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J’avais neuf ans quand je suis né

J’avais neuf ans quand je suis né. Exactement 9 ans, trois mois et deux
jours. Deux jours plus tôt on m’avait annoncé la mort de mon père. Un
peu comme une annonce officielle. On m’avait pris à part dans une des
pièces de la maison de mon grand-père Justin. Depuis mon arrivée à
Gravières, je me doutais bien de quelque chose. Il y avait les yeux bleus
de Justin que jusqu’ici je n’avais jamais vu si rouges. Lui, le patriarche,
qui, lorsque je le quittais, faisait cesser mes effusions de gamin d’un
péremptoire « ça va bien », il avait du pleurer. Il se passait quelque
chose. Plutôt, il ne se passait rien. Il y avait ce silence que semblaient
emprisonner les murs épais qui d’ordinaire gardaient enfermée la
fraîcheur. Ces regards fuyants. Ces gens que je n’avais jamais vus.
C’était comme un fête, mais une fête triste. Depuis 10 jours que mon
père était parti pour une clinique de Montpellier, j’avais surpris des
chuchotis, des messes basses. Tout allait bien, me disait-on. C’était
bénin. Une crise d’appendicite.

Mais pourquoi m’avait-on tenu éloigné dans la maison de tata Ju, à


Joyeuse ? Parce que ma mère était à Montpellier à ses côtés. En même
temps c’était comme des vacances. D’ailleurs j’étais en vacances. Nous
étions en Septembre et alors la rentrée, c’était encore le 1 er Octobre.
Alors on allait se baigner dans la Beaume au milieu des tamaris et tata
Ju m’achetait des macarons dans cette grand-rue où quelques mois plus
tôt j’étais tombé amoureux de deux petites filles en même temps. Je les
avais juste vues passer sur un char de ce défilé de Carnaval. Elles
étaient assises devant un arc en ciel, piqué de roses. Elles m’avaient
tapé dans l’œil. Je les avais prises en photo et depuis je me remémorais
ces premières émotions en les regardant avec une loupe. Je ne me
souviens pas d’avoir pleuré à l’annonce de la mort de mon père. J’avais
peut-être pleuré mais, étrangement, une bonne partie de ce qui
concernait mon père, je crois l’avoir refoulé. Comme une blessure à
cacher. Pendant des mois, bien après, je me souviens d’avoir fait des
cauchemars assez transparents : Dans ce cauchemar répétitif, je
comptais jusqu’à des sommes astronomiques et j’étais, en même temps,
saisi par la peur de faire une erreur.
C’est pour ça aussi, que je suis né à l’âge de neuf ans. Deux jours après,
chez nous, ma mère m’indiqua que je ne viendrais pas à l’enterrement.
Aujourd’hui où la psychologie tient rubrique dans le moindre magazine,
ou Marcel Rufo et autres pédopsychiatres tiennent salon pour expliquer
aux parents qu’ils ne leur faut pas projeter sur eux leurs peurs d’adultes,
on n’imagine pas à quel point, en 1955, on était frustre avec la
psychologie des enfants. Par curiosité j’ai regardé ce qu’on disait
aujourd’hui à propos du deuil à un enfant. J’ai trouvé ça : « Les enfants
aiment en général faire partie des rituels du deuil. Si l'enfant choisit
d'assister aux obsèques, il importe de s'assurer qu'il comprend bien ce
qui s'y passera. Les funérailles peuvent permettre à l'enfant de
comprendre ce qui se passe et de faire ses adieux à la personne
disparue. Il peut participer au rituel en déposant un dessin, une photo ou
un objet familier. Toutefois, si un enfant a peur d'assister aux obsèques,
il ne faut pas l'obliger. Il faut alors trouver une autre façon pour lui de dire
au revoir à la personne décédée (allumer une chandelle, dire une prière,
préparer un album-souvenir, regarder des photos, raconter des
anecdotes ou visiter le cimetière). ».

Ma mère n’avait pas lu Marcel Rufo qui, cette année là, n’avait, lui, que
11 ans. Comme toujours, elle voulait me protéger, peut-être aussi se
protéger elle-même, puisque tout son univers s’était effondré. Ce jour-là,
j’ai levé la voix : Il n’était pas question que je n’aille pas à l’enterrement
de papa. Sûr et certain. Le jour de l’enterrement j’ai gagné. Ma petite
main dans la main de maman. J’ai écouté les discours. Je me souviens
de celui du secrétaire du Parti Communiste, M. Violet, qui vanta les
mérites de mon père, son travail bénévole comme correspondant local
du journal communiste « les Allobroges ». Je souviens d’avoir ressenti
de la fierté devant le drapeau rouge. Tout cela ne voulait rien dire de
précis. C’était juste un sentiment. D’ailleurs je me souviens d’avoir
longtemps confondu Lénine avec un autre barbu dont l’effigie ornait une
réclame de liqueur. Lénine ou Bénédictine, j’ai longtemps confondu.
Mais ce qui est sur c’est que j’avais neuf ans quand je suis né, 9 ans,
trois mois et deux jours. Et c’était le jour de l’enterrement de mon père.

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