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L'ORIGINE DE L'ART

Michel Lorblanchet

Presses Universitaires de France | « Diogène »

2006/2 n° 214 | pages 116 à 131


ISSN 0419-1633
ISBN 9782130557302
Article disponible en ligne à l'adresse :
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L’ORIGINE DE L’ART

par

MICHEL LORBLANCHET

Les réponses que les spécialistes apportent à la question de


l’origine de l’art dépendent de leurs domaines et points de vue res-
pectifs. Elles dépendent en particulier de la diversité des défini-
tions possibles de « l’art » lui-même.
Bien qu’entaché d’une connaissance insuffisante des données
archéologiques, la position d’un écrivain tel que Georges Bataille
(1980) peut engager et éclairer la réflexion sur cette question.

Georges Bataille et le point de vue classique


sur la naissance de l’art
Ébloui par la splendeur des peintures de la cavité, Georges Ba-
taille a célébré la grotte de Lascaux en lui attribuant la place
qu’elle mérite sur l’échelle des créations humaines ; il le fit sans
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doute mieux que les préhistoriens qu’il jugeait « trop timides » et
qui n’avaient pas su ou osé le faire. Sa sensibilité a produit quel-
ques belles pages sur ce sujet dont il convient de rappeler le conte-
nu.
Pour Georges Bataille l’art est le signe de l’hominisation. Las-
caux est le symbole du passage de l’animal à l’homme, il est « le
lieu de notre naissance » parce qu’il « se situe au commencement de
l’humanité accomplie » ; « il est le signe sensible de notre présence
dans l’univers » ; « jamais avant Lascaux nous n’atteignons le reflet
de cette vie intérieure dont l’art – et l’art seul – assume la commu-
nication ».
Ses déclarations ont la force de la conviction : « aucune diffé-
rence n’est plus tranchée : elle oppose à l’activité utilitaire la figu-
ration inutile de ces signes qui séduisent, qui naissent de l’émotion
et s’adressent à elle... sentiment de présence, de claire et brûlante
présence qui nous donne les chefs-d’œuvre de tous les temps »...
L’Homme de Neandertal « dont la face dut paraître plus bestiale
que celle de n’importe quel homme vivant » ne produisait pas
« d’œuvre d’art ». Par contre l’Homme de Lascaux prouve son apti-
tude à dépasser la tradition et à « faire œuvre d’art » : « à la lueur
d’église des lampes, il excédait ce qui avait existé jusqu’alors en
créant ce qui n’existait pas l’instant d’avant ».
Nous devons donc « donner à Lascaux valeur de commence-
ment ».

Diogène n° 214, avril-juin 2006.


L’ORIGINE DE L’ART 117

Nous ne pouvons suivre G. Bataille ni dans ses développements


théoriques sur les « interdits et les transgressions » qu’il croit re-
trouver à Lascaux, ni surtout dans son opposition catégorique en-
tre Homo faber, fabricant d’outil appartenant au monde du travail,
et Homo sapiens sapiens, être achevé qui appartient désormais au
monde du jeu (Homo ludens) et de l’art, qui est jeu par excellence.
Nous savons aujourd’hui que Lascaux n’est pas le commence-
ment de l’art au sens chronologique du terme puisque, malgré la
regrettable absence de datation directe des pigments, une ancien-
neté de seulement 17 000 ans lui est accordée.
Georges Bataille a cependant en partie raison : avec « sa caval-
cade d’animaux se poursuivant », sa spectaculaire étendue
d’images couvrant ses surfaces rocheuses, Lascaux est bien l’un des
tout premiers monuments artistiques de l’histoire des hommes. Par
son accomplissement esthétique il peut être considéré comme un
commencement : mieux que des centaines d’autres ensembles pa-
riétaux plus modestes, il apporte l’éclatante preuve des plus hautes
capacités créatrices des hommes dés le Paléolithique, comme le fait
plus tard la grotte d’Altamira.
Depuis les écrits de G. Bataille, d’autres sites de même impor-
tance mais d’encore plus grande ancienneté ont été découverts : la
grotte Chauvet, celle de Cussac, l’art de plein air de l’Europe méri-
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dionale, qui tout autant que Lascaux font remonter la plénitude de
l’art au Paléolithique.
Posons cependant la question suivante : en quoi le « miracle de
Lascaux » (qui pourrait être aussi celui de Chauvet, de Cussac, du
Coâ, etc.), équivalent du « miracle grec » selon G. Bataille, nous
séduit-il et quelles sont les conséquences de cette séduction qu’il
exerce sur nous ?
Par ses outils et son genre de vie, l’homme de Lascaux – ou plus
généralement l’homme de l’âge du renne – est pour nous un étran-
ger ; par son art, au contraire, « il communique avec la lointaine
parenté qu’est l’humanité présente pour lui ». Dans la forme d’art
spectaculaire qu’offre cette grotte nous nous retrouvons, en effet,
nous nous reconnaissons. Nous sommes enclins à penser – en Occi-
dentaux que nous sommes – que Lascaux, Chauvet, Cussac, Alta-
mira et les quelques trois cent cinquante sites ornés paléolithiques
européens marquent le surgissement de l’Art, que rien – ou si peu
de choses – n’annonçait auparavant.
Aux yeux des artistes et des écrivains européens contemporains
(par exemple A. Breton, G. Bataille, P. Picasso, etc.), cet éclate-
ment de beauté paraît même éclipser le message inconnu que peu-
vent contenir de telles images, message auquel s’accrochent de
façon si pathétique les préhistoriens ! Magie, totémisme, symbo-
lisme sexuel, hallucinations chamaniques (à plus forte raison !)
paraissent dérisoires en comparaison de l’émotion que procure la
118 MICHEL LORBLANCHET

contemplation des grandes compositions paléolithiques. Dans leur


puissance et leur beauté qui dépassent sans doute leur sens, ces
œuvres paraissent annoncer ce que E. Kant (1965) nommait la
« beauté libre » (qui n’est plus la « beauté adhérente » comme peut
l’être celle des outils), une liberté comparable à celle de l’art
contemporain dégagé des messages religieux qu’il véhiculait tradi-
tionnellement.
Pour la première fois dans l’histoire des hommes, nous sommes
en présence non seulement d’un art figuratif qui représente des
éléments de la réalité, mais surtout d’un art visuel qui s’ouvre à la
communication, s’affiche, se met en scène, s’adresse aux autres
hommes ou aux divinités capables de voir et d’apprécier comme les
hommes.
La « valeur d’exposition » de cet art qui s’inscrit dans
l’environnement naturel des grottes ou des paysages à l’air libre
(Sacchi 2002) est bien nouvelle, même s’il existe au même moment,
parfois dans les mêmes sites, un art secret qui se cache dans les
plis de la nature et qui est le double inversé de l’art qui se montre.
Comme G. Bataille – qui apporte ici une introduction éclairante
et commode – la plupart des préhistoriens considèrent que l’art
commence avec cette forme d’art spectaculaire (pas seulement pa-
riétal, mais également mobilier) qui apparaît « soudain » en Europe
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il y a 35 000 ans environ.
Selon H. Breuil (1906 et 1952) l’homme de Cro-Magnon devient
artiste en découvrant accidentellement le pouvoir de figuration de
phénomènes naturels tels que les pierres figures, les accidents ro-
cheux, les fossiles, les empreintes animales et humaines (traces
digitales, marques de décarnisation sur les os, etc.). Le goût des
Hommes modernes pour l’imitation serait le fondement des pre-
mières réalisations artistiques.
Pour A. Leroi-Gourhan (1964b) également, « le premier pas a
été fait par l’Homo sapiens » ; auparavant « la gamme de ce que
l’on pourrait nommer les manifestations pré-artistiques – ocre,
cupules, formes naturelles créent une étroite auréole autour du
crâne plat de l’homme de Neandertal ; qualitativement et quanti-
tativement, les manifestations moustériennes et post-
moustériennes n’ont pas de proportions communes avec ce qui se
développe ensuite. »
Ainsi pour les grands spécialistes de l’art préhistorique du XXe
siècle comme d’ailleurs pour leurs émules (Vialou 1987 ; Anati
1989) l’art survient dans une phase finale de l’évolution humaine,
il y a seulement quelques dizaines de millénaires, alors que
l’histoire humaine s’étend sur près de trois millions d’années. Cette
émergence est perçue comme un progrès évolutif dont le fondement
est biologique. Elle est considérée comme la marque distinctive
L’ORIGINE DE L’ART 119

exclusive du type humain ultime, l’Homo sapiens sapiens, l’Homme


moderne, notre prédécesseur direct.
Pour certains chercheurs actuels, tels que les tenants de la
« Psychologie évolutionniste » proposant une théorie modulaire de
l’évolution de l’esprit, la créativité des hommes du début du Paléo-
lithique supérieur serait liée à l’apparition de nouvelles capacités
cognitives, permettant le passage « d’une intelligence sectorielle ou
spécialisée » à une « intelligence généralisée ».
Les hommes de Neandertal n’auraient été capables que
d’analyses ponctuelles répondant successivement à chaque besoin
immédiat de la vie quotidienne, alors que l’Homme moderne seul
serait apte à la synthèse et l’élaboration de concepts généraux dé-
passant les nécessités immédiates (Mithen 1996). Selon cette théo-
rie l’origine de l’art accompagnerait l’essor du langage articulé.
David Lewis-Williams associe la naissance de l’art à celle de « la
conscience » conçue comme « un continuum, de la conscience ra-
tionnelle à la conscience altérée ». Seul l’Homo sapiens sapiens
avec son cerveau perfectionné maîtriserait « le spectre entier de la
conscience », de l’état de veille à celui de sommeil, en passant par
la rêverie, le rêve, les fantasmes et toute l’imagerie hallucinatoire
artificielle ou naturelle. Le « pont neurologique » qui semble exister
entre nous et les hommes de Cro-Magnon – puisque leur cerveau
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est identique au nôtre – permet de penser qu’à partir du Paléoli-
thique supérieur on pratiquait l’introspection, on s’intéressait à ses
états d’âme et ses états psychiques au point même de provoquer
des hallucinations qu’il fallait prendre le soin de noter en les figu-
rant sur les parois des grottes ! Ainsi les débuts de l’art seraient
liés aux altérations de la conscience et au chamanisme qui corres-
pond à un « besoin universel » – celui de « donner un sens aux états
altérés de la conscience » – et « qui est à l’origine de toutes les for-
mes religieuses ultérieures » (Lewis-Williams 2003).
Ces théories globalisantes largement médiatisées – le chama-
nisme prétend expliquer les arts du monde entier, de toutes les
époques – présentent une vision profondément réductrice de l’art
préhistorique et de l’art en général ; elles ne sont qu’une dérive du
point de vue classique attribuant l’entière paternité de l’art à
l’Homme de Cro-Magnon. Elles ne s’appuient pas sur des données
archéologiques objectives, mais sur une argumentation théorique
de type métaphorique combinant le biologique et le culturel, sans
que l’on sache clairement ce qui revient à l’un et à l’autre : les vi-
sions des chamanes inspirant l’art rupestre seraient ainsi un mé-
lange de motifs hallucinés universels, produits par la structure
mentale des Hommes modernes (motifs entoptiques), et d’éléments
culturels locaux, « épisodes de mythes racontés aux novices,
concernant la formation d’un chamane ». Nous ne tenterons pas ici
une réfutation de ce « brouet conceptuel », pour employer une for-
120 MICHEL LORBLANCHET

mule de certains opposants à ces vues (Klein et al. 2001). Un livre


collectif, sous presse, en fournira prochainement une critique ap-
profondie (M. Lorblanchet et al. à paraître).
Le point de vue classique sur l’apparition de l’art souligne sys-
tématiquement l’incomplétude des types humains antérieurs aux
Hommes modernes, leur inaptitude intellectuelle et spirituelle au
sens large puisque l’on considère généralement que l’expression
artistique – surtout en ces temps lointains – est liée aux croyances.
Si les Néandertaliens et les Erectus étaient incapables de produc-
tions artistiques, c’est que leur langage était insuffisamment évo-
lué et qu’ils n’avaient pas atteint le stade psychique permettant la
mise en place des croyances magico-religieuses. Cette opinion en-
traîne une disqualification des créations antérieures au Paléolithi-
que supérieur, constituant « l’étroite auréole » autour du « crâne
plat » de nos lointains prédécesseurs qu’évoquait Leroi-Gourhan.
Elles sont considérées comme non artistiques et reléguées dans la
catégorie plus vague, quelque peu péjorative, des productions dites
prudemment « symboliques », ce qui évite une référence trop expli-
cite au terme « art ».
Selon la même théorie, l’émergence de l’art au Paléolithique su-
périeur ancien ne peut être que brutale ; elle s’effectue en un temps
relativement court, de l’ordre tout au plus de un ou deux millénai-
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res, correspondant à l’installation des immigrants sapiens en Eu-
rope occidentale. Elle est donc considérée comme une
« révolution », ou mieux même, comme une « explosion créatrice »
(Pfeiffer 1982).
Comme il s’agit d’une apparition dans un néant artistique, l’idée
de « progrès » est associée au phénomène de deux manières : non
seulement l’art est en lui-même un progrès, mais son évolution
interne ne peut être fondée également que sur le concept de pro-
grès : l’art émerge au Paléolithique supérieur et se développe selon
le rythme biologique de l’enfance, la maturité et la dégénérescence
(ou sénescence), c’est-à-dire selon le modèle d’une courbe régulière
ascendante puis descendante allant des formes simples aux formes
complexes, du schématisme et de l’abstraction balbutiante à un
naturalisme triomphant, pour finir à la fin du Paléolithique supé-
rieur, après un parcours de 25 millénaires, dans une régression
marquée par un schématisme de plus en plus élémentaire aboutis-
sant à la mort de l’art rupestre en Europe occidentale, il y a quel-
ques 10 000 ans. Les chronologies stylistiques de Breuil, puis de
Leroi-Gourhan se développant en deux ou quatre styles successifs
avec ou non des temps d’arrêt et de retour en arrière, sont cons-
truites, toutes deux, comme des trajectoires impliquant une mon-
tée vers un naturalisme grandissant et une régression schémati-
que.
L’ORIGINE DE L’ART 121

Ces vues comportent certaines idées implicites : avec des relents


ethnocentriques, l’art-progrès, figuratif et naturaliste, atteste la
suprématie de l’homme moderne que nous sommes, plus particuliè-
rement même de l’homme occidental si nous poussons le raisonne-
ment aux limites qu’il suggère. On en vient tout naturellement à
croire qu’il existe un berceau de l’art et que ce dernier ne peut être
qu’européen. La progression des formes paléolithiques suppose une
flèche du temps clairement orientée vers nous.
Par ailleurs ces vues traditionnelles impliquent une définition
réductrice de l’art : il n’existerait d’art que dans la figuration spec-
taculaire et la représentation du monde réel ou imaginé. L’art pa-
léolithique confirmerait même que, dés son origine, la fonction
première de l’art serait de représenter le réel ! D’autre part cette
perception de l’art préhistorique met l’accent sur l’aspect le plus
spectaculaire de l’art des grottes, les figurations animales (par
exemple les grands taureaux de Lascaux). Elle tend à éclipser les
motifs indéterminés et les signes, certes moins impressionnants,
mais pourtant présents en grand nombre sur les parois ornées.
Un os encoché, des tracés indéterminés, une pierre à cupules,
une collection de fossiles, un bel outil, l’usage des colorants et des
minéraux rares ne répondraient pas à des comportements artisti-
ques ou ne mériteraient pas le qualificatif « d’œuvres d’art ». N’y a-
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t-il pas ici la projection d’un concept particulier et réducteur de
l’art ?
L’extraordinaire diversité de l’art contemporain devrait pour-
tant élargir la perception des préhistoriens qui, bien entendu, ne
peuvent échapper complètement à l’emprise de la société dans la-
quelle ils vivent. Le peintre P. Soulages, par exemple, considère la
peinture comme « une harmonisation de formes et de couleurs sur
laquelle viennent se faire et défaire les sens qu’on lui prête » (dans
Ceysson 1979) : suprématie autosuffisante de la forme et de la
couleur, et surtout permanente disponibilité sémantique de la
création... Des notions de ce type pourraient être utiles aux préhis-
toriens dans leur recherche des origines de l’art.

Les contradictions de la conception traditionnelle


de la « naissance de l’art »
Les données archéologiques montrent, en réalité, que la nais-
sance et l’évolution de l’art sont des « phénomènes éclatés ».
Il n’existe pas de correspondance directe et immédiate entre
l’apparition de l’homme moderne et celle de l’art ; d’autre part
l’évolution de l’art s’effectue selon des modèles extrêmement va-
riés, différents selon les régions du monde et les époques considé-
rées.
Le manque de précision et les limites des datations au radiocar-
122 MICHEL LORBLANCHET

bone ne facilitent guère la compréhension des phénomènes de


contemporanéité et de diachronisme ; cependant il semble bien
qu’en Europe – comme d’ailleurs, nous le verrons, en Australie –
existe un décalage de plusieurs millénaires entre l’arrivée des
premiers sapiens sapiens et l’apparition des premières grottes or-
nées. L’Aurignacien n’est pas homogène ; il n’apparaît pas au
même moment dans toutes les régions d’Europe et la plus ancienne
grotte ornée datée, la grotte de Chauvet, ne semble pas contempo-
raine du plus vieil Aurignacien européen qui peut remonter à près
de 40 000 ans en Cantabrie par exemple.
De plus, les premières formes d’art du Paléolithique supérieur
sont diverses : à peu près au même moment, aux environs de
34 000-32 000 ans, semblent se développer les statuettes du Jura
Souabe, les peintures très schématiques sur les parois de la grotte
Fumane en Vénétie, les spectaculaires fresques de Chauvet dans la
vallée de l’Ardèche, les blocs gravés de motifs vulvaires de la vallée
de la Vézère, quelques peintures bichromes sur la voûte de certains
abris de la même vallée (abri Blanchard, abri de La Ferrassie) et
de simples incisions parallèles sur les parois des abris des Astu-
ries. Dans leurs styles, thèmes et techniques, les motifs les plus
anciens sont donc radicalement différents les uns des autres. Cer-
tains paraissent simples et rudimentaires, d’autres sont incroya-
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blement sophistiqués, mobilisant d’emblée toutes les ressources de
la création, tels les décors de Chauvet ou l’homme-lion de Höhlens-
tein Stadel qui pourrait figurer dans la statuaire égyptienne !
Les tentatives de rapprochement s’efforçant de montrer que
l’art de Chauvet s’inscrit dans un contexte cohérent ne peuvent
dissimuler l’extraordinaire solitude du grand sanctuaire ardéchois,
dont les thèmes, les techniques et les styles se distinguent, non
seulement de ceux des rares ensembles pariétaux européens attri-
buables à l’Aurignacien, mais même de tous les ensembles du Pa-
léolithique supérieur. Il en est d’ailleurs de même pour Cussac,
Lascaux, Altamira : le particularisme de chaque grotte ornée que
les schémas évolutifs généraux ont de la peine à intégrer est exalté
dans les grands sanctuaires qui, sous bien des aspects, sont et de-
meurent uniques.
L’art paléolithique ne part donc pas d’un point zéro ; la trajec-
toire univoque du simple au complexe, base des chronologies stylis-
tiques traditionnelles, est morte ! (Lorblanchet 1999).
Ni en Europe, ni ailleurs dans le monde, l’art du Pléistocène su-
périeur ne commence par des formes simples évoluant vers des
formes complexes.
En Australie, à la même époque que la grotte Chauvet, par
exemple, voisinent le style figuratif géométrique de Panaramittee
les tracés digitaux de certaines grottes du sud et les figurations
animales et humaines proprement naturalistes de la Terre
L’ORIGINE DE L’ART 123

d’Arnhem. En Inde, le début des peintures sous abris, il y a 10 000


ans, montre l’art figuratif dynamique des « danseurs verts » voisi-
nant avec l’art animalier hiératique et symbolique, et les motifs
géométriques des « intricate designs ».
En Afrique, le grand art rupestre est, dans ses débuts, comme
ailleurs, disparate : au Sahara, les styles du « Bubalin » naturaliste
et des « Têtes rondes », plus symbolique, coexistent et, en Afrique
du Sud, entre 6 000 et 2 000 BP , des motifs gravés géométriques
succèdent à une phase originale de gravures rupestres naturalis-
tes.
Toutes les régions occupées par les Homo sapiens sapiens ne
présentent pas d’art d’un niveau équivalent à celui de Chauvet ou
de Lascaux ; elles peuvent même en être totalement dépourvues.
De vastes régions géographiques pourtant peuplées d’Hommes
modernes, de longues périodes du passé des Hommes modernes
manquent totalement d’art pariétal ou rupestre : il n’en existe pas
dans de grandes parties d’Asie et d’Amérique. En Afrique, berceau
des Homo sapiens sapiens depuis 200 000 ans, existe un art mobi-
lier modeste, très sporadique depuis 75 000 ans, mais le grand art
rupestre n’apparaît qu’à l’Holocène. Apparitions et disparitions du
grand art animalier sont clairement diachroniques. Quelles preu-
ves archéologiques solides avons-nous pour soutenir que l’art ru-
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pestre saharien remonte à une phase antérieure au Néolithique ?
Quelques roches à cupules, impossibles à dater objectivement, pla-
cent-elles vraiment celui de l’Inde avant le début du Mésolithique ?
En Europe, la disparition brutale du grand art animalier à la
fin du Paléolithique et son absence dans le Mésolithique montrent
à l’évidence que l’équation art = homo sapiens doit être pour le
moins fortement nuancée !
En Australie, peuplée par les Hommes modernes il y a plus de
60 000 ans, le temps de latence pour que commence le plus long et
le plus riche complexe d’art rupestre du monde est de l’ordre de dix
à quinze millénaires. Sur les roches en plein air de ce continent et
sur les parois des abris, quelques dix millénaires avant Chauvet, se
met en place une tradition artistique originale associant
l’abstraction pure et un naturalisme figuratif à tendance géométri-
que qui persiste encore aujourd’hui... « un art de la surface, à ten-
dance ornementale » qui se distingue radicalement de « l’art du
volume à tendance naturaliste » du Paléolithique de nos régions, et
qui s’oppose même à l’ensemble de l’art européen (Lorblanchet
1988).
Ainsi, l’apparition, la disparition ou l’absence de l’art dans le
monde – sous sa forme la plus spectaculaire : l’art des parois
s’offrant aux regards – sont des phénomènes diversifiés, diachroni-
ques, ne paraissant pas directement liés – ou du moins exclusive-
ment liés – à la présence ou l’absence de l’Homme moderne.
124 MICHEL LORBLANCHET

Il est probable que ces apparitions et disparitions ont pu se pro-


duire même localement au cours du Paléolithique supérieur euro-
péen ; elles ont des causes multiples : sociologiques, économiques,
culturelles et religieuses.
Comparons les causes de l’apparition de l’art rupestre en Aus-
tralie et en Europe.
En Australie, les premiers immigrants arrivant d’Indonésie ont
occupé d’emblée la totalité d’un continent vide où abondaient les
ressources naturelles ; pendant une quinzaine de millénaires ces
premiers occupants semblent n’avoir pratiqué qu’un art élémen-
taire – sans doute la peinture corporelle – révélé par les vestiges de
colorants trouvés au cours des fouilles. Puis commença, il y a envi-
ron 45 000 ou 50 000 ans, la progressive raréfaction de la Méga-
faune (espèces géantes d’herbivores, kangourous, wombats, émeus)
qui fournissait un gibier abondant et facile. Cette réduction de la
faune qui finit par aboutir à l’extinction de certaines espèces était
liée à une surexploitation par la chasse associée à un renforcement
de la sécheresse à la fin du Pléistocène ; elle plongea les premiers
chasseurs-collecteurs [cueilleurs] dans une situation de stress éco-
nomique qui d’après certains chercheurs australiens peut avoir
contribué au développement du grand art du continent, en initiant
ou renforçant notamment les rites favorisant la fécondité des espè-
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ces (toujours fréquents aujourd’hui), comportant notamment la
réalisation de figurations rupestres (Lorblanchet 1996).
Une preuve complémentaire de l’influence déterminante que
peut avoir sur l’art l’évolution du milieu naturel et de la faune est
apportée par la disparition de l’art paléolithique à la fin de l’âge
glaciaire. Un même phénomène général – un changement du mi-
lieu environnant – peut aboutir à des résultats opposés dans des
régions différentes ; une comparaison approfondie de ces phénomè-
nes, très dissemblables d’ailleurs en Australie et en Europe, serait
sans doute instructive.
L’arrivée des Homo sapiens sapiens en Europe occidentale, il y a
environ 40 000 ans, a pu constituer un des facteurs, parmi
d’autres, favorisant l’émergence d’un art nouveau, non à propre-
ment parler de l’art lui-même.
C’est dans les régions intensément peuplées depuis longtemps
par les hommes de Neandertal, dans le cul-de-sac du sud-ouest de
l’Europe, que l’art paléolithique s’est développé. L’installation de
nouveaux arrivants au milieu d’une population autochtone relati-
vement importante et ancienne a provoqué une augmentation de la
densité de peuplement, un accroissement des échanges et des liens
sociaux, peut-être une amélioration du langage, puis une compéti-
tion pour l’exploitation des ressources naturelles, une lutte identi-
taire stimulant les croyances et aboutissant à l’édification de sanc-
L’ORIGINE DE L’ART 125

tuaires qui matérialisent l’emprise spirituelle et économique des


groupes sur leur région.
Ainsi c’est la situation générale, le choc culturel et économique
lié à l’immigration des Hommes modernes en Europe occidentale et
à leur voisinage avec des hommes de Neandertal pendant plusieurs
millénaires qui semblent avoir créé des conditions exceptionnelles,
ayant facilité ou suscité l’émergence d’une religion nouvelle et d’un
art nouveau. La situation dans l’ouest européen a donc été très
différente de celle du Proche-Orient, où la symbiose des Néander-
taliens et des sapiens sapiens partageant la même culture pendant
cinquante millénaires n’a rien produit d’équivalent à l’art quater-
naire franco-cantabrique. En Europe, l’art des grottes et son faciès
méridional, l’art de plein air, sont les réponses à des contextes so-
cio-économiques particuliers ; certes l’Homme moderne est bien
l’auteur de l’art des cavernes, mais l’homme de Neandertal a
contribué à l’exaltation de ses capacités d’artiste ! Il se peut
d’ailleurs que l’homme de Neandertal n’ait pas encore dit son der-
nier mot en archéologie : bien des choses restent à connaître sur le
Paléolithique supérieur ancien et la paternité de toutes les cultures
à l’aurore de cette ère nouvelle.
L’Australie nous offre encore un dernier sujet de réflexion : pour
comprendre la répartition des styles artistiques de ce continent, les
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chercheurs australiens tentent avec prudence d’appliquer à l’art
préhistorique les modèles sociolinguistiques des sociétés aborigè-
nes actuelles. L’art rupestre est considéré comme un système de
communication. Dans les régions et les époques où les conditions
de vie sont les plus dures, le territoire tribal et artistique est
vaste ; les conditions de vie difficiles induisent une forte cohésion
sociale, un mécanisme de rapprochement et l’adoption d’un même
style d’art rupestre. Par contre dans les milieux favorables (près
des côtes) où la population augmente, des tensions sociales se dé-
veloppent, les territoires tribaux se rétrécissent, les identités so-
ciales locales s’affirment et la régionalisation des styles apparaît et
se renforce.
Ce modèle australien de la fragmentation stylistique et territo-
riale en fonction des ressources et de la densité de population pour-
rait éclairer les recherches sur l’apparition et l’évolution de l’art
quaternaire européen et nous permettre de dépasser le dogme de la
trajectoire stylistique univoque proposée par les chercheurs des
générations précédentes.

Le Paléolithique ancien et moyen est-il


une « interminable ornière » ?
Cette élégante formule de G. Bataille paraît convenir à ceux qui
associent la naissance de l’art à l’arrivée de l’Homme moderne au
126 MICHEL LORBLANCHET

Paléolithique supérieur.
Un autre point de vue peut être proposé qui considère d’abord
que l’art ne se résume pas à l’art rupestre figuratif tel qu’il appa-
raît avec splendeur sur les parois australiennes et européennes.
La recherche d’un pur plaisir esthétique caractérisant l’art
contemporain ne peut s’appliquer spontanément aux productions
d’un passé lointain... La notion « d’art » a certes une histoire : il
convient de se méfier du discours esthétique moderne et de voir
dans les figurations des parois autre chose que leur simple beauté
et leur qualité formelle. L’étude de l’art rupestre doit s’efforcer de
recréer la perception et l’usage des images par les peuples du pas-
sé.
Pourtant, malgré la nécessaire prudence que réclame
l’utilisation du mot « art » dans la recherche préhistorique, rappe-
lons qu’il n’y a jamais eu la moindre opposition – il y a toujours eu
au contraire une étroite association – entre fonction esthétique et
fonction utilitaire, religieuse ou magique. Par son impact visuel et
ses chants, l’art religieux vise à impressionner le croyant et à faci-
liter sa communication avec la divinité. Dans l’art traditionnel la
beauté assure également l’efficacité de la magie : par l’éclat des
couleurs et des formes s’expriment le respect dû aux forces qui
gouvernent le monde, l’effort pour leur plaire, les séduire et se les
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concilier. La beauté figurative ou ornementale est avant tout fonc-
tionnelle.
Élargissons donc la définition de l’art... Considérons comme les
manifestations de l’art dans ses débuts les réalisations se présen-
tant comme les « marques de l’esprit sur la nature »,
l’appropriation par l’homme des productions curieuses de la nature
et « les créations humaines qui, quels que soient leurs buts et leurs
contenus (que nous ignorons), impliquent un jeu de matières, de
couleurs et de formes (que nous percevons) » (Lorblanchet 1999).
Dans cette perspective, l’histoire de l’art et celle de l’homme
sont indissociables ; l’art commence avec l’Homme ou même peut-
être avec son prédécesseur direct, l’Australopithèque, il y a plus de
trois millions d’années ; à Makapansgat (Afrique du Sud), un Aus-
tralopithèque a rapporté dans son habitat un galet rouge dans le-
quel il avait reconnu un visage humain ! (Dart 1974.)
L’éthologue et artiste Desmond Morris (1962) a tenté de mon-
trer « l’origine animale du sens esthétique ». Les hommes partage-
raient, d’après lui, certaines de leur pulsions esthétiques avec les
singes anthropoïdes. Malgré leur intérêt, ses recherches compara-
tives ont été souvent trop superficielles pour être pleinement
concluantes.
L’archéologie met en évidence « la nature artistique » de
l’Homme depuis son origine.
L’homme se présente en premier lieu comme un élément de la
L’ORIGINE DE L’ART 127

Nature. À l’instar de certains oiseaux ou de certains crabes, il en-


treprend aussitôt la longue collecte du bric-à-brac des productions
naturelles aux formes bizarres et colorées. Par le choix qu’il en fait
il proclame ces objets « œuvres d’art » et rêve d’en être l’auteur. Il
prend possession de ce que la nature lui offre de plus beau : fossi-
les, coquillages, pierres curieuses, matières colorées, cristaux et
minerais auxquels s’ajoutèrent tous les matériaux chatoyants pé-
rissables, plumes, écorces, plantes et fleurs... La collecte de l’ocre
commence il y a 1,5 millions d’années et sa cuisson, dès
l’Acheuléen, il y a 400 000 ans, pour modifier et maîtriser sa cou-
leur ! En capturant la beauté, il va bientôt prendre conscience de
son propre pouvoir créateur ; partie intégrante de la nature
« l’homme est captif de la trame où il est tissé » (Caillois 1987). Les
peintres modernes sont probablement ceux qui ont le mieux com-
pris la nature artistique de l’homme : « L’artiste est homme : il est
lui-même nature, morceau de nature dans l’aire de la nature »
(Klee 1950).
Le préhistorique n’est pas seulement un collectionneur (il ne
cessera jamais de l’être... Nous le sommes encore aujourd’hui et
nos enfants plus encore que nous-mêmes) ; n’étant pas extérieur à
la Nature, il ne copie pas les créations naturelles qui le fascinent,
mais se pose d’emblée en rouage du mécanisme universel en créant
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à son tour.
Il affirme d’abord son pouvoir créateur dans la fabrication des
outils ; mais il est remarquable qu’aussitôt l’outil dépasse sa fonc-
tion ; il ne se réduit pas à une pointe ou un tranchant, il est forme,
volume et matière. L’homme invente ainsi, dès le Paléolithique le
plus ancien, les premières formes géométriques, en premier lieu la
sphère. Polyèdres et bolas ont beaucoup intrigué les préhistoriens
imprégnés de matérialisme moderne : ils en font des instruments
de chasse même s’ils pèsent plusieurs kilos ! Ce sont probablement
des créations inutiles, répondant à l’instinct artistique des hom-
mes, à leur goût inné pour les formes parfaites : existe-t-il de forme
plus chargée d’esprit et de symbole que celle de la sphère ? La
sphère est la première réalisation concrète d’une idée.
Au cours du Paléolithique, les outils attestent la recherche sys-
tématique de la symétrie – une donnée biologique qui n’a pas tou-
jours ici de fonction utilitaire mais correspond à un goût prononcé
pour l’équilibre et l’harmonie – ils matérialisent les formes menta-
les qui plaisent : l’ovale, la feuille, le cercle, le triangle, le quadrila-
tère même.
Les bifaces, depuis 1,5 million d’années, offrent la synthèse du
plan, du volume, de la matière et de la couleur. Texture et couleur
du matériau sont empruntés ; le Paléolithique transforme à sa
guise une matière offerte par la terre mais choisie par lui. Lorsque
sa création atteint la perfection du modèle théorique, lorsque se
128 MICHEL LORBLANCHET

confirme son aptitude à reproduire le canon imaginé, alors il joue


avec les formes, les matières et les couleurs en de subtiles varian-
tes qui maintiennent sa réalisation dans le registre de l’œuvre
d’art unique.
Il accompagne parfois une timide volonté naturelle reconnue
dans une « pierre-figure » en y apportant des retouches pour en
faire, semble-t-il, une ébauche de figurine, une « proto-sculpture ».
Il développe encore son pouvoir créateur dans des marques ryth-
mées sur des os et des pierres, issues des stries laissées par son
couteau de chasseur dépeçant le gibier.
De « l’os au félin » de Bilzingsleben (Allemagne) à « la sta-
tuette » de Berekhat Ram (Israël), il n’est pas impossible qu’une
figuration ait été perçue de temps en temps dans des formes natu-
relles ou accidentelles. Dans le cours des temps paléolithiques bien
des trouvailles spontanées furent sans doute sans lendemain. Les
graphismes au fil du silex ne furent souvent que des formes
« vacantes », « autosuffisantes », ne produisant soudain que la sur-
prise émerveillée, la délectation de l’acte créateur inattendu. Dans
l’innocence des commencements il y eut ainsi pendant des centai-
nes de millénaires une forme native de « l’art pour l’art »...
Cependant le symbole ne fut jamais loin. La dimension symbo-
lique a pu apparaître très tôt dans la série d’étapes souvent com-
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plexes – origine et choix du matériau, prédestination des formes,
modes opératoires – que comporte la fabrication de la plupart des
outils. Les stries de décarnisation sur les ossements liées aux opé-
rations de découpe et de partage de la viande ont pu, elles aussi,
bien qu’accidentelles, être porteuses d’une charge symbolique issue
du contexte dans lequel elles étaient produites.
Certains raffinements technologiques exceptionnels et certains
contextes des découvertes montrent plus clairement les étonnantes
capacités de l’esprit humain depuis des centaines de millénaires.
Dans le désert de Syrie à Nadaouiyeh, les recherches de J. M. Le
Tensorer (1998) ont mis au jour dans des niveaux datés de 500 000
ans plus de 10 000 bifaces ! Presque chaque pièce est une œuvre
d’art. Cette production massive d’un outil particulier, alliant la
perfection formelle à la splendeur du matériau, répond à un besoin
spirituel dépassant la fonction utilitaire. Elle révèle l’existence
d’une tradition esthético-mythologique « d’œuvres-bifaces » dont la
durée d’ailleurs, comme la stratigraphie du site le montre, fut limi-
tée à une centaine de millénaires, la production de bifaces ordinai-
res, moins nombreux et souvent sommaires, reprenant ensuite son
cours normal.
Presque au même moment, en Espagne, un magnifique biface
en quartzite rouge fut découvert parmi la trentaine de squelettes
du puits de la Sima de los Huesos à Atapuerca. Cette pièce en ma-
tériau choisi, de couleur particulière, est probablement une of-
L’ORIGINE DE L’ART 129

frande déposée à côté des morts qui étaient jetés dans un puits
funéraire ; tout le contexte atteste un comportement hautement
symbolique de la part d’anté-Néandertaliens datant d’environ
400 000 ans !
Ainsi dans l’immensité du temps des trouvailles d’artisan ont
pu rencontrer un contenu mythologique et sacré pour s’élever au
rang de symboles et d’œuvres d’art... Ce fut peut-être rare car ce
qui caractérise les prémices artistiques est justement l’isolement
des témoignages, leur extrême dispersion dans l’espace et la durée,
la fréquence probable du vide sémantique spontané de beaucoup de
ces éléments disparates. Cependant ces jalons qui parsèment la
longue histoire de l’Homme attestent sa tendance naturelle à in-
vestir ses productions de rêve et d’absolu, son goût inné pour la
beauté le libérant de la gangue matérialiste où une certaine pré-
histoire s’efforce de l’enfermer.
La fin du Paléolithique moyen, pendant la dernière centaine de
millénaires, est marquée par une symbolisation croissante des
productions qui se multiplient chez les Proto sapiens d’Afrique et
les Moustériens européens. Malgré les prémices d’un art mobilier
et de la parure (exemple, Blombos cave, Afrique du Sud), malgré le
développement des sépultures accompagnées d’offrandes, il ne
s’agit encore que d’un art étroitement attaché au corps humain,
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limité à l’individu et à son environnement immédiat, le groupe : le
biface prolonge toujours la main, les peintures corporelles et les
tatouages habitent la peau, l’ocre dont l’emploi s’intensifie décore
les morts et les vivants, les stries et les cupules ornent les os, les
galets, les pierres de l’habitat. C’est encore un art domestique lié
au quotidien, au corps et à sa survie dans l’au-delà, mais un art
déjà social, déjà stimulé par des croyances ; il est le reflet de la
maîtrise technique et spirituelle qui rend désormais possible
n’importe quelle création. Il contient en germe le grand art rupes-
tre du monde.
La parure, l’usage des colorants naturels, la décoration corpo-
relle sont « les prototypes des arts visuels » ; dans la peinture cor-
porelle « le corps humain sert de toile de fond sur laquelle sont
imposés des motifs culturels, l’argile humaine est retravaillée dans
un but culturel » (Dissanayake 1995). Ce contrôle de la culture sur
la nature, cette volonté constante de l’homme d’achever à sa ma-
nière l’œuvre « commencée » par la Nature, va trouver son expres-
sion magnifiée dans l’art rupestre.
En réalité le passage de la décoration corporelle (peintures, ta-
touages et parures) à l’art rupestre n’implique pas un saut intellec-
tuel aussi grand qu’il peut paraître, il s’inscrit dans la continuité
des créations humaines : l’art préhistorique décorant le corps hu-
main, les grottes ou les rochers reste un art total en trois dimen-
130 MICHEL LORBLANCHET

sions, intégrant l’espace, réalisant la synthèse de toutes les techni-


ques (utilisation de la couleur, du volume et de la matière).
L’art mobilier du Paléolithique supérieur, principalement euro-
péen, marquera peut-être un timide début de séparation des tech-
niques et verra l’avènement de l’art en deux dimensions (le dessin),
bien que son « support » (minéral ou animal) ne soit jamais neutre,
ce qui distingue l’art paléolithique de celui des périodes histori-
ques.
Entre 45 000 et 35 000 ans, selon les régions du monde, l’art
rupestre naît alors de la rencontre d’une capacité et d’un besoin :
• Capacité cognitive résultant des dispositions innées de l’esprit
humain à produire des images mentales et des symboles, résultant
aussi de l’accumulation des expériences et des acquis au cours des
millions d’années de son histoire.
• Besoin né de contextes locaux particuliers (confrontation en-
tre des humanités différentes, changement du milieu naturel, etc.)
suscitant croyances et pratiques rituelles qui mettent en œuvre
pour les accomplir toutes les potentialités de l’esprit créateur.
Parce que son avènement est l’aboutissement de plus de deux
millions d’années de production et de concrétisation d’images men-
tales, l’art rupestre (ou pariétal) n’apparaît pas comme une vérita-
ble rupture. Il se présente d’emblée comme un phénomène
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« éclaté » dans l’espace et le temps, extrêmement diversifié sur le
plan esthétique. Il n’y a pas de « berceau de l’art » (Bahn 2005),
comme il n’y a pas de progrès ni de progression stylistique au fil du
temps.
L’hétérogénéité de ses débuts est liée à la diversité des contex-
tes de son apparition. Dans des situations favorables, sa longue
histoire, ses expériences accumulées, lui permettent d’émerger
comme un art accompli mobilisant tous les procédés de la création,
faisant immédiatement coexister figuration, abstraction, peinture,
gravure, sens de l’espace et du volume, dans un foisonnement for-
mel qui n’exclut pas, bien sûr, des conventions de style propres aux
différents groupes.
L’art des parois illustre une volonté humaine d’emprise sur le
monde. « L’appropriation territoriale, l’identité culturelle et ethni-
que s’affirment dans l’art des parois qui affiche les idoles et les
styles particuliers dans lesquels chaque groupe se reconnaît diffé-
rent des autres » (Lorblanchet 1999, p. 200). Il reste aujourd’hui à
étudier en Europe les territoires culturels que l’art pariétal contri-
bue à dessiner.
L’essor diachronique de l’art rupestre qui investit les somptueu-
ses constructions de la nature – montagnes, rochers, vallées et
grottes – traduit une façon nouvelle de se considérer dans le
monde, qui ose placer l’homme au cœur de l’édifice universel. Les
images rupestres s’offrant aux regards sont liées à l’émergence des
L’ORIGINE DE L’ART 131

premières cosmogonies, des premiers systèmes de croyances ; elles


marquent ainsi une nouvelle étape spirituelle (eschatologique) liée
non à l’avènement d’une religion particulière, mais à une élévation
du comportement religieux issu des premiers rites, qui rend dé-
sormais possible toutes les religions. L’art rupestre répond à une
évolution de l’esprit qui a ses propres lois et qui est en partie indé-
pendante de l’évolution biologique du cerveau (Lorblanchet 1999).

Conclusion
Le concept même de « naissance » ou « d’origine » de l’art peut
paraître inadéquat, puisque l’homme est artiste par nature et que
l’histoire de l’art commence avec celle de l’homme.
Dans ses pulsions et ses réalisations artistiques, l’homme ex-
prime sa vitalité, sa capacité à établir un rapport bénéfique et posi-
tif avec son environnement, à humaniser la nature ; son compor-
tement d’artiste constitue un des caractères sélectifs favorables à
l’évolution de l’espèce humaine. Dès son origine, l’homme est dans
tous les sens du terme un « Homo Aestheticus » comme l’affirment
également avec conviction l’anthropologue américaine Ellen Dissa-
nayake (1995) et le philosophe français Luc Ferry (1990).
Michel LORBLANCHET.
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(CNRS.)

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