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Journal d'agriculture tropicale et

de botanique appliquée

A propos de « La Proie et l'Ombre, de civettes, de noms et d'autres


choses » de J. Dournes
Claudine Friedberg

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Friedberg Claudine. A propos de « La Proie et l'Ombre, de civettes, de noms et d'autres choses » de J. Dournes. In: Journal
d'agriculture tropicale et de botanique appliquée, vol. 23, n°4-6, Avril-mai-juin 1976. pp. 119-120;

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A PROPOS DE
LA PROIE ET L'OMBRE,
DE CIVETTES, DE NOMS ET D'AUTRES CHOSES
DE J. DOURNES
Par Cl. FRIEDBERG

Tandis que certains s'efforcent avec plus ou moins de bonheur et de succès


d'analyser ce que représentent les processus classiflcatoires dans diverses sociétés
(y compris la nôtre) ou de mettre en évidence les différents modes de perception de
l'environnement dans le cadre de chaque culture, et ceci avec toute la patience et la
minutie que requièrent de telles tâches (le J.A.T.B.A. s'est fait largement l'écho de tels
travaux (1)), d'autres prétendent nous introduire poétiquement au cœur du problème.
C'est sans doute le propos de Jacques Dournes dans son dernier article « La proie et
l'ombre, de civettes, de noms et d'autres choses » (2).
Nous n'avons rien contre la poésie, bien au contraire, mais à condition qu'elle
soit mode de connaissance, sans pour autant devenir alibi, prêter à une confusion des
idées et permettre un refus de l'effort dans l'analyse.
Dans cet article abondent les exemples d'un « flou » qui se veut artistique, mais qui
cache des confusions, voire des contradictions. Ainsi, dès le début, l'auteur prend des
libertés avec la pensée de B. Berlin en confondant le système linnéen de nomenclature
(p. 341-342), c'est-à-dire le système binomial encore utilisé à ce jour, et la systématique
linnéenne abandonnée elle, depuis longtemps. Ceci lui permet de feindre plus loin
(p. 347) que Linné a intégré dans sa systématique des notions d'évolution qui ne furent

(1) Ralph Bulmer: « Memoirs of a small game hunter: on the track of unknown
animal categories in New Guinea », J.A.T.B.A., n° 4-5-6, 1974, pp. 79-99; C. Friedberg:
« Les méthodes d'enquête en ethnobotanique. Comment mettre en évidence les
taxonomies indigènes? », J.A.T.B.A., t. XV, n° 7-8, juill.-août 1968, pp. 297-324; C.
Friedberg: « Les processus classificatoires appliqués aux objets naturels et leur mise en
évidence. Quelques principes méthodologiques», J.A.T.B.A., t. XXI, n° 10-11-12, oct.-
nov.-déc. 1974, pp. 313-334; M. A. Martin: « Essai d'ethnophytogéographie khmère »,
J.A.T.B.A., t. XXI, n° 7-8-9, juil.-août-sept. 1974, pp. 219-238; M. A. Martin: « L'Eth-
nobotanique, science per sel A propos d'un livre de Brent Berlin, D. E. Breedlove,
P. H. Raven: «The principles of Tzeltal Plant classification», J.A.T.B.A., t. XXII,
n° 7-8-9, juil.-août-sept. 1975, pp. 237-276.
(2) J.A.T.B.A., t. XXII, n° 10-11-12, 1975, pp. 341-357.

JOURNAL d'aGRIC. TROPICALE ET DE BOTANIQUE APPLIQUÉE, T. XX11I, N° 4-5-6, AVRIL-MAI-JUIN 1976


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introduites que par Darwin et d'écrire, comparant cette systématique et la classification


jorai, cette phrase dont on ne voit pas très bien le sens si ce n'est s'il l'a voulue aphoris-
tique: « D'un côté nous avons une classification (qui se veut) naturelle dans une langue
artificielle, de l'autre côté un classement culturel dans une langue naturelle ».
Les autres auteurs qu'il cite ne sont pas mieux traités, les raccourcis par lesquels
est présentée leur pensée détournant complètement cette dernière de son véritable
propos. Jamais R. Bulmer qui manie avec beaucoup de précautions la notion de
taxonomie naturelle (p. 356) n'envisage celle-ci comme plus ou moins universelle.
Quant à moi-même, quand j'utilise le terme « coïncidence », il ne s'agit pas de
coïncidence entre taxonomies ou entre nomenclatures, mais entre classification scientifique
et classification populaire et encore seulement comme une tendance et uniquement
dans le cas de plantes ayant une affinité phylogénitique se manifestant par une
ressemblance morphologique (p. 356).
Cette méconnaissance des travaux antérieurs conduit l'auteur à présenter comme
une sienne découverte que peuvent coexister pour une même culture plusieurs types de
classification, alors que Lévi-Strauss avait déjà exposé dans La pensée sauvage comment
les classifications pouvaient s'établir sur plusieurs axes simultanés; elle l'amène même
à oublier ses propres œuvres: par exemple quand il utilise sans précaution les termes
« générique », « variétés », « sous- variétés », « sous-espèces », etc. ce qu'il condamnait
lui-même dans « Bois-bambou » (1).
Il faudrait reprendre l'article ligne par ligne; mais nous y renonçons, n'ayant
guère de goût pour ces exercices académiques qui consistent à démontrer que l'auteur
est, à la ligne 76, en contradiction avec ce qu'il a dit à la ligne 20.
On aurait même pu laisser cet article sans écho s'il ne risquait d'être pris par
certains comme une manifestation de plus de cette tendance générale au dénigrement de
la Science qui se répand de plus en plus dans notre société, en réaction aux mésusages
technologiques ou technocratiques que certains prétendent accomplir en son nom.
J. Dournes se range du côté de ceux qui ne font pas de science tout comme d'autres
ne font pas de politique. Cela l'entraîne à donner une vision simpliste et manichéenne
du monde: d'un côté la méchante science qui n'aurait pour but que de mettre l'univers
en fiches, et de l'autre l'admirable bon sauvage qui sent toute la complexité de la nature
(p. 353).
Nous aurions préféré voir J. Dournes déboucher sur une véritable problématique
que suggèrent les matériaux qu'il nous présente, par exemple sur les relations entre
nomenclature et classification, deux niveaux entre lesquels apparaissent de nombreux
points de probable articulation; il pourrait alors faire usage de ce sens poétique dont
nous sommes, nous aussi, tout à fait convaincus, qu'il peut être mode de connaissance.

(1) J.A.T.B.A., vol. XV, pp. 88-155 et n° 9/11, pp. 369-498, 1968.

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