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ADVERSITÉ ET CRÉATIVITÉ DANS LE CONTEXTE DE DEMANDE D’ASILE

EN GUYANE FRANÇAISE

Abdelhak Qribi, Sébastien Chapellon

ERES | « Nouvelle revue de psychosociologie »

2018/1 N° 25 | pages 147 à 162


ISSN 1951-9532
ISBN 9782749258423
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Adversité et créativité dans le contexte
de demande d’asile en Guyane française

Abdelhak Qribi et Sébastien Chapellon


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Considérée par ses voisins comme un Eldorado, la Guyane, ce bout
d’Europe en Amérique du Sud, attire de nombreux migrants. La construc-
tion du centre spatial de Kourou dans les années 1960 y a notamment
contribué. Aujourd’hui, plus de 7 individus sur 10 sont, à une génération
ou deux près, descendants d’immigrants (Lapasse, 2018). Pourtant, dans
les représentations sociales dominantes, l’immigration est considérée
comme la source de nombreux maux. En réponse, la tendance est à la
surveillance des frontières et au durcissement des conditions d’accueil.
Ainsi, fin août 2016, la préfecture de Guyane a suspendu les guichets
d’accueil des demandeurs d’asile 1 en invoquant un « service saturé »,
des « stocks de demandes à traiter », des structures d’accueil « pas
calibrées » et un « usage abusif des procédures ». Fin mars 2017, tandis
que l’État revalorise légèrement l’allocation journalière pour demandeurs
d’asile, une adaptation du barème est cependant décidée pour certains
territoires ultramarins, dont la Guyane. Ceci avec l’objectif avoué de réduire

Abdelhak Qribi, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université de


Guyane, laboratoire minea (Migrations, interculturalité et éducation en Amazonie)
ea 7485, chercheur associé à l’erdi (université de Genève). abdelhakqribi@orange.fr
Sébastien Chapellon, membre associé de minea (Migrations, interculturalité et
éducation en Amazonie, ea 7485), université de Guyane, Membre associé du pcpp
(Psychologie clinique et psychopathologie, ea 4056), Université Paris-Descartes.
sebastienchapellon@yahoo.fr
1. Décision entérinée par le conseil d’État le 7 novembre 2016. Cf. Ordonnance
de référé n° 404484. www.legifrance.gouv.fr

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leur caractère « attractif » et d’éviter une « pression migratoire étrangère


à tout besoin de protection 2 ».
La ligne directrice des pouvoirs publics est donc hostile. Dans ces
conditions, les demandeurs d’asile, surtout ceux venant des pays d’Amé-
rique du Sud, connaissent une probabilité dérisoire (6  %) de réponse
favorable de l’Office français de la protection des réfugiés et apatrides
(ofpra). Or, ces personnes ne sont pas venues jusqu’en Guyane pour repar-
tir, mais pour s’y construire, coûte que coûte, un avenir. En première ligne,
les travailleurs sociaux tentent de les accompagner pendant les neuf à
vingt-deux mois que dure la procédure de demande d’asile. Mais ils les
préparent aussi au scénario le plus probable : un avis administratif négatif.
Comment les usagers se projettent-ils dans la construction de leur avenir
dans des circonstances aussi précaires ? Comment les travailleurs sociaux
peuvent-ils les accompagner ?
Partant d’un entretien avec un professionnel de l’auda (Accueil d’urgence
des demandeurs d’asile) de Cayenne et d’un entretien avec un ex-demandeur
d’asile, l’article explore les voies de créativité de l’un et de l’autre. Dans
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une perspective d’interconstruction du sujet et des institutions (Baubion-
Broye, Malrieu et Tap, 1987), l’exemple de ces deux hommes illustre les
capacités du sujet à résister aux effets aliénants des structures sociales
pour tendre vers une maîtrise de son destin. Le présent article est structuré
autour de trois parties. La première décrit la façon dont le sujet interagit
avec les institutions de socialisation, de contrôle et de pouvoir. Analysées
selon cinq niveaux, intrapersonnel, interpersonnel, groupal, sociétal et poli-
tique, les conduites individuelles témoignent des conflits à la fois internes
et externes qui traversent le sujet et des potentialités créatives et straté-
giques dont il peut faire preuve. À cette approche épistémique, centrée
sur la valeur opératoire du concept de personnalisation dans des contextes
de crise, succède une deuxième, empirique. Elle retrace le parcours de
vie d’un exilé colombien en examinant son cheminement psychosocial
tant dans les cadres qu’aux marges des institutions officielles, lesquelles
se sont montrées inaptes à répondre à ses besoins les plus élémentaires,
aussi bien en Colombie qu’en Guyane française. Enfin, la troisième partie
s’appuie sur l’expérience d’un éducateur travaillant dans un centre d’héber-
gement pour demandeurs d’asile, elle montre comment les professionnels
de l’action sociale sont parfois conduits à se forger une ligne de conduite à
la limite des injonctions institutionnelles, pour rester fidèles à une certaine
éthique de l’accompagnement et échapper à une logique normative.
Ces deux exemples, celui de l’usager et de l’éducateur, bien qu’étu-
diés séparément, relèvent d’une problématique commune, celle de l’exi-
gence de la réalisation de soi ou la nécessité de trouver en soi et dans
son environnement les forces et leviers permettant de se sortir d’affaire

2. Termes utilisés lors de l’amendement effectué par le Sénat. www.senat.fr/enseance/­­-


2016-2017/288/Amdt_148.html

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face à l’adversité. La grille d’analyse adoptée permettra l’appréhension de


ces processus et la mise en exergue des constructions psychosociales qui
en découlent.

Perspective théorique :
de la crise au projet ou la dynamique de la personnalisation

Si l’étude des conduites individuelles ne peut faire fi des conditions


globales de leur formation, toute affirmation d’un déterminisme en
la matière paraît néanmoins réductrice. La sociologie classique donnant
le primat aux classes sociales ou autres entités totalisantes se heurte à
des limites heuristiques. Elle semble infructueuse pour penser la pluralité
des expériences socialisatrices et les variations intra-individuelles et inter­­
individuelles qui en découlent (Lahire, 2005). Une telle limite suggère la
pertinence d’un renversement de perspective. L’étude des phénomènes
collectifs gagne en effet à être éclairée à la lumière des épreuves person-
nelles que les individus traversent (Martuccelli, 2006). Cependant, une
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attention particulière doit notamment être portée au travail d’appropria-
tion subjective du monde et aux efforts de construction de soi en rapport
avec les tensions suscitées par l’environnement (Qribi, 2010). Face aux
contradictions institutionnelles et aux insatisfactions qui en découlent,
ainsi qu’aux incertitudes des situations et à leurs issues possibles et
impossibles, la lecture subjective des événements paraît décisive. Se
trouvant face à une pluralité de valeurs en concordance ou en dissonance
avec ses idéaux, le sujet est entraîné dans des délibérations intérieures
débouchant sur l’adoption d’un modèle de conduite et l’élaboration d’un
projet de sortie de crise (déterminisme par le projet) (Baubion-Broye,
Malrieu et Tap, 1987, p. 441). L’ensemble de ces composantes constitue
la trame de la personnalisation. Celle-ci est fondamentalement synonyme
de transformation interne, d’ouverture et d’action sur le monde. Elle
consiste en un travail de dépassement d’un éprouvé d’impuissance, de
dé-signification, d’anomie, d’étrangeté aux valeurs et d’incapacité à se
réaliser. Par réaction à l’aliénation qui le guette, le sujet peut restructurer
ses conduites habituelles, dans un mouvement « impliquant tout à la fois
une critique cognitive, une tentative d’harmonisation par la construction
d’un projet, sous-tendue par un système de valeurs » (Tap, 1988, p. 82).
Dit autrement, c’est en réponse aux tensions suscitées par un ancrage
institutionnel plural et des injonctions parfois paradoxales que naissent
des projets et des styles personnels. En ce sens, si le projet engage de
manière cruciale les conduites de personnalisation, en tant que processus
à la fois défensif et créatif, il est aussi l’opérateur de la transformation de
soi. La mise en œuvre de stratégies matérielles et symboliques dépend
dans cette perspective d’un processus lent qui passe par une période
déstabilisatrice pouvant déboucher sur la réorganisation des liens avec
soi et avec les autres, dans une dynamique de « reprise mobilisatrice »

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(Esparbès-Pistre et Tap, 2001). Le projet de construction de soi apparaît


dès lors comme le marqueur le plus fondamental de ce que peut entre-
prendre une personne : décider des buts à poursuivre pour dessiner les
contours d’un destin. Il ne s’agit pas ici de célébrer une liberté absolue,
que l’on sait impossible, ni de majorer la personnalisation en minimisant
le poids de l’acculturation et des déterminismes les plus divers, mais
de mettre en relief une relative indétermination. Celle-ci résulte d’une
élaboration subjective dans laquelle le questionnement sur le sens des
expériences de la vie débouche sur des actes créateurs (Capdevielle-
Mougniba, Léonardis et Safont-Mottay, 2013, p. 235).
Le modèle théorique de l’interstructuration du sujet et des institu-
tions souligne, à travers les processus de personnalisation et son vecteur
central que représente «  le projet  », la circularité des influences entre
une société divisée et conflictuelle, d’une part, et un sujet éprouvant des
tensions et restructurant ses conduites dans une perspective de dépas-
sement d’une situation vécue comme angoissante, stressante ou du
moins insatisfaisante, d’autre part. Les actes posés dans ce contexte et
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les projets actualisés, quand bien même ils pourraient paraître dérisoires
ou isolés, non seulement impactent le destin personnel, mais participent
à la restructuration des institutions et à la production du changement
social. Les pesanteurs sociologiques et les contraintes politiques et insti-
tutionnelles se révélant parfois lourdes, les acteurs peuvent être amenés
à user de stratégies inédites et à déployer une créativité indéniable pour
contourner des règles et des fonctionnements devenus paralysants. Nous
le verrons dans l’analyse des situations qui va suivre. Cependant, si cette
perspective met en lumière la conduite du projet comme instrument de
libération et outil de création de « déterminismes nouveaux » dans le
rapport ente le sujet et les institutions, une telle issue est loin de couvrir
toutes les situations que rencontrent les hommes dans les contextes de
crise ou de transition.
Les conduites de retrait, d’auto ou d’hétéro-agressivité, de déni,
d’acceptation passive ou de refuge dans des objets de substitution
(phénomènes de toxicomanie, par exemple) ne sont pas rares. Les diffi-
cultés d’élaboration des traumatismes, des pertes ou des stigmatisations
insupportables, notamment, peuvent déboucher sur des conduites défen-
sives variables. La situation d’exil, en tant que migration forcée, de par
les motifs traumatisants qui l’ont engendrée et la séparation d’avec les
repères culturels qu’elle implique, ainsi que la marginalisation sociale et
administrative qui la caractérise, peut, faute de ressources personnelles, de
métabolisation efficace du déracinement et d’étayages adéquats, conduire
à un effondrement narcissique durable (Goguikian Ratcliff, 2012 ; Chapel-
lon et Houssier, 2017).
Notre perspective consiste moins à déterminer des caractéristi-
ques universelles favorables ou défavorables d’adaptation au nouveau
contexte de vie, inconnu, dans lequel les sujets sont plongés qu’à saisir

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la dynamique pouvant les animer et les restructurations personnelles et


sociales auxquelles ils aboutissent. Le cadre théorique étant ainsi posé,
venons-en au premier cas d’étude de la présente contribution, celui de
Pablo 3, 32 ans, venu de Colombie, accompagné de son épouse et de ses
quatre enfants pour solliciter l’asile politique en Guyane.

De la Colombie à la Guyane : cheminement, brisures et résistances

Cet homme au physique élancé d’un athlète a accepté notre rendez-


vous dans un café de la ville de Cayenne donnant sur l’océan. Il s’est
prêté en toute confiance à un entretien dont il connaissait les règles et les
finalités. C’est au cours d’une séance d’analyse de la pratique profession-
nelle auprès d’une équipe d’éducateurs spécialisés que le cas de Pablo a
retenu notre attention. Il illustre la manière dont les sujets peuvent vivre
et mettre à profit le temps d’attente de la décision administrative de
l’octroi éventuel de l’asile. Temps suspendu constituant une parenthèse
chargée d’angoisse et d’incertitudes, qui s’avère employée des manières
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les plus variées. Pablo a ainsi fait preuve d’une impressionnante activité
et d’une inventivité qui l’était tout autant. Il disait ne pas vouloir subir
l’attente administrative qui lui était imposée, telle une épée de Damoclès.
Il ne voulait pas non plus se contenter d’une aide financière dont la
médiocrité lui imposerait une situation de pauvreté et de dépendance 4.

Dignité, périple et débrouillardise

Cet homme ne parlant pas le français évoque dans sa langue mater-


nelle 5 l’importance du regard que sa femme et ses enfants portent sur
lui. Or, son image auprès des siens semble reposer en grande partie sur
son statut professionnel. « Ils m’ont toujours connu travailleur, explique
Pablo, alors ce n’est pas en Guyane ou à l’auda que ça allait changer. »
Et nous allons voir qu’en effet, malgré les freins inhérents à son attente
d’une réponse administrative à sa demande d’asile, Pablo est parvenu
à se reconstruire, à sa façon, une identité de travailleur et, avec elle,
l’image d’un homme capable de protéger les siens.
Initialement, Pablo a pris la décision de fuir la Colombie après avoir
essuyé maintes agressions de la part de groupes armés lui enjoignant de

3. Tous les prénoms sont d’emprunt.


4. Pablo était admiré des travailleurs sociaux intervenant auprès des deman-
deurs d’asile. Il véhicule l’image du « débrouillard », courageux, digne et créatif
telle qu’elle est identifiée par Carolina Kobelinsky (2010). Cette anthropologue
a en effet opéré une classification des stéréotypes que les travailleurs sociaux
construisent consciemment ou inconsciemment à l’endroit des exilés. On y trouve
notamment la figure du « héros » et celle de l’« imposteur ».
5. L’entretien s’est tenu en langue espagnole.

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se soumettre à la vacuna 6. La résistance de Pablo à l’oppression que sa


famille et lui subissaient s’est payée du prix de son travail : la station
d’essence dont il était le propriétaire est incendiée. Suite à ce drame, Pablo
s’informe, échange avec les siens et décide de prendre la direction du
Brésil, plus exactement de Manaus, la plus grande ville d’Amazonie. Après
un périple de six mois, il s’oriente vers la Guyane, qu’il rejoint en passant
par Saint-Georges-de-l’Oyapock, commune guya­naise que seul un fleuve
sépare du Brésil. La voie terrestre lui paraissant risquée, Pablo fait le choix
d’arriver clandestinement par bateau à Cayenne, en compagnie de son fils
aîné de 11 ans. Une fois sur place, épaulé par une association d’aide aux
migrants, il effectue une démarche officielle de demande d’asile politique
qu’il réussit à faire parvenir à sa femme et ses autres enfants pour qu’ils
le rejoignent. Cette stratégie n’est pas sans complications, notamment au
niveau des contrôles d’identité sur la route 7 menant à Cayenne, mais elle
a toutefois été payante.
Quand Pablo décrit ses buts et surtout ses moyens, les mots « infor-
mation », « connaissance » et « débrouillardise » reviennent de façon
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récurrente. Il a effectivement dû tout réapprendre pour s’adapter à un
contexte étranger. L’incendie qui a anéanti son commerce a détruit un
pan important de son histoire, annihilant ses projets et battant en brèche
sa vie. Cet événement a été le déclencheur d’une décision extrême :
celle de partir. Ainsi Pablo a-t-il quitté sa terre natale avec l’espoir de
trouver ailleurs la sécurité que lui et les siens avaient perdue. Mais ce
départ a engendré une situation anomique en rendant ses repères habi-
tuels inopérants et ses conduites inadaptées. S’ensuit une période de
crise, synonyme de délibération, de jugement et de décision. Cette phase
dite de «  déprise conflictuelle  » correspond au temps de l’objectivation
critique nécessaire à la remise en cause des conduites habituelles et des
normes qui les fondent. Les déséquilibres produits suscitent un désan-
crage et obligent à inventer des comportements inédits. Le sujet cherche
de nouveaux réseaux et de nouveaux appuis. C’est la phase de « reprise
mobilisatrice ». Au Brésil, à Manaus, durant la première partie de son
périple, Pablo a nourri sa famille en vendant des fruits pendant que tous
logeaient dans une chambre de fortune. Mais cette étape qui a vu naître

6. «  Vaccin  », expression populaire désignant l’impôt exigé par la guérilla.


La vacuna est l’une des raisons d’être menacé et dans l’obligation de quitter le
territoire précipitamment (Drouilleau, 2009, p. 80).
7. Arrêtée au barrage permanent de la gendarmerie nationale sur la route menant
de Saint-Georges-de-l’Oyapock à Cayenne, l’épouse, munie du document de
demande d’asile de Pablo et appuyée par un appel téléphonique d’une association
de soutien, a pu franchir cette « frontière ». Il faut mentionner ici que la Guyane
dispose de deux barrages permanents, l’un à l’est, au niveau de la ville de Régina,
l’autre à l’ouest, au niveau de la ville d’Iracoubo. Institués par le préfet et recon-
duits tous les six mois, ces barrages font l’objet de contestation sur le plan légal,
car ils entravent la liberté de circuler à l’intérieur du territoire.

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un « nouvel institué » n’a pas dépassé les trois mois. Se rendant compte
que parmi les réfugiés colombiens sur ce territoire arrivent aussi des gens
appartenant aux « groupes armés » qui le menacent, Pablo se résout à
franchir des frontières encore plus lointaines et plus difficilement attei-
gnables. Les informations fournies par son réseau le laissent envisager
que, par-delà la frontière brésilienne, la Guyane française serait un meil-
leur point de chute. Arrivé sur place, Pablo est vite orienté vers les struc-
tures les plus appropriées, tant pour l’aide à la démarche de demande
d’asile que pour l’hébergement et le travail.
Nous relevons ici que, face à l’adversité, l’acteur mobilise toutes
les ressources à sa disposition, alliant dispositifs légaux et institution-
nels, structures associatives et réseaux communautaires, les faisant
converger vers son projet personnel et familial. Plusieurs niveaux de
résolution de conflits peuvent être distingués  : le niveau intrapersonnel
qui est le siège de débats internes, décision et conception de stratégies
d’action  ; le niveau interpersonnel proximal, celui des enfants, témoins
des menaces quotidiennes, et de l’épouse, déchirée entre son attache-
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ment à ses parents et l’impératif de protection des siens ; le niveau des
réseaux communautaires et associatifs, qui comportent à la fois des
forces hostiles et des forces aidantes  ; enfin, le niveau institutionnel et
étatique, celui des nations impuissantes à protéger certains citoyens
(État colombien) ou toutes-puissantes dans leurs prérogatives d’octroyer
ou non l’asile politique (État français). Pablo avait conscience de ces
rapports de pouvoir et des difficultés qu’ils engendrent pour les sujets
qui y sont soumis. Il s’y est adapté et préparé de manière déterminée.
Aussi, en dépit d’un dossier à ses yeux solide et convaincant, il a toujours
anticipé le pire. Et le pire est arrivé. La réponse de l’ofpra est négative
et le recours également.

Vers un nouvel « institué » : rebondir et s’installer coûte que coûte

Il a fallu que Pablo et sa famille quittent en urgence l’appartement


que l’auda leur avait alloué, pour négocier un endroit où s’installer sur le
« marché des squats ». Quand on est en situation irrégulière, démuni
économiquement, socialement et linguistiquement, c’est sur ce terrain,
celui de la rue et des lois qui lui sont propres, que se négocie l’héber-
gement. Et cela a un coût, tant matériel que psychique. « Si tu n’as
pas de papiers tu ne peux pas louer. La seule solution, c’est le squat
partagé avec d’autres personnes mais ce n’est pas très bon, à cause de
la drogue… Pour ma famille, ce n’est pas bon. Moi je cherchais un endroit
où nous pourrions vivre seuls, en famille. » Heureusement, constate
Pablo, qu’il s’est démené pour « jober ». Alors qu’il lui était interdit de
travailler durant l’attente de la décision, il en a décidé autrement. Informé
par des compatriotes du risque d’exploitation encouru quand on travaille
au noir, Pablo s’est mis «  à son compte  ». Il s’improvise «  vendeur de

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minutes de téléphone » : après avoir souscrit un abonnement illimité,


Pablo se promène sur le marché de Cayenne avec un gilet fluo sur lequel
est inscrit le service proposé et monnaye ainsi aux passants l’usage de
son forfait. Après quelques mois, se rendant compte que ce job n’est
rentable que les jours de marché, il entreprend une « reconversion profes-
sionnelle » et s’improvise pêcheur et vendeur de poisson. N’ayant aucune
compétence dans ce domaine, il observe durant plusieurs semaines des
professionnels aguerris avant de se lancer. «  J’ai dû tout apprendre, je
ne connaissais rien de la pêche, je ne savais pas pêcher, je ne sais même
pas nager… » Pour autant, cette expérience remporte un succès remar-
quable. C’est donc cette activité qu’il continue d’exercer après avoir
quitté l’auda. Pablo a fabriqué lui-même une barque de cinq mètres de
long sur un mètre de large. « Je fais tout à la rame », explique-t-il. Au
fil du temps, il passe d’un filet de 50 à un de 500 mètres. C’est son fils
qui, bon élève au collège et parlant maintenant parfaitement le français,
prend les commandes et sert d’interprète. Cependant, le succès attirant
la jalousie, son activité est dénoncée. Contrôlé par les gendarmes mari-
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times, Pablo devra prochainement répondre d’un certain nombre d’infrac-
tions devant les tribunaux. Il a néanmoins l’air heureux. Mieux, il semble
très satisfait de sa situation actuelle : son logement lui convient ; il a
réussi à acheter un squat à un prix inférieur à ceux du marché et a su en
faire un hébergement plutôt décent. Certains représentants des pouvoirs
publics se rendant épisodiquement dans cet immeuble abandonné par une
administration sont d’ailleurs admiratifs de la qualité de l’aménagement
qu’ont apportée les nouveaux « locataires ».

Mise en perspective : contexte et dynamique sociopersonnelle

Sur un plan macrosociologique, l’histoire de Pablo et de sa famille


est à comprendre dans ses rapports à la situation contemporaine de la
Colombie, où une partie de la population est exposée aux conflits entre
forces armées se disputant le territoire et l’affiliation des gens et des
institutions. Cette histoire se joue également sur une scène plus large,
s’inscrivant dans le mouvement d’exode de réfugiés cherchant la sécurité
politique et économique qu’ils ne trouvent plus chez eux. Les restrictions
des politiques publiques en matière d’accueil des migrants, qu’ils soient
réfugiés et/ou travailleurs, la différence étant de plus en plus mince,
affectent de manière directe leurs parcours. Cependant, on l’a observé,
tout n’est pas joué à l’avance et le sujet n’est pas nécessairement réduit
à l’état de marionnette, manipulé par des forces qui le transcendent.
Malgré les difficultés qui l’ont conduit à quitter la Colombie et celles qu’il
a rencontrées face aux institutions du pays d’accueil, Pablo est parvenu à
prendre son destin en main. Il a refusé la soumission au diktat des forces
armées et ne s’est ensuite pas laissé sombrer durant l’attente d’une
réponse à sa demande d’asile. Aucune institution ne parvient à contrôler

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Adversité et créativité dans le contexte de demande d’asile en Guyane 155

le mouvement des hommes et encore moins leurs désirs 8. L’institution


étatique, ses appareils idéologiques et organes de pouvoir ne parviennent
pas non plus à répondre à eux seuls à l’ensemble des aspirations indivi-
duelles, qu’il s’agisse de sécurité physique, de survie, de bien-être ou de
sens (Constantin, 1996).
D’un point de vue psychosocial, les conduites de Pablo traduisent
une implacable volonté de dépasser les contradictions des systèmes insti-
tutionnels. Originaire d’un milieu paysan qui a toujours glorifié le travail,
cet homme a développé le sens du commerce et de la débrouillardise.
Des paroles de sa mère, il a fait une devise : « Ta tête ne sert pas seule-
ment à y mettre une casquette, c’est aussi pour penser, pour pouvoir te
projeter, pour te rappeler d’où tu viens, ce que tu veux, ce que tu es et
où tu veux aller.  » Cette conscience d’une trajectoire avec des racines
et des perspectives, Pablo l’a étayée sur des valeurs d’honnêteté, de
devoir envers les siens et la fierté de subvenir à leurs besoins, en toute
autonomie. Malgré les écueils, le narcissisme de Pablo a trouvé son socle
ou son motif dans sa quête de la dignité. Une dignité synonyme d’indé-
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pendance : « Je suis toujours à la recherche d’une opportunité. Si je fais
appel à quelqu’un, c’est que vraiment je n’ai pas d’autre solution, c’est
en dernier recours. Je ne veux pas être assisté 9. » Cette ligne de conduite
est le ciment qui donne sens aux choix effectués et aux risques pris.
En face, les travailleurs sociaux, qui se trouvent en devoir de porter
assistance aux personnes en situation de vulnérabilité, ont affaire à des
dilemmes. Quand le contexte social se montre hostile et la politique publi­
que restrictive, comment procède-t-on professionnellement pour main­tenir
et/ou développer une capacité d’agir et de « tenir » ?

Pratiques professionnelles dans un contexte d’adversité

Des paradoxes au cœur du métier

Les travailleurs sociaux doivent trouver la bonne conduite, entre


aide et autonomie, présence et effacement, pour que l’envol du sujet
puisse se produire. Leurs conduites ont toujours oscillé entre une visée

8. Hormis des cas extrêmes de situations totalitaires. Et encore ! Car même dans
les univers concentrationnaires, des marges de liberté, très variables bien sûr,
peuvent être identifiées et analysées. Ceci semble vrai tant pour des acteurs
nazis agissant à l’intérieur d’un système d’ordres contraignants (Bruneteaux et
Mailänder, 2015) que pour des déportés subissant l’épreuve de la déshumanisa-
tion (Malrieu, 2003).
9. Pablo se méfierait-il de l’aide ? À cet égard on peut évoquer les travaux de Paul
Fustier (2000) selon qui l’aide peut fragiliser le sujet en créant une sorte d’appel
par le vide. Le « plus » que constitue en effet l’aide entraîne, écrit l’auteur, l’im-
pression d’un moins, un sentiment de dette qu’il faudrait combler. La générosité
dont peut faire preuve le professionnel induit ainsi parfois un affect de manque,
un sentiment d’impuissance chez l’usager.

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156 Nouvelle Revue de psychosociologie - 25

d’autonomisation du public et une tendance normalisatrice, privilégiant


contrôle et assujettissement. La thématique du contrôle social interroge
le pouvoir de redressement qu’ont parfois les travailleurs sociaux vis-à-
vis des populations fragilisées par diverses circonstances de la vie. La
visée émancipatrice, elle, est consacrée par la définition internationale
du travail social adoptée en 2014. Elle promeut, entre autres choses, la
« justice sociale », le « pouvoir d’agir » et la « libération des personnes ».
Ces deux visées, émancipatrice et normative, sont la plupart du
temps antagonistes, donnant à la mission du travailleur social un carac-
tère paradoxal : d’un côté il doit aider les usagers à s’émanciper, de
l’autre il doit faire en sorte de les affilier à l’institution et à ses normes.
Ce paradoxe est tellement prégnant qu’il en serait devenu « porteur de
l’identité même du métier » (Libois, 2011, p. 57). S’agissant des centres
d’accueil pour demandeurs d’asile (cada), cette tension entre accueil et
contrôle apparaît exacerbée. L’exemple type est l’injonction faite aux
responsables desdits centres de remplir la fonction d’accueil tout en
veillant à une bonne rotation des flux des personnes accueillies, quitte
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à recourir aux forces de l’ordre lors de procédures de sortie des cada
(Boutiflat, 2009). Les travailleurs sociaux, outre les paradoxes de gestion
de la vie quotidienne qui, là également, peuvent osciller entre l’applica-
tion stricte d’un règlement intérieur, parfois infantilisant, et le respect
des libertés fondamentales des personnes, sont confrontés à la question
complexe de la sortie des « déboutés de l’asile ». Ce moment confronte
en effet le travailleur social à ce qui est le plus à l’opposé de sa mission :
la responsabilité d’une situation humiliante. Carolina Kobelinsky (2008)
évoque un système de gestion consistant à enrôler des braves gens dans
« le mal ». Ledit « mal » étant conçu comme la tolérance et la participa-
tion à l’injustice et à la souffrance infligée à autrui (ibid., p. 126).
Dans ce genre de contexte, faire le bien, être suffisamment bon
vis-à-vis des personnes accueillies, implique une relative résistance aux
injonctions institutionnelles. Les travailleurs sociaux se trouvent plongés
dans des dilemmes venant bousculer leur identité professionnelle en
les sommant de redéfinir ce qu’ils «  foutent  » là. Ils peuvent chercher
une issue dans un mouvement de retrait. Celui-ci peut être synonyme
d’abandon et de repli vers la dimension strictement économique de la
profession : « Je n’aime plus ce métier générateur de souffrance, mais
c’est mon gagne-pain » ; ou encore dans une justification de la culpabilité
inhérente à des actes dissonants vis-à-vis de l’éthique du professionnel :
« C’est comme ça, le règlement et les consignes sont la loi du métier. »
Au-delà de ce type de fatalisme déprimant, le professionnel peut adopter
des conduites de dégagement entrant dans un mouvement de person-
nalisation. De nouvelles pratiques à visée émancipatrice 10 apparaissent

10. Cela n’est pas sans danger. En effet, le professionnel se mettant à agir selon
ses propres règles éthiques sous le motif que les règles institutionnelles ne sont

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alors. Le dilemme dans lequel se trouve plongé le travailleur social peut


le conduire à réinventer ses objectifs et ses actions. Il fait alors preuve
d’une inventivité particulière s’appuyant sur un savoir moins procé-
dural qu’expérientiel, relevant de la Métis 11. Confrontée à un univers
déroutant, la Métis cultive la capacité de naviguer entre les dangers
(Autès, 1999, p. 253-255). L’exercice d’un tel art emprunte néanmoins
des chemins de traverse. Face aux limites auxquelles le confronte sa
pratique, des questionnements éthiques relatifs aux notions du « bien »
et du « juste 12 » s’imposent au travailleur social. Celui-ci est directement
renvoyé à son engagement personnel ainsi qu’à son appréciation du
sens des écarts entrepris pour s’adapter aux besoins du public. Usagers
et professionnels se retrouvent ainsi parfois à la marge. C’est ce qui
s’est passé pour Michael. Accompagnant Pablo au cours de son périple
légal puis clandestin, il montre comment les professionnels peuvent être
amenés à emprunter des voies inconnues (des manuels) pour rester
« suffisamment bons ».
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Chemins de traverse ou le mariage de la Métis et du sens

Michael est un des travailleurs sociaux qui a accompagné Pablo


pendant les quinze mois qui ont suivi son entrée au centre d’héberge-
ment pour demandeurs d’asile. Interrogé sur son choix d’exercer dans
une institution destinée à accueillir des demandeurs d’asile, cet éducateur
spécialisé fait référence à sa sensibilité politique et philosophique quant
aux principes de solidarité et de justice sociale : « Je trouvais intéressant
de pouvoir défendre cette cause-là et d’accompagner des gens qui ont
été obligés de quitter une vie pour venir en construire une autre. Il y a
beaucoup de choses à recréer avec ce travail autour du passé, mais il
faut aussi reconstruire le futur dans un contexte qui est totalement diffé-
rent. » Partant d’une priorité, celle de la constitution du dossier adminis-
tratif de demande d’asile, Michael cherche à nouer un lien de confiance
avec les usagers. Ceux-ci ne maîtrisant pas les codes institutionnels et se
trouvant dans une situation de détresse souvent synonyme de méfiance,
le travail de réassurance constitue un préalable à leur accompagnement.

pas satisfaisantes court le risque de s’isoler du reste du groupe. Le risque est à


la fois narcissique  : ne plus être reconnu comme un bon professionnel par ses
pairs, et technique : un travailleur social isolé peut-il encore accomplir la mission
qui lui est dévolue de manière pérenne ?
11. Déesse grecque, Métis symbolise l’intelligence pratique. Elle est la première
épouse de Zeus, roi des Dieux. Sa ruse a joué un rôle important dans les décisions
de ce dernier. Zeus avala en effet Métis qui, vivant au fond de ses entrailles,
l’aida sans cesse à discerner le bien du mal.
12. Une telle dimension est importante, car, dans les faits, « les positionnements
des intervenants varient fortement, se faisant tantôt alliés fidèles de la raison
instrumentale, tantôt échos et relais de la parole des usagers » (Vrancken, 2011,
cité par Boucher, 2012).

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158 Nouvelle Revue de psychosociologie - 25

« Il y a des craintes. On leur montre qu’on est là pour apporter un soutien
sur l’accès au droit, sur une connaissance du territoire. » La clarification
des fonctions et rôles s’avère ainsi fondamentale. Bien que remplissant
une fonction de service public, le travailleur social ne doit pas être
perçu comme « étant l’État ou ceux qui jugent la demande d’asile ».
Sa démarche consiste donc à expliquer le plus clairement possible les
règles et le mode de fonctionnement de ceux qui ont mission d’instruire
le dossier. « On travaille sur le fond et sur la forme […] On essaye de
leur donner un fil directeur ou de bien leur faire comprendre comment se
mettre à la place des personnes qui vont décider pour eux […], quel mode
de raisonnement ils ont par rapport à ça. » Le projet institutionnel ne se
limite donc pas à l’hébergement et à l’aide juridique, il se veut global
et comprend également la préparation de la «  sortie  ». Global, dans la
mesure où le professionnel s’intéresse aux facteurs d’intégration sociale
(scolarité des enfants, apprentissage du français…) et tient compte de la
détresse liée à l’exil. « Ils peuvent être marqués à la fois par ce qu’ils ont
vécu dans leur pays et par le processus migratoire qu’ils ont subi. » En
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bref, explique Michael, « ça fonctionne comme un cada, mais sans les
moyens d’un cada ». Selon lui, l’État ne s’est pas résolu à ouvrir une telle
structure dans le but d’éviter de « créer un appel d’air » sur le territoire.
Cependant, compte tenu de la multiplicité des besoins liés aux situations
de l’exil, le choix associatif a consisté à aller au-delà de l’hébergement
d’urgence pour adopter une démarche multidimensionnelle. Dans ce
contexte, des actions spécifiques en direction des enfants et des femmes
sont également envisagées.
La préparation à la sortie, quant à elle, est d’autant plus prégnante
sur ce territoire qu’il existe peu de possibilités d’orientation vers d’autres
institutions. Car, après une période d’étayage permettant à la personne
de retrouver ses forces et d’acquérir quelques repères, on retrouve, dit
Michael, cette volonté de les rendre autonomes le plus vite possible.
Cette autonomisation passe par un langage de vérité, élucidant les
données objectives de la réalité du territoire, des limites des institutions
et de la nécessité d’agir par soi-même. « Même moi j’ai des limites. Elles
sont imposées par le cadre de mon travail. Eux vont devoir peut-être
sortir de ces limites-là, en passant par d’autres personnes que moi, le
réseau.  » Ainsi, quand Pablo a décidé de travailler malgré l’interdiction
légale, Michael l’a informé des implications de son choix. «  C’est pas
notre rôle de lui interdire de faire ça, de toutes façons on n’a pas les
moyens et puis je pense même que, pour pouvoir aller plus loin, c’est
quelque chose qui lui permet de continuer à tenir et à avancer, qui lui
donne l’impression de continuer à être le responsable de sa famille, qu’il
n’est pas sous assistanat.  » De même, quand Pablo a rencontré des
difficultés dans ses négociations pour acquérir un squat, Michael l’a
orienté vers d’autres médiateurs possibles. Lesdites médiations n’ayant
pas abouti, Pablo a menacé le vendeur « gourmand » d’une alternative de

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Adversité et créativité dans le contexte de demande d’asile en Guyane 159

recours à la police, initiative risquant de mettre tout le monde en péril,


« propriétaire » et « acquéreur ». Face à cette pression, le squatteur
en titre a fini par céder. L’introduction, même hypothétique, des forces
de l’ordre dans une négociation relevant de l’informel révèle l’imbrication
des registres conditionnant les interactions sociales dans un univers aux
frontières poreuses.
Dans un tel contexte, le travail consiste à soutenir, voire à faire « à la
place de l’autre » quand cela est nécessaire, mais la démarche demeure
fondamentalement incitatrice à faire par soi-même. Michael se souvient
ainsi d’une famille musulmane dont il n’a pas réussi à inscrire les filles à
l’école publique, mais qui, elle, est parvenue à les scolariser gratuitement
dans un collège privé. « Ils sont revenus toutes les semaines, pendant
plus de deux mois, voir la directrice, frapper à la porte et dire “voilà nous
on veut que nos enfants soient scolarisés !” » Un tel exemple de réussite
d’action autonome n’est pas isolé. Le principe d’association systématique
de l’autre dans l’analyse des situations, l’imagination des possibles et la
mise en place de stratégies d’action semble irriguer la pratique profes-
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sionnelle dans son ensemble. Ce principe est activé non seulement dans
la résolution des problèmes en rapport avec les institutions, mais aussi
dans la gestion des conflits de la vie courante liés, par exemple, à la
cohabitation de personnes issues d’horizons culturels très éloignés. Les
protagonistes sont alors invités à inventer des solutions et à accepter des
compromis leur permettant un mieux « vivre ensemble ».
À la lumière de ce qui vient d’être écrit, la pratique professionnelle
se révèle quadridimensionnelle. Premièrement, elle est une pratique
d’échanges langagiers, de mise en récit, de formulation d’aspirations et
de projets. ­Deuxièmement et dialectiquement, elle est productrice de lien
social et de positionnements subjectifs. Troisièmement, elle a pour socle
un engagement personnel du travailleur social, véhiculant une vision du
métier et du contexte institutionnel de son exercice. Enfin, elle est la
traduction d’un savoir-faire ou d’un savoir s’y prendre, tant à l’intérieur
des institutions qu’à leur périphérie, quand il importe avant tout d’agir en
tant qu’humain. Ces quatre dimensions sont aussi inséparables qu’essen-
tielles. Elles ne sont pas toutes nécessairement convoquées dans la
pratique quotidienne  ; cependant, si les situations les plus codifiées,
les plus routinières, nécessitent davantage un savoir technique qu’un
« savoir être », il n’en va pas de même pour toutes. Les situations les
plus extrêmes ou simplement nouvelles font inévitablement appel à la
créativité des acteurs, à leur personnalité. Ils ne peuvent faire abstrac-
tion de ce qu’ils sont, des idéaux qui les ont conduits vers ce choix de
métier. Cette quatrième dimension professionnelle est fondamentale à la
création et au maintien des liens avec les publics les plus fragiles. Vis-à-
vis d’eux, le professionnel est plus que jamais cet Autre qui, en repré-
sentant les institutions, peut favoriser ou paralyser critique et invention
(Malrieu, 1988).

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160 Nouvelle Revue de psychosociologie - 25

L’intervention sociale peut-elle vraiment trouver son sens sans


s’appuyer sur une « interaction incarnée » ? Le type d’aide sollicitée par
le contexte particulier que nous venons d’étudier invite à un question-
nement plus général sur la nature des liens qui participent à la qualité
de l’accompagnement. Puisqu’il est social, parce qu’il est social, celui-ci
demeure fondamentalement humain.

Conclusion

Au terme de ces analyses relatives aux conduites respectives des


demandeurs d’asile politique et des professionnels chargés de les accom-
pagner dans un contexte marqué par de multiples restrictions et contra-
dictions institutionnelles, (re)soulignons que si les contraintes objectives
et les déterminismes sociohistoriques et institutionnels sont bien réels
et pèsent sur la conduite du sujet, il ne faut cependant pas négliger sa
manière de donner sens aux événements qu’il traverse. Les projets et
stratégies réalisatrices individuelles émanent autant des délibérations
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internes que des interactions avec autrui et avec les institutions. Face
aux contradictions du contexte local et aux limites des institutions de
l’État colombien pour assurer sa protection, Pablo a choisi l’exil. Ensuite,
confronté aux restrictions appliquées par l’État français, il a pris l’option
du contournement, trouvant dans des espaces informels les possibilités
de protéger sa famille. La scolarisation réussie de ses enfants offre à
Pablo un ancrage, une fierté autant qu’une perspective de régularisation.
Ainsi, les conduites de cet homme n’entrent pas dans un mouvement
d’exclusion mais dans des modes d’affiliation autres (Guibet-Lafaye,
2012). Pablo négocie autrement et singulièrement son inscription sociale.
Lui et Michael ont dû ruser, faire preuve d’intelligence pratique. Comme
si, dans les zones situées entre les normes et règlements institutionnels
et l’univers plus informel où gravitent les personnes n’ayant pas de
papiers d’identité en règle, la Métis devenait une boussole commune.
Mais les chemins ainsi esquissés, quand bien même ils s’opèrent dans les
marges, finissent par mobiliser des solidarités et impacter les orientations
institutionnelles. La prise de conscience de la nécessaire protection de
familles en situation de vulnérabilité en est un aspect. L’exigence légale
de régularisation administrative en rapport avec trois années de scolarité
des enfants et cinq années de résidence des parents sur le territoire en
est une autre manifestation.
Ainsi, les travailleurs sociaux, eux aussi, doivent négocier avec un
système de règles et de contraintes. En dépit de l’étroitesse de leur
marge de manœuvre, certains d’entre eux parviennent à agir suffisam-
ment à la marge, sans pour autant se marginaliser, pour parvenir à aider
les sujets à se reconstruire une identité, fruit d’une subjectivation et
d’une acculturation. L’ancrage dans des valeurs, au fondement même
du sens donné à une vie ou à une activité professionnelle, paraît central.

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Adversité et créativité dans le contexte de demande d’asile en Guyane 161

Il guide les pratiques et nourrit les choix. Ainsi, il apparaît que si usager
et professionnel paraissent doués d’une intelligence pratique leur permet-
tant de naviguer dans des eaux troubles, leur force, ils la puisent dans
des convictions d’ouverture sur un monde plus juste et plus solidaire.

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Adversité et créativité dans le contexte de demande d’asile


en Guyane française

Résumé
L’étude porte sur les conduites, positionnements et adaptations d’un exilé d’ori-
gine colombienne et d’un travailleur social exerçant dans un centre d’accueil et
d’hébergement pour demandeurs d’asile en Guyane française. Prenant appui sur
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des entretiens et se situant dans une perspective théorique d’interstructuration du
sujet et des institutions, l’analyse met en relief les voies de résistance et de créa-
tivité de l’un et de l’autre dans un contexte marqué par l’adversité. Cependant, si
usager et professionnel paraissent doués d’une intelligence pratique témoignant
d’une connaissance de terrain et de capacités de bricolage et d’invention, on
observe que c’est essentiellement leur ancrage dans des valeurs, au fondement
même du sens donné à la vie, qui semble guider les conduites, nourrir les choix
et animer leur dynamique de personnalisation.

Mots-clés
Demande d’asile, exil, Guyane française, interstructuration du sujet et des insti-
tutions, personnalisation, travail social.

Adversity and creativity in the context of asylum seeking in French Guyana

Abstract
This study is about the behaviors, positionings, and adaptations of a Colombian
exile and of a social worker working in an asylum seekers reception and accom-
modation center in French Guiana. Our analysis has been built on interviews and
takes place within a theoretical perspective of interstructuration between the
subject and the institutions: hence it emphasizes their courses of resistance and
creativity in a context characterized by adversity.
However, while both users and professionals seem to be endowed with a practi-
cal cleverness demonstrating their local knowledge and their abilities to cope and
invent, it is essentially the importance they give to values deeply rooted in the
meaning of life that appears to guide their behaviors, enrich their choices, and
sustain their dynamics of personalization.

Keywords
Asylum request, exile, French Guiana, interstructuration between the subject and
the institutions, personalization, social work.

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