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AVANT-PROPOS

La Bible est le livre le plus révéré des Juifs depuis plus de trois mille ans et
des chrétiens depuis deux mille ans et l’adjonction du Nouveau Testament.
Considéré comme révélé, c’est-à-dire dicté par l’inspiration divine, il a à son
tour dicté la morale et les lois humaines. À ce jour, par exemple, les
présidents des États-Unis d’Amérique prêtent serment sur la Bible quand ils
prennent leurs fonctions.
Ce statut exceptionnel n’a pas suspendu l’attention de ceux qui lisaient le
texte d’un œil vigilant. La lecture critique des deux Testaments commença
assez tôt. Ainsi au XIe siècle, le médecin juif Isaac Ibn Yashoush, attaché à la
cour musulmane de Grenade (autres temps !), avait noté un anachronisme
contraire à la tradition. Celle-ci, en effet, soutenait que Moïse avait été
l’auteur de la Genèse ; or, la liste des rois édomites énumérés dans ce Livre
(XXXVI) ne pouvait pas avoir été établie par lui, étant donné que ces rois
avaient régné longtemps après sa mort. Au siècle suivant, le rabbin Abraham
Ibn Ezra se contenta de surnommer Yashoush, « Isaac le Gaffeur ».
Mais ces égratignures à l’autorité de la Bible restaient mineures et leurs
échos confinés aux cercles des érudits, ne fût-ce qu’en raison d’une portée
restreinte. En effet, jusqu’à l’invention de l’imprimerie, il était quasiment
impossible de parcourir l’ensemble des textes bibliques dans un temps
relativement restreint, quelques jours ou semaines, comme ce fut le cas à
partir du XVIe siècle.
On surprendra sans doute plus d’un croyant contemporain en rappelant que
la Bible figura à l’Index des livres dont la lecture était interdite aux
catholiques, index établi par l’Inquisition, qui devint le Saint-Office, puis la
Congrégation pour la doctrine de la Foi, laquelle ne fut abolie qu’en 1966.
Deux raisons successives motivèrent cette interdiction. La première, au
XIIe siècle, fut la méfiance à l’égard des traductions, où l’Inquisition, qui ne
reconnaissait que la Bible en latin, flairait des infiltrations des hérésies. La
seconde raison, qui s’imposa à l’époque de la Réforme, fut qu’une libre
lecture de la Bible permettait de faire des comparaisons critiques entre ses
enseignements et les traditions de l’Église ; les chefs de la Réforme
considéraient, en effet, que ces traditions ne correspondaient pas aux
enseignements du Nouveau Testament, ce qui consomma la rupture avec
Rome.
La lecture critique des textes sacrés1 se poursuivit cependant. Lorsque les
progrès des sciences mirent en cause le premier des cinq Livres du
Pentateuque, la Genèse, notamment en ce qui concerne l’apparition de la vie
sur terre et l’évolution des espèces, les interdictions étaient devenues
inefficaces : l’imprimerie avait répandu trop d’exemplaires de la Bible dans
le monde.
Un courant de pensée se constitua alors, à la fois dans le monde des Églises
réformées et dans le catholicisme, postulant que la Bible ne pouvait que
guider la foi des humains, et non enseigner l’histoire de l’univers et du
monde. La réaction fut presque simultanée chez les protestants et les
catholiques, les premiers soutenant que la Bible devait être considérée
comme littéralement véridique. Ainsi naquit le créationnisme, selon lequel le
monde a bien été créé en six jours, et qui persiste jusqu’aujourd’hui dans
certains groupes réfractaires. L’une des dates symboliques de ce mouvement
fut le fameux procès Scopes de 1925, aux États-Unis, où la justice condamna
un professeur d’université pour avoir enseigné l’évolution des espèces et
ainsi contredit la Bible. La réaction de l’Église catholique ne fut pas
différente : en 1893, dans l’encyclique Providentissimus Deus, le pape Léon
XIII condamna la liberté d’interprétation prônée par les critiques, tout en
encourageant, d’ailleurs, les études scientifiques.
Le point de vue des traditionalistes était : « Tout ce qui est contenu dans la
Bible est religion et a été révélé par Dieu », tandis que celui des critiques
était : « La Bible ne contient que la religion révélée par Dieu. » Les progrès
de l’histoire, de l’archéologie et des études bibliques rendirent bientôt les
deux positions incompatibles.
*

Comme le savent les biblistes, qui s’y emploient, le travail critique reste
inachevé et un troisième point de vue s’impose : l’Ancien et le Nouveau
Testament ont été rédigés au cours des siècles par des hommes qui avaient
interprété des récits selon des traditions, c’est-à-dire selon des habitudes de
pensée et des influences locales.
Ces œuvres intégralement humaines sont en fait les versions écrites de
courants indépendants, entraînant des contradictions flagrantes, en plus
d’invraisemblances placées sous le sceau de la divinité, dont les principales
sont exposées dans ces pages. Il est donc présomptueux et même erroné de
les considérer comme fondateurs d’une Loi morale révélée. Comment, en
effet, concilier des prescriptions aussi antagonistes que celles-ci : « Les fils
ne seront pas mis à mort pour les fautes de leurs pères » (Deut., XXIV, 16) et
« Je suis Yahweh, qui punis l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la
troisième et à la quatrième génération » (Ex., XX, 5 et XXXIV, 7) ?
Comment Dieu aurait-il pu se contredire aussi radicalement sur un point
aussi grave ?
Dans la seconde moitié du XIXe siècle et au XXe, les travaux des biblistes
dans le cadre de ce qu’on appelle l’Hypothèse documentaire établirent les
causes de ces contradictions : les cinq premiers Livres de la Bible avaient été
rédigés par des rédacteurs appartenant à quatre courants principaux et
différents, distants de plusieurs siècles. Il s’agissait des élohistes, ainsi
nommés parce qu’ils désignaient Dieu sous le nom d’Elohim, les yahwistes,
qui le désignaient sous le nom de Yahweh, les sacerdotaux, qui écrivaient
dans la conviction de la primauté absolue du clergé dans l’histoire d’Israël, et
les deutéronomistes, auteurs presque exclusifs du cinquième Livre du
Pentateuque (jusqu’au VIIe siècle avant notre ère, celui-ci était composé de
seulement quatre Livres : c’était un Tétrateuque)2.
Ces rédacteurs n’accordaient pas toujours leurs textes à ceux qui existaient
déjà et se bornaient souvent à ajouter leurs versions aux précédentes. D’où
des différences souvent considérables dans un même Livre, comme les deux
versions de la création d’Ève dans la même Genèse. Certains, parfois,
payèrent d’audace ; ce fut ainsi qu’en 622, lors de la restauration du Temple
sous le règne de Josias, le grand prêtre Hilquiyyahou découvrit le cinquième
Livre, le Deutéronome, dans les fondations du monument. Le choc fut si fort
que les travaux furent interrompus. Comment pouvait-on avoir méconnu
pendant des siècles un Livre qu’on s’empressa d’attribuer au calame même
de Moïse ? Depuis, ce Livre est inscrit dans le Pentateuque. On soupçonne,
non sans raison, qu’il avait en fait été rédigé par des prêtres du Temple dans
le cadre de la réforme religieuse entreprise par Josias.
Aucune harmonisation des cinq Livres ne fut jamais effectuée ; et les
contradictions demeurèrent. Contrairement à ce qu’on supposerait, certaines
ont même été aggravées par des ajouts à l’époque moderne. Dans leurs
versions des textes anciens, certains traducteurs ont en effet introduit des
explications de leur cru, croyant ainsi dissiper des obscurités ou combler des
lacunes, alors que, plus prudemment ou plus modestement, les prêtres des
siècles d’avant notre ère se limitaient à les consigner dans des recueils
séparés de commentaires ou midrashim.
Les contradictions en cause n’affectent pas que l’Ancien Testament : elles
abondent également dans le Nouveau, pour d’autres raisons. Certaines sont
mineures, d’autres majeures, comme celles qui portent sur la vengeance
divine ou sur la vie de Jésus.
L’objet de ces pages n’est pas de répondre aux questions de doctrine
qu’elles posent, il se limite à l’exposé de contradictions et d’obscurités qui
ont parfois engendré des conflits séculaires. Un tel exposé nous est apparu
nécessaire pour tous les esprits de bonne foi.

___________________
1. Cf. note 1, p. 305 sur les différences entre les contenus des Bibles selon les religions et les confessions.
2. Cf. note 2, p. 305-307.
PREMIÈRE PARTIE
L’ANCIEN TESTAMENT
I. LA GENÈSE

1. Ève aurait été créée comme « aide » d’Adam

À quel moment, dans la symbolique biblique, la femme a-t-elle été créée ?


Il est impossible de trouver la réponse à cette question dans les textes qui
racontent pourtant sa création. Car il existe dans le premier Livre de la Bible
deux versions successives et contradictoires de celle-ci.
Au verset 27 du Ier chapitre du Livre de la Genèse, il est dit, en effet :
« Elohim créa l’homme à son image, à l’image d’Elohim il le créa. Mâle et
femelle, il les créa. » Le récit ne peut être évidemment que symbolique,
même pour les croyants les plus résolument fondamentalistes, puisqu’il
implique que les premiers humains aient été créés à un âge adulte,
indéterminé, au défi des lois universelles de la croissance d’un être vivant. Et
ils n’avaient pas de nombril, puisqu’ils n’avaient pas eu de cordon ombilical.
Mais après avoir dit plus haut que l’homme et la femme avaient été créés
ensemble, la Genèse se contredit radicalement, et d’une manière qu’aucune
casuistique ne peut réfuter. Au verset 7 du IIe chapitre, en effet, Dieu crée
l’homme seul, parachève son ouvrage, et fait ainsi pousser le Jardin d’Éden.
Il crée les animaux et les oiseaux, attend qu’Adam leur donne des noms puis,
jugeant qu’« il n’est pas bon pour l’homme qu’il soit seul », il décide : « Je
ferai pour lui une aide contre lui. » « Une aide », c’est bien le terme utilisé ;
autant dire une servante. Au verset 21, il endort donc le « glébeux », lui retire
une côte et crée cette « aide », nommée Ève.
Dans le premier chapitre, l’homme et la femme sont créés ensemble, dans
le suivant, ils le sont séparément et Ève, « la mère de tous les humains »,
n’apparaît qu’au terme d’un délai indéterminé, et dans une intention utilitaire.
Ève reste-t-elle créée à l’image de Dieu ?
Il apparaît donc que, dans cette version, un statut secondaire a été imposé à
la femme. Les exemples abondent dans les récits de la société patriarcale que
décrivent les Livres de l’Ancien Testament, et ce statut est toujours inférieur.
L’un des exemples les plus flagrants est celui de la concubine de l’homme
que des Benjaminites voulaient violer près de Gibeah et qui leur jeta cette
femme en pâture. Elle fut violée toute la nuit. Quand il la trouva inanimée sur
le seuil de la maison, à l’aube du lendemain, « il la découpa en douze
morceaux qu’il envoya à travers tout le pays d’Israël » (Jug., XIX, 16-30).
Fait divers révélateur du peu de considération des hommes pour les femmes
et confirmé par les prescriptions divines sur la « valeur » des humains ( 40).
Le statut inférieur de la femme aux yeux des rédacteurs de l’Ancien
Testament sera confirmé par plusieurs textes ultérieurs, tels que ce passage du
Lévitique : « Si une femme a conçu et donné naissance à un enfant d’homme,
elle sera impure sept jours […], mais si elle a conçu une fille, alors elle sera
impure quatorze jours » (Lév., XII, 2 et 5).
Jadis attribué à Moïse, le Pentateuque a ainsi ancré dans les religions du
Livre la nature inférieure de la femme, et cela au défi de la « loi naturelle »
dont ces religions se sont prévalues pendant des millénaires.

2. Ève était-elle la femme ou la sœur d’Adam ?

Pour un lecteur contemporain, l’histoire d’Adam et d’Ève comporte un


aspect troublant : aucune parole divine, aucun sacrement ne consacre leur
union, alors que c’est d’eux dont dépend l’avenir de la création divine. Le
seul soin que Dieu prenne d’eux, c’est de les habiller de « tuniques de peau »
(III, 21). Leur passage à l’acte sexuel n’est investi d’aucune signification
supérieure ; il est purement primal.
Autre point obscur, sinon litigieux : même si l’on ne fait pas intervenir la
génétique, il est évident qu’Ève est née de la chair d’Adam et qu’elle est donc
plus proche d’une sœur jumelle que d’une partenaire choisie. Au-delà de la
psychanalyse, son union avec Adam est consanguine, et le soupçon de
l’inceste réapparaît.
Il est utile de rappeler ici que, vers le XIe siècle, un effort original pour
résoudre les doutes sur l’union d’Adam et d’Ève donna naissance à un
ouvrage kabbalistique, l’Alphabet de Ben Sirah, dans lequel il est dit que
l’humain primitif fut à la fois mâle et femelle, c’est-à-dire androgyne, thème
déjà proposé par Platon. Dieu les sépara, leur donna des identités distinctes et
leur conféra l’égalité. Cependant la première femme n’aurait pas été Ève,
mais Lilith. Adam voulut prendre la préséance sur elle. Investie de l’égalité,
Lilith le refusa. Devant l’obstination d’Adam, elle implora Dieu et put
s’enfuir de l’Éden. On retrouve ce mythe dans la description par Isaïe de la
catastrophe causée en Israël par la colère de Yahweh, quand les chats
sauvages s’accoupleront avec des hyènes : « Le satyre appellera le satyre, là
encore se tapira Lilith, elle trouvera le repos… » (Is., XXXIV, 14). Malgré
les supplications d’Adam, elle ne revint jamais. Ce serait alors que Dieu
aurait créé Ève.
Cette variante, à notre avis, reflète beaucoup plus la perplexité que cause le
personnage d’Ève dans l’histoire de la Genèse que les convictions des
rédacteurs bibliques.

3. Qui a créé le Serpent ?

Dans les deux premiers chapitres de la Genèse, il est dit que Yahweh
Elohim créa intégralement le monde, la terre et toutes choses sur celles-ci,
dont les espèces animales ; il s’ensuit qu’il créa aussi le serpent, instrument
originel du Mal et incarnation de la tentation. Cet animal devient alors
l’ennemi du Créateur, qui l’accable de sanctions : « Tu ramperas sur le ventre
et tu mangeras de la poussière… » (III, 14-15). Et l’inimitié entre la femme et
le serpent devait être éternelle : « La femme écrasera la tête du serpent »,
assure la Genèse. Mais ne l’avait-il pas créé lui-même et n’en avait-il pas été
satisfait ? C’est du moins ce qu’indique le verset : « Yahweh vit ce qu’il avait
créé, et c’était très bien » (Gen., I, 31).
Ainsi apparaît, dès le début de l’Ancien Testament, la question avec
laquelle les théologiens se débattront sans fin : quelle est l’autorité de Dieu
sur le Mal ? Elle reparaîtra maintes fois dans la Bible.
Bizarrement, ce symbole du Mal revient sur scène pendant l’Exode.
Yahweh ordonne à Moïse de fabriquer un serpent d’airain dont la vue guérira
les Hébreux assaillis de serpents dans la traversée du désert (Nb., XXI, 4-9).
Et l’idole de ce serpent figurera même dans le Temple de Jérusalem. Puis
Jésus l’invoquera… ( 135)

4. Le Serpent disait-il donc la vérité ?

Une autre contradiction négligée apparaît à propos du serpent. Celui-ci


avait certes menti quand il avait assuré à Ève qu’elle et Adam ne mourraient
pas s’ils mangeaient du fruit défendu, mais il avait dit la vérité quand il lui
avait annoncé que, si elle et Adam mangeaient de ce fruit : « Vous serez
comme des dieux qui connaissent le bien et le mal. » En effet, en dépit de sa
colère et du fait qu’il chassera le premier couple du Paradis terrestre, Dieu
confirme les propos du reptile : « Yahweh Elohim dit : maintenant l’homme
est devenu comme l’un de nous, pour connaître le bien et le mal » (III, 22) ;
Or, ces paroles en partie énigmatiques (à qui Yahweh se réfère-t-il quand il
dit « nous », le pluriel de majesté n’existant pas dans l’Ancien Testament et
Yahweh disant toujours « Je ») revêtent une portée philosophique
considérable : pourquoi le Créateur déplore-t-il que l’homme et la femme
connaissent le bien et le mal ? N’est-ce pas lui qui consacrera plus tard la
distinction du bien et du mal en dictant le Décalogue à Moïse ?
Et quel était donc son but quand il couronna la Création par l’avènement
de l’espèce humaine ? Entendait-il maintenir celle-ci dans l’ignorance ?
Il s’agit là d’une des contradictions majeures de la Bible.

5. À quel âge sont donc nés Adam et Ève ?

Même si l’on tient compte du fait que le récit est symbolique, il pose au
lecteur d’il y a trois mille ans comme à celui d’aujourd’hui une question
inéluctable : les deux premiers humains étant nés adultes, contre toutes les
lois naturelles connues depuis toujours, quels étaient donc leurs âges ? Et
étant donné qu’ils avaient été créés à l’image du Créateur, cet âge reflétait-il
celui du Créateur ? Mais alors, étant donné que celui-ci est éternel, comment
pourrait-il s’être figé à un âge tel que les 20 ou 30 ans qu’on prête
instinctivement au premier couple quand il se leva de son premier sommeil ?
Autant de questions auxquelles la nature symbolique du récit n’offre aucun
élément de réponse. Car les symboles n’excluent pas la logique.

6. Quel est le sexe de Yahweh ?

La Genèse instaure une ambiguïté qui semble, elle aussi, éternelle sur cette
question. Il est dit à trois reprises que Yahweh créa l’homme et la femme à
son image : en I, 26 et 27, puis en V, 2. « Mâle et femelle il les créa », ce qui
implique formellement qu’il est constitué de la dualité masculin-féminin
(point toutefois contredit, comme indiqué plus haut, par le fait que, dans le
second récit de la Création, il créa Ève bien après Adam). Cependant, à partir
de II, 7, Il est toujours désigné comme une entité masculine.
Cette ambiguïté n’est certes pas résolue par les appellations de la divinité
selon les courants bibliques : pour le courant yahwiste, Il est désigné comme
Yahweh, mais pour le courant élohiste, Il est désigné comme Elohim,
appellation problématique, Elohim étant un pluriel – celui d’Eloha, le Très-
Haut, singulier qui n’est utilisé que très exceptionnellement dans la Bible et
qui ne comporte aucune notion de genre.
La Bible pose donc le problème du genre de Dieu, mais ne permet pas d’y
répondre.

7. Le Fruit défendu devait être mortel : Adam vécut pourtant jusqu’à 930
ans

« Du jour où tu en mangeras, tu mourras », ainsi Dieu menace-t-il Adam


en lui interdisant de consommer les fruits de l’Arbre de la connaissance (II,
17). Mais la menace semble modifiée par la suite : « Toute ta vie tu en [de la
terre] tireras de la nourriture avec peine » (III, 17), ce qui est en contradiction
avec la sanction de mort immédiate. Au chapitre III, il n’est plus question
d’aucune malédiction et Adam mourut « à neuf cent trente ans » (III, 5),
trente de moins que son descendant Noé, recordman de longévité biblique. Il
est notoire que les chiffres dans la Bible ont une signification cabalistique1,
mais l’âge visiblement avancé d’Adam démontre que la sanction divine n’a
pas été accomplie.
Il est évidemment difficile de concilier les trois versets.

8. D’où vient donc la femme de Caïn ? Et comment l’humanité s’est-elle


perpétuée ?

Lorsque Caïn prend la fuite, après le meurtre d’Abel, « il s’établit dans le


pays de Nod, à l’orient d’Éden » (IV, 16) et il y prit femme (IV, 17). Mais qui
était donc celle-ci, puisque Adam et Ève étaient les premiers humains et qu’il
n’est pas mentionné qu’ils engendrèrent de filles (le seul autre enfant qu’Abel
et Caïn fut Seth, engendré quand Adam avait cent trente ans). Y avait-il donc
des femmes et des hommes ailleurs ?
La déduction se résume à ce dilemme : ou bien Adam et Ève n’étaient pas
les premiers humains, ou bien Caïn a épousé une sœur qui aurait quitté ses
parents pour une raison inconnue et l’inceste serait à l’origine de la race
humaine.
L’absence de descendance féminine connue du premier couple a retenu
l’attention des clergés hébraïques antiques. Dans le Targoum, traduction de
l’Ancien Testament en araméen qui s’imposa après le retour de l’Exil, et qui
comportait des variantes du texte originel, il est dit qu’Ève enfanta en premier
lieu Abel et « sa [sœur] jumelle » (qui n’est pas nommée). Une autre
explication avait été avancée par le Targoum : l’existence d’une autre race
d’humains préadamiques. Mais elle posait trop de problèmes, impliquant que
nous ne descendions pas seulement d’Adam et d’Ève et contredisant
l’appellation de « mère de tous les humains » qui lui est conférée par la
Genèse.
Néanmoins, pour les fondamentalistes, cette concession au bon sens ne
résolvait pas le problème de la perpétuation de l’espèce humaine et
n’éliminait pas non plus le soupçon d’inceste. La mention en fut abandonnée,
et la contradiction demeure jusqu’à ce jour.

9. En dépit de la malédiction divine, Caïn a prospéré et Yahweh l’a même


protégé

Reprise à l’infini au cours des siècles, l’histoire de Caïn et du fratricide


commis sur Abel est l’une des plus connues et commentées de l’Ancien
Testament. Elle demeure cependant l’une des plus énigmatiques. Le texte est
clair : jaloux de la faveur que Yahweh témoignait à son frère, Caïn se
querella avec lui et le tua.
Une première question essentielle se pose : pourquoi Yahweh méprisa-t-il
les offrandes qu’il lui avait faites ? Il n’en existe pas la moindre explication.
Il est simplement dit : « Caïn fit une offrande des fruits de la terre », mais
Yahweh « ne prêta pas attention à Caïn et à son offrande ». Il préféra
l’offrande d’Abel, « les premiers-nés de son troupeau et leur graisse » (IV, 3-
5). Pourquoi ? Parce que c’étaient des biens plus coûteux ? Mais le mérite de
l’offrande réside-t-il dans l’intention ou dans la valeur de celle-ci ? Rien
n’indique pourtant que Caïn ait fait une offrande au rabais. Il était cultivateur
et Abel, éleveur. Chacun offre ce qu’il a. De surcroît, Yahweh lui-même
justifiera plus tard l’offrande de Caïn : « Tu apporteras à la maison de
Yahweh, ton Elohim, les prémices des premiers fruits de la terre » (Ex.,
XXIII, 19).
Jamais la préférence de Yahweh pour Abel n’est expliquée ni justifiée.
Toujours est-il que le véritable motif de la querelle est l’attitude de Yahweh à
l’égard de Caïn, qui est ensuite admonesté par le Dieu qui a méprisé ses
dons : « Pourquoi te révolter ? » (IV, 6)
Deuxième question : comment Yahweh, dans son omniscience, ne sait-il
pas la raison de la réaction de Caïn ?
Réduite à un fait divers, l’histoire perdrait ainsi toute valeur exemplaire,
n’était que, par la suite, elle devient encore plus énigmatique, au point d’en
perdre toute signification morale. En effet, quand Caïn prend la fuite et que
Yahweh l’interpelle, il s’écrie : « N’importe qui me trouvera errant me
tuera. » Et Yahweh lui répond : « Quiconque tuerait Caïn serait exposé à une
septuple vengeance. Et il fit un signe sur Caïn qui préviendrait les coups »
(IV, 15). On en reste confondu : Dieu protège donc le meurtrier. Et la
protection est efficace, car Caïn prend femme, construit une ville, Hénoch, et
la protection divine s’étend à son fils Lamek au décuple : « Si Caïn est vengé
au septuple, Lamek le sera soixante-dix-sept fois », clame Lamek (IV, 24). La
célèbre « marque de Caïn » n’est donc pas un stigmate infamant, comme on
l’a parfois prétendu, elle est au contraire un sceau protecteur.
Troisième question essentielle : pourquoi Yahweh, qui aurait pu prévenir le
meurtre de l’innocent, protège-t-il ensuite le meurtrier et sa descendance ?
Nul n’a jamais trouvé d’explication à la faveur divine. Ce n’est pas la
moindre étrangeté du texte biblique, qui le pousse aux franges de l’absurde à
force de contradictions.

10. Caïn a échappé à la condamnation à l’errance

En IV, 12, en effet, Yahweh lui dit : « Tu erreras sur la terre. » Mais on
voit ensuite Caïn construire Hénoch et s’y établir (IV, 17). La malédiction
aurait-elle été inefficace ?

11. Combien de temps a duré le Déluge ?

« Les eaux baissèrent au bout de cent cinquante jours », dit la Genèse


(VIII, 3). Mais deux versets plus loin (VIII, 5), il est dit que « les eaux
baissèrent pendant dix mois ». Si les mois avaient leur durée actuelle, cela
ferait exactement le double ; dans le cas contraire, cela ferait des mois de
quinze jours, inconnus en histoire à n’importe quelle époque. Le calcul est
encore plus difficile à faire à la lumière de la deuxième partie du verset 5 :
« Le premier jour du dixième mois, les montagnes apparurent. »
Mais il est vrai que ce passage a été rédigé par des auteurs appartenant à
trois courants différents, élohiste, yahwiste et sacerdotal. Sans doute
n’avaient-ils pas les mêmes sources et aucun d’eux ne s’est autorisé à
harmoniser le récit.
12. Yahweh ignorait-il où Abraham était né ?

En XI, 31, il est dit que Térah, père d’Abraham, et sa famille quittèrent Ur
des Chaldées pour s’établir à Harrân. Ce fut là que Yahweh ordonna à
Abraham : « Pars de ton pays, du lieu de ta naissance, de la maison de ton
père pour le pays que je te montrerai » (XII, 1). L’injonction apparaît alors
incompréhensible, étant donné qu’Abraham, né à Ur, avait déjà quitté cette
ville avec son père depuis longtemps.

13. La Tour de Babel ou la confusion sur la confusion

En X, 2-5, il est dit que les enfants et les petits-enfants de Japheth, l’un des
trois fils de Noé nés après le Déluge, se séparèrent et partirent chacun dans
son pays, « chacun avec son propre langage, famille par famille, nation par
nation ». Or, le chapitre XI raconte que, jadis, les peuples de la terre ne
parlaient qu’une seule langue et que tout le monde comprenait tout le monde ;
mais arrivant dans le pays de Shinar, des hommes décidèrent d’y construire
une tour qui monterait jusqu’au ciel, et qu’on appela Tour de Babel. Pour les
en détourner, le Seigneur créa la confusion parmi eux, de telle sorte qu’ils ne
se comprirent plus les uns les autres.
Comment se pouvait-il que le monde entier ne parlât qu’une seule langue,
puisqu’il est dit en X, 2-5, que dès après le Déluge, quand les survivants se
sont installés sur la terre, chaque nation parlait sa langue ?
Outre cette contradiction flagrante, il est également permis de se demander
si le Seigneur croyait vraiment que la Tour de Babel atteindrait le ciel.

14. Anachronisme et contradiction sur la ville de Béthel

Il serait bien exigeant d’attendre de la rigueur des auteurs du Pentateuque


en matière d’histoire et de géographie, mais il est permis de s’étonner que, de
lecture en lecture, ils ne se soient pas corrigés eux-mêmes.
Ainsi, en XII, 8, Abraham plante sa tente à l’est de la ville de Béthel. En
XVIII, 19, on voit cependant son petit-fils, arrivé maintes années plus tard
dans une ville qui « s’appelait auparavant Louz », fit ériger une stèle et
nommer la ville Béthel. Comment le petit-fils peut-il donner à une ville le
nom qu’elle portait déjà du temps de son grand père ? De surcroît,
le nom Béthel, qui se décompose en hébreu en beth El, « maison du
Seigneur », n’est pas spécifiquement hébraïque, El étant un dieu cananéen
ancien. Mais comme pour ajouter à la confusion, en XXXI, 13, l’ange du
Seigneur déclare à Jacob : « Je suis l’El de Béthel, où tu oignis une stèle. »
Ce qui signifierait que la ville de Béthel portait déjà le nom du Seigneur
quand Abraham y planta sa tente ; elle ne pouvait donc être confondue avec
Louz, puisque la Genèse même précise que cette ville se trouve « entre Béthel
et Aï » (XII, 8). L’archéologie moderne a d’ailleurs confirmé que Béthel était
bien un centre du culte d’El : en 1934, des fouilles ont mis au jour sur ce site
les vestiges de deux temples importants datant du milieu du IIIe millénaire.
Jacob ne peut donc avoir baptisé cette ville. Néanmoins, le rédacteur de la
Genèse s’obstine dans sa confusion : il répétera que « Louz, c’est Béthel »
(XXXV, 6).

15. Qui est l’anachronique Melchisédech ?

Il est un épisode secondaire de l’Exode qui a pris au cours des siècles une
importance considérable ; c’est celui de la rencontre d’Abraham (qui
s’appelle encore Abrâm) avec Melchisédech. Faisant l’objet d’interprétations
philologiques et théologiques pour le moins poussées, celui-ci a pris des
proportions symboliques inattendues, dont certaines le présentent même
comme le précurseur de Jésus. On ne compte pas les ouvrages sur la Bible
qui lui consacrent de longues pages et, honneur hors pair, sa statue figure
dans le portail central de la cathédrale de Chartres, portant de la main gauche
ce qui semble être… le Saint Graal !
L’épisode se déroule ainsi : alors qu’il fait route vers son camp, Abrâm se
trouve mêlé à l’une de ces querelles de tribus qui émaillent l’histoire de
l’Orient antique. Quatre « rois », dont on peut raisonnablement déduire que
ce sont des chefs de tribus, des émirs, ceux de Shinéar, d’Eliasar, d’Elam et
de Goïm, font la guerre à cinq autres, ceux de Sodome, de Gomorrhe,
d’Adma, de Tsévoïm et de Béla. Abrâm apprend que les rois de Sodome et de
Gomorrhe ont, dans leur fuite, emmené son neveu Lot, les siens et ses
troupeaux. Il monte une expédition de trois cent dix-huit hommes et les
délivre. Alors apparaît un dixième roi qui vient le féliciter : « Melchisedech,
roi de Shalem, a fait sortir le pain et le vin, lui le desservant d’El Eliôn, l’El
suprême. Il le bénit et dit : “Abrâm est béni par Eliôn, l’auteur des ciels et de
la terre. Et il est béni El Eliôn, qui a bouclé tes oppresseurs entre tes mains.”
Il [Abrâm] lui donne la dîme de tout » (XIV, 18-20).
Il est de toute époque coutumier qu’on félicite les vainqueurs et qu’en ces
temps patriarcaux, on les bénisse au nom de ses divinités. L’épisode ne
présente donc rien d’exceptionnel. Sans doute Melchisédech était-il agacé des
agitations des neuf roitelets de la région et était-il content que quelqu’un leur
eût administré une volée. Cependant, on retrouve le personnage dans les
Psaumes (110) : il est celui « dont le sceptre rayonnera de puissance depuis
Sion », celui qui est « prêtre à jamais selon l’ordre de Melchisédech ».
Quelques spéculations et siècles plus tard, il entre dans le Nouveau
Testament : l’Épître aux Hébreux le désigne comme l’archétype du « roi-
prêtre » ; c’est le Messie ( 213). Bref, ce serait Jésus qui, quelque quinze
siècles plus tôt, serait allé féliciter et bénir Abrâm.
Cette spéculation pour le moins aventureuse n’a cessé de se développer
jusqu’à nos jours, dans un cadre évidemment mystique. L’un des motifs en
est que ce roi ne reparaît plus dans l’Ancien Testament. Selon ce
raisonnement, il constituerait donc un symbole majeur, mais on pourrait
constituer un dictionnaire de tous les noms de personnages qui ne sont cités
qu’une fois dans l’Ancien Testament.
Une part de l’argumentation se fonde sur le nom et la fonction de
Melchisédech. Trois interprétations s’offrent du nom : « Mon roi est juste »,
« Mon dieu est Sèdèq » et « Mon dieu Mélek est juste ». Aucune des trois ne
s’impose sur les autres.
Quel est ce pays de Shalem dont Melchisédech est roi ? Shalem signifie
« paix » en hébreu, mais c’est aussi une partie du nom archaïque de
Jérusalem, Uru-Shalem, « fondée par Shalem », comme le confirment des
documents égyptiens d’El Amarna, datant du XIVe siècle av. J.-C. S’il est roi
de Jérusalem, il ne peut être qu’un Jébuséen, du peuple auquel David, cinq ou
six siècles plus tard, enlèvera la ville. Pourquoi irait-il féliciter un Hébreu
inconnu ? Et s’il est doté de prescience, ses sentiments à l’égard d’Abrâm ne
devraient pas être chaleureux. C’est l’un des deux anachronismes de
l’interprétation mystique du personnage.
Il est précisé qu’il est « desservant d’El Eliôn », c’est-à-dire prêtre du Très-
Haut, l’« auteur des ciels et de la terre ». El, qui signifie « premier », c’est-à-
dire « Dieu » dans les religions phénicienne et cananéenne, est aussi
« créateur des créatures » dans la mythologie d’Ougarit. En faire l’archétype
du roi-prêtre de Yahweh constituerait un autre anachronisme, celui-là
éclatant : l’institution sacerdotale n’a pas encore été fondée et Melchisédech
ne peut être, du temps d’Abraham, un grand prêtre de Yahweh.
Fussent-elles confortées par les Psaumes, l’Épître aux Hébreux et des
considérations philologiques modernes, les théories sur Melchisédech
apparaissent donc comme infondées, pour dire le moins.

16. Les premiers Israélites étaient-ils polythéistes ?

Lorsque Jacob s’enfuit de chez son beau-père Laban l’Araméen, sa femme


Rachel vole les teraphim de son père : ce sont des idoles de tailles diverses,
depuis les petits toumim aux ourim, qui peuvent avoir une taille humaine.
« Pourquoi as-tu volé mes dieux ? », demande Laban à Jacob, quand il le
retrouve plus tard. La question peut surprendre, puisque Laban descend de
Nahor, frère d’Abraham, qui ne connaissait qu’un seul Dieu et qui serait donc
censé respecter la loi de son clan. Mais Moïse n’a pas encore interdit le culte
des idoles.
Toutefois, bien après Moïse, à la fin de la Première période d’Israël et
avant l’instauration de la royauté, il est de nouveau question des teraphim
dans le Livre des Juges (XVII, 1 ; XVIII, 31). On voit la mère de
l’Éphraïmite Micah faire réaliser un sanctuaire garni d’une idole, d’un
ephod 2 et de teraphim d’argent fondu ; paradoxe éclatant : elle les dédie à
Yahweh ! Or, ces objets jouent un rôle central dans les deux derniers
chapitres du Livre des Juges ; les Danites (membres de la tribu de Dan) s’en
emparent et les installent dans leur propre sanctuaire à Laïsh. Et le fils de
Micah, qui est prêtre, n’y trouve rien à redire. L’idole révèle cependant la
pratique d’un culte étranger et contrevient à l’interdiction formelle de
Yahweh à Moïse et au peuple de façonner des idoles de métal fondu.
On retrouve des teraphim dans la maison de Saül, premier roi d’Israël (qui
aurait régné entre 1030 et 1010 av. J.-C.). Pour sauver David, dont elle est
amoureuse, de la colère de son père Saül, Mikal place des idoles dans le lit de
David, qui se prétend malade (I Sam., XIX, 12). Croyant s’emparer de David,
qui a déjà pris la fuite, Saül ne saisit que ces idoles.
Le mystère demeure donc sur la pratique des teraphim. Et ce n’est pas sans
surprise qu’on apprend que Yahweh lui-même en consacre partiellement
l’usage, puisqu’il ordonne à Moïse de mettre « sur le pectoral du Jugement
les ourim et les toumim » (Ex., XXVIII, 30). Évidemment, les idoles sont
proscrites, puisqu’elles représentent d’autres dieux que Yahweh. On conçoit
donc que les Prophètes aient condamné l’usage général des teraphim.
Mais l’usage du nom pluriel Elohim pour désigner la divinité n’est certes
pas de nature à résoudre le problème.
17. Les étranges eunuques de la Genèse

Dans l’histoire de Joseph, le fils de Jacob que ses frères vendirent à des
marchands, il est dit que « Potiphar, eunuque du Pharaon » l’acheta à ces
derniers (XXXIX, 1). Or, les pharaons n’avaient pas d’eunuques. Mais,
invraisemblance de taille, il est dit plus loin que Potiphar avait une femme
(XXXIX, 7). Apparemment, les rédacteurs de ce texte n’étaient pas très
informés de ces questions.

___________________
1. Cf. note 12, p. 312.
2. Avant l’Exil, c’était un objet divinatoire, mais plus tard, ce devint un élément de l’habit des prêtres.
II. L’EXODE

18. Les Israélites ne furent jamais plus nombreux que les Égyptiens dans la
vallée du Nil

Telle est pourtant la thèse qu’exposent les vingt-deux versets du premier


chapitre de l’Exode, alléguant que la descendance de Joseph emplit tout le
pays quatre générations après la mort de ce dernier, et que les Égyptiens
« vécurent dans la hantise des enfants d’Israël » (I, 12). Le nombre des
descendants mâles de Joseph âgés de plus de 22 ans est même cité, avec
quelques différences : « près de six cent mille hommes de pied, rien que les
hommes, sans compter leurs familles », avance le rédacteur au début du Livre
(Ex., XII, 37) ; et plus loin : « 603 550 » (Ex., XX VIII, 26). Si l’on calcule
que chaque homme avait avec lui une femme et trois enfants, plus deux
parents, le chiffre total avoisinerait les 4,5 millions. Or, il est totalement
impossible que la population israélite ait pu atteindre ce chiffre à partir des
soixante-dix descendants attribués à Joseph (Ex., I, 5 et Deut., X, 22), bien
que les Actes (VII, 14) avancent qu’ils furent soixante-quinze.
L’époque est évidemment indéterminée, mais elle se situe juste avant
Moïse, c’est-à-dire entre la Deuxième période intermédiaire et le début du
Nouvel empire, soit les XVIe et XIIIe siècles av. J.-C. Or, à ce moment-là et
jusqu’à la conquête romaine, l’Égypte possédait une administration vigilante,
relayée par les gouverneurs de provinces, et il n’existe dans les textes
égyptiens aucune trace d’aucune sorte sur le danger de surpopulation que les
Israélites auraient fait peser sur la vallée du Nil. Bien au contraire, dès la
XVIIIe dynastie, ce fut la Palestine qui fut conquise par l’Égypte.
Les données démographiques sur l’époque sont évidemment aléatoires,
mais la population de la vallée du Nil de ce temps est généralement estimée
aux environs d’un million d’habitants.
De plus, la situation décrite par les rédacteurs de ce chapitre est
incompatible avec la menace démographique évoquée, puisqu’il est dit que
les Égyptiens s’acharnaient à rendre la vie pénible aux Israélites (I, 14). Si
ceux-ci avaient été si nombreux, ils ne se seraient pas laissé imposer les
mauvais traitements décrits.
L’intention évidente de cette exaltation de la fécondité des Israélites est de
servir de prologue à l’histoire de Moïse. Mais son résultat est d’affaiblir la
crédibilité historique du Pentateuque.

19. Les princesses égyptiennes ne parlaient pas l’hébreu

Pour se saluer, les princesses égyptiennes se disaient Iouy et non chalom ;


en effet, elles ne parlaient pas hébreu. Telle est la raison pour laquelle
l’histoire de la découverte du berceau de Moïse sur le Nil est visiblement
inventée.
En premier lieu, elle est identique à celle de Sargon (il s’agit du général
fondateur de l’Empire assyrien au VIIIe siècle av. J.-C., et non du roi
homonyme de Babylone qui régna quelque 2 700 ans av. J.-C.). Sargon
prétendait, en effet, descendre de son illustre homonyme et racontait qu’on
avait tenté de se débarrasser de lui en abandonnant son berceau flottant,
également enduit de bitume, sur l’Euphrate.
Selon le récit de l’Exode, une femme de la tribu de Lévi (II, 1-2) aurait
abandonné son fils sur le Nil dans une boîte de jonc enduite de poix afin de le
soustraire aux massacres des enfants israélites organisés par les Égyptiens.
Les noms des parents sont précisés plus loin : Amrân et sa tante Yokeved
(VI, 20), détail qui fera plus loin l’objet d’une condamnation implicite de
Moïse ( 24, 47 et 49). Une princesse égyptienne aurait ensuite trouvé la
boîte et adopté l’enfant comme fils. Le récit de l’Exode tend donc à établir
l’ascendance exclusivement israélite de Moïse ; il ne dit pas comment fit
Yokeved pour soustraire Aaron, frère de Moïse, aux massacres. Myriam, elle,
est donnée comme la sœur aînée, qui se trouva sur le lieu où la princesse
égyptienne découvrit la boîte et proposa d’aller recruter une nourrice « parmi
les femmes des Hébreux » (Ex., II, 4 et 7-8).
En second lieu, l’explication qui se veut rationnelle du nom de Moïse ne
peut être retenue : « Elle l’appela Moïse, disant : c’est que je l’ai tiré des
eaux » (Ex., II, 10). Cette « explication » se fonde sur la ressemblance entre
le nom Mosché, Moïse en hébreu, et le verbe hébreu machâh, « trouver ». La
première personne du passé de ce verbe est machê, mais cette nuance est de
toute façon superflue, les princesses égyptiennes ne parlant pas l’hébreu,
comme on l’a dit. En fait, le nom de ce personnage célèbre est un nom
commun égyptien, mose, qui signifie « enfant de » ; le nom serait donc
incomplet, puisqu’il y manque celui du père (comme dans Ramessou, « fils
de Râ »), et il indique que, bien que né de parents inconnus, Moïse fut
d’origine égyptienne. Ainsi s’explique l’assertion selon laquelle « Moïse était
un très grand personnage en Égypte » (Ex., XI, 3). On verra plus bas les
éléments qui confortent son identité égyptienne.
L’invention de la boîte de jonc confiée aux flots du Nil apparaît donc
comme le travestissement de l’histoire d’un enfant abandonné. Elle ressemble
si étroitement à celle de Sargon que les similitudes ne peuvent être fortuites ;
elle incite à penser que cette version de l’histoire de Moïse fut modelée sur
celle de Sargon et qu’elle date au plus tôt du VIIIe siècle av. J.-C.

20. Contradictions entre le récit biblique et l’histoire : ce sont les


Égyptiens qui ont chassé les Hébreux

Le fabuleux récit du Livre de l’Exode est gravé dans toutes les mémoires
comme la saga d’un peuple oppressé qui, grâce à l’aide de son Dieu, put
enfin prendre la fuite et s’en aller à la conquête de la Terre promise.
Les faits historiques reconstitués à l’ère moderne, grâce à des documents
anciens retrouvés, invitent à le reconsidérer.
D’abord, la durée de l’Exode fut bien différente. Selon le récit biblique, le
départ d’Égypte aurait été décidé dans un laps de temps de quelques jours ou
quelques semaines, au terme du conflit entre Moïse et le pharaon, arbitré par
Yahweh. Les documents historiques indiquent qu’en fait, des Hébreux captifs
en Égypte s’enfuyaient vers la Palestine depuis près d’un siècle,
approximativement depuis la fin du XIVe siècle av. J.-C.
Venus de Palestine pour faire paître leurs troupeaux quand la sécheresse
sévissait au-delà du Sinaï, ou bien pour faire du commerce ou trouver un
emploi, ils s’implantaient souvent. Ils s’installèrent surtout dans le delta
oriental, alors irrigué par plusieurs bras du Nil. Ils finirent de la sorte par
constituer une communauté défavorisée, dont le statut était proche de
l’esclavage. Au début du XIIIe siècle av. J.-C., le pharaon Séti Ier construisit
une chaîne de places fortes sur la côte au nord du Sinaï, à laquelle se réfère le
Livre de l’Exode, l’appelant « chemin des Philistins » (Ex., XIII, 17). Cette
route militaire côtière était la seule par laquelle pouvait se faire le trafic entre
Égypte et Palestine, dans un sens comme dans l’autre ; les places fortes
contrôlaient aussi bien les entrants que les sortants – le papyrus Anastasi III
dit que l’on n’entrait ou sortait que sur présentation d’un permis.
Dès lors, les Apirous – c’est le nom ancien dont dérive le mot « Hébreux »
–, lassés du joug égyptien, ne pouvaient plus s’enfuir, sauf à tenter leur
chance par les déserts à l’est, ce qui était beaucoup plus long et risqué. Telle
est la raison pour laquelle Yahweh leur prodigue par Moïse un conseil
stratégique consistant à faire croire à l’armée égyptienne qu’ils étaient partis
par le désert, l’engageant ainsi sur une fausse piste (Ex., XIV, 1-3).
Au XIIIe siècle av. J.-C., le célèbre pharaon Ramsès (1279-1212) décida de
se faire construire une nouvelle capitale, Pi-Ramsès, dans le delta oriental. Il
décida d’exploiter la main-d’œuvre des Hébreux, dans des conditions pour le
moins contraignantes. Le Livre de l’Exode semble y faire référence (Ex., I,
11), bien que les noms des villes nouvelles qu’il cite, Pithom et Ramsès,
soient quelque peu différents. Le fait est en tout cas attesté par le papyrus de
Leyde 348, directive d’un haut fonctionnaire qui ordonne : « Distribuez des
rations de blé aux soldats et aux Apirous qui transportent des pierres au grand
pylône de Ramsès. »
Beaucoup d’Hébreux voulaient toujours fuir, et deux d’entre eux au moins
y parvinrent : c’étaient des esclaves de la maison royale de Ramsès II, comme
nous l’apprend le papyrus Anastasi V, qui date de la fin du XIIIe siècle av. J.-
C. Ils réussirent à franchir les postes frontière, puis s’engagèrent dans le
désert du Sinaï. Le commandement militaire envoya des archers à leur
poursuite. On ignore ce qu’il advint de ces fuyards-là, mais on sait que des
incidents de ce genre semblent s’être multipliés jusqu’en 1200 av. J.-C. Pour
autant, aucun document égyptien ne mentionne d’exode massif des Apirous ;
si la fuite de deux d’entre eux avait suffi à motiver un ordre de poursuite, on
conçoit la masse de documents qu’aurait causée la fuite de plusieurs
centaines ou de milliers d’entre eux.
Alors advint un événement décisif.
Dans la deuxième décennie du XIIe siècle av. J.-C., une faction d’Égyptiens
se rebella contre le pouvoir du pharaon Setnakht. Elle acheta avec de l’argent,
de l’or et du cuivre, « les possessions de l’Égypte », le soutien des Apirous –
également désignés comme « Asiatiques » – pour renverser le pouvoir.
Setnakht déjoua le complot et chassa les Apirous du pays. L’épisode, relaté
sur la stèle Éléphantine, avant la première cataracte du Nil, ne fut publié
qu’en 19721. Ce fut sans doute alors que l’un des chefs rebelles égyptiens prit
le commandement de leur exode forcé. Comment ne pas penser à Moïse ?
Présenté comme un acte volontaire par les rédacteurs du Livre éponyme,
l’Exode fut donc une expulsion.

21. Les Égyptiens n’étaient pas des simples d’esprit

Le verset III, 22 le laisse supposer : « Une femme demandera à sa voisine


et à celle qui habite sa maison des vases d’argent, des vases d’or et des
vêtements ; vous les mettrez sur vos fils et sur vos filles. Vous dépouillerez
l’Égyptien. » Outre qu’elle constitue une incitation à la malhonnêteté
inconcevable de la part de la divinité (le terme hébreu utilisé, sha’al, signifie
« s’approprier » et non « demander »), cette injonction supposée de Yahweh
à Moïse avant l’Exode ne tient pas debout. Les Égyptiens ne possédaient pas
de vases d’or et d’argent comme si c’étaient de la vaisselle ordinaire et, de
surcroît, ils n’étaient pas des simples d’esprit. Pour quelle raison, s’ils en
avaient eu, les auraient-ils confiés à des gens qu’ils étaient censés maltraiter ?
Cette accommodation de l’épisode cité plus haut, où les rebelles égyptiens
achetèrent le soutien des Hébreux, est l’une des plus maladroites fabrications
du Livre de l’Exode.

22. Confusions et invraisemblances sur le début de l’Exode

Il est écrit (Ex., XIV, 9-10) que, suivant les instructions de Yahweh (Ex.,
XIV, 1-2), Moïse aurait mené les Hébreux à Pi-hahiroth, « Là-où-les-pistes-
commencent », et les y aurait fait camper. Ce fut à cet endroit que l’armée
égyptienne les aurait rejoints et que les Hébreux auraient alors poussé des
clameurs : « Quoi, il n’y a donc pas de tombeaux en Égypte que tu nous aies
emmenés ici mourir dans le désert ! » Sur quoi Yahweh aurait ordonné à
Moïse d’étendre son bâton pour séparer les eaux et permettre aux Hébreux de
traverser en toute sécurité la mer des Roseaux – c’était le nom du golfe de
Suez, partie supérieure de la mer Rouge.
Ces détails révèlent seulement que le rédacteur du récit ignorait la
géographie de l’Égypte. Moïse n’aurait eu besoin de lever aucun bâton, car
Pi-hahiroth se trouvait au milieu de la terre ferme et il n’y avait pas d’eaux à
séparer pour les traverser ni pour noyer les soldats égyptiens. Les Hébreux se
trouvaient au bord du désert de Shour. Ensuite, les soldats égyptiens ne
poursuivaient pas les Hébreux : ils voulaient sans doute s’assurer qu’ils ne
revenaient pas sur leurs pas.
S’il y a bien eu une traversée des eaux, immortalisée par la légende, elle
eut lieu bien plus au sud. Les récriminations des Hébreux furent
probablement motivées par le regret de quitter des terres fertiles à cause
d’une sédition égyptienne à laquelle ils avaient eu l’imprudence de se mêler,
car ils étaient désormais contraints d’affronter une aventure qui ne leur disait
rien de bon. Ne pouvant, en effet, s’aventurer sur la route des Philistins, ils
savaient qu’ils seraient contraints d’affronter le désert.
Il est d’ailleurs probable que ç’ait été dans cette direction que les aurait
engagés l’armée égyptienne.

23. Le passage de la mer des Roseaux : aucun besoin d’un bâton


miraculeux

« Toi, lève ton bâton, étends la main sur la mer et fends-la, que les
Israélites puissent pénétrer à pied sec au milieu de la mer » (Ex., XIV, 15-
16) : ainsi Yahweh ordonne-t-il à Moïse d’accomplir l’un des prodiges les
plus mémorables de toutes les mythologies.
Nous n’aborderons pas ici la question de l’itinéraire suivi par les Hébreux,
qui a suscité une abondante littérature et à laquelle aucune hypothèse n’a
apporté de réponse qui fasse l’unanimité. Nous nous limiterons à envisager le
fait que les Hébreux aient traversé la mer des Roseaux dans des conditions
qu’ils croyaient miraculeuses, comme le récit l’indique, sans quoi cette
description n’aurait aucune raison d’être.
En fait, cette traversée n’avait rien d’exceptionnel. Bien avant le
creusement de l’isthme de Suez, il existait deux gués qui abrégeaient « de
plus de deux lieues » la route entre l’Égypte et le Sinaï2. Ils sont décrits sous
la plume de Du Bois Aymé dans la monumentale Description de l’Égypte
publiée sous la direction de Vivant-Denon au retour de l’Expédition
d’Égypte. Le Dr Maurice Bucaille cite également une note du R. P. Coroyer,
de l’École biblique de Jérusalem, mentionnant un gué à hauteur de Suez
qu’empruntaient les pèlerins se rendant à La Mecque, et « un autre gué plus
dangereux, à la pointe sud des lacs Amers, où aboutissent les traces de
pistes anciennes ».
Pourquoi ce dernier gué était-il plus dangereux ? En raison des marées.
L’un des plus illustres successeurs de Moïse, Napoléon Bonaparte, faillit,
selon Du Bois Aymé, s’y noyer en 1799. Également célèbre, Ferdinand de
Lesseps, qui creusa le canal de Suez, rapporta dans une note à l’Académie
des sciences, le 22 juin 1874, que vingt ans auparavant, il y avait été témoin
d’une tempête où la marée avait atteint d’un mètre trente à un mètre quatre-
vingts.
Il faut donc supposer que ces gués n’étaient praticables qu’à marée basse et
que, transmis de génération en génération, les récits oraux de ceux qui les
avaient franchis et qui avaient assisté aux marées avaient été enflés jusqu’à
des proportions fabuleuses. Peut-être certains militaires égyptiens y avaient-
ils laissé la vie ; ces accidents se transformèrent en noyades massives des
chars égyptiens et inspirèrent le rédacteur selon qui « Yawheh culbuta les
Égyptiens au milieu de la mer » (Ex., XIV, 27).

24. Un lapsus révélateur sur la naissance de Moïse

Quand Moïse récuse la mission confiée par Yahweh, celle d’aller annoncer
au peuple que son Dieu lui est apparu, et que Yahweh se met en colère contre
lui, il lui dit : « N’y a-t-il pas ton frère, Aaron le Lévite ? » (IV, 14). Or,
Moïse, censé être le frère d’Aaron, est tout aussi Lévite que lui, c’est-à-dire
appartenant à la tribu de Lévi. Mais la tournure ici employée indique que seul
Aaron serait Lévite… donc que Moïse et lui ne sont pas apparentés.
Une autre singularité de l’Ancien Testament renforce cette déduction :
lorsque, dans le Lévitique, deux des fils d’Aaron, Nadav et Avihou, sont
foudroyés par Yahweh pour un sacrifice qu’il n’a pas requis et que Moïse
appelle leurs cousins pour les éloigner du Sanctuaire, le rédacteur écrit que ce
sont « Mishaël et Eltsafan, fils d’Ourriel, oncle d’Aaron », comme si Ourriel
n’était pas aussi l’oncle de Moïse (Lév., X, 1-4).
Cela accrédite la thèse selon laquelle Moïse n’est pas de la même
ascendance qu’Aaron. Incidemment, il faut rappeler une autre thèse, selon
laquelle Moïse n’aurait pas parlé hébreu, suggérée par le fait qu’il se déclare
lui-même « lourd de bouche et lourd de la langue » (IV, 10).
Il faut observer, à l’appui de cette thèse, le silence quasi intégral du
Pentateuque à l’égard des fils de Moïse, qui ne peut s’expliquer que par le fait
que, de l’avis général, ils n’étaient pas d’ascendance hébraïque.
De toute façon, la phrase de Yahweh est anachronique, puisque les douze
tribus n’existaient pas encore et que le privilège sacerdotal des Lévites
n’avait pas encore été institué. Il ne pouvait encore y avoir que des clans
parmi les émigrés et Aaron n’était pas plus qualifié que Moïse pour leur
annoncer que Yahweh était apparu à leur chef.
25. Pourquoi Yahweh a-t-il d’abord essayé de tuer Moïse ?

Cet épisode déconcertant est résumé en un verset de deux lignes : « Ce fut


au cours d’une halte de nuit que Yahweh alla à la rencontre de Moïse et
voulut le tuer » (IV, 24). Il se situe lors du retour de Moïse en Égypte, sur
l’ordre de Yahweh ; Moïse n’a alors pas désobéi et la colère de Yahweh ne
s’explique pas.
On peut certes considérer que cet épisode est symbolique et répète celui de
l’histoire de Jacob connu sous l’appellation de Lutte avec l’Ange (en fait avec
Yahweh), jusques et y compris le fait qu’elle se produit pendant la nuit : il
décrit la mise à l’épreuve des hommes auxquels Yahweh s’apprête à confier
de grandes responsabilités. Mais ici, il est incompréhensible, car la divinité
n’a même pas tenté de mettre Moïse à l’épreuve ; de plus, le fait que la
volonté de meurtre de Yahweh soit mise en échec laisse évidemment
perplexe, car elle indique que ce dernier n’est pas tout-puissant. C’est l’un de
ces orages caractériels divins, nombreux dans l’Ancien Testament.
C’est sans doute pour atténuer le caractère obscur et brutal de l’épisode
qu’un midrash3 ancien le modifia ainsi : ce n’était pas Yahweh qui tenta de
tuer Moïse, mais un serpent géant qui menaça d’avaler celui-ci. Tsippora,
l’épouse de Moïse, conjura le danger en circoncisant son fils « avec une
pierre tranchante ».
La symbolique de cette action brutale échappe à la compréhension. En
effet, si Moïse se conformait aux coutumes des Israélites, il aurait déjà fait
circoncire son fils selon le commandement de Yahweh à Abraham : « Tout
enfant mâle parmi vous sera circoncis » (Gen., XVII, 9-10), prescription
renouvelée (Lév., XII, 3). Et s’il était égyptien, comme son nom l’indique,
Moïse aurait également fait circoncire son fils, car c’était une pratique en
vigueur en Égypte depuis la plus haute antiquité.
De surcroît, ce n’était pas à la mère de prendre cette décision, mais au père.
Et l’on peut se demander de quel fils il s’agissait, car cinq versets plus haut, il
est dit que « Moïse prit sa femme et ses fils, il les fit monter sur un âne et
retourna en Égypte » (IV, 20). Les autres étaient-ils circoncis ?

26. Le Dieu de justice menace de sacrifier des enfants innocents

Lorsque Yahweh décide de faire partir les Israélites d’Égypte, il ordonne


ceci à Moïse : « Tu diras au Pharaon, ainsi a parlé Yahweh, Israël est mon fils
et même mon premier-né. Et je te dis, laisse mon fils partir, afin qu’il puisse
me servir, et si tu refuses de le laisser partir, prends garde : je tuerai ton fils,
même ton premier-né. »
Yahweh menace donc de sacrifier des enfants innocents parce que le
Pharaon ne lui aura pas obéi. Et il passe à l’action : « Comme Pharaon
s’entêtait à ne pas nous laisser partir [dit Moïse], Yahweh fit périr tous les
premiers-nés au pays d’Égypte, aussi bien les premiers-nés des hommes que
les premiers-nés du bétail » (Ex., XIII, 15). Il y a là un cruel déni de justice,
alors que Yahweh est maintes fois défini comme le siège de la justice. Et il
est d’autant plus révoltant que les premiers-nés égyptiens sont ses créatures
comme les autres et qu’ils n’ont commis aucune faute.
La menace est, en tout cas, en contradiction avec la déclaration divine du
Deutéronome : « Le Seigneur ton Dieu […] est impartial » (Deut., X, 17).
Cependant ce même type de punition collective pour les fautes d’un
homme se retrouve maintes fois dans l’Ancien Testament, par exemple
lorsque le prophète Élie annonce au roi Joram que le Seigneur « frappera
lourdement ton peuple, tes enfants, tes femmes » à cause de ses fautes
(II Chr., XXI, 14).
Mais il advient également que, sans avertissement ni explication, Yahweh
décide de faire périr des enfants. Tel est le cas du fils de Juda et de Tamar :
« Juda prit une femme pour son premier-né Er ; elle se nommait Tamar. Mais
Er, premier-né de Juda, déplut à Yahweh, qui le fit mourir » (Gen., XX VIII,
6-7). On ignore pour quelle raison Er « déplut » à Yahweh.

27. Qui a écrit les Commandements, Dieu ou Moïse ? Des textes


contradictoires

Lors de la deuxième convocation de Moïse sur la montagne, Dieu lui


déclare : « Je te donnerai les Tables de la Torah et les préceptes que j’ai écrits
pour que tu instruises [le peuple] » (XXIV, 12). Ces Tables sont le
Décalogue, et les préceptes, le Livre de l’Alliance. Or, il se trouve que Moïse
les a déjà écrites : « Moïse écrivit toutes les paroles de Yahweh » (XXIV, 4) ;
c’est confirmé plus loin : « Yahweh dit à Moïse : “Mets par écrit ces
paroles” » (XXXIV, 27). Néanmoins, Yahweh les lui remet au terme de leur
entretien de quarante jours : il « donna à Moïse les deux Tables du
Témoignage, des tables écrites par le doigt d’Elohim » (XXXI, 18). Afin
d’éviter toute confusion supplémentaire, les rédacteurs précisent : « Moïse
[…] descendit la montagne, les deux Tables du Témoignage dans les mains ;
des Tables écrites sur les deux faces. Les Tables étaient l’œuvre d’Elohim et
l’écriture était celle d’Elohim, gravée dessus » (XXXII, 15-16).
Impossible de savoir qui de Yahweh ou de Moïse écrivit donc la première
version des Tables.
Impossible aussi de savoir qui écrivit la seconde version. Quand il vit, en
descendant de la montagne, que le peuple célébrait le Veau d’or, Moïse, dans
sa colère, fracassa les Tables. Lors d’une nouvelle rencontre sur le Sinaï,
Yahweh lui ordonna donc : « Taille deux Tables de pierre semblables aux
premières. J’écrirai sur ces Tables les paroles qui étaient sur les premières
Tables que tu as fracassées » (XXXIV, 1). Mais derechef, la contradiction
reparaît : « Au terme de quarante jours et quarante nuits de plus4, Moïse
écrivit sur les Tables les Dix paroles de l’Alliance » (XXXIV, 28), ce qui est
en contradiction formelle avec Deut., IV, 14, où Moïse lui-même déclare que
les deux tables de pierre ont été écrites par Yahweh.
Aucun Livre du Pentateuque n’ayant préséance sur l’autre, il faut en
conclure que la réponse restera inconnue.

28. Les Commandements étaient-ils dix ou onze ?

L’histoire indique que les Commandements donnés ou dictés par Yahweh


à Moïse sur la montagne étaient en fait une adaptation du Code
d’Hammourabi, le monarque assyrien. Cet ensemble de lois religieuses et
civiles qui datait de l’an 2000 av. J.-C., n’a été découvert à Suse qu’en 1902.
Jusqu’alors, on avait cru que c’était la première expression du code moral par
le Créateur. L’instruction religieuse enseigne depuis des siècles que ces
Commandements étaient dix, d’où le nom de Décalogue. Cette notion est
inexacte. En effet, dans la première version qui en est donnée dans le Livre de
l’Exode (Ex., XX, 11-18), ils sont onze :
1. Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi.
2. Tu ne feras aucune image sculptée, rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux, là-haut ou sur la
terre, ici bas ou dans les eaux, au-dessous de la terre.
3. Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux et tu ne les serviras pas, car moi, Yahweh, ton Dieu, je
suis un dieu jaloux qui punis la faute des pères sur les enfants, les petits-enfants et les arrière-petits-
enfants pour ceux qui me haïssent, mais fais grâce à des milliers pour ceux qui m’aiment et respectent
mes commandements.
4. Tu ne prononceras pas le nom de Yahweh ton Dieu en faux, car Yahweh ne laisse pas impuni celui
qui prononce son nom à faux.
5. Tu te souviendras du jour du sabbat pour le sanctifier. Pendant six jours tu travailleras […] mais le
septième jour est un sabbat pour Yahweh ton Dieu […].
6. Honore ton père et ta mère afin que se prolongent tes jours sur la terre que te donne Yahweh ton
Dieu.
7. Tu ne tueras pas.
8. Tu ne commettras pas d’adultère.
9. Tu ne voleras pas.
10. Tu ne porteras pas de témoignage mensonger contre ton prochain.
11. Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain, […] la femme, ni son serviteur, ni son bœuf, ni
son âne, rien de ce qui est à ton prochain.

Ce n’est que dans la version du Deutéronome (Deut., V, 1-22) qu’ils sont


dix, l’auteur de ce Livre ayant condensé en un seul le deuxième et le
troisième, dans l’évidente présomption que toute représentation d’une
créature céleste ou terrestre serait dictée par une intention religieuse, donc par
l’idolâtrie – l’archéologie a démontré que c’était faux. Dans l’islam,
l’interdiction de représentation d’une créature a survécu en tant que telle,
indépendamment, non pour bannir l’idolâtrie mais afin de ne pas prétendre
rivaliser avec le Créateur.
Dans les deux autres religions du Livre, on peut toujours débattre de la
question : les Commandements étaient-ils dix ou onze ?

29. Un Commandement chrétien ne figure pas dans les Tables de la Loi

C’est le sixième, « Luxurieux point ne seras de chair ni de consentement »,


dans les versions de l’Église. Or, il n’existe ni dans la version de l’Exode
(XX, 1-18) ni dans celle du Deutéronome (V, 1-22), où le sixième
Commandement est d’honorer son père et sa mère. Il n’est nulle part question
de luxure dans les textes originels. L’adultère est spécifiquement interdit dans
le huitième Commandement, et le fait de convoiter la femme d’autrui est
inclus avec la convoitise des autres biens du prochain, y compris son bœuf et
son âne. L’interdiction de la « luxure » est une invention de l’Église.

30. Quarante jours sans manger et sans boire ?

Les pouvoirs divins sont infinis, mais l’assertion du rédacteur laisse


perplexe : « Moïse demeura là, avec Yahweh, quarante jours et quarante
nuits. Il ne mangea ni ne but » (XXXIV, 28). Un jeûne pareil, surtout sans
une goutte d’eau, est physiologiquement impossible, et l’on n’en conçoit
d’ailleurs pas l’utilité. Une fois de plus, il faut rappeler que les chiffres cités
dans l’Ancien Testament ont une valeur cabalistique5.
On ne conçoit pas davantage la symbolique du changement
dermatologique advenu à Moïse au terme de cette épreuve : « Moïse ne savait
pas que la peau de son visage rayonnait parce qu’il avait parlé avec lui
[Yahweh] » (XXXIV, 29). Rayonnement qui aurait été si intense qu’il aurait
été contraint de porter un voile. Mais pareil phénomène n’advint pas à Jacob,
ni plus tard à Ézéchiel, et il est d’autant plus déroutant que Moïse n’est
justement pas censé avoir vu la face de Yahweh. Ne se serait-il pas plutôt agi
d’une congestion due à l’insolation, transformée en rayonnement par
l’imagination des témoins ?

31. La décoration, la couture et la joaillerie sont-elles de la compétence de


la Divinité ?

Il est périlleux de porter sur le passé un regard contemporain, mais il est


également difficile de réprimer sa perplexité à la lecture des cent trente-six
versets consacrés aux prescriptions divines sur les détails somptuaires des
décors et des vêtements obligatoirement associés aux rites qui seront célébrés
en l’honneur de Yahweh, prescriptions bien plus longues et nombreuses que
celles du Livre de l’Alliance, et dont la dictée requit bien des jours et des
nuits à Moïse. Les études bibliques indiquent que ces textes sont d’origine
sacerdotale, et il est évident que le clergé israélite entendait manifester ainsi
son importance et la prééminence de ses rites aux yeux de la communauté.
On eût pu supposer qu’un scrupule tempérerait alors le soin minutieux que
les rédacteurs de ces versets apportaient à leurs descriptions : au moment où
le Créateur conduisait son peuple vers la Terre promise, il avait à coup sûr
d’autres soucis que ceux-là.
Était-ce vraiment de la compétence de la Divinité de préciser que la
collecte des biens nécessaires à la construction devrait comprendre « des
peaux de bélier teintes en rouge et du bois d’acacia » (XXV, 5) ? Que le
mobilier comprendrait une table de bois d’acacia de « deux coudées de long,
d’une coudée de large et d’une coudée et demie de hauteur », qui serait
« plaquée d’or pur » et ceinte « d’un bandeau d’or pur » (XXV, 23-24) ?
Dans des circonstances décisives de l’histoire d’Israël, est-il concevable que
le Tout-Puissant s’occupe du dessin du chandelier d’or qu’Il commande, avec
« trois calices en forme d’amande, avec le bouton et la fleur » qui seront fixés
à l’une des branches, « trois calices en forme d’amande avec bouton et fleur à
une autre branche et ainsi pour toutes les six branches » ?
Le caprice des rédacteurs sacerdotaux justifie-t-il qu’ils s’arrogent le droit
d’enfreindre un des Commandements qui viennent d’être signifiés au peuple,
et qui est écrit dans le même livre : « Tu ne façonneras pas d’idole ni d’image
de ce qui est en haut dans le ciel, ni de ce qui est dans les eaux et sur la
terre » (XX, 4). En effet, ils attribuent au Seigneur l’ordre suivant : « Tu
confectionneras deux chérubins d’or et tu les fixeras aux extrémités du
propitiatoire. Tu fixeras un chérubin à une extrémité et l’autre à l’opposé. Les
chérubins déploieront leurs ailes vers le haut », etc. (XXV, 18-20). Comment
l’artiste aurait-il pu façonner des chérubins, puisqu’il ignorait à quoi
ressemblaient ces créatures célestes ? De toute façon, ces instructions
contredisaient le deuxième commandement.
Et le Seigneur aurait même précisé : « Le Sanctuaire sera fait de dix
tentures de lin retors, de bleu, de pourpre et de cramoisi. Elles seront ornées
de chérubins artistement travaillés » (XXVI, 1).
Mais les prescriptions s’enchaînent, avec le même souci obsessionnel du
détail, jusque dans des points qui n’intéressent aucunement la foi ni la
doctrine : « Tu feras deux anneaux d’or et tu les disposeras sur les deux
épaulettes de l’éphod [corselet réservé au pontife] à l’aide d’un cordon bleu,
de telle sorte que le pectoral soit au-dessus de la ceinture de l’éphod et qu’il
ne se déplace pas sur l’éphod » (XXVIII, 26). Il n’est jusqu’à la longueur des
caleçons des fils d’Aaron qui ne soit stipulée : « Tu leur feras des caleçons de
lin pour cacher leur nudité ; ils iront des reins jusqu’aux cuisses » (XXVIII,
42). Ceux des fils de Moïse ne sont cependant pas mentionnés.
La quasi-totalité du reste du Livre de l’Exode, soit quelque cent quatre-
vingt-huit versets, est consacrée aux descriptions des dispositions
architecturales et somptuaires du Sanctuaire, avec le même luxe de détails,
tels que « quatre colonnes et leurs quatre socles d’airain, les crochets en
argent, le placage des chapiteaux en argent et les tringles en argent »
(XXXVIII, 19), assorties d’une comptabilité vertigineuse. On y apprend que
quelque 600 kilos d’or et 2 025 kilos d’argent auraient été consacrés à ces
ouvrages. Où donc les Israélites, dans le désert, auraient-ils trouvé de
pareilles quantités d’or et d’argent ?
Les spécifications rituelles minutieuses se prolongent dans les textes dus
au courant sacerdotal dans le Livre des Nombres. Yahweh, dont on finit par
se demander pourquoi il ne communique pas directement ses instructions à
Aaron, au lieu de les faire transmettre par Moïse, déclare ainsi : « Dis à
Aaron : quand tu allumeras les lampes, c’est au-devant du candélabre que les
sept lampes devront éclairer » (Nb., VIII, 1-2).
Et l’on s’interroge sur l’autorité doctrinale ou spirituelle conférée à ces
descriptions.

32. Yahweh admet et réglemente l’esclavage

Les lois relatives aux esclaves, qui figurent dans le Code de l’Alliance tout
de suite après la Loi de l’autel, constituent l’une des contradictions les plus
radicales de l’Ancien Testament avec les morales des trois religions du Livre.
Elles prouvent, en effet, que Yahweh aurait admis l’esclavage comme licite,
car il légifère sur le sujet : « Lorsque tu acquerras un esclave hébreu, son
service durera six ans, la septième année il s’en ira libre, sans rien payer »
(XXI, 2). Le principe en est déjà déconcertant : Yahweh tiendrait pour normal
qu’un Hébreu ait un autre Hébreu ou un étranger esclave à son service.
« S’il est venu seul, il s’en ira seul, et s’il était venu marié, sa femme s’en
ira avec lui. Si son maître le marie et que sa femme lui donne des fils ou des
filles, la femme et ses enfants resteront la propriété du maître et lui s’en ira
seul » (XXI, 3-4). Le seul qualificatif qui convienne à cet article est
« scandaleux » : même si l’esclave est libre, sa femme et ses enfants ne le
sont pas. Il s’agit là de la clause la plus immorale de l’Ancien Testament. Or,
elle n’est pas la seule.
« Si quelqu’un vend sa fille comme servante, elle ne s’en ira pas comme
s’en vont les esclaves. Si elle déplaît à son maître qui se l’était destinée, il la
fera racheter » (XXI, 7-8).
Les êtres humains sont donc traités comme des objets. Faut-il rappeler que
ces textes attribués à la dictée divine sont caducs depuis le XIXe siècle et
contreviennent à la Déclaration des droits de l’homme ? Il est aujourd’hui
bien des pays de la planète dans lesquels il serait dangereux de lire les
commandements de Yahweh.

33. Moïse a-t-il ou n’a-t-il pas vu la face de Yahweh ?

Quand, dans un texte de l’Exode, il lui demande : « Montre-moi donc Ta


gloire », Yahweh lui répond : « Tu ne pourras pas voir Ma face, car il est
impossible que l’homme Me voie et vive. » Et il insiste : « Tu me verras par-
derrière, mais tu ne verras pas Ma face » (XXXIII, 18-23).
Personne ne peut donc voir Yahweh ? Tel n’est pas le cas. Jacob, lui, a
déclaré : « J’ai vu Elohim face à face et ma vie a été sauve » (Gen., XXXII,
31) ; il a même appelé le lieu Peniel, « Face de Dieu », en honneur de cette
vision. À cette singularité s’ajoutent deux contradictions. La première est que
Yahweh lui-même déclare plus tard à Aaron et Myriam, frère et sœur de
Moïse qui médisent de lui : « C’est face à face que je lui parle, en visions et
non en énigmes » (Nb., XII, 8, mais il est vrai que ce texte est élohiste et non
sacerdotal). La seconde est que le Deutéronome écrit : « Il n’est pas apparu
en Israël de prophète tel que Moïse, que Yahweh rencontrait face à face »
(XXXIV, 10).
Qui croire ? Nous nous limiterons à observer que les textes sacerdotaux
tendent à diminuer le rôle et le personnage de Moïse et à donner la préséance
au grand prêtre Aaron, son frère présumé.
Mais les contradictions n’en demeurent pas moins pour un Livre censé
faire autorité.

34. Quelle est la véritable disposition de Yahweh à l’égard de l’étranger ?

Lors de sa première rencontre avec Moïse, il déclare : « Tu n’opprimeras


pas l’étranger, car tu sais quelle est la condition de l’étranger, puisque tu as
été étranger en Égypte » (XXIII, 9), commandement déjà proféré en XXII, 20
et renouvelé en Lév., XIX, 33-34. Cependant, lors de l’entrevue où les Tables
de Loi sont gravées à nouveau, Il lui déclare : « Voici que Moi, j’expulse au-
devant de toi l’Ammonite, le Cananéen, le Hittite, le Perizzite, le Hivvite et le
Jébuséen. » Et il lui enjoint : « Vous démolirez leurs autels, vous briserez
leurs statues, vous abattrez leurs poteaux sacrés » (XXXIV, 11 et 13). La
contradiction entre la première prescription et l’annonce des victoires des
Hébreux est flagrante : que sont donc les sévices annoncés sinon des
oppressions, pour dire le moins ? Yahweh lui-même en convient : « Car
terrible est ce que je fais pour toi » (XXXIV, 10). Les persécutions et
massacres qu’il inflige à l’étranger contredisent ses propres prescriptions.

35. L’histoire et l’archéologie indiquent que les Hébreux ne pouvaient pas,


en Palestine, s’affranchir de la tutelle égyptienne.

Comme les quatre autres livres du Pentateuque, l’Exode donne le


sentiment qu’en quittant l’Égypte les Hébreux s’affranchissaient totalement et
définitivement de son pouvoir. Les discours divins, dont celui qui est cité ci-
dessus, confortent cette impression ; aidés par Yahweh, les Hébreux vont,
grâce à leur vaillance, s’emparer de la Terre promise.
Ce sentiment perdura jusqu’à la découverte des documents d’El Amarna,
au XXe siècle. La Terre promise, à l’époque de l’Exode, était sous domination
égyptienne, c’est-à-dire celle de Ramsès II puis de Merneptah. Les territoires
d’Ashkelon, de Gezer, le Kharou et Yenoam étaient vassaux de l’Égypte.
Eussent-ils été attaqués par les Hébreux qu’ils auraient appelé à la rescousse
les garnisons égyptiennes.
Par ailleurs, l’installation des Hébreux en Canaan ne fut pas linéaire,
comme le Pentateuque le donne à croire. Ainsi, la Genèse décrit longuement
la conquête de Sichem avant l’Exode (Gen., XXXIV, 1-24), épisode
mystérieusement omis par Josué. De même, les Nombres indiquent qu’une
première vague d’Hébreux arriva également en Canaan avant l’Exode, en
passant par Edom et Moab (Nb., XXXIII, 41-49).
Le Pentateuque ne fait qu’effleurer un fait important : d’importantes
communautés d’Hébreux étaient demeurées en Palestine. La Genèse
(XXXVIII) laisse entendre que Juda ne serait pas descendu en Égypte, mais
c’est le Deutéronome qui est le plus explicite à cet égard : « L’Éternel me
dit : “Vous avez assez suivi les contours de cette montagne. Tournez-vous
vers le nord. Donne cet ordre au peuple : vous allez passer à la frontière de
vos frères, les enfants d’Esaü, qui habitent Séir, ne les attaquez pas” » (Deut.,
II, 2-5) et : « L’Éternel dit : “N’attaque pas Moab […] car je ne te donnerai
rien à posséder dans son pays. C’est aux enfants de Loth que j’ai donné Ar en
propriété” » (Deut., II, 9).
Il s’ensuit que la liste des Douze tribus, celles qui sont demeurées en
Palestine et celles des arrivants, est aléatoire.

___________________
1. Abraham Malamat, « Let my people go and go… », cf. bibl.
2. Cf. Maurice Bucaille, Moïse et Pharaon, cf. bibl.
3. Commentaires que les prêtres ajoutaient à l’intention de leurs auditeurs pour expliquer des passages d’interprétation malaisée,
énigmatiques ou contradictoires des rouleaux.
4. Cf. note 12, p. 312.
5. Cf. note 12, p. 312.
III. LE LÉVITIQUE

36. Yahweh n’habite-t-il que le nord ?

C’est un total de deux cent quatre-vingt-dix-neuf versets, soit les onze


premiers chapitres, que le Lévitique consacre presque totalement à la
description détaillée des rites, et particulièrement des sacrifices, dont les
modalités sont dictées à Moïse par Yahweh. Étant donné qu’ils sont rédigés
par la tradition sacerdotale, on ne peut en être surpris, car ces textes
confirment la préséance absolue que revendiquent les prêtres, comme dans
les versets sur l’organisation et la décoration des sanctuaires dans l’Exode. À
l’exception des versets XIII, 39-44 et XXVI, 39-46, la totalité du Lévitique
est d’obédience sacerdotale.
Un lecteur contemporain sera peut-être étonné de l’attention que Yahweh
accorde à certains détails qui relèvent de la boucherie, comme celui qui est
prescrit pour un sacrifice de gros bétail : « On enlèvera les deux rognons et la
graisse qui est sur eux, le lobe du foie qui est lui-même sur les rognons »
(Lév., III, 4). Mais il sera plus surpris encore par la prescription suivante :
pour un sacrifice de petit bétail, mouton ou chèvre, le prêtre « l’immolera à
côté de l’autel, au nord, devant Yahweh » (I, 11). Cela implique-t-il que
Yahweh l’Universel ne réside qu’au nord ?

37. Qui est Azazel ? Les égards de Yahweh pour l’Esprit du Mal

Cette entité mystérieuse, qui pose l’une des plus grandes énigmes du
Pentateuque, et même des trois religions du Livre, apparaît après la mort
inopinée et déconcertante des deux fils d’Aaron, eux-mêmes prêtres. Ils
avaient présenté à Yahweh de l’encens brûlant sur un « feu étranger », non
prescrit, ce qui était un péché, et ils avaient alors été dévorés par les flammes.
Ce n’étaient donc pas sur leurs intentions qu’ils avaient été punis, mais sur la
négligence stricte du rituel, ce qui reflète éloquemment l’appartenance du
rédacteur au courant sacerdotal. Yahweh ordonne alors à Moïse de
communiquer ses instructions à son frère Aaron ; celui-ci prendra deux boucs
à la communauté, pour le sacrifice du rachat du péché commis par les
victimes : « Aaron tirera au sort les deux boucs, l’un pour Yahweh, l’autre
pour Azazel » (XVI, 8). Deux versets plus loin, il est dit : « Le bouc que le
sort a destiné à Azazel sera placé vivant devant Yahweh, afin de procéder sur
lui à une propitiation et de l’envoyer à Azazel dans le désert » (XVI, 10).
La signification en est évidente : c’est Yahweh lui-même qui offre le bouc à
Azazel. Hommage décidément extraordinaire, car on n’offre un sacrifice qu’à
un égal ou un supérieur.
Le rite revêt une importance solennelle, car Yahweh le décrit à Moïse de
façon précise : « Aaron imposera ses deux mains sur la tête du bouc vivant. Il
confessera sur lui toutes les iniquités des enfants d’Israël, tous leurs forfaits,
tous leurs péchés. Il les mettra sur la tête du bouc et l’enverra vers le désert,
sous la conduite d’un homme qui se tiendra prêt » (XVI, 21). C’est le rituel
de l’Expiation, et le bouc entrera dans les cultures sous le nom de Bouc
émissaire.
C’est la première fois que le nom Azazel apparaît dans les textes
hébraïques. Quelle est donc cette entité qui, sur l’ordre de Yahweh lui-même,
a droit à un sacrifice d’égale importance à celui qu’il prescrit pour lui-
même ?
Certains talmudistes y ont déchiffré l’esprit du désert et le Talmud (Yoma
67b) y voit une falaise rocailleuse du haut de laquelle le bouc était précipité
pour mourir de soif dans le désert. Rite énigmatique, jamais évoqué
auparavant ; aucune mention n’ayant non plus été faite du site de cette falaise.
D’autres avancent que la loi d’Azazel appartient à celles que l’esprit ne peut
comprendre (houqqîm). Le verset 26 exclut cependant qu’Azazel soit un
lieu : « Celui qui aura conduit le bouc vers Azazel lavera ses vêtements et
lavera son corps dans l’eau, puis rentrera au camp. »
Pour les kabbalistes, le nom Azazel serait la combinaison d’Ouza et Azaël,
deux anges déchus descendus sur terre au temps de Tubal-Caïn et qui s’y
seraient corrompus. L’explication est fragilisée par le fait qu’Azaël, nom qui
signifie « Dieu a fait », est resté en usage bien après la traversée du désert,
puisque l’un des neveux de David, frère de Joab, le portait (I Chr., II, 16).
Pour des talmudistes, ce serait en tout cas un esprit mauvais, sinon l’Ange de
la Mort. La théologie n’entre pas dans le cadre de ces pages, mais il paraît
fort douteux que Yahweh fasse offrir un sacrifice à des anges déchus, notion
qui n’apparaît que tardivement dans l’Ancien Testament. Il ne peut s’agir que
d’une puissance rivale ; ce serait l’Esprit du Mal, donc le Diable, qui ferait ici
son entrée dans la Bible, si l’on fait abstraction du Serpent de l’Éden.
Il en ressortirait une fois de plus que, lors de la Création, Yahweh a
également créé le Mal. Ce point sera repris à propos du Livre de Job. Il
demeure que l’épisode que voilà n’éclaire guère les esprits.

38. Les soupçons sur la naissance de Moïse et la contradiction avec son


statut de sauveur du peuple

Le Lévitique pose de façon subreptice une question surprenante. En effet,


le sauveur et fondateur de la nation et l’un des héros d’Israël est condamné
par l’une des interdictions de Yahweh : « Tu ne découvriras pas la nudité du
frère de ton père. Tu ne t’approcheras pas de sa femme, elle est ta tante »
(XVIII, 15). Or, on l’a vu, Moïse est le fils d’Amrân et de la tante de celui-ci,
Yokeved (Ex., VI, 20). Il s’ensuit qu’Aaron et Myriam la Prophétesse
seraient également illégitimes. Et l’interdiction est renforcée par une
répétition ultérieure : « Si un homme couche avec sa tante, c’est la nudité de
son oncle qu’il découvre. Ils porteront le poids de leur faute, et c’est sans
enfants qu’ils mourront » (XX, 20). Il se trouve toutefois qu’Amrân et
Yokeved ont bien eu des enfants.
Est-ce en raison de leur naissance que ni Moïse ni Aaron ni Myriam
n’accéderont à la Terre promise ? On ne peut que poser la question : elle ne
comporte pas de réponse dans le Pentateuque. Reste évidemment l’autre
motif, évoqué plus haut : Moïse ne serait pas d’origine hébraïque. Mais le
Pentateuque ne l’évoque pas non plus. La contradiction avec son statut
mythique serait provocatrice ; elle existe pourtant.

39. Quel est donc le pays que maudit Yahweh dans le désert ?

Dans les propos qu’il tient à Moïse et qui constituent l’essentiel du


Lévitique, Yahweh déclare : « Le pays s’est souillé : j’ai puni sa faute et le
pays vomit ses habitants. » Les Israélites sont alors dans le désert ; de quel
pays parle-t-il donc ?

40. Que sont des fruits « incirconcis » ?

Dans les instructions et prescriptions que Yahweh dicte à Moïse, on trouve


celle-ci : « Quand vous serez entrés dans le pays et que vous aurez planté tous
les arbres fruitiers, vous en tiendrez les fruits pour incirconcis. Ils seront trois
ans pour vous comme incirconcis et ils ne seront pas consommés » (XIX, 23).
Le fait qu’ils demeurent « incirconcis » pendant trois ans est énigmatique,
tout comme le fait qu’il faut les manger « la cinquième année » pour que le
rendement des arbres augmente (XIX, 25). Bien savant celui qui saura
identifier le prépuce d’un fruit. Quant à la valeur de cette prescription en
agriculture, elle est nulle.

41. Un être humain aurait une valeur financière, et une femme vaudrait
moitié moins qu’un homme

Dans le code moral et civil détaillé que constitue le Lévitique, un lecteur


contemporain ne peut qu’être frappé du fait qu’un être humain aurait une
« valeur » financière, et que celle d’une femme est constamment inférieure à
celle d’un homme. Dans ses prescriptions, Yahweh dit à Moïse : « Quand il
[un fils d’Israël] prononce un vœu devant Yahweh et que ce vœu exige ton
estimation des personnes, ton estimation pour un homme de vingt à soixante
ans sera de cinquante shekels d’argent, selon le shekel du Sanctuaire. S’il
s’agit d’une femme, ton estimation sera de trente shekels » (XXVII, 1-4) Une
femme vaut donc la moitié d’un homme ; mais cette estimation change selon
l’âge : pour un enfant d’un mois à 5 ans, elle est de cinq shekels pour un
garçon et trois pour une fille, et à partir de 60 ans, elle est de quinze shekels
pour un homme et de dix pour une femme (XXVII, 6-7).
On relève que ces estimations sont égales ou inférieures à celles d’un
khomer – à peu près un boisseau – de semence d’orge, qui vaut, lui, cinquante
shekels (XXVII, 16). Un enfant mâle vaudrait donc dix fois moins qu’un
boisseau d’orge ?
Il serait surprenant que ces lignes soient lues publiquement au XXIe siècle,
dans l’immense majorité des pays de la planète, sans susciter de protestations.
Que peut être le sens général de ces estimations, et mis à part le statut
secondaire d’Ève selon la Genèse, pourquoi une femme vaut-elle
constamment moins qu’un homme ? La question serait d’intérêt secondaire,
sauf qu’il s’agit d’un livre fondateur de la morale et de codes civils. S’ils
suivaient les commandements du Pentateuque, les hommes de ces temps
héroïques se comportaient en barbares avec les filles écervelées. En effet, il
est écrit dans le Deutéronome : « Si aucune preuve de la virginité d’une fille
n’est trouvée, on l’emmènera à la porte de la maison de son père et les
hommes de sa ville la lapideront à mort. » Par ailleurs, les termes utilisés
dans cette condamnation sont disproportionnés : « Elle a commis un outrage
en Israël en se livrant à la prostitution dans la maison de son père : vous vous
débarrasserez de cette infamie » (Deut., XXII, 21). La prostitution est un
commerce rémunéré : le cas d’une fille amoureuse ou souffrant d’une
déchirure accidentelle de l’hymen n’est pas considéré.
IV. LE LIVRE DES NOMBRES

42. En quoi les recensements de population sont-ils illicites ?

Dans le Sinaï, Yahweh ordonne à Moïse d’effectuer un recensement des


enfants d’Israël « selon leurs familles, leurs maisons paternelles et le compte
de tous les mâles, par tête » (Nb., I, 2). Mais quand, en colère contre Israël, il
induit David en faute et lui en fait ordonner un (II Sam., XXIV, 1), David
s’en repentira solennellement : « Moi-même, j’ai fauté » (II Sam., XXIX, 17)
et la destruction de Jérusalem sera évitée de justesse. En effet, ce serait Satan
qui aurait inspiré à David l’idée du recensement (I Chr., XXI, 1 et 7). Mais en
quoi l’idée d’un recensement serait-elle diabolique ? Question dont les
répercussions sont plus vastes qu’on le soupçonnerait et qui seront traitées à
propos du Livre de Job.
Toujours est-il que la symbolique des recensements n’est pas expliquée et
que l’épisode reste incompréhensible. De même, on ignore pourquoi, dans un
premier temps, Yahweh interdit le recensement de la tribu de Lévi (I, 49),
puis décide plus tard d’y faire procéder (III, 15-16).

43. Erreurs de calcul répétées

Le nombre des Israélites recensés est, selon le Lévitique, 635 550 ; mais si
l’on reprend les données indiquées tribu par tribu, on obtient 596 550. La
différence ne peut pas être due à l’omission du nombre des Lévites, car si
l’on ajoute ces derniers au total, on obtient 651 823. Les erreurs et
contradictions arithmétiques sont trop nombreuses dans l’Ancien Testament
pour être toutes recensées ici. Celle-ci, par exemple, s’explique difficilement
selon la gématrie. Peut-être furent-elles dues à des erreurs de copistes. Dans
ce cas, il faudrait supposer que beaucoup de copistes furent atteints d’une
distraction contagieuse.
Cependant, il est impossible d’omettre l’impossibilité mathématique
d’exécuter un ordre de Yahweh concernant les Lévites. Il est dit que ces
derniers comptaient huit mille cinq cents membres. Par ailleurs, d’après les
mesures soigneusement énumérées dans l’Exode et le Lévitique, nous savons
que la superficie de la Tente de la Rencontre était d’environ 40 mètres carrés
(50 au total, si l’on fait le compte de l’espace occupé par le Sanctuaire et le
mobilier). Il est donc strictement impossible d’y faire tenir les Lévites comme
le demande Yahweh : « Les Lévites viendront pour servir dans la Tente de
la Rencontre » (VIII, 15).
Les erreurs, incertitudes et contradictions topographiques et
chronologiques sont également nombreuses. Ainsi, dans l’Exode, il est dit
que les enfants d’Israël vécurent en Égypte quatre cent trente ans (Ex., XII,
40). Cependant les données précédentes ne peuvent que laisser perplexe. En
Ex., VII, 18-20, il est dit que Kohath, le petit-fils de Jacob qui l’accompagna
en Égypte, vécut cent trente-trois ans, que son fils Amran vécut cent trente-
sept ans et que Moïse, fils de ce dernier, avait quatre-vingts ans quand les
Israélites quittèrent l’Égypte ; le calcul est simple : même si Amram était né
le jour de la mort de son père Kohath, et Moïse le jour de la mort d’Amran, le
total serait de trois cent quatre-vingts ans ; comme une telle éventualité est
exclue, il faut en conclure que la présence des Israélites en Égypte ne dépassa
pas trois cent vingt ou trois cent trente ans.
Dans le Livre des Nombres, il est dit que « le peuple partit de Hacéroth et
campa dans le désert de Parân » (XII, 16), alors que, deux chapitres
auparavant, il était déjà dans ce désert (X, 12). Et si l’on essaie d’établir
l’itinéraire de l’Exode d’après les indications du Pentateuque, on affronte des
incertitudes difficilement solubles. Ainsi, il est dit que les Israélites
« montèrent et firent la reconnaissance du pays, depuis le désert de Sîn
jusqu’à Rehov, à l’abord de Hamath » (XIII, 21). Or, il existe deux Rehov,
l’une à l’est de Saint-Jean-d’Acre, l’autre près du Jourdain, à une trentaine de
kilomètres au sud de la mer de Galilée. Que les Israélites soient passés par
l’une ou par l’autre, un fait s’impose : les éclaireurs auraient effectué en
quarante jours un voyage aussi long que la traversée du Sinaï, qui, elle, aurait
duré quarante ans.

44. On n’a pas retrouvé trace de la race de géants que Yahweh aurait
créée

L’une des notions les plus déconcertantes de l’Ancien Testament est à


coup sûr la notion de géants qui auraient occupé les territoires de Canaan. La
première mention en est faite dans les Nombres ; les éclaireurs envoyés par
Moïse en reviennent fort pessimistes : « Tous ceux que nous y avons vus sont
des hommes de haute taille. Nous y avons aussi vu des géants parmi les
géants, les fils d’Anaq. Nous nous faisions l’effet de sauterelles, et c’est bien
aussi l’effet que nous leur faisions » (Nb., XIII, 32-33).
Ce serait là une singularité peut-être due à l’exagération des éclaireurs,
n’était que le Deutéronome reprend le thème, parlant d’abord des Emim,
« nation de haute taille, comme les Anaquim » (Deut., II, 11), puis qu’il
insiste sur la taille démesurée de ces gens : le sarcophage d’Og, roi de
Bashân, dernier des Rephaïm, autre engeance de géants, « qu’on voit à
Rabba-des-Amonites, long de neuf coudées et large de quatre, en coudées
d’hommes » (Deut., III, 11). La valeur de la coudée n’a pas varié depuis les
anciens Égyptiens : environ cinquante centimètres ; neuf coudées, c’est donc
quatre mètres et demi, et ces données alarmantes ne sont pas atténuées par la
largeur du sarcophage, deux mètres. Quelqu’un a-t-il jamais cru qu’il existait
des humains de quatre mètres et demi de haut ?
La surprise se renouvelle dans le premier Livre de Samuel, à la description
du fameux Goliath, dont la « taille était de six coudées et un empan » (I Sam.,
XVII, 4). L’empan étant la distance de l’extrémité du pouce à celle du petit
doigt d’une main aux doigts écartés, cela représente environ vingt
centimètres. Goliath aurait donc mesuré trois mètres vingt. À la hauteur de sa
légende.
Et là, deux questions se posent, l’une d’histoire religieuse et l’autre
scientifique. Yahweh avait-il créé à l’origine une race de géants ? Comment
la question n’effleure-t-elle pas l’esprit des rédacteurs ? Que sont devenus ces
géants ? Pourquoi la race humaine aurait-elle dégénéré depuis Adam ? Et,
étant donné que les descriptions de géants se retrouvent dans bien d’autres
mythologies, grecque et nordique entre autres, ces géants ont-ils bien existé ?
C’est la science qui fournit la réponse à la première question. S’il avait
existé au IIe millénaire avant notre ère une pareille race, on en aurait retrouvé
d’innombrables vestiges, puisqu’on a même retrouvé ceux de l’Homme de
Néandertal et de Cro-Magnon. Ce n’est pas le cas. Il a existé à toutes les
époques des individus d’une taille au-dessus et au-dessous de la moyenne,
mais c’était des exceptions et l’on n’a jamais vu aucun individu mesurant
trois mètres. Rien ne permet d’accorder du crédit au récit des éclaireurs selon
lesquels ils auraient trouvé en Canaan des gens de ce gabarit. Peut-être ont-ils
vu un ou deux hommes de grande taille et, l’imagination s’en emparant, ils
auront enflé leurs souvenirs.
Il reste singulier que des textes dont quelques fondamentalistes assurent
qu’ils ont été révélés contiennent de pareilles fables. Celles-ci se sont
d’ailleurs propagées jusqu’à l’ère moderne. Il n’en demeure pas moins que ce
sont des invraisemblances préhollywoodiennes.

45. Quel est l’objectif véritable de Yahweh en ce qui touche à la Terre


promise ? Contradictions et colères

Un lecteur contemporain serait bien en peine de le discerner dans le Livre


des Nombres, car le Tout-puissant y témoigne de retournements d’humeur
déconcertants. On n’y trouve guère la détermination qu’on serait en droit
d’attendre du Maître de l’Univers, mais on y voit plus souvent des colères
caractérielles.
Certains des éclaireurs envoyés en Canaan en reviennent épouvantés, car
ils y ont vu les géants décrits plus haut. D’autres admettent que le pays est
« très riant », mais que les villes sont grandes et fortifiées ; cela signifie qu’il
faudra livrer des combats dont l’issue sera douteuse, et, affamé et épuisé au
terme de sa traversée du désert, le peuple s’y refuse et veut retourner en
Égypte. Yahweh entre alors dans une colère fulminante, décide que ce peuple
est « mauvais » (XIV, 27) et murmure contre Lui, alors qu’il rechigne à aller
se faire massacrer par des géants et des guerriers organisés. Il les agonit de
menaces et d’imprécations : « Vos cadavres tomberont dans ce désert… Vos
fils seront pendant quarante ans bergers dans ce désert. Ils porteront le poids
de vos prostitutions jusqu’à la disparition de vos cadavres dans le désert » et
autres aménités (XIV, 32-33). Incidemment, on n’a pas vu de prostitution,
mais c’est un détail.
Les éclaireurs, à l’exception de Josué et de Caleb, sont ravagés par un mal
inconnu, alors qu’ils n’avaient fait que rapporter ce qu’ils avaient vu ou cru
voir. Pis, quand les Israélites effrayés par les effets de la colère divine
rassemblent leur courage et se résolvent quand même à l’attaque, c’est Moïse
qui tente de les en détourner : « Que voulez-vous donc ? Vous enfreignez
l’ordre de Yahweh » (XIV, 41). Pourtant, ils ne font, cette fois, que s’y
conformer : ils passent à l’attaque et « les Amalécites et les Cananéens » les
taillent en pièces (XIV, 45).
La première vague d’envahisseurs est décimée et, sur l’ordre de Yahweh,
les Israélites prennent le chemin du retour en Égypte. Mais au mont Horeb,
Yahweh change d’avis : il donne cette fois l’ordre de faire demi-tour et
d’aller vers le nord.
On peine à discerner les intentions divines dans la logique de ce récit.

46. Deux cent cinquante hommes foudroyés pour une erreur de rituel : une
négation de la mansuétude divine

Après une interpolation de quarante et un versets d’injonctions rituelles,


qui constituent des répétitions de prescriptions déjà formulées, deux Lévites,
Abiram et Datân, se révoltent contre Moïse, l’accusant de vouloir les
régenter. Sur l’ordre de Yahweh, la terre s’ouvre sous leurs pieds et les
engloutit, parce qu’ils n’ont pas compris que Moïse est son instrument. On se
prend à penser que le châtiment est peut-être disproportionné et ne reflète pas
la mansuétude divine. Puis « un feu envoyé par Yahweh consuma les deux
cent cinquante hommes qui présentaient de l’encens » (XVI, 35), parce qu’ils
n’avaient pas procédé de la façon prescrite, autre châtiment disproportionné
s’il en fut et qui, là, représenterait Yahweh comme un Dieu de terreur et de
vengeance, décidément bien pointilleux sur les formalités rituelles, même
quand on lui rend hommage. Sans doute ce texte reflète-t-il l’influence du
courant sacerdotal. L’épisode occupe néanmoins les trente-cinq versets du
chapitre XVI.
Tandis que le peuple épouvanté et affligé crie à Moïse : « Nous expirons,
nous mourons, nous mourons tous ! » (XVII, 27), suivent de nouvelles
prescriptions de Yahweh sur la hiérarchie des prêtres, les sacrifices et rituels,
qui font l’objet des cinquante-deux versets suivants et dont plusieurs sont des
répétitions presque intégrales de versets précédents (par exemple, le verset
XIX, 20 répète textuellement le verset XIX, 13).
Alors seulement reprend la marche vers Canaan. Mais la perplexité
demeure : pourquoi avoir laissé massacrer les Israélites par les Amalécites et
les Cananéens une fois qu’ils s’étaient laissé convaincre par les injonctions
divines ?
Diverses autres incitations au massacre prêtées au Créateur apparaissent au
lecteur comme incompatibles avec l’image suprêmement bienveillante que
propose le reste de l’Ancien Testament. Ainsi, en XXV, 4, il est écrit :
« Yahweh dit à Moïse : “Prends tous les chefs du peuple [d’Israël]. Empale-
les à la face du soleil pour Yahweh.” » Ce seraient donc des sacrifices
humains, et de la plus sinistre espèce.
Plus loin, il est dit que « Phinéas, fils d’Eléazar, fils d’Aaron le prêtre, se
leva du milieu de la communauté, saisit une lance, suivit l’Israélite dans
l’alcôve et là, les transperça tous les deux, l’Israélite et la femme en plein
ventre. Le fléau qui frappait les Israélites fut arrêté » (XXV, 7-9). Cet
Israélite avait amené une femme madianite pour pleurer à l’entrée de la Tente
de la Rencontre. Le geste de Phinéas est un meurtre de fanatique, mais il
aurait plu à Yahweh, au point qu’il suspendit le fléau qu’il avait envoyé à son
peuple ? Oui, il le confirme dans les versets suivants : « Phinéas a détourné
mon courroux des Israélites ».
Ce Dieu-là est intégralement en contradiction avec celui du Nouveau
Testament.

47. Pourquoi Moïse et Aaron sont-ils interdits d’entrée en Canaan ?

La lecture d’affilée du Livre de l’Exode et de celui des Nombres révèle une


répétition notable, celle de l’épisode du Frappement du Rocher, mais dans
des versions si différentes qu’elles en deviennent contradictoires. Cette
reprise revêt à l’évidence une grande importance aux yeux des rédacteurs de
l’époque, car l’épisode prélude à l’interdiction pour Moïse et Aaron d’entrer
en Terre promise, l’une des décisions divines les plus retentissantes de
l’histoire des Israélites ( 23 et 37). Voici les deux versions.
Exode, XVII, 2-7 :
2. Le peuple se querella avec Moïse. Il dit : « Donne-nous de l’eau, que nous buvions ! » Moïse leur
répondit : « Pourquoi me querellez-vous ? Pourquoi tentez-vous Yahweh ? »
3. Le peuple eut soif et murmura contre Moïse ; il dit à Moïse : « Pourquoi nous as-tu fait quitter
l’Égypte ? Pour nous faire mourir de soif, nous, nos fils et notre cheptel ? »
4. Moïse s’écria à l’adresse de Yahweh : « Que vais-je faire de ces gens ? Encore un peu et ils me
lapideront ! »
5. Yahweh répondit à Moïse : « Passe devant le peuple, prends quelques-uns des anciens d’Israël et
tiens en main le bâton avec lequel tu as frappé le fleuve et avance.
6. Moi, je me tiens devant toi, là, sur le rocher de l’Horeb. Tu frapperas le rocher, il en sortira de
l’eau et le peuple boira. » Moïse fit ce que Yahweh lui avait dit sous les yeux des anciens d’Israël.
7. Il appela l’endroit Massa et Meriba, en raison de la querelle que lui avaient cherchée les enfants
d’Israël et parce qu’ils avaient provoqué Yahweh en demandant : « Yahweh est-il ou non parmi
nous ? »

Nombres, XX, 2-12 :


2. La communauté manqua d’eau. Elle s’insurgea contre Moïse et contre Aaron.
3. Elle s’en prit à Moïse et lui dit : « Que n’avons-nous péri de la mort de nos frères devant
Yahweh ?
4. Pourquoi avez-vous mené le peuple de Yahweh au désert pour y mourir avec son bétail ?
5. Pourquoi nous avoir fait venir d’Égypte pour nous mener dans ces lieux hostiles ? Ce ne sont pas
des terres pour les semailles, les figuiers, la vigne, le grenadier. [De plus] on n’y trouve pas d’eau. »
6. Moïse et Aaron affrontèrent l’assemblée à l’entrée de la Tente de la Rencontre et se prosternèrent.
La gloire de Yahweh leur apparut.
7. Yahweh dit à Moïse :
8. « Prends ton bâton et assemblez la communauté, toit et ton frère Aaron. Vous parlerez au rocher
devant eux et il en jaillira de l’eau. Tu donneras à boire à la communauté et à son bétail. »
9. Moïse prit son bâton comme Yahweh le lui avait ordonné.
10. Lui et Aaron assemblèrent la communauté devant le rocher. Moïse leur dit : « Écoutez donc,
rebelles ! Ferons-nous jaillir pour vous de l’eau de ce rocher ? »
11. Moïse leva la main et frappa deux fois le rocher de son bâton. Des eaux jaillirent en abondance.
Le peuple et son bétail burent.
12. Yahweh dit à Moïse et Aaron : « Puisque vous n’avez pas eu foi en Moi pour Me sanctifier aux
yeux des enfants d’Israël, vous ne conduirez pas ce peuple dans le pays que Je leur ai donné. »

Outre l’étrangeté de la répétition du récit, on relève les discordances


suivantes (attribuables au fait que la version de l’Exode est due au courant
élohiste et celle des Nombres au courant sacerdotal) :
– dans la version de l’Exode, le peuple se querelle avec Moïse, dans celle
des Nombres, avec Moïse et Aaron ;
– dans la version de l’Exode, Yahweh ordonne à Moïse de frapper le
rocher avec son bâton, dans celle des Nombres, il ordonne à Moïse et Aaron
de parler au rocher ;
– dans la version de l’Exode, Moïse fait ce que Yahweh lui a ordonné et le
Frappement du Rocher est un épisode heureux, mais dans celle des Nombres,
Moïse frappe le rocher par deux fois et l’épisode s’achève sur la plus lourde
sanction qui puisse frapper Moïse et Aaron à la fois : ils n’entreront pas en
Terre promise ;
– la raison qui en est donnée est proférée par Yahweh : ils n’auraient pas
eu foi en Lui ; pourtant aucun point des deux récits n’indique que l’un ni
l’autre des deux frères aient commis pareille faute, bien au contraire. Certains
commentateurs ont avancé l’hypothèse suivante pour expliquer leur
bannissement : Moïse frappa le rocher au lieu de lui parler ; mais aucun
indice formel ne le confirme ni ne l’infirme, c’est une vétille et d’ailleurs, la
sanction n’aurait alors dû frapper que Moïse et non Aaron.

L’exclusion, qui n’est le fait que du texte sacerdotal, demeure donc


incompréhensible. Elle est d’ailleurs virtuelle, car les frontières du « pays
promis » sont floues, sinon inconnues, et ne se limitent pas à Canaan.
V. LE DEUTÉRONOME

48. Les localités où Moïse s’adressa au peuple sont inconnues

Certes, aucun des Livres du Pentateuque ni de l’Ancien Testament ne peut


ni ne doit être considéré comme une référence historique ou archéologique,
mais on est en droit de s’étonner qu’à l’exception de Hacéroth, nom porté par
deux localités, l’une sur la rive occidentale du golfe d’Akaba, l’autre en
Samarie, aucun des lieux cités dans le premier verset du Deutéronome, et où
Moïse s’adressa aux Israélites, n’a pu être identifié : Souf, Parân, Tofel,
Lavân, Hacéroth et Di-Zahav.
Les marges d’erreur ou d’incertitude dans le domaine historique, causées
par les contradictions, finissent également par rendre insignifiantes les
apparentes précisions du texte. Ainsi, en I, 44, il est dit que c’étaient les
Amorrites qui avaient défait la première vague des envahisseurs israélites,
alors que Nb., XIV, 45 dit que c’étaient les Amalécites et les Cananéens.
Imprécisions et contradictions indiquent que ces rouleaux furent écrits à une
époque où les événements relatés appartenaient à un passé désormais
mythique, à l’intention d’auditeurs revenant de l’Exil, et sans doute par des
rédacteurs qui avaient eux-mêmes des notions floues de la géographie
d’Israël.
Il convient incidemment de rappeler que les exigences des publics antiques
en matière d’exactitude historique et géographique ne peuvent être comparées
à celles des publics d’époques récentes, où les ouvrages de référence
permettent des vérifications rapides. Ceux des lecteurs modernes qui sont
informés de l’hypothèse testamentaire1 en auront déduit à juste titre que les
rédacteurs deutéronomistes appartenaient tous à la période post-exilique, les
autres, tout aussi justement, que ces textes ne pouvaient revêtir l’autorité de
témoignages véridiques, au sens historique de ce mot.

49. Contrairement à ce que dit le Livre, Moïse a bien enfreint l’exclusion


de Yahweh

C’est ce qu’indique le verset XXXIII, 40 des Nombres : « Moïse donna


Galaad à Makir, fils de Manassé, et il y habita. » Cette attribution a été faite
lors du partage des territoires à conquérir décidé par Moïse au nom de
Yahweh (XXXIII, 33-42), territoires qui correspondent à peu près aux
plateaux de l’ancienne Transjordanie. Il s’est donc bien installé en Terre
promise, celle-ci ne se limitant pas à Canaan, territoire dont les frontières de
l’époque sont imprécises, mais qui ne représente qu’une partie de la rive
gauche du Jourdain, approximativement de Beer-Shéba à Joppé.
Le fait est patent : Moïse aurait bien habité un territoire conquis de la Terre
promise, contrairement à l’interdiction mentionnée par un texte sacerdotal des
Nombres. L’interdiction était-elle temporaire ? C’est ce que donnerait
également à penser un verset dans la récapitulation que fait Moïse des
événements récents devant les Israélites : « Il s’est même fâché contre moi à
cause de vous et a dit : tu n’iras pas non plus là-bas » (Deut., I, 37).
Cependant, Moïse rappelle plus loin que Yahweh lui a dit : « Monte sur les
cimes du Pisgah que voici […] et regarde, car tu ne passeras pas le Jourdain
que voici » (Deut., III, 27).
La Terre promise ne se situait-elle donc, pour Yahweh, qu’au-delà du
Jourdain, sur la rive gauche ? Ce n’est pas ce qu’indique le partage des terres
données aux tribus israélites, car outre Galaad, Ruben et Gad se virent
attribuer des territoires sur la rive droite du fleuve.
Moïse mourut bien sur le mont Nebo, à l’injonction de Yahweh (Deut.,
XXXII, 50), et sur la rive droite du Jourdain. Mais l’incertitude demeure
aussi bien sur le fait qu’il pénétra ou non en Terre promise que sur les raisons
de l’interdiction qui lui avait été signifiée de le faire.

50. Les Hivvites avaient-ils oui ou non disparu au moment de la conquête


de la Terre promise ?

Dans le même récapitulatif de la conquête, en II, 23, Moïse déclare que


« les Hivvites, qui habitaient les territoires s’étendant jusqu’à Gaza » ont été
annihilés par « les Kaftorites, qui se sont installés à leur place ». Or, en
maints passages de l’Exode (III, 8 et 17, XIII, 5, XXIII, 23, XXXIII, 2 et
XXXIV, 2 et 11), Yahweh fait mention des Hivvites comme existant
toujours ; en Ex., XXIII, 28, il déclare même : « Je dépêcherai des frelons
devant toi et ils chasseront le Hivvite, le Cananéen et le Hittite. »
La contradiction est patente.

51. Nouvelles confusions géographiques

Toujours dans son récit récapitulatif, Moïse dit qu’il a donné aux
Rubénites et aux Gadites « la Araba, dont la frontière était le Jourdain, depuis
Kinnéreth jusqu’à la mer de la Araba, la mer de Sel, qui s’étend au pied des
versants de la Pisgah, vers l’est » (III, 17). La géographie de la région,
reconstituée par l’archéologie et l’histoire, montre qu’il n’existait pas une
mais deux Arabas, la vallée qui se trouve dans les monts de Béthel, au nord,
et le désert du même nom, au sud de la mer Morte. Or, aucune n’a le Jourdain
comme frontière. Cependant, la même erreur est répétée en IV, 49.
Les éclaireurs n’avaient-ils donc pas fait leur travail ?

52. À qui Yahweh s’est-il adressé sur le mont Sinaï, Moïse ou les
Israélites ?

Selon Ex., XIX, 17-25, Yahweh n’est apparu qu’à Moïse et ne s’est
adressé qu’à lui. Mais selon Deut., IV, 12-13, il s’est adressé aux Israélites :
« Vous avez entendu Sa voix, mais vous n’avez pas vu d’image. […] Il vous
a dévoilé Son Alliance, qu’Il vous a ordonné de mettre en pratique. » La
nature nettement contradictoire de ces deux versions s’explique par les
préférences idéologiques des courants qui ont présidé à la rédaction du
Pentateuque, le courant élohiste ayant rédigé les versets 17 à 19 du texte de
l’Exode, et le courant yahwiste les versets 20 à 25, où Yahweh s’adresse bien
à Moïse, alors que le courant deutéronomiste, qui préside à la quasi-totalité
du Deutéronome, tend à présenter les révélations divines comme ayant été
faites à l’ensemble du peuple d’Israël par l’intercession de Moïse – et non à
un héros privilégié.

53. Contradiction formelle sur les fautes des pères

Le Deutéronome n’a guère pris une position plus claire sur la justice divine
que les quatre Livres précédents.
En V, 9, en effet, les paroles de Yahweh sont : « Je suis un Elohim jaloux,
qui punit le crime des pères sur les fils, jusqu’à la troisième ou la quatrième
génération pour ceux qui me haïssent. » Elles répètent ainsi textuellement les
Commandements du Livre de l’Exode. Mais dans le même Livre, en XXIV,
16, Moïse déclare : « Les pères ne seront pas mis à mort pour le compte de
leurs fils et les fils ne seront pas mis à mort pour le compte de leurs pères ;
chacun mourra pour son propre péché. »
Moïse contredit-il Yahweh ? Dans ce cas, il suscite l’une des
contradictions majeures du Pentateuque. Mais si c’est la version punitive qui
est répétée le plus souvent dans l’Ancien Testament (Ex., XX, 5 et XXIV, 7 ;
Is., XIV, 21), la contradiction n’en demeure pas moins.
Or, elle met en cause les notions de liberté et de rachat. Elle témoigne donc
que les rédacteurs de l’Ancien Testament s’opposaient sur ces concepts
fondamentaux et qu’ils furent inspirés non par une révélation divine, mais par
leurs convictions humaines.

54. La divinité ne peut condamner au cannibalisme

L’une des grandes surprises que peut réserver la lecture du Pentateuque est
l’ampleur détaillée des textes consacrés aux sanctions de Yahweh contre ceux
qui se détournent de Lui : trente et un versets dans le Lévitique (XXVI, 15-
46), repris et augmentés dans le Deutéronome, cinquante-quatre versets
(XXVIII, 15-69). Ces sanctions comprennent l’une des punitions les plus
abominables qu’on puisse concevoir, le cannibalisme. « Vous mangerez la
chair de vos fils et vous mangerez la chair de vos filles », menace Yahweh
dans le Lévitique (XXVI, 29). Le Deutéronome renchérit : « L’homme le plus
fin et le plus tendre […] regardera son frère d’un mauvais œil, la femme qu’il
a enlacée et ceux des fils qui lui resteront, pour ne pas donner à l’un d’eux la
chair de ses fils qu’il mangera sans rien laisser » (XXVIII, 54-55). Ce
châtiment contrevient à l’image d’un Dieu de bonté et de miséricorde qui est
pourtant issue du Pentateuque lui-même.
Cependant, le prophète Jérémie met à son tour dans la bouche de Yahweh
les menaces suivantes, reprises du Deutéronome et comprenant la sanction du
cannibalisme : « Je ferai de cette cité [Jérusalem] une scène d’horreur et
de dégoût, de telle sorte que chaque passant sera horrifié et grimacera
de mépris à la vue de ses plaies. Je forcerai les hommes à manger la chair de
leurs fils et de leurs filles ; ils se dévoreront la chair les uns des autres dans
les épreuves auxquelles leurs ennemis et leurs meurtriers les auront réduits »
(XIX, 9).
Plusieurs autres passages de l’Ancien Testament évoquent également cette
pratique ; ainsi on lit en II Rois, VI, 28-29 : « Nous avons donc fait bouillir
mon fils et nous l’avons mangé. Et quand je lui dis le lendemain : “Donne-
nous ton fils, que nous le mangions”, elle l’avait caché. » Et en Zach., XI, 9 :
« Ce qui doit mourir, laissez-le mourir, ce qui doit être détruit, laissez-le
détruire et que les survivants s’entre-dévorent les uns les autres. »

55. Contradiction sur la vengeance

En Lév., XIX, 18, le Seigneur ordonne : « Tu ne te vengeras pas des fils de


ton peuple et tu ne nourriras pas de ressentiment contre eux. » Le verset
XXXII, 35 du Deutéronome, « À moi appartient la vengeance », de même
que l’invocation répétée des Psaumes, Ô Seigneur, toi Dieu de vengeance
(Ps., LXXXIV, 1), sont donc en contradiction avec le commandement du
Lévitique.

56. Yahweh n’est-il que l’un des dieux du monde ?

La question peut paraître inconcevable tant la tradition a ancré dans les


fidèles le principe du monothéisme de la Bible. Elle dérive pourtant
directement des versets XXXII, 8-10, sans doute les plus troublants de
l’Ancien Testament, et se trouve dans cet ensemble parfois appelé « Poème
de Moïse » :
8. Quand le Très-Haut a réparti les domaines des peuples, lorsqu’il a distingué les hommes, Il a fixé
les frontières des peuples en fonction du nombre des enfants de Yahweh.
9. Mais le lot de Yahweh, ce fut Son peuple.
10. Il l’a trouvé dans les contrées du désert, dans les cris de la solitude.

Les déductions qu’on peut en faire sont les suivantes :


– il y a eu un partage du monde organisé par le Très-Haut ;
– Yahweh a des enfants ;
– dans ce partage, un lot est échu à Yahweh : le peuple d’Israël ;
– donc Yahweh n’est pas le Très-Haut puisqu’il a reçu un lot,
– et Yahweh est lui-même un fils du Très-Haut ;
– en tout cas, Yahweh n’est pas le maître de l’univers.
Dans le contexte, le pluriel du nom sacré Elohim prend un sens nouveau.
Dans le verset 15, en effet, on trouve une appellation exceptionnelle dans
l’Ancien Testament, jamais utilisée dans les quatre Livres précédents, et
qu’on ne retrouve que deux autres fois dans le Deutéronome – également
dans le Poème de Moïse – et quatre dans le Livre de Job : Eloha, singulier
d’Elohim. C’est dans les reproches de Moïse : « Jacob a mangé et s’est
rassasié. […] Il a abandonné l’Eloha qui l’a créé. » Reproche repris tel quel
au verset 18. Il signifie que c’est le Dieu unique Eloha qui a créé l’homme,
pas les Elohim.
C’est toute une nouvelle théogonie qui est ici esquissée, en contradiction
absolue avec les quatre livres précédents. Qui est Eloha ? Le Très-Haut ? Ou
bien est-il Yahweh, qu’il faut distinguer de Lui ?
Ce passage n’éclaire pas la lecture des quatre livres précédents, ni des
autres. La seule lumière qu’il apporte sur la naissance du monothéisme est la
confirmation de l’ancienneté des deux courants principaux qui contribuèrent
à la rédaction du Pentateuque : celui qui désignait la divinité par le pluriel
Elohim et celui qui la désignait par le nom de Yahweh.

___________________
1. Cf. note 2, pp. 305-307.
VI. LE LIVRE DE JOSUÉ

Le Livre de Josué, successeur de Moïse, dont le nom signifie « Yahweh


sauve » et qui deviendra « Jésus » pour les chrétiens, est le récit de la
première partie de la conquête de la Terre promise. Son principal intérêt
réside dans sa version des conquêtes des territoires des Cananéens, même si
elle est amplifiée aux dimensions du mythe, comme les épisodes les plus
connus : le siège de Jéricho et la bataille de Gibéon. La récapitulation
incantatoire des prescriptions de Moïse, qui y occupe une place importante,
tend à indiquer que la foi des premiers occupants de la Terre promise vacilla
souvent, d’où le rappel fréquent de ce principe : « Vous ne serez victorieux
que si vous demeurez fidèles au Dieu de Moïse. »

57. Ni le Liban ni l’Euphrate n’ont été conquis par Josué

Les observations sur le Pentateuque auront sans doute alerté le lecteur sur
les étrangetés des notions géographiques prêtées à Yahweh par les rédacteurs,
notamment sur la localisation de la Terre promise, parfois désignée par le
seul nom de Canaan, alors que celui-ci ne représente que la partie occidentale
des territoires qu’occuperont les Douze tribus. Or, on retrouve les mêmes
approximations et erreurs dans le Livre de Josué, qui constitue le récit des
conquêtes des Israélites sous la conduite du successeur de Moïse. En effet,
dès le début, le Seigneur dit qu’il leur a donné, comme il l’a promis à Moïse,
« du désert et du Liban à la grande rivière, la rivière Euphrate, et tout le pays
hittite jusqu’à la Grande mer [la Méditerranée], tout cela sera votre terre » (I,
3-4).
Les cartes des conquêtes de Josué ont été établies par les historiens et
l’archéologie. Elles n’ont jamais inclus le Liban, ni les territoires des Hittites
qui, à l’époque, occupaient le Caucase, l’Arménie, le nord-est de la Turquie
actuelle et la Syrie. Ou bien les rédacteurs ont attribué à Yahweh des propos
extravagants, ou bien les dires de ce Dieu ne se sont pas avérés.
On relève cependant dans le Livre de Josué la même insistance sur
l’occupation de la rive gauche du Jourdain, qui semble représenter l’apogée
du grand projet de conquête de la Terre promise. De fait, dix tribus se sont
partagé les territoires de la rive gauche, Dan, Asher, Nephtali, Zébulon,
Issachar, Manassé, Éphraïm, Benjamin, Juda et Siméon, de façon inégale –
Dan obtenant ainsi un petit territoire au nord et un plus grand sur la côte,
autour de Joppé. Mais comme nous l’avons relevé plus haut ( 48 et 49), le
Jourdain n’a nullement été la frontière de la Terre promise et encore moins de
Canaan, six tribus s’étant installées au nord du lac de Génésareth et sur la rive
droite : Asher, Nephtali, Dan, Manassé (qui occupait des territoires sur les
deux rives), Gad et Ruben.
Il faut, par ailleurs, relever que l’histoire infirme l’assertion du Livre de
Josué selon laquelle Moïse avait donné à seulement « deux tribus et demie »
des territoires « au-delà du Jourdain » (XIV, 2) : ce sont dix tribus, citées plus
haut, qui se sont partagé ces territoires. La « demi-tribu » en question est soit
Manassé, qui eut des territoires sur les deux rives du fleuve, soit Dan, déjà
citée. Encore faudrait-il savoir à quel moment les tribus se seraient
constituées.
La contradiction entre les écrits et les faits est donc établie.

58. Si la Terre s’était arrêtée lors du siège de Gibéa, le monde aurait pris
fin

Les conquêtes militaires de Josué sont historiquement avérées et furent


remarquables. D’où, sans doute, la profusion de miracles dont le ou les
rédacteurs de son Livre les garnirent. Cependant, elles ne correspondirent pas
à ce que clamait Josué : « Je vous ai amenés dans le pays des Amorrites qui
vivaient à l’est du Jourdain ; ils ont combattu contre vous, mais je les ai livrés
dans vos mains ; vous avez pris possession de leur pays et je les ai détruits
pour vous » (XXIV, 8-9). Les Amorrites, c’est-à-dire les Cananéens, furent
loin d’être exterminés : ils résistèrent farouchement aux envahisseurs
israélites et restèrent dans leurs villes fortifiées.
Il est évident que, contrairement aux assertions d’une minorité de
fondamentalistes, les récits bibliques doivent être lus dans une perspective
symbolique et mythologique, mais il n’en demeure pas moins qu’ils peuvent
induire les croyants en erreur au lieu de les guider, comme le doit un Livre
saint, vers la vérité. Tel fut le cas pendant des siècles du fameux récit du
siège de Guibéa, où Josué aurait ordonné au soleil et à la lune de s’arrêter et
où ceux-ci auraient obéi « pendant presque un jour entier » (X, 14). On
croyait à l’époque que le soleil tournait autour de la Terre et l’on ne savait
évidemment rien des lois de la gravitation. Si le soleil avait effectivement
tourné autour de la Terre et s’était arrêté, il se serait écrasé sur elle, de même
que la lune – qui, elle, tourne bien autour de la Terre.
Mais la foi dans le récit de Josué perdura pendant des siècles. Elle fut
même la raison pour laquelle, au XVIIe siècle, l’Inquisition se refusa de croire
aux théories de Galilée (mathématiquement vérifiées par Kepler) et le força à
se récuser, parce qu’il contredisait le récit biblique. Il ne fut réhabilité par
l’Église qu’en 1992.
Il va de soi que, même tournant autour du soleil comme c’est le cas, un
arrêt de la révolution terrestre aurait été catastrophique : non seulement la
Terre se serait écrasée sur le soleil, mais encore tout l’équilibre du système
solaire aurait été détruit ; ç’aurait été l’apocalypse.
Pourtant, ce n’est pas le seul cas dans l’Ancien Testament où des
personnages dotés de pouvoirs surhumains commandent la rotation du soleil.
En II Rois, XX, 11, par exemple, le prophète Isaïe fait remonter l’ombre qui
s’étend sur les escaliers du palais d’Ezéchée, c’est-à-dire qu’il fait rétrograder
le soleil, pour prouver à ce roi que le Seigneur a dit vrai en lui promettant
qu’il serait guéri avant trois jours.
Dès les premières lignes de la Genèse, les notions scientifiques transmises
par la Bible sont confondantes. Ainsi de ce passage de la Genèse (I, 6-7) :
« Dieu dit : “Qu’il y ait un firmament au milieu des eaux et qu’il sépare les
eaux d’avec les eaux”, et il en fut ainsi. Dieu fit le firmament qui sépara les
eaux qui sont sous le firmament d’avec les eaux qui sont au-dessus du
firmament. » C’est-à-dire que la Terre serait une planète subaquatique.
VII. LE LIVRE DES JUGES

Le Livre des Juges, le dernier de ce qu’il est convenu d’appeler la première


période d’Israël, couvre environ deux siècles, de l’installation en Canaan vers
une période située à 1200 av. J.-C., c’est-à-dire au début de l’Âge du fer, à
l’instauration de la première royauté, vers 1040 av. J.-C. Le terme « juges »,
traditionnellement conservé en français, correspond plutôt à « chefs » ou
« autorités morales » en hébreu ; il s’agissait d’hommes de caractère appelés
par Yahweh (II, 18) et qui, dans les périodes de crise et quand les Israélites se
laissaient séduire par les religions locales, les ramenaient dans
le droit chemin.

59. Le fer est-il plus fort que Yahweh ?

C’est l’un des passages surprenants du Livre des Juges : « Le Seigneur


était avec Juda. Et Il chassa les habitants des montagnes, mais Il ne put pas
chasser les habitants des vallées, parce qu’ils avaient des chariots de fer » (I,
19). Ce verset fait allusion au fait que les Cananéens avaient déjà développé
la technologie du fer, dont ils cerclaient les roues de leurs chariots, ce qui
rendait ceux-ci plus rapides, alors que les Israélites n’étaient équipés que
d’armes primitives. La déduction n’en est pas moins que Yahweh fut mis en
échec par le fer.
Il s’agit d’une, au moins, des carences divines auxquelles la métallurgie du
fer mit fin. En tout cas, le texte est décidément désuet.

60. La polygamie était courante chez les héros bibliques

Le texte de l’Exode sur l’union d’un homme et d’une femme n’use pas du
terme de « mariage », mais il est sans ambiguïté. Le rédacteur écrit : « Ainsi
donc l’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et les
deux ne feront qu’une seule chair » (Ex., II, 24). Le texte dit : sa femme et
non ses femmes. Le principe de la monogamie est posé.
Il faut cependant supposer, à la lecture de la Bible, que le premier des
Livres du Pentateuque ne faisait pas autorité. On apprend ainsi que « Gédéon
avait soixante-dix enfants de sa descendance, parce qu’il avait plusieurs
femmes. Il avait une concubine qui vivait à Shechem, et elle lui porta aussi
un enfant, qu’il appela Abimélek » (VIII, 30). Gédéon, héros de la victoire
contre les Madianites et serviteur de Yahweh, n’aurait même pas enfreint le
huitième Commandement, qui interdit l’adultère, puisque les concubines
étaient admises dans la coutume. Il est, en effet, patent que ce
Commandement n’interdit pas la polygamie.
C’est l’une des contradictions majeures entre l’Ancien et le Nouveau
Testament qui, lui, proscrit tacitement la polygamie. Le seul texte de l’Ancien
Testament qui puisse être invoqué comme une tolérance à cet égard est la
prescription de Yahweh à Moïse selon laquelle, quand les Israélites seront
installés en Terre promise et qu’ils choisiront un roi, « il ne devra pas
acquérir plusieurs femmes et s’égarer de la sorte » (Deut., XVII, 17).
L’injonction, il est vrai, est imprécise et contredite par le Deutéronome lui-
même, qui indique de manière détaillée la conduite à suivre pour un homme
qui a deux femmes (XX, 15-17).
La tradition de la polygamie était bien ancrée : « Rehoboam aimait
Maachah, la fille d’Abraham, plus que toutes ses femmes et concubines » (II
Chr., XI, 21). Il suivait en cela les exemples de Jacob et d’Esaü : « Jacob se
leva et installa ses enfants et ses femmes sur des chameaux » (Gen., XXXI,
17). Et plus loin : « Esaü prit ses femmes, ses enfants et ses filles » (Gen.,
XXXVI, 6). Abijah, roi de Juda qui défit les Israélites, « épousa quatorze
femmes et engendra vingt et un fils et seize filles » (II Chr., XIII, 21).
Les rois d’Israël ne tinrent apparemment pas compte de l’injonction divine : à
peine couronné, David avait deux épouses (I Sam., XXX, 18). Plus tard, six
sont citées : Ahinom, Abigail, Maacah, Haggith, Abital et Eglah (III, 2-5). Il
allait par la suite en avoir beaucoup plus. Son fils fit mieux : « Il [Salomon]
avait sept cents femmes, des princesses, et trois cents concubines » (I
Rois, XI, 13). Les Chroniques parleront de mille concubines.
Une fois de plus, aucun texte n’ayant de préséance sur l’autre, il est
impossible de dénouer cette contradiction, et les Mormons se sont donc
prévalus de l’existence de la polygamie dans l’Ancien Testament pour la
pratiquer à l’ère moderne.

61. L’épreuve d’Abraham était censée avoir mis fin au sacrifice humain.
Pourtant, la pratique se poursuivit

La première mention de sacrifice humain dans l’Ancien Testament réside


dans l’histoire d’Abraham et du sacrifice de son fils unique Isaac, prévenu
par l’ange du Seigneur (Gen., XXII, 1-18). La moralité en est annoncée dès le
premier verset : « Le temps vint où Dieu mit Abraham à l’épreuve. »
Il s’agissait bien d’une épreuve destinée à vérifier la dévotion d’Abraham et
Dieu n’avait pas l’intention de permettre le sacrifice, pratiqué dans les autres
religions ; il remplaça donc Isaac par un bélier. Cruelle autant qu’elle soit,
cette histoire représente une interdiction tacite de ce type d’offrande.
Cependant, elle ne fut inscrite ni dans les Dix commandements, ni dans
les prescriptions de Yahweh à Moïse, sauf selon le Deutéronome. En effet, le
cinquième Livre écrit : « On ne trouvera pas chez toi des gens qui jettent leur
fils ou leur fille au feu » (Deut., XVIII, 10).
La volonté divine semble pourtant avoir été enfreinte, des siècles plus tard,
quand Jephté, l’un des juges évoqués plus haut, héros militaire dont le nom
signifie « Dieu libère », fit le vœu de sacrifier le premier des siens qui
franchirait le seuil de sa maison si Yahweh lui concédait la victoire contre
les Ammonites (Jug., XI, 30). Cette victoire aurait été, il faut le relever, celle
de Yahweh lui-même et elle aurait en soi constitué une satisfaction ; elle fut
remportée par Jephté. Or, rentrant chez lui, la première personne qu’il vit
franchir le seuil de sa maison fut sa fille, une vierge. Elle lui demanda un
délai de deux mois et fut sacrifiée de la main de son père (Jug., XI, 40).
Yahweh n’en témoigna aucun déplaisir ; il concéda même à Jephté une autre
victoire, contre les Éphraïmites, celle-là.
Des trésors de casuistique ont été consacrés à trouver une explication
acceptable de ce sacrifice humain, dont la pratique était reprochée aux fidèles
des autres dieux ; le récit demeure. Il suscite en effet des discussions
épineuses sur la traduction du verset XXII, 28 de l’Exode : « Tu me donneras
le premier-né de tes fils », suivi de l’injonction : « Tu feras de même pour ton
bœuf et ton petit bétail. » Or, les premiers-nés du bœuf et du petit bétail, ici
mis à égalité avec les petits humains, étaient de fait sacrifiés. Fallait-il
entendre que Yahweh ordonnait le sacrifice des premiers-nés de ses fidèles ?
Une fois de plus, et comme dans ses menaces au Pharaon, le Créateur
aurait fait bien peu de cas des enfants. Cependant, il se contredit lui-même à
ce sujet. Il déclare ainsi, évoquant ce qu’il a fait aux Israélites rebelles : « Je
les ai laissés s’avilir par leurs propres offrandes aux idoles, je leur ai fait
sacrifier leurs premiers-nés afin de les remplir d’horreur. Ainsi ils
apprendraient que je suis le Seigneur » (Éz., XX, 26). Discours qui emplit
évidemment de révulsion, bien qu’il soit censé condamner ces sacrifices.
Pourtant, ce type de sacrifice horrifiait les Hébreux. Ainsi, quand ils
assiégeaient le roi de Moab et que celui-ci, en désespoir de cause, sacrifia son
fils aîné et successeur sur les remparts de sa ville, ils furent tellement
consternés qu’ils levèrent le camp (II Rois, III, 27). C’est aussi sur un ton de
réprobation que II Rois rapporte que « les Sépharvites brûlaient leurs enfants
en offrandes à Adrammelech et Anammelech », leurs dieux (XVII, 31).
En contradiction avec les principes de l’Ancien Testament, le sacrifice de
la fille de Jephté conserve donc son caractère énigmatique et odieux.

62. La pratique des oracles avait survécu à l’interdiction divine

Selon le Deutéronome, Yahweh avait ordonné à Moïse : « On ne trouvera


pas chez toi […] des gens qui consultent les oracles, qui pratiquent la
divination ou la magie » (XVIII, 10). Or, après le scandaleux incident de
l’homme que les Benjaminites voulaient violer, près de Gibeah, et qui leur
jeta sa concubine en pâture (XIX, 16-30), on voit les tribus d’Israël, sans
les Benjaminites, aller à Béthel consulter « un oracle de Yahweh » (XX, 18).
Comment pouvait-il exister un tel oracle, puisque Yahweh lui-même
l’avait interdit ?

63. Des chiffres toujours extravagants

Même si aucun des Livres de l’Ancien Testament n’est à l’évidence


considéré comme un livre d’histoire, fût-ce au sens le plus large, la précision
arithmétique à laquelle ses rédacteurs s’efforcèrent reflète un sens de la
réalité plutôt chancelant. On voit ainsi, dans les combats entre les Israélites et
la tribu égarée de Benjamin, vingt-six mille hommes de cette tribu armés de
glaives et sept cents gauchers, censés être virtuoses de la fronde (ils
atteignaient leurs cibles à un cheveu près !), occire en une seule journée
vingt-deux mille Israélites. Bien que démoralisés, ces derniers reprirent les
combats le lendemain : ils y perdirent dix-huit mille hommes de plus. Le
troisième jour, ils perdirent trente hommes et tuèrent exactement vingt-cinq
mille cent Benjaminites. De ceux-ci, il ne devait donc rester que mille six
cents. Erreur, car il en tomba encore cinq mille, puis deux mille.
Arithmétiquement, ils avaient perdu trente-deux mille cent hommes alors
qu’ils n’étaient que vingt-six mille. Mais le rédacteur insiste sur le fait qu’ils
avaient perdu vingt-cinq mille hommes et, précision supplémentaire tout
aussi inexacte, rapporte qu’il n’en restait plus que… six cents (XX, 36-48).
La tribu de Benjamin étant une des Douze tribus d’Israël, les vainqueurs
s’inquiétèrent : on ne pouvait quand même pas la laisser disparaître. Ils
organisèrent donc un plan qui permettrait aux six cents vaincus de
reconstituer leur population en s’emparant de filles de Shiloh.
Incidemment, on peut s’empêcher de s’étonner qu’en trois jours, des
hommes armés de glaives et de frondes aient décimé de part et d’autre
quarante mille trente Israélites et trente-deux mille cent Benjaminites, soit un
total de soixante-douze mille cent trente victimes, plus du triple de celles de
la bataille de la Somme (vingt-deux mille huit cents) pendant la Grande
Guerre, où les armements étaient bien plus redoutables.
De telles invraisemblances ne plaident pas pour la fiabilité des récits
qu’elles émaillent.
VIII. LIVRES DE SAMUEL (I, II)

64. Les Amalécites n’étaient-ils pas des créatures de Yahweh ? Est-il


concevable que Yahweh ordonne de tuer des enfants au sein ?

Ces deux questions cruciales pour la morale sont parmi celles qui opposent
le plus clairement l’Ancien et le Nouveau Testament. Elles surgissent à la
lecture, dans I Sam., des propos suivants, attribués au Seigneur par le
prophète Samuel, que celui-ci définit pour la première fois comme « Seigneur
des armées » (l’appellation reparaît en I Rois, XVIII, 15 et XIX, 10, dans la
bouche du prophète Élie). Ces propos sont destinés à Saül, premier roi
d’Israël : « Je suis résolu à punir les Amalécites, pour ce qu’ils ont fait à
Israël, pour la façon dont ils les ont attaqués sur le chemin de l’Égypte. Va
maintenant, fonds sur les Amalécites et détruis-les et confisque leurs biens.
N’épargne personne ; tue-les tous, hommes et femmes, enfants et nourrissons
au sein, troupeaux, chameaux et ânes » (I Sam., XV, 2-4). Incidemment,
l’ordre de tuer les chameaux et les ânes, qui est un acte de cruauté pure, est en
contradiction flagrante avec le commandement de l’Exode : « Quand tu
trouveras le bœuf ou l’âne de ton ennemi en train d’errer, ramène-les-lui »
(Ex., XXIII, 4).
En premier lieu, c’est la notion de « Seigneur des armées » qui est ici mise
en cause. Elle a prévalu jusqu’au XXe siècle, et l’on a vu des prêtres de toutes
les religions, notamment catholiques et protestants, bénir des tanks et des
canons. Et des clergés s’en sont prévalus pour faire croire – des deux côtés du
même front ! – que Dieu approuverait la mise à mort d’êtres humains. Mais
les trésors d’exégèse et de casuistique dépensés jusqu’à Thomas d’Aquin
pour définir ce que serait une « guerre juste » n’ont pas réussi à brouiller la
contradiction absolue entre l’interdiction de tuer, « Tu ne tueras pas », et
l’incitation au meurtre.
Il y a donc lieu de soupçonner que les propos prêtés à Yahweh ne sont que
les reflets des fantasmes vengeurs des rédacteurs. Comment ne pas s’étonner
par ailleurs de l’abondance extraordinaire des discours de la divinité en ces
temps héroïques ?
En second lieu, les propos prêtés à Yahweh posent à nouveau la question
de la justice divine, déjà évoquée à propos des menaces proférées par Moïse
au Pharaon. Comment le Créateur de l’humanité pouvait-il souhaiter et, pis,
ordonner la destruction de ses créatures, des nourrissons au sein ?
Quelles auraient pu être les fautes des nouveau-nés ? Des animaux ? Et
quelles que fussent les fautes des aînés, ne connaissait-il pas le pardon ?
N’avait-il pas institué des rites précis, ô combien, pour le rachat des fautes ?
Et comment les Amalécites auraient-ils pu savoir qu’ils contrevenaient à ses
volontés en persécutant les Israélites à leur sortie d’Égypte ?
Les Amalécites, comme les autres peuples de la terre, n’étaient-ils pas les
descendants de Noé, et Yahweh n’avait-il pas étendu son Alliance avec eux,
de même qu’« avec tous les oiseaux et le bétail et les animaux sauvages de la
terre » (Gen., IX, 8-10) ? N’avait-il pas, bien avant les Dix Commandements,
proscrit le meurtre d’un être humain en termes formels : « Celui qui fait
couler le sang d’un homme, son sang coulera, car à l’image de Yahweh,
Yahweh a créé l’homme » (Gen., IX, 6) ? Yahweh se contredisait donc
formellement.
Et comment les rédacteurs de l’Ancien Testament n’avaient-ils pas saisi
qu’en définissant leur Dieu comme le défenseur d’un seul peuple, ils
excluaient les autres peuples de son règne ?
Cependant, Yahweh décide de priver Saül de sa royauté parce que celui-ci
n’a pas suivi ses ordres à la lettre, ayant épargné le roi Agag et les troupeaux
des Amalécites, contrairement à ce qui lui avait été signifié (I Sam., V, 10-
11). Le lecteur contemporain ne peut que s’interroger sur l’utilité de
massacrer jusqu’à des ânes et des chameaux, et même les troupeaux des
Amalécites.
Une fois de plus, l’invraisemblance de cette férocité divine contraint de
soupçonner ces histoires, invraisemblables et indignes, de n’être que les
fantasmes de rédacteurs désirant exciter les passions de leurs auditeurs.
Ici se pose une question sans doute secondaire mais qui, une fois de plus,
indique que les rédacteurs n’étaient pas bien informés de ce qu’ils
racontaient, ou bien qu’ils n’avaient pas lu la totalité des rouleaux qu’ils
complétaient. Selon I Sam., en effet (XV, 7-9), « Saül détruisit totalement les
Amalécites, les passant au fil de l’épée ». Plus loin, on voit cependant les
Amalécites faire un raid sur le Negev (I Sam., XXX, 1) et David les attaquer
de nouveau, seuls quatre cents jeunes hommes d’entre eux réussissant à
s’échapper sur des chameaux (I Sam., XXX, 16-17).
Les Amalécites avaient-ils, oui ou non, été décimés ?

65. Yahweh commande-t-il aux esprits mauvais ?

La grande question de l’Esprit du Mal, apparue dans la Genèse avec la


création du Serpent, puis dans le Lévitique avec le sacrifice à Azazel, surgit
en plusieurs passages de l’Ancien Testament, suscitant à chaque fois la
question du pouvoir de Yahweh sur cet Esprit malin. L’un de ces passages est
celui où, bien qu’ayant décidé de dépouiller Saül de sa royauté et lui ayant
pardonné sa faute, Yahweh lui « envoie de temps un temps un esprit mauvais
qui s’empare de lui » (XVI, 14). Dans quel but ? Ce comportement rancunier,
excessivement humain, est déconcertant. Les domestiques de Saül
remarquent ses accès de possession et lui suggèrent de faire chasser cet esprit
par un joueur de harpe ; ce sera David, à qui, d’ailleurs, Yahweh enverra
aussi un esprit mauvais (II Sam., XXIX, 1).
Cette notion persiste en maints passages de l’Ancien Testament. On la
retrouve ainsi chez Ézéchiel, où Yahweh annonce à Gog, prince de Rosh :
« Une idée entrera dans ta tête et tu fomenteras le Mal » (Éz., XXXVIII, 10).
Étrange sollicitude : si Yahweh avait vraiment voulu la perte de Gog, il ne
l’aurait pas prévenu du piège.
Il s’avère donc que les esprits mauvais, c’est-à-dire ceux du Mal, seraient
aux ordres de Yahweh. La contradiction est patente. Ce ne peut être le même
Dieu auquel Jésus enseignait de prier qu’il écarte le Mal (Mt., VI, 13), ce qui
signifie que ce Dieu ne peut être identifié au Mal. Mais c’est dans le Livre de
Job que cette contradiction fondamentale entre les textes bibliques apparaîtra
le plus clairement.
N’est-elle pas née dans l’esprit de ceux qui s’investissaient du privilège de
transmettre la parole divine ?

66. Les regrets de Yahweh peuvent-ils s’accorder avec son omniscience et


son omnipotence ?

La notion de « regrets » de la puissance suprême de l’univers est


évidemment blasphématoire pour un croyant de toute époque, contemporain
ou antique ; elle est pourtant spécifiquement mentionnée dans plusieurs
Livres de l’Ancien Testament et, pour commencer, dans le Livre ici examiné.
En effet, il y est écrit : « Yahweh se repentit d’avoir fait Saül roi d’Israël »
(XV, 35). Mais des repentances de Yahweh ont déjà été mentionnées dans la
Genèse : « Yahweh se repentit d’avoir créé l’homme sur la terre, et cela le
blessait dans son cœur » (VI, 6). On l’avait déjà vu dans l’Exode : « Yahweh
se repentit du mal qu’il faisait à son peuple » (Ex., XXXII, 14).
Regrets ou repentance, quel que soit le terme choisi par le traducteur, ces
passages constituent l’une des contradictions majeures de l’Ancien
Testament, car ils sont contraires à la notion d’omniscience et d’omnipotence
attribuée à Yahweh : ils signifient qu’il ne sait pas tout, ne connaît pas
l’avenir et peut se tromper. Les rédacteurs lui ont prêté des sentiments
humains ; ils ont, eux, créé Dieu à leur image.
Comble d’audace, ils le taxent d’une erreur, sinon d’une faute : celle
d’avoir créé l’humanité. Comment ne pas les soupçonner de blasphème ?

67. Les rapports de David et Jonathan : une ténébreuse question

Apprenant la mort de Saül et de Jonathan, David chante une complainte


émouvante. Après avoir célébré « Saül et Jonathan, aimés et charmants », il
s’écrie : « Je suis en détresse pour toi, mon frère Jonathan, si exquis pour
moi. Ton amour m’était merveilleux plus qu’amour de femmes » (II Sam., I,
26, trad. Chouraqui). Propos que maintes traductions soucieuses d’épargner
les sensibilités de lecteurs prudes ont atténués en remplaçant « amour » par
« amitié ». La description antérieure des sentiments du prince Jonathan pour
David laisse cependant peu de doutes :
Quand il a achevé de parler à Saül,
l’être de Jonathan se lie à l’être de David.
Jonathan l’aime comme son être. […]
Jonathan fait un pacte avec David,
en son amour pour lui comme son être même.
Jonathan ôte le manteau qu’il porte
et le donne à David avec son uniforme,
et même son épée, et même son arc, et même sa ceinture.
(I Sam., XVIII, 1-4, trad. Chouraqui)

C’est la description d’un coup de foudre, et l’amour de Jonathan pour


David le poussera à se brouiller avec son père Saül quand celui-ci sera
devenu jaloux de David et projettera de le faire tuer. C’est aussi la seule
mention de l’homosexualité parmi des héros de l’Ancien Testament, car il est
d’autres références concernant seulement les païens, à propos des « prostitués
sacrés » (Deut., XXIII, 18 et I Rois XV, 12).
Cependant, ce ne sera que de sa liaison illicite avec Bethsabée que les
puissances célestes tiendront rigueur à David. Et les traducteurs, eux,
s’efforceront d’atténuer l’ardeur des termes hébreux des rédacteurs des deux
Livres de Samuel.

68. Les enfants attribués à Michal, preuve que les mêmes livres furent
écrits par des rédacteurs différents… et négligents.

Parmi les preuves que les rédacteurs des Livres de la Bible étaient
différents – et ne se lisaient pas les uns les autres –, celle des enfants de
Michal, la fille du roi Saül, est l’une des plus claires. Ainsi, on lit en II Sam.,
VI, 23, que Michal n’avait pas d’enfants : « Mikhal, la fille de Shaoul, n’eut
pas d’enfants jusqu’au jour de sa mort. ». Dans le même livre, en XXI, 8, on
lit qu’elle en avait cinq : « les cinq fils de Mikhal, la fille de Shaoul, qu’elle
avait enfantés à Adriel ben Arzilai de Mehola ».
Plus révélateur encore est le fait que cette bévue, relevée par des biblistes
vigilants, ait été « corrigée » dans certaines Bibles, telles que La Bible de
Jérusalem en gros caractères, la New English Bible 1 et quelques autres, où
les cinq enfants sont attribués à Merab, une sœur de Michal. La traduction
fidèle, citée plus haut, est celle d’André Chouraqui. Cette « correction » se
passe de commentaires : elle est en elle-même un aveu.

69. Dieu est-il capricieux ? Les invraisemblances de l’imaginaire


vengeance divine

La représentation de la Divinité à laquelle se rallient tous les croyants est


celle de la bonté et de la justice suprêmes, le refuge et la force auxquels se
réfère le Psalmiste (Ps., XLVI, 1). Plusieurs Livres de l’Ancien Testament
comportent cependant des passages énigmatiques, sinon incompréhensibles,
car ils dépeignent la divinité comme irritable et sujette à des accès d’humeur
quasi pathologiques. Ainsi de celui où David fait rapatrier l’Arche d’Alliance
sur un chariot tiré par des bœufs ; arrivant sur un terrain accidenté, les bœufs
trébuchent et Uzzah, fils de Jessé, donc neveu de David, s’élance pour
stabiliser l’Arche. « Le Seigneur fut mécontent de lui et le foudroya pour cet
acte téméraire. Uzzah mourut donc là, près de l’Arche de Dieu » (II Sam., VI,
6-7). Il n’est dit nulle part qu’Uzzah fût animé d’une mauvaise intention, au
contraire ; sa mort est donc le fait de l’accès d’humeur de Yahweh, qui
s’indigne qu’un homme du commun ose toucher l’Arche. L’épisode inspire
d’ailleurs la frayeur à David, qui se demande ensuite comment il pourra
transporter l’Arche à Jérusalem.
Pis : « Il foudroya les gens de Beth-Shemesh, parce qu’ils avaient regardé
dans l’Arche du Seigneur, il frappa dans le peuple, soixante-dix hommes sur
cinquante mille hommes. Le peuple s’endeuille » (I Sam., VI, 19). Tuer
soixante-dix hommes parce qu’ils ont regardé l’Arche d’Alliance ne présente
guère une image favorable du Seigneur aux yeux d’un croyant contemporain,
et il est douteux qu’il en ait été autrement dans les siècles passés. Une
sanction aussi démesurée, mise en parallèle avec le massacre de deux cent
cinquante hommes qui n’avaient pas présenté l’encens selon le rite exact (
46), représente le Seigneur d’une façon qui ne correspond aucunement à celle
du sentiment divin dans les religions du Livre.
Le plus spectaculaire des emportements divins est celui qui est décrit à la
fin de II Sam. : dans sa colère contre David, qui avait ordonné un
recensement, « le Seigneur envoya une pestilence sur Israël, qui dura du
matin jusqu’à l’heure du dîner, et de Dan à Beersheba, soixante-dix mille
personnes périrent. L’ange tendit alors le bras vers Jérusalem pour la détruire,
mais le Seigneur regretta la dévastation. “Assez ! Abaisse ta main !” »
Comment ne pas relever que soixante-dix mille victimes pour un
manquement de David, somme toute véniel, sont une sanction
disproportionnée ? Comment ne pas penser que la vengeance divine est une
injustice, car ces soixante-dix mille victimes n’ont, elles, commis aucune
faute ? Comment ne pas s’étonner de la pusillanimité prêtée au Seigneur, qui
ordonne des ravages sans nom, sans en avoir saisi l’ampleur, puis une fois
qu’ils ont été commis, ordonne à son ange exterminateur de s’arrêter ?
Il en ressortirait que la vie d’un homme pèserait peu au regard de Dieu, ce
qui est en contradiction avec la plus grande partie des deux Testaments. Mais
il apparaît surtout que, saisi par son imagination, le rédacteur de II Sam. a
écrit là un texte blasphématoire, impossible à enseigner à quiconque respecte
la notion d’un Dieu juste et clairvoyant.
Cet épisode n’est cependant pas le seul dans II Sam. dont la moralité soit
incompréhensible. Précédemment, une famine avait sévi trois ans de suite en
Israël (II Sam., XXIV, 15), et quand David en avait demandé l’explication au
Seigneur, celui-ci lui avait répondu que c’était le prix du sang pour les
Guibéonites que Saül avait massacrés, bien qu’il eût promis de les épargner ;
ce prix-là retombait donc sur sa famille. Or, à l’évidence, la famille de Saül
n’était pas la seule à faire les frais du manquement de ce roi à sa parole,
puisque tout le peuple en souffrait. Le manque de magnanimité du Seigneur
dans cette affaire est surprenant. Ne pouvait-il se suffire de punir Saül ?
Ce récit souffre d’une autre contradiction majeure. Il précise, en effet, que
les Guibéonites, habitants de la cité de Guibéa, n’étaient pas des Israélites,
mais « des vestiges d’une population d’Amorites que les Israélites avaient
juré d’épargner » (XXI, 2). Ce n’est pas du tout ce qui est dit en Jug., XIX,
17, qui cite « Guibéa, dont les habitants étaient des Benjaminites ». L’un des
deux rédacteurs ne sait pas ce dont il parle et, en tout cas, celui de II Sam.
essaie d’occulter la guerre fratricide qui a opposé les tribus d’Israël à celle de
Benjamin. La mystérieuse sollicitude de Yahweh et des Israélites à l’égard
des Guibéonites, alias Benjaminites, s’explique donc : ils appartenaient à
l’une des tribus d’Israël, et c’était pourquoi les autres tribus avaient voulu les
épargner en dépit de leur rébellion. Ce qui n’empêche pas le rédacteur des
Juges de les décrire comme de « franches canailles » ; on l’a vu : c’étaient
ceux-là mêmes qui voulaient sodomiser un voyageur perdu. Et ce rédacteur
use même pour les définir du terme belial, qui sera ensuite réservé au
Diable ! (Jug., XIX, 22).
Mais la suite est encore plus surprenante. Pour se débarrasser de la cause
du courroux divin, David fait exécuter sept descendants mâles de Saül en les
jetant du haut d’une falaise. « Après quoi, le Seigneur fut disposé à accepter
les prières en faveur du pays » (II Sam., XXI, 14). C’était donc un sacrifice
humain que lui avait offert David, et non une exécution. Là se pose à
nouveau la question de ces sacrifices et des contradictions qui abondent à son
sujet dans l’Ancien Testament ( 61).

70. Contradiction et mystère sur la mort de Saül

Les mêmes Livres de Samuel donnent trois versions contradictoires de la


mort du premier roi d’Israël.
En I Sam., XXXI, 4, il est écrit : « La bataille [contre les Philistins] fut
âpre pour Saül et des archers le trouvèrent blessé au ventre par les archers
[ennemis]. Il dit alors à son porteur d’armes : “Tire ton épée et achève-moi,
pour que ces brutes incirconcises ne viennent pas ne narguer et me tourner en
dérision.” Mais le porteur d’armes n’osa pas et refusa ; sur quoi Saül prit sa
propre épée et se laissa tomber dessus. » Il se serait donc suicidé, suivi en
cela par le porteur d’armes.
En II Sam., I, 5-16, David apprend de la bouche d’un Amalécite que c’est
ce dernier qui, sur la prière de Saül, lui a donné le coup de grâce, parce qu’il
était « saisi par les frissons de la mort ». Sur quoi David tue l’Amalécite
porteur de mauvaises nouvelles.
Mais en II Sam., XXI, 12, il est écrit que David alla récupérer les restes de
Saül et de son fils Jonathan que les Philistins avaient exposés sur la place
publique de Bethshéan ; on en déduit que ce sont les Philistins qui ont tué
Saül et son fils.
Saül s’est-il suicidé, a-t-il reçu le coup de grâce d’un Amalécite ou a-t-il
été tué par les Philistins ? Mystère.

71. Quel est le sens de l’histoire de David ?

Brutale, constituée d’une succession de guerres et d’épisodes tragiques ou


peu édifiants, telle que contée par II Sam., elle revêt une dimension quasi
shakespearienne. Le ou les rédacteurs ont voulu camper un personnage
héroïque dans sa vérité, sans omettre ses défaillances, et tout en montrant que
ce fut la volonté du Seigneur qui l’éleva sur le piédestal d’un grand roi pour
le bien d’Israël. C’est le premier texte franchement épique, donc littéraire, de
l’Ancien Testament, comme l’exprime encore plus éloquemment le Chant de
David, long de cinquante-huit versets.
Les deux épisodes de Bethsabée et d’Absalon y pèsent cependant d’un
poids qui en contrebalance le caractère hagiographique. Le premier révèle
chez David un cynisme surprenant dans sa concupiscence : voyant un soir, de
sa terrasse, une jolie femme se baigner, Bethsabée, épouse d’un de ses
officiers, Urie le Hittite, il l’envoie quérir et couche avec elle. Puis il se
débarrasse de l’époux en l’envoyant se faire tuer au front. Le Seigneur, dans
son courroux, lui fait dire par le prophète Nathan qu’il lui prendra ses
femmes et les fera posséder en public, et que l’enfant dont Bethsabée est
grosse mourra (un sacrifice d’innocent de plus). Cependant, Bethsabée
devient l’épouse favorite de David et lui donnera d’autres enfants, dont
Salomon. La sanction divine ne touchait donc que le premier. L’immoralité
foncière de David dans cette affaire est occultée.
Le second épisode n’est guère plus édifiant. Troisième fils de David,
Absalon – qui porte mal son nom, « Dieu est paix » –, beau « de la plante des
pieds au sommet de sa tête », fait d’abord assassiner son frère Amnon parce
que celui-ci a séduit leur sœur Tamar, puis il s’enfuit. David se réconcilie
quand même avec lui, mais Absalon, décidément incurable, se retire à Hébron
et s’y proclame roi. Deuxième forfait éclatant, il déclare la guerre à son
propre père et, entré à Jérusalem, il viole les concubines de son père au vu et
au de tous (II Sam. XVI, 22). Puis ses troupes se lancent à la poursuite de
David. Elles sont écrasées et, lors de la fuite d’Absalom à dos de mulet,
advient le célèbre épisode de la capture de ses cheveux dans les branches
d’un chêne. C’est là que Joab, neveu et général de David, le tue.
Les deux épisodes sauvages se situent dans un tissu de querelles, intrigues,
trahisons, vengeances, coups fourrés, assassinats et séditions qui démentent
de manière éclatante l’assertion du Livre des Juges selon laquelle
l’avènement de la royauté aurait instauré l’ordre (Jug., XXI, 25).
Le palmarès de David n’y apparaît guère comme édifiant.

72. La cruauté plaît-elle au Seigneur ?

Les massacres des héros bibliques ne le cèdent guère à ceux des


personnages historiques modernes les plus exécrés. On voit ainsi David
exécuter les Moabites vaincus selon une méthode pour le moins contestable :
il les fait coucher par terre et exécute les deux tiers d’entre eux ; puis il
exécute vingt-deux mille fantassins d’Hadadezer, roi de Zobah ; puis encore
il se fait « une grande renommée par le massacre de dix-huit mille Édomites
de la vallée de Salt […] et le Seigneur lui concéda la victoire partout où il
allait » (II Sam. VIII, 1-14). Quarante mille victimes au moins parmi des
peuples qui lui avaient fait allégeance, sans compter les Moabites, auraient
ainsi été sanctionnées par la faveur divine dont jouit David. Quelles que
soient les ordinaires exagérations des rédacteurs en ce qui touche au nombre
des victimes, la sauvagerie des exactions est saisissante.
Il faut ici relever que certaines traductions alourdissent la vengeance de
David d’une façon qui n’est pas conforme au texte. Ainsi, The New English
Bible écrit : « He hamstrung all the chariot-horses, except a hundred which
he retained. » Ce qui signifie : « Il coupa les jarrets à tous les chevaux de
chariots, sauf cent qu’il conserva. » Et l’on s’interrogerait sur la symbolique
de cette cruauté à l’égard des animaux, n’était le texte original : « Il paralyse
toute la charrerie, il n’en laisse que cent chars », ce qui est bien différent.
Mettre des chars hors d’usage n’est pas massacrer des chevaux.
Mais les lecteurs attentifs et disposant de traductions fidèles sont déjà
familiers des licences souvent prises par certains, selon leurs inclinations
idéologiques.

___________________
1. Cf. bibl.
IX. LIVRES DES ROIS (I, II)

Ces deux ouvrages sont pour l’essentiel une énumération des rois qui se
sont succédé dans les deux royaumes créés par le schisme de 911 av. J.-C., en
Samarie jusqu’à la disparition de celle-ci en 722 av. J.-C., et en Juda jusqu’à
la destruction de Jérusalem en 587 av. J.-C. Leur valeur historique générale
n’est pas contestée, mais leur interprétation des faits et les rôles attribués aux
prophètes, notamment Élie et Élisée, selon ce qui semble être des traditions
populaires, semblent tout devoir aux rédacteurs.
Il faut rappeler que ces livres ont été écrits au retour d’Exil, donc à une
époque où le sentiment populaire à l’égard des rois est imprégné
d’amertume : ils sont tenus pour responsables du désastre de la destruction de
Jérusalem et le motif qui revient régulièrement en est qu’ils ne sont pas
demeurés fidèles au Dieu d’Israël et qu’ils ont pratiqué l’idolâtrie. La formule
« Il fit ce qui était coupable » revient telle quelle pour quasiment tous les rois.
C’est dans ces interprétations qu’apparaissent les contradictions les plus
significatives, comme celles qui portent sur la punition des fautes des pères.

73. Des dimensions et des chiffres élastiques ou prodigieux

Les Livres des Rois n’échappent pas aux contradictions entre eux et avec
les autres Livres de la Bible relevées dans les textes analysés plus haut. Ainsi,
dans la description du Temple magnifique que le roi Salomon fait construire,
une grande piscine circulaire de dix coudées de diamètre et cinq de
profondeur est mentionnée, avec une erreur mathématique : la circonférence
en est donnée comme étant de trente coudées, alors qu’elle est de trente et
une coudées et demie. La contenance, elle, en est donnée comme étant de
« deux mille bains d’eau » ; on ignore le volume exact d’un « bain d’eau » de
l’époque, mais les rédacteurs semblent l’avoir également ignoré, car le
second Livre des Chroniques (IV, 5) estime la contenance de la même piscine
à trois mille bains d’eau.
Pareillement, en II Rois, VIII, 26, le roi Ahaziah est donné comme ayant
vingt-deux ans quand il accéda au trône, alors que II Chr., XXII, 2 déclare
qu’il en avait quarante-deux. Il fut en tout cas un roi énigmatique, car son
père avait quarante ans lorsqu’il mourut (II Chr., XXI, 20) et qu’il lui
succéda ; il aurait donc eu deux ans de plus que son père…
Pareilles contradictions se retrouvent parfois à quelques versets de
distance. En I Rois, XVI, 23, par exemple, il écrit : « En la trente et unième
année d’Asa, roi de Juda, Omri commença à régner sur Israël et il régna
douze ans. » Mais en I Rois, XVI, 28-29, il est écrit : « Omri reposa avec ses
pères […] et Ahab régna à sa place. En la trente-huitième année d’Asa, roi de
Juda, Ahab le fils d’Omri commença à régner sur Israël. » Si Omri a régné de
la trente et unième à la trente-huitième année d’Asa, cela fait sept ans et non
pas douze.
Un lecteur contemporain ne restera sans doute pas moins perplexe à
l’énoncé des chiffres des animaux sacrifiés par Salomon « devant le
Seigneur », c’est-à-dire au Temple : vingt-deux mille bœufs et cent vingt
mille moutons (I Rois, VIII, 62-63). Les sacrifices durèrent une semaine, il
est vrai, mais le rythme n’en est pas moins sidérant : il aurait donc fallu tuer
et sacrifier cinq bœufs et vingt-quatre moutons par minute pendant douze
heures d’affilée chaque jour… Plus fort que les abattoirs de Chicago !
La perplexité du lecteur est mise à une autre épreuve au lu de la
munificence de Salomon, qui fit confectionner « deux cents boucliers d’or
battu, dans la confection de chacun desquels entraient six cents shekels d’or »
(I Rois, X, 16). La conversion en unités métriques indique ceci : un shekel
valant 210 grains, chacun équivalant 0,05 gramme, son poids en système
métrique est donc de 12,39 grammes ; 600 shekels représentant 7,434 kilos
pour chaque bouclier, ce fut donc près d’une tonne et demie d’or qui servit à
la seule fabrication de ces boucliers, dont l’intérêt ne pouvait être que
somptuaire, la résistance de l’or aux chocs étant bien inférieure à celle du
bronze ou du fer.
Et, lisant que Salomon « possédait mille quatre cents chars et douze mille
chevaux » (X, 26), le soupçon poindra que le rédacteur s’est peut-être laissé
emporter par son imagination.
L’exactitude géographique n’est guère épargnée non plus. Ainsi, il est écrit
en I Rois, IX, 26 que « le roi Salomon construisit une flotte de navires à
Ezion-geber, près d’Eloth, sur la rive de la mer des Roseaux ». La mer des
Roseaux était à l’époque le nom de la mer Rouge ; or, Ezion-géber était
située au fond du golfe d’Akaba, comme le confirme la proximité d’Eilath,
mais à quelque 150 kilomètres de la mer Rouge. Cette information n’en est
pas une.
Plus loin, il est également dit que le Seigneur ordonna à Élie le Tishbite :
« Va te cacher dans le ravin de Kerith, à l’est du Jourdain » (I Rois, XVII, 3).
Or, Kerith est à l’ouest du Jourdain.

74. Le Seigneur utilise-t-il dans ses sanctions deux poids et deux mesures ?

Son faste et sa renommée, en plus de sept cents femmes et de trois cents


concubines, finirent par éroder la légendaire sagesse de Salomon ; il commit
alors la faute suprême : il éleva des autels à d’autres dieux, Ashtoreth, déesse
des Sidoniens, Milcom, dieu « infâme » des Ammonites, Kemosh, dieu non
moins « infâme » de Moab, Moloch, autre dieu « infâme » des Ammonites
(dans un autre récapitulatif du même Livre, en XI, 33, Moloch est
mystérieusement omis). Le Seigneur apparaît et lui en fait la réprimande, puis
le prévient qu’il défera son royaume et le donnera à son serviteur Jéroboam,
mais qu’en souvenir de David et pour conserver Jérusalem, il concédera une
seule tribu à son fils Roboam. Toutefois, cette punition est reportée après la
mort de Salomon, c’est-à-dire que celui-ci conservera sa puissance jusqu’au
terme de sa vie. C’est une illustration de la loi selon laquelle les fils paieront
les fautes des pères. Mais n’a-t-elle pas été infirmée par le Deutéronome ?
Or, ce report ne correspond aucunement aux autres sanctions divines.
Quand il jugea Saül coupable d’une faute somme toute mineure, celle de
n’avoir pas exterminé intégralement les Amalécites, humains et animaux (I
Sam., V, 10-11), le Seigneur le priva sur-le-champ de sa royauté. Et il
prolongea même sa sanction par un fléau qui ravagea Israël pendant trois ans
(II Sam., XXIV, 15). Puis quand David commit le forfait honteux de
s’emparer de la femme d’un autre, Bethsabée, et d’envoyer le mari à la mort,
le Seigneur condamna à la mort l’innocent enfant de l’adultère. Mieux : par la
suite, il témoigna à David une grande complaisance ; en effet, quand
Bethsabée conçut un autre enfant, « parce que le Seigneur aimait David, il lui
fit dire par le prophète Nathan qu’en l’honneur du Seigneur, l’enfant devrait
s’appeler Jedidiah », « aimé du Seigneur » (II Sam., XII, 25). Il faudrait en
déduire que le Seigneur représenté par les rédacteurs du Livre des Rois
pratiquait non pas deux, mais trois poids et trois mesures.
Mais quand Salomon commet la faute la plus grave, se détourner de son
Dieu, celui-ci reporte la sanction à plus tard et, une fois de plus, c’est un fils
qui n’y est pour rien qui est condamné à la subir. Jusqu’à son dernier jour,
Salomon, lui, ne souffrira aucunement de sa trahison.
C’est pourtant le même schéma que, du moins selon les rédacteurs, la
justice divine aurait suivi dans un autre épisode : quand Ahab, roi d’Israël,
demande à Naboth de lui céder la vigne proche de son palais. Naboth refuse
et Jézabel, l’épouse d’Ahab, fait assassiner l’obstiné. C’est un meurtre
crapuleux. Le Seigneur condamne alors le couple aux pires sévices : le
royaume sera démembré et Jézabel sera mangée par les chiens. Mais Ahab se
repent et le Seigneur déclare : « Je n’accablerai pas son royaume de désastres
pendant sa vie, mais pendant celle de son fils » (I Rois, XXI, 19). Mais quelle
est la faute du fils ? Et à quoi sert alors le repentir ? C’est là une contradiction
de plus avec le décret du Deutéronome : « Les fils ne paieront pas les fautes
des pères », pourtant spécifiquement cité dans les mêmes livres
(II Sam., XIV, 6-7).
Les rédacteurs, une fois de plus, se faisaient une idée erronée ou bien
personnelle de la vengeance divine.

75. Un épisode absurde

On lit dans I Rois une histoire déconcertante, sinon scandaleuse, c’est celle
d’un « membre d’une compagnie de prophètes, aux ordres du Seigneur », qui
« ordonna à un homme de le frapper, mais l’homme refusa. “Puisque tu n’as
pas obéi au Seigneur, dit le prophète, quand tu t’éloigneras de moi, un lion
t’attaquera.” Quand l’homme s’éloigna, un lion l’attaqua, en effet » (XX, 35-
36). Le sort de cet homme est injustifié : était-ce donc désobéir au Seigneur
que de refuser de frapper un quidam qui le demandait de but en blanc ? Et ce
prophète s’identifiait-il au Seigneur ?
On apprend dans le même passage qu’être prophète était un métier,
puisqu’il en existait des compagnies, et l’on y découvre également leur
arrogance : ils s’estimaient investis du pouvoir de vie et de mort sur leurs
semblables. Et l’on se prend à songer que certains méritaient sans doute les
invectives fulminantes dont Isaïe et Jérémie les accablent ( 91). Passons sur
l’invraisemblance de lions qui auraient erré sur les routes du pays – le lion,
l’éléphant et l’hippopotame avaient disparu de Palestine à l’époque
historique ; le lion était devenu un animal mythique, symbole de royauté, et
l’hippopotame avait été mythifié en Béhémoth.
Or, l’arrogance de ce prophète non nommé se poursuit jusqu’à son
entrevue avec le roi d’Israël, Ahab, auquel il déclare qu’il mérite de mourir,
parce que le roi d’Aram a échappé aux armées d’Israël (XX, 41-43). Était-ce
donc la faute de ce roi ou bien celle de ses soldats ?
Concevrait-on qu’à l’époque moderne un tel épisode soit inclus dans un
Livre destiné à édifier les croyants ?
Tout aussi étrange est un autre épisode qui se déroule près du lit de mort du
prophète Élisée : le roi d’Israël, Joash, est à son chevet, en larmes. Le
prophète lui ordonne de prendre son arc et de tirer par la fenêtre des flèches
en direction de l’est, ce que fait Joash. Élisée lui prédit alors qu’il vaincra
le royaume d’Aram. Puis il lui ordonne de prendre ses flèches : « Frappe le
sol avec elles. » Joash s’exécute et frappe trois fois le sol des flèches. Élisée
se met en colère : « Tu aurais dû frapper le sol cinq ou six fois ! Là, tu
n’auras que trois victoires contre Aram. »
Encore eût-il fallu le savoir. Mais à force de récits de prodiges accomplis
par les prophètes, les premier et second Livres de Samuel finissent par
ressembler en certains passages à des contes fantastiques, reflétant bien plus
les ambitions effrénées des prophètes et la seule idée qu’ils se font de la
divinité plutôt que de la sagesse divine.
X. LIVRES DES CHRONIQUES (I, II)

D’un accord presque commun, les biblistes considèrent que ces deux
Livres sont l’œuvre d’un seul homme, proche des milieux sacerdotaux et
peut-être lui-même un Lévite, qui vécut à la fin du IVe siècle avant notre ère.
L’hypothèse que ce fut peut-être Esdras, l’auteur des deux Livres qui, ainsi
que nous l’indiquons dans les notes, ne figurent pas dans les Bibles
catholiques, est toujours à l’étude. Un surnom a été donné à cet auteur, « le
Chroniste ». Le bénéfice de la révélation ne lui est donc pas accordé. Son
objectif apparent est de recenser des choses qui n’ont pas été dites dans les
livres précédents, mais en fait, il apparaît vite que son intention est de
« lisser » les rapports tourmentés et pessimistes des Livres des Rois et de
démontrer le long, mais irrésistible triomphe de Yahweh sur les religions
rivales. C’est en fait une œuvre apologétique. Aussi saint Jérôme proposa-t-il
de l’appeler « Chroniques de l’histoire divine tout entière ». C’était peut-être
un peu ambitieux.

76. Cinq enfants n’en font pas six

On ne peut manquer d’être frappé par la tendance du rédacteur des


Chroniques, certes partagée avec ceux des autres Livres, à la négligence
arithmétique. Ainsi, en I Chr., III, 19-20, il écrit : « Les fils [benei en hébreu]
de Zeroubabel : Meshoulam, Hananyah et Shelomit, leur sœur ; Hashouba,
Ohel, Berekhyah, Hassadyah, Ioushab Hessed ; cinq1. » Comment sept
garçons et une fille peuvent-ils faire cinq ? Curieusement, il est des Bibles qui
ont, comme on l’a vu plus haut, « corrigé » l’erreur. La New English Bible,
par exemple, ajoute aux noms des trois premiers les mots « There were five
others », il y avait cinq autres : or, ce n’est pas dans le texte.
Erreur vénielle, sans doute. Mais en I Chr., III, 22, retraçant la descendance
de Salomon, ce rédacteur récidive : « Les fils de Shemaiah : Hatoush, Igal,
Bariah, Neryah, Shaphat : six. » Le décompte indique cependant qu’ils sont
cinq. Pour « réparer » l’erreur, la New English Bible range les fils de
Shemaiah avec leur père dans les enfants de Shecaniah, ce qui fait que le mot
« six » peut être maintenu. Or, cela ne correspond nullement au texte original.
Ce texte est : « Les enfants de Shecaniah : Shemaiah. Les enfants de
Shemaiah : Hatoush, Igal, Bariah, Neryah, Shaphat : six. » Cela fait une
différence.
Et ce rédacteur refait une erreur similaire en I Chr., XXV, 3 : « Pour
Iedoutoun, les enfants de Iedoutoun : Guedalyahou, Séri, Ieshayahou,
Hashabyahou, Matityahou : les six sous la main de leur père. » Ils ne sont
pourtant que cinq. C’était plus difficile à masquer ; la New English Bible a
donc ajouté un nom, Shimei.
Ce rédacteur ou le Chroniste lui-même ajoute une contradiction
supplémentaire avec les autres Livres dans son récit de la bataille de David
avec Hadedezer : il écrit (I Chr., XVIII, 4) que David a capturé sept mille
cavaliers, alors que II Sam. dit : mille sept cents (VIII, 4).

77. Une assertion inventée : Bethléem n’a pas été fondée par un
descendant de Salomon

S’il avait voulu enrichir l’histoire de données oubliées ou négligées, notre


Chroniste ne vérifiait certes pas suffisamment ses sources. Ainsi, en I Chr.,
IV, 4, il cite un descendant de Salomon : « Éphrata, le fondateur de
Bethléem ». La phrase est d’ailleurs bizarre, « voici les enfants de Hur »,
alors qu’il n’y en a qu’un seul. C’est là une assertion intégralement fausse :
Bethléem, la « maison du pain » (ou « maison de Laham », divinité
cananéenne), était connue depuis au moins le XIVe siècle avant notre ère,
c’est-à-dire bien avant Salomon et à plus forte raison ses descendants ; un
manuscrit d’El Amarna en témoigne2. Elle est citée dans la Genèse (XXXV,
19) comme la ville où fut enterrée Rachel, la seconde femme de Jacob, mais
même là, elle est citée de façon erronée : « Elle fut enterrée à Bethléem,
c’est-à-dire Éphrata. » Le rédacteur de la Genèse n’était pas non plus porté
sur l’exactitude, car Bethléem est au sud-ouest de Jérusalem et Éphrata au
nord, à mi-chemin de Béthel. On verra plus loin qu’il existe une autre
Bethléem, en Basse Galilée ( 111). Cette confusion va d’ailleurs
compromettre la véracité du récit de la naissance de Jésus.
Un fait est sûr : Bethléem et Éphrata existaient déjà et le Chroniste a tout
bonnement inventé cette histoire. Il a d’ailleurs pris là un risque excessif :
Éphrata est un nom de femme, celui de l’épouse de Caleb, fondateur d’un
clan important de la tribu de Juda, pas un nom de garçon.

78. Une version inexacte de l’histoire d’un droit d’aînesse

Dans les longues – et passablement chaotiques – généalogies qui


constituent l’essentiel des dix premiers chapitres du premier livre des
Chroniques, il est dit à propos de Ruben, fils aîné de Jacob, qu’il fut déchu de
son droit d’aînesse pour « profanation du lit de son père », ce qui,
incidemment, entraîna une embrouille incompréhensible, car le droit
d’aînesse fut alors conféré aux fils de son huitième frère Joseph – selon la
coutume, ils eussent dû être conférés à son puîné Siméon ; mais enfin, selon
cette disposition, les enfants de Joseph se trouvèrent donc tous aînés, jusqu’à
ce que leur oncle Juda les dépossédât du titre. Mais cela est une autre histoire.
Ce qui est ici en cause est la liberté que, pour se conformer à la tradition,
certaines Bibles contemporaines ont prise avec la « profanation du lit
paternel » dont Ruben se serait rendu coupable. La New English Bible, par
exemple, écrit ainsi, entre parenthèses : « Il était, en fait, le premier-né, mais
parce qu’il avait commis l’inceste avec une épouse de son père… » Or, rien
de tel ne figure dans l’original, et cette « explication » qui n’en est pas une
eût juste dû faire l’objet d’un appel de note.
Jacob n’eut que deux femmes, Rachel, sa favorite, et Léa, la délaissée,
mère de Ruben. Celui-ci ne pouvait évidemment avoir commis l’inceste avec
sa propre mère ni avec la favorite de son père. L’identité de la femme avec
laquelle Ruben eut un rapport sexuel est citée dans la Genèse, XXXV, 22 :
c’est Bilha, définie par la Genèse même comme « fille esclave », retombée de
l’esclavage pourtant justifié par le Lévitique. Il faut savoir que ces esclaves
représentaient le plus bas niveau de la condition féminine : elles étaient des
« ventres de service » et non des épouses, dont elles ne possédaient aucun
privilège. Les termes d’« inceste » et d’« épouse » sont donc abusifs, sinon
erronés. D’ailleurs, si Jacob eut commerce sexuel avec Bilha, ce fut parce que
Rachel, stérile et se voyant réclamer une descendance par son époux, lui
donna sa servante afin que celle-ci « enfantât sur ses genoux », formule qui
voulait dire que les enfants seraient légalement adoptés – ce qui fut le cas
pour Dan et Nephtali. Bilha avait donc servi, en quelque sorte, de mère
porteuse. Ce ne fut qu’après la mort de Rachel, quand Bilha avait accompli sa
mission, que Ruben coucha avec celle-ci.
Le Chroniste eût pu préciser ce qu’avait été la « profanation du lit » de
Jacob et en atténuer la gravité, ne fût-ce qu’en raison de la noblesse de
caractère que Ruben témoigna dans la désastreuse expédition de Joseph en
Égypte.

79. Un parti pris qui engendre des inexactitudes

La partialité du Chroniste dans son interprétation des événements et sa


présentation de certains personnages a été relevée par plus d’un exégète.
Ainsi de sa faveur à l’égard de Salomon. Il rapporte ainsi que, lorsque David
eut bâti son palais, il voulut élever un temple au Seigneur pour y placer
l’Arche d’Alliance. Mais le Seigneur apparut au prophète Nathan et le
chargea d’un message pour David ; en substance, il stipulait que ce ne serait
pas à David de bâtir ce temple, mais à l’un de ses héritiers dont « le trône sera
établi pour toujours », (I Chr., XVII, 14), prophétie inaccomplie comme
maintes autres3. Le Temple fut donc bâti par Salomon, mais la promesse
censée avoir été transmise par Nathan ne fut pas réalisée : après la mort de
Salomon ; les dix tribus du nord se rebellèrent et la monarchie éclata.
En omettant d’en expliquer les raisons, le Chroniste produit l’effet inverse de
celui qu’il escomptait sans doute : il semble dire que la promesse du Seigneur
n’a pas été tenue et il se met ainsi en contradiction avec les autres Livres de la
Bible.
En effet, il omet l’avertissement divin fait à Salomon : ce n’est que s’il se
comporte en roi fidèle à son Dieu, comme le fut David, que la promesse faite
à ce dernier sera confirmée (II Sam., VII, 12-16). Salomon ne tint pas compte
de l’avertissement : il devint polythéiste et les idoles de son millier d’épouses
étrangères furent érigées au palais et dans le pays. Mais le Chroniste n’en dit
rien.

80. L’incompréhensible refus du Seigneur à David du privilège de bâtir le


Temple

N’importe quel lecteur est en droit de se poser la question suivante :


pourquoi Dieu interdit-il à David, qui a fait entrer l’Arche d’Alliance à
Jérusalem, de construire le Temple ? La réponse serait apparemment fournie
dans un discours de David à son jeune fils Salomon ; le Seigneur des armées
lui aurait fait dire : « Tu as fait couler trop de sang à mes yeux et tu as mené
de grandes guerres ; pour cette raison tu ne construiras pas de temple en
l’honneur de mon nom » (I Chr., XXII, 8). Le héros d’Israël, celui qui a fait
entrer l’Arche à Jérusalem, est donc rejeté.
N’est-il pourtant pas dit que c’est le Seigneur qui a poussé David à ces
guerres et qu’il « lui concéda la victoire partout où il allait » (II Sam., VIII, 1-
14) ? N’est-il pas écrit que « David avait fait tout ce qui était juste aux yeux
du Seigneur et n’avait enfreint aucun de ses commandements toute sa vie,
sauf dans l’affaire d’Uriah le Hittite » ? Le Seigneur n’avait-il pas disgracié
Saül parce qu’il n’avait pas massacré tous les Amalécites et qu’il avait
épargné leur roi et leurs troupeaux ? Et ses prophètes ne poursuivaient-ils pas
les autres rois d’Israël de leurs menaces quand ils n’avaient pas exterminé les
ennemis, tel ce prophète inconnu qui déclare à Ahab qu’il mérite de mourir,
parce que le roi d’Aram a échappé aux armées d’Israël (I Rois, XX, 41-43,
67) ?
Cette contradiction fondamentale obscurcit le dessein divin que les
Chroniques s’efforcent pourtant de justifier.

81. Qui donc a poussé David à ordonner le recensement, Dieu ou Satan ?

L’une des contradictions majeures de l’Ancien Testament, celle qui pose la


question des identités et des rapports de Dieu et de Satan, et qui a constitué le
dilemme fondamental de la théologie chrétienne, apparaît dans plusieurs
Livres et notamment dans les deux livres des Chroniques. Elle est suscitée
une première fois par la mention de l’énigmatique Azazel ( 37 et 42) et de
manière plus formelle par l’initiative d’un recensement des Israélites, déjà
évoquée plus haut ( 65).
Le Chroniste écrit ainsi en I Chr., XXI, 1 : « Satan, s’érigeant contre Israël,
poussa David à ordonner : “Allez, recensez Israël et Juda.” » Or, il est écrit en
II Sam., XXIX, 1 : « La colère du Seigneur s’enflamma contre Israël et il
incita David contre eux et lui fit dire : allez, recensez Israël et Juda. » Qui des
deux a poussé David à ordonner le recensement, Dieu ou Satan ? On ne peut
concevoir question plus importante, car elle en entraîne une autre : Satan est-
il l’ennemi ou le serviteur de Dieu ? Elle s’imposera de façon encore plus
éclatante dans le Livre de Job.

82. Le royaume de David comptait-il cinq millions d’habitants ?

Apparemment emporté par l’ivresse des chiffres, l’auteur des Chroniques


avance que, lorsque Joab alla dénombrer la population du pays sur l’ordre de
David, il lui rapporta que « ceux qui étaient capables de porter des armes
étaient un million cent mille en Israël et quatre cent soixante-dix mille en
Juda » (XXI, 5). Ce qui représente un million cinq cent soixante-dix mille
jeunes gens en âge d’être soldats, presque le triple de l’armée d’un pays
contemporain aussi militarisé que la Corée du Nord. Sur la base d’une
hypothèse de deux jeunes gens par famille et de sept personnes au moins par
foyer, la population générale du royaume de David aurait donc dépassé cinq
millions. Nous ignorons les normes du recrutement militaire de l’époque, et
les données démographiques sont inexistantes ou aléatoires. Mais quand on
prend comme repère le fait que Jérusalem, la plus grande ville du pays,
comptait quelque cent vingt mille âmes sous Alexandre, au IIIe siècle av. J.-
C., selon le géographe Hécatée d’Abdère, les chiffres qu’aurait rapportés
Joab sont démesurés.
Tout aussi démesurés sont ceux cités en I Chr., XXVII, 1-15 sur l’armée
privée au service personnel de Salomon : douze divisions « de vingt-quatre
mille hommes dans chaque division », soit deux cent quatre-vingt-huit mille
hommes ! Et chaque division ne servait qu’un mois par an. La moitié des
effectifs totaux de l’armée française en 1988 (cinq cent soixante mille
hommes) au service d’un seul homme. De tels chiffres ne mettent pas
seulement la crédulité à l’épreuve, ils mettraient en cause le bon sens de
Salomon.
Le luxe de précisions dont s’ornent de nombreux textes de l’Ancien
Testament compromet paradoxalement leur véracité, en raison de leurs
différences d’un Livre à l’autre et parfois dans le même Livre. On lit ainsi en
II Chr., XXXVI, 9 que Jehoiachin avait huit ans quand il monta sur le trône à
Jérusalem et qu’il régna trois mois et dix jours, alors qu’en II Rois, XIV, 8, il
est dit qu’il avait dix-huit ans et qu’il régna trois mois seulement. Pareils
détails ne revêtent certes pas l’importance de grandes contradictions, mais ils
infirment le caractère de vérité absolue trop souvent prêté à ces textes et
confirment qu’ils furent écrits par des rédacteurs souvent mal informés,
négligents ou inventifs.
Le reproche d’inventivité pourrait surprendre ; celle-ci est pourtant patente
dans le rapport sur les tâches des servants du Temple (I Chr., 9-31), qui furent
réparties par tirage au sort. On y apprend que les vingt-cinq lots échurent à
vingt-cinq candidats qui, avec leurs frères et leurs fils, constituaient tous,
comme par hasard, des groupes de douze hommes exactement. N’importe
quel spécialiste de statistique conviendra que c’est impossible, et qu’il est
également impossible de trouver dans un groupe de population aussi réduit
que celui de Jérusalem à l’époque douze groupes familiaux comportant
exactement le même nombre d’hommes.
Les exagérations fabuleuses, et évidentes, s’amoncellent cependant dans
les Chroniques, mettant à mal le crédit qu’on leur fait par tradition. Quand on
lit que Salomon « engagea soixante-dix mille débardeurs, quatre-vingt mille
tailleurs de pierre et trois mille six cents contremaîtres », soit cent cinquante-
trois mille six cents hommes pour la construction du Temple (II Chr., 2), on
se dit ou bien que les ouvriers de l’époque étaient de piètres travailleurs, ou
bien que les administrateurs de Salomon étaient de piètres organisateurs, ou
bien encore que le Chroniste affabule purement et simplement. Ce sont là les
effectifs qui furent présumés nécessaires à la construction de la pyramide de
Khéops. Et où aurait-on logé cette armée ? Comment l’aurait-on nourrie ? Et
cela pendant les vingt ans que la construction du Temple aurait pris (II Chr.,
VIII, 1) ?
Le reste des descriptions est à l’avenant, avec une débauche d’or qui
surpasse toutes les possibilités historiquement possibles d’extraction de ce
métal à l’époque, culminant dans les portes menant au sanctuaire et celles qui
menaient au Saint des Saints, en or massif (II Chr., IV, 22).

83. Contrairement à ce que dit Salomon, le Seigneur ne s’adressait pas


directement à David

Yahweh s’adressait à David par l’intermédiaire du prophète Nathan (I Chr.,


XVII, 1-27). Cependant, en II Chr., VI, 4, Salomon déclare publiquement que
le Seigneur s’adressait directement à David.

___________________
1. Cf. traduction d’André Chouraqui, op. cit.
2. André Girard, Dictionnaire de la Bible, cf. bibl.
3. Cf. note 3, p. 307.
XI. LES LIVRES D’ESDRAS ET DE NÉHÉMIE

Ces deux livres n’en formaient qu’un seul dans la tradition juive, mais à
l’époque chrétienne, ils furent séparés et le Livre d’Esdras renommé
« deuxième Esdras », auquel on ajouta un apocryphe grec nommé pour la
circonstance « premier Esdras », désormais absent de la Bible hébraïque et de
la Bible chrétienne actuelle. Le Livre de Néhémie est souvent inclus sous
l’appellation de « Second Esdras ». Car le destin des Livres sacrés est
souvent mouvementé.
Certains spécialistes y reconnaissent le Chroniste. Les auteurs éponymes
pourraient toutefois être deux prêtres de renom qui vécurent à la fin du
Ve siècle avant notre ère et furent chargés par le « roi des rois », le roi de
Perse – mais on ne sait lequel – après que Cyrus le Grand eut, en 538 av. J.-
C., autorisé le retour en Israël des Juifs déportés par Nabuchodonosor. Ils
furent les organisateurs de la Communauté du Retour, dans des conditions
difficiles. Leurs Livres sont en grande partie des récits personnels de leurs
épreuves.
Ils ne sont toutefois pas exempts des inexactitudes et contradictions
factuelles et néanmoins déconcertantes relevées dans les livres précédents.

84. Combien de déportés rentrèrent-ils de captivité ?

Après avoir donné la liste des tribus rentrées d’exil et énuméré leurs
membres (Esdr., II, 3-64 et Néh., VII, 8-66), les deux livres fixent le total à
42 360 ; toutefois, si l’on fait le compte chez Esdras, on obtient 29 818
individus et chez Néhémie, 31 089 ; ce qui fait des différences appréciables
de 12 542 et 11 271 déportés.
La surprise s’accroît du fait que, quelques versets plus haut, faisant le
décompte des trésors dérobés au Temple par Nabuchodonosor, patènes,
cuvettes et godets d’or et d’argent et rendus au prêtre de Juda par Cyrus
(Koresh), Esdras en établit le décompte minutieux, le cite et donne le total :
cinq mille quatre cents objets (Esdr., I, 9-11). Si l’on refait le calcul,
on trouve que 1 000 + 29 + 30 + 410 + 1 000 = 2 469.
Pareille récurrence d’erreurs arithmétiques tout au long de l’Ancien
Testament ne peut que laisser perplexe.

85. L’éloge de la xénophobie

On retrouve dans le Livre de Néhémie la contradiction évoquée plus haut (


34) sur l’attitude dictée par le Seigneur à l’égard de l’étranger. Pour
mémoire, Yahweh avait ordonné à Moïse : « Tu n’opprimeras pas l’étranger,
car tu sais quelle est la condition de l’étranger, puisque tu as été étranger en
Égypte » (Ex., XXIII, 9), commandement déjà proféré en Ex., XXII, 20 et
renouvelé en Lév., XIX, 33-34, mais contredit plus tard, lors de l’entrevue où
les Tables de la Loi sont gravées à nouveau : « Voici que Moi, j’expulse au-
devant de toi l’Ammonite, le Cananéen, le Hittite, le Perizzite, le Hivvite et le
Jébuséen. » Et il lui enjoint : « Vous démolirez leurs autels, vous briserez
leurs statues, vous abattrez leurs poteaux sacrés » (XXXIV, 11 et 13).
Au défi de la contradiction, à trois reprises, Néhémie prend résolument le
parti de la xénophobie : « Quand le peuple entendit la Loi, il sépara d’Israël
tous ceux qui étaient d’ascendance étrangère » (IX, 2). Puis encore : « Ceux
qui étaient d’ascendance israélite se séparèrent de tous les étrangers » (XIII,
27). Enfin : « Je fis jurer au nom de Dieu les Juifs qui avaient épousé des
femmes d’Ashdod, d’Ammon et de Moab […] : nous ne marierons pas nos
filles à leurs fils et nous ne prendrons aucune de leurs filles en mariage pour
nos fils ou pour nous » (XIII, 25-27).
Le commandement divin initial à Moïse avait donc été oublié.
XII. LE LIVRE D’ESTHER

Ce Livre est parfois présenté par des commentateurs comme un récit


autobiographique authentique et donc historique ; il ne le serait cependant
pas, selon de nombreux experts. Même si l’on y trouve quelques données
historiques vérifiables, c’est un roman moral qui est inclus dans la Bible en
raison de son enseignement… et bien que, singularité insigne, il ne comporte
pas une fois le nom de Dieu. Le thème en est digne d’une tragédie ou d’un
opéra : le roi perse Assuérus (un des Xerxès ?), qui vient de répudier son
épouse rebelle Vashthi, cherche une élue digne de lui. Il distingue pour sa
beauté une jeune fille dont il ignore l’origine : elle est la pupille de
Mardochée, notable de la tribu de Benjamin déportée par Nabuchodonosor à
Babylone ; c’est Esther. Un conflit éclate entre le vizir du roi, Aman, et
Mardochée, qui refuse de s’incliner devant lui. Aman décide de pendre
Mardochée et d’exterminer tous les Juifs présents dans l’empire. Lors d’un
festin, Esther révèle son origine au roi et l’alerte sur le plan d’Aman. Le roi
s’indigne : les Juifs seront épargnés et c’est Aman qui sera pendu. Esther a
ainsi pu sauver les siens grâce à l’amour d’Assuérus. Ce personnage héroïque
inspira Racine et devint populaire ; mais historiquement, on n’a pas trace
d’une « reine Esther » dont le nom semble être Ishtar, déesse babylonienne
du printemps et de l’amour.
Il s’agit à l’évidence d’une fiction littéraire.

86. Le Livre d’Esther infirme radicalement la xénophobie enseignée par


Néhémie

Le personnage du païen Assuérus s’y impose par sa générosité et sa


bienveillance à l’égard des Juifs. Il les aurait même, invraisemblance
délirante, laissé « tuer soixante-quinze mille de ceux qui les haïssaient »
(Esth., IX, 16). On imagine difficilement un roi laisser massacrer ses sujets
pour faire plaisir à un peuple étranger.
Mais le récit est constellé d’autres exagérations et d’invraisemblances : en
IX, 12, les Juifs massacrent cinq cents ennemis à Suse, et en IX, 15, ils en
tuent trois cents autres. Plus étrange, Assuérus aurait déféré à leur souhait de
faire pendre les dix fils d’Aman (IX, 14-26), alors que ceux-ci étaient déjà
accrochés aux gibets (IX, 8-9).
À trop enfoncer des clous, on risque de les faire passer au travers.
XIII. LIVRES DES MACCABÉES (i, ii)

Ces deux Livres, qui ne font pas partie du canon juif (il en existe un
troisième, apocryphe), présentent un intérêt historique essentiel à la
compréhension de l’histoire du judaïsme : ils décrivent, en effet, un épisode
majeur du conflit avec l’hellénisme depuis la conquête d’Alexandre et
l’instauration des souverains séleucides. La période qu’ils couvrent va
approximativement de 175 à 100 av. J.-C. Ils racontent donc une histoire
religieuse à travers des événements politiques et leur ton est celui des
Prophètes de l’Ancien Testament : les épreuves du peuple juif ont été causées
par ses péchés, et ses victoires, par sa foi et le secours divin.
Les deux Livres se contredisent sur plusieurs points d’histoire, du fait
qu’une partie du texte est datée selon le calendrier judéo-babylonien, et
l’autre selon le macédonien. Le fait que la version qui nous en est parvenue
est en grec, alors que le texte originel, perdu, était en hébreu, n’a
certainement pas contribué à harmoniser ce récit de la lutte des trois fils de
Matthatias, les frères Maccabées, Judas, Jonathan et Simon.
Le texte est précieux pour deux autres raisons. La première est sa
véhémence identitaire, qui illustre l’histoire du fanatisme religieux, et qui
éveille bien des échos, plus de vingt siècles plus tard. La seconde est son
insouciance de la réalité, typique de bien des auteurs de l’époque. On y lit
ainsi que des Juifs acquis au paganisme « se refirent des prépuces »,
opération énigmatique et en tout cas compliquée que nul chirurgien
contemporain ne saurait envisager (I Macc., I, 15). Ailleurs, on lit que Judas
Maccabée réussit avec « une poignée d’hommes » à tuer « huit cents
hommes » de l’armée du général syrien Séron (I Macc., III, 16-25). Puis il
emplit du sang de ses victimes un étang « large de deux stades » (360
mètres), tue au combat trente mille, puis égorge vingt-cinq mille hommes de
son ennemi Timothée (II Macc., XII, 16-26).
Certes, le principal héros du Livre, Judas Maccabée, mérite-t-il
l’enthousiasme épique du rédacteur : chef de guerre avisé, il parvint à mettre
en échec les troupes d’Antiochus IV Épiphane, qui avait, en 168 av. J.-C.,
ordonné un sacrilège majeur : la célébration de sacrifices religieux païens
dans le Temple. Le fanatisme, en effet, était partagé dans les deux camps, et
ce roi séleucide avait décidé d’helléniser de force les populations sur
lesquelles il régnait. Mal lui en prit : en 164, Judas Maccabée reprit le
contrôle de Jérusalem et rétablit le culte judaïque exclusif dans le Temple.
Mais les affabulations extravagantes ne servent guère le but du rédacteur.
L’un des épisodes les plus prodigieux est à coup sûr le suicide du héros
Razis, qui s’enfonça une épée dans le corps, se jeta du haut d’une muraille,
« se releva tout ruisselant de sang et, malgré de très douloureuses blessures,
traversa la foule en courant » et « s’arracha les entrailles et, les prenant à
deux mains, les projeta sur la foule » (II Macc., XIV, 41-46).
L’auteur conclut ainsi le second Livre : « C’est l’art de disposer le récit qui
charme l’entendement de ceux qui lisent le livre. C’est donc ici que j’y
mettrai fin. »
XIV. LE LIVRE DE JOB

Ce Livre que la Bible chrétienne place en tête des Ouvrages poétiques et


sapientiaux et que la Bible hébraïque classe parmi les Écrits, distincts de la
Loi et des Prophètes, semble avoir été écrit dans sa plus grande partie vers
450 av. J.-C. Le thème fondamental en est connu : c’est celui d’une foi
héroïque, celle d’un homme qui, bien qu’il ait perdu tous ses biens et tous ses
enfants et qu’il soit affligé d’une maladie pénible et hideuse, conserve intacte
son allégeance à Dieu. Le thème peut se résumer dans le célèbre verset :
« Yahweh avait donné, Yahweh a repris, que son nom soit béni. »
C’est cependant le Livre qui, de tout l’Ancien Testament, pose le plus
clairement la question théologique la plus importante, celle des rapports de
Dieu et de Satan et, en dernier recours, la question suivante : Dieu est-il
infiniment bon ou infiniment puissant ?

87. Satan est présent au ciel

Cette assertion qui, pour de nombreux croyants contemporains n’ayant pas


lu la Bible, paraîtrait blasphématoire et aberrante, figure cependant au début
de ce Livre : « Le jour vint où les membres de la cour céleste prirent leurs
places en présence du Seigneur et Satan était parmi eux » (I, 6). Satan a donc,
comme les autres anges, accès au ciel.
C’est indéniablement la contradiction la plus importante qu’on puisse
trouver dans l’Ancien Testament. Elle s’oppose à tout le Nouveau Testament,
où Satan est l’Ennemi et ne saurait se manifester au ciel sans être précipité
dans les enfers par des légions d’anges furieux. Se serait-il déguisé ? Non, il
est là avec l’assentiment de Dieu, car « le Seigneur lui demanda où il avait
été : “Parcourant la terre, dit-il, de part en part.” ».
L’apparition de Satan à la cour céleste est déjà confondante. Mais le ton de
l’échange entre Dieu et Satan dans un ouvrage sapiential, c’est-à-dire
dispensateur de sagesse, ne peut que suspendre le jugement : aucun
antagonisme entre Dieu et celui qui est nommé l’Adversaire. Et l’on relève
que l’omniscience divine est infirmée : Dieu ignore où Satan a été.
Dieu demande à Satan s’il a des visées sur Job, homme incomparable sur
terre, car craignant toujours Dieu – ici nommé Elohim – et s’écartant du mal.
À quoi Satan rétorque que ce n’est pas surprenant, car Dieu a comblé ce
serviteur de ses bénédictions et de biens matériels. « Mais touche à ses biens
et il te maudira en face. » Dieu relève alors le défi que lui lance Satan :
« Qu’il en soit ainsi. Tout ce qu’il possède est entre tes mains. Mais ne touche
pas à sa vie. » Satan passe donc à l’œuvre : les kasmins, monstres à trois
têtes, détruisent les troupeaux de Job et tuent ses fils ; mais la foi de Job ne
vacille pas.
Satan reparaît au ciel et la description de l’entrevue entre lui et Dieu
reprend mot pour mot les termes du chapitre I. Dieu refait l’éloge de Job.
Satan lui lance un nouveau défi : « Touche à ses os et sa chair et tu verras s’il
ne te maudira pas en face. » Dieu relève à nouveau le défi : « Qu’il en soit
ainsi. Il est entre tes mains, mais épargne sa vie. » Satan afflige alors Job
d’ulcères abominables qui le défigurent et le font atrocement souffrir. Mais
une fois de plus, la foi du croyant triomphe et Job ne vacille pas : il se
laissera seulement aller à des lamentations.
À l’évidence, l’histoire de Job est une fable et telle est la raison pour
laquelle la Bible hébraïque la range prudemment parmi les Écrits sans
autorité doctrinale ; la tradition l’inclut dans la Bible, et les éloges des
biblistes sur sa puissance poétique l’y maintiennent. Peut-être, mais ce n’est
ici qu’une opinion personnelle, serait-il opportun de prévenir le lecteur qu’il
s’agit d’une œuvre strictement littéraire, comme l’Odyssée ou l’Épopée de
Gilgamesh, et que l’autorité de texte de sagesse ne peut lui être concédée : les
entretiens de Dieu avec Satan face à face et les trois gageures engageant le
destin d’un mortel, comme dans un tripot, défient les trois religions du Livre.
Le Livre de Job est imprégné de trop d’éléments des religions cananéennes
pour ne pas susciter le désarroi. Outre les kasmins, on y trouve ainsi pour la
première fois le Léviathan, mythe phénicien (III, 8 et XL, 25) et le Béhémoth,
la Bête identifiée au Démon (XL, 15) et inspirée par l’hippopotame.
*

Le Livre de Job pourrait être considéré comme une exception à cet égard,
sauf que l’idée d’un esprit du Mal ou de la tentation a déjà été évoquée à
plusieurs reprises dans les livres précédents :
– dans la Genèse (XXII, 1), Yahweh lui-même induit Abraham en
tentation ;
– dans l’Exode (XVI, 8-10) apparaît l’esprit mystérieux Azazel, auquel est
sacrifié le bouc émissaire et qui n’est plus jamais mentionné dans l’Ancien
Testament. Il s’agit d’une entité qui, sur l’ordre de Yahweh lui-même, a droit
à un sacrifice d’égale importance à celui qu’il prescrit pour lui-même ( 37
et 42) ; il le reconnaît donc comme un pouvoir égal ;
– en I Sam. XVI, 14, il est écrit que, « de temps en temps, un mauvais
esprit de Yahweh s’emparait soudain de Saül ». Yahweh enverra aussi un
esprit mauvais à David (II Sam. XXIX, 1). Comment le Seigneur peut-il
envoyer de mauvais esprits à ceux auxquels il tient rigueur d’une faute ? La
possession maléfique par l’esprit divin n’est admise par aucune des religions
du Livre : c’est une contradiction formelle.
Cependant, les textes contradictoires abondent :
– dans sa colère contre Israël, Dieu induit David en tentation (II Sam.,
XXIV, 1), alors que dans I Chr., XXI, 1, il est dit que c’est Satan qui a poussé
David. Cela pose la question du rôle de Satan : est-il l’ennemi ou le serviteur
de Dieu ?
– en I Rois, XXII, 21-23, « un esprit se présenta devant le Seigneur et dit :
“Je le tenterai.” “Comment ?”, demanda le Seigneur. “J’irai et je serai un
esprit menteur dans la bouche de tous ses prophètes.” “Tu le séduiras donc,
dit le Seigneur, et tu réussiras. Va et séduis-le.” Vous voyez donc comment le
Seigneur a mis un esprit menteur dans la bouche de tous vos prophètes, parce
qu’il a décrété un désastre pour vous. » On voit là le Seigneur encourager
l’Esprit du Mensonge pour égarer Ahab, un roi qui lui déplaît.
Et ce ne sont pas là, dans l’esprit des rédacteurs de l’Ancien Testament,
des cas isolés, mais une tactique habituelle à Dieu. On en trouve une
démonstration supplémentaire chez Isaïe, à propos des princes de Zoan, « des
idiots », et des princes de Noph, « des dupes » : « Le Seigneur a infusé en eux
un esprit qui déforme le jugement » (Is., XIX, 13-14). Par trois fois Jérémie
reproche au Seigneur d’avoir menti : « Ô Seigneur, tu as sûrement trompé ces
gens et Jérusalem en disant : “Vous aurez la paix”, alors que l’épée est sur
nos gorges » (IV, 10). « Ô Seigneur, […] tu es comme un ruisseau auquel on
ne peut pas faire confiance » (XV, 18). « Ô Seigneur, tu m’as trompé et j’ai
été ta dupe » (X, 7).
Isaïe accuse ouvertement le Seigneur d’être un menteur.
Le Seigneur allierait donc sa puissance à celles d’esprits malins pour
exécuter ses desseins ; il serait donc l’égal de Satan. Tel n’est pas non plus
l’enseignement des trois religions du Livre : là résident des contradictions
fondamentales, que nul commentateurs n’a jamais résolues. À moins que
les religions révélées n’adhèrent aux principes bouddhiste et mazdéen du
partage du monde par les forces antagonistes du bien et du mal, ces versets
sont hérétiques.
Et la solution ne réside certes pas dans le thème du partage du monde dans
lequel Yahweh serait l’un des dieux du monde (Deut., XXXII, 8-10, 49).
XV. LES PROVERBES

Ce recueil de trois mille maximes traditionnellement attribué à Salomon


semble avoir été composé à des époques très différentes et mis en forme
après le retour d’Exil, vers le milieu du Ve siècle av. J.-C. ; comme il
comporte de nombreux emprunts aux textes des cultures voisines, de
l’Euphrate à la vallée du Nil, il représente plutôt un trésor de la sagesse
populaire orientale du temps. Ses appels répétés à la vénération du Seigneur,
à la droiture, au labeur, aux vertus domestiques et à la prudence n’incluent
pas de révélations et donc pas de contradictions avec le reste de la Bible. Ce
Livre ne figure ici que pour deux singularités.

88. Le châtiment physique, principe d’éducation

L’insistance des Proverbes sur ce point est patente, autant que


déconcertante : on en trouve six qui conseillent ainsi aux parents la raclée aux
enfants :
« Celui qui épargne le bâton hait son fils, mais celui qui l’aime est prompt
à le corriger » (XIII, 24).
« Châtie ton fils tant qu’il y a de l’espoir et ne laisse pas ton cœur
l’épargner à cause de ses larmes » (XIX, 18).
« Les coups qui blessent chassent le mal ; ils nettoient les parties les plus
profondes » (XX, 30).
« La sottise est enracinée dans le cœur d’un enfant, mais le bâton de la
discipline l’en chassera » (XX, 15).
« N’épargne aucun châtiment à l’enfant, car si tu le bats, il ne mourra pas.
Tu le battras avec le bâton et tu délivreras son âme de l’enfer » (XXIII, 13-
14).
« Le bâton et le blâme confèrent la sagesse, mais un enfant laissé à lui-
même vaut la honte à sa mère » (XXIX, 15).
Le péril de telles assertions est qu’inscrites dans la Bible, elles revêtiraient
l’autorité d’un principe fondamental. On laissera les éducateurs modernes
apprécier l’intérêt des bastonnades qui blessent… Il faut relever que le
recours au bâton est également conseillé pour les domestiques : « Les mots ne
suffisent pas à discipliner le domestique, car bien qu’il les comprenne, il n’y
prête pas d’importance » (XXIX, 19).
Il fallait donc bâtonner le domestique, lui aussi. En fin de compte, il fallait
bâtonner tous les gens soumis à l’autorité. Peut-être l’idée de sagesse a-t-elle
évolué. Il faut en tout cas se féliciter que la raclée eût déjà été substituée au
précepte du Deutéronome conseillant de lapider les enfants têtus et rebelles !
(Deut., XXI, 18-21).
Or, il s’agirait là d’un Livre de sagesse.

89. Est-il ou non licite de consommer du vin ?

Outre l’épisode de l’ivresse de Noé, la consommation de boissons


alcoolisées est souvent évoquée dans l’Ancien Testament et dans les
Proverbes comme dans d’autres Livres. Impossible d’en tirer une conclusion,
car les contradictions sont trop nombreuses.
« Le vin est un moqueur, les boissons fortes sont des enragées, et
quiconque se laisse duper n’est pas sage », préviennent ainsi les Proverbes
(XX, 1). Et encore : « Qui donc est dans l’épreuve ? Qui a des remords ? À
qui les querelles et l’anxiété ? Qui reçoit des coups sans savoir pourquoi ?
Qui donc a les yeux injectés de sang ? Ceux qui s’attardent sur leur vin, ceux
qui essaient toujours quelque nouvelle liqueur épicée. Ne gobe pas le vin, le
vin rouge et fort, quand il pétille dans la coupe. À la fin, il mord comme un
serpent et pique comme une vipère. Alors tes yeux voient des choses
étranges, ton jugement et ta parole se brouillent » (XXIII, 29-33). Pourtant,
plus loin, le même auteur conseille : « Donne une boisson forte à celui qui est
près de périr, et du vin à celui qui a le cœur lourd. Laisse-le boire et oublier
sa pauvreté, qu’il ne se rappelle plus sa misère » (XXXXI, 6-7).
Les Psaumes ne permettent pas davantage de se faire une opinion. Le
Psalmiste reproche ainsi au Seigneur : « Tu as infligé à ton peuple bien des
souffrances ; tu nous as donné du vin qui fait tituber » (LX, 3). Ce qui ne
l’empêche pas de célébrer plus loin « le vin qui réjouit le cœur d’un homme »
(CIV, 15).
Dans ses vitupérations contre les prêtres et les prophètes, Isaïe leur
reproche d’avoir « l’haleine lourde d’alcool », d’être égarés par le vin et de
tituber sous l’effet des boissons fortes (Is., XVIII, 17). Il dira pourtant plus
loin : « Sur cette montagne, le Seigneur des Armées donnera pour tous les
peuples un festin gras, un festin de vin » (XXV, 6).
Il est admis qu’on ne cherchera pas dans l’Ancien Testament un manuel
d’hygiène, mais même sur un sujet aussi élémentaire que la consommation
d’alcool, il est souvent contradictoire.
Bien que beaucoup d’entre eux soient savoureux, certains Proverbes ne
semblent devoir transmettre que la sagesse populaire, tel celui-ci : « C’est une
calamité pour un père qu’un fils insensé, une gargouille qui ne cesse de
couler que les querelles d’une femme » (XIX, 13) ; ou encore : « Mieux vaut
habiter un désert qu’avec une femme querelleuse et chagrine » (XXI, 19). La
fausseté de certains autres laisse perplexe, tel celui-ci : « La crainte de
Yahweh mène à la vie ; on a vivre et couvert sans craindre le malheur »
(XIX, 23). Que de gens pieux n’ont-ils pas éprouvé l’adversité ! Et l’on
croirait lire un éloge ironique de la célébrité médiatique et du favoritisme
dans le Proverbe suivant : « Le renom l’emporte sur les richesses,
et la faveur, sur l’or et l’argent. »
XVI. ISAÏE ET JÉRÉMIE

Placé en tête des Livres des Prophètes, Isaïe, qui vécut vers la fin du
VIIIe siècle avant notre ère, était déjà l’un des plus célèbres Prophètes
d’Israël ; le temps n’a pas terni sa flamme visionnaire dans la description des
désastres réservés aux infidèles. Au début de l’ère chrétienne, apôtres et
apologistes ravivèrent sa gloire, assurant qu’il aurait prédit la naissance
du Christ. Ces dernières prophéties seront analysées dans la deuxième partie,
consacrée au Nouveau Testament, en regard des interprétations apostoliques.
L’objet de ces pages-ci est l’ensemble de ses prophéties antérieures.
Composé au siècle suivant à partir d’éléments très divers, dont de longues
parties dictées au prophète Baruch, le Livre de Jérémie figure immédiatement
après celui d’Isaïe dans toutes les éditions de la Bible, et ce pour deux raisons
prédominantes : sa richesse de données sur le personnage même de ce grand
prophète, qui joua un rôle historique dans les jours dramatiques du siège
de Jérusalem (décembre 589 av. J.-C.) par Nabuchodonosor, puis ses images
souvent bouleversantes sur la résistance du judaïsme aux puissances et aux
religions environnantes du Croissant fertile. N’ayant visiblement pas fait
l’objet d’une révision, il comporte un nombre important de lacunes et
contradictions relevées au cours des siècles, mais connues surtout des
biblistes.

90. Isaïe : dix prophéties toutes historiquement fausses

L’influence d’un prophète en son temps et dans les siècles ultérieurs ne


tient pas tant à l’exactitude de ses prédictions qu’à son éloquence et à la
hauteur de ses vues ; celles d’Isaïe s’imposent jusqu’à ce jour. Un prophète
n’est cependant pas un devin, même s’il se présente comme porteur de la
voix du Seigneur, et les annonces d’Isaïe il y a quelque vingt-huit siècles ne
se sont jamais réalisées.
En VII, 1-8, il est écrit : « Dans les jours d’Ahaz, roi de Juda, Rezin, le roi
d’Aram [Syrie], et Pekah, fils de Remaliah, roi d’Israël, vinrent à Jérusalem
pour lui faire la guerre, mais ils ne purent engager le combat […]. Le
Seigneur dit à Isaïe : “Va voir Ahaz […] et dis-lui : sois sur tes gardes, reste
calme, ne sois pas effrayé ni en désarroi.” [Ils ont des plans pour envahir
Juda] Le Seigneur a donc dit : “Cela n’adviendra pas maintenant ni jamais.” »
Or, il est écrit en II Chr., 5-6 : « Le Seigneur le livra [Ahaz] aux mains du roi
d’Aram, et elles l’écrasèrent […] et il le livra aux mains du roi d’Israël qui
l’écrasèrent dans de grands massacres. Car Pekah […] tua en Juda cent vingt
mille hommes en un jour. » La contradiction est flagrante et la prophétie
est fausse.
« Les étoiles du ciel et de sa constellation ne rayonneront plus de leur
lumière, le soleil sera obscurci dans sa course et la lune refusera de luire »
(XIII, 10). Cela ne s’est jamais produit, mais le prophète reprend plus loin :
« Le soleil ne sera plus ta lumière pendant le jour et la lune ne te donnera plus
sa lumière. […] Le soleil ne se couchera plus et la lune ne se retirera plus. »
(LX, 19-20). Ce seraient les signes d’une immobilisation du système solaire
qui, si elle s’était produite, aurait exclu que les mots du prophète nous soient
parvenus.
« Le titre de cité sera retiré à Damas […] et ce ne sera plus qu’un tas de
ruines » (XVII, 1). En dépit des dommages infligés lors des récents
événements, Damas, l’une des plus anciennes cités du monde, est toujours
debout et n’a jamais connu le désastre décrit.
« Cinq cités dans la terre d’Égypte parleront la langue de Canaan, jureront
par le Seigneur des Armées » (XIX, 18). Il n’y a eu à ce jour aucune ville
d’Égypte où l’on ait parlé hébreu… et encore moins cinq.
« Ainsi le roi d’Assyrie emmènera les Égyptiens prisonniers et les
Éthiopiens captifs, les jeunes et les vieux, nus et pieds nus, avec leurs fesses
découvertes à la honte de l’Égypte » (XX, 4). Aucun roi d’Assyrie n’a jamais
emmené d’Égyptiens ni d’Éthiopiens captifs, et l’Assyrie ayant disparu, cela
ne risque pas d’advenir.
« La lumière de la lune sera pareille à celle du soleil et la lumière du soleil
sera septuple, comme la lumière de sept jours » (XXX, 26). Cela non plus ne
s’est jamais produit.
« Les pêcheurs se désoleront et se lamenteront, tous ceux qui pêchent dans
le Nil, comme tous ceux qui jettent leurs filets sur l’eau » (IX, 8). Ce désastre
serait consécutif à un assèchement du fleuve ; il n’a jamais eu lieu.
« Les rivières d’Edom se changeront en goudron et son sol se changera en
soufre. Nuit et jour le pays sera assoiffé et la fumée en montera pour toujours.
De génération en génération, il sera désolé et personne n’y passera jamais
plus, pour toujours et toujours » (XXXIV, 8-10). La véhémence du prophète
s’explique certes par le comportement de ce pays frère ennemi d’Israël, qui
s’affranchit de sa tutelle vers le milieu du IXe siècle et dont les pillards,
protégés par les troupes de Nabuchodonosor, attaquèrent même Jérusalem.
Mais l’outrance allégorique fait que la prédiction reste fausse : le pays
d’Edom, au sud de la mer Morte et aujourd’hui en Jordanie, est habité depuis
des siècles et ne s’est jamais transformé en mine de soufre.
Les plus déconcertantes prophéties d’Isaïe se trouvent à la fin de son Livre.
Le Seigneur y déclare : « Je créerai de nouveaux cieux et une nouvelle terre,
et les choses précédentes seront oubliées. […] Il n’y aura plus d’enfant qui
mourra en bas âge. […] Chaque garçon vivra ses cent ans avant de mourir,
celui qui vivra moins de cent sera méprisé. […] Le loup et l’agneau paîtront
ensemble, le lion mangera de l’herbe comme le taureau et la poussière sera la
viande du serpent » (LXV, 17, 20 et 25).

91. Selon Jérémie, Dieu rejette les prophètes

Dans l’incalculable masse de malédictions et menaces véhémentes que, par


la bouche de Jérémie, le Seigneur aurait fait pleuvoir sur Jérusalem et Juda,
on trouve une longue et âpre dénonciation des… prophètes !
« J’ai entendu ce que disent les prophètes, les prophètes qui profèrent des
mensonges en mon nom et crient : “J’ai eu un rêve, un rêve !” Combien de
temps faudra-t-il pour qu’ils changent de ritournelle, ces prophètes qui
prophétisent des mensonges et donnent corps à leurs propres inventions !
Ces hommes croient que, par ces rêves qu’ils se racontent les uns aux autres,
ils feront oublier mon nom comme leurs pères ont oublié mon nom pour celui
de Baal ! Si un prophète a un rêve, qu’il raconte son rêve ; s’il a entendu ma
parole, qu’il la dise en vérité. Quel rapport entre la paille et le grain ? […] Je
suis contre les prophètes, dit le Seigneur, qui se volent mes paroles les uns les
autres pour leur propre usage et disent ensuite : “Ce sont ses paroles
véridiques.” Je suis contre les prophètes, dit le Seigneur, qui rêvent des
mensonges et les revendent, égarant mon peuple par des faussetés échevelées
et irresponsables » (Jér., XXIII, 25-32).
Nul autre n’a poussé l’invective aussi loin, associant les prêtres aux
prophètes dans l’anathème : « Une chose confondante, un outrage est apparu
dans ce pays : les prophètes prophétisent des mensonges et les prêtres sont
leurs complices, et mon peuple aime qu’il en soit ainsi. Quel sera votre sort à
la fin de tout cela ? » (Jér., V, 30-31). La contradiction est évidente dans ce
texte : si Jérémie a dit vrai, les prophètes auraient dû être bannis de l’Ancien
Testament. S’il a menti, il aurait dû en être lui-même banni. Mais il en
rajoute : « Le prêtre et le prophète sont suspects ; même dans ma maison, j’ai
constaté leur méchanceté » (XXIII, 11).
Plus déconcertants sont les échos de ce rejet des prophètes que répercutent
d’autres textes de prophètes : « Je ferai que les prophètes et les esprits impurs
soient chassés du pays », s’écrie le Seigneur selon Zacharie (XIII, 2). « Le
prophète est un idiot, l’homme possédé par l’esprit est un fou », renchérit
Hosée (IX, 7). « Ainsi a parlé le Seigneur à propos des prophètes qui
induisent mon peuple en erreur », clame Michée (III, 5).
Isaïe lui-même est encore plus véhément : « Le prêtre et le prophète ont
l’haleine lourde d’alcool, ils sont égarés par le vin, ils titubent sous l’effet des
boissons fortes ; leur vue est trouble, ils trébuchent dans leurs jugements »
(XVIII, 17). On ne saurait être plus aimable à l’égard de confrères.
Pourquoi donc les prophètes figurent-ils donc dans l’Ancien Testament, si
ce n’est en vertu de leur prescience ?

92. Une prédiction de Yahweh démentie…

Jérémie ne fait pas exception dans le domaine des prophéties fausses. Par
exemple, il écrit à propos de Jehoiaquim, fils indigne de Josias, roi de Juda :
« Ainsi parle Yahweh […] : pour lui point de lamentations. […] Il sera
enterré comme on enterre un âne ! Il sera traîné et jeté loin des portes de
Jérusalem ! » (Jér., XXII, 18-19). Il y revient plus loin, après que Jehoiaquim
a succédé à son père : « Ainsi parle Yahweh contre Jehoiaquim roi de Juda. Il
n’y aura plus personne pour siéger sur le trône de David, et son cadavre sera
exposé à la chaleur du jour et au froid de la nuit » (Jér., XXXVI, 30). Ce n’est
apparemment pas ce qui advint, car selon le second Livre des Rois,
« Jehoiaquim se coucha avec ses pères », et son fils également appelé
Jehoiaquim lui succéda (II Rois, XXIV, 6).

93. … et Babylone n’avait pas disparu

À trois reprises, Jérémie accable Babylone de ses imprécations : « Toi


[Babylone] sera désolée à jamais, a dit le Seigneur » (LI, 26). « Rien n’en
subsistera, ni hommes ni bêtes, ce sera désolé pour toujours » (LI, 62). Et
« Ainsi sombrera Babylone, et elle ne se relèvera pas du désastre que
j’abattrai sur elle » (LI, 64).
Prophétie très inachevée : s’il est vrai qu’après sa conquête par Xerxès, ses
murailles furent abattues et qu’après la mort d’Alexandre une grande partie
de la population fut déplacée à Séleucia, en 275 av. J.-C., la vieille ville, elle,
était toujours habitée et, au IIe siècle av. J.-C., l’on faisait toujours des
sacrifices dans ses temples. Elle ne fut jamais désertée comme l’entend
Jérémie.
Il n’était pas immunisé contre ses propres errements.

94. La contradiction entre les Lamentations et les Psaumes sur la bonté de


Dieu

On trouve dans les Lamentations, traditionnellement attribuées à Jérémie,


l’une des plus nettes contradictions entre les deux représentations qui
dominent l’Ancien Testament, celle du Dieu vengeur et celle du Dieu bon,
considérée par certains comme préchrétienne. Dans les Lamentations, en
effet, le prophète clame que le Seigneur « peut punir cruellement, mais [qu’]il
aura de la compassion dans la plénitude de son amour ; il n’afflige pas
volontairement ni ne punit aucun mortel » (Lam., 32-33). L’ensemble du
poème est d’ailleurs antinomique d’autres images du Seigneur, telles que
celle du « Dieu de vengeance » des Psaumes (LXXXIV, 1), ou celle de
l’annonce du prophète Élie au roi Joram, selon laquelle le Seigneur « frappera
lourdement ton peuple, tes enfants, tes femmes » (II Chr., XXI, 14).
Mais s’il fallait admettre que Satan était toléré au ciel, il était difficile de
proposer un système plausible du Bien et du Mal.
XVII. LE LIVRE D’ÉZÉCHIEL

Troisième des Grands prophètes de l’Ancien Testament, Ézéchiel partage


avec eux la colère véhémente causée par la chute du royaume de Juda et la
prise de Jérusalem par Nabuchodonosor, après la victoire du Babylonien
contre le pharaon Nechao en 605 av. J.-C. ; il attribue exclusivement le
désastre de la défaite et de la déportation aux fautes des Juifs qui se sont
détachés de leur Dieu et les fait sanctionner par des torrents d’imprécations
divines. Il se différencie d’Isaïe et de Jérémie par l’espoir ardent du rachat et
l’intensité mystique, proprement visionnaire, voire hallucinatoire, qui fait de
lui le grand précurseur des auteurs d’apocalypses.
Saisissant par sa force passionnelle, largement célébrée en dehors du cadre
religieux, Ézéchiel est sans doute celui qui reflète le mieux l’angoisse d’un
peuple victime de l’histoire. À peine constitué, en effet, le royaume de David
est menacé non seulement par ses divisions, mais bien plus par les
conquérants de l’est, puis du nord, impatients de s’emparer de l’Égypte et de
ses richesses. Or, la Palestine est leur couloir de passage obligé ; l’ancien
royaume de David et Jérusalem en subiront les conséquences. Après les
conquêtes d’Alexandre, vingt-trois siècles s’écouleront pendant lesquels
l’unité et la splendeur passées ne seront que des souvenirs. Seule la religion
restera garante de l’identité, comme les prophètes l’ont déjà clamé.
Ézéchiel a joué un rôle majeur dans l’histoire du judaïsme après l’Exil ; ses
appels véhéments à une épuration de la religion ont inspiré les mouvements
rigoristes des Pharisiens et des Esséniens et ils ont allumé l’espérance
messianique des Nazaréens, entre autres.
Au regard moderne, Ézéchiel pose cependant un problème par la
description des troubles neurologiques caractérisés qu’il décrit lui-même,
crises prolongées de mutisme ou d’hébétude, et qui participent à ses transes.
Leur analyse n’entrant pas dans le cadre de ces pages, nous nous limiterons à
relever le caractère spécifiquement hallucinatoire des visions qu’il décrit au
début de son Livre et qui nous paraissent appartenir à la littérature fantastique
et non à celle qu’il est convenu d’appeler sapientiale. Il écrit ainsi : « Le
cinquième jour du quatrième mois de la trentième année, alors que j’étais
parmi les exilés sur la berge de la rivière Kebar, les cieux s’ouvrirent et j’eus
une vision de Dieu. […] Je vis une tempête venir du nord, un vaste nuage
avec des éclairs enflammés et une brillante lumière environnante ; à
l’intérieur était une radiance telle que le cuivre, étincelant au cœur des
flammes. Dans le feu se trouvaient les apparences de quatre créatures
vivantes aux formes humaines. Chacune avait quatre visages et chacune
quatre ailes ; leurs pieds étaient droits et leurs sabots fendus comme ceux
d’un bœuf, brillants comme des disques de bronze. Sous les ailes de chacun
des quatre côtés se trouvaient des mains humaines ; les quatre créatures
avaient des faces et des ailes et leurs ailes se touchaient. […] Tandis que je
regardais les créatures vivantes, je vis des roues sur le sol, une près de
chacune des quatre. […] Les quatre créatures avaient la face d’un homme et
la face d’un lion à droite, à gauche la face d’un bœuf et la face d’un aigle » (I,
1-13).
On est en droit de douter que les autorités de n’importe quelle organisation
religieuse souscriraient à la représentation de tels monstres dans leurs édifices
de culte. Certaines interprétations contemporaines ont avancé qu’Ézéchiel
aurait vu… des soucoupes volantes. N’étant guère adepte de la littérature dite
New Age, il nous paraît déplacé de commenter ces hypothèses. Mais force est
de se demander si, en plus du vin et des boissons fortes dont Isaïe reproche la
consommation aux prophètes, ceux-ci n’usaient pas de substances
hallucinogènes. Il faudrait dans ce cas retirer le Livre d’Ézéchiel d’une étude
des contradictions et énigmes de la Bible.
Pour les exégètes, le texte d’Ézéchiel a subi le même sort que celui des
autres Livres de la Bible ; probablement écrit à la fin du VIe siècle av. J.-C., il
a subi des remaniements et des interpolations jusqu’au IIIe siècle de notre ère.
Nous nous limiterons à y relever des prophéties inexactes.

95. Le Prophète démontre que les menaces divines contre Tyr ont été
inefficaces

En XXVI, 17, le Seigneur annonce par la plume d’Ézéchiel les désastres


incommensurables que Nabuchodonosor abattra sur ce port de Phénicie,
aujourd’hui au Liban : « Il passera par le fil de l’épée tes filles dans les
champs. […] Il montera des machines de guerre contre tes murailles et avec
ses haches, il abattra tes tours. » Et « Toi, cité de Tyr, ne sera jamais
reconstruite » (XXVI, 14). Et nous n’avons cité là que des aperçus des
destructions promises.
Ézéchiel avoue lui-même que les menaces divines ont été vaines ; en
XXIX, 18-20 : « Homme, dit le Seigneur [à Ézéchiel], Nebuchadrezzar roi de
Babylone a fortement stimulé son armée contre Tyr, chaque tête y a perdu ses
cheveux et chaque épaule a été usée jusqu’au sang ; pourtant, ni lui ni son
armée n’ont rien eu de Tyr. » C’est confondant : le prophète démontre que le
Seigneur s’est trompé. C’est d’ailleurs la vérité : au VIe siècle, Tyr a
victorieusement soutenu un siège de treize ans de Nebuchadrezzar. Et elle est
toujours debout.
Mais à quoi bon rapporter une prophétie divine inaboutie, à supposer
qu’elle ait jamais été proférée ? C’est tout bonnement contradictoire, et même
séditieux.

96. Autres prophéties inabouties

Après l’échec du siège de Tyr, selon Ézéchiel, le Seigneur aurait décidé de


donner l’Égypte en compensation à Nebuchadrezzar. L’idée est hardie : le
Seigneur se serait donc résigné au double échec du Babylonien et de sa
propre prophétie. Mais pourquoi donc offrirait-il une compensation au pire
ennemi de son peuple ? Le Babylonien n’est même pas un de ses fidèles.
C’est pourtant bien ce qui est écrit : « Je donne la terre d’Égypte au roi de
Babylone et il s’emparera de ses richesses et la dépouillera et la pillera ; et ce
sera le butin de son armée. Je lui ai donné la terre d’Égypte pour récompense
de ses labeurs » (XXIX, 19-20). On croit rêver : le Seigneur s’inquiète de la
solde des armées babyloniennes !
En XXX, 1-26, on trouve une longue série d’annonces présumées divines
des catastrophes apocalyptiques qui frapperont l’Égypte, l’Éthiopie, la Libye
et la Lydie – on ignore la raison de la vindicte céleste contre cette province
d’Asie Mineure qui n’a guère joué de rôle dans le destin des Juifs. Leur
véhémence évoque le délire : « Je suis contre Pharaon roi d’Égypte, je
casserai ses deux bras, celui qui est sain et celui qui est cassé, je ferai tomber
l’épée de ses mains. […] Je donnerai de la force aux bras du roi de Babylone.
[…] Les hommes sauront que je suis le Seigneur, quand je mets mon épée
dans les mains du roi de Babylone. » Bref, et outre qu’on peut s’interroger
sur l’intérêt de casser au Pharaon un bras déjà cassé, les Égyptiens seront
déportés dans le monde entier, « leurs rivières » seront asséchées, le pays sera
incendié, l’Éthiopie, la Libye et la Lydie seront dévastées… On croit lire les
délires d’un tyran fou.
L’histoire a fait justice de ces débordements : même après la victoire
assyrienne contre le pharaon Néchao, l’Égypte n’a jamais été dévastée, les
Égyptiens n’ont jamais été déportés « dans le monde entier », les « rivières
d’Égypte » – il n’y a que le Nil – n’ont jamais été asséchées, le pays a
continué à prospérer, même sous la très provisoire tutelle babylonienne ;
l’Éthiopie, la Libye et la Lydie n’ont jamais été dévastées
par les Babyloniens, trop avisés pour détruire des sources
d’approvisionnement.
Il est vrai que les discours du Seigneur avaient été livrés par des prophètes.

97. Un message qui contredit la notion de rachat et la mission du Christ

Quand Ézéchiel s’avance dans le domaine de l’eschatologie, les paroles


qu’il prête au Seigneur dénient radicalement les notions de rachat et de
pardon divin, ainsi que la mission rédemptrice du Christ dans le Nouveau
Testament. Il écrit, en effet : « Quand un homme juste sera dans l’erreur, sa
droiture ne le sauvera pas. […] Quand un homme droit pèche, toute sa
droiture antérieure ne peut sauver sa vie. Il se peut que, lorsque je dis à
l’homme juste qu’il sauvera sa vie, il présumera de sa droiture et tombera
dans l’erreur ; alors aucun de ses gestes vertueux ne laissera de trace, car il
mourra pour l’erreur qu’il a commise » (XXX, 12-13). L’on s’interroge
alors : le Dieu d’Ézéchiel est-il le même qui avait tenu rigueur à David
d’avoir « trop fait couler de sang », bien qu’il se fût amendé, et qui pourtant
lui promit d’assurer son trône à jamais ? Et une fois de plus, pourquoi les fils
qui n’ont pas commis de faute devraient-ils payer les fautes des pères ?
Ces principes sembleraient atténués par les prescriptions annexes
concernant le méchant qui s’amende et dont « aucun des péchés ne sera
retenu contre lui » (XXX, 16). Il s’ensuivrait que le poids d’une vie de vertu
et de bienfaits serait annulé par une seule faute et que celui d’une vie de
crimes le serait également par le repentir. C’est la vision fataliste que
l’enseignement de Jésus s’attachera à réformer.

98. Un anathème géographiquement absurde

C’est celui qu’Ézéchiel, toujours empruntant la voix du Seigneur, lance en


XXXV, 3-5 : « Ô pays montueux de Seir, je suis contre toi : j’étendrai ma
main sur toi et te changerai en contrée désolée. Je réduirai tes cités en ruines
et tu seras dévastée ; alors tu sauras que je suis le Seigneur. »
La région de Seir, entre Horeb et Cadès-Barnéa, était jadis comme
aujourd’hui une région de montagnes et, comme les déserts de Shur et de
Paran, elle a toujours été inhabitée ; elle n’a jamais compté de « cités », tout
au plus quelques campements de Bédouins dans les plaines. Comble de
contradiction : c’est là que se dresserait le mont Horeb ou Sinaï, dont les
historiens n’ont jamais déterminé l’emplacement exact, mais qui est celui où
Yahweh serait apparu à Moïse. Autrement, son rôle historique est nul. Sans
doute Ézéchiel l’a-t-il confondue avec une autre région. Mais on peine à
imaginer que le Seigneur lance l’anathème sur la région où il apparut à
Moïse, ouvrant ainsi la voie à la libération de son peuple.
En fin de compte, on se trouve contraint d’admettre qu’il y avait du vrai
dans les imprécations du prophète Jérémie contre… les prophètes. Quelle que
fût leur éloquence, leurs prophéties ne méritaient pas leur nom.
XVIII. LES DOUZE PETITS PROPHÈTES

Ce sont Osée, Joël, Amos, Obadia, Jonas, Michée, Nahum, Habacuc,


Sophonie, Aggée, Zacharie et Malachie. Ils sont qualifiés de « petits » en
raison du volume réduit de leurs Livres. La Bible hébraïque les range dans les
Prophètes postérieurs. Certains sont cependant anciens, tels Osée,
contemporain d’Isaïe.
L’essentiel de leurs messages consiste en une déploration, souvent
virulente, voire échevelée, de l’infidélité d’Israël, cause de ses malheurs, et
comme chez Ézéchiel, par exemple, elle est associée à des promesses de
repentir et de renouveau. Bien qu’ils soient moins cités que les Grands
prophètes, leur valeur réside dans l’intensité de la foi qu’ils proclament et
dans l’allégeance passionnée au Seigneur.
Comme dans d’autres textes prophétiques, l’outrance leur inspire
cependant des affirmations infondées et des prophéties insoutenables.

99. Les habitants de Juda et de Jérusalem n’ont pas été déportés par les
Grecs

« Qu’êtes-vous pour moi, Tyr et Sidon et tous les districts de Philistie ?


[…] Vous avez vendu les gens de Juda et de Jérusalem aux Grecs et vous les
avez emmenés loin de leurs frontières » (Joël, III, 4-6). Ces accusations de
Joël donneraient à supposer que des déportations massives auraient été
organisées par les armées d’Alexandre, dans un grand saccage de la Philistie,
c’est-à-dire de la rive ouest du Jourdain, côte comprise. Or, après la conquête
de la Palestine par Alexandre, le grand prêtre de Jérusalem demeura chef de
l’État juif, assisté par un conseil des Anciens, comme le rapporte Flavius
Josèphe dans les Antiquités judaïques. Les activités de Tyr et de Sidon,
comme celles de toutes les villes côtières, furent réduites et les ports
contrôlés, mais c’était afin qu’ils ne pussent pas servir de soutien aux Perses
qui y aborderaient.
100. Le soleil ne peut se coucher à midi

… et le Seigneur ne peut certes pas l’annoncer, comme le lui fait faire


Amos dans ses menaces à Israël : « Ce jour-là, dit le Seigneur Dieu, je ferai
se coucher le soleil à midi » (Am., VIII, 9). Mais l’image du système solaire
perturbé par les péripéties de l’histoire d’Israël, empruntée aux exploits de
Josué ( 58), perdure chez les Prophètes comme le démontre également
Joël : « Dans la Vallée de la Décision le soleil et la lune sont obscurcis et les
étoiles renoncent à briller » (Joël, III, 15).
Guère en peine de prodiges géologiques, Zacharie prophétise que le Jour
du Seigneur, « des eaux vives jailliront de Jérusalem, la moitié coulant vers la
mer orientale et la moitié vers la mer occidentale, l’été comme l’hiver. Alors
le Seigneur deviendra roi de toute la terre » (Zac., XIV, 8-9). La « mer
orientale » est sans doute la mer Morte, mais on ne voit guère comment ces
eaux vives couleraient dans deux directions opposées.

101. Jéroboam n’a pas péri par l’épée

« Jéroboam périra par l’épée et Israël sera déporté loin de sa terre »,


prophétise Amos (Am., VII, 11). Prophétie inaccomplie comme tant
d’autres : II Rois dit que Jéroboam se coucha avec ses pères et les rois
d’Israël, et son fils Zacharie régna à sa place. La formule biblique « se
coucher avec ses pères » signifie que la personne mourut d’une mort
ordinaire et non au champ de bataille (II Rois, XIV, 29).
Les Prophètes prenaient souvent leurs désirs pour des certitudes.
SECONDE PARTIE
LE NOUVEAU TESTAMENT
UNE SÉLECTION ARBITRAIRE DE TEXTES
FRÉQUEMMENT REMANIÉS

Ce n’est qu’au IVe siècle de notre ère que l’Église de Rome commença à
fixer le contenu de la Bible selon le canon (ou règle) chrétien, pour des
raisons politiques autant que religieuses : en effet, depuis 380, le
christianisme était devenu religion d’État de l’Empire, après interdiction des
cultes païens, et il était impératif d’en soumettre l’enseignement à l’autorité
romaine. Il fallait déterminer les livres jugés véridiques, donc doctrinaux, et
exclure les autres. La tâche fut ardue car l’idéologie chrétienne était encore
en gestation et le dogme de la divinité de Jésus n’avait été adopté qu’en 325,
au Concile de Nicée, le premier de tous. Après l’expulsion du prêtre
alexandrin Arius, qui niait cette divinité, le dogme fut développé et fixé en
451 au Concile de Chalcédoine, qui proclamait à la fois l’entière divinité et
l’entière humanité de Jésus. Entre-temps, le schisme arianiste avait encore
plus divisé les chrétiens, déjà partagés depuis le IIe siècle par une multitude
de théories sur le Christ.
Ces détails indiquent l’intense foisonnement idéologique des communautés
chrétiennes : chacune proclamait la primauté de ses textes fondateurs, les
Évangiles, car chacune avait les siens propres. D’où la difficulté pour Rome
de choisir les textes qu’elle jugeait autorisés.
Cette difficulté dériva d’abord de la multiplicité des langues dans
lesquelles des textes de l’Ancien Testament reconnus localement comme
authentiques et d’autres témoignant de la vie de Jésus ou attribués à ses
Apôtres avaient été écrits : syriaque, copte, arménien, éthiopien, arabe,
géorgien, slavon, (en plus du latin ou/et du grec), que les autorités de Rome
ne maîtrisaient pas toutes. Jusqu’alors, l’Église avait lu l’Ancien Testament
dans la version des Septante, traduit en grec entre le IIIe et le IIe siècle av. J.-
C., à l’intention des Juifs qui ne parlaient plus l’hébreu. Et elle avait lu les
textes postérieurs (qui ne portaient pas encore l’appellation de Nouveau
Testament) dans des versions en grec ou en latin.
Vers 380, le futur saint Jérôme fut chargé d’harmoniser les textes
traditionnels et il en refit une traduction à partir des manuscrits grecs, pour
aboutir à une nouvelle version des deux ensembles appelée Vulgate
(abréviation d’Editio vulgata, « en langue courante »). Il ouvrait là, et sans
doute à son insu, des recherches qui dureraient des siècles et jusqu’à nos
jours.
Mais l’établissement du canon, c’est-à-dire de la liste fermée des livres
doctrinaux, posait des problèmes bien plus complexes : pour les Églises
d’Afrique et d’Orient, il n’était pas possible de rejeter des textes vénérés par
les populations locales ; certains étaient d’ailleurs plus anciens que ceux que
l’Église de Rome voulait imposer, d’où des querelles interminables et
souvent âpres. De concile en concile, les listes canoniques se multiplièrent
donc, et les chefs des communautés locales, Cyrille de Jérusalem, Grégoire
de Nazianze, Épiphane de Salamine, Athanase d’Alexandrie et bien d’autres
proposèrent chacun la sienne.
La tendance fut d’accorder une préférence aux textes proposés par les
communautés les plus importantes. Ainsi, l’Évangile de Marc, rédigé en
partie à Rome et en partie à Alexandrie, celui de Matthieu, sans doute
également rédigé en partie à Alexandrie, celui de Luc, probablement écrit à
Antioche, trois sièges de communautés influentes, s’imposèrent-ils. Leurs
grandes ressemblances – ils semblent dériver tous trois d’une source
commune, inconnue, surnommée Q, pour Quelle, « source », par les biblistes
allemands – plaidaient pour leur authenticité. L’Évangile de Jean, rédigé à
Éphèse, en Asie Mineure, posa plus de problèmes, mais fut quand même
classé dans les textes canoniques.
Ainsi se grossit la liste des écrits rejetés. On les appela apocryphes, terme à
l’origine non péjoratif, censé signifier « secret », mais qui prit le sens de
« faux », voire d’« impie » et d’« hérétique » dans la bouche d’Athanase
d’Alexandrie. À la fin du IVe siècle, saint Jean Chrysostome, dont on sait la
propension à l’invective, qualifiait déjà l’Évangile de l’Enfance du Christ
d’« invention de quelques menteurs ». Au fil des siècles, les tenants du canon
romain tentèrent de rejeter les Apocryphes dans les « inventions populaires »,
bref, dans un folklore sans valeur doctrinale ; ils ne furent pas toujours suivis.
Le volume en est méconnu du grand public : dix textes
vétérotestamentaires et trente-sept néotestamentaires, dont douze Évangiles et
quatre Apocalypses.
Après de nombreux efforts dans la foulée du Décret gélasien du VIe siècle,
le canon de l’Église catholique fut enfin adopté au Concile de Trente (1535-
1542). Réunies en synode à Anvers en 1566, les Églises protestantes prirent
une position voisine ; conservant la Bible hébraïque traditionnelle, elles
admettaient cependant qu’on pût lire les Apocryphes, tout en leur déniant une
valeur doctrinale. Au XXIe siècle, cependant, plusieurs Églises d’Orient
n’avaient pas encore arrêté leur canon.
*

L’importance de cette histoire pour l’analyse qui fait l’objet de ces pages
est la suivante : certains des Apocryphes présumés, dont quelques-uns, tel
l’Évangile de Thomas, étaient contemporains des canoniques, sinon
antérieurs, avaient influencé ces derniers.
Les canoniques eux-mêmes n’étaient pas les textes originels ; écrits en
hébreu dans leurs premières versions (on avait longtemps cru que cela avait
été l’araméen), puis traduits en grec, puis encore en latin, ils avaient souvent
subi des modifications importantes, ajouts et suppressions, comme on le verra
dans le cas de celui de Marc. Les copistes des monastères se conformaient, en
effet, aux directives de leurs supérieurs locaux.
La manipulation était connue de longue date : en 178 déjà, le philosophe
romain Celse, connu pour l’attaque dont il fit l’objet de la part du Père de
l’Église Origène dans Contra Celsus, avait écrit : « Les chrétiens ont remanié
le texte original des Évangiles trois ou quatre fois ou plus encore, et l’ont
altéré pour pouvoir réfuter les critiques. » Origène l’admettait lui-même :
« Aujourd’hui, le fait est évident. Il y a beaucoup de diversité dans les
manuscrits, soit par la négligence de certains copistes, soit par l’audace
perverse de quelques-uns à corriger le texte, soit encore du fait de ceux qui
ajoutent et retranchent à leur gré, en jouant le rôle de correcteurs. » Il en
déduisit qu’il fallait lire la Bible de façon allégorique, mais sa théorie fut
condamnée par l’Église.
L’exégèse moderne a largement confirmé ces soupçons, en reconstituant
l’histoire des manuscrits et surtout par l’analyse linguistique des textes. Mais
chaque langue a sa logique propre et un œil exercé décèle sans peine un texte
grec qui se prétend original, mais qui a, en fait, été traduit de l’hébreu, ou un
texte syriaque traduit du grec. Certains des textes, canoniques ou apocryphes,
ont été assemblés à partir de fragments d’autres auteurs et d’autres époques et
traduits de façon erronée.
Ainsi s’expliquent les contradictions relevées dans ces pages ; elles ne sont
pas l’effet d’une distorsion due à la différence entre l’époque où le texte a été
écrit et celle où il est lu, ni à des préjugés critiques : l’harmonisation et
l’unification recherchées par les Églises ne les ont pas toutes éliminées.
Les altérations déjà relevées par Origène se sont multipliées, parfois
aggravées, du fait de traductions erronées.
*

Il en ressort que le Nouveau Testament est un ensemble de documents


écrits par des humains et du fait des remaniements effectués au cours des
siècles, qu’ils sont faillibles, entachés d’erreurs souvent monumentales,
comme on vérifiera plus bas. Les contenus en ont varié selon l’époque, les
croyances et les langues ; ils varient encore de nos jours en raison des
traductions, et parfois des modes. Tandis qu’exégètes, linguistes et
philologues s’efforcent de reconstituer les textes originels, certains
s’aventurent dans des adaptations abusives, voire extravagantes. En 1995, un
éditeur anglo-américain réputé, l’Oxford University Press, publiait une
édition du Nouveau Testament et des Psaumes remaniés selon les nouvelles
tendances idéologiques ; on y trouvait une version inattendue du Notre Père :
« Notre Père-Mère qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié… » Un
responsable de la section « Bibles » – au pluriel – expliqua pour justifier cette
modification, que « certains chrétiens commençaient à trouver pesante la
référence à la masculinité. L’expression Père-Mère force le lecteur à faire une
pause et à réfléchir. Désormais, il associera Dieu à la fois au père et
à la mère ».
L’altération de textes deux fois millénaires était élaborée : la préface du
même ouvrage avançait que « le fait que Jésus soit mâle ou femelle n’ayant
aucune importance en matière de christologie, peu importe qu’il soit un fils
ou une fille ». De fait, le mot « fils » était remplacé dans le texte par
« enfant ». Et quand il s’agissait dans le texte de circoncision, les auteurs
contournaient la difficulté par l’argumentation suivante : « Circoncision est
pris dans son sens spirituel et s’applique ainsi aux filles. » Périlleuse licence
et preuve évidente des ravages du « politiquement correct ».
Mais, même dans des éditions plus respectueuses des textes, nous avons
relevé des altérations aléatoires ; nous en indiquons quelques-unes dans le
cours de ces pages.
Bien des gens qui pensent ainsi posséder un exemplaire de la Bible n’ont
en fait qu’une Bible entre les mains. Leur consolation sera peut-être de penser
qu’il en fut ainsi depuis les origines de ce livre.
I. LES ÉVANGILES

102. Des généalogies doublement contradictoires

L’une des grandes énigmes du Nouveau Testament est l’inclusion de deux


généalogies de Jésus qui sont contradictoires en et entre elles-mêmes et qui,
surtout, contredisent le dogme de sa conception immatérielle.
Celle qui est offerte par le premier Évangile, celui de Matthieu (I, 2-16), ne
correspond d’aucune façon avec celle qu’offre l’Évangile de Luc (III, 24-
38) : Matthieu fait descendre Jésus d’Abraham, par son père Joseph, cité
comme « l’époux de Marie », ce qui confirmerait implicitement que ce
dernier serait le vrai père de Jésus. Luc fait descendre Jésus d’Adam par Seth,
troisième fils du premier couple par l’intermédiaire de Noé ; or, Noé, lui,
descend de Caïn par Lamech, et non de Seth ; la généalogie de Luc est donc
en elle-même insoutenable. De plus, les deux évangélistes ne s’accordent
même pas sur l’ascendance de Joseph : Matthieu en fait le fils de Jacob, fils
de Matthan, alors que Luc en fait le fils de Matthat, fils de Lévi. Leur seul
point commun est l’intention d’inscrire David dans les ancêtres de Jésus.
Or, les deux évangélistes exposent longuement l’histoire de la conception
immatérielle de Jésus ; une généalogie de Joseph, fût-elle cohérente, n’aurait
aucun intérêt ; la seule hypothèse qui expliquerait son inclusion serait la
volonté de justifier l’appellation de « Messie des Juifs », le massih, c’est-à-
dire l’« Oint du Seigneur », comme l’indique la référence à David commune
aux deux textes : le Messie devait être obligatoirement un descendant de
David pour accéder au trône d’Israël (ce que réfutera Jésus lui-même comme
on le verra plus loin). Elles indiqueraient donc qu’à l’époque de leur
rédaction, l’histoire de Jésus constituait pour les deux évangélistes l’apogée
de celle du peuple juif et non une rupture.
La contradiction entre une généalogie physique et une naissance
immatérielle fut ainsi occultée ; elle était difficile à résoudre et d’ailleurs
causa dans l’Église, aux IIe et Ve siècles, les schismes des Docétistes puis des
Monophysites sur la dualité de la nature du Christ.
Ces généalogies comportaient par ailleurs des pièges que les évangélistes
n’avaient visiblement pas prévus et qui échappèrent aux relectures
successives des copistes ; elles se révéleraient autant de contradictions entre
eux. Celle de Matthieu cite Jéchonias dans l’ascendance de Joseph, « après la
déportation à Babylone » (Mt., I, 12). L’évangéliste, qui se réfère souvent aux
Prophètes, n’avait pas prêté attention à ce verset de Jérémie : « Ainsi parle
Yahweh ; inscrivez cet homme [Jéchonias] sans enfants, quelqu’un qui n’a
pas réussi en son temps, car nul de sa race ne réussira à siéger sur le trône de
David et à dominer Juda » (Jér., XXII, 30). Les descendants de Jéchonias,
dont Jésus, sont donc, par décision divine, exclus de la liste de ceux qui
peuvent accéder au trône.
Outre la contradiction déjà mentionnée, la généalogie de Luc comporte un
autre piège. Elle inclut « Nathan, fils de David » dans les ancêtres de Joseph
(Lc, III, 30) ; c’est une bourde, car le premier Livre des Chroniques écrit :
« Le roi David annonça à toute la congrégation : “Salomon, mon fils, le seul
que Dieu a choisi” » (I Chr., XXIX, 1). Nathan, l’aîné, et sa descendance
étaient donc écartés de la succession au trône. Ce que confirme un autre
passage du même livre : « De tous mes fils, car le Seigneur m’en a donné
beaucoup, il a choisi Salomon pour siéger sur le trône du Royaume du
Seigneur » (I Chr., XXVIII, 5). Les descendants de Nathan, Jésus compris,
sont donc exclus par décision divine de l’accession au trône de David.
Il s’ensuit que toutes les désignations de Jésus comme « fils de David »,
dans les autres Évangiles comme dans celui de Luc, telles que celle de
l’aveugle de Jéricho (Lc, XVIII, 38), sont infondées.

103. Des versions contradictoires de l’Annonce de l’ange

Dans la culture populaire religieuse, largement diffusée par l’iconographie,


l’annonce de l’ange à Marie serait la même dans les quatre Évangiles. Peu de
lecteurs et fidèles savent qu’elle est cependant absente de deux d’entre eux,
ceux de Marc et de Jean, et que dans les deux autres, les versions en diffèrent
jusqu’à la contradiction.
Chez Matthieu : « Marie sa mère [de Jésus] était promise à Joseph ; avant
leur mariage, elle s’aperçut qu’elle était enceinte du Saint Esprit. Étant un
homme de principe et voulant en même temps lui épargner le scandale,
Joseph désira remiser discrètement le contrat de mariage. Il s’y était résolu
quand un ange du Seigneur lui apparut dans un rêve. “Joseph fils de David,
dit l’ange, ne crains pas de prendre Marie chez toi comme femme. C’est par
le Saint Esprit qu’elle a conçu cet enfant. Elle donnera naissance à un fils et
tu lui donneras le nom de Jésus, car il sauvera son peuple de ses péchés” »
(I, 18-21).
Chez Luc : « L’ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée
appelée Nazareth, avec un message pour une jeune fille promise à un homme
nommé Joseph, un descendant de David ; le nom de la jeune fille était Marie.
L’ange entra et lui dit : “Réjouis-toi, comblée de grâces, le Seigneur est avec
toi.” À ces paroles, elle fut troublée, et elle se demanda ce que signifiait cette
salutation. Et l’ange lui dit : “Ne crains pas, Marie, car tu as trouvé grâce
auprès de Dieu. Voici que tu concevras dans ton sein et enfanteras un fils, et
tu l’appelleras du nom de Jésus. Il sera grand et sera appelé Fils du Très-
Haut. Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père. Il régnera sur
la maison de Jacob pour les siècles et son règne n’aura pas de fin.” Mais
Marie dit à l’ange : “Comment cela sera-t-il puisque je ne connais pas
d’homme ?” L’ange lui répondit : “L’Esprit Saint viendra sur toi, et la
puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre. C’est pourquoi l’être saint
qui naîtra sera appelé Fils de Dieu” » (I, 26-35).
Chez Matthieu, l’ange apparaît à Joseph – en rêve –, et chez Luc, à Marie.
Chez Matthieu, le fils annoncé sauvera le peuple d’Israël de ses péchés ; il
s’inscrit donc dans le dessein de Dieu selon l’Ancien Testament, celui du
rachat final de son peuple. Aucune mention des péchés chez Luc : l’enfant
attendu héritera du trône de David. Chez Matthieu, c’est Marie qui s’aperçoit
qu’elle est enceinte du Saint Esprit, mais on ignore comment elle le sait. Chez
Luc, elle se demande comment elle peut être enceinte sans connaître
d’homme.
Les deux récits sont totalement dissemblables.
Incidemment, il n’est pas dit comment l’auteur du récit ou Marie savaient
que c’était l’ange Gabriel et non Michel ou Raphaël, puisqu’il n’est pas dit
non plus qu’il s’est nommé ; même les apologues appellent un minimum de
logique.
L’omission de cet épisode chez Marc et Jean pose évidemment un
problème. Ces deux évangélistes l’ont-ils rejeté par scepticisme ? Ou bien
parce qu’ils estimaient que ce seraient leurs audiences qui le rejetteraient ?
Jean, en tout cas, témoigne d’une grande réserve sur les origines de Jésus :
« Nous ne savons pas d’où vient cet homme, mais il est vrai que, lorsque le
Messie apparaît, personne ne sait d’où il vient » (Jn, VII, 27).

104. Une énigme : l’absence de mariage des parents de Jésus

Les Évangiles sont élusifs sur le mariage de Joseph et de Marie.


Chez Matthieu, Joseph obéit à l’ange qu’il a vu en rêve : « Il prit chez lui
sa femme, et il ne la connut pas jusqu’au jour où elle enfanta un fils, et il
l’appela Jésus » (Mt., I, 24-25). Mais jusqu’alors, elle n’était que sa fiancée.
Il n’est pourtant pas fait mention d’un mariage antérieur.
Marc ne parle pas non plus de mariage et ne mentionne d’ailleurs Joseph
que de façon incidente.
Luc, qui s’étend pourtant sur le mariage d’Elizabeth, la mère de Jean le
Baptiste, ne parle pas davantage de celui de Joseph et Marie : « Joseph alla en
Judée […] et avec lui alla Marie, qui était fiancée à lui ; elle attendait un
enfant » (Lc, II, 3-6). C’était donc un couple de convenance, Marie étant
toujours « fiancée ».
Et Jean ne parle évidemment de rien de tout cela, puisqu’il est muet sur
l’enfance de Jésus.
Il faut en déduire que, n’étant pas marié à Marie et n’étant pas non plus le
père biologique de Jésus, Joseph ne peut pas être appelé « père de Jésus ».

105. La prophétie de l’ange sera inaccomplie

« Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père. » (Lc, I, 32).
Or, Jésus n’a jamais occupé ce trône, auquel il n’avait d’ailleurs pas droit (
102).

106. Le déroutant Prologue de l’Évangile de Jean : des traductions bien


infidèles

Cet Évangile seul commence par un prologue, dont le contenu idéologique


se distingue radicalement de celui des autres textes du Nouveau Testament ; il
y introduit, en effet, une vision platonicienne du monde qui contraste avec le
reste de la littérature évangélique.
Il fut écrit en grec, et non en hébreu ni en araméen. Les traductions qui en
sont données en langage courant, sur le modèle de la Vulgate, comportent les
défauts ordinaires de toutes les transcriptions en langues étrangères, mais
aussi des infidélités qui en occultent le sens. Celle de la Bible de Jérusalem,
par exemple, écrit : « Au commencement était le Verbe / et le Verbe était
avec Dieu / et le Verbe était Dieu. / Il était au commencement avec Dieu. /
Tout fut par lui / et sans lui rien ne fut. » Le texte grec1 est : « De toute
origine a existé le Logos [Verbe] et le Logos a été ce qui nous relie au divin
et le Logos a toujours été ce qu’il y a de divin en nous. / Celui-ci s’est trouvé
être de toute origine ce qui nous relie au divin. / Tout a été créé par son
intermédiaire et en dehors de lui ne s’est [rien] créé de ce qui s’est créé. » Les
mots « le Logos a toujours été ce qu’il y a de divin en nous »
(phonétiquement, kai ho logos ên pros théon) ont été omis deux fois. Or,
cette double omission exclut l’idée essentielle dans le texte grec de la liaison
entre la divinité et l’humanité.
Une autre « infidélité » apparaît au verset 14. La Bible de Jérusalem écrit :
« Et le Verbe s’est fait chair / et il a habité parmi nous. » Le texte grec dit :
« Et le Logos est devenu chair / et il est venu résider à l’intérieur de nous-
mêmes », ce qui implique une participation personnelle à sa venue et non le
fait qu’il a séjourné parmi les hommes. Une fois de plus, l’idée de la
participation du divin à l’humain a été supprimée.
Ce ne peut être un hasard.
Cependant, même dans la traduction selon la Vulgate, l’idée qu’exprime ce
prologue se dégage et s’impose : c’est celle d’un monde supérieur de lumière,
le plérôme, auquel nous n’avons su accéder, car nous vivons dans l’obscurité
matérielle du cosmos et n’en savons rien. On y reconnaît l’allégorie
platonicienne des humains dans la caverne, qui ne voient de la réalité que des
ombres sur le mur de celle-ci. Or, c’est la première apparition de cette notion
dans la Bible. Son importance tient à ce qu’elle éclaire les textes
évangéliques d’une lumière différente non seulement de l’Ancien Testament,
mais également de la tradition chrétienne ; elle annonce la phrase de Jésus
en VIII, 23 du même Évangile : « Vous, vous êtes d’en bas, moi, je suis d’en
haut. Vous êtes de ce monde, moi, je ne suis pas de ce monde. »
N’est-ce pas là une contradiction formelle du dogme de l’Incarnation ? On
mesure à l’ampleur de la question celle des interrogations que pose le
Prologue de Jean. Et l’on comprend les réserves des autorités ecclésiastiques
à inclure l’Évangile de Jean dans les textes canoniques, comme le rappela en
1903 le théologien Alfred Loisy dans Le Quatrième Évangile. Pour la
communauté des chrétiens qui le lisaient ou en écoutaient la lecture depuis
des siècles, le langage abstrait de l’évangéliste ne reflétait que son savoir,
mais quand l’exégèse moderne offrit ses analyses au public, un grand nombre
de fidèles s’avisa des conflits entre l’enseignement de l’Église et les textes.
En 1908, le pape Pie X excommunia Loisy, tout abbé que fût celui-ci. Il est
vrai qu’il avait eu l’impertinence d’écrire : « Jésus annonçait l’avènement du
Royaume. Ce fut l’Église qui vint. »

107. Jésus ou Emmanuel ? La contradiction de Matthieu

L’auteur de cet Évangile cite un verset d’Isaïe comme l’accomplissement


de la conception de Jésus : « Voici que la vierge concevra et enfantera un fils,
et on l’appellera Emmanuel », dans la version selon la Vulgate (Is., VII, 14).
Il ne la cite pas correctement, d’ailleurs, comme on le verra plus bas. La
jeune femme en question est l’épouse d’Achaz et n’est nullement citée
comme vierge, ce qui serait improbable, puisqu’elle est mariée. Et dans le
texte du prophète, Emmanuel, fils d’Achaz, est témoin d’une inondation
catastrophique du pays, ce qui, dans une prophétie, serait un mauvais présage.
De toute façon, les deux noms sont distincts et ont des sens différents, et il
n’est pas dit non plus qu’Emmanuel était le Messie.

108. Isaïe n’a pas écrit « vierge », mais « jeune femme »

La traduction erronée du verset d’Isaïe propagée par la Vulgate a suscité


d’abondants commentaires critiques et même une querelle inattendue qui se
poursuit jusqu’à ce jour. En effet, des hébraïstes ont fait observer qu’Isaïe a
utilisé le terme almah, qui signifie « jeune femme », et non betoulah, qui
signifie spécifiquement « vierge ». Or, quand les auteurs de l’Ancien
Testament veulent désigner une vierge au sens juridique de ce mot, ils
emploient unanimement le mot betoulah (Lév., XXI, 3, Deut., XXII, 19 et
XXII, 28, Éz., XLIV, 22). L’évidence prouve qu’Isaïe ne se référait donc
aucunement à une future naissance miraculeuse. Cependant, pour prouver
leur point, des copistes tardifs ont remplacé un mot par l’autre.
Quand, en 1952, une édition de la Bible en langue anglaise, la Revised
Standard Version, rectifia l’erreur, elle fut critiquée pour avoir… altéré le
texte ! Et elle fut rejetée par les fondamentalistes. Il n’est guère, à notre
connaissance, d’édition de la Bible en quelque langue que ce soit qui ait suivi
son exemple, sous peine de susciter de hauts cris. La tradition prime sur
la fidélité aux textes.
Une autre erreur relevée par les hébraïstes dans la traduction courante porte
sur le temps. Le texte d’Isaïe est : « Voici, la jeune femme est avec un enfant,
elle a enfanté un fils et on lui a donné le nom d’Emmanuel. » Le verbe harah
est un parfait qui désigne une action accomplie, et non un futur.
Le secret de la conception de Jésus fut sans doute bien gardé, car les textes
des Évangiles abondent en références à Jésus comme fils de Joseph : « N’est-
ce pas Jésus, fils de Joseph ? » (Jn, VI, 42 et Lc, IV, 22), « N’est-ce pas le fils
du charpentier ? » (Mt., XIII, 55), « Quand ses parents amenèrent Jésus… »
(Lc, II, 27), « Son père et sa mère s’émerveillèrent… » (Lc, II, 33), « Sa mère
lui dit : “mon fils, […] ton père et moi te cherchons, angoissés…” » (Lc, II,
48). Ce qui est en contradiction avec le fait que Joseph et Marie n’aient pas
été mariés ( 103).
Après la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception, dix-huit
siècles plus tard, en 1854, aucun fidèle ne pouvait plus contester le récit
attribué « aux Évangiles », mais mystérieusement omis par deux évangélistes.
Pourtant, saint Thomas d’Aquin n’en voyait pas la nécessité théologique.

109. Les récits de la conception miraculeuse ressemblent de près à ceux de


celles du dieu Mithra et du prophète Zoroastre

On ne peut manquer de relever la ressemblance entre l’histoire de la


conception miraculeuse de Jésus et celles, également miraculeuses, de deux
personnages éminents de la religion indo-iranienne. Quelque quinze siècles
avant notre ère, Mithra, dieu de la lumière, avait été enfanté par la terre près
d’une rivière sacrée, où il apparut portant une torche. Au VIe siècle av. J.-C.,
le prophète Zarathoustra, fondateur de la religion mazdéenne, avait été conçu,
assure la légende, par une vierge frappée par la foudre. La réforme religieuse
entreprise par Zarathoustra réduisit l’importance de Mithra, mais cela
n’empêcha pas le culte de ce dieu. Le mithraïsme ou mithriacisme, devenu
religion indépendante, se développa considérablement en Orient et dans le
bassin méditerranéen ; transformé en culte du soleil, Sol invictus, il pénétra
l’Empire romain vers l’an 60 av. J.-C. et l’imprégna profondément.
La ressemblance mérite d’être soulignée pour deux raisons. La première
est le rite mithraïste des ablutions initiatiques (plus tard transformé en
baptême par le christianisme), réservé aux hommes, et que reprirent les
Esséniens et eux seuls. La seconde est que la renaissance de Mithra était
célébrée le jour du solstice d’hiver, vers le 24 décembre, tradition que
l’Église reprit pour célébrer la naissance de Jésus.
Ce ne fut d’ailleurs pas la seule : celles des vasques placées à l’entrée des
chapelles mithraïstes ou mithrea, pour les ablutions des assistants, en fut une
autre. Ces vasques devinrent les bénitiers et au IIe siècle, ignorant l’emprunt,
Tertullien, s’indigna dans sa critique du paganisme que les païens eussent
pris aux chrétiens jusqu’aux bénitiers.
Il est incidemment permis d’observer la ressemblance entre les noms des
mères de dieux et de héros fabuleux : Adonis naquit de Myrrha, Hermès, de
Maïa, Bouddha, de Maya, Krishna, de Maritala…

110. Deux récits brumeux de la fuite en Égypte : elle a eu lieu après la


mort d’Hérode le Grand et il n’y a pas eu « massacre des innocents »

Matthieu raconte (II, 13-20) que Joseph et Marie auraient emmené Jésus et
fui en Égypte pour échapper au « massacre des innocents » organisé par
Hérode le Grand – événement dont il n’existe aucune trace historique – et
que, « quand Hérode eut cessé de vivre, l’Ange du Seigneur » apparut en
songe à Joseph et lui ordonna de se remettre en route vers Israël. Or, cet
Hérode, dit le Grand, mourut en 4 av. J.-C., ce qui remet en cause tout le
calendrier grégorien. À cette époque, Jésus, qui devait avoir un an, serait
donc né en 5 ou 6 avant lui-même.
Puis, « apprenant qu’Archélaüs régnait sur la Judée à la place d’Hérode
son père, il [Joseph] craignit de s’y rendre ; averti en songe, il se retira dans
la région de Galilée et vint s’établir dans une ville appelée Nazareth » (Mt.,
II, 22-23). Avec ou sans songe, il ne pouvait cependant ignorer que la Galilée
avait été conférée ensemble avec la Pérée par l’empereur Auguste au
tétrarque Hérode Antipas, fils d’Hérode le Grand, celui-là même que Jésus
qualifierait plus tard de « renard » (Lc, XIII, 32). Joseph n’avait pas moins de
raisons de craindre un Hérode que l’autre. Ce fut en effet cet Hérode-là qui,
selon le Nouveau Testament, ferait exécuter Jean le Baptiste (autre épisode
douteux) et ce fut encore à lui que Jésus serait envoyé par le Sanhédrin pour
être jugé (épisode également douteux).
Archélaüs, lui, était depuis 4 av. J.-C. ethnarque de Judée, de Samarie et
d’Iturée, et la vraie raison de la fuite de Joseph en Égypte, si elle a eu lieu,
semble plutôt avoir été, en 3 av. J.-C., donc après la mort d’Hérode le Grand,
le massacre de quelque trois mille Juifs, principalement des Pharisiens,
révoltés par les infractions d’Archélaüs à la loi mosaïque.
La fuite en Égypte aurait donc lieu après la mort d’Hérode le Grand et non
sous son règne. Peut-être n’eut-elle pas du tout lieu. Un élément, certes
mineur mais marquant, le donne à penser ; ce sont les mots que lui adressent
ses objecteurs : « Tu n’as pas cinquante ans et tu as vu Abraham ! » (Jn, VIII,
57). Ce sont plutôt là des mots qu’on adresse à un homme mûr, proche de la
cinquantaine. Jésus serait donc né avant 10 av. J.-C., et dans ce cas
seulement, il serait né, en effet, sous le règne d’Hérode le Grand2.

111. Confusions sur Nazareth, Nazoréens et Nazaréniens : l’invention de


Nazareth

D’étonnantes discordances règnent sur le lieu où auraient vécu Joseph et


Marie et où Jésus aurait passé son enfance.
Selon Matthieu, Jésus naquit à Bethléem, en Judée (Mt., II, 1). Puis Joseph,
s’étant retiré en Galilée « vint s’établir dans une ville appelée Nazareth, pour
que s’accomplît l’oracle des prophètes : il sera appelé Nazoréen » (Mt., II,
23). Or il n’existe aucun oracle de ce genre chez les Prophètes : c’est l’une
des références aux Écritures détournées de leur sens qui abondent dans le
Nouveau Testament, comme on le verra plus bas, et une fabrication de
l’évangéliste.
Luc écrit que « l’ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de
Galilée appelée Nazareth, à une vierge fiancée à un homme du nom de
Joseph » (Lc, I, 26).
Pour Marc, Jésus venait de Nazareth (Mc, I, 9).
Et Jean ne parle ni de Nazareth ni de Bethléem.
L’expression « vint s’établir » utilisée par Matthieu signifie clairement que
Joseph, de retour d’Égypte, arrivait pour la première fois à Nazareth, alors
que, s’il faut en croire Luc, Joseph connaissait forcément ce lieu et ne faisait
qu’y retourner. N’était-ce pas de là qu’il s’était rendu à Bethléem où naquit
Jésus ? Encore faudrait-il savoir où se trouvait ce lieu.
La localité, certes pas une ville, est inconnue de l’Ancien Testament, ce qui
confirme le caractère imaginaire de l’« oracle » de Matthieu. Flavius Josèphe,
historien des Ier et IIe siècles de notre ère et l’une des sources les plus riches
d’informations sur la Palestine antique, n’en dit rien non plus. On ne peut
s’en étonner : la Basse Galilée, région sud de la Galilée, était alors pauvre en
voies de communication et peu propice à l’implantation de populations. Les
plus anciennes traces d’occupation retrouvées par l’archéologie moderne ne
sont pas antérieures à l’an 40 av. J.-C.3 C’est la renommée postérieure du lieu
qui y a créé un centre d’habitation, aujourd’hui une ville moderne.
Le site qu’on appelle de nos jours El Nasira, sur le flanc d’une colline de
Galilée, au débouché de la plaine de Yizréel, ne peut être cependant la
Nazareth dont parle Luc (IV, 16-30), car elle se trouvait sur une montagne :
ce fut du haut de celle-ci que les fidèles menacèrent de précipiter Jésus quand
il leur eut annoncé qu’il ne ferait pas de miracles, en raison de leur
incrédulité. Or, cet emplacement, qu’on appelait au Moyen Âge le « Saut du
Seigneur », se trouve à deux kilomètres de l’actuelle El Nasira.
Plus confuse encore est la question des appellations Nazoréen, Nazaréen et
Nazarénien qui parsèment les Évangiles. Par exemple, Marc écrit « Jésus le
Nazarénien » (X, 47), en grec nazarenos, alors que Luc (XVIII, 37) et
Matthieu (XXVI, 71) écrivent « Jésus le Nazoréen », en grec nazoraios,
Nazaréen, la formule que Pilate fit inscrire sur l’écriteau de la croix.
Comment peut-il exister deux mots différents pour désigner la même notion,
à savoir « de Nazareth » ? Si l’appellation dérive du nom de la localité, la
forme nazoraios n’est pas plausible.
Selon une hypothèse ancienne, le mot nazoraios dériverait du mot araméen
nasorayya, qui désignait une secte primitive de chrétiens dissidents, dite des
Mandéens ou Sabéens, ou encore « chrétiens de Jean-Baptiste », parce qu’elle
considérait ce dernier comme son prophète et qu’elle pratiquait ses ablutions
initiatiques dans le Jourdain. Identifiant peut-être ces derniers à des disciples
de Jésus, les rédacteurs des Évangiles auraient confondu les deux termes, ce
qui n’ajoute guère à la clarté de leurs textes.
*

La clef de ces confusions réside dans l’annonce – et non pas un oracle –


d’un ange à la mère de Samson, qui était stérile : « Voici […] tu concevras et
enfanteras un fils. Et maintenant, prends bien garde, ne bois ni vin ni liquide
fermenté et ne mange rien d’impur, car tu vas concevoir et enfanter un fils.
Le rasoir ne passera pas sur sa tête, car ce garçon sera nazaréen de Dieu dès
le sein, et c’est lui qui commencera à délivrer Israël des Philistins. » (Jug.,
XIII, 3-5 et 7). Nazareth n’a rien à voir dans l’affaire, car Manoah, le père de
Samson, habite à Sorea, à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de
Jérusalem. Un nazaréen, nous informe le Livre des Nombres, est un homme
consacré à Dieu, qui s’abstient en particulier de vin et de vinaigre et ne se
coupe jamais les cheveux (Nb., VI, 1-21). Ce qui, incidemment, explique la
fameuse chevelure de Samson. On ignore ce qu’il en fut de celle de Jésus,
mais l’on dispose d’un indice sur le fait que ses proches ne le reconnurent pas
après la disparition du tombeau ( 167 et 169)
Jésus, s’étant consacré à Dieu, fut donc appelé nazaréen. Les auteurs des
Évangiles n’avaient apparemment pas lu les Juges ni les Nombres et en firent
le fils d’un habitant de Nazareth. Pour parler bref, ils ont cru que, parce que
Jésus était appelé nazaréen, il venait d’un lieu qui s’appellerait Nazareth.
Ainsi ce lieu fut-il inventé, de même que les références à ce bourg, et en
particulier la phrase de Matthieu, « pour que s’accomplît l’oracle des
prophètes : il sera appelé Nazoréen ».
Quelle fut alors l’agglomération où Jésus passa son enfance ? Des
recoupements ont permis à un chercheur, Gys-Devic4, de conclure que c’était
Gamala, dont Flavius Josèphe écrit : « Tournée vers le midi, elle avait de ce
côté pour acropole une montagne très élevée ; en dessous un précipice […]
plongeait dans une vallée d’une extrême profondeur. » Cela correspond bien
au site où les fidèles tentèrent de jeter Jésus dans le vide. Il se trouve sur la
rive orientale du lac de Tibériade, au-dessous de Gergesa.

112. Confusion totale sur le lieu de naissance : il y avait deux Bethléem

Pour la tradition chrétienne, fondée sur les Évangiles, Jésus est né à


Bethléem, où s’arrêtèrent Joseph et Marie, alors proche de la délivrance, pour
s’y faire recenser. Et il n’y aurait évidemment qu’une seule Bethléem. Ainsi
s’expliquent la citation controuvée de Michée par Matthieu et l’annonce de la
naissance à des bergers par un ange chez Luc : « Aujourd’hui vous est né un
Sauveur, qui est le Christ Seigneur, dans la ville de David » (Lc, II, 11).
Or, il existe deux Bethléem : l’une est Bethléem Éphrata, que la tradition
désigne, en effet, comme la Ville de David, et l’autre, étrangement
méconnue, Bethléem tout court. La première se trouve en Judée, à une
quinzaine de kilomètres au sud-ouest de Jérusalem, et la seconde en Basse
Galilée, à une dizaine de kilomètres au nord-ouest de l’actuelle
Nazareth, dans l’ancien territoire de Zabulon dont parle Isaïe. Elles sont
distantes de plus de 100 kilomètres à vol d’oiseau, près du double par les
routes de l’époque5.
Si Joseph avait habité la Nazareth supposée et s’il avait voulu, en tant que
descendant de David, se faire inscrire dans Bethléem Éphrata, c’est donc
quelque 200 kilomètres qu’il aurait dû parcourir avec Marie près
d’accoucher. Pour cela, il aurait évidemment tenté de rallier la route côtière,
beaucoup plus praticable que les chemins de montagne, et il serait donc passé
par l’autre Bethléem. Nazareth n’existant pas à l’époque et le village probable
de Joseph étant Gamala ( 108), sur la côte orientale du lac de Tibériade,
tout concourt à l’hypothèse que c’est dans cette dernière que les douleurs de
Marie – jamais mentionnées – le contraignirent à faire halte. Jésus naquit
donc bien à Bethléem… mais non dans la Ville de David annoncée par
l’Ange. Matthieu fut-il conscient de la confusion, ou bien ignorait-il la
géographie d’Israël ? Dans la citation de Michée, il évoque – mal à propos –
la Bethléem de David et, dans l’oracle d’Isaïe – cité de travers –, il évoque la
terre de Zabulon.
Mais la confusion s’est perpétuée jusqu’à nos jours. Ce qui n’exclut
d’ailleurs pas que les rédacteurs des Évangiles sous leur forme actuelle
semblent avoir méconnu la géographie de la Palestine. Ainsi Marc écrit-il
qu’après la multiplication des pains, Jésus monta dans la barque de ses
disciples et « vint dans la région de Dalmanoutha. » (Mc, VIII, 10). Cette
région est inconnue et n’a pu être identifiée non plus avec certitude par
l’archéologie : ce pourrait être Tarichée, sur la rive occidentale.

113. Matthieu récrivait les Prophètes à sa guise

Le lecteur qui tenterait de retrouver dans le texte l’oracle de Michée cité en


Mt., II, 6 s’exposerait à une certaine perplexité. L’évangéliste écrit ainsi :
Et toi, Bethléem, terre de Juda,
tu n’es nullement le moindre des clans de Juda,
car de toi sortira un chef
qui sera pasteur de mon peuple Israël.

Le texte de Michée est le suivant :


Et toi (Bethléem) Éphrata,
le moindre des clans de Juda,
c’est de toi que me naîtra
celui qui doit régner sur Israël. (Mich., V, 1)

Non seulement Matthieu a inversé les attributs de Bethléem, mais encore il


a détourné le sens de la prophétie, car Michée annonce un roi d’Israël, que
Jésus ne fut ni ne prétendit être comme l’évangéliste ne pouvait l’ignorer,
puisqu’il raconta la mort de Jésus.
Vu le respect qu’inspirent les évangélistes, la confusion entre les deux
Bethléem perdure jusqu’à ce jour.
La même perplexité surgira si l’on compare l’original de l’oracle d’Isaïe
cité en Mt., IV, 15-16 avec la version de Matthieu :
Terre de Zabulon et terre de Nephtali,
Route de la mer, Pays de Transjordanie,
Galilée des nations !
Le peuple qui demeurait dans les ténèbres a vu une grande lumière ;
sur ceux qui demeuraient dans la région sombre de la mort une lumière s’est levée.

Le texte originel d’Isaïe est :


Comme le passé a humilié le pays de Zabulon et le pays de Nephtali, l’avenir glorifiera le chemin de
la mer, au-delà du Jourdain, le district des nations. Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une
grande lumière, sur les habitants du sombre pays une lumière a resplendi. (Is., IX, 1).

C’est, là aussi, l’annonce de celui qui montera sur le trône de David ; ce ne


sera donc pas Jésus, qui a dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » De
toute façon, le pays de Zabulon et de Nephtali n’est que celui des deux tribus
de ce nom. L’oracle d’Isaïe, cité de façon inexacte et hors de propos, est en
contradiction avec la naissance miraculeuse de Jésus. Il convient donc de ne
pas se fier aux citations des Prophètes par les évangélistes.

114. L’invraisemblable ignorance prêtée aux grands prêtres

Matthieu raconte que, lorsque Hérode apprit que des mages d’Orient
s’étaient enquis du « roi des Juifs » – que Jésus ne fut jamais – qui venait de
naître, il consulta « les grands prêtres et les scribes du peuple » pour savoir
où il était né. Ils lui auraient répondu, citant Isaïe de travers (selon Matthieu),
que c’était à Bethléem (II, 1-6). C’était vraiment faire injure à la
connaissance des prêtres et scribes du peuple. Ils ne pouvaient pas d’un
commun accord ignorer le texte exact d’Isaïe : c’était à Éphrata l’autre
Bethléem.
Quant au massacre des innocents ordonné par Hérode, on n’en a pas trace,
et c’est visiblement une invention. Flavius Josèphe, qui a consacré une
grande partie des Antiquités judaïques à la vie d’Hérode dit le Grand, et qui
ne semble pas l’avoir porté en son cœur, car il a recensé tous ses crimes, ne
souffle mot de ce prétendu massacre.

115. Les Apôtres étaient-ils douze ou quatorze ? Et qu’étaient les Soixante-


douze ?

La tradition, sur les indications des Évangiles canoniques, en fixe le


nombre à douze. Une lecture attentive incite à penser que le chiffre 12 fut
surtout symbolique et que le nombre des Apôtres varia au cours des trois
années du ministère de Jésus.
Matthieu les énumère (X, 1-4) : André, Pierre (Simon), Jean et Jacques de
Zébédée, Philippe, Bartholomé, Thomas, Matthieu, Jacques d’Alphée,
Thaddée, Simon le Zélote et Judas Iscariote.
On les retrouve tels quels chez Marc (III, 13-19 et II, 14), sauf que
Matthieu y est appelé Lévi et que Jean et Jacques de Zébédée sont
surnommés « Fils du Tonnerre » (selon une traduction impropre6).
Chez Luc (VI, 12-16), Thaddée n’est pas mentionné et on voit apparaître
un apôtre ignoré de Matthieu, de Marc et de Luc : Judas de Jacques. Énigme :
une tradition orientale identifiait celui-ci à Thomas.
C’est avec quelque surprise qu’on relève que chez Jean, Bartholomé,
Matthieu, Jacques d’Alphée et Simon le Zélote ne sont pas mentionnés et
qu’en revanche, on trouve un Apôtre absent des trois autres Évangiles :
Nathanaël (Jn, I, 43-51 et XXI, 2). Autre énigme : une autre tradition
identifiait également Bartholomé à Nathanaël.
Si l’on fait le total des Apôtres cités par les quatre Évangiles canoniques,
on parvient donc à quatorze. On parviendrait même à quinze, si l’on prend en
compte Lebbée, cité par certains manuscrits anciens et en qui l’on a cru ou
voulu reconnaître Thaddée, puis Nathanaël. Mais trois noms pour un même
Apôtre, comme le soutiennent les tenants de la tradition, c’est peut-être
douteux. De nombreuses hypothèses ont été avancées pour éviter un tel
conflit avec la tradition, mais aucune n’est apparue comme concluante.
Les Actes des Apôtres ne simplifient rien ; on y apprend ainsi que Jean
était « surnommé Marc » (Ac., XII, 12). Aucun texte ancien, hébraïque ou
autre, ne donne exemple d’une pareille interchangeabilité de noms, d’ailleurs
contraire aux normes sociales : le nom définit l’identité, unique par
définition. On est donc porté à se demander si, mis à part Pierre, Jean et Judas
Iscariote, les personnages des récits évangéliques et apostoliques ne seraient
pas virtuels.
Peut-être ce point serait-il clarifié si l’on disposait de plus d’informations
sur les énigmatiques « soixante-douze » dont parle Luc. Car lors de son
chemin vers Jérusalem, des partisans se rallièrent à Jésus et firent route avec
lui. « Le Seigneur désigna soixante-douze autres et les envoya au-devant de
lui dans chaque ville où lui-même se rendrait » (Lc, X, 1). Selon quels
critères les choisit-il ? On l’ignore. Tout ce qu’en dit Luc, et lui seul, est que
Jésus leur avait délégué ses pouvoirs, car « Les soixante-douze revinrent tout
joyeux, disant : “Seigneur, même les démons nous sont soumis en ton
nom !” » (Lc, X, 17).

116. Des précisions trompeuses et des allégations erronées

Les rédacteurs des Évangiles se lancent parfois dans des allégations dont la
précision tendrait à asseoir la véracité, mais qui, à l’examen, se révèlent
trompeuses. Ainsi l’Évangile de Luc écrit : « L’an quinze du principat de
Tibère César, Ponce Pilate étant gouverneur de Judée, Hérode tétrarque de
Galilée, Philippe son frère tétrarque du pays d’Iturée et de Trachonitide,
Lysanias tétrarque d’Abilène, sous le pontificat d’Anne et Caïphe, la parole
de Dieu fut adressée à Jean, fils de Zacharie, dans le désert » (Lc, III, 1-3).
Ces circonstances politiques sont censées être celles de l’année où Jésus
aurait été baptisé par Jean le Baptiste. Or, comme l’indiquent les Antiquités
judaïques de Flavius Josèphe (Lc, XV, 4), Lysanias avait été mis à mort à
l’instigation de Cléopâtre en 34 avant notre ère, soit quelque soixante ans
avant le baptême de Jésus. Le territoire d’Abilène avait depuis longtemps
cessé d’être une tétrarchie et, inexactitude supplémentaire, Anne et Caïphe
n’ont jamais été grands prêtres conjointement, ce qui eût été impossible :
Caïphe était le gendre d’Anne, lequel avait été déposé en 15.
Les références de Luc sont donc fictives et ne peuvent ancrer ni les
activités du Baptiste ni le baptême de Jésus dans la chronologie. Mais les
autres Évangiles ne sont pas exempts de telles erreurs.

117. Il n’existait pas de « baptême » au temps de Jésus, sauf chez les


Esséniens

Trois des Évangiles, ceux de Matthieu (III, 13-16), de Marc (III, 21-22) et
de Jean (I, 29-34), placent ledit « baptême » de Jésus au commencement de
leurs textes ; c’est sans doute là un reflet de l’importance qu’ils prêtent à cet
épisode. Luc ne le mentionne qu’incidemment, évoquant « Jésus, baptisé lui
aussi » (III, 21). La manière dont ils en parlent désigne le baptême comme un
rite déterminant, un sacrement selon la théologie chrétienne. Comme la
majorité des lecteurs et auditeurs de ces Évangiles étaient alors et sont
toujours des chrétiens, ils tiennent pour évident que Jésus s’est fait
administrer ce sacrement pour appeler sur lui l’Esprit saint. Car le baptême
étant devenu un sacrement dans le christianisme, beaucoup sont induits à
penser que Jésus aurait été le premier baptisé.
Un rite similaire existait certes dans le judaïsme, comme dans de
nombreuses autres religions jusqu’à nos jours (témoin, le bain des fidèles
hindouistes dans le Gange) : c’est celui du « bain de purification ». La Bible
ne l’évoque que deux fois (Lév., XI, 36 et Is., XXII, 11), ainsi qu’à propos de
la piscine du Temple de Salomon ( 73), dite la Mer, mais le Talmud est plus
détaillé. Il y est ainsi précisé que ce bain est pris dans un bassin étanche au
contact du sol, le miqweh, et sans contact avec aucun ustensile. Il est prescrit :
– aux païens qui se convertissent au judaïsme, le jour de leur circoncision ;
– à toute personne rendue impure, par exemple par un contact avec un
cadavre ;
– à une femme après ses règles et ses couches et avant le mariage.
Il est dit, point important, que l’eau du miqweh ne doit pas être une eau
courante ni celle d’un torrent.
Jésus étant circoncis et juif, n’étant pas non plus impur, il n’avait aucune
raison de demander le « bain de purification », et encore moins administré en
eau courante, loin de chez lui, des mains d’un personnage qui n’avait aucun
rang dans le clergé juif. Ce ne pouvait être qu’au titre de rite initiatique qu’il
le demandait.
En effet, le « bain de purification » était également pratiqué par la secte des
Esséniens, ces dissidents rigoristes qui rédigèrent les célèbres Manuscrits de
la mer Morte ; il était administré aux candidats, même juifs, se joignant à
leurs rangs ; c’était le rite préliminaire à leur initiation, après lequel ils
revêtaient une robe de lin blanc sans couture. C’est donc bien le bain essénien
de purification qu’a demandé Jésus.
Les assertions de Luc sur les harangues de Jean le Baptiste aux « foules qui
venaient se faire baptiser » (III, 7) et encore plus sa phrase, « une fois que
tout le peuple eut été baptisé » (III, 21) ne peuvent correspondre à aucun fait
historique. Elles constituent même une aberration monumentale : à aucun
moment la totalité du peuple juif n’aurait accouru à des bains de purification
en eau courante ; l’idée que les Pharisiens et les Sadducéens auraient été
soumis au « bain de purification » est absurde et plus encore l’idée qu’ils
auraient rejoint les Esséniens en masse. En outre, quiconque se joignait à ces
derniers s’exposait à la vindicte du clergé juif régulier, et il n’y avait
certainement pas foule non plus à des baptêmes publics : le baptême du
novice essénien était administré dans un lieu clos.
*
L’évidence indique que les rédacteurs des quatre Évangiles se référaient
donc au rite essénien, dont leurs auditeurs ignoraient entièrement l’origine, et
pour cause : l’époque où les Évangiles, fraîchement rédigés, commençaient à
être lus publiquement se situe après la destruction du Temple en 70 et la
conquête de la Palestine par les Romains ; la communauté essénienne s’était
alors dispersée. Puis l’institution du baptême chez les chrétiens a fait que,
pendant près de vingt siècles, les autorités ecclésiastiques, le clergé, les
exégètes et les fidèles ont pris les écrits des Évangiles pour un acquis
incontestable.
Ce n’est qu’au XXe siècle, avec la découverte des Manuscrits de la mer
Morte en 1947, et leur long déchiffrement, que des questions sont apparues
sur les rapports de Jésus avec les Esséniens. Les querelles érudites sur les
rapports entre les Esséniens et Jésus obscurcirent les débats aux yeux du
public. Près d’un demi-siècle s’était écoulé entre la découverte de ces
manuscrits et leur communication aux spécialistes. Peut-être ne seraient-ils
pas connus à ce jour sans le scandale déclenché par le directeur de la Biblical
Archaeology Review, Herschel Shanks, en 1990. Cinquante manuscrits de la
grotte IV furent piratés et publiés, au défi des responsables de l’École
Biblique de Jérusalem. Les études préliminaires des Manuscrits invitaient
déjà, en effet, à une révision fondamentale du personnage et de l’histoire de
Jésus ; les autorités ecclésiastiques semblent y avoir répugné.
Il n’en demeurait pas moins que, sous l’éclairage des manuscrits esséniens,
les contradictions et invraisemblances des textes évangéliques relatifs au
baptême de Jésus apparaissaient dans toute leur crudité. Ainsi des questions
prêtées par Jean l’évangéliste à des Juifs qui auraient demandé à Jean le
Baptiste : « Pourquoi donc baptises-tu si tu n’es ni le Christ, ni Élie ni le
Prophète ? » (I, 25) : elles ne correspondent à aucune pratique du judaïsme et
ne peuvent avoir germé que dans l’imagination du rédacteur ; la notion de
Christ, machiah ou massih, n’impliquait nullement qu’il pratiquât le baptême
ni qu’il fût le seul autorisé à l’administrer, et ni Élie ni aucun prophète
n’avaient jamais pratiqué le baptême. Cet autre anachronisme était flagrant :
il laissait entendre que le baptême aurait existé de toute éternité, alors que le
bain de purification ne fut, jusqu’à l’enseignement de Jésus, qu’un rite juif
prescrit dans certaines circonstances et un rite initiatique essénien.
Pareillement, le dialogue entre Jésus et le Baptiste, où Jésus demande à ce
dernier de le baptiser, est absurde jusqu’à l’incohérence. En effet, le Baptiste
s’y récuse d’abord et déclare : « C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi,
et toi tu viens à moi ! » (Jn, III, 14). Le Baptiste n’aurait pas pu donner le
baptême chrétien s’il ne l’avait lui-même reçu et, dans le judaïsme comme
dans le rite essénien, il n’avait aucune autorité pour imposer ou refuser le
bain de purification. Cette conversation est à l’évidence une invention a
posteriori, destinée à exposer le concept suivant : le baptême de Jean était
une consécration du repentir, et Jésus n’avait pas plus à exprimer ce
sentiment qu’il n’avait besoin d’être purifié. Quant à l’argument de Jésus, il
est incompréhensible : « Laisse faire pour le moment, car c’est ainsi qu’il
nous convient d’accomplir toute justice. »
La rencontre entre les deux hommes ne reflète aucunement les faits
pourtant donnés par les Évangiles. Jésus et Jean se connaissaient forcément,
puisqu’ils étaient parents sinon cousins ; leurs mères, Marie et Élisabeth,
étant parentes (Lc, I, 36). De plus, la naissance de Jean avait également été
miraculeuse et annoncée par le même ange, Gabriel (Lc, I, 11-20). Dans les
bourgades de l’époque, les familles appartenaient à des clans dont les
membres se fréquentaient constamment. Deux hommes nés de façon
miraculeuse ne pouvaient s’ignorer. Ce baptême était donc une affaire de
famille.
Toujours est-il que la description du Baptiste confirme la signification
essénienne du baptême de Jésus : « Ce Jean avait son vêtement fait de poils
de chameau et un pagne de peau autour de ses reins ; sa nourriture était de
sauterelles et de miel sauvage » (Mt., III, 4). Ce sera là, mais plus tard, le
costume des ermites, comme les Esséniens passaient pour l’être. Seul le
régime alimentaire détonne : étant par principe d’une piété exemplaire, le
Baptiste aurait contrevenu aux interdits religieux, qui prohibaient la
consommation d’insectes.
Il se trouve toutefois qu’on ne possède pas de preuves historiques de
l’existence du Baptiste et que celui-ci semble être un personnage ad hoc créé
par les rédacteurs des Évangiles pour voiler l’appartenance de Jésus à la
communauté essénienne et ne surtout pas en faire un personnage tributaire de
celle-ci7.
La véhémence des propos prêtés au précurseur supposé de Jésus confirme,
elle aussi, l’appartenance du Baptiste ou du modèle dont il dérive à la secte
des Esséniens, ennemis déclarés du clergé de Jérusalem : « Engeance de
vipères », déclare-t-il, par exemple, aux « foules » venues l’écouter (Lc, III, 7
et Mt., III, 7). C’est le langage ordinaire des Esséniens à l’égard du clergé du
Temple, celui-là même que reprendra plus tard Jésus, textuellement. On peine
incidemment à croire que les « foules » acceptaient de se faire insulter de la
sorte et se prêtaient quand même au prétendu « baptême ».
La déduction s’impose : Jésus, baptisé par le Baptiste, aura fait partie de la
communauté essénienne, du moins un temps. Reste à savoir auquel des deux
camps qui divisèrent cette communauté il appartint8. Ainsi s’explique en tout
cas l’hostilité sans merci du clergé de Jérusalem à son égard. Ce n’est là ni
une hypothèse ni une spéculation qu’on puisse mettre au compte de « certains
auteurs » ; les ablutions administrées par le Baptiste décrivent spécifiquement
un rite essénien.
Les évangélistes canoniques livraient ainsi, peut-être à leur insu, une clef
secrète à la compréhension de Jésus et des réactions qu’il suscita. Ils invitent
ainsi le lecteur contemporain à une réinterprétation intégrale de leurs récits et
donc de la vie de Jésus.
En étaient-ils conscients ?
*

La place qu’ils ont donnée au « baptême » de Jésus et à Jean le Baptiste


témoigne que ces rédacteurs avaient en tout cas conscience de l’importance
de l’un et de l’autre pour Jésus lui-même. L’initiation essénienne, en effet, ne
revêtait aucunement un caractère solennel et dramatique, tel que les
Évangiles le donnent à penser. Bien des gens de l’époque s’y prêtèrent, tels
que l’historien Flavius Josèphe, qui quitta les Esséniens pour rejoindre les
Pharisiens, ce qui rend d’ailleurs ses informations précieuses. Matthieu y
consacre tout un chapitre (III), Marc les place en début de son Évangile, de
même que Luc, qui fait du Baptiste un cousin de Jésus, et Jean ouvre
également son Évangile – de manière elliptique – sur le baptême donné à
l’« élu de Dieu », qu’il ne nomme cependant pas. Plusieurs autres références
aux Esséniens parsèment les Évangiles, de façon plus ou moins claire et
perceptible du lecteur averti.
Pour comprendre les répercussions de l’adhésion de Jésus aux Esséniens, il
est nécessaire de rappeler les éléments suivants. La communauté monastique
et exclusivement masculine des Esséniens s’était constituée au milieu du
IIe siècle avant notre ère, en réaction contre le formalisme du clergé du
Temple et son utilisation politique de la Loi. Ils fondèrent dans le désert, à
Qumrân, au nord-ouest de la mer Morte, un monastère fortifié qui accueillit
jusqu’à quatre mille hommes et où les règles de vie étaient rigoureuses9.
C’était à l’époque de Simon Maccabée, roi et grand prêtre du puissant
royaume de Judée, fondateur de la dynastie hasmonéenne. En 135 av. J.-C.,
après l’assassinat de ce dernier, ses successeurs, Jean Hyrcan Ier, Aristobule I
et II, Alexandre Jannée et Jean Hyrcan II s’investirent du titre de grand
prêtre. Ils s’étaient alors aliéné l’importante secte des Pharisiens, partisans
d’une stricte observance de la Loi, et par extension celle des Esséniens, dont
un maître mystérieux, dit Maître de Justice, avait également été exécuté.
L’hostilité déclenchée par les attaques de Jean Hyrcan Ier contre eux se mua
en exécration féroce quand Alexandre Jannée fit, en 88 av. J.-C., crucifier
huit cents Pharisiens. Pour les Esséniens, le grand prêtre Alexandre Jannée,
sa famille et l’ensemble du clergé du Temple devinrent les incarnations de
Satan.
Lorsque Antipater, père d’Hérode le Grand élimina la dynastie
hasmonéenne et s’imposa en Palestine, les Esséniens reconnaissants se mirent
à son service et à celui de ses successeurs, d’où le nom d’hérodiens qui leur
fut donné et qui est le seul sous lequel ils sont désignés dans le Nouveau
Testament (sans doute dans l’intention de les associer de façon péjorative à la
maison des Hérode).
Les dispositions des Esséniens à l’égard du clergé de Jérusalem n’avaient
guère changé à l’époque de Jésus ; elles s’étaient également durcies contre
l’occupant romain, et le Rouleau de la Guerre retrouvé à Qumrân prouve
sans conteste qu’ils envisageaient une guerre de libération.

118. Où donc aurait eu lieu le baptême de Jésus ?

Dans l’Évangile de Jean, la première mention de Jean le Baptiste et de sa


pratique dudit « baptême » est : « Cela se passait à Béthanie, au-delà du
Jourdain, où Jean baptisait » (Jn, I, 28). En III, 23, il écrit cependant : « Jean
aussi baptisait, à Aenon, près de Salim, car les eaux y abondaient. »
Or, Béthanie (transcrite de façon erronée par certains commentateurs
comme Bethabara, alors que c’est Bethananya) n’est certes pas « au-delà du
Jourdain », mais proche de Jérusalem. Quant à « Aenon, près de Salim », ce
lieu n’a pu être identifié par les archéologues ; selon certaines suppositions,
il se trouverait à l’ouest du Jourdain, mais on n’y trouve guère d’eaux
abondantes. Le contexte n’aide pas non plus à l’identification du lieu : Jean
dit, en effet, qu’il se trouvait en Judée, alors que le site supposé se trouve en
Basse Galilée.
Il apparaît que la contradiction que voilà est due à l’ignorance du lieu où
Jean administrait ses « baptêmes ». Ces détails pourraient paraître
secondaires, n’était que, dans le cas du Baptiste, ils voileraient l’intention de
masquer le lieu véritable de l’initiation de Jésus. Le bain de purification ne
pouvait d’aucune manière être donné dans la nature, de la manière décrite par
les Évangiles ; et si le Baptiste présida à celui de Jésus, ce fut dans un lieu
fermé, probablement Qumrân.

119. Le « désert » où Jean prêchait et où Jésus se retira était vraiment peu


désertique

« Prêcher dans le désert » est une expression courante, tirée d’ailleurs des
propos de Jean le Baptiste lui-même dans la version latine, vox clamantis in
deserto, signifiant que personne n’entend le prêcheur. Cependant, l’Évangile
de Matthieu écrit, sans ironie perceptible, que Jean le Baptiste prêchait « dans
le désert de Judée » (III, 2). Ce désert était décidément peuplé, car Luc
rapporte que le Baptiste y invectivait les foules « qui venaient se faire
baptiser » (Lc, I, 9).
Ce lieu mythique se serait en tout cas trouvé à l’ouest de la mer Morte,
point déterminant, car proche du monastère essénien de Qumrân.
Plus loin, Matthieu écrit aussi qu’après son baptême, « Jésus fut emmené
au désert par l’Esprit, pour être tenté par le diable », et qu’il jeûna quarante
jours et quarante nuits. Là, le diable l’emmena d’abord à Jérusalem, puis sur
une haute montagne (Mt., III, 1-10). Puis, Jésus se retira en Galilée et
s’établit à Capharnaüm.
Selon Marc, après son baptême, Jésus fut poussé au désert par l’Esprit,
mais cet évangéliste fait l’économie des échanges de propos entre Jésus et
Satan et écrit qu’après les quarante jours dans ce désert, Jésus « vint en
Galilée et prêcha l’Évangile de Dieu » (Mc, I, 12-15).
Luc modifie quelque peu ces versions, disant que Jésus fut « mené par
l’Esprit à travers le désert durant quarante jours, tenté par le diable ». Puis il
eut faim et le diable lui suggéra de transformer les pierres en pain et entreprit,
mais en vain, ses autres tentations (Lc, IV, 1-13). Ensuite Jésus alla en
Galilée et commença ses prédications. L’allégorie demeure obscure :
pourquoi l’Esprit aurait-il poussé Jésus à subir les assauts de Satan ?
Jean, enfin, omet totalement l’épisode du désert et des manigances de
Satan, qui sont donc limités aux Synoptiques, mais il écrit qu’après son
baptême, « Jésus résolut de partir pour la Galilée » (Jn, I, 43).
On observera que la Galilée n’était guère un choix compréhensible pour
commencer une prédication, car elle souffrait de discrédit auprès du reste de
la Palestine, comme Jean le reconnaît : « aucun prophète n’est venu de
Galilée » (Jn, VII, 52). Il est possible que Jésus ait résolu de recruter ses
disciples en Galilée, province beaucoup plus indépendante d’esprit que la
Judée.
Les quatre évangélistes sont donc d’accord sur un point : après le
« désert », Jésus alla en Galilée. Ils posent ainsi une énigme : quel est donc ce
désert évidemment allégorique, celui-là même où prêchait Jean et où Jésus fut
emmené quarante jours par l’Esprit saint ? Et qu’y apprit-il qui le détermina
à entreprendre son ministère ? Il semble que gîse là un fait ou une parabole
dont les évangélistes ignoraient ou ne souhaitaient pas divulguer le sens. Tout
d’abord, il faut observer que, dans la Bible, les chiffres sont toujours
symboliques : 40 est le multiple de 4, qui désigne un temps de gestation10 ;
ainsi le Déluge dura quarante jours et quarante nuits, les Israélites mirent
quarante ans à traverser le désert et Moïse demeura quarante jours et quarante
nuits à attendre la parole divine. Le temps passé « dans le désert » se réfère
donc à une gestation spirituelle.
Où donc aurait-elle pu se dérouler pour un novice essénien si ce n’est au
monastère de Qumrân, qui est effectivement dans le désert, au nord de la mer
Morte ? Il apparaît qu’à l’évidence les évangélistes se refusent à faire un lien
entre Jésus et les Esséniens, pour ne pas suggérer une sujétion de ce dernier
à leur enseignement. Mais ce fut là que sa vocation se serait affirmée.

120. Enseignements contradictoires à propos des insultes

Au début de son ministère public, Jésus enseigne à ne pas insulter son


prochain : « Quiconque se fâche contre son frère en répondra au tribunal ;
mais s’il dit à son frère : “Crétin !” il en répondra au Sanhédrin ; et s’il lui
dit : “Renégat !” il en répondra dans la géhenne de feu » (Mt., V, 22). Or,
plus tard, sur la lancée du Baptiste, il adresse sept malédictions aux scribes et
aux Pharisiens, qui commencent toutes par : « Malheur à vous, scribes et
Pharisiens hypocrites ! » (Mt., XXIII, 13-32). Et il poursuit ses invectives :
« Serpents, engeance de vipères ! Comment pourrez-vous échapper à la
condamnation de la géhenne ? » Ce sont pourtant là des insultes caractérisées.
Et l’on y reconnaît incidemment la vindicte essénienne à l’égard des
Pharisiens.
121. L’invraisemblance du recrutement des Apôtres

Tel qu’il est décrit par les évangélistes, ce recrutement est peu convaincant.
Chez Matthieu, les quatre premiers des Douze auraient été choisis au
hasard. Sorti du « désert », n’ayant accompli aucun miracle et ne jouissant
pas encore de sa renommée, Jésus, « cheminant au bord de la mer de
Galilée », c’est-à-dire le lac de Tibériade, aurait vu deux frères, Simon et
André, et leur aurait dit : « Venez, je vous ferai pêcheurs d’hommes », ce qui
ne veut rien dire. Puis il aurait vu deux autres frères, Jacques et Jean
de Zébédée et les aurait également appelés, et ces quatre pêcheurs auraient
tout planté là, barques, filets et familles – Simon est marié et Jésus guérira sa
belle-mère – pour le suivre. Un peu plus tard, il aurait vu Matthieu, « assis au
bureau de la douane », et lui aurait simplement dit : « Suis-moi », et Matthieu
l’aurait également suivi sans mot dire (Mt., IV, 18-21 et IX, 9). Puis on lit
que tout à coup, les disciples étaient douze (Mt., X, 1). Point troublant :
Matthieu, si c’est bien le même que l’évangéliste, décrit son propre
recrutement comme si c’était celui d’un autre.
C’est vraiment là abuser de la crédulité du lecteur et, surtout, un aveu de
l’ignorance des circonstances réelles dans lesquelles Jésus choisit les hommes
qui l’accompagneraient tout le long de son ministère.
Le récit est le même chez Marc (Mc, I, 16-20 et II, 13-14).
Chez Luc, tout commence par la guérison de la belle-mère de Simon,
suivie d’une pêche miraculeuse, allégorie évidente de la future pêche
humaine, et du recrutement de Simon – pas un mot de son frère André –, de
Jacques et Jean de Zébédée. Puis advient le recrutement instantané de
Matthieu. Rien sur le recrutement des autres (Lc, IV, 38-39, V, 1-11 et 27-
28).
Jean est un peu plus détaillé. Après le recrutement de Simon et d’André, le
lendemain du baptême de Jésus, « environ à la dixième heure », précision
inattendue, soit vers 16 heures, Jésus rencontre Philippe et lui dit : « Suis-
moi. » Philippe le suit sans plus s’enquérir de sa mission, puis avise
Nathanaël, qui se présente et est enrôlé aussi (Jn, I, 35-51). Rien sur les fils
de Zébédée, ce qui est étrange, car si l’évangéliste est bien Jean de Zébédée,
il aurait eu des détails précieux à livrer sur sa première rencontre avec Jésus,
puisqu’il se targuera ensuite de connaître bien des secrets sur son maître.
Rien non plus sur le recrutement des autres.
On conviendra que les évangélistes sont pour le moins élusifs. À
l’évidence, Luc et Marc ne savent rien de ce recrutement ; mais Matthieu et
Jean ?
Deux points retiennent cependant l’attention. D’abord, dans les
Synoptiques, le recrutement s’effectue après la sortie du « désert », deux
événements distants dans le temps. Chez Jean, il s’effectue après le
« baptême ». Alors s’impose l’hypothèse que certains disciples aient été
recrutés chez les Esséniens. Lesquels ? Aucun document ne l’indique. Mais le
sens commun ne peut admettre que les Douze aient suivi Jésus sur une simple
injonction. Il jouissait déjà d’une renommée ; laquelle, on l’ignore.

122. Qui donc Jésus a-t-il guéri : le fils ou le serviteur du centurion ?

Parmi les discordances du Nouveau Testament, celle qui touche à la


guérison du fils ou de l’esclave du centurion est l’une des plus ambiguës.
Matthieu, en effet, écrit ceci : « Comme il était entré dans Capharnaüm, un
centurion s’approcha de lui en le suppliant : “Seigneur, dit-il, mon garçon gît
dans ma maison, atteint de paralysie et souffrant atrocement.” Il lui dit : “Je
vais aller le guérir.” “Seigneur, reprit le centurion, je ne suis pas digne que tu
entres sous mon toit, mais dis seulement un mot et mon garçon sera guéri” »
(Mt., VIII, 5-8).
Luc écrit ceci, qui suit l’entrée de Jésus dans Capharnaüm : « Un centurion
avait, malade et sur le point de mourir, un esclave qui lui était cher. Ayant
entendu parler de Jésus, il envoya vers lui quelques-uns des anciens des Juifs,
pour le prier de venir sauver son esclave. Arrivés auprès de Jésus, ils le
suppliaient instamment : “Il est digne, disaient-ils, que tu lui accordes cela, il
aime, en effet, notre nation, et c’est lui qui nous a bâti la synagogue.” Jésus
faisait route avec eux et déjà n’était plus loin de la maison, quand le centurion
envoya des amis pour lui dire : “Seigneur, ne te dérange pas davantage, car je
ne mérite pas que tu entres sous mon toit ; aussi bien ne me suis-je pas jugé
digne de venir te trouver. Mais dis un mot et que mon garçon soit guéri.” […]
Et de retour à la maison, les envoyés trouvèrent l’esclave en parfaite santé »
(Lc, VII, 2-10).
Et Jean écrit ceci : « Il y avait un fonctionnaire royal dont le fils était
malade à Capharnaüm. Apprenant que Jésus était arrivé de Judée en Galilée,
il s’en vint le trouver et le priait de descendre guérir son fils, car il allait
mourir. Jésus lui dit : “Si vous ne voyez des signes et des prodiges, vous ne
croirez pas !” Le fonctionnaire royal lui dit : “Seigneur, descends avant que
ne meure mon petit enfant.” Jésus lui dit : “Va, ton fils vit” » (Jn, IV, 46-50).
Jean s’abstient, on ne sait pourquoi, de citer les réflexions de Jésus sur la
foi du centurion, dont Jésus s’émerveille pourtant.
Les trois récits diffèrent donc radicalement : dans celui de Matthieu et dans
celui de Jean, le centurion vient en personne trouver Jésus, dans celui de Luc,
il délègue des anciens de la ville ; mais surtout, dans celui de Matthieu et de
Jean, le malade est le fils du centurion, dans celui de Luc, c’est « un esclave
qui lui était cher » ; curieusement, dans le même texte, le centurion désigne
l’esclave comme « mon garçon » et non « mon serviteur ». On serait tenté de
s’interroger sur la nature de ses liens avec cet esclave, d’autant plus qu’à la
différence de l’Ancien Testament, Jésus n’a jamais pris de position sur
l’homosexualité, mais là n’est pas la question. Les trois évangélistes
rapportent le même miracle de façons tellement différentes qu’on est
contraint de conclure qu’aucun d’eux n’a été témoin des faits et que leurs
versions sont approximatives.
Reste évidemment à savoir si Jésus savait qui il avait guéri.

123. L’étrange affaire Lazare : discordances, omissions et censure

Plusieurs singularités, contradictions et omissions marquent, pour un


lecteur attentif, le récit du miracle de la résurrection de Lazare.
D’abord, seul Jean décrit ce miracle majeur, l’une des trois résurrections
accomplies par Jésus, les deux autres étant celles de la fille de Jaïre et du fils
de la veuve de Naïm. On peut donc s’étonner que les trois autres évangélistes
en aient fait l’économie, d’autant que Jean le rapporte avec un luxe de détails
qui laisserait penser que lui (ou le rédacteur de son Évangile) en fut témoin
(Jn, XI, 1-44) ; c’est même là une discordance étonnante. Ce point est analysé
plus bas. Son omission le range dans les contradictions, puisque les
Synoptiques semblent ainsi récuser le miracle.
« Il y avait un malade, écrit Jean (Jn, XI, 3), Lazare, de Béthanie, le village
de Marie et de sa sœur Marthe. Marie était celle qui avait oint le Seigneur de
parfum et lui avait essuyé les pieds avec ses cheveux ; c’était son frère Lazare
qui était malade. Les deux sœurs envoyèrent donc dire à Jésus : “Seigneur,
celui que tu aimes est malade.” À cette nouvelle, Jésus dit : “Cette maladie ne
mène pas à la mort, elle est pour la gloire de Dieu, afin que le Fils de Dieu
soit glorifié par elle.” Or, Jésus aimait Marthe et sa sœur et Lazare. »
Le commentaire de Jésus est obscur : comment une maladie peut-elle
glorifier Dieu ou son Fils ? On peut en tout cas déduire de ces versets que
Lazare était un familier de Jésus, et que celui-ci connaissait assez bien sa
maladie pour juger qu’elle n’était pas dangereuse. Il était, en effet, lié à la
famille, puisqu’il connaissait déjà Marie (de Magdala), qu’il aimait comme sa
sœur et son frère. On en déduit également qu’il n’était pas en Judée ; mais
où ? Cela n’est pas dit, mais Jean a précédemment précisé que Jésus s’était
retiré « au-delà du Jourdain » (Jn, X, 40). Toujours est-il qu’il y demeura
deux jours avant de décider de se rendre au chevet du malade ; les Apôtres se
récrièrent : la Judée était dangereuse, « les Juifs » menaçant de les lapider,
eux et leur maître. Mais Jésus, mystérieusement informé que Lazare est mort,
maintient sa décision d’aller à Béthanie. « Alors Thomas, appelé Didyme, dit
aux autres disciples : “Allons, nous aussi, pour mourir avec lui [Jésus].” »
Autre déduction : le trajet dura deux jours soit, à dos d’âne, quelque 25
kilomètres ; mais dans un rayon d’une trentaine de kilomètres de Béthanie, on
se trouve toujours en pleine Judée. Les indications de Jean sont donc
approximatives, bien que cet auteur témoigne d’une certaine connaissance de
la géographie locale, comme l’observent les biblistes.
Quand Jésus arrive enfin à Béthanie, Lazare est au tombeau depuis quatre
jours ; là s’insère une description circonstanciée de l’arrivée de Jésus, de son
entretien avec Marthe, puis avec Marie, qui semble réaliste, n’était qu’elle
occupe dix-neuf versets, ce qui est bien long, et qu’on en distingue mal le but.
Enfin, Jésus se rend au tombeau, une grotte fermée par une pierre plate et
ronde, le dopheq, qu’il ordonne de rouler. Nouveau détail réaliste, Marie
s’écrie : « Seigneur, il sent déjà, c’est le quatrième jour. » Mais Jésus obtient
gain de cause, la pierre est roulée et Jésus ordonne : « Lazare, viens
dehors ! » « Le mort sortit, les pieds et les mains liés de bandelettes et son
visage était enveloppé d’un suaire. »
Le rédacteur ignore visiblement les coutumes funéraires juives : on ne liait
pas les mains et les pieds de bandelettes, coutume égyptienne ; après avoir été
lavé, le corps était cousu dans un linceul, avec des aromates. Le « suaire » du
texte est en fait le soudarion, linge qu’on posait sur le visage du défunt, sous
le linceul, pour absorber les sueurs de mort. Si ses pieds avaient été enserrés
dans des bandelettes, Lazare n’aurait tout simplement pas pu quitter sa
couche mortuaire ; c’est donc une description de fantaisie. La même
méconnaissance des coutumes funéraires juives reparaîtra d’ailleurs à propos
de l’inhumation de Jésus.
Même pour ceux qui prêtent foi aux pouvoirs surnaturels de Jésus, le récit,
qui occupe la majeure partie du chapitre XI de l’Évangile de Jean, laisse une
impression hétéroclite : les efforts de réalisme du rédacteur et les
inexactitudes historiques donnent à penser que les événements se déroulèrent
autrement et que le récit n’en est ni fidèle ni complet. Et surtout domine
l’étonnement : pourquoi les Synoptiques ont-ils passé ce miracle sous
silence ?
*

Peut-être ces incertitudes effleurèrent-elles les lecteurs de l’Évangile de


Jean au cours des siècles ; mais il était impossible de les dissiper. En 1973
cependant, une découverte fortuite faite en 1958 au monastère de Mar Saba
en éclaircit plusieurs aspects. Dans son ouvrage Clement of Alexandria and a
Secret Gospel of Mark 11, le professeur Morton Smith publiait un texte
jusqu’alors inconnu de l’Évangile de Marc sur la résurrection de Lazare ; le
début diffère sensiblement de la version de Jean.
Cet apocryphe a depuis été publié dans son intégralité12 ; nous en citons un
extrait : « Une femme dont le frère venait de mourir était éplorée et se jeta
aux pieds de Jésus ; les disciples la repoussèrent, mais Jésus la suivit dans le
jardin où se trouvait la tombe et, tandis qu’il s’approchait de celle-ci, il
entendit un grand cri qui venait du sépulcre. Jésus roula alors la pierre
circulaire qui fermait le caveau, comme tous les caveaux juifs, et là se
trouvait le jeune homme. Jésus lui tendit la main et le releva. Mais le jeune
homme, le regardant, l’aima et commença à le supplier de rester avec lui. Et
ils sortirent de la tombe et entrèrent dans la maison du jeune homme, qui était
riche. Après six jours, Jésus lui dit ce qu’il avait à faire et, le soir, le jeune
homme vint à lui, vêtu d’un vêtement de lin sur son corps nu. Et il resta avec
Jésus cette nuit-là, car Jésus lui enseigna le mystère du royaume de Dieu. Et
dès lors, ressuscité, il retourna sur l’autre rive du Jourdain. »
Un détail confirme l’appartenance à l’Évangile de Marc. Dans ce dernier,
en effet, il est écrit (Mc, X, 46) qu’« ils [dix disciples et Jésus] arrivèrent à
Jéricho ; et tandis qu’ils quittaient la ville, le fils de Timée », etc. Vient
ensuite l’épisode du mendiant aveugle. Mais on ne saisit pas pourquoi Marc
parle de l’arrivée à Jéricho s’il ne s’y était rien passé. Or, il y avait là une
phrase, également censurée : « Et la sœur du jeune homme que Jésus aimait
et sa mère et Salomé étaient là, et Jésus ne les reçut pas. »
L’épisode de la résurrection du jeune homme – qui n’est pas nommé –
ayant été retranché, il était nécessaire de retrancher également l’incise
correspondante du passage à Jéricho. Reste évidemment à savoir pourquoi
Jésus ne reçut pas les trois femmes et surtout pourquoi Marc le rapporte sans
l’expliquer. Cet incident fait écho aux reproches que Marthe, une des sœurs
de Lazare, adresse à Jésus quand il arrive enfin à Béthanie : « Si tu avais été
ici, mon frère ne serait pas mort » (Jn, XI, 21), et que Marie de Magdala
répète un peu plus loin.
Reproches décidément surprenants : on croirait entendre une famille
éplorée accusant un médecin de campagne négligent d’avoir causé la mort
d’un proche. Jésus n’était pas au service de Lazare et les récriminations de
Marthe et de Marie ne s’expliquent que s’il existait déjà un lien entre lui et
leur famille. Il y a donc bien eu un désaccord entre les deux sœurs et Jésus à
propos de l’état de Lazare, comme si Jésus différait son intervention parce
qu’il connaissait le cas de Lazare et jugeait qu’il n’y avait pas lieu de
s’inquiéter. Et l’on s’explique mieux l’importance que Jean accorde à
l’arrivée de Jésus à Béthanie, auquel il ne consacre pas moins de vingt versets
(Jn, XI, 31), décrivant par le menu les allées et venues de Marthe et de Marie,
qui n’ont pourtant pas grand intérêt.
Grâce au texte retrouvé, il devenait en tout cas possible de reconstituer
l’itinéraire de Jésus et des disciples : ayant traversé le Jourdain, ils étaient
passés par Jéricho pour se rendre à Béthanie. Mais seul Jésus, apparemment,
se rendit à la maison de Lazare.
On verra plus bas que c’est là ce qu’on appelle une interprétation
« courte ».
*

D’où venait le texte retrouvé ?


L’histoire en est exemplaire. En 1941, Morton Smith, plus tard professeur
d’histoire ancienne à l’université Columbia, à New York, se trouva contraint
de rester en Palestine en raison de la Seconde Guerre mondiale. Un prêtre
grec orthodoxe avec lequel il s’était lié d’amitié l’invita à séjourner au
monastère de Mar Saba, à une vingtaine de kilomètres de Jérusalem, pour y
examiner la bibliothèque. En 1958, le clergé du monastère renouvela
l’invitation, aux fins de répertorier la collection de livres et manuscrits du
monastère. Smith découvrit alors, sur la dernière page d’une édition des
lettres de saint Ignace à Antioche, datant du XVIIe siècle, un texte manuscrit
qui datait, lui, du XVIIIe siècle : c’était la copie d’une lettre de Clément
d’Alexandrie, Père de l’Église qui vécut à la fin du IIe et au début du
IIIesiècle, adressée à un certain Théodore. Elle évoquait un Évangile secret de
Marc, comprenant des passages réservés à certains disciples du Christ,
désignés tantôt comme « Ceux qui se sont perfectionnés » et tantôt comme
« Ceux qui ont été initiés aux grands mystères », désignations habituelles des
initiés à des sectes gnosticistes, tels que Clément lui-même, probablement. Et
elle citait les passages reproduits plus haut.
Pourquoi ces passages avaient-ils été retranchés ? Clément d’Alexandrie en
donne l’explication à Théodore : il assure ce dernier qu’il n’y a rien dans
l’Évangile secret qui justifiât les rumeurs que Théodore avait entendues et
selon lesquelles Jésus et le jeune homme étaient nus durant l’initiation. Il faut
convenir que les lignes supprimées étaient pour le moins maladroites.
D’abord, le jeune homme était en fait un adolescent selon le terme grec du
texte, neaniskos ; ensuite, ce pseudo-ressuscité « aima » Jésus au premier
regard ; enfin il se présentait à lui nu sous une robe de lin. Bref, l’épisode
avait été censuré pour couper court à des soupçons d’homosexualité13.
En fait, les fragments copiés par Clément d’Alexandrie provenaient d’une
version de l’Évangile de Marc qui, elle, ne nous est pas parvenue.
Le monde chrétien ignorait alors tout des Esséniens, et notamment du rite
du bain de purification qui était administré aux novices nus, en effet. La
teneur du baptême essénien est renforcée par le détail que donnait le passage
censuré : Lazare, si c’était bien lui, portait non un « drap », mais une robe de
lin, selon la coutume essénienne, après le baptême et les ablutions du soir. Et
si l’épisode rapporté est authentique, cela signifie que Jésus aurait continué
de pratiquer les rites esséniens, notamment celui des ablutions du soir,
pendant son ministère. Les répercussions historiques et théologiques en
seraient considérables, mais elles n’entrent pas dans le cadre de ces pages.
Si les censeurs ont opéré avec autant de liberté sur l’Évangile de Marc, on
ne s’étonnera plus qu’il ait été surnommé « l’évangéliste aux doigts courts » !
Son Évangile est, en effet, le plus court des quatre. Mais il est loisible de se
demander quelles furent les interventions des censeurs sur les autres
Évangiles.
Sans doute n’avaient-ils pas eu grand scrupule à supprimer l’épisode : il ne
comportait rien de miraculeux. Lazare criait dans le tombeau avant l’arrivée
de Jésus ; celui-ci n’avait fait que rouler le dopheq et le jeune homme qu’on
avait cru mort était revenu à la vie sans autre intervention de Jésus. Sans
doute aussi les évangélistes Matthieu et Luc avaient-ils, pour la même raison,
omis d’inclure cet épisode. Seul l’auteur désigné sous le nom de Jean l’avait
développé en le transformant en miracle de résurrection. À ces fins, il l’avait
romancé pour lui prêter plus de vérité, excluant toute allusion au rite du
baptême et à quelque nudité que ce fût. Et il avait choisi Lazare comme
miraculé, parce que Marthe et Marie de Magdala appartenaient au cercle des
familiers de Jésus et qu’elles avaient un frère nommé Lazare. Quant à savoir
pourquoi Jésus avait refusé de les recevoir, le mystère demeurera sans doute
jusqu’à la découverte d’un manuscrit qui serait resté jusqu’ici inconnu.
*

La résurrection de Lazare était passée depuis des siècles, pour l’ensemble


des fidèles, comme une des preuves des pouvoirs surnaturels de Jésus, quand
furent découverts les Manuscrits de la mer Morte. Leur étude apporta aux
exégètes des informations qui engageaient à reconsidérer ce miracle, et même
la version non miraculeuse retranchée de l’Évangile de Marc.
Il existait ainsi chez les Esséniens une sanction qui consistait à enfermer
dans une de leurs grottes les membres qui avaient transgressé leur Loi. Les
condamnés étaient habillés d’un linceul et restaient dans cette prison pour une
durée proportionnelle à leur faute14. Les ouvertures dans les parois leur
permettaient juste de respirer, mais non de s’échapper. Ils étaient considérés
comme provisoirement morts.
Ce pourrait être d’une pareille prison que Jésus libéra Lazare. Ainsi, et
seulement ainsi, s’expliquerait le fait que Marie de Magdala et Marthe aient
tenté d’intervenir auprès de Jésus en faveur de leur frère et qu’il ait d’abord
refusé de les recevoir. Ainsi s’expliquerait également le fait que Lazare fût
encore vivant quand Jésus ouvrit la porte de son « tombeau ». Enfin, ainsi
s’expliquerait le rendez-vous manqué de Jéricho, qui se trouvait à brève
distance de Qumrân, le site où se trouvait la communauté essénienne, au
nord-ouest de la mer Morte.
Jean avait donc « habillé » la libération de Lazare en miracle.
Tous ces éléments confortent la thèse d’une appartenance de Jésus aux
Esséniens, qui aurait été active pendant tout son ministère. Et l’on conçoit
que les Synoptiques aient éliminé cette référence. Toutefois, et même dans
l’Évangile de Marc, on retrouvera plus loin ( 149) un jeune homme nu sous
une simple robe.

124. La désinvolture de Jésus à l’égard des parents


… n’est pas un trait que les prédicateurs évoquent volontiers. Il est, en
effet, déconcertant, et l’on se demande pourquoi les évangélistes le
rapportèrent. Marc raconte ainsi que lorsqu’il commença à prêcher et qu’il
attira des foules, « sa famille se mit en route pour le prendre en charge, car les
gens disaient qu’il avait perdu la raison » (Mc, III, 21). Incidemment, cela
indique que Marie sa mère avait peu de confiance dans la prédiction de l’ange
Gabriel qui lui annonçait la naissance du « Fils du Très-Haut » ; mais il est
vrai que Marc ne cite pas cet épisode. Il n’en constituerait pas moins une
contradiction tacite avec l’Évangile de Luc, n’était que c’est dans ce dernier
qu’on trouve les mots les plus durs de Jésus à l’égard de la famille : « Si
quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses
frères, ses sœurs et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (Lc,
XIV, 26-27). Aucune astuce de traduction n’a pu contourner la cinglante
dureté de ces mots, et l’on peut s’étonner que l’évangéliste ne les ait pas
censurés.
Pareils propos seraient de nos jours jugés odieux, mais dans la perspective
du Ier siècle, ils sont de surcroît blasphématoires, car ils contreviennent, et
avec quelle brutalité, au sixième Commandement : « Tes père et mère
honoreras. » De plus ils constituent une négation des sentiments naturels des
fils et des filles envers leurs géniteurs ; ils sont une mise en cause de la
famille et de la société. Les adeptes de Jésus ne peuvent-ils donc être que des
renégats ? Et pourtant, il s’obstina dans ce rejet de la famille : « N’appelez
personne votre “Père” sur la terre, car vous n’en avez qu’un, le Père céleste »
(Mt., XXIII, 9).
En d’autres temps, cette constance dans l’aversion pour les parents eût
incité à faire appel à la psychanalyse. Ce n’est pas le Jésus de l’Église, celui
du rachat et de l’incarnation, qui s’exprime ici, c’est celui du rejet de
l’existence terrestre, celui qui dit : « Qui aime sa vie la perd, et qui hait sa vie
en ce monde la conservera en vie éternelle » (Jn, XII, 25).
Cette hostilité à la famille pose aussi une énigme.
Quelle était donc cette famille dont il n’avait jusqu’alors jamais été
question et qui n’avait visiblement pas participé à la Fuite en Égypte ? Car on
découvre, dix versets plus loin, que Jésus avait des frères : « Alors sa mère et
ses frères arrivèrent et, demeurés à l’extérieur, ils lui firent porter un message
lui demandant de sortir les rejoindre » (Mc, III, 31). Jésus et les Apôtres sont
dans une maison envahie par la foule ; on le prévient que sa mère et ses frères
sont à l’extérieur et demandent à le voir. Et il s’écrie : « Qui est ma mère ?
Qui sont mes frères ? » Et regardant autour de lui le cercle de ceux qui étaient
assis, il dit : « Voici ma mère et mes frères. Quiconque accomplit la volonté
de Dieu est mon frère, ma sœur, ma mère » (Mc, III, 33-35). On n’est pas
plus aimable : cela sous-entend que sa mère et ses frères n’accomplissent pas
la volonté de Dieu. L’épisode indique à l’évidence que les rapports familiaux
de Jésus n’étaient pas des plus chaleureux.
Seule une mention de Mathieu confirme que Jésus avait bien quatre frères,
Jacques, Joseph, Simon et Judas, et des sœurs (Mt., XIII, 55-56). Paul écrira
plus tard qu’il n’avait connu aucun des Apôtres « à l’exception de Jacques, le
frère du Seigneur » (Gal., I, 19). Et l’on apprendra par l’Histoire de Joseph le
charpentier, apocryphe, que les sœurs étaient deux, Lydia et Lysia.
Bizarrement, les Évangiles canoniques ignorent cette famille ou bien
l’enrobent dans un voile de silence.
Force est donc d’envisager l’hypothèse que la naissance de Jésus comporta
un élément singulier, auquel les apologistes prêtèrent un caractère surnaturel.

125. Où Jésus contredit l’Ecclésiaste

Les imprécations de Jésus contre les riches comptent parmi ses


enseignements les plus connus. Outre la parabole de l’homme riche, qui se
réjouissait de ses biens et à qui Dieu annonça qu’il mourrait cette nuit-là (Lc,
XII, 13-21), tous les fidèles connaissent l’image du chameau et de l’aiguille :
« Comme il est difficile à ceux qui ont des richesses de pénétrer dans le
Royaume de Dieu ! Oui, il est plus facile à un chameau de passer par le trou
d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu ! » (Lc, XVIII,
24-25).
Or, il se trouvait là en contradiction ouverte avec l’Ecclésiaste : « Ne
maudis pas le riche, fût-ce dans ta chambre, car un oiseau du ciel emporterait
le bruit » (Eccl., X, 20). Ce mépris pour la richesse et les biens de ce monde
rejoint d’ailleurs le gnosticisme qui imprègne de nombreux textes
évangéliques, canoniques aussi bien qu’apocryphes.

126. La contradiction entre l’entrée royale à Jérusalem et le refus du


Royaume de ce monde

Les Évangiles de Marc et de Luc décrivent le soin avec lequel Jésus


organise son entrée à Jérusalem : approchant de la ville, il enjoint à deux
disciples, non nommés, d’aller chercher dans le village en face « un ânon que
personne au monde n’a jamais monté ; détachez-le et amenez-le. Et si
quelqu’un vous demande : “Pourquoi le détachez-vous ?”, vous direz ceci :
“C’est que le Seigneur en a besoin” » (Lc, XIX, 28-34 et Mc, XI, 1-3). Cet
ânon occupe donc une place importante dans le cérémonial que Jésus a de
toute évidence en tête. Jésus monte ensuite sur l’ânon et, avant même son
entrée dans la ville, il est accueilli en triomphe par la foule, comme on peut
en juger au fait que « les gens jetaient leurs manteaux sur le chemin » (Lc,
XIX, 36). Ses disciples chantent alors :
Béni soit celui qui vient,
Le Roi au nom du Seigneur.

Et quand des Pharisiens lui conseillent de les faire taire, car l’annonce d’un
roi peut alerter les autorités, il s’y refuse. Il souscrit donc à l’idée que c’est le
roi d’Israël qui fait entrée à Jérusalem. Et il réalise ainsi et volontairement la
prophétie de Zacharie :
Exulte avec force, fille de Sion !
Crie de joie, fille de Jérusalem !
Voici que ton roi vient à toi,
Il est juste et victorieux,
humble, monté sur un âne,
sur un ânon, le petit d’une ânesse. (Zac., IX, 9)

C’est donc en parfaite connaissance des symboles que Jésus organise son
entrée triomphale.
Certains commentateurs ont soutenu qu’il actait de la sorte l’entrée du
Messie, mais le mot que ses disciples emploient pour l’acclamer est « roi » et
non pas « Messie », et le choix de l’ânon confirme que Jésus est conscient de
réaliser la prophétie de Zacharie, qui lui aussi use du mot « roi » et non pas
« Messie ».
Jésus avait donc des ambitions politiques, et elles furent mises en échec par
l’alarme des autorités juives : qu’adviendrait-il de leur pouvoir si Jésus était
reconnu comme roi ?
Pilate, évidemment informé de cette entrée spectaculaire, voire
provocatrice, qui avait certainement bouleversé Jérusalem, aurait ainsi
demandé à Jésus : « Tu es le roi des Juifs ? » et n’aurait obtenu que cette
réponse énigmatique : « Tu le dis » (Lc, XXIII, 3). Dans l’Évangile de Jean,
elle est cependant ambiguë : « Tu le dis, je suis roi » (Jn, XVIII, 37).
Or, cette volonté d’apparaître publiquement comme roi d’Israël est en
contradiction formelle avec la réponse que fait Jésus dans l’Évangile de Jean,
mais celui-là seulement. Il aurait déclaré : « Mon royaume n’est pas de ce
monde » (Jn, XVIII, 36).
La contradiction est flagrante. Il en est une autre : pour quelle raison, s’ils
parlent du même Messie, Matthieu et Jean ont-ils omis de leurs récits un
événement aussi retentissant que l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem ?
Est-ce parce qu’il suscite un conflit entre la réponse à Pilate prêtée à Jésus et
ses ambitions politiques ?

127. L’impossible épisode des Marchands du Temple

C’est après la retentissante entrée de Jésus à Jérusalem que se situe


l’épisode des marchands du Temple. Des générations de pieuse exégèse l’ont
présenté comme une révolte contre l’association du mercantilisme et de la
religion. Une lecture plus attentive invite à une interprétation différente.
Selon Matthieu, Jésus, dont on ne sait s’il était seul ou accompagné, chassa
« tous les vendeurs et acheteurs qui s’y trouvaient : il culbuta les tables des
changeurs ainsi que les sièges des marchands de colombes ». Mais ayant
guéri des aveugles et des boiteux, « il fut acclamé au dépit des grands prêtres
et des scribes » (Mt., XXI, 12-15).
Marc ajoute un détail : « Il ne laissait personne transporter d’objet à travers
le Temple » (Mc, XI, 16), mais ne fait aucune mention de guérison
d’aveugles ni de boiteux. Matthieu dit que Jésus se retira ensuite à Béthanie,
mais Marc ne cite pas le lieu.
Luc ne fait qu’une très brève mention de l’épisode (Lc, XIX, 45). Les
autres Synoptiques reprennent les mêmes termes : « Il est écrit : Ma maison
sera une maison de prière, mais vous, vous en avez fait un repaire de
brigands. » (Mt., XXI, 12-13 et Mc, XI, 15-17.)
Le récit de Jean est le plus détaillé de tous ; d’abord, ce ne sont pas
seulement les changeurs et les marchands de colombes qui sont visés, mais
aussi ceux de bœufs et de brebis. Puis Jésus a pris le temps de confectionner
un fouet à l’aide de cordes. Et quand les fidèles l’interpellent pour lui
demander de quelle autorité il agit ainsi, il leur répond : « Détruisez ce
sanctuaire et en trois jours je le relèverai. » Incidemment, Jean « explique »
que « lui parlait du sanctuaire de son corps » (Jn, II, 13-21). Jésus identifiait-
il le Temple à son corps ? Ce n’est en tout cas pas ainsi que les protestataires
l’entendirent.
Incidemment, les Juifs qui prétendaient que le Temple avait été bâti en
« quarante-six ans » étaient bien mal informés : Flavius Josèphe informe qu’il
avait été bâti en deux ans.
Un événement qui se situe dans l’histoire est justiciable de l’analyse
historique. Les historiens disposent d’informations suffisantes sur le Temple
pour affirmer que l’édifice et les bâtiments attenants occupaient un quartier
de Jérusalem ; Flavius Josèphe estime que quelque vingt mille personnes y
travaillaient, réparties en vingt-quatre groupes, trésoriers, chargés du culte,
des offrandes et du ravitaillement, dont chacun travaillait une semaine sur
quatre. Cela signifie qu’il y avait six mille personnes en permanence au
moment où Jésus s’en prit aux marchands.
Le commerce de ces derniers était légitime, puisque l’activité essentielle
du Temple était le sacrifice public et privé et que les fidèles devaient acheter
leurs offrandes ; l’insulte de « brigands » de Jésus (Mt., XXI, 13 et Mc, XI,
17), d’ailleurs tempérée par Jean, semble bien lourde. De toute façon, s’il
avait fouetté les marchands et renversé leurs tables et leurs sièges, Jésus
s’exposait à une riposte énergique des fonctionnaires. Il aurait été saisi et
expulsé du Temple, sinon pire. De surcroît, il s’en prenait au culte même,
offense plus grave qu’un trouble à l’ordre public, et risquait d’être jugé par le
Sanhédrin.
Même s’il prit ces risques, il semble douteux qu’il ait pu impunément
interrompre la vie du Temple par des actes de violence et ensuite se retirer
tranquillement. On peut tout au plus admettre qu’il ait proféré des propos
méprisants aux marchands, auxquels les évangélistes prêtèrent une
dimension spectaculaire.

128. Est-il concevable que Jésus ait insulté les Juifs au Temple ?

Dans des circonstances non précisées, et alors qu’il prêche au Temple, « au


Trésor », précise Jean (Jn, VIII, 20), Jésus aurait déclaré aux Juifs : « Si Dieu
était votre père, vous m’aimeriez. […] Pourquoi ne reconnaissez-vous pas
mon langage ? C’est que vous ne pouvez pas entendre ma parole. Vous êtes
du Diable, votre père, et ce sont les désirs de votre père que vous voulez
accomplir. Il était homicide dès le commencement » (Jn, VIII, 43-44).
Est-il concevable que Jésus ait pu déclarer aux fidèles dans le Temple
qu’ils étaient les fils du Diable et non de Dieu et qu’ils accomplissaient les
désirs du Diable alors qu’ils se trouvaient dans le lieu symbolique où ils
perpétuaient l’Alliance avec Dieu ? S’il se dissociait ainsi des Juifs, ses
propos devenaient une provocation et, surtout au Temple, étaient passibles
d’une riposte énergique, vu le personnel présent sur les lieux.
De surcroît, de tels propos sont en contradiction avec la déclaration
suivante de Jésus : « Abraham, votre père, exulta » (Jn, VIII, 56). Les Juifs
sont-ils les enfants du Diable ou d’Abraham ?

129. Matthieu comprenait-il les Prophètes ?

Les évangélistes citent abondamment les Prophètes, mais il semble qu’ils


n’en aient pas toujours compris les paroles. Ainsi Matthieu écrit : « Le soir
venu, on lui présenta beaucoup de démoniaques ; il chassa les esprits d’un
mot et il [Jésus] guérit tous les malades, afin que s’accomplît l’oracle d’Isaïe
le prophète : “Il a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies” » (VIII,
16-17).
Matthieu se réfère à Is., LIII, 3-4 : « Homme de douleur, familier de la
souffrance, […] or, ce sont nos souffrances qu’il portait, et nos douleurs dont
il était chargé, et nous, nous le considérions comme puni par Dieu et
humilié. » Cependant jamais Jésus n’a souffert des afflictions qu’il guérissait
et il n’a jamais été considéré comme puni par Dieu ni méprisé.

130. Fils de l’homme ou Fils de Dieu ? Contradictions et confusions

C’est dans l’Évangile de Matthieu (VIII, 20) que Jésus use pour la
première fois de l’expression « fils de l’homme », qui a fini par prendre au
cours des siècles une signification nouvelle, totalement opposée à ce qu’elle
était à son époque. En hébreu et en araméen beni Adam, « fils d’Adam », elle
désigne l’être humain dans l’humilité de sa condition, comme le démontre
amplement l’Ancien Testament, et notamment Ézéchiel (quatre-vingt-sept
fois de II, 1 à XLVII, 6). En français contemporain, l’expression qui s’en
rapprocherait le plus serait « simple mortel ». Elle est confirmée par les
Psaumes : « Ne mets pas ta confiance dans les princes, ni dans le fils de
l’homme, dont il n’y a pas de secours à attendre » (Ps., CXLIII, 3), et par le
Livre de Job : « Combien moindre est l’homme, c’est-à-dire un ver ? Et le fils
de l’homme, qui est un ver » (Jb., XXV, 6). Ni Jésus ni les évangélistes ne
peuvent l’ignorer.
Les circonstances dans lesquelles Jésus y recourt témoignent incidemment
d’un sens de l’humour étrangement méconnu des exégètes. Assiégé par les
foules sur la rive du lac de Tibériade, il décide d’aller sur l’autre rive. Un
scribe demande à le suivre et Jésus, visiblement excédé et aspirant au calme,
lui répond : « Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des nids,
le fils de l’homme, lui, n’a pas où reposer sa tête. » En langage courant
contemporain : « Le malheureux que je suis ne sait pas où aller pour être
tranquille. » Une autre fois, il dira, tout aussi humoristiquement : « On ne
coud pas de jeunes peaux sur de vieilles outres. »
L’idée que Jésus ait pu se qualifier lui-même de simple mortel était
incompatible avec les notions que se faisaient de lui les exégètes, et
l’expression « fils de l’homme » fut dès lors investie d’une signification
exaltée ; elle fut réservée à Jésus. Quiconque, de nos jours, se l’approprierait
pour son compte passerait pour un illuminé, alors qu’elle est couramment
employée dans les conversations dans tout l’Orient.
Cet intégral détournement de langage fut peut-être favorisé par l’épisode
suivant, celui de la rencontre avec les « démoniaques » gadaréniens, dont
Jésus, à leur propre demande, dépêcha les esprits dans un troupeau de porcs
et qui l’invectivèrent en ces termes : « Que nous veux-tu, Fils de Dieu ? »
(Mt., VIII, 29). Celui qui se désignait comme fils de l’homme était donc Fils
de Dieu, comme les démons l’avaient reconnu. Incidemment, plus d’un
commentateur contemporain s’est étonné, à propos de l’épisode des porcs,
qu’on élevât ces animaux en Israël – « deux mille », précise Marc (V, 13), ce
qui représente un bien grand troupeau pour l’époque et plus encore pour
Israël.
L’expression « Fils de l’homme » revient dans les textes des quatre
Évangiles ensemble avec celle de « Fils de Dieu » et de « Fils de David », de
façon indifférenciée. Ainsi, quand les aveugles demandent sa pitié, ils
l’interpellent en tant que « Fils de David » (Mt., IX, 27), expression
injustifiée comme on l’a vu ( 102).
*

L’identification du Fils de l’homme au Fils de Dieu est d’ailleurs


consommée dans la déclaration de Jésus qui scandalise les Pharisiens : « Le
Fils de l’homme est maître du sabbat » (Mt., XII, 8). Ces mots passent outre
le fait que le sabbat a été institué par Dieu, et ils contredisent ses propres
paroles, selon lesquelles il n’est pas venu abolir la Loi (Mt., V, 17). Le sabbat
était inscrit dans la Loi. Si le Fils de l’homme était maître du sabbat, il
s’identifierait à Dieu et tout à la fois s’opposerait à lui. Puis, dans l’histoire de
la guérison du paralytique, Jésus lui-même déclare : « Le Fils de l’Homme a
le pouvoir sur la terre de remettre les péchés » (Mt., IX, 6). Une troisième
fois, dans l’Évangile de Matthieu, Jésus réaffirme cette glorification du Fils
de l’Homme, mais pour s’identifier cette fois au Messie. Dans son discours
apocalyptique aux Apôtres, il déclare : « En vérité, je vous le dis, vous
n’achèverez pas le tour des villes d’Israël avant que ne vienne le Fils de
l’homme » (X, 23), prophétie qui ne s’est d’ailleurs pas réalisée. Il dira enfin,
avant son arrestation : « Voici que le Fils de l’homme va être livré aux mains
des pécheurs » (Mc, XIV, 41). Il confirme ainsi que c’est de lui qu’il parle.
La plus affirmative des déclarations de Jésus sur le sens nouveau qu’il
donne à l’expression « Fils de l’homme » réside cependant dans son annonce
aux Apôtres après son arrestation : « Je vous le dis à tous : à partir de
maintenant, vous verrez le Fils de l’homme siégeant à la droite de la
Puissance et venant sur les nuées célestes » (Mt., XXVI, 64).
Dès lors, le double sens des deux définitions est instauré et légitimé, en
dépit des réfutations antérieures par Jésus lui-même de sa nature divine. Et
surtout jamais la contradiction fondamentale n’est résolue : comment le Fils
de l’homme peut-il être Fils de Dieu ?

131. La phrase la plus absurde du Nouveau Testament

C’est indéniablement la suivante : « Je sais que le Messie doit venir, celui


qu’on appelle Christ », prononcée par la Samaritaine au puits (Jn, IV, 25).
Deux chapitres plus haut, elle figure déjà dans la bouche d’André l’Apôtre,
qui déclare à son frère Simon : « “Nous avons trouvé le Messie”, ce qui veut
dire Christ », mais là, le deuxième segment de la phrase est explicatif, à
l’intention évidente des lecteurs grecs.
Les mots « Messie » et « Christ » sont strictement synonymes, le premier
est dérivé de l’hébreu machia, en araméen, massih, c’est-à-dire « oint », et le
second est grec, christos, c’est-à-dire également « oint » ; leur équivalent
gréco-latin est messias. Cette tautologie exemplaire est révélatrice des
problèmes de traduction qu’affrontèrent les rédacteurs des Évangiles qui ne
maîtrisaient pas les langues en usage dans la Palestine du temps de Jésus,
dont on retrouvera une autre preuve plus loin ( 153). Elle remet en question
l’interprétation de l’épisode où la célèbre Samaritaine, près du puits, aurait
adressé ces mots à Jésus et où celui-ci lui aurait répondu : « Je le suis, moi
qui te parle » ( 126).
Il est d’ailleurs écrit qu’il n’y avait aucun témoin de la scène et ce dialogue
ne peut qu’être inventé. Mais il évoque d’autres contradictions.

132. L’interdiction de la Samarie par Jésus est oubliée par lui-même

Quand il recrute les Apôtres et qu’il leur expose leur mission, Jésus leur
dit : « Ne prenez pas le chemin des païens et n’entrez pas dans une ville de
Samaritains ; allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël » (Mt.,
X, 5-6). Or, la Samarie est justement l’une de ces brebis perdues. En dépit de
leurs démêlés avec Jérusalem et du fait qu’ils avaient toléré des cultes
étrangers (tout comme Jérusalem sous Salomon), les Samaritains continuaient
d’adorer Yahweh. Et même si, du temps de Jésus, les Juifs tenaient les
Samaritains pour des apostats pires que les païens, les Samaritains avaient,
avant l’Exil, fait partie de la nation d’Israël. Comment se faisait-il que Jésus
eût adopté le préjugé du clergé juif ? Or, avant l’Ascension, il allait, selon les
Actes des Apôtres, se contredire formellement : « Vous serez mes témoins
dans la Judée et la Samarie et jusqu’aux extrémités de la terre », déclare-t-il
aux Apôtres (Act., VIII, 5 et 14-17).
Il se rendit lui-même avec les Apôtres dans la « ville de Samarie appelée
Sychar » (Jn, IV, 5), où est justement situé l’entretien près du puits avec la
Samaritaine. Il est malaisé de déduire que cet entretien suffit à changer les
dispositions de Jésus à l’égard de la Samarie. Ou bien alors prenait-il des
dispositions sans bien en connaître l’objet.

133. Les rapports de Jésus avec les femmes et l’étrange épisode de la


Samaritaine

Les quatre Évangiles démontrent clairement que Jésus n’entretenait guère


de préjugés à l’égard des femmes. Ainsi de son objection laconique à ceux
qui veulent lapider la « pécheresse » : « Que celui d’entre vous qui n’a jamais
péché lui jette la première pierre. » La présence constante de femmes autour
de lui et jusqu’au pied de la croix en est la preuve. Cependant une phrase de
l’Évangile de Jean contredit cette ouverture. Elle se situe justement dans
l’épisode de la rencontre avec la Samaritaine : « Là-dessus arrivèrent ses
disciples, et ils s’étonnèrent qu’il parlât à une femme » (Jn, IV, 27). Pareil
étonnement ne correspond nullement aux portraits de Jésus tracés par les
évangélistes des Synoptiques, il contredit notamment les liens d’affection
qu’il entretenait avec Marie de Magdala et sa sœur Marthe et pose une
énigme. À quel trait inconnu de Jésus se référerait-il ? Jésus aurait-il
condamné le rapport physique avec les femmes dans un texte qui ne nous
serait pas parvenu ?
Et pourquoi Jean est-il le seul à rapporter cet épisode ?
Tel quel, le récit en est un défi au bon sens. Jésus va attendre près d’un
puits en Samarie que quelqu’un vienne lui donner à boire, ce qui est presque
scandaleux, car les Juifs orthodoxes ne boivent pas dans les mêmes récipients
que les Samaritains ; depuis que le Royaume du Nord, la Samarie, s’est
affranchi de la tutelle de Jérusalem, les peuples du sud sont brouillés avec
eux pour des raisons théologiques et politiques et considèrent les Samaritains
comme des renégats. Arrive une inconnue et Jésus lui demande à boire.
Elle s’en étonne : comment, un Juif demande à boire à une Samaritaine ?
D’abord, la question est saugrenue, car les Samaritains se considèrent comme
juifs, même s’ils sont brouillés avec les gens de Judée. Ensuite comment
aurait-elle su qu’il était « juif » ? Il lui répond que si elle savait qui est celui
qui lui demande à boire, ce serait elle qui lui demanderait de l’eau vive.
Qu’est donc cette « eau vive » ? Mystère, sinon que l’eau du puits ne
désaltère qu’un temps, alors que l’eau que dispense le voyageur étanche la
soif à jamais. Mais quelle eau peut-il bien offrir, puisque c’est lui qui a soif ?
Et que n’en boit-il lui-même ? Toutefois, elle le prie de lui en donner et il lui
répond : va chercher ton mari. Elle l’informe qu’elle n’en a pas et il lui dit
qu’en effet, elle en a eu cinq et que celui qui est à la maison n’est pas son
mari. Mais pourquoi le lui demandait-il alors qu’il le savait ? Autre mystère.
Sur quoi, de but en blanc, la femme lui dit qu’elle sait que le Messie va venir,
celui-là qu’on appelle Christ. Pourquoi userait-elle du synonyme grec ? Sur
ces entrefaites, les disciples, qui étaient allés acheter des vivres, reviennent et
la conversation est interrompue. La Samaritaine s’en va clamer en ville que
Jésus est le Messie (Jn, IV, 1-30), ce qui est bien audacieux de sa part, car les
Samaritains ne reconnaissent ni David, ni le Messie. Entre-temps, Jésus n’a
toujours pas eu d’eau.
Un lecteur doté de quelque logique se demandera quel pourrait bien être
l’enseignement de cette parabole sans queue ni tête, et il n’est pas certain que
l’exégèse traditionnelle le renseignerait. Il conclurait en tout cas que les
Synoptiques ont bien fait de l’omettre.
*

Cet épisode est une des preuves que certains passages des Évangiles sont
des textes symboliques. D’abord, le lieu de la rencontre entre Jésus et la
Samaritaine est un symbole : c’est le Puits de Jacob, à Sychar, l’un des lieux
les plus révérés du judaïsme, Samaritains compris. Ceux-ci n’y allaient
d’ailleurs pas puiser de l’eau : pour cela, ils se rendaient au puits voisin de
Aïn Askar. Le Puits de Jacob était une source de la Loi.
La Samaritaine aux cinq maris est un personnage célèbre de l’époque :
c’est Hélène, l’ancienne compagne de Dosithée, maître du gnosticisme, un
des deux mages qui enseignaient alors en Samarie, l’autre étant un disciple de
ce dernier, Simon le Magicien. Selon certains biblistes, Dosithée aurait été un
ancien Essénien15.
On conçoit l’intérêt de Jésus pour ce rival. Ce qui permet de déchiffrer leur
conversation, bien qu’il soit douteux qu’Hélène, alors grande prêtresse d’une
secte gnosticiste, les Héléniens, ait jamais été au Puits de Jacob pour y puiser
de l’eau.
J. « Donne-moi à boire de ton eau. » (Fais-moi tâter de ton enseignement.)
H. « Quoi, toi un Juif tu demandes à boire à une Samaritaine ? » (Quoi, toi
un Juif orthodoxe, tu t’intéresses aux schismatiques ?)
J. « Si tu savais qui te parle, c’est toi qui aurais demandé de l’eau
vivante. » (Si tu savais qui je suis, c’est toi qui demanderais mon
enseignement.)
H. « Tu n’as pas de seau et ce puits est profond. » (Tu n’as aucun pouvoir
et aucun savoir et la religion est une chose profonde.)
J. « Ceux qui boivent cette eau auront soif de nouveau, mais ceux qui
boiront l’eau que je leur donnerai n’auront plus soif. » (Votre rhétorique est
creuse et ne satisfait pas l’esprit, c’est moi qui détiens le secret des choses.)
Le rédacteur de Jean eut la finesse de déguiser l’intérêt de Jésus pour les
activités des Gnostiques en Samarie sous les apparences d’une rencontre
fortuite au Puits de Jacob, mais les auditeurs de son époque reconnaîtraient
sans peine cette Samaritaine-là. Sans doute les auteurs des Synoptiques
jugèrent-ils que l’intérêt de Jésus pour Dosithée et Simon le Magicien
égarerait les fidèles.
Si Dosithée est ignoré des évangélistes, Simon le Magicien, lui, ne fut pas
oublié de Luc, qui lui consacre un long passage des Actes (Act., VIII, 9-24),
le dépeignant comme un faiseur de « sortilèges » qui tenta de corrompre les
Apôtres en leur offrant de l’argent pour obtenir d’eux le pouvoir d’imposer
les mains et d’appeler l’Esprit Saint sur ses clients… mais fut envoyé paître
par Pierre. Incident qui motiva la création du mot « simonie », pour désigner
le commerce des choses spirituelles.
134. « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Dieu seul est bon » : le rejet de sa
nature divine et de sa messianité par Jésus lui-même

L’abondance des désignations de Jésus comme Fils de Dieu dans les quatre
Évangiles canoniques est un des éléments fondateurs du christianisme. Elles
ont, dans la tradition et dans le dogme, contribué à forger la notion de sa
divinité, puis de son appartenance à la Sainte Trinité.
Jésus a cependant rejeté lui-même sa divinité. En effet, l’Évangile de Luc
écrit : « Un notable l’interrogea : “Bon maître, que dois-je faire pour obtenir
la vie éternelle en héritage ?” Jésus lui dit : “Pourquoi m’appelles-tu bon ?
Dieu seul est bon” » (Lc, XVIII, 18-19). Marc rapporte cet épisode presque
dans les mêmes termes (Mc, X, 18).
C’est la plus formelle réfutation de la notion de divinité de Jésus, et elle
l’est d’autant plus qu’elle est proférée par lui-même. Elle témoigne que Jésus
ne revendiquait pas les qualités de la divinité.
Elle constitue également une contradiction majeure dans l’Évangile de
Luc, puisque celui-ci écrit dans son premier chapitre : « Il [Jésus] sera grand,
et il sera appelé Fils du Très-Haut, et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de
David son père » (Lc, I, 32).
Cependant Marc renforce cette négation de la divinité par l’épisode
suivant : non sans présomption, Jacques et Jean demandent à Jésus, avant
l’entrée à Jérusalem, « de siéger l’un à ta droite, l’autre à ta gauche, dans ta
gloire ». Il leur répond : « Quant à siéger à ma droite ou à ma gauche, il ne
m’appartient pas de l’accorder » (Mc, X, 35-40). On retrouve le même
épisode, presque textuellement, chez Matthieu, à une différence près : c’est la
mère de Jacques et de Jean, Marie de Zébédée, que Jean place au plus tard au
pied de la croix, qui fait la demande de cet honneur pour ses fils (Mt., XX,
20-23). Les mots de Jésus signifient clairement qu’il ne possède pas le
pouvoir divin de glorifier ses Apôtres au ciel.
Or il se contredit, car au début de son ministère, à Jérusalem, il déclare :
« Le Père ne juge personne ; il a donné au Fils le jugement tout entier » (Jn,
V, 22). Comment pourrait-il détenir le pouvoir de tout juger et non celui de
glorifier ses Apôtres ? Mais plus loin, cette déclaration est suivie de celle-ci :
« Je ne puis rien faire de moi-même. […] Mon jugement est juste parce que
je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé » (Jn,
V, 30). Or, le jugement est un acte volontaire ; si celui qui en est chargé ne
fait qu’exécuter une volonté supérieure, il s’ensuit qu’il ne dispose pas du
« jugement tout entier ».
Cependant il déclare plus tard : « Moi, je ne juge personne ; et s’il m’arrive
de juger, mon jugement est selon la vérité » (Jn, VIII, 16). Que faut-il
retenir ? Juge-t-il ou ne juge-t-il pas ?
Jésus se dénie également le pouvoir de connaître le jour de l’apocalypse
qu’il annonce en termes mystérieux (commentés ainsi par Marc : « Que le
lecteur comprenne »), quand « l’abomination de la désolation sera installée là
où elle ne doit pas être » : « Quant à la date de ce jour, ou à l’heure, personne
ne les connaît, ni les anges dans le ciel, ni le Fils, personne que le Père » (Mc,
XIII, 14-32). Mais n’a-t-il pas dit lui-même : « Moi et le Père nous sommes
un » (Jn, X, 30) ? Comment peut-il alors ignorer ce que sait le Père ?
Luc offre deux autres indications de la grande réserve, voire de la
dénégation de Jésus à l’égard de son personnage et de sa mission. La
première se situe quand il enseigne dans le Temple et que les grands prêtres,
les scribes et les anciens lui demandent, après qu’il a chassé les marchands du
sanctuaire : « Dis-nous par quelle autorité tu fais cela, ou quel est celui qui t’a
donné cette autorité ? » Il se récuse : « Je ne vous dis pas par quelle autorité
je fais cela » (Lc, XX, 1-8). La seconde porte sur la notion de Messie : « Il
leur dit : “Comment peut-on dire que le Messie est fils de David ? C’est
David lui-même, en effet, qui dit dans le Livre des Psaumes : ‘Le Seigneur a
dit à mon Seigneur : siège à ma droite jusqu’à ce que j’aie fait de tes ennemis
un escabeau pour tes pieds’ David donc l’appelle Seigneur : comment alors
est-il son fils ?” » (Lc, XX, 41-44).
Jésus réfute donc là ou bien l’ascendance davidienne que Matthieu et Luc
ont voulu établir, ou bien sa messianité.
L’épisode où Jésus aurait révélé son identité de Messie à la Samaritaine
semble devoir être rejeté pour les raisons exposées plus haut ( 126).
Une négation de sa divinité et une réfutation de sa messianité dans le
même Évangile constituent des fractures majeures de sa cohérence.

135. Qu’était donc le Serpent de Moïse ?

Les Évangiles abondent certes en énigmes, mais l’une des plus rétives à
l’explication est certes celle qui se trouve dans l’entretien de Jésus avec
Nicodème (Jn, III, 14) : « Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi
faut-il que soit élevé le Fils de l’homme. » Métaphore surprenante.
En effet, elle se réfère au serpent d’airain que Yahweh, certainement
oublieux de sa propre interdiction de façonner des effigies d’êtres vivants,
aurait ordonné à Moïse de fabriquer pendant la traversée du désert. Cela
aurait été pour satisfaire aux supplications de son peuple, harcelé par des
« serpents brûlants ». Moïse s’exécuta et il suffit alors de regarder le serpent
pour être guéri des morsures de ces animaux. Peut-être y verra-t-on une
préfiguration du principe de l’homéopathie, qui consiste à guérir le mal par le
mal.
C’était probablement d’Égypte que les Hébreux avaient emporté le culte du
serpent, cet animal y étant révéré sous le nom d’Atoum, Seigneur avant la
création de la terre et du ciel et guérisseur universel (on le retrouve de nos
jours dans le caducée des médecins). L’idole s’en dressait même dans le
Temple.
Il n’en demeure pas moins que le pieux roi Ézéchias avait fait détruire cette
idole comme toutes les autres (II Rois, XVIII, 4), parce qu’elle aurait parlé
contre Yahweh et Moïse. Et son évocation par Jésus appelle en mémoire le
serpent qui, pour une secte de Gnostiques de l’époque, les Ophites, était le
symbole des puissances dont même le Rédempteur devait connaître le nom,
afin de pouvoir franchir les espaces qui le mèneraient jusqu’au ciel16.
La surprise dérive alors d’une référence directe à la notion d’une secte
gnostique, c’est-à-dire appartenant à un courant que l’Église allait rejeter au
IIe siècle comme hérétique. Son inclusion dans l’Évangile de Jean, dont le
Prologue est teinté de fortes références gnosticistes, mène à s’interroger sur
son authenticité. Pour le judaïsme traditionnel, en effet, le serpent demeurait
l’animal coupable qui avait poussé le couple originel à la Faute.

136. Une citation énigmatique et anachronique…

Dans ses invectives contre les Pharisiens, Jésus appelle sur eux « tout le
sang innocent répandu sur terre, depuis le sang de l’innocent Abel jusqu’au
sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez assassiné entre le sanctuaire
et l’autel » (Mt., XXIII, 35). S’il parle de Zacharias Barouchos (dit aussi
Berekya ou Bérekyahou), il commet un étonnant anachronisme, car ce prêtre
fut assassiné dans le Temple en 69, un an avant la destruction du Temple,
comme le rapporte Flavius Josèphe, c’est-à-dire trente-neuf ou trente-six ans
après la crucifixion. Ni Jésus ni ses auditeurs ne peuvent en avoir
connaissance.
Certains exégètes ont soutenu que ce Zacharie serait celui dont parle le
second Livres des Chroniques (II Chr., XXIV, 20-22). Or celui-là était fils de
Yehoida et non de Barachie.
Cette bévue est généralement attribuée à un copiste négligent, un de plus ;
elle n’en reste pas moins énigmatique. Comment un copiste, fût-il négligent,
prit-il l’initiative de modifier des paroles de Jésus, et de surcroît pour y
introduire une erreur ? Ou bien aurait-il inventé les propos de Jésus ? Y
aurait-il d’autres cas de pareilles altérations ?

137. … et une citation inexacte sur le mariage

Quand il va prêcher en Judée et que des Pharisiens l’interrogent : « Est-il


permis de répudier sa femme pour n’importe quel motif ? », Jésus leur
répond : « N’avez-vous pas lu que le Créateur, dès l’origine, les fit homme et
femme, et qu’il a dit : ainsi donc l’homme quittera son père et sa mère pour
s’attacher à sa femme, et les deux ne feront qu’une seule chair ? »
(Mt. XIX, 3-5). Or, ce n’est pas le Créateur qui le dit, mais le rédacteur de
l’Exode, présumé être Moïse (Ex., II, 24). Jésus interprète-t-il l’Exode à sa
façon, ou bien est-ce une autre erreur de transcription ?

138. Douceur ou violence ? La contradiction entre les discours de Jésus

Dans un même Évangile, celui de Matthieu, Jésus tient des discours


contradictoires : « Heureux les doux, car ils posséderont la terre » (Mt., V, 4).
« N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis
pas venu apporter la paix, mais le glaive », déclare-t-il pourtant plus tard
(Mt., X, 34). Et plus tard encore, il dit à Pierre, qui tente de le défendre lors
de l’arrestation au mont des Oliviers : « Rengaine ton glaive, car tous ceux
qui prennent le glaive périssent par le glaive » (XXVI, 52). Est-ce le même
homme qui a conseillé aux Apôtres de s’armer : « Que celui qui n’a pas
d’épée vende ses vêtements et en achète une » (Lc, XXII, 36) ? Est-ce le
même qui a dit : « Moi, je vous dis de ne pas tenir tête au méchant ; au
contraire, si quelqu’un te donne un soufflet sur la joue droite, tends-lui l’autre
joue » (Mt., V, 39) ?
Il est impossible de savoir si Jésus prêche la douceur ou la violence. Et ces
contradictions posent la question fondamentale de l’interprétation de maints
passages des Évangiles.

139. Le recours à l’autorité des Écritures, déni de la liberté


L’une des interrogations essentielles posées par la lecture de la Bible,
Ancien et Nouveau Testaments confondus, est celle qui jaillit de
l’omniprésente référence aux Écritures, souvent citées d’ailleurs de façon
inexacte ou ad hoc. Le terme « Écritures » est utilisé de façon vague,
désignant les Prophètes aussi bien que le Pentateuque, bien que les textes des
premiers ne détiennent aucune valeur doctrinale et qu’ils aient été vilipendés
par des Prophètes eux-mêmes, tels qu’Isaïe et Jérémie. Ce recours est aussi
bien pratiqué par les rédacteurs des textes, ici les évangélistes, que par les
personnages principaux, tels que Jean le Baptiste et Jésus.
Ainsi, après la guérison de l’aveugle à la piscine de Bethesda, il déclare :
« Si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, car c’est de moi qu’il a écrit.
Mais si vous ne croyez pas à ses écrits, comment croiriez-vous à mes
paroles ? » (Jn, V, 46-47). Il se présente donc comme annoncé par Moïse,
c’est-à-dire par les Écritures.
Pareillement, lorsqu’il est arrêté et que Pierre tente de le défendre, il l’en
dissuade et lui dit : « Comment alors s’accompliraient les Écritures d’après
lesquelles il doit en être ainsi ? » (Mt., XXVI, 54). Il ne précise pas lesquelles
et quand l’évangéliste Matthieu s’en charge, on ne saurait être plus vague :
« les Écritures des Prophètes » (XV, 56). On chercherait en vain chez les
Prophètes l’annonce de l’arrestation et de la crucifixion d’un fils de David ;
mais la foi ou le respect pour la Bible font que l’on se dit que ce doit être
vrai, puisqu’ils le disent. La conclusion en est que Jésus aurait pu se défendre
et éviter la crucifixion, mais qu’il y aurait renoncé pour que s’accomplît une
prophétie indéterminée. On compte ainsi, chez Matthieu, trois références aux
Écritures : XXI, 43, XXIV, 15 et XXVII, 9. Aussi en est-il le plus économe.
Cette constante référence aux Prophètes est commune aux quatre Évangiles
canoniques. Dans l’Évangile de Marc, on la trouve dans la bouche de Jésus
lors de son arrestation, mais dans un contexte différent. Là, c’est à l’un des
sbires du grand prêtre qu’il s’adresse : « Chaque jour j’étais auprès de vous,
dans le Temple, à enseigner, et vous ne m’avez pas arrêté. Mais c’est pour
que les Écritures s’accomplissent » (Mc, XIV, 49).
Chez Luc, la référence aux Écritures commence à la prédication de Jésus
dans l’hypothétique synagogue de Nazareth où, entre tous les textes de
l’Ancien Testament, on lui remit justement le rouleau du prophète Isaïe, « et
déroulant le livre, il trouva le passage où était écrit : L’Esprit du Seigneur est
sur moi, parce qu’il m’a consacré par l’onction » (Lc, III, 12-19). Une fois de
plus, Luc cite le texte de façon inexacte ; il s’agit des versets LXI, 1-2 d’Isaïe,
qui sont une proclamation du prophète lui-même :
Il m’a envoyé porter la nouvelle aux pauvres,
panser les cœurs meurtris,
annoncer aux captifs la libération
et aux prisonniers la délivrance,
proclamer une année de grâce de la part de Yahweh…

Luc modifie ainsi le texte original :


L’Esprit du Seigneur Yahweh est sur moi,
car Yahweh m’a donné l’onction ;
pour porter la bonne nouvelle aux pauvres,
Il m’a envoyé annoncer aux captifs la délivrance
et aux aveugles le retour à la vue…

Il a supprimé « panser les cœurs meurtris » et introduit la notion de


l’onction, ainsi qu’une annonce aux aveugles qu’Isaïe n’a jamais écrite et qui
est sans doute une référence aux miracles de Jésus. Ce n’est là qu’un exemple
des libertés que les rédacteurs du Nouveau Testament prennent avec
les Écritures.
Les références aux Écritures reprennent quand Jésus parle du Baptiste (VII,
27), puis quand il emmène les Apôtres à Jérusalem et leur déclare : « Voici
que nous montons à Jérusalem et que s’accomplira tout ce qui a été écrit par
les Prophètes pour le Fils de l’homme » (XVIII, 31). La plus surprenante des
références aux Prophètes mises dans la bouche de Jésus est sans doute celle
où, après avoir organisé son entrée royale à Jérusalem (Lc, XXI, 5), il cite
Isaïe :
Dites à la fille de Sion,
Voici que ton Roi vient à toi,
modeste, il monte une ânesse
et un ânon, petit d’une bête de somme.

Aucune ambiguïté n’est possible : la foule acclame « le roi d’Israël » (Jn,


XII, 13).
Ce serait la seule fois où Jésus aurait revendiqué une royauté terrestre (
126). Mais elle pèse d’un poids solennel.
Après une citation obscure, également mise dans la bouche de Jésus, « il
faut que s’accomplisse ce qui a été écrit : “Il a été compté parmi les
scélérats” » (Lc, XXII, 37), c’est l’un des disciples d’Emmaüs qui cite par
deux fois les Prophètes (XXIV, 25-27), et enfin Jésus lui-même qui cite à la
fois les Prophètes, les Psaumes et les Écritures (XXIV, 44-46), introduisant
une prophétie introuvable selon laquelle le Messie ressusciterait d’entre les
morts le troisième jour.
L’Évangile de Jean ne fait pas exception à cette pratique des références :
nous en avons dénombré neuf (II, 17 et 22, XII, 14 et 16, XVII, 12, XIX, 24,
28, 36 et 37).
Même Satan se réfère aux Écritures ! Quand il emmène Jésus au sommet
du Temple, à Jérusalem, et qu’il lui enjoint de se jeter dans le vide, il lui dit :
« Car il est écrit : Il donnera pour toi des ordres à ses anges afin qu’ils te
sauvent » (Lc, IV, 10).
À lire les Évangiles canoniques, on serait tenté de croire que c’étaient les
Prophètes du passé qui régissaient la vie religieuse des Juifs au Ier siècle.
N’avaient-ils pas lu Jérémie ?
*

Il s’ensuivrait qu’un épisode crucial de l’histoire de l’humanité se serait


déroulé selon un plan établi de toute éternité. Selon cette optique, les
Prophètes auraient tout dit et tout serait écrit depuis toujours. Or, c’est une
interprétation fataliste de la destinée qui contredit les deux Testaments. Dans
l’Ancien, Dieu exhorte d’abord les Juifs à la conquête de la Terre promise et
au rejet des idolâtries, sous peine de catastrophe, puis il s’efforce de les
ramener à l’unité. Dans le Nouveau Testament, Dieu serait intervenu dans le
cours de l’Histoire pour sauver l’humanité qu’il juge à la dérive. Et pourquoi
Jésus aurait-il déclaré qu’il était venu apporter le glaive, pourquoi aurait-il
ordonné aux Apôtres de se munir d’une épée, si ce n’est pour le combat,
pourquoi aurait-il dit : « Je suis venu apporter le feu sur la terre » ?
Dans les deux Testaments se dessine l’idée du libre arbitre et de la
possibilité de maîtriser sa destinée en luttant contre le Mal. La notion de
liberté est ainsi fondée. Le recours systématique aux Prophètes est donc en
contradiction fondamentale avec la logique des récits. Tout se passe comme
si la révolution christique était intégrée dans la tradition.
Et cela pose une question exégétique : la prééminence évidente des
Écritures, en fait des Prophètes, dans l’esprit des évangélistes ne les aurait-
elle pas induits à mettre dans la bouche de Jésus des références qui, pour eux,
renforçaient sa légitimité ? Nous ne surprendrons pas grand monde en
rappelant que leurs témoignages n’ont pas valeur historique, au sens moderne
de ce mot : c’étaient des récits apologétiques, rédigés au plus tôt un demi-
siècle après les événements rapportés et qui, de plus, furent abondamment
modifiés avant de nous parvenir sous les formes que nous connaissons. En
démontrant à leur façon que l’œuvre de Jésus avait été annoncée de longue
date par les « Écritures », ils en annulaient le caractère révolutionnaire et
même subversif.
Cependant, la contradiction demeure, aux dépens d’une lecture cohérente
des Évangiles.

140. Le calembour inexistant

La quasi-totalité des traductions françaises des Évangiles comportent un


calembour involontaire ; il se situe au passage de Matthieu où Jésus dit à
Pierre : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église » (Mt., XVI,
18). Il tient à l’exacte homophonie du prénom et de l’objet, celui-ci étant
devenu prénom ; la conversion ne s’étant pas faite dans les autres langues,
ce faux calembour n’existe évidemment pas dans les autres traductions, où
Peter est phonétiquement distinct de stone ou de Stein, par exemple. Jésus
s’inspire à l’évidence de la phrase d’Isaïe : « Voici que je pose à Sion une
pierre éprouvée. »
Bien que cela n’entre pas dans le cadre de ces pages, il convient de
rappeler que le premier et seul prénom de Pierre jusqu’à cette désignation-là
fut Simon et que Pierre est la transcription grecque de l’araméen Kepha,
c’est-à-dire justement « pierre ». Tant qu’à prendre des libertés avec les
traductions, il serait donc plus cohérent d’appeler Pierre par son premier
prénom, Simon, jusqu’à ce que Jésus le surnomme ainsi.

141. L’étrange parabole du figuier

Sur le chemin de Jérusalem, Jésus, ayant faim, se serait approché d’un


figuier et, n’y trouvant pas de fruits, l’aurait condamné à la stérilité. « Et à
l’instant même, le figuier devint sec » (Mt., XXI, 19). D’abord, comment
pouvait-on le savoir ? Sa sécheresse n’aurait pu se manifester que plusieurs
jours plus tard. Ensuite, Jésus ne l’avait condamné qu’à la stérilité et non à la
mort. Enfin, la « faute » de ce figuier était de n’avoir pas offert de fruits à
l’appétit de Jésus, et la « punition » apparaît dictée par un mouvement
d’humeur omnipotente qui ne correspond guère à l’image de Jésus, en tout
cas pas de celle que veulent tracer les évangélistes. D’autant plus que Marc,
qui reprend cet épisode incompréhensible (Mc, XI, 12-14), ajoute un détail
qui en souligne l’absurdité : « Ce n’était pas la saison des figues. »
Censée illustrer la puissance de la foi, l’anecdote décrit plutôt un caprice.

142. Contradiction sur la circoncision

L’évangéliste Jean fait tenir les propos suivants à Jésus, lors de


l’enseignement qu’il donne à Jérusalem : « Moïse vous a donné la
circoncision – non qu’elle vienne de Moïse, mais des patriarches » (Jn, VII,
22). Or, cette assertion est en contradiction formelle avec la Genèse : « Voici
mon alliance que vous garderez entre moi et vous et ta race après toi : tout
mâle d’entre vous sera circoncis. Vous serez circoncis quant à la chair de
votre prépuce » (Gen., XVII, 10-11). La circoncision ne vient ni de Moïse ni
des patriarches, elle a été ordonnée par Yahweh et transmise par Abraham.
Est-il possible que Jésus l’ait ignoré ? Ou bien le rédacteur de Jean a-t-il prêté
à Jésus des propos qui annulaient l’appartenance de la circoncision aux
impératifs de l’Alliance ? Cela correspondrait à l’intention de l’Évangile
de Jean de détacher l’enseignement de Jésus du judaïsme traditionnel, quitte à
lui faire dire ce qu’il n’avait jamais dit.

143. Quels sont les « disciples » qui ont abandonné Jésus ?

Parmi les points obscurs des Évangiles, et pourtant décisifs dans l’histoire
de Jésus, il faut compter la défection de nombreux disciples avant son départ
de la Galilée pour Jérusalem, dont l’Évangile de Jean est le seul à parler.
Après le prêche dans une synagogue de Capharnaüm, « beaucoup de ses
disciples se retirèrent et ils n’allaient plus avec lui » (Jn, VI, 66).
Cette réaction est due aux propos de Jésus par lesquels il institue
l’eucharistie. D’abord, il déclare : « Je suis le pain de vie » et promet à ceux
qui lui font foi la résurrection au Jugement dernier… ce qui suscite une
première protestation de ses auditeurs : « Celui-là n’est-il pas Jésus, le fils de
Joseph, dont nous connaissons le père et la mère ? Comment peut-il dire
maintenant : “Je suis descendu du ciel” ? »
Il déclare ensuite : « Le pain que je donnerai, c’est ma chair pour la vie du
monde. » Deuxième réaction des auditeurs : « Comment celui-là peut-il nous
donner sa chair à manger ? »
Enfin, Jésus déclare : « Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie
éternelle […] car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang est
vraiment une boisson. » Troisième et dernière réaction : « Qui peut
l’écouter ? » Et un grand nombre de disciples scandalisés l’abandonnent.
On rappellera à ce propos que l’une des principales singularités de
l’Évangile de Jean est qu’il ne mentionne pas l’institution de l’eucharistie au
cours de la Cène, mais bien plus tôt dans le ministère de Jésus, et que c’est
aussi l’un des plus importantes différences entre les Évangiles canoniques et
le sien.
Le discours que Jean prête à Jésus au cours de cette Cène est le plus long
de tous (Jn, VI, 32-63) ; il est aussi énigmatique à force de paraboles, voire
contradictoire, car après avoir prévenu que ceux qui ne mangeront pas la
chair du Fils de l’Homme n’auront pas la vie en eux, il déclare que « la chair
ne sert de rien ». Si elle est inutile, pourquoi la manger ? Et même instruits
par les commentaires de siècles de christianisme, certains chrétiens, même
s’ils communient, éprouveraient quelque difficulté à le commenter.
La question que pose ce passage porte sur les disciples : s’agit-il seulement
des auditeurs dans le peuple ? Sans doute, suppose-t-on, puisqu’après cet
incident, Jésus s’adresse « aux Douze ». Aucun des Apôtres n’a donc fait
défection, ou bien ils sont revenus sur leurs pas. Mais le vocabulaire de Jean
réserve des surprises : peu après, il écrit que « ses frères » incitèrent Jésus à
aller en Judée, afin que ses disciples vissent ses œuvres. Qui sont ces
« frères » ? Certes pas ceux de sa famille, qu’il a traités avec tant de
désinvolture et qui, de toute façon, ne sont pas de ceux qui le suivent ; il faut
en déduire que ce sont des partisans. Plus loin, quand Marthe et Marie lui
envoient un message pour l’informer que Lazare est malade, Jésus dit à ses
« disciples » : « Allons de nouveau en Judée. » Comme Jean n’utilise jamais
le mot « apôtre », force est d’en déduire que ce sont les Douze. La déduction
est vérifiée par le fait que Jean écrit : « Judas l’Iscariote, l’un des disciples »
(Jn, XII, 4). Puis qu’avant la Cène, Jésus « commença à laver les pieds des
disciples » (Jn, XIII, 5). La preuve est faite que Jean appelle les apôtres
« disciples ». Et lors de la Cène, il ne cite pas le nombre des présents.
La question se pose donc : il y eut des apôtres qui firent défection après le
prêche de Capharnaüm. Mais combien et qui furent-ils ?

144. Comment Judas pouvait-il « trahir » Jésus ? Contradictions et


énigmes

Selon Matthieu (Mt., XXVI, 14-16), Judas Iscariote se serait rendu auprès
des « grands prêtres » – non-sens récurrent – et leur aurait demandé combien
ils le paieraient pour trahir Jésus. La somme fut de « trente pièces d’argent ».
Marc, Luc ni Jean ne précisent la somme. Mais la question essentielle, que
personne ne semble s’être posée, est la suivante : en quoi donc consistait la
trahison ? À leur connaissance, Jésus ne fomentait pas de complot. S’il avait
vécu dans la clandestinité, on aurait pu supposer qu’elle aurait été de révéler
sa cachette, mais depuis sa triomphale entrée à Jérusalem, le dimanche des
Rameaux, il allait faire ses dévotions et prêcher au Temple, et des foules le
suivaient. Jésus lui-même le dit à ceux qui l’arrêtent : « Alors que chaque
jour j’étais avec vous dans le Temple, vous n’avez pas porté la main sur
moi » (Lc, XXII, 53). Le Sanhédrin n’avait donc nul besoin de Judas pour
l’arrêter. Et, il faut le souligner, ce Conseil n’avait aucunement le pouvoir
d’arrêter qui que ce fût en dehors du Temple. Un rapt à l’insu du pouvoir
romain l’aurait exposé à un conflit avec Pilate.
Et là s’insère une nouvelle contradiction dans la logique même du récit.
Les « grands prêtres » et les Pharisiens auraient, selon Matthieu, différé
l’arrestation : « Pas en pleine fête, disaient-ils toutefois, il faut éviter un
tumulte dans le peuple » (Mt., XXVI, 5). Mais Jean, pour sa part, dit
exactement le contraire : à l’approche de la Pâque, « les grands prêtres et
les Pharisiens avaient donné des ordres : si quelqu’un savait où il [Jésus]
était, il devait l’indiquer, afin qu’on le saisît » (Jn, XI, 57). Lequel des deux
est bien informé ?
Incidemment, il faut s’étonner que les Sadducéens, autre grande secte juive
et qui dominait le clergé, ne soient jamais mentionnés, alors qu’ils figuraient
en principe parmi les plus vigilants adversaires de Jésus, puisqu’ils ne
croyaient pas à la résurrection des corps.
Les gens du Sanhédrin l’auraient donc arrêté à la veille de la Pâque. Qu’ils
l’aient fait de nuit, espérant éviter des émeutes, n’était que reculer pour mieux
sauter car, le matin même de son arrestation, les Apôtres se seraient chargés
de répandre la nouvelle. Leur calcul était donc frappé de nullité à son origine.
Auraient-ils eu besoin de Judas pour localiser Jésus la nuit ? Il est dit que
Judas, lui, savait que Jésus et ses disciples se réunissaient souvent dans la
vallée du Cédron, mais la police du Temple, celle-là même que dirigeait un
certain Saül, n’aurait pas eu de peine à le trouver à toute heure.
Au terme de ces invraisemblances, la trahison de Judas n’est nulle part
expliquée dans les Évangiles, ni son utilité pour le Sanhédrin et moins encore
son motif véritable. Les évangélistes invoquent sa cupidité ; l’argument est
douteux ; cet homme avait fidèlement suivi Jésus durant tout son ministère, il
avait tenu la bourse commune sans qu’aucun reproche lui ait été fait et il
serait soudain devenu cupide ?
La seule trahison qu’il aurait pu commettre aurait été d’abandonner Jésus.
Les récits évangéliques de la Cène, au cours de laquelle Jésus aurait dit à
Judas : « Ce que tu fais, fais-le vite » (Jn, XIII, 27), posent incidemment la
question suivante : pourquoi Jésus, qui se savait recherché par les autorités du
Temple, choisit-il une maison qui est contiguë à la résidence de Caïphe ?
Tous les plans de la Jérusalem de l’époque le démontrent en effet : le palais
du grand prêtre et le Cénacle, comme cette maison est désormais appelée,
sont distants de moins de dix mètres. C’était vraiment se jeter dans la gueule
du loup.

145. Contradictions sur l’usage que Judas fit des trente pièces d’argent et
sur sa mort

Matthieu raconte que, pris de remords, Judas alla rendre cet argent aux
prêtres qui le lui avaient donné (Mt., XXVII, 3-5), et les prêtres achetèrent
avec un champ qui fut appelé Hakeldama, Domaine du Sang. Mais on lit dans
les Actes des Apôtres que ce fut Judas lui-même qui acheta ce terrain, appelé
du même nom (Act., I, 18).
Matthieu avance qu’ainsi s’était accompli « l’oracle du prophète Jérémie :
et ils prirent les trente pièces d’argent, le prix du Précieux qu’ont apprécié des
fils d’Israël, et ils les donnèrent pour le champ du potier, ainsi que me l’a
ordonné le Seigneur ». Or, on saisit mal la correspondance entre cette citation
et l’histoire de ce champ, ensuite, cet oracle est introuvable dans le texte de
Jérémie. En fait il est tiré – de travers – d’un épisode du Livre de Zacharie :
c’est celui du pasteur excédé par la rébellion de ses brebis, qui les abandonne
et dit aux marchands de brebis qui l’observent : « “Si cela vous semble bon,
donnez-moi mon salaire.” […] Ils pesèrent mon salaire : trente sicles
d’argent. » Sur l’ordre de Yahweh, le pasteur les remet donc à la Maison de
Yahweh pour être fondus (Zac., XI, 11-13). Il n’y est nulle part question du
champ du potier ni de trahison ; c’est bien un détournement de citation
caractérisé, comme il en est souvent dans le Nouveau Testament ; comme
bien d’autres, celui-ci vise à certifier un récit énigmatique et douteux en le
garnissant du sceau des Écritures.
Une autre contradiction, non moins flagrante, apparaît sur la mort de
Judas : selon Matthieu (XVII, 5), il se pendit, mais selon les Actes, « cet
homme est tombé la tête la première et a éclaté par le milieu et toutes ses
entrailles se sont répandues » (Act., I, 18). Étrange accident, encore plus
étrange pour un pendu.

146. Si Jésus savait que Judas allait le trahir, pourquoi ne l’a-t-il pas
écarté des Apôtres ?

De nombreux propos de Jésus avant et pendant la Passion indiquent qu’il


savait qu’il allait être livré à ses ennemis et « trahi » par Judas Iscariote.
Ainsi, en Galilée, il annonce aux disciples : « Le Fils de l’homme va être
livré aux mains des hommes, et ils le tueront et, le troisième jour, il
ressuscitera » (Mt., XVII, 22-23).
Il le redit à Césarée de Philippe : « Le Fils de l’homme doit beaucoup
souffrir, être rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, être tué, et
après trois jours, ressusciter » (Mc, VIII, 31). Et, redescendant de la
montagne, avant d’entrer à Jérusalem : « Le Fils de l’homme va être livré aux
mains des hommes » (Lc, IX, 44).
Sur le mont des Oliviers, il déclare aussi : « L’heure est venue : voici que
le Fils de l’homme va être livré aux mains des pécheurs. » « Jésus, écrit Jean,
savait dès le commencement qui étaient ceux qui ne croyaient pas et qui était
celui qui le livrerait » (Jn, VI, 64).
Lors de la dernière Cène, il déclare : « Il faut que s’accomplisse en moi
ceci qui a été écrit : “Il a été compté parmi les scélérats” » (Lc, XX, 37). Et
toujours lors de cette Cène, quand Jean lui demande qui le trahira, Jésus
répond : « C’est celui à qui je donnerai la bouchée que je vais tremper » (Jn,
XIII, 26). Et il la donne à Judas. Là s’insère d’ailleurs un incident
incompréhensible : c’est après que Judas eut mangé le pain que « Satan entra
en lui ». Ce qui signifie que jusqu’alors il aurait été loyal et cela exclut toute
hypothèse de visite antérieure au Sanhédrin, où Judas aurait offert ses
services. Le scénario était préexistant : la bouchée de pain était le
déclencheur de la machine infernale. Jésus en est mystérieusement informé ;
il dit alors à Judas : « Fais vite ce que tu as à faire. » Ces mots mêmes
donnent à penser que Jésus aurait donné à Judas l’ordre de le trahir.
Et la question s’impose : pourquoi Jésus n’a-t-il pas écarté Judas de lui et
des Apôtres ? « Pour accomplir ce qui était écrit », formule qui revient
inlassablement tout au long des quatre Évangiles.
La déduction en serait que Jésus est allé volontairement au supplice. Elle
est confirmée par son imploration lors de la Cène : « Mon Père, dit-il, si cette
coupe ne peut passer sans que je la boive, que ta volonté soit faite ! » (Mt.,
XXVI, 42), reprise par Marc en termes un peu différents : « Père, éloigne de
moi cette coupe ! » (Mc, XIV, 36). Elle témoigne de sa conviction intime
qu’il doit se laisser crucifier parce que telle est la volonté divine.
Outre l’objet même de la « trahison », reste à expliquer l’incroyable
passivité des Apôtres. Jésus vient de leur indiquer le traître, et celui-ci quitte
d’ailleurs la table pour aller accomplir son forfait, et pas un seul ne se lève
pour l’en empêcher ; ils sont tous complices de la trahison. Il est difficile de
s’empêcher de penser que, dans certains cercles qui ne se revendiquent
pourtant pas de la spiritualité, les réactions témoignent de plus de bon sens.
On n’évoquera que pour mémoire la découverte en 2005 de l’Évangile de
Judas, dont la thèse est que Judas se sacrifia pour endosser le rôle du traître,
par amour pour Jésus.

147. Les Apôtres ne pouvaient en aucun cas porter un glaive

Il n’est pas nécessaire de posséder de grandes connaissances historiques


pour s’étonner que les Apôtres portassent un glaive ; c’est pourtant ce
qu’avancent les Évangiles.
D’abord, pendant la dernière Cène et après son injonction à aller acheter
des glaives, les Apôtres lui disent : « “Seigneur, il y a ici deux glaives.” Il
leur répondit : “C’est bien assez” » (Lc, XXII, 38). Mais bien assez pour quoi
faire ? Et comment ne pas songer, incidemment, qu’un seul aurait suffi à
empêcher Judas de faire sa basse besogne ?
Ensuite, lors de l’arrestation au mont des Oliviers, « un des compagnons de
Jésus porta la main à son glaive, le dégaina, frappa le serviteur du grand
prêtre et lui enleva l’oreille » (Mt., XXVI, 51). On ne sait ce qu’il faut
entendre par « serviteur », certainement pas un domestique, mais
certainement une personne dotée d’assez d’autorité pour représenter
son supérieur.
« L’un des assistants dégaina son glaive, frappa le serviteur du grand prêtre
et lui enleva l’oreille » (Mc, XIV, 47). « Voyant ce qui allait arriver, ses
compagnons lui dirent : “Seigneur, faut-il frapper du glaive ?” Et l’un d’eux
frappa le serviteur du grand prêtre et lui enleva l’oreille droite » (Lc, XXII,
49-50). Jean précise que celui qui défendit ainsi Jésus était Simon-Pierre et
que le serviteur blessé s’appelait Malchus, transcription probable de
Malachie, et c’était bien l’oreille droite qu’aurait perdue ce dernier (Jn,
XVIII, 10).
L’épisode dut plaire aux rédacteurs des Évangiles, car c’est l’un des rares
points sur lesquels ils concordent. Il se trouve qu’il est cependant en
contradiction avec la réalité historique, car le port du glaive était strictement
réglementé dans tout l’Empire romain et interdit aux civils et aux populations
sous tutelle romaine. On imaginait mal, d’ailleurs, les Apôtres parcourant le
pays avec des glaives dans leurs fourreaux à la ceinture, comme des
centurions. Et l’exploit de Pierre était difficile à concevoir : s’il avait tranché
l’oreille de Malchus avec une arme aussi lourde qu’un glaive, la dynamique
du geste aurait entraîné une entaille profonde à l’épaule.
Toutefois, si la possession de glaives par les Apôtres est véridique, elle
contredit le message pacifique de Jésus et sa phrase : « Celui qui vainc par le
glaive périt par le glaive. » Par ailleurs, elle indiquerait que Jésus et les
Apôtres s’attendaient à un conflit violent avec leurs adversaires, ce qui
remettrait une fois de plus en question les récits évangéliques, car cela les
rangerait parmi les Esséniens qui se préparaient à un conflit armé.
Il est permis de supposer que si l’épisode séduisit les rédacteurs, c’est qu’il
permettait d’exprimer l’aversion éprouvée pour le grand prêtre lui-même :
c’était une attaque par substitution. La blessure était perfide, elle retirait au
blessé l’accession au sacerdoce. Peine perdue : l’instant d’après, Jésus lui
aurait rétabli l’oreille (Lc, XX, 51).

148. Le grand prêtre ne pouvait pas faire arrêter Jésus hors du Temple

Contrairement aux allégations des évangélistes, le grand prêtre n’a pu faire


arrêter Jésus. Matthieu parle ainsi de « Judas […] et avec lui une bande
nombreuse armée de glaives et de bâtons, envoyée par les grands prêtres et
les anciens du Temple » (Mt., XXVI, 47). Marc use presque exactement des
mêmes termes, ajoutant les scribes (Mc, XIV, 43). Luc décrit ceux qui
s’étaient portés contre lui, « grands prêtres », chefs des gardes du Temple et
anciens (Lc, XXII, 52). Et Jean parle de Judas menant la cohorte et des
gardes détachés par « les grands prêtres et les Pharisiens » (Jn, XVIII, 2).
Cette formulation est en elle-même fautive, bien que fréquente dans le
Nouveau Testament, car il n’y avait qu’un seul grand prêtre.
Or, celui-ci et les notables juifs ne disposaient pas de ce qu’on appelle le
« droit du glaive », prérogative du préfet de Judée. Leur autorité était
restreinte à l’enceinte du Temple ; ils ne pouvaient arrêter personne en dehors
et encore moins à l’extérieur de Jérusalem, comme sur le mont des Oliviers.
La preuve en est donnée par les évangélistes eux-mêmes, puisqu’ils
rapportent que Jésus avait été déféré à l’autorité romaine : le grand prêtre
n’aurait pas pu disposer du droit d’arrestation sans disposer du droit de
jugement et d’exécution de sentence. Jean le reconnaît formellement et
contredit donc ce qu’il a lui-même écrit vingt-neuf versets plus haut : « Les
Juifs lui dirent [à Pilate] : “Il ne nous est pas permis de mettre quelqu’un à
mort” » (Jn, XVIII, 31). La totalité de la procédure se déroula sous l’autorité
de Pilate, que Jean, entre autres, s’efforce de disculper (Jn, XIX, 12 et XXIII,
13-25) pour rejeter toute la responsabilité de l’arrestation de Jésus sur « les
Juifs ». Cela est confirmé par la présence de soldats autour de la croix (Lc,
XXIII, 36) ; et il n’existait pas de soldats juifs.
Jésus ne pouvait être arrêté que par des soldats romains. La scène de
l’arrestation serait donc une reconstitution erronée, parce que tardive, et à
connotations antijudaïques caractérisées ( 172), à moins qu’il n’y ait eu
collusion entre Caïphe et Pilate pour arrêter celui qu’ils considéraient comme
un dangereux fauteur de troubles.

149. Le mystérieux jeune homme nu du mont des Oliviers.

Dans le récit de l’arrestation de Jésus, chez Marc et chez lui seul, on trouve
un incident déroutant, sans aucune valeur apologétique : quand les Apôtres
eurent tous pris la fuite, « un jeune homme le suivait [Jésus], n’ayant pour
tout vêtement qu’un drap, et on le saisit ; mais lui, lâchant le drap, s’enfuit
tout nu » (Mc, XIV, 51-52). Incident incongru : que faisait donc un jeune
homme nu dans un drap au mont des Oliviers ? Et qui était-il ? Marc ne le dit
pas. Mais alors, pourquoi inclut-il cet incident dans une scène aussi
dramatique que l’arrestation de Jésus ?
Pour un lecteur ordinaire des Évangiles, il s’agirait là de l’une de ces
énigmes dont ils abondent. Pour ceux qui sont familiarisés avec l’histoire des
textes, il renforce l’hypothèse d’un texte antérieur remanié. L’information
documentaire, et le fait que cet inconnu soit désigné par le même terme que le
jeune Lazare dans l’épisode retranché de l’Évangile de Marc, neaniskos,
portent toutefois à déduire qu’il s’agit là du même personnage que dans le
récit censuré de l’Évangile de Marc ( 123). Il n’était certainement pas vêtu
d’un drap, la literie de l’époque n’étant pas la même que celle des siècles
ultérieurs, mais probablement d’une robe de lin qui, une fois déchirée, passa
pour une pièce de tissu quelconque et fut confondue avec un « drap ». Détail
révélateur : c’est une robe semblable que portait Jésus lors de son arrestation :
« La tunique était sans couture, tissée d’une pièce à partir du haut » (Jn, XIX,
23) ; c’était le vêtement de rigueur chez les Esséniens, après les ablutions. Il y
avait donc un disciple des Esséniens sur le mont des Oliviers cette nuit-là, ce
mystérieux jeune homme qui suivait Jésus. Et pourquoi le suivait-il ?
Tel quel, l’incident ne contribue guère à la clarté ni à la cohérence des
Évangiles canoniques ; il donne surtout à penser qu’il y a un aspect du
ministère de Jésus qui a été occulté et qui a des rapports étroits avec les
Esséniens.

150. Une chronologie problématique

Selon les Évangiles, Jésus aurait été déféré devant le Sanhédrin le


vendredi, puis envoyé à Pilate (nous ne mentionnons pas ici l’hypothétique
entrevue avec Hérode), condamné et expédié au Golgotha vers midi et demi.
Cela représente beaucoup d’allées et venues pour un délai aussi court, et telle
est sans doute la raison pour laquelle Matthieu et Marc écrivent que la séance
du Sanhédrin commença de nuit. « Le matin étant arrivé », dit Matthieu,
précisant le moment de la fin de cette séance (Mt., XXVII, 1), tout comme
Marc : « Et aussitôt le matin venu » (Mc, XV, 1). C’est bien peu probable : la
loi mosaïque interdisait au Sanhédrin de tenir des séances de nuit, avant
6 heures et après 15 heures, et de toute façon, de juger des infractions
majeures la veille du sabbat.
Il en découle que la Cène n’a pas eu lieu le jeudi soir. Jean évite d’ailleurs
toute précision à ce sujet. J’ai indiqué ailleurs17 les raisons de penser que, s’il
suivait le calendrier essénien, Jésus célébra la Cène le mercredi soir.

151. L’attitude de Pilate, le lavement de mains et autres invraisemblances


historiques

Parmi les épisodes des Évangiles qui ont marqué l’imaginaire occidental,
celui du lavement de mains de Pilate est l’un des plus célèbres. Toutefois, ni
la vraisemblance du geste ni l’attitude de ce préfet de Judée ne résistent à
l’examen.
D’abord, les quatre évangélistes le représentent comme doutant d’une
quelconque culpabilité du prévenu. « Quel mal a-t-il fait ? », lui fait
demander Matthieu (Mt., XXVII, 23), suscitant des exigences de plus en plus
virulentes des accusateurs, « les Juifs » ( 172). Marc reprend la même
question (XV, 14). Luc, après avoir introduit une présentation de Jésus à
Hérode, dont les autres évangélistes ne soufflent mot, fait répéter à Pilate ce
qu’il a déjà dit quelques versets plus haut : « Je n’ai trouvé en cet homme
aucun motif de condamnation pour ce dont vous l’accusez. […] Je le
relâcherai donc après l’avoir châtié » (Lc, XXIII, 2-16), ce qui est une
absurdité, car pourquoi le châtier s’il est innocent ? Jean, enfin, fait dire deux
fois de suite à Pilate : « Je ne trouve en cet homme aucun motif de
condamnation », mais paradoxalement, il aurait quand même dit aux Juifs :
« Prenez-le, vous, et crucifiez-le » (Jn, XIX, 4-7). Or, cela est une autre
absurdité, car la loi romaine ne peut déléguer en aucun cas le pouvoir
d’exécution d’un homme reconnu innocent : ce serait une autorisation de
meurtre. De plus, le Sanhédrin n’a aucune expérience en matière de
crucifixion, car il n’est pas autorisé à en pratiquer. Visiblement, ce texte
s’adresse à des auditeurs qui ignorent la loi romaine et le gouvernement
romain dans une province de l’Empire, ce qu’était la Judée.
Le chef d’accusation du Sanhédrin est que Jésus aurait déclaré être le fils
de Dieu, ce qui est un blasphème, non reconnu cependant par la loi romaine.
Mais un autre point peut inquiéter le représentant du pouvoir romain : Jésus
aurait déclaré être le roi des Juifs. Même si Jésus ne l’a pas admis, cela ne
peut qu’être perçu par les héritiers d’Hérode le Grand, dont Hérode Agrippa,
comme une provocation et un motif de troubles populaires. Cette accusation-
là aurait dû inspirer à Pilate plus de circonspection que ne lui en prêtent les
Évangiles. En effet, Hérode Agrippa avait des amis à Rome et aurait pu
protester auprès d’eux : « Votre préfet laisse courir un imposteur qui se
prétend roi des Juifs. »
Mais les quatre Évangiles représentent Pilate comme un timoré
pusillanime ; il « désirait satisfaire la populace », écrit Marc (Mc, XV, 15), il
« avait plus peur que jamais », écrit Jean (Jn, XIX, 8). Ce n’est certes pas le
portrait qu’en trace Flavius Josèphe dans les Antiquités judaïques (XVIII, 3 et
4) : c’est un personnage brutal et capable de massacres, et sa volonté de
sauver Jésus ne correspond guère au personnage. Son apparente capitulation
devant le Sanhédrin, si elle a jamais existé, n’aurait pu être motivée que par
un calcul : éviter des émeutes pour une question qui n’intéresse pas l’Empire.
Il n’était cependant pas homme à reculer devant la rue.
Mais c’est surtout le geste théâtral que lui prête Matthieu qui suscite
l’incrédulité : « Voyant qu’il n’aboutissait à rien, mais qu’il s’ensuivait plutôt
du tumulte, Pilate prit de l’eau et se lava les mains en présence de la foule, en
disant : “Je ne suis pas responsable de ce sang ; à vous de voir !” » (Mt.,
XXVII, 24). Il aurait accompli là un rite juif, celui-là même qui est prescrit
par le Deutéronome (XXI, 6) pour dégager sa responsabilité de juge d’un
crime dont il n’avait pas trouvé le coupable. Qui plus est, il le fait en
prononçant les paroles mêmes de l’Ancien Testament prescrites en pareilles
circonstances : « Je lave mes mains en l’innocence » (Ps., XXVI, 6) et :
« Moi et mon royaume, nous sommes pour toujours innocents du sang
[d’Abner] » (II Sam., III, 28).
Prêter à Pilate le comportement d’un juge juif est invraisemblable, aussi les
autres évangélistes ne reprennent-ils pas cet épisode, que les aléas de la
traduction rendent d’ailleurs douteux18.
Cette nouvelle invraisemblance achève de compromettre la véracité du
récit des Évangiles.

152. Hérode, le manteau écarlate et la couronne d’épines : un épisode


contradictoire et douteux

Luc rapporte que Pilate, souhaitant sans doute se défaire d’un cas
embarrassant, vu l’agitation déclenchée et le nombre de partisans que
comptait Jésus, l’envoya à Hérode, puisque celui-ci était tétrarque de Galilée,
que Jésus était galiléen et qu’Hérode était justement à Jérusalem (Lc, XXIII,
6-11). Selon Luc, Hérode aurait été « tout joyeux » de voir le prévenu, ce
qu’il attendait depuis « assez longtemps ». Il aurait revêtu celui-ci d’un
« habit splendide » et l’aurait renvoyé à Pilate.
Mais ni Matthieu ni Marc ni Jean ne mentionnent cette comparution devant
Hérode. Selon le premier, les soldats auraient déshabillé Jésus et l’auraient
revêtu d’une « chlamyde écarlate » (Mt., XXVII, 28). Selon le second, ils
l’auraient revêtu de « pourpre » (Mc, XV, 17). Jean parle aussi d’un
« manteau de pourpre » (Jn, XIX, 2). Croit-on que les potentats d’alors
disposaient de pleines garde-robes de pareils manteaux ? C’étaient des
accessoires coûteux et précieusement conservés.
Il est singulier que trois des quatre évangélistes n’aient pas jugé utile de
mentionner une entrevue aussi importante que celle de Jésus et de l’homme
qui avait fait exécuter le Baptiste. Cela, et le caractère carnavalesque du
manteau de pourpre, suffit à rendre l’épisode suspect.
Et d’un point de vue strictement historique, on conçoit mal qu’Hérode ait
rendu le prévenu à Pilate après l’avoir, par dérision, revêtu d’un « habit
splendide ». Si le préfet avait déféré le Galiléen à son autorité, il n’aurait pas
eu plus de scrupules à le jeter en prison que pour le Baptiste.
Quant à la couronne d’épines, elle aurait à coup sûr été aussi pénible à
confectionner qu’à porter et l’on imagine mal les soldats romains
s’ensanglantant les mains pour fabriquer un accessoire de dérision.

153. Le « brigand » Barabbas : un défi à la crédulité et l’indice d’autres


énigmes

Les quatre Évangiles offrent à peu près le même récit d’une ruse supposée
de Pilate qui aurait été désireux d’épargner Jésus, mais n’aurait pas voulu
provoquer les Juifs en le graciant d’autorité : il aurait invoqué une coutume
juive selon laquelle, en période fériée, un prisonnier était libéré et remis à la
population, et « il y avait en prison le nommé Barabbas, arrêté avec les
émeutiers qui avaient commis un meurtre dans la sédition » (Mc, XV, 7).
Pilate aurait alors donné à la foule le choix entre Jésus et Barabbas (Mt.,
XXVII, 15-26, Mc, XV, 6-15, Lc, XXIII, 17-25 et Jn, XVIII, 39-40). Jean
insiste d’ailleurs sur ce point : « Barabbas était un brigand » (XVIII, 40). Et
la foule aurait désigné Barabbas.
Or, ce conte est un défi à la crédulité : Barabbas, bar abba, signifie en
hébreu « fils du père », et avec un s, « fils de mon père ». Personne n’aurait
jamais porté ni pu porter pareil nom ni ne le portera jamais. Il désigne à
l’évidence Jésus lui-même, qui se référait à Dieu comme son Père. Dans son
Commentaire sur Matthieu, saint Jérôme écrit d’ailleurs, à propos de
l’Évangile selon les Hébreux : « Ce nom de Barabbas est compris comme
“fils de leur maître” », c’est-à-dire Jésus lui-même19. Que ne supprima-t-il les
versets fautifs ! Ils démontrent, en effet, que Barabbas était Jésus.
On reste confondu par l’invraisemblance de cette confusion ; si elle révèle
qu’aucun des rédacteurs des Évangiles ne parlait araméen, sans quoi il n’eût
jamais transcrit le nom de Barabbas comme celui d’un acteur spécifique de la
tragédie, elle éclaire aussi, et brutalement, un problème sous-estimé dans la
véracité des Évangiles : celui de la barrière linguistique. Dans la Palestine de
l’époque, la langue la plus courante était l’araméen, dans lequel s’exprimait
Jésus, l’hébreu étant aussi parlé par la population de Judée, et surtout par le
clergé. Ceux qui parlaient l’une ou l’autre des langues sémitiques, voire
les deux, n’avaient pas de problèmes de communication. Mais ils ne parlaient
pas latin, la langue des occupants romains, qui étaient contraints de faire
appel à des interprètes quand ils s’adressaient à des interlocuteurs locaux.
Ce fut donc en latin que Pilate s’exprima quand il s’adressa soit au clergé
soit à la foule qu’on dit massée devant le prétoire. À l’évidence, les
interprètes ne parvinrent pas à se faire entendre ou comprendre, et les
témoignages sur lesquels se fondèrent les premiers récits écrits de la scène
furent faussés par la méconnaissance des langues sémitiques : ni les
grécophones ni les latinophones ne s’avisèrent de l’énormité de l’erreur qu’ils
faisaient en créant un personnage distinct de Jésus qui se serait appelé
Barabbas. Quand ils s’en aperçurent, ce qui est probable, c’était sans doute
trop tard : ce personnage avait acquis un statut immuable dans les textes et les
mémoires.
Il faut d’ailleurs observer que celui-ci n’est jamais représenté dans les
récits évangéliques ; si les deux « larrons » sont cités, on ne voit jamais, et
pour cause, Jésus et Barabbas côte à côte.
*

Cette confusion remet en cause la totalité de l’épisode.


D’abord, il n’existe, en dehors du Nouveau Testament, aucune trace de la
coutume du pardon d’un prisonnier. Il eût fait beau voir que le préfet de
Judée libérât un meurtrier, et un émeutier meurtrier de surcroît, comme le
précise Marc, donc un ennemi de la sécurité dans l’Empire. Il aurait été lui-
même passible de trahison. Ensuite, à supposer que la tradition de libération
d’un prisonnier eût existé, Pilate ne pouvait, en tant que représentant de
l’Empire, s’y conformer. Son offre : « Jésus ou Barabbas ? » est donc
invraisemblable à deux titres. Le représentant du pouvoir romain ne pouvait
déléguer la décision au peuple.
C’est par les mots de Marc qu’on apprend qu’il y avait eu une émeute à
Jérusalem, sanglante par-dessus le marché. Le fait que Jésus en est
responsable est confirmé par le grand prêtre qui l’a déféré à Pilate : « Il
soulève le peuple » (Lc, XXIII, 5). Dans la plus récente de ces émeutes, Jésus
Barabbas avait causé la mort d’un homme ou du moins en était-il accusé. S’il
y avait participé, la seule raison possible est que ses partisans étaient entrés
en conflit soit avec la police du Temple, soit avec les forces romaines. Il
apparaît donc que Jésus mena une action beaucoup moins pacifique que les
Évangiles le donnent à entendre, et sa déclaration : « N’allez pas croire que je
sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix,
mais le glaive » prend un tout autre relief.
Enfin, l’épisode de la confrontation entre Pilate et la foule assemblée
devant le prétoire doit être réinterprété à la lumière des deux données que
voilà : cette foule était venue demander, non la crucifixion de Jésus, mais sa
libération.
On mesure l’ampleur des conséquences de l’identification de Jésus à
Barabbas : c’est toute l’action du personnage qui doit être reconsidérée. Ce
point a suscité l’embarras des commentateurs traditionalistes, et l’un d’eux,
Raymond Brown20, a imaginé la possibilité qu’il y ait eu deux condamnés
nommés Jésus, l’un d’eux s’appelant Jésus Barabbas. Cela ne résout pas le
problème, personne ne pouvant s’appeler Jésus Barabbas et l’appellation
« fils du père » ne pouvant s’appliquer qu’à Jésus.

154. Le portement de la croix entière est une invention

Les données historiques sur la crucifixion ne correspondent nullement aux


récits évangéliques de ce supplice. Elles indiquent que seul le madrier
transverse de la croix, dit patibulum, était porté par le condamné jusqu’au
lieu de l’exécution21. Là, il était fixé au pilier et le condamné était hissé et
ligoté, les pieds reposant sur un appui ( 163). La phrase de Jean, « Et il
sortit portant sa croix » (Jn, XIX, 17) est en contradiction avec l’histoire
autant que l’évidence. On ne peut en effet concevoir que Jésus ait pu traîner
la totalité de la croix du tribunal jusqu’au Golgotha sans qu’elle se soit
disloquée dans les heurts avec la chaussée. De plus, les exécuteurs n’auraient
pas pris le risque de laisser la croix se fracasser, au cas où le condamné
l’aurait laissée tomber.
L’iconographie chrétienne a cependant perpétué cette invention en dépit de
son invraisemblance.
Invraisemblance déjà apparue quand on lit que Jésus aurait été chargé de la
croix à sa sortie du Palais Hasmonéen, où le jugement avait eu lieu : ce palais
n’était pas un entrepôt pour croix toutes montées. Tout au plus peut-on
supposer que le patibulum de Jésus fut apporté par un centurion après la
décision de Pilate.
Cette pièce était d’ailleurs assez lourde pour justifier l’obligation que les
soldats escortant Jésus firent à Simon de Cyrène d’aider le condamné à la
porter, incident que seuls citent les Synoptiques, mais que l’Évangile de Jean
omet inexplicablement et qui a suscité un mythe indépendant22. La raison en
semble cependant évidente autant que prosaïque : elle était d’éviter que le
linteau de bois fût endommagé lors d’une chute.
Mais où étaient donc les Apôtres ?

155. Un détail douteux : l’écriteau sur la croix

Jean introduit dans le récit de la crucifixion un détail devenu célèbre et


qu’aucun des Synoptiques ne mentionne pourtant. C’est celui de l’écriteau
qui aurait été placé sur la croix, ainsi rédigé : « Jésus le Nazoréen, le roi des
Juifs. » Jean avance que Pilate le rédigea, mais comme il dit aussi que
l’écriteau était écrit en hébreu, en latin et en grec et qu’il est improbable que
Pilate parlât hébreu, il faut sans doute entendre qu’il le dicta. Toujours fut-il
que « les grands prêtres des Juifs » – toujours cette erreur, puisqu’il n’y avait
qu’un grand prêtre – s’y opposèrent, et Pilate leur aurait rétorqué : « Ce que
j’ai écrit, je l’ai écrit » (Jn, XIX, 17-22).
La raison en serait obscure. Aurait-ce été une revanche de Pilate contre le
clergé qui l’aurait forcé à faire exécuter Jésus ? Dans ce cas, il aurait
délibérément offensé la totalité des Juifs, aussi bien les opposants que les
partisans de Jésus, qui n’auraient pas admis que leur roi fût crucifié. Mais il
aurait également offensé les tétrarques Hérode Agrippa et Philippe. Or,
les représentants de Rome ne traitaient pas à la légère les questions de
royauté, et il est plus que douteux que Pilate se serait impliqué
personnellement dans le jugement d’un séditieux juif. S’il avait imposé cet
écriteau, il en aurait également ordonné pour les deux autres condamnés, ce
dont il n’est jamais fait mention. Il est de même exclu qu’après cela, Hérode
et Pilate soient devenus « deux amis », comme le prétend Luc (Lc,
XXIII, 12). On sait par Flavius Josèphe qu’ils s’exécraient.
À la lumière de l’invention de « Barabbas », le détail de l’écriteau semble
sinon inventé, du moins douteux.

156. Il n’y a pas eu de « larrons » crucifiés

« Il y avait deux voleurs crucifiés avec lui, l’un à sa droite, l’autre à sa


gauche » (Mt., XXVII, 38). Ce détail, popularisé par l’histoire du Bon et du
Mauvais Larron, témoigne qu’une fois de plus le rédacteur ignorait le
contexte juridique de la Palestine. Ni la loi romaine, qui prévalait dans le
pays, ni la loi juive ne considéraient le vol comme un délit passible de la
peine capitale. S’il y eut des crucifiés à gauche et à droite de Jésus, ils ne le
furent certes pas pour des vols, mais pour des meurtres. On ne saura
évidemment pas quels étaient leurs crimes, ni même s’ils étaient deux ou trois
ou plus, et encore moins si la croix de Jésus était au centre, comme une
iconographie têtue en a créé la tradition.

157. Contradictions et impossibilités physiques pour le Bon Larron

La tradition chrétienne a repris de l’Évangile de Luc le conte du Bon


Larron, qui reproche à son compère, également crucifié, ses propos
malsonnants à l’égard de Jésus : « N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même
et nous aussi ! » Jésus aurait alors dit à son défenseur : « En vérité, je te le
dis, aujourd’hui tu seras avec moi au Paradis » (Lc, XXIII, 39-42). Ce n’est
pas du tout ce que rapportent Matthieu (Mt., XXVII, 44) et Marc (Mc, XV,
32), exactement dans les mêmes termes : « Même ceux qui étaient crucifiés
avec lui l’insultaient. » Quant à Jean, il n’en parle pas du tout. Luc est donc le
seul à proposer ce conte touchant, mais à l’évidence apocryphe. Dans la
tradition orale qui précéda les premières versions écrites des Évangiles, cette
invention était apte à susciter l’émotion des auditoires.
L’histoire est de surcroît invraisemblable pour des raisons physiologiques,
exposées plus bas ( 160). Surtout si les croix des deux « larrons » étaient,
comme la tradition le veut, dressées de part et d’autre de celle de Jésus, il leur
aurait fallu bien plus de souffle qu’ils n’en disposaient pour invectiver Jésus
et encore plus pour entretenir entre eux, à plusieurs mètres de distance, des
échanges tels que ceux que rapporte Jean. Ils n’en avaient même pas assez
pour continuer à respirer.
Il est donc exclu que les deux autres crucifiés aient même pu insulter Jésus.

158. Les récits de la Crucifixion : différences, contradictions et lacunes

Ces récits indiquent qu’aucun des auteurs présumés ni même des


rédacteurs des quatre Évangiles n’assista au supplice de Jésus et que les
informations qu’ils recueillirent un demi-siècle plus tard, sinon plus,
divergeaient considérablement.
Matthieu écrit qu’avant la crucifixion, « ils lui donnèrent du vin mêlé de
fiel » (Mt., XXVII, 34). Quelques versets plus loin, alors que Jésus était en
croix, quelqu’un lui donna « une éponge imprégnée de vinaigre » (Mt.,
XXVII, 48). Selon Marc, ils lui donnèrent « du vin parfumé de myrrhe » (Mc,
XV, 23). Selon Luc, ce seraient les soldats qui lui auraient « présenté du
vinaigre » (Lc, XXIII, 36), car il avait dit : « J’ai soif » (Jn, XIX, 27). Jean,
lui, parle d’un « vase rempli de vinaigre », dans lequel on trempa une éponge
pour la tendre à Jésus sur la croix et dont il but avant de « rendre l’esprit »
(Jn, XIX, 28-30).
Détail mineur, supposera-t-on. Non. Outre que les divergences indiquent
une fois de plus l’ignorance des évangélistes, cette boisson a son importance ;
c’était du vin additionné de myrrhe, substance astringente qui, mélangée à un
liquide, atténuait la soif. Elle aurait été supposée induire la torpeur. Certains
rédacteurs, étrangers et donc peu familiers de la vie à Jérusalem, auront cru
que c’était du vinaigre, parce que le mot hébreu originel, chomets, désigne
aussi bien du vinaigre que du vin de basse qualité23, ce qu’en français on
appelle « piquette ». Quant à l’erreur de Matthieu, elle est due sans doute au
fait que ce vin à la myrrhe était, en effet, un peu amer. Mais Jésus, selon Jean,
en but ; d’où la torpeur qui suivit.
Cette coutume de fournir du vin drogué aux condamnés était dictée par les
Proverbes (XXXI, 6) qui conseillent d’offrir une boisson forte à qui va
mourir ; au Ier siècle, une association de femmes de Jérusalem payaient ce vin
de leurs deniers pour adoucir les souffrances des crucifiés. Car la crucifixion,
il faut le souligner, était un supplice introduit par les païens et perpétué par
les Romains ; la population juive le condamnait comme une horreur païenne.
S’il y eut jamais paroles sur lesquelles la concordance eût dû être parfaite,
ce furent bien les dernières que prononça Jésus. Il n’en est rien. Matthieu et
Marc citent les quatre paroles en araméen, « Eli, eli, lema sabbactani ? »,
mais avec des orthographes différentes, donc des sens différents. Pour le
premier (XXVII, 45), c’est eli qu’aurait crié Jésus, c’est-à-dire « pourquoi ».
Pour Marc, c’est Eloï, c’est-à-dire « Mon Dieu », comme il le traduit lui-
même (XV, 34) ; cela change le sens de la traduction traditionnellement
offerte24.
Ce cri suscite un doute : d’abord, il fut perçu de façons tellement
différentes que certains, comme le rapporte l’Évangile de Matthieu, crurent
que Jésus appelait le prophète Élie (Mt., XXVII, 47). Ensuite Marc et
Matthieu divergent sur ce qu’ils ont entendu. En principe, cela aurait été le
premier verset du Psaume 22, traduit par Jésus en araméen ; mais les
sémitisants objectent que ce serait là un araméen étrange, surtout pour
quelqu’un dont c’était la langue. Luc et Jean se sont d’ailleurs abstenus de
rapporter ces mots étranges.
Après les échanges entre un larron et Jésus, qui sont très
vraisemblablement fictifs, pour les raisons physiologiques exposées plus bas
( 160), Luc remplace ce cri de désespoir par : « Père, entre tes mains je
remets mon esprit » (XXIII, 46).
Pour Jean, les dernières paroles de Jésus auraient été : « J’ai soif » (XIX,
28).
On ne saurait faire moins concordant. Mais on ne peut s’en étonner
puisque, rappelons-le, l’Évangile de Matthieu avait été rédigé en grande
partie à Alexandrie, celui de Marc à Rome, comme s’accordent à le
reconnaître la plupart des biblistes, celui de Luc à Antioche et celui de Jean à
Éphèse.

159. Invraisemblances et contradictions sur les personnes présentes au


Golgotha ou au pied de la croix, et l’énigme de Jacques et de Joset

Ces personnes ne font pas l’unanimité. Si Matthieu et Marc sont à peu près
d’accord sur « un certain nombre de femmes » qui avaient suivi Jésus depuis
la Galilée, les autres leur semblent inconnues. Parmi les femmes
mentionnées, on relève Marie de Magdala, Marie la mère de Jacques le Petit
et de Joset, et la mère des fils de Zébédée (Mt., XXVII, 55-56). Marc cite les
mêmes plus « Salomé, qui toutes l’avaient suivi et avaient veillé sur lui quand
il était en Galilée, et il y avait plusieurs autres qui étaient venues avec lui à
Jérusalem » (Mc, XV, 40-41).
On ne peut que s’étonner, là aussi, de trois faits ou plutôt trois
présomptions. Le premier, quand on possède quelques connaissances sur la
société de l’époque, est que des femmes seules aient suivi Jésus tout au long
de son ministère. Cela est impensable dans le régime strictement patriarcal de
l’époque : toute femme était en puissance de mari et maîtresse d’un foyer ;
elle n’aurait pas eu licence de courir les grands chemins à la suite d’un
homme lui-même escorté par douze autres ou davantage. Le deuxième fait est
que les évangélistes ne citent que des femmes et aucun homme au pied de la
croix, à l’exception du « disciple que Jésus aimait » dans l’Évangile de Jean.
Le troisième, enfin, est de ne pas trouver la mère de Jésus dans cette
énumération : aucun des Synoptiques ne la mentionne.
L’on ne dispose d’explication – partielle – que pour le premier fait : il est
dû à une erreur de traduction qui fut ensuite propagée par les copistes. En
syriaque, par exemple, langue dans laquelle furent rédigées un grand nombre
des premières versions des Évangiles, soit individuels soit sous une forme
collective résumée dite diatessaron, la différence entre « les femmes de ceux
qui l’avaient suivi » et « les femmes qui l’avaient suivi » ne tient qu’à
l’absence ou la présence d’une seule lettre, le dalath25. Une absence
accidentelle de cette lettre ou le manque de familiarité du traducteur avec le
syriaque produit donc la version des évangélistes, dont les rédacteurs ont
ensuite accommodé la phrase à leur façon, donnant ainsi l’impression que
Jésus aurait été suivi par un groupe de femmes aventureuses.
Mais on ne dispose pas de réponse aux deux autres questions et notamment
à l’absence de Marie, mère de Jésus. Seul Jean la cite, mais curieusement,
sans la nommer : « Près de la croix où Jésus était attaché se tenaient sa mère,
avec sa sœur, Marie femme de Clopas [ou Cléophas], et Marie de Magdala »
(Jn, XIX, 25). Il ne mentionne pas les deux autres, Marie la mère de Jacques
le Petit et de Joset, ni Marie la mère des fils de Zébédée, mais il se cite
également parmi les témoins et se nomme. Dans ce cas, où était donc son
frère Jacques ?
Non seulement Jean contredit Matthieu (Mt., XXVII, 55-56), Marc (Mc,
XV, 40) et Luc (Lc, XXIII, 49), qui disent que les femmes observaient la
crucifixion à distance, mais son témoignage est probablement controuvé, car
l’accès des femmes à ces lieux de supplice était restreint, les crucifiés étant
exposés nus. Telle est donc la raison pour laquelle les Synoptiques disent que
les femmes se tenaient à distance, sans doute à la porte d’Éphraïm. La version
de Jean a inspiré nombre de peintures pieuses de toutes époques, mais elle
n’est cependant pas plausible.
Une question se pose évidemment : qui est Marie la mère de Jacques le
Petit et de Joset ? Ces deux noms posent plusieurs énigmes supplémentaires.
En effet, Jacques le Petit est traditionnellement identifié à Jacques
d’Alphée, distinct de Jacques de Zébédée, frère de Jean et dit Jacques le
Majeur ; mais le nom de Joset, qui correspond à celui de Joseph, n’a jamais
été cité jusque-là. À ce point-ci, viennent alors en mémoire les frères de Jésus
cités par Matthieu (Mt., XIII, 55-56) : Jacques, Joseph, Simon et Jude (dont il
ne dit pas qui est la mère). Ce Jacques et ce Joseph, qui sont frères, seraient
donc aussi des frères de Jésus ; mais alors, où sont Simon et Jude ? La
question devient caduque si l’on songe que la Marie qui est mère de Jacques
et Joset ne peut être la mère de Jésus, car elle serait désignée autrement. Y
aurait-il alors un troisième Jacques, distinct de Jacques de Zébédée et de
Jacques d’Alphée ?
Reste la question principale : pourquoi Matthieu et Marc ne citent-ils pas
nommément Marie mère de Jésus, puisqu’elle se serait trouvée au pied de la
croix quand Jésus l’aurait confiée au « disciple qu’il aimait » (Jn, XIX, 24) ?
Autant de mystères auxquels nous n’avons pas trouvé de clefs dans
l’exégèse chrétienne. Et les Apocryphes ne font que les embrouiller jusqu’à
les rendre encore plus épais26. L’hypothèse la plus plausible est que, de
remaniement en remaniement, censeurs et copistes ont perdu leurs repères.
Un point s’impose : l’étrange réserve des évangélistes à l’égard de Marie,
mère de Jésus, que celui-ci avait déjà traitée avec une déconcertante froideur
quand elle avait demandé à le voir ( 124). Seul Jean y fait exception, en
incluant l’improbable adresse de Jésus à sa mère où il lui désigne « le disciple
qu’il aimait », non nommé et présumé être Jean, et déclarant « Femme, voici
ton fils », et au disciple, « Voici ta mère » (Jn, XIX, 24 dans The New English
Bible). C’est une énigme : Jésus avait des frères, il ne pouvait donc confier sa
mère à un étranger, le présumé Jean de Zébédée. Relevons au passage une
autre singularité : il s’adresse à sa mère en l’appelant « Femme », alors qu’à
l’époque on disait « Père » à son père et « Mère » à sa mère.
Demeure un fait : dans les quatre versions, c’est la figure de Marie de
Magdala qui s’affirme le plus clairement.
On peut mesurer, à ces analyses, le rôle de l’iconographie dans la création
de mythes, tels le portement de croix ou encore les nombreuses pietas de la
Renaissance : aucun passage des Évangiles canoniques ne fait allusion au
moment où le Christ descendu de croix aurait reposé sur les genoux de sa
mère ; c’est une invention d’artiste. De fait, Marie n’est même pas
mentionnée dans l’épisode de la crucifixion.

160. Deux heures en croix : les raisons de l’invraisemblance

On ne peut attendre d’apologistes du IIe siècle – aucun Évangile canonique


ou apocryphe n’est antérieur – la précision de fonctionnaires modernes, mais
pour un événement aussi capital pour eux que la mort du Christ, on eût espéré
une concordance raisonnable27.
Or, le seul point de la crucifixion sur lequel Matthieu et Marc concordent
est l’heure de la mort présumée, située à « la neuvième heure », c’est-à-dire
vers 15 h 30, les heures étant comptées à partir du lever du jour.
Jean, lui, ne donne que l’heure à laquelle Ponce Pilate aurait livré Jésus au
Sanhédrin, la sixième (Jn, XIX, 14), c’est-à-dire vers midi trente. Il est donc
en contradiction avec Luc, qui écrit que c’était justement à cette heure-là que
Jésus expira (Lc, XXIII, 44). Une fois de plus, le Sanhédrin ne disposait
d’aucune autorité pour l’exécution d’une sentence ni l’érection d’une croix.
Ce ne fut donc pas au Sanhédrin, mais à des militaires romains que Pilate
aurait remis Jésus ; la preuve en est que ce sont des militaires romains qui
auraient flagellé celui-ci et qui veilleraient au pied de la croix ; l’inexactitude
de Jean n’est qu’un reflet supplémentaire de son antijudaïsme obstiné (
172). D’ailleurs, il se contredit quand il parle à deux reprises des « soldats »
(Jn, XX 23 et 24) : il n’y avait pas de soldats juifs, rien que des soldats
romains, qui n’étaient pas aux ordres du grand prêtre.
La logique du récit – présentation de Jésus devant le Sanhédrin, puis
devant Pilate, débats de celui-ci avec les accusateurs et flagellation du
condamné – désignerait les indications de Matthieu et de Marc comme les
plus plausibles. À ce détail près : Marc avance que « C’était à la troisième
heure [vers 9 heures] qu’ils le crucifièrent » (Mc, XV, 25). Mais il est évident
que Jésus ne peut pas avoir été crucifié avant d’être livré à ses tortionnaires
selon la chronologie de Jean. Marc ou ses copistes auront été négligents sur
leur chronologie.
Force est donc d’en revenir aux indications de Jean : Jésus aurait été livré à
ses tortionnaires vers 12 h 30. Mais le temps de conduire le condamné au
Golgotha et de le mettre en croix peut être estimé à près d’une heure ; cela
aurait été davantage si la même équipe était chargée de mettre également les
deux « larrons » en croix et si Jésus ne fut pas le premier… mais nous
verrons plus loin ce qu’il en est de ces « larrons ». Jésus ne fut donc crucifié
au plus tôt que vers 13 h 30. Et il aurait expiré deux heures plus tard.
Ce n’est pas plausible.
Bien que les données historiques sur le supplice de la crucifixion soient
succinctes, les auteurs ne souhaitant pas s’appesantir sur un supplice que
Grecs et Romains, tout comme les Juifs, jugeaient atroce (en dépit du fait
qu’ils le pratiquèrent fréquemment), de nombreux auteurs anciens, tels que le
philosophe Sénèque, en ont parlé. C’était un supplice long, et les condamnés
y survivaient jusqu’à une semaine ; ils succombaient à la déshydratation et,
pour la médecine moderne, à l’acidose causée par l’appauvrissement du sang
en oxygène. Du fait de l’extension constante causée par la position, les
muscles thoraciques s’ankylosaient et les victimes étaient contraintes à une
respiration superficielle (ce qui, incidemment, souligne de nouveau le peu de
vraisemblance des conversations entre Jésus, les témoins et les deux autres
condamnés).
De plus, intégralement nus, les crucifiés étaient soumis aussi bien à
l’insolation qu’aux intempéries, qui réduisaient encore leur résistance. Public
et exégètes traditionnels invoquent les risques induits par les blessures du
cloutage : on verra plus bas que ce cloutage est lui-même une fiction
entretenue par la tradition. Cette longue survie était la raison pour laquelle on
achevait les condamnés soit en leur fracassant le crâne, soit en leur cassant les
tibias. Comme leurs pieds étaient attachés à un appui, une fois ces os cassés,
tout le poids du corps retombait sur les bras et l’écrasement du thorax
entraînait alors la suffocation terminale.
Ce dernier supplice, disent les évangélistes, n’advint pas à Jésus, parce
qu’il aurait rendu l’âme à la neuvième heure. Les deux autres condamnés,
eux, auraient été achevés parce que les autorités juives ne voulaient pas que
les crucifiés restassent en croix à la veille de la préparation de la Pâque ;
le point est douteux, les Juifs n’ayant pas juridiction sur les condamnés.
Marc, et lui seul, fournit un indice sur la mort présumée et prématurée de
Jésus : quand Joseph d’Arimathie alla réclamer le corps de Jésus au préfet,
« Pilate s’étonna qu’il [Jésus] fût déjà mort et, ayant fait appeler le centurion,
demanda s’il était mort depuis longtemps » (Mc, XV, 44). Ce qui confirme
les réserves exprimées plus haut.

161. Le coup de lance du centurion au cœur : pourquoi Matthieu, Marc et


Luc n’en parlent-ils pas ?

Les biblistes partisans de la mort de Jésus sur la croix invoquent le coup de


lance qui aurait été donné au cœur par un centurion, pour s’assurer que Jésus
était bien mort. Or, cet épisode de l’Évangile de Jean, qui a inspiré une
abondante iconographie symbolique, n’est rapporté par aucun des
Synoptiques. Il s’agit là de l’une des plus troublantes omissions dans les
Évangiles canoniques. De surcroît, aucun texte évangélique, Jean compris, ne
mentionne de plaie au cœur : Jean parle du « flanc ».
Le détail a pourtant suscité une littérature critique étonnamment abondante,
visant d’une part à vérifier la véracité du coup de lance, et de l’autre à établir
les motifs de son insertion. La véracité est en effet douteuse, ne fût-ce que
parce que les Synoptiques et certaines versions de l’Évangile de Jean
n’incluent pas cet épisode, et en raison de l’insistance inhabituelle que
l’auteur met à en certifier la véracité. Pour certains auteurs, le jaillissement de
l’eau et du sang correspond trop fidèlement à la symbolique que cet Évangile
attache aux deux substances, eau et sang. Le détail excédant le cadre de ces
pages, nous renverrons le lecteur à l’analyse exhaustive qui en a été exposée
dans The Gospel According to John XIII-XXI, de Raymond E. Brown28. Cette
symbolique expliquerait bien l’invention et l’inclusion de l’épisode.
Celui-ci appelle les observations suivantes :
– si les médecins légistes modernes ont constaté, dans quelques cas
exceptionnels, des suintements de sang pouvant advenir dans les minutes
suivant la mort, mais seulement dans ces cas-là, les cadavres ne saignent pas,
le sang se coagulant peu après que le cœur a cessé de battre ; le jaillissement
immédiat décrit par Jean, et non pas le suintement, d’eau et de sang
indiquerait que Jésus n’était pas mort ;
– comme tous les soldats depuis les origines de la guerre, le centurion
devait savoir qu’un mort ne saigne pas et il n’en aurait certes pas conclu que
le crucifié était mort, bien au contraire ; il lui aurait donc fait briser les tibias ;
– le corps ne contient pas, sous le flanc, d’organes emplis d’eau et le
« jaillissement » rapporté par Jean ne pourrait avoir été que du liquide
pleural ; la blessure est grave, mais d’innombrables récits de guerre moderne
indiquent qu’elle n’est pas fatale ;
– aucun terme de la description de l’Évangile de Jean ne désigne le cœur
comme ayant été le point où la lance du centurion blessa Jésus ; le point cité
est le « flanc ». Rappelons que, dans la tradition éthiopienne, dans les Actes
de Pilate et dans la liturgie de saint Jean Chrysostome, le coup de lance a été
donné du côté droit29.
L’épisode comporte donc des contradictions radicales et l’interprétation
qui en a été faite est inventive, pour ne pas dire abusive. N’était son caractère
douteux, on pourrait supposer que le centurion qui donna le coup de lance fut
celui-là même à qui Pilate demanda si Jésus était bien mort et qui se rendit
sur le Golgotha pour le vérifier.

162. Il n’y a pas eu d’éclipse du soleil en l’an 30 ni 33

« C’était déjà environ la sixième heure quand le soleil s’éclipsant,


l’obscurité se fit sur la terre entière jusqu’à la neuvième heure », écrit Luc
(Lc, XXIII, 44). Matthieu et Marc n’usent pas du mot « éclipse », mais
affirment que « l’obscurité se fit sur la terre entière jusqu’à la neuvième
heure » (Mt., XXVII, 45 et Mc, XV, 33). Matthieu orne cependant son récit
d’une description apocalyptique, où « le voile du Sanctuaire se déchira en
deux, la terre trembla, les rochers se fendirent, les tombeaux s’ouvrirent et
beaucoup de saints trépassés ressuscitèrent » (Mt., XXVII, 51-52).
Prodige incident et quelque peu absurde : les saints « sortirent des
tombeaux après sa résurrection [celle de Jésus], entrèrent dans la Ville sainte
et se firent voir à bien des gens ». Il faudrait donc supposer qu’après que
leurs tombeaux furent ouverts, lesdits saints y demeurèrent trois jours, ce qui
est pousser le fantastique un peu loin.
En tout état de cause, il n’y avait alors pas de saints et il n’y eut pas
d’éclipse de soleil en 30 ni en 33, années supposées de la crucifixion. La
référence aux saints indique la date tardive de cette inclusion.
L’imagination exaltée d’un témoin transforma un orage d’avril en un
cataclysme.

163. La fiction du cloutage des mains et des pieds

Une tradition désormais enracinée dans les esprits représente Jésus fixé à la
croix par des clous dans les mains et les pieds superposés ; elle a établi le
modèle de la totalité des crucifix de piété dans le monde. Or, c’est une
fiction.
Elle avait déjà été réfutée au XXe siècle par des anatomistes pour une raison
simple : il aurait été impossible de soumettre les tissus de la main au poids
d’un corps entier. Ils se seraient rapidement déchirés, entraînant la chute du
corps et l’échec de la sentence. Ces anatomistes suggérèrent alors que la thèse
du cloutage n’était soutenable que si les clous avaient été enfoncés aux
poignets, explication à laquelle nous avions souscrit jusqu’à la découverte du
fait que les premières mentions du cloutage étaient tardives et ne reposaient
sur aucun document historique30.
Le cloutage des pieds posait cependant un problème plus ardu : pour fixer
les pieds l’un sur l’autre, comme le présente l’iconographie traditionnelle, il
eût fallu des clous de grande longueur et donc d’un tel diamètre qu’ils
auraient déchiqueté les os et tous les tissus des pieds. Ils auraient ainsi
infirmé la pratique, attestée historiquement, du cassage des tibias – destiné à
abréger les vies des condamnés qui se soutenaient jusqu’alors sur l’appui à la
base de la croix. Si les pieds étaient déjà fracassés, le crucifié ne pouvait plus
s’appuyer dessus et le cassage des tibias s’avérait d’emblée inutile, le
condamné s’étant déjà effondré. Quant au cloutage séparé des pieds, il est
exclu, vu la largeur du poteau central. Aucune hypothèse alternative n’a été
avancée.
Un seul Évangile, celui de Jean, mentionne les clous, dans les propos qu’il
prête à Thomas : « Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je
ne mets pas mon doigt dans la marque des clous, […] je ne croirai pas » (Jn,
XX, 25) ; ce qui, pour les raisons indiquées plus haut, révèle la date tardive
du texte. De fait, ce cloutage des extrémités est une fiction introduite par
l’Évangile de Pierre, apocryphe, qui mentionna le premier, au IIe siècle, le
cloutage des mains. Peu après, Justin Martyr, qui fit grand usage de cet
apocryphe, ajouta le cloutage des pieds. Jean écrit d’ailleurs que Jésus était
« attaché » à la croix (Jn, XIX, 25), bien que son témoignage soit aléatoire.
Une révision aussi radicale de la tradition pourrait surprendre le lecteur.
Elle se comprend pourtant aisément. Outre qu’elle n’est mentionnée dans
aucun texte ancien, non apologétique et antérieur aux Évangiles, l’hypothèse
du cloutage dans les poignets aurait été admissible, n’était qu’elle eût exigé
de la part des exécuteurs de la sentence une dextérité de chirurgiens
expérimentés. En effet, des clous enfoncés aux poignets risquaient de
sectionner les veines et de vider rapidement le condamné de son sang : il
serait mort dans l’heure suivant sa mise au « poteau », ce qui n’était pas
l’objet de la sentence. Quant au cloutage des pieds, on a vu son impossibilité.
Les crucifixions étant le plus souvent pratiquées de façon collective, on
conçoit que ceux qui les ordonnaient ne souhaitaient pas s’embarrasser de
pareilles considérations. Les condamnés étaient donc ligotés au poteau.

164. Le comportement provocateur et paradoxal de Joseph d’Arimathie et


de Nicodème et une inhumation invraisemblable

Ces personnages, communs aux quatre Évangiles (Mt., XXVII, 57-60, Mc,
XV, 42-47, Lc, XXIII, 50-55 et Jn, XIX, 38-41), apparaissent après la
crucifixion pour obtenir la disposition du corps de Jésus, possédant déjà le
linceul dans lequel celui-ci sera inhumé et le caveau d’inhumation. Matthieu
définit Joseph d’Arimathie comme « un homme riche […] qui s’était fait, lui
aussi, disciple de Jésus ». Marc, considéré par de nombreux exégètes comme
la source de Matthieu et de Luc, le définit comme « un membre notable du
Conseil », c’est-à-dire du Sanhédrin, et Luc, comme « un membre du
Conseil, homme droit et juste ». Jean le présente comme « un disciple de
Jésus, mais en secret, par peur des Juifs » (toujours cette affectation de
considérer les Juifs comme un peuple étranger) ; il est accompagné de
Nicodème, un Pharisien, qui fait l’objet d’un long épisode de l’Évangile de
Jean. Membre du Conseil, lui aussi, Nicodème serait venu rendre visite à
Jésus et ils auraient débattu d’eschatologie. La longueur de l’épisode (Jn, III,
1-21) indique que Jean lui accorde de l’importance.
Compte tenu du nombre de partisans que Jésus aurait comptés, dont les
moindres ne sont pas Lazare et ses sœurs, on ne peut manquer de s’étonner
que seuls deux volontaires se soient présentés pour prendre en charge
l’inhumation de celui qui avait été leur maître. Passe que, méprisés comme ils
l’avaient été, Marie et les frères de Jésus se soient désintéressés du sort de
celui-ci. Mais où étaient donc les Douze – réduits à onze – et les Soixante-
douze, outre « celui que Jésus aimait », où était donc la foule des disciples
que Jésus avait faits dans le peuple ? Certes, beaucoup l’avaient abandonné,
comme nous en informe Jean (Jn, VI, 60-66), et l’on était à la veille du
sabbat. Mais faut-il croire que des dizaines, voire des centaines de gens aient
oublié celui qu’ils avaient célébré comme le Fils de Dieu et l’aient exposé à
l’indignité de la fosse commune pour respecter le repos du sabbat ? Cela
défie la crédulité. Faudrait-il croire que, sans ces deux personnages surgissant
de nulle part, le corps de Jésus ressuscité aurait surgi de la fosse commune ?
Dans les Actes des Apôtres, qui lui sont communément attribués, Luc dit
cependant – et se contredit par la même occasion – que les habitants de
Jérusalem et leurs magistrats, ceux-là qui avaient demandé la mort de Jésus,
descendirent Jésus de la croix et le mirent au tombeau. Il ne dit pas lequel.
Mais dans la logique même du récit, on ne voit guère les membres
du Sanhédrin s’occuper des rites funéraires du condamné, et cela d’autant
moins qu’ils sont astreints au repos sabbatique. Cette assertion doit donc être
rejetée.
On ne peut évidemment manquer de relever l’appartenance au Sanhédrin
des deux volontaires. Leur comportement, audacieux et même provocateur,
suscite des interrogations. Il est évident que même si c’est en secret qu’ils
sont disciples de Jésus, il suscitera rapidement le scandale et les mettra eux-
mêmes en danger. En effet, s’ils sont membres du Conseil, ils ne peuvent
manquer, vu leur position, de respecter les commandements du Talmud ; or,
pour pouvoir célébrer la Pâque à l’intérieur de la Grande Jérusalem, ils
devront impérativement être purifiés avant le coucher du soleil, ce qui
implique entre autres conditions qu’ils n’auront pas franchi le seuil d’une
maison païenne et n’auront pas eu de contact avec un cadavre. Mais selon
Matthieu, Marc et Luc, Joseph d’Arimathie (Nicodème n’est pas mentionné)
se serait rendu chez Pilate peu avant le soir ; lui et Nicodème auraient ensuite
eu des contacts, forcément répétés, avec un cadavre présumé. Les rites
purificatoires durant obligatoirement une semaine, les deux hommes se
seraient mis en infraction volontaire avec le Talmud.
À moins que le cadavre n’en fût pas un.
Cela ne pouvait manquer d’être observé par des témoins et ils y risquaient
leur position dans la communauté juive, la sécurité de leurs familles et de
leurs amis, voire des poursuites juridiques.
*

En admettant quelque vraisemblance à ces deux personnages et à leur rôle,


en admettant également que leur fidélité à Jésus fût héroïque, il est un autre
point des récits évangéliques qui ne peut manquer de susciter le scepticisme :
ce sont les circonstances de l’inhumation.
D’abord, la descente de croix. Pas un mot chez aucun évangéliste sur cette
opération délicate, qui consistait à détacher les pieds, puis à détacher les
poignets du patibulum, sauf à laisser choir le corps par terre. Cela exigeait
une petite équipe ; l’opération dura d’ailleurs toute la nuit. Luc indique que
l’aube commençait à poindre quand le corps fut déposé dans le Sépulcre (Lc,
XXIII, 54).
Puis l’inhumation proprement dite. Matthieu écrit que « Joseph prit le
corps, le roula dans un linceul propre et le mit dans le tombeau neuf qu’il
s’était fait creuser dans le roc » (Mt., XXVII, 59-60). Description expéditive
autant que l’enterrement. Marc est à peine plus circonstancié : « Ayant acheté
un linceul, [Joseph] descendit Jésus, l’enveloppa dans le linceul et le déposa
dans une tombe qui avait été taillée dans le roc » (Mc, XV, 46). Luc n’est
guère plus disert : « Il [Joseph] le descendit, le roula dans un linceul et le
déposa dans une tombe taillée dans le roc, où personne encore n’avait été
placé » (Lc, XXIII, 53). Les trois mots « Il descendit Jésus » constituent un
défi au sens commun : pour détacher un crucifié, trois hommes au moins,
deux escabeaux et du matériel étaient nécessaires, chacun des poignets devant
être détaché en même temps que l’autre, pendant que le troisième homme
soutenait le corps.
*

Les récits évangéliques de l’inhumation ne s’imposent donc pas par la


crédibilité, car on peine à croire que des disciples aient « roulé » leur maître
révéré comme un ballot pour aller le déposer dans un caveau et s’en aller :
cela défie toute vraisemblance. Mais ne disposant sans doute d’aucun
témoignage sur cet épisode, les auteurs des Synoptiques le résumèrent à ce
que leurs rédacteurs estimaient probable.
Seul Jean est ou se veut plus détaillé : « Nicodème […] vint aussi,
apportant un mélange de myrrhe et d’aloès d’environ cent livres. Ils prirent
donc le corps de Jésus et le lièrent de linges [dans la traduction française],
avec les aromates, selon le mode de sépulture en usage chez les Juifs. Or, il y
avait un jardin au lieu où il avait été crucifié et, dans ce jardin, un tombeau
neuf dans lequel personne n’avait été encore mis. À cause de la Préparation
des Juifs, comme le tombeau était proche, c’est là qu’ils déposèrent Jésus »
(Jn, XIX, 39-42).
Aucune mention d’un linceul. Et Jean infirme donc Matthieu sur un autre
point : Joseph d’Arimathie aurait fait creuser une tombe exprès ; chez Jean,
c’est pour des raisons de proximité que cette tombe a été choisie. Détail
significatif, on le verra plus loin.
Pas un mot non plus sur les deux autres crucifiés présumés, ni sur le
transfert du corps du Golgotha au mont des Oliviers.
*

Mais l’une des deux raisons essentielles pour lesquelles ces descriptions ne
peuvent être considérées comme reflétant la mise au tombeau de Jésus est
leur nature totalement étrangère aux rites juifs d’inhumation.
En premier lieu, le corps devait être lavé, et aucun des évangélistes n’en
parle. Ensuite, le corps n’était pas « roulé » dans le linceul, comme le
prétendent Matthieu et Marc et Luc, ni « lié avec des linges » comme
l’avance Jean, citant le chiffre démesuré d’une quarantaine de kilos
d’aromates : le corps lavé, avec le visage couvert d’un linge spécial, le
soudarion, était placé dans le linceul et celui-ci était alors cousu.
Même écrivant loin de la Palestine, sur la base d’observations transmises
par des tiers, les auteurs ne pouvaient à ce point méconnaître les rites
funéraires juifs. Parmi les judéo-chrétiens d’Alexandrie, de Rome, d’Éphèse,
d’Antioche, parmi les copistes eux-mêmes, il y avait des gens informés sur
les coutumes du judaïsme, qui n’auraient pas manqué de relever les
invraisemblances des descriptions.
La seconde raison est un indice que donne le texte de Jean.
165. Des bandelettes révélatrices

On ne pouvait dans les siècles passés ni même de nos jours demander aux
lecteurs et auditeurs des Évangiles de connaître les langues dans lesquelles
les textes originaux furent écrits et donc de repérer des singularités, des
erreurs ou des contresens ; mais cela, de nos jours, est possible aux linguistes.
La langue du texte de Jean est le grec, et si l’on reprend le passage cité plus
haut, on trouve, à la place des « linges » de la version française, par exemple,
le mot othonia, neutre pluriel de othonion, mot qui désigne une bandelette de
lin destinée à servir de pansement. Mais, très bizarrement, il ne parle pas du
linceul, sindon, de Joseph d’Arimathie, ce qui est déroutant. Prétendrait-il
que Jésus fut enterré à l’égyptienne, c’est-à-dire emmailloté dans des
bandelettes ? Il ne peut ignorer que les coutumes funéraires égyptiennes
comportaient une éviscération du cadavre qui, dans le judaïsme, est une
profanation. D’ailleurs, les bandelettes étaient utilisées chez les Égyptiens
pour resserrer les plaies causées par l’éviscération et éviter que les aromates
et autres substances utilisées pour l’embaumement se répandent à l’extérieur ;
ce n’était pas le cas.
De toute façon, Joseph d’Arimathie et Nicodème n’auraient pas pu, de
nuit, sur le Golgotha, emmailloter Jésus dans des bandelettes, processus
minutieux et interminable. Et cela alors qu’ils étaient censés respecter le
repos du sabbat à l’intérieur de la Grande Jérusalem.
Ces bandelettes ne seraient-elles pas celles utilisées dans les rites juifs pour
tenir ensemble les mains et les pieds du cadavre ? Jean referait-il l’erreur
commise dans le récit de la résurrection de Lazare ? Non, car là, il a utilisé un
autre mot grec, keriai, qui désigne spécifiquement des sangles. Personne au
monde ne pouvant confondre des pansements avec des sangles ni avec un
linceul, et le rédacteur ayant utilisé un terme grec spécifique, il y a là énigme.
Confirmation ultime : quand le sépulcre sera retrouvé vide, Jean rapporte que
les othonia gisent par terre, loin du sindon ( 166). Et là non plus, Joseph
d’Arimathie et Nicodème n’auraient pas emmené Jésus au tombeau nu et
ensanglanté par la flagellation et la plaie au thorax, les mains et les pieds liés.
À quoi correspondent donc l’usage du mot othonia et l’omission du
sindon ? L’évidence s’impose d’elle-même : Joseph d’Arimathie et
Nicodème ont emporté au Golgotha le matériel pour panser un blessé ; car
Jésus avait été préalablement flagellé, rappelons-le. Quant aux aromates, ils
servaient à l’époque d’antiseptiques pour les blessures. Or, on ne panse ni ne
désinfecte les plaies d’un mort, puisqu’elles ne saignent pas. Une inhumation
rituelle étant hors de question dans les circonstances, cela signifie que les
deux disciples savaient que Jésus était vivant. Reste à savoir si les deux
hommes ont accompli toute cette besogne sans aucune aide, ce qui est
peu vraisemblable.
Pressés de soigner le blessé, ils s’arrêtèrent dès qu’ils le purent, dans une
tombe probablement abandonnée, et l’on comprend la correction que Jean
apporte à l’information de Matthieu, signalée plus haut sur la raison du choix
de ce tombeau.
Des manuscrits seront peut-être retrouvés et des historiens et exégètes
reconstitueront l’histoire de l’Évangile de Jean, décidément très différent des
Synoptiques. Peut-être nous éclaireront-ils alors sur l’intention du rédacteur
connu sous le nom de Jean qui inséra des détails aussi troublants dans son
texte ; car ceux-ci indiquent de façon oblique que Jésus ne fut pas réellement
tenu pour mort quand il fut inhumé. Ils mettent ainsi la résurrection en cause.
Les conjectures ne sont cependant pas l’objet de ces pages. Tout au plus
pourrait-on supposer que ce rédacteur fut un arianiste, c’est-à-dire partisan
d’un courant qui ne croyait pas à la divinité de Jésus.
La déduction qu’imposent les éléments exposés ci-dessus est que Jésus
était vivant quand il fut descendu de la croix. D’autres éléments la renforcent.

166. Les contradictions et les révélations du tombeau vide et du soudarion


« enroulé dans un coin »

Le linceul et la découverte du tombeau vide ont inspiré aux évangélistes


des récits étonnamment dissemblables et donc contradictoires.
Pour Matthieu, les événements qui vont de la découverte du tombeau vide
et de la réapparition de Jésus à ses retrouvailles avec les Onze en Galilée sont
résumés en vingt versets (XXVIII, 10-20) racontés sur le mode du surnaturel,
sans aucun souci de réalisme. Ainsi, quand Marie de Magdala et « l’autre
Marie » – on ne sait laquelle, et ce ne peut être la mère de Jésus qui serait
désignée avec cette désinvolture – vont visiter le sépulcre, un ange
éblouissant roule le dopheq et révèle ainsi que le lieu est vide et que Jésus
ressuscité est déjà en Galilée.
Marc, un peu plus détaillé, observe également le mode du surnaturel : les
deux femmes sont toujours Marie de Magdala et « l’autre Marie », qui se
révèle être la mère de Jacques, sans doute le Petit – Joset n’est pas
mentionné. Contradictions avec Matthieu : le dopheq est déjà roulé et dans la
tombe, les deux femmes voient non un ange, mais un jeune homme en robe
blanche qui leur annonce, lui aussi, que Jésus est ailleurs et qu’il faudra que
ses disciples aillent en Galilée pour le revoir. On serait tenté de penser qu’il
s’agit du même mystérieux jeune homme présent lors de l’arrestation de
Jésus et qui s’était enfui nu dans la nuit ( 149). Seule note réaliste : les deux
femmes s’enfuient en tremblant, « car elles avaient peur » (Mc, XVI, 8).
Jésus apparaît à Marie de Magdala – alors qu’il était censé être en Galilée –
puis aux Onze, puis il est « enlevé au ciel » (Mc, XVI, 9-20).
Bien qu’il se conforme aussi au mode surnaturel, le récit de Luc est plus
détaillé. Les deux femmes sont les mêmes, Marie de Magdala et Marie mère
de Jacques, et elles aussi trouvent le dopheq roulé. Mais cette fois, ce sont
deux hommes et non pas un, « en habits éblouissants », qui leur annoncent
que « le Vivant n’est point parmi les morts ». Contrairement à la version de
Matthieu et de Marc, ils ne leur disent pas que Jésus est en Galilée.
Les Onze, eux, auront la surprise de la rencontre d’Emmaüs. Au cours du
récit, on découvre un nouvel apôtre ou disciple, Cléophas, dont on ne connaît
le nom que parce qu’il avait une femme nommée Marie, présente au pied de
la croix. Ce serait donc le seul Apôtre dont on connaîtrait l’épouse. Le récit
de Luc s’arrête à Béthanie, où Jésus est emporté au ciel. Pourquoi Béthanie ?
N’est-ce pas le village où demeure Lazare ? Étrange coïncidence (Lc, XXIV,
1-52).
Le récit de Jean, enfin, est le plus circonstancié de tous et il se différencie
nettement des Synoptiques. Pour commencer, Marie mère de Jacques a
disparu : c’est Marie de Magdala seule qui va au tombeau, trouve le dopheq
roulé et le tombeau vide. Ni ange ni personne en habits éblouissants ou non
(ce sera pour plus tard). Elle court prévenir Simon-Pierre et « l’autre disciple,
celui que Jésus aimait », donc Jean, on le suppose, puisqu’il est l’auteur
présumé de l’Évangile.
Détail : pourquoi le dopheq est-il roulé ? En effet, Jésus, immatériel,
traverse les murs, comme on le verra dans l’Évangile de Luc, où il apparaît
aux Apôtres si soudainement qu’ils le tiennent pour un fantôme (Lc, XXIV,
37).
Plus rapide que Pierre, Jean arrive le premier, mais n’entre pas dans le
tombeau ; en se penchant, il aperçoit les othonia par terre. Pierre, lui, entre
dans le tombeau et voit aussi les othonia par terre « ainsi que le soudarion qui
avait recouvert sa tête [de Jésus], non pas avec les othonia, mais enroulé à
part dans un coin » (Jn, XX, 6-7). Les mots de Jean écartent toute confusion
possible entre le linge désigné comme soudarion et le linceul, sindon, qui
recouvre tout le corps.
Ces précisions sont singulières. Elles semblent vouloir attirer l’attention du
lecteur sur un détail révélateur, d’autant plus que Luc précise qu’en entrant
dans le tombeau, après que Marie de Magdala et Marie mère de Jacques
l’eurent alerté sur la découverte du tombeau vide, Pierre, « se penchant » ne
vit que les othonia ; or, Luc, dont les sources sont distinctes de celles de Jean,
n’a jusqu’alors jamais mentionné ces « linges » et n’a parlé que de linceul. Il
se contredit donc lui-même et admet l’existence de ces bandelettes dont il ne
dit pas l’usage.
Mais aucun lecteur ancien ne releva l’importance de ces détails.
Les déductions suivantes s’imposent.
Étant donné que Jean ne fait aucune mention du linceul cité par les
Synoptiques, si l’on suit sa version, ce linceul dans lequel Jésus aurait été
« roulé » n’a jamais existé ou n’a jamais été utilisé à ses fins ordinaires. Tout
au plus aura-t-il servi à protéger le blessé contre le froid de la nuit, les soldats
s’étant partagé les vêtements du condamné. Puisque les deux Apôtres ne le
retrouvent pas dans le caveau, il est permis de supposer qu’il aura servi au
même usage quand Jésus a été emmené loin de la tombe, en attendant de lui
procurer des vêtements.
Cette totale omission du linceul dans les rites funéraires selon Jean n’est
pas seulement en contradiction formelle avec les Synoptiques, elle est aussi la
preuve que Joseph d’Arimathie et Nicodème n’avaient nullement l’intention
de laisser Jésus dans le caveau. Même si les prétendus « linges », les othonia,
avaient été destinés à lier les mains et les pieds, dans l’hypothèse que Jésus
fût mort, le linceul aurait été obligatoire.
Le soudarion retrouvé enroulé, loin des « linges », est un indice encore
plus révélateur : on conçoit mal que Jésus ressuscitant seul dans le caveau ait
pris la pleine de le plier (pour un usage prochain ?). Ce tissu a été retrouvé
enroulé parce qu’il n’a jamais servi, lui non plus ; sans doute Joseph
d’Arimathie arrivant au caveau l’a-t-il déposé dans un coin, ayant plus pressé
à faire.
Outre les nombreuses contradictions, d’une part entre les Synoptiques eux-
mêmes et de l’autre entre les Synoptiques et Jean, sur la découverte du
tombeau vide, force est de reconnaître que c’est l’Évangile de ce dernier qui
offre les indications les plus précises et les plus plausibles.
167. L’intrigant « jardinier » du mont des Oliviers

Après une intervention de deux anges assis sur le lit de pierre où le corps
de Jésus était supposé avoir reposé, et dont l’utilité théologique n’est pas
évidente, Marie de Magdala se retourne et « voit Jésus qui se tenait là, mais
elle ne savait pas que c’était Jésus » (Jn, XX, 14). C’est une des phrases les
plus déconcertantes des Évangiles. Comment cette femme qui a suivi Jésus
pendant la plus grande partie de son ministère public, soit quelque trois ans,
pourrait-elle ne pas le reconnaître ? La perplexité s’accroît quand on lit
qu’elle le prit « pour le jardinier », puis quand elle s’adresse à lui en
l’appelant « Seigneur », ce qui serait un honneur immérité pour un jardinier.
Elle lui demande même si c’est lui qui a enlevé le corps de son Seigneur,
alors qu’elle ne pouvait ignorer que cela aurait été une profanation de
sépulture, donc un acte malveillant. Elle ne le reconnaît que lorsqu’il coupe
court à ses lamentations et l’interpelle par son nom, disant simplement :
« Marie ! »
On ne peut passer outre au célèbre Noli me tangere (« Ne me touche pas »)
de l’Évangile de Jean, dont on peine à discerner la logique, « car je ne suis
pas encore monté vers le Père » (Jn, XX, 17). S’il était, en effet, monté vers
le Père, elle ne pourrait plus le toucher, car il serait immatériel. Mais alors,
pourquoi autorise-t-il et même invite-t-il les Apôtres à le palper
(Lc, XXIV, 39 et Jn, XXI, 4) ? Il faut en déduire qu’il a un rapport particulier
avec Marie. L’hypothèse qu’elle soit sa femme s’impose.
Marie ne l’a donc reconnu qu’à la voix. Déduction logique, la voix n’a pas
changé, mais le visage, si. Mais pourquoi l’a-t-elle pris pour un « jardinier » ?
À l’époque, le terme est assimilé à celui de « maraîcher ». Dans ce métier, qui
n’est autorisé qu’à l’extérieur de Jérusalem, l’on s’occupe de semailles,
de drainage, de fumage ; c’est une profession en discrédit, comme celle
d’orfèvre (soupçonné d’être malhonnête), de publicain (percepteur des taxes,
donc spoliateur du peuple, déjà…), de tanneur (malodorant et malpropre), de
blanchisseur (il touche des vêtements souillés) ou de boucher (soupçonné par
principe de vendre de la viande d’animaux malades). Le « jardinier », lui,
touche du fumier. Ceux qui pratiquent ces métiers sont tenus de se raser la
barbe, alors que les Juifs honorables sont autorisés à la laisser pousser31. La
clef est trouvée : Jésus s’est rasé. Peut-être aussi a-t-il raccourci sa chevelure
de nazir. Il n’en fallait pas davantage pour le rendre méconnaissable.
L’idée est sans doute confondante pour des fidèles habitués à l’idée que le
ressuscité est forcément identique à lui-même, surtout qu’une abondante
iconographie l’a renforcée au cours des siècles.
L’hypothèse cesse d’en être une quand on lit chez Luc que les disciples
rencontrant Jésus sur la route d’Emmaüs ne le reconnaissent pas non plus, car
« leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître » (Lc, XXIV, 16), explication
ad hoc décidément un peu courte. Faudrait-il donc que des gens qui ont tous
bien connu Jésus ne le reconnaissent soudain plus ?
La raison qui vient en premier à l’esprit est que, se trouvant encore en
Judée, Jésus s’est rasé la barbe – tout au moins parce qu’il ne veut
évidemment pas être reconnu et arrêté de nouveau. La question qui suit est :
pourquoi les Évangiles diffèrent-ils entre eux à ce point ? Et pourquoi celui
de Jean contient-il les indications les plus troublantes ?
L’explication en semble simple : Jésus n’était pas mort sur la croix, comme
d’autres éléments l’indiquaient déjà.
Les Évangiles ne fournissent aucune chronologie de ces épisodes, mais la
vraisemblance indique qu’un certain délai s’écoula entre la sortie du tombeau
et la réapparition de Jésus, le temps qu’il se fût rétabli de son épreuve.

168. L’absence de toute mention de Marie, mère de Jésus après la


résurrection

Le public moderne semble s’être résigné sans trop de mal à l’absence totale
de mention de Joseph dans la vie de Jésus. Sans doute s’est-il accommodé de
l’hypothèse que ce père présumé fût mort de vieillesse. Mais c’est un aspect
déroutant des Évangiles que la disparition obstinée de toute référence à
Marie, mère de Jésus, parmi les femmes citées après la crucifixion, autant que
la présence de plus en plus affirmée de Marie de Magdala. Trois jours avant
la résurrection présumée, elle était au pied de la croix et Jésus la confiait au
« disciple qu’il aimait ». Dès lors, et malgré la découverte du tombeau vide,
elle disparaît des récits évangéliques, sans même que son fils se soit
manifesté à elle pour lui montrer qu’il était en vie.
Quant à ses frères, ils semblent s’être évaporés. Il est difficile de ne pas en
être surpris.

169. La réapparition de Jésus : un dédale de contradictions

Dans la culture chrétienne populaire, Jésus ressuscité aurait rencontré les


Apôtres sur la route d’Emmaüs et aurait partagé avec eux un dernier repas
avant l’Ascension.
Mais cet épisode ne figure que dans l’Évangile de Luc. Les événements qui
suivirent la réapparition de Jésus semblent avoir plus divisé les auteurs des
Évangiles que tous les autres.
Chez Matthieu, les Onze retrouvent leur maître en Galilée, « à la montagne
où Jésus leur avait donné rendez-vous » (Mt. XXVIII, 16). Le lieu n’est pas
précisé, ou bien Matthieu l’ignorait. Un coup d’œil sur une carte montre que
la Haute et la Basse Galilée abondent en montagnes et n’invite pas à la
spéculation : il fallait que le rendez-vous fût précis. Jésus enjoint alors aux
Onze d’aller faire des disciples dans toutes les nations et les assure qu’il sera
avec eux jusqu’à la fin du monde. Ce sont les derniers mots de cet Évangile.
Déjà très différente est la fin de l’histoire chez Marc : Jésus se montre
d’abord à deux disciples, non nommés, qui en font part aux autres,
incrédules, puis il se montre aux Onze réunis à table – le lieu n’est pas
précisé – et leur reproche leur incrédulité. Aucune mention de rendez-vous en
Galilée. Après leur avoir enjoint de proclamer l’Évangile dans toutes les
nations, « Jésus […] fut enlevé au ciel et il s’assit à la droite de Dieu »
(Mc, XVI, 12-19). On ignore donc où et quand se produisit l’Ascension. Et
comme ceux qui s’en disent témoins ne semblent pas y avoir assisté, il est
permis de penser que c’est une présomption. Pareille vision leur aurait inspiré
un récit moins laconique. Il est plus raisonnable de penser que, Jésus ayant
disparu de leur champ de vision, ils postulèrent qu’il était monté au ciel32.
On relève dans le discours de Jésus un passage oublié de la plus grande
partie de l’enseignement évangélique, et pour cause : c’est celui où « ceux qui
auront cru » saisiront des serpents et, s’ils boivent « quelque poison mortel, il
ne leur fera pas de mal » (Mc, XVI, 18). S’il fallait, en effet, juger de la foi
d’un homme en lui faisant manipuler des serpents venimeux et boire un
poison, la communauté des fidèles serait rapidement décimée.
La version de Luc est considérablement plus développée, et même
mouvementée. On y voit deux apôtres ou disciples, dont l’un s’appelle
Cléophas, faire route vers Emmaüs, qui est, précise curieusement le texte, « à
soixante stades » de Jérusalem. Le détail est secondaire, mais la mesure est
fausse33 et témoigne du peu de connaissances de l’auteur sur la Palestine.
Question plus importante : ces deux hommes sont-ils des apôtres ou des
disciples ? Le texte qui précède parle d’apôtres et le verset qui introduit le
récit parle de « deux d’entre eux ». Or, le nom de Cléophas n’a jamais été cité
parmi les Apôtres. La suite du texte embrouille à ce point la question qu’il
devient impossible d’y répondre. En effet, quand ces deux hommes repartent
pour Jérusalem après que Jésus s’est révélé à eux lors du repas du soir, ils y
trouvent les Onze réunis ; ils n’en font donc pas partie. Ils racontent leur
rencontre et les Onze s’écrient que le Seigneur est « apparu à Simon ». Quel
Simon ? Simon-Pierre ou bien un autre ? Et pourquoi Cléophas est-il oublié,
puisque Jésus s’est révélé à lui aussi ?
Toujours est-il que, sur le chemin, ces deux hommes en rencontrent un
troisième qu’ils ne reconnaissent pas, parce que « leurs yeux étaient
empêchés de le reconnaître », comme cité plus haut. À la différence de Marie
de Magdala, ils ne l’identifient même pas à sa voix, bien qu’il leur tienne un
long discours « parcourant tous les Prophètes […] et toutes les Écritures »
pour démontrer ce qui le concerne. Même avec de la bonne volonté, il est
difficile de faire crédit à un pareil récit. Nos pèlerins invitent donc l’inconnu
à souper avec eux et ce n’est qu’au moment où il rompt le pain qu’ils
reconnaissent enfin Jésus à ses gestes.
Puis, à Jérusalem, Jésus reparaît une nouvelle fois aux Onze et à leurs
compagnons. Comme ils ne semblent pas convaincus et craignent qu’il ne
soit un fantôme, il leur demande à manger et mange « un morceau de poisson
grillé ».
Les rebondissements ne sont pas achevés : Jésus emmène ensuite tout ce
monde vers Béthanie et enjoint aux Onze et à leurs compagnons de demeurer
à Jérusalem « jusqu’à ce qu’ils soient revêtus de la force d’en-haut ». Pas de
mission évangélique comme chez Matthieu ni Marc. Puis Jésus est emporté
au ciel.
Aucune mention n’est faite d’Emmaüs ni de Béthanie dans le récit de
Jean ; celui-ci commence le lundi même où Jésus est reconnu de Marie de
Magdala par une apparition aux disciples, au cours de laquelle Thomas
Didyme (pour une raison non spécifiée) déclare son incrédulité. La mention
de Thomas avec le mot grec « Didyme » accolé est un autre indice d’une
rédaction tardive par un auteur étranger aux événements et maîtrisant mal
l’araméen. En effet « Didyme », supposé signifier « jumeau » en grec, serait
du mauvais grec, le terme exact étant didumogenis ; ensuite, c’est le produit
d’une méprise entre le nom « Thomas », en araméen tw’m, et le mot
« jumeau » dans la même langue, tm ; enfin, ce surnom seul ne signifie rien,
car il doit être accompagné du nom de celui dont on est le jumeau.
Huit jours plus tard, au cours d’une nouvelle apparition, Thomas est
autorisé à toucher les cicatrices de Jésus, dont la plaie au thorax. Puis Jésus
apparaît encore à sept disciples sur la rive du lac de Tibériade et là,
mystérieusement, ils ne le reconnaissent pas : « Les disciples ne savaient pas
que c’était Jésus » (Jn, XXI, 4).
Étrange affaire dont le symbolisme est indéchiffrable. Pourquoi, après qu’il
leur est déjà apparu deux fois, ne le reconnaissent-ils pas la troisième ? Leurs
yeux ne se dessillent qu’après la pêche miraculeuse, qui est suivie d’un
échange énigmatique : Pierre, voyant arriver « le disciple que Jésus aimait »,
toujours présumé être Jean, pose à Jésus une question dont on ne saisit pas le
sens : « Et lui ? » La réponse n’est guère plus convaincante : « Si je veux
qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? » Formule pour le
moins cavalière qui, en langage contemporain, équivaudrait à : « Mêle-toi de
tes affaires ! » Le texte rapporte que « le bruit se répandit chez les frères que
ce disciple ne mourrait pas », mais l’auteur, prenant la voix de Jean,
explique : « Jésus n’avait pas dit à Pierre : “Il ne mourra pas”, mais : “Si je
veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne” » (Jn, XXI, 21-23).
Deux passages de cet Évangile donnent par ailleurs l’impression que
l’auteur s’attribue une importance particulière. Dans le premier, il écrit :
« Jésus a fait sous les yeux de ses disciples beaucoup d’autres signes qui ne
sont pas écrits dans ce livre » (Jn, XX, 30), ce qui peut passer pour une façon
de titiller la curiosité. Dans le second, il se répète : « Il y a encore bien
d’autres choses qu’a faites Jésus. Si on les mettait par écrit une à une, je
pense que le monde lui-même ne suffirait pas à contenir les livres qu’on en
écrirait. » Façon de dire qu’il détient des vérités qu’il garde pour lui seul. Et
c’est sur ces mots décevants que s’achève l’Évangile de Jean.
Il n’y est question ni de la mission apostolique, sauf réduite à sa plus
simple expression (« Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous
envoie »), ni de l’Ascension.
Cela fait beaucoup de contradictions et d’énigmes.

170. La disparition abrupte de Jésus : une fin invraisemblable

Après avoir, chacun à sa façon, raconté la vie de Jésus comme le moment


qui devait décider du destin universel, les évangélistes s’interrompent d’une
façon tellement abrupte que la vraisemblance de leurs récits en est mise en
cause.
L’Évangile de Matthieu s’arrête sur la rencontre des onze disciples et de
Jésus en Galilée, sur la montagne. « Quand ils le virent, certains se
prosternèrent, d’autres doutèrent » (Mt., XXVIII, 17). Jésus leur enjoint
d’aller de par le monde baptiser au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit.
C’est tout.
Selon l’Évangile de Marc, la dernière rencontre aurait eu lieu sur le chemin
menant de Jérusalem à « la campagne », et les termes du message sont très
différents : Jésus y promet à ceux qui auront cru le pouvoir de chasser les
démons, de parler en langues nouvelles et de manier des serpents. Puis il est
enlevé au ciel et s’assied à la droite de Dieu. Aucune description de la vision.
Selon l’Évangile de Luc, c’est à Béthanie qu’a lieu la dernière rencontre.
Pendant que Jésus donne sa bénédiction aux disciples, « il est emporté au
ciel » (Lc, XXIV, 51). Aucune mention du fait qu’il soit assis à la droite de
Dieu.
Pour l’Évangile de Jean, c’est au bord du lac de Tibériade qu’aurait eu lieu
la dernière rencontre. Aucune mention de disparition céleste.
Les quatre Évangiles ne sont donc pas d’accord sur le lieu où les Apôtres
auront vu leur maître pour la dernière fois, alors qu’il aurait dû être gravé
dans leurs mémoires à jamais et désigné pour la vénération des générations
futures. Pis, deux d’entre eux ne mentionnent même pas un épisode aussi
important que l’Ascension. Tant de divergences ne peuvent que susciter la
perplexité. La seule explication qui apparaisse est que les Apôtres ont bien
revu Jésus en Palestine, sans doute en des endroits différents, mais qu’ils
ignoraient ce qui lui était advenu ensuite34.
Ne s’en sont-ils pas souciés ? L’hypothèse paraît peu plausible. Il semble
plus probable que Jésus leur ait donné l’ordre de ne pas le suivre et qu’il ait
donc pris la clef des champs.
Les évangélistes n’étaient pas des mémorialistes, et leurs récits, parfois
comparés à des poèmes épiques, étaient destinés à être lus en public, pour
susciter l’émotion. Ce n’est donc pas dans leurs textes qu’il faut chercher des
informations sur la période, cruciale pour l’histoire du christianisme, qui
s’écoula entre la crucifixion et la prise de Jérusalem par les Romains. Cette
quarantaine d’années fut, en effet, décisive pour la communauté chrétienne
primitive.

171. Quel est le sens de la formule « Celui que Jésus aimait » ? Et qui
désigne-t-elle ?

Cette formule revient cinq fois dans le texte, toujours celui de l’Évangile
de Jean. La première est lors de la dernière Cène, après que Jésus a annoncé
que l’un des Apôtres le trahirait : « Un de ses disciples, celui que Jésus
aimait, se trouvait à table, tout contre Jésus. » Sur un signe de Simon-Pierre,
Jean, car si c’est lui, il se désigne lui-même de la sorte, « se penchant vers
la poitrine de Jésus, lui dit : “Seigneur, qui est-ce ?” » (Jn, XIII, 22). La
deuxième fois est quand Jésus aperçoit au pied de la croix « le disciple qu’il
aimait » (Jn, XIX, 26). La troisième fois se situe quand Marie de Magdala va
avertir Simon-Pierre et « l’autre disciple, celui que Jésus aimait », que le
tombeau est vide (Jn, XX, 2). La quatrième est quand Jésus a rejoint les
Apôtres sur la rive du lac de Tibériade et que « le disciple que Jésus aimait »
prévient Pierre que c’est le Seigneur (Jn, XXI, 7). La cinquième est lorsque
Pierre aperçoit « le disciple que Jésus aimait » derrière lui et pose à Jésus la
mystérieuse question : « Et lui ? »
Que peut donc signifier « aimait », verbe déjà utilisé à propos de Lazare
(« Seigneur, celui que tu aimes est malade », l’avait prévenu Marthe [Jn, XI,
3]) ? Et qui est donc ce privilégié ?
Outre que la formule qui le désigne est désobligeante pour les autres
Apôtres, et que, sur la base d’une iconographie tendancieuse, elle a inspiré
des suppositions sexuelles dérisoires, outre encore qu’elle fleure
l’autoglorification, elle pose la question suivante : pourquoi Jésus aurait-il
préféré Jean ? On n’en connaît aucune raison. S’il bénéficia, comme il s’en
targue, de lumières privilégiées sur le ministère de Jésus, elles ne lui valurent
pas de statut particulier dans la première Église. Les Apôtres, dont Pierre et
Jacques, chefs de la première Église, n’en tinrent pas compte.
D’après la tradition et les données disponibles, son rôle y fut secondaire. Il
faut rejeter les hypothèses selon lesquelles il aurait, de sa nouvelle résidence
d’Éphèse, coiffé les sept églises d’Asie Mineure après la mort de Paul (66 ou
67), et plus encore celle selon laquelle il aurait été victime des persécutions
de Domitien (94-96). S’il avait près de vingt ans quand Jésus commença son
ministère public, vers 27 ou 30, il aurait été proche de la soixantaine dans le
premier cas, ce qui était un bel âge pour l’époque, et nonagénaire dans le
second cas.
Les raisons de son privilège auraient donc été personnelles et la modestie
aurait exigé qu’il ne s’en prévalût pas35.

172. Une contradiction fondamentale : l’antijudaïsme latent de l’Évangile


de Jean
L’une des contradictions les plus déconcertantes des quatre Évangiles,
considérés dans leur ensemble, est leur antijudaïsme latent. En effet, après
que Matthieu et Luc ont laborieusement reconstitué sa généalogie, afin de le
confirmer comme l’héritier légitime de David, roi des Juifs, ils présentent
tous Jésus comme victime des Juifs et s’attachent à l’en dissocier. Les
conséquences historiques n’en furent pas légères : l’antijudaïsme évangélique
engendra rapidement l’antisémitisme, au sens où l’on connaît désormais ce
mot (d’ailleurs impropre). Pour un lecteur contemporain, fût-il non juif
comme l’auteur de ces pages, l’impression en est déplaisante.
Matthieu n’use qu’une fois des mots « les Juifs » : c’est à la fin de
l’Évangile de son nom, à propos d’une « intox » fabriquée par « les grands
prêtres » pour expliquer que le tombeau de Jésus eut été trouvé vide ; les
disciples auraient dérobé son corps (Mt., XXVIII, 11-13). Le commentaire en
est : « Cette histoire s’est colportée parmi les Juifs jusqu’à ce jour. » Cela
laisserait entendre que les autres peuples, eux, n’y ont pas cru. Ni Marc ni
Luc n’usent de ces termes, mais Jean si, et abondamment. À propos des noces
de Cana, il écrit ainsi : « Il y avait six jarres de pierre, destinées aux
purifications des Juifs » (Jn, II, 6). On croirait qu’il parle d’un pays étranger.
Quelques versets plus loin, il parle de « la Pâque des Juifs » (Jn, II, 13). De
quelle autre pourrait-il s’agir ? Et, après que Jésus eut chassé les marchands
du Temple, « Alors les Juifs prirent la parole et lui dirent : “Quel signe nous
montres-tu pour agir ainsi ?” » (Jn, II, 18) ; il aurait pu écrire « les fidèles »,
par exemple, puisqu’il n’y avait pas de païens dans le Temple ; non, il
insiste : « les Juifs ». Quelques versets plus loin : « Il y avait parmi les
Pharisiens un homme Nicodème, un notable des Juifs » (Jn, III, 1). Il tombait
pourtant sous le sens que s’il était pharisien, Nicodème était juif.
Racontant la guérison d’un infirme à la piscine de Bethesda, Jean
commence ainsi : « Il y eut une fête des Juifs » (V, 1) ; appartiendrait-il, lui, à
une autre religion ? Guère conscient que Jésus aussi célèbre la Pâque, il écrit :
« La Pâque, la fête des Juifs, était proche » (VI 4) ; on croirait lire le récit
d’un ethnologue en pays étranger. Quand Jésus parcourt la Galilée, c’est qu’il
« n’avait pas le pouvoir de circuler en Judée, parce que les Juifs cherchaient à
le tuer » (VII, 1). « Or, la fête juive des Tentes était proche », enchaîne-t-il
(VII, 2). Et de nouveau, « personne ne s’exprimait ouvertement à son sujet
[celui de Jésus], par peur des Juifs » (VII, 13). N’était-il pourtant pas celui
que suivaient des foules de Juifs ?
Et pourtant Jésus va à Jérusalem et enseigne au Temple : « Les Juifs,
étonnés, se disaient : “Comment connaît-il les lettres sans avoir étudié ?” »
(VII, 15). Faut-il rappeler que si l’on prêchait au Temple, on ne pouvait être
que juif ? Quand Jésus prêche « aux Juifs » (VIII, 31), presque chaque fois
qu’ils lui répondent ils sont désignés comme « les Juifs » (VIII, 48, 52, 57).
Après la guérison de l’aveugle, qu’on conduit chez les Pharisiens, ce sont
pourtant « les Juifs » qui sont incrédules (IX,18 et 24).
Cette distanciation obstinée devient lassante ; au total Jean utilise trente-
trois fois ces termes (X, 19, 24 et 31, XI, 19, 31, 36, 45, 54 et 55, XII, 9, XIII,
33, XVIII, 14, XIX, 7, 12, 14 et 40, XX, 19… en plus des références citées
plus haut), alors que les Synoptiques ne les utilisent qu’une seule fois.
Certains exégètes ont argué qu’il s’adressait à des auditeurs grécophones.
Pourtant, bon nombre de ceux-ci étaient des Juifs qui avaient changé de
langue au cours de la diaspora. Était-il besoin de désigner les Juifs
collectivement comme responsables de la mort présumée de Jésus ? Et,
incohérence majeure, de faire dire à Jésus : « Comme je l’ai dit aux Juifs »
(XIII, 33) ? À qui d’autre Jésus s’est-il donc adressé tout au long de son
ministère et qu’était-il donc lui-même ? L’évangéliste voudrait-il faire
entendre que Jésus ne serait pas juif, lui qui a été acclamé comme le
descendant de David et qui a organisé son entrée royale à Jérusalem ?
Même si Jean (ou l’auteur qui porte ce nom) s’adressait à des auditoires
non juifs ou ignorants du peuple juif, l’intention de jeter l’opprobre sur celui-
ci n’est que trop évidente.
Nombre des lecteurs et auditeurs des Évangiles ne différencient pas les
auteurs, supposant que leurs versions de l’histoire de Jésus sont
complémentaires et solidaires, puisqu’elles ont été approuvées par l’Église. Si
c’est le texte de Jean qu’ils lisent ou entendent, ils sont donc et naturellement
portés à penser que son antijudaïsme serait partagé par les autres évangélistes.
Il n’est pas besoin d’être grand hébraïste pour s’étonner de la
méconnaissance de la vie en Palestine que trahissent les auteurs des
Évangiles. Non seulement ils usent tous de la formule « les grands prêtres »,
mais encore ils donnent à leur sujet des informations fantaisistes. Ainsi de
Jean qui écrit à propos de Caïphe qu’il « était grand prêtre cette année-là »,
comme s’il s’agissait d’un poste de président de conseil d’administration : on
était grand prêtre à vie, tous les habitants du pays le savaient, et Caïphe,
successeur et beau-fils d’Anne, était grand prêtre depuis l’an 15.
*
Contradictions, invraisemblances, discordances, traditions infondées et
lacunes, absurdités aussi comme dans le cas de Barabbas, laissent au lecteur
attentif le sentiment qu’il y aurait eu un texte originel de la vie de Jésus qui
fut modifié maintes fois par ajouts et suppressions, afin de correspondre aux
souhaits des chefs de la première Église et aux exigences grandissantes de la
théologie. Ce ne fut cependant pas la conviction des innombrables linguistes,
philologues et exégètes qui, depuis le XIXe siècle, voire depuis saint Jérôme,
se sont consacrés à l’analyse indépendante des Évangiles. Trop d’indices
concourent à prouver que les premiers récits de la vie et du ministère de Jésus
furent d’abord transmis par voie orale et donc soumis aux aléas de ce mode
de transmission. Le travail des biblistes consista à dépister les modifications
d’un texte à l’autre à travers les traductions.
Il serait donc vain d’espérer qu’un manuscrit originel repose dans le secret
d’une bibliothèque. Près de deux siècles s’écoulèrent avant que les plus
anciens témoignages écrits apparussent dans les premières communautés.
Un fait demeure : les Évangiles canoniques sont des œuvres humaines qui
ne méritent pas plus de révérence que les autres œuvres littéraires de tous les
temps, même s’ils relatent un moment de l’histoire où se forgea l’identité
occidentale. À cet égard même, ils méritent d’être analysés et scrutés avec
attention. Les exégètes s’y sont attachés. Ils n’ont pas résolu les
contradictions et les invraisemblances historiques de ces quatre récits, mais
surtout, ils n’ont pas éclairé les contradictions de Jésus lui-même, telles que
son organisation minutieuse de l’entrée royale à Jérusalem, comme pour un
sacre de descendant de David, et la réponse qu’il aurait faite à Pilate : « Mon
royaume n’est pas de ce monde. » Ou encore ses proclamations antagonistes
sur la prépondérance de la douceur et sa détermination à déclencher le feu sur
la terre. A-t-il été pénétré de la conviction de sa divinité, comme lorsqu’il
dit : « Je suis descendu du ciel » (Jn, VI, 38) ? Mais alors, pourquoi objecte-t-
il à ceux qui lui disent qu’il est bon : « Pourquoi dites-vous que je suis bon ?
Dieu seul est bon » (Lc, XVIII, 18-19) ? A-t-il été l’Agneau de Dieu, voué au
sacrifice par la fureur des pouvoirs défiés, ou au contraire est-il allé
volontairement au supplice pour accomplir les Écritures, comme de
nombreuses citations (notamment à la dernière Cène) semblent l’indiquer ?
Voulait-il restaurer la Loi, comme il l’affirma, ou bien était-il venu instaurer
une nouvelle Alliance ? De ses liens évidents et de ceux de Jean le Baptiste
avec les Esséniens, établis par de nombreux exégètes et biblistes, les
Évangiles n’offrent que des traces infimes.
Le besoin d’information qu’ils suscitent et même excitent par leur
parcimonie et leurs contradictions ne procède pas d’une curiosité inopportune
pour la biographie, mais d’une compréhension plus profonde du message
qu’il livra à des esprits visiblement mal préparés.
Or, la constante ambiguïté du personnage que reflètent des textes d’ailleurs
très dissemblables est le problème fondamental de l’histoire du christianisme.
À moins que les textes eux-mêmes ne soient infidèles, comme il advient
pour tant de textes humains.

___________________
1. Louis-Charles Prat, « Le prologue de l’Évangile de Jean », cf. bibl.
2. Cf. note 18, p. 316.
3. Cf. John Rogerson, The New Atlas of the Bible, cf. bibl.
4. Gys-Devic, « Enquête sur Nazareth », cf. bibl. Cf. note 7, pp. 308-309.
5. Cf. Rogerson, The New Atlas of the Bible, op. cit.
6. Cf. note 6, p. 308.
7. Cf. note 9, p. 310.
8. Cf. notes 10 et 11, pp. 310-311.
9. Cf. note 9, p. 311.
10. Cf. note 12, p. 312.
11. Cf. bibl.
12. Écrits apocryphes chrétiens, I, cf. bibl.
13. Cf. note 16, p. 314.
14. Cf. Barbara Thiering, Jesus and the Dead Sea Scrolls, cf. bibl.
15. Cf. Jean Daniélou, Les Manuscrits de la Morte et les origines du christianisme, cf. bibl.
16. Cf. note 17, p. 315.
17. Les Sources, cf. p. 4.
18. Cf. note 6, p. 308.
19. In Évangile selon les Nazaréens, Écrits apocryphes chrétiens, I, cf. bibl.
20. The Gospel According to John, XIII-XXI, cf. bibl.
21. Cf. Martin Schlegel, Crucifixion, cf. bibl.
22. Cf. note 14, p. 313.
23. Cf. A. Edersheim, The Life and Times of Jesus the Messiah, Nabu Press, 2010.
24. Cf. John Allegro, Le Champignon et la Croix, cf. bibl. et note 8.
25. Bruce M. Metzger, The Early Versions of the New Testament, cf. bibl.
26. Voir p. 296.
27. Cf. note 15, p. 313.
28. Op. cit., cf. bibl.
29. Cf. Rudolf Bultmann, Histoire de la tradition synoptique, cf. bibl.
30. Hengel, Crucifixion, op. cit.
31. Joachim Jeremias, La Vie à Jérusalem au temps de Jésus, cf. bibl.
32. Cf. note 19, p. 317.
33. Un stade, mesure grecque variable selon les régions, valait 600 pieds, soit 180 mètres. 60 stades représentaient donc 10,8
kilomètres. Or, des divers sites possibles d’Emmaüs, un seul paraît vraisemblable : c’est Motza, indiqué par la Mishnah, qui
correspondrait à l’Amassa citée par Josèphe (Guerre, VII, 217), en grec Ammaous, qui se trouve à 30 stades, soit 5,5 kilomètres
de Jérusalem.
34. Cf. note 19, p. 317.
35. La singularité de cette appellation a suscité nombre d’études. Citons celle de Jacques Winandy, OSB, qui expose les
alternatives à l’identification de ce disciple avec Jean de Zébédée, « Le disciple que Jésus aimait : pour une vision élargie du
problème », cf. bibl. Cf. également note 13, pp. 312-313.
II. LES ACTES DES APÔTRES

La tradition les attribue à Luc, les biblistes modernes en sont d’accord.


Jusqu’au milieu du IIe siècle, ils étaient d’ailleurs inclus dans les manuscrits à
la suite du troisième Évangile. Puis, quand les communautés chrétiennes
voulurent disposer des quatre Évangiles dans un manuscrit distinct, ils en
furent séparés et ce fut alors qu’on leur donna le titre qui est demeuré.
Quand furent-ils écrits ? Les opinions divergent entre la fin des années 60
et celle du Ier siècle. Convaincus d’y avoir décelé le ton du témoignage,
plusieurs biblistes ont choisi la première hypothèse. Pour eux, l’auteur avait
bien assisté aux événements qu’il décrivait, notamment ses rapports
circonstanciés sur les déplacements de Paul en Asie Mineure. Dans ce cas,
il faudrait supposer qu’une seconde version et de l’Évangile et des Actes fut
rédigée plus tard, car on y a relevé une connaissance des Antiquités judaïques
de Flavius Josèphe, ouvrage qui date de 93. Mais cela n’exclut nullement des
manipulations de copistes ultérieurs. Il paraît en tout cas difficile de croire
que Luc assista, par exemple, aux morts subites, à trois heures d’intervalle,
d’Ananie et de Saphire, deux disciples qui offrirent aux Apôtres une partie
seulement du produit de la vente d’une propriété, au lieu de la totalité. Leur
faute était qu’ils auraient ainsi détourné une partie… de leur propre argent !
Incident douteux et dont la morale demeure fuyante. Et bien d’autres
incidents décrits dans son texte tiennent plus du fantastique que du
témoignage fiable ; ainsi de celui où l’Esprit du Seigneur enlève Philippe,
dans un char, avec l’eunuque de la reine d’Éthiopie et le dépose à Azor.
Il convient de rappeler qu’à l’époque, l’aire d’influence d’un texte, fût-il
aussi important que les Évangiles le sont devenus, était limitée. Ainsi les
deux livres de Luc étaient-ils inconnus d’une grande partie de la chrétienté :
Clément de Rome semble les ignorer en 95, et Ignace, pourtant évêque
d’Antioche, où Luc était installé, n’en parle pas en 110. La première citation
qui en soit faite à Rome est celle de Polycarpe, entre 120 et 135.
Qui était Luc ? Une tradition le présente comme un Syrien d’Antioche,
d’origine païenne, médecin et profondément imprégné de culture hellénique.
Il fut le compagnon de voyage de Paul, qui l’appelle « le médecin bien-
aimé », et le soutint durant ses captivités romaines ; on peut considérer que
les huit derniers chapitres des Actes constituent une apologie, sinon une
hagiographie de ce dernier. Son texte, comme les trois autres Évangiles, fut
remanié dans les premiers siècles, et certains biblistes soupçonnent même
qu’une femme y contribua1.
En dépit de leur évident parti pris pour Paul, l’un des intérêts majeurs des
Actes réside dans la richesse de leurs informations sur cet Apôtre, dont le rôle
dans la fondation de la première Église fut bien plus déterminant que celui de
Pierre, car ce fut lui qui contribua le plus à détacher le christianisme du
judaïsme. Sa personnalité complexe et même ténébreuse échappe cependant
au cadre ordinaire de l’hagiographie.

173. Où reparaît la contradiction entre l’ascendance davidique de Jésus et


sa conception miraculeuse

Dans une construction audacieuse, absente des Évangiles, mais fidèle à


leur principe de prédestination, Luc fait de David lui-même le prophète de
l’avènement de Jésus, assurant audacieusement « que Dieu lui avait juré par
serment de faire asseoir sur son trône un descendant de son sang » (Act., II,
30), ce qui est une pure invention et qui, de toute façon, n’a aucun intérêt,
Jésus étant, selon les Évangiles, dont celui de Luc, né de l’Esprit saint et non
le fils de chair de Joseph. Incidemment, c’est Luc qui commet la bourde
signalée plus haut ( 102), celle de faire descendre Joseph de Nathan, fils de
David.
C’est le même principe de prédestination que développera, dans une
longue récapitulation de l’Exode, le protomartyr Étienne devant le Sanhédrin,
avant sa lapidation, signifiant que la longue histoire du peuple d’Israël devait
aboutir à la venue de Jésus.
Incidemment, dans sa récapitulation de l’Exode, Étienne prend quelques
libertés avec les textes de la Genèse et de l’Exode. Il avance ainsi que le
corps de Jacob a été transféré à Sichem, dans la tombe qu’Abraham avait
achetée aux fils de Hamor à Sichem (VII, 16), alors qu’Abraham avait acheté
la grotte de Machpela, près d’Hébron, non aux fils de Hamor, mais à Ephron
le Hittite (Gen., XXIII, 19, XLIX, 29-30 et L, 13). C’est Jacob et non
Abraham qui a acheté un terrain aux fils de Hamor (Gen., XXIII, 19). Ou
bien la mémoire d’Étienne était défaillante ou bien il s’était embrouillé dans
ses lectures. En tout cas, il se trompe.

174. Quelle foi nouvelle les premiers chrétiens au Temple pouvaient-ils


embrasser ?

Les Actes des Apôtres décrivent les œuvres des missionnaires de Jésus
annonçant la Bonne nouvelle, c’est-à-dire l’Évangile. L’objet de leurs
missions reste cependant difficile à cerner.
Après l’ébauche de constitution de la première Église, les chrétiens de
Jérusalem, selon Luc, « jour après jour, d’un seul cœur, fréquentaient
assidûment le Temple » et « Pierre et Jean montaient au Temple pour la
prière de la neuvième heure » (Act., II, 46 et III, 1). Les chrétiens au Temple,
lieu suprême du judaïsme, se conformaient donc strictement aux rites du
judaïsme. Pierre y faisait même des miracles, tels que remettre un impotent
sur ses pieds et huit mille « convertis » rien qu’à Jérusalem (Act., II, 41 et III,
4). Or, cela se situe après la crucifixion de Jésus, où le clergé du Temple
surveillait avec vigilance les activités des disciples. Il est donc improbable
que Pierre et Jean aient eu le loisir de « convertir » huit mille disciples avant
de susciter une réaction de ce clergé, du Sanhédrin, et de se faire arrêter.
Si Luc n’use pas du terme spécifique « convertir », il dit que les néophytes
« embrassèrent la foi » (Lc, IV, 4), ce qui revient au même. Mais quelle foi
nouvelle pouvaient-ils embrasser, puisque ces conversions s’effectuaient dans
l’enceinte même du Temple, citadelle du judaïsme ? Les Évangiles n’étaient
pas encore écrits, ils ne le seraient que près d’un siècle après la destruction du
Temple, et la liturgie de la messe et de l’eucharistie n’existait pas encore (la
messe eucharistique n’apparaîtrait qu’à la fin du IVe siècle) : si les chaburoths
ou « groupes d’amis » judéo-chrétiens de Palestine et des pays voisins se
réunissaient pour des cènes où l’on bénissait le pain et le vin, en souvenir de
la Cène, c’était une coutume volontaire et non un rite obligé, qui existait
d’ailleurs dans le judaïsme. L’expression consacrée était « rompre le pain »,
comme en français « casser la croûte ». Le vin ne figurait dans ces repas qu’à
l’occasion du quiddoush ou repas du sabbat ; le reste de la semaine, on se
contentait de l’eau. Certes, les Évangiles synoptiques s’accordent sur
la notion que l’eucharistie avait été instituée par Jésus lors de la Cène
(Mt., XXVI, 26-29, Mc, XIV, 22-25, Lc, XXII, 14-20), mais il faut rappeler
ici que les versions écrites des quatre canoniques n’apparurent
qu’au IIe siècle ; et la phrase de Jésus, « Faites cela en mémoire de moi » (Lc,
XXII, 20), est considérée comme un ajout par certains exégètes.
Par ailleurs, les références des Apôtres restaient les textes de l’Ancien
Testament et le seul rite nouveau était celui du baptême, qui n’était pas
pratiqué au Temple. Les judéo-chrétiens continuaient de respecter le repos du
sabbat, comme en témoignent de très nombreux passages des Actes, tel celui-
ci : « Le sabbat suivant, presque toute la ville [Jérusalem] s’assembla pour
écouter la parole de Dieu [des bouches de Paul et de Barnabé] » (Act., XIII,
44). Mais ne l’avaient-ils pas entendue de la bouche des prêtres depuis la
construction de l’édifice et dans les synagogues ?
S’il faut prêter foi aux Actes, il faut pareillement se demander, ce qui
distinguait du judaïsme la foi dont parle Luc. Car les Juifs qui avaient adhéré
à l’enseignement de Jésus était à la fois juifs et « chrétiens ». Mais ni les
Actes ni d’autres sources ne nous éclairent sur ce qui pouvait distinguer la foi
nouvelle de l’ancienne.
C’est l’une des plus importantes lacunes des Évangiles.

175. Jésus n’a jamais reçu l’onction de roi ni de Messie

Mais dans leur prière de protestation, qui suit leur libération, les disciples
et leur communauté déclarent, selon Luc : « Ils se sont rassemblés dans cette
ville contre ton saint serviteur Jésus, que tu as oint » (Lc, IV, 26) Or, Jésus
n’a jamais reçu l’onction de roi ni de Messie. Or, il n’est pas un seul
événement qui indique que Jésus ait reçu cette onction, ni formellement, ni
symboliquement.

176. De quels prophètes « persécutés » parle Étienne ?

Dans la harangue qu’il adresse au Sanhédrin, Étienne déclare : « Tels


furent vos pères, tels vous êtes ! Lequel des prophètes vos pères n’ont-ils pas
persécuté ? Ils ont tué ceux qui prédisaient la venue du Juste » (VII, 51-52).
Accusations montées de toutes pièces : aucun écrit et aucune tradition
n’indiquent que des Prophètes aient été persécutés ni tués par les Juifs,
Hébreux ou Israélites, en dépit des imprécations furieuses qu’ils clamaient à
tout-va. L’Ancien Testament indique seulement que leurs ennemis les plus
véhéments furent… des prophètes ! ( 83) Les accusations d’Étienne
semblent donc s’inscrire dans la ligne de l’antijudaïsme naissant des
évangélistes et surtout de Jean.
Il faut relever que la lapidation d’Étienne comporte un point obscur : le
motif en était, selon les Actes, qu’il avait vu Jésus à la droite de Dieu (VII,
56). Or, prétendre que le crucifié du Golgotha siégeait à la droite du Seigneur
constituait pour les Juifs un blasphème. Ils s’emparèrent donc d’Étienne, « le
poussèrent hors de la ville et se mirent à le lapider » ; « Saül, lui, approuvait
ce meurtre » (VII, 58 et VIII, 1). C’était vers 35. Il se trouve que, pour le
même crime de blasphème, deux hommes auraient, à quelque deux ans
d’intervalle, été exécutés par des supplices différents.
Des questions se posent. Pourquoi les extrémistes juifs n’ont-ils pas déféré
Étienne devant les autorités romaines, comme ils l’avaient fait pour Jésus ? Et
pourquoi ont-ils pris le risque de défier celles-ci, puisqu’ils n’avaient pas le
droit du glaive ? Le crime imputé aux deux hommes était-il bien
le blasphème ?

177. L’étrange épisode de l’eunuque éthiopien

Il est admis que nombre d’épisodes des deux Testaments sont des
paraboles dont le sens ne peut s’entendre littéralement. Certains cependant, si
les textes venaient d’en être découverts, seraient rejetés par les plus fidèles
défenseurs de la tradition comme des contes apocryphes. Ainsi de celui de
l’eunuque éthiopien. « L’Ange du Seigneur s’adressa à Philippe et lui dit :
“Pars et va-t’en, à l’heure de midi sur la route qui descend de Jérusalem à
Gaza ; elle est déserte.” Il partit donc et s’y rendit. Justement un Éthiopien,
un eunuque, haut fonctionnaire de Candace, reine d’Éthiopie, et surintendant
de tous ses trésors, qui était venu en pèlerinage à Jérusalem, s’en retournait,
assis sur son char, en lisant le prophète Isaïe. L’Esprit dit à Philippe :
“Avance et rattrape ce char.” Philippe y courut et il entendit que l’eunuque
lisait le prophète Isaïe » (VIII, 26-40).
Le conte est long, nous ne citons donc que le début, déjà pétri
d’invraisemblances. Il faudrait tout ignorer de l’histoire d’Éthiopie pour
imaginer qu’un eunuque pût y être haut fonctionnaire. Et en vertu de quelle
foi un haut fonctionnaire éthiopien se serait-il rendu en pèlerinage à
Jérusalem ? Le judaïsme ne fut jamais la religion de l’Éthiopie, ni celle de la
reine Candace, personnage historique du Ier siècle av. J.-C., qui fit bâtir une
pyramide sur son tombeau. Le christianisme ne fut introduit dans le pays
qu’en 340. En quelle langue, d’ailleurs, cet eunuque aurait-il pu lire Isaïe,
sinon en hébreu ? On apprend plus loin, quand Philippe rattrape ce char, que
bien qu’il le lût à haute voix, l’eunuque n’y comprenait rien. Philippe instruit
donc l’Éthiopien et le baptise. Mais à peine est-il remonté dans le char que
« l’Esprit du Seigneur enleva Philippe », lequel se retrouva comme par
enchantement à Azor. Les fidèles de l’époque crurent-ils à ce tissu
d’absurdités fantastiques ? Pour un lecteur moderne, cet épisode présente un
défaut : il compromet la crédibilité du reste des Actes.

178. Où Pierre contredit l’Ancien Testament… et lui-même

Appelé à Césarée par le centurion Cornelius, Pierre tient le discours


suivant : « Dieu ne fait pas acception des personnes, mais en toute nation
celui qui le craint et pratique la justice lui est agréable » (X, 34-35).
Autrement dit, Dieu n’a pas de favoris. Or c’est une contradiction de
plusieurs passages de l’Ancien Testament témoignant de la faveur
particulière de Dieu pour certains hommes et pour Israël : « C’est Jacob que
Yahweh s’est choisi, Israël dont il a fait son apanage » (Ps., 135, 4).
« Et maintenant, écoute, Jacob mon serviteur, Israël que j’ai choisi »
(Is., XLIV, 1). « Yahweh ne s’est attaché qu’à tes pères, par amour pour eux,
et après eux il a élu entre toutes les nations leurs descendances, vous-mêmes
jusqu’aujourd’hui » (Deut., X, 15). « Tu es un peuple consacré à Yahweh ton
Dieu et Yahweh t’a choisi pour être son peuple à lui parmi tous les peuples
qui sont sur la terre » (Deut., VII, 6 et XIV, 2). « Tu recevras plus de
bénédictions que tous les peuples » (Deut., VII, 14). Dans la Prière de David :
« Tu t’es donné à jamais pour peuple Israël ton peuple et toi, Yahweh, tu es
devenu son Dieu » (I Chr., XVII, 22). Et enfin : « Yahweh a daigné faire de
vous son peuple » (I Sam., XII, 22).
Et dépit de ces confirmations du choix divin, Pierre soutient que c’est de
Jésus que « tous les prophètes rendent ce témoignage que quiconque croit en
lui recevra par son nom la rémission de ses péchés » (X, 43). Il eût été bien
en peine de démontrer qu’Ézéchiel, par exemple, avait annoncé la venue de
Jésus.
Cependant, il se contredit lui-même dans sa première Épître. S’adressant
aux Juifs, il déclare : « Mais vous, vous êtes une race élue, un sacerdoce
royal, une nation sainte, un peuple acquis, pour proclamer les louanges de
Celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière » (I P., II, 9). Il
présente donc les Juifs comme un peuple élu.
Il n’est pas le seul à tenter de concilier des notions antinomiques, la
validité de l’ancienne Alliance avec Israël et celle de la Nouvelle alliance,
alors que Paul, de son côté, récuse les prescriptions de la Loi.

179. La réinterprétation du baptême

Arrivant à Éphèse, Paul y découvre les Johannites, disciples de Jean le


Baptiste – « en tout une douzaine », précisent les Actes (XIX, 7). Peut-être
n’en vit-il ou n’en voulut-il voir qu’une douzaine, mais ils étaient bien plus
nombreux, et à la fin du XVIe siècle, une de leurs communautés, près de
Basra, en Irak actuel, était florissante et comptait seize mille âmes, d’après
les rapports de missionnaires portugais. Appelés Nazoréens, Mandéens et
aussi Sabéens2, ils représentaient une des branches du gnosticisme d’origine
essénienne.
Paul leur déclare : « Jean a baptisé d’un baptême de repentance » (XIX, 4).
Jean baptisait, en effet, en vue du repentir, mais le baptême qu’il donna à
Jésus ne pouvait avoir ce but, puisque celui-ci n’avait pas – selon
l’évangéliste – de motif de repentir. Il était administré, dans la logique des
Évangiles, au nom du Saint Esprit, et c’est la raison pour laquelle Jésus dut
forcer la main du Baptiste, Jean se jugeant indigne d’appeler le Saint Esprit
sur lui-même. Paul, lui, déclare aux Johannites que, parce qu’ils ne savent pas
ce qu’est le Saint Esprit, ils doivent se faire baptiser au nom de Jésus ; ils
demandent alors un second baptême.
Ce fut l’unique fois dans l’histoire de l’Église qu’on vit administrer deux
baptêmes aux mêmes personnes. La question de fond n’était pas réglée : était-
ce pour le repentir ou bien au nom du Saint Esprit qu’était donné le
baptême ?

180. Le voyage à Damas : des prétextes invraisemblables, une mission


impossible et une fiction mystérieuse

Dans la panoplie des légendes pieuses entretenues par la tradition, le


voyage de Paul à Damas est l’un des plus célèbres, parce qu’il illustre la
révélation soudaine de la foi qui transfigure une destinée. Une vision
lumineuse qui aurait jeté Paul à bas de son cheval et, de persécuteur des
premiers chrétiens, l’aurait changé en apôtre fervent. Un examen de cette
histoire révèle qu’elle est invraisemblable.
« Saül ne respirant toujours que menaces et carnage à l’égard des disciples
du Seigneur, alla trouver le grand prêtre et lui demanda des lettres pour les
synagogues de Damas, afin que, s’il y trouvait quelques adeptes de la Voie,
hommes ou femmes, il les ramenât enchaînés à Jérusalem. » Tel est le début
du récit des Actes (IX, 1-2). La date de l’épisode n’est évidemment pas
donnée, mais il se situe après la lapidation d’Étienne, donc après la
crucifixion de Jésus et sa disparition de Palestine, c’est-à-dire entre un et cinq
ans après 30 ou 33.
Les quelques lignes du rédacteur des Actes trahissent déjà leur
invraisemblance. À l’en croire, Paul se serait proposé, muni de
recommandations du grand prêtre, d’aller arrêter des chrétiens à Damas et les
ramener enchaînés à Jérusalem. En premier lieu, le grand prêtre du Temple de
Jérusalem ne disposait d’aucune autorité sur les synagogues de Damas et ne
pouvait donc pas en déléguer à Saül, encore moins pour arrêter des chrétiens,
puisque par principe ceux-ci n’étaient plus soumis aux autorités juives. En
second lieu, la Syrie était alors gouvernée par le consul romain Lucius
Vitellius, et Damas par l’éparque (et non ethnarque, comme l’appelle Saül en
II Cor., XI, 32) du roi nabatéen – c’est-à-dire arabe – Arétas IV. Il eût fait
beau voir qu’un Judéen allât arrêter des résidents d’un territoire romain
voisin, chrétiens ou non, pour les ramener enchaînés à Jérusalem ; il aurait été
arrêté dans l’heure. Aucun grand prêtre n’aurait souscrit à un projet aussi
échevelé. C’est une fable risible.
Paul se rendait donc à Damas pour d’autres raisons. Lesquelles ? On est
réduit aux conjectures. Mais on ne peut écarter l’hypothèse que son objectif
ait été d’entrer en rapport avec les Esséniens dissidents qui s’étaient réfugiés
en Syrie et qui, eux aussi, proclamaient la nécessité d’une Nouvelle Alliance.
Quant à sa vision sur le Chemin de Damas, il en a donné trois versions si
différentes (IX, 3-9, XXII, 6-11 et XXVI, 12-15) qu’elles inspirent le
scepticisme, notamment la deuxième : il aurait demandé à l’apparition
lumineuse : « Qui es-tu, Seigneur ? » et la voix lui aurait répondu « en langue
hébraïque » : « Je suis Jésus le Nazoréen que tu persécutes. » Il est hautement
improbable que, du haut du ciel, Jésus se soit défini comme un Nazoréen. De
plus, il parlait araméen.

181. Une citation apocryphe de Jésus

Lors de ses adieux à Éphèse, Paul leur recommanda de « se souvenir des


paroles du Seigneur Jésus, qui a dit lui-même : il y a plus de bonheur à
donner qu’à recevoir » (XX, 35). On cherchera en vain ces paroles de Jésus
dans les Évangiles.

182. Où l’Esprit Saint donne des conseils contraires…

S’adressant à ses disciples et aux Anciens d’Éphèse, Paul leur annonce :


« Et voici qu’enchaîné par l’Esprit, je me rends à Jérusalem, sans savoir ce
qui m’y adviendra, sinon que, de ville en ville, l’Esprit Saint m’avertit que
chaînes et tribulations m’y attendaient » (XX, 22). C’est contradictoire :
l’Esprit qui « enchaîne » Paul le mène donc vers le danger ? Un peu plus loin,
on voit les mêmes disciples, « poussés par l’Esprit Saint », recommander à
Paul de ne pas aller à Jérusalem (XXI, 4). Luc, Paul ou bien les disciples ont
apparemment entendu des Esprits Saints différents, l’un conseillant le
contraire de l’autre.

183. … et où Paul s’innocente un peu trop aisément

Lors des mêmes adieux, Paul déclare : « Je l’atteste aujourd’hui devant


vous : je suis pur du sang de tous » (XX, 26). Pourtant, de retour à Jérusalem,
après la célèbre transe sur le chemin de Damas, il a bien gardé la mémoire de
ses exactions contre les disciples de Jésus. Dans son dialogue avec Dieu, qui
lui enjoint, lui aussi, de quitter rapidement la ville, il s’écrie : « Seigneur, ils
savent pourtant bien que, de synagogue en synagogue, je faisais jeter en
prison et battre de verges ceux qui croient en toi ; et quand on répandait le
sang d’Étienne, ton témoin, j’étais là, moi aussi, d’accord avec ceux qui le
tuaient et je gardais leurs vêtements » (XXII, 18-20). On relève incidemment
l’implication déconcertante de ces mots : c’est que le peuple d’Israël, lui,
n’aurait pas cru en Dieu.
Comment peut-il alors se déclarer « pur du sang de tous » ? Il le redira
pourtant dans l’Épître aux Corinthiens : « Ma conscience ne me reproche
rien » (I Cor., IV, 4).

184. Les contradictions et les mystères de l’autobiographie de Paul, « juif


sans Torah » et Pharisien, et citoyen romain de surcroît

Se présentant aux Juifs de Jérusalem, Paul leur offre l’autobiographie


suivante : « Je suis juif. Né à Tarse en Cilicie, j’ai cependant été élevé ici
dans cette ville, et c’est aux pieds de Gamaliel que j’ai été formé à l’exacte
observance de la Loi de nos pères, et j’étais rempli du zèle de Dieu, comme
vous l’êtes tous aujourd’hui » (XX, 3).
Plus tard, il affirmera à un tribun qui dit avoir acheté sa citoyenneté
romaine à grand prix : « Moi, je suis né avec » (XXII, 28-29). Ce qui signifie
que son père, sinon ses parents, était citoyen romain, ce qui est tout à fait
exceptionnel pour un Juif. Et à deux reprises, il affirmera être de la tribu de
Benjamin (Rom., XI, 1 ; Phil., III, 5). Et plus tard encore, comparaissant
devant le Sanhédrin, il s’écriera : « Frères, je suis, moi, Pharisien, fils de
Pharisiens » (XXIII, 6).
Paul, Saül de son nom originel, serait donc un Juif d’ascendance
benjaminite, Pharisien et citoyen romain, originaire de Tarse. Or, dans cette
ville, capitale de Cilicie, dont le statut n’avait pas changé entre le début du Ier
et le milieu du IIe siècle, la citoyenneté romaine n’était consentie qu’aux gens
d’un certain rang ; ils étaient contraints de participer aux rites païens, ce qui
les excluait d’office de la communauté juive. Telle est la raison pour laquelle
les Ébionites, sectes de Juifs disciples de Jésus établis en Syrie et proches à
maints égards des Nazaréens, rejetèrent les allégations de judaïté de Paul et le
tinrent pour un païen. En effet, Paul fait l’impasse sur l’obligation pour tous
les citoyens romains de participer aux rites romains, sous peine de parjure
pouvant entraîner la sentence capitale.
Ses allégations d’appartenance à la tribu de Benjamin sont également
suspectes. Après l’Exil, les Benjaminites s’étaient à tel point croisés avec la
tribu de Juda qu’ils y avaient perdu leur identité. Au Ier siècle, il était devenu
illusoire de revendiquer une ascendance benjaminite3.
Paul aurait-il menti sur sa citoyenneté romaine ? C’est plus qu’improbable,
car il ne pouvait ignorer que cette usurpation d’identité était passible de la
peine capitale. Ce point est acquis. C’est donc sa judaïté qui est douteuse ; et
le doute s’accentue à la lecture de ces lignes de l’Épître aux Corinthiens :
« Oui, libre à l’égard de tous, je me suis moi-même asservi à tous, afin d’en
gagner le plus grand nombre. Et je suis devenu pour les Juifs comme un Juif,
afin de gagner les Juifs ; pour ceux qui sont sous la Torah – sans être moi-
même sous la Torah – afin de gagner ceux qui sont sous la Torah. Je suis
devenu pour les sans-Torah comme sans-Torah, n’étant pas sous la Torah
d’Elohim, mais sous la Torah du Messie, afin de gagner les sans-Torah » (I
Cor., IX, 19-21).
Cet amphigouri est confondant d’assertions insoutenables : il n’existe pas
de juifs sans Torah (la Loi), et il ne peut y avoir aucune différence entre la
Torah du Messie et celle d’Elohim, Jésus ayant formellement déclaré : « Je ne
suis pas venu abolir la Loi. » Et s’il était devenu « comme un Juif », cela
signifie qu’il ne l’était pas et qu’il a joué la comédie. Comble
d’invraisemblance, il déclarera plus tard qu’il serait Pharisien, appartenant
donc à une secte rigoureuse, et cela sans être soumis à la Torah ! Et il le
revendiquera à nouveau plus tard, devant Hérode Agrippa II, arrière-petit-fils
d’Hérode le Grand.
Paul reconnaît en tout cas ouvertement qu’il n’est pas soumis à la Torah et,
en termes à peine voilés, qu’il a feint d’être juif pour gagner les Juifs. Un fait
demeure : il est bien citoyen romain, puisqu’il obtiendra le privilège d’être
jugé par César, c’est-à-dire Néron. On s’interroge alors sur le but de ces
contorsions d’état civil.
Au IVe siècle, Épiphane de Salamine, rapportant les accusations des
Ébionites contre Paul, écrit : « Ils prétendent qu’il était grec de père et de
mère, mais qu’il était allé à Jérusalem, y avait séjourné quelque temps et avait
voulu épouser la fille du grand prêtre. Il était donc devenu un prosélyte et
avait été circoncis. Mais comme il ne put obtenir ce genre de fille, il s’en
irrita et écrivit contre la circoncision et le Sabbat et la Loi » (Panarion4, I, 2,
16-18).
Au Ve siècle, saint Jérôme, dans son catalogue des auteurs chrétiens, De
viris illustribus, écrit pour sa part : « L’apôtre Paul, appelé auparavant Saül,
doit être compté hors du nombre des douze apôtres. Il était de la tribu de
Benjamin, de la cité de Giscala, en Judée. Quand celle-ci fut prise par les
Romains, il émigra avec ses parents à Tarse en Cilicie, puis fut envoyé par
eux à Jérusalem pour y étudier la Loi, et il fut instruit par Gamaliel, homme
très savant dont Luc fait mémoire. »
Jérôme s’efforce de concilier les contraires, et contredit formellement
l’origine tarsiote de Paul. Ce faisant, il lui retire toute possibilité d’avoir la
citoyenneté romaine. Le père de Paul – dont il n’est question nulle part – ne
pouvait avoir acquis sa citoyenneté en tant que Juif exilé. Le reste de
l’argumentation de Jérôme ne résiste pas davantage à l’examen. La Palestine
fut conquise par les Romains en 63 av. J.-C. ; si Paul et ses parents étaient
partis à cette date-là, il aurait, au moment de son arrestation, en 58, au moins
cent onze ans ! Incidemment, Giscala, l’actuelle El Jish, se trouve en Galilée
et non pas en Judée.
Quant à la référence à Gamaliel, Gamaliel I, dit l’Ancien, elle n’est pas
soutenable : ce célèbre docteur de la Loi n’enseignait qu’à des docteurs de
solide formation, ce que Paul ne fut jamais, et l’expression « aux pieds de
Gamaliel » ne peut susciter qu’un haussement d’épaules. Gamaliel ne tenait
pas une école primaire. De plus, il a laissé l’image d’un homme diffusant une
notion profonde et rigoureuse de la justice, et ce ne fut certainement pas lui
qui encouragea Paul à persécuter les chrétiens.
« Frères, je suis, moi, Pharisien, fils de Pharisiens ! », s’écrie Paul à
l’adresse du Sanhédrin, après son arrestation à Jérusalem ; mais bizarrement,
il ne dit jamais qui étaient son père et sa mère, alors que presque tous les
personnages de la Bible sont désignés par leur filiation. Paul, lui, n’est jamais
dit « fils de ». Silence révélateur dont on verra plus bas les raisons.
L’importance de ce point est qu’il démontre la capacité de Paul à masquer
la vérité pour parvenir à ses fins. En langage moderne, l’amoncellement de
ses à-peu-près et de ses dissimulations le définirait comme un affabulateur.
Et comment ne pas se demander pourquoi il décida brusquement de
défendre – à sa façon – l’enseignement de Jésus ?

185. La fortune et le statut social de Paul : les faits et les allégations

Paul se dit fabricant de tentes (Act., XVIII, 3). Ce métier de femmes ou


d’esclaves, qui n’est profitable que dans les régions de transhumance et de
nomades, correspond mal à l’emploi du temps de cet ancien membre de la
police du Temple. Il correspond encore moins à son statut social évident.
D’abord, quand les Juifs orthodoxes de Corinthe, exaspérés par ses prêches
schismatiques, veulent le faire arrêter, Gallion, proconsul de la province de
l’Achaïe et qui siège à Corinthe, les chasse du prétoire. Mouvement de
générosité à l’égard de Paul ? Partialité plutôt, car lorsque Sosthène, chef de
la synagogue locale converti par Paul, se présente à son tour, Gallion le laisse
assommer en plein prétoire. Il faut donc que Paul lui en ait imposé (Act.,
XVIII, 2-17).
Ensuite, à Jérusalem, quand les lévites du Temple s’emparent de Paul,
qu’ils accusent d’avoir profané un lieu saint en y faisant pénétrer un non-Juif,
Trophime d’Éphèse, et qu’ils s’apprêtent à le lapider, il est sauvé de justesse :
Claudius Lysias, tribun des cohortes et gouverneur de la citadelle de
l’Antonia, voisine du Temple, accourt avec plusieurs centurions et leurs
hommes, soit encore plusieurs centuries légionnaires, des centaines
d’hommes, et, fait exceptionnel, autorise Paul à raconter (en « langue
hébraïque ») à la foule en colère sa conversion sur le chemin de Damas…
tout cela sous la protection de l’armée romaine. Étonnante mansuétude à
l’égard d’un fauteur de troubles, fût-il citoyen romain. Tout se passe donc
comme si le tribun Lysias était le garant de Paul et de son message
évangélique (Act., XXI, 27 et XXIII, 10).
Enfin, quand Paul est mis en sécurité à la Tour Antonia et qu’il apprend
par son neveu que quarante Juifs s’engagent à jeûner jusqu’à ce qu’ils aient
obtenu du Sanhédrin la promesse de sa condamnation à mort, il appelle un
des centurions et lui dit : « Emmène ce jeune homme au tribun ; oui, il a une
annonce pour lui » (Act., XXII, 14-17). Le tribun Lysias ne se départ pas de
sa bienveillance à l’égard de Paul et prend une décision tout aussi étonnante
que ce qui précède : il l’expédie en sécurité à Césarée chez le préfet Félix.
Il est probable que le récit de Luc soit biaisé. D’abord, le Sanhédrin ne
disposait pas de pouvoirs juridiques à l’extérieur du Temple, comme on l’a
vu dans le cas de Jésus. Ensuite, Luc, comme les autres évangélistes, tend à
représenter le pouvoir romain comme favorable au christianisme, et la
communauté juive comme fanatiquement hostile.
Il n’en reste pas moins que Paul est décidément un citoyen qui a de
l’autorité. Jésus ne bénéficia pas de tant de protections.

186. L’extraordinaire cortège militaire de Paul et ses rapports avec les


visiteurs des gouverneurs Félix et Festus

Soucieux de le soustraire à la colère des Juifs, qui s’étaient engagés à le


tuer, Lysias expédie donc Paul chez le gouverneur Antonius Félix, alors à
Césarée. Il lui assigne une escorte qui ne peut manquer d’étonner un familier
de l’histoire romaine. S’il faut en croire Luc, elle est, en effet, composée de
« deux cents soldats, soixante-dix cavaliers et deux cents hommes d’armes ».
Soit quatre cent soixante-dix militaires ; or, l’escorte ordinaire d’Hérode
Antipas, par exemple, est composée de quatre cents hommes, des Galates. Il
faut donc que Paul soit, aux yeux du pouvoir romain, un personnage de
grande importance. Une fois de plus, Jésus ne bénéficia pas de tels égards de
la part de Pilate. Rien ne justifie de tels honneurs, le prévenu étant décrit
comme « le meneur du parti des Nazoréens » (Act., XXIV, 5), donc un
fauteur de troubles.
Mieux : Paul passe pour un homme riche, puisque Luc écrit que le
gouverneur Félix « espérait par ailleurs que Paul lui donnerait de l’argent »
(Act., XXIV, 26). Il faut supposer que, pour un fabricant de tentes, Paul avait
décidément de grands moyens, car ce n’était pas avec des piécettes qu’il eût
pu corrompre un gouverneur romain. Luc précise que Paul bénéficia en outre
d’égards particuliers, dont « quelques facilités », non spécifiées.
Et Paul serait demeuré deux ans – « deux années révolues » (Act., XXIV,
27) – à Césarée, jusqu’à ce que Festus, nouveau gouverneur, succédât à Félix.
Nous sommes donc en 58. Pendant ce long séjour, Paul semble avoir été bien
plus résident privilégié que prisonnier : on voit Félix et sa concubine Drusilla
s’entretenir avec lui, puis Hérode Agrippa II et sa sœur Bérénice demander à
le voir. Étrange intérêt que celui de ce roi et de sa sœur pour un fauteur de
troubles.
L’action prosélyte de Paul prit fin sur cette pause de deux ans, préludant à
ce tête-à-tête avec Néron qui aurait été l’accomplissement de sa carrière, mais
qu’il n’obtint jamais. En tant que citoyen romain, il fut décapité. Luc ne dit
rien des mesures que prirent alors les membres du Conseil apostolique de
Jérusalem, ni de celles que Paul lui-même prit durant sa captivité à Césarée,
puisqu’il était autorisé à recevoir des visiteurs.
Le récit des Actes apparaît de plus en plus suspect, surtout quand on sait ce
que le rédacteur ne dit pas : Hérode Agrippa II était le fils d’Agrippa Ier qui,
en 41, excédé par les troubles que provoquaient les Nazaréens, les avait fait
raser de force (Jos., Ant. jud., XIX, 6). Le personnage est un conciliateur
parfois ambigu. Il essaie ainsi de faire cohabiter Rome et les Juifs, les Juifs et
les premiers chrétiens, Rome et les chrétiens ; en langage moderne, on dirait
qu’il ne veut pas d’histoires. Luc ne dit pas non plus qu’Agrippa II entretient
une liaison incestueuse avec sa sœur, devenue notoire depuis la mort
d’Hérode de Chalcis, dont elle était l’épouse. De surcroît, Bérénice est la
maîtresse du Romain Titus, qui en était follement épris (ce qui entretient chez
Hérode Agrippa et sa sœur le rêve fou de voir une impératrice juive à Rome).
Sœur incestueuse et maîtresse d’un païen, elle est évidemment méprisée des
Juifs. Luc ne peut l’ignorer, mais il ne veut pas desservir ces personnages
favorables à Paul. Ni lui ni les rédacteurs ultérieurs ne diront non plus que
Bérénice, excédée par les attaques des Juifs, se fera Nazaréenne en l’an 66
(Jos., Guerre des Juifs, II, 313). De fait, en 60, elle a maintes raisons de
s’intéresser à ce personnage qui, lui aussi, est en proie aux attaques de la
communauté juive.
Le récit de l’entrevue de Paul avec Agrippa II est donc un écran détaché
des faits historiques. On vérifiera plus bas qu’il est surtout destiné à les
cacher.
L’entrevue est cruciale, car Paul espère obtenir d’Agrippa et de Festus non
pas sa libération, mais l’autorisation de faire juger son cas par César, en
l’occurrence Néron, à Rome, privilège des citoyens romains.
Il n’est certainement pas le pauvre zélateur injustement accusé par des
ennemis obtus. Après avoir longuement raconté à ses nobles interlocuteurs
l’épisode du Chemin de Damas, où la voix de Jésus l’aurait interpellé « en
langue hébraïque », et sa conversion de persécuteur en défenseur des
disciples de Jésus, il apostrophe Agrippa II : « Adhères-tu aux inspirés ? »
[c’est-à-dire : aux Prophètes] « Oui, je sais que tu y adhères ! »
(Act., XXVI, 27).
Voilà beaucoup de familiarité avec un roi alors qu’on est un « prisonnier ».
Et Agrippa de conclure : « On aurait pu relâcher cet homme s’il n’en avait
appelé à César » (Act., XXVI, 32).
Le schéma évangélique consistant à représenter le pouvoir romain comme
favorable aux disciples de Jésus et les Juifs comme des fanatiques ennemis de
Jésus s’affirme.
Il faut relever, à propos de l’interpellation par la voix de Jésus, sur le
chemin de Damas, que Paul n’a pas les souvenirs très clairs. Dans son
premier récit, il dit que ce fut lui qui tomba par terre (Act., XXII, 7), mais
dans son récit à Agrippa II, il dit : « Tous nous tombâmes par terre » (Act.,
XXVI, 14).
*

C’est donc un personnage de rang exceptionnel que Paul. Pourquoi ?


Deux indices sont offerts par les textes. Le premier se trouve dans les
Actes des Apôtres mêmes. Au début de sa mission, Paul se trouve à Antioche
et, écrit Luc (dans l’une des versions courantes de ce texte) : « Il y avait dans
l’église établie à Antioche des prophètes et des docteurs : Barnabé, Siméon
appelé Niger, Lucius de Cyrène, Menahem, ami d’enfance d’Hérode le
tétrarque, et Saül » (Act., XIII, 1).
L’helléniste Robert Ambelain5 conteste cette traduction de Manahn te
Hrodon tou tetrarkon syntrophos kai Saulos, qui devrait être : « Menahem
qui avait été élevé avec Hérode le tétrarque et Saül. » Or, si Menahem avait
été élevé avec Hérode le tétrarque et Saül, cela excluait toute enfance tarsiote,
aucun hérodien n’ayant été élevé à Tarse. Mais qui donc était ce Menahem
que les Actes citent sans autre indication ? Serait-ce le fils de Judas le
Galiléen, « redoutable docteur de la Loi », selon Flavius Josèphe (Jos.,
Guerre des Juifs, II, 17, 8), celui-là qui prit la tête de la révolte des Juifs de
67-73 contre Rome ? Qu’avait-il à voir avec un futur tétrarque ? Et que Paul
faisait-il là ? Car cela entendait que Paul avait été élevé avec Hérode le
Tétrarque.
À la première question, il convient de répondre qu’un tétrarque était le chef
de la communauté juive et qu’il était normal qu’il entretînt des rapports avec
les hommes éclairés et influents de sa communauté.
Reste la seconde question : comment Paul aurait-il pu être élevé avec un
Hérode ?
C’est lui-même qui en donne l’explication indirecte dans l’adresse finale
de l’Épître aux Romains : « Saluez les gens de la maison d’Aristobule, saluez
Hérodion mon parent, saluez Rufus, l’élu dans l’Adôn, et sa mère qui est
aussi la mienne » (Rom., XVI, 10-13).
L’Épître est écrite de Corinthe, à l’intention des chrétiens de Rome, où
Paul espère se rendre. Elle date vraisemblablement de 52 ou 53, avant son
arrestation à Corinthe par le consul Gallion. Les noms d’Aristobule et
d’Hérodion, « jeune Hérode », sont typiques de la dynastie hérodienne :
quatre de ses membres ont porté le premier nom et quatre autres le second.
Les familiers de l’histoire romaine auront compris que ce sont des noms de
princes hérodiens élevés à Rome, otages virtuels du pouvoir impérial, qui
entend les familiariser avec les mœurs et les intérêts de la civitas romana. Un
Hérodien ne peut, en effet, régner en Orient que s’il est en bonne intelligence
avec l’imperium. Grâce aux Antiquités judaïques de Flavius Josèphe,
on connaît les parcours de beaucoup d’entre eux.
Il y a bien un Aristobule à Rome en 52/53 : c’est Aristobule III, fils
d’Hérode de Chalcis et de Mariamme, et cousin d’Hérode Agrippa II et de
Bérénice. Il est un favori de Néron, qui lui concédera en 54 le royaume de la
Petite-Arménie et y ajoutera en 60 une partie de la Grande-Arménie.
Il y a également à Rome un Hérodion : c’est justement le futur Hérode
Agrippa II, qui sera reçu solennellement à Rome par l’empereur Vespasien,
pacificateur de la Judée, en 67, après la mort de Néron. La déduction est
évidente : si Paul est un parent d’Hérodion, c’est qu’il est lui-même un
Hérodien.
C’est donc une réunion de vieilles connaissances que la rencontre de Paul,
d’Hérode Agrippa II et de Bérénice. La phrase des Actes citée plus haut et
selon laquelle Paul aurait été élevé avec Hérode le tétrarque prend alors une
résonance particulière. Car ce tétrarque n’aurait pu être qu’Hérode Agrippa
Ier, père du visiteur, plus tard banni en Gaule. Et la résonance se renforce
quand on sait – ce que les Actes ne disent pas non plus – que la femme de
Félix, Drusilla, est la sœur d’Agrippa II et de Bérénice. Le rédacteur des
Actes se contente d’indiquer qu’elle était juive (Act., XXIV, 24).
Ainsi s’explique l’exceptionnelle sollicitude de Félix, puis de Festus, à
l’égard de Paul.
Quant à Rufus et à sa mère, qui serait aussi celle de Paul, on ne dispose sur
leurs identités que de conjectures. Que ferait donc la mère de Paul à Rome ?
Car la biographie de ce personnage est décidément bien ténébreuse. Son père
ni sa mère, insistons sur ce point, ne sont jamais cités.
*

Question subsidiaire : comment Paul est-il un Hérodien ? Les deux indices


que voilà, la phrase des Actes et sa reconnaissance de parenté avec Hérodion,
sans parler de son statut exceptionnel auprès des Romains, le confirment,
mais ne le précisent pas.
L’histoire de la dynastie est complexe et souvent sanglante, ponctuée
d’assassinats, d’empoisonnements et de bannissements dans une longue série
de luttes pour le pouvoir. Hérode le Grand fit ainsi exécuter, en 29 av. J.-C.,
sa femme Mariamme l’Hasmonéenne, en 7 av. J.-C., ses fils Alexandre et
Aristobule et en 4 av. J.-C., un autre fils, Antipater. Ses neveux Joseph et
Costobar avaient, eux, été exécutés en 34 et en 25 av. J.-C. Ces meurtres
avaient été commis à l’instigation de Salomé, la sœur du monarque – à ne pas
confondre avec sa belle-fille homonyme, fille d’Hérodiade et de Philippe.
Salomé poursuivait, en effet, une politique d’élimination de tous les
descendants de sa belle-sœur, l’Hasmonéenne Mariamme. Or, Antipater avait
eu « des fils et une fille », mystérieusement non nommés par Flavius Josèphe,
pourtant précis dans ces généalogies (mais on sait que tous les manuscrits
antiques qui nous sont parvenus étaient recopiés par des moines et que ceux-
ci n’auraient certes pas laissé subsister des preuves de l’ascendance
hérodienne du fondateur de l’Église).
Après l’exécution d’Alexandre, sa veuve Glaphyra, fille du roi de
Cappadoce (comprenant la Cilicie, où se trouve Tarse), perdit tout pouvoir
sur ses deux enfants, Alexandre et Tigrane. Flavius Josèphe écrit que
« Hérode la renvoya à son père et lui restitua sa dot sur sa propre cassette,
afin qu’ils ne pussent pas avoir de querelle » (Jos., Ant. jud., XVII, 11). Elle
retourna plusieurs fois à Jérusalem pour voir ses enfants. Puis elle se remaria
avec le roi de Libye, Juba II, qui la répudia, et elle retourna encore en
Cappadoce. Flavius Josèphe la décrit comme une femme sentimentale, qui
mourut de mélancolie deux jours après avoir revu en songe son premier mari,
Alexandre, qui lui reprochait de s’être remariée. Elle avait en effet pris un
troisième mari : le frère du défunt Alexandre, l’ethnarque Archélaüs, qui
l’avait vue en Cappadoce, en était tombé follement amoureux et l’avait
ramenée en Judée.
Or, d’autres enfants victimes des intrigues de Salomé se trouvaient à
Jérusalem, en grand danger d’élimination : c’étaient ceux d’Antipater et de
l’Hasmonéenne Bérénice, dont le premier mari, Aristobule, avait aussi été
une victime de Salomé. Ce sont ceux-là mêmes dont Josèphe ne donne pas
les noms. Ils avaient été abandonnés par leur mère, remariée en troisièmes
noces, elle aussi, avec Theudion, frère de la première femme d’Hérode le
Grand, Doris.
Notre hypothèse est que Glaphyra emmena ainsi Saül en sécurité en
Cappadoce. Il ne serait revenu à Jérusalem que sous la protection de
Glaphyra, après la mort de Salomé. Paul aurait donc eu le même âge que ses
cousins, dont Hérode Agrippa Ier. Elle fut le lien le plus probable de Paul
avec l’Asie Mineure. Et ce ne fut qu’en raison de sa qualité d’Hérodien qu’il
acquit la citoyenneté romaine.
Ce serait pendant ses années en Cappadoce, province hellénisée, qu’il
aurait acquis ce style décidément hellénistique que reconnaissent les
exégètes, auprès de maîtres eux-mêmes hellénisés.
C’est une réalité bien différente de celle dépeinte par les Actes que celle du
monde de Paul. Et ce n’est pas la fin laconique des Actes qui permettrait d’en
rendre compte : « Paul demeura deux années entières dans le logis qu’il avait
loué. Il recevait tous ceux qui venaient le trouver, proclamant le Royaume de
Dieu et enseignant ce qui concerne le Seigneur Jésus Christ avec pleine
assurance et sans obstacle. »
Conclusion décidément un peu courte. Après avoir décrit par le menu les
moindres escales de ses périples, Luc observe un silence prudent sur ce qui
advint quand celui qui est considéré comme le fondateur de l’Église parvint à
sa destination finale.

___________________
1. Cf. Randel Helms, Who wrote the Gospels ?, cf. bibl.
2. Cf. note 17, p. 315.
3. Cf. Hyam Maccoby, Paul et l’invention du christianisme, cf. bibl.
4. Cf. bibl.
5. La Vie secrète de saint Paul, cf. bibl.
III. LES ÉPÎTRES

Lettres pastorales destinées à des communautés régionales, les Épîtres


n’engageaient que la responsabilité de leurs auteurs. Aussi furent-elles moins
remaniées que les Évangiles, qui s’adressaient à l’ensemble de ces
communautés. Telle est la raison pour laquelle on y déchiffre, au travers de
leurs contradictions entre elles et en elles-mêmes, les conflits entre les
courants qui parcouraient les premières Églises, notamment sur la définition
et le rôle de Jésus et sur la nécessité d’abandonner la Loi mosaïque. Elles
doivent donc être lues en fonction des événements ainsi que des mouvements
politiques et idéologiques, souvent précipités, de l’époque.
Leur admission dans le canon fut tardive, vers le IVe siècle, en raison de ces
discordances, reflets des remous théologiques qui présidèrent à l’élaboration
des dogmes, mais aussi à la séparation des Églises.

ÉPîTRES DE PAUL

C’est par ses Épîtres autant que par les Actes des Apôtres que l’action de
Paul, fondateur de l’Église, est le mieux connue. On y mesure, vingt siècles
plus tard, l’ardeur de son éloquence, qui fut la grande arme de son talent
d’organisateur. Elles sont les plus nombreuses et aussi les plus riches
d’informations sur quelques-unes des questions qui s’imposaient aux
premiers chrétiens. Contradictions et lacunes y révèlent cependant que les
aspirations et inspirations théologiques du Treizième apôtre furent parfois
débordées par l’immensité d’une tâche qui, jusqu’à l’an mille, occuperait huit
conciles, de celui de Nicée en 325 à celui de Constantinople en 869.

ÉPîTRE AUX ROMAINS

187. Les Juifs et les Grecs sont-ils ou non les favoris de Dieu ? Un
écheveau de contradictions

Paul répète la même contradiction que Pierre selon les Actes ( 178).
D’une part, il dit que « Dieu ne fait pas acception des personnes » (Rom., I,
11), autrement dit, que Dieu n’a pas de favoris, alors que d’autre part il écrit
que « l’Évangile est une force de Dieu pour le salut de tout homme qui croit,
du juif d’abord, puis du Grec » (Rom., I, 16). Et il le redit : « Tribulation et
angoisse à toute âme humaine qui s’adonne au mal, au juif d’abord, puis au
Grec ; gloire, honneur et paix à quiconque fait le bien, au juif d’abord, puis
au Grec » (Rom., II, 9-10). Pourquoi les Juifs et les Grecs auraient-ils
préséance sur le reste de l’humanité si tous les humains sont égaux ?
Plus loin, il confirme cependant le favoritisme divin et les aversions qui en
résultaient. Il écrit ainsi : « … Selon qu’il est écrit : j’ai aimé Jacob et j’ai haï
Esaü » (Rom., IX, 13) sans expliquer pourquoi Dieu aurait non seulement
préféré Jacob, mais haï Esaü.
Conscient de mettre en cause la justice divine, il raisonne alors ainsi,
produisant sans doute l’un des plus impénétrables écheveaux de
contradictions de ses Épîtres : « Qu’est-ce à dire ? Dieu serait-il injuste ?
Certes non. Car il dit à Moïse : “Je fais miséricorde à qui je fais miséricorde
et j’ai pitié de qui j’ai pitié.” Il n’est donc pas question de l’homme qui veut
ou qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. […] Ainsi donc il fait
miséricorde à qui il veut et il endurcit qui il veut » (Rom., IX, 14-18).
S’avise-t-il qu’en prétendant la dissiper, par des propos divins qu’il a
inventés, il renforce ainsi une image de l’injustice divine ? En effet, il donne
un exemple de l’injustice divine comme preuve de justice. Le succès ou
l’échec des actions humaines seraient donc soumis au caprice divin. Dans une
autre Épître, Paul écrira pourtant : « Ne savez-vous pas que, dans les courses
du stade, tous courent mais un seul obtient le prix ? Courez donc, pour le
remporter » (I Cor., IX, 24).
A-t-il oublié qu’il a écrit aux Romains que ce n’est pas la peine de courir ?

188. Des citations contradictoires et détournées

Le Nouveau Testament, on l’a vu, est enclin à des citations de l’Ancien


souvent détournées de leur sens, voire contradictoires. Les Épîtres de Paul
n’y font pas exception, l’apôtre étant sans doute plus familier du grec et du
latin que de l’hébreu.
Ainsi, il écrit : « Il faut que Dieu soit véridique et tout homme menteur,
comme dit l’Écriture, “afin que tu sois justifié dans tes paroles, et triomphes
si l’on te met en jugement” » (Rom., III, 4). Il s’agit d’une injonction
adressée à l’infidèle. Le texte en question est tiré du Miserere du Psaume 51.
C’est une imploration du pécheur, en fait du prophète Nathan, à Dieu : « Pour
que tu montres ta justice quand tu parles et que paraisse ta victoire quand tu
juges. » Elle est entièrement détournée de son sens, car dans la version de
Paul, c’est le pécheur qui est mis en jugement et dans l’original, c’est Dieu
qui juge.
Plus loin apparaît un autre détournement, encore plus fautif : « Il est écrit :
“Voici que je pose en Sion une pierre d’achoppement et un rocher qui fait
tomber ; mais qui croit en lui ne sera pas confondu” » (Rom., IX, 33). On
n’ose dire que c’est une citation d’Isaïe, tant elle est défigurée : « Ainsi parle
le Seigneur Yahweh : “Voici que je vais poser en Sion une pierre, une pierre
de granit, pierre angulaire précieuse, pierre de fondation bien assise, celui qui
s’y fie ne sera pas ébranlé” » (Is., XXVIII, 16-17). La pierre de fondation est
devenue une pierre d’achoppement !
Les citations d’Isaïe ne lui portent pas chance. Ainsi, de celle-ci : « Selon
qu’il est écrit, nous annonçons : “Ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a
pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, tout ce que Dieu a
préparé pour ceux qui l’aiment” » (I Cor., II, 9). Isaïe, lui, a écrit : « De
longtemps on n’avait ouï dire, on n’avait pas entendu et l’œil n’avait pas vu
un Dieu, toi excepté, agir ainsi en faveur de celui qui a confiance en lui » (Is.,
LXIV, 3). Pour faire bonne mesure, Paul ajoute : « ce qui n’est pas monté au
cœur de l’homme ». Les mots d’Isaïe étaient ceux d’une action de grâces,
ceux de Paul veulent traduire l’émerveillement causé par le fait que Dieu a
sacrifié son fils sur la croix. Il s’agit là d’un détournement de sens.
Quand il invoque les Écritures, Paul semble les oublier à peine citées et les
contredit aussitôt. Par exemple, il cite David : « Heureux ceux dont les
offenses ont été remises et les péchés couverts. Heureux l’homme à qui le
Seigneur n’impute aucun péché » (Rom., IV, 7-8). Il a pourtant déclaré plus
haut : « Il n’est pas un juste, pas un seul, il n’en est pas de sensé, pas un qui
recherche Dieu » (Rom., III, 10). Comment peut-il alors exister des hommes
heureux, si aucun d’eux ne recherche Dieu ?

189. Assertions énigmatiques et contradictoires sur la Loi


« Nous estimons que l’homme est justifié par la foi sans la pratique de la
Loi », dit Paul (Rom., III, 28) pour démontrer que la Loi ne régit que les
Juifs. C’est le prolongement de son effort pour détacher du judaïsme le
christianisme naissant : « Ce ne sont pas les auditeurs de la Loi, mais ceux
qui observent la Loi qui seront justifiés devant Dieu. En effet, quand les
païens privés de la Loi accomplissent naturellement les prescriptions de la
Loi, ces hommes, sans posséder de Loi, se tiennent à eux-mêmes de Loi »
(Rom., II, 14). Il illustre ainsi la notion de « loi naturelle » immanente, qui
sera la source de débats théoriques sans fin. Mais il dira plus tard, dans
l’Épître aux Galates : « Le Christ nous a délivrés de cette malédiction de la
Loi, devenue elle-même malédiction pour nous » (Gal., III, 13).
La Loi serait une malédiction ? Paul semble avoir oublié les paroles de
Jésus : « Je ne suis pas venu abolir la Loi, mais l’accomplir. » Et aussi :
« Avant que ne passent le ciel et la terre, pas un iota, pas un point sur le iota
ne passera de la Loi avant que tout soit réalisé » (Mt., V, 18). Paul contredit
formellement les paroles de Jésus.
Mais indépendamment de ce conflit fondamental entre ce qu’a dit Jésus et
ce que Paul enseigne en son nom, un lecteur des deux Épîtres aux Romains et
aux Galates aurait du mal à comprendre ce qu’il disait à propos de la Loi,
même s’il avait possédé son talent rhétorique. Son discours sur le rôle de la
Loi (Rom., VII, 7-12), dans lequel il demande d’abord si « la Loi est péché »,
pour aboutir à la conclusion que « sans la Loi, le péché n’est qu’un mot »,
alors qu’il a écrit plus haut que « la Loi ne fait que donner la connaissance du
péché » (Rom., III, 20), semble défier l’entendement, et l’on peut se
demander ce qu’y comprenaient les auditeurs de son temps qui n’étaient pas
rompus à la casuistique. Que déduire, en effet, de propos qui se contredisent
sans cesse ? D’une part, l’apôtre écrit que ce sont ceux « qui observent la Loi
qui seront justifiés » devant Dieu (Rom., II, 13), et de l’autre que « personne
ne sera justifié devant lui par la pratique de la Loi » (Rom., III, 20).
Comme quoi la pratique de la justice et le respect de la Loi ne servent à
rien. Que sert alors de déclarer que « la charité est la Loi dans sa plénitude »
(Rom., XIII, 10) ? En réalité, cette dialectique ne se comprend qu’en fonction
des événements historiques de l’époque : Paul entend ne pas s’aliéner
l’audience des Juifs christianisés, alors nombreux dans l’Empire, mais il ne
veut pas limiter son audience aux seuls convertis juifs « de la première
heure », cherchant à l’étendre aux païens qui n’auraient aucune connaissance
de ce qu’était la Loi pour les Juifs et qui auraient refusé leur adhésion à un
enseignement fondé sur cette Loi inconnue.
L’idée que les œuvres de justice ne peuvent garantir le salut paraît
dominante dans sa conception du christianisme, car elle reparaît dans son
Épître à Titus, où Paul écrit que « le jour où apparurent la bonté de Dieu notre
Sauveur et son amour pour les hommes, il ne s’est pas soucié de nos œuvres
de justice, mais poussé par sa seule miséricorde, il nous a sauvés par le bain
de la régénération » (Tite, III, 4-5).
Une fois de plus, les œuvres de justice n’auraient pas de poids au regard de
Dieu.

190. Contradiction sur le mépris de soi

L’emphase qui lui était apparemment naturelle poussa sans doute Paul à se
rabaisser à l’excès : « Je sais que nul n’habite en moi, je veux dire, dans ma
chair », écrit-il dans un accès d’humilité, « puisque je ne fais pas le bien que
je veux et commets le mal que je ne veux pas » (Rom., VII, 18). Mais alors,
comment peut-il écrire dans une autre Épître : « Je suis crucifié avec
le Christ, et ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi » (Gal., II,
20). Comment pouvait-il dire que nul n’habitait en lui si c’était le Christ qui
vivait en lui ?
Comparé à ces assertions, le dilemme de Stavroguine, le héros de
Dostoïevski, paraît limpide : « Si Stavroguine croit, il ne croit pas qu’il croie,
mais s’il ne croit pas, il ne croit pas qu’il ne croie pas. »

191. Paul rejette la conception divine de Jésus

Il est permis de s’étonner du rôle que Paul joua dans l’édification de


l’Église quand, à la lecture de ses Épîtres, on constate qu’il rejette la
conception de Jésus par l’Esprit saint. Il l’annonce d’emblée quand, se
présentant comme serviteur du Christ Jésus, Fils de Dieu et « issu de la lignée
de David selon la chair » (Rom., I, 3). Il le répète plus loin dans une phrase
dont la logique paraît vacillante et où il écrit « de qui le Christ est issu selon
la chair » (Rom., IX, 5), sans qu’on comprenne de quelle chair il s’agit.
Il l’avait d’ailleurs déclaré lors de sa prédication à Antioche, lorsqu’il avait
prêté à Dieu les propos suivants : « J’ai trouvé David, fils de Jessé, un
homme selon mon cœur » et qu’il avait conclu : « C’est de sa descendance
que, suivant sa promesse, Dieu a suscité pour Israël Jésus comme Sauveur »
(Act., XIII, 22). Il a oublié que c’est lui-même qui soutient que la
descendance n’inclut pas les descendants ! ( 201)
À l’évidence, Paul n’avait pas vérifié ou fait vérifier les généalogies de
Jésus. Il est vrai qu’il interdit de s’y intéresser : « Évite les discussions
stupides, les généalogies, les divergences et les querelles sur la Loi, car elles
sont stériles et futiles », enjoint-il à Titus (Tite, III, 9-10).
Mais on serait en peine de dresser une liste de tous ceux qu’il contredit, car
la seule Épître aux Romains en est un florilège. Condamnant une fois de plus
les Juifs, qu’il avait pourtant désignés comme Peuple élu, mais qui « n’ont
pas obéi à la Bonne Nouvelle », il cite ainsi Isaïe : « Toute la journée, j’ai
tendu les mains vers un peuple désobéissant et rebelle »,
oubliant les Nombres : « Je n’ai pas vu de mal en Jacob, ni de souffrance en
Israël. Yahweh son Dieu est avec lui » (Nb., XXIII, 21).

ÉPîTRES AUX CORINTHIENS

192. L’éloge de la folie et l’anti-intellectualisme

L’un des points les plus fortement développés dans cette Épître est l’éloge
répété du manque de sagesse, du moins au sens ordinaire de ce mot : « Il est
écrit : “Je détruirai la sagesse des sages et l’intelligence des intelligents et je
la rejetterai.” Où est-il, le sage ? Où est-il, l’homme cultivé ? Où est-il le
raisonneur de ce siècle ? » (I Cor., I, 19). « Dieu n’a-t-il pas frappé de folie la
sagesse du monde ? […] Alors que les Juifs demandent des signes et que les
Grecs recherchent la sagesse, nous proclamons, nous, un Christ crucifié,
scandale pour les Juifs et folie pour les païens. […] Car ce qui est folie de
Dieu est plus sage que les hommes » (I Cor., I, 20-25). « Je ne suis pas venu
vous annoncer le mystère de Dieu avec le prestige de la parole ou de la
sagesse » (I Cor., II, 1). « Nous sommes fous, nous à cause du Christ, mais
vous, vous êtes prudents dans le Christ » (I Cor., IV, 10). « Si quelqu’un
parmi vous croit être sage à la façon de ce monde, qu’il se fasse fou pour
devenir sage, car la sagesse de ce monde est folie auprès de Dieu »
(I Cor., III, 18-19).
Ignorait-il que la sagesse consiste justement à ne pas suivre l’exemple du
monde ? « Pourtant, c’est bien de sagesse que nous parlons parmi les parfaits,
mais non d’une sagesse de ce monde… […] ce dont nous parlons, c’est d’une
sagesse de Dieu, mystérieuse, demeurée cachée » (I Cor., II, 6-7).
Ces discours placent d’emblée Paul parmi les mystiques, et plus
précisément parmi les adeptes de la Gnose, comme l’indiquaient ses propos
déroutants et paradoxaux sur l’insuffisance de la Loi dans l’Épître aux
Romains. Fondateur de religion, il demande aux adeptes de renoncer à
l’usage de la raison : « L’homme psychique n’accueille pas ce qui est de
l’Esprit de Dieu : c’est folie pour lui et il ne peut le connaître, car c’est
spirituellement qu’on en juge. L’homme spirituel, au contraire, juge de tout,
et lui-même n’est jugé par personne » (I Cor., II, 14-15).
On serait bien en peine de définir l’une ou l’autre des catégories que Paul
invoque ici, de la façon la plus rationaliste soit dit incidemment, « l’homme
psychique » et « l’homme spirituel ». Quant à l’assertion selon laquelle le
dernier ne serait jugé par personne, elle est de son fait, chacun peut en juger.
Mais comment alors le croyant qui a fait taire sa raison pourrait-il appliquer
l’avertissement de Jésus : « Gardez-vous des faux prophètes ? Ils viennent à
vous ressemblant de l’extérieur à des brebis, mais à l’intérieur, ils sont
vraiment comme des loups avides » (Mt., VII, 15). Si la sagesse qu’enseigne
Paul est « mystérieuse et demeure cachée », comment la reconnaîtrait-on ?
En réalité, la substance de cette déclaration est un message clairement
dérivé du grand courant gnostique oriental qui rivalise alors d’influence avec
l’Église primitive et avec lequel celle-ci finira par entrer en conflit55. Paul
exhorte ses auditeurs à renoncer à la conscience pour que Dieu se révèle à
eux ; sa notion de la foi devait mener aux hérésies de Marcion et de Valentin.
Ce ne sont de toute façon pas des idées de Jésus qu’il propage avec cette
véhémence. Paul suscite ici une des contradictions les plus flagrantes dans le
Nouveau Testament.
Et le Dieu qu’il décrit est un défi aux croyants : « Ce qu’il y a de fou dans
le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages ; ce qu’il y a de
faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre de ce qui est
fort » (I Cor., I, 27).
Comment concilier un monde de fous et de débiles censé représenter la
volonté divine avec la sagesse de l’Ancien Testament ? Car ce sont
d’innombrables pages de ce Testament que Paul foule aux pieds. Il n’a jamais
lu les Proverbes :
Si tu conserves mes préceptes par-devers toi,
rendant tes oreilles attentives à la sagesse,
inclinant ton cœur vers l’intelligence,
oui, si tu fais appel à l’entendement,
si tu recherches l’intelligence,
alors tu comprendras la crainte de Yahweh. (Prov., II, 1-6)
Heureux l’homme qui a trouvé la sagesse,
l’homme qui acquiert l’intelligence ! (Prov., III, 13)

Commencement de la sagesse : acquiers la sagesse


au prix de tout ce que tu possèdes, acquiers l’intelligence.
(Prov., IV, 7)

Avait-il lu Daniel ? Avait-il oublié que, dans sa faveur, Dieu lui concéda
ainsi qu’à ses trois frères, Ananias, Misaël et Azarias, « savoir et instruction
en lettres et en sagesse ? » (Dan., I, 17). Mais il est vrai que, prompt aux
changements d’opinion, il allait prêcher exactement le contraire aux
Éphésiens.
On perçoit bien quelles convictions, au-delà d’un anti-intellectualisme
forcené, sous-tendent ces discours exaltés : ce sont celles du gnosticisme,
vaste courant philosophico-religieux qui célébrait la connaissance spontanée
et non rationnelle du monde inférieur et du monde supérieur et, comme on l’a
vu dans le prologue de l’Évangile de Jean, divisait le monde en entités
inconciliables, la matière et l’esprit, les ténèbres et la lumière. « Je l’affirme,
frères, écrit-il, la chair et le sang ne peuvent hériter du Royaume de Dieu » (I
Cor., XV, 50). Et il le redira sans cesse dans ses Épîtres : « La lettre tue,
l’Esprit vivifie » (II Cor., III, 6). Comment conciliait-il alors l’Incarnation
avec l’irrémédiable mal de la matière ?
Le gnosticisme foisonnait dans le monde méditerranéen depuis le IIe siècle
av. J.-C. Dans cet ordre d’idées, étranger à la Loi et antagoniste du judaïsme,
Paul allait s’engager dans des voies parallèles à celles de l’Église future, mais
proches du chamanisme. « Ainsi donc, conseillerait-il aux Corinthiens,
aspirez au don de prophétie et n’empêchez pas de parler en langues » (I Cor.,
XIV, 30). Alarmante incitation.

193. Allégations contradictoires sur la vision du Chemin de Damas : tantôt


il a entendu Jésus, et tantôt il l’a vu

Le récit de la transe sur le Chemin de Damas, dans les Actes des Apôtres,
était déjà incertain ; Paul l’enrichit de façon inattendue. Dans une version de
cette transe, il dit que tous les voyageurs étaient tombés au sol et qu’il
entendit une voix lui parler (Act., XXVI, 14). Dans une autre, il n’est plus
question d’une chute collective à terre ; Paul dit seulement que ses
compagnons avaient vu la lumière, mais n’avaient pas entendu la voix. Mais
voilà mieux : « Ne suis-je pas un apôtre ? déclare-t-il aux Corinthiens. Ne
suis-je pas libre ? N’ai-je pas vu Jésus Christ notre Seigneur ? » (I Cor., IX,
1). Rien de tel n’avait été allégué dans les récits des Actes. Pis, quand il
s’était relevé, Paul avait perdu la vue et ne l’avait retrouvée qu’au bout de
trois jours (Act. IX, 4-9 et XXII, 7-9).
Un tel récit à l’époque moderne justifierait un examen neurologique.
L’attaque de Paul évoque une crise d’épilepsie.

194. Un défi à la logique

Après avoir déclaré à ses destinataires qu’ils étaient « l’édifice de Dieu »,


Paul ajoute : « Selon la grâce de Dieu qui m’a été accordée, tel un bon
architecte, j’ai posé le fondement. » Puis : « De fondement, nul n’en peut
poser d’autre que celui qui s’y trouve, c’est-à-dire Jésus Christ » (I Cor., III,
10-11). Comment peut-on poser un fondement qui est déjà en place ?
On peine également à discerner la logique d’affirmations telles que celle-
ci : « Celui qui n’avait pas connu le péché [Jésus], il l’a fait péché pour nous,
afin qu’en lui nous devenions justice de Dieu » (II Cor., V, 21).

195. « Il est bon pour l’homme de s’abstenir de la femme » et « que les


femmes se taisent »

Aucun texte du Nouveau Testament n’évoque la sexualité de Jésus, mais


trois épisodes des Évangiles esquissent de lui l’image d’un homme tolérant
en matière d’affaires amoureuses ou sexuelles. D’abord sa semonce laconique
à ceux qui voulaient lapider une « pécheresse » : « Que celui d’entre vous qui
n’a jamais péché lui jette la première pierre. » Puis l’entretien présumé avec
la Samaritaine au puits, qui avait cinq « maris ». Enfin, la leçon de
psychologie donnée à Marthe, qui s’impatiente du comportement de sa sœur
Marie.
Le personnage de Paul semble tout opposé. « Il est bon pour l’homme de
s’abstenir de la femme », affirme-t-il dans la première Épître aux Corinthiens,
conseillant ensuite aux célibataires et aux veuves de rester comme lui, c’est-
à-dire célibataires (I Cor., VII, 1 et 8).
Peut-être ce rigorisme s’explique-t-il en partie par les rumeurs qui
prolifèrent dans le monde romain sur les « mauvaises mœurs » des chrétiens,
accusés, dit Suétone, de cannibalisme et d’inceste ; rumeurs bien douteuses et
surtout motivées par la xénophobie romaine à l’égard d’une religion nouvelle
qu’elle juge menaçante. Peut-être aussi Paul espère-t-il séduire ceux de ses
auditeurs qui pencheraient vers le gnosticisme, lequel, en effet, prône
l’abstinence sexuelle. Mais il est certain que ce rigorisme n’est pas tempéré
par la tolérance de Paul à l’égard des femmes. « Comme dans toutes les
églises des saints, que les femmes se taisent dans les assemblées », décrète-t-
il. « Si elles veulent s’instruire sur quelque point, qu’elles interrogent leur
mari à la maison, car il est inconvenant pour une femme de parler dans une
assemblée » (I Cor., XIV, 34-35). On reconnaît là le sectarisme gnosticiste :
une fois de plus, Paul est en contradiction avec Jésus et en tout avec le dogme
ultérieur de l’Incarnation qui rachète la chair.
Son opinion sur les femmes est faite, on peut en juger d’après son
interprétation du mythe d’Ève : « Ce n’est pas Adam qui se laissa séduire,
mais la femme qui, séduite, se rendit coupable de transgression » (I Tim., II,
14). C’est le schéma de la misogynie élémentaire, celle qui nourrit les
conversations des Cafés du Commerce et de leurs successeurs depuis des
siècles. On peinerait à y déceler la hauteur de vues qui siérait pourtant à un
champion de l’Église.
Par quelle faveur, alors, une femme occupait-elle un poste ecclésiastique
dans une église chrétienne de son temps ? Et pourquoi lui rendait-il
hommage ? « Je vous recommande Phébée, notre sœur, diaconesse de
l’Église de Cenchrées, écrit-il s’adressant aux Romains ; offrez-lui dans le
Seigneur un accueil digne des saints et assistez-la dans toute affaire où elle
aurait besoin de vous » (Rom., XVI, 1-2). Ce n’était sans doute pas lui qui
l’avait fait nommer. Et pourtant, elle devait bien prendre la parole dans les
assemblées.
Reste le fait que ce rejet du mariage et la défaveur de la femme dans de
nombreuses déclarations de Paul feraient de lui le précurseur de ces
hérétiques du IIe siècle qu’on appelait Encratites et qui professaient que le
mariage est une débauche introduite par le Diable.

196. Acrobaties rhétoriques pour la rupture avec la Loi et le judaïsme

« Nous nous comportons avec beaucoup d’assurance, et non comme Moïse


qui mettait un voile sur son visage pour empêcher les fils d’Israël de voir la
fin de ce qui est passager. Jusqu’à ce jour, […] lorsqu’on lit l’Ancien
Testament, un voile demeure. Il n’est pas retiré, car c’est le Christ qui le fait
disparaître. Oui, jusqu’à ce jour, toutes les fois qu’on lit Moïse, un voile est
posé sur leur cœur [des fils d’Israël]. C’est quand on se convertit au Seigneur
que le voile est enlevé. Car le Seigneur, c’est l’Esprit, et où est l’Esprit du
Seigneur, là est la liberté » (II Cor., III, 12-17).
Une intention se dégage de ces propos passablement fumeux sur le voile de
Moïse : celle de discréditer Moïse, qui passe alors pour l’auteur du
Pentateuque, et la totalité de l’Ancien Testament. Elle est intrinsèquement
antinomique de l’enseignement de Jésus et constitue la première déclaration
de rupture avec le judaïsme. Le texte ci-dessus signifie que les Juifs avaient
un voile sur le cœur et ne s’étaient pas convertis au Seigneur. On verra que
Paul poussera bien plus loin ses attaques contre le judaïsme.
Ce n’est là qu’une facette de l’argumentation obstinée des Épîtres contre la
Loi, où la rhétorique paulinienne, aiguisée par l’hellénisme, ne l’empêche
cependant pas de trébucher dans la contradiction flagrante. Ainsi déclare-t-il
que « jusqu’à la Loi, le péché était dans le monde, mais [qu’]on ne peut
imputer le péché quand il n’y a pas de Loi » (Rom., V, 13) ; plus loin,
il affirme que « lorsqu’il n’y a pas de Loi, il n’y a pas de transgression »
(Rom., IV, 15). Mais le péché étant une transgression, comment pouvait-il
exister dans le monde, puisqu’il n’y avait pas de transgression ?
Celui qui se présente inlassablement comme l’Apôtre de Jésus témoigne en
maints passages des Épîtres qu’il ignore son enseignement et jusqu’à sa vie ;
telle est sans doute la raison pour laquelle il s’autorise à raconter des
contrevérités : « Vous connaissez […] la libéralité de notre Seigneur Jésus
Christ, qui pour vous, s’est fait pauvre de riche qu’il était » (II Cor., VIII, 9).
Où a-t-il trouvé que Jésus eût jamais été riche ?
En déconsidérant les Juifs, dont Jésus avait pourtant tenté d’être le roi, la
seconde Épître aux Corinthiens est en contradiction formelle avec les
Évangiles.

197. L’Apôtre le plus battu de tous, ou le plus mythomane

Paul s’est plus d’une fois trouvé en mauvaise posture, comme lorsqu’il a
été bousculé par la foule à Jérusalem ou giflé devant le Sanhédrin. Mais à lire
son propre récit de ses tribulations, on se demanderait comment il est encore
en vie : « Souvent j’ai été à la mort. Cinq fois j’ai reçu des Juifs les trente-
neuf coups de fouet ; trois fois j’ai été battu de verges ; une fois lapidé » (II
Cor., XI, 23-25).
Bien qu’ils lui soient favorables, les Actes ne rapportent rien de tel. Il faut
rappeler que seuls les Romains étaient autorisés à faire administrer des
châtiments corporels ; or, Paul s’est justement prévalu de son statut de
citoyen romain pour y échapper (Act., XXII, 25-29). Deux cent quinze coups
de fouet et trois bastonnades ne lui auraient guère laissé le loisir de
poursuivre sa carrière. Quant à la lapidation, c’est une invention : on n’y
survivait pas.

ÉPîTRE AUX GALATES

198. Des allégations mensongères et contradictoires

Quand il s’adresse à cette population du centre de l’Asie Mineure, Paul


suppose apparemment qu’on y est peu ou mal informé sur son personnage, sa
carrière au service du Temple et sa position parmi les Apôtres de l’Église
primitive. Il leur déclare : « Que l’Évangile qui a été annoncé par moi n’est
pas de l’homme, car je ne l’ai pas reçu ni appris d’un homme, mais par une
révélation de Jésus Christ » (Gal., I, 11-12).
Quand et comment l’aurait-il appris ? Il n’a jamais connu Jésus ; le seul
contact, d’ailleurs douteux, qu’il aurait eu avec lui se situa lors de la vision
sur le Chemin de Damas, et il se limita, de l’aveu de Paul lui-même, à une
seule question : « Pourquoi me persécutes-tu ? »
Mais il poursuit : « Vous avez certes entendu parler de ma conduite jadis
dans le judaïsme, de la persécution effrénée que je menais contre l’Église de
Dieu et des ravages que je lui causais, et de mes progrès dans le judaïsme, où
je surpassais bien des compatriotes de mon âge, en partisan acharné des
traditions de mes pères. »
Ses « progrès dans le judaïsme » sont invérifiables et ressemblent bien plus
à une vantardise hors de propos. Sur sa lancée, il déclare : « Mais quand
Celui qui, dès le sein maternel, m’a mis à part et appelé par sa grâce, daigna
révéler en moi son Fils pour que je l’annonce parmi les païens, aussitôt, sans
consulter la chair et le sang, sans monter à Jérusalem trouver les apôtres mes
prédécesseurs, je m’en allai en Arabie, puis je revins encore à Damas » (Gal.,
I, 15-17).
La contradiction jouxte le non-sens. Comment celui qui, « dès le sein
maternel », aurait été distingué par Dieu pour annoncer son Fils parmi les
païens, a-t-il passé des années à persécuter justement les disciples du Fils ? Et
quand s’est donc faite la révélation dont il parle ? Non content de se
contredire, Paul recourt à des allégations fantaisistes, qu’en langage moins
révérend on appellerait des mensonges.

199. Une chronologie incohérente

La suite de l’Épître n’est pas plus convaincante : qu’allait-il faire en Arabie


alors qu’il eût dû se joindre aux Apôtres ? Il dit y être resté trois ans ;
pourquoi les Actes n’en font-ils aucune mention, alors qu’ils décrivent ses
voyages dans le détail ? Puis il serait retourné à Jérusalem pendant quinze
jours et serait reparti pour la Syrie et la Cilicie, où il serait resté quatorze ans
avant de revenir à Jérusalem « à la suite d’une révélation » (Gal., II, 2). Paul
aura décidément joui du privilège de bien des révélations.
Mais l’analyse de cette chronologie révèle que c’est une fabrication. Si l’on
admet que la conversion de Paul a eu lieu dans l’année qui suivit la mise à
mort d’Étienne entre 32 et 34, présidée par Paul, soit entre 33 et 35, et s’il a
passé trois ans en Arabie, puis quatorze en Syrie et en Cilicie, il ne serait pas
retourné à Jérusalem avant 52 ou 54, son bref séjour à Jérusalem, chez Pierre,
se situerait, lui, entre 35 et 37. Or, nous apprenons par les Actes (XI, 28-30)
que Paul avait été délégué à Jérusalem pour remettre des fonds destinés à
acheter du blé, lors de la famine qui survint dans cette ville, et alors que
Claude était empereur, soit vers 46, estime l’Encyclopaedia Britannica.
Cela ne correspond nullement à ses dires : à cette date, il aurait dû être en
Syrie ou en Cilicie.
Si l’on prend cette date de 46 comme repère et que l’on admet que Paul n’a
pas remis les pieds à Jérusalem depuis sa précédente visite, quatorze ans
auparavant, et comme il aura passé en plus trois ans en Arabie, sa conversion
aurait eu lieu de deux à quatre ans avant la lapidation d’Étienne, ce qui est
évidemment exclu.
Paul a donc fabriqué une chronologie fictive. Peut-on attribuer l’erreur à la
distraction ? Non, car il ne peut avoir oublié son retour à Jérusalem, lorsqu’il
avait été chargé d’un important transfert de fonds. Son but est de se distancier
totalement du groupe des Apôtres et de se présenter comme un Apôtre
indépendant. Il entend assumer seul la conduite de l’Église primitive.
Il décrit d’ailleurs cette Église-là comme un ramassis de traînards et
d’intrigants, dénonçant « des faux frères qui s’étaient furtivement introduits
et glissés parmi nous [les apôtres] avec l’intention de nous asservir [Paul et
Titus] » (Gal., II, 4-6). Puis il critique Pierre et Jean qui restaient attachés au
principe de la circoncision, et Jacques, précédemment désigné comme
« le frère du Seigneur » (Gal., I, 18-20), est accusé d’avoir détourné Pierre de
« la voie droite » (Gal., II, 11-14).
Le frère de Jésus serait un corrupteur ! Mais Paul est bien mal informé, car
ce « frère du Seigneur » n’est autre que Jacques d’Alphée, lequel ne peut être
frère de Jésus puisqu’il est celui de Matthieu le Publicain.
N’ayant jamais vu ni entendu Jésus, demeuré loin des témoins de celui-ci
pendant dix-sept ans, Paul s’arroge la connaissance exclusive de son
enseignement. Et comme il ne cesse de s’en écarter, les rappels à l’ordre du
Conseil de Jérusalem se multiplient jusqu’à l’arrestation finale de Paul en 58
(en témoignent Act., IX, 15 et XXII, 12 ; I Cor., IX, 1 et XV, 9).

200. Nouvelles attaques contre la Loi, qualifiée de « malédiction »

« L’homme n’est pas justifié par la pratique de la Loi, mais seulement par
la foi en Jésus Christ », affirme Paul (Gal., II, 16), et : « Tous ceux qui se
réclament de la pratique de la Loi encourent une malédiction » (Gal., III, 10).
C’est là une outrance étonnante, car elle voue tous les Juifs à la malédiction.
Il est vrai que Paul se présentait comme un « Juif sans Torah ».
« Que d’ailleurs la Loi ne puisse justifier personne devant Dieu, c’est une
évidence, puisque le juste vivra par la foi ; or, la Loi, elle, ne procède pas de
la foi » (Gal., III, 11). Il ne cesse d’assener ses attaques contre la Loi : « Si
l’Esprit vous anime, vous n’êtes pas sous la Loi » (Gal., V, 18). Et : « Le
Christ nous a rachetés de cette malédiction de la Loi… » ( 189).
Il signifiait ainsi que, pendant plus de quinze siècles, aucun Juif n’avait été
justifié. Une fois de plus, il trahissait l’enseignement de Jésus qui, parlant de
la Loi, avait dit : « Celui qui violera le moindre de ces préceptes [de la Loi] et
enseignera aux autres à faire de même, sera tenu pour le moindre dans le
Royaume des Cieux » (Mt., V, 19).
Mais Paul ne cessait de réinventer à son gré l’enseignement de celui qu’il
prétendait avoir vu.

201. Où les descendants ne sont pas la descendance !

Dans un mémorable exercice de casuistique, Paul déclare : « C’est à


Abraham que les promesses furent adressées et à sa descendance. L’Écriture
ne dit pas : “et aux descendants” » (Gal., III, 16). Pour lui, la « descendance »
ne désigne pas les descendants, mais désignerait exclusivement « le Christ ».
C’est l’un des non-sens les plus mémorables dans le Nouveau Testament.
Mais Paul poursuit : « Alors pourquoi la Loi ? Elle fut ajoutée en vue des
transgressions, jusqu’à la venue de la descendance à qui était destinée la
promesse » (Gal., III, 19). En somme, elle n’aurait été qu’un expédient
commode pour les pécheurs. Une réinterprétation aussi éhontée du
Pentateuque et un tel déni de l’Alliance équivalent à une déclaration de
nullité. Aucun malentendu n’est possible, Paul ayant déclaré aux Corinthiens
que la Loi était une « malédiction ».
Dans le raisonnement qui suit, Paul déclare que la foi est venue : entend-il
qu’avant Jésus, les Juifs n’avaient pas foi en Dieu ? Deux mille ans plus tard,
un tel discours ne peut que frapper d’incrédulité tout lecteur de l’Ancien
Testament, croyant ou non.

202. Où Pierre et Paul ne disent pas la même chose

Quand la question de l’évangélisation des païens se posa à Jérusalem,


après une longue discussion, Pierre se leva et dit : « Frères, vous le savez, dès
les premiers jours, Dieu m’a choisi parmi vous pour que les païens entendent
de ma bouche la parole de la Bonne Nouvelle et embrassent la foi »
(Act., XV, 7). Paul n’était sans doute pas informé du choix, car, après
l’obscure vitupération contre des « faux frères » citée plus haut, il déclare :
« Voyant que l’évangélisation des incirconcis m’était confiée, comme à
Pierre celle des circoncis » (Gal., II, 7) et s’autoproclame pareillement
comme choisi par Dieu pour cette tâche. Bref, Pierre et Paul étaient en
profonde opposition.
La réalité qui se dessine est que tous deux étaient impatients d’étendre
l’enseignement de Jésus, tel qu’ils l’imaginaient, aux non-croyants de
l’Empire. Mais dans sa stratégie de conquête, Paul devait pousser son
argumentation jusqu’à prétendre que ses rivaux, délégués par le Conseil
apostolique de Jérusalem, contrevenaient à la Loi ( 204).

203. Ignorance de l’Ancien Testament

« Il est écrit qu’Abraham eut deux fils, l’un de la servante, l’autre de la


femme libre ; mais celui de la servante est né selon la chair, celui de la
femme libre, en vertu de la promesse. Il y a là une allégorie : ces femmes
représentent deux alliances ; la première se rattache au Sinaï et enfante pour
la servitude : c’est Agar […] et elle correspond à la Jérusalem actuelle, qui de
fait est esclave avec ses enfants. Mais la Jérusalem d’en haut est libre et elle
est notre mère » (Gal., IV, 22-26).
Pour mémoire, l’enfant de la servante, Agar, fut Ismaël, et celui de la
femme libre, Sara, fut Isaac. Cette tortueuse recherche d’une allégorie révèle
surtout une étonnante ignorance de l’Ancien Testament : l’alliance du Sinaï,
qui enfanta Ismaël, ne fut pas génératrice de servitude.

204. Et le comble du paradoxe : ceux qui se font circoncire n’observent


pas la Loi !

Dans sa frénésie polémique contre le Conseil apostolique de Jérusalem, qui


exigeait le respect de la Loi, Paul écrira ces lignes paradoxales jusqu’à
l’absurde : « Des gens désireux de faire bonne figure, voilà ceux qui vous
imposent la circoncision. […] Car ceux qui se font circoncire n’observent pas
eux-mêmes la Loi ; ils veulent seulement que vous soyez circoncis pour se
glorifier dans votre chair » (Gal., VI, 12-13).
En foi de quoi, exiger l’exécution de la Loi était… contraire à la Loi. Sans
doute les partisans de Paul éprouvèrent-ils quelque difficulté à faire admettre
ce paradoxe à leurs auditoires. Mais cela n’affaiblit pas sa ténacité dans la
lutte contre le Conseil.

ÉPîTRE AUX ÉPHéSIENS

205. Contradiction du personnage sur lui-même

Il est malaisé de savoir auquel des jugements de Paul sur lui-même il faut
accorder foi. Dans la première Épître aux Corinthiens : « Je suis le moindre
des apôtres ; je ne mérite pas d’être appelé apôtre, parce que j’ai persécuté
l’Église de Dieu » (I Cor., XV, 9). Mais s’adressant aux Éphésiens, il se
présente comme un tout autre personnage : « À me lire, vous pouvez vous
rendre compte de l’intelligence que j’ai du mystère du Christ. Ce Mystère
n’avait pas été communiqué aux hommes des temps passés comme il vient
d’être révélé maintenant à ses saints apôtres et prophètes, dans l’Esprit »
(Éph., III, 4).
Il dira ensuite aux Philippiens que ses « chaînes » avaient acquis dans le
Christ « une vraie notoriété » (Phil., I, 13). Comprenne qui peut ; sans doute
revendique-t-il la notoriété. Puis, dans l’Épître à Timothée, il se décrira
comme « naguère un blasphémateur, un persécuteur, un insulteur » (I Tim., I,
12). Sans doute ne pouvait-il prévoir que sa modestie et sa fierté seraient
toutes deux éprouvées dans les siècles suivants.
C’est dans la même Épître que Paul recourt à une image qui laisse
perplexe : « La construction que vous êtes a pour fondation les apôtres et
prophètes et pour pierre d’angle le Christ Jésus lui-même. En lui toute
construction s’ajuste et grandit en un temple saint, dans le Seigneur ; en lui,
vous aussi, vous êtes intégrés à la construction pour devenir une demeure de
Dieu dans l’Esprit » (Éph., II, 20-22).
Jésus serait la pierre angulaire d’une construction qui deviendrait un
temple de son Père ? Il est vrai que les images littéraires de Paul sont souvent
risquées ; ainsi avance-t-il que les « espaces célestes » sont habités par « les
esprits du mal » (Éph., VI, 12).
Et c’est sans ironie perceptible qu’il demande aux Éphésiens de prier « afin
qu’il me soit donné d’ouvrir la bouche pour parler et d’annoncer hardiment le
mystère de l’Évangile dont je suis l’ambassadeur dans mes chaînes » (Éph.,
VI, 19-20).

206. Contradiction radicale avec le discours aux Corinthiens

Après avoir prêché la folie aux Corinthiens, Paul prêche la sagesse aux
Éphésiens : « Prenez bien garde à votre conduite ; qu’elle soit celle, non
d’insensés, mais de sages » (Éph., V, 15).
Peut-être les Corinthiens étaient-ils trop sages et les Éphésiens, pas assez.
Ou peut-être encore Paul pratiquait-il la philosophie de la chauve-souris : « Je
suis souris, voyez mes dents, je suis oiseau, voyez mes ailes. »

ÉPîTRE AUX COLOSSIENS

207. Une nouvelle théogonie et une nouvelle contradiction

Effaçant le Livre de la Genèse, Paul propose pour la première fois dans


l’histoire du christianisme une image intégralement inédite de Jésus. Il
affirme, en effet, que « c’est en lui qu’ont été créées toutes choses, dans les
cieux et sur la terre », et que « tout a été créé par lui et pour lui » (Col., I, 16).
Jésus est ainsi identifié au Créateur, sans aucun égard pour tout ce qui a été
diffusé dans les Églises primitives sur sa messianité et que reprendront les
Évangiles, évidemment encore en gestation. Cependant, Paul continue de
l’appeler « Christ », mais il ajoute une notion inconnue dans le Nouveau
Testament : c’est que le Christ est venu « pour rendre tout homme parfait
dans le Christ » (Col., I, 28), autrement dit pour diviniser l’être humain. Il
reprend cette idée dans les mêmes termes dans l’Épître aux Hébreux (Hébr.,
I, 28).
Les répercussions de cette « annonce », car tel est le terme utilisé par Paul,
appelleraient des commentaires dépassant le cadre de ces pages. Cette
annonce n’est ici signalée que pour souligner la totale contradiction des
messages pauliniens avec l’ensemble du Nouveau Testament tel qu’il a été
constitué. Les nombreux successeurs des évangélistes qui vont apparaître
dans les décennies suivant la mort de Paul, vers 64 suppose-t-on, en ont
certainement perçu des échos, mais seul l’auteur de l’Évangile de Jean les a
enregistrés, comme en atteste le Prologue de cet Évangile ( 99), avec sa
notion de la présence du divin dans l’être humain.
Cette notion constitue l’essentiel du message de cette Épître, sur lequel
Paul se fonde pour rejeter toutes les coutumes et prescriptions religieuses
antérieures. Il confirme ce rejet dans la première Épître à Timothée : « Tout
ce que Dieu a créé est bon et aucun aliment n’est à proscrire. » (I Tim., III, 4).
C’est la fin de l’interdit du porc, développé dans l’Épître aux Hébreux :
« Que nul ne s’avise de vous critiquer sur des questions de nourriture ou de
boisson, ou en matière de fêtes annuelles, de nouvelles lunes ou de sabbats »
(Hébr., II, 16). Et une fois de plus, il rejettera plus loin l’obligation de
circoncision.
Si Jésus était alors réapparu, il n’aurait plus eu licence de dépêcher les
démons des Gadaréniens dans un troupeau de porcs.
Toutefois, l’appareil rhétorique sur lequel Paul fonde sa théogonie souffre
de failles logiques dès ses prémisses. Il écrit ainsi qu’« Il [Jésus] est l’image
du Dieu invisible, Premier-Né de toute créature » (Gal., I, 15). Comment
Jésus peut-il être premier-né de toute créature puisqu’il était déjà identifié par
Paul lui-même au Dieu créateur, qui n’a pas de commencement ?

ÉPîTRES AUX THESSALONICIENS

208. Une résurrection en deux temps

Notion entièrement nouvelle dans le Nouveau Testament : « au signal


donné par la voix de l’archange et la trompette de Dieu […] les morts qui
sont dans le Christ ressusciteront en premier lieu » (I Thess., IV, 16).
Endossant l’habit de prophète, Paul crée une hiérarchie des ressuscités futurs.
Il ne dit pas si les Juifs, qu’il a plus haut voués à la malédiction ( 200),
seront admis à la résurrection.

209. La réapparition du Dieu maître des mauvais esprits

Dans la petite apocalypse qu’il décrit, Paul prévient qu’avant la fin du


monde « doit venir l’apostasie et se révéler l’Homme impie », dont
l’effronterie ira « jusqu’à s’asseoir en personne dans le sanctuaire de Dieu, se
produisant lui-même comme Dieu » (II Thess., II, 3-4). Alors reparaît un
thème abandonné depuis l’Ancien Testament, celui d’un Dieu maître des
mauvais esprits. Car pour punir les impies, selon Paul, « Dieu leur envoie une
influence qui les égare, qui les pousse à croire le mensonge » (II Thess., II,
11).
Il y reviendra d’ailleurs, dans l’Épître aux Hébreux, où sans accuser
expressément le Créateur, il avance que les descendants d’Abraham
« moururent tous sans avoir reçu l’objet des promesses » divines (Hébr., XI,
13). Cela signifie que Dieu leur avait menti.
L’idée d’un Dieu capable de mensonge ne résistera cependant pas aux
débats des conciles.

ÉPîTRES à TIMOTHéE

210. Conseils aux esclaves et défense de l’esclavage

Aucun texte de Paul ne confirme aussi nettement le fait qu’il est tributaire
des idées de son temps que le passage de l’Épître à Timothée où il déclare :
« Tous ceux qui sont sous le joug de l’esclavage doivent considérer leurs
maîtres comme dignes d’un entier respect, afin que le nom de Dieu et la
doctrine ne soient pas blasphémés » (I Tim., VI, 1).
Il en découle que toute révolte d’esclave mettrait en cause et le nom de
Dieu et la doctrine (sans qu’on sache quelle doctrine). Et il ferait beau voir
qu’on lût ce texte en chaire aujourd’hui. On ne décèle aucun doute sur la
légitimité de l’esclavage et le fait qu’elle soit une infraction à la dignité
humaine. Paul semble avoir oublié l’injonction de Jésus : « Tu adoreras le
Seigneur ton Dieu et tu ne serviras que lui » (Mt., IV, 10). Il insiste même sur
les devoirs de l’esclave : « Quant à ceux qui ont pour maîtres des croyants,
qu’ils n’aillent pas les mépriser sous prétexte que ce sont des frères ; qu’au
contraire ils les servent d’autant mieux que ce sont des croyants et des amis
de Dieu qui bénéficient de leurs services » (I Tim., VI, 2).
Là s’insère une faille dans l’argumentation. Paul admet que les esclaves
pourraient tenir des maîtres croyants pour des hypocrites, puisque leur foi ne
les empêche pas de maintenir des êtres humains en esclavage ; cela sous-
entend que les esclaves avaient des motifs de penser qu’un chrétien ne
maintient pas un autre homme en esclavage. Et là, Paul est en contradiction
avec lui-même, car il prétendait plus haut se défaire des prescriptions
archaïques, mais il respecte la pratique antique de l’esclavage.
Toujours est-il qu’il ne ferait pas bon, de nos jours, relire cette Épître dans
certains pays qui furent victimes de la traite des Noirs, ni dans d’autres qui
s’opposèrent à l’abrogation de l’esclavage : elle était conçue pour un autre
temps.

211. Contradiction sur les œuvres de justice

Dans l’Épître à Titus comme dans plusieurs autres, Paul reprend ses
attaques contre la Loi et la notion que les œuvres de justice accomplies ici-
bas sont garantes du salut de l’individu. Il y évoque le Dieu « qui nous a
sauvés et nous a appelés d’un saint appel, non en considération de nos
œuvres, mais conformément à son propre dessein et à sa grâce » (II Tim., I,
9).
Autrement dit, peu importe que nos actions soient bonnes ou mauvaises,
c’est le dessein de Dieu qui primera pour notre salut. Il contredit là
l’enseignement de Jésus : « Les œuvres que je fais au nom de mon Père
témoignent de moi » (Jn, X, 25). Si les actions terrestres n’assurent pas le
salut, pourquoi Jésus déclare-t-il : « De toute parole sans fondement que les
hommes auront proférée, ils en rendront compte au jour du Jugement » (Mt.,
XII, 36) ?
Et à quoi servent donc les efforts de Paul lui-même et de ses disciples,
« pour qu’eux [les élus] aussi obtiennent le salut qui est dans le Christ Jésus »
(II Tim., II, 10) ?
Leur dispersion au travers des Épîtres n’atténue pas les contradictions ;
elles les rendent seulement moins évidentes.
ÉPîTRE AUX HéBREUX

212. Jésus « héritier » de Dieu ?

C’est sur une étonnante bévue que s’ouvre cette Épître : « Dieu, en ces
jours qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils, qu’il a établi héritier de
toutes choses » (Hébr., I, 1). Jésus serait l’héritier de Dieu ? Cela signifie-t-il
que Dieu envisage de mourir et aurait désigné un successeur ? Pourtant, plus
haut, Paul avait identifié Jésus avec le créateur de toutes choses.
Comment ne pas en déduire que sa théologie était aussi imparfaite que sa
théogonie ?

213. Où la mythification (ou mystification) de Melchisédech se perpétue

Prompt à rejeter la Loi et l’Ancien Testament avec, Paul en conserve


cependant quelques thèmes mythiques, tels que celui de Melchisédech, le roi
de Salem dont la Genèse fit si grand cas ( 15). Il renforce la symbolique
légendaire du personnage, pour en faire un roi « sans père, sans mère, sans
généalogie, dont les jours n’ont pas de commencement et dont la vie est sans
fin », pour l’assimiler en fin de compte au Fils de Dieu (Hébr., VII, 1-3). Un
être sans père et sans mère dont la vie est sans fin ? Ce ne peut être qu’un
ange, ou bien la préfiguration de Jésus lui-même, qui serait allé, quinze
siècles auparavant, féliciter Abraham d’une victoire militaire.
Suivent des spéculations fort élaborées sur la dîme que paya Abraham et
qui aurait en fait été payée – symboliquement – par le peuple juif tout entier.
Mieux : dans un raisonnement dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est
spécieux, Paul croit y déchiffrer une abrogation, puis un changement de la
Loi. Une ambitieuse péroraison conclut ces considérations et se développe en
appel à un nouveau sacerdoce : « Oui, tel est précisément le grand prêtre qu’il
nous fallait, saint, innocent, immaculé, séparé désormais des pécheurs »
(Hébr., VII, 26-28).
Cette construction intégralement mythologique, pour ne pas dire
échevelée, comporte une erreur historique grave. Paul prétend que les fils de
Lévi qui reçoivent la prêtrise doivent selon la Loi prélever la dîme sur le
peuple. C’est un anachronisme, parce que la Loi avait été édictée avant
l’instauration de la prêtrise lévitique (auparavant réservée aux premiers-nés
de toutes les tribus et concédée aux Lévites après l’épisode du Veau d’or) et
ne prévoit aucun rôle pour les Lévites.
Pour quelqu’un qui se prétendait Pharisien de naissance et connaisseur
émérite du judaïsme, Paul n’avait pas beaucoup lu le Pentateuque.

214. Où Paul se contredit lui-même sur l’avènement de la foi

« Avant la venue de la foi, écrit Paul dans l’Épître aux Galates, nous étions
enfermés sous la garde de la Loi, réservés à la foi qui devait se révéler »
(Gal., III, 21). Et selon lui, elle se révéla avec Jésus. Mais dans l’Épître aux
Hébreux, il concède la foi à Abraham, à Isaac, à Jacob, à Ésaü, à Gédéon, à
Baraq, à Samson, à Jephté, à David, ainsi qu’à Samuel et aux Prophètes, et dit
que le temps lui manquerait pour raconter les œuvres de ces hommes,
accomplies « grâce à la foi » (Hébr., XI).
Si la foi existait depuis Abraham, comment aurait-elle pu se révéler des
siècles plus tard ?
Les Épîtres renseignent donc bien plus sur le personnage de Paul que sur
l’enseignement de Jésus. À leur façon, ce sont des documents historiques sur
l’itinéraire d’un ambitieux qui entendait trancher les derniers liens de l’Église
avec le judaïsme et conquérir le siège du pouvoir païen : Rome. Mais près de
trois siècles s’écoulèrent avant que le christianisme conquît Rome.

LES ÉPîTRES CATHOLIQUES

Ce sont les sept Épîtres de saint Jacques, saint Pierre, saint Jean et saint
Jude. À la différence de celles de Paul, elles s’adressent à la communauté
chrétienne au sens large, d’où leur nom, et non à des communautés distinctes.
Elles appartiennent à l’évidence au vaste corpus de littérature évangélique
qui se développa dans les premiers siècles de notre ère et dont la plus grande
partie fut rejetée du canon des Églises ; elles-mêmes n’y furent d’ailleurs
admises que tardivement, au IVe siècle, en raison d’une conformité
satisfaisante avec les dogmes. Les attributions sont conventionnelles et font
toujours l’objet de recherches et d’études. Ainsi, on ne sait qui est le Jacques
auquel est attribuée l’Épître qui porte son nom, traditionnellement désigné
comme le « frère du Seigneur », et qui devrait donc être distinct du fils de
Zébédée, Jacques le Majeur, frère de Jean, et de Jacques d’Alphée, dit
Jacques le Mineur. Il convient alors d’envisager le titre de « frère » comme se
référant à d’autres liens que ceux de la parenté de sang et comme une
appellation élective. Ce Jacques pourrait alors être le fils de Zébédée, peut-
être un ancien compagnon de Jésus lors de son séjour chez les Esséniens.
Quant à Jude, l’incertitude est plus grande, car on ne sait s’il faut l’identifier à
Judas de Jacques, qui n’est mentionné par aucun des Synoptiques, mais
seulement par Jean, ou bien à Thomas, qui fut révéré en Orient sous le nom
de… Judas.
Ces Épîtres ne sont ici incluses qu’en fonction des divergences qu’elles
présentent avec les autres textes du Nouveau Testament.
Ainsi, dans l’Épître de saint Jacques, il convient de relever le passage
suivant, qui contredit ouvertement les propos de Paul sur l’inutilité des
œuvres et la primauté de la foi : « À quoi cela sert-il, mes frères, que
quelqu’un dise : “J’ai la foi”, s’il n’a pas les œuvres ? La foi peut-elle le
sauver ? […] Veux-tu savoir, homme insensé, que la foi sans les œuvres est
stérile ? » (Jcq., II, 14 et 20).
Un autre passage ressemble à une réfutation de Paul : « Si tu juges la Loi,
tu n’es pas celui qui observe la Loi, mais son juge. […] Et qui es-tu pour
juger le prochain ? » (Jcq., IV, 12).
Au début de sa première Épître, Pierre répète sa contradiction sur le fait
que Dieu ne fait pas acception des personnes ( 178). Après avoir affirmé
que « Dieu juge chacun sans acception des personnes » (I P., I, 17), il déclare
à son auditoire : « Mais vous, vous êtes une race élue, un sacerdoce royal,
une nation sainte, un peuple acquis » (I P., II, 9).
Dans leur ardeur évangélique, les rédacteurs ne maîtrisent pas aisément les
images de leurs récits mythiques. Ainsi Pierre assure que « Dieu n’a pas
épargné les Anges qui avaient péché, mais les a expédiés dans le Tartare
[l’Enfer] et livrés aux abîmes de ténèbres, où ils sont enfermés jusqu’au
Jugement » (II P., II, 4). Dans la première Épître, il conseille cependant aux
fidèles de se montrer vigilants, car leur adversaire, « le Diable, comme un
lion rugissant, va cherchant quelqu’un à dévorer. » (I P., V, 8). Les mauvais
anges sont-ils oui ou non enfermés dans le Tartare ? Et depuis quand ?
Pierre n’avait visiblement pas résolu le problème du Mal.

___________________
55. Cf. note 17, p. 315.
IV. L’APOCALYPSE

C’est une licence courante que de parler de l’Apocalypse, comme s’il n’y
en avait qu’une. La littérature des deux Testaments abonde en apocalypses,
depuis Isaïe jusqu’à la brève Épître de saint Jude, où le jour du Jugement, le
Seigneur flanqué de ses saintes myriades mettra fin à un monde décidément
trop corrompu et fera régner la sainteté et la joie, abolissant jusqu’à la mort
elle-même.
Mais le terme dériva, comme l’enseigne le langage moderne. De
révélation, qui est son sens étymologique premier, l’apocalypse devint
synonyme de terreur et représenta la vengeance du visionnaire. En effet, le
mot originel grec signifie « révélation », et celle du Seigneur devait
s’accompagner de destructions indescriptibles provoquées par des combats
entre les puissances du Mal et celle des cieux.
Bien peu se sont avisés que l’apocalypse est un manuel du monothéiste
fanatique, pour qui ceux qui ne se conforment pas à sa vision d’un Dieu
unique doivent être exterminés. Il n’est donc pas étonnant que les Esséniens,
par exemple, fussent friands des prophéties sinistres. Les textes canoniques et
apocryphes débordent de descriptions des horreurs déclenchées par la colère
divine, de pécheurs empalés, déchiquetés et jetés dans les excréments, de
citadelles s’écroulant dans le fracas des trompettes pour s’être dérobées aux
volontés d’un Dieu unique. Ce sont des pamphlets de l’intolérance, porteurs
des germes des guerres de religion.
Le texte le plus célèbre, attribué à saint Jean, est censé avoir été écrit dans
l’île grecque de Patmos, de l’aveu même de l’auteur. On ignore cependant de
quel Jean il pouvait s’agir, « celui que Jésus aimait » ou un homonyme. Le
premier, parti sans doute de Jérusalem et de Palestine en 50, s’installa à
Éphèse, dont il devint le presbyte, ce qui, en termes contemporains,
équivaudrait au rang d’évêque. La tradition, ou mieux vaut dire la légende,
assure que cela aurait été le même homme qui, sous le règne de Domitien, fut
plongé dans une cuve d’huile bouillante, mais en sortit indemne et fut, en
effet, exilé à Patmos. Admirable, mais improbable histoire, les persécutions
de Domitien ayant eu lieu entre 94 et 96, alors que Jean de Zébédée, si c’était
lui, devait alors avoir près de cent ans. L’hypothèse la plus plausible est que
son texte fut à tout le moins complété par un disciple. Ce dernier n’était
certes pas juif, car il n’a pas corrigé l’une des bourdes les plus flagrantes de
son maître, à moins qu’il ne l’ait commise lui-même…

215. Une tribu d’Israël est oubliée ! Et le compte est faux !

Au chapitre VII, ayant vu quatre anges debout « aux quatre coins de la


Terre » – Dieu avait-il créé un quadrilatère ? –, Jean apprend combien des
serviteurs du Seigneur « furent alors marqués du sceau ». Et il énumère les
tribus dans chacune desquelles furent choisis douze mille hommes ; ce sont
Ruben, Gad, Acher, Nephtali, Manassé, Siméon, Lévi, Issachar, Zabulon,
Joseph et Benjamin, soit onze tribus. Est oubliée la tribu de Dan, frère de
Nephtali, autre fils de la servante Bilha.
Le comble est qu’il précise le total : « Cent quarante-quatre mille, de toutes
les tribus des fils d’Israël » (VII, 4). Or 12 000 × 11 = 132 000.
C’est l’une des nombreuses failles qui démontrent que les livres saints sont
d’abord des livres de mortels sujets à l’erreur.
Rivalisant avec Ézéchiel de visions étranges, où les célèbres Quatre
Cavaliers jouent un rôle héroïque, l’Apocalypse ne fut pas incluse dans le
canon des Églises de Syrie, de Cappadoce et de Palestine. On peut concevoir
que les premières autorités de ces Églises aient été décontenancées par la
description de sauterelles à face humaine, grandes comme des chevaux et
chevelues… C’est, en effet, un récit fantastique qui, de surcroît, a été remanié
au point d’apparaître incohérent en son état actuel. Il serait donc vain d’en
relever les autres contradictions : il s’agit d’une saga annonçant la destruction
d’une Babylone qui apparaît clairement comme étant Rome.
Rome fut bien conquise, mais non détruite, et le monothéisme n’y était
pour rien.
Mais comment cette littérature délirante pouvait-elle ouvrir à la
transcendance ?
V. LES ÉVANGILES APOCRYPHES

La tentation serait grande pour le profane de penser que les apocryphes


chrétiens rejetés par les autorités ecclésiales comporteraient des éléments
susceptibles de combler des lacunes du Nouveau Testament et de résoudre
certaines invraisemblances relevées dans les pages qu’on vient de lire. La
connotation vaguement sulfureuse qui s’attache au mot « apocryphe »
inciterait certains à penser qu’ils renferment des secrets réservés aux initiés.
Or, c’est rarement, très rarement le cas, étant donné que, le plus souvent,
les bribes d’éléments inconnus qu’on peut y gratter posent eux-mêmes de
nouveaux problèmes, comme on l’a vu pour l’Évangile de Marc, par
exemple. Les passages manquants, en effet, n’expliquent pas les rapports
entre Jésus et Lazare, Marthe et Marie et s’ils renforcent l’hypothèse de liens
de Jésus et de Lazare avec les Esséniens, ils n’en constituent aucunement des
preuves.
La raison pour laquelle l’espoir d’un Évangile originel, pur de toute
altération due à des considérations paroissiales ou à une traduction imparfaite
est illusoire, est qu’il n’a, le plus probablement, jamais existé. Les
considérables études des textes effectuées à l’époque contemporaine
indiquent que les premiers récits de la vie et du ministère de Jésus furent
transmis oralement pendant près d’un siècle1. Comme les textes jugés
canoniques, une partie des apocryphes retrouvés remonte au IIe siècle (la
majorité des autres sont beaucoup plus tardifs).
La raison en est évidente : les premiers témoins ne savaient pas écrire et
sans doute pas lire non plus. Le premier auteur lettré du Nouveau Testament
fut Luc. Sa description des Apôtres, qu’il n’a d’ailleurs pas connus, puisqu’il
n’était pas des Douze, est éloquente : de Pierre et de Jean, par exemple, il
écrit que c’étaient « des gens sans instruction ni culture », littéralement des
hommes illettrés et ordinaires, anthropoi aggramatoi […] kai idiotai (Act.,
IV, 13). Tout au plus Matthieu, en tant qu’agent des douanes, savait-il sans
doute compter et peut-être griffonner quelques mots, mais certes pas rédiger
un récit cohérent. Aucun des Apôtres ne prit jamais la plume pour coucher
sur le parchemin les mots exacts qu’avait prononcés Jésus ou les détails
précis des événements d’une journée. Les premières transcriptions écrites
furent réalisées par des auditeurs d’auditeurs qui avaient entendu leurs récits.
Ces récits variaient d’une fois l’autre, en fonction des aléas de la mémoire, et
n’étaient pas toujours bien compris ni fidèlement transcrits… d’où les
variantes, les contradictions, les invraisemblances, les anachronismes, et sans
doute les altérations de textes.
Ainsi s’explique le style de littérature populaire des Évangiles canoniques,
bien plus accusé dans de nombreux apocryphes, ainsi que le recours à
l’héroïque et au miraculeux, destiné à capter les imaginations. Tel est le cas
de l’Histoire de l’enfance de Jésus, qui frise le ridicule tant le jeune Jésus y
multiplie les prodiges, et qui pullule d’assertions extravagantes, telle celle qui
prétend que Jérusalem fut bâtie par Melchisédech (on ne prête qu’aux
riches !), ou encore de la Vie de Jésus en arabe, véritable compendium
d’absurdités. On y voit, par exemple, « une vieille juive » recueillir le
prépuce de Jésus et le conserver dans un flacon de nard que « la pécheresse
Marie-Madeleine » versera ensuite sur la tête de Jésus ! Les métamorphoses y
abondent, comme celle d’un jeune homme transformé en mulet ; on y trouve
même des éléments scabreux, comme celui d’une femme qui se fait pénétrer
par un serpent. Le contenu évangélique en est pratiquement absent.
Nulle surprise à ce que des textes pareils n’aient eu aucune chance d’entrer
dans le canon. Parmi les rares informations utiles qu’on puisse trouver dans
les évangiles de l’enfance, il y a celles qui, dans l’Histoire de Joseph le
charpentier, se rapportent à Joseph et à sa famille. L’ouvrage est en copte
sahidique. On y apprend que Joseph était veuf depuis deux ans d’une femme
appelée Marie (Miriam), qui lui avait donné six enfants, quatre garçons,
Judas, Joset (ou Juste), Jacques et Simon, et deux filles, Lysia et Lydia. Il
avait eu quarante ans quand il s’était marié et sa femme avait vécu quarante-
neuf ans avec lui ; il aurait donc eu l’âge respectable de quatre-vingt-dix ans
quand Marie la mère de Jésus était tombée enceinte sous son toit, mais on sait
que les chiffres de la littérature judéo-chrétienne antique ne doivent pas être
pris au pied de la lettre ( note 12).
Ces éléments ne sont jamais mentionnés dans les évangiles canoniques. Si
les frères, ou plutôt les demi-frères de Jésus, y sont cités – et c’est d’ailleurs
le seul point qui prêterait quelque véracité à ce texte –, l’âge de Joseph et les
sœurs sont intégralement passés sous silence. Il serait évidemment hasardeux
de conclure à l’authenticité des éléments d’un texte qui date au plus tôt du
IVe siècle, même s’il permet de reconstituer la constellation familiale de
Jésus, né dans des circonstances obscures pendant l’absence de Joseph. Mais
la désinvolture, voire la négligence, pour reprendre le terme d’un exégète,
Montague Rhodes James2, avec laquelle les rédacteurs se servent de leurs
sources, incite à la prudence. Même les sources ecclésiastiques anciennes
transmettent parfois des informations contradictoires jusqu’à l’absurde. Ainsi,
dans son 20e Discours, Cyrille de Jérusalem, qui vécut au IVe siècle, offre le
discours suivant, attribué à Marie, mère de Jésus et prétendument tenu par
elle à Cyrille lui-même : « J’étais une enfant promise à Dieu et mes parents
m’avaient consacrée à lui avant même que je vienne au monde. Mes parents
[…] étaient de la tribu de Juda et de la famille de David. Mon père était
Joaquim, qu’on interprète comme Kléopa. Ma mère était Anna […] qu’on
appelait habituellement Mariham. Je suis Marie Magdalène parce que le nom
du village où je suis née était Magdalia. Mon nom est Marie de Kleopa. Je
suis Marie de Jacques, le fils de Joseph le charpentier3. »
Comment, au IVe siècle, ce prêtre aurait-il pu s’entretenir avec Marie ? Et
comment aurait-elle pu être Marie-Madeleine, sœur de Lazare ? Un tel
ramassis de fadaises découragerait le lecteur le plus ardent. Il présente
toutefois deux intérêts. Le premier est d’indiquer que les fidèles de l’époque
étaient conscients des obscurités des textes canoniques, comme la confusion
que suscite l’énumération des femmes présentes à la crucifixion, évoquée
plus haut. Certains avaient donc tenté d’y remédier en fondant toutes les
Marie en une. Le deuxième intérêt est de révéler les débordements de
l’imagination religieuse, que la foi portait à des falsifications défiant le sens
commun. Ainsi, visiblement gêné par l’absence de Marie, mère de Jésus, à
partir de la crucifixion dans les Évangiles canoniques, le rédacteur du même
manuscrit remplace-t-il Marie-Madeleine par Marie mère de Jésus dans
l’épisode de l’apparition après la crucifixion.
Comme on peut en juger, la lecture des apocryphes est semée de surprises.
*

D’autres apocryphes peuvent intriguer, comme les Questions de


Barthélémy, La Résurrection de Barthélémy, l’Évangile des Nazaréens, les
Actes de Thomas ou les Actes de Pierre et de Simon.
Dans les Questions de Barthélémy, texte écrit en copte, on voit cet Apôtre
interroger le Christ ressuscité, la Vierge Marie et même le Diable dans des
circonstances pour le moins romanesques, mais on n’y trouve guère de
lumières sur les questions qu’inspirent les deux Testaments. L’espace y est
dévolu soit à des déclarations apologétiques imitées du Nouveau Testament,
soit à des épisodes fantastiques où le Diable apparaît sur le mont des Oliviers
et raconte comment il a été chassé du ciel, soit encore à des déclarations
fuligineuses de Jésus, comme celle où il raconte qu’une partie du Paradis
terrestre était dévolue à Adam et l’autre à Ève (et l’on passe ici sur
des allégations fumeuses, comme celle où la lune serait remplie de boue
à cause de la Faute).
Un passage de La Résurrection de Barthélémy, autre texte écrit en copte et
de la même époque, suffit à convaincre que ce livre englobe des emprunts
aux Évangiles canoniques dans un récit tardif et totalement fictif. Traitant de
la découverte du tombeau vide, il écrit ainsi : « Le dimanche matin, alors
qu’il faisait encore sombre, les Saintes Femmes sortirent pour aller au
tombeau : Marie de Magdala et Marie de Jacques, celle qu’il avait sauvée des
mains de Satan, et Salomé la tentatrice, et Marie – celle qui sert – et Marthe
sa sœur, et Suzanne, la femme de Chouza, l’intendant d’Hérode, qui s’était
éloignée du lit conjugal, et Bérénice, celle dont l’écoulement de sang avait
cessé à Capharnaüm, et Lia la veuve, celle dont Dieu avait ressuscité le fils
d’entre les morts… »
À l’évidence, le rédacteur s’est inspiré du passage de Luc, VIII, 3 qui ne
mentionne que des femmes, pour les raisons de traduction que nous avons
indiquées ( 153). Mais ensuite, il accommode l’histoire à sa façon,
totalement romanesque : le jardinier s’appelle Philogène et il fait à cette
assemblée de femmes un récit extraordinaire où, s’étant rendu au tombeau,
il s’est avisé que « l’armée entière des anges était déployée ».
L’ensemble du texte est un pastiche des Évangiles canoniques enrichi de
développements sur des thèmes tels que le pouvoir du sang de Jésus et le
parallèle entre la communauté terrestre des croyants et celle des anges au ciel.
Le rédacteur a usé d’un ton épique pouvant atteindre le grandiose, ou bien
la grandiloquence, selon le point de vue.
Encore s’agit-il là d’un texte sans doute complet et cohérent. Mais de
l’Évangile des Nazaréens, comme de celui des Ébionites, il ne nous est
parvenu que des fragments dont le parcours tient plus du déchiffrement que
de ce qu’on entend généralement par lecture. Un lecteur non spécialisé n’y
recueillera que des informations infimes, comme le fait, cité plus haut, que
les Juifs comprenaient « Barabbas » comme « fils de leur maître ».
Les Actes de Thomas, enfin, sont l’un des apocryphes les plus
déconcertants. Ils consistent en un récit des aventures de l’Apôtre, vendu
comme esclave en Inde, et de ses démêlés avec des potentats de ce pays, du
roi Goudnaphar au roi Mazdaï et au confident de ce dernier, Karish, dont
Thomas a converti l’épouse Magdonia. Ce sont les conversions de femmes
contre l’avis de leurs époux qui mèneront d’ailleurs l’apôtre au supplice. Ce
livre d’inspiration encratite4, datant au plus tôt du Ve siècle, connut le succès,
comme en témoignent les traductions latines qui en furent faites. Mais il
n’éclaire guère sur le personnage ni la vie de Jésus.
On s’interroge sur les dispositions d’esprit de certains rédacteurs de textes
censés diffuser un enseignement d’inspiration divine. On trouve, par
exemple, dans les Actes de Pierre et de Simon un épisode qui ne déparerait
pas un film d’animation du XXIe siècle. Il se situe à Rome, où la communauté
des néophytes presse Pierre de tancer Simon, dont les agissements
les troublent ; Pierre se rend donc chez Simon, où le serviteur de garde lui
répond que son maître a donné l’ordre de ne pas le recevoir. Alors, « Pierre,
se tournant vers le peuple qui le suivait, dit : “Vous allez voir un grand et
extraordinaire prodige.” Et Pierre, regardant le grand chien attaché à une
grosse chaîne, s’en approcha et le détacha. Or, le chien détaché, prenant une
voix humaine, dit à Pierre : “Que veux-tu que je fasse, serviteur du Dieu
vivant ineffable ?” Et Pierre lui dit : “Entre et dis à Simon en pleine réunion :
Pierre te dit : sors dans la rue, car c’est à cause de toi que je suis venu à
Rome, être malhonnête et séducteur des âmes simples.” Et le chien partit en
courant, entra, fit irruption dans le cercle de Simon, éleva les pattes de devant
et dit d’une voix très forte : “Toi, Simon, Pierre, serviteur du Christ, qui est à
la porte, te dit : sors dans la rue, car c’est à cause de toi que je suis venu à
Rome5.” »
Ledit Simon est Simon le Magicien, le maître gnostique qui exerçait en
Samarie avec Dosithée et avec qui Pierre avait eu maille à partir dans les
Actes des Apôtres (Act., VIII, 5). Il était aussi un grand rival de Jésus,
comptait de nombreux adeptes et sa théologie contraria beaucoup l’Église
primitive. On lui attribuait le pouvoir de voler dans les airs. Dans le récit que
voilà, après un ultime défi à Pierre, il s’envole devant la foule, mais une
prière de Pierre le fait tomber de son haut et se fracasser les jambes, après
quoi il meurt. L’histoire rapporte que Simon, que le délire religieux devait
avoir dévasté autant que l’ambition, mourut d’une façon non moins absurde :
pour démontrer qu’il était l’égal de Jésus, il se serait fait enterrer vivant et
serait mort étouffé dans un tombeau prématuré.
Il est malaisé de s’empêcher de penser que l’épisode ci-dessus, qui évoque
une fin imaginaire de Batman après l’intervention héroïque d’un chien
croyant et doté de la parole, s’inscrit mal dans l’eschatologie chrétienne :
c’est l’Évangile selon Mickey Mouse.
*

Il s’en faudrait que ces rapides aperçus de quelques textes apocryphes


fassent justice de la diversité de la vaste et hétéroclite collection des textes
désignés sous ce nom. L’un des plus célèbres d’entre eux est celui qu’on
désigne sous le nom d’Évangile de Thomas, dont les premiers éléments furent
découverts à la fin du XIXe siècle et au début du XXe ; connus sous le nom de
papyrus d’Oxyrhinque, ils étaient en grec. En 1959, une version plus
complète fut découverte et traduite ; elle comprenait les fragments grecs. La
datation lui prêta un intérêt particulier : elle remontait au IIe siècle et, comme
les fragments grecs et le texte copte semblaient dériver tous deux d’un texte
grec originel, il était permis de supposer que cet Évangile aurait pris forme au
début du IIe siècle, sinon à la fin du Ier. Ainsi naquit l’appellation de
« Cinquième Évangile » qui reste souvent accolée à ce texte.
L’exégèse moderne a démontré que la quasi-totalité de ce recueil est
constituée de paraphrases des Synoptiques. Et « Évangile » est un terme qui
correspond mal à cette collection de cent quatorze dits de Jésus, dit logia. On
n’y trouve ni détails biographiques ni récits d’épisodes, et le miraculeux en
est donc absent. Il offrirait donc un résumé de l’enseignement de Jésus.
Même s’il est rompu au caractère énigmatique de certaines paraboles de
Jésus, le profane sera sans doute décontenancé par plusieurs de ces dits. Ainsi
de celui-ci : « Je vous choisirai, un entre mille et deux entre dix mille, et ils se
tiendront debout en étant un seul » (Log. 23).
Jésus tint-il vraiment des propos aussi énigmatiques ? On éprouve
cependant moins de distance à son égard dans ces mots simples : « Jésus a
dit : devenez passant » (Log. 42). On y retrouve, en effet, l’invitation à se
considérer comme un voyageur dans le monde, avec l’esprit de laquelle les
Évangiles canoniques nous avaient familiarisés.
On retrouve également son bon sens dans une partie du logion suivant :
« Ses disciples lui demandèrent : “La circoncision est-elle utile ?” Il leur
répondit : “Si elle était utile, leur Père les engendrerait déjà circoncis de leur
mère. C’est au contraire la vraie circoncision, celle en esprit, qui est devenue
vraiment utile” » (Log. 53).
Mais que peut donc être la « circoncision de l’esprit » ? Et pourquoi est-
elle devenue utile ? Ne l’était-elle pas auparavant ? Et quelle serait à la fin la
symbolique du prépuce dont se réclament tant de textes bibliques ?
On retrouve ailleurs et tels quels des propos déjà relevés pour leur
caractère provocateur ( 124) : « Quiconque ne hait pas son père et sa mère
ne pourra devenir mon disciple. Et quiconque ne hait pas ses frères et sœurs
et ne porte pas sa croix comme moi ne sera pas digne de moi » (Log. 55).
Or, non seulement cette exclusion cruelle, qui contredit le commandement
divin, n’est pas clarifiée, mais encore, elle est alourdie de façon
insupportable : « Jésus a dit : “Celui qui connaît son père et sa mère, on
l’appellera fils de prostituée” » (Log. 105).
Force est alors d’admettre qu’il ne viendra pas de lumière de cet Évangile-
là et que ce mot, qui signifie « bonne nouvelle », semble bien mal approprié à
ce texte. Car c’est un texte de rejet et non de rédemption : « Des jours
viendront où vous direz : “Heureux le ventre qui n’a pas conçu et les seins
qui n’ont pas allaité” » (Log. 79).
L’inspiration de ces propos énigmatiques et apparemment apocalyptiques
se clarifie quelque peu – si l’on peut dire – à la lecture du logion suivant :
« Lorsque vous ferez des deux un, et que vous ferez l’intérieur comme
l’extérieur, et l’extérieur comme l’intérieur, et le haut comme le bas, et que
vous ferez du mâle et de la femelle un seul être, de façon à ce que le mâle ne
soit plus mâle et que la femelle ne soit plus femelle, lorsque vous ferez des
yeux au lieu d’un œil, une main au lieu d’une main, un pied au lieu d’un pied,
une image au lieu d’une image, c’est alors que vous entrerez dans le
Royaume » (Log. 22).
Cette négation de la réalité terrestre et des identités reflète les thèmes du
grand courant gnostique qui déferla sur le christianisme depuis les premières
années du IIe siècle et faillit le submerger6. Elle est confirmée par cet autre
logion : « Jésus a dit : “Peut-être les hommes pensent-ils que je suis venu
jeter la paix sur le monde ; ils ne savent pas que je suis venu jeter les
divisions sur terre : feu, épée et guerre” » (Log. 16).
On y reconnaît une reprise de l’Évangile de Matthieu : « N’allez pas croire
que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la
paix, mais le glaive » (Mt., X, 34). Est-ce là le Christ consolateur qui domine
quand même l’enseignement chrétien ? Et quel pouvait être le public qui
révérait un Christ de feu et de sang ? L’histoire ne nous l’a pas encore révélé.
Elle était annoncée par l’un des logia précédents : « Jésus a dit : “J’ai jeté
un feu sur le monde, et voici, je le garde jusqu’à ce que le monde brûle” »
(Log. 10).
Dans leur formulation selon Thomas, ces mots sont encore plus troublants
que dans les canoniques : si Jésus fait partie de la Trinité et qu’il soit le Fils
de Dieu, pourquoi veut-il donc détruire ce qu’a créé le Père ? Cet apocryphe
n’est pas celui d’un Apôtre : c’est une proclamation gnostique, proche de
l’encratisme. Ces dits de Jésus rejettent la chair et exaltent la solitude et la
souffrance. Ils ont été sélectionnés dans les canoniques pour mettre en relief
l’aspect destructeur et violent de l’enseignement de Jésus déjà présent dans
les quatre Évangiles, provocateur et incompréhensible parce qu’il est en
contradiction flagrante avec le discours de rédemption.
Le soupçon naît alors que les mêmes influences gnostiques qui imprègnent
tout l’Évangile de Thomas auraient pu se glisser dans les rédactions, puis
dans les révisions des Évangiles canoniques et inspirer, par exemple, le
prologue de l’Évangile de Jean, autant que certains propos de Paul.
L’influence du « Cinquième Évangile » fut considérable, le canon de
l’Église n’ayant pas encore statué sur les Livres admissibles. C’est ainsi
qu’on en retrouve de nombreux passages dans les Stromates de Clément
d’Alexandrie (IIe-IIIe siècles), maître d’Origène. Gnostique au plein sens
de ce terme, Clément d’Alexandrie représentait le lecteur de choix de
l’Évangile de Thomas dans une époque en pleine confusion d’idées : il
soutenait que Platon avait trouvé ses idées dans les Prophètes de l’Ancien
Testament.

___________________
1. Rudolf Bultmann, Histoire de la tradition synoptique, cf. bibl., et Werner H. Kelber, The Oral and the Written Gospel, cf. bibl.
2. Montague Rhodes James, The Apocryphal New Testament, cf. bibl.
3. Ibid.
4. Hérésie datant de l’an 150, qui soutenait que le mariage était une débauche introduite par le Diable, et dont les partisans
s’abstenaient de viande d’animaux et de vin.
5. M. Rhodes James, The Apocryphal New Testament, op. cit.
6. Cf. note 17, p. 315.
NOTES

1. Le terme « Bible » ne désigne pas les mêmes ensembles de textes pour


toutes les religions et confessions.
Pour les Églises chrétiennes, l’Ancien Testament, appelé aussi Bible
hébraïque, comprend en général quatre groupes de Livres : les législatifs ou
Pentateuque (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres et Deutéronome), les
historiques (seize livres), les poétiques (sept livres), et les prophétiques (dix-
huit livres). Mais il contient aussi des textes qui ne figurent pas dans la Bible
hébraïque, dits deutérocanoniques : ce sont Baruch, Ecclésiaste ou Siracide,
Judith, Tobit, Maccabées I et II, Sagesse de Salomon et Épître de Jérémie.
Le canon catholique comporte au total quarante-six livres. Les Bibles
orthodoxes incluent en plus Esdras et d’autres livres des Maccabées.
Les Bibles arméniennes incluent les Testaments des Douze Prophètes, les
vies des Prophètes et d’autres textes non canoniques tels que Joseph et
Aséneth.
La Bible de l’Église d’Éthiopie, la plus étendue, comporte quatre-vingt-un
livres, dont plusieurs dits pseudépigraphes tels que le Livre des Jubilés,
parfois surnommé « Petite Genèse », rédigé vers l’an 100 av. J.-C., qui fut en
faveur dans les communautés esséniennes, et le premier livre d’Hénoch, qui
ne figure ni dans le canon hébraïque ni dans les canons chrétiens.
Le canon de la Bible hébraïque, adopté par les protestants, comporte trente-
neuf livres : le Pentateuque ou Torah (cinq livres) ; les Prophètes antérieurs et
postérieurs (vingt et un livres), et les Écrits (treize livres).

2. Le consensus actuel sur la question des courants peut être résumé ainsi.
Le courant le plus ancien fut le yahwiste, qui, au IXe siècle avant notre ère,
enregistra par écrit les traditions orales, jusqu’alors les seules qui
permettaient la transmission des traditions. Il faut rappeler à ce propos que le
plus ancien alphabet sémitique n’apparaît qu’au XIIIe siècle av. J.-C., et que
l’écriture courante, elle, n’apparaît qu’au IXe siècle, époque à laquelle les
caractères hébreux prennent leur forme. Il faut également rappeler qu’une très
faible minorité de gens savaient alors lire et écrire ; les textes sacrés ne
pouvaient évidemment avoir une grande diffusion : ils n’étaient connus que
par les lectures qu’en faisaient les prêtres. Les rédacteurs yahwistes étaient du
sud, Jérusalem et Judée, et leur idéologie était monarchiste ; les patriarches-
prophètes, Abraham, Jacob et Moïse, y figurent comme des médiateurs
choisis par Dieu entre Lui et les Juifs, mais l’autorité légitime est celle du
trône de David, dont le siège est Jérusalem.
Le courant élohiste, apparu au IXe siècle dans le nord, était le courant
légitimiste d’Israël proprement dit, par opposition au sud, Juda. Pour ses
partisans, la lignée légitime des rois choisis par Dieu était celle d’Éphraïm,
petit-fils de Jacob, et la capitale d’Israël était non pas Jérusalem, mais
Sichem, qui fut de fait la capitale du roi schismatique du nord, Jéroboam. Ils
ajoutèrent leurs contributions au Pentateuque selon leurs points de vue.
L’effondrement du royaume du nord, Israël, au VIIIe siècle av. J.-C., mit fin à
la rivalité entre Israël et Juda, mais s’il amenuisa les différences entre
yahwistes et élohistes, donnant même naissance à un courant secondaire, dit
jéhoviste, il ne les supprima pas.
Le courant deutéronomiste est celui qui pose le plus de problèmes aux
biblistes, parce qu’il est plus difficile de le situer dans la chronologie
historique. Il semble certain qu’il exista dès avant le VIIe siècle, comme en
témoigne le Livre de la Loi de Yahweh, découvert en 632 av. J.-C. dans les
caves du Temple, lors de la restauration de l’édifice sous le règne de Josias.
Cela aurait été une version du Deutéronome qui nous est parvenu, mais il est
difficile de fixer la date à laquelle il fut rédigé et les circonstances dans
lesquelles ses rédacteurs intervinrent dans les textes d’autres livres du
Pentateuque, dont l’Exode. En revanche, il semble certain que le
Deutéronome est celui des cinq livres qui a reçu le moins d’inclusions des
trois autres courants (celles-ci sont le seul fait de rédacteurs du courant
sacerdotal).
Contemporain du courant deutéronomiste, le courant sacerdotal diffère des
trois autres en ce qu’il présente l’établissement sacerdotal et les rites comme
les instruments fondamentaux du rachat et du salut d’Israël. Il se rapproche
cependant du courant deutéronomiste en ce qu’il vise à la préservation
d’Israël des influences extérieures et des autres religions ; celles-ci, en effet,
offraient au sentiment religieux des supports visibles, alors que le Dieu juif
est essentiellement métaphysique et qu’on n’en connaît rien, sinon les
manifestations de sa volonté.
Ce résumé ne peut évidemment rendre compte de l’ampleur de l’hypothèse
documentaire et de son importance dans la lecture du Pentateuque1. Elle seule
permet de comprendre certaines singularités du Pentateuque, telles que des
répétitions autrement incompréhensibles, par exemple celles des versets IX,
15-23 du Livre des Nombres, d’origine deutéronomique, sur la nuée divine
qui stationnait sur la Demeure.

3. Le rôle du prophète Nathan auprès de David n’est pas du tout un point de


détail, comme serait peut-être enclin à le penser un lecteur occasionnel ou
superficiel de la Bible : il est essentiel pour la compréhension des raisons
pour lesquelles tout à la fois David se vit refuser le privilège de construire le
Temple et se vit accorder une descendance perpétuelle. Le texte de II Sam.,
XII, 7 et 12-16 a ainsi fait l’objet d’études philologiques et exégétiques
approfondies dont l’ampleur et le volume surprendraient sans doute le public
ordinaire.
La réponse à la question que voilà est due à une intervention des rédacteurs
du courant deutéronomique ( note 2), qui se refusait à ce que ce fût David
qui décidât de construire pour Yahweh une demeure terrestre, une « maison
de cèdre » comme il est dit. En souverain suprême, Yahweh consentait bien à
David une longue descendance, mais lui refusait le droit de décision sur
l’érection du Temple.
Il convient également de noter que la promesse de descendance n’impliquait
pas la venue d’un Messie, mais plutôt celle d’une ère messianique,
contrairement à ce que le courant évangélique du Ier siècle visait à faire
accroire, en se réclamant de l’autorité prophétique des Écritures (cf.
B. Renaud, « La prophétie de Nathan : théologies en conflit », Revue
biblique, 1er janvier 1994).

4. L’essentiel de ces informations est tiré de The New Atlas of the Bible, de
John Rogerson (cf. bibl.).

5. Certains auteurs ont contesté cette limitation des pouvoirs du Sanhédrin.


Elle a été cependant vérifiée par de nombreux autres et est attestée par le rôle
même de Pilate dans l’histoire de Jésus : si le Sanhédrin avait eu le pouvoir
de le mettre à mort, il ne s’en serait pas privé, vu les sévices qu’il lui fit déjà
infliger quand il le convoqua : injures, gifles et coups (Mt., XXVI, 67-68). Si
le Sanhédrin a remis Jésus à Pilate, c’est parce qu’il ne pouvait pas faire
autrement.

6. Nous avons, dans l’avant-propos de ces pages, évoqué les problèmes de


traduction. Il faut savoir qu’ils ne se limitent pas, comme dans les langues
modernes, aux difficultés de trouver des équivalences de termes, mais dans le
cas des traductions de l’hébreu et grec, à des méprises qui peuvent modifier
intégralement le sens d’un texte. L’hébreu des textes religieux, en effet, est
porteur d’un système parallèle de significations par le relais de la gématrie (
note 12), émanant de la Kabbale, dite aussi Gnose hébraïque ; un mot peut y
revêtir un sens secondaire entièrement différent de son sens primaire et donc
impossible à traduire.
Ainsi dans l’épisode du jugement de Jésus par Pilate, on lit dans la version
grecque : « Pilate leur dit : voulez-vous que je relâche le roi des Juifs ? » Un
traducteur de l’hébreu en grec serait bien en peine de rendre le fait que le
nom « Pilate » et le verbe « relâcher » ont exactement la même racine : PLT.
Pilate a bien existé dans l’histoire, mais son nom même impliquerait qu’il est
la clef de la libération de Jésus. Et c’est sans doute l’incompréhension d’un
traducteur qui aura causé la bourde monumentale de la foule qui aurait
demandé qu’on relâche plutôt Barabbas, « fils du père ».
Il s’ensuit que le récit des Évangiles pourrait avoir été intégralement différent
de celui du texte hébreu originel et perdu jusqu’aujourd’hui. Ainsi la foule
semble avoir, au contraire de ce qui est dit, exigé la libération de Jésus et que
ce fut Pilate qui s’y opposa. Le lavement de mains aurait alors été fait par
Caïphe et non par Pilate.
Il y a longtemps qu’hébraïstes et hellénistes ont relevé que les textes des deux
Testaments dans la version des Septante étaient maladroits et alourdis
d’hébraïsmes qui les rendaient souvent incompréhensibles. En 1910, Jean
Psichari, gendre d’Ernest Renan (cité par Bernard Dubourg dans L’Invention
de Jésus, cf. bibl.), jugeait que de nombreux passages ne signifiaient rien en
grec.
Des symboles et des mythes se sont constitués de la sorte, tels celui du
poisson qui, aux premiers temps du christianisme, représenta le Messie. La
raison en était que Josué, « Yahweh sauve », forme archaïque du nom
« Jésus », était fils de Noûn, mot hébreu qui signifie « poisson ». Ce qui fit
proférer à saint Augustin une autre bourde monumentale, Piscis assus
Christus est, « Le Christ est du poisson frit » ( « Quelques réflexions au
sujet de L’Invention de Jésus », cf. bibl.).

7. La question des Nazaréens a suscité de nombreuses études dont nous


retiendrons les éléments suivants.
D’abord, le mot hébreu nazir, avec un zein, doit être distingué de netzer, avec
un tsadé, qui signifie « rameau » ou « surgeon », et de nosri, également avec
un tsadé, « celui observe » ou « qui veille » ; il signifie « voué à Dieu ». Des
collusions ont été faites, en effet, entre nazir et netzer, identifiant le rameau
de l’arbre de David à l’homme voué à Dieu, qui serait le Messie. Elles
équivalent à ce qu’on appellerait de nos jours des jeux de mots.
Ensuite, le nazaréat, condition du nazir, existait bien avant la venue de Jésus,
comme en témoignent les Nombres (VI, 1-21) et le passage des Juges qui
inspira, mal à propos, aux évangélistes l’idée que Joseph choisit
l’hypothétique Nazareth comme lieu de naissance de Jésus. Pline l’Ancien,
citant des rapports du général Agrippa, mort en -12, donc avant la naissance
de Jésus, parle de Nazaréens qui vivaient à Coelo-Syrie, près de l’Oronte
(Histoire naturelle, V, 81, 19). Au IVe siècle, Épiphane de Salamine confirme
qu’il existait des Nazaréens avant la venue du Christ (Panarion, hérésie 29) ;
ils parlaient araméen et avaient un évangile dont on suppose qu’il aurait
influencé celui de Matthieu ? Cet auteur, saint dans l’Église grecque,
considérait en effet les Nazaréens comme hérétiques, car ils ne
reconnaissaient pas la divinité de Jésus.
Les Juifs aussi les considéraient comme hérétiques ; Jérôme, au IVe siècle, dit
qu’ils vitupéraient les chrétiens sous le nom de Nazaréens.
Il reste à établir quels furent les rapports, avant et après la naissance de Jésus,
entre les Nazaréens, les Esséniens et les Chrétiens de Jean-Baptiste, trois
mouvements sectaires qui présentaient de nombreuses ressemblances entre
eux ( Gys-Devic, Enquête sur Nazareth, cf. bibl.).

8. Dans son étude révolutionnaire Le Champignon sacré et la Croix, (cf.


bibl.), John Allegro, spécialiste des langues orientales et l’un des premiers
déchiffreurs des Manuscrits de la mer Morte, propose la thèse que voici : les
mots que Jésus aurait prononcés sur la croix auraient été en réalité Elauia,
Elauia, limash ba(la)ganta, invocation rituelle d’une secte de Sumériens
cueilleurs et consommateurs d’un « champignon sacré », l’amanite phalloïde,
limash ba(la)ganta, hallucinogène consommé par les adeptes d’une vaste
secte religieuse à laquelle aurait appartenu Jésus.
Les études étymologiques d’Allegro ne rallient pas tous les biblistes, mais
force est d’admettre que maintes de ses analyses permettent d’élucider
certaines énigmes du Nouveau Testament et, par exemple, le surnom de
Boanergès donné aux fils de Zébédée, Jean et Jacques. Ce mot, écrit Allegro,
« ne signifie pas et ne peut pas signifier “fils du tonnerre” ». En fait, ce serait
une altération des mots sumériens pu-an-urges, qui signifie « homme
puissant (qui soutient) la voûte céleste » et qui désignerait aussi le
champignon sacré.

9. Comme pour de nombreux autres personnages du Nouveau Testament,


l’on ne dispose d’aucune preuve extrabiblique de l’existence de Jean le
Baptiste (on le surnommait aussi l’Immergeur), dont la naissance aussi aurait
été miraculeuse, et auquel les évangélistes attachent beaucoup d’importance.
Dans l’Évangile de Jean, son personnage rivalise avec celui de Jésus.
Plusieurs auteurs invoquent, pour la prouver, un passage des Antiquités
judaïques de Flavius Josèphe. Ce passage (XVIII, 5, 2) a paru cependant
assez suspect aux historiens pour être considéré comme une interpolation
tardive ; Josèphe y interrompt le récit des difficultés militaires d’Hérode
Antipas pour parler du Baptiste. Hérode venait, en effet, de répudier sa
femme, fille du roi Arétas, pour épouser Hérodiade, la femme de son frère
Philippe. Furieux, Arétas déclencha les hostilités contre Hérode et le battit ;
Hérode demanda alors de l’aide à l’empereur Tibère, qui dépêcha à son
secours Vitellius, gouverneur de Syrie. Mais entre-temps, excédé des
imprécations du Baptiste contre le quasi-inceste commis par le tétrarque,
Hérode l’aurait fait arrêter et aurait offert sa tête à la fille d’Hérodiade,
Salomé (ce qui inspira une pièce de théâtre à Oscar Wilde et un opéra à
Richard Strauss). Romanesque histoire évoquant le commentaire italien, se
non è vero, è ben trovato. On est pourtant enclin à penser qu’à ce moment-là,
Hérode avait d’autres soucis que les imprécations d’un ermite. Les moines
copistes des textes anciens avaient toute licence d’« enrichir » ou de censurer
les textes au gré de leurs supérieurs, et ils ne s’en privèrent pas.
Cela ne signifie cependant pas que le Baptiste n’ait pas existé, mais
simplement que le personnage dépeint dans les Évangiles est une fabrication.
Comme beaucoup de créations littéraires, il dérive sans doute d’un
personnage réel, lié à l’essénisme. Une observation préalable s’impose : les
Esséniens étaient encadrés par tout un appareil hiérarchique et ils ne s’en
allaient certainement pas prêchant et baptisant à tout-va dans le désert. Or, le
Baptiste est un solitaire. Ce qui indique soit qu’il a quitté volontairement
Qumrân, soit qu’il en a été chassé. Les règles d’appartenance à cette
communauté étaient très strictes, et les exclus nombreux. On a retrouvé dans
les rouleaux de Qumrân des fragments en mauvais état2 énumérant les raisons
pour lesquelles un des membres avait été chassé : « Il était rageur… Il
détournait l’esprit de la communauté et aussi mélangeait le… En outre, il
aimait ses émissions corporelles… »
Il s’agissait à l’évidence d’une exclusion qu’il fallait justifier, parce que le
condamné jouissait d’un certain prestige. Peut-être fut-ce le Baptiste. Il n’en
reste pas moins que l’association du Baptiste et de Jésus ne s’effectua pas
dans le cadre de la communauté de Qumrân, mais dans la dissidence.

10. L’essénisme ne fut pas, comme on tend à le croire trop souvent, une secte
unifiée. Au IIe siècle av. J.-C., un prêtre, dont le nom est tenu secret et dont
l’existence fut révélée par les manuscrits de Qumrân, fonda une faction
dissidente. Connu sous le surnom de Maître de Justice, il fut exécuté et peut-
être crucifié sous le règne de Hyrcan II, d’où les hypothèses selon lesquelles
Jésus se serait identifié à un nouveau Maître de Justice. Les partisans du
premier s’étaient exilés à Damas, où leurs croyances furent influencées par le
gnosticisme hellénistique. On sait, d’après le Document de Damas, retrouvé
au XIXe siècle, que cette secte était fondée sur la conviction que l’Alliance
était tombée en désuétude et qu’il fallait en proclamer une nouvelle.
Cet élément et d’autres points de leur argumentation préfigurent à maints
égards l’action et l’enseignement de Jésus.
Il reste à observer que des Esséniens étaient restés en Palestine et que la secte
y prospérait. En l’état actuel des recherches et traductions, il n’est pas
possible de savoir si Jésus appartenait à la secte dissidente de Damas ou bien
à celle qui était restée en Palestine.

11. L’appellation de « Chrétiens de Jean-Baptiste » date de la découverte de


leur existence, à la fin du XVIe siècle, et elle fut inspirée par leur révérence
pour le Baptiste, leurs ablutions totales dans l’eau courante et le fait qu’ils ne
s’habillaient que de blanc, deux points de similitude avec les Esséniens.
Communément identifiés aux Sabéens, autre secte, en raison de la grande
ressemblance entre leurs croyances et leurs rites, ils partageaient avec eux les
mêmes territoires, principalement la Mésopotamie et le Moyen-Orient. Leur
nom de « chrétiens » est impropre, étant donné leur hostilité à l’Église
primitive et, après le Concile de Nicée (A.D. 325), à Jésus Christ, dont ils ne
reconnaissaient pas la nature divine : ils l’appellent Anoush et leur littérature
remplace le mot « Messie » par « Le Byzantin ». Dans leur livre le plus
important, la Ginza de la Main droite, il est dit que le vrai Messie, Anoush
Outra, n’avait pas besoin d’être baptisé, alors qu’Anoush dut demander le
baptême à Jean le Baptiste.
12. Les indications numériques dans les deux testaments doivent le plus
souvent être déchiffrées à l’aide de la gématrie, qu’on désignerait
communément par numérologie. Ainsi, chaque nombre constitue un symbole
et, de manière ici simplifiée, on dira que le un, ah’at, représente l’unité, le
deux, shtayim, la différence, le trois, shalosh, le déroulement et la tradition, le
quatre, arba’a, l’équilibre dynamique, le cinq, khamesh, l’union parfaite, le
corps humain, mais aussi la menace de rupture. Les multiples de ces nombres
ont des significations différentes selon le multiplicateur. Enfin, chaque lettre
de l’alphabet possède également un sens parallèle, variable en fonction du
contexte.
La gématrie permet d’éclairer certains points obscurs ou douteux des
testaments. Ainsi des « trente deniers » que Judas reçut pour sa trahison : le
nom « Judas » s’écrit en hébreu IHWDH ; en additionnant la valeur
numérique de chaque lettre on obtient 10 + 5 + 6 + 4 + 5 = 30. La trahison
était donc incluse dans son nom.
Mais on découvre aussi des coïncidences plus troublantes. Ainsi, le nom de
l’ange Gabriel, « Dieu fort », s’écrit en hébreu GBRY’L et sa valeur
gématrique est 3 + 2 + 20 + 10 + 1 + 12 = 48.
Le nom de Joseph, lui, s’écrit YWSP et sa valeur gématrique est 10 + 6 + 15
+ 17 = 48.
La gématrie est l’une des trois disciplines linguistiques de la Kabbale, les
deux autres étant la notarique, qui est un codage des initiales, médiales et
finales de plusieurs mots pour en créer un autre, et la themoura, qui est un
procédé de substitution des lettres3.

13. Outre les nombreuses hypothèses sur ce mystérieux disciple, un homme


au moins en revendiqua l’identité : Clément de Rome, saint Clément, supposé
avoir été évêque de Rome, donc pape, de 88 à 97 ou 92-101, deuxième
successeur de saint Pierre, entre Évariste et Anaclet. Dans une de ses lettres,
censées demeurer secrètes, « parce qu’elles contiennent des choses
mystiques », il écrit, en effet, « j’étais l’un des douze » et « il m’aimait plus
que les autres ». Il avance que ce ne fut pas Pierre qui lui demanda de
s’informer sur l’identité du traître à la dernière Cène, mais que ce fut lui-
même qui en prit l’initiative. Et ce ne fut pas non plus à Pierre que Jésus
prédit qu’il le renierait trois fois avant l’aube, mais à lui4. Audacieuses
affirmations.
La question des dates se pose alors. Selon la tradition officielle, Clément
serait né en 30, et il aurait donc eu entre un et trois ans lors de la crucifixion –
dont la date reste incertaine –, ce qui rejetterait ses allégations parmi les
impostures ou les délires séniles. Mais pour certains auteurs, la tradition n’est
pas toujours fiable, et peut-être fut-elle destinée à rajeunir un pape
décidément bien âgé. Clément aurait pu être né en 15 et il aurait alors pu être
« le disciple que Jésus aimait ». Mais quel aurait été son nom d’origine,
puisque ce ne pouvait être Clément ? Il ne le dit pas. Et pourquoi les autres
apôtres ne l’identifièrent-ils pas sous son vrai nom ? Pourquoi enfin, s’il avait
vraiment été celui qu’il disait, Paul ne le salue-t-il pas dans la longue liste de
familiers et de parents cités à la fin de l’Épître aux Romains et demeurant à
Rome en 60 ? En tant que favori de Jésus, il aurait dû y bénéficier d’un
prestige exceptionnel, et Paul ne l’aurait pas ignoré.
Ténébreuse affaire qui ne contribue pas à clarifier les Évangiles.

14. Le personnage de Simon de Cyrène a inspiré un mythe de proportions


oubliées au XXIe siècle, mais dont les répercussions furent considérables,
jusqu’au XIXe siècle. Une hypothèse avait pris forme, selon laquelle Simon de
Cyrène avait été crucifié à la place de Jésus. Le thème de Jésus succombant
sous le poids de la croix et remplacé par Simon s’étant fixé dans les
imaginations comme « évidence historique », certains supposèrent que les
soldats romains, voyant Simon porter le patibulum, l’avaient conduit au
supplice après l’avoir réquisitionné. En effet, la loi romaine stipulait que le
condamné devait porter le patibulum jusqu’au lieu du supplice, et puisque
cela aurait été Simon qui le portait, il aurait été crucifié. Outre que cette
invention annulait entièrement tous les récits de la crucifixion, ainsi que celui
de la résurrection, ses auteurs et partisans sous-estimaient vraiment
l’intelligence des soldats romains autant que la vraisemblance. Ces soldats
n’avaient aucun pouvoir pour réquisitionner un badaud et lui faire supporter
une partie de la peine d’un condamné.
Cette fable serait morte d’inanition, n’était que les deux fils de Simon,
Alexandre et Rufus, d’ailleurs cités dans l’Évangile de Marc (Mc, XV, 21) la
perpétuèrent, sans nul doute pour exalter leurs personnages.

15. Les anomalies et discordances des récits de la Crucifixion ont donné


corps à une hypothèse selon laquelle ceux-ci pourraient avoir été rédigés sur
le modèle de la crucifixion du personnage essénien nommé Maître de Justice,
dont on suppose également qu’il aurait inspiré Jésus.
Cette hypothèse se fonde sur des bases linguistiques : les études d’un
hébraïste réputé, Jean Carmignac, attaché à la traduction des rouleaux
esséniens de Qumrân, indiquent que les Évangiles de Matthieu et de Marc,
dont on avait pensé que la version la plus ancienne était en grec, ont en fait
été rédigés en hébreu (l’Évangile de Luc dériverait d’un texte grec,
l’Evangelion, aujourd’hui perdu et dont on ne dispose que de fragments). La
conclusion de Carmignac est que l’hébreu de Matthieu et Marc est identique
à celui des rouleaux de Qumrân. Il en ressortirait que ce seraient des
Esséniens qui auraient rédigé la version originelle dont dérivent ces deux
Synoptiques, version que la recherche allemande avait désignée sous le nom
de source Q, pour Quelle, « source », aujourd’hui perdue. Les anomalies
signalées se seraient infiltrées dans les textes lors de la transcription en grec.
Ce n’est qu’une hypothèse, mais le caractère identique de l’hébreu originel
des Synoptiques et des manuscrits esséniens démontre déjà l’intérêt que les
milieux esséniens portaient à Jésus. Elle prendrait un poids décisif s’il était
démontré que le Maître de Justice fut bien crucifié (cf. Jean Carmignac, La
Naissance des évangiles synoptiques, cf. bibl.).

16. Clément d’Alexandrie recommandait à son correspondant Théodore


d’exclure la possibilité que Jésus et Lazare se soient retrouvés « nu à nu », ce
qui indique que Théodore avait entendu formuler des allégations
tendancieuses.
Celles-ci s’expliquent partiellement par certaines particularités du
recrutement chez les Esséniens ; les instructeurs qui en étaient chargés se
fondaient sur des croyances astrologiques pour évaluer les recrues non
seulement du point de vue spirituel, mais également physique. Ainsi, un sujet
d’élection né sous le signe du Taureau devait avoir le corps imberbe, les
cuisses longues et minces et les orteils étroits et longs ; un candidat aux
cuisses épaisses et poilues et aux orteils courts et gros était donc défavorisé.
On retrouverait d’ailleurs plus tard des croyances similaires dans des sectes
hérétiques telles que les Priscillanistes et les Origénistes.
Comparable à l’examen d’aptitude des armées modernes, celui des Esséniens
exigeait que le candidat fût nu, afin de vérifier qu’il était aussi exempt de
malformations sexuelles. La proportion du bien au mal était notée de 6 à 3 si
l’aspect de la recrue était satisfaisant. Il s’ensuivit sans doute que la
communauté se distinguait entre autres traits par la qualité esthétique de ses
adeptes5.
Associées aux ablutions, où les recrues étaient évidemment nues, et au fait
qu’en principe la communauté n’accueillait pas les femmes, ces exigences ne
manquèrent pas de susciter des rumeurs d’homosexualité. Un tel intérêt pour
le corps surprendrait dans une communauté professant que la chair était
méprisable et que seul comptait l’esprit, mais il s’explique par la conviction
qu’une âme élevée ne pouvait séjourner dans un corps grossier. Cette notion
surprendrait à son tour dans le contexte culturel juif, auquel elle était
entièrement étrangère ; mais elle se comprend à la lumière des théories
pythagoriciennes selon lesquelles la nature a placé les âmes dans les corps en
fonction des tâches qui leur seront dévolues. Or, certains auteurs ont indiqué
les raisons de penser que les Esséniens subirent des influences
hellénistiques6, peut-être par le relais de l’Égypte et surtout d’Alexandrie, où
prospérait une école néo-pythagoricienne.

17. Le gnosticisme est un mouvement religieux mystique qui se développa


dans les premières années du IIe siècle et atteignit son apogée vers la fin du
IIIe siècle. Sa connaissance, fût-elle très résumée comme c’est ici le cas, est
essentielle à la compréhension de l’histoire du christianisme et peut-être aussi
de ces pages. Son influence fut considérable et rivalisa avec celle des Églises
primitives, mais elle décrut au IVe siècle. Alors lui succéda le manichéisme,
que l’Église de Rome était bien plus à même de mettre en échec, comme
plusieurs autres hérésies.
Le mot « gnosticisme » peut induire en erreur du fait qu’il dérive du grec
gnosis, connaissance ; il donnerait ainsi à croire que c’était un courant
exaltant les capacités intellectuelles. En fait, c’était l’inverse, la gnose en
question étant identifiée à une révélation de la nature de l’univers,
comparable à maints égards à la foi irraisonnée, spontanée et aveugle, la
« folie » que Paul réclamait aux Corinthiens ( 192).
L’une des idées maîtresses du gnosticisme était que le monde est partagé
entre la matière terrestre, siège du Mal, et le monde spirituel, céleste, siège du
Bien. Pour les Gnostiques, l’âme était capable de traverser les enfers
matériels et de s’élever vers le ciel, puis de redescendre sur terre, à la
condition qu’elle fût détachée de ce monde. D’où les exhortations au
renoncement au monde qui émaillent le Nouveau Testament et de nombreux
apocryphes.
À son origine, les similitudes entre le gnosticisme et le christianisme auraient
laissé prévoir une fusion entre eux – d’ailleurs, le christianisme influença
aussi le gnosticisme. Mais le désaccord naquit sur la question de la
Rédemption, qui n’était pour les Gnostiques qu’une perspective
hypothétique, alors que pour les chrétiens le Rédempteur était déjà venu. Dès
lors, les positions se durcirent et lorsque l’un des tenants du gnosticisme,
Marcion, alla à Rome vers 140 défendre l’idée que le Dieu de l’Ancien
Testament était un Dieu de Justice et que celui du Nouveau Testament était
un Dieu d’Amour, donc un Dieu mauvais, car l’Amour était enraciné dans la
matière, il fut excommunié. Une longue querelle éclata et les catholiques
brûlèrent une grande partie des textes gnostiques largement diffusés dans la
chrétienté.
Il était bien moins aisé cependant d’expurger les textes chrétiens des traces
gnostiques, et c’est ainsi qu’on retrouve dans les Épîtres de Paul, par
exemple, des textes proches, sinon empreints de l’hérésie.

18. La question de l’âge de Jésus pendant son ministère évoque évidemment


celle de son apparence physique. Question qui ne peut susciter qu’un débat
stérile, vu le poids de la tradition iconographique qui, sur des bases
quasiment inexistantes, a multiplié des représentations plus ou moins
stéréotypées d’un homme à la trentaine, fort éloigné au demeurant des types
sémitiques, sans parler de l’imagerie délirante de l’époque nazie, où le natif
de Giscala, sur le lac de Tibériade, avait été transformé en dieu nordique,
blond aux yeux bleus.
Il faut rappeler qu’une des sources principales de ces représentations était un
texte apocryphe, la Lettre de Lentulus, représentant présumé de Rome en
Judée au temps de Tibère et prétendant avoir rencontré Jésus, « que ses
disciples appellent le Fils de Dieu ». Il le décrivait ainsi : « Un homme de
taille moyenne et avenant, avec une attitude réservée, et que ceux qui le
regardaient pouvaient aimer et craindre ; ses cheveux étaient de la couleur
d’une noisette non mûre et lisse, tombant presque à ses oreilles, et retombant
sur ses épaules en boucles plus sombres et plus luisantes, partagés en une raie
centrale à la façon des Nazaréens ; le front [était] lisse et très calme, et
le visage sans rides ni taches qu’un teint modérément vif rendait beau ; aucun
défaut ne pouvait être trouvé dans le nez ni la bouche ; la barbe était fournie,
de la couleur de ses cheveux, pas longue, mais un peu relevée au menton ;
l’expression était simple et mûre, les yeux gris étaient perçants et clairs7. »
Nous épargnerons au lecteur la suite de ce portrait visiblement rédigé en
présence d’une peinture correspondante. Il s’agit, en effet, d’un faux réalisé
en Italie au XIIIe siècle (et dont nous regrettons incidemment qu’il ne soit pas
mentionné dans l’édition française des Écrits apocryphes chrétiens). La taille
de Jésus était donnée comme de quinze paumes et demie ; la paume étant une
subdivision de la coudée égyptienne et cinq paumes valant une coudée, soit
52,30 centimètres, cela aurait signifié que Jésus mesurait environ 1,56 mètre.
L’imaginaire Lentulus avait-il donc disposé d’une toise militaire pour être
aussi précis ?
Un autre apocryphe, bien plus ancien, les Actes de Jean, qui date du IIe siècle,
offre une description indirecte de Jésus, tel qu’il apparut dans une vision de
l’Apôtre : « un homme de petite taille » (Act. Jn, 90). Enfin, la version de La
Guerre des Juifs de Flavius Josèphe en slavon décrit également Jésus comme
un homme d’un certain âge, au teint sombre, et voûté.

19. Réchappé de la mort, en butte à la double menace du pouvoir romain et


du Sanhédrin, Jésus ne pouvait ignorer qu’il ne connaîtrait plus de sécurité
dans les provinces romaines de Palestine. Il serait donc parti vers l’est. Cette
hypothèse se fonde sur le récit d’une rencontre entre le roi d’un État
septentrional de l’Inde, Shalivahân, rapportée par les Bhavishya
Mahapurana, chroniques historiques en sanscrit ; ce roi régna de l’an 39 à
l’an 50. Peut-être Jésus se rendit-il en Inde avec Thomas. Le sujet n’entrant
pas dans le cadre de ces pages, je me permets de renvoyer le lecteur aux notes
de mon ouvrage Jésus de Srinagar (Robert Laffont, 1996).

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1. Cf. Les Cinq Livres secrets dans la Bible, de l’auteur, identification des quatre courants dans le texte complet du Pentateuque.
2. N° IV Q 177, c’est-à-dire découvert dans la grotte IV de Qumrân. Cf. Max Campserveux, EPHE, « Méditation sur les
Esséniens exclus », cf. bibl.
3. Cf. Albert Soued, Les Symboles dans la Bible ; Bernard Dubourg, L’Invention de Jésus, t. I et II, cf. bibl.
4. Cf. André Wautier, « Le disciple que Jésus aimait », cf. bibl.
5. Cf. John Allegro, The Dead Sea Scrolls : A Reappraisal, cf. bibl.
6. Ibid.
7. Rhodes James, The Apocryphal New Testament, op. cit. Traduction de l’auteur.
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