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LE PARADOXE DU TERRORISME.

POUR UNE THÉORIE DES PASSIONS


POLITIQUES

Ninon Grangé

La Documentation française | « Les Champs de Mars »

2011/2 N° 22 | pages 31 à 50
ISBN 9782110087669
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-les-champs-de-mars-ldm-2011-2-page-31.htm
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Les Champs de Mars n°22

Le paradoxe du terrorisme. Pour


une théorie des passions politiques * 
Ninon Grangé

Résumé – Les tentatives pour comprendre le terrorisme et en rendre compte se sont


heurtées à l’écueil de l’explication justifiant des pratiques immorales. La spécificité de
la recherche en sciences humaines en général, en philosophie en particulier, et contre
l’historicisation de la définition du terrorisme, finit par détruire l’alternative entre
stratégies de l’excuse et condamnation a priori. La plupart des objections à une défi-
nition générale des rationalités terroristes tombe dès lors qu’on se refuse à rapporter
le terrorisme au terrorisme islamiste actuel. Ainsi, de l’étude du terrorisme se déduit
le renoncement aux catégories wébériennes de la rationalité et aux explications assu-
mées par les théories du choix rationnel. En répondant aux trois questions négatives
sur les terroristes : fous, barbares, irrationnels ?, on en vient à distinguer non seulement
le terrorisme et un quelconque état de guerre, mais aussi un terrorisme substantiel
et un terrorisme conséquentiel, un terrorisme minoritaire et un terrorisme étatique.
Ces distinctions descriptives sont relayées par la prise en compte de la dimension
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collective de toute action individuelle. C’est bien plus à l’intérêt qu’aux passions que
la raison s’oppose. L’action terroriste n’est ni irrationnelle ni dépassionnée. Son analyse
contribue à une théorie des passions politiques. Motivations, croyances, désirs, sen-
timent d’indignation et d’injustice doivent être repensés dans cette perspective d’une 31
théorie des passions politiques non opposées à la raison. On en arrive à définir, plutôt
qu’une rationalité seulement logique ou efficace, pour le terrorisme en général, un
altruisme, déphasé par rapport à tous les standards connus de la morale et de la
politique, mais nullement paradoxal. Le rapport à la population, rapport social et
politique, entre refus, adhésion et participation, se décline alors à travers un nouveau
tableau des émotions politiques, de sorte qu’enfin le départ entre terrorisme et résis-
tance devient conceptuellement possible.

Abstract – Attempts to understand and try to explain terrorism have met


hitherto with a snag, i. e. a kind of explanation that would justify immoral
practices. The specificity of research in social sciences in general and philoso-
phy in particular, when struggling against any historicization of a definition
of terrorism, results in destroying the alternative between strategies of the
excuse and a priori condemnation. Most of the objections to a general defini-
tion of the terrorist rationalities disappear as soon as we refuse to relate ter-
rorism to present islamist terrorism. In that respect the abandon of the Weber
categories of rationality as well as the explanation based on the theories of
the rational choice can be analysed in the light of the studies on terrorism.

* Grangé N., « Le paradoxe du terrorisme. Pour une théorie des passions politiques », Les Champs de
Mars, no 22, automne 2011, La Documentation française, Paris, p. 31 à 50.

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Le paradoxe du terrorisme

When attempting to answer the three negative questions about terrorists,


i. e. are they mad, barbarians or irrational, we are led to make a clear-cut
distinction, not only between terrorism and any state of war, but also between
substantial and consequential terrorism, terrorism by minorities and state
terrorism. These distinctions in the description are still emphasized when the
collective dimension of any individual action is taken into account. Reason
is much more opposed to interest than to the passions. Terrorist actions are
neither irrational nor dispassionate. Its analysis contributes to the building
of a theory of political passions. Motivations, beliefs, desires, feelings of
indignation and injustice must be re-thought in the prospect of a theory of
political passions which would not be opposed to reason. We are thus led to
define, as far as terrorism in general is concerned, a kind of altruism at odds
with any other moral or political standard, although not paradoxical in the
least, rather than a rationality that would be only logical or efficient. The
relation to the population, the social and political relationships between refu-
sal, support and involvement can therefore be analysed in terms of political
emotions so that the distinction between terrorism and resistance should
become conceptually possible.
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L’objet « terrorisme » est un objet impossible : mot du pouvoir pour dis-
créditer un opposant (Guilhaumou, 1985), la trace en demeure soit dans
la condamnation morale, soit dans la justification comme résistance.
32
Outre l’usage problématique du mot, étudier le terrorisme revient à
tenter de combiner l’analyse du comportement individuel, la normativité
politique et le souci moral. L’ornière principale, source d’agacement à
la lecture d’analyses prétendument neutres plus proches de l’ignorance
volontaire, confond les trois perspectives. Déplacer légèrement le pro-
blème, soit par nécessité logique, soit faute de mieux, afin de sortir de
l’impasse à laquelle semble mener toute étude du terrorisme, consiste à
mettre l’accent premier, non pas sur la justification du terrorisme, mais
sur les raisons d’agir des terroristes, sur les rationalités à l’œuvre dans
l’événement, dans le phénomène terroriste. Par ce biais – car ce n’est pas
autre chose qu’un expédient méthodologique pour saisir au plus juste
l’essence du terrorisme – s’appréhende la définition des terrorismes et
de ce qui les anime.
Si l’angle philosophique a un sens, à côté des sciences politiques aux-
quelles est spontanément dévolue cette recherche, c’est celui d’amener
une dimension critique, raisonnée, nuancée pour un objet qui demeu-
rera singulièrement volatil. Tel est l’apport analytique des sciences
humaines par rapport aux études quantitatives dépendant de critères
qui, à moins de remonter à l’infini dans les justifications, se révèlent
postulats non démontrés. En l’occurrence, la philosophie est gage d’un

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Les Champs de Mars n°22

discours rigoureux (Boudon, 2002), et nous renonçons, comme d’autres,


aux analyses réduisant le comportement individuel à une rationalité de
type économique (Elster, 2009 ; Gupta, 2008).
Le constat est rapidement effectué pourtant, sans prétendre qu’existe ou
est même souhaitable une analyse neutre scientifiquement, que, dans
la littérature philosophique sur le sujet, le point de vue moral domine
l’analyse proprement scientifique. On peut bien sûr partir du postulat
qu’une action terroriste aveugle ne remporte pas l’adhésion (L’Heuillet,
2009 ; Walzer, 2004 ; contra Neyrat, 2009). Cela relève cependant du
postulat non évident et non pas de l’axiome. À l’inverse, on peut espérer
une synthèse qui émanerait naturellement de la liste chronologique des
épisodes terroristes (Laqueur, 1979) ; outre qu’aucune théorisation ne
peut se dégager de ces événements répertoriés, la définition qui y préside
reste invisible, ce qui est à la fois un inconvénient et un renoncement.
Accepter une origine et des grandes phases d’évolution (anarchisme,
anticolonialisme, extrême gauche, islamisme) est une démarche his-
torienne téléologique fondée, en fait, par la focalisation unique sur le
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terrorisme islamiste, même si on en extrait les points communs comme
le nihilisme ou le messianisme (L’Heuillet, 2009). De même distinguer,
pour abandonner ensuite cette distinction, « terrorisme moral » et « ter-
rorisme aveugle » (Walzer, 1999 ; puis Walzer, 2004) revient à privilégier 33
le terrorisme islamiste actuel, posttraumatisme du 11 septembre 2001.
Ces constructions achoppent sur des objections faciles qui révèlent
une définition inexistante ou non cohérente. Factuellement la France
rencontre beaucoup plus d’événements, ou de risques, terroristes de
la part d’indépendantistes basques, corses ou de militants d’extrême
droite. Dans quelle catégorie les ranger ? Le messianisme, le nihilisme
font-ils partie des éléments constitutifs de ce terrorisme contestataire,
nationaliste ?
L’historicisation de la définition elle-même, loin d’être une méthode
éclairante, révèle le problème intrinsèque au phénomène terroriste :
l’objection singulière s’oppose immédiatement à la définition générale.
La théorie s’expose systématiquement à l’objection pragmatique de
« tel cas ». Avec le terrorisme, plus qu’avec n’importe quel autre objet, la
philosophie et les sciences humaines sont face au problème non résolu
du général et du particulier. Pour autant, la philosophie n’est pas la
seule discipline dans cette situation aporétique. L’incapacité juridique
à définir le terrorisme est un signe de l’impasse générale dans laquelle
nous plonge l’objet « terrorisme ». Datant des années 1970, les défini-
tions en droit international s’attachent pour l’essentiel aux aéronefs et
versent vite, dans un effet contre-productif, du détournement d’avion

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Le paradoxe du terrorisme

au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (Garapon, 2002). En effet,


comment condamner vraiment le terrorisme du FLN en se félicitant
de la libération de l’Algérie ? Autre symptôme – ou conséquence ? –, le
désaccord sur l’investissement définitionnel dans l’espace politique, de la
part des organes de décision, des médias, de la société civile (Andréani,
s. d. ; Grangé, 2011) et par suite sur les réponses politiques à opposer
(préventives, dissuasives, répressives…).

Rationalité(s)
Les rationalités donc, une hypothèse de départ, une donnée préalable,
un réquisit nécessaire. Qu’entend-on ordinairement par ce terme si on
l’applique au terrorisme ? Intuitivement on traduit le terme « rationa-
lité », dans le champ qui nous occupe, par : 1) la logique suivie par les
terroristes, le rapport entre la revendication et les moyens violents
spectaculaires mis en œuvre pour la reconnaissance de la revendication.
Le but est de contraindre les gouvernements et non pas d’exterminer un
ennemi. Très souvent l’injustice du moyen déteint sur les motivations,
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rapidement classées, sous l’effet de la stupeur, dans l’illusoire (utopies
d’extrême gauche, celles de la Bande à Baader, de la Rote Armee Fraktion
en Allemagne, des Brigate Rosse en Italie) ou la folie (islamismes, toutes
34 les mouvances, du GSPC algérien à Al-Qaida en passant par les variantes
extrême-asiatiques). Donc quand se fait sentir une logique terroriste,
la tendance est de discréditer immédiatement la motivation ; 2) » ratio-
nalité » peut signifier les « raisons » de cet acte éminemment politique,
voire la cause au sens de cause défendue, d’où la confusion fréquente et
malheureuse avec la cause juste des traditions de la guerre juste 1 ; 3) au
pluriel « les rationalités » renverraient plutôt à la cohérence interne de
tel ou tel acte par rapport à ce qu’il est censé défendre. Cet aspect reste
un peu obscur et se différencie mal d’un simple « se positionner contre »
de manière violente.
Deux écueils s’offrent à cette définition, qui est plutôt une caractérisa-
tion, de la rationalité terroriste : la fonction instrumentale du terrorisme
n’apparaît jamais « pure » mais enchâssée dans un réseau de relations et
de significations politiques ; l’hypothèque de la morale, entre stratégie

1.  Il faut entendre les traditions classiques issues de la lecture d’Augustin par Thomas d’Aquin, représentées
au xviie siècle par Grotius puis Pufendorf, mais aussi Gentili, et au xviiie siècle par Vattel.

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Les Champs de Mars n°22

de l’excuse 2 et condamnation a priori, conduit rapidement à l’erreur de


méthode consistant à ne voir qu’un seul terrorisme et à n’examiner les
autres que par ce prisme singulier, partiel, aboutissant souvent à l’amal-
game entre « tel cas » et « terrorisme en général », à la stigmatisation et
à la définition incomplète ou erronée.

Méthode critique. Le terrorisme : fou, monstrueux,


irrationnel ?
Une telle accumulation de remarques négatives inviterait presque à
renoncer. Il y a pourtant un intérêt essentiel à aborder un objet de
manière aussi franchement et polysémiquement négative. Si l’on prend
au sérieux la question de la rationalité terroriste, alors, dans une pers-
pective résolument négative débarrassée des hypothèques et objections
précédentes, on devra réexaminer le terrorisme à travers le crible des
trois opposés négatifs suivants : folie, barbarie (ou monstruosité), irra-
tionalité. Cela fait avantageusement passer la réflexion dans une com-
préhension riche de l’individualisme méthodologique qui « n’implique
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ni la rationalité des agents ni leur motivation intéressée » (Elster, 2007-
2008 : 506) ; c’est un premier principe. Le second principe guidant une
telle démarche négative nie que le calcul coût-bénéfice soit une donnée
invariante, autrement dit, un individu est prêt parfois à perdre beau- 35
coup plus que ce qu’il gagne, car il a de bonnes raisons pour le faire.
On peut entrer ainsi dans le domaine des valeurs, sans le faire avec un
préjugé moral. L’absence de neutralité linguistique du terme trouve une
résolution dans la recherche sur les valeurs de référence que tel ou tel
terroriste adopte en forme de rationalité.
L’ambition d’avoir une vue universelle du terrorisme implique la for-
mulation de réquisits préalables.
1) Nous avons collectivement renoncé aux catégories wébériennes de
la rationalité ;
2) Je ne suis pas la conception économique des motivations et de l’action
humaines ;
3) Le terrorisme est un mot qui comporte en lui condamnation morale,
ou au moins discrédit. Ce constat est en fait historiquement situé
aujourd’hui, il n’en a pas toujours été ainsi, comme nous le verrons ;

2.  La stratégie de l’excuse consiste grossièrement à considérer le terrorisme comme l’arme du pauvre. L’explication
est contestable parce que non universelle, et contestée sociologiquement. Elle se heurte à l’objection immédiate
du milieu social et familial d’où sont issus bon nombre de kamikazes islamistes opérant aujourd’hui dans le
monde occidental : World Trade Center, métro de Londres, Israël, etc. Cf. Wieviorka, 1988.

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Le paradoxe du terrorisme

4) Le terrorisme est l’usage de la violence par un groupe réduit (res-


treint, minoritaire) qui frappe par surprise des personnes supposées
innocentes au sens du droit international (je ne distingue pas, dans la
définition, terrorisme aveugle et terrorisme ciblé). Publicité, spectacle,
peur, rapport entre le petit nombre actif et une masse passive, contrainte
par le rapport de force en sont les caractéristiques 3 ;
5) Je distingue nettement guerre et terrorisme (Grangé, 2011 ; Grangé,
2009). Le terrorisme est soit une stratégie de diversification des armes
dans une guerre, soit un choix idéologico-politique qui substantialise
la notion de terrorisme. Je fais donc une différence marquée entre ter-
rorisme substantiel et terrorisme conséquentiel.
J’entends cette délimitation minimale comme une garantie métho-
dologique d’une part pour assurer la perspective la plus large, la plus
générale possible – l’ambition philosophique par excellence à laquelle
je ne renonce pas, sous quelque prétexte de connaissance technique,
précise et restreinte que ce soit 4 ; d’autre part pour rendre possible
une analyse des mécanismes politiques, en l’occurrence ce qui se joue,
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ce qui se passe dans le terrorisme en général.
Ainsi je ne cherche pas à expliquer – tâche des sciences sociales, de la
sociologie – le comportement de tel terroriste (historiquement situé),
36
mais je cherche à comprendre (enjeu philosophique) ce qui est à l’œuvre
(mécanismes politiques) dans le terrorisme (événement compris dans sa
généralité). Par mécanismes politiques, j’entends ce qui se joue dans, ce
qui fait sens, ce qui est mis en œuvre. Cette rationalité événementielle
est relative à une phénoménologie politique. C’est aussi une manière
d’éviter l’écueil des différents événements historiques terroristes non
homogènes, de s’inscrire dans une perspective de philosophie poli-
tique qui cherche à déceler les éléments de rationalité propres à tout
événement politique, de se rapporter à une théorie plus générale du
fonctionnement contemporain du politique. Concrètement les méca-
nismes politiques envisagent aussi bien une stratégie des acteurs que

3.  Moralement, je distingue le terrorisme aveugle et la résistance que j’identifie au terrorisme ciblé. La question
devient alors : qui sont les ennemis en présence ? Du coup la notion de personnes « innocentes » se détache de
la définition du droit international et mériterait un développement complexe.
4.  Je m’écarte de l’individualisme méthodologique, des théories du choix rationnel, insuffisantes pour pro-
curer une explication générale, mais aussi du structuralisme et du holisme. Cela induit aussi que l’on écarte
les évolutionnismes. Faire le choix d’une méthode pour étudier la rationalité du phénomène terroriste revient
donc à ne pas faire le choix d’une méthode, en tout cas d’une méthode centrée uniquement sur l’individu.
Philosophiquement et strictement parlant, cela n’a rien pour nous étonner : la compréhension philosophique
s’appuie sur tel et tel élément qui a été mis en lumière par d’autres méthodes à caractère scientifique ; la philo-
sophie n’a ici de prétention qu’herméneutique. À l’inverse aucune méthode monographique n’est générale au
point de mener à la vérité du terrorisme.

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Les Champs de Mars n°22

leurs perceptions ; donc loin de se limiter à l’analyse du comportement


des individus, il convient de privilégier un niveau général, celui des
acteurs, qui sont aussi bien le pouvoir, la population que les terroristes,
distingués des agents.
La démonstration négative assumée, en accord avec un objet qui, jusqu’à
maintenant, s’est dérobé, telle est la méthode déduite de l’étude de la
rationalité terroriste. Elle se concrétise dans l’opposition de la rationalité
du terrorisme à la folie, à la barbarie à l’irrationalité. Signalons cepen-
dant que c’est cantonner le terrorisme à un sens univoque, appartenant
à la communication contemporaine. Il existe un terrorisme logique,
efficace, sensé : le terrorisme d’État, ou utilisation étatique de la terreur.
Aujourd’hui – encore une fois, cet usage n’est pas même celui d’un passé
récent – le terrorisme est synonyme de pratique violente, ponctuelle,
minoritaire, publicitaire et illégale. La terreur d’État était chez Hobbes
consubstantielle au pacte social viable (Balibar, 2002 : 31), elle fut un
mode de gouvernement en 1793, une stratégie pendant la Seconde
Guerre mondiale avec les bombardements urbains anglais (Keegan,
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2009 : 540), une pratique secrète et efficace pour faire taire pendant la
guerre d’Algérie (Branche, 2001), j’en passe, toutes formes légales ou
pseudo-légales du terrorisme étatique.
37
Ce qui distingue les deux sens, ici, du mot terrorisme, c’est, au-delà de
la légalité et de l’illégalité, l’assignation aux individus terroristes d’une
passion politique dont l’État est a priori dépourvu. Ce n’est donc pas un
hasard si on se trouve substituer au préjugé moral une interrogation
moraliste (Elster, 2009).
Écartons rapidement l’opposition entre rationalité et folie des terro-
ristes. Adopter le confort facile considérant un acte terroriste comme
privé de sens, et le terroriste comme sous le coup d’une pathologie
indéterminée, relève de l’ignorance volontaire et va à l’encontre de toutes
les études existantes.
C’est bien davantage une signification monstrueuse de l’acte qui se
révèle dans une conduite rationalisée, passionnée et sans émotion 5.
C’est évidemment la rationalité du mal qui est ici questionnée (au sens
de Arendt, 1998) et qui nous place d’emblée à l’opposé d’une compré-

5.  Je glose la barbarie en monstruosité qui fait appel à d’autres origines et d’autres connotations. Il me semble
que l’incompréhension que nous pouvons ressentir devant un acte terroriste est mieux traduite par la monstruo-
sité, l’étrangeté absolue, que par la barbarie qui, opposée à la civilisation, a d’autres attaches anthropologiques
et fait politiquement référence à une cruauté de guerre. Toute proportion gardée, c’est bien sur la question
de la rationalité à l’œuvre dans la Solution finale qui pose la question de la monstruosité ou non des nazis.

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Le paradoxe du terrorisme

hension empathique ou partielle de la violence gratuite. Les moralistes


du Grand Siècle l’avaient compris, la passion n’a pas de mérite à triom-
pher de la raison, mais bien plutôt de l’intérêt (Elster, 2006a citant La
Bruyère, 1990 : 150). Telle est l’objection qu’un La Rochefoucauld ou un
La Bruyère opposent à l’individualisme méthodologique contemporain,
eux qui ne perdent pas de vue la dimension collective de l’action individuelle
et qui ne s’en remettent pas à la seule analyse des motivations et réper-
cussions d’une action, resituée dans son environnement social 6. Cette
dimension, seule l’analyse du terrorisme comme produit de passions
politiques peut l’éclairer. Pour autant le caractère monstrueux de l’acte
terroriste ne fait pas que révéler notre incapacité à en saisir toutes les
raisons (motivations, croyances, désirs, information, sentiment d’injus-
tice, d’indignation, lien social…). La notion, dépréciative, met l’accent
sur la radicalisation extrême de l’engagement politique. La monstruosité
désigne la réduction du champ des scenarii possibles à un seul dont la
réalisation est démesurée ; c’est bien un ressort essentiel du terrorisme
que sa puissance métonymique, au-delà de sa réelle puissance létale
ou de son fort impact symbolique, qui fait croire à une puissance plus
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grande qu’elle n’est en réalité : un maximum d’effets possibles au moindre
coût, ce qui est valable pour tous les types de terrorisme, minoritaire
ou étatique, conséquentiel ou substantiel. C’est dans la radicalité de la
38
réponse politique que réside la monstruosité du terrorisme, et non dans
une hypothétique et oxymorique « rationalité folle ». Le terrorisme obéit
à un principe d’économie entre les moyens et les fins 7. Enfin, utiliser
la monstruosité pour élucider la rationalité terroriste ne fait pas autre
chose qu’isoler l’explication sur l’individu seul, comme délié de tout le
réseau social d’appartenance et de toute signification politique au plan
mondial. Le gain d’une telle analyse se situe donc au niveau psycholo-
gique et comportemental, et actualise les théories des passions. C’est
une avancée réelle que d’envisager désormais « le caractère radicalement
subjectif de la rationalité » (Elster, 2007-2008 : 510). La théorie classique
des passions permet de dégager ce qui appartient à la raison interne
d’une action et ce qui relève d’une raison externe.
Sont donc acquises l’absence de séparation entre raison et passion et
l’existence de passions politiques ; on redécouvre que le politique est

6.  Jon Elster reproche aux théories du choix rationnel de négliger totalement le désintéressement, de le nier
dans le champ de l’action humaine (Elster, 2009).
7.  On pourrait m’objecter que les attentats suicides coûtent « cher » en kamikazes. Or le principe d’un tel
terrorisme est fondé sur la solidarité essentielle qui se joue entre l’individu et la société dont il est membre, la
conviction qu’un martyr remplacera l’autre, ce qui fait fonds sur l’idée partagée que la vie des Palestiniens, des
adolescents iraniens ou des Tigres tamouls vaut moins qu’une autre.

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Les Champs de Mars n°22

constitué de passions qui filtrent ou modifient les motivations indivi-


duelles (Spinoza, 2003), au premier rang desquelles l’indignation, selon
Spinoza, moteur de l’action (de la réaction) politique (Spinoza, 1934 :
379). La singularité de l’indignation comme sentiment politique des
terroristes est l’absence de représentativité des auteurs de la revendi-
cation. Plus largement, Spinoza insiste bien sur le fait que les passions
de l’état de nature restent présentes à l’état civil et que le politique
doit en jouer, c’est-à-dire s’en accommoder ou les maîtriser (Spinoza,
1999). Le terrorisme n’en serait, anachroniquement en l’occurrence,
qu’une forme radicale minoritaire. En tenant compte de la polysémie
du mot « passion », on pourrait aussi renverser la forme ordinaire du
questionnement et se demander, pour comprendre les motivations
des terroristes, ce qui fait souffrir un membre de l’ETA, du FLNC, d’Al-
Qaida, cette question ne préjugeant pas de la revendication politique
en elle-même ni n’excusant les moyens utilisés.
Est ainsi pleinement pris en compte le réseau de significations politiques
dans lequel s’insère l’acte terroriste, réseau qui peut se compliquer du
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fait de la territorialisation (terrorismes allemands et italiens dans les
années 1970, mais aussi terrorisme irlandais, arménien, palestinien)
ou de la déterritorialisation (terrorisme palestinien des années 1970,
11 septembre 2001 et nébuleuse Al-Qaida) de l’espace politique pour 39
les terroristes. On a fait davantage que renverser la perspective qui
taxait rapidement de folie ou de monstruosité ce qui n’est pas com-
pris. Conjuguer une théorie des passions avec le souci constant de tenir
compte de l’intérêt, ou plus exactement d’une motivation désintéressée,
conduit à réinscrire l’acte terroriste dans un réseau collectif de signifi-
cations, de perceptions politiques 8. C’est à tort que la rationalité d’une
action n’est rapportée qu’au bien privé, manière simplificatrice de consi-
dérer la motivation. Le paradoxe du terrorisme est qu’il agit contre le
peuple, pour le peuple (Grangé, 2011), il choisit ses membres pour cible
(« coupable » ou « innocente ») et agit pour le « bien » d’une communauté 9.
Le terroriste pense défendre un « bien commun », même si la définition
de ce « bien commun » est sujette à polémique 10. L’intérêt terroriste est

8.  C’est le seul moment, à propos des kamikazes japonais, où les analyses d’Elster portent explicitement sur
le terrorisme, même si l’exemple est implicite à plusieurs moments de sa réflexion (Elster, 2009 : 217-242).
Cf. aussi, sans grande avancée par rapport à sa théorie de l’irrationalité et du désintéressement, Elster, 2006b.
9.  Cela est vrai du terrorisme déterritorialisé comme celui d’Al-Qaida : si la communauté d’appartenance est
la communauté des musulmans, le but politique est bien de combattre les oppresseurs au nom des opprimés.
Normalement la « communauté », au bout du compte, est le monde global, pour les anarchistes russes comme
pour les terroristes islamistes de différentes obédiences. Je me place au-delà de la rhétorique mise en œuvre
de part et d’autre.
10.  Il est à distinguer essentiellement de « l’intérêt bien entendu » selon Tocqueville (cf. Elster, 2006a : 20).

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Le paradoxe du terrorisme

à double détente : du bien de telle communauté au « bien commun ». Ce


qui mène à une action aussi démesurée, c’est bien le sentiment d’injus-
tice qui prévaut et qui justifie le passage à l’acte. Elster insiste sur le
fait que seuls les sentiments négatifs ont fait l’objet d’étude : « sous le
coup de l’émotion, surtout de l’indignation ou du ressentiment, les gens sont
prêts à faire des sacrifices matériels considérables pour punir quelqu’un qui
leur a joué un mauvais tour […]. Parmi les moteurs de l’action humaine, le
sentiment d’injustice est beaucoup plus puissant que le désir de réaliser la
justice » (Elster, 2008). C’est une constante du terrorisme en général qu’il
soit conçu par ses auteurs comme le fruit ultime d’une relation insup-
portable entre oppresseurs et opprimés (riches et pauvres, bourgeois
et prolétaires, colons et colonisés, empires et tiers-monde…), c’est-à-
dire d’un ordre injuste. Dans l’interaction entre la société visée, cible et
destinataire de la violence terroriste, la communauté restreinte qui sert
de référence au terroriste, et l’individu terroriste lui-même, se révèle
une préoccupation altruiste qu’il faut bien prendre en compte, même si
l’on condamne la motivation ou le moyen choisi. C’est à quoi s’attachent
les professionnels de l’antiterrorisme : comprendre l’adversaire pour
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anticiper le passage à l’acte nécessite la compréhension préalable de la
vision du monde portée par les terroristes.
40 C’est alors l’irrationalité qui est mise en avant par le paradoxe de l’effi-
cacité : l’effet publicitaire et métonymique de la force est bien là, mais
dévalué par l’irrationalité que révélerait le choix d’un tel moyen, inef-
ficace parce que efficace 11… La question de l’irrationalité devient celle
de l’altruisme déphasé par rapport à tous les principes et standards de
la morale politique. C’est pourquoi aussi il serait déplacé de se référer à
une morale de l’utilitarisme classique. On ne peut comprendre l’action
terroriste qu’en termes d’efficacité (à condition de n’y pas voir un simple
rapport entre moyens et fins), non pas dans le sens des théories du
choix rationnel qui ne tiennent pas suffisamment compte, ou qui ne
les intègrent pas, des conditions et motivations collectives, mais bien
dans celui de la morale utilitariste. L’argument utilitariste, si peut être
employée une expression aussi rapide, entraîne pourtant une cécité
partielle en confondant le bien poursuivi par les terroristes et l’idée du
« bien commun ». Cela alimente ce qui est perçu comme un paradoxe, au
même titre que le célèbre « paradoxe du vote », qui ignore l’aspect alter

11.  Gérard Chaliand ne confond pas, de ce point de vue, terrorisme et guérilla. C’est un abus du terrorisme, et
du contre-terrorisme, que d’user du vocabulaire de la guerre et de la cause juste (cf. Chaliand, 1987 et Chaliand,
1994 ; Grangé, 2009).

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Les Champs de Mars n°22

de l’altruisme, c’est-à-dire le sentiment individuel d’être partie d’une


communauté agissante à travers lui 12.
De surcroît, le paradoxe souligne l’irrationalité qui pourrait être assimi-
lée à des « désirs incohérents ». Elster s’intéresse à l’irrationalité comme
défaut, comme lacune du sens rationnel d’une action : incompréhensible
donc à ne pas prescrire, par exemple le « souhait que tout le monde gagne
plus que la moyenne, le désir d’être présent à ses propres funérailles (Mark
Twain) », ou encore des ordres impossibles à satisfaire (« je veux que
tu ne sois pas obéissant, sois spontané » (Elster, 1986 : 19). Ce n’est pas
qu’un jeu linguistique qui constitue le désir incohérent (irrationnel), ce
n’est pas seulement matière à fiction littéraire, surréaliste ou à la Lewis
Carroll, même si Elster a l’air de s’en tenir à Stendhal. La philosophie
politique connaît des exemples de désirs irrationnels. Nicole Loraux
traduit le décret athénien d’amnistie après l’épisode des Trente comme
une injonction à oublier les malheurs passés : « Souviens-toi d’oublier »
serait la formule pour toute commémoration des maux propres à la cité
(Loraux, 2005). Ainsi il peut y avoir 13 des injonctions, des prescriptions
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politiques qui ont un sens et qui expriment des désirs irrationnels au
sens d’incohérents. Le paradoxe du terrorisme, si tant est qu’il en soit un,
dirait : « je veux être inefficace (minoritaire) pour être efficace (pour ter-
roriser) ». Conservons au moins que le terrorisme peut être appréhendé 41
comme une action contradictoire : pour le peuple et contre le peuple 14.
Plutôt qu’à une simple « rationalité terroriste », nous avons affaire à une
passion terroriste de l’altruisme, qui n’est pas à l’opposé d’un compor-
tement rationnel. Paradoxe moral, contradiction logique peut-être 15,
cet altruisme n’est pleinement condamnable que parce que / lorsqu’il
est ultraminoritaire. Distinguer un terroriste d’un résistant par essence
n’a plus aucun sens, du moins dans ce registre (pour celui de la guerre,
c’est bien différent, puisque le terrorisme est un moyen uniquement), la
limite entre le combattant algérien et la Bande à Baader ne repose pas

12.  Elster montre que ce ne sont pas des paradoxes mais des incompris, ce qui l’amène à conclure que les
théories du choix rationnel ne peuvent en aucun cas constituer une théorie générale.
13.  Elster ne le dit pas, son analyse n’est pas politique. Cependant, cf. les exemples politiques dans Elster,
2006a : 25.
14.  On peut comprendre ainsi les terroristes comme très « modernes », en ce sens qu’ils révéleraient la contra-
diction inhérente au politique qui « vise » les civils, au fondement de la légitimité conférée à ce même politique.
Outre que ce serait confondre le politique et l’exécutif, cela reste à démontrer. Il est toutefois certain que le
terrorisme s’emploie à dévoiler ces prétendues contradictions.
15.  Je renvoie au problème des terroristes résistants en France pendant la Seconde Guerre mondiale, dont les
actes étaient suivis par une répression aveugle de la part de l’occupant qui exécutait des otages. Le dilemme de
l’altruisme qui s’offrait aux terroristes est le suivant : sont-ils responsables des exécutions d’otages innocents ?
La question se complique si l’on imagine qu’ils ignorent les répressions (cf. Pavone, 1992 ; Portelli, 1998).

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Le paradoxe du terrorisme

sur la matière de la revendication mais bien sur le seuil politico-moral


de la représentativité effective (et non pas imaginée par les terroristes
eux-mêmes).

Détour 1 : la terreur, le mot et le concept


On l’aura compris, ma démarche, à l’opposé d’une historicisation, se
veut généralisation. Le détour par – ou le retour à – la naissance du mot
« terrorisme » éclaire pourtant des aspects que l’actualité foisonnante,
pressante et envahissante du terrorisme occulte. Il convient d’observer
une relativisation salutaire susceptible d’enrichir notre compréhension
de la rationalité des terroristes. L’origine sémantique du mot « terreur »
pourrait ainsi se révéler origine conceptuelle. Impossible ici d’en faire
une exégèse, rappelons simplement des choses connues : le mot 16 naît
pendant la Révolution française comme le mot de « terrorisme », il
désigne une pratique de la violence à l’échelle d’un État, au mépris des
lois ordinaires, et a pour finalité d’assurer l’entière obéissance des sujets,
ou citoyens, en bloquant un certain nombre de libertés et en sidérant la
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capacité de réponse, de révolte, de réaction. Aussi emploie-t-on générale-
ment le terme de terreur pour qualifier la politique d’un gouvernement.
C’est l’usage politique de la peur pour paralyser les masses qui fait se
42 rejoindre, dans la pratique de la terreur, un État comme celui de 1793
et des groupes illégaux terroristes. Mais la pratique de la terreur n’est
pas, par définition, réservée à un usage intraétatique. En insistant sur la
notion de paralysie des masses par la peur, on a pu parler de terreur pour
les bombardements de Londres, de Dresde, de Hiroshima et Nagasaki.
À mon sens, il faut reprendre la notion de terreur pour mieux comprendre
le terrorisme et ne pas rabattre par paresse linguistique la terreur sur
l’action de l’exécutif. L’analyse qu’en fait Sophie Wahnich à propos de
1789-1793 devrait nous inviter à plus de circonspection quant au can-
tonnement de la terreur au gouvernement. En tant qu’historienne,
elle sépare cependant nettement Terreur et terrorisme contemporain
(Wahnich, 2003) 17. Pour ce qui concerne les acteurs, elle montre que
le gouvernement révolutionnaire et les masses révolutionnaires sont
deux parties prenantes de la Terreur, que ce n’est pas là une décision
unilatérale du gouvernement pour asseoir son pouvoir et imposer sa
vision de la révolution. Sophie Wahnich parle d’une « dynamique d’éco-

16.  Je ne rentre pas dans le détail d’une analyse qui reconnaîtrait dans les Assassins ou les Zélotes les précurseurs
des mouvements terroristes. Le mot se confond bien avec la chose ou, autrement dit, l’analyse du « terrorisme »
nous conserve définitivement prisonniers du langage.
17.  Il n’est pas certain que l’essai, dans ses conclusions, satisfasse totalement à cette précaution de départ…

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Les Champs de Mars n°22

nomie émotive fondatrice, ressortissant du sacré et de la vengeance »


(Wahnich, 2003 : 25). Outre que la Terreur est conçue sur le moment
comme le retournement de la volonté contre-révolutionnaire de terro-
riser les patriotes, la décision est replacée dans son contexte (guerre,
trahison du roi, Vendée). Le 10 août 1792, les massacres de septembre
et le tribunal révolutionnaire sont la conséquence d’un désaveu par la
population de la crédibilité de l’Assemblée, qui ne se fait plus suffisam-
ment le relais des revendications populaires. Les représentants sont
marginalisés par les massacres de septembre qui ont été « insupportables
pour tout le monde mais [que] le plus grand nombre de spectateurs […] ont
trouvés légitimes sur le coup » (Wahnich, 2003 : 47). Le tribunal « voit le
jour pour éviter que les massacres de septembre ne se répètent ». La thèse
de Sophie Wahnich, c’est que la loi des suspects « suspend » en fait « la
répression mortifère » : être suspecté n’est pas être accusé, et si peine il y
a, elle peut être différée indéfiniment. Selon elle, c’est le système vin-
dicatoire de la justice qui est satisfait par cette vengeance politique et
sacrée. La radicalisation du 22 prairial an II, celle d’un « faire mourir »,
fait sortir du cycle de la vengeance.
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Ce que je retiens de cette thèse, sans doute historiquement contestable,
c’est qu’elle s’attarde sur les rapports entre la population et ses représen-
tants, qu’elle fait place aux émotions politiques non opposées à la raison, 43
et que, en étudiant ces rapports de représentation, de solidarité entre
les masses et l’exécutif-législatif, elle met l’accent sur la participation à
la terreur 18, sur une sorte de double-retournement de la peur.
Telle est l’injonction faite au chercheur : reconstituer pour le terrorisme
une théorie des passions, voire des émotions, politiques dans la relation
directe entre gouvernants et gouvernés, dans la représentation. Cette
théorisation a été faite pour la seule notion de terreur, sous l’angle de
la peur essentiellement (Sofsky, 1995 ; 1998 ; 2002 ; Traverso, 2007),
mais à seule fin d’expliciter d’autres phénomènes politiques (terreur
d’État, constitution de l’État, totalitarismes…) et non pour éclairer ce
que nous nommons aujourd’hui terrorisme, notion désormais orpheline
de son concept d’origine.

Détour 2 : terrorisme, le mot et le concept


Dans les usages linguistiques, il n’en a pourtant pas toujours été ainsi.
« Terrorisme » n’a pas toujours été un mot sacré, absolutisé et réduit
à une seule expression. Quelques exemples divers et parmi d’autres

18. « La terreur est une autocontrainte décidée » (Wahnich, 2003 : 92).

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Le paradoxe du terrorisme

attendent une analyse sémantique et conceptuelle. Le mot fait partie du


vocabulaire utilisé pendant le premier procès de Nuremberg, et la dis-
tance n’est pas marquée entre l’usage discriminatoire nazi pour qualifier
les résistants et la description de la politique du IIIe Reich par les Alliés,
comme si le mot n’était pas aussi unilatéral ni aussi chargé émotionnel-
lement/politiquement qu’aujourd’hui (Wieviorka, 2006 citant les mots
du procureur états-unien Jackson : 62). Dans un autre contexte, Ernst
Jünger l’utilise assez indifféremment, comme un écho de la Première
Guerre mondiale, et sans référence à 1793, dans ses Journaux (Jünger,
2008). Ou encore le terme vient décrire, au-delà de la politique anglaise,
tout un climat en Irlande du Nord (Feldman, 1991). De manière assez
peu déterminée, le mot « terrorisme » décrit une situation où se croisent
émotions froides et émotions chaudes, et le mot « terreur » désigne un
ressort politique, une métonymie de la force et de la puissance, rien
qui soit substantiellement illégal. Les usages en sont significativement
indifférenciés et non paradoxaux, contrairement à l’usage très récent.
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Analyser la participation populaire
et la temporalité politique
On comprend une partie de la difficulté propre à l’objet terrorisme,
44 impossible à extraire d’une ambiguïté essentielle qui confond l’usage
du mot et le concept. À ce stade, le brouillage des catégories de pensée –
morale et stratégie – est dépassé par le passage par la philosophie et par
l’ouverture à la practicité de telles élaborations. Seulement maintenant
peut être défendu moralement le droit de résistance par des moyens ter-
roristes (contre un occupant, envahisseur, la limite avec l’« oppresseur »
étant à fonder) et peuvent être mis en œuvre les moyens d’empêcher le
terrorisme non représentatif (on peut ainsi distinguer le terrorisme du
FLN et celui du FLNC, celui de l’IRA et celui de l’ETA postfranquisme).
Concomitamment dans deux registres différents, tels ceux de l’organiste,
et grâce à des prémisses logiques, on peut espérer aboutir à une conclu-
sion morale, parce qu’on n’a pas séparé au préalable morale et politique.
Je peux déduire, dans l’esprit toujours de « décompartimenter », deux
principes pratiques d’analyse de « tel et tel » terrorismes, afin d’achever
le mouvement qui, du dépassement du « tel ou tel » particulier vers la
généralité de la théorie, se reconcrétise dans la pratique de la recherche
(appliquée ?) : ces deux principes sont le degré de participation de la
population et la temporalité politique de l’événement terroriste.
Dans la mesure où est prise en compte l’interrelation société/groupe
minoritaire de référence/ individu terroriste, la première préoccupation

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Les Champs de Mars n°22

du chercheur comme de l’acteur antiterroriste consiste à évaluer la reven-


dication politique et à mesurer le degré d’adhésion de la population
visée (comme cible, comme destinataire, ou les deux), autre manière de
doser la dimension individuelle et la dimension collective d’une action
terroriste. Chercher à expliquer l’élément religieux au sens large, ou
idéologique, découvrir les valeurs convoquées pour justifier à la fois
l’élément politique et le passage à l’acte, permet de développer les dif-
férentes strates de la société impliquées brutalement dans l’événement
terroriste 19. Ce n’est pas autre chose que d’analyser la « participation »
de la population, en découplant les valeurs et les revendications puis les
moyens d’une part, en distinguant le degré d’adhésion du spectateur,
du tiers, du témoin, de la cible d’autre part. Seraient ainsi différen-
ciés le terrorisme de Narodnaya Volya d’une part et le terrorisme en
Tchétchénie et en Palestine d’autre part. C’est dans cette perspective
que s’inscrivent les tentatives pour analyser la nature du soutien d’une
population à un terrorisme généralement déterritorialisé 20. C’est donc
une focalisation multiple qui est requise : le terroriste, la population (la
société dans laquelle il évolue et son soutien) et le pouvoir (instances
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de réaction). Se fait jour une relation triangulaire qui doit prendre en
compte des abstractions comme le tiers neutre, le spectateur moral,
le témoin de l’humiliation, etc. La position scientifique est difficile à
45
tenir, puisqu’il faut croiser ces deux perspectives : la rationalité propre
à l’action terroriste et les émotions politiques qui traversent tous les
acteurs. La population est le support de plusieurs approches, étant
à la fois milieu pour les terroristes, ennemie, soutien, cible, etc. En
outre, elle est concrètement fragmentée dès lors qu’elle est en proie à
des actions terroristes. Dans ma perspective, la population peut être à
la fois productrice de décisions de gouvernance (soutien au régime) et
passivement soutien des revendications mises au jour par l’acte terro-
riste. Donc une population est forcément divisée à plusieurs niveaux
par le terrorisme. C’est peut-être un effet fondamental qu’il faudrait
étudier et qui conduit à différentes strates de conscience de la population
(adhésion aux revendications, refus de la violence terroriste, soutien
tacite aux terroristes, soutien actif aux terroristes, refus des moyens

19.  Il faudrait alors relativiser la référence religieuse de certains terrorismes. La religion peut être une motiva-
tion particulière ; pour autant, mise en relation avec les composantes sociales, elle devient une croyance au sens
d’Elster, c’est-à-dire un adjuvant aux autres croyances (politiques), une « ressource plutôt qu’une motivation »
(Elster, 2009 : 524). On peut voir la simulation des motivations d’un kamikaze japonais dans le cours corres-
pondant d’Elster (Elster, 2007-2008).
20.  Cependant la population palestinienne, qui soutient le terrorisme dans sa grande majorité, en subit aussi
le contrecoup, elle est cible conséquente de représailles. Le découplage est souvent arbitraire.

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Le paradoxe du terrorisme

et compréhension de la fin 21). En ce sens, la rationalité est celle qui


émerge de l’analyse politique des composantes de la société qui vit le
terrorisme. Bref il est essentiel de ne pas perdre de vue le rapport entre
l’individu en rupture de ban et la communauté politique.
Reste à savoir si le questionnement est suffisant, par exemple pour
distinguer terrorisme (substantiel) et résistance (terrorisme conséquen-
tiel, technique parmi des armes diversifiées). La préconisation serait
d’envisager la totalité des acteurs et, pour savoir s’il y a contradiction
ou pas, analyser le degré d’adhésion de la population (le peuple au sens
politique et sociologique). S’agit-il d’une action comprenant deux ou
trois acteurs ? Deux acteurs : le groupe terroriste et le gouvernement
sur lequel il veut faire pression, c’est-à-dire que la population, victime,
ne soutient pas les raisons de l’engagement des terroristes (les raisons
sont mal fondées). Trois acteurs : le groupe terroriste, le gouvernement
(le pouvoir) et la population qui soutient, même tacitement, les raisons
des actes terroristes. Dans ce rapport triangulaire, le groupe terroriste
ne peut plus être considéré comme ultraminoritaire et comme por-
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teur d’une idéologie égoïste. On peut alors mieux faire, par exemple, le
départ entre 1) le terrorisme de l’IRA : même si la population d’Irlande
du Nord est profondément hostile à « l’occupant » anglais, l’IRA n’a pas
46 fédéré les soutiens (faciles à évaluer par des sondages, mais difficiles à
mesurer dans les sentiments politiques) ; 2) le terrorisme d’Al-Qaida :
les attentats du 11 septembre 2001 n’ont pas fédéré l’Orient contre
l’Occident, même si la désignation de l’ennemi était directe et visait tous
les Occidentaux dans l’attaque. Les raisons sont multiples : le monde
arabe, dont Al-Qaida se faisait la représentante, tout en se reconnais-
sant dans certaines revendications des terroristes, n’a pas soutenu les
valeurs dont ceux-ci se réclamaient ; 3) la résistance française pendant
la Seconde Guerre mondiale (arme du pauvre mais soutien tacite de la
population contre un occupant). Et ainsi de suite.
Il s’agirait donc d’identifier le rapport dual ou triangulaire engagé dans
un événement terroriste pour déterminer la contradiction ou la non-
contradiction de l’action terroriste, avec pour conséquence que c’est le
rapport dual qui pose problème à la démocratie.
Dans une théorie des passions qui s’attacherait au terrorisme, la ques-
tion du rapport entre action individuelle, marginale, au coût très bas
par rapport au gain fantasmatique, réel et politique, et participation

21.  C’est à ce moment de l’argumentaire que les points communs entre guérilla et terrorisme sont les plus
marqués.

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Les Champs de Mars n°22

populaire engendre la révision d’une autre question, celle de la tem-


poralité, qui devient finalement une autre manière de traduire ou de
gloser la rationalité du terrorisme. Entendons une temporalité politique,
à l’opposé de la temporalité de l’action qui trouve, elle, son explication
dans l’analyse géostratégique. La temporalité politique est d’ordinaire
envisagée sous l’angle de la réponse gouvernementale à un acte ter-
roriste et interroge l’essence démocratique de tel ou tel État plus ou
moins mis en contradiction avec lui-même 22. Dans un questionnement
sur la rationalité, la temporalité politique indique le rapport entre les
valeurs, les revendications et le passage à l’acte, l’action elle-même,
et de quoi elle ressortit. Distinguer l’urgence de la panique revient à
reprendre la temporalité sous l’angle de la passion politique, mais de
l’État uniquement, car c’est bien la rationalité de l’exécutif qui est alors
éclairée. La temporalité terroriste peut être développée de la manière
suivante : qu’est-ce que les terroristes envisagent à court, moyen, long
terme ? Quel est le terme qu’ils se donnent pour leur action ? S’agit-il
d’un but rationnel, où rationnel revêt, du coup, le sens de raisonnable ?
Quel sens donner à l’escompte, ce que l’on attend du futur, ce que l’on
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estime raisonnablement probable, la réalisation que l’on tente d’inflé-
chir par son action (espérance de réalisation, prévisibilité, probabilité) ?
La traduction politique de l’escompte est réductrice, qui tend à faire
47
correspondre l’escompte et la stratégie des probabilités exclusivement,
et qui l’assigne au rapport entre moyens et fins. Or il semble que le
terrorisme soit un faux rapport moyens/fins, tout au moins peut-on
dire que la rationalité au sens de stratégie, de calcul, dissimule d’autres
raisons et ne se réduit pas à une rationalité de l’efficacité. Elster cite
Tocqueville, « l’intérêt bien entendu » et les « conséquences lointaines de
l’action » (Elster, 2006a) 23.
La temporalité ainsi définie combine une manière de ressentir le présent
politico-social et ce qui est attendu du futur, c’est-à-dire ce qui modèle
l’action pour modeler le futur.
On devine les conclusions à la fois morales et politiques que l’on peut
tirer de l’analyse conjuguée, au sein d’une théorie des passions poli-
tiques, de la temporalité politique et du degré de participation de la
population. Moralement se pose la question de ce qu’on a le droit de

22.  Inutile de préciser l’abondante littérature sur la démocratie états-unienne mise à mal par l’adoption du
Patriot Act, la création du camp de Guantanamo, les protocoles secrets de règlement de la torture, etc.
23.  Elster fait un diagnostic pour le politique en général, non pour le terrorisme, qu’il aborde ailleurs, notamment
à propos des motivations désintéressées des kamikazes. Le politique correspond à un « taux d’escompte du futur
élevé [et] repose sur des croyances bien fondées » (Elster, 2006a : 16). « Ainsi caractérisé l’intérêt bien entendu
est un amalgame d’éléments objectifs et subjectifs » (Elster, 2006a : 20), manière de fonder le « bon » altruisme.

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Le paradoxe du terrorisme

faire par altruisme politique. L’opposition, ou la conjonction, entre


légalité et légitimité (au sens de Schmitt, 1990) nous place d’emblée
au-delà de l’égoïsme individuel. C’est bien plutôt la question du désin-
téressement qui assure le passage entre la morale et le politique, car
l’action terroriste n’est désintéressée que si elle a un but politique légi-
time et à long terme 24. Cela permet aussi de faire le départ entre une
action raisonnable, même si elle est coûteuse et risquée, et une action
contradictoire, entre les émotions politiques et l’absence d’émotion
morale, entre la critique de l’élément négatif – le sentiment qui veut
punir l’injustice – et l’élément positif, soit le terme politique de l’action.
Inutile pour la recherche d’imaginer une fausse rationalité, qui serait un
autre nom de l’illogisme, de la contradiction ou de l’irrationalité ; bien
au contraire, l’effort doit porter sur la reconstruction des rationalités
à l’œuvre dans l’espace politique impliqué, qu’il soit local ou mondial.
Regarder en face le paradoxe du terrorisme permettra peut-être de
l’effacer comme d’autres paradoxes qui nous apparaissaient insolubles,
ou essentiels. Il y a, malgré tous les efforts, une résistance de l’objet ter-
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rorisme à la conceptualisation, trop proche ou trop éloigné d’événements
ou de phénomènes que nous connaissons mieux ou dont nous sommes
plus familiers. Le mot, aujourd’hui, nous empêche de pousser plus loin
48 les tentatives d’éclaircissement, et il est improbable d’espérer inventer
un autre vocabulaire pour venir remplacer l’élaboration conceptuelle.
L’action à l’aveugle du terrorisme est encore rétive aux élucidations.
Néanmoins, la remise en situation politique, et non pas sociale, de
l’événement terroriste permet des réajustements, des précisions, des
élargissements aux mécanismes politiques, qui sont dignes d’intérêt
et qui ont le mérite de prendre en compte tous les éléments, toutes les
perceptions, tous les engagements qui constituent la cité, c’est-à-dire
les raisons et les passions qui font la vie politique.

Ninon Grangé,
Université Paris VIII – Saint-Denis

24.  Elster le préconise à propos des attentats-suicide : l’action étant désintéressée, ce serait se fourvoyer que
de rechercher des motivations improbables d’amour-propre (Elster, 2009 : 217-242).

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