconographie traditionnelle, il
eût fallu des clous de grande longueur et donc d’un tel diamètre qu’ils
auraient déchiqueté les os et tous les tissus des pieds. Ils auraient ainsi
infirmé la pratique, attestée historiquement, du cassage des tibias – destiné à
abréger les vies des condamnés qui se soutenaient jusqu’alors sur l’appui à la
base de la croix. Si les pieds étaient déjà fracassés, le crucifié ne pouvait plus
s’appuyer dessus et le cassage des tibias s’avérait d’emblée inutile, le
condamné s’étant déjà effondré. Quant au cloutage séparé des pieds, il est
exclu, vu la largeur du poteau central. Aucune hypothèse alternative n’a été
avancée.
Un seul Évangile, celui de Jean, mentionne les clous, dans les propos qu’il
prête à Thomas : « Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je
ne mets pas mon doigt dans la marque des clous, […] je ne croirai pas » (Jn,
XX, 25) ; ce qui, pour les raisons indiquées plus haut, révèle la date tardive
du texte. De fait, ce cloutage des extrémités est une fiction introduite par
l’Évangile de Pierre, apocryphe, qui mentionna le premier, au IIe siècle, le
cloutage des mains. Peu après, Justin Martyr, qui fit grand usage de cet
apocryphe, ajouta le cloutage des pieds. Jean écrit d’ailleurs que Jésus était
« attaché » à la croix (Jn, XIX, 25), bien que son témoignage soit aléatoire.
Une révision aussi radicale de la tradition pourrait surprendre le lecteur.
Elle se comprend pourtant aisément. Outre qu’elle n’est mentionnée dans
aucun texte ancien, non apologétique et antérieur aux Évangiles, l’hypothèse
du cloutage dans les poignets aurait été admissible, n’était qu’elle eût exigé
de la part des exécuteurs de la sentence une dextérité de chirurgiens
expérimentés. En effet, des clous enfoncés aux poignets risquaient de
sectionner les veines et de vider rapidement le condamné de son sang : il
serait mort dans l’heure suivant sa mise au « poteau », ce qui n’était pas
l’objet de la sentence. Quant au cloutage des pieds, on a vu son impossibilité.
Les crucifixions étant le plus souvent pratiquées de façon collective, on
conçoit que ceux qui les ordonnaient ne souhaitaient pas s’embarrasser de
pareilles considérations. Les condamnés étaient donc ligotés au poteau.
Ces personnages, communs aux quatre Évangiles (Mt., XXVII, 57-60, Mc,
XV, 42-47, Lc, XXIII, 50-55 et Jn, XIX, 38-41), apparaissent après la
crucifixion pour obtenir la disposition du corps de Jésus, possédant déjà le
linceul dans lequel celui-ci sera inhumé et le caveau d’inhumation. Matthieu
définit Joseph d’Arimathie comme « un homme riche […] qui s’était fait, lui
aussi, disciple de Jésus ». Marc, considéré par de nombreux exégètes comme
la source de Matthieu et de Luc, le définit comme « un membre notable du
Conseil », c’est-à-dire du Sanhédrin, et Luc, comme « un membre du
Conseil, homme droit et juste ». Jean le présente comme « un disciple de
Jésus, mais en secret, par peur des Juifs » (toujours cette affectation de
considérer les Juifs comme un peuple étranger) ; il est accompagné de
Nicodème, un Pharisien, qui fait l’objet d’un long épisode de l’Évangile de
Jean. Membre du Conseil, lui aussi, Nicodème serait venu rendre visite à
Jésus et ils auraient débattu d’eschatologie. La longueur de l’épisode (Jn, III,
1-21) indique que Jean lui accorde de l’importance.
Compte tenu du nombre de partisans que Jésus aurait comptés, dont les
moindres ne sont pas Lazare et ses sœurs, on ne peut manquer de s’étonner
que seuls deux volontaires se soient présentés pour prendre en charge
l’inhumation de celui qui avait été leur maître. Passe que, méprisés comme ils
l’avaient été, Marie et les frères de Jésus se soient désintéressés du sort de
celui-ci. Mais où étaient donc les Douze – réduits à onze – et les Soixante-
douze, outre « celui que Jésus aimait », où était donc la foule des disciples
que Jésus avait faits dans le peuple ? Certes, beaucoup l’avaient abandonné,
comme nous en informe Jean (Jn, VI, 60-66), et l’on était à la veille du
sabbat. Mais faut-il croire que des dizaines, voire des centaines de gens aient
oublié celui qu’ils avaient célébré comme le Fils de Dieu et l’aient exposé à
l’indignité de la fosse commune pour respecter le repos du sabbat ? Cela
défie la crédulité. Faudrait-il croire que, sans ces deux personnages surgissant
de nulle part, le corps de Jésus ressuscité aurait surgi de la fosse commune ?
Dans les Actes des Apôtres, qui lui sont communément attribués, Luc dit
cependant – et se contredit par la même occasion – que les habitants de
Jérusalem et leurs magistrats, ceux-là qui avaient demandé la mort de Jésus,
descendirent Jésus de la croix et le mirent au tombeau. Il ne dit pas lequel.
Mais dans la logique même du récit, on ne voit guère les membres
du Sanhédrin s’occuper des rites funéraires du condamné, et cela d’autant
moins qu’ils sont astreints au repos sabbatique. Cette assertion doit donc être
rejetée.
On ne peut évidemment manquer de relever l’appartenance au Sanhédrin
des deux volontaires. Leur comportement, audacieux et même provocateur,
suscite des interrogations. Il est évident que même si c’est en secret qu’ils
sont disciples de Jésus, il suscitera rapidement le scandale et les mettra eux-
mêmes en danger. En effet, s’ils sont membres du Conseil, ils ne peuvent
manquer, vu leur position, de respecter les commandements du Talmud ; or,
pour pouvoir célébrer la Pâque à l’intérieur de la Grande Jérusalem, ils
devront impérativement être purifiés avant le coucher du soleil, ce qui
implique entre autres conditions qu’ils n’auront pas franchi le seuil d’une
maison païenne et n’auront pas eu de contact avec un cadavre. Mais selon
Matthieu, Marc et Luc, Joseph d’Arimathie (Nicodème n’est pas mentionné)
se serait rendu chez Pilate peu avant le soir ; lui et Nicodème auraient ensuite
eu des contacts, forcément répétés, avec un cadavre présumé. Les rites
purificatoires durant obligatoirement une semaine, les deux hommes se
seraient mis en infraction volontaire avec le Talmud.
À moins que le cadavre n’en fût pas un.
Cela ne pouvait manquer d’être observé par des témoins et ils y risquaient
leur position dans la communauté juive, la sécurité de leurs familles et de
leurs amis, voire des poursuites juridiques.
*
Mais l’une des deux raisons essentielles pour lesquelles ces descriptions ne
peuvent être considérées comme reflétant la mise au tombeau de Jésus est
leur nature totalement étrangère aux rites juifs d’inhumation.
En premier lieu, le corps devait être lavé, et aucun des évangélistes n’en
parle. Ensuite, le corps n’était pas « roulé » dans le linceul, comme le
prétendent Matthieu et Marc et Luc, ni « lié avec des linges » comme
l’avance Jean, citant le chiffre démesuré d’une quarantaine de kilos
d’aromates : le corps lavé, avec le visage couvert d’un linge spécial, le
soudarion, était placé dans le linceul et celui-ci était alors cousu.
Même écrivant loin de la Palestine, sur la base d’observations transmises
par des tiers, les auteurs ne pouvaient à ce point méconnaître les rites
funéraires juifs. Parmi les judéo-chrétiens d’Alexandrie, de Rome, d’Éphèse,
d’Antioche, parmi les copistes eux-mêmes, il y avait des gens informés sur
les coutumes du judaïsme, qui n’auraient pas manqué de relever les
invraisemblances des descriptions.
La seconde raison est un indice que donne le texte de Jean.
165. Des bandelettes révélatrices
On ne pouvait dans les siècles passés ni même de nos jours demander aux
lecteurs et auditeurs des Évangiles de connaître les langues dans lesquelles
les textes originaux furent écrits et donc de repérer des singularités, des
erreurs ou des contresens ; mais cela, de nos jours, est possible aux linguistes.
La langue du texte de Jean est le grec, et si l’on reprend le passage cité plus
haut, on trouve, à la place des « linges » de la version française, par exemple,
le mot othonia, neutre pluriel de othonion, mot qui désigne une bandelette de
lin destinée à servir de pansement. Mais, très bizarrement, il ne parle pas du
linceul, sindon, de Joseph d’Arimathie, ce qui est déroutant. Prétendrait-il
que Jésus fut enterré à l’égyptienne, c’est-à-dire emmailloté dans des
bandelettes ? Il ne peut ignorer que les coutumes funéraires égyptiennes
comportaient une éviscération du cadavre qui, dans le judaïsme, est une
profanation. D’ailleurs, les bandelettes étaient utilisées chez les Égyptiens
pour resserrer les plaies causées par l’éviscération et éviter que les aromates
et autres substances utilisées pour l’embaumement se répandent à l’extérieur ;
ce n’était pas le cas.
De toute façon, Joseph d’Arimathie et Nicodème n’auraient pas pu, de
nuit, sur le Golgotha, emmailloter Jésus dans des bandelettes, processus
minutieux et interminable. Et cela alors qu’ils étaient censés respecter le
repos du sabbat à l’intérieur de la Grande Jérusalem.
Ces bandelettes ne seraient-elles pas celles utilisées dans les rites juifs pour
tenir ensemble les mains et les pieds du cadavre ? Jean referait-il l’erreur
commise dans le récit de la résurrection de Lazare ? Non, car là, il a utilisé un
autre mot grec, keriai, qui désigne spécifiquement des sangles. Personne au
monde ne pouvant confondre des pansements avec des sangles ni avec un
linceul, et le rédacteur ayant utilisé un terme grec spécifique, il y a là énigme.
Confirmation ultime : quand le sépulcre sera retrouvé vide, Jean rapporte que
les othonia gisent par terre, loin du sindon ( 166). Et là non plus, Joseph
d’Arimathie et Nicodème n’auraient pas emmené Jésus au tombeau nu et
ensanglanté par la flagellation et la plaie au thorax, les mains et les pieds liés.
À quoi correspondent donc l’usage du mot othonia et l’omission du
sindon ? L’évidence s’impose d’elle-même : Joseph d’Arimathie et
Nicodème ont emporté au Golgotha le matériel pour panser un blessé ; car
Jésus avait été préalablement flagellé, rappelons-le. Quant aux aromates, ils
servaient à l’époque d’antiseptiques pour les blessures. Or, on ne panse ni ne
désinfecte les plaies d’un mort, puisqu’elles ne saignent pas. Une inhumation
rituelle étant hors de question dans les circonstances, cela signifie que les
deux disciples savaient que Jésus était vivant. Reste à savoir si les deux
hommes ont accompli toute cette besogne sans aucune aide, ce qui est
peu vraisemblable.
Pressés de soigner le blessé, ils s’arrêtèrent dès qu’ils le purent, dans une
tombe probablement abandonnée, et l’on comprend la correction que Jean
apporte à l’information de Matthieu, signalée plus haut sur la raison du choix
de ce tombeau.
Des manuscrits seront peut-être retrouvés et des historiens et exégètes
reconstitueront l’histoire de l’Évangile de Jean, décidément très différent des
Synoptiques. Peut-être nous éclaireront-ils alors sur l’intention du rédacteur
connu sous le nom de Jean qui inséra des détails aussi troublants dans son
texte ; car ceux-ci indiquent de façon oblique que Jésus ne fut pas réellement
tenu pour mort quand il fut inhumé. Ils mettent ainsi la résurrection en cause.
Les conjectures ne sont cependant pas l’objet de ces pages. Tout au plus
pourrait-on supposer que ce rédacteur fut un arianiste, c’est-à-dire partisan
d’un courant qui ne croyait pas à la divinité de Jésus.
La déduction qu’imposent les éléments exposés ci-dessus est que Jésus
était vivant quand il fut descendu de la croix. D’autres éléments la renforcent.
Après une intervention de deux anges assis sur le lit de pierre où le corps
de Jésus était supposé avoir reposé, et dont l’utilité théologique n’est pas
évidente, Marie de Magdala se retourne et « voit Jésus qui se tenait là, mais
elle ne savait pas que c’était Jésus » (Jn, XX, 14). C’est une des phrases les
plus déconcertantes des Évangiles. Comment cette femme qui a suivi Jésus
pendant la plus grande partie de son ministère public, soit quelque trois ans,
pourrait-elle ne pas le reconnaître ? La perplexité s’accroît quand on lit
qu’elle le prit « pour le jardinier », puis quand elle s’adresse à lui en
l’appelant « Seigneur », ce qui serait un honneur immérité pour un jardinier.
Elle lui demande même si c’est lui qui a enlevé le corps de son Seigneur,
alors qu’elle ne pouvait ignorer que cela aurait été une profanation de
sépulture, donc un acte malveillant. Elle ne le reconnaît que lorsqu’il coupe
court à ses lamentations et l’interpelle par son nom, disant simplement :
« Marie ! »
On ne peut passer outre au célèbre Noli me tangere (« Ne me touche pas »)
de l’Évangile de Jean, dont on peine à discerner la logique, « car je ne suis
pas encore monté vers le Père » (Jn, XX, 17). S’il était, en effet, monté vers
le Père, elle ne pourrait plus le toucher, car il serait immatériel. Mais alors,
pourquoi autorise-t-il et même invite-t-il les Apôtres à le palper
(Lc, XXIV, 39 et Jn, XXI, 4) ? Il faut en déduire qu’il a un rapport particulier
avec Marie. L’hypothèse qu’elle soit sa femme s’impose.
Marie ne l’a donc reconnu qu’à la voix. Déduction logique, la voix n’a pas
changé, mais le visage, si. Mais pourquoi l’a-t-elle pris pour un « jardinier » ?
À l’époque, le terme est assimilé à celui de « maraîcher ». Dans ce métier, qui
n’est autorisé qu’à l’extérieur de Jérusalem, l’on s’occupe de semailles,
de drainage, de fumage ; c’est une profession en discrédit, comme celle
d’orfèvre (soupçonné d’être malhonnête), de publicain (percepteur des taxes,
donc spoliateur du peuple, déjà…), de tanneur (malodorant et malpropre), de
blanchisseur (il touche des vêtements souillés) ou de boucher (soupçonné par
principe de vendre de la viande d’animaux malades). Le « jardinier », lui,
touche du fumier. Ceux qui pratiquent ces métiers sont tenus de se raser la
barbe, alors que les Juifs honorables sont autorisés à la laisser pousser31. La
clef est trouvée : Jésus s’est rasé. Peut-être aussi a-t-il raccourci sa chevelure
de nazir. Il n’en fallait pas davantage pour le rendre méconnaissable.
L’idée est sans doute confondante pour des fidèles habitués à l’idée que le
ressuscité est forcément identique à lui-même, surtout qu’une abondante
iconographie l’a renforcée au cours des siècles.
L’hypothèse cesse d’en être une quand on lit chez Luc que les disciples
rencontrant Jésus sur la route d’Emmaüs ne le reconnaissent pas non plus, car
« leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître » (Lc, XXIV, 16), explication
ad hoc décidément un peu courte. Faudrait-il donc que des gens qui ont tous
bien connu Jésus ne le reconnaissent soudain plus ?
La raison qui vient en premier à l’esprit est que, se trouvant encore en
Judée, Jésus s’est rasé la barbe – tout au moins parce qu’il ne veut
évidemment pas être reconnu et arrêté de nouveau. La question qui suit est :
pourquoi les Évangiles diffèrent-ils entre eux à ce point ? Et pourquoi celui
de Jean contient-il les indications les plus troublantes ?
L’explication en semble simple : Jésus n’était pas mort sur la croix, comme
d’autres éléments l’indiquaient déjà.
Les Évangiles ne fournissent aucune chronologie de ces épisodes, mais la
vraisemblance indique qu’un certain délai s’écoula entre la sortie du tombeau
et la réapparition de Jésus, le temps qu’il se fût rétabli de son épreuve.
Le public moderne semble s’être résigné sans trop de mal à l’absence totale
de mention de Joseph dans la vie de Jésus. Sans doute s’est-il accommodé de
l’hypothèse que ce père présumé fût mort de vieillesse. Mais c’est un aspect
déroutant des Évangiles que la disparition obstinée de toute référence à
Marie, mère de Jésus, parmi les femmes citées après la crucifixion, autant que
la présence de plus en plus affirmée de Marie de Magdala. Trois jours avant
la résurrection présumée, elle était au pied de la croix et Jésus la confiait au
« disciple qu’il aimait ». Dès lors, et malgré la découverte du tombeau vide,
elle disparaît des récits évangéliques, sans même que son fils se soit
manifesté à elle pour lui montrer qu’il était en vie.
Quant à ses frères, ils semblent s’être évaporés. Il est difficile de ne pas en
être surpris.
171. Quel est le sens de la formule « Celui que Jésus aimait » ? Et qui
désigne-t-elle ?
Cette formule revient cinq fois dans le texte, toujours celui de l’Évangile
de Jean. La première est lors de la dernière Cène, après que Jésus a annoncé
que l’un des Apôtres le trahirait : « Un de ses disciples, celui que Jésus
aimait, se trouvait à table, tout contre Jésus. » Sur un signe de Simon-Pierre,
Jean, car si c’est lui, il se désigne lui-même de la sorte, « se penchant vers
la poitrine de Jésus, lui dit : “Seigneur, qui est-ce ?” » (Jn, XIII, 22). La
deuxième fois est quand Jésus aperçoit au pied de la croix « le disciple qu’il
aimait » (Jn, XIX, 26). La troisième fois se situe quand Marie de Magdala va
avertir Simon-Pierre et « l’autre disciple, celui que Jésus aimait », que le
tombeau est vide (Jn, XX, 2). La quatrième est quand Jésus a rejoint les
Apôtres sur la rive du lac de Tibériade et que « le disciple que Jésus aimait »
prévient Pierre que c’est le Seigneur (Jn, XXI, 7). La cinquième est lorsque
Pierre aperçoit « le disciple que Jésus aimait » derrière lui et pose à Jésus la
mystérieuse question : « Et lui ? »
Que peut donc signifier « aimait », verbe déjà utilisé à propos de Lazare
(« Seigneur, celui que tu aimes est malade », l’avait prévenu Marthe [Jn, XI,
3]) ? Et qui est donc ce privilégié ?
Outre que la formule qui le désigne est désobligeante pour les autres
Apôtres, et que, sur la base d’une iconographie tendancieuse, elle a inspiré
des suppositions sexuelles dérisoires, outre encore qu’elle fleure
l’autoglorification, elle pose la question suivante : pourquoi Jésus aurait-il
préféré Jean ? On n’en connaît aucune raison. S’il bénéficia, comme il s’en
targue, de lumières privilégiées sur le ministère de Jésus, elles ne lui valurent
pas de statut particulier dans la première Église. Les Apôtres, dont Pierre et
Jacques, chefs de la première Église, n’en tinrent pas compte.
D’après la tradition et les données disponibles, son rôle y fut secondaire. Il
faut rejeter les hypothèses selon lesquelles il aurait, de sa nouvelle résidence
d’Éphèse, coiffé les sept églises d’Asie Mineure après la mort de Paul (66 ou
67), et plus encore celle selon laquelle il aurait été victime des persécutions
de Domitien (94-96). S’il avait près de vingt ans quand Jésus commença son
ministère public, vers 27 ou 30, il aurait été proche de la soixantaine dans le
premier cas, ce qui était un bel âge pour l’époque, et nonagénaire dans le
second cas.
Les raisons de son privilège auraient donc été personnelles et la modestie
aurait exigé qu’il ne s’en prévalût pas35.
___________________
1. Louis-Charles Prat, « Le prologue de l’Évangile de Jean », cf. bibl.
2. Cf. note 18, p. 316.
3. Cf. John Rogerson, The New Atlas of the Bible, cf. bibl.
4. Gys-Devic, « Enquête sur Nazareth », cf. bibl. Cf. note 7, pp. 308-309.
5. Cf. Rogerson, The New Atlas of the Bible, op. cit.
6. Cf. note 6, p. 308.
7. Cf. note 9, p. 310.
8. Cf. notes 10 et 11, pp. 310-311.
9. Cf. note 9, p. 311.
10. Cf. note 12, p. 312.
11. Cf. bibl.
12. Écrits apocryphes chrétiens, I, cf. bibl.
13. Cf. note 16, p. 314.
14. Cf. Barbara Thiering, Jesus and the Dead Sea Scrolls, cf. bibl.
15. Cf. Jean Daniélou, Les Manuscrits de la Morte et les origines du christianisme, cf. bibl.
16. Cf. note 17, p. 315.
17. Les Sources, cf. p. 4.
18. Cf. note 6, p. 308.
19. In Évangile selon les Nazaréens, Écrits apocryphes chrétiens, I, cf. bibl.
20. The Gospel According to John, XIII-XXI, cf. bibl.
21. Cf. Martin Schlegel, Crucifixion, cf. bibl.
22. Cf. note 14, p. 313.
23. Cf. A. Edersheim, The Life and Times of Jesus the Messiah, Nabu Press, 2010.
24. Cf. John Allegro, Le Champignon et la Croix, cf. bibl. et note 8.
25. Bruce M. Metzger, The Early Versions of the New Testament, cf. bibl.
26. Voir p. 296.
27. Cf. note 15, p. 313.
28. Op. cit., cf. bibl.
29. Cf. Rudolf Bultmann, Histoire de la tradition synoptique, cf. bibl.
30. Hengel, Crucifixion, op. cit.
31. Joachim Jeremias, La Vie à Jérusalem au temps de Jésus, cf. bibl.
32. Cf. note 19, p. 317.
33. Un stade, mesure grecque variable selon les régions, valait 600 pieds, soit 180 mètres. 60 stades représentaient donc 10,8
kilomètres. Or, des divers sites possibles d’Emmaüs, un seul paraît vraisemblable : c’est Motza, indiqué par la Mishnah, qui
correspondrait à l’Amassa citée par Josèphe (Guerre, VII, 217), en grec Ammaous, qui se trouve à 30 stades, soit 5,5 kilomètres
de Jérusalem.
34. Cf. note 19, p. 317.
35. La singularité de cette appellation a suscité nombre d’études. Citons celle de Jacques Winandy, OSB, qui expose les
alternatives à l’identification de ce disciple avec Jean de Zébédée, « Le disciple que Jésus aimait : pour une vision élargie du
problème », cf. bibl. Cf. également note 13, pp. 312-313.
II. LES ACTES DES APÔTRES
Les Actes des Apôtres décrivent les œuvres des missionnaires de Jésus
annonçant la Bonne nouvelle, c’est-à-dire l’Évangile. L’objet de leurs
missions reste cependant difficile à cerner.
Après l’ébauche de constitution de la première Église, les chrétiens de
Jérusalem, selon Luc, « jour après jour, d’un seul cœur, fréquentaient
assidûment le Temple » et « Pierre et Jean montaient au Temple pour la
prière de la neuvième heure » (Act., II, 46 et III, 1). Les chrétiens au Temple,
lieu suprême du judaïsme, se conformaient donc strictement aux rites du
judaïsme. Pierre y faisait même des miracles, tels que remettre un impotent
sur ses pieds et huit mille « convertis » rien qu’à Jérusalem (Act., II, 41 et III,
4). Or, cela se situe après la crucifixion de Jésus, où le clergé du Temple
surveillait avec vigilance les activités des disciples. Il est donc improbable
que Pierre et Jean aient eu le loisir de « convertir » huit mille disciples avant
de susciter une réaction de ce clergé, du Sanhédrin, et de se faire arrêter.
Si Luc n’use pas du terme spécifique « convertir », il dit que les néophytes
« embrassèrent la foi » (Lc, IV, 4), ce qui revient au même. Mais quelle foi
nouvelle pouvaient-ils embrasser, puisque ces conversions s’effectuaient dans
l’enceinte même du Temple, citadelle du judaïsme ? Les Évangiles n’étaient
pas encore écrits, ils ne le seraient que près d’un siècle après la destruction du
Temple, et la liturgie de la messe et de l’eucharistie n’existait pas encore (la
messe eucharistique n’apparaîtrait qu’à la fin du IVe siècle) : si les chaburoths
ou « groupes d’amis » judéo-chrétiens de Palestine et des pays voisins se
réunissaient pour des cènes où l’on bénissait le pain et le vin, en souvenir de
la Cène, c’était une coutume volontaire et non un rite obligé, qui existait
d’ailleurs dans le judaïsme. L’expression consacrée était « rompre le pain »,
comme en français « casser la croûte ». Le vin ne figurait dans ces repas qu’à
l’occasion du quiddoush ou repas du sabbat ; le reste de la semaine, on se
contentait de l’eau. Certes, les Évangiles synoptiques s’accordent sur
la notion que l’eucharistie avait été instituée par Jésus lors de la Cène
(Mt., XXVI, 26-29, Mc, XIV, 22-25, Lc, XXII, 14-20), mais il faut rappeler
ici que les versions écrites des quatre canoniques n’apparurent
qu’au IIe siècle ; et la phrase de Jésus, « Faites cela en mémoire de moi » (Lc,
XXII, 20), est considérée comme un ajout par certains exégètes.
Par ailleurs, les références des Apôtres restaient les textes de l’Ancien
Testament et le seul rite nouveau était celui du baptême, qui n’était pas
pratiqué au Temple. Les judéo-chrétiens continuaient de respecter le repos du
sabbat, comme en témoignent de très nombreux passages des Actes, tel celui-
ci : « Le sabbat suivant, presque toute la ville [Jérusalem] s’assembla pour
écouter la parole de Dieu [des bouches de Paul et de Barnabé] » (Act., XIII,
44). Mais ne l’avaient-ils pas entendue de la bouche des prêtres depuis la
construction de l’édifice et dans les synagogues ?
S’il faut prêter foi aux Actes, il faut pareillement se demander, ce qui
distinguait du judaïsme la foi dont parle Luc. Car les Juifs qui avaient adhéré
à l’enseignement de Jésus était à la fois juifs et « chrétiens ». Mais ni les
Actes ni d’autres sources ne nous éclairent sur ce qui pouvait distinguer la foi
nouvelle de l’ancienne.
C’est l’une des plus importantes lacunes des Évangiles.
Mais dans leur prière de protestation, qui suit leur libération, les disciples
et leur communauté déclarent, selon Luc : « Ils se sont rassemblés dans cette
ville contre ton saint serviteur Jésus, que tu as oint » (Lc, IV, 26) Or, Jésus
n’a jamais reçu l’onction de roi ni de Messie. Or, il n’est pas un seul
événement qui indique que Jésus ait reçu cette onction, ni formellement, ni
symboliquement.
Il est admis que nombre d’épisodes des deux Testaments sont des
paraboles dont le sens ne peut s’entendre littéralement. Certains cependant, si
les textes venaient d’en être découverts, seraient rejetés par les plus fidèles
défenseurs de la tradition comme des contes apocryphes. Ainsi de celui de
l’eunuque éthiopien. « L’Ange du Seigneur s’adressa à Philippe et lui dit :
“Pars et va-t’en, à l’heure de midi sur la route qui descend de Jérusalem à
Gaza ; elle est déserte.” Il partit donc et s’y rendit. Justement un Éthiopien,
un eunuque, haut fonctionnaire de Candace, reine d’Éthiopie, et surintendant
de tous ses trésors, qui était venu en pèlerinage à Jérusalem, s’en retournait,
assis sur son char, en lisant le prophète Isaïe. L’Esprit dit à Philippe :
“Avance et rattrape ce char.” Philippe y courut et il entendit que l’eunuque
lisait le prophète Isaïe » (VIII, 26-40).
Le conte est long, nous ne citons donc que le début, déjà pétri
d’invraisemblances. Il faudrait tout ignorer de l’histoire d’Éthiopie pour
imaginer qu’un eunuque pût y être haut fonctionnaire. Et en vertu de quelle
foi un haut fonctionnaire éthiopien se serait-il rendu en pèlerinage à
Jérusalem ? Le judaïsme ne fut jamais la religion de l’Éthiopie, ni celle de la
reine Candace, personnage historique du Ier siècle av. J.-C., qui fit bâtir une
pyramide sur son tombeau. Le christianisme ne fut introduit dans le pays
qu’en 340. En quelle langue, d’ailleurs, cet eunuque aurait-il pu lire Isaïe,
sinon en hébreu ? On apprend plus loin, quand Philippe rattrape ce char, que
bien qu’il le lût à haute voix, l’eunuque n’y comprenait rien. Philippe instruit
donc l’Éthiopien et le baptise. Mais à peine est-il remonté dans le char que
« l’Esprit du Seigneur enleva Philippe », lequel se retrouva comme par
enchantement à Azor. Les fidèles de l’époque crurent-ils à ce tissu
d’absurdités fantastiques ? Pour un lecteur moderne, cet épisode présente un
défaut : il compromet la crédibilité du reste des Actes.
___________________
1. Cf. Randel Helms, Who wrote the Gospels ?, cf. bibl.
2. Cf. note 17, p. 315.
3. Cf. Hyam Maccoby, Paul et l’invention du christianisme, cf. bibl.
4. Cf. bibl.
5. La Vie secrète de saint Paul, cf. bibl.
III. LES ÉPÎTRES
ÉPîTRES DE PAUL
C’est par ses Épîtres autant que par les Actes des Apôtres que l’action de
Paul, fondateur de l’Église, est le mieux connue. On y mesure, vingt siècles
plus tard, l’ardeur de son éloquence, qui fut la grande arme de son talent
d’organisateur. Elles sont les plus nombreuses et aussi les plus riches
d’informations sur quelques-unes des questions qui s’imposaient aux
premiers chrétiens. Contradictions et lacunes y révèlent cependant que les
aspirations et inspirations théologiques du Treizième apôtre furent parfois
débordées par l’immensité d’une tâche qui, jusqu’à l’an mille, occuperait huit
conciles, de celui de Nicée en 325 à celui de Constantinople en 869.
187. Les Juifs et les Grecs sont-ils ou non les favoris de Dieu ? Un
écheveau de contradictions
Paul répète la même contradiction que Pierre selon les Actes ( 178).
D’une part, il dit que « Dieu ne fait pas acception des personnes » (Rom., I,
11), autrement dit, que Dieu n’a pas de favoris, alors que d’autre part il écrit
que « l’Évangile est une force de Dieu pour le salut de tout homme qui croit,
du juif d’abord, puis du Grec » (Rom., I, 16). Et il le redit : « Tribulation et
angoisse à toute âme humaine qui s’adonne au mal, au juif d’abord, puis au
Grec ; gloire, honneur et paix à quiconque fait le bien, au juif d’abord, puis
au Grec » (Rom., II, 9-10). Pourquoi les Juifs et les Grecs auraient-ils
préséance sur le reste de l’humanité si tous les humains sont égaux ?
Plus loin, il confirme cependant le favoritisme divin et les aversions qui en
résultaient. Il écrit ainsi : « … Selon qu’il est écrit : j’ai aimé Jacob et j’ai haï
Esaü » (Rom., IX, 13) sans expliquer pourquoi Dieu aurait non seulement
préféré Jacob, mais haï Esaü.
Conscient de mettre en cause la justice divine, il raisonne alors ainsi,
produisant sans doute l’un des plus impénétrables écheveaux de
contradictions de ses Épîtres : « Qu’est-ce à dire ? Dieu serait-il injuste ?
Certes non. Car il dit à Moïse : “Je fais miséricorde à qui je fais miséricorde
et j’ai pitié de qui j’ai pitié.” Il n’est donc pas question de l’homme qui veut
ou qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. […] Ainsi donc il fait
miséricorde à qui il veut et il endurcit qui il veut » (Rom., IX, 14-18).
S’avise-t-il qu’en prétendant la dissiper, par des propos divins qu’il a
inventés, il renforce ainsi une image de l’injustice divine ? En effet, il donne
un exemple de l’injustice divine comme preuve de justice. Le succès ou
l’échec des actions humaines seraient donc soumis au caprice divin. Dans une
autre Épître, Paul écrira pourtant : « Ne savez-vous pas que, dans les courses
du stade, tous courent mais un seul obtient le prix ? Courez donc, pour le
remporter » (I Cor., IX, 24).
A-t-il oublié qu’il a écrit aux Romains que ce n’est pas la peine de courir ?
L’emphase qui lui était apparemment naturelle poussa sans doute Paul à se
rabaisser à l’excès : « Je sais que nul n’habite en moi, je veux dire, dans ma
chair », écrit-il dans un accès d’humilité, « puisque je ne fais pas le bien que
je veux et commets le mal que je ne veux pas » (Rom., VII, 18). Mais alors,
comment peut-il écrire dans une autre Épître : « Je suis crucifié avec
le Christ, et ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi » (Gal., II,
20). Comment pouvait-il dire que nul n’habitait en lui si c’était le Christ qui
vivait en lui ?
Comparé à ces assertions, le dilemme de Stavroguine, le héros de
Dostoïevski, paraît limpide : « Si Stavroguine croit, il ne croit pas qu’il croie,
mais s’il ne croit pas, il ne croit pas qu’il ne croie pas. »
L’un des points les plus fortement développés dans cette Épître est l’éloge
répété du manque de sagesse, du moins au sens ordinaire de ce mot : « Il est
écrit : “Je détruirai la sagesse des sages et l’intelligence des intelligents et je
la rejetterai.” Où est-il, le sage ? Où est-il, l’homme cultivé ? Où est-il le
raisonneur de ce siècle ? » (I Cor., I, 19). « Dieu n’a-t-il pas frappé de folie la
sagesse du monde ? […] Alors que les Juifs demandent des signes et que les
Grecs recherchent la sagesse, nous proclamons, nous, un Christ crucifié,
scandale pour les Juifs et folie pour les païens. […] Car ce qui est folie de
Dieu est plus sage que les hommes » (I Cor., I, 20-25). « Je ne suis pas venu
vous annoncer le mystère de Dieu avec le prestige de la parole ou de la
sagesse » (I Cor., II, 1). « Nous sommes fous, nous à cause du Christ, mais
vous, vous êtes prudents dans le Christ » (I Cor., IV, 10). « Si quelqu’un
parmi vous croit être sage à la façon de ce monde, qu’il se fasse fou pour
devenir sage, car la sagesse de ce monde est folie auprès de Dieu »
(I Cor., III, 18-19).
Ignorait-il que la sagesse consiste justement à ne pas suivre l’exemple du
monde ? « Pourtant, c’est bien de sagesse que nous parlons parmi les parfaits,
mais non d’une sagesse de ce monde… […] ce dont nous parlons, c’est d’une
sagesse de Dieu, mystérieuse, demeurée cachée » (I Cor., II, 6-7).
Ces discours placent d’emblée Paul parmi les mystiques, et plus
précisément parmi les adeptes de la Gnose, comme l’indiquaient ses propos
déroutants et paradoxaux sur l’insuffisance de la Loi dans l’Épître aux
Romains. Fondateur de religion, il demande aux adeptes de renoncer à
l’usage de la raison : « L’homme psychique n’accueille pas ce qui est de
l’Esprit de Dieu : c’est folie pour lui et il ne peut le connaître, car c’est
spirituellement qu’on en juge. L’homme spirituel, au contraire, juge de tout,
et lui-même n’est jugé par personne » (I Cor., II, 14-15).
On serait bien en peine de définir l’une ou l’autre des catégories que Paul
invoque ici, de la façon la plus rationaliste soit dit incidemment, « l’homme
psychique » et « l’homme spirituel ». Quant à l’assertion selon laquelle le
dernier ne serait jugé par personne, elle est de son fait, chacun peut en juger.
Mais comment alors le croyant qui a fait taire sa raison pourrait-il appliquer
l’avertissement de Jésus : « Gardez-vous des faux prophètes ? Ils viennent à
vous ressemblant de l’extérieur à des brebis, mais à l’intérieur, ils sont
vraiment comme des loups avides » (Mt., VII, 15). Si la sagesse qu’enseigne
Paul est « mystérieuse et demeure cachée », comment la reconnaîtrait-on ?
En réalité, la substance de cette déclaration est un message clairement
dérivé du grand courant gnostique oriental qui rivalise alors d’influence avec
l’Église primitive et avec lequel celle-ci finira par entrer en conflit55. Paul
exhorte ses auditeurs à renoncer à la conscience pour que Dieu se révèle à
eux ; sa notion de la foi devait mener aux hérésies de Marcion et de Valentin.
Ce ne sont de toute façon pas des idées de Jésus qu’il propage avec cette
véhémence. Paul suscite ici une des contradictions les plus flagrantes dans le
Nouveau Testament.
Et le Dieu qu’il décrit est un défi aux croyants : « Ce qu’il y a de fou dans
le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages ; ce qu’il y a de
faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre de ce qui est
fort » (I Cor., I, 27).
Comment concilier un monde de fous et de débiles censé représenter la
volonté divine avec la sagesse de l’Ancien Testament ? Car ce sont
d’innombrables pages de ce Testament que Paul foule aux pieds. Il n’a jamais
lu les Proverbes :
Si tu conserves mes préceptes par-devers toi,
rendant tes oreilles attentives à la sagesse,
inclinant ton cœur vers l’intelligence,
oui, si tu fais appel à l’entendement,
si tu recherches l’intelligence,
alors tu comprendras la crainte de Yahweh. (Prov., II, 1-6)
Heureux l’homme qui a trouvé la sagesse,
l’homme qui acquiert l’intelligence ! (Prov., III, 13)
Avait-il lu Daniel ? Avait-il oublié que, dans sa faveur, Dieu lui concéda
ainsi qu’à ses trois frères, Ananias, Misaël et Azarias, « savoir et instruction
en lettres et en sagesse ? » (Dan., I, 17). Mais il est vrai que, prompt aux
changements d’opinion, il allait prêcher exactement le contraire aux
Éphésiens.
On perçoit bien quelles convictions, au-delà d’un anti-intellectualisme
forcené, sous-tendent ces discours exaltés : ce sont celles du gnosticisme,
vaste courant philosophico-religieux qui célébrait la connaissance spontanée
et non rationnelle du monde inférieur et du monde supérieur et, comme on l’a
vu dans le prologue de l’Évangile de Jean, divisait le monde en entités
inconciliables, la matière et l’esprit, les ténèbres et la lumière. « Je l’affirme,
frères, écrit-il, la chair et le sang ne peuvent hériter du Royaume de Dieu » (I
Cor., XV, 50). Et il le redira sans cesse dans ses Épîtres : « La lettre tue,
l’Esprit vivifie » (II Cor., III, 6). Comment conciliait-il alors l’Incarnation
avec l’irrémédiable mal de la matière ?
Le gnosticisme foisonnait dans le monde méditerranéen depuis le IIe siècle
av. J.-C. Dans cet ordre d’idées, étranger à la Loi et antagoniste du judaïsme,
Paul allait s’engager dans des voies parallèles à celles de l’Église future, mais
proches du chamanisme. « Ainsi donc, conseillerait-il aux Corinthiens,
aspirez au don de prophétie et n’empêchez pas de parler en langues » (I Cor.,
XIV, 30). Alarmante incitation.
Le récit de la transe sur le Chemin de Damas, dans les Actes des Apôtres,
était déjà incertain ; Paul l’enrichit de façon inattendue. Dans une version de
cette transe, il dit que tous les voyageurs étaient tombés au sol et qu’il
entendit une voix lui parler (Act., XXVI, 14). Dans une autre, il n’est plus
question d’une chute collective à terre ; Paul dit seulement que ses
compagnons avaient vu la lumière, mais n’avaient pas entendu la voix. Mais
voilà mieux : « Ne suis-je pas un apôtre ? déclare-t-il aux Corinthiens. Ne
suis-je pas libre ? N’ai-je pas vu Jésus Christ notre Seigneur ? » (I Cor., IX,
1). Rien de tel n’avait été allégué dans les récits des Actes. Pis, quand il
s’était relevé, Paul avait perdu la vue et ne l’avait retrouvée qu’au bout de
trois jours (Act. IX, 4-9 et XXII, 7-9).
Un tel récit à l’époque moderne justifierait un examen neurologique.
L’attaque de Paul évoque une crise d’épilepsie.
Paul s’est plus d’une fois trouvé en mauvaise posture, comme lorsqu’il a
été bousculé par la foule à Jérusalem ou giflé devant le Sanhédrin. Mais à lire
son propre récit de ses tribulations, on se demanderait comment il est encore
en vie : « Souvent j’ai été à la mort. Cinq fois j’ai reçu des Juifs les trente-
neuf coups de fouet ; trois fois j’ai été battu de verges ; une fois lapidé » (II
Cor., XI, 23-25).
Bien qu’ils lui soient favorables, les Actes ne rapportent rien de tel. Il faut
rappeler que seuls les Romains étaient autorisés à faire administrer des
châtiments corporels ; or, Paul s’est justement prévalu de son statut de
citoyen romain pour y échapper (Act., XXII, 25-29). Deux cent quinze coups
de fouet et trois bastonnades ne lui auraient guère laissé le loisir de
poursuivre sa carrière. Quant à la lapidation, c’est une invention : on n’y
survivait pas.
« L’homme n’est pas justifié par la pratique de la Loi, mais seulement par
la foi en Jésus Christ », affirme Paul (Gal., II, 16), et : « Tous ceux qui se
réclament de la pratique de la Loi encourent une malédiction » (Gal., III, 10).
C’est là une outrance étonnante, car elle voue tous les Juifs à la malédiction.
Il est vrai que Paul se présentait comme un « Juif sans Torah ».
« Que d’ailleurs la Loi ne puisse justifier personne devant Dieu, c’est une
évidence, puisque le juste vivra par la foi ; or, la Loi, elle, ne procède pas de
la foi » (Gal., III, 11). Il ne cesse d’assener ses attaques contre la Loi : « Si
l’Esprit vous anime, vous n’êtes pas sous la Loi » (Gal., V, 18). Et : « Le
Christ nous a rachetés de cette malédiction de la Loi… » ( 189).
Il signifiait ainsi que, pendant plus de quinze siècles, aucun Juif n’avait été
justifié. Une fois de plus, il trahissait l’enseignement de Jésus qui, parlant de
la Loi, avait dit : « Celui qui violera le moindre de ces préceptes [de la Loi] et
enseignera aux autres à faire de même, sera tenu pour le moindre dans le
Royaume des Cieux » (Mt., V, 19).
Mais Paul ne cessait de réinventer à son gré l’enseignement de celui qu’il
prétendait avoir vu.
Il est malaisé de savoir auquel des jugements de Paul sur lui-même il faut
accorder foi. Dans la première Épître aux Corinthiens : « Je suis le moindre
des apôtres ; je ne mérite pas d’être appelé apôtre, parce que j’ai persécuté
l’Église de Dieu » (I Cor., XV, 9). Mais s’adressant aux Éphésiens, il se
présente comme un tout autre personnage : « À me lire, vous pouvez vous
rendre compte de l’intelligence que j’ai du mystère du Christ. Ce Mystère
n’avait pas été communiqué aux hommes des temps passés comme il vient
d’être révélé maintenant à ses saints apôtres et prophètes, dans l’Esprit »
(Éph., III, 4).
Il dira ensuite aux Philippiens que ses « chaînes » avaient acquis dans le
Christ « une vraie notoriété » (Phil., I, 13). Comprenne qui peut ; sans doute
revendique-t-il la notoriété. Puis, dans l’Épître à Timothée, il se décrira
comme « naguère un blasphémateur, un persécuteur, un insulteur » (I Tim., I,
12). Sans doute ne pouvait-il prévoir que sa modestie et sa fierté seraient
toutes deux éprouvées dans les siècles suivants.
C’est dans la même Épître que Paul recourt à une image qui laisse
perplexe : « La construction que vous êtes a pour fondation les apôtres et
prophètes et pour pierre d’angle le Christ Jésus lui-même. En lui toute
construction s’ajuste et grandit en un temple saint, dans le Seigneur ; en lui,
vous aussi, vous êtes intégrés à la construction pour devenir une demeure de
Dieu dans l’Esprit » (Éph., II, 20-22).
Jésus serait la pierre angulaire d’une construction qui deviendrait un
temple de son Père ? Il est vrai que les images littéraires de Paul sont souvent
risquées ; ainsi avance-t-il que les « espaces célestes » sont habités par « les
esprits du mal » (Éph., VI, 12).
Et c’est sans ironie perceptible qu’il demande aux Éphésiens de prier « afin
qu’il me soit donné d’ouvrir la bouche pour parler et d’annoncer hardiment le
mystère de l’Évangile dont je suis l’ambassadeur dans mes chaînes » (Éph.,
VI, 19-20).
Après avoir prêché la folie aux Corinthiens, Paul prêche la sagesse aux
Éphésiens : « Prenez bien garde à votre conduite ; qu’elle soit celle, non
d’insensés, mais de sages » (Éph., V, 15).
Peut-être les Corinthiens étaient-ils trop sages et les Éphésiens, pas assez.
Ou peut-être encore Paul pratiquait-il la philosophie de la chauve-souris : « Je
suis souris, voyez mes dents, je suis oiseau, voyez mes ailes. »
ÉPîTRES à TIMOTHéE
Aucun texte de Paul ne confirme aussi nettement le fait qu’il est tributaire
des idées de son temps que le passage de l’Épître à Timothée où il déclare :
« Tous ceux qui sont sous le joug de l’esclavage doivent considérer leurs
maîtres comme dignes d’un entier respect, afin que le nom de Dieu et la
doctrine ne soient pas blasphémés » (I Tim., VI, 1).
Il en découle que toute révolte d’esclave mettrait en cause et le nom de
Dieu et la doctrine (sans qu’on sache quelle doctrine). Et il ferait beau voir
qu’on lût ce texte en chaire aujourd’hui. On ne décèle aucun doute sur la
légitimité de l’esclavage et le fait qu’elle soit une infraction à la dignité
humaine. Paul semble avoir oublié l’injonction de Jésus : « Tu adoreras le
Seigneur ton Dieu et tu ne serviras que lui » (Mt., IV, 10). Il insiste même sur
les devoirs de l’esclave : « Quant à ceux qui ont pour maîtres des croyants,
qu’ils n’aillent pas les mépriser sous prétexte que ce sont des frères ; qu’au
contraire ils les servent d’autant mieux que ce sont des croyants et des amis
de Dieu qui bénéficient de leurs services » (I Tim., VI, 2).
Là s’insère une faille dans l’argumentation. Paul admet que les esclaves
pourraient tenir des maîtres croyants pour des hypocrites, puisque leur foi ne
les empêche pas de maintenir des êtres humains en esclavage ; cela sous-
entend que les esclaves avaient des motifs de penser qu’un chrétien ne
maintient pas un autre homme en esclavage. Et là, Paul est en contradiction
avec lui-même, car il prétendait plus haut se défaire des prescriptions
archaïques, mais il respecte la pratique antique de l’esclavage.
Toujours est-il qu’il ne ferait pas bon, de nos jours, relire cette Épître dans
certains pays qui furent victimes de la traite des Noirs, ni dans d’autres qui
s’opposèrent à l’abrogation de l’esclavage : elle était conçue pour un autre
temps.
Dans l’Épître à Titus comme dans plusieurs autres, Paul reprend ses
attaques contre la Loi et la notion que les œuvres de justice accomplies ici-
bas sont garantes du salut de l’individu. Il y évoque le Dieu « qui nous a
sauvés et nous a appelés d’un saint appel, non en considération de nos
œuvres, mais conformément à son propre dessein et à sa grâce » (II Tim., I,
9).
Autrement dit, peu importe que nos actions soient bonnes ou mauvaises,
c’est le dessein de Dieu qui primera pour notre salut. Il contredit là
l’enseignement de Jésus : « Les œuvres que je fais au nom de mon Père
témoignent de moi » (Jn, X, 25). Si les actions terrestres n’assurent pas le
salut, pourquoi Jésus déclare-t-il : « De toute parole sans fondement que les
hommes auront proférée, ils en rendront compte au jour du Jugement » (Mt.,
XII, 36) ?
Et à quoi servent donc les efforts de Paul lui-même et de ses disciples,
« pour qu’eux [les élus] aussi obtiennent le salut qui est dans le Christ Jésus »
(II Tim., II, 10) ?
Leur dispersion au travers des Épîtres n’atténue pas les contradictions ;
elles les rendent seulement moins évidentes.
ÉPîTRE AUX HéBREUX
C’est sur une étonnante bévue que s’ouvre cette Épître : « Dieu, en ces
jours qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils, qu’il a établi héritier de
toutes choses » (Hébr., I, 1). Jésus serait l’héritier de Dieu ? Cela signifie-t-il
que Dieu envisage de mourir et aurait désigné un successeur ? Pourtant, plus
haut, Paul avait identifié Jésus avec le créateur de toutes choses.
Comment ne pas en déduire que sa théologie était aussi imparfaite que sa
théogonie ?
« Avant la venue de la foi, écrit Paul dans l’Épître aux Galates, nous étions
enfermés sous la garde de la Loi, réservés à la foi qui devait se révéler »
(Gal., III, 21). Et selon lui, elle se révéla avec Jésus. Mais dans l’Épître aux
Hébreux, il concède la foi à Abraham, à Isaac, à Jacob, à Ésaü, à Gédéon, à
Baraq, à Samson, à Jephté, à David, ainsi qu’à Samuel et aux Prophètes, et dit
que le temps lui manquerait pour raconter les œuvres de ces hommes,
accomplies « grâce à la foi » (Hébr., XI).
Si la foi existait depuis Abraham, comment aurait-elle pu se révéler des
siècles plus tard ?
Les Épîtres renseignent donc bien plus sur le personnage de Paul que sur
l’enseignement de Jésus. À leur façon, ce sont des documents historiques sur
l’itinéraire d’un ambitieux qui entendait trancher les derniers liens de l’Église
avec le judaïsme et conquérir le siège du pouvoir païen : Rome. Mais près de
trois siècles s’écoulèrent avant que le christianisme conquît Rome.
Ce sont les sept Épîtres de saint Jacques, saint Pierre, saint Jean et saint
Jude. À la différence de celles de Paul, elles s’adressent à la communauté
chrétienne au sens large, d’où leur nom, et non à des communautés distinctes.
Elles appartiennent à l’évidence au vaste corpus de littérature évangélique
qui se développa dans les premiers siècles de notre ère et dont la plus grande
partie fut rejetée du canon des Églises ; elles-mêmes n’y furent d’ailleurs
admises que tardivement, au IVe siècle, en raison d’une conformité
satisfaisante avec les dogmes. Les attributions sont conventionnelles et font
toujours l’objet de recherches et d’études. Ainsi, on ne sait qui est le Jacques
auquel est attribuée l’Épître qui porte son nom, traditionnellement désigné
comme le « frère du Seigneur », et qui devrait donc être distinct du fils de
Zébédée, Jacques le Majeur, frère de Jean, et de Jacques d’Alphée, dit
Jacques le Mineur. Il convient alors d’envisager le titre de « frère » comme se
référant à d’autres liens que ceux de la parenté de sang et comme une
appellation élective. Ce Jacques pourrait alors être le fils de Zébédée, peut-
être un ancien compagnon de Jésus lors de son séjour chez les Esséniens.
Quant à Jude, l’incertitude est plus grande, car on ne sait s’il faut l’identifier à
Judas de Jacques, qui n’est mentionné par aucun des Synoptiques, mais
seulement par Jean, ou bien à Thomas, qui fut révéré en Orient sous le nom
de… Judas.
Ces Épîtres ne sont ici incluses qu’en fonction des divergences qu’elles
présentent avec les autres textes du Nouveau Testament.
Ainsi, dans l’Épître de saint Jacques, il convient de relever le passage
suivant, qui contredit ouvertement les propos de Paul sur l’inutilité des
œuvres et la primauté de la foi : « À quoi cela sert-il, mes frères, que
quelqu’un dise : “J’ai la foi”, s’il n’a pas les œuvres ? La foi peut-elle le
sauver ? […] Veux-tu savoir, homme insensé, que la foi sans les œuvres est
stérile ? » (Jcq., II, 14 et 20).
Un autre passage ressemble à une réfutation de Paul : « Si tu juges la Loi,
tu n’es pas celui qui observe la Loi, mais son juge. […] Et qui es-tu pour
juger le prochain ? » (Jcq., IV, 12).
Au début de sa première Épître, Pierre répète sa contradiction sur le fait
que Dieu ne fait pas acception des personnes ( 178). Après avoir affirmé
que « Dieu juge chacun sans acception des personnes » (I P., I, 17), il déclare
à son auditoire : « Mais vous, vous êtes une race élue, un sacerdoce royal,
une nation sainte, un peuple acquis » (I P., II, 9).
Dans leur ardeur évangélique, les rédacteurs ne maîtrisent pas aisément les
images de leurs récits mythiques. Ainsi Pierre assure que « Dieu n’a pas
épargné les Anges qui avaient péché, mais les a expédiés dans le Tartare
[l’Enfer] et livrés aux abîmes de ténèbres, où ils sont enfermés jusqu’au
Jugement » (II P., II, 4). Dans la première Épître, il conseille cependant aux
fidèles de se montrer vigilants, car leur adversaire, « le Diable, comme un
lion rugissant, va cherchant quelqu’un à dévorer. » (I P., V, 8). Les mauvais
anges sont-ils oui ou non enfermés dans le Tartare ? Et depuis quand ?
Pierre n’avait visiblement pas résolu le problème du Mal.
___________________
55. Cf. note 17, p. 315.
IV. L’APOCALYPSE
C’est une licence courante que de parler de l’Apocalypse, comme s’il n’y
en avait qu’une. La littérature des deux Testaments abonde en apocalypses,
depuis Isaïe jusqu’à la brève Épître de saint Jude, où le jour du Jugement, le
Seigneur flanqué de ses saintes myriades mettra fin à un monde décidément
trop corrompu et fera régner la sainteté et la joie, abolissant jusqu’à la mort
elle-même.
Mais le terme dériva, comme l’enseigne le langage moderne. De
révélation, qui est son sens étymologique premier, l’apocalypse devint
synonyme de terreur et représenta la vengeance du visionnaire. En effet, le
mot originel grec signifie « révélation », et celle du Seigneur devait
s’accompagner de destructions indescriptibles provoquées par des combats
entre les puissances du Mal et celle des cieux.
Bien peu se sont avisés que l’apocalypse est un manuel du monothéiste
fanatique, pour qui ceux qui ne se conforment pas à sa vision d’un Dieu
unique doivent être exterminés. Il n’est donc pas étonnant que les Esséniens,
par exemple, fussent friands des prophéties sinistres. Les textes canoniques et
apocryphes débordent de descriptions des horreurs déclenchées par la colère
divine, de pécheurs empalés, déchiquetés et jetés dans les excréments, de
citadelles s’écroulant dans le fracas des trompettes pour s’être dérobées aux
volontés d’un Dieu unique. Ce sont des pamphlets de l’intolérance, porteurs
des germes des guerres de religion.
Le texte le plus célèbre, attribué à saint Jean, est censé avoir été écrit dans
l’île grecque de Patmos, de l’aveu même de l’auteur. On ignore cependant de
quel Jean il pouvait s’agir, « celui que Jésus aimait » ou un homonyme. Le
premier, parti sans doute de Jérusalem et de Palestine en 50, s’installa à
Éphèse, dont il devint le presbyte, ce qui, en termes contemporains,
équivaudrait au rang d’évêque. La tradition, ou mieux vaut dire la légende,
assure que cela aurait été le même homme qui, sous le règne de Domitien, fut
plongé dans une cuve d’huile bouillante, mais en sortit indemne et fut, en
effet, exilé à Patmos. Admirable, mais improbable histoire, les persécutions
de Domitien ayant eu lieu entre 94 et 96, alors que Jean de Zébédée, si c’était
lui, devait alors avoir près de cent ans. L’hypothèse la plus plausible est que
son texte fut à tout le moins complété par un disciple. Ce dernier n’était
certes pas juif, car il n’a pas corrigé l’une des bourdes les plus flagrantes de
son maître, à moins qu’il ne l’ait commise lui-même…
___________________
1. Rudolf Bultmann, Histoire de la tradition synoptique, cf. bibl., et Werner H. Kelber, The Oral and the Written Gospel, cf. bibl.
2. Montague Rhodes James, The Apocryphal New Testament, cf. bibl.
3. Ibid.
4. Hérésie datant de l’an 150, qui soutenait que le mariage était une débauche introduite par le Diable, et dont les partisans
s’abstenaient de viande d’animaux et de vin.
5. M. Rhodes James, The Apocryphal New Testament, op. cit.
6. Cf. note 17, p. 315.
NOTES
2. Le consensus actuel sur la question des courants peut être résumé ainsi.
Le courant le plus ancien fut le yahwiste, qui, au IXe siècle avant notre ère,
enregistra par écrit les traditions orales, jusqu’alors les seules qui
permettaient la transmission des traditions. Il faut rappeler à ce propos que le
plus ancien alphabet sémitique n’apparaît qu’au XIIIe siècle av. J.-C., et que
l’écriture courante, elle, n’apparaît qu’au IXe siècle, époque à laquelle les
caractères hébreux prennent leur forme. Il faut également rappeler qu’une très
faible minorité de gens savaient alors lire et écrire ; les textes sacrés ne
pouvaient évidemment avoir une grande diffusion : ils n’étaient connus que
par les lectures qu’en faisaient les prêtres. Les rédacteurs yahwistes étaient du
sud, Jérusalem et Judée, et leur idéologie était monarchiste ; les patriarches-
prophètes, Abraham, Jacob et Moïse, y figurent comme des médiateurs
choisis par Dieu entre Lui et les Juifs, mais l’autorité légitime est celle du
trône de David, dont le siège est Jérusalem.
Le courant élohiste, apparu au IXe siècle dans le nord, était le courant
légitimiste d’Israël proprement dit, par opposition au sud, Juda. Pour ses
partisans, la lignée légitime des rois choisis par Dieu était celle d’Éphraïm,
petit-fils de Jacob, et la capitale d’Israël était non pas Jérusalem, mais
Sichem, qui fut de fait la capitale du roi schismatique du nord, Jéroboam. Ils
ajoutèrent leurs contributions au Pentateuque selon leurs points de vue.
L’effondrement du royaume du nord, Israël, au VIIIe siècle av. J.-C., mit fin à
la rivalité entre Israël et Juda, mais s’il amenuisa les différences entre
yahwistes et élohistes, donnant même naissance à un courant secondaire, dit
jéhoviste, il ne les supprima pas.
Le courant deutéronomiste est celui qui pose le plus de problèmes aux
biblistes, parce qu’il est plus difficile de le situer dans la chronologie
historique. Il semble certain qu’il exista dès avant le VIIe siècle, comme en
témoigne le Livre de la Loi de Yahweh, découvert en 632 av. J.-C. dans les
caves du Temple, lors de la restauration de l’édifice sous le règne de Josias.
Cela aurait été une version du Deutéronome qui nous est parvenu, mais il est
difficile de fixer la date à laquelle il fut rédigé et les circonstances dans
lesquelles ses rédacteurs intervinrent dans les textes d’autres livres du
Pentateuque, dont l’Exode. En revanche, il semble certain que le
Deutéronome est celui des cinq livres qui a reçu le moins d’inclusions des
trois autres courants (celles-ci sont le seul fait de rédacteurs du courant
sacerdotal).
Contemporain du courant deutéronomiste, le courant sacerdotal diffère des
trois autres en ce qu’il présente l’établissement sacerdotal et les rites comme
les instruments fondamentaux du rachat et du salut d’Israël. Il se rapproche
cependant du courant deutéronomiste en ce qu’il vise à la préservation
d’Israël des influences extérieures et des autres religions ; celles-ci, en effet,
offraient au sentiment religieux des supports visibles, alors que le Dieu juif
est essentiellement métaphysique et qu’on n’en connaît rien, sinon les
manifestations de sa volonté.
Ce résumé ne peut évidemment rendre compte de l’ampleur de l’hypothèse
documentaire et de son importance dans la lecture du Pentateuque1. Elle seule
permet de comprendre certaines singularités du Pentateuque, telles que des
répétitions autrement incompréhensibles, par exemple celles des versets IX,
15-23 du Livre des Nombres, d’origine deutéronomique, sur la nuée divine
qui stationnait sur la Demeure.
4. L’essentiel de ces informations est tiré de The New Atlas of the Bible, de
John Rogerson (cf. bibl.).
10. L’essénisme ne fut pas, comme on tend à le croire trop souvent, une secte
unifiée. Au IIe siècle av. J.-C., un prêtre, dont le nom est tenu secret et dont
l’existence fut révélée par les manuscrits de Qumrân, fonda une faction
dissidente. Connu sous le surnom de Maître de Justice, il fut exécuté et peut-
être crucifié sous le règne de Hyrcan II, d’où les hypothèses selon lesquelles
Jésus se serait identifié à un nouveau Maître de Justice. Les partisans du
premier s’étaient exilés à Damas, où leurs croyances furent influencées par le
gnosticisme hellénistique. On sait, d’après le Document de Damas, retrouvé
au XIXe siècle, que cette secte était fondée sur la conviction que l’Alliance
était tombée en désuétude et qu’il fallait en proclamer une nouvelle.
Cet élément et d’autres points de leur argumentation préfigurent à maints
égards l’action et l’enseignement de Jésus.
Il reste à observer que des Esséniens étaient restés en Palestine et que la secte
y prospérait. En l’état actuel des recherches et traductions, il n’est pas
possible de savoir si Jésus appartenait à la secte dissidente de Damas ou bien
à celle qui était restée en Palestine.
___________________
1. Cf. Les Cinq Livres secrets dans la Bible, de l’auteur, identification des quatre courants dans le texte complet du Pentateuque.
2. N° IV Q 177, c’est-à-dire découvert dans la grotte IV de Qumrân. Cf. Max Campserveux, EPHE, « Méditation sur les
Esséniens exclus », cf. bibl.
3. Cf. Albert Soued, Les Symboles dans la Bible ; Bernard Dubourg, L’Invention de Jésus, t. I et II, cf. bibl.
4. Cf. André Wautier, « Le disciple que Jésus aimait », cf. bibl.
5. Cf. John Allegro, The Dead Sea Scrolls : A Reappraisal, cf. bibl.
6. Ibid.
7. Rhodes James, The Apocryphal New Testament, op. cit. Traduction de l’auteur.
BIBLIOGRAPHIE