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Les fondements de la Règle de saint Augustin

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Introduction

I. Présentation du Texte
La Règle de saint Augustin est la plus ancienne règle connue de
l’Occident : Augustin l’a écrite en 397. Il ne faut surtout pas y chercher
une théologie de la vie religieuse telle que nous la concevons
aujourd’hui : la consécration par les trois vœux ; ou une vie monastique
du type de celle décrite par Don J. Leclercq : il la caractérise par trois
observances, la solitude, la prière, l’austérité.
Pour les moines des IIIe et IVe siècles, le plus précieux est le plus
commun. En entrant au monastère, ils ne cherchaient pas autre chose
qu’une vie chrétienne intégrale, où la charité est le bien par excellence:
ils rejoignaient le lieu ecclésial où la communion fraternelle prenait
toute sa dimension.
Augustin, en écrivant sa Règle alors qu’il s’apprêtait à quitter sa
communauté pour exercer sa nouvelle charge d’évêque, avait donc pour
seul but de rappeler à ses frères comment vivre en chrétien. C’est dans
cette optique qu’il faut lire ses préceptes. Détachés de leur contexte,
ceux-ci risquent d’apparaître comme des conseils généraux qui ne
présentent pas grand intérêt.
L’intuition fondamentale de la Règle est une vie de charité, d’unité,
modelée sur l’idéal proposé par la première communauté chrétienne
décrite dans les Actes des Apôtres. La Règle se présente comme une
école de charité. Et la vie monastique dont elle parle est à entendre dans
un sens absolument original, augustinien. Ce n’est pas la relation
disciple- Maître (idéal des règles d’Orient, de la Règle du Maître et de
la Règle de saint Benoît), mais la vie fraternelle à l’écoute de la parole
de Dieu et en tension vers Dieu qui donne sa note propre à la vie dans le
monasterium décrite par la Règle.
Il ne faut pas non plus l’oublier : la Règle appartient à la littérature
patristique qui est pétrie d’Ecriture; elle est donc avant tout
évangélique. Il est capital d’en chercher les fondements bibliques.
Comme nous le verrons, de nombreuses citations scripturaires, le plus
souvent d’ailleurs implicites, s’appellent et se complètent sans cesse.
La majorité des textes utilisés pour le commentaire de la Règle
proviennent de la prédication de saint Augustin. Beaucoup mieux que
les traités, ces textes permettent de rejoindre l’expérience d’Augustin.

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Il est donc important pour comprendre la Règle, de lire un certain
nombre d’écrits de saint Augustin sur la vie monastique.

Voici les principaux :


En. in Ps. 132 ; 99, 9-13 ; 103, 16-17.
S., 355 et 356.
Lettres 48 ; 211 (objurgatio) ; 243.
De opere monachorum
De sancta virginitate.
D’autres textes seront fournis au cours de l’étude de chaque chapitre.

IV. Saint Augustin dans son contexte


Toute la pensée d’Augustin est extrêmement unifiée. La morale, et
donc cette façon propre de vivre en chrétien qu’est la vie monastique,
est intimement articulée à sa théologie. Et celle-ci gravite autour d’un
centre qui peut se résumer ainsi : La charité qui engendre l’unité. Des
circonstances ont peut être favorisé cette polarisation : d’abord le goût
d’Augustin pour l’amitié et la vie en commun, mais aussi les difficultés
rencontrées par l’Eglise d’Hippone. Augustin a été confronté avec le
donatisme puis avec l’arianisme.
Le schisme de Donat mettait en question l’unité de l’Eglise et donc
l’unité des sacrements, l’hérésie d’Arius mettait en question l’unité des
Trois et donc aussi par contrecoup l’unité de l’Eglise qui est à l’image
de l’unité trinitaire.

Récapitulons brièvement les principaux éléments qui structurent la


théologie d’Augustin :

Le dessein du Père est un projet d’amour et d’unité : l’Eglise ; faire


de nous ses enfants, donner des frères à son Fils, faire de nous les
membres du Christ.

La Trinité est un mystère de communion, dont l’unité de l’Eglise est


une image, et auquel nous sommes invités à participer.

Lorsque Dieu crée l’humanité, tous les hommes sont un en Adam.

3
Le but de l’incarnation est faire de tous les hommes le Corps du
Christ-nouvel Adam, de rassembler tous les hommes dans l’unité du
Corps du Christ, de mener la création à son achèvement.

La mort, la résurrection, l’ascension du Christ réalisent l’union des


hommes avec Dieu, et l’union de tous les hommes entre eux dans le
Christ. Toute l’humanité devient dans le Christ, le véritable sacrifice
offert au Père.

L’eucharistie est elle aussi toute orientée vers l’unité. Sous le


symbole du pain et du vin — faits de l’unité des grains de blé et de
l’unité des grains de raisins — le corps ressuscité du Christ nous
incorpore à l’Eglise, il construit l’unité de l’Eglise qui est une
anticipation de l’unité qui existera entre tous les élus dans la Jérusalem
céleste.

La vie du chrétien consiste à vivre de la charité jumelle (amour de


Dieu et du prochain) pour être uni à Dieu et à ses frères et faire de toute
la vie un vrai sacrifice.

La vie monastique consiste pour Augustin à avoir une seule âme et


un seul cœur tournés vers Dieu ; c’est réaliser ce qui est la vocation de
toute l’Eglise, c’est tendre à vivre de l’unité qui existe entre le Père, le
Fils et le Saint-Esprit.

La vie dans la Jérusalem céleste connaîtra une parfaite concorde, où


tous jouiront de Dieu, Bien commun de tous.

L’artisan de l’unité est le Saint-Esprit, Dieu et Don de Dieu, Charité


et source de la charité (Rm 5, 5).

La charité
Avant tout1 frères très chers, aimons Dieu, aimons ensuite le prochain2 :
ce sont les commandements qui nous sont donnés en premier.
1
1 Co 13, 1-3.
2
Mt 22, 37-40.
4
Idée générale et textes scripturaires
Augustin parle de la charité, cœur de la vie chrétienne.
Deux citations bibliques donnent l’essentiel de cette première
introduction à la règle : 1 Co 13, 1-3 et Mt 22, 37-40.

Les écrits de saint Augustin


Pour comprendre la portée des versets d’Ecriture utilisés par Augustin,
il suffit de se reporter aux commentaires qu’Augustin en a fait à divers
endroits de ses écrits3.

1. Co 13, 1-3: la prééminence de la charité

De moribus eccl., I, 33, 73


73. Ceux donc qui peuvent s'abstenir s'abstiennent, et ils sont en grand
nombre. Ils se privent de viandes et de vin pour deux motifs ou bien
pour ménager la faiblesse des frères, ou pour se rendre plus libres eux-
mêmes. Mais c'est surtout à la charité qu'ils s'attachent, c'est à elle qu'ils
conforment leur nourriture, leur langage, leur vêtement, leur extérieur.
C'est dans la charité seule qu'ils s'unissent et conspirent; l'offenser, c'est
à leurs yeux offenser Dieu lui-même; si quelqu'un s'obstine à la violer,
on le blâme ou on le chasse. Ce qui blesse cette vertu ne peut durer un
seul jour. Ils savent que Jésus-Christ et les apôtres ont recommandé la
charité d'une manière si pressante, que si elle disparaît tout disparaît
avec elle, et si elle règne tout abonde.
Tr. in Io. Ev. 32, 8
8. Nous aussi, nous recevons l’Esprit-Saint, si nous aimons
J’Eglise, si la charité nous unit, si nous avons le bonheur de nous
appeler catholiques et d’en avoir la foi. Croyons. le, mes frères: autant
on aime l’Eglise du Christ, autant on entre en participation de l’Esprit -
Saint; car, nous dit l’Apôtre, il a été donné « pour se manifester ». Et
comment doit-il se manifester? Saint Paul nous le dit encore : « L’uni
reçoit du Saint-Esprit le don de parler avec sagesse : l’autre reçoit du
même Esprit le don de parler avec science : un autre reçoit le don de la
foi par le même Esprit; un autre reçoit du même Esprit le don de guérir
3
Pour faciliter le travail, un lien a été mis, pour chaque citation avec le site de Port-
Valais où sont numérisées toutes les œuvres de saint Augustin.
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les maladies; un autre, le don des miracles ». On reçoit de lui beaucoup
de dons destinés à être manifestés, mais peut-être n’en as-tu reçu aucun
de ceux que je viens de nommer. Si tu aimes l’Eglise, il est sûr que tu
n’en es pas absolument dépourvu; car si tu tiens de coeur à l’ensemble
de l’Eglise, tu partages avec ceux qui les possèdent les dons de l’Es. prit
de Dieu. Ne sois point envieux: tout ce que je possède t’appartient : je
ne veux moi-même nourrir aucun sentiment de jalousie, car ce que tu
possèdes est à moi. L’envie produit la séparation; l’union, tel est l’effet
de la charité. Dans le corps humain, l’oeil seul ale privilège de la vue;
mais est-ce pour lui seul qu’il en jouit? Il le possède pour la main, pour
le pied, pour tous les autres membres, et si le pied reçoit un coup, l’oeil
ne s’en détourne pas, afin de ne rien voir et de ne rien prévoir. De
même, la main est le seul de tous les membres pour travailler; mais
travaille-t-elle pour elle seule? Elle le fait aussi pour l’oeil. Ainsi, qu’on
vienne à vouloir frapper, non pas la main, mais le visage, celle-ci dit-
elle : Je ne me remue point, puisque ce n’est pas moi qu’on veut
blesser? Par la marche, le pied travaille encore pour tous les autres
membres : tous les membres gardent le silence, la langue parle pour
tous. Nous sommes donc en participation du Saint-Esprit, si nous
aimons l’Eglise; et nous l’aimons dès que, par la charité, nous ne
faisons qu’un avec tout son ensemble. Après avoir dit qu’aux différents
hommes sont accordés différents dons, comme à certains membres sont
dévolues certaines fonctions du corps humain, l’Apôtre ajoute : « Mais
je vous montrerai encore une voie beaucoup plus excellente  ». Et il
commence à parler de la charité : il la préfère au langage des anges et
[563] des hommes, aux miracles opérés par la foi, à la science et à la
prophétie, et même à cette grande oeuvre de miséricorde, qui consiste à
distribuer son bien aux pauvres; et à toutes ces grandes et merveilleuses
choses, il préfère la charité (1). Aie donc la charité, et tu posséderas
toutes choses, car, sans elle, rien de ce que tu pourrais avoir, ne te serait
de quelque utilité. Mais parce qu’au Saint-Esprit me rapporte cette
charité dont nous parlons, (l’Evangile nous fournira bientôt l’occasion
de vous entretenir encore de l’Esprit-Saint) écoute ces paroles de
l’Apôtre: « L’amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint-
Esprit qui nous a été donné (2)».

Tr. in Io. Ev. 87, 1


1. Dans la leçon de l'Evangile qui a précédé celle-ci, le Seigneur avait
dit : « Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, mais c'est moi qui vous ai
choisis, et qui vous ai établis, afin que vous alliez et que vous portiez du
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fruit, et que votre fruit demeure, afin que tout ce que vous demanderez
au Père en mon nom, il vous le donne ». Il vous souvient que nous vous
avons dit sur ces paroles ce que le Seigneur nous a donné de vous dire.
Dans la leçon dont vous venez d'entendre la lecture, il dit : « Ce que je
vous commande, c'est de vous aimer les uns les autres ». Par là, devons-
nous comprendre que c'est là notre fruit dont il a dit : « Je vous ai
choisis afin que vous alliez, et que vous portiez du fruit, et que votre
fruit demeure ? » Enfin, il ajoute : « Afin que tout ce que vous
demanderez au Père, il vous le donne » ; il nous le donnera assurément,
si nous nous aimons les uns les autres; et cet amour mutuel, c'est lui qui
nous le donnera, car il nous a choisis alors que nous ne portions point
de fruit. Ce n'est pas nous, en effet, qui l'avons choisi, et il nous a
établis pour que nous portions du fruit, c'est-à-dire pour que nous nous
aimions les uns les autres; sans lui nous ne pouvons pas plus porter ce
fruit que les branches séparées du cep ne peuvent produire de raisin.
Notre fruit n'est donc autre que la charité; l'Apôtre la définit: « Le fruit
d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère ( I Tim. I,
5.) ». Par elle, nous nous aimons les uns les autres; par elle nous aimons
Dieu. Car nous ne nous aimerions pas les uns les autres d'un véritable
amour, si nous n'aimions pas Dieu. Quiconque aime Dieu, aime le
prochain comme soi-même ; mais celui qui n'aime pas Dieu ne s'aime
pas lui-même. Dans ces deux préceptes de la charité sont renfermés
toute la loi et les Prophètes (Matth. XXII, 40). C'est là notre fruit, c'est
celui que Notre-Seigneur nous ordonne de porter, quand il nous dit : «
Ce que je vous commande, c'est de vous aimer les uns les autres ». C'est
pourquoi l'apôtre Paul, voulant recommander le fruit de l'Esprit à
l'encontre des oeuvres de la chair, commence par là : « Le fruit de
l'Esprit », dit-il, « c'est la charité ». Il rapporte ensuite les autres vertus
dont la charité est la source à laquelle elles se rattachent. « Ce sont la
joie, la paix, la longanimité, la douceur, la bonté, la foi, la mansuétude,
la continence (Galat. V, 22.) ». Qui est-ce qui peut se réjouir
convenablement, s'il n'aime le bien qui seul peut réjouir? Où trouver la
véritable paix, si ce n'est en celui qu'on aime véritablement? Est-il
possible d'avoir la longanimité nécessaire pour persévérer dans le bien,
si l'on n'aime pas avec ardeur? Qui sera bienfaisant, s'il n'aime celui
qu'il assiste? Qui est bon, s'il ne le devient en aimant? Comment avoir
la foi qui sauve, si l'on n'a pas celle qui opère par la charité ? Qui est-ce
qui est doux d'une manière utile, si la charité ne règle passa douceur? Et
qui peut s'abstenir de ce qui déshonore, sans aimer ce qui honore? C'est
donc avec raison que notre bon Maître nous recommande si souvent la
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charité, comme la seule vertu qui doive être commandée, puisque sans
elle les autres biens ne peuvent servir de rien, et qu'on ne peut l'avoir
sans avoir les autres biens qui communiquent à l'homme la bonté.

S., 4, 20
SERMON IV. Prêché à la fête de saint Vincent , martyr. JACOB ET
ÉSAÜ ou LES HOMMES SPIRITUELS ET LES HOMMES
CHARNELS (1).
20. Or Jacob ne recevrait pas la bénédiction s'il ne portait les
péchés qu'il ne commettait plus. Votre sainteté comprendra
comment on doit supporter les péchés. Il en est qui croient les
supporter et qui n'en parlent pas aux coupables : c'est une
dissimulation détestable. Supporte le pécheur, non en aimant le
péché qui. est en lui, mais en le poursuivant à cause de lui.
Aime le pécheur, non pas en tant qu'il est pécheur, mais en tant
qu'il est homme. Quand tu aunes un malade, ne travailles-tu pas
à chasser sa fièvre? Épargner la fièvre, ce ne serait pas aimer le
malade. Dis donc la vérité à ton frère, sans la dissimuler. Eh!
faisons-nous autre chose que de vous dire la vérité? Point de
mensonge; parle franchement; mais supporte en attendant qu'on
soit corrigé. Peut-être y a-t-il eu intervalle entre le moment où
l'on a tué les chevreaux et celui où on, s'est couvert de leurs
dépouilles : mais ce que ces actes signifient peut s'accomplir en
même temps; car tout en reprenant les pécheurs, ce qui est
comme égorger les chevreaux, le juste peut supporter avec
compassion leurs péchés, ce qui est comme en porter les
dépouilles.
Jacob a donc dans la mesure de ses forces, immolé le pécheur,
égorgé ses chevreaux. Mais il supportait les péchés d'autrui, il
les supportait avec patience et il a mérité d'être béni. C'est que
la charité supporte tout. Cette charité était dans sa mère, cette
mère figurait la charité même. En figurant tous les saints elle
figurait la charité, car il n'est aucun saint qui n'ait la charité. De
quoi me servira-t-il « de parler les langues des hommes et des
anges si je n'ai pas la charité ? Je suis un airain sonnant ou une
cymbale retentissante. Et quand j'aurais toute la foi, au point de

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transporter des montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis
rien. Et quand je connaîtrais tous les mystères et toutes les
prophéties; quand je livrerais mon corps pour être brûlé, si je
n'ai point la charité, cela ne me sert de rien ( I Cor. XIII, 1-7). »
Qu'est-ce donc que cette charité qui sert beaucoup lorsqu'elle
est seule et sans laquelle rien ne profite ? Ainsi c'est la charité
qui conseille Jacob; il obéit parce qu'il est fils de la charité.
Lettre 155, 13
A SON CHER FILS MACÉDONIUS  414
13. En cette vie même la vertu n'est autre chose que d'aimer ce qu'on
doit aimer; le choisir, c'est de la prudence; ne s'en laisser détourner par
aucune peine, c'est de la force; par aucune séduction, c'est de la
tempérance; par aucun orgueil, c'est de la justice. Mais que devons-nous
choisir pour notre principal amour si ce n'est ce que nous trouvons de
meilleur que toutes choses? Cet objet de notre amour, c'est Dieu : lui
préférer ou lui comparer quelque chose, c'est ne pas savoir nous aimer
nous-mêmes. Car nous faisons d'autant plus notre bien que nous allons
davantage vers lui que rien n'égale ; nous y allons non pas en marchant,
mais en aimant; et il nous sera d'autant plus présent que notre amour
pour lui sera plus pur, car il ne s'étend ni ne s'enferme dans aucun
espace. Ce ne sont donc point nos pas, mais nos moeurs qui nous
mènent à lui qui est présent partout et tout entier partout. Nos moeurs ne
se jugent pas d'après ce qui fait l'objet de nos connaissances, mais
l'objet de notre amour : ce sont les bons ou les mauvais amours qui font
les bonnes ou les mauvaises moeurs. Ainsi, par notre dépravation, nous
restons loin de Dieu qui est la rectitude éternelle; et nous nous
corrigeons en aimant ce qui est droit, afin qu'ainsi redressés, nous
puissions nous unir à Lui.
Tract.in Io. Epist. 5, 7

7. Si vous vous en souvenez, nous vous l'avons dit en


commençant l'explication de cette Epitre, rien ne nous y est si
vivement recommandé que la charité. Quoique l'Apôtre semble
y parler de chose et d'autre, il en revient toujours là, et il veut
rapporter à la charité toutes ses paroles. Voyons si, même en cet
endroit, il agit de la sorte. Ecoute bien

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« Quiconque est né de Dieu ne commet point le péché ». Nous
cherchons à savoir quel péché. Car s'il était ici question de toute
espèce de péché, ce passage contredirait ces autres paroles : « Si
nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous
séduisons; et la vérité n'est pas en nous ». Que Jean nous dise
donc quel est ce péché : qu'il nous instruise; je ne veux pas dire
témérairement que ce péché est la violation du précepte de la
charité; il a dit plus haut : « Celui qui hait son frère est dans les
ténèbres, et il marche dans les ténèbres, et il ne sait où il va,
parce que les ténèbres l'ont aveuglé (I Jean, II, 11) ». Mais peut-
être s'est-il expliqué plus loin et a-t-il prononcé le nom de la
charité. Remarquez-le : toute cette circonlocution aboutit
finalement à ce résultat : « Quiconque est né de Dieu ne pèche
point, parce que la semence de Dieu demeure en lui ». La
semence de Dieu, ou, en d'autres termes, la parole divine; aussi
l'Apôtre dit-il : « Je vous ai engendrés par l'Evangile (I Cor. IV,
15). Il ne peut commettre le péché, parce qu'il est né de Dieu ».
Que Jean nous l'explique : voyons en quel sens l'enfant de Dieu
ne peut pécher. « En cela, on reconnaît les enfants de Dieu et les
enfants du démon. Quiconque n'est pas juste, n'est point lié de
Dieu, non plus que celui qui n'aime pas son frère ». Nous
voyons maintenant, à n'en pas douter, pourquoi il dit : « Non
plus que celui qui n'aime pas son frère ». La charité est donc la
seule marque distinctive entre les enfants de Dieu et ceux du
démon. Que tous fassent sur eux le signe de la croix; que tous
répondent Ainsi soit-il ; que tous chantent : Alleluia ; que tous
reçoivent le baptême, qu'ils entrent dans les églises, qu'ils
bâtissent des basiliques. Rien, si ce n'est la charité, ne distingue
les fils de Dieu des fils du démon. Ceux qui ont la charité, sont
nés de Dieu; ceux qui ne l'ont pas, ne sont pas ses enfants.
Précieuse marque, distinction inestimable. Possède ce que tu
voudras, si tu n'as pas la charité, le reste ne te sert de rien. Que
le reste te fasse défaut, mais que, du moins, tu aies la charité, et
tu auras accompli la loi. « Car celui qui aime son prochain,
accomplit la loi », dit l'Apôtre, « et l'amour est la plénitude de la
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loi (Rom. XIII, 8, 10) ». Je considère la charité comme étant cette
perle précieuse que l'Ecriture nous montre recherchée par un
marchand : « Cet homme, ayant trouvé une perle d'un grand
prix, vend tout ce qu’il possède et l'achète ( Matth. XIII, 46)». Cette
perle d'un grand prix, c'est bien la charité, sans laquelle rien de
ce que tu possèdes ne peut t'être de quelque utilité, et qui te
suffirait à elle seule, lors même que tu ne possèderais rien autre
chose. Aujourd'hui, tu ne vois Dieu que par la foi; plus tard, tu
le verras réellement. Si nous l'aimons, lors même que nous ne
pouvons encore le contempler, que sera-ce lorsque nous le
verrons de nos yeux ? Mais à quoi devons-nous consacrer tous
nos soins? A aimer nos frères. Tu peux me dire : Je n'ai pas vu
Dieu; peux-tu me dire : Je ne vois pas l'homme? Aime ton
prochain; car si tu aimes le prochain que tu aperçois, tu verras
aussi Dieu, parce que tu verras la charité même; et que Dieu
habite en ton coeur.
Tr. in Io. Epist. 7, 7.8
7. « Dieu a fait paraître son amour pour nous ». Voilà pour nous
un motif d'aimer Dieu. Pourrions-nous l'aimer, s'il ne nous avait
aimés le premier ? Si nous étions lents à l'aimer les premiers,
soyons, du moins, empressés à le payer de retour. Il a été le
premier à nous aimer ; et nous ne l'aimons pas de même. Il nous
a aimés, quoique pécheurs, mais pour nous délivrer de nos
fautes ; il nous a aimés, quoique pécheurs, mais il ne nous a pas
réunis pour nous donner occasion de pécher. Il nous a aimés,
bien que nous fussions malades; mais s'il nous a visités, c'était
afin de nous guérir. « Dieu est donc amour. Dieu a fait paraître
son amour pour nous, en envoyant son Fils unique dans le
monde, afin que nous vivions par lui ». Le Sauveur a dit lui-
même : « Personne ne peut donner une plus grande preuve
d'amour que de sacrifier sa vie pour a ses amis ». Et la preuve
que le Christ nous a aimés, c'est qu'il est mort pour nous.
Comment le Père nous a-t-il témoigné son affection ?En
envoyant son Fils unique mourir pour nous; aussi, Paul nous
dit-il : « S'il n'a pas épargné son propre Fils, et s'il l'a livré à la
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mort pour nous tous, que ne nous donnera-t-il pas après nous
l'avoir donné (Rom. VIII, 32) ? » Le Père a livré le Christ; Judas l'a
aussi livré ; n'ont-ils pas, en quelque sorte, agi l'un comme
l'autre ? Judas a été un traître; s'ensuit-il que Dieu le Père en ait
été un ? Non, dis-tu. « Il n'a pas épargné son propre Fils, mais il
l'a livré pour nous tous ». Ces paroles ne sont pas de moi, elles
sont de l'Apôtre. Non-seulement le Père a livré son Fils, mais il
s'est lui-même livré. Le même Apôtre dit encore : « Il m'a aimé
et s'est livré pour moi » (Galat. II, 20). Puisque le Père a livré son
Fils, et que le Fils s'est livré lui-même, qu'a fait Judas ? La
tradition du Christ a été le fait du Père, comme elle a été le fait
du Fils, et aussi celui de Judas : de la part de tous trois, acte
unique; mais quelle différence entre le Père qui livre son Fils, et
le Fils qui se livre lui-même, et le disciple Judas qui livre son
maître? Le Père et le Fils ont agi par charité ; Judas s'est conduit
en traître. Vous le voyez; il ne suffit pas devoir ce que fait un
homme, il importe surtout de savoir quelles sont ses intentions
et sa volonté. Nous voyons concourir au même acte, d'un côté,
Dieu le Père, de l'autre, Judas nous bénissons Dieu le Père; nous
maudissons Judas. Pourquoi bénir le Père et maudire Judas?
Nous bénissons la charité, nous maudissons l'iniquité. Le Christ
a été livré ; quel immense avantage, en a retiré le monde? En
livrant son Maître, Judas a-t-il songé à coopérer à ce bienfait ?
Dieu s'est proposé de nous sauver en nous donnant de quoi nous
racheter ; Judas a voulu s'approprier la somme d'argent pour
laquelle il a vendu le Christ: Le Fils a eu en vue le prix qu'il a
donné pour nous, et Judas a en vue le prix qu'il a retiré de son
forfait. La différence d'intention a fait la différence d'action.
L'acte était un ; mais si nous pesons la diversité des intentions
qui l'ont produit, nous l'aimerons sous un rapport, et, sous
l'autre, nous le condamnerons : nous le glorifierons sous un
point de vue ; sous l'autre, nous le détesterons. Tant vaut la
charité ! Remarquez-le, elle seule établit une différence entre
les actions humaines; elle seule les distingue les unes des autres.

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8. Ce que nous venons de dire s'applique à des actions de même
nature. S'il s'agit d'actions de nature différente, nous
reconnaîtrons, par exemple, que la charité rend un homme
sévère, et que l'iniquité en rend un autre flatteur. Un père frappe
son enfant, un corrupteur l'approuve. A ne considérer que les
coups et les flatteries, où est celui qui ne recherchera pas les
caresses et n'évitera pas les coups ? Mais considère les
personnes et, tu le verras, les coups sont l'effet de la charité, et
les flatteries celui de l'iniquité. Faites bien attention à ceci : les
actions humaines se discernent les unes des autres par le
principe de la charité. Beaucoup peuvent se faire, qui aient les
apparences de la bonté et qui, néanmoins, ne soient pas le fruit
de la charité. Les épines mêmes ne fleurissent-elles pas ?
Certains actes, au contraire, semblent durs et cruels, qui se font,
par motif de charité, pour le règlement des moeurs. Une fois
pour toutes, on t'impose un précepte facile : Aime, et fais ce que
tu voudras. Soit que tu gardes le silence, garde-le par amour;
soit que tu cries, élève la voix par amour ; soit que tu corriges
autrui, corrige-le par amour ; soit que tu uses d'indulgence, sois
indulgent par amour; aie dans le coeur la racine de l'amour, et
de cette racine il ne pourra rien sortir que de bon.

2. Mt 22, 37-40 : le double commandement

Tr. in Io. Ev. 17, 7-9


7. Voyons donc par quelle mystérieuse action du Sauveur ce malade est
revenu à la santé. Jésus, maître de la charité, rempli de charité, a paru
sur la terre, donnant au « monde » comme il a été prédit de lui, « une
parole abrégée » (Isa. X, 23 ; XXVIII, 22; Rom. IX, 28), et il n montré que les
deux Préceptes de la charité renferment toute la loi et les Prophètes. En
eux a donc consisté le mérite du jeûne de quarante jours observé par
Moïse, et de celui d’Elie, consacrés, tous deux, par l’autorité et
l’exemple de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Le Sauveur se présente alors
devant le paralytique, et lui rend la santé; mais, auparavant, il lui dit : «
Veux-tu être guéri? » Celui-ci lui répond qu’il n’a personne pour le
descendre dans la piscine. En réalité, pour guérir, il lui fallait un
homme, mais l’homme qui est en même temps Dieu : car « il n’y à
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qu’un Dieu, et un médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ
homme » (I Tim. II, 5). L’homme indispensable s’approche de lui :
pourquoi sa guérison serait-elle différée ? « Lève-toi », lui dit-il,
« prends ton lit, et marche». Voilà trois mots sortis de sa bouche: «
Lève-toi, prends ton lit,et marche ». « Lève-toi » ; par ce mot, il ne
commande pas d’agir, il rend la santé. Une fois guéri, le paralytique
reçoit deux commandements: « Prends ton lit, et marche». Je vous le
demande : pourquoi ne pas se contenter de dire : « Marche? » Ou bien,
n’aurait-il pas suffi de dire « Lève-toi? » Il est sûr, en effet, qu’après
avoir repris l’usage de ses membres, il ne serait pas resté en place. Ne
se serait-il pas levé pour s’en aller? Voilà donc, pour moi, un nouveau
sujet de surprise; car j’entends le Sauveur faire deux commandements à
cet homme qu’il a trouvé couché sur son lit, parce qu’il lui manquait
deux pour atteindre quarante ; en lui imposant deux préceptes, Jésus
suppléait au nombre qui lui faisait défaut.
8. Dans ces deux préceptes du Christ, comment pouvons-nous trouver
trace des deux commandements de la charité? « Prends ton lit », dit-il, «
et marche ». Quels sont, mes frères, ces deux commandements ?
Veuillez y réfléchir avec moi. Ils doivent vous être parfaitement connus,
et, par conséquent, vous ne devez pas vous borner à y penser quand
nous vous en parlons ; jamais ils ne doivent s’effacer de votre mémoire.
Rappelez-vous-le donc toujours: il faut aimer Dieu et le prochain. Il faut
aimer « Dieu de tout son coeur, de toute son âme et de tout son esprit, et
le prochain comme soi-même ». Voilà ce à quoi nous devons toujours
penser; ce qu’il nous faut sans cesse méditer, graver dans notre
mémoire, mettre en pratique et accomplir. L’amour de Dieu a la priorité
dans l’ordre des commandements: dans l’ordre de mise en pratique,
cette priorité appartient à l’amour du prochain. Celui qui t’imposerait,
en deux préceptes divers, l’obligation d’aimer l’un et l’autre, ne te
désignerait pas d’abord le prochain, comme objet de ton affection, pour
donner à Dieu le second rang: il te parlerait d’abord de Dieu, et, ensuite,
du prochain ; mais comme tu ne vois pas encore Dieu, tu mérites de le
voir en aimant ton prochain : l’affection que tu portes à ton frère purifie
l’oeil de ton âme, et le rend capable de contempler Dieu ; car Jean dit en
termes formels: « Comment celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit,
peut-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ? » ( 1 Jean, IV, 20) On te dit: Aime
Dieu. Si tu me dis à ton tour: Montre-moi celui que je dois aimer, que
répondrai-je, sinon ce que Jean lui-même nous enseigne: « Jamais «
personne n’a vu Dieu? » (Jean, I, 18) Mais ne va pas t’imaginer qu’il te
soit complètement impossible de voir Dieu. « Dieu », dit le même
14
Apôtre, « Dieu est charité; celui qui demeure dans la charité, demeure
en Dieu » (I Jean, IV, 16). Aime donc ton prochain; puis, examine
attentivement pour quel motif tu lui donnes ton affection ; et en lui, tu
verras Dieu, autant, du moins, que tu peux le voir. Commence donc par
aimer le prochain. « Partage ton pain avec celui qui a faim, et reçois,
sous ton toit, celui qui est sans abri. Lorsque tu vois un homme nu,
couvre-le, et ne méprise point la chair dont tu es formé ». Quelle sera,
pour toi, la conséquence de toutes ces bonnes oeuvres? « Alors, ta
lumière brillera comme l’aurore » (Isa. LVIII, 7, 8). Ta lumière, c’est ton
Dieu. Il sera pour toi la lumière de l’aurore, parce qu’il succédera, pour
toi, aux ténèbres de ce monde; et comme il demeure éternellement, il ne
se lève, ni ne se couche comme le soleil. Il se lèvera pour toi, lorsque tu
reviendras à lui, comme il s’est couché toutes les fois que tu t’en es
éloigné. Donc, par ces paroles : « Prends ton lit », Jésus a dit, ce me
semble: Aime ton prochain.
9. Mais la chose ne me paraît pas encore bien clairement établie: à mon
avis, il nous faut expliquer plus au long comment il est question de la
charité fraternelle dans le fait de l’enlèvement d’un lit; car peut-être
sommes-nous offusqués de voir qu’un lit, dépourvu de sens et d’esprit,
soit l’image du prochain. Que notre frère ne s’irrite point d’être
représenté à nos yeux sous la figure d’un objet sans âme ni intelligence.
En effet, notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ a lui-même reçu le nom
de pierre angulaire, établie pour relier ensemble les deux murs de
l’édifice (Ephés. II, 14-20). On lui a aussi donné le nom de ce rocher du
sein duquel s’échappe une source: « Et cette pierre était le Christ » (I
Cor. X, 4). Si le Christ a été appelé Pierre, y a-t-il rien d’étonnant à ce
que le prochain soit appelé bois? Il ne s’agit pas ici, néanmoins, d’un
bois quelconque, pas plus qu’il ne s’agissait de n’importe quelle pierre
ou de n’importe quel rocher. Car il était question du rocher qui fournit
de l’eau pour désaltérer les Israélites, et de la pierre angulaire qui
réunissait entre eux des murs bâtis en des sens différents. Tout bois
n’est pas propre à figurer le prochain : un bois de lit en est seul capable.
Je te le demande; qu’y a-t-il à remarquer dans ce bois de lit? Rien, sinon
qu’il servait à porter le paralytique pendant qu’il était malade, tandis
qu’il était à son tour porté par ce même homme revenu en santé. Qu’a
dit l’Apôtre? « Portez les fardeaux les uns des autres, et ainsi vous
accomplirez la loi de Jésus-Christ » (Galat. VI, 2). La loi de Jésus-Christ,
c’est la charité, et nous ne pouvons accomplir le précepte de la charité,
qu’à la condition de porter les fardeaux les uns des autres; et il dit
ailleurs: « Vous supportant avec charité les uns les autres, travaillant
15
soigneusement à « conserver l’unité d’un même esprit par le lien de la
paix » (Ephés. IV, 2, 3). Lorsque tu étais malade, ton prochain te portait :
tu es revenu à la santé, porte donc, à ton tour, ton prochain. « Portez les
fardeaux les uns des autres, et ainsi vous accomplirez la loi de Jésus-
Christ». C’est ainsi, ô homme, que tu parte. ras ce qui te manquait. «
Prends donc ton lit » ; mais quand tu l’auras pris, ne reste pas en place,
« marche ». En aimant ton prochain, en prenant soin de lui, tu fais du
chemin. De quel côté diriges-tu tes pas? Vers le Seigneur ton Dieu, vers
celui que nous devons aimer de tout notre coeur, de toute notre âme, de
tout notre esprit. Il nous est encore impossible d’arriver jusqu’à lui,
mais avec nous se trouve notre prochain. Porte donc ton frère, puisque
tu voyages avec lui, et par là tu arriveras jusqu’à celui avec qui tu
désires demeurer toujours. « Prends » donc « ton lit et marche».

De Trin., VIII, 8, 12

12. Que personne ne dise : Je ne sais quoi aimer. Qu’il aime son frère et
il aimera l’amour même. En effet, il connaît mieux l’amour qui le fait
aimer, que le frère qu’il aime. Il peut donc connaître Dieu mieux qu’il
ne connaît son frère; beaucoup mieux, parce que Dieu est plus présent;
beaucoup mieux, parce qu’il est plus intime; beaucoup mieux, parce
qu’il est plus certain. Embrasse le Dieu amour, et tu embrasseras Dieu
par l’amour. C’est cet amour qui unit tous les bons anges et tous les
serviteurs de Dieu par le lien de la sainteté, nous unit à eux et entre
nous, et nous rattache tous à lui. Donc plus nous sommes exempts de la
bouffissure de l’orgueil, plus nous sommes remplis d’amour et de quoi,
sinon de Dieu, est rempli celui qui est rempli d’amour? — Mais, diras-
tu, je vois la charité, je la découvre autant que possible des yeux de
l’esprit, et je crois à l’Ecriture qui me dit: « Dieu est charité, et qui
demeure dans la charité demeure en Dieu » (Jean IV, 16 ); mais si je
vois la charité, je ne vois pas en elle la Trinité. — Eh bien! tu vois la
Trinité, si tu vois la charité. Je ferai mes efforts pour t’en convaincre;
seulement qu’elle daigne elle-même nous assister, afin que la charité
nous mène à quelque bon résultat.
Quand nous aimons la charité, nous l’aimons comme aimant quelque
chose, précisément parce qu’elle aime quelque chose. Qu’aime donc la
charité, pour pouvoir elle-même être aimée? Car la charité qui n’aime
rien, n’est plus la charité. Or, si elle s’aime elle-même, il faut qu’elle
aime quelque chose, afin de s’aimer comme charité. De même que la
parole s’indique elle-même en indiquant quelque chose, et ne s’indique

16
pas comme parole, si elle n’indique pas qu’elle indique quelque chose :
ainsi la charité s’aime sans doute elle-même, mais si elle ne s’aime pas
comme aimant quelque chose, elle ne s’aime pas comme charité.
Qu’aime donc la charité, sinon ce que nous aimons par elle? Or, ce
quelque chose, à prendre le prochain pour point de départ, c’est notre
frère. Et voyez avec quel soin l’apôtre Jean recommande la charité
fraternelle: « Celui qui aime son frère demeure dans la lumière, et le
scandale n’est point en lui» ( Jean, II, 19). Il est évident qu’il place la
perfection dans l’amour du prochain car celui en qui le scandale
n’existe pas est parfait. Néanmoins il semble passer l’amour de Dieu
sous silence : ce qu’il ne ferait certainement pas, s’il ne renfermait Dieu
lui-même dans l’amour fraternel. Et la preuve, c’est qu’un peu plus bas,
dans la même épître, il nous dit en termes très-clairs : « Mes bien-
aimés, aimons-nous les uns les autres, parce que la charité est de Dieu.
Ainsi quiconque aime, est né de Dieu et connaît Dieu. Qui n’aime point,
n’aime pas Dieu, parce que Dieu est charité ». Ce contexte fait voir
assez clairement que, selon cette autorité d’un si grand poids, la charité
fraternelle — car la charité fraternelle est l’amour que nous nous
portons les uns aux autres — non-seulement est de Dieu, mais est Dieu
même, Ainsi donc, si notre amour pour notre frère vient de la charité, il
vient de Dieu; et il ne peut se faire que nous n’aimions avant tout
l’amour même qui nous fait aimer un frère. D’où il faut conclure que
ces deux préceptes sont inséparables. Car, puisque « Dieu est charité »,
celui qui aime la charité aime certainement Dieu; or, celui qui aime son
frère aime nécessairement la charité. Aussi l’Apôtre ajoute peu après : «
Celui qui n’aime point son frère « qu’il voit, ne peut aimer Dieu qu’il
ne voit point » (Id., IV, 7, 8, 20. ) et la raison pour laquelle il ne voit
point Dieu, c’est qu’il n’aime pas son frère. Car celui qui n’aime pas
son frère n’est pas dans l’amour, et celui qui n’est pas dans l’amour
n’est pas en Dieu, puisque Dieu est amour. Or, celui qui n’est pas en
Dieu n’est pas dans la lumière, puisque « Dieu est lumière et qu’il n’y a
point en lui de ténèbres » (Id., I, 5  ). Qu’y a-t-il donc d’étonnant à ce
que celui qui n’est pas dans la lumière ne voie pas la lumière, c’est-à-
dire ne voie pas Dieu, puisqu’il est dans les ténèbres? Seulement il voit
son frère des yeux du corps avec lesquels on ne peut voir Dieu. Mais
s’il aimait d’une charité spirituelle celui qu’il voit des yeux du corps, il
verrait Dieu, qui est la charité même, de cet oeil intérieur par lequel ou.
peut le voir. Comment donc celui qui n’aime pas son frère qu’il voit,
pourra-t-il aimer Dieu, qu’il ne voit pas, et qu’il ne voit pas précisément
parce que Dieu est amour, l’amour que n’a pas celui qui n’aime pas son
17
frère? Et qu’on ne demande pas combien d’amour nous devons à un
frère et combien à Dieu; nous en devons incomparablement plus à Dieu
qu’à nous, et autant à un frère qu’à nous-mêmes; mais nous nous
aimons d’autant plus nous-mêmes, que nous aimons Dieu davantage.
C’est donc par un seul et même amour que nous aimons Dieu et le
prochain; mais nous aimons Dieu pour Dieu, et nous-mêmes et le
prochain pour Dieu.
De perf. Just. Hom., 5, 11
DE LA PERFECTION DE LA JUSTICE DE L'HOMME
11e Raisonnement. « Demandons de combien de manières se commet le
péché. De deux, si je ne me trompe, c'est-à-dire en faisant ce qui est
défendu ou en ne faisant pas ce qui est commandé. Or, tout ce qui est
défendu peut être évité, comme tout ce qui a est commandé peut être
accompli. En effet, pourquoi la défense et pourquoi le commandement,
si ni l'une ni l'autre ne peuvent être observés? Et comment nier que
d'homme puisse être sans péché, quand gnous sommes forcés d'avouer
qu'il peut éviter ce qui lui est défendu, comme il peut accomplir ce qui
lui est prescrit?» le réponds que la sainte Ecriture renferme un grand
nombre de préceptes divins. qu'il serait trop long d'énumérer. Qu'il me
suffise de remarquer que le Seigneur, qui a fait sur la terre une parole
restreinte et abrégée (Rom. IX, 28), a résumé en deux préceptes la Loi
et. les Prophètes, pour nous faire mieux comprendre que tous les autres
commandements ont te même but et le même objet que les deux
suivants : «Vous aimerez le Seigneur votre Dieu, de tout votre coeur, de
toute votre âme et de tout votre esprit, et vous aimerez votre prochain
comme vous-même. Dans ces deux préceptes se résument la Loi et les
Prophètes» (Matth. XXII, 40, 37).
Par conséquent, tout ce que la loi de Dieu nous commande de faire ou
d'éviter se borne à l'accomplissement de ces deux préceptes. Comme il
y a une défense générale : « Vous ne convoiterez pas» (Exode. XX, 17), il
y a une prescription générale : «Vous aimerez » (Deut. VI, 5). Ces deus
points se trouvent brièvement formulés par l'apôtre saint Paul. Voici la
défense : « Ne vous conformez pas à ce siècle » ; voici le
commandement : « Mais réformez-vous dans la nouveauté de votre
esprit» (Rom. XII, 2). C'est toujours sous une autre forme ces deux
grandes paroles: «Vous ne convoiterez pas », « Vous aimerez », l'une se
rapportant à la continence et l'autre à la justice; la première prescrivant
de s'abstenir du mal et la seconde de faire le bien. En renonçant à la

18
concupiscence, nous nous dépouillons de la vieillesse, et en aimant,
nous revêtons l'homme nouveau.
Or, personne ne peut être continent si Dieu ne lui en fait la grâce; et la
charité de Dieu est répandue dans nos coeurs, non point par nous-
mêmes, mais par le Saint-Esprit qui nous a été donné ( Sag.
VIII, 21 ; Rom. V, 5). C'est là ce qui se fait de jour eu jour dans tous ceux
qui avancent par la volonté, par là foi et par la prière et qui, oubliant ce
qui est passé, s'efforcent de tendre vers ce qui est en avant ( 6. Philip. III,
13). En effet, si l'homme se sent faiblir dans l'accomplissement de ces
préceptes, la loi lui ordonne, non point de se gonfler d'orgueil, mais de
recourir à la grâce; et c'est ainsi gaze tout en l'effrayant, cette même loi,
jouant le rôle de pédagogue, le conduit à l'amour de Jésus-Christ.

De cat. Rud., 4, 8
8. Si donc le but essentiel de la venue de Jésus-Christ a été
d’apprendre à l’homme la portée de l’amour que Dieu avait
pour lui, afin de lui montrer à rendre amour pour amour et à
chérir son prochain, en suivant tout ensemble les préceptes et
l’exemple de Celui qui s’est rapproché le plus étroitement de
notre coeur quand il a embrassé dans son amour non-seulement
le prochain, mais les hommes les plus éloignés; si les saints
livres écrits avant son avènement n’ont eu d’autre objet que de
le prédire, et que tout ce qui a été écrit depuis sous le sceau de
l’autorité divine a raconté Jésus-Christ et fait une loi de
l’amour; il faut évidemment rattacher à la charité, non-
seulement la loi et les prophètes contenus dans le double
commandement d’aimer Dieu et le prochain, où se résumait
toute l’Ecriture au moment où parlait Notre-Seigneur, et
l’ensemble des Ecritures postérieurement composées sous
l’inspiration divine et confiées au souvenir des âges.

19
Idée générale et le texte scripturaires
Selon son habitude, saint Augustin a mis en tête de la Règle ce qu’il
estime l’essentiel de son propos, d’où l’importance à accorder au
premier chapitre.
Une simple lecture permet de dégager deux idées principales : Augustin
parle de la communauté et de l’usage des biens matériels.
Le paragraphe 2 est formé de trois citations bibliques : Ps 132, 1 ; Ps
67, 7 et Ac 4, 32a.
Le paragraphe 3 comporte essentiellement des citations d’Ac 4, 32b.c et
Ac 4, 35.
Le paragraphe 8 reprend Ac 4, 32a, associé à 1 Co 3, 16.

Les écrits de saint Augustin

I. Ac 4, 32
En. in Ps. 93, 8
8. Mais cette liberté dans ses actions, ils n’ont pu la souffrir. Et comme
il était venu humble, comme il avait pris une chair mortelle et venait
pour mourir; non pour agir comme les pécheurs, mais pour souffrir de
leur part; comme il était venu pour agir en toute liberté, et que ces
Pharisiens ne pouvaient supporter la franchise de ses invectives, que
firent-ils? Ils le saisirent, le flagellèrent, se moquèrent de lui, le
souffletèrent, lui crachèrent au visage, le couronnèrent d’épines,
l’attachèrent à la croix, et enfin le firent mourir. Mais que dit le
Prophète de cette active confiance? « Elevez-vous, ô vous qui jugez la
terre » (Ps 93,2). Ils l’ont saisi dans son humilité, le saisiront-ils dans sa
gloire? Eux qui ont jugé un homme mortel, ne seront-ils pas jugés par
lui devenu immortel? Que dit donc le Prophète? Elevez-vous, ô vous
qui avez agi avec liberté, vous dont les invectives hardies leur étaient
insupportables , vous que dans leur malice ils ont cru faire beaucoup de
saisir et de crucifier : au lieu de vous saisir pour croire en vous, ils vous
ont saisi pour vous persécuter; ô vous donc, qui avez agi avec tant de
confiance parmi les méchants, qui n’avez redouté personne, et qui avez
souffert, « élevez-vous », c’est-à-dire ressuscitez pour aller au ciel, et
20
que l’Eglise endure avec patience ce que le chef de l’Eglise a si
patiemment enduré; « élevez-vous, ô vous qui jugez la terre, rendez leur
salaire aux superbes ». Il le rendra, mes frères. Qu’est-ce en effet qu’il
est dit ici : « Elevez-vous, ô vous qui jugez la terre, et rendez le salaire
aux superbes? » C’est une parole prophétique, et non un
commandement téméraire. Ce n’est point parce que le Prophète a dit: «
Elevez-vous, ô vous qui jugez la terre », que le Christ a obéi à son
Prophète en ressuscitant pour monter au ciel; mais c’est parce que le
Christ devait le faire que le Prophète l’a prédit. Car le Christ ne l’a
point fait parce que le Prophète l’avait prédit, mais le Prophète l’a
prédit parce que le Christ devait le faire. Il voit en esprit le Christ
humilié, mais humilié sans redouter personne, sans ménager personne
de sa parole, et il dit qu’« il agit avec liberté». Il le voit agir avec cette
confiance, il le voit saisi, il le voit crucifié, humilié, puis il le voit
ressuscitant et montant au ciel, d’où il viendra pour juger ceux-là
mêmes entre les mains desquels il a souffert tant de maux. « Elevez-
vous», lui dit alors le Prophète, « ô vous qui jugez la terre, et rendez le
salaire aux superbes ». Il le rendra aux méchants, et non aux humbles,
Quels sont les superbes? Ceux qui, non contents de mal faire, veulent
encore défendre leurs péchés. Quelques-uns, en effet, de ceux qui ont
crucifié le Christ, ont réellement opéré des miracles, quand ils se sont
séparés des Juifs pour embrasser la foi, et Dieu leur a pardonné le sang
du Christ. Ce sang du juste rougissait encore leurs mains, et déjà ce
juste lavait son sang versé. Ceux qui avaient meurtri son corps mortel
qu’ils voyaient, se sont unis à son corps spirituel ou à l’Eglise. Ils
avaient répandu ce sang qui devait être leur rançon, alla de boire cette
même rançon. Plusieurs, en effet, se convertirent ensuite aux miracles
que faisaient les Apôtres, plusieurs milliers embrassèrent la foi en un
même jour (Ac 4,4); et ils se trouvèrent si étroitement unis au Christ,
qu’ils vendaient tout leur bien pour en apporter le prix aux pieds des
Apôtres, et on le distribuait à celui qui en avait besoin; et ils n’avaient
en Dieu qu’un même coeur et qu’une même âme, eux dont plusieurs
avaient crucifié le Sauveur. Mais pourquoi Dieu ne s’en est-il pas
vengé? Parce qu’il est dit: « Rendez le salaire aux superbes», et que
ceux-ci ne voulurent pas être orgueilleux.
En voyant les miracles qui s’opéraient au nom de ce Jésus qu’ils
croyaient avoir mis à mort, ils furent émus de ces miracles, et prêtèrent
l’oreille à Pierre, qui leur déclara au nom de qui ils s’opéraient.
Serviteurs fidèles, ces hommes ne voulurent point s’arroger la puissance
de leur maître et dire qu’ils opéraient eux-mêmes ce que leur maître
21
opérait par leurs mains. Les serviteurs rendirent donc au maître la gloire
qui lui était due; ils dirent que ces merveilles que l’on admirait
s’accomplissaient au nom de celui que les Juifs avaient crucifié. Et ces
juifs s’humilièrent, et touchés au fond du coeur, troublés, ils
confessèrent leur péché (Ac 2,37); puis demandèrent conseil, en disant :
« Que ferons-nous? » Loin de désespérer de leur salut, ils cherchent le
médecin. Alors Pierre leur dit : « Faites pénitence, et que chacun d’entre
vous soit baptisé au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ 2 » (Ac 2,4).En
faisant pénitence, ils devinrent humbles, et Dieu ne leur rendit point ce
qu’ils avaient mérité. Voici en effet ce que dit notre psaume : « Elevez-
vous, ô vous qui jugez la terre, et rendez le salaire aux superbes ». Or,
ceux-ci n’étaient plus de ce nombre : en eux s’était accomplie cette
parole du Sauveur à la croix: «Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne
savent ce qu’ils font» (Lc 23,34). « Elevez-vous, ô vous qui jugez la
terre, et rendez le salaire aux superbes ». Il doit donc rendre aux
hommes ce qu’ils méritent? Oui, mais aux superbes.

De cat. rud. 23, 42


42. A la vue des prodiges éclatants qui s’accomplissaient au
nom de celui qu’ils avaient crucifié, les uns par haine, les autres
par erreur, les Juifs se divisèrent : les uns s’acharnèrent à
poursuivre les Apôtres qui l’annonçaient; les. autres, étonnés de
voir s’accomplir tant de merveilles au nom de Celui qu’ils
avaient tourné en dérision et dont ils se flattaient d’avoir
consommé la défaite et la ruine, se repentirent par milliers et
crurent en lui. Ce n’étaient plus ces Juifs qui demandaient à
Dieu des prospérités mondaines et un royaume temporel, ou qui
attendaient dans le Messie un monarque glorieux selon la chair :
se plaçant au point de vue de l’éternité, ils comprenaient, ils
aimaient Celui qui s’était condamné à souffrir par eux et pour
eux tant de supplices dans le temps, qui avait effacé
généreusement tous les crimes de leur race, et, par l’exemple de
sa résurrection, leur avait appris à attendre de lui le don de
l’immortalité. Ils mortifiaient donc en eux les désirs du vieil
homme, et dans leur enthousiasme pour la vie spirituelle dont
ils avaient jusqu’alors ignoré les merveilles, ils s’empressaient,
selon le précepte évangélique, de vendre ce qu’ils possédaient

22
et d’en déposer le prix aux pieds des Apôtres : ensuite on le
distribuait à chacun selon ses besoins (Ac 2,44, et 4,34). Ils vivaient
dans l’union de la charité chrétienne: aucun ne considérait
comme à lui ce qu’il possédait; toutes choses étaient communes
entre eux et ils ne formaient qu’un coeur et qu’une âme ( Ac 4,32-
35). Leurs concitoyens ne tardèrent pas à les persécuter, au
mépris de la voix du sang, si puissante sur ces esprits charnels,
et les dispersèrent. Les chrétiens trouvèrent ainsi l’occasion de
propager au loin l’Evangile et d’imiter la patience de leur
Maître : après avoir souffert pour eux avec douceur, il les
invitait à prendre un esprit de douceur et à souffrir pour lui.

S. 116, 6
6. « Et il leur dit. » Que leur dit-il? « C'est ainsi qu'il
fallait. C'est ainsi qu'il est écrit, et c'est ainsi qu'il fallait » Que
fallait-il? « Que le Christ souffrit et qu'il ressuscitât d'entre les
morts le troisième jour. » Les Apôtres furent témoins de cela;
ils virent le Christ souffrant et attaché à la croix, et après sa
résurrection ils le voyaient présent et plein de vie. Mais que ne
voyaient-il s pas? Son corps, c'est-à-dire son Église. Ils le
voyaient, mais ils ne la voyaient pas. Ils voyaient l'Époux,
l'Épouse était encore invisible. Que l'Epoux leur promette de la
voir aussi. « C'est ainsi qu'il « est écrit, et c'est ainsi qu'il fallait
que le Christ « souffrit et ressuscitât d'entre les morts le
troisième jour. » Voilà ce qui concerne l'Epoux.
Qu'y a-t-il pour l'Épouse? « Et qu'on prêchât en son nom
la pénitence et la rémission des péchés à toutes les nations, en
commençant par Jérusalem. » Voilà ce que ne voyaient pas
encore les disciples. Ils ne voyaient pas l'Église répandue parmi
toutes les nations, à commencer par Jérusalem. Ils voyaient le
Chef, et sur la parole du Chef ils croyaient le corps. Ce qu'ils
voyaient les menait à la foi de ce qu'ils ne voyaient pas. Nous
leur ressemblons nous-mêmes, car noirs voyons ce qu'ils ne
voyaient pas et nous ne voyons pas ce qu'ils voyaient. Que
voyons-nous qu'ils ne voyaient pas? L'Eglise répandue parmi

23
toutes les nations. Et que voyaient-ils que nous ne voyons pas?
Le Christ vivant dans la chair. Comme en le voyant ils
croyaient ce qu'il enseignait de son corps. mystique; ainsi en
voyant ce corps croyons ce qui nous est dit du Chef. Appuyons-
nous sur ce que nous voyons les uns et les autres. Eux
s'appuient sur le Christ qu'ils voient, pour croire à la
propagation future de l'Eglise; nous nous appuyons à notre tour
sur l'Église que nous voyons, pour croire à la résurrection du
Christ Ce qu'ils croyaient s'accomplit, ce que nous croyons
s'accomplit également ce qu'ils croyaient du Chef se réalise, ce
que nous croyons du corps se réalise aussi. Ainsi, à eux et à
nous se manifeste le Christ tout entier : mais ni eux ni nous ne
l'avons vu tout entier. Ils ont vu le Chef et ajouté foi à
l'existence du corps; nous voyons le corps et nous ajoutons foi à
l'existence du Chef. Le Christ néanmoins ne fait défaut à
personne, il est complet de part et d'autre quoiqu'il lui reste
encore des membres à recueillir. Les Apôtres ont cru, et par eux
beaucoup d'habitants de Jérusalem, ainsi que la Judée, ainsi que
la Samarie. Viennent donc les membres encore séparés, que
l'édifice vienne reposer sur son fondement. « Personne, dit
l'Apôtre, ne saurait poser d'autre fondement que celui qui a été
posé, lequel est le Christ Jésus » (2 Co 3,11). Que les Juifs se
livrent à la fureur et s'abandonnent à la jalousie ; qu'on lapide
Etienne et que les vêtements des bourreaux soient gardés par
Saul, qui doit devenir l'Apôtre Paul; qu'Étienne soit mis à mort
et qu'on trouble l'Église de Jérusalem (Ac 7,67); des tisons
enflammés seront jetés ailleurs pour y porter l'incendie. Les
fidèles de l’Eglise de Jérusalem n'étaient-ils pas en effet comme
des tisons embrasés par le Saint-Esprit, quand ils n'avaient en
Dieu qu'un coeur et qu'une âme (Ac 4,32)? A la mort d'Etienne
ce bûcher fut bouleversé, les tisons, se dispersèrent et le monde
s'enflamma.

En. in Ps. 131, 4-5


4. Que signifie donc cette parole : « Il a juré devant le Seigneur, il a fait
un voeu au Dieu de Jacob? » Voyons quel est ce voeu. Jurer, c’est
24
donner plus de force à une promesse. Considérez le voeu de David,
avec quelle ardeur, quel transport d’amour, quel brûlant désir, il l’avait
fait, et cependant il implore le secours du Seigneur afin de l’accomplir:
« Seigneur, souvenez-vous de David et de toute sa douceur ». C’est
dans cette mansuétude qu’il a fait un voeu à Dieu, afin d’être son
temple. « Je n’entrerai pas dans mon palais, je ne monterai point sur
mon lit de repos ; je ne donnerai pas le sommeil à mes yeux». C’est peu
selon lui de refuser le sommeil à ses yeux, et il ajoute : «Ni
l’assoupissement à mes paupières, ni le repos à mes tempes, jusqu’à ce
que j’aie trouvé une demeure au Seigneur, un tabernacle au Dieu de
Jacob» (Ps 131,3-5). Où cherchait-il un lieu pour le Seigneur? S’il avait la
douceur, c’était en lui qu’il le cherchait. Comment pouvait-il être un
lieu pour le Seigneur ? Ecoute le Prophète : « Sur qui reposera mon
Esprit? Sur celui qui est humble et tranquille, et redoutant ma parole»
(Is 66,2). Veux-tu être une demeure pour le Seigneur? Sois humble,
calme, redoutant sa parole, et tu seras ce que tu cherches, Si ce que tu
cherches ne s’effectue en toi-même, de quoi te servira qu’il s’effectue
en un autre? Quelquefois, il est vrai, Dieu se sert d’un prédicateur pour
opérer le salut d’un autre, et de cet autre seulement , si ce prédicateur se
contente de dire sans pratiquer ; et ainsi sa langue prépare à Dieu une
demeure chez un autre, mais lui-même n’est point cette demeure. Mais
l’homme qui pratique le bien qu’il enseigne, et qui l’enseigne en le
pratiquant, devient lui-même la demeure de Dieu, de même que
l’homme qu’il enseigne; car tous ceux qui croient ne font qu’une seule
demeure pour Dieu. Car Dieu habite le coeur, et tous ceux qui sont unis
par la charité n’ont qu’un même coeur.
5. Combien de milliers d’hommes embrassèrent la foi, mes frères,
quand ils apportaient aux pieds des Apôtres les biens qu’ils avaient
vendus! (Ac 4,35) Mais que dit l’Ecriture à leur sujet? Ils devinrent sans
aucun doute le temple de Dieu; et non-seulement chacun d’eux était le
temple du Seigneur, mais ils l’étaient tous ensemble. Ils étaient donc la
demeure du Seigneur. Et pour vous montrer qu’ils ne formaient tous
ensemble qu’un seul temple de Dieu, voilà que l’Ecriture nous dit: « Ils
n’avaient tous en Dieu qu’un seul « coeur et qu’une seule âme» (Ac
13,32). Mais plusieurs ne préparent point en eux une demeure pour
Dieu, parce qu’ils recherchent leurs propres intérêts, aiment ce qui leur
appartient, se réjouissent d’être puissants, n’aspirent qu’à leur bien
propre. Mais l’homme qui veut préparer en lui une demeure à Dieu, doit
se réjouir du bien de tous, et non de son propre bien. C’est ce que firent
les premiers fidèles à l’égard de leurs biens, ils en firent les biens de
25
tous. Mais était-ce là perdre ce qui était à eux? S’ils eussent possédé
seuls, et que chacun eût possédé son bien propre, il n’eût possédé que sa
seule propriété; mais en rendant commun ce qui lui appartenait en
propre, il faisait que tout ce qui appartenait aux autres était aussi à lui.
Que votre charité veuille bien écouter. C’est des biens que nous
possédons en propre que naissent les procès, les inimitiés, les discordes,
les guerres entre les hommes, les tumultes, les dissensions, les
scandales, les injustices, les homicides. De quels biens? Des biens que
nous possédons en propre. Est-ce pour les biens que nous avons en
commun qu’il y a des procès? L’air, nous le possédons en commun; le
soleil, nous le voyons en commun. Bienheureux ceux qui préparent une
demeure à Dieu, de manière à ne point jouir de leur bien propre. Tel est
donc l’état que décrivait le Prophète en disant: « Je n’entrerai point dans
le tabernacle de ma maison ». C’était là un bien particulier, et il savait
que ce bien particulier l’empêchait de préparer en lui-même une
demeure à Dieu, et il énumère tout ce qui lui est propre : « Je n’entrerai
point dans le tabernacle de ma maison jusqu’à ce que j’aie trouvé ». Et
quand vous aurez trouvé une demeure pour Dieu, ô Prophète, entrerez-
vous donc dans votre maison? Ou bien ne ferez-vous pas votre maison
de ce lieu où vous aurez trouvé une demeure pour Dieu? Pourquoi?
Parce que vous serez vous-même la demeure du Seigneur, et que vous
serez dans l’unité avec ceux qui sont sa demeure.

C. litt. Pet. II, 239


238. Pétilien. « Le baume de la concorde entre les frères est ainsi loué
par David : Qu'il est bon, qu'il est doux pour des frères de vivre et
d'habiter ensemble ! Telle l'huile répandue sur la tête et descendant sur
la barbe, sur la barbe d'Aaron et sur la frange de son vêtement ; telle la
rosée d'Hermon qui descend sur la montagne de Sion. Car c'est là que
Dieu verse ses bénédictions et la vie jusque dans le siècle des siècles.
Telle est, dit-il, l'onction propre à l'unité; telle ( Ps 132) est l'onction
reçue par les prêtres ».
239. Augustin. Vous dites parfaitement la vérité. En effet, ce sacerdoce
figuratif du corps de Jésus-Christ possédait une onction véritable, et ne
dut son salut qu'à la force de cohésion qui le retenait dans l'unité. Le
nom de Christ a été donné au Sauveur à cause de l'onction spirituelle
qu'il avait reçue; ce que signifie, chez les Hébreux, le nom de Messie
passé dans notre langue africaine, comme beaucoup d'autres mots
venant de la même origine. Or, pour le sacerdoce judaïque, que
signifient ces mots : la tête, la barbe, les franges du vêtement ? Autant
26
du moins que Dieu me fait la grâce de le comprendre, la tête est la
figure du Sauveur lui-même, dont l'Apôtre a dit: « Il est lui-même la
tête du corps de l'Église» (Col 1,l8). La barbe est le symbole de la force.
Voilà pourquoi l'onction, c'est-à-dire la sanctification spirituelle,
descend de la tête, ou de Jésus. Christ, sur tous ceux qui sont forts dans
son Église, et sur ceux qui adhèrent à ses lèvres, de manière à proclamer
toujours la vérité sans crainte et sans frayeur. Par les franges du
vêtement, nous entendons parler du vête ment qui recouvre la tête pour
l'abriter et la défendre; et sous ce symbole nous croyons reconnaître
tous les fidèles qui ont atteint la perfection dans l'Église. En effet, la
perfection a pour caractère de se dépouiller de tout; tel est du moins le
sens de cette parole du Sauveur : « Si vous voulez être parfait, allez,
vendez tout ce que vous possédez, donnez-le aux pauvres, et vous aurez
un trésor dans le ciel; et puis, venez, suivez-moi ». Or, le jeune homme
à qui s'adressaient ces paroles s'en alla pénétré de tristesse, renonçant à
la perfection et préférant une honteuse défaillance (Mt 19,21-22). Mais
doit-on regarder comme ayant défailli ceux qui, après être parvenus à la
perfection par le renoncement aux biens terrestres, ont senti l'onction
sainte descendre de la tête de leur chef sur le bord de leur vêtement ? En
dehors des Apôtres, des chefs et des docteurs, que nous assimilons à la
barbe à cause de leur force suréminente, voyez dans les Actes des
Apôtres quels sont ceux « qui vendaient leurs biens, en déposaient le
prix aux pieds des Apôtres, de telle sorte que personne n'avait plus rien
en propre, tout « était commun entre eux, chacun recevait ce dont il
pouvait avoir besoin, et tous n'avaient pour Dieu qu'un coeur et qu'une
âme (Ac 4,32-35) ».
Vous reconnaissez que c'est bien là le texte de la sainte Écriture.
Reconnaissez donc aussi le bonheur et la joie pour des frères d'habiter
ensemble. Reconnaissez la barbe d'Aaron, reconnaissez le bord du
vêtement. Demandez à la sainte Écriture en quel lieu ces merveilles ont
commencé à s'accomplir, et vous trouverez que c'est à Jérusalem. C'est
avec les franges de ce vêtement que l'unité universelle a été tissue dans
toutes les nations. C'est par cette ouverture que la tête est entrée dans le
vêtement et que Jésus-Christ a été revêtu du vêtement de diverses
couleurs, formé par toutes les nations; car c'est sur les bords de ce
vêtement qu'est apparue la diversité des langues. C'est de cette tête que
descend l'onction de l'unité, c'est-à-dire l'ardeur de l'amour spirituel ;
pourquoi donc résistez-vous à ce chef au moment même où il vous
crie : « La pénitence et la rémission des péchés seront prêchées en son
nom à tous les peuples, en commençant par Jérusalem? » (Lc 24, 47.)
27
Dans cette onction, vous voulez voir figuré le sacrement du chrême.
Sans doute c'est encore là l'un de ces signes visibles d'une sainteté
parfaite, comme le baptême. Pourtant il peut exister dans des hommes
pervers, consumant leur vie dans les oeuvres de la chair, ne devant
jamais posséder le royaume des cieux, et n'appartenant dès lors ni à la
barbe d'Aaron, ni à la frange de son vêtement, ni à aucun tissu du
vêtement sacerdotal. Où placerez-vous donc ces oeuvres énumérées par
l'Apôtre : « Il est aisé de connaître les oeuvres de la chair, qui sont la
fornication, l'impureté, l'impudicité, la dissolution, l'idolâtrie, les
empoisonnements, les inimitiés, les dissensions, .les jalousies, les
animosités, les querelles, les divisions, les hérésies, l'envie, les
meurtres, l'ivrognerie, les débauches et autres choses semblables, dont
je vous déclare, comme je vous l'ai déjà dit, que ceux qui commettent
ces crimes ne seront point héritiers du royaume de Dieu? » (Ga 5,19-21)
Je passe sous silence les fornications qui se commettent en secret; je
fais de même pour les impudicités, que vous interpréterez comme vous
voudrez; pour les empoisonnements, car c'est toujours dans le plus
profond secret que l'on confectionne ou que l'on distribue les poisons ;
afin de vous plaire, je ne dirai rien des hérésies; quant à l'idolâtrie, je ne
sais si je dois la passer sous silence, car l'Apôtre assimile à ce crime
celui de l'avarice, dont la folie transpire toujours aux yeux du public. Je
mets de côté tous ces crimes et je vous demande s'il n'y a parmi vous ni
impudiques, ni avares, ni ennemis obstinés, ni envieux, ni jaloux, ni
brouillons, ni ivrognes, ni intempérants ? Ne trouve-t-on aucun de ces
hommes parmi ceux qui reçoivent l'onction ; n'y en a-t-il aucun pour
mourir ostensiblement coupable de quelqu'un de ces crimes ? Si vous
prétendez qu'.il n'en est aucun, comme ce mensonge ne vous est inspiré
que par l'esprit de division, prenez garde que vous ne soyez vous-même
l'un de ces malheureux. Si vous protestez contre ces pécheurs, non point
par la séparation corporelle, mais par la différence de votre conduite,
vous contentant de gémir à la vue de ces malheureux qui entourent vos
autels, sera-ce  aller trop loin que de dire que, malgré l'onction sainte
qu'ils ont reçue, ils ne posséderont pas le royaume de Dieu, comme
l'atteste formellement la parole de l'Apôtre; et en les condamnant à la
réprobation éternelle, est-ce que nous faisons une injure sacrilège à la
barbe d'Aaron et aux franges de son vêtement? Non, sans doute. Par
conséquent, s'il s'agit du sacrement visible qui peut se rencontrer dans
les justes et dans les pécheurs, assurant à ceux-là la récompense et à
ceux-ci le châtiment, ayez soin d'établir une distinction essentielle entre
ce sacrement et l'onction invisible de la charité, qui est le caractère
28
propre des justes. Séparez, je vous prie, séparez ces deux choses; que
Dieu vous sépare de la secte de Donat et vous rappelle à l'Eglise
catholique, à laquelle ils vous ont arraché quand vous n'étiez encore que
catéchumène, et parce qu'ils ont su faire briller à vos yeux le poison des
honneurs. La rosée d'Hermon est descendue sur la montagne de Sion;
mais comment pourriez-vous la recevoir, puisque vous n'êtes pas sur la
montagne de Sion puisque vous n'appartenez pas à la cité fondée sur la
montagne et portant un signe qui ne saurait être caché? Voilà pourquoi
elle est connue dans toutes les nations ; quant à la secte de Donat, elle
est inconnue d'un grand nombre de peuples, et dès lors elle ne saurait
être l'Eglise véritable.
En. in Ps. 132
1. Notre psaume est court, mais célèbre et fort connu. « Qu’il
est bon, qu’il est agréable pour des frères d’habiter ensemble»
(Ps 132,1). Il y a tant de douceur dans ce verset qu’on le chante
quand même on ne connaîtrait point le Psautier. Il est doux
comme est douce la charité qui réunit les frères dans une même
demeure. Qu’il soit bon, qu’il soit agréable pour des frères
d’habiter ensemble, c’est là ce qui n’a besoin ni d’explication ni
de commentaire. Mais dans a suite il faut frapper, afin que la
porte s’ouvre. Néanmoins, afin que ce premier verset nous
donne le sens de tout le psaume, considérons si ce n’est point de
tous les chrétiens qu’il est dit : « Combien il est bon, combien il
est agréable pour des frères d’habiter ensemble », ou s’il n’y en
a pas quelques-uns des plus parfaits qui demeurent ensemble, et
sur qui tomberait cette bénédiction qui ne serait point dès lors
pour tous, mais pour quelques-uns seulement, d’où elle se
répandrait sur les autres.
2. Cette parole du psaume, ce chant suave, cette ravissante
mélodie que l’on trouve dans le cantique même et dans le sens a
enfanté les monastères. Tel est le chant qui a excité les frères à
demeurer ensemble; ce verset a été pour eux une trompette
éclatante: elle a retenti dans l’univers entier, et ceux qui étaient
divisés se sont réunis. Ce cri de Dieu, ce cri du Saint-Esprit, ce
cri prophétique n’était pas entendu dans la Judée, et toutes les
contrées de la terre l’ont entendu. Ceux qui l’entendaient
29
chanter demeuraient sourds à cette parole du psaume, et il s’est
trouvé que ceux-là ont prêté l’oreille dont il est dit : « Voilà
qu’ils le verront, ceux qui n’ont pas entendu parler de lui, et
ceux qui une l’ont pas entendu comprendront 1 » (Is
52,15). Toutefois, mes bien-aimés, à bien considérer, c’est dans
la muraille de la circoncision que cette bénédiction a pris sa
source. Tous les Juifs, en effet, ont-ils péri? Et d’où viennent les
Apôtres, fils des Prophètes, fils de ceux que l’on a secoués? (Ps
126,4) expression que vous comprenez. D’où viennent encore
ces cinq cents disciples, qui virent le Seigneur après sa
résurrection , et que mentionne saint Paul? (1 Co 15,6) D’où
encore ces cent vingt qui étaient réunis dans un même lieu,
après la résurrection et l’ascension du Seigneur, et sur lesquels
descendit en ce lieu le Saint-Esprit, le jour de la Pentecôte,
envoyé selon la promesse du Sauveur? Tous venaient du peuple
juif, et ont les premiers habité ensemble ; ils vendaient leurs
biens, et en apportaient le prix aux pieds des Apôtres, comme
nous lisons dans les Actes des Apôtres; « et on le distribuait à
ceux qui avaient besoin, et nul ne revendiquait rien en propre,
mais toutes choses leur étaient communes ». Que signifie
« ensemble », ou « en un », in unum? L’Ecriture nous répond :
« Ils n’avaient qu’une même âme, et un même coeur en Dieu»
(Ac 1, 2, 4). Voilà ceux qui ont compris les premiers : « Combien
il est bon, combien il est agréable pour des frères d’habiter dans
l’unité» (Ps 133,2), Ils sont les premiers pour l’avoir entendu,
mais ne sont point les seuls, car cet amour, cette union des
frères ne s’est point arrêté en eux. Cette allégresse de la charité,
ce voeu que l’on fait à Dieu, ont passé à ceux qui les suivaient.
Il y a là, en effet, un voeu fait à Dieu, et il est dit « Promettez à
votre Dieu, et tenez à votre promesse ». Toutefois, il est mieux
de ne faire aucun voeu, que d’en faire un sans le tenir (Qo 5,4).
Mais notre âme doit être fervente à faire des voeux et à les
acquitter, de peur qu’en se croyant trop faible pour les acquitter,
elle ne soit tiède à les faire. Mais jamais elle ne s’acquittera si
elle compte le faire par elle-même.
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3. C’est d’un mot de notre psaume qu’est venu le nom de
moines, et je vous en fais la remarque afin qu’on ne prenne pas
un tel nom pour une injure aux catholiques. Quand vous
reprochez aux hérétiques les désordres des Circoncellions, afin
qu’ils en rougissent pour leur salut, ils vous objectent les
moines. Voyez d’abord s’il est possible de les comparer; vous
seriez embarrassés d’exprimer votre pensée. Mais vous n’avez
besoin que d’inviter chacun à regarder les uns et les autres; oui,
qu’on regarde seulement et qu’on compare. Qu’avez-vous
besoin de parler? Que l’on compare des ivrognes avec des
hommes sobres, des hommes sans frein avec des hommes
mesurés, des furieux avec des hommes simples, des vagabonds
avec des hommes qui vivent enfermés ensemble. Mais, nous
disent-ils, que signifie ce nom de moines? Avec combien plus
de raison leur dirons-nous : Que signifie le nom de Circellions?
Mais, disent-ils, Circellions n’est point leur nom. Peut-être les
appelons-nous d’un nom qui est altéré. Vous dirons-nous leur
nom tout entier? On les nomme peut-être Circoncellions, et non
Circellions. Si tel est leur nom, qu’ils nous en donnent le sens.
Car on les nomme Circoncellions parce qu’ils errent en
vagabonds autour des cellules. Ils vont çà et là, sans avoir de
demeures fixes; ils font ce que vous savez, ce que les
hérétiques, bon gré, mal gré, ne peuvent ignorer.
4. Toutefois, mes bien-aimés, il y a aussi de faux moines et
nous en connaissons ; mais la sainte fraternité n’a point péri,
parce que des hommes se donnent pour ce qu’ils ne sont point.
Il y a de faux moines, comme il y a de faux clercs et de faux
fidèles. Tous les états de vie, mes frères, les trois dont je vous ai
quelquefois parlé, et même souvent, si je ne me trompe,
renferment des bons et des méchants. C’est de ces trois genres
de vie qu’il est dit « Deux hommes seront dans les champs, l’un
sera pris, l’autre sera laissé (Mt 24,40); «deux seront dans un lit,
l’un sera pris, l’autre laissé; deux femmes à la meule, l’une sera
prise, l’autre laissée» (Lc 17,34-35). Ceux-là sont dans un champ,
qui gouvernent l’Eglise. De là ce mot de l’Apôtre, et voyez s’il
31
n’était pas dans un champ : « J’ai planté, Apollo a arrosé , mais
Dieu a donné la croissance» ( 1 Co 3,6). Par ceux qui sont dans un
lit, l’Evangile entend ceux qui aiment le repos, car le symbole
du repos c’est un lit; ceux qui ne se mêlent point à la foule ni au
tumulte du monde, qui servent Dieu dans la tranquillité : et
pourtant l’un sera pris et l’autre sera laissé. Il y a des bons
comme il y a là des méchants. Ne vous étonnez pas que l’on
trouve là des réprouvés, il y en a quelquefois de cachés qu’on
ne découvrira qu’à la fin. Deux sont à la meule, et il désigne ici
des femmes, parce qu’il a voulu indiquer les gens du monde.
Pourquoi à la meule ? Parce qu’ils sont dans le monde comme
dans un moulin. Le monde, en effet, tourne comme une meule;
malheur à ceux qu’elle brise. Les bons d’entre les fidèles y sont
de telle sorte, que l’un périt et l’autre se sauve. Il en est qui
imitent le monde par amour pour le monde, et deviennent
trompeurs et dissimulés. D’autres y sont, comme le dit
l’Apôtre : « Usant du monde comme s’ils n’en usaient pas, car
la figure du monde passe, et je veux que vous soyez sans
inquiétude 4 » (1 Co 7,31-32). Tu entends celle qui sera prise à la
meule. Il est constant que les riches sont exposés à un plus
grand nombre de péchés. Engagés dans plus d’affaires,
administrant de plus grands biens, ayant de plus hauts emplois,
il est difficile pour eux de ne point commettre plus de fautes; et
c’est d’eux qu’il est dit « Qu’un chameau passera plus
facilement dans le trou d’une aiguille qu’un riche n’entrera dans
le royaume des cieux» (Mt 29,24). Et comme les Apôtres
s’affligeaient au sujet de ceux dont ils désespéraient, le
Seigneur leur dit pour les consoler : « Ce qui est impossible à
l’homme est facile à Dieu» ( Matth. XXX, 26). Comment Dieu nous
rend-il cela facile? Ecoute l’Apôtre, et ne néglige pas ses
préceptes: « Ordonnez aux riches du siècle », dit-il, « de n’être
point orgueilleux» (I Tim. VI, 17). Car on trouve souvent un
pauvre qui est orgueilleux, un riche qui est humble, un chrétien
qui considère avec raison que toutes les choses d’ici-bas passent
et s’écoulent, qu’il n’a rien apporté en ce monde, qu’il n’en
32
saurait rien emporter; qui médite sur le riche de l’Evangile,
brûlant dans les flammes de l’enfer, et demandant qu’une goutte
d’eau tombât du doigt de celui qui désirait autrefois les miettes
qui tombaient de sa table (Luc, XVI, 24). Ceux qui méditent ces
vérités suivent l’avis de l’Apôtre : « De ne mettre point leur
espérance dans les richesses qui u sont incertaines, mais dans le
Dieu vivant qui nous donne avec abondance ce qui est
nécessaire à la vie. Qu’ils soient riches en bonnes oeuvres,
qu’ils donnent facilement, et s’amassent ainsi un trésor ». Et
quel bien leur en reviendra-t-il? « Qu’ils s’amassent un trésor et
un bon fondement pour l’avenir, afin d’embrasser la vie
véritable» (I Tim XV, 19). Voilà celle qui sera prise à la meule.
Mais tout homme qui sera semblable à ce riche qui était revêtu
de pourpre et de du lin, qui faisait chaque jour bonne chère et
qui méprisait le pauvre couché à sa porte, celui-là sera laissé.
Car l’une sera prise à la meule et l’autre sera laissée.
5. Ezéchiel, à son tour, parle de trois personnes qui désignent
bien ces trois catégories : « Quand le Seigneur jettera son glaive
sur la terre, dût-on trouver parmi eux Noé, Daniel et Job, ils ne
délivreront pas leurs fils et leurs filles, mais ils seront seuls
sauvés» (Ezéch. XIV, 13-16). Ces justes étaient déjà délivrés, mais
ces trois noms étaient trois types. Noé désigne ceux qui
gouvernent l’Eglise, parce qu’il gouverna l’arche au temps du
déluge (Gen. VII, 14). Daniel choisit la vie paisible, et servit Dieu
dans le célibat, c’est-à-dire sans rechercher le mariage. C’était
un homme saint, dont la vie s’écoulait en de saints désirs ( Dan. X,
11), qui passa par beaucoup d’épreuves, et qui fut trouvé comme
l’or le plus pur. Quel n’était pas son calme, puisqu’il fut trouvé
tranquille au milieu des lions? Dès lors, le nom de Daniel, qui
fut appelé un homme de désirs (Dan X, 11), mais des chastes et
saints désirs, indique les serviteurs de Dieu dont il est dit:
«Combien il est bon, combien il est agréable, pour des frères,
d’habiter ensemble ». Job désigne cette femme qui sera prise à
la meule. Il avait une épouse, il avait des enfants, il avait de
grandes richesses (Job, I, 23), et tels étaient ses grands biens en
33
cette vie, que le diable lui reprochait de ne point servir Dieu
gratuitement, mais pour les biens qu’il avait reçus de lui. Tel fut
le reproche de l’ennemi à ce saint homme, et dans ses épreuves
Job montra qu’il servait Dieu gratuitement, non pour ce qu’il
avait reçu, mais bien pour celui qui avait donné. Quand une
ruine soudaine, une triste épreuve lui eut tout enlevé, enlevé son
héritage, enlevé ses héritiers, pour ne lui laisser que sa femme,
encore n’était-ce point pour consolation, mais pour le comble
de l’épreuve, il dit ces paroles que vous connaissez : « Le
Seigneur a donné, le Seigneur a ôté; il est arrivé ce qu’il a plu
au Seigneur, que le nom du Seigneur soit béni » (Jb 1,21). Alors
s’accomplit en lui ce que nous chantons, si tant est que nous le
chantions par nos mœurs : «Je bénirai le Seigneur en tout temps
sa louange sera toujours en ma bouche ». Ces trois hommes
sont donc trois types humains, que nous avons retrouvés dans
les trois états de l’Evangile.
6. Que nous disent maintenant ceux qui nous reprochent avec
insolence le nom de moines? Ils diront peut-être: Nous
n’appelons point les nôtres Circoncellions; c’est vous autres qui
leur donnez ce nom par mépris, car nous ne les appelons pas
ainsi. Qu’ils nous disent alors comment ils les nomment, et
vous entendrez. Ils les appellent Agonistiques. C’est là un beau
nom, il faut l’avouer, si la réalité y répondait. Mais que votre
charité voie avec nous; que ceux qui nous disent : Montrez-nous
où est écrit ce nom de moines, veuillent bien nous montrer où
est écrit celui d’Agonistiques. Nous les appelons ainsi, disent-
ils, à cause de leurs combats. Car ils combattent, et saint Paul
dit de lui-même « qu’il a bien combattu 4 » (II Tim. IV, 7). Il en est
qui combattent contre le démon, et qui remportent la victoire ;
soldats de Jésus-Christ, ils se nomment
@@@Agonistiques ou combattants. Plût à Dieu qu’ils fussent les
soldats du Christ, et non les soldats du diable, eux dont le
mot, louange de Dieu 1, est plus à craindre que le rugissement
du lion, ils osent bien nous reprocher que nos frères saluent les
hommes qu’ils rencontrent par cette parole : Grâces à Dieu 2.
34
Que signifie, nous disent-ils : Grâces à Dieu? Es-tu donc sourd
au point de ne pas comprendre ce que signifie : Grâces à Dieu?
Parler ainsi, c’est remercier Dieu. Or, vois si un frère ne doit
pas rendre grâce à Dieu quand il rencontre un frère. Quand ceux
qui demeurent en Jésus-Christ se voient mutuellement, n’y a-t-il
pas lieu de se féliciter? Et pourtant vous riez de notre grâce à
Dieu, tandis que les hommes pleurent votre louange à Dieu.
Mais puisque vous nous avez expliqué votre nom
d’Agonistiques, puissent-ils justifier cette appellation, puissent-
ils être combattants, nous y applaudissons. Que Dieu leur donne
de combattre le diable, et non le Christ dont ils persécutent
l’Eglise. Puisque vous les appelez Agonistiques ou combattants,
et que vous trouvez une raison de ce nom dans le mot dc saint
Paul: « J’ai combattu un bon combat 3 »; pourquoi ne pourrions-
nous pas nous servir du nom de moines, quand le psaume nous
dit : « Combien il est bon, combien il est agréable pour des
frères d’habiter ensemble » ou en un. Or, monos signifie un, et
non pas un indifféremment : en effet, un se trouve dans une
foule, mais une foule composée de plusieurs ne saurait se dire
un, monos, c’est-à-dire seul : car monos signifie un seul. Donc
ceux qui vivent en commun, de manière à ne former qu’un seul
homme, et à réaliser en eux cette parole de l’Ecriture, « un
coeur et une âme 4 », peuvent être plusieurs corporellement,
mais non plusieurs âmes ; plusieurs corps, mais non plusieurs
coeurs. Voilà bien monos, c’est-à-dire un seul. De là ce seul
malade qui était guéri à la piscine. Qu’ils nous répondent ceux
qui nous rejettent le nom de moines comme une insulte; qu’ils
nous disent pourquoi cet homme paralytique depuis trente- huit
années répondit au Seigneur: « Aussitôt que l’eau est troublée,
je n’ai personne pour m’y jeter, et un autre descend avant
moi 5 ». Un malade était descendu, un autre n’y descendait plus:
 
1. Salut des Circoncellions — 2. Salut des Moines. — 3. II Tim. IV, 7. — 4. Act. IV,
32.— 5. Jean, V, 5, 7.
 
116
35
 

un seul était guéri, et nous figurait l’unité de l’Eglise. Il est vrai


qu’ils ont raison d’insulter à l’unité, ceux qui se sont séparés de
l’unité. C’est justement que le nom de moines leur déplaît, eux
qui ne veulent pas demeurer dans l’unité avec leurs frères, qui
ont abandonné le Christ afin de suivre Donat. Votre charité
vient d’entendre la recommandation de l’unité d’un seul ;
réjouissons-nous donc avec le Psalmiste et voyons ce qui suit.
Le psaume est court, nous pouvons avec la grâce de Dieu le
parcourir rapidement. Ce que nous avons dit déjà, nous éclairera
sans doute pour la suite, bien qu’on y trouve des obscurités.

7. « Voilà combien il est bon, combien il est agréable pour des


frères d’habiter ensemble ». Dire voilà, c’est montrer. Pour
nous, mes frères, nous le voyons et nous en bénissons le
Seigneur ; nous le prions de pouvoir dire à notre tour: Voilà.
Mais à quoi va-t-il comparer ces frères? Que le Prophète nous le
dise : « Comme un parfum répandu sur la tête d’Aaron, qui
descend le long de sa barbe, et jusque sur le bord de son
vêtement 1 ». Qu’était-ce que Aaron ? Le grand prêtre. Quel est
le véritable prêtre, sinon celui qui est entré seul dans le Saint
des saints ? Quel est ce prêtre, sinon celui qui a été victime et
prêtre ? sinon celui qui, ne trouvant dans le monde rien que
d’immonde à offrir à Dieu, s’offrit lui-même? Sur sa tête est le
parfum, parce que le Christ tout entier comprend l’Eglise. Mais
c’est de la tête que descend le parfum. Notre tête, c’est le Christ
crucifié et enseveli, et qui est ressuscité pour monter au ciel.
Telle est la tête qui a envoyé l’Esprit-Saint ; où? Sur sa barbe.
Car la barbe est le symbole de la force, elle est le propre d’une
jeunesse vigoureuse, alerte et robuste. De là vient qu’en parlant
de ces sortes d’hommes, nous disons : c’est un barbu. Ce fut
donc sur les Apôtres que ce parfum descendit tout d’abord; il
descendit sut ceux qui soutinrent les premiers chocs du monde
ce fut sur eux que descendit l’Esprit-Saint. Et eux aussi qui
36
avaient commencé à demeurer ensemble, in unum, souffrirent
persécution ; mais comme le parfum était descendu sur la barbe,
ils la souffrirent sans être vaincus. Déjà la tête avait précédé, et
avait fait couler le parfum, et après un si grand exemple, qui
 
1. Ps. CXXXIX, 2.
 
eût pu vaincre la barbe qui en était pénétrée?

8. C’est dans cette barbe qu’était le bienheureux Etienne. Et


n’être pas vaincu, cela consiste à ne pas laisser vaincre notre
charité par nos ennemis. Ceux qui ont persécuté les saints ont
cru avoir vaincu; les premiers frappaient, les seconds étaient
frappés ; les premiers égorgeaient, les seconds étaient égorgés.
Qui n’aurait cru que les uns étaient vainqueurs, les autres
vaincus? Mais parce que la charité n’a pas été vaincue, voilà
que le parfum est descendu sut sa barbe. Ecoutez Etienne. La
charité fut violente en lui ; il était violent pour eux quand ils
l’écoutaient, et il pria pour eux quand ils le lapidaient. Quel
était son langage quand ils l’écoutaient? « Têtes dures, hommes
incirconcis du coeur et des oreilles, vous avez toujours résisté à
l’Esprit-Saint 1 ». Voilà la barbe. Est-il flatteur? Est-il timide ?
En entendant ces reproches qui les flétrissaient (car
l’emportement d’Etienne n’était que l’emportement des paroles,
mais son coeur était plein de charité pour eux, et en lui la
charité ne fut pas vaincue) ; ceux-ci donc n’eurent que de la
haine contre ses paroles , ils étaient ténèbres et fuyaient la
lumière, elles voilà qui prennent des pierres pour lapider
Etienne. Les paroles d’Etienne les avaient frappés comme des
pierres, et leurs pierres frappèrent Etienne Est-ce pendant qu’on
le lapidait, ou pendant qu’on l’écoutait que notre Saint avait
plus raison de s’emporter? Toutefois il était doux quand on le
lapidait, emporté quand on l’écoulait. Pourquoi ce transport
quand on l’écoulait? Parce qu’il voulait changer ses auditeurs.
Mais les pierres qui tombaient sur lui ne purent vaincre sa

37
charité : parce que le parfum divin était descendu de la tête sur
la barbe, et la tête lui avait dit : « Aimez vos ennemis, priez
pour ceux qui vous persécutent 2». Il avait ouï de cette tête
clouée à la croix cette parole: « Mon Père, pardonnez-leur,
parce qu’ils ne savent ce qu’ils font 3 ». C’est ainsi que de la
tête le parfum était descendu sur la barbe, et quand on lapidait
ce fervent disciple, il mit le genou en terre en s’écriant : «
Seigneur, ne leur imputez pas ce péché 4».
9. Ces saints étaient commue la barbe. Car beaucoup étaient
courageux et enduraient de
 
1. Act. VI, 51. —  2. Matth. V, 41. — 3. Luc, XXIII, 34. — 4. Act. VII, 59.
 
117
 

grandes persécutions. Mais si de la barbe ce parfum n’était


descendu plus bas encore, nous n’aurions point aujourd’hui de
monastères, Nous en avons, parce qu’il est descendu sur le bord
du vêtement : car c’est ainsi que dit le psaume : « Qui est
descendu sur le bord de son vêtement ». Voilà que l’Eglise a
suivi, et du vêtement du Seigneur a fait éclore des monastères.
Car le vêtement sacerdotal est le symbole de l’Eglise. Telle est
la robe dont l’Apôtre a dit que le Christ a voulu « faire paraître
devant lui une Eglise pleine de gloire, sans tache et sans ride 1».
Elle est purifiée, afin de n’avoir aucune tache; elle est étendue,
afin de n’avoir aucune ride. Où donc ce divin foulon l’a-t-il
étendue, sinon sur la croix? Nous voyons chaque jour les
foulons qui mettent les manteaux en croix, en quelque sorte,
afin qu’étendus sur des croix, ils n’aient aucune ride, Qu’est-ce
donc que le bord du vêtement ? Oui mes frères, que faut-il
comprendre par les bords du vêtement? Le bord, c’est la fin du
vêtement. Or, que faut-il comprendre par cette fin ? Que
l’Eglise, à la fin des temps, aura des frères qui habiteront
ensemble ou en un? Ou bien ce bord ne désignerait-il pas la

38
perfection, car c’est le bord qui achève le vêtement , et alors
ceux-là seraient parfaits parce qu’ils sauraient habiter en un?
Mais ceux-là sont parfaits qui accomplissent la loi. Or,
comment la loi du Christ est-elle accomplie en ces frères qui
demeurent ensemble ? Ecoute l’Apôtre : « Portez mutuellement
vos fardeaux, et ainsi vous accomplirez la loi du Christ 2 ». Tel
est le bord du vêtement. Toutefois, mes frères, comment
pouvons-nous comprendre que tel est le bord du vêtement, dont
parle notre psaume, et où descend le parfum ? Je ne crois pas
qu’il soit ici question des bords qui forment les côtés du
vêtement. Il y a des bords en effet sur les côtés. Mais de la
barbe, le par. fum a pu descendre sur le bord qui est près de la
tête, et où s’ouvre le passage de la tête. C’est l’état de ceux qui
demeurent ensemble: en sorte que de même que c’est par ces
bords que passe la tête de l’homme qui veut se vêtit, de même
le Christ qui est notre tête, entre chez nous par la concorde
fraternelle, afin que nous nous revêtions de lui, et que son
Eglise lui demeure unie.
 
1. Ephés. V, 27. — 2. Gal. VI, 2.
 

10. Que dit encore le Prophète? « Comme la rosée d’Hermon


qui descend sur les montagnes de Sion 1 ». Dans ces paroles,
mes frères, le Prophète veut nous marquer que la grâce de Dieu
est parmi les frères qui demeurent en un : que ce n’est point un
effet de leurs forces, ni de leurs mérites, mais que c’est par un
don de Dieu, une de ses grâces, comme la rosée qui nous vient
du ciel. Car ce n’est point la terre qui peut se la donner, et tout
ce qu’elle produit sécherait bientôt, si la pluie ne venait d’en
haut. Il est dit quelque part dans un psaume: « Vous ménagez, ô
Dieu, une pluie volontaire à votre héritage 2». Pourquoi dire
volontaire? C’est qu’elle n’est point due à nos mérites, et
qu’elle nous vient de sa bienveillance. Quel bien avons-nous pu
mériter, nous qui sommes pécheurs? Quel bien avons-nous pu

39
mériter, au milieu de nos iniquités? Adam vient d’Adam, et sur
cet Adam beaucoup de péchés. Qu’un homme vienne au monde,
c’est Adam qui vient au monde, un damné qui vient d’un
damné, et qui surcharge Adam par les péchés de sa vie. Or, quel
bien a mérité Adam ? Et toutefois Dieu dans sa miséricorde a
aimé, 1’Epoux a aimé cette épouse, qui n’était point belle, mais
qu’il voulait embellir. C’est donc la grâce de Dieu que le
Prophète appelle la rosée d’Hermon,

11. Mais vous devez savoir ce qu’est Hermon. C’est une


montagne assez éloignée de Jérusalem ou de Sion. Dès lors il y
a de quoi nous surprendre dans cette parole du Prophète: « 
Comme la rosée d’Hermon qui descend sur les montagnes de
Sion », puisque la montagne d’Hermon est éloignée de
Jérusalem, et qu’elle est, dit-on, au-delà du Jourdain. Cherchons
donc un sens dans la signification d’Hermon. C’est un nom
hébreu, dont le sens nous est donné par ceux qui savent cette
langue. Or, Hermon signifie lumière élevée. Du Christ nous
vient la rosée, puisque nul autre que le Christ n’est une lumière
élevée. Comment dès lors est-il- une lumière élevée ? D’abord
sur la croix, ensuite dans le ciel. Il a été élevé sur la croix quand
il s’est humilié; mais son humiliation n’a pu être que relevée.
Ce qu’il y avait de l’homme diminuait de plus en plus, comme
il est arrivé à Jean; mais ce qui était de Dieu devait croître eu
Jésus-Christ Notre-Seigneur : c’est encore
 
1. Ps. CXXXII, 3. — 2. Id. LXVII, 10.
 
118
 

ce qui est marqué par leur naissance. Car selon la tradition de


l’Eglise, Jean est né le huit des kalendes de juillet, quand les
jours commencent à diminuer, et Notre-Seigneur, le huit des
kalendes de janvier, quand les jours commencent à croître.

40
Ecoute Jean qui nous dit : « Quant à lui, il doit croître, et moi
diminuer 1 ». Or, voilà ce que marque leur genre de mort. Le
Seigneur fut élevé en croix, et Jean diminué de la tête. Le Christ
est donc une lumière élevée; et de là vient la rosée d’Hermon.
Mais vous qui voulez habiter ensemble, soupirez après cette
rosée, soyez-en trempés. Sans cela vous ne pourrez posséder ce
dont vous faites profession, comme vous ne pourrez avoir le
courage de le professer, si le Christ ne vous fait entendre son
tonnerre dans votre coeur. Vous ne pourrez persévérer, s’il
cesse de rassasier vos âmes, parce que cet aliment sacré descend
sur les montagnes de Sion.

12. Déjà, nous le savons, « les montagnes de Sion » sont


grandes en Sion. Qu’est-ce que Sion ? L’Eglise. Et quelles sont
les montagnes dans l’Eglise? Les grands. Ceux qui sont les
montagnes sont aussi désignés par la barbe, et par le bord du
vêtement. Car la barbe n’a d’autre sens que la perfection. Il n’y
a donc pour habiter ensemble que ceux qui ont la charité
parfaite. Car ceux qui n’ont point la charité parfaite en Jésus-
Christ, lors même qu’ils demeurent ensemble deviennent
odieux, imposteurs, troublent les autres par leur turbulence, et
cherchent à les critiquer; de même que dans un attelage, un
cheval fougueux non-seulement ne tire point, mais par ses
ruades brise tout l’attelage. Mais quiconque a reçu cette rosée
d’Hermon, qui descend sur les montagnes de Sion, il est
tranquille, calme, humble, tolérant, et la prière coule sur ses
lèvres au lieu du murmure. Dans un endroit dc l’Ecriture on lit
cette belle description des murmurateurs : « Le coeur u de
l’insensé est comme la roue d’un chariot 2 ». Pourquoi comparer
au chariot le coeur de l’insensé? Il porte du foin et crie. Car la
roue d’un char ne peut qu’elle ne crie. Ainsi en est-il de
beaucoup de frères; ils demeurent ensemble, mais de corps
seulement. Quels sont donc ceux qui habitent véritable-
 
1. Jean, III, 30. —  2. Eccl. XXXIII, 5.

41
 

ment ensemble? Ceux dont il est dit : « Ils n’avaient tous qu’un
même coeur et une même âme en Dieu : nul ne considérait
comme à lui lien de ce qu’il possédait, mais tous leurs biens
étaient en commun 1». Les voilà donc désignés et caractérisés
ceux qui sont figurés par la barbe, figurés par le bord du
vêtement, et qui sont au nombre des montagnes de Sion. S’il y a
parmi eux des murmurateurs, qu’ils se souviennent de cette
parole du Seigneur : « L’un sera pris, l’autre laissé 2 ».

13. « Car c’est là que le Seigneur veut qu’on le bénisse 3 ». Où


veut-il qu’on le bénisse ? Parmi les frères qui demeurent en un.
C’est là qu’il veut être béni, là que bénissent ceux qui
demeurent ensemble dans la concorde. Car on ne saurait le
bénir dans la division: et c’est en vain que tu diras que ta langue
bénit le Seigneur , si ton coeur est muet; car alors la bouche
bénit et le coeur maudit. « Ils bénissaient de la bouche et
maudissaient dans le coeur 4 ». Est-ce moi qui tiens ce langage ?
Le Prophète a voulu désigner quelqu’un par ces paroles. C’est
bénir Dieu que prier, et en continuant ta prière, tu maudis ton
ennemi. Est-ce là ce que tu as appris du Seigneur, qui dit «
Aimez vos ennemis 5? » Si tu pratiques ce commandement, si tu
pries pour ton ennemi, c’est « là que le Seigneur a commandé
qu’on « le bénisse » ; c’est là que tu auras « la vie dans le
siècle », c’est-à-dire dans l’éternité. Chez beaucoup l’amour de
cette vie leur fit maudire leurs ennemis: et pourquoi, sinon à
cause de cette vie et de certains avantages mondains? Où donc
ton ennemi t’a-t-il fait souffrir pour te forcer à le maudire de la
sorte? Est-ce sur la terre que tu as souffert? Abandonne la terre
et monte au ciel. Mais, diras-tu, comment puis-je habiter le ciel,
moi qui suis revêtu de chair, absorbé par la chair? Elève ton
coeur, où ton corps doit aller ensuite. Ne ferme pas l’oreille
quand on dit: Les coeurs en haut. Oui, que ton coeur soit en

42
haut, et nul ne l’y fera souffrir. C’est ce que nous voyons très-
bien dans le psaume suivant.
 
1. Act. IV, 32. — 2. Matth XXIV, 40. — 3. Ps. CXXXII, 3. — 4. Id. LXI, 5 — 5.
Matth V, 44.

En. in Ps. 4, 10
S. 272
S. 71, 35
Epist. 243, 4
S. 138, 7
Epist. 185, 36
En. in Ps. 103, 1, 4
Epist. 211, 2
C. Faust. 5, 9
De opere monach. 32 (Phil 2, 21)
En. in Ps. 99, 10-11
De civ. Dei 15, 3
De bono conj. 18, 2
S. 88, 18
De civ. Dei 19, 17
Epist. 238, 13.16
Tr. in Io. Ev. 14, 9
Tr. in Io. Ev. 18, 4
Tr. in Io. Ev. 39, 4-5
De symbolo sermo ad cat. II, 4
Epist. 170, 5

II. Mise en commun des biens


De opere monachorum 25, 32.33
De opere monachorum 21, 25

III. Orgueil, richesses, pauvreté, humilité


S., 86, 1
S., 36, 3.5
Tr. in Io. Ev., 18, 10
En. in Ps. 48, 3
Tr. in Io. Epist., 8, 9
S., 123, 1

43
Chapitre II
Texte
II.1. Soyez assidus aux prières, aux heures et aux temps fixés.
2. Puisque l’oratoire est par définition un lieu de prière, qu’on n’y
fasse pas autre chose. Si l’un ou l’autre, en dehors des heures fixées,
veut profiter de son loisir pour y prier, qu’il n’en soit pas empêché par
ce qu’on y prétendrait faire.
3. Quand vous priez Dieu avec des psaumes et des hymnes, portez
dans votre cœur ce que profèrent vos lèvres.
4. Ne chantez que ce qui est prescrit ; ce qui n’est pas indiqué pour
être chanté ne doit pas être chanté.

Idée générale
Dans le deuxième chapitre, Augustin aborde la question des prières
communes.

Citations bibliques
Dans le premier paragraphe, nous trouvons une citation de Rm 12, 12,
mais légèrement modifiée : l’assiduité à la prière est devenu l’assiduité
« aux » prières : le pluriel montre que la Règle se situe à un niveau
pratique.
Au troisième paragraphe, Augustin cite Ep 5, 19. Il faut noter
particulièrement l’usage des psaumes.

Plan du chapitre
Le plan du chapitre est simple à déterminer. Après avoir parlé des
prières en général dans le premier paragraphe, Augustin traite de
l’oratoire dans le deuxième.
Dans le troisième paragraphe, il indique quelles sont les prières
utilisées. C’est le paragraphe le plus important du chapitre, car il se
penche sur l’intériorité, élément essentiel dans la spiritualité
augustinienne.

44
Le quatrième paragraphe donne des conseils pour des problèmes
concrets qui nous échappent en grande partie, car Augustin n’en fait
mention dans aucune de ses œuvres.

Ecrits de saint Augustin qui apporte un éclairage sur le chapitre


étudié

La lettre à Proba, (lettre 130, 18) peut nous éclairer sur les temps et les
moments à consacrer à la prière.
Saint Augustin a commentés tous les psaumes : c’est donc à ses homélies
sur les psaumes qu’il faut se référer pour comprendre la façon doit on doit
les chanter.
Pour l’intériorité, il est utile de lire le Tr. in Io. Ev. 23, 6, En. in Ps. 18, s. 2,
1, En. in Ps. 145, 6, En. in Ps. 37, 14, S. 80, 7.

45
Chapitre III
Texte
III.1. Domptez votre chair par le jeûne et l’abstinence dans la
nourriture et la boisson, autant que la santé le permet. Celui qui ne
peut pas jeûner doit à tout le moins ne pas prendre de nourriture en
dehors de l’heure des repas, sauf en cas de maladie.
 
2. A table, jusqu’à la fin du repas, écoutez la lecture d’usage sans bruit
et sans discussions. Que votre bouche ne soit pas seule à prendre
nourriture  ; que vos oreilles aussi aient faim de la parole de Dieu.

3. Affaiblis par leur ancienne manière de vivre, certains peuvent avoir


un régime spécial ; ceux que d’autres habitudes ont rendu plus
robustes ne doivent pas s’en chagriner, ni voir là une injustice. Qu’ils
n’estiment pas ceux-ci plus heureux de recevoir ce qu’eux-mêmes ne
reçoivent pas ; qu’ils se félicitent plutôt d’avoir une santé que les
autres.

4. Si ceux qui sont passés d’une vie plus raffinée au monastère


reçoivent, en fait de nourriture, de vêtements et de couvertures ou
d’autres pièces de literie, un peu plus que les autres, plus vigoureux et
donc plus heureux, ces derniers doivent songer combien les premiers
se sont abaissés de la vie du siècle à celle du monastère, lors même
qu’ils n’arrivent pas à la frugalité des plus robustes. Tous ne doivent
pas réclamer le supplément accordé à quelques-uns non comme
marque d’honneur mais par condescendance. Ce serait vraiment un
lamentable renversement des choses si dans un monastère, où les
riches se font travailleurs, les pauvres devenaient des délicats.

5. Les malades ont besoin de moins pour ne pas être chargés par la
nourriture. Aussi doivent-ils être spécialement traités ensuite pour se
rétablir plus rapidement, fussent-ils originaires de la plus extrême
pauvreté dans le siècle ; leur récente maladie leur laisse les mêmes
besoins qu’aux riches leur genre de vie antérieur. Une fois leurs forces
réparées, qu’ils reviennent à leur plus heureuse façon de vivre, celle
qui convient d’autant mieux à des serviteurs de Dieu qu’ils ont moins
46
de besoins. Revenus à la bonne santé, que la volupté ne les retienne
pas là où la nécessité les avait placés en raison de leur faiblesse. Mieux
vaut en effet avoir besoin de moins que d’avoir plus.

Idée générale
Le troisième chapitre traite des divers problèmes rencontrés par le
réfectoire commun et élargit à d’autres domaines la question des
différences entre les frères qui rendent leurs besoins différents.

Citations bibliques
Le troisième chapitre comporte trois citations bibliques importantes :
Ga 5, 24 ; (§ 1). Mt 4,4 (§ 2) ; 1 Tm 6, 6 (§ 5).

Vocabulaire augustinien
Les mots mis en couleur dans le texte permettent de repérer le
vocabulaire qui doit être pris en compte dans le troisième chapitre :
- Heureux : § 3.4.5.
- Jeûne, abstinence : § 1.
- Santé : § 1.3.5.
- Faibles, malades, maladie : § 1.3.5.
- S’abaisser, travailleurs : § 4.
- Riches, pauvres : § 4. 5.
- Besoins : § 5.

Symétrie du texte
Le chapitre III est englobé dans une grande inclusion délimitée par deux
mots : santé et maladie.
Un mot est répété trois fois : « heureux » : le bonheur est bien l’enjeu
du chapitre. Et dans le dernier paragraphe, « besoins » est utilisé quatre
fois : nous avons là un rappel des fondements posé dans le premier
chapitre : Ac 4, 35.

Plan du chapitre
Le premier paragraphe traite des modalités concrètes concernant la
nourriture : jeûne, abstinence, déjeuner.
Le deuxième paragraphe traite de la lecture.
47
Les troisième et quatrième paragraphes s’arrêtent sur le cas des
anciens riches : faibles au niveau de la santé (§ 3) et délicats, car
habitués au confort (§ 4).
Le cinquième paragraphe prend le cas des malades.

On peut donc dégager deux parties dans le troisième chapitre


consacré au réfectoire:
1. Les principes généraux qui doivent régler l’équilibre des
nourritures — matérielle et spirituelle — : (§ 1.2)
2. Les besoins dus à des causes diverses (§ 3-4).

Ecrits de saint Augustin qui apporte un éclairage sur le


chapitre étudié

Sermons de carême
Les conseils donnés par Augustin à ses fidèles pendant le Carême
éclairent les prescriptions de la Règle :
Pour tous ces sermons, voir : https://www.bibliotheque-
monastique.ch/bibliotheque/bibliotheque/saints/augustin/sermons/index.
htm
S., 205
S., 206
S., 207
S., 208
S., 209
S., 210
S., 211

Autres citations sur le jeûne, la santé, etc.


De doctr. christ., I, 24-25
Conf., X,31, 43-44
S., 255, 3
S., 101, 7
Conf., X, 35, 55

Travail
Augustin est le premier auteur à avoir écrit un traité sur le travail des
moines. Il est donc nécessaire de le connaître pour comprendre les
brèves notations sur ce sujet contenues dans la Règle.
De opere monachorum, 25, 32.33
De opere monachorum, 21, 25
48
49
Chapitre IV

Texte
IV.1. Pas de singularités dans votre habit ; ne cherchez pas à plaire par
vos vêtements, mais par votre manière de vivre.

2. Si vous sortez, marchez ensemble ; à l’arrivée, restez ensemble.

3. Dans votre démarche, votre maintien, tous vos gestes, que rien de ce
que vous faites ne choque quelqu’un ; mais que tout s’accorde avec la
sainteté de votre état.

4. Que vos yeux, même s’ils tombent sur une femme, ne se fixe sur
aucune. En vos allées et venues, il ne vous est pas défendu de voir des
femmes ; ce qui est coupable, c’est de les convoiter, ou de vouloir
provoquer la convoitise chez autrui. La convoitise s’éprouve et se
provoque non seulement par un sentiment secret, mais aussi par le
regard. Ne dites pas : mon cœur est pur, si vos yeux ne le sont pas.
L’œil impur, dénonce un cœur impur. Quand, même sans paroles,
l’échange des regards manifeste l’impureté des cœurs, chacun se
délectant en l’autre selon la concupiscence de la chair, les corps ont
beau demeurer intacts de toute souillure, la chasteté, quant à elle, a fui
loin des mœurs.

5. Celui qui fixe ses yeux sur une femme et se complaît à se savoir
regardé par elle ne doit pas s’imaginer qu’on ne le voit pas lorsqu’il
agit ainsi ; il est parfaitement vu de ceux dont il ne se doute pas. Mais
passerait-il inaperçu et ne serait-il vu de personne, que fait-il de Celui
qui d’en haut lit dans les cœurs, à qui rien ne peut échapper ? Doit-on
croire qu’il ne voit pas, parce que sa patience est aussi grande que sa
perspicacité ? Que l’homme consacré craigne donc de Lui déplaire, et
il ne cherchera pas à plaire coupablement à une femme. Qu’il songe
que Dieu voit tout, et il ne cherchera pas à regarder coupablement une
femme. Car c’est précisément en cela que la crainte de Dieu est

50
recommandée par l’Écriture : L’oeil qui dévisage est en abomination
au Seigneur.

6. Quand donc vous êtes ensemble, à l’Église, et partout ou il y a des


femmes, veillez mutuellement sur votre chasteté ; car Dieu qui habite
en vous, par ce moyen même veillera par vous sur vous.

7. Si vous remarquez chez l’un d’entre vous cette effronterie des yeux
dont je parle, avertissez-le tout de suite, pour empêcher le progrès du
mal et qu’il soit corrigé au plus tôt.

8. Mais si après cet avertissement, ou un autre jour, vous le voyez


recommencer, c’est comme un blessé à guérir qu’il convient de le
dénoncer. Toutefois prévenez d’abord un ou deux autres frères pour
qu’on puisse le confondre par le témoignage de deux ou trois et le
punir ensuite avec la sévérité qui convient.

9. Ne vous taxez pas vous-même de malveillance, à dénoncer ainsi.


Bien au contraire, vous ne seriez pas sans reproches, si vos frères, que
votre dénonciation pourrait corriger, se trouvaient par votre silence
abandonnés à leur perte. Si, par exemple, ton frère voulait cacher une
plaie corporelle par crainte des soins, n’y aurait-il pas cruauté à te
taire, et miséricorde à parler ? Combien plus justement dois-tu le
dénoncer, pour que n’empire pas la plaie de son cœur !

10. Cependant avant de mettre au courant d’autres frères pour le


confondre s’il a nié, c’est d’abord au responsable qu’il faut le
signaler, si malgré l’avertissement déjà reçu il ne s’est pas soucié de
s’amender ; une réprimande plus secrète pourrait éviter en effet qu’il
soit découvert à tous les autres.

11. S’il nie, c’est alors qu’il faut lui opposer d’autres témoins ; ainsi,
devant tous, il ne sera pas seulement convaincu par un seul, mais
confondu par deux ou trois.

12. Une fois confondu, selon la décision du responsable ou du prêtre


auquel en revient le pouvoir, il doit se soumettre à une punition
51
destinée à la rendre meilleur. S’il la refuse, ne voudrait-il pas de lui-
même se retirer, qu’il soit exclu de votre communauté. Ici encore, ce
n’est pas cruauté mais miséricorde, pour éviter une funeste contagion
qui en perdrait un plus grand nombre.

13. Ce que j’ai dit des yeux qui ne doivent pas fixer, doit être de même
soigneusement et fidèlement observé pour toute autre faute à
découvrir, prévenir, dénoncer, confondre et punir, la haine des vices
s’y associant à l’affection pour les personnes.

14. D’autre part, on peut être avancé dans le mal jusqu’à recevoir
clandestinement de quelqu’un lettres ou cadeaux. A celui qui l’avoue
de lui-même on pardonnera, et on priera pour lui ; celui qui sera pris
sur le fait et convaincu sera plus sévèrement puni selon la décision du
prêtre ou du responsable.

Idée générale
Dans le quatrième chapitre de la Règle, Augustin traite des diverses
relations que les frères entretiennent avec l’extérieur : sortie à l’église,
etc.
Un élément retient longuement Augustin : les regards. Y a-t-il moyen
plus rapide et efficace pour nouer une relation ? Les regards nous
renvoient à l’intériorité. Ils sont aussi l’occasion de faire réfléchir les
frères sur le devoir de la correction fraternelle, c’est-à-dire sur l’entraide
que les frères doivent porter à celui qui est malade.

Citations bibliques
Les paragraphes 4 et 5 sont bâtis autour de citations bibliques
concernant la chasteté : Mt 5, 28 (§ 4) ; Mt 15, 19 (§ 4) ; 1 Jn 2, 16 (§
4) ; 1 Co 7, 22 (§ 5) ; Pr 27, 20 (§ 5).
Les paragraphes suivant reprennent Mt 18, 15-17 (§ 7-8).
Augustin ne fait pas une citation littérale de Mt 18, 15-17. Il est donc
important, pour comprendre la règle, de comparer les deux textes, avec
leurs convergences et leurs divergences.

52
Comparaison de Mt 18, 15-17 et de la Règle IV, 7-14

Vocabulaire augustinien
Le vocabulaire tourne autour de verbes qui concernent les relations,
autour du regard et autour de la correction fraternelle.

1. Des verbes qui concernent des relations :

53
Se faire remarquer (§ 1), sortir (§ 2), démarche (§ 3), sortir (§ 4),
recevoir des présents (§ 14).

2. Le vocabulaire autour du regard :

Yeux, l’œil impur (§ 4. 13) ; regard (§ 4) ; fixer ses yeux, se savoir
regardé, l’œil qui dévisage (§ 5) ; effronterie des yeux (§ 7).

3. Le vocabulaire concernant la correction fraternelle, telle qu’elle se


pratiquait dans l’Eglise d’Hippone :

Avertir (§ 7), avertissement (§ 8).


Dénoncer (§ 8 ; 9 [2 fois])
Prévenir (§ 8), signaler (§ 10)
Confondre (§ 8.10. 11. 12)
Punir (§ 8), punition (§ 12)
Corriger (§ 7. 9)
Mettre au courant (§ 10)
Avertissement (§ 10)
Réprimande (§ 10)
Convaincre (§ 11)

Tout ce vocabulaire de la correction fraternelle est récapitulé au


paragraphe 13.

Symétrie du texte
Le mot « yeux » est utilisé au paragraphe et au paragraphe 13. Ce qui
permet de délimiter une large inclusion qui délimite le chapitre.
Le mot « yeux » se retrouve au paragraphe 7 et détermine une « sous-
inclusion » délimitant deux parties : dans la première le vocabulaire du
regard est abondant : œil, regard, yeux ; dans la deuxième, prédomine le
vocabulaire qui a trait à la correction fraternelle.

Plan du chapitre
Les paragraphes 1-3 traitent des relations avec l’extérieur en général.
Les paragraphes 4-6 traitent d’un point particulier concernant le
comportement dans les sorties.

54
Les paragraphes 7-14 s’arrêtent sur la correction des fautes graves dont
l’effronterie des regards est un exemple.
 

On peut donc dégager trois parties dans ce chapitre :


I. Les relations avec l’extérieur en général (§ 1-3).
II. Un point particulier du comportement dans les sorties (§4-6).
III. La correction de toute faute grave, dont l’effronterie du regard (§
7-14).

Ecrits de saint Augustin qui apporte un éclairage sur le


chapitre étudié

I. Les regards
Sermon 56, 12
Sermon 132, 3

II. Chasteté et cœur pur


De continentia 1, 2 ; 2, 3.5

III. Crainte chaste et crainte servile


Tr. in Io. Espist., 9, 6-7

IV. Correction fraternelle


Sermon 82
Lettre 210

55
Chapitre V
Texte
V.1. Laissez vos vêtements en un, ou d’autant qu’il en faudra pour les
secouer et les défendre contre les mites. De même qu’une seule dépense
vous nourrit, qu’un seul vestiaire vous habille.
Si possible, ne vous préoccupez pas des effets que l’on vous procure
selon les exigences des saisons, ni de savoir si vous recevez bien le
vêtement que vous aviez déposé ou au contraire celui qu’un autre avait
porté, — à condition toutefois qu’on ne refuse à aucun ce dont il a
besoin.
Si cette distribution provoque parmi vous contestation et murmures, si
l’on se plaint de recevoir un vêtement moins bon que le précédent, si
l’on s’indigne d’être habillé comme un autre frère l’était auparavant,
jugez vous-mêmes par là de ce qui vous manque en cette tenue sainte
qui est celle de l’intime du coeur, vous qui vous chicanez pour la tenue
du corps. Si toutefois l’on condescend à votre faiblesse en vous rendant
vos anciens habits, rangez cependant toujours en un seul lieu, sous une
garde commune, les effets que vous déposez.

2. Que personne ne travaille pour soi ; mais que tous vos travaux se
fassent pour le bien commun, avec plus d’empressement, de constance
et de zèle que si chacun en particulier s’occupait exclusivement de ses
propres affaires. La charité en effet, comme il est écrit, ne recherche
pas son intérêt  ; cela veut dire qu’elle fait passer ce qui est commun
avant ce qui est propre, et non ce qui est propre avant ce qui est
commun. Plus vous aurez souci du bien commun avant votre bien
particulier, plus vous découvrirez vos progrès. Dans l’usage de toutes
ces choses nécessaires qui passent, que la charité qui demeure
l’emporte sur ce qu’utilise la nécessité qui passera.

3. C’est pourquoi, lorsque tel ou telle envoie à ses enfants ou à de plus


ou moins proches parents vivant au monastère, un vêtement ou tout
autre objet d’usage courant, il ne faut pas le recevoir en cachette, mais
les mettre à la disposition du responsable pour que, intégrés au bien
commun, ils soient attribués à qui en a besoin.

56
4. Au responsable de régler comment les vêtements seront lavés, soit
par vous-mêmes soit par des blanchisseurs. Il ne faut pas qu’un souci
excessif de propreté dans les habits provoque quelques taches
intérieures dans l’âme.

5. Ne pas refuser les bains à celui qui en a besoin en raison de sa


faiblesse corporelle. Qu’on suive sans murmure l’avis du médecin.
Même y répugnerait-on, sur l’ordre du responsable on fera ce qui est
nécessaire pour la santé. Qu’on ne cède pas au caprice de celui qui
réclame un bain, si ce traitement n’est pas opportun. Quand quelque
chose fait plaisir en effet, on s’imagine que cela fait du bien, même si
c’est en réalité nuisible.

6. Un serviteur de Dieu vient-il se plaindre d’une douleur cachée, on le


croira sans hésiter ; mais s’il n’est pas sûr que le remède agréable
souhaité doive guérir cette douleur, mieux vaut consulter le médecin.

7. Pour les bains, comme pour tout déplacement nécessaire, on sera au


moins deux ou trois. Celui qui doit sortir n’a pas à choisir ses
compagnons ; ils seront désignés par le responsable.

8. Le soin des malades, de ceux qui doivent retrouver leur forces après
la maladie et de tous ceux qui, même sans fièvre, sont plus ou moins
affaiblis, sera confié à l’un d’entre vous, qui aura à demander lui-même
à la dépense ce qu’il jugera nécessaire pour eux.

9. Quant à ceux qui sont préposés à la dépense, au vestiaire ou aux


livres, qu’ils servent leurs frères sans murmurer.

10. Pour les livres, une heure, chaque jour, sera fixée pour les demander
; en dehors de cette heure, aucune demande ne sera honorée.

11. Ceux qui s’occupent des vêtements et des chaussures les remettront
sans délai à ceux qui, en ayant besoin, viendront les leur demander.

Idée générale
Augustin parle dans ce chapitre de la vie quotidienne au monastère :
les vêtements et les chaussures, le travail, les cadeaux, les bains, les
malades, les livres. Comment se comporter dans ces diverses nécessités
57
matérielles de la vie au monastère, pour en faire l’expression du coeur
unique ?

Citations bibliques
Ps 132, 1 : § 1
Ac 4, 35, b : § 1. 3. 5. 11
1 Co 12, 31; 13, 5.8-13 : § 2
1 Co 7, 31 : § 2

Ces citations bibliques ont trait à la charité, à l’unité et à la pauvreté.

Vocabulaire augustinien
En un 
Bien commun 
ce qui est propre
chercher son intérêt
charité
ce dont on a besoin
qui en aurait besoin
la nécessité
le responsable

Symétrie du texte
« En un »et « en un seul lieu » délimitent une petite inclusion qui
définit le premier paragraphe.
« Commun » sert de mot crochet entre le paragraphe 1 et le
paragraphe 2 et sert aussi à délimiter une inclusion qui englobe les
paragraphes 2 et 3. Ce mot est d’ailleurs plusieurs fois répété dans cette
partie, mis en opposition avec propre, particulier.
Le mot « responsable » sert de mot crochet entre les paragraphes 3 et
4. Il se retrouve aux paragraphes 5 et 7.
Le mot « besoin » rattache le paragraphe 3 au paragraphe 5 et
détermine une inclusion entre le paragraphe 5 et le paragraphe 11, à
l’intérieur de laquelle le vocabulaire utilisé met l’accent sur la maladie,
la santé, la faiblesse, et tous les autres domaines dans lesquels les frères
peuvent avoir des besoins.

58
Tous les paragraphes de ce chapitre abordent des questions
concrètes, mais le paragraphe 2 tranche sur les autres : il donne un
enseignement capital pour la spiritualité augustinienne.

Plan du chapitre
Le premier paragraphe indique comment les frères doivent se
comporter vis-à-vis des vêtements. « En un », rappel du début du
premier chapitre indique que ce comportement est directement en lien
avec l’idéal d’unité de la communauté.

Le deuxième paragraphe indique la règle d’or qui préside à tous ce


que font les frères : préférer le bien commun à son bien propre. C’est la
clef même de la sainteté qui nous est donnée ici.

Dans les paragraphes 4 à 11, Augustin développe I, 3 : le responsable


doit donner à chacun selon ses besoins, aussi bien pour la santé, que
pour les chaussures, les livres, etc.

Ecrits de saint Augustin qui apporte un éclairage sur le


chapitre étudié

Le double vêtement du cœur


S., 37, 6
La charité ne cherche pas son intérêt
De opere monachorum, 25, 32
De Gen. ad litt., XI, 15, 19-20
En. in Ps. 131, 5.
De libero arbitrio, I, 6, 14.
En. in Ps. 105, 34
Lettre 140, 62-63

La nécessité qui passera


S., 255, 6
S., 103, 5
Utiliser - jouir (frui - uti)
De mor. eccl., I, 3, 4
De doct. christ., I, 22, 20

59
De doct. christ., I, 4, 4
En. in Ps. 34, s. 1, 6

60
61
62
Chapitre VI

Texte
VI.1. Pas de disputes ; ou alors mettez-y fin au plus vite ; que votre
colère ne se développe pas en haine, d’un fétu faisant une poutre, et
rendant votre âme homicide. Vous lisez en effet : qui hait son frère est
homicide.

2. Quiconque blesse autrui par injure, mauvais propos, accusation


directe, se préoccupera de réparer le plus tôt possible ; et que celui qui
a été blessé pardonne sans récriminer. Si la blessure a été réciproque,
que l’on se pardonne réciproquement ses torts, à cause de vos prières
qui doivent être d’autant plus saintes qu’elles sont plus fréquentes.
Mieux vaut le vif coléreux, qui se dépêche de solliciter son pardon
auprès de celui qu’il reconnaît avoir offensé, que l’homme plus lent à
s’irriter mais plus lent aussi à demander pardon. Qui ne veut jamais
demander pardon ou le fait de mauvaise grâce n’a rien à faire dans le
monastère, même si on ne l’en chasse pas.
Epargnez-vous donc des paroles trop dures ; s’il en échappe de votre
bouche, que cette bouche prononce sans retard les mots qui seront un
remède aux blessures qu’elle a causées.

3. Mais quand, pour la correction des plus jeunes, la nécessité de la


discipline vous pousse à des paroles sévères, même si vous avez
conscience d’avoir dépassé la mesure, on n’exige pas de vous que
vous leur demandiez pardon. En effet vis-à-vis de ceux qui ont à
demeurer soumis, un excès d’humilité compromettrait l’autorité que
vous avez pour les commander. Mais alors demandez pardon à celui
qui est le Seigneur de tous qui sait avec quelle volonté de bien vous
aimez à ceux-là même que vous réprimandez peut-être plus qu’il ne
convient. Car entre vous l’amour ne doit pas être charnel, mais
spirituel.

Idée générale
La charité qualifie les moindres actions des frères. Aussi tout ce qui
pourrait la blesser doit trouver au plus vite un remède dans le pardon
63
mutuel. La vocation même des frères — l’âme et le cœur uniques —
l’exige. Augustin consacre donc un chapitre de la Règle au pardon
mutuel. Il rappelle ainsi indirectement le primat de la charité, but de la
vie dans le monastère. C’est elle qui doit présider à toutes les relations
entre les frères. Le Seigneur ne nous a-t-il pas demandé d’aimer notre
prochain comme nous-mêmes ?

Citations bibliques
1 Tm 2, 8 : « Je veux que les hommes prient en tout lieu sans colère
ni dispute ».
He 5, 21-22 : "Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne
commettras pas de meurtre ; celui qui commet un meurtre en répondra
au tribunal. Et moi je vous dis : Quiconque se met en colère contre son
frère en répondra au tribunal ».
He 7, 3 : « Qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’oeil de ton
frère, mais à ne pas voir la poutre qui est dans le tien ? »
1 Jn 3,15 : « Quiconque hait son frère est un homicide ».
He 5, 23-24 : « Quand tu présentes ton offrande à l’autel, si là tu te
souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande,
devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère » (demander
pardon à celui qu’on a offensé).
He 6, 12 : « Comme nous-mêmes avons remis à nos débiteurs »
(pardonner à celui qui nous a offensé).
Col 3, 13 : « pardonnez-vous mutuellement ».
Rm 5, 5 : « L’amour de Dieu a été répandu en nos cœurs par le
Saint-Esprit qui nous fut donné ».

Vocabulaire augustinien
- La colère qui devient haine comparée à la paille qui devient poutre.
- L’amour charnel et l’amour spirituel.

Symétrie du texte
On trouve de nombreuses répétitions :
- au paragraphe 2 : blessé, blessures pardon, pardonner.
- au paragraphe 3 : pardon.

Plan
Dans le premier paragraphe, Augustin constate que les disputes sont
inévitables.
64
Dans les deux paragraphes suivants, il indique le remède à y
apporter : le pardon mutuel. Le paragraphe 3 aborde le cas particulier de
ceux qui ont la responsabilité de plus jeunes qu’il faut distinguer des
frères.

Ecrits de saint Augustin qui apporte un éclairage sur le


chapitre étudié

Eviter les disputes


Sermons de carême, voir : https://www.bibliotheque-
monastique.ch/bibliotheque/bibliotheque/saints/augustin/sermons/index.htm
205-206-207-208-209-210-211
La colère
S., 55, 1
Conf., X, 37, 60
En. in Ps. 99, 11-12
La colère devient haine :
De sermone Domini in monte II, 19, 63
La haine est homicide :
C. Faustum, XIX, 23
Tr. in Io. Epist. 5, 10
Difficulté à pardonner
S., 56, 16-17
Difficulté à demander pardon
S., 82, 6-7
Une demande pardon exemplaire
Lettre, 148, 1.4.5
Pardon et prière
En. in Ps. 132, 13
En. in Ps. 32, s. 2, 8
Tr. in Io. Ev. 8, 1
En. in Ps. 46, 2
Paroles dures à l’égard des plus jeunes
S., 211, 4
L’amour de bienveillance
Tr. in Io. Epist. 8, 55
L’amour charnel et l’amour spirituel
65
Tr. in Io. Epist. 1, 9

66
Chapitre VII
Texte
VII.1. Obéissez au responsable comme à un père, et plus encore au
prêtre qui a charge de vous tous.

2. Veiller à l’observation de toutes ces prescriptions, ne laisser passer


par négligence aucun manquement, mais amender et corriger, telle est
la charge du responsable. Pour ce qui dépasserait ses moyens ou ses
forces, qu’il en réfère au prêtre dont l’autorité sur vous est plus
grande.

3. Quant à celui qui est à votre tête, qu’il ne s’estime pas heureux de
dominer au nom de son autorité mais de servir par amour. Que
l’honneur, devant vous, lui revienne d’être à votre tête ; que la crainte,
devant Dieu, le maintienne à vos pieds. Qu’il s’offre à tous comme un
modèle de bonnes œuvres. Qu’il reprenne les turbulents, encourage
les pusillanimes, soutienne les faibles ; qu’il soit patient à l’égard de
tous. Empressé lui-même à observer cette règle de vie, qu’il en impose
le respect. Et bien que l’une et l’autre soit nécessaire, qu’il recherche
auprès de vous l’affection plutôt que la crainte, se rappelant sans cesse
que c’est à Dieu qu’il aura à rendre compte de vous.

4. Quant à vous, par votre obéissance ayez pitié de vous sans doute,
mais plus encore de lui ; car, parmi vous, plus la place est élevée, plus
elle est dangereuse.

Idée générale
Augustin aborde une question capitale pour une communauté : les
relations entre les frères et le responsable, c’est-à-dire l’obéissance et
l’autorité.

Citations bibliques
He 13, 17 : « Obéissez à vos chefs (praepositus). »

67
Mt 20, 25-28 : « Les ayant appelés près de lui, Jésus dit : “Vous savez
que les chefs des nations dominent sur elles en maîtres et que les
grands leur font sentir leur pouvoir. Il n’en doit pas être ainsi parmi
vous: au contraire, celui qui voudra devenir grand parmi vous, sera
votre serviteur, et celui qui voudra être le premier d’entre vous, sera
votre esclave. C’est ainsi que le Fils de l’homme n’est pas venu pour
être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une
multitude”. »
Jn 13, 14-15 : « Si je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le
Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux
autres. »
Tt 2, 7 : « Offrant en ta personne un modèle de bonne conduite. »
1 Th 5, 14 : « Nous vous y engageons, frères, reprenez les
désordonnés, encouragez les craintifs, soutenez les faibles, ayez de la
patience envers tous. »
He 13, 17 : « Obéissez à vos chefs [...] car ils veillent sur vos âmes,
comme devant en rendre compte; afin qu’ils le fassent avec joie et non
en gémissant, ce qui vous serait dommageable. »

Vocabulaire augustinien
Le responsable (praepositus) est celui qui est placé devant pour
conduire la communauté. Ce terme est employé par Augustin aussi bien
pour l’évêque que pour celui qui gouverne un monastère. Toutes les
citations bibliques qu’il utilise pour parler du responsable sont
d’ailleurs celles que l’on trouve dans ses sermons à propos de l’évêque.
Il ne faudrait pas en déduire que le responsable d’un monastère joue un
rôle parallèle à celui de l’évêque, comme dans la Règle de saint Benoît.
Mais dans tout groupe humain, il faut quelqu’un qui dirige pour
maintenir l’unité. C’est là ce qui est commun à l’évêque et au
responsable d’un monastère.
Observer, est aussi un mot important : il renvoie aux
commandements qui tiennent une place essentielle dans la vie
chrétienne.
« Heureux » est aussi un mot typique d’Augustin : sa morale est une
morale du bonheur, mais il ne faut pas se tromper sur ce qui procure le
bonheur.

68
Symétrie du texte
« Obéissance » qui revient au premier paragraphe et au quatrième,
délimite une inclusion. Les deux paragraphes intermédiaires parlent du
responsable de la communauté ; ils sont eux-mêmes délimités par
inclusion : « observation » au paragraphe 2 et « observer » au
paragraphe 3.
« Responsable » (ou celui qui est à votre tête) sert de mot crochet
entre le premier et le deuxième paragraphe.

Plan
Les paragraphes 1 et 4 — les plus courts — abordent la question de
l’obéissance.
Tout le reste du chapitre est consacré au responsable : c’est à lui
qu’Augustin adresse les plus longues recommandations.

- § 1 : Obéissance à qui ? Nature de l’obéissance.


- § 2 : Le rôle du responsable : faire observer les préceptes de la
Règle, conduire la communauté vers l’unité d’âmes et de cœurs.
- § 3 : Comment le responsable doit-il se comporter avec les frères ?
- § 4 : L’obéissance est un acte de charité envers le responsable.

Ecrits de saint Augustin qui apporte un éclairage sur le


chapitre étudié

Obéir au responsable comme à un père


En. in Ps. 70

La vertu d’obéissance
Tr. in Io. Ev. 19, 10  25, 16  ; 99, 1
De Trin. XIII, 17, 22
En. in Ps. 71, 6

Comment le responsable exerce l’autorité


Mt 20, 25-28

En. in Ps. 1, 1
En. in Ps. 103, s. 3, 9
69
De civ. Dei XIX, 14

Jn 13, 14-15
 
S., 91, 5
S., 146, 1
En in Ps. 126, 3
En in Ps. 66, 10
 
Tt 2, 7
 
S., 46, 9
En in Ps. 39, 6
 
1 Th 5, 14
 
S., 340, 1
En in Ps. 132, 12

Le responsable devra rendre compte


S., 339, 1
S., 82, 2

L’obéissance, un acte de charité envers le responsable


S., 232, 8

Le danger de la place élevée


S., 339, 1
S., 340, 1
Lettre, 266, 2-4

70
Chapitre VIII
Texte
VIII.1. Puisse le Seigneur vous donner d’observer tout cela avec
amour, comme des amants de la beauté spirituelle, exhalant par votre
vie bonne la bonne parfum du Christ, non comme des esclaves sous le
régime de la loi, mais en hommes libres sous le régime de la grâce.

2. Que ce livret vous soit comme un miroir pour vous regarder ; et de


peur que l’oubli n’entraîne des négligences, qu’on vous le lise chaque
semaine. Si vous vous trouvez fidèles à l’égard de ce qui est écrit,
rendez grâce au Seigneur dispensateur de tout bien. Si par contre
quelqu’un se découvre en défaut, qu’il regrette le passé, veille à
l’avenir, priant notre Père de lui remettre sa dette et de ne pas le
soumettre à la tentation.

Idée générale
Après avoir consacré sept chapitres de sa Règle aux divers éléments
qui structurent la vie apostolique telle qu’il la conçoit, Augustin donne
quelques conseils sur la façon dont il faut utiliser la Règle pour qu’elle
porte du fruit.

Citations bibliques
2 Co 2, 15 : « Nous sommes bien, pour Dieu, la bonne odeur du
Christ. »

Rm 6, 14 : « Le péché n'aura plus d'empire sur vous, puisque vous
n'êtes plus sous la loi mais sous la grâce. »

Jc 1, 23-25 : « Qui écoute la Parole sans la mettre en pratique


ressemble à un homme qui observe sa physionomie dans un miroir. Il
s'observe, part, et oublie comment il était. »

71
Mt 6, 12-13 : « Remets-nous nos dettes comme nous-mêmes avons
remis à nos débiteurs. Et ne nous soumets pas à la tentation.  »

Vocabulaire augustinien
« Beauté » est un mot cher à Augustin.
Nous trouvons trois couples de termes, crainte – amour (incomplet
dans la règle) ; Sous la loi - sous la grâce ; esclavage – liberté.
Le miroir est un terme paulinien utilisé pour parler du symbole de la
foi, de l’Ecriture et aussi de la Règle.
L’association de Mt 6, 12 à Mt 6, 13 revient souvent aussi dans les
écrits de l’évêque d’Hippone.

Symétrie du texte
« Observer », utilisé en VIII, 1, reprend Règle I, 1 et délimite ainsi
une vaste inclusion : toute la règle a pour but de déterminer les
commandements qui sont à observer.

Plan
Le premier paragraphe indique la disposition fondamentale pour
observer la Règle. Augustin situe dans leur vraie dimension tous les
préceptes qu’il vient de rappeler aux frères : les observer est un don de
Dieu, une grâce.

Dans le deuxième paragraphe, Augustin donne trois conseils


concernant la fidélité à l’accomplissement de tout ce qui est prescrit
dans la Règle : la lire régulièrement, rendre grâces à Dieu si on y est
fidèle, lui demander pardon si on a été négligent.

Ecrits de saint Augustin qui apporte un éclairage sur le


chapitre étudié

Observer les préceptes par amour est une grâce


En. in Ps. 118, s. 22, 1
En. in Ps. 118, s. 26, 9
En. in Ps. 118, s. 15, 9

72
En. in Ps. 118, s. 14, 4
En. in Ps. 118, s. 10, 6

Amants de la beauté spirituelle


Tr. in Io. Ev. 87, 1
Tr. in Io. Epist. 9, 9
S., 46, 37

Non comme des esclaves sous la Loi, mais comme des hommes
libres sous la grâce
Tr. in Io. Ev. 41, 10
C. duas epist. Pelag., 2, 9, 21
De natura et gratia, 57, 67
Epist., 145, 5

Le miroir
S., 49, 5
De speculo, préface

73
Plan de la Règle
Après avoir analysé chaque chapitre de la Règle pour en déterminer la
structure, il nous est possible de proposer un plan pour l’ensemble de la
Règle. Autant chercher un plan strict peut conduire à une impasse,
autant ne voir dans la Règle qu’une juxtaposition de préceptes est
erroné.

Une fois posés les fondements de la vie monastique — d’une part la


double charité et d’autre part l’unité qui est un fruit de la charité —,
Augustin indique comment traduire concrètement cet idéal d’unité
d’âme et de cœur : la désappropriation et la mise en commun des bien,
tout en donnant à chacun selon ses besoins.
En utilisant Ac., 4,32a.b.c+35b, Augustin place au fondement de la
vie monastique l’imitation de la première communauté chrétienne de
Jérusalem. C’est cet idéal qui va éclairer la suite du texte.

D’où le plan que nous proposons :

1. L’exorde : la primauté de la charité.


2. La préface (I, 1)
3. L’unité des âmes et des cœurs (I, 2-8).
4. La vie du monastère regardée à la lumière d’Ac 4, 32abc+ 35b
(II-VII).
a. Les prières (II, 1-4).
b. Le réfectoire (III, 1-5).
c. Les relations avec l’extérieur (IV, 1-14).
d. La vie quotidienne au monastère (V, 1-11).
e. Le pardon mutuel (VI, 1-3).
f. Les relations entre le responsable et les frères
(VII, 1-4).
5. La conclusion (VIII).

74

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