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LA LAÏCITÉ, GARANTE DU PLURALISME CULTUREL ET RELIGIEUX

Philippe Marlière
in Omar Slaouti et al., Racismes de France

La Découverte | « Cahiers libres »

2020 | pages 339 à 353


ISBN 9782348046247
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La laïcité, garante du pluralisme
culturel et religieux

Philippe Marlière

À partir du début du xxe  siècle, la laïcité fut la charpente


solide et discrète de l’édifice républicain en France. Mais
depuis quelques décennies, elle fait l’objet d’interprétations qui
dévoient son message originel de compromis. Aujourd’hui, la
laïcité est devenue la culture war 1 française par excellence et, ce
faisant, un objet de controverses virulentes.
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Cette « nouvelle laïcité » est le porte-drapeau d’individus,
de collectifs, d’associations et d’organisations politiques divers
qui s’en réclament dans le but de stigmatiser et d’exclure
certaines minorités, musulmanes principalement. Loin de se
conformer au principe qui aménage le retrait de la religion des
institutions publiques et, en retour, la liberté des cultes et des
croyances, cette laïcité est de facto un instrument au service d’un
agenda conservateur, quand il n’est pas ouvertement raciste et/
ou islamophobe. Des exégètes autoproclamés d’une « laïcité
de combat » dénoncent les « atteintes graves » à la loi de 1905
commises par celles et ceux qui défendent de prétendus intérêts
« communautaristes ».
Le débat est devenu tellement confus en France –  susci‑
tant à l’étranger incompréhension et consternation 2 – qu’il est
nécessaire de préciser de quelle laïcité il est question : est-ce la

1 Aux États-Unis, le vocable de culture wars (guerres culturelles) désigne les


polémiques interminables et inextricables relatives aux questions culturelles
ou de civilisation « saillantes » (salient issues), comme l’avortement, l’euthanasie,
le port des armes, etc.
2 John R Bowen, Why the French Don’t Like the Headscarves. Islam, the State and
Public Space, Princeton University Press, Princeton, 2008.

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« loi de liberté », selon l’expression d’Aristide Briand, ou celle


que Jean Baubérot qualifie de « laïcité falsifiée » fondée sur
une interprétation illibérale de la loi de 1905 3 ? La situation
est complexe car ceux et celles qui défendent cette « laïcité
falsifiée » sont aussi bien issus des rangs de la droite et de
l’extrême droite que de la gauche et de la gauche radicale.
Contrairement à la situation qui prévalait au début de la
Troisième République, le débat sur la laïcité n’oppose plus
désormais la gauche à la droite (laïques vs. antilaïques). Les
lignes de conflit divisent respectivement la droite et la gauche.
Il en découle un nouveau clivage opposant les partisans d’une
interprétation de la loi de 1905 qui privilégie son esprit de
compromis et la neutralité de l’État, et ceux qui s’y réfèrent
en vue d’esquisser les contours identitaires de la communauté
nationale « désirable ».

Laïcité et laïcisation : perspectives historiques


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Au début du xxe  siècle, afin de dépasser le « conflit des
deux France » entre cléricaux (les catholiques) et anticléricaux
(la plupart des radicaux et des socialistes), certains imaginent
une Église catholique acclimatée à la laïcité, mais non contrainte
par l’État dans ses fonctions religieuses. Les socialistes Aristide
Briand, rapporteur de la commission parlementaire qui rédige
la loi de séparation, et Jean Jaurès mènent des tractations auprès
de députés et d’intellectuels catholiques. C’est la législation
d’États américains et de l’Église libre d’Écosse qui inspire la
laïcité française 4. On peut donc dire que la loi de 1905 a puisé
davantage dans la philosophie de John Locke que dans celle
de Jean-Jacques Rousseau.
Les fondements philosophiques de la loi de 1905 sont posés
dans ses deux premiers articles : le premier établit la liberté de
conscience et garantit le libre exercice des cultes ; le second
prescrit que la loi républicaine « ne reconnaît, ne salarie, ni ne
subventionne aucun culte ».

3 Jean Baubérot, La Laïcité falsifiée, La Découverte, Paris, 2014.


4 Maurice larkin, L’Église et l’État en France. 1905 : la crise de la séparation, Privat,
Paris, 2004, p. 191.

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La laïcité, garante du pluralisme culturel et religieux

Cette loi doit être comprise non comme une « convention »


passée avec l’Église catholique, mais comme un « pacte » avec
la société civile : la laïcisation de l’État, déjà largement avancée
au début du xxe siècle 5, est parachevée, et la liberté des cultes
acceptée. Ce « pacte laïque » représente une paix négociée par
le législateur entre les deux camps principaux  : les partisans
d’une laïcisation fortement anticléricale, voire antireligieuse,
d’une part, et l’Église qui n’entend pas relâcher son emprise sur
la société, de l’autre. À partir de 1905, l’idée qui prévaut est que
l’identité de la France cesse d’être catholique. Il est également
patent que la laïcité codifiée se veut inclusive puisque toutes
les croyances sont mises sur un pied d’égalité, et que leur libre
exercice est reconnu.
Le compromis laïque républicain reconnaît qu’il existe chez
tout individu une part d’identité non négociable qui échappe
à l’ingérence de l’État, et le catholicisme, comme toutes les
religions, peut et doit s’adapter à l’État. Le pacte ambitionne
ainsi de créer un environnement social pacifié dans lequel toutes
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les religions peuvent librement s’exprimer.
Insistant sur la nécessité de trouver un compromis inscrit
dans le droit qui garantit la liberté des cultes et des croyances,
la loi de 1905 est de facture libérale au même titre que la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26  août
1789. Elle crée des droits, instaure la liberté de croyance et
assure ainsi le pluralisme. Enfin, elle rejette l’identité catholique
de la France.

Un « concept essentiellement contesté »


Le destin de la laïcité au xxe siècle est pour le moins singulier
car elle a contribué à exacerber les passions politiques françaises.
Comme l’a montré Jean Baubérot, les interprétations de la

5 La loi du 28  mars 1882 instaure l’instruction primaire pour les garçons et
les filles de six à treize ans, en prévoyant un jour de repos par semaine pour
permettre l’enseignement du catéchisme hors des écoles. Les nouveaux
programmes laïques, qui ne doivent pas être un « catéchisme nouveau », ont
cependant une certaine orientation « spiritualiste » car la majorité de la popula‑
tion est croyante. Cette loi repose donc sur un premier compromis majeur,
et elle est inclusive. Jean baubérot, Histoire de la laïcité en France, PUF, « Que
sais-je ? », Paris, 2000, p. 45‑52.

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laïcité sont multiples et ont évolué au fil du temps 6. Certaines,


minoritaires autrefois, font un retour en force plusieurs décen‑
nies plus tard. La laïcité fait partie de ce que les philosophes
appellent un « concept essentiellement contesté 7 » car il n’a
cessé de nourrir des définitions ou des interprétations variables.
De plus, et ceci découle en partie de cela, la laïcité suscite des
points de vue tranchés, surtout quand il s’agit de concevoir les
développements pratiques et sociaux qui en découlent.
Deux conceptions de la laïcité ont été mises en échec par
la loi de 1905. La première justifie la laïcité au nom de la lutte
contre les religions jugées « obscurantistes ». À la Chambre des
députés, le socialiste Maurice Allard défend la séparation des
Églises et de l’État au nom d’un combat antireligieux car, selon
lui, la religion est un « fléau » comparable à celui de l’alcool 8.
Dans le droit fil de la Convention (1792‑1795), ce courant
souhaite achever la déchristianisation de la France. En réalité,
ce qui est souhaité, c’est une intervention de l’État pour imposer
l’athéisme et supprimer la religion. La loi de 1905 écarte ce
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point de vue mais il est demeuré influent par la suite, notam‑
ment au sein d’une gauche matérialiste et athée qui se réfère
de manière erronée aux écrits de Karl Marx sur la religion 9.
Ce courant entend également étendre le devoir de neutralité
à l’espace public et aux citoyens, alors que la loi de 1905 ne
l’impose qu’aux institutions et aux agents de l’État. Les députés
anticléricaux estiment que la liberté de conscience ne vaut pas
pour la religion car cette dernière est jugée inférieure aux autres
convictions, notamment l’athéisme. En somme, il s’agit, ni plus
ni moins, de supprimer l’influence sociale de la religion, si ce
n’est son existence même.
La seconde conception de la laïcité repoussée par le légis‑
lateur en 1905 peut être qualifiée de « gallicane ». Ses parti‑

6 Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises, Éditions de la MSH, Paris, 2015.


7 W. B. Gallie utilise l’expression pour la première fois dans un article publié en
1956. Pour une définition critique de la notion et ses usages dans les sciences
sociales, voir  : David Collier, Fernando Daniel Hidalgo et Andrea Olivia
Maciuceanu, « Essentially contested concepts  : debates and applications »,
Journal of Political Ideologies, vol. 3, n° 11, octobre 2006, p. 211‑246.
8 Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises, op. cit., p. 28.
9 Michael Löwy, « Opium du peuple ? Marxisme critique et religion »,
Contretemps.eu, 7 février 2010.

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sans entendent séparer le catholicisme français de la papauté et


organiser une stricte tutelle de l’État sur les religions. Issue de
la politique religieuse des rois de France, cette tradition pose le
principe de l’intervention de l’État dans les affaires religieuses et
s’engage à protéger le catholicisme, en tant que religion d’État.
La conception gallicane de la laïcité partage avec la laïcité anti­
religieuse l’idée selon laquelle les signes religieux doivent être
interdits dans la sphère publique  : hier la soutane des prêtres
ou les habits des religieuses, aujourd’hui le hijab ou la barbe
« ostentatoire ». Un bon citoyen devrait s’habiller « comme tout
le monde » et évoluer dans un espace public homogène sur les
plans culturel et cultuel, où tous les citoyens se ressemblent.
Symbole d’allégeance à une religion, l’habit est supposé diviser
la communauté nationale. Empreinte de conservatisme, cette
conception de la laïcité penche fortement du côté d’un ethno‑
centrisme hostile à la diversité des cultures et des religions.
À partir des années  1980 et  1990, la laïcité défendue par
le courant qui interprète la loi de 1905 au plus près de son
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esprit libéral a souvent été qualifiée de « laïcité ouverte ». Si
cette conception domine encore sur le plan juridique, elle
est aujourd’hui très souvent critiquée par nombre de médias
et de responsables politiques proches du gallicanisme (c’est-
à-dire favorables à l’interdiction des signes religieux portés par
les élèves dans les écoles et à leur restriction dans la sphère
publique, voire à leur interdiction). Cette laïcité dite « ouverte »
(assez flou, ce qualificatif est tombé en désuétude depuis une
vingtaine d’années) regroupe les partisans d’une laïcité conforme
au principe de la neutralité de l’État vis-à-vis des religions, qui
garantit le pluralisme religieux et la liberté de conscience dans
l’espace public.
En 1989, le Conseil d’État a rendu un avis qui s’inscrit dans
cette tradition libérale. Saisie par Lionel Jospin, ministre de
l’Éducation nationale lors de la première affaire du hijab, la plus
haute juridiction administrative a considéré que le port de signes
religieux à l’école « n’est pas en soi incompatible avec la laïcité,
à condition qu’il ne soit pas ostentatoire et revendicatif 10 ».

10 Laetitia Van Eeckhout, « Rétrocontroverse : 1989, la République laïque face


au voile islamique », LeMonde.fr, 2 août 2007.

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Longtemps revendication de la gauche radicale puis socia‑


liste, la laïcité est devenue une valeur qui est désormais vivement
défendue par la droite. Ce phénomène de droitisation progres‑
sive a pris un siècle mais il est désormais particulièrement
évident depuis une trentaine d’années. On peut d’ailleurs quali‑
fier la laïcité française de « catho-laïcité » tant celle-ci favorise
de facto la religion catholique par rapport aux autres religions
monothéistes (protestantisme, judaïsme, islam) 11.
Lors de la première affaire du voile dans un collège à Creil
en 1989, une grande partie de la gauche a rejoint la droite
dans sa conception exclusive de la laïcité : des jeunes filles ont
été expulsées de l’établissement car elles portaient un hijab en
classe. Nombre d’élus de gauche ont alors estimé que ce voile
représente un signe religieux « ostentatoire » qui porte atteinte
à la neutralité religieuse dans l’enceinte scolaire. Désormais, ce
n’est plus le financement des Églises catholiques par l’État qui
pose problème 12, mais le hijab et, de manière générale, l’islam,
les musulmans et les musulmanes.
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En 2003, une Commission dirigée par le médiateur Bernard
Stasi est nommée par le président Jacques Chirac. La droite
au pouvoir lance un grand débat sur la laïcité qui, en stigma‑
tisant et en racialisant les musulmans, s’élève contre la diver‑
sité culturelle et cultuelle en France même si l’islam n’est pas
nommément cité. L’objectif du gouvernement ? Dé-islamiser les
personnes musulmanes afin qu’elles se plient aux normes cultu‑
relles « françaises », lesquelles ne sont jamais clairement définies.
Autre objectif déclaré : remédier aux « ratés de l’intégration »,
ce nouveau mantra politico-médiatique de la période qui le
demeure aujourd’hui encore. Parmi les vingt-deux mesures

11 Jean Baubérot, La Laïcité falsifiée, op. cit.


12 La loi Debré de 1959 permet le financement public des écoles privées catho‑
liques sous contrat avec l’État. Autres exceptions à la loi laïque au profit de
la religion catholique : les jours fériés, qui sont exclusivement des fêtes catho‑
liques, ou le Concordat en Alsace et en Moselle, qui remonte à l’accord signé
entre Napoléon Bonaparte et le pape Pie VII en 1801 et qui régit le culte catho‑
lique en France. En 1905, la loi laïque abolit le Concordat sauf pour l’Alsace et
la Moselle qui étaient alors annexées par l’Allemagne. Dans ces régions, l’État
reconnaît officiellement les quatre cultes de l’époque (catholique, luthérien,
réformé et israélite). À noter que le bénéfice du Concordat n’a pas été étendu
à l’islam à partir du xxe siècle.

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préconisées par la Commission, l’une d’entre elles retient


l’attention  : l’interdiction du port de signes religieux « osten‑
tatoires » à l’école.
Le glissement de la laïcité vers la droite est parachevé le
15  mars 2004 avec l’adoption d’une loi qui interdit le port de
tout signe religieux dans les établissements scolaires primaires
et secondaires 13. Cette loi vise en réalité le port du hijab, notam‑
ment dans les salles de classe. Une grande partie de la gauche
parlementaire l’approuve, aux côtés des parlementaires de
droite 14. Le mouvement féministe français se déchire : un néo-
féminisme républicain, fondé sur le paradigme assimilationniste
et sur l’idée d’un espace public homogène, soutient la loi et
s’oppose au hijab en général, qu’il décrit comme « réaction‑
naire 15 ».

Une laïcité religieuse


La loi précitée bafoue indiscutablement la laïcité qui n’est
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pas censée imposer un devoir de neutralité aux usagers d’un
service public (ici, des élèves de l’Éducation nationale) 16. Deux
motifs principaux sont invoqués pour justifier cette mesure  :
l’interdiction du prosélytisme religieux à l’école, et l’application
des principes de liberté et d’égalité entre les élèves. Ces deux
arguments méritent un examen minutieux.
Pourquoi le fait d’arborer un signe religieux serait-il consti‑
tutif d’un acte prosélyte de la part d’un usager des services
publics ? La plupart des écoles publiques en Europe acceptent

13 Philippe Marlière, « France  : un communautarisme majoritaire », Politique.


Revue de débats, 1er avril 2004.
14 À l’Assemblée nationale, le projet de loi a été adopté en première lecture par
494 voix contre 36, et 31 abstentions, grâce au soutien massif de l’Union pour
un mouvement populaire (UMP) et du Parti socialiste (PS). Au Sénat, la loi
est adoptée par 277 voix contre 20, et 20 abstentions.
15 Nicolas Dot-Pouillard, « Les recompositions politiques du mouvement
féministe français au regard du hijab », SociologieS, 31 octobre 2007.
16 L’interdiction aux mères portant un foulard d’accompagner les sorties scolaires
est un autre exemple d’atteinte à la loi laïque de 1905. Le Conseil d’État, dans
un avis rendu le 23 décembre 2013, a confirmé la loi : n’étant ni des agentes
ni des collaboratrices du service public, les mères accompagnatrices ne sont
pas légalement concernées par les exigences de la neutralité religieuse. « Mères
voilées : que dit le Conseil d’État ? », LeMonde.fr, 24 décembre 2013.

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les signes religieux en classe sans que cela suscite la moindre


contestation de la part des membres du personnel enseignant
et des parents, quelle que soit leur orientation philosophique
ou religieuse.
A contrario, en quoi l’absence de signes religieux serait-elle
un frein au prosélytisme religieux ? Celui-ci est véhiculé princi‑
palement par des écrits et des paroles. Ne faut-il pas voir
avant tout dans la loi de 2004 une volonté d’invisibiliser les
personnes de confession musulmane à l’école et dans la société
en général ? La présence de signes religieux à l’école ne devrait
poser aucun problème car ils ne font que refléter l’état d’une
société composée à la fois de croyants et de non-croyants. Le
rôle de l’enseignement laïque est-il d’éduquer les esprits au rejet
des convictions religieuses (de l’islam notamment) ou d’assurer
aux élèves une éducation pluraliste et critique ?
Concevoir l’égalité à partir d’interdits et d’une homogénéi‑
sation culturelle à l’école est un tropisme républicain français.
L’exigence de conformité à des normes, explicites ou impli‑
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cites, construit un modèle monoculturel figé dans le temps et
essentialisé. Ce républicanisme à la française exclut, de fait, la
culture et/ou la religion des populations racisées.
La loi de 2004 a été justifiée en arguant du fait que la concep‑
tion de l’égalité exprimée par le législateur serait l’émanation de
la « volonté générale ». Peu importe, en l’espèce, que cette loi
piétine le contenu de la loi de 1905 et discrimine directement
une catégorie de la population (musulmane). Inversement, on
pourrait affirmer que l’égalité entre élèves, une égalité réelle,
relationnelle et concrète, serait mieux servie si la loi autorisait
les élèves à porter des signes religieux à l’école : aucune pratique
(religieuse ou pas) ne serait ainsi favorisée. Un multiculturalisme
de fait serait établi et il serait synonyme d’égalité réelle. En
outre, il serait souhaitable de faire vivre à l’école le pluralisme
culturel car celui-ci existe bien dans la société. Pourquoi le nier
artificiellement dans les établissements scolaires ? Loin de créer
un système éducatif laïque, souvent assimilé à un « sanctuaire 17 »,
cette conception de l’égalité républicaine est, de fait, profon‑
dément inégalitaire. Exposer les enfants aux réalités sociales,

17 Claude Lelièvre, « L’école, un “sanctuaire” ? », Mediapart, 19 octobre 2013.

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La laïcité, garante du pluralisme culturel et religieux

culturelles et cultuelles est un acte d’ouverture intellectuelle qui


est facteur de socialisation et de tolérance mutuelle.
Enfin, l’interdiction des signes religieux à l’école repose sur
une conception surprenante de la liberté : cet acte permettrait
d’« émanciper » les élèves – et en particulier les jeunes filles –
et de les rendre « libres ». Mais comment est-il encore possible
de parler de liberté quand l’État s’arroge le droit d’intervenir
dans le domaine des croyances intimes des élèves ? Comment
concevoir que cette loi puisse aider à l’émancipation des élèves,
lorsque certaines d’entre elles sont exclues de l’établissement ?
On comprend pourquoi Marine Le Pen est devenue depuis
quelque temps la championne de cette laïcité religieuse. La
dirigeante du Rassemblement national puise en effet dans
l’interprétation républicaine non pluraliste les arguments qui
lui permettent de stigmatiser encore davantage une population
musulmane rendue vulnérable et dominée 18. Ses motivations
ne sont peut-être pas les mêmes que celles d’un républicain de
gauche, mais tous deux tiennent un discours qui puise à une
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même source  : une République reposant, de façon implicite
ou explicite, sur une « francité » fantasmée, m ­ onoculturelle,
conservatrice et recroquevillée sur elle-même 19. Élisabeth
­
Badinter, communément considérée comme « féministe » et

18 Hugh Mcdonnell, « How the National Front changed France », JacobinMag.


com, 23 novembre 2015.
19 Dans un domaine connexe, citons l’insistance douteuse de certaines personna‑
lités de gauche, tel le philosophe Henri Peña-Ruiz, spécialiste de la laïcité et
proche de La France insoumise, à revendiquer un « droit à être islamophobe »
au nom d’une « critique de l’islam ». Ces personnes de gauche rejettent l’accord
international qui prévaut sur la définition de ce mot dans le monde scienti‑
fique, les dictionnaires, les organisations non gouvernementales et antiracistes.
En vertu de celle-ci, l’islamophobie est synonyme d’hostilité ou de haine des
personnes musulmanes. Ce faisant, cette gauche brouille les repères de l’anti‑
racisme et légitime une parole raciste antimusulmane dans la société au nom
de l’islamophobie. En vertu d’une antireligiosité d’un autre âge, cette gauche
jacobine hostile à la diversité relègue au second plan la lutte contre le racisme
antimusulman et les discriminations que subissent ces personnes en France.
Voir le résumé de la polémique soulevée par Henri Peña-Ruiz lors de l’uni‑
versité d’été de La France insoumise en août 2019 : Jacques Pezet, « Qu’a dit
Henri Peña-Ruiz sur le “droit d’être islamophobe” lors de l’université d’été de
La France insoumise ? », Libération.fr, Check News, 26  août 2019. Pour une
compréhension des enjeux politiques autour de la définition du mot « islamo‑
phobie », voir Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment
les élites françaises fabriquent le « problème musulman », La Découverte, Paris, 2012.

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« de gauche », a affirmé qu’aujourd’hui la « laïcité n’est plus


défendue que par Marine Le Pen 20 ». Ces propos étonnants
n’ont d’ailleurs suscité aucune protestation au sein de la gauche
républicaine.

Les libertés publiques menacées


L’offensive de cette laïcité ethnocentrique, qui racialise et
exclut les minorités culturelles et religieuses, menace aujourd’hui
les libertés publiques et les droits des minorités 21. Les promo‑
teurs de cette conception militante de la laïcité se trouvent à
droite, à l’extrême droite, mais aussi à gauche et dans la gauche
radicale.
Le Printemps républicain, un collectif non partisan fondé
en 2016, en témoigne de façon exemplaire. Le manifeste de
cette association se présente comme un appel à ce que la
République « reprenne sa place au cœur du contrat civique et
social » français. La grande majorité des interventions de ses
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membres porte sur l’islam et la soi-disant « islamisation » de la
France. Le sentiment antimusulman est incontestablement le
dénominateur commun de celles et ceux qui approuvent cet
appel 22.
L’initiative du Printemps républicain a été reçue avec
circonspection à gauche. La notion de « République » est
devenue une notion fourre-tout. Plus on l’évoque, plus son
contenu s’appauvrit, et plus elle est l’objet d’un consensus – de
la gauche radicale à l’extrême droite  –, moins elle est investie
d’un contenu progressiste. C’est ainsi que le principal parti de
droite s’est renommé « Les Républicains ». Rappelons également

20 « Selon Élisabeth Badinter, Marine Le Pen est désormais seule à défendre la


laïcité », LeMonde.fr, 30 septembre 2011.
21 Pour compléter le panorama liberticide et islamophobe, on peut observer que
la loi Travail (2016) restreint le port des signes religieux. En dehors de tout
cadre légal et au nom de la laïcité, des élus imposent aux enfants des repas à
base de viande (notamment le porc) dans les cantines scolaires, refusent de
célébrer des mariages quand les mariées portent le hijab ou interdisent le port
du burkini sur les plages. Voir : Philippe Marlière, « La gauche de l’entre-soi
et le burkini », Contretemps.eu, 26 août 2016.
22 « Manifeste pour un Printemps républicain », PrintempsRépublicain.fr,
mars 2016.

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La laïcité, garante du pluralisme culturel et religieux

qu’en 2007, Jean-Marie Le Pen a fait acte de sa candidature à


l’élection présidentielle depuis le champ de bataille de Valmy,
au nom des « valeurs républicaines ». Comme l’écrivait Pierre-
Joseph Proudhon :
Républicain, oui ; mais ce mot ne précise rien. Res publica,
c’est la chose publique ; or quiconque veut la chose publique,
sous quelque forme de gouvernement que ce soit, peut se
dire républicain.
Depuis la sanglante répression de la Commune par les
troupes républicaines d’Adolphe Thiers en 1871, la coloni‑
sation républicaine au nom de la « supériorité des races sur
d’autres » (Jules Ferry à la Chambre des députés le 28  juillet
1885) ou encore le raz-de-marée républicain contre les
grévistes en mai  1968, la République est suspecte aux yeux
de la gauche radicale. La gauche possède néanmoins son
eschatologie républicaine depuis Jean Jaurès. Selon celle-ci, la
République bourgeoise ou libérale issue de la période révolu‑
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tionnaire est incomplète et elle peut être dépassée. Sociale,
elle sera la forme chimiquement pure du socialisme français.
Une critique de gauche cohérente devrait reconnaître que le
régime républicain en France a presque toujours été synonyme
de conservatisme et de « consensus mou 23 ». Dans sa stimulante
étude sur la guerre civile au cours de la période révolution‑
naire (1793‑1795), Daniel Guérin soutient que la Révolution
française a été la source de deux grands courants de pensée
socialistes qui se sont perpétués jusqu’à nos jours : un courant
jacobin et autoritaire et un courant libertaire. Le premier est
d’inspiration bourgeoise, centralisateur et orienté de haut en
bas. Le second, prolétarien, fédéraliste, orienté du bas vers le
haut, met au premier plan la sauvegarde de la liberté et de
l’autonomie de l’individu 24.
Les origines du Printemps républicain sont là. Son aspect
le plus douteux n’est pas tant son « déficit social », même
s’il est avéré. Le problème majeur est qu’il se situe dans la

23 Philippe Marlière, « La République est un consensus mou », Ballast, 3  juin


2015.
24 Daniel Guérin, Bourgeois et bras nus. Guerre sociale durant la Révolution française
(1793‑1795), Libertalia, Paris, 2013.

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tradition jacobine et bourgeoise de la gauche française 25. Ce


républicanisme-là prend appui sur un discours holiste et abstrait.
Les mots d’ordre d’« indivisibilité de la nation » et d’« égalité
des droits » – l’antienne universaliste des Lumières – semblent
dispenser les tenants de ce courant de toute réflexion sur les
situations concrètes d’inégalité liées à la position sociale, au
genre, à l’appartenance ethnique ou à la religion réelle ou
imputée. Bref, ceux et celles qui adhèrent aux mots d’ordre
du Printemps républicain se désintéressent des inégalités réelles.
Depuis 1789, c’est une constante : il suffirait de proclamer des
droits dits « universels » pour que, selon un procédé magique,
les hommes et les femmes soient égaux et que le racisme,
l’homophobie ou le sexisme disparaissent.
Mais il est une aporie encore plus inquiétante au cœur
de cette initiative  : le discours prétendument universaliste du
Printemps républicain se double d’une vision culturaliste de la
citoyenneté. Nous le nommons « communitarianisme national ».
Né aux États-Unis dans les années 1980, le communitarianisme
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est un courant philosophique et politique qui conteste la philo‑
sophie libérale selon laquelle l’individu seul est censé légitime‑
ment prendre les décisions au regard des principes moraux qui
le guident. Les communitariens estiment que les individus et les
communautés (locale, régionale ou nationale) auxquelles ils se
rattachent sont interdépendants. Ils insistent sur l’importance
des liens entre l’individu et la communauté, et sur le fait que
certains « biens publics » communs revêtent une valeur primor‑
diale qui dépasse l’individu 26. Il en découle que l’individu est
lié (en termes de droits et de devoirs) aux communautés au
sein desquelles il évolue, et ces communautés façonnent son
identité et son habitus. Une telle philosophie, commune au
républicanisme français, s’oppose au multiculturalisme. Elle
conçoit la citoyenneté sur un mode identitaire et monoculturel,
en privilégiant, par souci de « cohésion nationale », la culture
dominante de la communauté.

25 Philippe Marlière, « Printemps républicain : le rappel à l’ordre de la bourgeoise


jacobine », Contretemps.eu, 4 avril 2016.
26 Pour une défense d’un communitarianisme philosophique, voir Daniel Bell,
Communitarianism and its Critics, Clarendon Press, Oxford, 1993.

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La laïcité, garante du pluralisme culturel et religieux

Ce que suggère à demi-mot, mais de façon de plus en plus


explicite, le Printemps républicain, c’est que les « éléments »
perçus comme allogènes devraient se conformer à un modèle
culturel et à un mode de vie national « français ». Cette attente
renvoie à des pratiques linguistiques, religieuses, des habitudes
alimentaires et vestimentaires incontestablement « françaises ».
Ce ne sont pas là d’aimables recommandations mais des
injonctions symboliquement violentes destinées aux citoyens et
citoyennes issus de cultures et de religions dominées.
Précisons : c’est évidemment l’islam « visible » qui est ici en
ligne de mire ; c’est-à-dire l’islam des femmes portant le hijab et
des hommes barbus. Faisant fi du libre choix des musulmanes,
le républicanisme communitarien entend émanciper ces femmes
contre leur gré. Il se moque de l’autonomie individuelle qui est
pourtant un principe au cœur de toute société libre et tolérante.
Pour ces républicains communitariens, les choix de vie indivi‑
duels ne sont respectables que lorsqu’ils s’accordent totalement
à la culture dominante. Bref, ôtez vos hijabs, rasez vos barbes,
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donnez des prénoms français à vos enfants, ne vous faites pas
remarquer et surtout ne vous plaignez de rien.
À ce propos, il est symptomatique que les controverses
relatives aux soi-disant « territoires perdus de la République 27 »
(car supposément conquis par le « communautarisme
musulman ») ne se sont pas accompagnées d’une réflexion sur
les raisons de cette singulière situation. En fait, ces territoires
n’ont pas été « perdus » par la « République ». Après avoir été
ségréguées, les populations immigrées et pauvres ont de fait été
exclues du pacte d’égalité républicaine. Les politiques néolibé‑
rales de démantèlement des services publics ont encore davan‑
tage aggravé la situation.
L’interprétation identitaire de la laïcité défendue par le
Printemps républicain, un exemple parmi d’autres possibles,
n’est que le symptôme d’un mal plus profond et général. En
effet, cette laïcité nie la diversité culturelle et cultuelle, et exige
des individus de se conformer à un modèle dominant. À gauche,

27 Emmanuel Brenner (pseudonyme de Georges Bensoussan) (dir.), Les Territoires


perdus de la République. Antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, Mille et
Une Nuits, Paris, 2002.

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à droite et à l’extrême droite, une telle conception de la laïcité


prédomine. Tous s’accordent sur la nécessité de proscrire le
hijab en classe ou pour estimer qu’il est un symbole d’oppres‑
sion patriarcal. Ils refusent de reconnaître, qu’en France, son
port est le plus souvent l’expression d’un choix personnel et
autonome 28.

Revenir à l’esprit originel de la laïcité


La République française peine à concevoir et à accepter
l’altérité. Le problème n’est pas nouveau. Il était déjà présent
chez les philosophes des Lumières, et dans la faction jacobine
et montagnarde de la Révolution de 1789. La passion révolu‑
tionnaire pour l’unité et l’indivisibilité de la nation – en théorie
positive – se traduit, dans ce pays, par un tropisme uniformisa‑
teur et autoritaire.
Parce qu’elle constitue la pierre angulaire du régime
républicain depuis le début du xxe  siècle, la laïcité est forte‑
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ment travaillée par cette tension philosophique qui est au cœur
de l’idéologie républicaine  : comment garantir l’égalité et la
liberté de chacun et chacune dans une société multiculturelle ?
Si une tendance uniformisante est présente depuis 1789, elle
s’est accentuée au fur et à mesure que des hommes et des
femmes de cultures et de croyances religieuses diverses ont
immigré en France, tout particulièrement lors des périodes de
crise économique.
En 1905, les communitariens entendaient combattre le
catholicisme dont les valeurs étaient jugées réactionnaires et
incompatibles avec la République. Le législateur a opté alors
pour une formule de compromis  : il a laïcisé l’État, séparé
l’Église de l’État et retiré à l’Église ses derniers pouvoirs dans le
domaine temporel. Mais il s’en est tenu là. Il n’était pas question
de promouvoir un athéisme d’État ni même de restreindre la
liberté de croyance des citoyens. Ce compromis a perduré jusque
dans les années 1980, en dépit de polémiques fréquentes mais
de plus en plus résiduelles entre les « deux France ».

28 Philippe Marlière, « Hijab : défendre partout l’autonomie des femmes », blog


Mediapart, 23 février 2018.

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La laïcité, garante du pluralisme culturel et religieux

La situation s’est progressivement dégradée quand des


immigrés de confession musulmane issus des ex-colonies
françaises sont arrivés en France. Il a fallu une vingtaine d’années
avant que le pays découvre que ces immigrés avaient des enfants
qui, en vertu du droit du sol, étaient français. En effet, c’est à
partir du milieu des années  1980, peu après le « tournant de
la rigueur » du gouvernement socialiste (1982) et de la Marche
pour l’égalité (1983), que les premières controverses sur la
laïcité apparaissent. La population maghrébine est sommée de
se conformer aux « valeurs de la laïcité » ; une laïcité religieuse,
non pluraliste et non inclusive. Faisant fi de la lettre et de l’esprit
de la loi de 1905, cette laïcité entend imposer des restrictions
aux croyances des individus. Loin de défendre la laïcité, elle
en est en réalité la fossoyeuse. Cette tendance religieuse a des
adeptes aujourd’hui aussi bien à droite qu’à gauche.
N’est pas « communautariste » qui croit 29. Le courant
communitarien est, de fait, communautariste car il est hostile
à la diversité culturelle et religieuse, et traite avec dédain le
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pluralisme que la laïcité a pour objectif de défendre. Ce courant
tente d’imposer une version normée et francocentrée de la
laïcité qui est contraire à la loi de 1905. Cette laïcité frelatée
s’invite dans la vie privée de tous et toutes, et fait peser de graves
menaces sur les libertés publiques. Inversement, la laïcité réelle
est garante du pluralisme culturel et religieux.

Pour aller plus loin


Jean Baubérot, Histoire de la laïcité en France, PUF, Paris,
« Que sais-je ? », 2013 (2000).
Christine Delphy, Un universalisme si particulier. Féminisme et
exception française (1980‑2010), Syllepse, Paris, 2010.
Nadia Henni-Moulaï (dir.), Voiles et Préjugés, Melting Book,
Paris, 2016.
Émile Poulat et Maurice Gelbard, Scruter la loi de 1905 : la
République française et la religion, Fayard, Paris, 2010.
Pierre Tevanian, La Haine de la religion. Comment l’athéisme est
devenu l’opium du peuple de gauche, La Découverte, Paris, 2013.

29 Marwan Mohammed et Julien Talpin, Communautarisme ?, PUF, Paris, 2018.

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