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(2015)
REPRÉSENTATIONS
SOCIALES
ET MONDES DE VIE
Textes édités par Nikos Kalampalikis
à partir du texte de :
Denise JODELET
Textes édités par Nikos Kalampalikis. Paris : Les Éditions des Ar-
chives contemporaines, 2015, 372 pp. Collection : “Psychologie du
social.”
Courriel : denise.jodelet@wanadoo.fr
Denise JODELET
REPRÉSENTATIONS SOCIALES
ET MONDES DE VIE
Textes édités par Nikos Kalampalikis. Paris : Les Éditions des Ar-
chives contemporaines, 2015, 372 pp. Collection : “Psychologie du
social.”
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 6
Quatrième de couverture
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À Serge Moscovici
Un maître à penser
Qui m’a fait le don
du respect de ma liberté
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 10
Remerciements
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SOMMAIRE
Quatrième de couverture
Préambule [1]
Introduction : Un faire sur la pensée sociale [3]
Une trajectoire vers et à partir des autres [4]
Miscellanées d'une quête de compréhension des phénomènes représentatifs [6]
Partie I.
RÉFLEXIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES [15]
Partie II.
VILLE, MÉMOIRE, ENVIRONNEMENT [93]
Partie III
CORPS, GENRE, SANTÉ [181]
Partie IV.
PERSPECTIVES NOUVELLES [261]
Bibliographie [347]
Index nominum [367]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 17
[1]
PRÉAMBULE
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Partie I
[2]
Partie II
Partie III
Partie IV
[3]
Représentations sociales
et mondes de vie
INTRODUCTION
UN FAIRE SUR LA PENSÉE SOCIALE
3 Créé en 1955, par Germaine Tillon, le service des Centres Sociaux, rattaché
à la Direction Générale de l’Éducation nationale en Algérie pour garder son
indépendance vis-à-vis du pouvoir politique, avait pour but de « donner une
éducation de base aux éléments masculins et féminins de la population »,
mettre à la disposition des populations « un service d’assistance médico-
social polyvalent », « assurer le progrès économique, social et culturel »
(Arrêté de création).
4 Franz Fanon dirigea à partir de 1953 l’Hôpital psychiatrique de Blida-
Joinville où il introduisit les méthodes de socio-thérapie, de psychothérapie
institutionnelle et d’ethnopsychiatrie jusqu’à sa démission immédiatement
suivie de son expulsion d’Algérie par le Gouvernement Général en 1957. Il
s’était engagé auprès du FLN et a publié des ouvrages marquants sur le ra-
cisme (1952, 1961).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 25
5 Ces thèses dont un panorama est présenté dans l’ouvrage Une approche
engagée en psychologie sociale (Madiot, Lage, Arruda, 2008), se sont ins-
crites dans mes principaux axes d’intérêt. Trois quarts de leurs auteurs oc-
cupent ou ont occupé un poste d’enseignement et de recherche dans diverses
universités en France (16) et à l’étranger (9).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 28
Or, du côté des psychologues sociaux, rares son ceux qui ont sauté
ce pas. La plupart des modèles proposés sont inspirés par l’horizon de
la psychologie sociale comme discipline portant sur l’interaction so-
ciale. Il en résulte que l’étude des représentations sociales reste le plus
souvent située dans l’espace de l’interaction entre individus, individus
et groupes ou entre groupes. Malgré la critique faite aux modèles de la
cognition ou de la cognition sociale, le jeu des conjonctures histo-
riques, des contextualisations culturelles et des impositions sociales
est peu considéré, en dehors de quelques recherches.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 35
[11]
Conclusion
6 Voir, par exemple, les contributions sur la mémoire sociale (Haas, 2011,
2012 ; Haas & Jodelet, 1999, 2000 ; Jodelet & Haas, 2014), l’identité natio-
nale, le mythe et les noms (Kalampalikis, 2001 ; 2002 ; 2007, 2009), la santé
(Apostolidis, 2003, 2006 ; Apostolidis & Dany, 2012), les images de la ville
(Haas, 1999 ; 2002a, b ; 2004 ; De Alba, 2002 ; 2012 ; 2013).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 40
[15]
Première partie
RÉFLEXIONS
ÉPISTÉMOLOGIQUES
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[16]
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[17]
PREMIÈRE PARTIE
Chapitre 1
Réflexions sur le traitement
de la notion de représentation sociale
en psychologie sociale *
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CONSENSUS ET DISPARITÉS
Pour faire bref, on peut dire qu’il y a consensus sur les représenta-
tions sociales :
Si je m’arrête sur ce point, c’est que d’une part dans les approches
non marxistes, il n’existe pas de différence de niveau ou de nature -
donc pas de subordination dans l’analyse - entre idéologies et repré-
sentations. C’est, d’autre part, et surtout, que l’histoire de la notion de
la représentation en psychologie sociale a été particulièrement mar-
quée par l’évolution des courants de pensée marxistes. Évolution à
laquelle sa reconnaissance et ses développements doivent être, dans
bien des cas, rapportés. De même que le behaviorisme, une concep-
tion mécaniste des rapports infrastructure / superstructure a fait peser
son veto sur le développement du champ. Le temps n’est pas loin où
ce dernier fut stigmatisé comme le rejeton de l’idéalisme bourgeois,
rejeton dangereux sur le front de la lutte théorique. Récemment en-
core, on parlait de cette « matière première obstacle, produite par la
philosophie bourgeoise que constitue la catégorie de représentation »
(Pêcheux, 1975). (...)
L’AIRE D’ÉTUDE
DES REPRÉSENTATIONS SOCIALES
EN MILIEU RÉEL
a) La représentation :
forme d’expression sociale et culturelle
b) La représentation :
résultante d’une dynamique psychosociale
c) La représentation :
forme de pensée sociale
À PROPOS DE LA QUESTION
CONTENU-PROCESSUS
PERSPECTIVES FUTURES
individu isolé. Le sujet social, en tant qu’il est membre d’un groupe,
se trouve défini par ses valeurs, modèles, traditions de savoir, normes.
D’autre part, il agit comme porte-parole, parfois même comme défen-
seur du groupe. Il y a tout un travail d’affirmation d’une appartenance
dans l’adhésion aux valeurs et positions de son groupe. De plus, cette
adhésion amène à contribuer à la défense et au maintien de l’unité de
ce groupe et de son identité. C’est ce que j’ai mis en évidence à pro-
pos des représentations de la maladie mentale en milieu rural : les
membres de la communauté réagissent moins en tant qu’individus
qu’en vertu d’une solidarité avec une communauté dont la protection
apparaît comme une valeur supérieure. Ce travail défensif se fait par
une action du groupe sur les déviants et conjointement par l’adoption
de pratiques qui manifestent l’intégration et l’appropriation des
croyances ancestrales du groupe.
Autre conséquence de la prise en compte de l’individu en tant que
sujet social : les processus de connaissance et de représentation ne
sont pas envisagées du seul point de vue d’un fonctionnement régi par
des processus interindividuels en vue d’une adaptation biopsycholo-
gique, non plus que par une détermination linéaire due à une position
une place sociale. Ils sont rapportés à l’intégration dynamique
d’éléments sociaux et culturels qui forment l’univers de référence et
d’étayage à partir duquel les sujets sociaux vont construire leur doc-
trine et leur expérience. C’est pourquoi nous conduisons nos études de
représentation à propos d’objets complexes, comme dans le cas du
corps, par exemple. Objet social et privé, présentant une face interne
et une face externe, lieu d’investissement psychologique et social, le
corps rend à même d’étudier l’œuvre du social dans l’individuel. J’ai
pu déjà étudier l’effet du changement culturel sur les modalités
d’appréhension du corps médiatisé par l’appartenance sociale. Je
compte continuer ce type d’analyse en suivant les variations des élé-
ments de représentation à l’intérieur du même groupe social, selon les
facettes de l’objet qui sont mises en cause, et les modulations d’un
même secteur de représentation entre les groupes sociaux. Ceci de-
vrait contribuer à l’élaboration d’un mode général d’analyse des sys-
tèmes de représentations.
Dans cette perspective, il nous paraît aussi nécessaire d’aborder les
représentations dans une optique comparative, soit par le biais de la
comparaison entre divers groupes sociaux, soit par le biais de la com-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 60
[28]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 61
[29]
PREMIÈRE PARTIE
Chapitre 2
Pensée sociale et historicité *
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UN LIEU DE CONVERGENCE
CHEVAUCHEMENTS ET HIATUS
tés. Cependant, leur étude qui vise à faire ressortir les pensées tacites,
les significations implicites, [33] les structures cognitives latentes
renvoie à un soubassement inconscient déjà pressenti par Durkheim.
Par éclaircissement des conditions d’un fonctionnement mental in-
conscient (Polanyi, 1966 ; Searle, 1983 ; Sperber, 1974), elle pourrait
être utile à l’histoire où s’affrontent des conceptions différentes avec,
depuis « l’intervention chirurgicale de Freud dans l’historiographie »
invalidant la coupure entre psychologie individuelle et collective (De
Certeau, 1987), une tendance à se focaliser sur les significations in-
conscientes portées par les phénomènes. Cette tendance soulève
quelques débats en psycho-histoire, notamment par le risque quelle
présente de travailler sur les fantasmes suscités chez l’historien par
son objet. Sans entrer dans ces débats, on relèvera que le « psychana-
lysme » a souvent pour prix l’aveuglement au social (Castel, 1973) et
menace de ramener la vie mentale collective à un analogue du psy-
chisme individuel ou groupal, ne retenant du contexte historique que
des modèles d’étayage culturel. Ce qui revient à envisager (Kaës,
1980) des processus intra-psychiques en suspens coupés des condi-
tions sociales de production et de fonctionnement de la pensée sociale
et, par un renversement surprenant, empêche de prendre en considéra-
tion son historicité et de contribuer à l’approche historique de
l’idéation sociale.
Deuxième hiatus, le postulat de l’inertie, les mentalités étant les
« prisons du temps long », selon l’expression de Braudel. Ce postulat,
exprimé avec une vigueur particulière chez Le Goff (1974), n’est pas
partagé par tous. S’il désigne l’important problème des résistances, il
donne de la culture et du psychisme une vue non constructive, faisant
basculer l’histoire des mentalités hors du champ de l’histoire des
idées, la limitant à un travail sur le résidu. Le problème ainsi soulevé
évoque celui que les sciences sociales ont rencontré avec le concept
d’idéologie qu’elles abandonnent au profit de celui de représentation
pour rendre compte des transformations sociales (Bourdieu, 1982 ;
Godelier, 1984). Dans une telle perspective, on est amené à recon-
naitre l’aspect constructif de la pensée sociale, son efficace via le
pouvoir performatif des mots et à redonner son importance à l’étude
du jeu des idées entre elles, de la dynamique de leurs constituants pas-
sés et présents. L’optique développée en psychologie sociale, confor-
tée par les progrès qu’enregistrent les domaines d’étude de la mé-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 69
HISTORICITÉ DU SYMBOLISME
[36]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 72
[37]
PREMIÈRE PARTIE
Chapitre 3
Représentations sociales :
contribution à un savoir socioculturel
sans frontière *
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REPRÉSENTATIONS SOCIALES
ET RECHERCHE LATINO-AMÉRICAINE
De la spécificité à l’échange
Ce qui nous réunit tient à ce que les objets que nous étudions son
inscrits dans un contexte social et culturel et un temps historique. Et
ceci constitue un défi pour notre pratique scientifique qui doit articuler
les observations et les descriptions localisées et particulières avec des
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 80
CULTURE
ET CONSTRUCTION DES SAVOIRS
l’analyse des transformations sociales. Ils font jouer un rôle aux repré-
sentations à travers le pouvoir performatif des énoncés qui les portent,
pouvoir qui requiert cependant l’œuvre d’autres pratiques sociales ou
institutionnelles pour les légitimer ou les rendre acceptables. Quant à
elle, l’approche des représentations sociales prend en considération
l’incidence que les rapports sociaux concrets dans une collectivité
donnée peuvent avoir sur la construction des connaissances, en rap-
portant le contenu et le fonctionnement de ces connaissances non seu-
lement à des interactions sociales, mais à des rapports entre groupes
différents (classe sociale, couleur, ethnie, etc..) et à des rapports de
pouvoir (politique, religieux, de genre, etc.), qui redoublent les dimen-
sions proprement culturelles et bien sûr incluent l’histoire.
Il convient de noter, cependant, que la référence à la culture
n’implique pas toujours l’histoire. Ce problème constitue aujourd’hui
une question émergente pour l’anthropologie et les sciences sociales à
travers une double interrogation portant d’une part sur la question de
la contemporanéité, dont l’ignorance conduit à une conception sta-
tique de la culture construite alors en extrayant les énoncés de leur
contexte ; et d’autre part sur la prise en compte de ce que les histo-
riens nomment le « régime d’historicité ». Cette notion permet
d’approcher la façon dont le développement historique est affecté par
une organisation sociale et culturelle donnée et de spécifier les rap-
ports, engagés dans un présent, qu’un individu ou une pratique entre-
tient avec l’histoire de la société d’appartenance. Ceci est particuliè-
rement important quand on s’interroge sur le sens que prennent des
conceptions comme celles de la démocratie ou de l'égalité dans les
divers ensembles socioculturels.
[47]
PREMIÈRE PARTIE
Chapitre 4
Représentations
et sciences sociales :
rencontres et apports mutuels *
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UN POINT D’HISTOIRE
Bien que la notion de représentation ait été abordée par des auteurs
comme Weber ou Simmel, c’est surtout avec Marx, Durkheim et
Mauss, Lévy-Bruhl que la notion a reçu, sous l’espèce de « collec-
tive », un statut central dans l’approche de la vie sociale. Marx fait de
la représentation un intermédiaire entre la perception et le concept.
Désignée comme « traditionnelle », elle reçoit une acception originale
qui est devenue « quasi canonique » dans le marxisme (Labica, 1982).
Partagée par chaque époque historique, elle en est l’illusion, en ce
sens qu’elle est une « systématisation déformée et mystifiée de la réa-
lité ». Rapportée à l’idéologie, elle apparaît comme idée fausse qui
agit comme une force matérielle objective. Bien que Moscovici réfère
à Marx, il n’a pas adopté cette conception qui mérite d’être évoquée
parce qu’elle a orienté, dans les sciences humaines et sociales, de
nombreuses interprétations inspirées par ce que l’on a appelé « les
théories du soupçon ». Certains ont ainsi considéré la représentation
comme une forme de méconnaissance (cf. la pensée socio-centrique qui
chez Piaget (1976) est au service des intérêts du groupe qui la cons-
truit), ou comme une forme de légitimation, justification des pra-
tiques. D’autres y ont vu le moyen d’accéder à l’idéologie, instance
insaisissable, et de saisir le « rapport imaginaire de l’homme collectif
à l’univers social » (Robert et Faugeron, 1978, p. 44).
Mais l’auteur auquel dont se réclame au premier titre la théorie des
représentations sociales, reste Durkheim, « le véritable inventeur du
concept » (Moscovici, 1989). Celui-ci désigne par représentations col-
lectives l’ensemble des « productions mentales sociales » que sont les
religions, les mythes, les sciences, les catégories d’appréhension du
temps et de l’espace, et même les formes courantes de pensée et de
savoir. Quoique comparables aux représentations individuelles en ce
qu’elles obéissent « à des lois abstraites communes », les représenta-
tions collectives en sont différenciées, selon deux critères. La stabilité
que leur confère d’une part, la transmission, la reproduction et la mé-
moire collectives, d’autre part, la sélection de leurs objets qui doivent
avoir « une certaine gravité » pour « affecter l’assiette mentale de la
société » (1968, p. 609). En revanche, les représentations individuelles
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 94
DE L’USAGE DE LA NOTION
DE REPRÉSENTATION SOCIALE
ET/OU COLLECTIVE
Représentations sociales
versus représentations collectives
Pour le second, la culture constitue une ressource utilisée par les indi-
vidus pour interpréter la réalité et y ajuster leur action. Il est aisé de
voir que les significations ainsi mises en évidence correspondent à
celles qui forment les contenus des représentations sociales analysées
comme « système de significations ».
Enfin, le développement, initié aux États-Unis, des études cultu-
relles dans le champ de la cognition, du langage et de la pensée (Hol-
land et Quinn, 1987), autorisent aussi à établir des ponts avec
l’approche des représentations sociales à laquelle elles s’apparentent,
sans toutefois le reconnaître explicitement. Elles ne considèrent plus
la culture comme une totalité, mais comme des schémas, des modèles
incorporés dans le langage, et partant collectivement partagés, que les
individus s’approprient pour les mettre en œuvre cognitivement dans
la gestion des situations rencontrées dans le cours de la vie quoti-
dienne. Ces approches ramènent le caractère collectif au seul plan du
langage. Cependant l’insistance sur le primat des règles culturelles
portées par le langage et appliquées, au niveau individuel, dans des
stratégies cognitives, fait courir le risque de négliger les dimensions
historique et sociale de la production des connaissances. Comme le
dit, l’anthropologue Kessing (1987) ce traitement de la culture mani-
feste « une étrange innocence de la société ». Il néglige aussi tous les
processus liés à la communication intersubjective et sociale qui rend
compte de la genèse, la transmission, la diffusion et la reproduction
des contenus et modes de pensée.
Autant de raisons qui incitent à préférer l’attribut de social,
s’agissant des représentations pour éviter de considérer les agents qui
les produisent ou les prennent en charge, comme des appareils cogni-
tifs ou des stratèges rationnels (ou irrationnels) et rendre raison de leur
inscription et leur participation sociale et du jeu des relations établies
entre les groupes porteurs de représentations différentes. A cet égard,
une suggestion intéressante vient de l’introduction de la dimension
temporelle. Boureau (1989) propose de considérer plusieurs strates
assurant une articulation organique entre représentations sociales, col-
lectives et singulières. Un premier socle serait formé par la strate des
représentations sociales qui, avec les rituels, relèvent d’une production
et d’une dynamique sociale. S’y articuleraient les représentations col-
lectives qui constituant un langage commun, mais réduisant les possi-
bilités d’action et de décision des agents sociaux. En aval, viendraient
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 106
humain ; la relation qui définit les liens établis entre les différents
existants. Les inférences sur les existants, qu’ils soient humains ou
non humains, sont fondées sur une capacité cognitive à imputer à ces
derniers une intériorité (état de conscience, âme, etc.) et une physicali-
té (matérialité, corporéité). L’attribution ou le déni de chacune de ces
propriétés va permettre de définir le statut ontologique de tous les ob-
jets du monde et leur classement. Quatre types d’ontologie sont déga-
gés qui « servent de point d’ancrage à des formes contrastées de cos-
mologies, de modèles du lien social et de théories de l’identité et de
l’altérité » (p. 176). À savoir : l’animisme où les intériorités se res-
semblent, et les physicalités diffèrent ; le totémisme où intériorités et
physicalités se ressemblent ; l’analogisme où intériorités et physicali-
tés diffèrent ; et enfin le naturalisme, marquant le mode de pensée
moderne, où les intériorités diffèrent et les physicalités sont sem-
blables. Ces attributions sont combinées avec des modes de relations
qui sont classées en deux grands groupes selon que l’on considère la
similitude ou la hiérarchie des existants entrant en rapport : les rela-
tions fondées sur l’équivalence des acteurs - l’échange, le don, la pré-
dation - et celles qui sont fondées sur la dépendance - la production, la
protection, la transmission. La [60] combinatoire des attributions et
des relations permet d’établir un tableau des systèmes caractérisant, en
divers lieux et époques, des collectifs qui, très différents, n’en obéis-
sent pas moins à des schèmes de l’expérience similaires : l’animisme.
Cette caractérisation permet d’établir, sur la base d’un fonctionnement
cognitif et pratique, des modèles d’organisation des relations sociales
qui pourraient être applicables l’étude des représentations sociales
dans des espaces sociaux définis.
La représentation,
moteur de transformations sociales
Conclusion
[67]
PREMIÈRE PARTIE
Chapitre 5
Le mouvement de retour
vers le sujet et l’approche
des représentations sociales *
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12 II faut rappeler en effet que dès 1970, Moscovici avait posé cette triangula-
tion pour lever les difficultés rencontrées par la psychologie sociale dans la
définition de son unité d’analyse et d’observation. Pour dépasser l’optique
individualiste des points de vue taxonomique ou différentiel, il proposait une
optique sociale prenant « comme point focal l’unité globale constituée par
l’interdépendance, réelle ou symbolique, de plusieurs sujets dans leur rap-
port à un environnement commun, que celui-ci soit de nature physique ou
sociale. Une telle perspective est applicable aux phénomènes de groupe aus-
si bien qu’aux processus psychologiques et sociaux et intègre le fait de la re-
lation sociale dans la description et l’explication des phénomènes psycholo-
giques et sociaux. Dans ce cas, la relation sujet-objet est médiée par
l’intervention d’un autre sujet, d’un Alter, et devient une relation complexe
de sujet à sujet et de sujets à objets » (p. 33).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 125
LA MORT DU SUJET
13 En 1970, Moscovici déclinant ce qui lui paraissait entrer dans les « thèmes
prioritaires qui constituent ce que l’on peut appeler l’objet d’une science »,
avait inclus, à côté de l’idéologie, de la communication, les rapports entre et
dans les groupes sociaux « dont l’étude touche à un problème fondamental
de la psychologie sociale : celui de la constitution du « sujet social » (indi-
vidu ou groupe) qui reçoit dans et par la relation existence et identité so-
ciales » (p. 63).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 127
L’émergence de la subjectivité
LE RETOUR DU SUJET
DANS LES SCIENCES SOCIALES
Le tour subjectiviste
en histoire et en anthropologie
[76]
S’agissant de leur genèse et de leurs fonctions, les représentations
sociales peuvent être rapportées à trois sphères d’appartenance : celle
de la subjectivité, celle de l’intersubjectivité et celle de la trans-
subjectivité. Comme le pose la théorie des représentations sociales
(Moscovici, 1961 ; Jodelet, 1989b), toute représentation sociale est
celle d’un objet et d’un sujet. Bien que l’on doive toujours prendre en
considération le type d’objet référé dans l’étude d’une représentation
sociale, le commentaire du schéma sera focalisé, pour des raisons ana-
lytiques, exclusivement sur le sujet pensant. Non sans souligner fer-
mement, comme il est indiqué dans les angles du schéma, que les su-
jets doivent être conçus non comme des individus isolés, mais comme
des acteurs sociaux actifs, concernés par les différents aspects de la
vie quotidienne qui se développe dans un contexte social d’interaction
et d’inscription. La notion d’inscription subsume deux types de pro-
cessus dont l’importance est variable selon la nature des objets et des
contextes considérés. D’une part, la participation à un réseau
d’interactions avec les autres, à travers la communication sociale —
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 139
Conclusion
[81]
PREMIÈRE PARTIE
Chapitre 6
Pensée, valeur et image *
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REPRÉSENTATIONS SOCIALES
ET FORMES DE PENSÉE
Il n’y a pas lieu de revenir sur les critiques, trop connues et souvent
répétées, faites aux théories de la cognition sociale. Ce qu’il est im-
portant ici de souligner sont les propositions mises en [88] regard des
critiques. À savoir : une approche holistique abordant les systèmes qui
président à la combinaison des opérations cognitives sous l’espèce de
« formes de pensée ». Formes de pensée qui ont à voir avec l’action et
les pratiques, dans le cadre de rapports sociaux et communicationnels
à propos d’objets ayant une pertinence sociale. En effet, que le souci
central de la théorie des représentations sociales porte sur le fonction-
nement de la pensée n’est plus à démontrer. Il ressort de plusieurs
textes qui complètent les élaborations sur le sens commun et son rap-
port avec la science. C’est d’abord toutes les analyses proposées dans
l’édition princeps sous le titre « observations sur les aspects cognitifs
de la représentation sociale » et reprises, sous forme condensée, dans
la seconde édition, à propos de la logique de la pensée sociale quali-
fiée de « pensée naturelle ». Il y a ensuite tous les textes où sont ana-
lysées des formes de pensée spécifiques : « pensée informative » vs
« pensée représentative » (1984), « la nouvelle pensée magique »
(1992), « la pensée stigmatique et la pensée symbolique » (2002), « la
mentalité prélogique des primitifs et la mentalité prélogique des civili-
sés » (1994), etc.
Dans cette suite de textes, on peut observer un infléchissement
dans la manière d’aborder la connaissance. Dans la première édition,
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 161
Conclusion
[92]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 168
[93]
Deuxième partie
VILLE, MÉMOIRE,
ENVIRONNEMENT
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[94]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 169
[95]
DEUXIÈME PARTIE
Chapitre 1
Représentations
socio-spatiales de la ville *
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L’ESPACE :
UN CONCEPT LACUNAIRE
ENVIRONNEMENT URBAIN :
ESPACE SOCIAL
[99]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 176
REPRÉSENTATIONS SPATIALES
= REPRÉSENTATIONS SOCIALES
LES REPRÉSENTATIONS
SOCIO-SPATIALES DE PARIS
1) La connaissance de Paris
2) Le Paris d’élection
Dans les commentaires dont les sujets ont assorti la désignation des
quartiers connus, aimés, désirés, apparaissent quelques-unes des rai-
sons qui donnent saillance à telle ou telle partie de la ville. Cinq cri-
tères de jugement se dégagent : (i) le climat social et l’ambiance géné-
rale (40% des mentions) ; (ii) L’intérêt historique et la valeur symbo-
lique des sites (18% des mentions) ; (iii) La qualité de
l’environnement et l’agrément écologique (21% des mentions) ; (iv)
La physionomie des rues (18% des mentions) ; (v) La charge affective
(2% des mentions).
Il ressort clairement de ces réponses que le rapport à l’espace ex-
primé par les cartes repose sur une base sociale et signifiante. Les di-
mensions qui réfèrent à une appréhension du cadre physique et de sa
qualité sont moins prégnantes que celles qui réfèrent à la qualité du
milieu social ou à la symbolique et à l’esthétique monumentale. Et
l’on peut voir que les significations strictement privées comptent pour
peu dans l’organisation de l’espace. D’autre part, les variations que les
groupes sociaux manifestent dans leurs estimations reflètent bien des
pratiques, des positions et des valeurs qui définissent une condition et
une identité culturelle ou sociale. En cela les représentations cartogra-
phiques s’avèrent sociales dans leur structuration, leur expression et
leur fonction puisqu’elles sont en rapport avec des conduites effec-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 184
Les images sociales de Paris ont été saisies en demandant aux su-
jets d’indiquer les quartiers qui leur semblaient marqués par des traits
humains ou sociaux définis et désignables par la catégorie « Le Paris
des... ». Certaines catégories ont été proposées aux sujets, d’autres
spontanément suggérées par eux. Les premières qualifiaient certains
types de peuplement, le marquage économique et le climat social. Les
secondes ont essentiellement désigné des activités sociales et des po-
pulations. Il est apparu que ces différentes qualifications constituaient
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 185
Niveau socioculturel
mention
mention
mention
mention
%
%
Grands secteurs d’activité éco- 75 14,5 50 19,3 17 11,5 8 7,3
nomique et sociale
Total mentions 514 100% 258 100% 147 100% 109 100%
frayent pas avec les autres immigrés, et sont répartis aux frontières de
Paris du 13e au 15e. Curieusement, quand l’origine provinciale du pa-
risien est évidente (auvergnat, alsacien, pied-noir, etc.) on le situe de
préférence comme un « out-groupe » dans les quartiers de la périphé-
rie Nord et Est, tandis que le breton reste cantonné aux alentours de la
Gare Montparnasse.
Les catégories employées par les sujets servent en quelque sorte de
projections pour signifier par le biais d’un peuplement exogène,
l’extériorité et la négativité de certains arrondissements. Car s’il est
vrai que certains groupes sont plus particulièrement implantés ici ou
là, les résidents étrangers sont disséminés dans bien d’autres secteurs
où ils pourraient être désignés avec exactitude. Il y a là un mécanisme
de sélection et de renforcement qui contribue à l’isolement et au rejet
de certains quartiers. Si l’on juxtapose en effet les différentes attribu-
tions concernant le peuplement et l’activité des arrondissements, on
voit se combiner en certaines zones un ensemble d’images négatives
et dévalorisées tandis que d’autres reçoivent une qualification pure-
ment laudative, certaines enfin restant vierges de toute imputation.
Ce phénomène de surcharge s’inscrit dans le même espace que ce-
lui de la connaissance et de l’attraction. Cette coïncidence montre que
la vision de la ville, communément partagée, est structurée comme un
tout, intégrant des éléments physiques, sociaux et des éléments plus
subjectifs, émotionnels et esthétiques. La base matérielle, architectu-
rale et urbanistique de la ville, comme les traces de son histoire lais-
sent leur empreinte dans la conscience collective, uniformisant les
images que les parisiens intériorisent. En retour, l’expérience urbaine
de chacun, marquée par son appartenance de groupe, projette sur
l’espace les valeurs auxquelles il adhère, les signes d’une identité et
d’une différenciation sociales.
Cette dynamique a une incidence sur les réactions psychologiques
et les conduites sociales et cristallise l’espace urbain comme espace
social autant que physique. Un exemple va nous servir à le montrer :
la physionomie spécifique des 16e et 18e arrondissements que nous
avons déjà signalée. Çes deux arrondissements se distinguent à la fois
de ceux de la périphérie de Paris et de ceux qui sont centraux. Ils of-
frent la particularité d’être à la fois connus et méconnus, alors
qu’ailleurs, connaissance et méconnaissance sont inversement propor-
tionnelles. Ceci dénote un caractère ambivalent, révélateur d’un con-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 190
que leur exploration soit une étape nécessaire pour parvenir à une éla-
boration satisfaisante du concept d’espace en psychologie de
l’environnement.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 192
[108]
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Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 193
[109]
DEUXIÈME PARTIE
Chapitre 2
Conflits entre histoires
et inscriptions spatiales
de la mémoire *
Retour au sommaire
Distinctions et rapprochements
entre Histoire et Mémoire
La question de l’esclavage
et de la traite négrière en France
L’ÉMERGENCE
DE GROUPES MÉMORIELS
dernité. Ainsi pour Marc Augé (1992), la ville fait partie, avec
l’individu et le phénomène religieux, des « mondes » contemporains à
interroger. La contemporanéité serait marquée par l’extension du tissu
urbain, la multiplication des transports et des communications,
l’uniformisation des références culturelles, la planétarisation de
l’information et de l’image. A la sur modernité correspondrait
l’expérience de l’accélération de l’histoire, du resserrement de
l’espace et de l’individuation dans l’espace. Ce double processus mo-
difierait le rapport que nous entretenons avec notre entourage et notre
milieu. De sorte que la ville, favorisant l’individualisme et
l’abstraction collective, rend difficile la création des liens sociaux et
l'établissement des relations symboliques avec les autres. La problé-
matique de la ville et de l’urbain s’est également compliquée par le
développement des migrations et des problèmes liés à la coexistence,
entre des communautés distinctes par les origines ethniques, natio-
nales ou régionales, par les inégalités de statuts et de ressources, et les
formes d’intégration dans l’espace collectif. Autant de dimensions qui
mettent en jeu, dans les formes de l’habiter et le rapport à la ville,
l’identité et l’histoire, donc la mémoire des groupes qui investissent
de sens leur espace de vie.
Cependant, tout un courant de pensée (Barel, 1987 ; Castro, 1991 ;
Gross, 1990 ; Virillio, 1992) tend à mettre en exergue la disparition
des effets de mémoire postulant que l’effacement des effets de mé-
moire tiendrait à ce que l’évolution de la ville en fait un lieu de libéra-
tion, de créativité et d’individuation. La force des traces du passé
s’amenuiserait en même temps que le poids des habitudes et des cou-
tumes qui en sont héritées en raison d’une libération liée aux modes
de sociabilité et de la créativité autorisant l’invention et
l’expérimentation en même temps que l’individuation modifierait le
rapport des sujets à leur ville. Ces processus sont interprétés de façon
négative ou positive, mais ces interprétations ne tiennent pas compte
de la construction cumulative et collective du sens de la ville ni du fait
que, comme le rappelle Connerton (2009) mémoire et oubli sont étroi-
tement liés dans les agencements (memorials) et les [119] espaces
(places, loci) porteurs de traces du passé. On ne peut faire l’économie
de la mémoire dans le rapport à la ville, dans le sens que lui confèrent
ses habitants et dans l’esprit de ses lieux emblématiques.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 211
J’ai mené sur cette ville ce que l’on pourrait appeler une expé-
rience aveugle (Jodelet, 1986). On dit que l’image de la ville est liée à
son parcours et à son discours. Ne connaissant pas la ville, [121] j’ai
tenté d’en dessiner l’image en interrogeant différents documents qui
traitent de la ville de Nantes. Il s’agit de : une étude portant sur le
symbolisme urbain réalisé dans le cadre de l’Unité pédagogique
d’Architecture de Nantes (Verret, 1981) ; une thèse consacrée aux re-
présentations socio-spatiales des résidents originaires de Nantes (Lau-
nay-Godin, 1984) que j’ai co-orientée, avec Jean Maisonneuve, en
utilisant la méthode élaborée lors de la recherche sur Paris (Milgram
& Jodelet, 1976 ; Jodelet, 1982a — cf. chap. III-2). J’ai eu aussi re-
cours à deux livres : un ouvrage du 19e siècle consacré à un descriptif
sanitaire et social de la ville et écrit par deux médecins saint-
simoniens, sorte de visite guidée des années 1830 (Guépin & Bonamy,
1835) 21 ; un texte de J. Gracq (1985) qui, bien que non natif de la
21 Cet ouvrage a été réédité en 1982 parce qu’il « ne constitue pas seulement
un document d’histoire régionale et une recherche célèbre sur les conditions
de vie ouvrière. Elle correspond à la cristallisation d’un mouvement d’idées
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 215
ture avertie de sa vie sociale. On lit ainsi la ville à travers ses repré-
sentations qui transmettent moins une connaissance qu’une manière
de s’y situer et de la décrypter, un savoir-faire sémiologique en
quelque sorte. Ainsi ne s’étonne-t-on pas de découvrir que jusque
dans les travaux des sciences sociales sur la ville les références litté-
raires abondent. A côté des références philosophiques qui permettent
de redresser des approches trop fonctionnelles et technocratiques, les
références littéraires découvrent ce qu’est le rapport subjectif à
l’environnement urbain. Ils servent de guide, confortant le jugement,
utilisé quelquefois en contre point, en opposition ou en comparaison
pour faire ressortir la nuance d’une petite différence ou la similitude
d’une expérience. Invoqués à titre de prédécesseurs, parfois mis en
correspondance ou juxtaposés pour faire ressortir l’unicité, la pérenni-
té d’une expérience urbaine. Ainsi dans l’ouvrage de Gracq (1985) sur
Nantes ne trouve-t-on pas moins de 30 références littéraires qui cons-
tituent une sorte de mémoire culturelle, réunissant écrivains et poètes
(Baudelaire, Apollinaire, Flaubert, Proust, pour ne citer qu’eux).
Dans ces deux séries de textes, les descriptions des rues des né-
griers, bien que rares ont présenté les mêmes connotations négatives
et dépréciatives. Comme si la ville honteuse du passé, jouxtant la ville
glorieuse, vibrait encore, des siècles après, dans la sensibilité des ha-
bitants mettant en évidence comment dans l’identité présente des ha-
bitants, la mémoire d’un passé lointain affectait la représentation des
lieux urbains.
Pour donner une idée de ce phénomène, voici quelques descrip-
tions des rues des négriers empruntées au texte des médecins. Elles
enregistrent un mouvement historique de réjection, d’abandon. Dans
la géographie des rues remarquables établie par les médecins saint-
simoniens, il n’y a guère de mentions de celles habitées par les né-
griers. Les seules voies citées comme pouvant « offrir quelque inté-
rêt » sont toutes indexées à des périodes antérieures au 18e siècle,
l’antiquité, le Moyen-âge ou la Renaissance (p. 92). On trouve bien
des allusions aux maisons des riches dans la partie consacrée aux
« modes d’existence des diverses classes de la société à Nantes ».
Mais si ces maisons sont décrites de la manière suivante « Vues du
dehors, elles sont un peu mesquines, les maisons des riches, n nettes et
polies, alignées comme si le rabot y avait passé : elles sont toutes
faites au même moule, ennuyeuses à regarder ; du grandiose, n’en
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 218
LA DIMENSION ÉTHIQUE
DU TRAVAIL DE MÉMOIRE
Conclusion
[126]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 223
[127]
DEUXIÈME PARTIE
Chapitre 3
Mémoire de masse :
le côté moral et affectif
de l’histoire *
Retour au sommaire
MÉMOIRE ET MÉMOIRES
Le regard sociologique
pour cela sur l’examen du procès de Klaus Barbie qui eut lieu à Lyon,
en mai et juin 1987. Pour prendre la mesure de l’importance que revêt
aujourd’hui dans l’opinion mondiale un procès de ce type, il n’est
qu’à repenser à la déconvenue générale qui s’est manifestée dans les
médias et au sein de tous leurs publics, devant le caractère expéditif
du procès du couple Ceausescu dont on attendait une démonstration
exemplaire dénonçant la dictature communiste roumaine et ramenant
au jour et à la conscience ses méthodes et horreurs cachées.
cience publique » 23, ils souhaitaient, après avoir fait juger en Alle-
magne les responsables de l’appareil policier nazi ayant exercé en
France, faire juger sur le territoire français les responsables, dont K.
Barbie, qui avaient envoyé à la mort des enfants français. Les Klars-
feld constituent ce que Canetti (id. p. 76) a appelé un « cristal de
masse », c’est-à-dire un petit groupe rigide et persistant dont la fonc-
tion est de « déclencher la formation de masses ». Et l’on peut appli-
quer un autre qualificatif de Canetti (id. p. 13) aux publics auxquels ils
veulent s’adresser - du moins ceux qu’ils touchent par les médias -
celui de « masse ouverte, qui va se transformer en « masse en réseau,
par « la volonté soudaine d’en [138] attirer d’autres, la résolution pas-
sionnée de les atteindre tous » (id. p. 19). Ils furent rejoints dans cette
action par les avocats de l’accusation qui, au nombre de 39, représen-
taient aussi bien des personnes victimes directes de Barbie, que des
anciens résistants ou déportés ainsi que des mouvements antiracistes
ou de défense des libertés. Leur intention première était de centrer leur
plaidoirie sur les crimes et la personne de Barbie, mais la plupart
d’entre eux en ont élargi le propos, traitant de tous les crimes contre
l’humanité et donnant ainsi au procès une portée générale. Ce que
souhaitaient également les trois avocats de la défense 24 qui enten-
daient ainsi, au nom de la lutte antiraciste et anticolonialiste, exposer
les nations occidentales à une condamnation publique. Parmi les té-
moins de l’accusation figuraient les victimes directes de Barbie ou
leur parents à qui revenait de rappeler les tortures et sévices qu’il leur
avait infligés et des témoins « d’intérêt général » à qui revenait de res-
tituer la période de la Résistance ou la vie dans les camps de déporta-
tion. Au troisième jour du procès, quand commencèrent les déposi-
tions de ses victimes. Barbie, fuyant la confrontation, annonça son
intention de ne plus se présenter à l’audience, au motif de l’illégalité
de sa détention, puisqu’il continuait à affirmer être Klaus Altman, ci-
toyen bolivien, victime d’un enlèvement. Cette défection enlevant son
côté sensationnel à ce qui était le « dernier procès (du nazisme) devant
26 Comme l’a dit le président du Comité Épiscopal Polonais pour les relations
avec le judaïsme : « Quand les polonais entendent les juifs dire
qu’Auschwitz est le symbole du caractère unique de la Shoah, ils se sentent
menacés dans leur propre mémoire. Et quand les juifs entendent les polonais
parler d’Auschwitz comme lieu de leur martyre, ils crient à la volonté
d’appropriation » (Le Monde, 8.7.1989).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 246
vivants (Lapierre, 1989), surtout quand elle doit prendre place dans le
cadre judiciaire dont l’exigence d’établissement de la preuve est diffi-
cilement compatible avec le vécu émotionnel de la réminiscence
comme l’a analysé Pollack (1990). On sait aussi combien est forte la
volonté de maintenir vivant le souvenir des camps. Il fut un projet de
fonder au lendemain de la résistance « un réseau du souvenir » parce
que « les camps de concentration ne doivent pas s’effacer dans la
conscience des hommes ; l’oubli serait un crime et une erreur ; c’est
toute une éthique, toute une civilisation - les nôtres - qui sont en jeu »
(Wormser & Michel, 1954). Dans le cas du procès Barbie, la contra-
diction entre devoir de mémoire et douleur du témoignage fut aisé-
ment surmontée, laissant la place au langage de l’émotion, de façon en
quelque sorte délibérée, car c’était l’un des enjeux du procès que de
parler à l’affectivité pour favoriser la sensibilisation au message qu’il
devait transmettre et son intériorisation par ceux qui n’avaient pas vé-
cu la période du drame ou n’en avaient pas partagé les horreurs. Et
ceci fut fait selon des procédures qui, consciemment ou non, emprun-
taient à la psychologie des masses.
cher » signifie, ici, qu’on a débusqué des brigands, des gens à éliminer
et déjà désignés comme tels. L’intention d’actes inhumains est évi-
dente. Ce procès permet ainsi de constater l’existence de ce langage
propre à la Gestapo et aux SS. Ma présence ici témoigne simplement
de ma solidarité avec l’humanité ». La forme légale donnée à cette
définition du crime contre l’humanité était un moyen pour augmenter
son impact sur l’opinion. « La sanction punitive est nécessaire pour
permettre aux gens de comprendre la notion de crime contre
l’humanité de telle sorte que cette notion entre dans notre civilisa-
tion » (Extraits de plaidoiries de la partie civile). Aux yeux des démo-
crates, cette manière de procéder devait servir à étendre la leçon du
procès et ses significations à toutes les menaces politiques qui pèsent
sur le monde : « Ce procès ne fait pas renaître, il ne console pas, il
n’est [142] pas un acte de vengeance. C’est un avertissement, un appel
à la défense de la démocratie, de la justice et de la liberté ». C’est
« aussi un appel urgent à l’Europe démocratique : seul son rassem-
blement nous fortifiera contre le risque de voir la force, au service
d’une minorité active, conduire un peuple à l’abjection » (ib.).
À la conscience de l’humanité qu’incarne le jury il est dit : « La
décision que vous allez prendre est attendue par la communauté inter-
nationale. Avec elle, justice ne sera pas entièrement rendue eu égard à
l’immensité des crimes, mais justice sera dite. Non, ce n’est pas un
procès rétro que celui-là. Vous devez poser les jalons pour l’avenir.
Vous devez rappeler à tous les Barbie d’aujourd’hui et de demain que
ni le temps, ni les lieux où ils se trouvent, ni la raison d’État ne les
mettent à l’abri » (ib). La localisation du procès en France, pays consi-
déré comme un défenseur des droits de l’homme, renforçait la force
symbolique de la défense de la démocratie. Elle fut aussi le moyen de
rappeler, pour les avocats de la défense, la responsabilité nationale et
internationale dans les crimes colonialistes et racistes. Se voulant
porte-parole de « ceux qui furent aussi au rendez-vous de la lutte
contre le nazisme et dont jusqu’à présent vous n’avez soufflé mot »,
Vergès appela à l’extension du procès : « Au nom de la défense una-
nime, je m’incline devant la lutte de la Résistance, et personne ne peut
nous contester ce droit car les peuples algériens, africain, malgache,
furent engagés dans le combat. Je m’incline devant les souffrances des
juifs et le martyre des enfants d’Izieu, parce que le racisme, nous sa-
vons ce que c’est nous aussi, et nous portons le deuil des enfants algé-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 250
riens morts par milliers dans les camps de regroupement... Cette lutte
contre le racisme aurait pu jeter entre nous des passerelles. M. le Pro-
cureur nous a dit que la notion de crime contre l’humanité n’était pas
encore fixée de façon satisfaisante, qu’elle avait varié, opposant des
juridictions françaises entre elles. A partir de là, il n’est plus possible
que l’actualité n’entre pas dans le procès ». « Alors, je suis ici pour
vous dire que, dans ce débat sur la notion de crimes contre l’humanité,
il est bon que ce soit la France qui apporte une contribution essen-
tielle. Si vous restiez en retard, vous ne pourriez garder votre place de
défenseurs des droits de l’homme à la tête des nations. Je suis là assis
pour vous dire : avez-vous la conscience tranquille pour juger Bar-
bie ? » (Avocat défense).
La fonction de connaissance des actes de mémoire ne s’est pas li-
mitée, dans ce cas, à introduire un objet nouveau, le crime contre
l’humanité, dans le champ de la conscience collective, juridique ou
civile, à en donner des codes de repérage et d’identification ou à ou-
vrir l’application de la notion à des aspects occultés ou refoulés dans
l’oubli. Elle s’appliquait aussi à l’instruction de ceux qui n’eurent pas
l’expérience de l’époque concernée, particulièrement la jeunesse. Si le
public manifesta massivement son intérêt pour le procès 28, soutenu
par la publication de nombreux ouvrages 29, et manifestant « un appé-
tit de vérité fait de courage et de lucidité », il restait pour 25 millions
de jeunes nés après la guerre à « découvrir » une période de l’histoire
française faite de « douleur » et de « gloire », de « chagrin » et de
« fierté » : « pour les jeunes la vérité sur la défaite, l’occupation, la
libération ne saurait être plus inconvenante que celle de la croisade
contre les Albigeois, de la Saint-Barthélemy ou de la Commune ». On
attendait aussi du procès qu’il « aide la jeunesse allemande
d’aujourd’hui, ceux qui veulent savoir ». On apprécia, quand
l’absence de Barbie enlevant à l’événement son odeur de scandale, la
presse étrangère déserta les bancs du public, qu’elle ait « laissé ses
places à un tout jeune public qui, lui, venait pour écouter ce que ses
manuels ne lui ont jamais dit et en toute hypothèse ne pourraient ja-
28 Un sondage d’opinion réalisé pour Le Monde par IPSOS en avril 1987 indi-
quait que 68% des personnes interrogées approuvaient le jugement, 63% s’y
intéressait, 51% avait l’intention d’en suivre le déroulement sur les médias.
29 14 livres ont paru entre 1981, année de la réactivation du dossier Barbie et
1987, année du procès.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 251
mais lui apprendre. Pour ce public-là, ce qui s’est dit au procès Barbie
ne pourra jamais plus être tenu pour vieilleries ». En outre devant la
résignation à l’ignorance manifestée par certains (« s’il [143] fallait
tout savoir » dit un jeune interviewé à la télévision), l’information de-
vient un impératif d’éducation et doit entrer dans les matières sco-
laires. « La mémoire est comme un muscle qu’il faut faire travailler, et
l’ignorance aussi se cultive. Nos anciens, élevés dans le souvenir de
l’héroïsme des poilus et de l’Alsace-Lorraine, abreuvés de lectures
patriotiques, le savaient. Aujourd’hui, le souvenir des guerres
s’estompe, et il faut que, paradoxalement, ce soit ce procès Barbie,
venu si tard, qui serve à faire remonter les souvenirs. Pour le meilleur
et pour le pire ». En prenant ainsi parti, les commentateurs de la
presse donnaient à la présentation de l’histoire le sens d’un devoir de
mémoire. Mais comment faire pour favoriser cette appropriation de
l’histoire ?
LA MATIÈRE ET LA MANIÈRE
DE LA MÉMOIRE
trats vont utiliser un langage, des images, des symboles propres à tou-
cher la sensibilité, éveiller l’émotion, marquer l’esprit et la mémoire.
Même si certains se sont offusqués de l’usage de cette « logique du
cœur », de cette « pensée sentimentale » (Finkielkraut, 1989), il était
l’instrument efficace d’une éducation et s’appuyait sur des processus
psychologiques trop souvent ignorés.
En effet la psychologie des foules qui appréhende un aspect impor-
tant de la mémoire : son lien à la pensée, met en lumière le lien entre
la mémoire et un mode de pensée non-rationnel où les passions, les
intérêts, les désirs, l’imagination et les croyances entrent en jeu. Et il y
a quelque chose de frappant dans cette façon d’aborder la pensée et la
mémoire des foules : sa concordance avec ce qui a été dit, voici plus
d’un demi-siècle, par les deux penseurs majeurs de la mémoire,
Halbwachs et Bartlett. L’un et l’autre ont souligné la part active que
joue la mémoire dans la connaissance. L’un et l’autre ont montré que
le souvenir dépend d’une fonction imageante et que la pensée im-
plique les entrelacs des idées abstraites et des images concrètes qui
renvoient à la vie, la tradition et l’histoire du groupe. Ils ont isolé à un
niveau individuel et social, des propriétés de la pensée et de la mé-
moire qui sont consonantes avec celles qu’ont postulées les psycho-
logues des foules, insistant sur l’interaction entre souvenir, connais-
sance, image et investissement émotionnel. Il existe une sorte de con-
tinuum entre ces différents niveaux. Tout se passe comme si les phé-
nomènes de masse étaient une polarisation des phénomènes observés
dans le cadre des groupes sociaux. La dynamique psychologique et
affective de la vie des foules amène ces phénomènes à une forme ex-
trême, rendant ainsi l’étude de la mémoire de masse une contribution
utile pour l’approche psychosociologique.
Le devoir de mémoire
Conclusion
[148]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 259
[149]
DEUXIÈME PARTIE
Chapitre 4
Les représentations sociales
de l’environnement *
Retour au sommaire
Quelques hypothèses
sur les représentations sociales
L’ENVIRONNEMENT,
OBJET DE CONNAISSANCE
LA DIMENSION SOCIALE
DANS L’ESPACE DE L’ENVIRONNEMENT
L’ESPACE REPRÉSENT
ET SIGNIFIE SOCIALEMENT
CONDUITES SOCIO-SPATIALES
ET REPRÉSENTATIONS
LES REPRÉSENTATIONS
SOCIO-SPATIALES
époque les « négriers » nantais, armant une flotte puissante, étaient les
plus importants marchands d’esclaves en Amérique. Il amenait des
étoffes en Afrique en échange des hommes qu’ils allaient vendre à
Saint-Domingue dont ils ramenaient du sucre, du café, du cacao et du
rhum. Et les retombées de cette activité furent l’amélioration de
l’urbanisme de Nantes, le développement de ce quartier Graslin qui
devint le centre d’une intense vie culturelle. Cet endroit reste au-
jourd’hui comme au 19e, pour l’homme de la rue comme pour
l’écrivain, celui auquel chacun s’identifie et où chacun aime aller.
En outre, les différents documents examinés se rencontrent égale-
ment sur un point curieux. A l’époque de la construction du quartier
Graslin, les négriers ont construit alentour de magnifiques maisons
pour leur usage personnel. Or dans tous les documents, nous obser-
vons le même phénomène : un rejet total de ces maisons et des rues où
elles sont situées. Elles ne sont jamais mentionnées dans l’enquête
comme emblématiques ou méritant le détour, malgré les recommanda-
tions prodiguées par l’office du tourisme. Et elles ne sont pas épar-
gnées par les descriptions des médecins saint-simoniens ou littéraires.
Quelque chose de l’identité sociale des résidents est inscrite dans cette
partie de la ville. Orgueil de la prospérité, de la beauté du cadre, du
prestige culturel. Honte de l’activité sur laquelle tout cela était bâti.
Aujourd’hui comme hier, les sentiments collectifs et les représenta-
tions restent les mêmes. La mémoire sociale et les affects sociaux
donnent leur coloration à la ville éclairant ou masquant ses traits et, de
la sorte, orientant l’usage social de l’espace cubain.
Les représentations socio-spatiales présentent les mêmes caractères
que les représentations cognitives de l’espace, notamment un aspect
structurel basé sur la sélection de repères significatifs et un aspect
mémoriel. Mais le choix des repères, la formation de la structure, les
éléments mémorisés obéissent à une logique autre : sociale, idéolo-
gique, affective. Comme les représentations sociales, ce sont non pas
seulement des connaissances inférées d’une expérience directe et
d’informations disponibles dans l’environnement, ce sont des connais-
sances dérivées de systèmes de croyances et de valeurs, de modèles
culturels d’usage et de perception. Un dernier exemple pour le mon-
trer.
Il ressort de l’étude de Rome que, comme chaque fois que l’on ar-
rive dans une ville inconnue, on recourt à des « médiateurs » pour af-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 283
[164]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 285
[165]
DEUXIÈME PARTIE
Chapitre 5
Gouverner ou composer
avec l’environnement *
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Un bilan globalement
et sectoriellement positif
L’ENVIRONNEMENT,
OBJET DE VALEUR DÉVALORISÉ
frileux et égoïste sur son bien-être individuel, ce qui est une autre ma-
nière de formuler le conflit intérêt privé / intérêt général, et de stigma-
tiser les sociétés ou les milieux nantis, niches propices à l’éclosion du
besoin écologique. On peut aussi y lire l’expression d’une attitude
passéiste qui, insensible au danger de régression qu’elle porte en elle,
traduit soit une réaction de défense contre la nouveauté et le change-
ment, soit une idéalisation des formes de vie passées, aveugle à la du-
reté qu’elles comportaient ; dans l’un et l’autre cas, c’est une certaine
idéologie écologiste que l’on stigmatise.
L’acceptation du changement enregistre, quant à elle, l’instabilité
des états du monde naturel et social et la continuité l’intervention hu-
maine. Elle implique aussi que, pour permettre une action qui ne fige-
rait pas le statu quo, l’on trouve de nouveaux équilibres qui sont défi-
nis comme l’enjeu véritable d’une action pro-environnementale et
porteur d’un espoir de renouveau. Revendiqués par les défenseurs du
progrès technique aussi bien que par les tenants du mouvement, quel
que soit le degré de légitimité ou d’importance accordé aux préoccu-
pations environnementales, les nouveaux équilibres sont conçus
comme le résultat de choix concertés, fondés sur le compromis, le do-
sage des différents types de risques avec la mise en œuvre de méca-
nismes compensatoires. Le compromis est conçu à la fois comme une
nécessité et comme un idéal pour faire entrer les exigences environ-
nementales dans les réalités locales, nationales ou internationales. Il
fait passer de la réglementation à la régulation. Face à l’option « révo-
lutionnaire » du renversement d’un modèle de société, celle du
« compromis-régulation » incarne une sorte de « réformisme » éta-
tique qui va prendre en charge la conciliation des aspects éthiques de
la défense de la qualité de la vie et de la nature et les aspects pratiques
de la défense des intérêts vitaux de la société. Un tel point de vue re-
met en question le mouvement écologiste et confère aux pouvoirs pu-
blics un statut nodal de médiateur, d’intercesseur dans le jeu des ac-
teurs collectifs de la société civile ou politique, impliquant un « arbi-
trage » à tous les échelons de la hiérarchie et à tous les niveaux de
l’action.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 304
LA QUESTION DE L’ÉCHELLE
DES PHÉNOMÈNES
Défense
et illustration du mouvement
[180]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 311
[181]
Troisième partie
CORPS, GENRE, SANTÉ
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[182]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 312
[183]
TROISIÈME PARTIE
Chapitre 1
Le corps représenté
et ses transformations *
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* Parution originale : 1984. The representation of the body and its transforma-
tions. In R. Farr & S. Moscovici (Eds.), Social Representations (pp. 211-
238). Cambridge, Cambridge University Press.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 313
Étayage du discours
et opération du champ représentatif
Liberté et implication
Corps-objet, corps-machine
MODÈLES SOCIAUX
ET CONSTRUCTIONS ORGANIQUES
Le corps psy,
lieu des conflits individu-société
[196]
Vers le corps-sujet
[197]
TROISIÈME PARTIE
Chapitre 2
Représentation, expériences,
pratiques corporelles
et modèles culturels *
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QUELQUES TRANSFORMATIONS
CULTURELLES DU RAPPORT AU CORPS
résultats des analyses faites sur les deux corpus, en distinguant les
hommes et les femmes.
Hommes (%)
Hommes (%)
Femmes (%)
Femmes (%)
Total (%)
Total (%)
Approche vécue
35 Pour quantifier la comparaison des deux corpus, l’analyse a porté sur des
protocoles homogènes constitués par les 25 premières pages de chaque en-
tretien (nombre qui correspond à lh30 d’entretien et au volume minimal des
retranscriptions obtenues). Sans tenir compte de leur contenu thématique, les
assertions ont été classées selon leur source d’information à l’aide d’une
grille d’analyse comportant plus de 100 items. Le décompte des références
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 342
aux quatre registres d’information a été opéré page par page : on dégageait
les différents items utilisés, chaque utilisation d’item n’étant répertoriée
qu’une fois par page, sans prendre en considération les cas de redondance
des contenus. C’est le nombre de références à chacun des domaines
d’information qui est à la base du tableau 1.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 343
ciales. Cela explique les difficultés que les sujets ont, dans les deux
échantillons, à retrouver et utiliser les notions qu’ils ont pu acquérir au
cours de leurs études, et la façon dont ils construisent leur vision de la
réalité anatomo-physiologique.
Hommes (%)
Hommes (%)
Femmes (%)
Femmes (%)
Total (%)
Total (%)
Parties anatomiques externes 39 36 42 44 49 36
Organes internes 38 40 35 44 41 49
Systèmes, fonctions 23 24 23 12 10 15
36 Pour la construction des échelles, nous avons utilisé le programme établi par
Guy Michelat (Laboratoire de Sociologie de l’Institut d’Études Politiques)
selon le modèle d’analyse hiérarchique de Loevinger.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 351
sujet dans le cours des affections : 94% pensent que « l’état moral,
psychologique peut provoquer certaines douleurs ou maladies », 75%
que « l’état moral, psychologique peut guérir la maladie », 69%
« qu’on peut lutter contre la maladie par la volonté ». En revanche,
l’idée qu’il n’y a que les médicaments qui puissent agir sur la douleur
ou la maladie obtient l’accord de moins du quart de la population in-
terrogée. Ces résultats traduisent une évolution des mentalités, par
suite de la diffusion des théories psychologiques, des courants anti-
pharmacologiques et du retour aux thérapeutiques naturelles. Par ail-
leurs, le volontarisme qui correspond à une vision traditionnelle du
contrôle de l’organisme par une faculté éthiquement valorisée est en
régression par rapport à une conception plus psychologisante.
L’intervention du sujet fait place à l’interdépendance fonctionnelle. Il
est intéressant, de ce point de vue qu’aille de pair avec les attitudes
précédentes, l’affirmation du potentiel corporel, d’une confiance dans
les ressources naturelles du corps qui reprend la vieille idée de la vis
nature. En effet, 87% des sujets estiment que « le corps a assez de res-
sources pour se défendre tout seul contre la maladie », 81% que
« l’organisme peut compenser lui-même certaines déficiences ».
Ces deux items s’articulent avec les trois premières propositions
pour former une échelle d’attitude « psychosomatique » qui concerne
87% des personnes interrogées, selon trois niveaux d’intensité
d’adhésion faible (31%), moyen (24%), fort (27%). L’un des intérêts
de cette échelle est de mettre en évidence l’association entre
l’influence du mental sur l’organisme et la capacité d’autoprotection
de ce dernier, interdépendance de deux forces qui implique que la res-
tauration face à la maladie peut s’opérer sans intervention externe : à
mesure que l’on s’élève dans l’échelle « psychosomatique », croît le
désaccord avec l’idée que seuls les médicaments guérissent, tandis
que ceux qui n’adhèrent pas à l’échelle manifestent leur accord
(x2.05). Il y a plus, cette interdépendance s’assortit de l’autonomie par
rapport au déterminisme biologique : ainsi quand on demande aux su-
jets de se prononcer sur l’influence de l’hérédité ou du mode de vie
sur l’état du corps, on voit se ranger du côté du mode de vie ceux qui
adhèrent à l’échelle « psychosomatique », du côté de l’hérédité ceux
qui n’y adhèrent pas (x2.10), comme d’ailleurs les tenants de l’action
médicamenteuse (x2 .01). L’attitude à l’égard des relations entre
l’organique et le psychologique dans le domaine médical, engage des
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 353
[208]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 357
[209]
TROISIÈME PARTIE
Chapitre 3
Considérations sur le traitement
de la stigmatisation
en santé mentale *
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37 Cette loi a été proposée par la secrétaire d’État aux Personnes Handicapées,
AM. Montchamp, fondatrice de l’agence « Entreprise et handicap ». Cette
agence a organisé et publié en 2009 un colloque consacré à l’accueil en en-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 359
LE CHANGEMENT DU REGARD
SUR L’ATTITUDE DE LA SOCIÉTÉ
vers auteurs ont mis en évidence les lacunes des approches qui, cen-
trées sur les positions des groupes dominants, majoritaires, détenteurs
et défenseurs des normes sociales, producteurs de la stigmatisation,
ont omis de considérer la position de ces cibles (Oyserman & Swim,
2001). Si bien que le retour sur la stigmatisation ne répond pas seule-
ment à des préoccupations conceptuelles. Actuellement, les probléma-
tiques de la recherche se focalisent sur les effets que ce phénomène
peut avoir sur ses victimes, sur le plan de la façon de penser, des sen-
timents, des conduites et de la santé ainsi que sur la réponse qu’elles y
apportent. Il y a là des directions de recherche qui rencontrent les pré-
occupations émergeant dans le champ de la santé mentale à propos de
l’intériorisation du regard dépréciatif porté par la société. Les travaux
en sciences sociales devraient fournir des instruments d’analyse fé-
conds pour traiter du destin que la société réserve aux affections psy-
chiques et leurs porteurs.
2012 ; Saias, 2011). Elle trouve aujourd’hui en France une de ses ap-
plications les plus frappantes avec les politiques de santé mentale et
les systèmes de prise en charge extra-hospitalière des usagers, enga-
geant directement les instances municipales dans son organisation
(Daumerie et Caria, 2009). Cette psychologie communautaire, puisant
son inspiration dans les courants d’éducation populaire développés en
Amérique latine en vue de la libération des groupes opprimés (Freire,
1974) vient soutenir des actions dont la portée est décisive pour la
conquête d’autonomie et de pouvoir des usagers ainsi que pour le
changement des comportements et des attitudes sociales. Je reviendrai
sur cet apport plus loin.
D’autre part, les problèmes soulevés par la réponse sociale à la dé-
sinstitutionnalisation, a dynamisé tout un courant de recherche qui
s’attachant à la stigmatisation de ses bénéficiaires, a très vite débou-
ché sur une attention accrue aux représentations sociales. La question
des représentations sociales de la folie et du handicap mental, sur la-
quelle plusieurs travaux s’étaient penchés il y a plusieurs décennies
(Bastide, 1965 ; Giami, 1983 ; Jodelet, 1989a ; Morvan et Paicheler,
1990), retrouve toute son importance et connaît actuellement un re-
gain d’actualité. Cette question prend aujourd’hui en France une per-
tinence et une acuité particulières, si l’on considère l’état des préconi-
sations scientifiques et politiques pour la prise en charge des per-
sonnes atteintes de troubles psychiques, et les régressions qu’elles tra-
duisent. Cette situation incite à chercher dans les représentations véhi-
culées dans la société et exploitées par le discours politique et média-
tique, l’une des raisons du cours qui menace le destin social réservé
aux malades mentaux.
L’IMPORTANCE
DES REPRÉSENTATIONS SOCIALES
Information et communication
sur les troubles psychiques
Cela peut sembler être un archaïsme de pensée qui n’a plus cours au-
jourd’hui. Mais lorsque j’en parle devant un public d’infirmiers, les
témoignages abondent pour dire que dans les hôpitaux psychiatriques
le personnel prend soin de ne pas utiliser la même vaisselle que les
malades. Ne faudrait-il pas chercher jusqu’à quel point ce genre de
pratique et de croyance reste encore vivace sous le déni, conduisant à
des conduites d’évitement qui fondent la distance sociale ? Cette ex-
ploration permettrait d’orienter des interventions visant à déconstruire
ces représentations comme on l’a fait pour les fausses croyances con-
cernant le sida.
La théorie naïve élaborée par la communauté d’accueil d’Ainay-le-
Château a eu un effet paradoxal sur la réception de la chimiothérapie
qui loin de rassurer a éveillé de nouvelles craintes. Quand en 1952 le
Lagarctyl a été introduit dans le traitement des patients, cela a provo-
qué un mouvement de résistance dans les familles qui ont été chargées
de l’administrer. Ce mouvement alla jusqu’à la grève ; il était justifié
par le danger que représentaient les effets du contact des gouttes ou de
l’inhalation du produit (allergies cutanées et respiratoires, malaises
physiques et mentaux). Un examen plus approfondi a révélé que
l’introduction de médicaments psychotropes créait une difficulté dans
l’identification des maladies. Jusqu’alors chaque type de maladie était
associé à une série d’indices comportementaux permettant de
l’identifier. Parce qu’il modifiait le comportement des patients, le mé-
dicament a rendu impossible la distinction entre malades du cerveau et
malades des nerfs. Ces derniers ne manifestant plus de signes
d’excitation s’apparentaient aux premiers par la pacification de leur
état. Dans cette indistinction, tout le monde devenait dangereux. De
plus, ingéré sous forme liquide et passant par le sang, le médicament
« organisait » la maladie. C’est le corps et non le cerveau qui était af-
fecté. Ce phénomène donnait saillance à la maladie des nerfs et ren-
dait caduques les interprétations fondées sur une absence de dévelop-
pement du cerveau ou une diminution de ses capacités qui assuraient
l’innocuité du malade, assimilé à l’innocent. On peut dès lors se de-
mander si l’erreur des experts ne tient pas seulement à ce qu’ils prê-
taient au sens commun une vision imputant aux malades la responsa-
bilité de leur état. Ils attendaient d’une interprétation biogénétique des
troubles psychiques une réassurance du public, en ce quelle écartait
toute interprétation de leur état en termes de déviance sociale ou mo-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 373
REPRÉSENTATION DE LA MALADIE
ET REPRÉSENTATION DES MALADES
scène des personnes qui en sont objet, ou [219] le contrôle des dis-
cours médiatiques tenus sur elles. Mais on ne peut que regretter
l’absence de préoccupation pour les théories profanes qui fondent les
attitudes, pour les représentations sociales de l’affection psychique
elle-même. C’est en travaillant sur ces dernières que l’on peut espérer
modifier les attitudes relevées en population générale et comprendre
pourquoi l’imputation de dangerosité se maintient de façon impres-
sionnante à travers le temps et l’espace.
Conclusion
[222]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 379
[223]
TROISIÈME PARTIE
Chapitre 4
Imaginaires érotiques
de l’hygiène féminine intime :
approche anthropologique *
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POSITION DE
L’HYGIÈNE FÉMININE INTIME
DANS LE CADRE ET L’HISTOIRE
DES SOINS CORPORELS
Les soins portés au sexe peuvent aisément être mis en regard des
pratiques relatives à l’entretien et à la propreté du corps d’un double
point de vue : celui de leur évolution temporelle et celui de la structu-
ration de leurs significations. Sans prétendre retracer ici une histoire
qui a fait l’objet d’amples descriptions historiographiques,
l’attestation des documents iconographiques, du patrimoine pictural,
des récits de coutumes, et des descriptions de dispositifs relatifs à
l’entretien quotidien du corps, permet de suivre l’évolution des pra-
tiques, depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque actuelle. Se dessine ainsi
un mouvement qui va du collectif (avec les bains collectifs de l’Asie,
les thermes romains, les hammams orientaux, les étuves et bains de
rivière du Moyen Âge) au convivial, marquant, du Moyen Âge au 18e
siècle, les habitudes privées (avec les ablutions d’accueil 41,
l’invitation à assister aux toilettes ou à les partager 42) et, avec l’âge
classique, les méfiances à l’égard de l’eau qui favorisent les toilettes
41 Offrir le bain, en même temps que le repas, était une marque de bienvenue
et de respect. Ainsi Iseut accueillit-elle Tristan, l’émissaire du roi Marc, lui
donnant sa baignoire et assistant à son bain qu’il prit, comme à
l’accoutumée, nu.
42 Au 18' siècle, les dames de la noblesse reçoivent encore dans leur bain, pre-
nant soin, toutefois, d’atténuer la transparence de l’eau avec du lait, du son
ou cachant leur nudité avec une toile ou une planche.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 382
sèches 43, une pratique de type public que le modèle de la Cour inspire
à l’aristocratie et la grande bourgeoisie. L’essor de la bourgeoisie et le
repliement sur l’univers familial, au 19e siècle, entraînent, dans les
salles d’eau, l’avènement du privé où le corps est occulté aux autres,
même s’ils font partie de la famille ou de la maisonnée. Tandis que le
20e siècle, débarrassé des tabous de cette pudibonderie, voit
l’avènement de l’intimité, où les soins du corps, largement encouragés
par les médias, se font dans la salle de bains, espace personnel, mais
nullement secret, de plaisir et de bien-être.
Cette évolution qui engage des conceptions concernant le fonc-
tionnement du corps, la santé, la propreté, la morale quotidienne, les
relations à autrui, etc., est tributaire des modèles de civilisation, des
religions, du progrès scientifique, médical aussi bien que technolo-
gique (au niveau des équipements sanitaires, de l’architecture, de
l’urbanisme), de l’histoire sociale et de celle des goûts. Et comme en
témoignent les tableaux consacrés aux bains et à la toilette des
femmes, les pratiques proprement féminines, en ce qui concerne la
propreté et l’apparence, ont épousé ce [225] mouvement général, avec
des spécificités dues aux significations qui leur ont été prêtées de tout
temps.
En effet, il est possible de repérer, à travers le temps, certaines
constances ou récurrences dans les significations dont la toilette in-
time a été chargée. Comme pour l’hygiène corporelle, elles sont asso-
ciées à la purification (la propreté corporelle étant requise comme
moyen et garantie de la pureté spirituelle), à la prévention de la santé
(la propreté permettant de lutter contre les agressions externes et
transmissions contagieuses), au bien-être (la propreté étant à la source
de sentiments de confort, d’aise et d’agrément), à l’embellissement
(dont les procédures ont souvent été offertes à la contemplation des
admirateurs, particulièrement au 18e siècle). Mais elles conservent des
dimensions particulières liées à la contraception (à laquelle ont servi
certaines pratiques traditionnelles remontant aux temps les plus recu-
lés) et à la volupté (dans la mesure où elles préparent au plaisir ou en
43 L’eau est réservée aux parties visibles et exposées du corps. Pour le reste on
utilise le tissu comme éponge de nettoiement ou le renouvellement fréquent
du linge de corps, la blancheur des vêtements de dessous attestant de la pro-
preté.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 383
effacent les traces). Porté par cette histoire, l’usage que la femme ré-
serve à ses parties intimes n’a pas retenu une attention particulière.
Car on a affaire à un geste obscur et quotidien, immémorial et secret,
garant de pureté, complice de plaisirs et de libertés. Et alors que les
fonctions préventives, d’embellissement et de bien-être de la toilette
n’ont donné lieu qu’à des peintures de mœurs, c’est autour des autres
dimensions des soins du sexe que l’imaginaire se déploie. Pour ne
prendre que l’exemple de la fonction voluptueuse, évoquons Restif de
la Bretonne (1985) qui, dans l’Anti-Justine fait du lavage du sexe une
préparation et une réparation de l’acte sexuel. Grâce au lavage fait par
la Convelouté, Mme Guaé, ou ses compagnons, les fornications à par-
tenaires multiples peuvent se succéder en nombre et à un rythme accé-
léré, le « conin » retrouvant à chaque fois sa fraîcheur et sa disponibi-
lité. Les pratiques de restauration du sexe, à des fins de plaisir, sont
également évoquées dans Les bijoux indiscrets où Diderot (2004),
dans une manière orientaliste mise à la mode par la traduction des
Mille et une nuits, dépeint quelques mœurs de la cour de Louis XV.
Mongogul, sultan du Congo, voulant, pour se désennuyer, connaître
les aventures des dames de sa cour, obtint du génie Cucufa une bague
magique dont il suffisait de tourner le chaton vers une femme pour
que celle-ci se mette à parler « par la partie la plus franche qui soit en
elle », son sexe ou « bijou ». Ainsi Alcine qui, après avoir mené une
vie fort galante, venait d’épouser un émir qu’elle avait convaincu de
sa chasteté, se vit-elle confondue par son bijou dont la voix sortit de
sous ses jupes : « Il faut qu’un époux soit un hôte bien important, à en
juger par les précautions que l’on prend pour le recevoir. Que de pré-
paratifs ! Quelle profusion d’eau de myrte ! Encore une quinzaine de
ce régime et c’était fait de moi. » Si ce geste dont on parle peu en dit
beaucoup sur les miroitements de l’imaginaire qui dessinent les
images de la femme, c’est qu’il se rapporte à ces lieux du corps qui,
dévolus à la jouissance, à la génération et moins noblement à
l’élimination, ont par eux-mêmes quelque chose de trouble. Parmi les
affinités profondes de la femme et de l’eau, celles que révèlent les toi-
lettes intimes livrent l’ambivalence de la femme pour l’homme : ces
correspondances parlent de désir et de crainte, de pureté et d’impureté,
de vie et de mort, de plaisir et de menace. Nous nous attacherons ici
exclusivement aux dimensions de purification et de volupté parce
qu’elles ont particulièrement stimulé les productions imaginaires en
relation avec l’étroite liaison de la femme et de l’eau.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 384
[227]
49 7 jours dans le cas des règles, 12 jours s’il s’agit d’une perte intermens-
truelle, et dans le cas de suites de couches, 40 après la naissance d’un gar-
çon, 80 après celle d’une fille.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 389
pris. Une règle fondamentale veut que la femme, une fois le moment
de la tebila venu, se plonge obligatoirement dans le bain rituel pour ne
pas retarder, même d’une nuit, l’accomplissement du devoir conjugal,
toute fuite méritant punition. C’est en effet la femme qui est souve-
raine dans la détermination de ses états de pureté et impureté, et son
mari doit se plier à ses indications pour interrompre ou reprendre les
relations sexuelles. Ce pouvoir ne doit être utilisé qu’à bon escient, il
ne doit pas servir d’arme entre les époux. Ces devoirs de la femme
sont assortis de droits sexuels, par la loi de Ouah, le mari ayant, en
dehors du souci de procréation, le devoir de réjouir son épouse.
S’appliquant aux relations conjugales, la loi de nidda peut être
considérée comme favorable à la natalité. Mais il s’agit aussi d’un
contrôle du désir. Maimonide (1900), dont l’œuvre fait autorité à côté
de la Thora et du Talmud, élucide le sens profond et caché des écri-
tures dans le Guide des égarés. Au nom d’une loi du juste milieu, la
loi de nidda a pour but de restreindre les appétits, l’intempérance, tout
ce qui mène à l’avidité et au seul plaisir. Selon Gugenheim (1981),
« la pureté retrouvée par l’immersion dans le mikveh apporte un re-
nouveau qui décourage toute lassitude et entretient l’amour ». On a pu
dire que ce juste milieu qui ne réprime ni ne sublime [229] la sexuali-
té, sans la réduire à un mécanisme qui fonctionne pour la seule jouis-
sance personnelle, en accentue la valeur (Tendler, 1981). Comment ne
pas voir que la soumettre à un contrôle aussi ritualisé exacerbe le désir
au moment où la femme, se purifiant par la toilette et le bain, se pré-
pare à l’amour qu’elle a obligation de faire sitôt après ? La pudeur
dont elle entoure ses préparatifs laisse entrevoir combien ils la rendent
désirable : ils la disent disponible. C’est tout un art érotique du plaisir
différé qui en renforce l’ardeur que vient fonder l’interdit religieux.
FEMMES AU BAIN :
UN APPEL À L’AMOUR RITUALISÉ
Voilà qui jette une lumière nouvelle sur les significations qui en-
tourent les images tant caressées de la femme au bain, dont les
grandes héroïnes, à côté de la Diane chasseresse, sont des personnages
célèbres de la Bible : Bethsabée et Suzanne. Toutes ces héroïnes ont
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 390
La femme au harem
et la fascination orientaliste
QUAND L’IMPURETÉ
DE LA FEMME EST LEVÉE
aux bonnes mœurs parce qu’elle amène à toucher des « zones innom-
mables ».
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 399
pas d’examiner ici toutes les formes qu’ont revêtues les pratiques con-
traceptives et intéressant directement les soins apportés au sexe.
Les libertins feront un usage avisé des conseils des médecins. Tel
Brantôme qui préconise une hygiène basée sur les exercices voulus
par la nature : « Je tiens d’un très grand médecin (et pense qu’il en a
donné telle leçon et instruction à plusieurs honnêtes dames) que les
corps humains ne se peuvent jamais guère bien porter si tous leurs
membres ou parties, depuis les plus grandes jusques aux plus petites
en font ensemble leurs exercices et fonctions que la sage [235] nature
leur a ordonné pour leur santé, et n’en fassent une commune accor-
dance, comme d’un concert de musique, n’étant raison qu’aucune des
dites parties et membres travaillent, et les autres chaument. » Le con-
seil de drainage vaut aussi pour « les vieilles dames qui veulent être
fourbies et se faire tenir nettes et claires comme les plus belles du
monde ». Cette exaltation se heurtera aux interdits religieux, mais
trouve un écho dans la culture courtoise. Et tant que la force de la pu-
dibonderie n’aura pas eu raison des libertés de la science et des
mœurs, les ouvrages de vulgarisation médicale, avec leurs prescrip-
tions de soins (fumigations pour assurer la motilité de la matrice, mas-
sages de la vulve avec des onguents, lotions pour resserrer le vagin et
donner l’illusion de la virginité) favorisant l’accouplement ou la mas-
turbation, auront des allures de manuels d’érotologie évoquant ceux
que nous ont laissés les cultures arabes, avec Le jardin parfumé, ou
hindoue avec Le Kama-sutra.
Le bestiaire de la sorcière
Il s’agit d’un art que le médecin médiéval partage avec des person-
nages soupçonnés de manipuler les forces occultes. En effet, ces « se-
crets » de cabinet, de salon, de cuisine ou d’alcôve, s’obtiennent aussi
par les voies de la magie que condamnent la loi et la théologie. Aussi
la toilette intime a beau compté au nombre des astuces de la séduc-
tion, elle figure rarement dans des traités écrits par des hommes autres
que des médecins. Ovide insiste dans L’art d’aimer sur les apprêts du
corps auxquelles la femme doit procéder dans le secret, mais laisse à
d’autres la tâche de parler des soins du sexe. En revanche, c’est à la
vieille matrone du Roman de la rose qu’il revient de conseiller les
jeunes filles : « D’autre part, comme une bonne jeune fille, / Qu’elle
tienne la chambre de Vénus bien propre. / Si elle est avertie et bien
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 401
avouait dans ses mémoires : « J’ai aimé les mets au haut goût : le pâté
de macaroni fait par un bon cuisinier napolitain, l’ogioprotrica des
Espagnols, la morue de Terre-Neuve bien gluante, le gibier au fumier
qui confine, et le fromage dont la perfection se manifeste quand les
petits êtres qui s’y forment commencent à devenir visibles. Quant aux
femmes, j’ai toujours trouvé suave l’odeur de celles que j’ai aimées. »
Dans la théorie des émonctoires 59, certains organes sont consacrés
à l’élimination des excreta du fonctionnement organique. La cheve-
lure compte parmi eux. Cette vision médicale éclaire les interdits qui
entourent le lavage des cheveux et enjoignent de cacher la chevelure
des femmes, dominants dans les religions juive et musulmane. Mais il
faut savoir que les prédicateurs chrétiens eux-mêmes tenaient la che-
velure pour maléfique, attirant les démons qui rôdent autour des hu-
mains. Cette croyance n’est sans doute pas étrangère à l’usage des
coiffes et des perruques, et il a fallu la mode garçonne du début du 20e
siècle, avec la coupe des cheveux, pour que les femmes échappent à
l’impératif de se coiffer, pour sortir, d’un chapeau, parure, certes,
mais aussi protection pudique. L’imagination mythique abonde
d’héroïnes qui ont dû leur pouvoir sur les hommes à leur chevelure ou
à leur odeur 60. Et, avec le 19e siècle, la chevelure, à la fois vaisseau et
océan, où Baudelaire plonge sa « tête amoureuse d’ivresse », livre une
volupté égale à celle du sexe : « Et sous un ventre uni, doux comme
du velours, / Bistré comme la peau d’un bonze, / Une riche toison qui,
vraiment, est la sœur / de cette énorme chevelure, / Souple et frisée, et
qui t’égale en épaisseur, / Nuit sans étoiles, nuit obscure 61 ». Cette
chevelure se déploie dans des peintures qui prennent souvent pour
contexte les moments de la toilette 62.
En effet, toute une histoire de l’érotisme passe aussi par les rituels
profanes de la toilette qu’autorise l’évolution des équipements sani-
taires et les conceptions de l’eau. Mais il faudrait pour parler des
images érotiques liées à ces usages de l’eau privée un autre espace.
C’est au 19e siècle que culmineront les évocations suscitées par les
salles de bains. On observe alors un développement en plusieurs di-
rections : à côté de l’usage privé et secret des salles de bains bour-
geoises, celles des courtisanes se chargent de luxe et de raffinements
tout entiers consacrés à l’embellissement de l’amante, illustrées par la
description que Zola fait de la salle de bains de [238] Nana tandis que
d’autres, comme Degas, s’attacheront aux tubs plus humbles du mi-
lieu de la prostitution. Parallèlement, assorties d’un imaginaire em-
pruntant aux images de la grotte et de ses humidités, les prescriptions
médicales des hygiénistes encourageront des soins utilisant d’énormes
quantités d’eau pour laver l’intérieur des sexes souillés par l’amour.
Ces débordements de l’hygiénisme vont progressivement éteindre
les ardeurs imaginatives à l’aube du 20e siècle. Viendront ensuite y
contribuer les progrès des connaissances médicales qui effacent
l’impureté du sexe et les risques de la conception, libérant la pratique
sexuelle féminine. Même si certaines s’élèvent contre l’aliénation
qu’imposent ses injonctions 63, la révolution sexuelle banalisera ce
que l’on considérait comme un péché. Dans le même temps, les mo-
dèles diffusés par les médias aidant, le souci de netteté corporelle mul-
tipliera des soins et des usages auxquels les femmes s’adonnent par
souci de bien-être et de séduction, adhérant plus volontiers que les
hommes à ces nouvelles normes qui associent l’attrait de la propreté à
l’absence d’odeur et favorisent un plaisir narcissique trouvé dans
l’intimité des espaces privés. La mode, tout en diffusant un style uni-
[239]
TROISIÈME PARTIE
Chapitre 5
Le loup, nouvelle figure
de l’imaginaire féminin.
Réflexions sur la dimension mythique
des représentations sociales *
Retour au sommaire
tations portées par des discours, des œuvres littéraires aussi bien que
par des supports filmiques et iconiques. Elle dégage ainsi une struc-
ture qui oppose trait à trait l’authenticité, la naturalité, la spontanéité
de l’enfant aux formes d’aliénation de l’adulte. Plus récemment on
observe un regain d’intérêt pour le mythe dont témoignent les travaux
de N. Kalampalikis (2001, 2002, 2007).
La relation entre mythe et représentation sociale retient l’attention
non seulement parce qu’il s’agit de deux formes de pensée sociale que
l’on peut comparer comme on le fait à propos de la pensée de sens
commun et de la pensée scientifique. Mais aussi parce que mythe et
représentation sociale renvoient à la sphère symbolique et peuvent
être analysés du point de vue de leur contribution à la vie sociale.
Comme je l’ai indiqué à propos de l’étude sur les représentations so-
ciales de la folie (Jodelet, 1989a), les représentations sociales remplis-
sent une fonction symbolique selon diverses formes que j’ai rassem-
blées sous la métaphore des 4 L :
L comme
bli et le pardon. Ces thèmes sont illustrés par des récits, des contes et
des poèmes qu’accompagnent des analyses psychologiques et des
orientations pour accéder à de nouvelles attitudes et actions.
Le livre a connu depuis sa parution une diffusion impressionnante :
traduit en trente langues, il a été vendu à plus de trois millions
d’exemplaires dans le monde 64. On est fondé à penser que ce livre a
joué comme une source d’inspiration pour les autres ouvrages men-
tionnés ici.
[250]
Survivre avec les loups, publié sous le nom de Misha Defonseca
est le récit d’enfance d’une belge immigrée, après la seconde guerre
mondiale, aux États-Unis où elle s’est convertie au judaïsme et a été
accueillie et soutenue par une communauté juive. L’ouvrage retrace,
comme nous l’avons vu, le périple d’une petite fille juive, Mishke,
partie à la recherche de ses parents déportés de Belgique dans un
camp de la mort. L’enfant survit de rapines et des nourritures qu’elle
trouve dans la nature. Se cachant dans les forêts, elle est adoptée par
une louve puis recueillie par une meute de loups aux coutumes des-
quels elle s’adapte. Cette histoire qui reçut l’aval d’Elie Wiesel et
d’une fondation américaine pour la protection des loups, a été porté à
l’écran par une réalisatrice française, Vera Belmont, elle aussi juive et
ayant perdu ses parents à Auschwitz. Pour elle ce récit est une histoire
qui aurait pu être la sienne. Le film a rencontré à sa sortie un accueil
enthousiaste. Jusqu’au moment où un scandale a éclaté au début de
l’année 2008 : non seulement, ce qui était donné comme un récit
autobiographique authentique, s’est révélé être une pure fiction, mais
l’auteur n’était pas juive et ses parents furent victimes de la répression
contre la résistance.
Cette production est intéressante à étudier pour plusieurs raisons.
D’une part, elle fait écho aux élaborations contemporaines concernant
la bonté et la solidarité des loups et présente un processus d’inversion
entre les qualités des hommes et des loups caractéristique de la cons-
truction mythique. Dans le contexte de la guerre, le récit apparaît
comme une inversion de l’adage de Plaute, repris par Hobbes :
64 Un site web a été créé en 1995 par des adeptes de cette vision, mais qui res-
tent indépendantes de celle qui les a inspirées. Le site wilduolfwomen.com
mobilise une participation des femmes centrée sur la création.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 427
qui lui ont été consacrés à travers le temps. Retenons parmi eux, La
Dolce Vita dont le réalisateur, Federico Fellini, a eu la prescience de
l’association de la femme et du loup. Sylvia, interprétée par la pul-
peuse, dite gorgeous Anita Erkberg, femme libre, impertinente, fan-
tasque et sensuelle, un rien sauvage en ce qu’elle vit au gré de ses im-
pulsions est qualifiée par son guide Marcello (M. Mastroianni) de
« première femme du premier jour de la création ». Dans la prome-
nade qu’elle fait avec lui, avant la célèbre scène de la Fontaine de
Trévise, elle entend, en pleine campagne, le cri d’un chien qui res-
semble à celui d’un loup. [254] Drapée de son étole de fourrure
blanche, elle lui répond en émettant, tête levée vers le ciel et gorge
tendue en avant, comme le font les loups, par un long cri semblable au
leur.
Destin qui fait retrouver celui des femmes : « Pourtant les uns et les
autres ont été chassés, harcelés. À tord, on les a accusés d’être dévora-
teurs, retors, ouvertement agressifs, on les a considérés comme étant
inférieurs à leurs destructeurs. Ils ont été la cible de ceux qui veulent
nettoyer l’environnement sauvage de la psyché au même titre que les
territoires sauvages, et parvenir à l’extinction de l’instinctuel. Une
même violence prédatrice, issue d’un même malentendu, s’exerce
contre les loups et les femmes. La ressemblance est frappante » (ibid,. p.
16).
Grimaud se réfère formellement à cette vision d’Estés quand elle
déclare : « Surtout une même violence prédatrice, issue d’un même
malentendu, s’exerce contre les loups et les femmes. Sirènes ou sor-
cières, elles ont été punies de leur relation primitive, sauvage, essen-
tielle avec la nature. On a voulu mutiler leur mémoire enfouie du Jar-
din, d’où la beauté comme la perte ressuscitent parfois d’étranges
souvenirs et de puissantes intuitions. Certaines ont été brûlées,
d’autres bannies. Chez d’autres encore l’ombre, quand elles courent
sous la lune, s’étend et s’ébroue comme celle d’une louve. Ce sont
celles qui rient et aiment sans contrainte, enfantent et créent, se ré-
jouissent de leurs formes et du sang chaud qui s’échappe de leur
corps ; et qui connaissent d’instinct les vertus de chaque herbe et le
poison des fruits » (2003, p. 220).
On peut se demander pourquoi ce thème d’un commun destin est
repris aujourd’hui. Il faut pour le comprendre se rapporter à
l’évolution des mouvements féministes. Dans la courte histoire de son
développement (Collin, 2002 ; Ergas, 2002) depuis le début des an-
nées soixante, le mouvement féministe a été traversé de diverses ten-
sions. Liée à la façon de considérer la différence des sexes, une pre-
mière tension est établie entre une tendance combattant les inégalités
fondées sur la différence sexuelle et revendiquant des droits égaux,
tendance qualifiée de constructiviste, et une tendance à affirmer la
spécificité féminine dans une différence irréductible avec les hommes,
tendance qualifiée d’essentialiste. Une seconde tension qui a émergé
dans les années soixante-dix a trait à la conception du statut du groupe
et du sujet « femme » avec d’un côté un mouvement collectif sépara-
tiste et autonome fondé sur l’entraide et la solidarité, illustré par la
pratique des bitch sessions et de l’autre la négation d’une subjectivité
féminine homogène, la pluralisation du sujet-femme. Cette dernière
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 435
jamais mendié d’affection non plus. Seuls les loups m’en ont nourrie
comme un des leurs. J’étais sans le savoir un petit loup qu’ils ont re-
connu et comblé de leur gibier et de leur chaleur. Eux seuls m’ont pro-
tégée » (1997, p. 15). Le deuil de sa mère l’a « habillée de fureur
contre les hommes, leurs destructions de la nature et leur guerre pour
le reste de ma vie. J’étais morte moi-même d’une certaine façon. La
petite fille qui marchait se détournait davantage des humains.... Et je
marchais pour marcher, et aussi pour survivre, comme un animal défi-
nitivement solitaire... J’étais devenue loup, et je courais vers l’est sans
beaucoup d’espoir » (ibid., p. 123). Elle se décrit aussi dans l’enfance
comme rebelle : « J’étais une enfant impatiente, rebelle, quand je vou-
lais quelque chose, je le voulais toujours tout de suite et obstinément »
(ibid., p. 87) et comme portant un fort potentiel de violence qui
s’exprime quand elle subit un traitement indigne de la part d’un
adulte.
Parmi les autres traits psychologiques témoignant d’une nature
sauvage, authentique que les deux récits ont en commun :
l’opiniâtreté, le goût de la liberté et de l’autonomie, la résistance à la
douleur. M. Defonseca : « Le fait de parvenir à survivre jour après
jour, d’être en liberté, [257] maîtresse de mon existence, me donnait
une vraie estime de moi. Et je considérais les adultes comme des im-
béciles : ‘je suis plus forte qu’eux. Eux ils ont besoin d’une maison,
ils ne savent pas faire ce que tu fais... ils ne sont pas courageux, ils ont
peur du froid de la nuit. Toi, pas. » (op. cit. p. 86). La résistance à la
douleur : « toute petite, j’avais déjà ce refus de céder au mal. Je ne
voulais pas le laisser m’envahir, et prendre le contrôle de ma tête,
c’était instinctif. » (ibid., p. 84). Cette résistance trouve un écho chez
Grimaud qui démontre elle aussi une grande capacité à endurer la
souffrance, jusqu’à y prendre plaisir. Elle parle même « de douleur
jouissive ». Il convient de noter que les analyses de Cixous
s’apparentent aux témoignages de nos deux au- teures. Le loup in-
carne la dévoration du désir, mais aussi la tendresse de la passion
quand elle s’adresse à l’objet aimé qui se sent alors choisi. D’une part,
l’amour que l’on éprouve ou que l’on reçoit, est toujours potentielle-
ment porteur d’une violence destructrice. Mais ce risque fait le sel de
la relation amoureuse qui transgresse la normalité. Et quand on en
vient à vivre concrètement cette relation, la peur s’efface : le loup
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 439
Commentaires conclusifs
sur les femmes devenues des boucs émissaires [259] (Cohen, 2004).
Elle symbolise aussi le caractère profondément subversif que compor-
tait à son apogée le combat féministe. La caractéristique du recours à
la figure de la sorcière, c’est qu’il a donné lieu à une interprétation et
une action en termes collectifs. Les sorcières au Moyen-âge et à la
Renaissance étaient déjà poursuivies comme un collectif défini par
son allégeance au Diable, leur image a été reprise par un féminisme
qui adoptait une forme de mouvement social orienté vers une cons-
cientisation de groupe et des pratiques collectives d’autonomisation
comme en témoigne le titre de « sorcières » donné à diverses publica-
tions, revues ou, plus tardivement, sites web invitant à participer à des
actions collectives.
L’appel à la figure du loup me semble relever d’un autre processus
marqué par l’individualisation des revendications. On vise dans les
loups une espèce en danger qui peut aussi bien vivre en solitaire qu’en
meute et dans les femmes la menace contre la féminité dont l’essence
avoisine une sorte d’espèce rattachée à la nature. Il n’est pas impos-
sible que s’exprime dans cette représentation d’un danger vital l’effet
des formes nouvelles qu’a prise la lutte féministe avec la défense des
« femmes battues » et la dénonciation de leur meurtre par un conjoint,
l’uxoricide, phénomènes dans lesquels la domination masculine passe
de la violence symbolique à la violence physique. Par ailleurs, le so-
cial qui menace la femme et le loup, comme prédateur, est
« l’institution » et non « le pouvoir » masculin comme c’était le cas
précédemment. Le combat passe du plan politique au plan culturel
puisqu’il s’agit de lutter contre une culture oppressive qui s’attaque
aux valeurs liées à l’instinctuel. Le « sujet-femme », en même temps
qu’il se pluralise, revendique une forme d’action qui se déploie dans
l’univers d’une nouvelle fécondité : celle de la créativité. Son but est
d’échapper aux modèles culturels des devoirs de la femme limités à
l’espace du foyer et de la maternité pour accéder aux droits à
l’autonomie créatrice.
Tout se passe comme si les représentations de la femme qui
s’épanouissent dans la mythique du loup faisaient basculer d’un ordre
du monde social à un ordre du soi. Les récits qui s’emparent de ce
symbolisme renvoient à une affirmation ou une défense de qualités
qui sont portées par une spécificité de nature et non de genre. Le tra-
vail qu’autorise cette référence est mené sur soi, qu’il s’agisse du gui-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 443
[261]
Quatrième partie
PERSPECTIVES NOUVELLES
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[262]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 446
[263]
QUATRIÈME PARTIE
Chapitre 1
Formes et figures de l’altérité *
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Autre et altérité
ALTÉRITÉ ET IDENTITÉ
de mêmeté et/ou d’ipséité 65, caractère qui fait qu’un individu est lui-
même et se distingue de tout autre, si elle est toujours posée en con-
trepoint : « non moi » d’un « moi », « autre » d’un « même », le rap-
port qu’elle engage d’emblée à l’identité, est pluriel et dialectique.
L’autre se définit par rapport à un même, mais le même s’affirme
autant relativement à l’autre qu’à soi. Déjà pour Platon, « ce qui se
pose s’oppose en tant qu’il se distingue et rien n’est soi [266] sans être
autre que le reste » 66. Dans la pensée contemporaine, beaucoup
voient dans l’altérité la condition même de l’émergence identitaire :
« C’est toujours la réflexion sur l’altérité qui précède et permet toute
définition identitaire » (Augé, 1994, p. 84). Car l’altérité convoque
autant que la notion d’identité, celle de pluralité. Ceci est évident
quand il s’agit de l’altérité du dehors, objet d’étude de l’anthropologie
qui, selon Augé (1995), est fondée sur la triple expérience de l’altérité,
la pluralité et l’identité. La pensée du même et de l’autre y aurait été,
historiquement, basée sur l’évidence d’une pluralité spatiale, cultu-
relle et temporelle : l’autre étant défini, en regard de « l’identité d’un
observateur occidental archétypique », soit par sa localisation dans un
ailleurs géographique et dans un lointain culturel ; soit par l’extériorité
de son positionnement sur la trajectoire d’une évolution historique
dont les étapes devaient conduire à une identité de civilisation. Avec
les changements sociaux de l’époque moderne et les découvertes du
marxisme et la psychanalyse qui « ont subverti définitivement le
royaume du même et le territoire de l’identité » (ibid., p. 83), le regard
du chercheur vient butter sur l’altérité du dedans. Celle-ci s’insinue au
coeur même de l’identité collective, par l’évidence de la pluralité so-
ciale et culturelle des sociétés contemporaines. C’est précisément le
constat de la pluralité sociale et culturelle qui va conduire la sociolo-
gie à réfléchir sur le lien social, ses formes et ses ruptures, comme
nous le verrons plus loin de même que l’on voit l’altérité s’insinuer
aussi au coeur de l’identité individuelle.
[267]
[268]
FORMES DE SOCIABILITÉ
ET INSTAURATION DE L’ALTÉRITÉ
68 Notamment, Von Wise qui a collaboré avec H. Becker dont l'étude Outsi-
ders (1961) est une illustration majeure, de l’interactionnisme symbolique ;
on trouve également chez Elias (1965) une réflexion sur l’interdépendance
et la définition réciproque entre outsider et establishment.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 458
69 Schütz (1944) a repris une thématique approchante pour analyser les straté-
gies utilisées par l’étranger pour s’approcher du groupe dont il n’a pas par-
tagé les expériences passées, et pour interpréter le modèle culturel qui
oriente les actions, les expressions et les interprétations de ses membres de
manière à s’en faire accepter et tolérer. Cependant, il n’a pas élaboré sur la
relation établie par le groupe vis-à-vis de l’étranger.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 459
CONNAISSANCE ET ALTÉRITÉ
Une telle démarche donne à voir que l’autre est le support d’une
série de constructions, d’imputations, de projections et pose par là
même le problème de sa connaissance et de sa méconnaissance. La
psychologie sociale a dégagé plusieurs des mécanismes socio-
cognitifs qui participent de cette élaboration - essentiellement néga-
tive, par la déshumanisation, l’infra-humanisation, etc. - et font
d’ailleurs l’objet de plusieurs publications. On peut y ajouter les con-
tributions qui montrent la dimension spéculaire de l’altérité. Faisant
écho à la constitution spéculaire de l’identité en référence à autrui,
dans un espace social et symbolique commun, abordée plus haut, cer-
taines approches des sciences sociales insistent sur la construction
« en miroir » de l’altérité en référence à une identité collective, dans
un espace disjoint régissant le rapport au « lointain ».
Ainsi, F. Flartog (1980), montre, à propos d’Hérodote comment
son œuvre est le miroir dans lequel l’historien s’interroge sur sa
propre identité. La métaphore du miroir sert aussi à cerner la façon
dont il tend à ses contemporains un miroir en négatif. Si Hérodote a
choisi les Scythes comme parangon de la barbarie, c’est parce qu’ils
ont toujours fasciné les Grecs (par leurs victoires et leur nomadisme
notamment). Il se base sur un savoir partagé pour raconter une histoire
qui met en ordre le monde et construit pour les Grecs une représenta-
tion de leur passé proche, miroir à travers lequel ceux qui sont venus
ensuite ont eu tendance à voir le monde. L’histoire racontée sur les
Scythes est une manière de traduire l’autre dans les termes du savoir
commun grec et pour faire croire à cette élaboration, l’historien a éla-
boré toute une rhétorique de l’altérité. Relevons au passage
l’importance de la représentation partagée pour la construction de
l’altérité avant de poursuivre l’exploration du rôle qu’y joue l’identité
à travers les remarques de Todorov (1989) sur le rapport au lointain.
Pour cet auteur deux règles régissent la construction de l’altérité
distante : celle d’Hérodote servant d’archétype de la pensée nationa-
liste et des formes archaïques du patriotisme et selon laquelle plus on
est lointain, moins on est estimable ; celle d’Homère, archétype des
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 465
Conclusion
[276]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 468
[277]
QUATRIÈME PARTIE
Chapitre 2
Traversées latino-américaines :
deux regards français
sur le Brésil et le Mexique *
Retour au sommaire
LE TERRITOIRE DE L’AUTRE
ET L’IMAGINAIRE
Ce mythe est à l’œuvre dans le discours de nos deux auteurs qui il-
lustrent l’une des règles dégagées par Todorov (1989) concernant le
rapport au lointain et le rôle qu’y joue l’expression identitaire. Avec
des nuances qui seront développées plus loin, le regard que portent
Artaud et Bernanos sur leur pays d’élection peut relever de la perspec-
tive défendue par Homère, dans la mesure où ils y dessinent des fi-
gures de l’altérité comme modèles alternatifs pour reconstruire une
identité nationale ou européenne trahie par l’évolution des temps mo-
dernes. Je vais essayer de le montrer en laissant, le plus possible, la
parole à des textes dont la beauté du style est, en soi-même, un argu-
mentaire.
LA TOPIQUE SOCIOCULTURELLE
DE L’IMAGINAIRE
vant l’Évangile de Karl Marx les masses indiennes soi- disant incultes
sont dans l’état d’esprit de Moctezuma en face des prêches enfantins
de Cortès. À travers quatre siècles la même éternelle erreur blanche
n’a pas cessé de se propager » (p. 666).
De sorte que lors de ses premiers contacts avec le Mexique, Artaud
est déconcerté par le cours pris par ce qu’il croyait être la révolution
indianiste et déçu par l’influence du marxisme. Il parle, dans ses con-
férences, de la « fantasmagorie » entretenue en Europe : « En un mot,
on [285] croit que la révolution mexicaine est une révolution de l’âme
indigène, une révolution pour reconquérir l’âme indigène, telle qu’elle
était avant Cortès. Or il ne me semble pas que la jeunesse révolution-
naire du Mexique se soucie beaucoup de l’âme indigène. Et voici bien
où surgit le drame. Je rêvais en venant au Mexique d’une alliance
entre jeunesse française et jeunesse mexicaine en vue de réaliser un
effort culturel unique, mais cette alliance ne paraît pas possible tant
que la jeunesse mexicaine restera uniquement marxiste » (p. 709). Il
se consacre alors totalement à son projet d’exploration de « la culture
éternelle » du Mexique, dans une visée de découverte de l’Autre au-
thentique et de partage de son univers de croyances, de religion, de
mythes et de sa culture de la Vie et son image de l’Homme. « Je suis
venu au Mexique prendre contact avec la terre Rouge. C’est l’âme
séparée, l’âme originelle du Mexique qui par-dessus tout m’intéresse,
mais avant de me confronter à elle et pour être assuré d’en toucher le
fond, je veux étudier sous tous ses aspects la vie réelle du Mexique »
(p. 720). Cette ouverture à l’Autre suppose une identification. Et ses
pérégrinations dans les lointaines des Tarahumaras représenteront une
véritable fusion avec le peuple rouge, jusqu’à transfigurer sa folie.
Notons qu’à cette occasion Artaud va s’autoriser à libérer son ima-
ginaire : « Je connais presque tout ce qu’enseigne l’Histoire sur les
diverses races du Mexique et j’avoue m’être permis de rêver en poète
sur ce qu’elle n’enseigne pas. Entre les faits historiques connus et la
vie réelle de l’âme mexicaine il y a une marge immense où
l’imagination - j’oserai même dire l’intuition personnelle - peut se
donner libre cours. J’ai donc mon idée sur la culture maya, sur la cul-
ture toltèque, sur la culture zapotèque ; et ce qui m’intéresse mainte-
nant est de retrouver dans le Mexique actuel l’âme perdue de ces cul-
tures et leur survivance aussi bien dans le mode de vie des peuples
que de ceux qui les gouvernent » (p. 720). Un véritable discours de
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 483
LA MYTHISATION DU PEUPLE
75 II n’est par certain qu’Artaud ait effectivement fait ce voyage, mais comme
le dit Le Clézio (1984) : « Ramener cette incantation, cet appel, au néant
d’une relation de voyage en y cherchant l’authenticité serait absurde et
vain ».
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 494
Il n’est pas lieu ici d’aborder l’initiation d’Artaud aux rites des Ta-
rahumara. Ce séjour conçu comme une descente pour ressortir au
jour, laissera en lui des traces inaltérables et durables, donnant à sa
folie un langage nouveau et ésotérique. Il en parlera jusqu’à son der-
nier texte écrit quelques jours avant sa mort, en 1948. « Je suis venu
au Mexique apprendre quelque chose et je veux en ramener les ensei-
gnements à l’Europe » (p. 721), disait-il ; il en ramène, entre autres,
« Les nouvelles révélations de l’être » dont Adamov (1947) ne croit
pas « qu’il y ait dans toute la littérature contemporaine de pages plus
bouleversantes » que ses premières pages où Artaud, se nommant Le
Révélé dit sa révélation au pays des Tarahumara « Je sais ce que le
monde n’est pas et je sais comment il ne l’est pas ».
Conclusion
l’élaboration de ces images. Sur ce plan, je crois avoir saisi une série
d’emboîtements entre différents niveaux de représentations sociales
que les auteurs ont mis en œuvre, avec des nuances personnelles.
D’une part, des courants de pensée flottant dans l’air du temps, ou
empruntés à un ralliement doctrinal, ont été captés et cristallisés par
des personnages marginalisés. À ce niveau, les représentations ren-
voient à l’imaginaire social archétypique ou magmaïque. D’autre part,
les constructions locales de représentations, spécifiques en fonction
des affiliations sociales, intellectuelles et spirituelles propres à chacun
des auteurs, mais obéissant à un même processus psychosocial de
production. Nos [292] deux auteurs, contraints par des conditions de
vie qui ne correspondaient pas à leur projet d’existence, ont fait un
choix d’installation et de pénétration dans des réalités nouvelles. Ils
ont aussi été poussés au départ par le rejet du progrès technique et
scientifique, comme des mentalités qui leur sont associées, par le
constat d’un état catastrophique de l’Europe aux prises avec les
guerres et les totalitarismes. Ils furent aussi, peut-être surtout, incités
par leur désir d’espoir d’une vie et d’un monde meilleur et
d’espérance en l’homme. Ces représentations ont donné lieu à des re-
présentations imaginaires de l’autre, dans un double sens. Celui des
déformations induites par le filtre de représentations plus larges et à
travers lequel les images de l’Autre prennent des caractéristiques par-
ticulières, voient leurs traits accentués ou estompés. Celui d’un déca-
lage par rapport à la situation objective du monde visité et au vécu de
ses acteurs, le réel se découpant selon les formes du désir des auteurs.
Artaud et Bernanos rencontrèrent-ils la réalité qui les accueillait,
ou y furent-ils aveugles ? Il y a dans leur témoignage des accents de
vérité, d’empathie et d’amour indiscutables. Peut-être n’ont-ils pas su
tout voir ni tout comprendre. Ils ont, en tout cas, beaucoup prêté à ces
mondes par leurs interprétations. Comment furent-elles reçues par les
auditeurs de leurs conférences et les lecteurs de leurs textes ? Il fau-
drait, pour le savoir, recueillir l’avis de ceux qui leur ont survécu ou
les ont commentés au Brésil et au Mexique. Comment sont-elles re-
çues par ceux qui les lisent aujourd’hui ? Qu’en pensez-vous, vous qui
venez de parcourir ces quelques pages qui, je l’espère, auront attisé
votre envie de les tire ? Pour le découvrir, il y aurait peut-être là une
occasion d’ouvrir un véritable échange.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 496
[293]
QUATRIÈME PARTIE
Chapitre 3
Place de l’expérience vécue
dans le processus de formation
des représentations sociales *
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APPROFONDIR
LA NOTION D’EXPÉRIENCE
sance en tant qu’elle pourvoit les informations qui font l’objet d’un
processus de traitement aboutissant à des structures ou des réseaux de
conservation de ces informations en mémoire. Ces structures et ré-
seaux (que certains qualifient de représentations mentales), seront ré-
activés pour traiter les nouvelles informations qui surgissent de situa-
tions nouvelles ou inconnues, ou sont imposées par les tâches à ac-
complir ou la structure de l’environnement. On est loin ici de
l’expérience vécue par le sujet dans son espace-temps de vie, comme
on est loin, dans cette vision réductrice du fonctionnement mental, des
représentations sociales que nous étudions et qui comportent des as-
pects créatifs et imaginaires, des dimensions symboliques référant à la
relation à l’autre et à l’ordre social, des aspects constructifs de la réali-
té elle-même. Comment concevoir cette expérience qui va entretenir
avec la représentation sociale des relations diverses ?
Expérience et vécu
tacts concrets, ils étaient néanmoins filtrés par les positions catégo-
rielles ; en rendait compte une situation exceptionnellement doulou-
reuse où se jouait aussi une identité sociale. Comme l’a montré Pol-
lack (1990) dans son ouvrage sur les récits de femmes rescapées des
camps de la mort, l’expérience vécue dans des « situations extrêmes »
permet de mettre en évidence le phénomène identitaire, souvent mas-
qué par l’accomplissement des routines dans le contexte de la vie or-
dinaire (Goffman, 1991).
Il apparaît bien qu’en ce heu du vécu, une réflexion sur les liens
expérience/représentation sociale devient possible. Restons pour
l’instant au plan de cette expérience ressentie et partagée avec
d’autres. On note généralement que c’est une notion vague et ambiguë
qui lie deux phénomènes contradictoires et complémentaires. Le pre-
mier phénomène, le « vécu » renvoie à un état que le sujet éprouve et
ressent de manière émotionnelle dont sont exemplaires les cas de
l’expérience esthétique ou amoureuse. Bien qu’il existe une autre ac-
ception plus intellectualisée de la notion de vécu sur laquelle je re-
viendrai, on peut voir que, dans ce premier phénomène, l’état ressenti
par la personne correspond à son envahissement par l’émotion, mais
aussi un moment où elle prend conscience de sa subjectivité, de son
identité. Cet état peut être privé, à la limite de l’ineffable, mais il peut
correspondre, comme dans le cas de la participation à des rites reli-
gieux ou les moments d’effervescence sociale décrits par Durkheim,
comme une fusion de la conscience individuelle dans la totalité col-
lective. Il peut aussi être partagé par un groupe social dont un cas ty-
pique est celui des états ressentis et des élaborations cognitives cor-
respondant à la situation de foule (Moscovici, 1981), ou encore celui
du mode d’appréhension d’un évènement historique à travers les
images en temps réel que pourvoient les médias audiovisuels (voir par
exemple l’attentat du World Trade Center). On le retrouve encore
dans le cas des mouvements sociaux quand un ensemble de situations
affecte pareillement, sur le plan émotionnel et identitaire, les membres
d’un groupe, d’une classe ou d’une formation sociale comme un sort
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 504
LE RETOUR
VERS L’EXPÉRIENCE SOCIALE
DE QUELQUES ARTICULATIONS
ENTRE EXPÉRIENCE
ET REPRÉSENTATION SOCIALE
[303]
tion : par la pratique (qu’un homme prenne la pilule comme le fait une
femme suscite la moquerie) et par les conséquences hormonales (qui
donneraient aux hommes un corps de femme). Si l’on imagine un
autre mode contraceptif, il se ramène à une intervention, opération ou
piqûre, sur la verge, par référence à la vasectomie. Ceci met directe-
ment en danger la virilité par diminution ou disparition des spermato-
zoïdes (porteurs de la vie comme les ovules). Or on croit que le
sperme sans spermatozoïdes n’est plus du sperme et l’on redoute que
cela nuise à la vie sexuelle, l’homme ne pouvant plus avoir d’érection
ou n’étant plus capable d’éprouver du plaisir. Nous sommes en pré-
sence de véritables expériences imaginaires que font les personnes
interviewées, quel que soit leur sexe, et qui suscitent des craintes di-
rimantes pour l’adoption d’une nouvelle pratique. La représentation
imaginaire donne forme à un vécu redoutable et redouté et fait barrage
à la nouveauté. Il en va de même pour les rapports de genre. La con-
traception est vécue comme une affaire de femme, sa conquête
comme une histoire féminine. Les hommes ne s’y sentent pas impli-
qués dans leur identité comme le font les femmes pour qui en déléguer
la responsabilité revient à perdre une liberté et un contrôle sur le pou-
voir masculin. Le poids d’un vécu historique partagé donne aux anti-
cipations d’un renversement des rôles, obéissant à principe égalitaire
de partage des inconvénients de la contraception, le masque d’une ex-
périence dangereuse.
[306]
Conclusion
[307]
QUATRIÈME PARTIE
Chapitre 4
Dynamiques sociales
et formes de la peur *
Retour au sommaire
dresser une liste des formes de peurs qui correspondent à des types de
risques différents.
[311]
Une seconde distinction qui peut être utile pour conduire notre
examen porte sur la nature des peurs considérées, en relation avec
notre ignorance. Riezler distingue des peurs « partielles » et des peurs
« totales ». Les premières sont définies par le degré de savoir que nous
pouvons détenir sur la source de la peur. Malgré l’ignorance que nous
en avons, nous pouvons l’inscrire dans un domaine de connaissances
qui nous permet d’en savoir quelque chose et de nous y adapter. A
quoi j’ajouterai qu’elles concernent des dangers ou des risques clai-
rement définis et qui peuvent avoir un caractère local. Tels apparais-
sent les risques matériels encourus dans la vie quotidienne, ou les
risques produits par l’homme dans les domaines sanitaire, industriel,
professionnel, etc.
Les peurs « totales » ont pour parangon la peur de la mort, aboli-
tion de l’être dont on ne sait ni quand elle arrivera ni ce qui adviendra
après sa survenue. Certains auteurs qui classent ce type de peur dans
la catégorie de « peur anthropologique » (Paillard, 1993) y rangent
aussi la « peur de l’autre ». La peur de la mort a donné lieu à un mo-
dèle de gestion de la terreur : « A terror management theory » (Salo-
mon, Greenberg, Pyszczynski, 1991) qui traite du rôle de la peur de la
mort dans le changement d’attitude face à des problèmes sociaux et la
défense des visions du monde culturellement établies. Cette théorie
pose que la capacité d’autoréflexion et la conscience de l’inévitabilité
de sa propre mort sont sources d’angoisse existentielle. Elle développe
les motivations qui sous-tendent les comportements sociaux visant à
réduire le « paradoxe insoluble » né du désir de préserver la vie et de
la certitude de l'inéluctabilité de sa finitude. À cette fin, les individus
adhéreraient à des systèmes de croyance de type mystique ou religieux
ou trouveraient refuge dans la soumission à l’autorité ou
l’appartenance communautaire. À la suite d’évènements comme
l’attentat du World Trade Center, la réélection et les entreprises guer-
rières de Georges Bush, cette théorie a trouvé un important écho dans
les médias. On s’interrogera plus loin sur les limites de ce type
d’approche des dynamiques sociales liées à la peur.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 529
Tous les modèles que nous venons d’examiner insistent sur les
conséquences que l’éveil de la peur a sur les rapports intergroupes et
sur l’acceptation des minorités ou des groupes marqués par une diffé-
rence nationale, ethnique, raciale, religieuse ou sexuelle comme en ont
donné la démonstration les réactions de rejet et d’incrimination des
homosexuels quand est apparu le sida. On ne peut manquer d’évoquer
ici le phénomène du bouc émissaire dont Moscovici (2007) montre la
dépendance par rapport aux théories de la conspiration. Selon cet au-
teur, on aurait affaire à une véritable mentalité de la conspiration
« conspiracy mentality » qui, initiée avec l’Inquisition resurgit, dans
des contextes sociaux marqués par l’insécurité et le conflit ou perdure
à l’égard de certains groupes. Cette mentalité produit des représenta-
tions sociales, repérables dans les médias et caractérisées par les pro-
cessus suivants : recherche d’une causalité obscure rapportée à des
intentions ou volontés cachées ; présomption du caractère trompeur
des apparences qu’il faut démasquer ; hypothèse d’une liaison généra-
lisée, mais obscure, entre les évènements qui peuvent tous être rame-
nés à une cause unique.
On peut rapprocher de ce phénomène la mentalité obsidionale
marquée par la crainte d’être assiégé que Delumeau (1978) a définie à
partir d’exemples historiques. Le jeu de cette mentalité obsidionale
qui s’appuie souvent sur la mémoire collective a été relevé dans diffé-
rentes situations internationales contemporaines, particulièrement
dans des pays membres de l’ex-bloc soviétique ou en Israël. Dans ce
dernier cas, Bar-Tal et Teichman (2005) ont montré qu’à ce type de
mentalité correspond une rhétorique de la construction de l’autre qui
obéit à un processus de « dé-humanisation » visant à « délégitimer »
l’adversaire, à l’exclure moralement du monde des valeurs et normes
humainement partagées. Les traits caractérisant l’image de l’autre,
qu’il soit palestinien ou israélien, le placent dans un espace infra-
humain (animal, sauvage, etc.) ou sur-humain (démon, monstre,
diable, etc.), lui appliquent des étiquettes l’assimilant à des groupes
rejetés (nazis, colonialistes) ou des figures négatives (Vandales,
Huns). Chaque groupe dispose d’un répertoire propre de représenta-
tions qui servent de symboles du mal, du diabolique, de la brutalité ou
de la méchanceté. Cette dynamique met bien en évidence que la peur
[316] est articulée à des systèmes de représentations produits autour
d’un enjeu défensif d’ordre territorial, identitaire et vital.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 537
La gestion de la peur
Conclusion
lère les hommes et les animaux sont aveugles au danger. L’espoir peut
vaincre la peur. L’homme, joueur par nature, espère contre toute at-
tente. » Cela devrait nous encourager à trouver les moyens d’opposer
à la peur « l’audace d’espérer », pour reprendre le titre d’un ouvrage
de Barack Obama (2006).
[320]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 544
[321]
QUATRIÈME PARTIE
Chapitre 5
Sur la musique dans son rapport
à la pensée sociale
Retour au sommaire
POURQUOI LA MUSIQUE ?
ne peuvent nous être données comme telles que dans une expérience
chamelle. Ce n’est pas seulement que nous y trouvions l’occasion de
les penser ; c’est qu’elles tiennent leur autorité, leur puissance fasci-
nante, indestructible, de ceci précisément qu’elles sont en transpa-
rence derrière le sensible ou en son [328] Bien des intuitions, des as-
sertions, des éclairages proposés par les différents auteurs que nous
venons de citer, sont reprises dans les études consacrées à la musique
dans les sciences sociales. Elles ouvrent des pistes pour un approfon-
dissement du rapport de la musique et des représentations sociales.
Rappelons-les rapidement. À propos de l’invisible de la pensée, on a
beaucoup insisté, dans le cas de la musique, sur son potentiel expressif
qui dépasse les possibilités du langage verbal et donne accès à
l’ineffable cher à Jankélévitch (1983) et à l’indicible. Wagner disait :
« La musique commence là où s’arrête le pouvoir des mots ». Il
existe, en outre, un consensus sur l’assertion que la musique ne saurait
être réduite à un substitut d’autres formes d’expression. Elle n’est ni la
copie, ni l’imitation, ni la reproduction, par ses moyens propres, de ce
que d’autres activités, notamment l’écriture ou l’image, expriment.
Consensus aussi pour reconnaître à la musique un statut de langage et
de medium de communication dans la chaîne unissant les producteurs
et leur offre, les exécutants et leur interprétation, les organes de
transmission et leur facture, les auditeurs et leur demande, souvent
modelée par les lois du marché. Reste à savoir comment aborder, en
dehors du champ restreint de l’analyse proprement musicale, ce lan-
gage dont la spécificité est de réunir « les caractères contradictoires
d’être à la fois intelligible et intraduisible », comme l’a souligné Lévi-
Strauss.
La conception sémiologique classique attribue à la musique,
comme système de signes, les mêmes fonctions que le langage : pha-
tique, assurant le lien social et le partage ; conative assurant la mise en
mouvement dans la gestuelle ritualisée, la danse, le travail, la marche
militaire, etc. ; cognitive transmettant un message. Cependant, ce sys-
tème de signes pose problème, dans la mesure où les notes apparais-
sent comme des signifiants sans signifiés et sans référents. Il en ré-
sulte que les points de vue divergent quant aux rapports de la musique
avec le langage verbal et surtout quant à la possibilité de lui appliquer
les instruments d’analyse de la structure et de la communication ver-
bales. Sans entrer dans le détail des questionnements ayant marqué la
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 557
lement dans les sciences sociales, examinent les textes mis en mu-
sique, les rituels qui entourent l’exécution, la mise en spectacle, la ré-
ception des œuvres musicales, les mouvements d’adhésion aux mes-
sages transmis et d’identification aux producteurs. Ils mettent en évi-
dence les significations portées par les genres musicaux, savants ou de
masse, à plusieurs niveaux dont certains ont été abordés, au cours du
temps, par différentes théories relatives au domaine esthétique aux-
quelles correspondent les cadres d’analyse des représentations so-
ciales.
- Au niveau de l’intention créatrice, les « théories expressives »
sont centrées sur l’intentionnalité de l’auteur, les stratégies de
production, individuelle ou groupale qui relèveraient d’une ap-
proche en termes d'objectivation.
- Au niveau du produit, de l’œuvre, les « théories objectives »
portent sur les caractéristiques formelles de l’œuvre auxquelles
il convient d’ajouter une approche en termes de contenus cultu-
rels, de champ de représentation.
- Au niveau de la référence, les « théories mimétiques » rappor-
tent l’œuvre à la réalité qu’elle représente. Perspective qui re-
joint, dans l’étude des représentations sociales, la prise en
compte de l’inscription mondaine, la contextualisation de
l’objet.
- Au niveau de l’interprétation, de l’exposition (reproduction,
mise en scène, etc.), encore peu théorisé, mais qui engage des
processus de « ré signification » du message musical en fonc-
tion des contextes sociaux et historiques, des occasions ou lieux
d’exécution et d’écoute, et des acteurs : interprètes, usagers,
spectateurs, etc.
- Au niveau de la réception, abordé par les « théories pragma-
tiques » renvoyant à des processus de perception,
d’appropriation et d'ancrage, liés aux conditions sociales et
historique d’appartenance et d’identité des individus et des
groupes qui oriente la lecture ou la traduction du message
transmis par la musique.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 559
En guise de conclusion
[331]
QUATRIÈME PARTIE
Chapitre 6
La perspective interdisciplinaire
dans le champ d’étude du religieux :
contributions de la théorie
des représentations sociales *
Retour au sommaire
LA COMPLEXITÉ
DU CHAMP DU RELIGIEUX
sion des notions, même implicites, concernant ce qui est vraiment ré-
el. Ces notions entraînent des dispositions à [338] l’action et colorent
le sens du raisonnable, du pratique, de l’humain et du moral. Il pro-
pose une décomposition de l’analyse de la religion comme système
culturel, en deux phases : l’analyse des systèmes de signification qui
sont incarnés dans les symboles qui sont le propre des religions ;
l’analyse des relations établies entre les systèmes de signification, la
structure sociale et les processus psychologiques. D’autres auteurs,
s’inspirant de la théorie du flow, flux (Csikszentmihalyi, 1990) ajou-
tent à cette analyse un autre pallier qui renvoie aux processus émo-
tionnels et psychologiques sous-jacents aux conceptions incorporées
dans les symboles et associés à des conduites socialement réglées.
J’y reviendrai après avoir rappelé trois principaux courants de re-
cherche qui, depuis le début des années 2000, vont dans le sens d’un
dépassement des difficultés rencontrées en psychologie de la religion.
Ils dessinent un nouveau panorama dans l’approche du champ du reli-
gieux et invitent à prendre en considération les représentations so-
ciales. Le premier est inscrit dans cadre des sciences cognitives ; le
second est directement inspiré par la psychologie culturelle ; le troi-
sième qui s’intéresse à l’expérience religieuse a des racines dans les
premiers travaux sur la religion, en ce sens il n’est pas à proprement
parler nouveau par son thème. Mais sa nouveauté réside dans la façon
d’aborder l’expérience religieuse.
ci, « les hommes ressentent la vitalité du lien qui les unit, la force
unique de leur conviction et l’aimant du but qui les fait agir ensemble.
Si, [342] hors de la société, il n’y a point de salut, c’est que, sans elle,
il n’y a pas de foi. Vous comprenez ainsi l’illumination de Durkheim :
le social est le religieux, c’est pourquoi, comme Weber, il a consacré
la majeure partie de son œuvre à la religion. Et ce en plein 20e siècle !
Ni avant, ni ailleurs, on n’aurait pu poser une telle équation entre la
société et la religion. » Et de conclure, citant Luckas, « Aussi maté-
rielles et brutales que soient ses contraintes ‘il n’empêche
qu’essentiellement la puissance de toute société est une puissance spi-
rituelle’ » (p. 29).
L’historien Paul Veyne devait fournir une lumineuse illustration de
ces propos dans son ouvrage Quand notre monde est devenu chrétien
(2007) retraçant les conditions de la conversion massive au christia-
nisme à la suite de celle de l’Empereur Constantin, dans les années
300 après Jésus-Christ. Cet auteur affirme, avec Simmel, (1998, p. 96)
que « le sens du divin est une catégorie a priori qu’on ne peut dériver
d’autre chose ». Le christianisme s’est imposé en raison de sa « for-
midable originalité ». Par rapport au paganisme caractérisé par des
cultes pratiqués en vue d’obtenir la satisfaction de demandes de la part
de dieux qui « ne pensent qu’à eux- mêmes », le christianisme a cons-
titué une véritable innovation. Il a révélé à travers l’affirmation d’un
Dieu aimant « une sensibilité qui était insoupçonnée avant lui : celle
de l’amour », il a apporté un sens aigu de la fraternité, l’amour du
prochain, l’imitation de l’amour de Dieu, le sentiment communautaire
qu’ignoraient les païens qui ne communiaient pas dans leurs
croyances, et la moralité. Il a offert aux hommes le sentiment « d’une
destinée sublime ». Mais le christianisme a aussi institué un ordre so-
cial original, présentant une particularité unique au monde : la mise en
place d’une croyance exerçant une autorité sur ceux qui la parta-
geaient, appuyée sur une hiérarchie. Avec le prosélytisme qui venait à
l’appui d’une intention universaliste, l’Église en est venue à être
« l’exclusivité d’un parti international ». Ce cas de conversion illustre
le pouvoir des idées, du dire et du faire qui leur son liés pour forger le
social.
Les modèles qu’offrent les études sur l’innovation et la théorie des
minorités actives de Moscovici, seraient d’un recours utile pour analy-
ser les conversions. Plus largement, la théorie des représentations so-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 581
Conclusion
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 584
[346]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 586
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INDEX NOMINUM
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J L
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Jacques, 8,70 Lacan, 52
Jahoda, 57,184 Lagache, 81, 82, 84
Jakobson, 52 Lane, 39
James, 335, 336, 339, 340, 344 Langer, 322
Jankélévitch, 81, 328 Lapierre, 140
Jaspars, 24 Latour, 8, 152, 329
Joas, 334 Laugier, 212
Jodelet, 7, 13, 18, 30, 34, 43, 47, Launay-Godin, 121
51, 52, 55, 67, 74, 75, 76, Le Bon, 326
79, 84, 89, 99, 100, 109, Le Clézio, 277, 290
110, 116, 117, 120, 128, Le Goff, 17, 33, 62, 127, 139,
152, 157, 197, 198, 214, 147, 212
215, 219, 220, 241, 242,
Lecourt, 307
244, 263, 264, 274, 277,
279, 304, 306, 314 Lécuyer, 96
Jorm, 216 LeDoux, 308, 313, 314
Jouet, 7 Ledrut, 98, 99,159
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 633
Lefebvre, 119,155, 314 Mauss, 17, 47, 49, 50, 62, 63,
Lepetit, 53, 63, 323 183, 267, 271, 340
Lévi-Strauss, 26, 52, 119, 155, Maxwell, 97
183, 239, 245, 258, 267, Mayo, 97
277, 326, 327, 328 Mead, 17, 130, 267
Lévy-Bruhl, 48, 49, 50, 51, 62, Mead M., 227, 242
240, 244 Mendelssohn, 152, 256
Lévy-Leboyer, 95, 98, 157 Merleau-Ponty, 3, 51,70, 74, 84,
Lewin, 95, 122 91, 125, 327
Link, 212 Meyerson, 4, 9, 31, 298, 327
Lipiansky, 240 Michel, 140
Lissarrague, 240 Michelat, 25, 60, 204
Liu, 109 Michelet, 226, 258
Lorenzi-Cioldi, 269 Middleton, 109, 117, 127, 133
Loux, 183,197 Milgram, 9, 99, 100, 119, 121,
Louÿs, 230 160
Luckmann, 130, 150, 294, 333, Milon, 70
334 Mishima, 274
Lynch, 95, 99, 121, 159 Moghaddam, 39
Molinier, 212
M Montero, 39
Mâche, 324 Moore, 99, 152, 159, 315
Madeira, 43 Morawki, 29
Maimonide, 228 Morin, 37, 308, 314, 316
Major, 212 Morvan, 214
Malinowski, 245 Moscovici, 4, 5, 6, 7, 17, 18, 22,
Mandrou, 62 24, 25, 29, 31, 32, 37, 38,
Mannheim, 240 47, 48, 49, 51, 54, 57, 65,
Marin, 54 67, 69, 76, 81, 82, 83, 84,
85, 86, 87, 88, 89, 90, 91,
Markova, 74
99, 123,130, 136, 143, 146,
Martin, 323 149, 151, 155, 158, 184,
Martin-Baro, 39 185, 194, 241, 242, 243,
Marx, 47, 49, 240, 281, 284 244, 250, 274, 279, 293,
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 634
Quatrième de couverture
Fin du texte