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Philippe Marlière
in Omar Slaouti et al., Racismes de France
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Philippe Marlière
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Cette « nouvelle laïcité » est le porte-drapeau d’individus,
de collectifs, d’associations et d’organisations politiques divers
qui s’en réclament dans le but de stigmatiser et d’exclure
certaines minorités, musulmanes principalement. Loin de se
conformer au principe qui aménage le retrait de la religion des
institutions publiques et, en retour, la liberté des cultes et des
croyances, cette laïcité est de facto un instrument au service d’un
agenda conservateur, quand il n’est pas ouvertement raciste et/
ou islamophobe. Des exégètes autoproclamés d’une « laïcité
de combat » dénoncent les « atteintes graves » à la loi de 1905
commises par celles et ceux qui défendent de prétendus intérêts
« communautaristes ».
Le débat est devenu tellement confus en France – susci‑
tant à l’étranger incompréhension et consternation 2 – qu’il est
nécessaire de préciser de quelle laïcité il est question : est-ce la
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Au début du xxe siècle, afin de dépasser le « conflit des
deux France » entre cléricaux (les catholiques) et anticléricaux
(la plupart des radicaux et des socialistes), certains imaginent
une Église catholique acclimatée à la laïcité, mais non contrainte
par l’État dans ses fonctions religieuses. Les socialistes Aristide
Briand, rapporteur de la commission parlementaire qui rédige
la loi de séparation, et Jean Jaurès mènent des tractations auprès
de députés et d’intellectuels catholiques. C’est la législation
d’États américains et de l’Église libre d’Écosse qui inspire la
laïcité française 4. On peut donc dire que la loi de 1905 a puisé
davantage dans la philosophie de John Locke que dans celle
de Jean-Jacques Rousseau.
Les fondements philosophiques de la loi de 1905 sont posés
dans ses deux premiers articles : le premier établit la liberté de
conscience et garantit le libre exercice des cultes ; le second
prescrit que la loi républicaine « ne reconnaît, ne salarie, ni ne
subventionne aucun culte ».
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les religions peuvent librement s’exprimer.
Insistant sur la nécessité de trouver un compromis inscrit
dans le droit qui garantit la liberté des cultes et des croyances,
la loi de 1905 est de facture libérale au même titre que la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août
1789. Elle crée des droits, instaure la liberté de croyance et
assure ainsi le pluralisme. Enfin, elle rejette l’identité catholique
de la France.
5 La loi du 28 mars 1882 instaure l’instruction primaire pour les garçons et
les filles de six à treize ans, en prévoyant un jour de repos par semaine pour
permettre l’enseignement du catéchisme hors des écoles. Les nouveaux
programmes laïques, qui ne doivent pas être un « catéchisme nouveau », ont
cependant une certaine orientation « spiritualiste » car la majorité de la popula‑
tion est croyante. Cette loi repose donc sur un premier compromis majeur,
et elle est inclusive. Jean baubérot, Histoire de la laïcité en France, PUF, « Que
sais-je ? », Paris, 2000, p. 45‑52.
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point de vue mais il est demeuré influent par la suite, notam‑
ment au sein d’une gauche matérialiste et athée qui se réfère
de manière erronée aux écrits de Karl Marx sur la religion 9.
Ce courant entend également étendre le devoir de neutralité
à l’espace public et aux citoyens, alors que la loi de 1905 ne
l’impose qu’aux institutions et aux agents de l’État. Les députés
anticléricaux estiment que la liberté de conscience ne vaut pas
pour la religion car cette dernière est jugée inférieure aux autres
convictions, notamment l’athéisme. En somme, il s’agit, ni plus
ni moins, de supprimer l’influence sociale de la religion, si ce
n’est son existence même.
La seconde conception de la laïcité repoussée par le légis‑
lateur en 1905 peut être qualifiée de « gallicane ». Ses parti‑
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esprit libéral a souvent été qualifiée de « laïcité ouverte ». Si
cette conception domine encore sur le plan juridique, elle
est aujourd’hui très souvent critiquée par nombre de médias
et de responsables politiques proches du gallicanisme (c’est-
à-dire favorables à l’interdiction des signes religieux portés par
les élèves dans les écoles et à leur restriction dans la sphère
publique, voire à leur interdiction). Cette laïcité dite « ouverte »
(assez flou, ce qualificatif est tombé en désuétude depuis une
vingtaine d’années) regroupe les partisans d’une laïcité conforme
au principe de la neutralité de l’État vis-à-vis des religions, qui
garantit le pluralisme religieux et la liberté de conscience dans
l’espace public.
En 1989, le Conseil d’État a rendu un avis qui s’inscrit dans
cette tradition libérale. Saisie par Lionel Jospin, ministre de
l’Éducation nationale lors de la première affaire du hijab, la plus
haute juridiction administrative a considéré que le port de signes
religieux à l’école « n’est pas en soi incompatible avec la laïcité,
à condition qu’il ne soit pas ostentatoire et revendicatif 10 ».
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En 2003, une Commission dirigée par le médiateur Bernard
Stasi est nommée par le président Jacques Chirac. La droite
au pouvoir lance un grand débat sur la laïcité qui, en stigma‑
tisant et en racialisant les musulmans, s’élève contre la diver‑
sité culturelle et cultuelle en France même si l’islam n’est pas
nommément cité. L’objectif du gouvernement ? Dé-islamiser les
personnes musulmanes afin qu’elles se plient aux normes cultu‑
relles « françaises », lesquelles ne sont jamais clairement définies.
Autre objectif déclaré : remédier aux « ratés de l’intégration »,
ce nouveau mantra politico-médiatique de la période qui le
demeure aujourd’hui encore. Parmi les vingt-deux mesures
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pas censée imposer un devoir de neutralité aux usagers d’un
service public (ici, des élèves de l’Éducation nationale) 16. Deux
motifs principaux sont invoqués pour justifier cette mesure :
l’interdiction du prosélytisme religieux à l’école, et l’application
des principes de liberté et d’égalité entre les élèves. Ces deux
arguments méritent un examen minutieux.
Pourquoi le fait d’arborer un signe religieux serait-il consti‑
tutif d’un acte prosélyte de la part d’un usager des services
publics ? La plupart des écoles publiques en Europe acceptent
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cites, construit un modèle monoculturel figé dans le temps et
essentialisé. Ce républicanisme à la française exclut, de fait, la
culture et/ou la religion des populations racisées.
La loi de 2004 a été justifiée en arguant du fait que la concep‑
tion de l’égalité exprimée par le législateur serait l’émanation de
la « volonté générale ». Peu importe, en l’espèce, que cette loi
piétine le contenu de la loi de 1905 et discrimine directement
une catégorie de la population (musulmane). Inversement, on
pourrait affirmer que l’égalité entre élèves, une égalité réelle,
relationnelle et concrète, serait mieux servie si la loi autorisait
les élèves à porter des signes religieux à l’école : aucune pratique
(religieuse ou pas) ne serait ainsi favorisée. Un multiculturalisme
de fait serait établi et il serait synonyme d’égalité réelle. En
outre, il serait souhaitable de faire vivre à l’école le pluralisme
culturel car celui-ci existe bien dans la société. Pourquoi le nier
artificiellement dans les établissements scolaires ? Loin de créer
un système éducatif laïque, souvent assimilé à un « sanctuaire 17 »,
cette conception de l’égalité républicaine est, de fait, profon‑
dément inégalitaire. Exposer les enfants aux réalités sociales,
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même source : une République reposant, de façon implicite
ou explicite, sur une « francité » fantasmée, m onoculturelle,
conservatrice et recroquevillée sur elle-même 19. Élisabeth
Badinter, communément considérée comme « féministe » et
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membres porte sur l’islam et la soi-disant « islamisation » de la
France. Le sentiment antimusulman est incontestablement le
dénominateur commun de celles et ceux qui approuvent cet
appel 22.
L’initiative du Printemps républicain a été reçue avec
circonspection à gauche. La notion de « République » est
devenue une notion fourre-tout. Plus on l’évoque, plus son
contenu s’appauvrit, et plus elle est l’objet d’un consensus – de
la gauche radicale à l’extrême droite –, moins elle est investie
d’un contenu progressiste. C’est ainsi que le principal parti de
droite s’est renommé « Les Républicains ». Rappelons également
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tionnaire est incomplète et elle peut être dépassée. Sociale,
elle sera la forme chimiquement pure du socialisme français.
Une critique de gauche cohérente devrait reconnaître que le
régime républicain en France a presque toujours été synonyme
de conservatisme et de « consensus mou 23 ». Dans sa stimulante
étude sur la guerre civile au cours de la période révolution‑
naire (1793‑1795), Daniel Guérin soutient que la Révolution
française a été la source de deux grands courants de pensée
socialistes qui se sont perpétués jusqu’à nos jours : un courant
jacobin et autoritaire et un courant libertaire. Le premier est
d’inspiration bourgeoise, centralisateur et orienté de haut en
bas. Le second, prolétarien, fédéraliste, orienté du bas vers le
haut, met au premier plan la sauvegarde de la liberté et de
l’autonomie de l’individu 24.
Les origines du Printemps républicain sont là. Son aspect
le plus douteux n’est pas tant son « déficit social », même
s’il est avéré. Le problème majeur est qu’il se situe dans la
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est un courant philosophique et politique qui conteste la philo‑
sophie libérale selon laquelle l’individu seul est censé légitime‑
ment prendre les décisions au regard des principes moraux qui
le guident. Les communitariens estiment que les individus et les
communautés (locale, régionale ou nationale) auxquelles ils se
rattachent sont interdépendants. Ils insistent sur l’importance
des liens entre l’individu et la communauté, et sur le fait que
certains « biens publics » communs revêtent une valeur primor‑
diale qui dépasse l’individu 26. Il en découle que l’individu est
lié (en termes de droits et de devoirs) aux communautés au
sein desquelles il évolue, et ces communautés façonnent son
identité et son habitus. Une telle philosophie, commune au
républicanisme français, s’oppose au multiculturalisme. Elle
conçoit la citoyenneté sur un mode identitaire et monoculturel,
en privilégiant, par souci de « cohésion nationale », la culture
dominante de la communauté.
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donnez des prénoms français à vos enfants, ne vous faites pas
remarquer et surtout ne vous plaignez de rien.
À ce propos, il est symptomatique que les controverses
relatives aux soi-disant « territoires perdus de la République 27 »
(car supposément conquis par le « communautarisme
musulman ») ne se sont pas accompagnées d’une réflexion sur
les raisons de cette singulière situation. En fait, ces territoires
n’ont pas été « perdus » par la « République ». Après avoir été
ségréguées, les populations immigrées et pauvres ont de fait été
exclues du pacte d’égalité républicaine. Les politiques néolibé‑
rales de démantèlement des services publics ont encore davan‑
tage aggravé la situation.
L’interprétation identitaire de la laïcité défendue par le
Printemps républicain, un exemple parmi d’autres possibles,
n’est que le symptôme d’un mal plus profond et général. En
effet, cette laïcité nie la diversité culturelle et cultuelle, et exige
des individus de se conformer à un modèle dominant. À gauche,
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ment travaillée par cette tension philosophique qui est au cœur
de l’idéologie républicaine : comment garantir l’égalité et la
liberté de chacun et chacune dans une société multiculturelle ?
Si une tendance uniformisante est présente depuis 1789, elle
s’est accentuée au fur et à mesure que des hommes et des
femmes de cultures et de croyances religieuses diverses ont
immigré en France, tout particulièrement lors des périodes de
crise économique.
En 1905, les communitariens entendaient combattre le
catholicisme dont les valeurs étaient jugées réactionnaires et
incompatibles avec la République. Le législateur a opté alors
pour une formule de compromis : il a laïcisé l’État, séparé
l’Église de l’État et retiré à l’Église ses derniers pouvoirs dans le
domaine temporel. Mais il s’en est tenu là. Il n’était pas question
de promouvoir un athéisme d’État ni même de restreindre la
liberté de croyance des citoyens. Ce compromis a perduré jusque
dans les années 1980, en dépit de polémiques fréquentes mais
de plus en plus résiduelles entre les « deux France ».
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pluralisme que la laïcité a pour objectif de défendre. Ce courant
tente d’imposer une version normée et francocentrée de la
laïcité qui est contraire à la loi de 1905. Cette laïcité frelatée
s’invite dans la vie privée de tous et toutes, et fait peser de graves
menaces sur les libertés publiques. Inversement, la laïcité réelle
est garante du pluralisme culturel et religieux.