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Dans l’œuvre de Jack Goody, le monde méditerranéen occupe une place singulière.
D’abord dans sa biographie. C’est là qu’il a découvert, en tant que soldat puis prisonnier,
des modes de vie, des contrastes sociaux, une diversité religieuse qui influèrent sur sa
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vocation anthropologique. La Méditerranée a été aussi, à travers l’histoire, un point
nodal des échanges entre l’Est et l’Ouest au sein de cette Eurasie à « l’histoire
pendulaire », ou en spirale, dans laquelle l’Orient a joué un rô le civilisateur beaucoup
plus important que ne lui concède une histoire européocentrique. La Méditerranée est
aussi un monde de différences que ne sauraient masquer les discours sur les
Andalousies perdues, un monde divisé notamment par les obédiences religieuses ; enfin
Jack Goody nous invite à réfléchir sur un phénomène vif dans le monde méditerranéen,
le terrorisme, dans un texte de 2004 qui ne peut bien sû r prendre en compte les formes
de terrorisme que la France a connues ces jours derniers. Ce sont ces différents aspects
de la vie, de l’œuvre, des réflexions de Jack Goody que je voudrais rapidement évoquer.
C’est en partie à Gordon Childe qu’il doit une de ses thèses les plus fortes,
magistralement argumentée, sur l’unité de l’Eurasie avec ces centres successifs, son
histoire pendulaire, et son premier grand centre civilisateur, le Moyen-Orient à l’â ge du
bronze où s’inventent l’écriture, la charrue, la roue, la ville. L’histoire de la métallurgie
confirme l’importance de l’Est dans les innovations et longtemps le retard de l’Ouest,
tributaire des inventions orientales. Rome importait son acier d’Inde, la fonte produite
en Chine dès le IIIème siècle avant J.-C. ne le sera en Occident qu’aux XIVème-XVème
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siècles. Goody conclut de cette histoire de la métallurgie : « The social history of metals
and the Near East generally make us rethink and re-orient our world ». Cette importance
de l’Orient dans l’avènement de l’Occident amène Jack Goody à mettre en cause un
schéma traditionnel expliquant la supériorité de l’Occident, schéma selon lequel les
apports d’Athènes, de Rome, puis de la Renaissance, de la Réforme, des Lumières, de la
révolution industrielle donneraient la solution à la question que s’adressent à eux-
mêmes des historiens occidentaux : « Comment avons-nous été capables de devenir les
hérauts de la société moderne ? » (L’Orient en Occident, p. 10). « S’il est indéniable, dit
Goody, que l’Occident fit des pas en avant considérables dans le champ des savoirs après
la Renaissance, en partie dus à des marchés florissants et à l’adaptation des caractères
mobiles à une écriture alphabétique, bon nombre de conquêtes décisives dans
l’économie, dans les sciences et dans les arts avaient déjà été enregistrées en Orient »
(ibid., p. 306). L’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, c’est Le vol de
l’histoire, The Theft of History (tels sont le sous-titre et le titre d’un livre incisif de J.
Goody), en imposant son paradigme eurocentrique dans la reconstitution de l’histoire de
l’Europe. Goody analyse ce travers chez trois grands historiens : Joseph Needham,
Nobert Elias et Fernand Braudel. Pour montrer que l’histoire de l’Eurasie est insécable et
pendulaire, qu’il y eut une alternance dans la supériorité de l’Est et de l’Ouest, que la
contribution de l’Orient à l’ Occident a été décisive, Jack Goody a consacré un livre aux
apports du monde musulman aux « barbares » occidentaux : riz, agrumes, palmiers-
dattiers, sucre, café, sorbets, sirops, épices, techniques d’irrigation, cotonnades,
techniques de production de la soie et soieries, tapis, fourchette, papier, alchimie,
algèbre, cartographie, poésie lyrique, luth, hautbois, pharmacologie, pratiques
hygiéniques, poudre à canon, etc., tels sont quelques-unes des innovations qui nous sont
venues des pays musulmans, soit que ces innovations aient été le propre de ces pays,
soit que ceux-ci aient été de puissants et efficaces relais d’inventions chinoises,
indiennes ou mongoles. Dans Islam in Europe (L’islam en Europe. Histoire, échanges,
conflits), Goody reconstitue l’histoire de ces échanges et écrit : « La pénétration arabe en
Afrique du nord, en Espagne et sur le pourtour méditerranéen est sans doute la plus
marquante. Elle a été d’autant plus significative qu’elle s’est produite à une époque où
l’Europe accusait un immense retard intellectuel et économique par rapport aux
Arabes. » (L’islam en Europe, p. 91) Cette supériorité médiévale de l’Orient islamique se
traduisait par l’activité des cités marchandes du Moyen-Orient, alors qu’« en l’an mille,
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écrit Goody, les villes commerçantes étaient pratiquement inexistantes en Europe du
nord » (ibid., loc. cit.). Les dynasties des Fatimides en Sicile, des Almohades en
Andalousie ont joué un rô le important dans ces processus de diffusion. Toutes les
notations de Goody sur les techniques proche-orientales et leur diffusion à l’Ouest
reposent sur une connaissance très précise des matériaux et des procédés de
fabrication. On peut regretter que Goody n’ait pas, en France, davantage connu Leroi-
Gourhan et son école, spécialisée dans l’anthropologie et l’archéologie des techniques. Il
y a, en effet, comme du Leroi-Gourhan, dans cette déclaration de Goody : « Our division
between the material and the spiritual seemed to me a crude and primitive distinction »
(Metals, Culture and Capitalism, p. 285).
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images, du théâtre, de la fiction, des reliques et de la sexualité. Il nous rappelle la vivacité
contemporaine de cette opposition entre chrétiens (en l’occurrence orthodoxes)
iconophiles et musulmans iconophobes quand il évoque ses souvenirs des Grecs et des
Turcs à Chypre pendant la dernière guerre : « Les premiers, écrit-il, érigent
d’innombrables images de saints et de la Sainte Trinité, qu’ils adorent même en se
courbant et en y déposant un baiser. Les autres (les Turcs) sont horrifiés par la barbarie
de tels actes » (« Différences méditerranéennes : le statut des images et la place des
villes », p. 5),. En fait, les religions révélées furent toutes en leur début rétives aux
représentations « de l’immatériel par le matériel et plus généralement à l’idée même de
représenter un objet créé par le Dieu créateur unique » (La peur des représentations, p.
163). « Le christianisme, le judaïsme et l’islam primitif , écrit Goody, condamnaient
toutes formes d’images, qu’elles soient sacrées ou profanes » (L’islam en Europe, p. 166).
La condamnation du théâ tre, du « pouvoir illusionniste du drame » (La peur des
représentations, p. 125), participait de ce rejet de la mimésis, de cette iconophobie
originelle des religions du Livre mais aussi du bouddhisme. Cette peur des images ne
pouvait être dépassée qu’avec l’introduction de thèmes iconographiques religieux,
constituant, avec ses images, ses peintures, ses sculptures, ses vitraux, une « Bible des
pauvres ». Cette querelle des représentations a aussi traversé le christianisme, les
protestants – faut-il le rappeler ? – affichant, contre ce qu’ils percevaient comme de
l’idolâ trie, un iconoclasme rigoriste. É lisabeth Ier, nous rapporte Goody, avait fait dire par
son ambassadeur au sultan d’Istanbul que l’islam et le protestantisme se rejoignaient
dans ce rejet de l’icô ne (L’islam en Europe, p. 160).
Dans son ouvrage sur L’islam en Europe, Goody, savant sachant aussi bien
analyser l’â ge du bronze que les problèmes contemporains, a consacré un chapitre au
terrorisme. Ce texte a un caractère prémonitoire quand Goody écrit « telle l’hydre à sept
têtes, le terrorisme (il fait alors référence au 11 septembre 2001) reviendra sous une
forme ou sur une autre » (L’islam en Europe, p. 11). Je ne sais comment il aurait analysé
les tragiques événements du 13 novembre mais ses réflexions sur le statut fluctuant du
« terroriste » et du « combattant de la liberté » méritent d’être prises en considération.
Ainsi les talibans afghans ont pu être considérés comme des « combattants de la
liberté » quand ils s’opposaient à l’invasion soviétique et comme des « terroristes »
quand ils se sont opposés aux troupes de l’OTAN ou du gouvernement afghan. « Tout
mouvement nationaliste, écrit Goody, ou toute minorité nationale qui usent de moyens
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qu’ils estiment être les seuls à leur disposition pour s’élever contre un É tat qui s’est
arrogé le monopole de la force pourraient se voir taxer de terrorisme » (ibid., p. 151).
Ces réflexions de Jack Goody sur une des cicatrices les plus vives de nos sociétés
montrent, une fois de plus, l’extraordinaire polyvalence de ce grand maître, ayant fait
preuve de son immense talent dans tous les registres de l’anthropologie : l’analyse
minutieuse d’une société (je pense à ses travaux sur les LoDagaa, l’étude en profondeur
des grands thèmes de la discipline (faut-il rappeler ses travaux fondamentaux sur la
famille et la parenté, sur la cuisine, sur la métallurgie, sur l’écriture et l’oralité), la grande
synthèse historique telle qu’il nous la propose dans L’Orient en Occident entre autres
mais aussi des réflexions sur l’actualité en décentrant le regard de ses lecteurs, comme il
le fit dans son chapitre sur le terrorisme. Merci Jack !