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EN GUYANE FRANÇAISE
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psychosociologie-2018-1-page-147.htm
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Considérée par ses voisins comme un Eldorado, la Guyane, ce bout
d’Europe en Amérique du Sud, attire de nombreux migrants. La construc-
tion du centre spatial de Kourou dans les années 1960 y a notamment
contribué. Aujourd’hui, plus de 7 individus sur 10 sont, à une génération
ou deux près, descendants d’immigrants (Lapasse, 2018). Pourtant, dans
les représentations sociales dominantes, l’immigration est considérée
comme la source de nombreux maux. En réponse, la tendance est à la
surveillance des frontières et au durcissement des conditions d’accueil.
Ainsi, fin août 2016, la préfecture de Guyane a suspendu les guichets
d’accueil des demandeurs d’asile 1 en invoquant un « service saturé »,
des « stocks de demandes à traiter », des structures d’accueil « pas
calibrées » et un « usage abusif des procédures ». Fin mars 2017, tandis
que l’État revalorise légèrement l’allocation journalière pour demandeurs
d’asile, une adaptation du barème est cependant décidée pour certains
territoires ultramarins, dont la Guyane. Ceci avec l’objectif avoué de réduire
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une perspective d’interconstruction du sujet et des institutions (Baubion-
Broye, Malrieu et Tap, 1987), l’exemple de ces deux hommes illustre les
capacités du sujet à résister aux effets aliénants des structures sociales
pour tendre vers une maîtrise de son destin. Le présent article est structuré
autour de trois parties. La première décrit la façon dont le sujet interagit
avec les institutions de socialisation, de contrôle et de pouvoir. Analysées
selon cinq niveaux, intrapersonnel, interpersonnel, groupal, sociétal et poli-
tique, les conduites individuelles témoignent des conflits à la fois internes
et externes qui traversent le sujet et des potentialités créatives et straté-
giques dont il peut faire preuve. À cette approche épistémique, centrée
sur la valeur opératoire du concept de personnalisation dans des contextes
de crise, succède une deuxième, empirique. Elle retrace le parcours de
vie d’un exilé colombien en examinant son cheminement psychosocial
tant dans les cadres qu’aux marges des institutions officielles, lesquelles
se sont montrées inaptes à répondre à ses besoins les plus élémentaires,
aussi bien en Colombie qu’en Guyane française. Enfin, la troisième partie
s’appuie sur l’expérience d’un éducateur travaillant dans un centre d’héber-
gement pour demandeurs d’asile, elle montre comment les professionnels
de l’action sociale sont parfois conduits à se forger une ligne de conduite à
la limite des injonctions institutionnelles, pour rester fidèles à une certaine
éthique de l’accompagnement et échapper à une logique normative.
Ces deux exemples, celui de l’usager et de l’éducateur, bien qu’étu-
diés séparément, relèvent d’une problématique commune, celle de l’exi-
gence de la réalisation de soi ou la nécessité de trouver en soi et dans
son environnement les forces et leviers permettant de se sortir d’affaire
Perspective théorique :
de la crise au projet ou la dynamique de la personnalisation
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attention particulière doit notamment être portée au travail d’appropria-
tion subjective du monde et aux efforts de construction de soi en rapport
avec les tensions suscitées par l’environnement (Qribi, 2010). Face aux
contradictions institutionnelles et aux insatisfactions qui en découlent,
ainsi qu’aux incertitudes des situations et à leurs issues possibles et
impossibles, la lecture subjective des événements paraît décisive. Se
trouvant face à une pluralité de valeurs en concordance ou en dissonance
avec ses idéaux, le sujet est entraîné dans des délibérations intérieures
débouchant sur l’adoption d’un modèle de conduite et l’élaboration d’un
projet de sortie de crise (déterminisme par le projet) (Baubion-Broye,
Malrieu et Tap, 1987, p. 441). L’ensemble de ces composantes constitue
la trame de la personnalisation. Celle-ci est fondamentalement synonyme
de transformation interne, d’ouverture et d’action sur le monde. Elle
consiste en un travail de dépassement d’un éprouvé d’impuissance, de
dé-signification, d’anomie, d’étrangeté aux valeurs et d’incapacité à se
réaliser. Par réaction à l’aliénation qui le guette, le sujet peut restructurer
ses conduites habituelles, dans un mouvement « impliquant tout à la fois
une critique cognitive, une tentative d’harmonisation par la construction
d’un projet, sous-tendue par un système de valeurs » (Tap, 1988, p. 82).
Dit autrement, c’est en réponse aux tensions suscitées par un ancrage
institutionnel plural et des injonctions parfois paradoxales que naissent
des projets et des styles personnels. En ce sens, si le projet engage de
manière cruciale les conduites de personnalisation, en tant que processus
à la fois défensif et créatif, il est aussi l’opérateur de la transformation de
soi. La mise en œuvre de stratégies matérielles et symboliques dépend
dans cette perspective d’un processus lent qui passe par une période
déstabilisatrice pouvant déboucher sur la réorganisation des liens avec
soi et avec les autres, dans une dynamique de « reprise mobilisatrice »
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les projets actualisés, quand bien même ils pourraient paraître dérisoires
ou isolés, non seulement impactent le destin personnel, mais participent
à la restructuration des institutions et à la production du changement
social. Les pesanteurs sociologiques et les contraintes politiques et insti-
tutionnelles se révélant parfois lourdes, les acteurs peuvent être amenés
à user de stratégies inédites et à déployer une créativité indéniable pour
contourner des règles et des fonctionnements devenus paralysants. Nous
le verrons dans l’analyse des situations qui va suivre. Cependant, si cette
perspective met en lumière la conduite du projet comme instrument de
libération et outil de création de « déterminismes nouveaux » dans le
rapport ente le sujet et les institutions, une telle issue est loin de couvrir
toutes les situations que rencontrent les hommes dans les contextes de
crise ou de transition.
Les conduites de retrait, d’auto ou d’hétéro-agressivité, de déni,
d’acceptation passive ou de refuge dans des objets de substitution
(phénomènes de toxicomanie, par exemple) ne sont pas rares. Les diffi-
cultés d’élaboration des traumatismes, des pertes ou des stigmatisations
insupportables, notamment, peuvent déboucher sur des conduites défen-
sives variables. La situation d’exil, en tant que migration forcée, de par
les motifs traumatisants qui l’ont engendrée et la séparation d’avec les
repères culturels qu’elle implique, ainsi que la marginalisation sociale et
administrative qui la caractérise, peut, faute de ressources personnelles, de
métabolisation efficace du déracinement et d’étayages adéquats, conduire
à un effondrement narcissique durable (Goguikian Ratcliff, 2012 ; Chapel-
lon et Houssier, 2017).
Notre perspective consiste moins à déterminer des caractéristi-
ques universelles favorables ou défavorables d’adaptation au nouveau
contexte de vie, inconnu, dans lequel les sujets sont plongés qu’à saisir
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les plus variées. Pablo a ainsi fait preuve d’une impressionnante activité
et d’une inventivité qui l’était tout autant. Il disait ne pas vouloir subir
l’attente administrative qui lui était imposée, telle une épée de Damoclès.
Il ne voulait pas non plus se contenter d’une aide financière dont la
médiocrité lui imposerait une situation de pauvreté et de dépendance 4.
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récurrente. Il a effectivement dû tout réapprendre pour s’adapter à un
contexte étranger. L’incendie qui a anéanti son commerce a détruit un
pan important de son histoire, annihilant ses projets et battant en brèche
sa vie. Cet événement a été le déclencheur d’une décision extrême :
celle de partir. Ainsi Pablo a-t-il quitté sa terre natale avec l’espoir de
trouver ailleurs la sécurité que lui et les siens avaient perdue. Mais ce
départ a engendré une situation anomique en rendant ses repères habi-
tuels inopérants et ses conduites inadaptées. S’ensuit une période de
crise, synonyme de délibération, de jugement et de décision. Cette phase
dite de « déprise conflictuelle » correspond au temps de l’objectivation
critique nécessaire à la remise en cause des conduites habituelles et des
normes qui les fondent. Les déséquilibres produits suscitent un désan-
crage et obligent à inventer des comportements inédits. Le sujet cherche
de nouveaux réseaux et de nouveaux appuis. C’est la phase de « reprise
mobilisatrice ». Au Brésil, à Manaus, durant la première partie de son
périple, Pablo a nourri sa famille en vendant des fruits pendant que tous
logeaient dans une chambre de fortune. Mais cette étape qui a vu naître
un « nouvel institué » n’a pas dépassé les trois mois. Se rendant compte
que parmi les réfugiés colombiens sur ce territoire arrivent aussi des gens
appartenant aux « groupes armés » qui le menacent, Pablo se résout à
franchir des frontières encore plus lointaines et plus difficilement attei-
gnables. Les informations fournies par son réseau le laissent envisager
que, par-delà la frontière brésilienne, la Guyane française serait un meil-
leur point de chute. Arrivé sur place, Pablo est vite orienté vers les struc-
tures les plus appropriées, tant pour l’aide à la démarche de demande
d’asile que pour l’hébergement et le travail.
Nous relevons ici que, face à l’adversité, l’acteur mobilise toutes
les ressources à sa disposition, alliant dispositifs légaux et institution-
nels, structures associatives et réseaux communautaires, les faisant
converger vers son projet personnel et familial. Plusieurs niveaux de
résolution de conflits peuvent être distingués : le niveau intrapersonnel
qui est le siège de débats internes, décision et conception de stratégies
d’action ; le niveau interpersonnel proximal, celui des enfants, témoins
des menaces quotidiennes, et de l’épouse, déchirée entre son attache-
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ment à ses parents et l’impératif de protection des siens ; le niveau des
réseaux communautaires et associatifs, qui comportent à la fois des
forces hostiles et des forces aidantes ; enfin, le niveau institutionnel et
étatique, celui des nations impuissantes à protéger certains citoyens
(État colombien) ou toutes-puissantes dans leurs prérogatives d’octroyer
ou non l’asile politique (État français). Pablo avait conscience de ces
rapports de pouvoir et des difficultés qu’ils engendrent pour les sujets
qui y sont soumis. Il s’y est adapté et préparé de manière déterminée.
Aussi, en dépit d’un dossier à ses yeux solide et convaincant, il a toujours
anticipé le pire. Et le pire est arrivé. La réponse de l’ofpra est négative
et le recours également.
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times, Pablo devra prochainement répondre d’un certain nombre d’infrac-
tions devant les tribunaux. Il a néanmoins l’air heureux. Mieux, il semble
très satisfait de sa situation actuelle : son logement lui convient ; il a
réussi à acheter un squat à un prix inférieur à ceux du marché et a su en
faire un hébergement plutôt décent. Certains représentants des pouvoirs
publics se rendant épisodiquement dans cet immeuble abandonné par une
administration sont d’ailleurs admiratifs de la qualité de l’aménagement
qu’ont apportée les nouveaux « locataires ».
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pendance : « Je suis toujours à la recherche d’une opportunité. Si je fais
appel à quelqu’un, c’est que vraiment je n’ai pas d’autre solution, c’est
en dernier recours. Je ne veux pas être assisté 9. » Cette ligne de conduite
est le ciment qui donne sens aux choix effectués et aux risques pris.
En face, les travailleurs sociaux, qui se trouvent en devoir de porter
assistance aux personnes en situation de vulnérabilité, ont affaire à des
dilemmes. Quand le contexte social se montre hostile et la politique publi
que restrictive, comment procède-t-on professionnellement pour maintenir
et/ou développer une capacité d’agir et de « tenir » ?
8. Hormis des cas extrêmes de situations totalitaires. Et encore ! Car même dans
les univers concentrationnaires, des marges de liberté, très variables bien sûr,
peuvent être identifiées et analysées. Ceci semble vrai tant pour des acteurs
nazis agissant à l’intérieur d’un système d’ordres contraignants (Bruneteaux et
Mailänder, 2015) que pour des déportés subissant l’épreuve de la déshumanisa-
tion (Malrieu, 2003).
9. Pablo se méfierait-il de l’aide ? À cet égard on peut évoquer les travaux de Paul
Fustier (2000) selon qui l’aide peut fragiliser le sujet en créant une sorte d’appel
par le vide. Le « plus » que constitue en effet l’aide entraîne, écrit l’auteur, l’im-
pression d’un moins, un sentiment de dette qu’il faudrait combler. La générosité
dont peut faire preuve le professionnel induit ainsi parfois un affect de manque,
un sentiment d’impuissance chez l’usager.
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à recourir aux forces de l’ordre lors de procédures de sortie des cada
(Boutiflat, 2009). Les travailleurs sociaux, outre les paradoxes de gestion
de la vie quotidienne qui, là également, peuvent osciller entre l’applica-
tion stricte d’un règlement intérieur, parfois infantilisant, et le respect
des libertés fondamentales des personnes, sont confrontés à la question
complexe de la sortie des « déboutés de l’asile ». Ce moment confronte
en effet le travailleur social à ce qui est le plus à l’opposé de sa mission :
la responsabilité d’une situation humiliante. Carolina Kobelinsky (2008)
évoque un système de gestion consistant à enrôler des braves gens dans
« le mal ». Ledit « mal » étant conçu comme la tolérance et la participa-
tion à l’injustice et à la souffrance infligée à autrui (ibid., p. 126).
Dans ce genre de contexte, faire le bien, être suffisamment bon
vis-à-vis des personnes accueillies, implique une relative résistance aux
injonctions institutionnelles. Les travailleurs sociaux se trouvent plongés
dans des dilemmes venant bousculer leur identité professionnelle en
les sommant de redéfinir ce qu’ils « foutent » là. Ils peuvent chercher
une issue dans un mouvement de retrait. Celui-ci peut être synonyme
d’abandon et de repli vers la dimension strictement économique de la
profession : « Je n’aime plus ce métier générateur de souffrance, mais
c’est mon gagne-pain » ; ou encore dans une justification de la culpabilité
inhérente à des actes dissonants vis-à-vis de l’éthique du professionnel :
« C’est comme ça, le règlement et les consignes sont la loi du métier. »
Au-delà de ce type de fatalisme déprimant, le professionnel peut adopter
des conduites de dégagement entrant dans un mouvement de person-
nalisation. De nouvelles pratiques à visée émancipatrice 10 apparaissent
10. Cela n’est pas sans danger. En effet, le professionnel se mettant à agir selon
ses propres règles éthiques sous le motif que les règles institutionnelles ne sont
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Chemins de traverse ou le mariage de la Métis et du sens
« Il y a des craintes. On leur montre qu’on est là pour apporter un soutien
sur l’accès au droit, sur une connaissance du territoire. » La clarification
des fonctions et rôles s’avère ainsi fondamentale. Bien que remplissant
une fonction de service public, le travailleur social ne doit pas être
perçu comme « étant l’État ou ceux qui jugent la demande d’asile ».
Sa démarche consiste donc à expliquer le plus clairement possible les
règles et le mode de fonctionnement de ceux qui ont mission d’instruire
le dossier. « On travaille sur le fond et sur la forme […] On essaye de
leur donner un fil directeur ou de bien leur faire comprendre comment se
mettre à la place des personnes qui vont décider pour eux […], quel mode
de raisonnement ils ont par rapport à ça. » Le projet institutionnel ne se
limite donc pas à l’hébergement et à l’aide juridique, il se veut global
et comprend également la préparation de la « sortie ». Global, dans la
mesure où le professionnel s’intéresse aux facteurs d’intégration sociale
(scolarité des enfants, apprentissage du français…) et tient compte de la
détresse liée à l’exil. « Ils peuvent être marqués à la fois par ce qu’ils ont
vécu dans leur pays et par le processus migratoire qu’ils ont subi. » En
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bref, explique Michael, « ça fonctionne comme un cada, mais sans les
moyens d’un cada ». Selon lui, l’État ne s’est pas résolu à ouvrir une telle
structure dans le but d’éviter de « créer un appel d’air » sur le territoire.
Cependant, compte tenu de la multiplicité des besoins liés aux situations
de l’exil, le choix associatif a consisté à aller au-delà de l’hébergement
d’urgence pour adopter une démarche multidimensionnelle. Dans ce
contexte, des actions spécifiques en direction des enfants et des femmes
sont également envisagées.
La préparation à la sortie, quant à elle, est d’autant plus prégnante
sur ce territoire qu’il existe peu de possibilités d’orientation vers d’autres
institutions. Car, après une période d’étayage permettant à la personne
de retrouver ses forces et d’acquérir quelques repères, on retrouve, dit
Michael, cette volonté de les rendre autonomes le plus vite possible.
Cette autonomisation passe par un langage de vérité, élucidant les
données objectives de la réalité du territoire, des limites des institutions
et de la nécessité d’agir par soi-même. « Même moi j’ai des limites. Elles
sont imposées par le cadre de mon travail. Eux vont devoir peut-être
sortir de ces limites-là, en passant par d’autres personnes que moi, le
réseau. » Ainsi, quand Pablo a décidé de travailler malgré l’interdiction
légale, Michael l’a informé des implications de son choix. « C’est pas
notre rôle de lui interdire de faire ça, de toutes façons on n’a pas les
moyens et puis je pense même que, pour pouvoir aller plus loin, c’est
quelque chose qui lui permet de continuer à tenir et à avancer, qui lui
donne l’impression de continuer à être le responsable de sa famille, qu’il
n’est pas sous assistanat. » De même, quand Pablo a rencontré des
difficultés dans ses négociations pour acquérir un squat, Michael l’a
orienté vers d’autres médiateurs possibles. Lesdites médiations n’ayant
pas abouti, Pablo a menacé le vendeur « gourmand » d’une alternative de
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sionnelle dans son ensemble. Ce principe est activé non seulement dans
la résolution des problèmes en rapport avec les institutions, mais aussi
dans la gestion des conflits de la vie courante liés, par exemple, à la
cohabitation de personnes issues d’horizons culturels très éloignés. Les
protagonistes sont alors invités à inventer des solutions et à accepter des
compromis leur permettant un mieux « vivre ensemble ».
À la lumière de ce qui vient d’être écrit, la pratique professionnelle
se révèle quadridimensionnelle. Premièrement, elle est une pratique
d’échanges langagiers, de mise en récit, de formulation d’aspirations et
de projets. Deuxièmement et dialectiquement, elle est productrice de lien
social et de positionnements subjectifs. Troisièmement, elle a pour socle
un engagement personnel du travailleur social, véhiculant une vision du
métier et du contexte institutionnel de son exercice. Enfin, elle est la
traduction d’un savoir-faire ou d’un savoir s’y prendre, tant à l’intérieur
des institutions qu’à leur périphérie, quand il importe avant tout d’agir en
tant qu’humain. Ces quatre dimensions sont aussi inséparables qu’essen-
tielles. Elles ne sont pas toutes nécessairement convoquées dans la
pratique quotidienne ; cependant, si les situations les plus codifiées,
les plus routinières, nécessitent davantage un savoir technique qu’un
« savoir être », il n’en va pas de même pour toutes. Les situations les
plus extrêmes ou simplement nouvelles font inévitablement appel à la
créativité des acteurs, à leur personnalité. Ils ne peuvent faire abstrac-
tion de ce qu’ils sont, des idéaux qui les ont conduits vers ce choix de
métier. Cette quatrième dimension professionnelle est fondamentale à la
création et au maintien des liens avec les publics les plus fragiles. Vis-à-
vis d’eux, le professionnel est plus que jamais cet Autre qui, en repré-
sentant les institutions, peut favoriser ou paralyser critique et invention
(Malrieu, 1988).
Conclusion
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internes que des interactions avec autrui et avec les institutions. Face
aux contradictions du contexte local et aux limites des institutions de
l’État colombien pour assurer sa protection, Pablo a choisi l’exil. Ensuite,
confronté aux restrictions appliquées par l’État français, il a pris l’option
du contournement, trouvant dans des espaces informels les possibilités
de protéger sa famille. La scolarisation réussie de ses enfants offre à
Pablo un ancrage, une fierté autant qu’une perspective de régularisation.
Ainsi, les conduites de cet homme n’entrent pas dans un mouvement
d’exclusion mais dans des modes d’affiliation autres (Guibet-Lafaye,
2012). Pablo négocie autrement et singulièrement son inscription sociale.
Lui et Michael ont dû ruser, faire preuve d’intelligence pratique. Comme
si, dans les zones situées entre les normes et règlements institutionnels
et l’univers plus informel où gravitent les personnes n’ayant pas de
papiers d’identité en règle, la Métis devenait une boussole commune.
Mais les chemins ainsi esquissés, quand bien même ils s’opèrent dans les
marges, finissent par mobiliser des solidarités et impacter les orientations
institutionnelles. La prise de conscience de la nécessaire protection de
familles en situation de vulnérabilité en est un aspect. L’exigence légale
de régularisation administrative en rapport avec trois années de scolarité
des enfants et cinq années de résidence des parents sur le territoire en
est une autre manifestation.
Ainsi, les travailleurs sociaux, eux aussi, doivent négocier avec un
système de règles et de contraintes. En dépit de l’étroitesse de leur
marge de manœuvre, certains d’entre eux parviennent à agir suffisam-
ment à la marge, sans pour autant se marginaliser, pour parvenir à aider
les sujets à se reconstruire une identité, fruit d’une subjectivation et
d’une acculturation. L’ancrage dans des valeurs, au fondement même
du sens donné à une vie ou à une activité professionnelle, paraît central.
Il guide les pratiques et nourrit les choix. Ainsi, il apparaît que si usager
et professionnel paraissent doués d’une intelligence pratique leur permet-
tant de naviguer dans des eaux troubles, leur force, ils la puisent dans
des convictions d’ouverture sur un monde plus juste et plus solidaire.
Bibliographie
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Résumé
L’étude porte sur les conduites, positionnements et adaptations d’un exilé d’ori-
gine colombienne et d’un travailleur social exerçant dans un centre d’accueil et
d’hébergement pour demandeurs d’asile en Guyane française. Prenant appui sur
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des entretiens et se situant dans une perspective théorique d’interstructuration du
sujet et des institutions, l’analyse met en relief les voies de résistance et de créa-
tivité de l’un et de l’autre dans un contexte marqué par l’adversité. Cependant, si
usager et professionnel paraissent doués d’une intelligence pratique témoignant
d’une connaissance de terrain et de capacités de bricolage et d’invention, on
observe que c’est essentiellement leur ancrage dans des valeurs, au fondement
même du sens donné à la vie, qui semble guider les conduites, nourrir les choix
et animer leur dynamique de personnalisation.
Mots-clés
Demande d’asile, exil, Guyane française, interstructuration du sujet et des insti-
tutions, personnalisation, travail social.
Abstract
This study is about the behaviors, positionings, and adaptations of a Colombian
exile and of a social worker working in an asylum seekers reception and accom-
modation center in French Guiana. Our analysis has been built on interviews and
takes place within a theoretical perspective of interstructuration between the
subject and the institutions: hence it emphasizes their courses of resistance and
creativity in a context characterized by adversity.
However, while both users and professionals seem to be endowed with a practi-
cal cleverness demonstrating their local knowledge and their abilities to cope and
invent, it is essentially the importance they give to values deeply rooted in the
meaning of life that appears to guide their behaviors, enrich their choices, and
sustain their dynamics of personalization.
Keywords
Asylum request, exile, French Guiana, interstructuration between the subject and
the institutions, personalization, social work.