Vous êtes sur la page 1sur 21

Réseaux

La théorie des conventions chez les économistes


Alain Rallet

Citer ce document / Cite this document :

Rallet Alain. La théorie des conventions chez les économistes. In: Réseaux, volume 11, n°62, 1993. Les conventions. pp. 43-
61;

doi : https://doi.org/10.3406/reso.1993.2573

https://www.persee.fr/doc/reso_0751-7971_1993_num_11_62_2573

Fichier pdf généré le 11/04/2018


Abstract
This article examines the contribution of the economy of conventions to economic analysis. It is part of
current research on economic agents' modes of coordination, based on a critique of standard
neoclassical theory. Throughout this research, the main aim of conventions economy is to establish an
individual and collective dialectic within coordination mechanisms. In so doing, it makes theoretical
propositions on the nature of individuals and communities, as well as on the procedure of going from
one to the other. The argument defended in this article is that such a research programme is
incompatible with the postulate of methodological individualism from which the conventionalists claim
to draw their inspiration. But it is not compatible with holism either. It thus implies questioning that
which, ultimately, is the basis for opposition between individualism and holism, i.e. the division of work
between the social sciences at the end of the last century. It is therefore not clear how conventions
economy could renew economic analysis without challenging its foundations.

Résumé
L'article examine l'apport de l'économie des conventions à l'analyse économique. Il le situe dans le
champ des recherches actuellement menées sur les modes de coordination des agents économiques
à partir d'une critique de la théorie néoclassique standard. Parmi l'ensemble de ces recherches,
l'intérêt principal de l'économie des conventions est de tenter d'établir une dialectique de l'individuel et
du collectif au coeur des mécanismes de coordination. Ce faisant, l'économie des conventions fait des
propositions théoriques sur la nature de l'individuel et du collectif ainsi que sur la procédure de
passage de l'un à l'autre. La thèse défendue dans l'article est qu'un tel programme de recherches est
incompatible avec le postulat d'individualisme méthodologique dont se réclament les
conventionnalistes. Il n'est d'ailleurs pas non plus compatible avec le holisme. Il implique ainsi de
remettre en cause ce qui, ultimement, fonde l'opposition entre individualisme et holisme, à savoir la
division du travail entre les sciences sociales opérée à la fin du siècle dernier. On ne voit donc pas
comment l'économie des conventions pourrait renouveler l'analyse économique sans en remettre en
cause les fondements.
LA THEORIE DES CONVENTIONS

CHEZ LES ECONOMISTES

Alain RALLET

Réseaux n° 62 С NET - 1993

43 —
— 44
- si l'on part de la théorie économique
orthodoxe, « l'économie des conventions,
c'est la poursuite du programme de
recherches traditionnel de l'individualisme
méthodologique en économie (à savoir la
question de la coordination des activités
économiques) mais avec une hypothèse de
rationalité limitée » ;
- si l'on part des autres sciences
sociales, « l'économie des conventions, c'est
la poursuite du programme de recherches
traditionnel de la philosophie politique ou
de la sociologie fondamentale (à savoir la
question de la coopération entre des sujets
doués de raison) mais avec un accent sur la
"compréhension" des actions, des textes et
des objets, en accord avec le "tournant
interprétatif" des sciences sociales ».
Comme le souligne O. Favereau, ces
approches sont complémentaires tant leurs
La théorie des conventions chez les conclusions et hypothèses respectives se
économistes se réfère à un courant renvoient mutuellement. Leur
d'analyse qui s'est présenté comme tel dans un complémentarité crée un champ de recherches à
numéro spécial de la Revue Economique l'intersection de l'économie et des sciences
en 1989. Ce numéro, intitulé « sociales dont la vocation serait d'occuper
L'Economie des conventions », venait tout à la fois une place axiale. Il sera ici principalement
prolonger des recherches antérieures question de la première entrée, i. e. la
menées autour du thème des conventions (1) place et l'impact de la théorie des
et afficher un programme commun de conventions dans le champ de l'analyse
recherches. Depuis lors, ce programme a fait économique.
l'objet de colloques (2) et de séminaires A cet égard, l'économie des
qui ont étendu la sphère d'influence et conventions inspire de l'intérêt et de la perplexité.
ď interlocution du courant. De l'intérêt pour la tentative de
Le courant entretient lui-même une renouveler l'approche économique et, en
certaine équivoque quant à sa nature. Les particulier, de réinvestir des phénomènes et des
termes utilisés inclinent en effet à penser comportements non ou mal pris en compte
qu'il y aurait une « analyse économique » par la théorie orthodoxe (néoclassique).
des conventions ou une « économie » des On peut ainsi présenter « l'économie des
conventions alors que le programme de conventions » comme la tentative
recherches questionne explicitement la d'introduire des considérations réputées d'ordre
séparation de l'économie et des autres sciences sociologique dans le champ de l'analyse
sociales non pour épouser la vulgate de économique. Ce faisant, « l'économie des
l'interdisciplinarité mais pour établir les conventions » se situe dans le camp des
conventions dans leur complexité propre. économistes décidés à revenir sur la
Convenons du moins avec O. Favereau coupure opérée à la fin du XDCe entre
(3), qu'il y a deux entrées possibles dans le économie et sociologie. Cette coupure accoucha
programme de recherches annoncé par le en économie d'un formidable outil
numéro de la Revue Economique : intellectuel, la théorie de l'équilibre général,

(1) Cf. notamment SALAIS et THÉVENOT, 1986.


(2) Colloque CREA, Ecole Polytechnique, Paris, 27-28 mars 1991, à paraître dans ORLÉAN, 1993.
(3) FAVEREAU,1993.

45
dont l'apogée se situe dans les années 60 quelles que soient par ailleurs les critiques
avec le modèle Arrow-Debreu. Cette qu'on peut lui adresser.
théorie avait un triple avantage. Sur le plan L'économie des conventions nourrit par
logique, elle fournissait une démonstration ailleurs un certain sentiment de perplexité
de la mise en cohérence de décisions chez les économistes.
économiques décentralisées par le seul jeu de Bien que les grandes lignes de son
marchés concurrentiels « purs et parfaits ». programme de recherches soient clairement
Sur le plan formel, un appareillage identifiables, les auteurs et les analyses
mathématique élaboré en garantissait la présentées sont d'une grande diversité. A
cohérence formelle tout en lui prêtant un critère tel point qu'il est fréquent d'entendre les
de scientificité expurgé de tout économistes s'interroger sur la pertinence
jugement de valeur (renvoyé à la sociologie). de ce courant faute de percevoir, sous la
Sur le plan idéologique, elle fournissait diversité des contributions, la nature de
(ou plus exactement était censée fournir) l'apport théorique. Cette impression est
un fondement théorique au libéralisme renforcée par la part importante de la
économique. littérature conventionnaliste consacrée à
Cette construction fut certes ébranlée l'interprétation critique de la théorie
par le keynésianisme et le marxisme. Mais économique orthodoxe (4) ou à la réécriture
le keynésianisme finit par être peu ou prou dans un langage conventionnaliste de
phagocyté par la fameuse synthèse thèses développées antérieurement par
néoclassique tandis que l'extériorité radicale d'autres auteurs (5).
du marxisme ne fit que renforcer la De là à traiter l'économie des
vocation totalisante et fermée sur elle-même de conventions comme un habile et efficace
la théorie de l'équilibre général. En vérité, positionnement marketing au sein de la profession,
confirmant l'adage selon lequel il n'est de il n'y a qu'un pas d'autant plus facile à
pire ennemi que soi-même, cette théorie franchir qu'il permet de se soustraire à
est surtout battue en brèche depuis que les l'examen des questions posées et des
deux grandes constructions alternatives, le réponses proposées. Telle n'est pas la
keynésianisme et le marxisme, ont position ici défendue. Certes, l'économie des
chacune à leur manière, pour l'heure, rendu conventions résulte pour une large part
les armes. Les grands postulats de base de d'un affichage institutionnel, d'un « faire
la théorie de l'équilibre général sont école » ou, pour reprendre le calembour de
aujourd'hui remis en cause, donnant lieu à de Lacan, d'un « effet de colle ». Mais,
multiples voies de recherche et courants primo, un tel affichage est nécessaire pour
qui se différencient par la plus ou moins se produire et se faire entendre sur la scène
grande distance prise à l'égard de ce qui académique. Secundo, cette école
reste la théorie canonique. La concentre une tension conceptuelle qui
caractéristique commune de l'ensemble de ces mérite d'être prise en compte pour son
tentatives est d'avoir à repenser le lien social contenu propre d'abord et parce qu'elle
autrement que sous la forme désincarnée participe ensuite de la nécessité éprouvée
d'un système de prix s'imposant à des en cette fin de siècle d'avoir à occuper le
agents uniformes sans dimension propre. vide théorique ouvert par l'épuisement des
« L'économie des conventions » est une de grandes constructions intellectuelles
ces tentatives. Elle mérite tout notre intérêt héritées du siècle précédent. Au demeurant, le

(4) FAVEREAU,1989.
(5) KEYNES interprété par ORLÉAN, 1989, et SALAIS, 1989, MARX par SALAIS, 1989, et POULAIN, 1992,
les théories institutionnalistes par FAVEREAUet THÉVENOT, 1991...
La thèse de POULAIN est que la notion de convention permet d'envisager sous un nouvel angle les problèmes de
l'égalisation des taux de profit et du fondement de la hiérarchie des salaires chez MARX. Indépendamment de la
valeur de ses arguments, l'article laisse au lecteur une impression, involontaire sans nul doute, d'un « Marx sauvé
par les conventions » qui témoigne de la nécessité de conserver le sens des proportions lorsqu'on souhaite
interpréter la pensée élaborée et complexe de grands auteurs à l'aide d'une grille qui offre certes des clés et des
commodités mais qui est encore floue.

— 46
courant de l'économie des conventions sienne du déséquilibre, théorie régulation-
n'est pas dupe de ses insuffisances : il se niste, théorie marxiste...) sans compter
présente davantage comme un chantier ceux qui se situent aux frontières de
ouvert, un programme de recherches qu'une diverses disciplines. Le colloque de 1991
alternative théorique constituée. étend encore plus la palette puisqu'on y
Ces critiques étant écartées, de compte des auteurs comme M. Aglietta,
légitimes interrogations subsistent sur l'objet M. Aoki, R. Boyer, P. David, J. Lesourne,
et les propositions théoriques. C'est ce C. Midler, J.-P. Ponssard, B. Waliser...
qu'il faut examiner. L'ensemble de ces économistes partage
L'économie des conventions se trouve une communauté de vues : aucun d'eux ne
au cœur de deux grandes questions de se satisfait de la théorie néoclassique ni
l'analyse économique aujourd'hui : le même de ses amendements critiques. Cela
rapport de l'individuel et du collectif, d'une signifie qu'il faut assumer, à des degrés
part, et la question du temps, d'autre part. divers selon les auteurs, la nécessité d'une
Ces deux grandes questions imposent à rupture paradigmatique avec la
l'économie des conventions de clarifier ses configuration néoclassique. L'effet de coagulation
rapports aux autres courants de l'analyse que provoque, au sein de l'analyse
économique. La première pose surtout le économique, une telle convergence nourrit
problème de ses rapports à la théorie d'évidentes sympathies mais n'assure pas
standard et à sa version élargie. Le débat sur nécessairement une forte unité théorique.
l'individualisme méthodologique en C'est la raison pour laquelle il importe de
constitue le noyau théorique. La seconde distinguer, au milieu de la nébuleuse
pose davantage le problème de ses hétérodoxe, la singularité du propos théorique
rapports à d'autres théories concurrentes, la tenu par les conventionnalistes.
théorie évolutionniste et la théorie de la Quel est d'abord son objet ?
régulation. La dynamique et le rôle de
l'histoire en sont les axes théoriques essentiels. L'objet
Les deux questions sont évidemment
liées. L'article ne développe que la L'économie des conventions traite
première. L'examen de celle-ci est en effet un d'une question qui est, depuis A. Smith,
préalable à celui de la seconde que nous une des questions centrales de l'économie
réservons pour un travail ultérieur. politique et qui, depuis la fin du siècle
Nous commencerons par situer l'objet dernier, est devenue sa question constitutive :
théorique qui, au sein de l'analyse quels sont les mécanismes de coordination
économique, occupe l'économie des par lesquels les agents économiques
conventions. Nous examinerons ensuite ses ajustent leurs décisions dans le cadre d'une
propositions théoriques. Nous conclurons en économie décentralisée (i. e. non régulée
nous interrogeant sur le statut de ex ante par une autorité centrale) ?
l'économie des conventions : prolongement La théorie néoclassique (ou théorie
critique de la théorie orthodoxe ou théorie standard [TS] selon l'appellation d'O. Fa-
alternative ? vereau) traite cette question sur la base de
deux postulats fondateurs :
L'OBJET THÉORIQUE DE - le marché est introduit comme la
L'ÉCONOMIE DES CONVENTIONS forme exclusive de coordination des
agents à travers un système de prix qui
Qu'est-ce que l'économie des équilibre simultanément l'ensemble des
conventions ? Première difficulté : le numéro marchés et assure un optimum parétien à
programmatique de la Revue Economique partir d'une distribution donnée des
regroupe des économistes d'origine ressources entre les agents (6) ;
théorique diverse (théorie post-keyné- - l'agent économique est tout entier in-

(6) A l'optimum la satisfaction d'un agent ne peut être améliorée sans que soit diminuée la satisfaction d'au
moins un autre agent.

47 —
carné dans une raison calculatrice économique. Il s'agit de comprendre
(maximisation sous contrainte d'un objectif). Il comment les agents économiques coordonnent
n'y a de sujet que à1 homo oeconomicus. leurs actions au-delà même des formes de
Ces deux postulats en lesquels K. coordination marchandes stricto sensu (au
Arrow (7) concentre l'essence de la théorie sens du marché néoclassique). Cela
néoclassique n'arrivent au résultat désiré implique :
(la démonstration d'un équilibre général - d'analyser la manière dont les
qui soit solution optimale du problème de marchés (au sens large d'interactions d'offres
coordination des décisions des agents) que et de demandes régulées par un mécanisme
sous des conditions très fortes portant sur : de prix) sont organisés pour pouvoir
- la nature des marchés conçus sur le fonctionner et
modèle des Bourses de valeurs régies par - d'analyser les interactions non
un commissaire-priseur ; marchandes qui structurent les organisations et
- la rationalité économique dite « leur permettent d'affronter les situations
substantielle » dans la mesure où la décision de marché.
ne dépend pas de la procédure qui y a L'objectif n'est pas tant d'ajouter un
conduit ou encore « illimitée » car l'agent nouvel objet - l'organisation - qui serait
dispose à tout moment des informations et l'envers symétrique du marché
de la capacité de calcul nécessaires à la (néoclassique) que de proposer une matrice
sélection de la décision optimale (pas théorique générale des mécanismes de
d'asymétrie d'information, pas d'incertitude coordination incluant le marchand et le non-
non probabilisable...) ; marchand, les prix et les règles, selon des
- l'environnement : le cadre pondérations qui spécifient les formes
institutionnel nécessaire au fonctionnement de organisées de ces mécanismes. Ainsi peut-on
l'économie décrite est exogénéisé et supposé décrire un continuum allant de la
exister. coordination par les prix (marché) à la coordination
La plupart des formes de coordination par le principe d'autorité (organisation) en
ne relèvent pas à l'évidence de ce modèle passant par des formes intermédiaires de
standard. D'une part, les marchés existants coordination que la littérature énonce sous
sont très fortement organisés par des règles les appellations variées de réseau,
impliquant l'intervention d'institutions. coopération, alliance...
D'autre part, ils mettent aux prises des
agents qui ne sont pas des sujets atomisés Les enjeux
mais des organisations, i. e. des entités
économiques qui procèdent en leur sein à Un premier enjeu de l'analyse est
des allocations de ressources non régies d'ordre microéconomique. L'objectif est à
par un système de prix. D'où le cri ingénu ce niveau de fonder l'existence des formes
poussé dès 1937 par R. Coase : mais organisées de l'activité économique et
pourquoi y a-t-il donc des organisations si d'en traiter les problèmes (émergence et
l'ensemble de l'économie peut être décrit efficacité relative des différentes formes
comme un système de marchés de coordination, modes d'évolution
interdépendants équilibrés par un vecteur de prix qui dynamique, relations entre la participation des
assure, de manière optimale, la agents à l'organisation et leur
compatibilité des décisions d'agents atomisés ? rémunération.. ). « Organisation » est ici pris dans
R. Coase (8) déplore que sa question un sens extensif : le caractère « organisé »
n'ait pas davantage déstabilisé la théorie des relations économiques apparaît dès
standard mais elle a fini par faire son que les transactions dépassent le cadre du
chemin au point de devenir depuis vingt ans « bargaining contract » (contrat marchand
une des questions majeures de l'analyse ponctuel). Mais l'enjeu est aussi d'ordre

(7) ARROW, 1974.


(8) COASE, 1988.

— 48
macroéconomique. Il s'agit d'expliquer les tionnelle » dont l'étude s'avère un des
dysfonctionnements macroéconomiques objets principaux de cette théorie) (10).
(le plus important étant le chômage) qui L'appellation de « théories des contrats » est
apparaissent comme des effets de toutefois grosse d'ambiguïtés. Elle est
composition inintentionnels de comportements juste si l'on fait de la notion de
individuels. Keynes avait déjà souligné la « contrats » l'emblème d'un objet de
non-transitivité des niveaux micro et recherche générique : l'étude des formes de
macroéconomiques, la meilleure illustration coordination entre agents. Mais la notion
étant le paradoxe de l'épargne (signe de contrat est sévèrement connotée : elle
d'enrichissement individuel mais facteur est la marque dans le champ de l'analyse
dépressif quant à la formation de la demande économique d'une vision particulière du
globale). Mais sa macroéconomie corps social, la vision contractualiste
manquait de fondements microéconomiques : dominante aux Etats-Unis (11). Le
de nombreux phénomènes regroupement des recherches sur les mécanismes de
macroéconomiques sont chez lui fondés sur des lois coordination sous le nom de « théories des
générales de comportement (loi contrats » court ainsi deux risques : celui
psychologique fondamentale, illusion monétaire, d'étendre indûment la notion au point de
rigidité du salaire nominal...) qu'on ne peut lui retirer toute signification, celui
a priori déduire de comportements d'homogénéiser faussement un champ de
microéconomiques. Introduire des formes de recherches qui est traversé d'hypothèses
coordination microéconomiques qui hétérogènes sur la formation des rapports
échappent au cadre réducteur du marché sociaux.
néoclassique standard permet de fonder Quoi qu'il en soit, qu'apporte la théorie
l'existence de dysfonctionnements des conventions au regard du programme
macroéconomiques. de recherche des économistes dont nous
On voit donc qu'une approche générale venons de tracer les grandes lignes ?
des mécanismes de coordination est
aujourd'hui au centre de l'analyse LES PROPOSITIONS THÉORIQUES
économique. Un tel projet parcourt en effet de
nombreux courants de l'analyse La manière dont l'économie des
économique. E. Brousseau (9) souligne avec conventions affronte l'analyse des
raison ce point de convergence en regroupant mécanismes de coordination peut être située à
les recherches portant sur les mécanismes trois niveaux : celui d'une continuation,
de coordination sous l'ensemble de « celui d'une rupture et celui d'un apport.
théories des contrats » : la théorie de l'agence
et des incitations, la théorie des coûts de La continuation
transaction, la théorie des conventions et
même la théorie de la régulation en ce Comme le déclare l'introduction du
qu'elle déclare porter sur la codification numéro spécial de la Revue Economique
des rapports sociaux fondamentaux (Boyer (12), l'économie des conventions se
définit ainsi la notion de « forme réclame de l'individualisme méthodologique

(9) BROUSSEAU, 1993.


(10) BOYER, 1986, p. 48.
(11) Un exemple de l'effet de cette vision est ce que TIROLE (1989) entend par firme. La firme est présentée
comme un contrat bilatéral de long terme permettant de réduire l'inefficience du contrat marchand de court terme
en présence d'actifs spécifiques ou encore comme un contrat incomplet en situation d'incertitude, c'est-à-dire
comme une procédure de régulation (par l'arbitrage ou l'autorité) d'événements contingents imprévus. Si cette
présentation fournit une réponse à une des questions fondatrices de l'entreprise (pourquoi les activités sont-elles
intégrées dans un même ensemble plutôt que distribuées entre des entités distinctes ?), elle fait en revanche
l'impasse sur l'autre dimension fondatrice de l'entreprise, à savoir la capacité de commander le travail d'autrui,
autrement dit le salariat. COASE discute ce point dans son article de 1937 en faisant ressortir que la notion de firme
suppose, à la différence du contrat à terme, le pouvoir de diriger le travail (cf. son commentaire de KNIGHT).
(12) « Les auteurs du numéro s'accordent sur le fait que la place admise à une convention commune ne doit pas
conduire à renoncer aux préceptes de l'individualisme méthodologique : les seuls acteurs sont des personnes. »
Revue Economique, 1989.

49
qui est, comme on le sait, le précepte commun : l'individualisme
méthodologique de la théorie économique méthodologique serait aux économistes
orthodoxe. Dans les deux cas, il s'agit bien conventionnalistes et aux économistes orthodoxes ce
de partir des comportements individuels que la théorie de la valeur fut à Marx et à
pour comprendre la manière dont la Ricardo. La question est de savoir si c'est
socialisation des phénomènes économiques le bon fil.
advient. « Poursuivre le programme
traditionnel de l'individualisme La rupture
méthodologique », soutient Favereau (cf. citation
supra) : on est bien dans l'espace d'une L'économie des conventions se situe
continuation. par ailleurs en nette rupture avec les deux
On s'interrogera plus loin sur l'intérêt, postulats de base de la théorie
quant au fond, de cette profession de foi. néoclassique standard. O. Favereau en a donné
Quel que soit le jugement porté sur sa une présentation très claire dans son article
validité, nul doute qu'elle incarne la nécessité de la Revue Economique (1989). Il
de maintenir un langage commun, une distingue ainsi :
passerelle avec la théorie orthodoxe. Sous - la théorie standard (TS), qui se définit
l'individualisme méthodologique, on par l'adhésion aux deux postulats de base :
trouve une thèse plus essentielle qui pourrait la coordination s'effectue exclusivement
s'énoncer ainsi : pour rendre compte au travers de l'interdépendance de
d'objets non traités par la théorie économique marchés walrasiens, la rationalité des agents
standard, les économistes ne sont pas est illimitée (ou substantielle) ;
contraints d'élaborer une théorie - la théorie standard élargie (TSE), qui
économique alternative. Il s'agit de faire évoluer adhère au postulat de rationalité
la théorie économique jusqu'à ce qu'elle substantielle (conséquence : le comportement des
rende compte de manière acceptable de ces agents est toujours identifié au calcul
phénomènes. Bien entendu, l'inflexion d'une solution optimale) mais prend en
peut être importante mais elle ne cesse compte les phénomènes de coordination
d'être dans le fil d'une continuation. « organisationnelle » (autres que la
Citons Favereau (13) : « II s'agit moins de coordination walrasienne). La TSE s'est
fonder une théorie économique alternative fortement développée depuis vingt ans,
que de faire évoluer le langage de la aiguillonnée par le désir de rendre compte
théorie économique pour le rendre apte à parler de processus de coordination ignorés de la
de comportements jusque-là mal traités. » TS : nouvelles théories du marché du
II n'est pas sûr que cette thèse soit travail (théories du salaire d'efficience et des
partagée par tous les conventionnalistes. contrats implicites), nouvelles théories de
Admettons que ce soit le cas. On peut la firme (théorie de l'agence et des
l'interpréter de diverses manières. Prudence incitations, théorie des contrats)... ;
tactique ? Conviction stratégique ? Ne - la théorie non standard (TNS), qui est
cachons pas qu'il est difficile d'afficher une fondée sur la réfutation des deux postulats
rupture dans un milieu aussi contrôlé que de la TS. La rationalité des agents est
celui des économistes sans se faire limitée (information imparfaite ou/et capacité
marginaliser (régulationnistes français, radicaux de calcul limitée) et procédurale (dans
américains). Gageons que l'économie des l'impossibilité d'optimiser ex ante le
conventions souhaite légitimement éviter résultat de leur décision, les agents cherchent à
un tel sort. Mais il n'est pas vrai en même mettre en œuvre les procédures qui les
temps qu'il soit possible de construire une conduiront aux décisions les moins
théorie en faisant table rase des théories mauvaises). Enfin la TNS s'attache de manière
contemporaines. D'où la nécessité de privilégiée à l'analyse des phénomènes de
maintenir une interlocution, un fil coordination organisationnelle. Elle couvre

(13) FAVEREAU, 1993, 1.

50
une vaste gamme de recherches (H.A. chose rare en économie. La théorie
Simon, les institutionnalistes américains néoclassique conçoit le collectif comme le
(P. Doeringer et M. Piore), la théorie de la reflet transparent d'interactions entre
X-inefficiency de H. Leibenstein...) individus homogènes (et pour cela baptisés
auxquelles il convient d'ajouter les travaux agents) (14). Les théories holistes comme
des auteurs se situant dans la mouvance de le marxisme fondent les mécanismes
l'économie des conventions. économiques sur le jeu d'entités collectives
L'économie des conventions se situe dont les individus ne sont que les porteurs.
ainsi délibérément dans le champ d'une Dans les deux cas, l'hypothèse est celle
rupture radicale. Cette rupture ne lui est d'un isomorphisme entre l'individu et le
pas propre, cependant. Dans le champ collectif : le collectif est l'agent
ouvert par cette rupture, il convient de représentatif de l'individu ou l'individu est le
préciser sa contribution théorique. porteur et rien que le porteur du collectif.
L'économie des conventions constitue
L'apport une tentative intéressante d'introduire une
dialectique de l'individuel et du collectif
L'économie des conventions soutient au cœur de l'analyse économique. C'est à
des propositions nouvelles (au regard, nos yeux son principal intérêt. L'enjeu est
précisons-le, des cadres de pensée de produire des effets de connaissance,
traditionnels de l'analyse économique) sur les trois d'éclairer des phénomènes qui ne l'étaient
plans du précepte méthodologique, de la pas ou mal.
rationalité et de la nature des formes de Quels sont les éléments de cette
coordination. dialectique ? Nous en retiendrons trois :
Nous nous concentrerons sur le point le - la nature de l'individuel ;
plus important qui est, à notre sens, le - la convention comme opération de
premier et passerons rapidement sur les deux mise en cohérence ;
derniers. - la nature du collectif.
Au plan de la méthodologie, l'idée est
de dépasser l'opposition, à bien des égards La nature de l'individuel : le postulat
stérile, de l'individualisme d'hétérogénéité des agents (15)
méthodologique et du holisme. Qu'est-ce en effet
qu'une convention sinon une dialectique Cette hypothèse est d'abord une
de l'individuel et du collectif : « Comme le conséquence logique du postulat
suggère bien le champ sémantique du d'individualisme méthodologique : si la méthode est
terme "convention" qui désigne le de partir de l'individu, il en découle une
dispositif constituant un accord de volontés tout reconnaissance de l'individualité, i. e. de
comme son produit, doté d'une force l'hétérogénéité des agents. Paradoxe :
normative obligatoire, la convention doit être l'individualisme méthodologique (version
appréhendée à la fois comme le résultat néoclassique) fait du comportement
d'actions individuelles et comme un cadre individuel le fondement des phénomènes
contraignant les sujets. » (Revue économiques à l'échelle sociale alors que ce
Economique, 1989). comportement est entièrement normatif,
La dialectique de l'individuel et du pré-structuré, de telle sorte que le multiple
collectif tentée par l'économie des n'est qu'une incarnation anonyme et
conventions se cherche encore et n'est pas passive de la totalité (ménage, entreprise). Cet
dépourvue d'ambiguïté ni de paradoxe. Mais individualisme méthodologique-là est un
le projet de l'établir nous semble au cœur holisme qui s'ignore : pas un agent ne
de ce courant. Or une telle dialectique est dévie de ce à quoi l'astreint la structure

(14) Evidemment le réel de la théorie de l'équilibre général est tout autre : on sait que l'ordre collectif qu'il figure
n'est nullement transitif aux interactions individuelles puisqu'il présuppose, pour s'établir, une « institution », le
commissaire-priseur, dont le fondement est à ce point exogène qu'il est un être fictif.
(15) SALAIS (1989) insiste particulièrement sur ce point.

51
(rudimentaire par ailleurs). L'invocation une hypothèse importante car elle déplace
de l'hypothèse simplificatrice (introduire considérablement le terrain de l'analyse.
l'individu mais reconnaître aussi peu Alors que la problématique néoclassique
d'individus que possible pour que la théorie part de la solution (l'existence d'un
soit gérable) ne saurait convaincre car la équilibre) pour déduire les caractéristiques du
simplification porte sur l'essence même de problème de coordination (déterminées par
l'individu, son hétérogénéité. Il y a une les conditions d'équilibre), la
contradiction logique. Introduire problématique conventionnaliste part du problème
l'hétérogénéité des agents permet de la lever. de coordination (induit par l'hétérogénéité
Ensuite l'hétérogénéité des agents des agents) pour analyser les modalités
apparaît comme une condition nécessaire de d'une solution. Les questions se
l'existence de réels problèmes de déplacent : pourquoi les interactions
coordination. Ceux-ci tiennent en effet à ce que individuelles produisent-elles telle convention et
des agents sont contraints de coopérer pas telle autre ? Comment se réalise le
alors qu'ils occupent des places différentes processus ? Quelle est la stabilité de la
dans la division du travail et que leurs convention ? Peut-elle se défaire, sous
intérêts sont contradictoires. La convention se quels facteurs ?...
présente comme le processus de résolution La convention étant un processus,
de cette contradiction : « La convention est l'analyse est dès lors centrée sur les problèmes
une forme qui permet de coordonner des de la constitution, de la durée et de la
intérêts contradictoires qui relèvent de disparition de la convention. L'analyse est
logiques opposées mais qui ont besoin d'être donc intrinsèquement dynamique et doit
ensemble pour être satisfaits. » (16). La impérativement se tenir sur ce fil. Car le
place du conflit et la nature des risque est grand qu'elle soit édulcorée et
contradictions qu'il recouvre ont toutefois une place réduite à un plat fonctionnalisme : telle
et une importance variables selon les convention existe parce qu'elle résout tel
auteurs. C'est un point dont la clarification problème de coordination. Le succès de ce
tracerait, vraisemblablement, des lignes de courant, i. e. l'application du terme de
partage au sein des conventionnalistes. « convention » à tous les problèmes
économiques et sa transformation en nouveau
La convention comme opération talisman de l'analyse économique, va
et comme construction relative inévitablement répandre ce genre d'«
explication ». Ainsi, avec la fraîcheur naïve
A la différence du contrat, qui constitue dont elle est coutumière, l'analyse
un accord préalable à l'action (les deux économique risque, au travers du concept de
parties doivent s'être entendues pour convention, de redécouvrir qu'au sein du
réaliser l'objet du contrat), la convention est corps social tout est convention. Or le
une construction : elle est l'opération par problème n'est pas de savoir que tout est
laquelle une multiplicité dispersée est mise convention, du rapport de travail au
en cohérence pour pouvoir fonctionner. marché de l'art, mais ce qu'est une
Comme le soulignent les convention, comment elle s'établit, se pérennise
conventionnalistes, la multiplicité ne se dissout pas dans ou meurt.
une totalité qui agirait à sa place. Les
individus ne cessent pas d'exister, leur jeu est La nature du collectif
simplement ordonné et de ce fait rendu
possible. Comme résultat, la convention Cette question concentre la principale
est une structure articulée d'actions difficulté rencontrée par l'économie des
individuelles, comme processus, une opération conventions. Contrairement à
de mise en cohérence de ces actions. l'individualisme méthodologique naïf, la théorie des
La réfutation de l'accord préalable est conventions admet un effet de rétroaction

(16) Id., 213.

— 52
du collectif, la convention, sur les actions croyances des agents sur leurs
individuelles. La thèse est qu'en l'absence comportements réciproques et, d'autre part, des
de convention la coordination des agents éléments contingents (faits saillants,
s'avère impossible : « L'accord entre des réminiscences du passé...) auxquels vont
individus, même lorsqu'il se limite au s'accrocher les croyances. La pérennité de
contrat d'un échange marchand, n'est pas la convention repose sur l'idée que chacun
possible sans un cadre commun, sans une se conformera à la convention, que chacun
convention constitutive. » (Revue croit que les autres se conformeront à la
Economique, 1989). Il faut que préexiste un convention, que cette croyance pousse
cadre collectif d'interprétation et de chacun à se conformer à la convention,
prescription des actions individuelles pour que etc., ce raisonnement étant partagé par tous
celles-ci se réalisent de manière à être (hypothèse du Common Knowledge).
compatibles. Les conventions ou règles L'hypothèse de Common Knowledge est
peuvent être alors définies comme des essentielle en ce qu'elle sous-tend la
dispositifs cognitifs collectifs (17). stabilisation de la convention et donc son
Le problème posé est celui de la nature existence. Or cette hypothèse n'est rien d'autre
de la convention. Définit-elle une instance que la dissolution du collectif dans la
irréductible du collectif ou reste-t-elle conscience réfléchissante sans limite des
malgré tout une instance derivable des individus, ce que J.-P. Dupuy (20) nomme
comportements individuels ? Dans la la spécularité infinie des agents (21). Le
version proposée par D. Lewis, T. Schelling Common Knowledge est, de ce point de
et A. Schotter (18), la seconde option vue, « l'apothéose de l'individualisme
l'emporte. Définie comme une régularité méthodologique, puisque le collectif est rendu
de comportement tacitement acceptée par totalement transparent aux individus »
les individus et prescrivant leur (22). J.-P. Dupuy montre l'impasse de
comportement dans des situations définies, la cette tentative sur le plan logique mais
convention est un avatar de la contractuali- aussi pour comprendre la formation des
sation ou, pour reprendre, l'expression conventions. Outre qu'elle constitue une
d'O. Favereau (19), c'est une forme de hypothèse très forte (les agents ne doutent
« contractualisation ex-post », de l'ordre jamais du ralliement des autres à la
d'une conséquence inintentionnelle de convention), la spécularité infinie des
comportements intentionnels (analogue à agents ne conduit généralement pas à un
une solution d'équilibre d'un jeu non ordre stable mais à une indécidabilité
coopératif). radicale (23). Pour rompre cette indécidabilité,
L'examen du processus de constitution il faut bien admettre une opacité collective
puis de stabilisation de la convention est à minimale autour de laquelle s'organise la
cet égard éclairant. Sachant qu'il y a convergence des comportements
plusieurs conventions possibles (ou solutions individuels et qui constitue un point d'arrêt de la
d'équilibre), la sélection de la convention spirale spéculaire : « Ce sont l'extériorité
s'opère de manière empirique. Les deux et l'opacité du collectif qui bloquent le jeu
facteurs décisifs sont d'une part les spéculaire des identifications mutuelles

(17) FAVEREAU,1989.
(18) LEWIS, 1969 ; SCHELLING, 1960 ; SCHOTTER, 1981.
(19) Id.
(20) DUPUY, 1989.
(21) « J'appellerai spécularité l'acte mental par lequel un esprit humain se met à la place d'un autre ; et degré de
spécularité, dans une situation où cet acte se redouble un nombre donné de fois, le nombre d'emboîtements
successifs du type : "je pense que tu penses qu'il pense..." moins un. Toute spécularité finie marque un certain degré
d'opacité... Une visée de transparence totale se guide sur l'horizon d'une spécularité infinie. » DUPUY, 1989,
366.
(22) DUPUY, 1989, p. 397.
(23) On peut admettre que la spécularité infinie stabilise une convention déjà formée mais elle déstabilise le
processus de sa formation.

53
conflictuelles. » (24). Il faut donc bien décisions ni rendre compte des
admettre que le collectif est en excès par conventions effectives passées entre les acteurs.
rapport à Г interindividuel. Trois raisons principales l'expliquent.
On ne voit plus très bien dans ces Primo, l'incertitude radicale rend
conditions comment on peut maintenir le impossible le calcul optimal et impose des
précepte de l'individualisme procédures conventionnelles de jugement et
méthodologique ni même à quoi il pourrait bien de décision fondées sur l'apprentissage.
servir de le maintenir. C'est un point sur Secundo, dès lors qu'on l'étend aux
lequel nous reviendrons dans notre troisième interactions entre agents, le calcul rationnel
partie. suppose de leur part une réflexivité infinie
Avant de l'aborder, quelques mots sur peu crédible. Tertio, le calcul rationnel
la rationalité et les formes de coordination n'est pas un instrument de sélection
pour souligner aussi l'intérêt de suffisant de la solution aux problèmes de
l'économie des conventions sur ces deux points. coordination dans la mesure où il conduit
Nous nous permettons de les mentionner généralement à une pluralité de solutions
brièvement dans la mesure où l'originalité d'équilibre. Il faut donc bien admettre non
de l'économie des conventions nous pas l'irrationalité mais une rationalité qui
semble moins évidente sur ces deux n'est pas fondée sur le calcul optimal. Une
questions. D'autres courants ont, en effet, telle rationalité s'exprime dans des
largement défriché le terrain tant au niveau jugements collectifs dont toute la question est
de la rationalité des agents (les béhavio- de savoir comment ils se forment et
ristes) qu'au niveau de la nature non comment ils fonctionnent. Les conventionna-
marchande des formes de coordination (les listes en tirent deux conséquences.
institutionnalistes ou les économistes Première conséquence : la norme de
industriels). rationalité n'est plus définie de manière
La conception de la rationalité des a priori (est rationnel celui qui maximise
agents est tout à la fois élargie, contextua- une fonction objectif) mais comme l'effet
lisée et relativisée. rétroactif d'une norme collective sur les
Elle est élargie dans la mesure où sont comportements individuels dont elle est
pris en compte les phénomènes de l'expression (s'avère rationnel tout
représentation et d'apprentissage cognitif dans comportement qui s'est conformé à la
les procédures de décision et d'interaction convention). Ou encore : la décision rationnelle
des agents (25). ne fonde plus l'action comme dans la
Elle est contextualisée ou « située » : les théorie standard (l'agent agit en fonction du
agents ne prennent pas leurs décisions de calcul d'optimum qu'il a effectué) mais
manière autonome mais en fonction des devient dépendante de l'action collective
représentations communes en vigueur, du (26). Seconde conséquence :
jugement de convention. l'impos ibilité de se représenter l'ordre économique
Elle est enfin relativisée : la raison cal- sous la forme d'un système formel
culatoire à laquelle est identifiée la déductible de comportements calculatoires
rationalité dans la théorie économique standard privés oblige à réintroduire « ce que l'on
et dont la théorie des jeux est le dernier nomme d'ordinaire l'histoire » (27).
avatar ne peut prétendre fonder toutes les L'étude de la coexistence des formes

(24) DUPUY, 1989, p. 364 ; ORLÉAN (1989) en donne un exemple avec les marchés financiers dont les
arbitrages sont incapables de maîtriser les processus de défiance généralisée qui frappent ces marchés en présence de
certains événements. La défaillance du marché est comblée par la convention financière dont l'objet est
d'empêcher les agents de succomber à la polarisation mimétique qui entraîne les marchés dans de graves dérèglements.
La convention financière est représentée par les principes d'organisation du système financier. Ces principes ont
été progressivement élaborés et continuent d'évoluer.
(25) FAVEREAU,1989 ; ORLEAN, 1989.
(26) LIVET et THEVENOT, 1991. D'optimisatrice, la rationalité devient « interprétative » en confrontant les
repères proposés par le passé aux éléments proposés par l'action collective en cours pour aboutir à une qualification
commune de la situation d'où s'énonce ce qu'est la rationalité.
(27) DUPUY, 1989, p. 398.

— 54
marchandes et non marchandes de La non-compatibilité de
coordination est le troisième domaine auquel l'individualisme méthodologique
contribue l'économie des conventions. et du programme de recherches
Elle n'est pas le seul courant à en rendre de l'économie des conventions
compte (cf. la théorie néo-institutionnelle
des coûts de transaction) (28), ou les Partons de la question posée plus haut.
analyses de la coopération inter-firmes en Si, comme nous en faisons l'hypothèse, le
économie industrielle (29). Elle offre cœur du projet de l'économie des
néanmoins des éclairages intéressants sur conventions est d'introduire une dialectique de
l'existence de formes de coordination non l'individuel et du collectif en économie,
marchande dans un certain nombre de pourquoi maintenir le postulat de
domaines : monnaie (Orléan), rapport et l'individualisme méthodologique ? Une
règles de travail (Reynaud, Salais), qualité dialectique de l'individuel et du collectif
des biens (Eymard-Duvernay), services suppose que chacun des termes soit
(Gadrey), territoire (Storper) (30). irréductible à l'autre. Nous avons plus haut
Au total, l'économie des conventions souligné que, pour tenir son propos,
présente l'intérêt d'introduire une l'économie des conventions avait besoin d'une
dialectique de l'individuel et du collectif dans instance du collectif qui ne soit pas une
l'analyse économique. Les simple forme réifiée de Г interindividuel.
développements sur la rationalité et les formes de C'est en effet parce qu'il y a une
coordination non marchandes apportent extériorité et une opacité minimales du collectif,
également des éclairages intéressants mais ils pour reprendre les termes de J.-P. Dupuy,
ont été largement précédés par ceux que la dynamique des interactions
d'autres approches théoriques. individuelles peut converger vers une
convention stable. Il faut donc bien admettre « le
POURQUOI L'INDIVIDUALISME pouvoir de détermination causale d'objets
MÉTHODOLOGIQUE ? collectifs » (31).
C'est d'ailleurs ce que font les analyses
La question de l'individualisme conventionnalistes lorsqu'elles se
méthodologique constitue, au regard de la place penchent sur des objets particuliers : sans
de l'économie des conventions au sein de parler du cas de la monnaie (32), comment
l'analyse économique, une question expliquer par exemple que la convention
centrale. Il importe donc d'en discuter le bien- salariale de Ford formulée en 1914 (5
fondé en fonction du programme de dollars/jour), finisse par devenir une
recherches de ce courant d'analyse. convention sociale, i. e. généralisée aux secteurs
Le débat entre holisme et dominants de l'économie, sans introduire
individualisme méthodologique a une telle le processus de socialisation constitué de
connotation théologique qu'on hésite à le remettre l'affrontement et du marchandage entre
sur le métier. Il est cependant syndicats ouvriers et organisations
indispensable de le faire parce que, primo, la patronales, d'une part, et de la législation
principale proposition théorique de l'économie étatique, d'autre part (33) ? Il serait naïf de
des conventions porte sur ce point et, prétendre expliquer les conventions y
secundo, le débat est, sous le couvert d'une compris microéconomiques en faisant
interrogation méthodologique, un débat de l'impasse sur le rôle des agents collectifs
contenu sur l'objet de l'économie. et le pouvoir d'imposition de l'Etat.

(28) BROUSSEAU, 1989.


(29) TORRE, 1993.
(30) ORLEAN, 1989 ; REYNAUD, 1992 ; SALAIS, 1989 et 1991 ; EYMARD-DUVERNAY, 1991 ; GADREY,
1993 ; STORPER, 1994.
(31) DUPUY, 1989,398.
(32) AGLIETTA, 1991.
(33) BOYER et ORLEAN, 1991 b.

55 —
Les conventionnalistes ont sur ce point lisme. Il est le résultat de l'incomplétude
une ligne de défense, une double ligne de collective des comportements individuels
défense même comme le montre H. Defal- dont il assure le bouclage. Tel un miroir
vard (34). La première consiste à aux facettes judicieusement disposées, il
reprendre la position de l'individualisme ins- comble le point de fuite des interactions
titutionnaliste de J. Agassi (35) : il y a bien individuelles en renvoyant aux individus
des objets collectifs mais on supposera les signaux nécessaires à leur action
qu'ils n'ont pas, sauf à verser dans le ho- collective. De là, à nos yeux, la tentation
lisme, d'intérêts propres. Il n'y a donc fonctionnaliste sous-jacente à l'économie
qu'un type de sujet, les individus dont des conventions. Cette tentation
l'action génère des institutions sociales qui fonctionnaliste a pour essence de n'admettre le
se font et se réforment au gré de la volonté collectif que sous la forme d'une instance
des individus. L'institution est donc un fonctionnelle nécessaire au bouclage des
produit totalement transparent au regard interactions individuelles (37).
des individus et, comme telle, Maintenir l'irréductibilité des termes de
démocratiquement manipulable par eux. Les la dialectique de l'individuel et du collectif
conventionnalistes ne se limitent pas à cette implique de traiter le collectif autrement. Il
position dans la mesure où il doit exister, aux convient de le doter d'une existence
yeux mêmes des individus, une extériorité propre. Cela implique- t-il d'épouser une
minimale de la convention, pour que leurs position holiste ?
actions puissent converger vers une H. Defalvard (38) le suggère en
solution de coordination. D'où, comme le proposant de substituer un holisme ontologique
souligne H. Defalvard, l'hésitation des (un holisme qui aurait sa dimension
conventionnalistes à adopter l'hypothèse propre) au holisme fonctionnel. La nature
agassienne de transparence totale des collective des biens dans les économies
objets sociaux : « Les institutions comportent capitalistes nous y inviterait par opposition à
dans leur fondement même une part qui l'individualisme méthodologique, qui
interdit de les réduire aux individus et sans suppose une économie d'échange sans bien
laquelle les individus ne pourraient collectif. Il existe ainsi des structures
prendre les institutions comme des collectives dont les biens sont les outputs et
données objectives, extérieures à elles- qui imprègnent les comportements
mêmes. » (36). Un holisme fonctionnel (la individuels. Ainsi l'appartenance des agents à
convention prescrit les comportements, une équipe (entreprise) fait qu'ils agissent
condition nécessaire de leur compatibilité) par esprit d'équipe (entreprise) et non pour
doit compléter l'individualisme maximiser leur seule performance sous
méthodologique à la Agassi. contrainte. Cet holisme est dit «
La position méthodologique de sophistiqué » au sens, sans doute, où l'accent est
l'économie des conventions se présente ainsi porté non sur l'agir du collectif mais sur le
comme l'articulation d'un holisme marquage des décisions individuelles par
fonctionnel et d'un individualisme l'intérêt collectif. Nous ne voyons pas
morphogénétique. On ne peut donc la réduire à un cependant en quoi cet holisme «
pur individualisme méthodologique mais sophistiqué » se différencie de l'holisme simple.
le holisme qui est introduit est un simple Le collectif est identifié à une totalité qui
complément fonctionnel de subsume les comportements individuels, le

(34) DEFALVARD, 1992.


(35) AGASSI, 1973.
(36) DEFALVARD, 1992, p. 137.
(37) Les conventionnalistes sociologues semblent moins portés au fonctionnalisme dans la mesure où ils ne
raisonnent pas comme les économistes sur des règles définies mais s'affrontent au problème interprétatif de la règle.
Toute règle donne en effet lieu à des interprétations et, par conséquent, à des conflits interprétatifs qui engagent
les agents et leurs actions dans plusieurs bifurcations possibles (sur la confrontation de la théorie conventionna-
liste de l'action aux modèles économiques des conventions, voir P. LIVET, 1990).
(38) DEFALVARD, 1992.

— 56
problème étant de « savoir comment tenir ments. C'est dans cet entre-deux que se
compte de l'impression de la dimension tient le sujet collectif.
collective sur les conduites individuelles » Une seconde raison nous invite à ne pas
(39). C'est la vision holiste classique, suivre la voie suggérée par H. Defalvard.
même si l'on déplace la localisation des Sa formulation reste prisonnière d'une
effets étudiés. conception isomorphique des niveaux
Contrairement à H. Defalvard, nous ne individuel et collectif (cf. la citation
pensons pas que ce qui se cherche ci-dessus). Or l'un des intérêts d'une dialectique
d'intéressant dans l'économie des conventions et de l'individuel et du collectif est de se
que nous appelons provisoirement une dégager de cet isomorphisme. Il est vrai que
dialectique du collectif et de l'individuel les conduites individuelles sont
doive emprunter la voie de cet holisme-là. déterminées par leur appartenance à des structures
Pour deux raisons. collectives (institutions, organisations,
D'abord parce que la question est règles sociales...). Ne revenons pas sur ce
aujourd'hui de penser le collectif sans pour point sur Durkheim ou sur Marx. Mais
autant revenir au structuralisme. Il faut toute la question aujourd'hui est de ne pas
pour cela cesser d'identifier collectif et se contenter de cette assertion. Les
totalité et plus exactement cesser de penser conduites individuelles échappent en
le collectif à partir d'une totalité même temps et pour partie à leur
présupposée. Le collectif n'est pas un donné détermination par la structure (40).
structurel mais un résultat organisationnel Autrement dit, de même que le collectif
travaillé de l'intérieur par les est en excès sur Г interindividuel, de même
contradictions qui articulent ses parties. Il est une l'individuel est en excès sur la structure.
construction qui, à l'inverse de la Une dialectique de l'individuel et du
structure, est exposée à sa propre précarité. collectif implique cette double
Sous la condition de résoudre les reconnaissance. Quel en est l'enjeu ? Premièrement
problèmes dont il est le résultat d'avoir une théorie non déterministe : la
organisationnel, le collectif est un sujet agissant. Car, à marge de liberté des individus qui se
la différence de l'individualisme donne dans l'existence de stratégies
méthodologique, on reconnaîtra qu'il y a des sujets introduit la possibilité d'obtenir une pluralité de
collectifs (ou encore des organisations). configurations collectives. Deuxièmement
Mais ce ne sont pas des sujets structurels d'avoir une théorie dynamique
qui doivent leur existence à une (endogène) : la domination sans faille de la
totalisation fictive. Le collectif est un sujet sous structure entraîne le retour éternel du
condition (d'avoir traité les problèmes même (la reproduction de la structure) sauf
de coordination dont il est une forme choc extérieur, la possibilité donnée aux
organisée de résolution). Réciproquement, individus de ne pas être les simples
l'intervention du sujet collectif face à porteurs de la structure les constitue comme
d'autres sujets collectifs le constitue des agents potentiels de sa transformation
comme sujet collectif au regard de ses en relation avec l'autre source de
propres éléments constituants. C'est la dynamique, l'affrontement des sujets collectifs.
raison pour laquelle une théorie de La question de l'excès de l'individu sur
l'organisation suppose aujourd'hui de dialectiser la structure nous apparaît d'autant plus
l'interne et l'externe. L'organisation importante et actuelle qu'elle n'est pas
n'existe sur la scène externe qu'en ayant davantage résolue par l'individualisme
résolu ses problèmes internes et, méthodologique que par le holisme. La
réciproquement, le fait de s'affronter à d'autres version de l'individualisme
organisations la constitue comme une méthodologique présentée par R. Boudon (41) mérite
organisation aux yeux de ses propres de ce point de vue d'être examinée.

(39) M p. 141.
(40) L'hypothèse d'hétérogénéité radicale des agents est de ce point de vue importante.
(41) BOUDON, 1985.

57
R. Boudon reconnaît que les sion du travail introduite pour analyser le
comportements individuels s'expliquent eux-mêmes fait social.
par des structures socio-historiques. Mais Citons-le : « Mais cela ne signifie pas
il s'accommode du rôle de ces structures que, pour les fins particulières d'un
en en faisant des contraintes qui balisent le ensemble déterminé de recherches, on ne
champ des possibles de l'action doive jamais partir du comportement
individuelle mais ne la déterminent pas (42). donné d'individus sans examiner les
Mais si les comportements individuels facteurs qui ont formé ce comportement. On
s'expliquent par les structures sans que peut analyser le comportement d'une
celles-ci les déterminent, comment ménagère sur le marché sans étudier les
l'individualisme méthodologique explique-t-il facteurs qui l'ont formé. Des considérations
l'irréductibilité des comportements de division du travail entre des disciplines
individuels aux structures dont ils émanent ? En sociales différentes peuvent avoir suggéré
économie, la théorie standard n'offre de procéder ainsi. Cela n'implique pas
aucune réponse puisque l'individualisme nécessairement une théorie quelconque sur le
méthodologique équivaut à raisonner à partir thème de la société et de l'individu. Dans
de comportements individuels entièrement ce cas, nous parlons d'individualisme
préstructurés. L'individualisme méthodologique. » (44).
méthodologique se trouve en difficulté pour traiter Il apparaît dans ce texte trois
la question qu'il s'est lui-même fixée : propositions sur l'individualisme
fonder une explication des formes sociales méthodologique :
à partir du rôle des individus. - il est assigné à l'analyse des effets de
comportements donnés ;
La séparation de l'économique - il est inséparable d'une autonomisa-
et du social comme fondement tion de la logique propre des mécanismes
de l'individualisme économiques ;
méthodologique - il est l'expression d'une division du
travail entre disciplines des sciences
De manière plus générale, la question sociales.
de l'excès de l'individuel sur le collectif Or l'objet même de l'économie des
ne peut être pensée par cette méthodologie conventions l'inscrit contre ces
qui se réclame de l'individu. Car l'essence propositions puisqu'elle représente une remise en
de l'individualisme méthodologique est de jeu de l'étude des comportements au sein
ne pas avoir à penser l'individu. Toute son de l'analyse économique. Les
opération consiste à se donner un comportements ne sont plus une donnée mais un
comportement donné de l'individu pour n'avoir à objet d'étude, l'objet d'étude par excellence.
penser ni les déterminants structuraux des Son programme de recherches apparaît dès
comportements individuels, ni a fortiori ce lors peu compatible avec l'individualisme
par quoi ceux-ci peuvent échapper à ces méthodologique qui repose sur des
déterminants. Schumpeter l'explicite comportements donnés en vertu d'un principe
clairement : l'individualisme méthodologique de division du travail entre l'économie et
n'est pas une doctrine de l'individu (tout les autres sciences sociales.
comme le holisme n'est pas une doctrine Ceci nous amène à une question plus
de la société) (43) mais l'effet d'une essentielle : le programme de recherche de

(42) « Si ces contraintes déterminent le champ du possible, elles ne déterminent pas le champ du réel. Elles
balisent l'action individuelle mais elles ne doivent pas être conçues comme capables de la déterminer. » BOUDON,
1985, 647.
(43) Auquel cas l'opposition individualisme méthodologique/holisme nous renverrait immédiatement à une
opposition de nature idéologique (ceux qui privilégient l'individu versus ceux qui privilégient la société), ce qui en
garantirait le caractère irréductible et éternel. Notre thèse est au contraire que, n'étant pas fondée sur une fatalité
idéologique mais sur une division du travail, l'opposition entre holisme et individualisme méthodologique peut et
doit être mise en cause.
(44) SCHUMPETER, 1983, p. 195.

— 58
l'économie des conventions n'entre-t-il exemple).
pas en contradiction avec le maintien de Cet espace de la règle du jeu est
cette division du travail ? Déjà la théorie toutefois encore très restreint car il décrit
des conventions rompt elle-même cette uniquement les rapports de l'individu à la
division du travail puisqu'elle déclare convention. Il faut élargir cet espace à
vouloir réaliser le mariage de l'économie et celui des relations entre la convention
des sciences cognitives, quoique les (tacite) et ses formes institutionnelles
préoccupations des conventionnalistes explicites et historiques (47) (les sujets
économistes et celles de leurs collègues collectifs : organisations et institutions).
sociologues ou philosophes restent assez On ne voit pas comment l'analyse de cet
différentes. N'est-elle pas obligée d'aller ensemble structuré de conventions tacites
encore plus loin ? La dialectique de et formelles dans lequel les conduites
l'individuel et du collectif oblige en effet à individuelles s'affrontent à des objets
situer le comportement individuel au cœur collectifs pourrait reposer sur une stricte
d'un écheveau complexe de formes séparation de l'économique et du social ou de
sociales de l'action : règles, normes, l'économique et de l'historique, sauf à
conventions, organisations, institutions... vouloir construire « une énorme
Plus on s'éloigne de la relation superstructure sur une base étroite et fragile »,
bilatérale, plus le résultat des actions comme M. Granovetter (48) en fait le
individuelles apparaît comme l'effet d'une reproche aux économistes néo-institutionna-
construction sociale. Selon qu'on se situe listes dont la tentative est pour lui une
dans un cadre d'action collective plus ou forme renouvelée de l'impérialisme
moins vaste, les objets dans lesquels se économique.
cristallisent les relations interindividuelles Ainsi, le processus de contextualisation
sont plus ou moins transparents aux des comportements qu'introduit
individus (45). l'économie des conventions la fait glisser sur une
P. Livet et L. Thévenot (46) définissent pente qui l'éloigné considérablement de la
ainsi des « objets de l'action » en fonction théorie économique orthodoxe et l'amène
du degré collectif de l'action. Les objets au seuil du débat réouvert par des auteurs
personnalisés (savoir-faire individuels par actuels comme A. Caillé (49) ou M.
exemple) correspondent à l'action d'un Granovetter (50) sur la nécessité de revenir sur
individu relativement à son environnement. la division du travail opérée au siècle
L'action commune, i. e. une action dernier entre l'ordre économique et l'ordre
collective localisée mettant en relation directe social. L'individualisme méthodologique
les acteurs, requiert des règles dont se réclame l'économie des
interprétables d'action fondées sur la communauté conventions pourrait bien dans ces conditions
d'expérience ou de vues des protagonistes, n'avoir qu'une vertu totémique : figurer
ce que P. Livet et L. Thévenot appellent fictivement le maintien d'une filiation
des objets communs. Enfin l'action devenue inutile avec la théorie économique
ensemble qui se caractérise par la mise en orthodoxe.
relation d'un nombre indéfini de tiers dans Il semble en tout cas difficile de croire
des situations locales différentes suppose que l'économie des conventions puisse
l'existence d'objets conventionnels dont développer son programme de recherches
les propriétés sont détachées du contexte sans se constituer en théorie alternative de
local de leur mise en jeu (la monnaie par la théorie économique orthodoxe.

(45) Voir aussi sur ce point la conclusion du texte de WALISER, 1991.


(46) LIVET et THEVENOT, 1991.
(47) Cf. par exemple l'analyse proposée par AGLIETTA, 1991, des modèles d'institutions monétaires.
(48) GRANOVETTER, 1991.
(49) CAILLÉ, 1982.
(50) GRANOVETTER, 1985 et 1991.

59 —
RÉFÉRENCES

AGASSI, J. (1973) : « Methodological COASE, R. H. (1988) : The Firm, the


Individualism » in O'NEILL J., ed, Modes Law and the Market, The University of
of Individualism and Collectivism, Heine- Chicago Press, Chicago.
man, Londres. (Ce livre a été partiellement traduit dans
le n° 54 de Réseaux, juillet/août 1992.)
AGLIETTA, M. (1991) : Ordre
monétaire et banques centrales, Colloque DEFALVARD, H. (1992) : « Critique
« L'Economie des conventions », Paris, de l'individualisme méthodologique revu
27-28 mars 1991. par l'économie des conventions », Revue
Economique, 43 (1), 127-143.
ARROW, K. (1974) : The Limits of
Organization, Norton, New York. DUPUY, J.-P. (1989) : « Convention et
common knowledge », Revue
BOUDON, R. (1985) : « Economique, 40 (2), 361-400.
L'individualisme méthodologique », Encyclopedia
Universalis, Symposium, 644-647. EYMARD-DUVERNAY, F. (1991) :
Coordination par l 'entreprise et qualité
BOYER, R. et ORLEAN, A. (1991a) : des biens, Colloque « L'Economie des
Why are institutional transitions so Conventions », Paris, 27-28 mars 1991.
difficult ?, Colloque « L'Economie des
conventions », Paris, 27-28 mars 1991. FAVEREAU,O. (1989) : « Marchés
internes, marchés externes », Revue
BOYER, R. et ORLEAN, A. (1991b) : Economique, 40 (2), 273-328.
« Les transformations des conventions
salariales entre théorie et histoire. D'Henry FAVEREAU,O. (1993) : « Théorie de
Ford au fordisme », Revue Economique, la régulation et économie des
42 (2), 233-272. conventions : canevas pour une confrontation »,
Lettre de la Régulation, n°7, mai 1993,
BROUSSEAU, E. (1989) : « 1-3.
L'approche néo-institutionnelle de l'économie
des coûts de transaction », Revue FAVEREAU, O. et THEVENOT, L.
Française d'Economie, 4 (4), 123-166. (1991) : Règles, coordination et
apprentissage. Relecture de trois théories institu-
BROUSSEAU, E. (1993) : « Les tionnalistes de l'entreprise (Doeringer et
théories des contrats : une revue », Revue Piore, Williamson, Aoki), Colloque de
d'Economie Politique, 103 (1), 1-82. l'Association Charles Gide pour l'Etude
de la Pensée Economique, « L'institution-
"disembedded"
CAILLE, A. ?(1982)
Contextualité
: « "Embedded"
et ou nalisme en question », Marseille, 19-20
septembre 1991.
indépendance des ordres », Revue du MAUSS n° 3,
141-150. FRYDMAN, R. (1992) : « Le territoire
de l'économiste. Marché et société
COASE, R. H. (1937) : « The nature of marchande », Revue Economique, 43 (1), 5-30.
the firm », Economica. Trad. « La nature
de la firme », Revue Française GADREY, J (1993) : Les relations et
d'Economie, 1987, 133-163. conventions de service, LAST-CLERSE,
Université de Lille 1 , 35 p.

— 60
GRANOVETTER, M. (1985) : « SALAIS, R. (1991) : « Flexibilité et
Economie Action and Social Structure : the conventions du travail : une approche »,
Problem of Embeddedness », American Economie Appliquée, n° 2, 5-32.
Journal of Sociology, vol. 91 (3), 481-510.
SALAIS, R. et THEVENOT L., éd.,
GRANOVETTER, M. (1991) : (1986) : Le Travail. Marchés, règles,
Economic Institutions as Social Constructions : a conventions, INSEE-Economica, Paris.
Framework for Analysis, Colloque
« L'Economie des Conventions », Paris, SCHELLING, T. (1960) : The Strategy
27-28 mars 1991, 20 p. of Conflict, Harvard University Press,
Cambridge, Mass.
LEWIS, D. K. (1969) : Convention : A
Philosophical Study, Harvard University SCHOTTER, A. (1981) : The Economie
Press, Cambridge, Mass. Theory of Social Institutions, Cambridge
University Press, Cambridge, Mass.
LI VET, P. (1990) : Théorie de l'action
et conventions, Rapport CREA, Ecole SCHUMPETER, J. (1983) : Histoire de
Polytechnique, Paris, 36 p. l'analyse économique, Gallimard, Paris,
tome III.
LIVET, P. et THEVENOT, L. (1991) :
L'Action collective, Colloque « STORPER, M. (1994) : The Geography
L'Economie des Conventions », Paris, 27-28 mars of Conventions : Territorial Proximity,
1991. Untraded Interdependencies and
Economie Development in RALLET A. et
ORLEAN, A. (1989) : « Pour une TORRE, éd., Economie
approche cognitive des conventions Industriel e-Economie Spatiale, Economica, Paris (à
économiques », Revue Economique, 40 (2), paraître).
255-272.
TORRE, A. (1993) : « Interactions
ORLEAN, A. (1993) : Analyse techniques et interdépendances hors marché »,
économique des conventions, PUF, Paris. Revue Française d'Economie, n° 3.

REVUE ECONOMIQUE (1989) : WALISER, B. (1989) : Théorie des jeux


L'Economie des conventions, 40 (2). et genèse des institutions, Recherches
Economiques de Louvain, 55 (4), 339-364.
REYNAUD, B. (1992) : Le Salaire, la
Règle, le Marché, Ed. C. Bourgois, Paris. WALISER, B. (1991) : Institutions and
Game Theory, Colloque « L'Economie des
ROSE, J. (1990) : « Des conventions Conventions », Paris, 27-28 mars 1991.
aux formes institutionnelles : éléments
pour un débat », Revue Française Une intéressante bibliographie sur
d'Economie, vol. 3, 123-151. l'économie des conventions est proposée
par O. FAVEREAUdans la Lettre de la
SALAIS, R. (1989) : « L'analyse Régulation n° 7, mai 1993 (CEPREMAP,
économique des conventions de travail », 140, rue du Chevaleret, 75013 Paris).
Revue Economique, 40 (2), 199-240.

61 —

Vous aimerez peut-être aussi