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Annales.

Economies, sociétés,
civilisations

Démons, merveilles et philosophie à l'Âge classique


Jean-Marie Goulemot

Abstract
The appearances of the comets in 1654 and 1680 provide an illustration of the manner in which 17th century absolutism formed
culture specific to social elite through process of marginalization The formerly common culture thus became restricted to the
popular masses ft became the object of tripartite attack that of the fashionable social elite that of the Enlightenment and of the
Church itself which denounced superstition One finds evidence for this in the writings of Bayie of Abbé Thiers of Père Lebrun of
Dom Calmei and of Lenglet Dufresnoy It is thus false to suppose that the rationalism of the Enlightenment destroyed popular
culture Repeated denunciations of it prove that it was still very much alive Analyses of the articles devoted to The History of
Superstitions in the Encyclopédie demonstrate the ambiguity of the philosophical position For those who know how to read them
and to take into account their formulation they translate unmistakably into what has been termed in another context the return of
the repressed

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Goulemot Jean-Marie. Démons, merveilles et philosophie à l'Âge classique. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 35ᵉ
année, N. 6, 1980. pp. 1223-1250;

doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1980.282699

https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1980_num_35_6_282699

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EN FRANCE SOCI ET CULTURE

MONS MERVEILLES ET PHILOSOPHIE AGE CLASSIQUE

Héritier et continuateur en cela des Lumières elles-mêmes le discours sur le


xvine siècle est circonscrit culturellement aux écrivains aux sculpteurs aux
peintres et aux musiciens Longtemps ailleurs aux seuls grands écrivains grands
peintres grands sculpteurs et grands musiciens Si peu peu il est enrichi par
volonté positiviste épuiser le champ ou du fait de nouveaux choix idéologiques
de minores est toujours dans espace une culture elitiste et minoritaire il est
constitué Quand on sait que les plus grands succès de librairie atteignent la veille
de la Révolution un tirage de quelques milliers exemplaires que la France lisante
se réduit quelques milliers hommes et de femmes et que les visiteurs des salons
les amateurs art plastique les habitués des concerts ou de opéra sont moins
nombreux encore il faut en conclure la vanité des prétentions la totalité sociale
une telle histoire culturelle
En ce qui concerne le livre si on se restreint ce domaine qui rassemble
traditionnellement les matériaux de Vliistoire des idées il faut admettre que pas plus
que les Lumières ne sont tout le xviiie siècle la France lisante est toute la France
culturelle Essentiellement urbaine cette France lisante est pas réductible non
plus aux philosophes et leur clientèle antiphilosophie quoi en aient dit les
philosophes eux-mêmes appuie sur de larges secteurs de opinion est-à-dire
que univers culturel dominé par le livre il peut être socialement circonscrit est
pas rigoureusement homogène et coexistent des cultures différentes Il est
possible repérer une culture parisienne et une culture provinciale une culture
huguenote et une culture catholique. On pourrait sans jouer sur de vaines
différences diversifier plus encore Mais là est pas mon propos
Si la réduction du xvnie siècle aux seules Lumières masque la diversité réelle
une élite lisante la réduction du culturel au livresque ignore par préjugé par
incapacité penser la différence ou échapper du monde de la bibliothèque les
réalités une ou des cultures paysannes et plus largement populaires qui existent
hors du livre On me pardonnera ici imprécision de ma terminologie car pourquoi
ne pas admettre que les cultures non livresques appellent aussi une très large
diversification Au-delà des facilités offertes investigation par le matériau-livre
archive en forme de bibliothèque est notre complexe Gutenberg qui explique

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EN FRANCE SOCI ET CULTURE

peut-être que la première approche intéressante un savoir paysan se soit faite par
intermédiaire des petits livres de la Bibliothèque bleue de Troyes Livres petits de
qualité moindre mais livres quand même Si nul ne peut ignorer les travaux des
folkloristes pour accéder une connaissance des cultures majoritaires mais non
dominantes de Age classique qui jamais rêvé de trouver au ur de
archive écrite trace une parole paysanne porteuse une culture propre hors
de interpellation de ceux qui la dénigrent la refusent ou la nient Il est facile de
montrer que la quête une parole paysanne reflexive est illusoire et il est
de parole paysanne présente dans la mémoire écrite que soumise la nécessité de
répondre au juge agent du fisc ou aux officiers seigneuriaux Ces limites posées
il ne agit pas de rejeter le livre comme un trop faible secours dans une recherche
des cultures marginalisées erreur peut-être été de interroger dans la
perspective une transparence le livre étant alors défini comme un reflet Aux
almanachs aux livres de la Bibliothèque bleue de Troyes il été demandé de livrer
ce que pensaient les paysans qui étaient censés les lire Perspective étroite et même
simpliste qui oblige ne prendre en compte une faible masse de livres et
postuler plus ou moins implicitement que les paysans ils en sont pas les
auteurs se reconnaissent en eux Postulat très fortement discutable comme on
sait5 Il ne faut pas sous prétexte élargir un corpus par trop maigrelet confondre
représentations culturelles du paysan dans églogue la pastorale ou idylle et
réalités de univers rural Le discours littéraire sur le paysan est toujours fût-il
celui hautement favorable et largement informé de Rétif de La Bretonne extérieur
son objet soumis des médiations et des codes écriture il nous informe
est abord sur la pratique de la littérature et sur idéologie du groupe qui la
produit et la consomme La littérature consacrée aux paysans nous apprend abord
quelle image en font les milieux cultivés qui lui sont extérieurs
Néanmoins dans cette étude et pas seulement par goût du paradoxe je
proposerai pour atteindre en de du livresque le livre lui-même Non point
oeuvre littéraire ni même ce discours réflexif paysan qui existe que dans notre
désir ou cette littérature destinée élite paysanne comme put être la Biblio
thèque bleue de Troyes mais un ensemble de textes qui ont pour objet la
dénonciation des pratiques superstitions et préjugés populaires tout au long de
Age classique Vaste domaine on trouve les uvres des hommes glise
qui luttent contre les superstitions païennes encore vivaces dans les milieux ruraux
ou dressent en historiens comme Lenglet Dufresnoy archive des croyances
populaires écrits de médecins comme ceux de Bienville qui lutte contre les formes
archaïques de la pratique médicale uvres de philosophes comme Bayie Duval ou
les encyclopédistes de mondains enfin comme abbé Bordeion Ce qui unit cet
ensemble de textes dont je aurai pas outrecuidance de croire ils constituent
une formation discursive mais dont je pense ils préfigurent ce étoffés élargis
aux discours des appareils judiciaires hospitaliers académiques elle pourrait être
est ils écrivent dans la dénégation et le refus Extérieurs leur objet
puisque écrivant un ailleurs culturel sans doute le jugeant le refusant au nom
de la Loi religieuse ou de la Raison et pourtant existant que par lui criture de la
distance de ironie et qui pourtant traduit une fascination un attrait ce ailleurs
il est convenu appeler le retour du refoulé

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En prologue cette analyse je voudrais poser quelques faits évidence et


avancer quelques hypothèses trop insister sur ordre politique instaure
Louis XIV on laisse dans ombre instauration de modèles culturels et sociaux qui
étend sur tout Age classique et laquelle participa activement absolutisme Le
Grand Siècle peut-on oublier est aussi institution des formes du bien-dire dans
un espace social déterminé par Vaugelas la fixation de la langue parlée par
Académie le dictionnaire aura sa première édition en 1694 où sont
éliminés les provincialismes les mots venus du patois et des dialectes le
vocabulaire des métiers Par ailleurs si la Préciosité peut apparaître comme un
mouvement ambigu de contestation et de résistance féministe aristocra
tique 7) elle va en créant une ligne de partage dans la langue commune dans le
sens de la réforme entreprennent Vaugelas et les académiciens On peut
pensons Henri IV et ses gasconnades poser sans trop exagération que
aux premières années du xvne siècle parler de cour et parler de ville ne sont
pas aussi radicalement opposés pas plus que ne est le langage du paysan de celui
de son seigneur Le partage culturel passe par le latin la possibilité de lire et écrire
et non par une diversification du fran ais Ce qui ne veut pas dire unité
linguistique corresponde une unité sociale La mise en place de modèles littéraires
laquelle concourt Académie et le développement du mécénat étatique confirment
une tendance Il existe alors plus nettement encore auparavant des formes
culturelles urbaines destinées élite sociale Car est bien de la culture littéraire
une élite sociale et non comme époque de la République des Lettres un
milieu intellectuel il agit ici Sans doute avait-il existé des noyaux de culture
aristocratique mais leur rôle demeurait restreint local pourrait-on dire Ici le
phénomène est ordre national produit par tat monarchique qui vise
contrôler selon la formule de Pomian la production des signes culturels
Nouvelle langue nouvelle littérature et nouvelle sociabilité Age classique
impose une aristocratie bien mal dégrossie mais politiquement rendue docile un
art aimer une urbanité nouvelle On pourrait noter ici les modifications des
comportements de table utilisation de la fourchette par exemple) la nouvelle
distribution de espace habité installation de la chambre coucher) interdiction
du duel. Ces faits et bien autres leur rattacher ajoutons-y organisation
codifiée de étiquette de cour la galanterie comme modèle le renforcement de
appareil judiciaire traduisent un processus de marginalisation de élite sociale
La violence sexuelle le rapport direct la nourriture les relations agressivité
apparaissent comme des contre-modèles populaires on présente comme indi
gnes une élite courtisane La littérature ailleurs offre deux figures du paysan
idyllique avec un paysan désincarné hors du travail de la violence et de histoire
installé dans un temps des origines paysan virgilien musicien et artiste qui est plus
près des modèles de sociabilité nouvelle impose la Cour que des paysans du
Grand Siècle réaliste sur le mode de la dérision comme celle du Pierrot dans le
Dom Juan de Molière qui ne sait ni parler ni aimer
Sur un autre plan aussi avant les dernières décennies du siècle tout laisse croire
une unité culturelle importante au-delà des différences sociales La croyance aux
sorcières la magie est commune aux inquisiteurs aux officiers de justice et aux
inculpés paysans Et le sorcier de village son pendant dans le mage de cour Si on
excepte quelques esprits particulièrement éclairés et encore faudrait-il nuancer
rien qui ne sépare vraiment dans leur conception du monde et des forces qui le

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EN FRANCE SOCI ET CULTURE

régissent le gentilhomme et le bourgeois les hommes des villes et ceux des


campagnes La connaissance empirique est le partage de tous et la physique
galiléenne ne concerne une minorité de savants
Il peut paraître étrange un Bodin la fin du xvie siècle soit même écrire
les Livres de la République la réponse au paradoxe économique de de
Malestroit et des traités de demonologie9 dans lesquels il se propose de faire
cognoistre. il crimes qui soyent beaucoup près si excécrables que cestuy-
ci ou qui méritent peine guère Et en partie aussi pour respondre ceux qui par
livres imprimez efforcent de sauver les Sorciers par tous les moïens trange
production qui efforce de fonder rationnellement la culpabilité des sorcières étant
admis sans démonstration comme un fait évidence elles existent et ont
commerce avec le Diable 10 Un siècle et demi plus tard Lenglet Dufresnoy en
étonnera II bien de la crédulité dans ce Traité. ce qui est fort étonnant dans
Bodin Et il est pas paradoxal avancer que Jean Bodin Angevin théoricien de
la monarchie de histoire et de tat était pas aussi radicalement étranger que
son inscription théorique pourrait le laisser croire cet univers de croyances des
paysans et gens du peuple de son temps La coupure ne se fera vraiment avec les
milieux libertins comme le montrerait analyse du traité de Gabriel Naude
Apologie pour les grands hommes soup onnez de magie est-à-dire avec le
xviie siècle 11
cet égard la rupture avec le fond de croyances communes la constitution
une culture propre une élite sociale prenons le terme culture dans son
extension la plus large commence avec les milieux libertins tout autant du fait de
extension du rationalisme qui les habite que de leur volonté de se constituer une
identité intellectuelle par rupture que de la participation de certains de leurs
membres la différence me semble-t-il des citoyens de la République des Lettres
des réseaux sociaux beaucoup plus larges que ceux tissés par les pratiques
erudites Ceci explique ils aient appelé de leurs ux instauration un pouvoir
absolu capable de les protéger des superstitions et des préjugés des masses ils
aient exhalé leur mépris pour le peuple ignorant et grossier 12 Ils forment ce noyau
auquel se joindront les couches nouvelles gagnées au rationalisme et qui vont
former une aristocratie du savoir et des urs
Les réactions au passage des comètes de 1654 et de 1680 permettent de mesurer
le processus complexe de marginalisation dans la classe dirigeante de croyances
qui alors étaient pas essentiellement populaires Le passage de la comète
de 1654 eut un très grand retentissement en France les gazettes du temps font état
de paniques Paris un engouement pour les horoscopes liseurs avenir et
prophètes de tous poils 13. de mille attitudes et comportements qui traduisent un
retour en force mais avaient-elles jamais déserté le front des cités des
superstitions antérieures que le rationalisme ambiant semblait avoir reléguées dans
les coulisses du théâtre social Le pouvoir royal intervint pour que fussent publiés
deux ouvrages un de Petit intendant des Fortifications autre du curé Comiers
sous les titres Dissertation sur la nature des Comètes 14 et Nature et présage des
Comètes Sans prétendre ici résumer essentiel de leur propos il me semble il
organise selon deux axes une part abri un appareil scientifique il prétend
démontrer que les comètes ont aucune valeur de présage bénéfique ou funeste
et autre part il veut insister sur le fait que la croyance aux présages ne peut être
que le fait esprits grossiers en un mot du peuple Toute Europe écrit Petit fut
consternée de peur je parle du peuple ignorant jusque croire la fin du monde et

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de se préparer la mort ou se terrasser dans des Caves pour éviter les mauvaises
influences 15 La stratégie scientifique mise en place pour convaincre du caractère
rationnel du passage des comètes et encouragée par le pouvoir royal et glise telle
elle apparaît dans les travaux de Cassini 1677) de Hevelius de Flamstead 16 va
de pair avec une socialisation péjorative de la croyance aux présages Elle portera
ses fruits comme le montrent les réactions au passage de la comète de 1680
En 1680 on prit la chose sur le mode plaisant dans élite parisienne et
provinciale Témoin Madame de Sévigné dans une lettre Rabutin du janvier
1681 qui écrit

Nous avons ici une Comète qui est bien étendue aussi est la plus belle
queue il est possible de voir Tous les grands personnages sont alarmés et
croient fermement que le Ciel bien occupé de leur perte en donne des
avertissements par cette Comète On dit que le Cardinal de Mazarin étant désespéré
des médecins ses courtisans crurent il fallait honorer son agonie un prodige et
lui dirent il paraissait une grande Comète qui leur faisait peur Il eut la force de
se moquer eux et il leur dit plaisamment que la Comète lui faisait trop honneur
de croire il ait de grandes affaires dans les astres quand on doit mourir

Rabutin lui répondit sur le même ton il ne croyait pas aux présages funestes
apportés par les comètes 17 Le Mercure publia des madrigaux galants inspirés par le
passage de la comète un poète satirique assura elle annon ait la mort de
éléphant de la Ménagerie de Versailles On monta même une comédie de
Fontenelle semble-t-il sur événement18
Autour du passage de la comète de 1680 apparaissent trois types interven
tion la dérision comme on le voit travers les textes précédemment cités
argumentation scientifique puisque Comiers publie dans le Mercure Galant un
Discours sur les Comètes Cassini son Abrégé des Observations et des réflexions
sur la Comète Bernouilli un traité en 1682 et La Montre une Démonstration
physique de la fausseté du système des Comètes enfin un effet de marginalisation
sociale dont tous ces textes scientifiques ou mondains sont en dernière analyse les
porteurs Pour Comiers il agit une maladie populaire dont les âmes bien
nées auront honte et dont elles doivent se guérir si elles ne veulent pas déroger Le
Journal des Savons va plus loin encore quand il assimile erreur populaire et état
archaïque des croyances dans un article intitulé Si les Comètes présagent les
malheurs
Ancien philosophe crû parce que comme elle vouloit que les Comètes
fussent sublunaires et que leur nature ne fût un amas exhalaisons de la terre
quand il arrivoit que ces exhalaisons prenoient feu ce qui ne pouvoit que marquer
une grande intempérie de la Région lémentaire il devoit ensuivre suivant cette
opinion quelque grande et considérable révolution Mais depuis que on que
les Comètes etoient des corps célestes on est désabusé de cette erreur qui est
plus une erreur populaire 19

Telle est ici équation démonstrative qui préfigure argumentation propre la part
scientifique de la querelle des Anciens et des Modernes travers le discours sur les
comètes affirment donc le refus un savoir prérationnel la conquête de champs
nouveaux la raison par histoire la supériorité contemporaine sur la science
antique et se marque avec une totale netteté la rupture avec une culture qui

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EN FRANCE SOCI ET CULTURE

peuplait le monde de signes annonciateurs une histoire et un destin Petit élève


contre tout ce que veulent nous faire croire imposture et ignorance des
Anciens et Comiers avance que les anciens Philosophes souffroient cette
superstition pour retenir les Peuples en leur devoir idée est largement
développée par Bayie dans Les Pensées diverses sur la Comète quand il affirme que
la croyance aux présages annoncés par le passage des comètes est un résidu culturel
de Antiquité 20 Il agirait en conséquence de promouvoir une double fracture
effet social et dimension temporelle avec une culture archaïsante qui survécu
la christianisation Bayie note dans le point xx de son analyse Crédit de
astrologie parmi les Chrétiens

a-t-on pas veu notre Occident parmi les Lumières du Christianisme tout
infatué Horoscopes pendant plusieurs siècles Albert le Grand Evesque de
Ratisbonne le cardinal Ailly et quelques autres ont-ils pas eu la témérité de
faire horoscope de Jésus-Christ ...21

Le front est double que dessine le refus du préjugé il vise la science tout
autant que la croyance épuration au nom de la raison des données du savoir
trouve son écho dans la volonté de débarrasser la foi par le recours aux Textes aux
dogmes et la raison elle-même des superstitions qui la défigurent En rappelant
indémontrable auquel le chrétien est tenu de croire en précisant ses limites en
épurant son espace de tous les articles étrangers qui venus ailleurs ont envahi
Bayie et ses contemporains élargissent le champ contrôlé par le rationnel et désigne
comme telle la superstition en isolant Au préjugé en matière de science répond la
superstition religieuse Les Philosophes chrétiens note Comiers et tous ceux qui
ont un peu de sens commun croyent que les Comètes ne présagent ni bien ni mal
La prescience et la religion dégénérée ou non épurée des croyances qui la
précédèrent comme la mythologie par exemple mais toujours impure se rejoignent
dans erreur Par ailleurs cette distinction entre deux formes de la croyance une
définie par la Loi et autre investie par un merveilleux profane souligne la rupture
entre le christianisme des théologiens et celui des croyants la limite on peut
poser que deux religions cohabitent dans la Chrétienté La première est celle des
élites sociales et religieuses autre celle du peuple des villes et des campagnes et
bien des égards un bas-clergé peu ou mal préparé la vie pastorale où effort
de formation religieuse entreprend la Contre-Réforme attention apportée
instruction du clergé aux xvne et xvine siècles
erreur serait de croire que cette distinction entre religion savante et religion
populaire est nouvelle Sa seule nouveauté réside dans la répartition sociale
elle recouvre me semble-t-il dès le xvne siècle aube de Age classique le
mélange superstition et religion est présent tout autant la Cour et dans les milieux
aristocratiques que dans le peuple lui-même Le succès de Nostradamus par
exemple est mondain avant que être populaire Affaire des Poisons les diverses
crises qui secouèrent la Cour de Versailles plus tard engouement pour un
Cagliostro montrent que les élites aristocratiques échappèrent pas toujours la
fascination pour les mages les devins les diseurs de bonne aventure et intercesseurs
privilégiés un au-delà peuplé de démons faiseurs de merveilles On ne dira jamais
assez que la coupure culturelle aube de Age classique que peu de valeur
sociale et que culture du peuple et culture de élite politique et sociale demeurent
très proches

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J.-M GOULEMOT PHILOSOPHIE ET SUPERSTITION

Bakhtine jadis montré comment dans oeuvre de Rabelais non seulement


coexistaient mais se mêlaient deux voix culturelles comment oral affleurait dans
écrit le littéraire pour constituer le carnavalesque culture de unité maintenue et
du refus 22 On pourrait je crois étendre ce type analyse autres uvres plus
tardives Je pense surtout au Francion de Sorel et au Romani Comique de
Scarron 23 Ce dernier choque le lecteur moderne par son tissu narratif hétérogène
et la présence massive en ses effets un comique de type scatologique qui va contre
toutes les règles de la bienséance littéraire et viole les tabous les interdits de urs
et de discours que met en place la sociabilité nouvelle excrémentiel appartient
dorénavant au domaine du caché du secret ou du souterrain 24 et du non-dit
insistance employer ici le verbe pisser montrer le corps dans ses fonctions
organiques préférer évocation du pot de chambre et des lieux aisance aux
raffinements du salon exalter le lit la mangeaille ivresse et les vomissures
relève tout autant une provocation que une nostalgie On évoquera avec raison
le folklore les fabliaux et Rabelais plus particulièrement le chapitre 13 du
Gargantua Comment Grandgousier congneut esprit merveilleux de Gargantua
invention un torchecul ou encore le chapitre 17 Comment Gargantua
paya sa bienvenue es Parisiens et comment il prit les grosses cloches de église de
Notre-Dame qui nous vaut de joyeuses descriptions un arrosage par urine des
habitants de Paris Mais au-delà du littéraire est émergence une civilité
refoulée il faut songer et qui avait permis la création avant les académies lettres
royales des sociétés de joyeux péteurs 25 et autres buveurs et mangeurs
cette rupture première matricielle pourrait-on dire on peut rattacher tout un
ensemble de déviances qui nourrissent le Romani Comique les insultes fils
de chienne barbe de cocu la dénomination des parties anatomiques on
distribue force coups de pied au cul et si on tombe est toujours sur son cul)
les beuveries où on vomit le vin tout autant on le boit où ivresse conduit
Ragotin se promener nu et abandonner un amoureux délire qui rien voir
avec la galanterie précieuse les chutes et les coups 26 les accidents macabres...27
La boue le vin la mangeaille urine la vomissure sont les éléments fondamentaux
une épopée du corps Plutôt que de réfléchir sur ce qui les unit symboliquement il
convient ici insister sur leur archaïsme discursif Non que on ne boive plus
on cesse uriner ou de vomir sous effet une élégance sociale mais ce ne sont
plus des objets dignes de discours Non plus que la mystification qui est dans le
Romani Comique un des ressorts narratifs essentiels La Rancune homme qui ne
rit jamais et parle peu grand buveur imagination fertile ne cesse de mystifier
ceux il rencontre et essentiellement les marchands est-à-dire les riches et
ceux qui aspirent des formes nouvelles de culture ou qui tentent de les assimiler
comme Ragotin le poète ridicule Il là la traduction littéraire de toute une
tradition carnavalesque et folklorique essentiellement populaire mais où élite
sociale religieuse et politique tient son rôle Cette mystification qui vise tourner au
ridicule faire rire et procure celui qui imagine et la conduit sa fin occasion
de voler ou de boire gratis est pas comparable celle qui comme dans la nouvelle
galante Amante Invisible récit rapporté par Ragotin dans le cours des aventures
du Romani Comique constitue une mise épreuve des sentiments amoureux du
héros 28
Cette présence une voix culturelle socialement proscrite de sens que parce
elle cohabite avec un ensemble de formes littéraires qui elles sont au contraire
parfaitement adaptées aux formes nouvelles de la sociabilité amoureuse ce sont les

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EN FRANCE SOCI ET CULTURE

nouvelles amoureuses qui ont pour cadre Espagne le Maroc. où se met en place
un exotisme visages multiples social géographique psychologique et affectif Ce
ne sont que sentiments épurés amours éternelles et jalousies exacerbées Par
ailleurs les interventions fréquentes du narrateur qui tournent le récit en dérision
ou mettent en place un code nouveau de lecture en particulier en instaurant de
nouveaux effets de crédibilité ou encore soulignent les effets de rupture une voix
culturelle autre sont lire dans la perspective un conflit culturel dont le
Roinani Comique porte témoignage Elles signifient un rapport ambigu du
narrateur écriture et son métier écrivain Soit il se rattache un jeu
culturel qui embrasse Aiiiadis des Gaules Le Tasse ou Arioste et qui conduit se
moquer de Ragotin dont on nous apprend il copié la nouvelle il raconte
un livre dont il est pas auteur ou il soit montré comme un travail où tous les
arbitraires sont licites Ainsi dans les dernières nouvelles galantes peu peu les
interventions de auteur disparaissent car il agit de poser clairement que ce sont là
des uvres littéraires relevant un code et parfaitement distinctes de ce qui se dit et
se montre dans les aventures de Ragotin 29 écart du scatologique aux nouvelles
amoureuses me semble se mesurer plus nettement encore par un récit inter
médiaire histoire du curé de Saint Louis où voisinent les thèmes galants les plus
traditionnels amours jalousies et ballets et les allusions aux nécessités bien réelles
du corps est lui qui séduit et héroïne se trouve enceinte)
Le problème posé est la juxtaposition de ces deux types de discours culturels
capables inalgré leur complète hétérogénéité de satisfaire un même public
dominante nobiliaire et mondaine En autres termes quoi correspond
idéologiquement ce mélange du scatologique du burlesque et du galant Si on
replace les tensions du Roniani Comique dans ensemble des événements culturels
sociaux et politiques qui accompagnent la mise en place de absolutisme on
comprend elles signifient une manière spécifique la forme ambiguë une
résistance nobiliaire unification des signes culturels affirme le maintien un
état antérieur de la culture par la scatologie la pétomanie le goût de excrémentiel
la gestuelle et la farce mais aussi par utilisation une langue non réglée où
trouvent place dans une unité vocabulaire des métiers mots nobles et mots bas
provincialismes de tous poils Ce on appelé le burlesque ou le baroque en leurs
formes littéraires devrait peut-être se lire comme le refus une mise au pas dans le
domaine de la langue et des formes le recours ce que la culture officielle veut
reléguer dans archaïque ou le vulgaire est-il pas significatif cet égard que
Saint-Simon en même temps il oppose la politique royale cultive une langue
en plein brassage social qui mêle tous niveaux toutes formes Par ailleurs aspect
parodique du Romani Comique oblige nuancer sa fonction de refus La parodie
des styles héroïque et épique implique sans doute une résistance mais qui demeure
ambiguë elle repose sur un savoir acquis qui permet de mesurer écart et la
caricature En fait tout fonctionne sur une complicité culturelle qui traduit une
acceptation tacite des formes littéraires nouvelles 30 La remarque vaut pour
utilisation parodique mais qui se laisse prendre son propre jeu épopée
burlesque des comédiens ne achève-t-elle pas en histoire galante des nouvelles
amoureuses
Le Romani Comique ne peut se comprendre que si on admet il se situe un
croisement où cohabitent les lieux idéologiques de discours les plus hétérogènes
signifient la nostalgie préclassique une culture unique sans interdits où le
corps parle autant que le ur et esprit mais aussi la présence condition de la

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J.-M GOULEMOT PHILOSOPHIE ET SUPERSTITION

parodie une culture classique acceptée qui voisine paradoxalement avec son
refus On comprend mieux alors que dans la trame du récit voisinent avec la farce
le carnavalesque le grossier dans les amours de Destin et Léonore de Léandre et
Angélique les données du roman galant et que par eux se donnent lire les
nouveaux modèles de sociabilité amoureuse que le règne de Louis XIV met en
place Dans le même temps la vie une troupe de comédiens ambulants en tournée
en province permet le maintien de formes culturelles archaïques auberge le jeu
de paume la beuverie les bagarres) envers du décor une culture classique
essentiellement fondée sur le théâtre la dérision la parodie Il me semble il
fallait nécessairement cette structure bi-thématique ces personnages Janus pour
que le double effet culturel fût possible et dicible Mais en même temps il est bien
évident que le choix un lieu de action il permet la mise en narration une
culture qui tend se masquer ou vivoter dans les marges une élite constitue un
discours péjoratif de la Cour sur inculture mesurée aune de la nouveauté de la
province il est aussi nécessairement le discours des gens ayant feu et lieu contre les
comédiens et les bohémiens le discours une noblesse contre la canaille qui se bat
comme le font les vilains avec ses mains
bien des égards le Romani Comique est exemplaire De la complexité des
effets idéologiques des limites dans lesquelles peut inscrire la recherche la
lumière des travaux de Bakhtine consacrés Rabelais de traces de culture populaire
dans des uvres qui appartiennent par ailleurs la culture Institution/teile31
Replacé dans le mouvement historique de absolutisme il montre la fausseté une
hypothèse par ailleurs bien tentante qui rattacherait mécaniquement selon une
logique anachronique et une dialectique un peu courte la classe marchande la
nostalgie une culture que faute de mieux et par habitude appellerai encore
populaire

Dans la première moitié du xvine siècle quelques années près cependant en ce


qui concerne le Traité des superstitions selon criture sainte les décrets de
conciles et les sentiments des saints Pères et des théologiens de Jean-Baptiste Thiers
dont la première édition date de 1679 32 paraît un ensemble uvres dues des
hommes glise et qui ont pour objet selon des perspectives diverses les
croyances superstitions et préjugés populaires Ce sont le traité de Thiers Histoire
critique des pratiques superstitieuses qui ont séduit les peuples et embarrassé les
avants de oratorien Pierre Lebrun la Dissertation sur les apparitions des anges
des démons et des esprits et sur les revenants et vampires de Hongrie le Traité sur
les apparitions des esprits et sur les vampires et les revenants de Dom Calmet le
bénédictin si souvent moqué par Voltaire enfin le Recueil de dissertations
anciennes et nouvelles sur les apparitions les visions et les songes de abbé Nicolas
Lenglet Dufresnoy Il agit là chacune selon un mode qui lui est propre de
sommes qui donnent lire un savoir en constitution Non plus comme celui que
proposaient les traités des démonologues il agisse de ceux de Del Rio ou de
Bodin dans lesquels tout effort tendait ordonner de intérieur ce monde de
croyances aux démons et aux sorcières 34 taxinomie inscrivant dans un cadre que
la théologie elle-même fournissait limitant par là son horizon et ses perspectives
Au contraire avec ces sommes nouvelles la théologie criture sainte les décrets

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des conciles les sentiments des saints Pères et des théologiens comme dit Thiers
sert mesurer la différence Le clivage ne passe plus par le divin et le démoniaque
mais par le licite est-à-dire tenu pour tel par la Règle religieuse et illicite ou plus
évidemment la superstition ensemble de pratiques et de superstitions extérieures
la Loi venues un ailleurs culturel et relevant un ordre extérieur glise
catholique elle-même sorte de construction parasitaire son système de croyances
et ses rites
analyse du titre de ouvrage de Lebrun montre comment se rejoignent
préoccupations rationalistes et perspectives religieuses la différence de ce
avance la même époque la philosophie militante un Voltaire il pas ici
séparation radicale entre pensée laïque et pensée religieuse mais bien au contraire
opposition des deux courants alors réunis au populaire et archaïque Dans
Affa de la baguette de Jean Aymar qui occupa si fort et si longuement Lebrun
en la personne de Malebranche qui donna son avis sur ce bâton de sourcier qui
prétendait découvrir les assassins les trésors cachés et les objets perdus se trouvent
réconciliées culture religieuse et culture savance foi et raison Histoire critique
des pratiques superstitieuses fut approuvée par Académie Royale des Sciences
Fontenelle du Hamel Gallois Dodart de La Hire se portèrent garants de sa valeur
scientifique et Lebrun prétend avoir répondu aux sollicitations de personnes
savantes et pieuses Par ailleurs sa démarche bien des égards est proche de
celle de Fontenelle dans Histoire des Oracles il demande pour ne pas
donner dans le ridicule de chercher la cause de ce qui est pas. examiner avec
soin la vérité des faits dont on veut connoitre la nature >35 Plus généralement et
comme Bayie mais aussi comme Voltaire il émerveille de incroyable crédulité
qui est le défaut le plus commun
Encore il prétende examiner la question des vampires autant en histo
rien en philosophe en théologien Dom Calmei situe son analyse dans une
perspective beaucoup plus archaïsante et somme toute proche de celle un Bodin
Il agit pour lui affirmer contre la montée du rationalisme existence prouvée
par la Religion un surnaturel irréductible Aussi prétend-il ne point écrire dans
espérance de convaincre les Esprits forts et les Pyrrhoniens de existence des
Revenants des Vampires ni même des Apparitions des Anges des Démons et des
âmes. Cependant il se refuse céder au goût du merveilleux intimider les
Esprits foibles et crédules en leur racontant des Apparitions extraordinaires
faire le jeu de la superstition je ne conte pas aussi guérir les Supersticieux de leurs
erreurs ni le peuple de ses préventions pas même de corriger les abus qui naissent
de cette créance peu éclairée ni de lever tous les doutes on peut former sur les
Apparitions Son discours tente de délimiter une voie raisonnable entre la
crédulité populaire et le doute orgueilleux des élites36 qui serait celle de
enseignement des Livres Saints et de la tradition théologique On ne peut donc
nier écrit-il les Apparitions des Anges des Démons et des Esprits sans renverser
toutes les critures qui les rapportent et les supposent Mais il est permis de
raisonner sur la manière dont sont faites ces apparitions 37 En fait il agit un
déplacement de interrogation par la raison des phénomènes surnaturels Dom
Calmei ne se propose-t-il pas de se demander si les apparitions étaient réelles ou
imaginaires si les Anges avaient de véritables corps palpables ou ils ne
représentaient une espèce de fascination et illusion faite aux yeux et aux sens
des spectateurs La Dissertation de ce fait place son analyse un triple niveau
montrer que toutes les apparitions décrites dans la Bible sont nécessairement vraies

1232
J.-M GOULEMOT PHILOSOPHIE ET SUPERSTITION

et il faut croire prouver par ailleurs elles ne correspondent pas image


que en fait la crédulité populaire qui prête aux anges et aux démons les traits des
humains eux-mêmes dénoncer comme fausses ensemble des croyances aux
apparitions des esprits des démons et des esprits follets qui peupleraient le monde
contemporain ou déplacer dans le problème précis des sorcières la présence et
influence du Diable de la réalité du sabbat illusion il en donne aux possédées
elles-mêmes Dom Calmei est très net sur ce point on traite de fables tout ce
on dit des Sorcières qui vont au Sabat et on veu plusieurs exemples qui
prouvent elles ne bougent de leurs lits ni de leurs chambres 38 Plus largement
il tente de rattacher superstitions et sous-développement culturel On remarque
écrit-il que plus ignorance est grande dans un pays plus aussi la superstition
règne et que esprit de ténèbres exerce un plus grand Empire proportion de ce
que les peuples sont plus profondément plongés dans erreur et le désordre 39 Sa
position est ici celle de la philosophie militante quant aux causes de la superstition et
du préjugé même si sous ce terme il ne place pas les mêmes croyances que ses
tenants les plus radicaux Comme eux par ailleurs il tente de donner aux
phénomènes auxquels il se réfère une causalité rationnelle il agisse une
illusion des sens ou une cause humaine qui que les apparences du surnaturel
on descend dans le détail des Apparitions des Esprits des Démons et des
Esprits follets on trouve presque toujours il de illusion que ce sera un
domestique voleur ou débauché qui cachera ses vols ses démarches ou ses sorties
nocturnes sous apparence un lutin dont il contrefoit le bruit ou les mouvemens
ou ce seront des faux-monnoyeurs qui étant emparés des souterrains de quelques
châteaux en éloignent ceux qui voudroient coucher ou habiter 40 Ou ce seront
encore les effets merveilleux de la Chimye car il est vray que le plus souvent
quand on approfondit ce on pris pour des Apparitions on ne trouve rien de réel
extraordinaire ni de surnaturel 41 Position radicale que Dom Calmei modère en
installant le surnaturel dans le strict domaine des récits bibliques et des textes de
glise primitive Toute historiographie moderne des apparitions comme le récit
de exorcisme Arras de année 1523 42 loin de prouver la réalité charnelle du
Diable la réalité des maléfices la communication du surnaturel avec humain
montre au contraire la nature illusoire des témoignages que on prétend recueillir
sur elles La démarche de Dom Calmei qui vise concilier dans les marges de la foi
rationalisme et théologie est rapprocher de ce mouvement de glise catholique
concernant le commerce de argent dont Groethuysen avait montré en son temps
comment il avait appuyé et soutenu la revendication du libéralisme marchand des
Lumières 43
est dans une perspective assez différente il faut situer le Traité des
Superstitions du curé Jean-Baptiste Thiers Sans doute se pose-t-il comme Dom
Calmei en défenseur de orthodoxie représentée par criture les conciles les
papes les saints Pères les théologiens 44 mais ce qui le fascine par-dessus tout est
extraordinaire étendue des superstitions ce royaume de erreur cancer du règne
de la Foi et de la Règle Elles trouvent accès écrit-il chez les Grands elles ont
cours parmi les personnes médiocres elles sont en vogue parmi le simple peuple
chaque royaume chaque province chaque diocèse chaque ville chaque province
les siennes propres 45 Le Traité des Superstitions révèle donc extrême richesse
une contre-culture ou plus exactement une culture parallèle excroissance
greffée sur la croyance orthodoxe elle-même dont elle est le plus souvent que
exagération ou extension indue Thiers ne remarque-t-il pas que nombre de ces

1233
EN FRANCE SOCI ET CULTURE

superstitions il pourchasse et dénonce sont accompagnées de choses saintes et


honestes de paroles de criture de croix de prières de bénédictions de jeunes
aumônes de mortifications de confessions de communions de pèlerinages de
Messes et de ce fait apparaissent innocentes et irrépréhensibles 46
Le classement adopté par Thiers qui pourrait passer pour extrêmement
limitatif les superstitions sont classées selon le sacrement auquel elles se
rapportent baptême eucharistie mariage. répond tout au contraire au cadre
même dans lequel ordonnent les croyances superstitieuses Elles ont de réalité
que par rapport cette culture unanimement partagée est le catholicisme Car
est bien lui qui constitue un des axes essentiels de la culture populaire le Diable
le sabbat les maléfices les phylactères ou préservatifs ont de sens et de réalité que
par rapport tout un système de croyances impose la religion catholique Le
critère de classement adopté par Thiers ne fait que refléter une réalité profonde
Montrer sous apparente orthodoxie erreur tel est le projet du curé de
Vibraye Le résultat est un panorama extraordinairement complet des supersti
tions en vogue chez les catholiques des campagnes fran aises Car chez Thiers
existent un évident désir exhaustivité une volonté de minutie un goût du
concret une pédagogie du détail qui font du Traité des Superstitions un document
irrempla able sur la quotidienneté des paysans de Age classique Ici érudition
sert sans le savoir ethnologie Thiers en venait-il pas conscient du porte-à-faux
de son entreprise se justifier avoir publié des badineries des impertinences
des folies
Perspective radicalement autre avec le Recueil de Dissertations anciennes et
nouvelles sur les apparitions les visions et les songes avec une Préface historique et
un catalogue des Auteurs qui ont écrit sur les Esprits les visions les apparitions les
songes et les sortilèges de Nicolas Lenglet Dufresnoy La position du scripteur est ici
celle du désengagement de extériorité Quoique dans le cours de cet ouvrage
écrivait-il aie rapporté bien des histoires extraordinaires je me flatte on ne
accusera pas de croire tout ce que ai fait imprimer ici On ait on ne doit
ajouter foy ces sortes événements après un examen sévère qui constate leur
vérité tant il est facile non seulement une seule personne mais même plusieurs
ne soient exposées illusion des sens et de imagination et en restent enfin la
victime 47 Nul doute pourtant que Lenglet Dufresnoy se rattache au rationalisme
ambiant pour lui les apparitions sont en général le fait esprits déréglés et la
croyance commune aux prodiges relève du caractère même des hommes qui
imaginent que toutes les aventures arrivées aux personnes illustres doivent être
marquées un coin extraordinaire et miraculeux 48 Par ailleurs comme Dom
Calmet qui écrit sa Dissertation la même époque que lui Lenglet Dufresnoy croit
un domaine réservé de la Divinité où tout est possible même irrationnel dans
cette optique les apparitions pourraient être une consolation que Dieu résolu
accorder aux vivans 49 Ceci admis sa position est celle de archiviste pour une
étude venir il constitue la mémoire écrite des apparitions et visions en réunissant
une collection de témoignages de commentaires peu faciles accès enfouis le plus
souvent dans des bibliothèques comme ce manuscrit 7170 de la Bibliothèque du
Roi intitulé Arrest des Commissaires du Conseil tat du Roi contre plusieurs
Cordeliers de la ville Orléans qui avaient supposé défausses apparitions en 1534)
de textes étrangers ou très rares enfin Il les classe selon ordre chronologique de
leur publication des débuts du xvie siècle 1748 en ce qui concerne les apparitions
et visions La bibliographie il propose en fin de son ouvrage est remarquable-

1234
J.-M GOULEMOT PHILOSOPHIE ET SUPERSTITION

ment exhaustive existence une telle somme en soi une signification il faut
tenter de saisir et interpréter Elle montre que ensemble des apparitions des
visions et les croyances qui les organisent constitue un objet de savoir Non pas
comme chez Bodin ou Del Rio où existence du surnaturel étant acceptée entrée
le discours des démonologues tend abord ordonner selon des catégories qui lui
sont propres objet de savoir est alors le surnaturel lui-même qui sont les
démons selon quelles classes se rangent-ils quelle est leur relation au monde des
humains Ici au contraire objet de savoir est en dernière analyse humain lui-
même étant admis que la religion nous fait obligation de croire des apparitions
origine divine La présence dans le titre des termes vision et apparition en
dit long sur la perspective adoptée Quand Lenglet Dufresnoy classe les objets qui se
présentent dans les apparitions 50 Divinité bons anges mauvais anges âmes bien
heureuses âmes dans la peine âmes réprouvées il relève un système de pensée
qui est celui des inquisiteurs et des démonologues il subvertit largement quand il
interroge sur les divers types apparitions visibles auditives imagination et
intelligence Ce qui est essentiel ici est la nature et la fonction strictement
humaines du phénomène
La bibliographie finale semblable celle que Lenglet avait donnée dans sa
Méthode pour étudier Histoire.. installe étude des apparitions et des songes
dans une conception cumulative du savoir Les témoignages par leur classement et
leur progression confirment cet effet de sens Ce que propose le Recueil de
dissertations anciennes et nouvelles est dans ce domaine la constitution une
histoire philosophique des progrès de esprit humain Il est significatif cet égard
que les derniers textes proposés tous postérieurs 1700 soient autant de mises en
question de la réalité des phénomènes surnaturels Tel lit qui bouge Saint-Maur
sous influence du Diable se révèle avoir des roulettes Lenglet publie une Lettre de
Caperon sur les fauses apparitions de 1726 des Réflexions philosophiques de
Pierquin sur évocation des morts de 1727 la Dissertation sur la possession et
sur infection des maisons par les démons de 1746 et enfin un Essai sur les
apparitions de Meyer de Halle de 1748 qui constituent des dénonciations de la
crédulité populaire et la réduction du surnaturel humain au rationnel
Il serait légitime de classer les informations sur la culture populaire que
fournissent ces quatre textes que je viens évoquer selon les critères avancés par
Arnold Van Gennep dans son Manuel de folklore fran ais contemporain 52 et repris
par Robert Muchembled dans son excellent Culture populaire et culture des
élites On retrouverait qui pourrait en douter nombre de faits évoqués par ces
deux auteurs et par suite une confirmation de pratiques envoûtement et de
protection de rituels magiques qui ont survécu la fin du Moyen Age et me
semblent contredire la thèse soutenue par Muchembled une répression triom
phante dès le xviie siècle qui détruirait largement les formes vivantes de la culture
populaire La survivance dans la littérature de formes propres la culture paysanne
et folklorique comme le montre analyse par Jacques Proust de Jacques le
Fataliste 54 le recours dans élite sociale des pratiques de sorcellerie et de magie
engouement populaire pour irrationnel religieux bien palpable lors des manifes
tations des convulsionnaires démentent assez largement hypothèse une muta
tion brutale et radicale Sans doute est-il vrai que le statut de cette culture est plus
le même elle plus le droit de cité elle est largement refoulée elle nous
est donnée lire dans les écrits des théologiens qui la récusent très fortement

1235
EN FRANCE SOCIETE ET CULTURE

atomisée égrenée ne répondant plus la définition selon laquelle elle constituait


pour essentiel une création. fondamentalement autonome un système explica
tion du monde basé sur des rites de passage et sur une mentalité collective faisant
une très grande place la magie. 55 Mais est oublier la perspective dans
laquelle ils écrivent Saisies de extérieur réduites leurs apparences ce un
regard cultivé rationnellement et théologiquement peut en percevoir ces supersti
tions classées au mieux selon les sacrements auxquels elles se rattachent ne
peuvent en aucun cas apparaître comme formant un système comme ayant valeur
explication du monde Elles sont entrée posées le rationalisme ambiant aidant
comme des excroissances des perversions parasitaires des ajouts crédules au
christianisme dominant Par ailleurs la description que dresse Muchembled du
monde insécurité et de peurs dans lequel vit le paysan du Moyen Age me paraît
valoir pour les ruraux du xvine siècle Quant la vie urbaine comme le montre une
étude récente 56 elle est guère plus rassurante pour les pauvres démunis même si
les lieux et les liens de sociabilité donc de protection diffèrent de la campagne la
ville
Un témoignage un ancien paysan Jamerey Duval devenu par une suite de
hasards heureux et une acculturation tardive bibliothécaire de Empereur
Vienne après avoir été lui fils de brassier de la région Auxerre chassé du
domicile familial gardien de dindons de vaches demi-mendiant et enfin modeste
homme tout faire un ermitage confirme au début du xvine siècle le monde
paysan expliquait les succès des armées coalisées par influence du Diable Même
peur de la nuit même croyance en un univers peuplé de créatures réunies en un
sabbat endiablé porteuses de mort ou facilitant ceux qui pactisent avec elles des
succès mondains que le malheur et la misère présents rendraient impossibles On
pourrait reprendre ici systématiquement le texte des Mémoires de Jamerey Duval
pour montrer la permanence des peurs et des pratiques paysannes La présence
obsédante de la faim et du froid dont épisode de la famine de 1709 donne la
mesure rythme longtemps le récit de Duval comme une morne et dolente litanie
Même insécurité du corps affamé souffrant même peur du manque et mêmes
peurs imaginaires de la nuit du Diable de inconnu et parfois même de étranger
ai analysé ailleurs avec toutes les précautions usage agissant un texte
culturellement et chronologiquement extérieur son objet la vie paysanne) le
témoignage de Duval sur les formes de la culture paysanne en ce début du
xvine siècle 57 Il confirme totalement analyse qui en est proposée dans Culture
populaire et culture des élites On retrouve ce cadre spatio-temporel espace du
village le temps cyclique que définit Muchembled la vision du monde il
reconstruit avec ce rôle primordial donné la femme les magies du corps les signes
du bonheur et du malheur qui en sont les éléments essentiels 58 Ce qui tend
prouver que ni Lebrun ni Thiers ne décrivent un état archaïque des campagnes La
violence des attaques du rationalisme religieux contre les superstitions populaires
prouve bien elles demeurent vivaces Il ne faut pas confondre rupture culturelle
et constitution une culture des élites avec son extension toutes les couches de la
société absolutisme modelé culturellement élite il pas homogénéisé me
semble-t-il ensemble des Fran ais Les campagnes continuent vivre au rythme
une culture qui bouge sur ses marges mais demeure pour essentiel stable Sans
doute est-elle plus partagée par élite sociale fût-ce partiellement comme dans
époque préclassique Quand au xvine siècle les juges condamnent les sorcières
pour trouble de ordre public et non plus pour commerce avec le Diable ils se

1236
J.-M GOULEMOT PHILOSOPHIE ET SUPERSTITION

dissocient du même coup une culture où le surnaturel est per comme une
réalité

Ce apportent les textes que ai présentés est outre une image du rapport
entretiennent les élites religieuses gagnées au rationalisme avec les cultures
populaires une masse importante informations ordonner et classer sur les
pratiques culturelles des milieux ruraux qui pour paradoxal que cela paraisse ont
valeur de vécu Le monde tel il se donne travers le traité de Thiers celui de
Lebrun ou les documents réunis par Lenglet Dufresnoy est riche une infinité de
signes une multitude de malheurs Le savoir paysan offre les moyens une
protection et un recours univers visible un double sens et derrière lui il faut
percevoir ce monde invisible peuplé de forces hostiles domestiquer ou
contrarier et abord connaître Il contient toujours le mal et le remède les deux
unis parfois dans une relation de type homéopathique Les maux sont abord
ordre naturel maladies comme la gravelle la goutte le mal de gorge les
ger ures le de sang les fièvres et surtout la fièvre quarte... ou ordre
accidentel comme les brûlures les accouchements dangereux les maux dus la
foudre aux ouragans aux orages ou aux pluies Ils atteignent les personnes ou les
biens matériels les personnes sont malades et meurent ou sont condamnées
impuissance sexuelle les biens matériels sont contaminés détruits par les
incendies ou dévorés par les animaux ou les parasites charan ons vers rats
fourmis. Apparaissent donc comme fondamentalement en danger dans un
univers hostile la vie santé et puissance virile donc donneuse de vie et la
richesse nécessaire cette même vie que possède chacun Les menaces sont
réelles mais virtuelles effets de forces où proviennent les malheurs qui peuvent
être utilisées pour qui en connaît les secrets 59
lire ouvrage de Thiers on prend conscience aux maux origine
naturelle sans doute en nombre très réduit pour la croyance populaire il faut
surimposer la masse innombrable de ceux qui naissent des maléfices un pacte
exprès ou du moins tacite avec le Démon 60 bien des égards les maux ne
diffèrent que par leur origine impuissance sexuelle mise part qui est jamais
reconnue comme relevant un ordre naturel du biologique ou du vivant puisque
la sexualité est symbole de vie même ils sont justiciables les uns et les autres
des mêmes préventions ce qui laisse entendre que les ligatures talismans et
phylactères 61 possèdent une puissance propre arrêter la marche naturelle aussi
bien que surnaturelle des accidents du monde des hommes Rien ne nous dit ils
ne peuvent opposer au mal origine maléfique satanique En fait plus
largement animisme du monde implique on parvienne connaître les forces
qui habitent et leur résister
Par ailleurs la culture populaire croit la possibilité un dépassement de
humain elle offre les moyens de disposer des pouvoirs extra-naturels se
rendre invisible corrompre femmes et jeunes filles gagner toujours au jeu faire
confesser les secrets. est-à-dire égaler Dieu ou au Diable et nier les limites de
humaine condition en obtenant certains effets qui surpassent les forces de la
nature 62 Mentalité magique donc où le talisman incantation le pacte
diabolique jouent un rôle fondamental et qui traduit la croyance en un univers
parallèle où les impossibilités du quotidien sont impuissantes imposer leurs
contraintes Univers parallèle différent et pourtant semblable il participe de
ses fantasmes de ses désirs et de ses peurs Pourtant ce désir impossible apparaît

1237
EN FRANCE SOCI ET CULTURE

comme parfaitement marginal car ce que traduit la culture populaire est abord
la volonté de rationaliser la banale quotidienneté du malheur le froid le mari
brutal accouchement difficile et espoir jamais abandonné de vaincre le destin 63
La question de aiguillette entendons par là de impuissance sexuelle
occupe une place fondamentale dans ensemble des croyances et des pratiques
relevant de la culture populaire Elle en résume me semble-t-il toutes les données
elle seule Par elle se signifient une angoisse profonde de la mort et importance par
le biais de la sexualité attachée la survie plus encore au plaisir de la vie elle-
même En elle peut se lire une double hantise corporelle et théologique et par là les
rapports étroits entretiennent le paganisme et la théologie catholique Le corps
impuissant accomplit plus une de ses fonctions essentielles et le mariage non
consommé quand on noué au marié aiguillette apparaît ainsi que dans le droit
canon comme dénué de réalité
Les pratiques par lesquelles se noue ou se dénoue aiguillette sont tout aussi
fondamentalement exemplaires utilisation de prières tronquées ou détournées de
leur finalité propre gestuels valeur magique pratiques discursives rituelles
maniement des objets utilisation des fins libératoires aliments usuels comme le
sel... ou encore simples mesures de bon sens fussent-elles condamnées par la
morale et les bonnes urs64. échantillonnage est révélateur de espace
imaginaire populaire de ambivalence des objets quotidiens du mélange du
symbolique et du réel des valorisations immédiates et plus subtilement distanciées
Dans cette optique on appréciera leur valeur ces deux pratiques relevées par
Thiers pour dénouer aiguillette Faire mettre les nouveaux Mariés tout nuds sur
le pavé ou sur la terre faire baiser époux le gros doigt du pie gauche de
épousée et épouse le gros doigt du pie gauche de époux leur faire faire
chacun un signe de croix avec les talons et un autre signe de croix avec leurs
mains et les obliger de prier Dieu il les délivre du maléfice ils souffrent65
Mais aussi Percer un tonneau de vin blanc dont on encore rien tiré et faire
passer le premier vin qui sort dans la bague donnée épouse avec cette variante
Pisser dans le trou de la serrure de glise où on épousé 66
Demeure tout aussi vivace au xvine siècle dans les milieux populaires urbains
et ruraux la croyance en la présence de signes cataclysmes apparitions
extraordinaires sens second objets familiers rencontres inattendues. le monde
est un grand livre déchiffrer et lire qui annonce aux hommes leur avenir et leur
destin La culture populaire croit donc avec ferveur aux présages est-à-dire
existence des signes et existence un code qui permet de les traduire en termes
histoire individuelle ou collective On en verra de nombreux exemples chez
Lenglet Dufresnoy et chez Lebrun Ainsi homme qui apparut Besan on pour
proclamer Peuples peuples amendez-vous ou vous êtes la fin de vos jours
apparition suivie une grande obscurité puis un déluge et un tremblement de
terre et il homme qui regarde cela qui les cheveux ne se dressent sur la tête
car est une chose merveilleuse effraïante et épouvantable voir Plusieurs
personnes ont certifié ces choses. ajoute la chronique rapportée par Lenglet
Dufresnoy On ne compte pas les nombreux changements de couleur du soleil
plus rouge que le sang le plus fréquemment les cortèges qui sillonnent le ciel
jaillis brusquement une nuée De cette nuée est sorti un grand nombre de gens
habillés de noir et armés comme gens de guerre pied et cheval marchant en
ordre lesquels ont passé tout bellement par dedans ce Soleil vers Orient et cette
troupe été suivie derrière un grand et puissant homme qui été beaucoup plus

1238
J.-M GOULEMOT PHILOSOPHIE ET SUPERSTITION

devant que les autres 67 la fin du xvne siècle et au début du xvnie Paris est le
théâtre apparitions multiples revenant dans la rue des coufles rue du Mont-
Cenis apparition de la mère Marie-Angélique Arnaud abbesse du Port-Royal de
Paris. Apparitions aussi Valogne Dourdan un horrible et très épouvanta
ble démon sur glise-Cathédrale de Quimper Corentin en Bretagne ledit
démon de couleur verte ayant une longue queue de pareille couleur 68 Ces récits
apparition valeur de présage comportent les moyens de parer aux dangers ils
annoncent Ainsi Quimper Corentin on fit jeter un pain de seigle de quatre sols
dans lequel on mit une Hostie consacrée puis on prit de eau bénite avec du lait
une femme nourrice de bonne vie et tout cela jeté dedans le feu tout aussitôt le
démon fut contraint de quitter le feu et avant que de sortir il fit un grand remue-
ménage 69 On retrouve là la même structure du malheur et de sa parade qui
définit le dualisme que la culture populaire prête au monde humain dans ses
rapports invisible et au surnaturel
il existe au même titre que les sorcières qui agissent sur les forces occultes ou
connaissent les moyens de lutter contre elles 70 des magiciens devins capables de
trouver des choses cachées ou de deviner avenir chacun peut tenter son
compte de déchiffrer les incertitudes de avenir par exemple la nuit des Calendes
de janvier en demeurant assis la tête de deux chemins sur une peau de taureau
ou encore en faisant cuire des pains cette nuit pour en tirer bon augure si ces pains
devenoient gros et bien levés 71
cette abondance de signes artificiellement constitués ou naturellement
présents dans le monde répond la circulation incessante des âmes Malgré les
le ons de glise évangélisation des campagnes la chasse acharnée aux sorcières
affirme encore en plein xvnie siècle me semble-t-il animisme fondamental de la
culture populaire Sans doute ce peuplement du monde que décrivait ironiquement
déjà Balthasar Bekker est-il plus de mise mais lui-même ne mettait-il pas en doute
la croyance au Diable Le commun sentiment on du Diable écrivait-il de sa
connaissance de son pouvoir et de ses opérations et des gens qui sont accusés
avoir commerce avec lui commen me devenir très suspect par le secours des
lumières naturelles que ai communes avec les autres hommes lesquelles étoient
fortifiées et purifiées par criture 72 Ce qui demeure essentiel dans cette vision
du monde est pourtant la croyance la présence des âmes errantes cet égard
ouvrage de Lenglet Dufresnoy est riche de références Lui-même ne classe-t-il pas
les objets qui se présentent dans les apparitions outre la Divinité les bons anges et
les mauvais en âmes bien heureuses âmes dans la peine âmes réprouvées 73
II est par ailleurs évident que les apparitions servent faire connoitre aux fidèles
état des âmes séparées de leurs corps Telle âme de ur Alis de Telieux morte
sans prières ni funérailles et qui cherche sépulture chrétienne 74 ou celle de cette
femme du Faubourg Saint-Marcel après elle demeurée cinq ans entiers
ensevelie. parlé son mari et lui commandé de faire prière pour elle même
si cette histoire permet Lenglet Dufresnoy de poser la question plus générale de
savoir si les esprits de ceux qui sont morts voire dès très long tems peuvent
revenir pour conclure que dans cette affaire étoit une tromperie de la part de
quelque voisin ou une imagination de la part du mari dont le cerveau étoit blessé
Qui ne voit dans ce récit une suite de bagatelles
Dans les coulisses du monde visible la culture populaire pose existence un
grouillement de créatures invisibles âmes en détresse des humains déjà morts
créatures maudites comme diables et vampires dont Dom Calmet démontre

1239
EN FRANCE SOCI ET CULTURE

in-éfutable réalité Ce monde invisible dans des circonstances particulières se


manifeste aux vivants Les âmes en peine leur demandent aide pour trouver la paix
en Dieu et dans angoisse de leur errance tourmentent leurs familiers et leurs
proches Le Diable opère par séduction parce il ne se présente pas en demandeur
comme les âmes errantes Il est détenteur un pouvoir sur les forces surnaturelles
il propose aux humains en échange de leurs âmes 76 bien des égards le monde
invisible est le miroir du monde réel il ses puissants et ses faibles ses relations de
force entraide et de séduction trompeuse

II semble difficile de douter une survie extrêmement importante de la culture


populaire sous ses formes les plus fécondes durant Age classique hypothèse
une répression triomphante ne tient pas épreuve des faits Car comment
expliquer insistance de glise catholique dénoncer la superstition ironie un
Voltaire et de toute la pensée philosophique pour les croyances populaires Il ne
me semble pas complètement exact avancer hypothèse une répression
systématique Les travaux de Michel Foucault ont montré les limites du renferme
ment sexuel 77 Par ailleurs les procès de sorcellerie sont abandonnés au cours du
xvine siècle 78 glise elle-même se félicite des nouvelles pratiques judiciaires
utilisées envers ceux ou celles on accuse de sorcellerie Il est passionnant de voir
que le Dictionnaire de Trévoux et Encyclopédie en autres termes le courant
jésuite et artillerie philosophique ont les mêmes mots pour approuver abolition
des procès de sorcellerie Ce qui revient dire que loin de chercher détruire par la
violence les formes les plus visibles de la culture populaire on refuse tout
simplement de leur faire crédit Mais il est pas licite assimiler ce mépris des élites
une répression ouverte ou une mort culturelle effective 79
Une enquête sur la littérature médicale qui dénonce sans relâche la persistance
une médecine populaire est révélatrice elle aussi de cette survie culturelle Le
livre de Laurent Joubert Erreurs populaires au fait de la médecine et régime de
santé publié pour la première fois en 1578 est réédité plusieurs reprises et tous
ceux qui traitent du sujet font référence 80 Citons aussi le Traité de Primerose sur
les erreurs vulgaires de la Médecine avec des additions très curieuses de de
Rostagny qui paraît en 1689 celui du docteur lh ce Erreurs populaires sur la
médecine de 1784 celui aussi de Bienville Traité des erreurs populaires sur la santé
de 1775 On pourrait multiplier les titres abondance une telle production
prouve que non seulement il existait encore une médecine populaire mais elle
est largement pratiquée par les gens du monde et par les médecins eux-mêmes
opposition entre médecine populaire et médecine savante ne recouvre pas les
mêmes divisions sociales que dans le champ culturel La polémique autour de
inoculation de la petite vérole oblige même nuancer opposition trop nette que
on serait tenté établir entre une médecine scientifique et expérimentale et une
médecine magique et populaire La résistance la pratique de inoculation tout
comme son adoption enthousiaste sont le fait de élite Le peuple est pour sa part
écarté par la force des choses un débat et une pratique qui est essentiellement
urbaine et elitiste Par ailleurs inoculation est que adoption une pratique de la
médecine populaire orientale dénuée de toute théorisation relevant de expérience
immédiate 81 trange position de la science reconnue comme telle attachant

1240
J.-M GOULEMOT PHILOSOPHIE ET SUPERSTITION

des pratiques un état archaïque du savoir et refusant un progrès thérapeutique


venu droit une pratique prescientifique
Tout ceci prouve le caractère aléatoire de nos catégories de classement de ce
passé culturel Ce qui semble pourtant acquis est que accession ce qui est
socialement et institutionnellement reconnu comme culture passe par abandon de
toute une conception du monde autrefois avec des traits propres chaque groupe
commune tous Phénomène acculturation particulier cheminement initiatique
Le succès de la Bibliothèque bleue de Troves peut-être cette valeur pour une élite
paysanne qui veut se démarquer par le livre une masse qui participe de oral et
du magique Dans Monsieur Nicolas de Rétif on voit nettement comment se
distingue la culture du riche laboureur elle participe de la lecture et se nourrit
essentiellement de la religion de celle du berger qui se fonde sur des contes où le
Diable et les événements surnaturels jouent le premier rôle 82
On pourrait en déduire que sur le front de élite sociale la bataille du
rationalisme prenons expression pour ce elle vaut avec ses limites est
totalement gagnée dès la fin du xvne siècle Celui qui croit encore au Diable aux
loups-garous aux grimoires apparaît comme un personnage ridicule et
parfaitement archaïque Le héros du roman de abbé Laurent Bordeion
Histoire des imaginations extravagantes de Oufle causées par la lecture des
livres qui traitent de la magie du grimoire des démoniaques sorciers incubes
succubes des horoscopes talismans sortilèges. publié en 1710 83 une fonction
sociale de repoussoir Oufle esprit troublé par les livres de demonologie va
extravagance en extravagance et par suite de malheur en malheur Il se prend
successivement pour un loup-garou se livre des pratiques superstitieuses pour
vérifier la fidélité de sa femme il va tenter ensuite toujours inspiré par ses
mauvaises lectures de tromper. Tous ces épisodes sont fondés sur un appareil
érudit mis en note Bordeion cite Thiers les Admirables Secrets Albert le Grand
le Solide Trésor du Petit Albert. ce qui montre bien que ce livre écrit abord
contre des livres contre une culture qui été celle de la classe même qui lit les
mésaventures de Oufle et non contre des croyances populaires dont il faudrait
se démarquer preuve me semble-t-il le fait que Bordeion ait écrit en 1689 De
Astrologie judiciaire entretien curieux où on répond une manière aisée et
agréable tout ce que on peut dire en sa faveur et où on fait voir en méme terns la
superstitieuse vanité de sa pratique et la dangereuse fausseté de ses prédictions 84
Mais aussi arme ici employée ironie Aucun appel dans les aventures Oufle la
raison au médical la philosophie ou la théologie Il suffit de montrer le
bourgeois Oufle grotesquement ridicule mis en échec engagé dans des pratiques
peu rentables ou le déclassant pour que le récit atteigne son but
Une recherche précise sur le théâtre comique la poésie légère et satirique de ce
début du xvine siècle montrerait très certainement que la satire de abbé Bordeion
ne constitue pas un fait isolé il là toute une stratégie littéraire visée sociale et
culturelle qui est mise en place Preuve donc puis-je croire de la justesse de mon
hypothèse sur la marginalisation culturelle dans laquelle installe élite tant par
rapport son passé que par rapport aux formes toujours bien réelles de culture
populaire Mais signe aussi de résistances un combat qui est pas encore
totalement gagne Une des aventures du bon bourgeois Oufle est cet égard
parfaitement significative Il revêtu une peau de loup pour aller un bal masqué
esprit troublé il finit par se prendre pour un loup-garou et se met errer dans les
rues où il provoque la panique des passants Ce qui prouve que la croyance aux

1241
EN FRANCE SOCI ET CULTURE

créatures maléfiques est pas morte Oufle pourrait passer la première lecture
pour une figure semblable celle de Don Quichote Mais il entre Oufle et le
Chevalier la Triste Figure une différence fondamentale si un et autre
participent par archaïsme culturel un monde aboli et ils reconstruisent
univers la lumière de ce passé les contemporains de Don Quichote et Sancho lui-
même savent bien que les moulins vent ne sont que des moulins et Dulcinée un
souillon auberge les contemporains de Oufle eux bien souvent sont prêts
prendre pour des réalités ces créatures maléfiques qui existent que dans son
imagination bien regarder Oufle est pas tellement étranger en son
monde Il est ce par quoi se dit la résurgence toujours possible chez tous une
culture ancienne
Cette ambiguïté de la signification des Extravagances de Oufle est présente
au ur même de Encyclopédie en ai analysé les articles qui ont trait des
éléments de culture paysanne Grâce aux renvois je crois autant on puisse être
avec ces milliers et milliers de pages avoir été aussi complet que possible 85 La
perspective de Encyclopédie est extrêmement nette ensemble de ces articles en
général uvre de Jaucourt appartient aux séries Histoire des superstitions et
Sortilège et divination Par cette inscription se signifie paradoxalement appar
tenance de ce fragment du discours encyclopédique ensemble du discours
théologique chrétien contemporain ailleurs Del Rio et Thiers sont assez souvent
la source de information contenue dans les articles Il aura donc abord une
péjoration de type religieux un refus de ce qui est appelé superstition Ainsi la
sorcellerie définie entrée comme une opération magique honteuse et ridicule
attribuée stupidement par la superstition invocation et au pouvoir des démons
La définition que Encyclopédie propose de la superstition Culte de religion
faux mal dirigé pleine de vaines terreurs contraire la raison et aux saines idées
on doit avoir de tre Suprême est cet égard parfaitement éclairante
Conscient par ailleurs il existe un surnaturel chrétien auquel il faut croire le
rédacteur du Dictionnaire des Sciences et des Arts en remet aux théologiens pour
déterminer les limites que ne peut franchir le rationalisme Dans article
Sortilège il écrit Le sortilège est compris dans ce que on appelle en général
magie mais il particulièrement pour objet de nuire aux hommes soit en leur
personne soit en leurs bestiaux plantes et fruits de la Terre Il appartient aux
Théologiens de traiter une matière si délicate On reconnaîtra là espace discursif
offert aux démonologues et aux théoriciens ce qui explique que la partie
technique de article Incubes soit entièrement prise chez Del Rio tout
comme les articles Sabbat Succubes Cette référence constante la
demonologie accompagne dans le même temps une mise en cause critique de
ses affirmations Ainsi dans le domaine des rêveries qui composent la Magie
naturelle il est reproché la théologie de faire trop souvent cause commune
avec la superstition article Sabbat se termine par un jugement défavorable de
Malebranche sur Del Rio auquel on reproche de ne pas avoir une certaine force
de raisonnement qui satisfasse le lecteur
En fait au discours théologique Encyclopédie préfère bien vite le credo
philosophique Et abord le refus de emploi de la violence institutionnelle contre
la superstition Jaucourt dans article Sorcellerie se félicite de arrêté de 1672
qui défend aux tribunaux du royaume admettre de simples accusations de
sorcellerie il attribue la raison naissante Vient ensuite la rationalisation
des phénomènes que la superstition considère comme surnaturels incompré-

1242
J.-M GOULEMOT PHILOSOPHIE ET SUPERSTITION

hensible le discours encyclopédique substitue un ensemble de causalités naturelles


explicables relevant de la physique ou de la physiologie Si la possibilité des incubes
existe puisque la théologie en porte garante le plus souvent il est bien plus
raisonnable de penser que tout ce on raconte des incubes et ce en ont dit elles-
mêmes les sorcières dans leurs dépositions est effet une imagination ardente et
un tempérament fougueux Que des femmes abandonnées la dépravation de
leur ur embrasées de désirs impurs ayent eu des songes et des illusions vives et
ayent cru avoir commerce avec les démons il rien là de si étonnant
imaginer on est transporté dans les airs sur un manche balai on danse
on fait bonne chère on adore le bouc et on commerce avec lui ou avec
ses sujets De même la ligature état impuissance vénérienne causée par
quelque charme ou maléfice se révèle être une maladie de imaginaire article
Ligature tandis que la fascination qui est exercice du pouvoir prétendu de
ceux qui causent des maladies aux hommes aux enfants surtout et aux bestiaux par
effet de certaines paroles magiques et même par le regard trouve sa raison être
naturelle dans une théorie de il des humeurs et des sucs que révèle article
Maléfice La lycanthropie fait de se transformer en loup-garou relève de la
médecine et constitue une des formes aiguës de la mélancolie
Dans cette perspective toutes les créatures du monde invisible toutes les forces
qui habitent toutes les pratiques qui visent les domestiquer ou se concilier leur
bienveillance sont soit réductibles des causes naturelles que la physique permet
analyser soit purement illusoires La démarche rationaliste conduit alors tout
naturellement rechercher les causes mêmes de ces illusions Au niveau individuel
ce sera par recours la médecine et la psychologie au niveau collectif en
construisant une histoire des progrès de esprit humain qui place la superstition
dans la préhistoire de humanité et fait du présent le temps de la libération des
hommes Les croyances magiques sont le fait des temps de barbarie Les noms de
lutin de fantôme de spectre de revenant et autres semblables abondent dans les
pays proportion de leur stupidité et de leur barbarie article Lutin
astrologie en croire Jaucourt appliquée la médecine eut lieu dans ces temps
ignorance la magie appartient aux siècles de barbarie et ignorance article
Magicien la même situation historique vaut pour toutes les pratiques il
agisse de la prédiction de la croyance au surnaturel ou aux pouvoirs maléfiques
ces temps de ténèbres Encyclopédie oppose le présent philosophique qui
détruit les illusions en montrant leur caractère fallacieux Ainsi la magie la
Philosophie et surtout la Physique expérimentale ont fait perdre. son crédit et sa
vogue et ajouter les bornes de cette prétendue magie naturelle se rétrécissent
tous les jours parce éclairés du flambeau de la Philosophie nous faisons tous les
jours heureuses découvertes dans les secrets de la nature Car ce est pas la
simple dynamique historique qui vaincu la superstition mais la philosophie
militante est le dernier effort de la Philosophie est-il noté dans article Magie
surnaturelle avoir désabusé humanité de ces humiliantes chimères
Comme il est acquis que nos préjugés nos erreurs et nos folies se tiennent la
main et que la crainte est fille de ignorance celle-ci produit la superstition qui
est son tour la mère du fanatisme source féconde erreurs illusions de
fantômes une imagination échauffée qui change en lutins en loups-garous en
revenans en démons même tout ce qui la heurte est donc contre ignorance
elle-même il faut lutter Et voilà justifiés toute la pédagogie autoritaire des
Lumières elles-mêmes le mépris aussi elle porte un peuple ignorant qui

1243
EN FRANCE SOCI ET CULTURE

continue participer une culture archaïque Car est bien le bas-peuple qui
continue croire aux loups-garous article Loup-Garou où il est parlé du menu
peuple et des laboureurs) ou aux almanachs article Astrologue .ou encore des
peuples demeurés dans leur enfance comme les Lapons et en général les peuples
barbares qui cultivent la magie et en font grand cas article Magie Dans cette
vision progressive de histoire où la barbarie primitive est vaincue par les progrès
de la raison les peuplades primitives et le peuple accroché ses superstitions ont
même statut La triple hiérarchisation historique géographique et enfin sociale
recouvre une même division entre ceux qui participent de la raison et ceux qui en
sont éloignés Image du monde qui est symbolique du mouvement des Lumières et
de ses contradictions idéologiques profondes qui concilient une visée pédagogique
humaniste dimension egalitaire avec un point de vue strictement européo-
centriste et la conscience de constituer le discours une élite gardienne du savoir et
de la raison
Tout naturellement peut-être se donne lire dans le discours que tient
Encyclopédie sur les superstitions populaires prérauonnelles ou magiques
faudrait-il peut-être écrire essentiel de la thématique philosophique Ne va-t-on
pas reprendre une des affirmations les plus chères de la pensée
anticléricale un Voltaire ou un Holbach selon laquelle la religion aurait été
inventée par les tyrans et la caste des prêtres pour mieux aliéner et exploiter la
masse 86 Aussi lira-t-on dans article Enchantement ce sont des paroles et
cérémonies dont usent les magiciens pour évoquer les démons faire des maléfices
ou tromper la simplicité du peuple > idée qui est reprise dans article Astre où
accent est mis sur les imposteurs qui utilisèrent astrologie pour tromper les
peuples et les dominer
Ainsi analysés les articles de Encyclopédie qui traitent des croyances
populaires offrent un étrange mélange ils prennent appui sur un ensemble de
données et de perspectives prises la théologie mais confondent dans une même
réprobation la superstition telle que la définit la norme religieuse un Thiers et
un Lebrun et la croyance religieuse elle-même Ainsi bien des égards le
discours de Encyclopédie se confond avec le discours antireligieux des Lumières

Au-delà de ses ambiguïtés Encyclopédie semble illustrer pleinement emprise


du rationalisme dans la culture des élites Elle peut en être la preuve mieux encore
que le lexique du temps pourtant largement marqué par le mouvement de
marginalisation des croyances populaires 87 se limiter une première lecture on
finirait par croire que le combat commencé au xvie siècle est achevé par une
victoire que la frontière entre culture populaire et culture des élites est nettement
tracée aucune confusion est possible il existe pas de passage un
univers culturel autre Niais ceci est exact que dans certaines limites La
transparence du discours des progrès de esprit humain est une illusion trompeuse
Ce que doit constater Encyclopédie est une déroute relative du rationalisme qui
pas réussi entamer empire de la magie dans les campagnes son règne sur le
bas peuple Et il lui faut constater échec de la philosophie militante qui faute
analyser en profondeur tout un ensemble de faits les qualifie erreurs grossières
et permet leur maintien et parfois même leur extension article Astre Ce que
propose donc Encyclopédie est une mobilisation vigilante 88
La part faite dans le Dictionnaire des Sciences et des Arts histoire des
superstitions pour reprendre sa propre terminologie traduit me semble-t-il un

1244
J-M GOULEMOT PHILOSOPHIE ET SUPERSTITION

double phénomène Tout abord la réalité une culture autre sous-jacente bien
vivante malgré les progrès de la raison et entrée dans une époque de philosophie et
de lumières Mais aussi une fascination tout fait surprenante pour irrationnel lui-
même en verrai la preuve dans les définitions de type objectif que le Dictionnaire
propose Astragalomanie ou Astrologie par exemple crire que
astrologie est art de prédire les événemens futurs par les aspects les positions et
les influences des corps célestes est-ce pas reconnaître du même coup elle
peut parvenir Ceci même si dans le cours de article pointe le discours
démystificateur de la raison sur les arts prétendus de la divination Cette double
parole encyclopédique discours de intérieur même de objet décrit et discours
une extériorité qui le juge apparaît plus nettement encore quand les articles sont
soumis ce que appellerai la dissociation des énoncés Ainsi dans article
Fascination on expliquera essentiellement de intérieur ce elle est pouvoir
prétendu de ceux qui causent des maladies aux hommes aux enfants surtout et
aux bestiaux par effet de certaines paroles magiques et même par le regard est
une sorte enchantement Les symptômes dominans des maladies produites par
cette cause sont la fièvre hectique le marasme le plus souvent suivis de la mort
en maintenant par le mot prétendu une vague apparence de dénigrement que
dément le ton affîrmatif de article Et dans article Maléfice on tentera de
réduire la fascination un ensemble de faits naturels
Le passage du refus la fascination existe pas une tentative pour expliquer
la fascination existe et on peut rendre raison de quelques-uns des phénomènes du
maléfice et particulièrement de celui on nomme fascination me semble
révéler le rapport ambigu que Encyclopédie entretient avec les croyances
magiques autant plus que les explications proposées tournent le plus souvent
court et relèvent une démonstration métaphorique il con comme une
fronde pour rendre naturelle la fascination par le regard en est un bel exemple La
reconnaissance de pouvoirs parallèles de causalités autres des phénomènes ne
relevant pas des explications communément admises cette technique du déplace
ment correspond des équilibres de compromis Ce qui importe ici ce est pas tant
échec du rationalisme que acceptation partielle une vision du monde qui
semblait exclue de la culture des élites
Sans aller parler de fascination il faut admettre que le discours
encyclopédique sur les superstitions ne affirme pas en toute neutralité conqué
rante Nombre articles se contredisent dans le déroulement même de leur
rédaction comme si la dynamique de écriture laissait transparaître un non-dit un
refoulé article Astre après avoir affirmé que application de astrologie la
médecine eut lieu durant les temps ignorance il agit là une doctrine
outrée remplie absurdités finit par se proposer de séparer le vrai du faux...
de retenir et de faire apercevoir ce il peut avoir utile et avantageux dans
cette science pour reconnaître enfin une influence morale des astres en
soulignant que les auteurs du Dictionnaire se contentent exposer les faits sans
hazarder un jugement qui ne pourroit être inconsidéré Or est bien dans
exposé des faits comme article une nouvelle fois contradictoire le reconnaît
que réside toute la difficulté
Il est pas rare de rencontrer des articles une même série en parfaite
opposition la prudence vaguement acquies ante de article Astre répond le
rejet radical de article Astrologie astrologie judiciaire est art prétendu
annoncer les événements moraux ceux qui dépendent de la volonté et des actions

1245
EN FRANCE SOCI ET CULTURE

libres de homme comme si les astres avoient quelque autorité sur lui Tout se
passe comme si la raison philosophique tentait par des sursauts et des affirmations
tranchantes échapper la fascination pour irrationnel et le primitivisme
Pour en finir avec cette analyse de émergence du refoulé qui trouble la sûreté
du discours encyclopédique je voudrais signaler deux articles qui sous deux noms
différents traitent du même objet article Loup-garou relève de Histoire des
superstitions et Lycanthrope de la série Médecine Dans le premier il est dit
est dans opinion du menu peuple et des laboureurs un esprit malin très
dangereux travesti en loup qui court les champs et les rues pendant la nuit Il faut
quelquefois rappeler ces sortes de traits aux hommes pour leur faire sentir les
avantages des siècles éclaires On reconnaîtra là toutes les marques déjà analysées
du rejet par élite une culture populaire mais aussi optimisme satisfait et
triomphaliste des Lumières Dans article Lycanthrope le rédacteur écrit
Homme transformé par un pouvoir magique ou qui par maladie les
inclinations et le caractère féroce un loup Etrange glissement de sens on
admet ici la réalité du loup-garou quitte la définir comme un effet pathologique et
on met sur le même plan maladie et magie ce qui implique que la valeur des
sortilèges et des enchantements ne peut être mise en doute Comme le montre
article Mélancolie sur la figure du fou viennent se loger les peurs ancestrales
que les hommes un passé proche projetaient sur les créatures mauvaises de la nuit

Il ne peut agir de démasquer le rationalisme de Encyclopédie et en proposer


une lecture inversée mais de rappeler travers ce livre exemplaire la présence que
le triomphalisme des Lumières et idéologie dont notre culture les investies
masquent nos yeux et aux leurs une culture populaire dont élite sociale est
démarquée depuis la fin du Moyen Age De montrer aussi que la frontière entre
culture populaire et culture des élites est parfois imprécise et que tout un refoulé
parvient se dire sous les affirmations et les refus de la raison militante Je me refuse
interpréter cette émergence comme une faiblesse reprenant mon compte la
légende que Francisco Goya inscrivait en marge une des gravures des Caprichos
El sue de la raz engendra los monstruos Mais aussi la réduire une
annonce un devenir la traiter en source occulte du romantisme ou du
mysticisme plus proche de la fin du siècle Elle constitue mes yeux une trace
historique et non pas une nostalgie ou une promesse Par elle se dit mutilée et
balbutiante une unité culturelle perdue Ce vague écho un temps avant la norme
imposée par Age Classique devrait permettre sous la cohérence proclamée et
admise des Lumières sous le drapé une littérature institutionnalisée et codifiée de
percevoir les tensions un jeu culturel et idéologique complexe de percevoir dans
des uvres privilégiées reconnues ou oubliées les marques une double
appartenance dans le travail propre écriture 89

Jean-Marie GOULEMOT
niversitede Tours

1246
J.-M GOULEMOT PHILOSOPHIE ET SUPERSTITION

NOTES

Daniel ROCHE Le siècle des Lumières en province Académies et académiciens provinciaux


1680- 789) Paris-La Haye 1979
Voir utilisation en fait Robert MUCHEMBI.ED Culture populaire et culture des élites clans la
France moderne Ve-X VI IIe siècle) Paris 1978 19
Voir mon édition paraître des Mémoires de Jamerey Duval et plus spécialement
introduction
Sur la Bibliothèque bleue de Troyes je renvoie aux ouvrages désormais classiques de
Geneviève BOI.L ME et Robert MANDUGU
MUCHEMBLED Op Cit. 353 SS
LE ROY LADURIE Ethnographie rurale du xvnie siècle Restif de La Bretonne
Ethnologie fran aise nos 3-4 1972
Carolyn LOUGEE Le Paradis des femmes Women salons and social stratification in
seventeenth century France) Princeton 1976
Dans la scène de acte II Pierrot décrit ainsi ses jeux Charlotte Enfin donc étions sur le
bord de la mar moi et le gros Lucas et je nous amusions batifoler avec des mottes de tarre que je
nous jesquions la tête car comme tu sais bian le gros Lucas aime batifoler et moi parfouas je
batifole itou. On pourrait analyser tout aussi bien le rapport Arlequin figure distanciée du
paysan dans le théâtre de Marivaux la nourriture dans La Double inconstance Notons enfin que ce
paysan littéraire effet de réel la différence des personnages urbains est doté un remarquable
appétit sexuel dont il fait largement montre comme Jacob dans Le Paysan parvenu
Jean BODIN La Demonomanie des sorciers... Paris 1580 rééditions en 1581 1587 1598
1693 traductions latines en 581 et 1590 Un texte semblable été publié au début du xvnc sous le
titre Le Fléau des Démons et sorciers par Niort 1616
10 BODIN Le Fléau... op cit. Préface
11 Gabriel NAUDE Apologie pour les grands hommes soup onnez de magie Dernière édition
Amsterdam 1712 15 En effet nous voyons avant que les Humanitez et les bonnes Lettres
eussent été rendues communes traittables un chacun par la félicité de nôtre dernier siècle tous ceux
qui amusoient les cultiver estoient réputez hérétiques ceux qui pénétroient plus avant dans la
coignoissance de la Nature passoient pour Adiaphoristes et irréligieux celui qui entendoit le mieux
la langue Hébraïque étoit pris pour Juif ou Maran et ceux qui recherchoient les Mathématiques et
les sciences les moins communes estoient soup onnez estre enchanteurs et Magiciens.
René PINTARD Le libertinage érudit dans la première moitié du VI siècle vols Paris
1943 chap ix
13 On verra tous les détails dans la préface Pierre BAYI.E Pensées diverses sur la Comète
vols Paris 1911 -1912 par PRAT
14 Le traité de Petit est de 1654 et celui de Comiers de 1665
15 Cité par PRAT dans BAYI.E Pensées diverses op cit. vu
16 Id. xi
17 Id. vin
18 Id. ix
19 Id.
20 Id. 67 ss
21 Id. 75 ss
22 Mikhaïl BAKHTINE iivre de Fran ois Rabelais et la culture populaire au Moyen Age el
sous la Renaissance traduction fran aise Paris 1970
23 Mes références au Romani Comique renvoient édition des Romans du XVIIL siècle de
TRUCHET de la Bibliothèque de la Pléiade

1247
EN FRANCE SOCI ET CULTURE

24 Daniel LAPORTE Histoire de la Merde Paris 1978


25 Daniel ROCHE op cit. 29
26 ScARRON Le Romani Comique éd cit. 536 ss 568 ss
27 id. IIe partie chap
28 Id Iré partie chap
29 Au moment où commence le récit de Amante Invisible Scarron écrit <é Vous allez avoir
cette histoire dans le suivant chapitre non telle que la conta Ragotin mais comme je la pourray conter
après un des auditeurs qui me apprise Ce est pas Ragotin qui parle est moy 551
30 Par exemple dans le chapitre de la Iré partie une plaisanterie sur La Manunne de Tristan ne
peut être comprise que par les habitués du théâtre De même chap IO..
Je pense toute une littérature de la dérision et du burlesque les Virgile et les Télémaque
travestis
32 La seconde édition de ouvrage de Jean-Baptiste Thiers est de 1697-1703 et comporte
volumes
33 ouvrage de Lebrun date de 1702 Dans cette première édition il ne comporte un
volume La deuxième édition de 1732-1737 esten volumes Lou rage de Dom Cal met est de 1746
celui de Lenglet Dufresnoy est de 1751 en volumes Nos références renvoient édition de Thiers
de 1697-1703 Paris vols celle de Lebrun de Paris 1732-1737
Signalons enfin est paru en 1733-1736 Amsterdam ouvrage suivant Superstitions
anciennes et modernes préjugés vulgaires qui ont induit le peuple des usages et des pratiques
contraires religion dont les auteurs sont LEBRUN et abbé THIERS publié par les soins de BELI-ON
DE SAINT-QUENTIN et BERNARD
34 MUCHEMBI.ED dans La sorcière au village Paris 1979 montré le rôle des démonologues
dans la construction de la figure de la sorcière 77 ss
J5 LEBRUN op cii éd cit 25
36 DOM CAI-MET op cif. préface III
37 Id 11
38 Id. 157
39 Id 178
40 Id. 196
41 Id. 200
42 Id. 102 ss
43 Bernard GROETHUYSEN Origines de esprit bourgeois en France Paris 1927
44 THIERS op cit. préface
45 Ibid
46 Ibid
47 LFNGI.ET DuFRESNOv op cil. Avertissement
48 Id. préface cv
49 Ibid
50 Ibid préface LXX ss
51 Methode pour étudier histoire... de abbé LENGI DUFRESNOY Paris 1713 vols
52 Arnold VAN GENNEP Manuel de folklore fran ais contemporain Paris 937-1958 en
vols tome non paru)
53 MuCHEMBt.ED Op Cit. 19
54 Voir de Jacques PROUST Diderot et la diseuse de bonne aventure communication présentée
au Congrès international des Lumières de Pisé août 1979
55 Ibid
56 Vivre dans la rue Paris au XVIIIe siècle présenté par Ariette FARGE Paris Gallimard
Archives 1979

1248
J.-M GOULEMOT PHILOSOPHIE ET SUPERSTITION

57 Sur Jamerey Duval on verra mon édition sous le titre Enfance et education paysannes au
XVIIIe siècle paraître aux ditions du Sycomore
58 MUCHEMBLED op cit. Iré partie
59 THIERS op cit. livre qui traite des Phylactères 320 ss
60 THIERS op cit. 343
61 Thiers les définit ainsi Certains remèdes superstitieux que on lie ou que on attache au
cou aux bras aux mains aux pieds aux jambes ou quelques autres parties du corps des hommes et
des bêtes pour chasser certaines maladies ou pour détourner certains accidens est de là ils
appellent aussi ligatures cause on les lie 328
62 Id. 360
63 Pour vaincre orage 347 pour préserver des maladies 362 pour éteindre les
incendies 368 pour guérir les animaux 370 pour un bon accouchement 374..
64 Voir en particulier ce qui concerne les pratiques pour dénouer aiguillette IV livre
chap
65 THIERS op cit. IV 586
66 Id. 588
67 LENGI.ET DuFRESNOY op cit. II Description un signe et miracle qui été vu au Ciel le
jour de Décembre dernier en la ville Altorff au pays de Wirtemberg 11
68 id. III La vision publique un horrible et très épouvantable démon sur glise de
Quimper Corentin en Bretagne 112
69 id. 113
70 Voir MUCHEMBLED La sorcière au village op cit. 107 ss
71 LEBRUN op cit. éd cit. II 561
72 Balthasar BEKKER Le Monde enchanté ou examen des communs sentimens touchant les
esprits leur nature leur pouvoir leur administration et leurs opérations et touchant les effets que les
hommes sont capables de produire par leur communication et leur vertu traduit du hollandais
Amsterdam 1694 vols Préface
73 LENGI.ET DUFRESNOY op cit. préface i.xx ss
74 Id. chap de la première relation
75 Id. 97
76 Id. 71
77 Michel FOUCAULT Histoire de la sexualité La volonté de savoir Paris 1977
78 Robert MANDROU Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle Une analyse de
psychologie historique Paris 1968
79 Robert MUCHEMBI-ED op cit. Deuxième partie
80 Le traité de Laurent Joubert aura des éditions en 1578 1579 1586 Sous un autre titre
Erreurs populaires et propos vulgaires touchant la médecine en 1580 1608 1600-1601..
81 Voi.TAiRE Lettres philosophiques Lettre xi
82 TIF DE LA BRETONNE le personnage du berger conteur dans la première époque de
Monsieur Nicolas Voir aussi LE ROY LADURIE art cit
83 Ce texte est repris en 1754 et en 789 cette date dans la série des Voyages imaginaires et
romans cabalistiques vol que publie avocat Garnier
84 Publié Paris en 1689
85 ai pris en compte pour essentiel les articles suivants Apparition Astre Astrogalomanie
Astrologie Astrologue Charme Enchantement Fascination Fée Incubes Lycanthrope Ligature
Loup-garou Lutin Magiciens Magie Maléfice Médecine magique Mélancolie Pierre philoso
phale Préjugé Préservatif Remède Sabbat Sorcellerie Sorcier Sortilège Succubes Superstitions
Vampires
86 Par exemple dans le Dictionnaire philosophique ou Essai sur les urs de Voltaire ou
encore La Contagion sacrée de Holbach

1249
EN FRANCE SOCI ET CULTURE

87 Dans édition de 1771 du Dictionnaire de Trévoux on trouve les définitions suivantes


Astrologie judiciaire Art chimérique. art de filou science fausse téméraire et abusive science
vaine et incertaine..
Astrologue Faiseurs almanachs devins charlatans.
Sorcier On nomme ainsi celui ou celle qui dans opinion du peuplea fait un pacte exprès avec le
diable pour opérer par son secours des prodiges et des maléfices.
Sorcellerie Les ignorants attribuent la sorcellerie tous les effets dont ils ne peuvent pénétrer les
causes
Magie ... Le peuple toujours cru et croit encore la magie la Religion condamne cet art
discutable également illusoire et méprisable..
On pourrait multiplier les références en citant Loup-garou incubes succubes vam
pire
88 Il ébauche un procès de responsabilité des tenants des Lumières qui auraient négligé
leur rôle de gardiens de la raison dans les rubriques de Encyclopédie idée est évidente dans article
Astre
89 Cette étude été présentée au Colloque international des Lumières en août 1979 Pise Des
fragments en ont été publiés dans II Manifesto du septembre 979 Un résumé sera publié dans les
actes du colloque Studies on Voltaire and the eighteenth century

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