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Les interrogations de la République italienne

D'UN JOUR À L'AUTRE, deux déclarations. Elles n'ont apparemment rien à voir entre elles, mais elles
posent de manière aiguë la question du rapport de l'Italie à son passé, récent ou plus lointain. Vendredi 12
novembre, le philosophe turinois Norberto Bobbio, théoricien de la gauche démocratique, confie au journal
Il Foglio sa jeunesse « philofasciste » (Le Monde du 18 novembre). Le lendemain, le président du Conseil,
Massimo D'Alema, absout la Démocratie-chrétienne et le Parti socialiste, qui ont sombré dans l'opération
« Mani pulite » (Mains propres) après avoir régné pendant près de cinquante ans sur la Péninsule.
La déclaration de M. Bobbio n'est pas à proprement parler une révélation. Le trouble qu'elle provoque naît
des circonstances qui l'entourent. Le vieux sage - il vient d'avoir quatre-vingt-dix ans - a accepté de répondre
aux questions d'un jeune historien, Pierangelo Buttafuoco, plus ou moins relié à la mouvance néofasciste,
pour un journal dirigé par Gianfranco Ferrara, ancien communiste que ceux qui l'ont connu à l'époque ne
classent pas parmi les réformateurs, ancien porte-parole de Silvio Berlusconi quand celui-ci dirigeait le
gouvernement...
VISION MANICHÉENNE
La gauche laïque en est sûre : il s'agit d'une « opération idéologique » qui ne vise rien de moins qu'à remettre
en cause les fondements de la République italienne, en laissant entendre que « les pères de la Patrie » ne
sont pas à l'abri de tout soupçon. Ce serait jeter par-dessus bord le bien commun aux deux grandes forces
politiques qui se sont affrontées depuis la fin de la guerre : la Démocratie-chrétienne et le Parti communiste,
liés par l'opposition au fascisme et finalement par une vision manichéenne de l'histoire, dans laquelle le
mouvement mussolinien représentait le mal et la Résistance le bien.
En donnant, à travers son expérience personnelle, une vision plus nuancée de l'histoire, en reconnaissant
avoir joué « double jeu » (doppiezza) avec les fascistes et avec les antifascistes, en admettant une sorte de
dédoublement (sdopamiento) entre « un moi politique et un moi culturel », Norberto Bobbio fait voler en
éclats les schémas simplistes. Il n'est certes pas le premier. Des historiens italiens, comme Renzo De Felice,
ont contribué au cours des dernières années à donner une vision plus nuancée du Ventennaio (les vingt ans
de fascisme). Mais que la remise en cause vienne de la figure intellectuelle de la Ire République, née dans
les combats de la Résistance, à laquelle il participa lui-même, comme de la IIe République en gestation
dérange les adeptes du politiquement correct à l'italienne.
Si l'on pouvait dans les années 20, ainsi que le raconte Bobbio, fréquenter des fascistes et des antifascistes,
continuer ses études sans trop de difficultés, alors le régime n'était peut-être pas le mal absolu qu'on a dépeint
après la Libération. Si Bobbio n'en a pas parlé plus tôt parce qu'il « avai[t] honte », alors la conscience
collective de l'Italie démocratique est peut-être fondée sur un refoulement du passé et sur une forme de
mauvaise conscience. En même temps, l'antifascisme, qui était « une valeur nécessaire à l'identité nationale
» (La Repubblica), devient une notion relative. « Bobbio aussi a été fasciste ? Alors nous avons tous été
fascistes, et puis tous démocrates-chrétiens, et demain, qui sait ? toujours aussi fourbes, tous de braves
Italiens. Ce n'est pas ça, l'histoire de l'Italie », conclut le quotidien de centre gauche.
Tous des démocrates-chrétiens ? Pourquoi pas ? semble répondre en écho Massimo D'Alema. En tout cas,
il n'y aurait pas de quoi se repentir, si l'on en croit le président du conseil issu des rangs de l'ancien Parti
communiste reconverti dans le socialisme démocratique. Lui aussi veut lancer « une réflexion sur notre
histoire collective », afin « d'ouvrir une ère politique complètement nouvelle ». Cette réflexion ne doit pas
« laisser aux futures générations l'image de cinquante ans de notre histoire comme celle d'une histoire de
voleurs et d'assassins qui s'affrontaient ». Pour combattre cette impression désastreuse léguée par
Tangentopoli - les affaires de corruption des hommes politiques et les enquêtes des petits juges qui ont
pratiquement rayé de la carte politique la Démocratie-chrétienne et le Parti socialiste de Bettino Craxi -, il
faut considérer l'histoire de ces deux grandes formations dans une autre lumière.
Cette révision, prélude peut-être à une amnistie, a aussi des objectifs immédiatement politiques que
Massimo D'Alema n'a pas cachés : « Si nous voulons, à juste titre, que l'histoire du communisme italien ne
soit pas malicieusement réduite à une variante du stalinisme (...) , nous devons commencer à voir dans
l'aventure du catholicisme démocratique et du Parti socialiste italien plus que la longue maturation de
Tangentopoli. » C'est alors qu'il sera « possible de récupérer les passions, les idéaux, les valeurs liés jadis à
des appartenances internationales et à des idéologies fourvoyées ». Un examen impartial de l'histoire
démocrate-chrétienne apparaît comme la condition d'une réflexion honnête des communistes sur leur propre
passé, réflexion collective qui n'a pas vraiment eu lieu en Italie, malgré les diverses phases d'aggiornamento
du PCI.
Entre les appels de Norberto Bobbio et de Massimo D'Alema à reconnaître un passé qui, refoulé, reviendrait
comme un cauchemar, il y a des différences fondamentales. Le vieux philosophe met son passé en ordre au
moment d'approcher, selon son expression, « la ligne d'arrivée ». Le chef des ex-communistes veut préserver
l'image de son parti. Le premier n'hésite pas à ébranler le mythe fondateur de la République ; le second veut
redonner à celle-ci l'éclat qu'elle a perdu. Bobbio pense que l'histoire italienne ne s'écrit pas seulement pour
ou contre le fascisme, D'Alema souhaite reconstituer l'alliance morale des partis laïques et catholiques sur
laquelle s'est établie en 1947 l'Italie moderne.
REMISE EN CAUSE
Leur point commun est de souligner les interrogations que l'histoire pose encore à l'Italie d'aujourd'hui. Le
ciment de l'identité nationale s'est fissuré au cours des dernières années. Après la guerre, cette identité s'était
constituée dans le souvenir de la lutte commune des catholiques démocrates, des communistes, des
socialistes, des libéraux contre le fascisme à l'intérieur et contre l'ennemi de l'extérieur. Le face-à-face de la
Démocratie-chrétienne et du Parti communiste pendant cinquante ans ne l'avait pas entamée.
La chute du mur de Berlin a remis en cause le partage implicite du pouvoir, libéré des énergies, enlevé sa
raison d'être à la Démocratie-chrétienne en même temps que sa fonction de rempart contre le communisme.
Avec la disparition de la Démocratie-chrétienne, le pacte antifasciste s'est dilué. Les héritiers du mouvement
mussolinien se sont débarrassés de leurs oripeaux les plus voyants pour se transformer avec l'Alliance
nationale en un parti de gouvernement. Un ex-communiste est devenu président du conseil après avoir fait
chauffer la place par un démocrate-chrétien en rupture de ban.
Tous les repères ayant été bouleversés, il n'est pas étonnant que le théoricien de l'antifascisme et de la
responsabilité démocratique confesse la tentation fasciste de sa jeunesse dans un journal proche de
Berlusconi. Norberto Bobbio aurait-il voulu souligner ainsi, par-dessus toutes autres considérations,
l'importance de l'honnêteté intellectuelle que tout le monde lui reconnaît qu'il aurait rendu un grand service.
Ce ne serait pas un si mauvais point de départ pour commencer à reconstruire dans un chaos d'incertitudes.

DANIEL VERNET, Le Monde, 25 novembre 1999.

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