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Denise JODELET

Directrice (retraitée), École des Hautes Études en Sciences Sociales


[Laboratoire de psychologie sociale, Institut interdisciplinaire
d’Anthropologie du contemporain]

(2015)

REPRÉSENTATIONS
SOCIALES
ET MONDES DE VIE
Textes édités par Nikos Kalampalikis

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES


CHICOUTIMI, QUÉBEC
http://classiques.uqac.ca/
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 4

Un document produit en version numérique par Réjeanne Toussaint, bénévole,


Chomedy, Ville Laval, Québec.
Page web dans Les Classiques des sciences sociales.
courriel: rtoussaint@aei.ca, à partir de :

à partir du texte de :

Denise JODELET

REPRÉSENTATIONS SOCIALES ET MONDES DE VIE.

Textes édités par Nikos Kalampalikis. Paris : Les Éditions des Ar-
chives contemporaines, 2015, 372 pp. Collection : “Psychologie du
social.”

Mme Denise JODELET, chercheure retraitée de l’ÉHESS, nous a accordé le


18 mai 2018 son autorisation de diffuser en libre accès à tous l’ensemble de ses
publications dans Les Classiques des sciences sociales.

Courriel : denise.jodelet@wanadoo.fr

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Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word


2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 11 janvier 2019 à Chicoutimi, Québec.


Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 5

Denise JODELET

REPRÉSENTATIONS SOCIALES
ET MONDES DE VIE

Textes édités par Nikos Kalampalikis. Paris : Les Éditions des Ar-
chives contemporaines, 2015, 372 pp. Collection : “Psychologie du
social.”
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 6

Représentations sociales et mondes de vie

Quatrième de couverture

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Cet ouvrage, édité par Nikos Kalampalikis, réunit, pour la première


fois, certains des principaux écrits de Denise Jodelet qui est, depuis la
création du Laboratoire de psychologie sociale de l’EHESS en 1965
par Serge Moscovici, une référence incontournable dans le champ des
représentations sociales. La particularité de ce livre est de donner un
aperçu des développements d’une pratique de recherche empirique et
réflexive qui, menée depuis trente ans, a ouvert des perspectives nou-
velles dans l’examen de questions sensibles de notre monde, intéres-
sant directement la psychologie sociale.
On y découvre une contribution originale sur les phénomènes représentatifs
examinés de plusieurs points de vue. Sous l’angle épistémologique,
dans leur relation avec les apports des sciences sociales. Sous l’angle
de leur caractère social, dans l’analyse des processus sociocognitifs
intervenant dans leur construction. Sous l’angle de leur pertinence so-
ciale, dans la compréhension des processus symboliques liés aux ap-
partenances sociales et au devenir commun à des individus et des col-
lectifs historiquement et culturellement situés. Sous l’angle de
l’application, dans l’examen de problématiques concernant la mé-
moire, l’urbain, la santé, le corps, le genre, l’environnement. Sous
l’angle des propositions pour des recherches futures, dans
l’exploration de dimensions psychologiques encore peu considérées
par les études sur les représentations sociales : l’altérité, l’expérience,
la subjectivité, l’imaginaire, l’affectivité et les émotions.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 7

Ce livre constitue la première parution de la collection « Psycholo-


gie du social » qui sera dévolue à la diffusion de travaux contempo-
rains en psychologie sociale sociétale.
Denise Jodelet est Directeur d’Études émérite à l’EHESS où elle a
dirigé le Laboratoire de psychologie sociale. Son œuvre explore de
manière unique la dynamique de la pensée sociale et jouit d’une forte
reconnaissance internationale, notamment en Europe et en Amérique
latine.
Nikos Kalampalikis est Professeur à l’Université Lyon 2, directeur
du laboratoire GRePS (EA 4163) et membre du comité directeur du
réseau international REMOSCO à la Fondation Maison des sciences
de l’homme.
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Copyright © 2015 Éditions des archives contemporaines

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés


pour tous pays. Toute reproduction ou représentation intégrale ou par-
tielle, par quelque procédé que ce soit (électronique, mécanique, pho-
tocopie, enregistrement, quelque système de stockage et de récupéra-
tion d’information) des pages publiées dans le présent ouvrage faite
sans autorisation écrite de l’éditeur, est interdite.
Éditions des archives contemporaines 41, rue Barrault 75013 Paris
(France) www.archivescontemporaines.com
ISBN : 9782813001306

Couverture : figures, peinture mixte d’Eleni Kalabaliki


Graphisme : Yannis Petrou, Atelier graphique Korax
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À Serge Moscovici

Un maître à penser
Qui m’a fait le don
du respect de ma liberté
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 10

Angelus novus de Paul Klee, 1920, Aquarelle.


Collection du Musée d'Israël, Jérusalem

« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angélus Novus ». Il


représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque
chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ou-
verte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de
l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît
une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catas-
trophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à
ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler
ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est
prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refer-
mer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il
tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève
jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès ».
Walter Benjamin 1942/2000. Sur le concept d’histoire. In Œuvres
III (p. 434). Paris, Gallimard.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 11

L’aquarelle de Paul Klee que Walter Benjamin commentait ainsi


m’a toujours semblé en consonance avec ce que Serge Moscovici
avait peint du monde de souffrance qu’il eut à connaître dans sa vie
passée. Monde auquel il opposerait plus tard la force de son œuvre et
sa volonté écologique. Le souvenir de l’angelus novus m’est revenu à
la fin de sa vie : il me faisait penser au regard qu’il jetait, en quittant
la sienne, sur la vie de ceux dont il s’éloignait et sur un monde qui
ressemblait de plus en plus à celui que W. Benjamin déplorait. Ce re-
gard s’éclairait encore quand il s’agissait d’idées. Celle de ce livre,
réalisé au cours des derniers mois de sa vie, lui avait plu comme sa
dédicace. Sa mort ne lui aura pas permis de feuilleter l’ouvrage ache-
vé et de mesurer à quel point sa pensée en a imprégné et stimulé les
textes. Je garde l’espoir qu’il aurait reçu ce livre comme un témoi-
gnage vivant de ce qu’il a semé. Un témoignage offert ici en hom-
mage révérencieux et reconnaissant à sa mémoire.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 12

Représentations sociales et mondes de vie

Remerciements

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Je tiens à exprimer ici mon immense gratitude à Nikos Kalampali-


kis.
Il fut l’initiateur et le maître d’œuvre de cet ouvrage.
Il en fut aussi l’artisan attentionné et je dois à sa patience d’être ar-
rivée à bout de mes hésitations et de ma réserve.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 13

Représentations sociales et mondes de vie

SOMMAIRE

Quatrième de couverture
Préambule [1]
Introduction : Un faire sur la pensée sociale [3]
Une trajectoire vers et à partir des autres [4]
Miscellanées d'une quête de compréhension des phénomènes représentatifs [6]

Partie I.
RÉFLEXIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES [15]

1. Réflexions sur le traitement de la notion de représentation sociale en psycho-


logie sociale [17]
Consensus et disparités [18]
L’aire d'étude des représentations sociales en milieu réel [19]
À propos de la question contenu-processus [23]
Perspectives futures [26]

2. Pensée sociale et historicité [29]


Un lieu de convergence [30]
Chevauchements et hiatus [32]
Historicité du symbolisme [34]

3. Représentations sociales : contribution à un savoir socio-culturel sans fron-


tière [37]
Représentations sociales et recherche latino-américaine [38]
Pour une saisie du symbolique, de l'historique et du culturel [41]
Culture et construction des savoirs [43]

4. Représentations et sciences sociales : rencontres et apports mutuels [47]


Un point d’histoire [48]
De l’usage de la notion de représentation sociale et/ou collective [53]
Place et rôle des représentations pour les sciences sociales [57]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 14

5. Le mouvement de retour vers le sujet et l’approche des représentations so-


ciales [67]
La mort du sujet [68]
Le retour du sujet dans les sciences sociales [71]
Les représentations sociales et le sujet [74]

6. Pensée, valeur et image [81]


Cohérence entre une théorie et son contexte intellectuel [82]
Représentations sociales et formes de pensée [87]
La valeur comme opérateur des représentations sociales [89]
La force des images [90]

Partie II.
VILLE, MÉMOIRE, ENVIRONNEMENT [93]

1. Les représentations socio-spatiales de la ville [95]


L’espace : un concept lacunaire [96]
Environnement urbain : espace social [97]
Représentations spatiales = représentations sociales [99]
Les représentations socio-spatiales de Paris [99]

2. Conflits entre histoires et inscriptions spatiales de la mémoire [109]


Conflits entre histoire mémorielle et histoire historienne [109]
L'émergence de groupes mémoriels [113]
Les inscriptions spatiales des conflits de mémoire [117]
La dimension éthique du travail de mémoire [123]

3. Mémoire de masse : le côté moral et affectif de l’histoire [127]


Mémoire et mémoires [127]
Pour une psychosociologie du rapport mémoire/connaissance [129
Une mémoire de masse [136]
La matière et la manière de la mémoire [143]

4. Les représentations sociales de l’environnement [149]


L’environnement, objet de connaissance [151]
La dimension sociale dans l’espace de l’environnement [153]
L’espace représente et signifie socialement [155]
Conduites socio-spatiales et représentations [157]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 15

Les représentations socio-spatiales [158]

5. Gouverner ou composer avec l’environnement ? [165]


Une image négative du ministère et de son action [167]
L’environnement, objet de valeur dévalorisé [172]
La question de l'échelle des phénomènes [177]

Partie III
CORPS, GENRE, SANTÉ [181]

1. Le corps représenté et ses transformations [183]


Étude du corps et représentation [183]
Corps masculin - corps féminin [188]
Modèles sociaux et constructions organiques [192]

2. Représentations, expériences, pratiques corporelles et modèles culturels [197]


Quelques transformations culturelles du rapport au corps [198]
Le rapport au corps interne, ses cadres cognitifs et normatifs [202]
Rapport au corps interne et surveillance de la santé [206]

3. Considérations sur le traitement de la stigmatisation en santé mentale [209]


Le changement du regard sur l’attitude de la société [212]
L’importance des représentations sociales [214]
Représentation de la maladie et représentation des malades [218]

4. Imaginaires érotiques de l’hygiène féminine intime : approche anthropolo-


gique [223]
Position de l’hygiène féminine intime dans le cadre et l'histoire des soins cor-
porels [224]
Femmes au bain : un appel à l’amour ritualisé [229]
Quand l'impureté de la femme est levée [233]

5. Le loup, nouvelle figure de l’imaginaire féminin. Réflexions sur la dimension


mythique des représentations sociales [239]
Sur les rapports entre représentation sociale et mythe [240]
Du rapport entre mythe, imaginaire et représentations sociales [247]
De la nature sauvage de la femme à la nature humaine du loup [255]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 16

Partie IV.
PERSPECTIVES NOUVELLES [261]

1. Formes et figures de l’altérité [263]


Altérité et identité [265]
Formes de sociabilité et instauration de l’altérité [269
Connaissance et altérité [273]

2. Traversées latino-américaines : deux regards français sur le Brésil et le


Mexique [277]
Le territoire de l'Autre et l'imaginaire [278]
La topique socio-culturelle de l’imaginaire [282]
La mythisation du peuple [288]

3. Place de l’expérience vécue dans les processus de formation des représenta-


tions sociales [293]
Approfondir la notion d'expérience [293]
Les deux dimensions de l'expérience [297]
Le retour vers l’expérience sociale [298]
De quelques articulations entre expérience et représentation sociale [302]

4. Dynamiques sociales et formes de la peur [307]


La peur comme processus psychologique [308]
Peurs de quoi et peurs pour quoi [310]
Les manipulations de la peur [314]

5. Sur la musique dans son rapport à la pensée sociale [321]


Les objets sémiophores [321]
Pourquoi la musique ? [323]

6. La perspective interdisciplinaire dans le champ d’étude du religieux : contri-


butions de la théorie des représentations sociales [331]
La complexité du champ du religieux [332]
L’état actuel de la situation des phénomènes religieux [333]

Bibliographie [347]
Index nominum [367]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 17

Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets []


correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine
numérisée. JMT.

Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier


numérisée.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 18

[1]

Représentations sociales et mondes de vie

PRÉAMBULE
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Les textes reproduits dans ce volume retracent un parcours de pu-


blications significatives de Denise Jodelet entre 1982 et aujourd’hui.
Sans prétendre à l’exhaustivité ni à une suite chronologique stricte, ils
réunissent, dans une unité nouvelle, des réflexions épistémologiques
sur les représentations sociales et les sciences sociales (partie I), des
contributions novatrices dans le champ de l’urbain, de la mémoire so-
ciale et de l’environnement (partie II), dans celui du corps, du genre et
de la santé (partie III) et des perspectives nouvelles ouvertes ces der-
nières années (altérité, expérience, émotions, musique, religion) (par-
tie IV). Ce livre comprend certains textes inédits en français, mais
également des écrits fondamentaux des années quatre-vingt, publiés
dans des lieux d’édition difficiles d’accès pour le lecteur. Nous avons
ajouté certaines productions récentes qui démontrent la permanente
prise de risque de Denise Jodelet dans l’ouverture de chantiers de ré-
flexion innovants. Tous ont été revus, corrigés et mis à jour.
L’ensemble vient combler un étrange manque dans la production d’un
des auteurs les plus importants dans le champ de la psychologie des
représentations sociales dans le monde étant donné que depuis sa mo-
nographie magistrale en 1989 il n’existait pas de livre réunissant son
apport si singulier et influent.
Par la même occasion, il inaugure la collection « Psychologie du
social » visant à rendre visibles des contributions qui, s’inspirant de
l’approche des représentations sociales, croisent les regards discipli-
naires et interpellent plus largement l'actualité des sciences humaines
et sociales.
Nikos Kalampalikis
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 19

Les textes suivants ont été reproduits entièrement ou partielle-


ment :

Partie I

1) 1984. Réflexions sur le traitement de la notion de représenta-


tion sociale en psychologie sociale. Communication-
Information, 6, 15-41.
2) 1989. Pensée sociale et historicité. Technologies, Idéologies,
Pratiques. Numéro en l’honneur d’Ignace Meyerson, 8(1-4),
395-405.
3) 2000. Representaciones sociales : para un saber sin fronteras. In
D. Jodelet, A. Guerrero (Eds), Develando la Cultura (pp. 7-30).
Mexico, UNAM.
4) 2009. Rappresentazioni e scienze sociali : incontri e rapporti re-
ciproci. In A. Palmonari, F. Emiliani (Eds.), Paradigmi delle
rappresentazioni sociali (pp. 253-280). Roma, Il Mulino.
5) 2008. Le mouvement de retour vers le sujet et l’approche des
représentations sociales. Connexions, 89, 25-46.
6) 2011. Returning to past features of Serge Moscovici’s theory to
feed the future. Papers on Social Representations, 20, 39.1-
39.11.

[2]

Partie II

1) 1982. Les représentations socio-spatiales de la ville. In P.H. De-


rycke (Ed.), Conceptions de l’espace (pp. 145-177). Paris,
Univ. de Paris X-Nanterre.
2) 2012-13. Conflits entre histoire mémorielle et histoire histo-
rienne. Psicologia e saber social, 1(2), 151-162, 2012 et Les
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 20

inscriptions spatiales des conflits de mémoire. Psicologia e sa-


ber social, 2(1), 5-16, 2013.
3) 1992. Mémoire de masse : le côté moral et affectif de l’Histoire.
Bulletin de Psychologie, 405, 239-256.
4) 1996. Las representaciones sociales del medio ambiente. In L.
Iniguez, E. Pol (Eds.), Cognicion, representation y apropriacion
del espatio. Monografas Psico-socio-ambientales (pp. 29-44).
Barcelone, Publicaciones de la Universitat de Barcelona.
5) 1998. Gouverner ou composer avec l’environnement ? Le Mi-
nistère vu par d’autres administrations à la fin des années 80. In
B. Barraqué, J. Theys (Eds.), Les politiques d’environnement.
Évaluation de la première génération : 1971-1995. Paris, Éd.
Recherches.

Partie III

1) 1984. The representation of the body and its transformations. In


R. Farr, S. Moscovici (Eds.), Social Representations (pp. pp.
211-238). Cambridge, Cambridge University Press.
2) 1982. Représentations, expériences, pratiques corporelles et
modèles culturels. INSERM, Les colloques de I’NSERM : Con-
ceptions, mesures et actions en santé publique, 104, 377-396.
3) 2011. Considérations sur le traitement de la stigmatisation en
santé mentale. Pratiques en santé mentale, 2, 25-38.
4) 2007. Imaginaires érotiques de l’hygiène féminine intime. Con-
nexions, 1(87), 105-127.
5) 2009. O lobo, nova figura do imaginario feminino. Reflexoes
sobre a dimensao mitica das representaçoes sociais. In D. Jo-
delet, E. Coelho Paredes (Eds.), Pensamento mitico e repre-
sentaçoes sotiais. Cuiaba, Ed. Univ. Federal do Mato Grosso.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 21

Partie IV

1) 1998, 2005 : A alteridade como produto e processo psicosso-


cial. In A. Arruda (Ed.), Representando a alteridade (pp. 47-
67). Petropolis, Vozes, 2005) et Formes et figures de l’altérité.
In M. Sanchez- Mazas, L. Licata (Eds.), L'autre. Regards psy-
chosociaux (pp. 23-47). Grenoble, PUG, 2005.
2) 2008. Travesias latinoamericanans : dos miradas francesas
sobre Brasil y Mexico. In A. Arruda, M. de Alba (Eds.), Espa-
cios imaginarios y representaciones sociales. Aportes desde
Latinoamerica (pp. 99-128). Madrid, Anthropos.
3) 2005-6 : Experiência e representaçaoes sociais. In S. Menin, A.
Shimizu (Eds.), Expêriencia e representaçao social : questoes
teoricas e metodologicas (pp. 23-56). Sao Paulo, Casa do Psi-
cologo, 2005 et Place de l’expérience vécue dans les processus
de formation des représentations sociales. In V. Haas (Ed.), Les
savoirs du quotidien. Transmissions, appropriations, représen-
tations (pp. 235-255). Rennes, PUR, 2006.
4) 2011. Peurs collectives et dynamiques sociales. Nouvelle Revue
de Psychosociologie, 12(2), 239-256.
5) 2015. Sur la musique dans son rapport à la pensée sociale (iné-
dit)
6) 2009. Contribuçao do estudo das representaçoes sociais para
uma psicosociologia do campo religioso. In D. Jodelet, A. Al-
meida (Eds.), Interdisciplinaridade e diversidade de paradig-
mas (pp. 203-224). Brasilia, Thesaurus Editora.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 22

[3]

Représentations sociales
et mondes de vie

INTRODUCTION
UN FAIRE SUR LA PENSÉE SOCIALE

« On ne voit pas, par exemple, qu'une psychologie sociale serait


possible en régime d’ontologie objectiviste. Si l’on pense vraiment que
la perception est une fonction de variables extérieures, ce schéma n’est
(bien approximativement) applicable qu’au conditionnement corporel
et physique, et la psychologie est condamnée à cette abstraction exor-
bitante de ne considérer l'homme que comme un ensemble de termi-
naisons nerveuses sur lesquelles jouent des agents physicochimiques.
Les ‘autres hommes’, une constellation sociale et historique, ne peu-
vent intervenir comme stimuli que si l’on reconnaît aussi bien
l’efficience d’ensembles qui n’ont pas d’existence physique, et qui
opèrent sur lui non selon leurs propriétés immédiatement sensibles,
mais à raison de leur configuration sociale, dans un espace et un temps
sociaux, selon un code social, et, finalement, comme des symboles
plutôt que comme des causes. Le seul fait qu’on pratique la psycholo-
gie sociale, on est hors de l’ontologie objectiviste, et l’on ne peut y
rester qu’en exerçant sur ‘l’objet’ qu’on se donne une contrainte qui
compromet la recherche. L’idéologie objectiviste est ici directement
contraire au développement du savoir ».
Merleau-Ponty, Maurice 1964/2004.
Le visible et l’invisible. Paris, Gallimard (p. 42).

L’ouverture sur la citation de Merleau-Ponty trace le chemin que


j’ai essayé de suivre pour l’étude des représentations sociales. Un
chemin dont les textes présentés dans cet ouvrage donnent un pano-
rama qui s’il peut paraître à certains diffus, obéit à une volonté de cer-
ner un ensemble complexe de phénomènes mentaux, relevant de
l’« idéation sociale » dont parle Durkheim et qui animent la vie so-
ciale. Ces phénomènes renvoient à des formes, façons et processus
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 23

touchant au sentir, au savoir, au connaître, à la donation de sens dans


l’expérience quotidienne.
Ce parti pris, un peu en décalage par rapport aux différentes ten-
dances qui, dominantes ou alternatives, structurent le champ auquel
j’appartiens, la psychologie sociale, doit être explicité, sans véritable
prétention théorique, mais plutôt dans le souci de ramener dans leur
milieu d’origine et de fonctionnement des observables qui relèvent de
la pensée sociale. Ce à quoi va s’attacher cette introduction non sans
avoir fait un détour plus biographique. En effet, il est difficile
d’introduire à un ensemble de textes écrits au cours d’une longue pé-
riode de vie de recherche sans y engager sa personne, sans parcourir la
trajectoire de travaux qui conduits dans un univers conceptuel déjà
structuré, restent néanmoins tributaires d’une histoire passée et des
accumulations de l’expérience réflexive correspondante.
[4]

Une trajectoire vers et à partir des autres

Après plusieurs activités de terrain en éducation populaire et divers


apprentissages dans les sciences humaines et sociales, au contact de
chercheurs de l’EHESS 1, j’ai intégré, à sa création par Serge Mosco-
vici, en 1965, le Groupe de Recherche en Psychologie Sociale de
l’EHESS 2. Je m’y suis initiée à la psychologie sociale grâce à la pré-
paration d’un ouvrage documentaire paru en 1972, avant d’entamer
véritablement un travail de recherche.
Il s’est agi, pour commencer, d’une étude sur les représentations de
la folie dans un milieu rural français où était implanté, à Ainay-le-
Château, aux limites du Cher et de l'Ailier, sous le nom de Colonie
Familiale, un hôpital psychiatrique dont les ressortissants étaient logés
chez l’habitant et vivaient en liberté dans la communauté. Totalement
ignorée des milieux psychiatriques au moment de ma recherche, cette
institution a inspiré les premières expériences d’ouverture des portes

1 Contacts noués notamment avec R. Bastide, P. Bourdieu, G. Devereux, I.


Meyerson, J.-C. Passeron à l’occasion de séminaires et de collaborations.
2 Le Geps est devenu ensuite Laboratoire de Psychologie Sociale dont j’ai pris
la direction au départ de S. Moscovici.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 24

de l’asile, en particulier celle de Sivadon (1993). C’est d’ailleurs à


l’occasion d’un témoignage radiophonique de ce réformateur du sys-
tème asilaire que j’ai découvert son existence alors que je cherchais
un site où des personnes souffrant de troubles psychiques circulaient
en liberté dans leur environnement social. Avec ce travail qui a récla-
mé quatre ans d’enquête sur le terrain, mais ne fut publié qu’en 1989,
et auquel quelques références sont faites dans différents chapitres de
ce livre, j’ouvrais une réflexion sur les processus psychosociaux de
mise en altérité, guidée par une découverte inattendue faite lors de
l’exercice des activités d’éducation populaire en Algérie.
Nous étions en 1956, à Alger. Chargée, par l’organisme des
« Centres sociaux » 3 d’un stage de formation générale pour des
élèves infirmières algériennes, je cherchais à les initier aux problèmes
posés par les troubles psychiques. Un hôpital psychiatrique de Blida
était réputé pour ses pratiques libérales, voire révolutionnaires. Pour
les découvrir, je sollicitais un rendez-vous auprès de son directeur
dont j’ignorais l’identité. Il s’agissait de Franz Fanon 4. Il nous reçut
pendant deux longues heures, développant l’identité du traitement ré-
servé aux personnes souffrant d’affection mentale et d’exclusion ra-
ciale et ethnique. Ce rapprochement concernant le destin de l’altérité,
conforté par quelques observations personnelles, éclairé par la lecture
de Foucault sur l'Histoire de la Folie (1961) devait inspirer plus tard
la recherche menée sur la colonie Familiale Ainay-le-Château et
orienter mon travail sur les formes et figures de l’altérité (chap. IV-1)
et la stigmatisation (chap. III-3).

3 Créé en 1955, par Germaine Tillon, le service des Centres Sociaux, rattaché
à la Direction Générale de l’Éducation nationale en Algérie pour garder son
indépendance vis-à-vis du pouvoir politique, avait pour but de « donner une
éducation de base aux éléments masculins et féminins de la population »,
mettre à la disposition des populations « un service d’assistance médico-
social polyvalent », « assurer le progrès économique, social et culturel »
(Arrêté de création).
4 Franz Fanon dirigea à partir de 1953 l’Hôpital psychiatrique de Blida-
Joinville où il introduisit les méthodes de socio-thérapie, de psychothérapie
institutionnelle et d’ethnopsychiatrie jusqu’à sa démission immédiatement
suivie de son expulsion d’Algérie par le Gouvernement Général en 1957. Il
s’était engagé auprès du FLN et a publié des ouvrages marquants sur le ra-
cisme (1952, 1961).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 25

Pour conduire cette recherche, j’avais adopté le cadre d’approche


des phénomènes sociaux proposé, en 1961, par la théorie de S. Mos-
covici sur les représentations sociales que d’autres chercheurs avaient
commencé à illustrer par leurs travaux. Je l’abordais avec le souci de
garder comme horizon la culture, les rapports sociaux, l’histoire, ini-
tiant une longue période de recherches menées dans différents champs
(corps et santé, espaces urbains et environnement, mémoire sociale).
[5]
Ces recherches dont les parties II, III, IV donnent un aperçu ont ré-
pondu à des demandes publiques ou se sont fécondées les unes les
autres dans leurs thèmes, leurs objets et leurs méthodes, débouchant
sur de nouvelles perspectives. L’expérience de l’étude sur la Colonie
d’Ainay-le-Château pour laquelle j’avais mis en œuvre une procédure
subordonnant l’exploration des représentations à l’examen des pra-
tiques qui régissaient les rapports entre la population et les malades
mentaux, inspira celle utilisée dans les autres recherches. Partant du
recensement des pratiques, il s’est agi de cerner le sens, les attendus et
les justifications qui les sous-tendaient. Cette démarche s’est avérée
féconde pour isoler des systèmes de représentations caractérisant des
conduites aussi diverses que : la participation sociale à des politiques
urbaines lors d’études de communautés à Louviers (1978) ou au Creu-
sot (1994, 1997) ; les dimensions subjectives, normatives et idéolo-
giques orientant les choix de l’allaitement maternel (1987, 2000) ; les
positions du personnel de services hospitaliers ayant en charge des
malades du sida en fin de vie (Vincent et al., 2000) ; le jeu des repré-
sentations de la contagion dans les relations avec des personnes at-
teintes du VIH (1994) et, plus récemment, dans le cas du cancer (Ma-
zières et al., 2014). Sur le plan technique, les différentes recherches
menées individuellement ou en équipe, ont eu recours à des méthodo-
logies mixtes de recueil et traitement des données autant qualitatives
(observation participante, étude de cas, entretiens, analyse de contenu
classique) que quantitatives (questionnaires, inventaires des contextes
d’action, traitement statistique des données, cartes cognitives, analyse
informatique textuelle).
Ces travaux s’accompagnaient d’une réflexion dont les éléments
sont repris dans les chapitres de la partie I. Elle portait sur les présup-
posés orientant ma pratique en réponse aux inquiétudes qui ont traver-
sé son histoire à mesure que l’étude des représentations sociales se
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 26

développait. L’évolution de ce domaine de recherche a donné lieu à


diverses orientations théoriques et modèles d’approche et affirmé sa
fécondité dans un nombre croissant de champs d’application. Cela
bien qu’il se trouvât en butte à des critiques venues, en psychologie
sociale, des perspectives classiques du « mainstream » ou des entre-
prises visant son renouvellement, comme la psychologie discursive ou
le constructionnisme, ou encore se heurtât à l’apparente ignorance,
pour ne pas dire au mépris, que manifestaient les disciplines voisines.
Il faut, à ce propos, souligner le paradoxe du courant de recherches
sur les représentations sociales. Il a une triple particularité. D’une
part, la longévité, malgré les vicissitudes qu’a connues un développe-
ment marqué par des périodes de latence et de regain, évoqué dans le
chapitre « un domaine en expansion » de l’ouvrage que j’ai dirigé en
1989. D’autre part, la coexistence de mouvements de large utilisation
et de forte contestation. Ainsi alors même que s’engageait ce qui a été
appelé la « crise de la représentation », entrait-on dans « l’ère des re-
présentations » comme l’annonçait en 1982 Serge Moscovici, illustrée
non seulement par le nombre de travaux portant sur les représentations
sociales, mais aussi par la mise en œuvre de perspectives qui en re-
prennent, sans le dire, les cadres d’analyse proposée par Moscovici.
Ceux-ci ont constitué une référence pour toutes mes recherches. Un
cadre à partir duquel j’ai essayé, en m’appuyant sur les apports des
sciences sociales, d’ouvrir de nouveaux chantiers dans des domaines
encore peu explorés en psychologie sociale.
Une troisième caractéristique de notre champ réside dans la stabili-
té et la reviviscence du paradigme princeps qui s’accompagne de flo-
rescences diverses, de modèles et de perspectives centrés sur des as-
pects particuliers. Reprenant une image de Tarde, j’ai qualifié, en
2008, la théorie des représentations sociales de « belle invention » en
raison de la variété des perspectives auxquelles ses propositions ont
donné lieu, permettant de créer de nouveaux domaines de recherche
dont certains se sont même autonomisés. Tel est le cas, par exemple,
de la vulgarisation scientifique, qui fut directement inspirée par la
mise en regard, de la connaissance de sens commun et de la connais-
sance scientifique avant de devenir un champ autonome [6] (Roque-
plo, 1974, cf. également la revue Public Understanding of Science).
Les différentes « Écoles » ou tendances qui se sont dégagées à partir
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 27

du paradigme princeps sont un autre exemple que je commente dans


un texte (chap. I-6).
En 1982, après avoir fait, à l’occasion de rencontres internationales
sur « La représentation » organisées par les Universités de Lyon et de
Montréal, une première synthèse du champ (chap. I-1), j’entrepris,
parallèlement à mes recherches et à la direction de plus de trente
thèses de doctorat ou d’État 5, et vingt Diplômes de l’Ehess, un travail
de présentation synthétique et didactique du paradigme moscovicien
sur les représentations sociales assorti d’opérations de diffusion.
J’ouvris ainsi, dès 1982, une campagne d’échanges et de re-
cherches dans différents pays d’Amérique latine (Argentine, Bolivie,
Brésil, Chili, Équateur, Mexique, Venezuela). Cette expérience qui se
poursuit encore aujourd’hui, après s’être étendue à l’Afrique du Nord
et l’Asie, fut un véritable apprentissage du dialogue entre cultures
dont témoigne le chapitre (I-3) consacré aux formes d’exploration des
dimensions culturelles dans l’étude des représentations sociales et qui
a été prolongé, en 2012, par l’examen des rencontres entre savoirs
dans un espace globalisé. Je dois beaucoup à mes collègues. Grâce à
leur souci pour l’intervention en milieu réel, ils m’ont permis
d’enrichir mes perspectives et de les infléchir dans le sens d’une plus
grande sensibilité aux demandes du terrain, d’un enracinement dans
les conditions concrètes de production et d’usage des représentations
sociales, dont témoignent des publications sur l’intervention et la
place des représentations dans la compréhension de situations relevant
des champs de la santé, de l’éducation. En guise de remerciement,
bien des textes inspirés par ces incitations ont été réservés à une pu-
blication locale ou ont précédé leur édition en français, comme c’est le
cas de certains textes de ce livre.

5 Ces thèses dont un panorama est présenté dans l’ouvrage Une approche
engagée en psychologie sociale (Madiot, Lage, Arruda, 2008), se sont ins-
crites dans mes principaux axes d’intérêt. Trois quarts de leurs auteurs oc-
cupent ou ont occupé un poste d’enseignement et de recherche dans diverses
universités en France (16) et à l’étranger (9).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 28

Miscellanées d’une quête de compréhension


des phénomènes représentatifs

Le champ d’étude des représentations sociales, inauguré il y a plus


de cinquante ans, est souvent subsumé par des théorisations, mais dont
on ne voit pas toujours l’unité, ni la cohérence, en dépit des inter-
citations entre les auteurs, et du rattachement au paradigme princeps.
Dans ce qui suit, sans vouloir faire œuvre proprement théorique, je
vais parcourir quelques thèmes autour desquels s’est cristallisée mon
attention, sous forme de notules réflexives qui ont orienté ma pratique.

À propos des représentations sociales


et de la pensée sociale

Il ne s’agit pas ici de théoriser sur ce qu’implique le fait de se re-


présenter et représenter aux autres, au plan définitionnel ou au plan de
l’examen des conditions de production et de circulation des représen-
tations sociales, de leurs processus et statuts. Comme indiqué plus
haut, j’ai eu l’occasion, dans plusieurs textes, de rappeler les proposi-
tions faites en ce sens par Moscovici et les divers courants qu’il a ins-
pirés. Elles ont été résumées dans le tableau synthétique présenté plus
bas.
Le propos ici est plutôt de présenter comment j’ai tenté de saisir
des phénomènes représentatifs à l’œuvre dans l’expérience quoti-
dienne, à l’occasion de recherches menées sur des thèmes et des [7]
terrains sociaux sensibles aux conjonctures culturelles et historiques.
Ces phénomènes représentatifs sont des produits mentaux qui peuvent
être abordés au plan individuel et collectif, en tant que systèmes de
connaissances, savoirs et significations. Au plan individuel, ils sont
tenus pour basés sur les appartenances sociales, la place dans les rap-
ports sociaux, les échanges intersubjectifs et induisant des engage-
ments idéels et pratiques. Au plan collectif, ils correspondent à des
visions partagées, communes à une formation sociale, et diffusées en
son sein par le biais des communications. Ce qui conduit à faire porter
l’accent sur la pensée sociale, en tant que construction mentale
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 29

d’objets du monde et que source de formes de vie ayant une incidence


sur le devenir social.
Bien que dans les textes de Moscovici récemment publiés (2012,
2013), une telle approche soit présente, cet aspect des représentations
sociales est resté relativement ignoré des courants de recherche qui se
sont développés et continuent de le faire autour de son paradigme. Cet
aspect concerne la pensée mise en rapport avec toutes les dimensions
du social qui y interviennent d’une part et avec l’incidence qu’elle
peut avoir sur les productions symboliques qui animent la vie et le
changement social, d’autre part.
En effet, la tendance est plutôt de laisser l’étude de la pensée aux
sciences cognitives et aux tenants de la cognition sociale, ou alors de
mener un débat sur les limites des modèles psychologiques de la co-
gnition. Au plan social et psychologique, comme dans l’histoire même
de la formulation de la théorie des représentations sociales, si on a dis-
tingué connaissance et signification, comparé la connaissance de sens
commun à la connaissance scientifique, on a peu considéré la spécifi-
cité et le rôle de pensée comme telle. Distinction que divers auteurs
ont développée. J’en retiendrai deux : Arendt et Foucault. Pour Arendt
(1983), la connaissance qui se réfère à un savoir positif est objective,
alors que la pensée est subjective et expérientielle. Par son biais, notre
vie devient consciente, communicable, partageable et compréhensible
par les autres. La pensée reformule ce qu’imposent nos conditions
d’existence, et le rend valide pour une communauté d’êtres humains et
pas seulement pour une seule personne. Elle devient ainsi une
voix/voie de l’intersubjectivité tout en permettant par l’élaboration via
la communication, la conscience. Foucault dans Dits et Ecrits II, in-
troduit une distinction supplémentaire : celle entre savoir et connais-
sance : Le savoir est un processus par lequel « le sujet subit une modi-
fication par cela même qu’il connaît, ou plutôt lors du travail qu’il ef-
fectue pour le connaître. C’est ce qui permet à la fois de modifier le
sujet et de construire l’objet. Est connaissance le travail qui permet de
multiplier les objets connaissables, de développer leur intelligibilité,
de comprendre leur rationalité, mais en maintenant la fixité du sujet
qui enquête » (2001, p. 876).
Il me semble que c’est à partir de ces distinctions entre savoir,
connaissance et pensée, que l’on peut avancer pour comprendre la fa-
çon dont les sujets donnent sens à leur pratique et leur expérience dans
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 30

leur monde social de vie. Perspective qui se trouve largement corrobo-


rée par l’émergence récente d’une réflexion sur le savoir expérientiel,
notamment dans les domaines de l’éducation (Jodelet, 2013) et de la
santé (Jouet, Las Vergnas, Noël-Huraut, 2014a).
Parler de pensée c’est aussi une manière d’orienter le regard vers
une totalité dont les éléments sont indissociables et qui ne peut être
épurée, pour sa compréhension, en ne focalisant l’attention que sur un
des aspects des processus qu’engage cette pensée : interaction, dis-
cours, cognition, etc. De même, c’est une manière d’élargir la théma-
tique initiale qui était centrée sur l’étude du rapport entre sens com-
mun et science, en englobant non seulement les représentations so-
ciales dans les échanges interpersonnels, mais aussi dans les commu-
nications de masse, dans celles qui se déroulent dans l’espace public
ou communautaire, ou encore sont portées dans les supports
d’expression culturelle que constituent les arts (cf. chap. I-1). Ces
aperçus introduisent à plusieurs ordres de question : celui de l’espace
d’inscription et de fonctionnement des représentations sociales ; celui
de leur temporalité ; celui du niveau de leur approche.
[8]

Les mondes de vie, espace d’inscription


des représentations sociales

Le fait de rattacher la genèse et les fonctions des représentations


sociales à l’expérience quotidienne répond à une filiation avec la phé-
noménologie qui justifie le choix du titre de ce livre. Qu’entendre par
mondes de vie ? L’inspiration vient directement de la notion de le-
benswelt dont la paternité est attribuée à Husserl, mais qui, déjà pré-
sente chez Dilthey, est à l’œuvre, non seulement dans la phénoméno-
logie sociale de Schütz, mais, comme le montre Zaccaï-Reyners
(1995, 1996), dans les courants les plus récents inspirés par la pers-
pective sémiotique.
Husserl a introduit la notion de lebenswelt pour élargir la réflexion
philosophique et épistémologique sur la connaissance au-delà des
seules questions posées par la science. Mérite d’être souligné ici le
point de rencontre avec la réflexion sur les représentations sociales
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 31

puisqu’on sait qu’à son départ, figurait également une interrogation


sur le statut différentiel et la coexistence de différents modes de pen-
sée, scientifique et de sens commun (cf. chap. I-6).
Lebenswelt est traduit par « Monde de la vie », mais j’ai préféré
utiliser l’expression mondes de vie pour deux raisons. Se dégager de
toute référence vitaliste qui risque d’être sous-jacente à l’idée d’un
monde vécu dans un espace où se manifestent toutes les formes de
vie, qu’elles soient concrètes, symboliques ou discursives. Mais sur-
tout couvrir l’ensemble des situations au sein desquelles se trouvent
situés les sujets pensants. Celles-ci, en tant que cadre de pensée et
d’action, sont aussi bien matérielles, que correspondant aux différents
modes d’existence repérés dans le devenir social (Latour, 2012), aux
formes de relations et aux rapports sociaux, aux types d’appartenance
et d’affiliation au sein d’une formation sociale, aux postures et adhé-
sions découlant des positions sociales qu’y occupent les sujets et
groupes sociaux, ou encore au contexte plus large que constitue au-
jourd’hui le monde (Augé, 1994), etc. Elles impliquent aussi, sur le
plan symbolique, les circulations des modes d’appréhension et
d’interprétation de la réalité et des événements qui marquent
l’actualité, via les divers types de communication, interindividuelles,
communautaires, médiatiques, esthétiques, ainsi que les transmissions
sociales entre générations.
Cela permet de pointer la façon dont les acteurs se situent dans le
monde matériel et symbolique où se déploient leurs activités et se
construit leur expérience. Un monde mixte de réel et d’idéel, pour re-
prendre une expression de Godelier (1984) où l’incidence des condi-
tions et cadres objectifs de vie, des formes de socialité, se mêle étroi-
tement à celle des évolutions matérielles et politiques des contextes et
conjonctures où se déroule la vie sociale, comme le font apparaître les
représentations de l’environnement (cf. partie II). Ce qui suppose que
cette façon de se situer, qu’elle soit conscientisée ou présente un ca-
ractère pré-réflexif, a toujours pour point de départ une position dans
un cadre matériel et social. Cette position à une incidence sur
l’élaboration des significations posant les objets référents, les définis-
sant, voire comme l’indique Jacques (1987) se définissant elles-
mêmes dans les échanges de l’interlocution.
Il en résulte que les représentations sociales sont des phénomènes
complexes, pluridimensionnels, polymorphes, des bolons pour re-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 32

prendre une expression de Koestler (2013). Ces phénomènes sont sai-


sis chez les individus qui les créent à partir de leur vécu, dans
l’interlocution, ou les endossent lors de leur circulation dans l’espace
social comme des visions partagées, des allants de soi, ou des prêts à
penser. Ils apparaissent aussi dans des supports iconiques ou sonores.
Ils s’offrent à l’étude à la fois comme des contenus et des processus
renvoyant à la distinction entre pensée constituante et pensée consti-
tuée et relevant de méthodologies mixtes. Certains de ces phénomènes
sont mouvants, d’autres se donnent comme des concrétions
d’éléments, présentant des états stables qui, même s’ils ne le sont que
temporairement, vont intervenir dans la formation d’autres états
stables ou mouvants, sous forme de strates ou de sédiments ou de
background informationnel. Ce qui oriente vers leur temporalité.
[9]

Sur la temporalité des représentations sociales

Les représentations sociales sont dans l'histoire et ont une his-


toire : elles évoluent à la mesure des changements intervenant dans les
modèles culturels, les rapports sociaux, les circonstances historiques
qui affectent les contextes où elles se développent, les agents qui les
forgent à partir de leur expérience et de leur insertion dans un réseau
de liens sociaux et intersubjectifs. C’est cette particularité qui assure
la proximité épistémologique de leur étude avec celle que développent
les historiens (cf. chap. I-2). Présenté en 1989 lors d’un colloque con-
sacré à I. Meyerson dont on ne reconnaît pas assez la richesse de sa
contribution, ce texte amorçait une réflexion sur les rapprochements
possibles avec les diverses sciences sociales (cf. chap. I-4), en se cen-
trant particulièrement sur l’anthropologie, l’histoire, la sociologie
pour plusieurs raisons.
Ces disciplines ont fait un usage réitéré et diversifié de la notion de
représentation ou représentation collective dans la lignée des proposi-
tions de Durkheim qui inspira largement l’approche psychosociale.
L’examen de leur contribution m’est apparu important pour notre
champ d’étude dans la mesure où elle permettait d’inscrire les phéno-
mènes représentatifs dans les dynamiques sociales, culturelles et his-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 33

toriques et ainsi de mieux fonder le caractère social des phénomènes


que nous étudiions. J’avais aussi le secret espoir que les rapproche-
ments établis donneraient l’occasion aux sciences voisines de tirer
parti des apports de notre approche. Situation dont on trouve, ici ou là,
quelques traces, bien qu’un dialogue ne se soit pas véritablement en-
gagé jusqu’à présent. Ce qui rejoint le problème de l’inter, voire de la
transdisciplinarité (abordé dans le chapitre sur le champ du religieux,
cf. 1V-6) et plus récemment à propos des rapports entre les champs de
la santé et de l’éducation (Jodelet, 2014a).
Quant à la reconnaissance de l’historicité des représentations, elle
tient au fait que l’homme est inscrit dans un espace-temps historique
ce à quoi réfère Bakhtine avec la notion de « chronotope » (1978).
Mais si dans leur évolution, les représentations sociales dépendent du
contexte historique et du poids de son passé, elles sont aussi facteur
d’innovation. Ce qui nous met en présence de deux processus impor-
tants.
D’une part, conceptuellement et empiriquement des liens essentiels
ont été dégagés entre les représentations et les mémoires sociales.
L’identification de la représentation et de la mémoire déjà posée par
Durkheim a été reprise aussi bien par les sciences cognitives que par
Ricoeur (2000). Les chapitres (II-2 et 3) restituent ce référentiel théo-
rique, examiné de manière détaillée dans ma thèse d’État (1985), et en
déploient quelques implications dans le rapport au politique et à
l’espace.
D’autre part, l’étude des représentations permet de saisir l’histoire
en train de se faire. Elles ont en quelque sorte valeur prémonitoire ou
prédictive. Une potentialité peu reconnue, mais qui fonde la portée de
leur étude pour une analyse des dynamiques sociales. Deux exemples
pour illustrer cette propriété. Dans l’étude sur l’image de Paris (chap.
II-1), j’ai introduit une série de questions sur l’implantation des
groupes sociaux dans les différents quartiers de la ville. Procédure que
Stanley Milgram, plus intéressé aux formes individuelles de la cons-
truction de l’espace urbain n’avait pas prévu d’utiliser. L’importance
des résultats obtenus par ce biais orienta par la suite le regard qu’il
posa sur la construction de l’image de New York. La carte de Paris
obtenue par cette procédure a dessiné, dix ans avant celle de la distri-
bution des votes racistes et xénophobes de l’extrême droite lepéniste,
les espaces rejetés en raison de l’origine exogène de leur peuplement.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 34

Ce qui m’a conduite à introduire la notion de représentation socio-


spatiale pour souligner l’étroite liaison existant entre la perception et
la pratique de l’espace et sa qualification sociale par son histoire et
son peuplement.
Dans l’étude sur les représentations du corps, menée en 1975 et
confirmée statistiquement en 1980 {chap. III-1 et 2), l’investissement
du vécu et de l’apparence corporelle par les hommes qui [10] ne figu-
rait pas encore dans le discours social, mais était porté par les mou-
vements émancipatoires post 68, s’est affirmé d’une façon flagrante et
totalement inattendue. On peut trouver là la preuve d’une élaboration
individuelle de tendances qui commencent à flotter dans l’air du
temps. Chez les femmes, le refus de la souffrance du corps féminin au
moment de l’accouchement anticipait, dans ses thématiques, sur
l’affirmation identitaire de l’expérience féminine de la maternité ex-
primée dans une recherche ultérieure sur l’allaitement (1987, 2000).
À noter que, comme il ressort des chapitres (III-1, 2, 4 et 5), les
mouvements sociaux et l’emprise des modèles culturels et religieux
relatifs aux distinctions de genre et à la condition féminine, offrent un
espace privilégié pour étudier le jeu des représentations dans le temps
et les mentalités ainsi qu’aux différents paliers ou niveaux de leur
production, du mythique au pratique, du culturel à l’esthétique, du
collectif au subjectif. Ce qui suppose de sortir des cadres classiques de
la psychologie sociale.

Les niveaux d’approche


des représentations sociales

Or, du côté des psychologues sociaux, rares son ceux qui ont sauté
ce pas. La plupart des modèles proposés sont inspirés par l’horizon de
la psychologie sociale comme discipline portant sur l’interaction so-
ciale. Il en résulte que l’étude des représentations sociales reste le plus
souvent située dans l’espace de l’interaction entre individus, individus
et groupes ou entre groupes. Malgré la critique faite aux modèles de la
cognition ou de la cognition sociale, le jeu des conjonctures histo-
riques, des contextualisations culturelles et des impositions sociales
est peu considéré, en dehors de quelques recherches.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 35

De sorte que nombre de modèles sont proposés pour aller de l’inter


(l’interpersonnel, l’intersubjectif, l’intergroupe), comme dans le cas
de l’interactionnisme, du dialogisme, de la psychologie sociale discur-
sive, à l’intra (l’intra mental, l’intra subjectif) selon un même mode,
le plus souvent langagier. On ramène alors la représentation à une
forme issue du discours public intériorisé ou du dialogue avec soi-
même ou encore on en fait le produit négocié de l’interlocution, par
ajustement ou conflit des points de vue. Avec une double consé-
quence.
D’une part, l’on n’a pas encore trouvé le biais pour passer de
l’intra à l’inter qui suppose la reconnaissance du sujet, aujourd’hui
prônée dans les sciences sociales comme je le rappelle dans le cha-
pitre (7-5). D’autre part, on ne tient pas compte de l’intervention des
facteurs proprement sociaux et culturels qui interviennent dans
l’élaboration privée, conjointe ou commune des représentations. Le
même chapitre propose un schéma d’analyse permettant de saisir la
représentation sociale à l’intersection des sphères subjectives, inter-
subjective et trans-subjective.
En effet, les représentations sociales sont caractérisées par leur ap-
partenance à diverses sphères qui, en des degrés divers, contribuent à
leur formation et leur structuration. Le schéma suivant tente de donner
une vue de la complexité du champ d’étude des représentations so-
ciales telle qu’il s’est développé dans le temps.
Repris et mis à jour d’un texte publié en 1989 sur l’extension de ce
champ, il montre que les représentations en tant que formes de savoir
pratique impliquent une relation indissociable entre un sujet qui est
toujours social à un double titre : par son inscription sociale et par sa
Maison à autrui, et un objet qui, symbolisé par la représentation, est
construit et interprété par le sujet s’y exprimant. Par leur orientation
pratique, ces formes de savoir ont un effet sur les conduites et les ac-
tions qui leur confèrent une efficacité sociale.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 36

[11]

Or, il se trouve qu’aujourd’hui les recherches, privilégiant les di-


mensions discursives et narratives des représentations, tendent à se
recentrer sur l’interlocution et l’interaction. Certes, cela permet de
cerner l’une des conditions de production et de fonctionnement des
représentations, mais ce n’est pas la seule. Les messages sociaux et
collectifs, forgés dans l’espace public, transmis par les canaux institu-
tionnels, médiatiques ou les formes artistiques d’expression, en for-
ment d’autres, sans oublier les fondements structuraux des contextes
de vie et des rapports sociaux affectant directement les sujets sociaux.
Prendre en considération la complexité des processus engagés dans les
phénomènes représentatifs engage non seulement à se tourner vers
l’incidence des facteurs sociaux et relationnels, mais aussi à tenir
compte de l’intervention du sujet social qui doit être réhabilité par une
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 37

psychologie sociale encline à se défendre contre les risques de


l’individualisme (Farr, 1996).
Car le retour du sujet ou du je en raison de l’importance accordée
aujourd’hui à la subjectivité ne s’argumente pas seulement dans les
sciences humaines et sociales. Il émerge aussi depuis les années 80
dans la philosophie, comme l’illustrent les cas de Putnam et Foucault.
Le premier (2002) y vient par une relecture critique de la philosophie
analytique dont il fut l’un des sectateurs, dans une tentative de résolu-
tion des conflits entre objectivisme et relativisme, réalisme et cons-
tructionnisme, faits et valeurs. L’évolution de Foucault (2001, 2014)
qui dans l’articulation entre savoir - pouvoir - sujet avait subordonné
ce dernier aux deux premières instances renverse le rapport en lui con-
férant, avec le souci de soi, un statut de principe régulateur.
[12]

Vers de nouvelles orientations

Si le recours à divers courants de pensée a largement étayé les ré-


ponses que je trouvais aux questions que soulève notre domaine
d’étude, ce fut toujours corrélativement avec un désir
d’approfondissement des processus à l’œuvre dans la formation et
l’efficace sociales des phénomènes étudiés. J’ai ainsi été amenée à
ouvrir de nouveaux champs de recherche pour en approfondir
l’examen. Tel fut le cas pour les chapitres traitant du champ du reli-
gieux, de l’imaginaire et du mythique, ou encore des liens entre repré-
sentation et émotions (parties III et IV).
On insiste de diverses parts, sur la dimension imaginaire des re-
présentations sociales, souvent liée à leur créativité. Peu de re-
cherches ont tenté d’explorer le jeu de l’imaginaire dans leur création
et leur fonctionnement. La question est délicate, car s’il est relative-
ment aisé de cerner la forme imagée d’une production mentale, il n’est
pas toujours facile d’en définir le caractère imaginaire. J’ai essayé de
traiter de cette question qui me semble essentielle pour le développe-
ment de l’approche des représentations sociales, en travaillant sur des
productions sociales portées par des individus (chap. III 4, 5), des
courants idéologiques (chap. IV-2, 4), religieux [chap. IV-6) ou des
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 38

œuvres artistiques, littéraires ou picturales (chap. IV-2, 5). Ces pro-


ductions sont en lien avec les transformations de la vision
qu’endossent, à une période historique donnée, les membres d’un
groupe social pour puiser une inspiration permettant d’exprimer leur
position sur l’état du monde, manifester leur spécificité identitaire ou
encore étayer sur des figures mythiques leur vision de la réalité hu-
maine et sociale.
Dans une veine approchante, et me fondant sur le caractère révéla-
teur d’une forme d’expression non langagière, j’ai travaillé sur la mu-
sique, organisant des symposia sur la musique populaire lors de confé-
rences internationales sur les représentations sociales et montant un
projet sur la réception d’une œuvre alliant musique, image et son, la
Trilogie Qatsi de G. Reggio et P. Glass. Ce projet a été argumenté lors
d’une intervention faite à Rome (chap. IV-5) et plus récemment à Säo
Paulo (Jodelet, 2014). L’accent mis sur le vécu et l’expérience (chap.
IV-3), la transmission d’états émotionnels et ses effets sur les façons
de penser trouvent un écho dans les préoccupations récentes qui se
dessinent dans divers secteurs des sciences humaines. Le contexte po-
litique contemporain m’a permis de travailler sur une émotion spéci-
fique, la peur (chap. IV-4), souvent rencontrée dans les études sur le
rapport à la folie, et son incidence sur les modes de pensée et
l’élaboration des relations à l’autre, thème qui fait l’objet d’un cha-
pitre spécifique (chap. IV-1), comme, encore plus récemment, sur
l’élaboration du sentiment de danger ou de menace (Jodelet, 2015).

Conclusion

L’ensemble des considérations que je viens d’égrener traverse tout


mon travail de recherche d’inspiration phénoménologique. Je n’ai pas
insisté sur les méthodologies qui l’ont soutenu. Le lecteur constatera
aisément l’usage de méthodologies mixtes centrées sur la mise en lu-
mière des facettes des objets complexes, dès mes premiers travaux et
jusqu’à présent, avec un privilège accordé aux méthodes qualitatives
auxquelles introduit un texte publié en 2003.
À travers ces quelques exemples de recherche, il me semble pos-
sible d’apporter la preuve que selon les objets et les contextes, un
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 39

éclairage différent peut être mobilisé pour traiter des représentations


sociales. Il n’y a pas qu’une seule perspective valide aujourd’hui. Pour
progresser, il faut se centrer sur l’étude de représentations concrète-
ment situées à propos d’objets délimités, montrer leur complexité et le
nécessaire recours à des modèles complémentaires, variables selon les
cas. Il m’a paru plus important de faire sentir comment à travers une
pratique de recherche surgissaient des questions qui ont entraîné une
activité de réflexion instruite des [13] apports de différentes perspec-
tives disciplinaires et débouchant sur de nouvelles problématiques. Un
faire empirique et théorique sur un objet, la pensée sociale, qui s’est
défini au cours d’une histoire intellectuelle qui fut aussi une histoire
personnelle, mise au service d’une perspective qui m’est apparue
comme l’une des plus fécondes et heuristiques pour les sciences hu-
maines et sociales. Ce que je présente ici veut aussi être une défense
du courant auquel j’appartiens dans le climat critique actuel du « re-
présentationnalisme » (Ambroise & Chauviré, 2013).
Edward Saïd, dans un ouvrage posthume (2012) a traité de ce qu’il
nomme le style tardif, repérer dans des œuvres produites en fin de vie
par des créateurs, musiciens ou écrivains. La caractéristique de ce
style tardif est d’intégrer toute la richesse de la production passée pour
produire des œuvres anticipant sur les tendances de la création à venir
qu’il préfigure. Cette image pourrait valoir pour les représentations
sociales, articulant passé, présent et futur. Il me reste à espérer que ce
recueil de textes dessine aussi quelques lignes qui feront écho dans le
futur, comme ce fut déjà le cas avec certains de mes anciens docto-
rants et actuels collègues dont les travaux poursuivent les voies ainsi
tracées 6. Et, à tout le moins, que quelques personnes y trouveront in-
térêt et un peu de grain à moudre pour leur propre curiosité et re-
cherche.
[14]

6 Voir, par exemple, les contributions sur la mémoire sociale (Haas, 2011,
2012 ; Haas & Jodelet, 1999, 2000 ; Jodelet & Haas, 2014), l’identité natio-
nale, le mythe et les noms (Kalampalikis, 2001 ; 2002 ; 2007, 2009), la santé
(Apostolidis, 2003, 2006 ; Apostolidis & Dany, 2012), les images de la ville
(Haas, 1999 ; 2002a, b ; 2004 ; De Alba, 2002 ; 2012 ; 2013).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 40

[15]

Représentations sociales et mondes de vie

Première partie
RÉFLEXIONS
ÉPISTÉMOLOGIQUES

Retour au sommaire

[16]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 41

[17]

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre 1
Réflexions sur le traitement
de la notion de représentation sociale
en psychologie sociale *

Retour au sommaire

Dans sa double filiation à la sociologie des formes symboliques et


des productions mentales collectives (E. Durkheim, M. Mauss, G.H.
Mead) d’une part, à la psychosociologie de la connaissance (S. Mos-
covici) d’autre part, la notion de représentation sociale porte à l’état
potentiel toute une programmatique de recherche donc on peut au-
jourd’hui baliser certains secteurs, mais donc on est loin d’avoir déve-
loppé toutes les implications. C’est en partie la raison de la difficulté à
systématiser les recherches psychosociologiques sur les représenta-
tions sociales qui prolifèrent depuis une bonne décennie, après la pé-
riode de latence qu’a connue la notion réintroduite en 1961 par S.
Moscovici. Car, situés à l’interface de champ scientifique distinct (en
particulier psychosociologie, sociologie, anthropologie), la notion et
les phénomènes qu’elle subsume ont subi des réductions dans la me-
sure où ils furent souvent abordés à l’ombre d’autres disciplines et en
partant de leurs concepts ou modèles comme c’est le cas par exemple
avec la cognition pour la psychologie, l’idéologie pour la sociologie,
la classification binaire selon le système des oppositions distinctives
pour l’anthropologie.

* Parution originale : 1984. Réflexions sur le traitement de la notion de repré-


sentation sociale en psychologie sociale. Communication-Information, 6,
15-41. On reproduit ici une version abrégée.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 42

Parallèlement on observe une diffusion massive des références à la


notion dans des champs extérieurs à la psychologie sociale : en socio-
logie (Bourdieu, 1980), en anthropologie (Augé, 1979 ; Godelier,
1978 ; Héritier, 1979), en histoire (Le Goff & Nora, 1974), en polito-
logie (Rosanvallon & Viveret, 1977). Le traitement qu’elle y reçoit
montre sa pertinence pour aborder des phénomènes sociaux globaux
et en particulier les formes, la logique et les fonctions de la pensée
sociale, son rôle à l’intersection des sciences sociales et de la psycho-
logie sociale. Il remet cependant en question l’optique trop psycholo-
gisante de certaines recherches sur les représentations sociales. Ces
convergences et décalages ouvrent des perspectives nouvelles pour le
traitement des phénomènes représentatifs, en particulier sous l’angle
symbolique, et, par leur questionnement, invitent à réfléchir sur le sta-
tut de la notion de représentation sociale comme sur la possibilité de
poser les bases d’un champ spécifique dont l’apport sera loin d’être
négligeable pour la psychologie sociale et les autres disciplines. Aussi
plutôt que de dresser un état exhaustif et un impossible bilan des re-
cherches relatives aux représentations sociales, je vais essayer de ja-
lonner quelques moments de leur développement, en pointant les pro-
blèmes que pose leur systématisation. Je présenterai ensuite les re-
cherches que nous menons au laboratoire de psychologie sociale de
l’Ehess et les axes du développement futur de nos recherches.
[18]

CONSENSUS ET DISPARITÉS

Actuellement, trois aires de recherche sur les représentations so-


ciales peuvent être distinguées.

1. Une aire qui se rapporte spécifiquement à la diffusion des con-


naissances et à la vulgarisation scientifique, dans le champ so-
cial (Ackermann et Zygouris, 1966 ; Barbichon, 1972 ; Roque-
plo, 1974) ou dans le champ éducatif (Gilly, 1980) (...). Cette
aire tend à s’autonomiser dans ses problématiques et ses mé-
thodes.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 43

2. Une aire qui intègre la notion de représentation sociale comme


variable intermédiaire ou indépendante dans le traitement, le
plus souvent expérimental en laboratoire, de questions clas-
siques de la psychologie sociale : cognition, conflit et négocia-
tion, relations interpersonnelles et intergroupes, etc., (cf. contri-
butions d’Abric, Codol, Doise, Rament dans Farr et Moscovici,
1984). L’un des apports les plus décisifs de cette aire est
d’avoir établi les interventions de processus d’interaction so-
ciale et de modèles culturels dans l’élaboration des représenta-
tions et le rôle de ces dernières dans la détermination des com-
portements.
3. Une aire un plus large et moins structurée ou les représentations
sociales sont saisies dans des contextes sociaux réels ou des
groupes circonscrits dans la structure sociale, à partir de forma-
tions discursives diverses. Les études se focalisent sur le rap-
port à des objets socialement valorisés, toujours situés, au coeur
de conflits d’idées et de valeurs et à propos desquels les diffé-
rents groupes sociaux sont amenés à définir leurs contours et
leurs particularités. C’est le cas d’une théorie scientifique
comme la psychanalyse (Moscovici, 1961) ; de rôles sociaux
comme ceux de la femme (Chombart de Lauwe, 1963), de
l’enfant (Chombart de Lauwe, 1971) ; de biens de société
comme la culture (Kaës, 1968), la justice (Robert & Faugeron,
1978) : de support de valeurs sociales comme la santé (Her-
zlich, 1969) ou le corps (Jodelet, 1976, 1982a - cf. chap. III-1,
III-2).

Travaillant au sein du laboratoire de psychologie sociale de l’École


des hautes études en sciences sociales, dans cette troisième aire, c’est
plus particulièrement à son propos que je tenterai de dégager quelques
tendances qui méritent l’attention pour une avancée de la réflexion
dans le domaine qui nous préoccupe. Non sans avoir auparavant sou-
ligné que, d’une aire de recherche à l’autre, se retrouvent des consen-
sus et des disparités caractéristiques de l’ensemble du champ d’étude
des représentations sociales. Ces caractéristiques seront dégagées
d’une manière générale avant d’être plus particulièrement illustrées à
propos de la troisième aire.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 44

Pour faire bref, on peut dire qu’il y a consensus sur les représenta-
tions sociales :

- quant à la pertinence sociale et culturelle des phénomènes sym-


boliques que la notion permet de repérer et d’étudier ;
- quant à leur structure : ensemble complexe et ordonné compre-
nant des éléments informatifs, cognitif, idéologique, normatif,
des croyances, des valeurs, des opinions, images, attitudes, etc.
- quant au processus de leur constitution en tant que modalités de
connaissances (...)

D’une certaine manière, cette dernière représentation du rapport


représentation/idéologie conduit à mettre l’idéologie dans toute repré-
sentation, soit parce que celle-ci en est le représentant, soit parce
qu’elle « fonctionne à l’idéologie ». C’est ce modèle qui oriente, par-
fois implicitement, certaines études expérimentales ou portant sur des
entités sociales restreintes dans lesquelles l’idéologie intervient
comme « organisateur » de la représentation, à titre d’élément socio-
culturel (Kaës, 1976 ; Flament, 1984), marque d’une position de
classe (Plon, 1972) ou d’une place institutionnelle (Gilly, 1980).
[19]
On le voit, la question de la place de la représentation par rapport à
l’idéologie renvoie à celle de sa détermination. Elle est aussi étroite-
ment liée à la question de la fonction et du fonctionnement. Ceci
amène, quand on ne le désigne pas expressément la représentation
comme pur effet de l’idéologique, à analyser sa fonction à l’image de
celle de l’idéologie. La représentation devient expression ou reflet du
groupe auquel les sujets appartiennent quand l’idéologie est vue
comme forme de fausse conscience ; justification, légitimation des
intérêts de groupe quand l’idéologie est particularisée selon les classes
sociales ; attitudes et normes structurantes qui s’imposent aux indivi-
dus par un processus inconscient quand l’idéologie est objectivée
comme monde vécu sur un mode imaginaire ou traitée comme une
instance abstraite médiatisée par des appareils idéologiques. Ceci pour
les psychosociologues se réclamant d’une perspective marxiste.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 45

Si je m’arrête sur ce point, c’est que d’une part dans les approches
non marxistes, il n’existe pas de différence de niveau ou de nature -
donc pas de subordination dans l’analyse - entre idéologies et repré-
sentations. C’est, d’autre part, et surtout, que l’histoire de la notion de
la représentation en psychologie sociale a été particulièrement mar-
quée par l’évolution des courants de pensée marxistes. Évolution à
laquelle sa reconnaissance et ses développements doivent être, dans
bien des cas, rapportés. De même que le behaviorisme, une concep-
tion mécaniste des rapports infrastructure / superstructure a fait peser
son veto sur le développement du champ. Le temps n’est pas loin où
ce dernier fut stigmatisé comme le rejeton de l’idéalisme bourgeois,
rejeton dangereux sur le front de la lutte théorique. Récemment en-
core, on parlait de cette « matière première obstacle, produite par la
philosophie bourgeoise que constitue la catégorie de représentation »
(Pêcheux, 1975). (...)

L’AIRE D’ÉTUDE
DES REPRÉSENTATIONS SOCIALES
EN MILIEU RÉEL

La spécificité de cette aire peut être considérée de plusieurs points


de vue qui ont trait à la méthodologie, aux objets choisis comme
cibles de représentation, partant, aux phénomènes et processus visés,
aux perspectives d’approche et aux paradigmes mis en œuvre. Son
unité tient à deux éléments : d’une part la focalisation de l’intérêt pour
les productions mentales élaborées dans des conditions et contextes
sociaux réels et/ou par des sujets, agents, acteurs socialement définis ;
d’autre part, le choix du matériel utilisé pour accéder au système re-
présentatif et l’étudier : matériel spontané, librement exprimé dans des
entretiens, induits par des questions ou cristallisés dans des corpus
littéraires, documentaires, épistolaires, iconographiques, filmiques.
Si le choix des objets de représentation n’est pas à la source de dif-
férences majeures (encore que l’on puisse se demander si les proces-
sus de représentation ne doivent pas être différenciés selon l’objet au-
quel ils se rapportent), la définition du cadre dans lequel aborder les
phénomènes de représentation distingue nettement les travaux, comme
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 46

les présupposés concernant l’émergence, le fonctionnement et la fonc-


tion de tels phénomènes.
À cet égard, trois grandes perspectives se dégagent :

1. celle qui tient la représentation sociale pour un mode


d’expression sociale et culturelle ;
2. celle qui la tient pour la résultante d’une dynamique psychoso-
ciale ;
3. celle qui la tient pour une forme de pensée sociale.

Bien que cette distinction ait l’arbitraire de l’abstraction, les pers-


pectives, surtout les deux premières, se rencontrant parfois dans une
même recherche, elle permet de mettre en évidence les modèles sous-
jacents à l’approche des représentations sociales et, plus intéressant,
elle permet aussi de dégager les statuts qui sont accordés aux phéno-
mènes représentatifs et, par voie de conséquence, de cerner le traite-
ment de la représentation comme processus et comme concept. [20]
Le premier statut fait de cette dernière un médiateur donnant accès à
autre chose qu’elle-même ou le produit expressif de processus qui lui
sont extérieurs. Le second en fait un phénomène sui generis ayant ef-
ficace propre.

a) La représentation :
forme d’expression sociale et culturelle

Dans cette optique, les représentations sont étudiées moins pour ce


qu’elles font dans la vie sociale que pour ce qu’elles peuvent nous
apprendre de la société. Elles sont un guide de lecture des codes, va-
leurs, modèles, idéologies que la société véhicule, et des systèmes
d’interprétation qu’elle propose.
Les recherches qui abordent ainsi les représentations sociales
comme des produits socioculturels donnant accès à des formes cultu-
relles d’expression, à des expressions de culture propre à un groupe ou
une formation sociale, les situent entre les deux pôles de la significa-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 47

tion et de l’idéologie. Sur le pôle de la signification, les représenta-


tions deviennent des systèmes signifiants. Soit que l’on dise qu’elles
sont des « perceptions — interprétations » de l’univers de vie qui ré-
vèlent un signifié social ; soit que l’on parle d'élaboration faite par
des individus et des groupes à propos d’un objet spécifique, elles ex-
priment les conceptions que ces derniers ont du social et le rapport
qu’ils entretiennent avec le social. Leur étude à propos d’objets
comme la santé et la maladie (Herzlich, 1969), l’habitat (Raymond et
al., 1966), l’enfant (Chombart de Lauwe, 1971). Cela permet de déga-
ger une organisation de signifiants, le plus souvent selon le modèle de
l’opposition distinctive mise en lumière par l’anthropologie. Cette op-
position articule le sens des objets à une opposition plus fondamentale
ou se dit le rapport individu/société, où se projettent les valeurs de
groupe. D’une certaine manière, cela revient à « mettre en évidence le
code à partir duquel les significations sont attachées à des comporte-
ments » dont les représentations permettent de comprendre le sens
sans pour autant pouvoir en rendre compte ou les prédire (Herzlich,
1972).
Dans cette perspective, le processus représentatif est ramené à une
simple imposition de sens qui me paraît faire problème pour deux rai-
sons. Cette imposition de sens suppose l’existence d’un référent exté-
rieur, objectif et stable, que viennent moduler les significations - dont
on ne précise ni le fondement, ni le mécanisme de production - voire
des « effets de sens » illusoires et relativisant. On ne se borne qu’à
l’aspect signifiant des représentations, on les dilue dans des faits de
conscience dont le social assure, on ne sait comment, la cohésion et la
correspondance. A moins que l’on interprète les correspondances si-
gnifiantes comme des reproductions analogiques, au niveau de la ca-
tégorisation et de l’interprétation sensée du réel, des oppositions orga-
nisant le réseau de base des rapports sociaux (Bourdieu, 1980).
De plus, cette approche comporte deux risques. Celui
d’individualiser les représentations et de méconnaître leur caractère de
connaissances sociales et de construction opératoire du réel. Le risque,
aussi, de donner lieu à des descriptions impressionnistes, laissant une
entière liberté au chercheur dans son décryptage et sa reconstruction
de sens de type herméneutique. Procédures qui ont prêté le flanc à
bien des critiques de la part des tenants d’analyses discursives mieux
armées. Enfin, on a par ailleurs montré (Sperber, 1974) que les mo-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 48

dèles sémantiques n’étaient pas suffisants pour rendre compte des


processus symboliques et de symbolisation d’une société, processus
au rang desquels se rangent les représentations sociales. (...)

b) La représentation :
résultante d’une dynamique psychosociale

Dans cette deuxième optique, les représentations sociales sont con-


sidérées comme une résultante du jeu de mécanismes psychologiques
et sociaux. Analysées au niveau d’individus marqués par leur apparte-
nance à une unité sociale (classe, groupe définit professionnellement
ou [21] rassemblé de façon transitoire, T groupe par exemple) elles
sont situées comme des produits ayant une fonction psychologique et
des effets de connaissance, eu égard à des processus, plus ou moins
inconscients, de nature sociale ou psychologique. À la base de cette
optique, il me semble y avoir deux paradigmes.
D’une part celui d’une triangulation entre : a) une condition sociale
qui situe l’individu dans un réseau de contraintes et de projets spéci-
fiques ; b) des désirs ou manques qui en écho font intervenir
l’imaginaire et ses expressions imagées ; c) une représentation qui re-
flète, plus ou moins exactement, la condition et ses effets, intègre les
images expressives de l’imaginaire et du désir dans un processus ap-
parenté à la rationalisation et permettant, au niveau conscient, de dé-
passer dans le vécu les contradictions entre les deux premiers élé-
ments. (...) D’autre part celui d’une structuration par des éléments so-
ciaux de l’expérience d’acteurs inscrits dans des contextes fonction-
nels précis. Ces éléments peuvent être des « organisateurs socio-
culturels » modèles empruntés à l’histoire sociale et à la culture sur
lesquels s’appuient les individus pour élaborer leur représentation,
conjointement avec des « organisateurs psychiques » référant à
l’histoire psychogénétique. (...)
Ces deux paradigmes répondent à la volonté d’articuler le psycho-
logique et le social dans l’élaboration représentative. Le premier fait
plutôt porter l’accent sur une dynamique psychique associée à une
position sociale, en faisant appel à la perspective freudienne, ou en
utilisant le schéma de la fausse conscience. Le second, s’interrogeant
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 49

sur le rapport entre représentation individuelle et représentation so-


ciale, isole les déterminants sociaux des élaborations individuelles.
S’ils permettent une approche systémique globale de certains phéno-
mènes représentatifs et éclairent la production de sens, ces modèles,
en se focalisant sur des groupes, sujets ou objets socialement particu-
larisés, soulèvent le problème de leur généralisation dans une ap-
proche synthétique des représentations sociales.

c) La représentation :
forme de pensée sociale

Cette optique situe l’approche des représentations sociales dans le


cas d’une réflexion sur l’idéation sociale. Trois particularités
s’ensuivent : les représentations sont appréhendées au premier chef
comme des modalités de connaissance ; elles sont considérées comme
des phénomènes sociaux sui generis ayant une efficace propre ; elles
doivent être rapportées dans leur genèse, fonctionnement et fonction
aux processus qui affectent l’organisation, la vie et la communication
sociales, aux mécanismes qui concourent à la définition de l’identité
et de la spécificité des groupes sociaux et aux rapports que ces
groupes entretiennent entre eux.
Parler de modalités de connaissance implique que l’on traite les re-
présentations comme pensée constituante et pensée constituée. D’une
part, la construction mentale devient centre d’attention sous ses as-
pects sensibles, imaginaux et cognitifs. D’autre part, leur triple fonc-
tion de base (organisation et interprétation de l’univers de vie, orienta-
tion des conduites et des communications, assimilation dans l’univers
mental d’objets culturels, idéels ou matériels nouveaux) en fait des
modalités de connaissances pratiques dont l’élaboration est dépen-
dante des conceptions, intérêts, systèmes de valeurs et de normes pré-
gnants dans une formation sociale et ses composants groupaux.
L’élaboration représentative ainsi renvoyée à d’autres systèmes de
représentation comme à l’ordre du symbolique marquant la structura-
tion et le fonctionnement du social et à celui de l’énergétique sociale
et psychologique - sur lesquelles on n’est pas suffisamment au clair
dans notre discipline. En outre, dans cette perspective, il ne s’agit pas
seulement de saisir les idées, notions, images, modèles dont les repré-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 50

sentations sont la concrétion, et les cadres catégoriels et classifica-


toires qui sont les principes d’ordre assurant l’articulation entre le sys-
tème de pensée et l’action. Il s’agit aussi de saisir les modalités collec-
tives selon lesquelles les [22] membres de la société ou d’un de ces
groupes relient les éléments représentatifs dans leurs opérations de
pensée, c’est-à-dire les logiques et syntaxes spécifiques auxquelles
obéissent les systèmes de représentations. En un mot, il s’agit
d’étudier globalement les processus de la pensée sociale.
En tant que pensée constituée les représentations ainsi élaborées se
transforment en produits qui opèrent dans la vie sociale, sur le plan
intellectuel et pratique, comme des réalités préformées, des cadres
d’interprétation du réel, de repérage pour l’action, des systèmes
d’accueil de réalités nouvelles. Ces propriétés sont la raison de
l’efficacité des représentations, je reviendrai sur ce point dans la se-
conde section.
Cette veine de recherche, encore insuffisamment exploitée, est
marquée par les travaux de S. Moscovici. Les processus
d’objectivation et de naturalisation, comme projections réifiantes, in-
corporation de la pensée dans le réel, celui de l’ancrage comme inté-
gration de données nouvelles dans des systèmes de pensée et de va-
leurs préexistants et comme modalité d’orientation de jugements et
d’actions ultérieures, sont des acquis importants pour l’analyse des
connaissances sociales spontanées. L’effort pour rapporter les repré-
sentations aux caractéristiques des sociétés où nous vivons (marquées
par les pluralismes religieux, idéologique, politique, la mobilité et le
changement, le développement scientifique et mass-médiatique,
l’importance de l’échange et de la communication, etc.), malgré son
relativisme apparent, est porteur de promesses pour comprendre les
lois, formes et fonctions de la pensée sociale. Il promet des décou-
vertes plus fécondes pour saisir les transformations sociales, la dyna-
mique du changement des représentations, leurs lois et universaux,
mieux que ne le font les modèles qui prennent la pensée sociale uni-
quement comme reproduction, dans nos sociétés, des processus géné-
raux mis en évidence par l’anthropologie dans d’autres sociétés. (...)
Il est certes prématuré de tenter une synthèse d’un champ encore
trop divers et éclaté. On peut néanmoins faire certains constats.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 51

1. Les modélisations partielles qui émergent, parfois de manière


implicite, des différentes recherches peuvent servir à établir un cadre
systématique d’approche les représentations sociales. À condition de
ne pas cultiver le narcissisme de la petite différence ou l’allégeance à
des conceptualisations extérieures au champ, il est possible de tracer
les linéaments de paradigmes ayant une portée générale, si l’on se
base sur les résultats empiriques obtenus et les conclusions auxquelles
ils amènent. J’ai montré précédemment l’analogie profonde que pré-
sente le modèle de la structure dimensionnelle chez des auteurs que
leurs perspectives de départ séparent. C’est ce modèle que reprend M.
Gilly en faisant intervenir des facteurs d’organisation rapportés à di-
vers ordres de la réalité sociale. Un affinement de l’analyse des élé-
ments constituant les différentes dimensions et des conditions dans
lesquelles ils jouent devrait permettre de construire un modèle généra-
lisable à toutes les études de représentation. Il en va de même pour
une notion comme celle de « schéma figuratif », construction élémen-
taire de l’objet de représentation, construction cognitive affectée par le
jeu des systèmes d’idées et de valeurs liées à l’inscription sociale ou à
l’appartenance culturelle des individus. Cette notion se retrouve dans
toutes les études, que l’on parle de reconstruction d’objet, de catégori-
sation, d’élaboration cognitive, de noyau central, etc.
2. Ces mêmes modélisations pointent quelques-unes des questions
sur lesquelles il faut encore travailler. Par exemple, le problème posé
par les conceptions différentes de « l’imaginaire » et des images. Cer-
tains font de l’imaginaire, l’illusoire (en référence à la définition al-
thussérienne de l’idéologie : rapport imaginaire aux conditions réelles
d’existence). D’autres en font le lieu de l’expression du désir de la
fantasmatique inconsciente. D’autres, le siège de la créativité et de
l’inventivité des groupes, etc. Selon cette conception, le traitement de
la notion d’image, dans [23] ses rapports à la représentation, est tout à
fait différent et ne coïncide pas non plus avec l’acception classique en
philosophie et en psychologie retenue par d’autres auteurs. Le cas se
présente également pour les notions d’attitude, d’idéologique, de
symbolique et pour la spécification des fonctions secondaires de la
représentation, entre autres.
La réflexion théorique future dans notre champ de recherche de-
vrait donc porter sur la clarification des concepts mis en relation, en
tant qu’éléments constitutifs ou fonctionnels, avec les systèmes de
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 52

représentations et la mise en perspective de ces systèmes par rapport


aux objets auxquels ils se rapportent, aux situations sociales dans les-
quelles ils se développent, aux groupes qui les élaborent. Il faudrait
également distinguer les conditions (matérielles, collectives, interper-
sonnelles ou individuelles, sociales ou psychologiques) qui favorisent
le jeu des mécanismes représentatifs ou permettent l’actualisation des
différents systèmes représentatifs. À l’intérieur d’un même système de
représentations, surtout s’il s’agit d’un objet social complexe, certains
de ses éléments peuvent être occultés ou devenir saillants, fonctionner
ou être mis en silence, selon les conjonctures dans lesquelles sont pla-
cés les sujets sociaux ou les référents par rapport auxquels ils situent
l’objet de représentation. Cette tâche de décorticage conceptuel et si-
tuationnel est sans doute considérable, elle n’est pas impossible.

À PROPOS DE LA QUESTION
CONTENU-PROCESSUS

Les recherches menées au sein du laboratoire de l’Ehess


s’orientent plus particulièrement vers l’étude des représentations
comme formes de pensée sociale, en utilisant des méthodologies de
terrain (entretiens en profondeur, enquêtes, analyses de texte, obser-
vations, études monographiques). L’utilisation de ce type d’approche
répond à la triple intention de cerner d’abord l’effet des courants de
pensée (idéologies, modèles culturels, règles pratiques, normatives,
éthiques, etc.) véhiculés dans la société sur l’élaboration des représen-
tations propres à des groupes sociaux ou à des sujets sociaux caracté-
risés par leur appartenance à ces groupes ; également, les processus de
constitution et l’efficace de ces représentations sociales au niveau de
la société globale, des groupes sociaux et de leurs membres ; enfin, la
façon dont opèrent les contenus et la logique des systèmes de repré-
sentation dans le devenir de la pensée sociale et l’évolution de la so-
ciété. Cette perspective implique que l’on s’intéresse à des contenus
spécifiques et pose la question du rapport entre l’étude des processus
et des produits.
On propose généralement deux orientations méthodologiques dans
l’approche des représentations sociales : les études de laboratoire et
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 53

l’expérimentation, les études de terrain et l’analyse qualitative. Cette


opposition est au cœur de débats importants en psychologie sociale
qu’il n’y a pas lieu de rappeler ici. Par contre, il est intéressant de dé-
gager les présupposés qui la fondent et qui touchent à la conception
même que l’on se fait des phénomènes représentatifs. R. Farr (1983) a
pu ainsi ramener cette opposition à celle de l’application de tech-
niques structurées à des phénomènes situés en niveau individuel (ex-
périmentation) et de l’application de techniques non structurées à des
phénomènes situés en niveau social (étude de terrain). Ce n’est que
partiellement exact : le social a été introduit dans de nombreuses
études expérimentales et il existe des expérimentations naturelles, des
observations et des enquêtes en milieu réel rigoureusement armées.
Quant aux techniques dites « peu structurées », elles peuvent viser des
aspects purement subjectifs des représentations sociales. Le problème
est moins un problème de procédure, d’instrumentation, voire de dé-
marche scientifique que de définition de l’objet visé, et l’opposition
des méthodologies renvoie à une autre opposition plus fondamentale :
celle entre l’étude des processus et l’étude des contenus du point de
vue de leur intérêt et leur validité scientifique.
Bien qu’au départ des travaux sur les représentations sociales, on
ait traité les contenus et les mécanismes comme un tout unitaire, mon-
trant comment la matière concrète et imagée des [24] représentations
procédait et témoignait de processus de constitution psychologiques et
sociaux (Moscovici, 1961 ; Kaës, 1968), il est devenu courant de dé-
signer aux recherches sur les représentations sociales deux objets dis-
tincts : les processus et les produits (Herzlich, 1972). Il est devenu
courant également de privilégier du point de vue théorique les proces-
sus, partant de dévaloriser, de déconsidérer comme mineur l’apport
scientifique de l’étude des contenus représentatifs.
Il est vrai que la saisie de contenus de pensée peut n’avoir qu’un
caractère descriptif, conjoncturel et particulier. Mais dans la mesure
où la représentation est forme de connaissance, comptent autant que la
pensée en acte le modus operandi, la pensée constituée, l’opus opera-
tum, somme des savoirs, notions, interprétations, appréciations dont
nous disposons pour appréhender notre univers de vie et d’action.
Cette distinction ne paraît ni suffisante, ni susceptible de légitimer la
préséance du processus sur le produit en tant qu’il serait invariant,
structurel et général. On peut faire la distinction, mais elle est artifi-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 54

cielle : processus et produit sont indissociables, on ne peut découvrir


l’œuvre que dans ses effets, étudier les mécanismes que sur la base de
leur production.
Il paraît au contraire essentiel de travailler sur les contenus pour
avancer dans l’analyse théorique. Ceci pour plusieurs raisons qui tien-
nent à : a) la nature des phénomènes représentatifs, b) la forme de
connaissance qu’ils constituent, c) au fait que ce sont des phénomènes
sociaux, culturels et historiques, qui relèvent d’une démarche scienti-
fique propre, d) au fait que l’efficacité des représentations tient à leur
contenu.

a) Il me paraît important de souligner que l’on n’a pas tiré parti de


toutes les implications de la différenciation processus/produit en les
isolant pour systématiser l’analyse de la production et de la fonction
des représentations. On a tendance à négliger le fait que l’aspect pro-
cessuel se trouve en amont et en aval du produit et seule la prise en
compte des contenus permet une étude systématique de ces aspects
processuels.
On l’aura remarqué au cours du survol du champ d’étude, parler de
processus en amont du produit revient à penser surtout en terme de
mécanismes psychologiques et sociaux intervenant dans l’élaboration
des représentations, avec pour conséquence de s’arrêter à leur déter-
mination et à leur fonctionnement intra-individuel. Mais, dans cette
élaboration, il y a toujours un déjà-là représentatif et ce déjà-là, ce
sont des contenus (modèles de pensée ou d’actions, idéologie ou pres-
criptions), ce déjà-là, c’est le social. (...) D’autre part quand on traite
de la représentation comme processus en aval, on met en évidence son
rôle dans l’orientation des comportements, des interactions sociales et
des communications. Mais, on ne souligne pas assez le fait que la re-
présentation-produit devient système d’accueil, de référence, à partir
duquel s’opère le travail de transformation, d’intégration,
d’appropriation d’éléments informatifs et représentatifs nouveaux ou
différents. C’est pourtant ce qui ressort d’analyses comme celles des
processus d’ancrage et de familiarisation de l’étrange (Moscovici,
1961, 1976) ou celle des processus déductifs qui interviennent dans la
catégorisation, la classification, le décodage des informations (Forgas,
1981), ou dans les mécanismes de l’attribution et du raisonnement
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 55

causal (Moscovici, 1981), ou encore dans la formation des attitudes


(Hewstone & Jaspars, 1983). La force des contenus représentatifs
comme système d’accueil est magistralement illustrée par E. de Rosny
(1981) quand il décrit la difficile et lente destruction de ses référents
(concepts et valeurs) occidentaux et chrétiens qu’il a dû opérer pour
accéder à la pensée des guérisseurs camerounais puis l’intégrer au
cours de son initiation. Les représentations constituées en produits
sociaux travaillent activement sur la pensée constituante autant que
sur le réel qu’elles servent à organiser, auquel elles donnent sens, et
sur les conduites des relations sociales qu’elles régissent.
[25]

b) C’est justement la caractéristique des représentations sociales


d’être des modalités d’une pensée pratique. À savoir une activité
mentale orientée vers la pratique, principe servant de guide d’action
concrète sur les hommes et les choses, visant la systématisation des
savoirs pragmatiques et par la communication, agent de la création de
l’univers mental consensuel. Pour saisir un tel mode de penser dont la
matière échappe à une analyse purement abstraite, pour être à même
de comprendre comment elle s’articule à la pratique (sous forme de
règles, savoir-faire, interprétation, etc.) et prévoir l’activité sociale qui
en découle, il faut s’attacher aux contenus concrets où elle s’incarne.
Aborder sous un angle théorique l’étude des représentations sociales
n’est pas seulement en chercher les lois de production et de fonction-
nement, mais découvrir le principe de leur actualisation, et c’est là que
les contenus vont être utiles. Les mécanismes à l’œuvre dans les re-
présentations ne restent pas les mêmes quel que soit l’objet représenté,
la situation où elles sont élaborées, les sujets ou groupes sociaux qui
les élaborent. Il faut donc connaître l’espace d’application de l’activité
représentative pour en spécifier la nature (cognitive, idéologique,
symbolique, prescriptible, etc.). Le travail théorique n’implique pas
que l’on élimine le concret, loin de là. (...)

c) La centration sur les contenus symboliques, signifiants des pra-


tiques sociales et sur les contenus discursifs n’est-elle pas une phase
essentielle de la découverte dans les sciences humaines ? Est-il besoin
de rappeler ici les exemples historiques de la psychanalyse et de
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 56

l’anthropologie ? Freud est parti de matériels symboliques concrets


pour atteindre aux lois qui les structurent. L’anthropologie trouve dans
des modes d’expression particuliers des sociétés les catégories univer-
selles de la pensée autour desquelles se construisent les représenta-
tions spécifiques à chaque formation sociale. On cherche aujourd’hui
à expliquer la variabilité des manifestations et applications de la règle
de la prohibition de l’inceste par les représentations concrètes et
propres à chaque groupe social, concernant la personne, le monde et
l’ordre social, que lui son liées (Héritier, 1980). De même en sociolo-
gie voit-on les chercheurs qui veulent saisir les systèmes culturels, les
normes, valeurs, conceptions, idéologies qui sous-tendent les phéno-
mènes sociaux et les conduites collectives, s’attacher au recueil de
contenus discursifs par des techniques ouvertes (Michelat & Simon,
1977). Dans notre discipline même, si l’on veut rendre compte de
l’enracinement des représentations sociales dans notre culture, notre
société notre histoire, ce ne peut être qu’en passant par les contenus
représentatifs. Même si l’on cherche les lois de l’idéation collective,
indépendamment des contenus, force est d’y revenir quand on doit en
découvrir la logique. Needham (1972) reprenant la distinction
durkheimienne entre les propriétés formelles des représentations, i.e.
les formes catégorielles de la pensée, et les opérations mentales qui
sont conduites et exprimées à travers ces catégories, met en évidence
la variabilité sociale du processus de pensée de sa logique, variabilité
accessible seulement dans ses manifestations empiriques. S. Moscovi-
ci (1982) va dans le même sens quand il critique ceux qui veulent
faire de la séparation entre processus et produit une pré-condition du
caractère scientifique de la psychologie sociale. Il rappelle que « les
lois psychologiques sont une version condensée de notre société »,
qu’elles n’ont pas de caractère universel, mais sont reliées à une cul-
ture et à une mentalité. D’autre part, est-on toujours au clair sur des
processus qu’on ne peut toujours mettre en évidence ? Quand on tra-
vaille au niveau de la société, le matériel fourni par les groupes so-
ciaux est seul à même de nous découvrir certains processus. En parti-
culier ceux qui sont liés à l’évolution des représentations, leurs trans-
formations, leur sédimentation. (...)

d) Ceci nous amène au dernier point que je voulais souligner con-


cernant l’importance de la prise en compte des représentations-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 57

produits. Ce point a trait à l’efficace sociale des représentations essen-


tiellement rapportable à l’efficacité de leur contenu. En psychologie
sociale, divers travaux témoignent de cette efficacité, que ce soit sur
les processus d’interaction, comme le [26] prouvent les recherches
expérimentales sur les relations interpersonnelles et intergroupes entre
autres, ou sur les processus cognitifs eux-mêmes comme le montre
Abric (1976) à propos des variations de la capacité d’apprentissage
d’une tâche selon l’image du partenaire (homme ou machine) auquel
on croit avoir affaire. Cette efficacité a été également démontrée dans
une étude portant sur les comportements sociaux, les modalités
d’appréhension et les expériences subjectives relatives à cet objet à la
fois social et privé qu’est le corps. (...) D’autres disciplines mettent
l’accent sur l’efficacité des discours, de mots, de pratiques en tant que
porteur de représentations spécifiques. En anthropologie avec des
concepts comme ceux d’efficacité symbolique, de pouvoirs symbo-
liques (Lévi-Strauss, 1950 ; Augé, 1979). En linguistique, voir les
conséquences tirées des concepts de « force élocutoire » et « énoncé
performatif » (Austin, 1970 ; Searle, 1972) pour conférer à
l’énonciation discursive rapportée à un fonds commun de représenta-
tions, la fonction d’assigner une place et une identité sociales aux lo-
cuteurs (Flahaut, 1978), ou les conséquences de la théorie choms-
kyenne pour dégager, dans l’histoire, le rôle moteur des « récits » et
des « langages » (en ce qu’ils rendent accessibles des représentations)
et l’usage du concept d’acceptabilité pour comprendre l’instauration,
le développement, la déviation de programmes et d’actions politiques
(Faye, 1973). Ce sont les mêmes concepts que reprend Bourdieu
(1982) pour faire résider la condition de possibilité de l’action poli-
tique dans le fait que l’action sur le monde social passe par l’action
sur les représentations que les agents sociaux ont de ce monde : « la
subversion politique présuppose une subversion cognitive, une con-
version de la vision du monde ».
En fait, il faut le souligner ici, les représentations sociales sont dé-
sormais investies dans leur matière concrète d’un rôle agissant dans
l’évolution sociale. M. Godelier (1984) y voit les conditions de pro-
duction et de reproduction des rapports sociaux. À côté de la violence,
elles expliquent l’émergence et la perpétuation des rapports de domi-
nation : le consentement à la domination se fonde sur le « partage des
mêmes représentations entre dominants et dominés ». Il est clair que,
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 58

pour mettre en lumière le mode d’intervention des systèmes représen-


tatifs dans les transformations et les inerties sociales, c’est à l’analyse
concrète et détaillée des contenus qu’ils véhiculent dans des situations
sociales bien circonscrites qu’il faut s’attacher.

PERSPECTIVES FUTURES

Le choix de l’objet de représentation, autant que celui de la conjonc-


ture dans laquelle il est étudié, revêt une importance cruciale pour
faire apparaître les propriétés et fonctions des systèmes de représenta-
tions aussi bien que la façon dont ils concourent à la formation des
conduites, des communications et des rapports sociaux. C’est pour-
quoi notre attention s’est jusqu’à présent orientée dans deux directions
distinctes, quoique complémentaires, donnant lieu à deux types
d’étude, dans des contextes d’innovation.
D’une part, celle de la transformation de savoirs à mesure de leur
diffusion par la société (p.ex. la théorie psychanalytique) ou de leur
cristallisation en réponse à des contraintes institutionnelles et à la dé-
fense d’une identité collective (p.ex. la maladie mentale en milieu ru-
ral). D’autre part, celle de l’élaboration que les individus font de leur
expérience personnelle (p.ex. à propos du corps ou de la santé), sous
la pression des modèles et catégories qu’ils empruntent à leur culture
de groupe et des changements qu’ils connaissant du fait de l’évolution
des pratiques collectives. (...)
Notre perspective d’approche de la pensée sociale comme épisté-
mologie du sens commun, étude des théories implicites, savoirs naïfs
et spontanés, nous incite par ailleurs, à nous tourner vers la formation
et le fonctionnement des représentations chez les sujets sociaux. Il
s’agit essentiellement de [27] voir comment la pensée individuelle
s’enracine dans la pensée sociale et comment l’une et l’autre se modi-
fient mutuellement. Ceci définit un certain nombre d’orientations spé-
cifiques.
Tout d’abord que l’on prenne l’individu comme un sujet social. Ce-
la veut dire, en dehors des cas où l’on traite de la génétique des repré-
sentations, un sujet adulte, inscrit dans une situation sociale et cultu-
relle définie, ayant une histoire personnelle et sociale. Ce n’est pas un
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 59

individu isolé. Le sujet social, en tant qu’il est membre d’un groupe,
se trouve défini par ses valeurs, modèles, traditions de savoir, normes.
D’autre part, il agit comme porte-parole, parfois même comme défen-
seur du groupe. Il y a tout un travail d’affirmation d’une appartenance
dans l’adhésion aux valeurs et positions de son groupe. De plus, cette
adhésion amène à contribuer à la défense et au maintien de l’unité de
ce groupe et de son identité. C’est ce que j’ai mis en évidence à pro-
pos des représentations de la maladie mentale en milieu rural : les
membres de la communauté réagissent moins en tant qu’individus
qu’en vertu d’une solidarité avec une communauté dont la protection
apparaît comme une valeur supérieure. Ce travail défensif se fait par
une action du groupe sur les déviants et conjointement par l’adoption
de pratiques qui manifestent l’intégration et l’appropriation des
croyances ancestrales du groupe.
Autre conséquence de la prise en compte de l’individu en tant que
sujet social : les processus de connaissance et de représentation ne
sont pas envisagées du seul point de vue d’un fonctionnement régi par
des processus interindividuels en vue d’une adaptation biopsycholo-
gique, non plus que par une détermination linéaire due à une position
une place sociale. Ils sont rapportés à l’intégration dynamique
d’éléments sociaux et culturels qui forment l’univers de référence et
d’étayage à partir duquel les sujets sociaux vont construire leur doc-
trine et leur expérience. C’est pourquoi nous conduisons nos études de
représentation à propos d’objets complexes, comme dans le cas du
corps, par exemple. Objet social et privé, présentant une face interne
et une face externe, lieu d’investissement psychologique et social, le
corps rend à même d’étudier l’œuvre du social dans l’individuel. J’ai
pu déjà étudier l’effet du changement culturel sur les modalités
d’appréhension du corps médiatisé par l’appartenance sociale. Je
compte continuer ce type d’analyse en suivant les variations des élé-
ments de représentation à l’intérieur du même groupe social, selon les
facettes de l’objet qui sont mises en cause, et les modulations d’un
même secteur de représentation entre les groupes sociaux. Ceci de-
vrait contribuer à l’élaboration d’un mode général d’analyse des sys-
tèmes de représentations.
Dans cette perspective, il nous paraît aussi nécessaire d’aborder les
représentations dans une optique comparative, soit par le biais de la
comparaison entre divers groupes sociaux, soit par le biais de la com-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 60

paraison entre diverses cultures. La prise en compte des contextes so-


ciaux et culturels de production et d’émergence des représentations
sociales, la comparaison des systèmes de représentations dans divers
ensembles sociaux, l’examen des transformations que ces systèmes
connaissent en synchronie et en diachronie, le choix d’objets de repré-
sentation complexes et opérants dans la vie sociale, la centration sur la
dynamique interne des représentations propres à des sujets définis par
leur appartenance sociale, sont désormais pour nous des cadres néces-
saires pour analyser la pensée sociale dans ses transformations et ses
effets sur les acteurs sociaux et le changement social. Cette approche
globaliste devrait être à même d’établir une théorie générale des re-
présentations sociales.

[28]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 61

[29]

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre 2
Pensée sociale et historicité *

Retour au sommaire

À quelles conditions l’étude de la pensée sociale peut-elle assurer


une « coordination des points de vue » féconde pour les disciplines
psychologique et historique ? Tenter de répondre à cette question im-
plique que l’on examine comment ces deux disciplines conçoivent
leurs rapports, que l’on trouve le lieu de réciprocité de leurs perspec-
tives, en dépassant, des écarts trop souvent soulignés, et en dégageant
des convergences trop souvent ignorées. II semble que, pour
l’historien (Friedlander, 1981), la psychologie ne soit pas utilisable.
Les situations qu’il étudie, complexes, particulières et passées ne cor-
respondent ni aux objets (processus élémentaires), ni aux outils con-
ceptuels (modèles généraux) et méthodologiques (expérimentation,
enquête) propres à cette discipline. En dehors de la psychanalyse et
des théories de la personnalité qu’il applique à l’étude des acteurs, il
tient peu compte des apports des théories psychologiques, en particu-
lier de celles de la psychologie sociale qui peuvent être mises en cor-
respondance avec l’histoire des mouvements sociaux et des mentali-
tés. II faut dire que du coté de la psychologie, la dominance du para-
digme behavioriste n’a pas, par le passé, favorise un tel rapproche-
ment. Mais on peut y constater, en psychologie sociale du moins, un
renversement de tendance amorcé avec l’étude des représentations

* Parution originale : 1989. Pensée sociale et historicité. Technologies, Idéo-


logies, Pratiques. Numéro en l’honneur d’Ignace Meyerson, 8(1-4), 395-
405.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 62

sociales (Moscovici, 1961) et confirmé par le développement d’un


courant faisant retour à l’histoire (Gergen & Gergen, 1984).
Dans ce retour deux aspects sont à relever : a) sa fonction critique
par rapport à des tendances empiristes, mécanistes et orientées vers la
recherche de processus permanent dont la dimension temporelle est
tronquée ; b) son recours à la discipline historique comme réserve de
suggestions ou modèles pour formuler des perspectives théoriques et
empiriques alternatives.
La fonction critique n’est pas sans rappeler celle qu’ont revêtu,
dans le champ historique, l’histoire des mentalités, et, dans le champ
de la cognition sociale, l’approche en termes de représentations so-
ciales. Cette fonction, en quelque sorte prioritaire, rend compte du ca-
ractère approximatif des perspectives avancées en psychologie so-
ciale, comme du « flou », de l’à peu près conceptuel soulignés à pro-
pos des notions de mentalité et représentation sociale. Sans doute
s’agit-il là d’une étape transitoire et l’on doit reconnaitre que cet à peu
près a eu un caractère « libératoire » et une valeur heuristique aussi
bien en histoire (Vovelle, 1982) qu’en psychologie (Moscovici, 1976).
Maintenant que de nouveaux territoires sont balisés et débroussaillés,
il s’agit de trouver le passage de la fonction critique à la fonction
constructive. Quant à la recherche, dans l’histoire, de perspectives al-
ternatives, elle va contre la position courante des rapports entre his-
toire et psychologie. Comme le fait remarquer Morawki (1984), on
pense généralement que, des deux disciplines, c’est la première qui
doit bénéficier des emprunts, même limités, à la seconde. Cette posi-
tion néglige le fait que la psychologie doit intégrer 1’historicité dans
ses modèles pour être applicable à l’histoire et, surtout, risque de pas-
ser à côté des apports de l’histoire qui dépassent une simple relativisa-
tion des phénomènes que la psychologie étudie. Ces apports sont
d’une particulière importance dans le domaine de la cognition ou la
permanence du paradigme behavioriste et les modèles inspirés du trai-
tement computationnel [30] de l’information, donnent de la connais-
sance une description formelle qui, située au niveau intra-individuel,
ne garde sa généralité qu’au prix de l’exclusion de ses propriétés ex-
pressive, communicative et référentielle (Jodelet, 1985). Bien que,
pour rendre compte de l’application pratique de la connaissance, il
faille faire appel à des éléments sociaux et culturels (langage, codes et
habitudes culturelles, routines socialisées, etc.), ceux-ci ne peuvent
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 63

être pensés comme constitutifs de l’activité cognitive. Ces contradic-


tions et incomplétudes réduisent la portée des modèles cognitivistes et
incitent à une réflexion sur le caractère social et historique de la co-
gnition. Il en va de même pour la recherche sur la cognition sociale.
Regrettant qu’elle implique une « réduction du monde collectif à la
tour d’ivoire du laboratoire » et une « terrible simplification de la vie
mentale des êtres humains en société », Moscovici (1986, p. 62) a
montré qu’elle laisse apparaître le caractère collectif des catégories et
opérations logiques, tant il est vrai que « dans la vie mentale, au-delà
des simples réactions de nos sens, tout est nécessairement social par
nature ». Rapportée à la vie des groupes, l’étude des représentations
sociales répond pour cet auteur à la volonté de « formuler les lois de
l’esprit social » (id. p. 36). Nul doute qu’elle sert à penser la connais-
sance dans sa plénitude conceptuelle et son inscription sociale et his-
torique.
Le domaine de recherche qui a proliféré autour de la notion de re-
présentation sociale apparait en ses divers champs et paradigmes (Jo-
delet, 1984a, b) comme un espace privilégié pour saisir, au niveau indivi-
duel et collectif, le jeu des déterminations sociales et des processus
psychologiques dans la construction des savoirs, l’élaboration des ex-
périences et des visions du monde social. II s’est enrichi de la contri-
bution des sciences sociales qui font de la représentation un concept
majeur pour « affronter l’une des questions centrales aujourd’hui po-
sées aux sciences de l’homme, celle des rapports entre le matériel et le
mental dans l’évolution des sociétés » (Duby, 1978, p. 20), « com-
prendre dans quelle mesure et de quelle façon la science du social et
de l’histoire doit s’articuler à celle des signes et du psychisme » (Au-
gé, 1979, p. 190) ou encore rendre compte des transformations so-
ciales, par la légitimation et la mise en « acceptabilité » de versions
alternatives de la réalité sociale (Faye, 1973 ; Bourdieu, 1982).

UN LIEU DE CONVERGENCE

Un survol de ces différents travaux permet de poser que la notion


de représentation sociale est mieux appropriée que celle d’idéologie si
l’on veut traiter de l’aspect cognitif des processus mentaux collectifs
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 64

et de leur articulation aux pratiques, dans des contextes sociaux et his-


toriques précis. Ce qui ne veut nullement dire que la représentation
soit extérieur à l’idéologie. Au contraire, les tentatives de théorisation
de leurs liens, dans les disciplines sociales, montrent les nombreuses
et subtiles intrications entre les deux notions. Mais force est de consta-
ter que ces théorisations prennent la notion d’idéologie dans des ac-
ceptions si différentes que nous sommes loin d’avoir une vue claire et
modélisable de son intervention dans les processus de la pensée so-
ciale (Jodelet, 1991). L’étude de la production des représentations et
de leurs formes constituées peut faire avancer dans ce sens. Car, si la
représentation baigne dans l’idéologie, en comporte des éléments (au
titre de contenu ou de structure), ou présente des fonctionnements si-
milaires, l’idéologie n’est pas le tout de la représentation. Celle-ci en-
registre de façon originale les effets de l’histoire et des mentalités qui
marquent la vie des groupes et des individus.
Les particularités que présente la représentation sociale comme
modalité de connaissance tiennent a ce que sa genèse et son fonction-
nement son tributaires des processus affectant l’organisation et la
communication sociale des mécanismes concourant à la définition
identitaire des groupes, et des rapports sociaux. Autant de procès his-
toriques. De plus, savoir socialement construit et partagé s’offrant
comme une « version » de la réalité sur et avec laquelle [31] agir, la
représentation est une pensée pratique et « socio-centrique » (Piaget,
1976), mise au service de la satisfaction et de la justification des be-
soins, intérêts et valeurs du groupe qui la produit. Ce qui, d’une part,
l’apparente à l’idéologie et, d’autre part, engage l’ensemble des codes,
modèles et prescriptions qui, orientant l’action, participent de la cul-
ture et des mentalités. Enfin, appréhendable tant comme processus,
pensée constituante, que comme contenu, pensée constituée, la repré-
sentation nous met à même de saisir la dynamique de la pensée so-
ciale. Nous pouvons y observer les cadres catégoriels et les logiques
qui assurent la mise en système des expériences, idées et images dont
elle est la concrétion. Nous pouvons également saisir comment, en
tant que pensée constituée, elle intervient dans la formation de nou-
velles représentations au titre de préconstruit, de déjà-là pensé ou y
demeure au titre de trace ou d’élément structurant. Des processus
comme l’ancrage, la polyphasée cognitive (Moscovici, 1976) rendent
compte de ce phénomène dont l’intelligibilité réclame l’appel à
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 65

l’histoire. A la fois pour saisir, comme le voulait Meyerson (1954), les


variations des catégories, des opérations de pensée et des « achève-
ments de l’esprit » par l’édification desquels « l’esprit se modifie » et
pour identifier dans l’état présent de la pensée sociale, l’œuvre et les
marques du passé, définir les spécificités contemporaines et com-
prendre comment elles sont advenues.
L’appel à l’histoire se fait de deux manières. Soit par l’étude dia-
chronique d’une représentation, en comparant ses états à deux
époques distinctes, soit en se rapportant à des documents historiques
pour suivre sur le long terme l’évolution d’une représentation. Nous
avons mis en œuvre ces deux méthodes dans un programme de re-
cherche portant sur les représentations et pratiques corporelles. Ainsi,
fut-il possible de repérer, en liaison avec le changement culturel des
années 60, des transformations dans l’expérience subjective du corps
propre (reflux de la conscience morbide, émergence de l’hédonisme)
aussi bien que dans les catégories d’appréhension du corps comme
objet de connaissance (reflux d’une approche biologique au profit
d’une approche psychosomatique accordant aux facteurs sociaux et
historiques un rôle déterminant). Ces changements ont des répercus-
sions sur les pratiques corporelles concernant les soins médicaux,
l’entretien et l’apparence. Cependant la rémanence d’une vision dua-
liste et moralisatrice infléchit les manières de faire selon qu’elle se
combine avec le rigorisme judéo-chrétien (elle se traduit alors par la
répression du plaisir, le dolorisme et la morbidité) ou avec l’idéologie
moderniste de la performance (elle se traduit alors par des pratiques
visant la maitrise fonctionnelle et une rentabilisation maximale du
corps). On constate par ailleurs, chez les femmes, que le combat fémi-
niste et la conquête de l’avortement ont modifié le vécu de la materni-
té et les pratiques qui y sont liées. L’étude diachronique révèle un
changement dans la manière de percevoir et porter la grossesse, dans
celle d’accoucher revendiqué comme acte d’un pouvoir féminin et
dans la manifestation du désir d’allaiter son enfant comme accomplis-
sement d’une spécificité et d’une supériorité de la femme. Dans ce
dernier cas, tradition et modernisme se rejoignent dans une pratique
qui, malgré un regain largement encouragé par le milieu médical, reste
fragile, reflétant une position conflictuelle chez les femmes (Jodelet,
1987). Pour comprendre les raisons de la labilité de l’allaitement ma-
ternel, il a fallu, dépassant les explications dominantes en analyser les
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 66

représentations et faire retour sur son histoire et ses modèles.


L’histoire a permis de voir comment, dans un discours médical, qui
n’a pas fondamentalement changé depuis le 18e siècle, la diffusion de
la psychanalyse et l’exaltation moderniste du plaisir son à la charnière
du retour à l’allaitement au sein, non sans risque de culpabilisation.
L’étude des représentations laisse apparaitre la permanence d’un con-
flit traditionnel entre deux modèles éducatifs prônant soit une relation
fusionnelle entre la mère et l’enfant, soit la socialisation précoce de ce
dernier. Cette opposition ancienne se conjugue avec les conceptions
relatives aux rôles paternels et maternels pour moduler l’adhésion et le
confort psychologique des femmes. Sous le langage du modernisme,
la perpétuation de modèles sociaux [32] rend compte de la physiono-
mie de la pratique et des difficultés qu’elle rencontre. Et il faut le ren-
fort de l’idéologie féministe pour s’y engager sans conflit. En raison
de son niveau d’approche des phénomènes, l’étude des représentations
sociales peut être tenue pour un lieu privilégié de convergence et
d’appui mutuel entre histoire et psychologie. Cette réciprocité de
perspectives s’observe surtout dans le cas de l’histoire des mentalités.
En effet, les notions de mentalité et de représentations sociales se re-
couvrent, si elles ne se correspondent pas stricto sensu. L’examen de
leurs chevauchements et de leurs hiatus peut servir à établir des ponts
entre les deux disciplines.

CHEVAUCHEMENTS ET HIATUS

Les chevauchements, on en trouve quant aux objets. L’histoire des


mentalités et la psychologie des représentations sociales désignent
souvent leurs objets de manière semblable ou renvoient à des fonc-
tionnements proches, surtout dans le domaine idéel. Dans les deux
cas, on parle d’attitudes, façons de penser, cadres mentaux, méca-
nismes intellectuels, représentations, perceptions, images, notions,
visions, conceptions du monde, modules, valeurs, etc. Commune aus-
si, la centration sur l’aspect collectif, partagé, de ces phénomènes et le
milieu visé. Vovelle (1982) définit l’histoire des mentalités comme
une histoire des masses anonymes, qui sort du cadre des élites,
s’attache aux intermédiaires, évite un modèle de diffusion verticale
des idées- forces. Même perspective dans l’étude du sens commun qui
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 67

met l’accent sur le travail d’appropriation, de reconstruction du savoir


dans le cas de la diffusion, relayée ou non par des intermédiaires, ou
sur le travail d’invention dans le cas d’édification spontanée de con-
naissances. Commun, également, le souci de trouver la cohérence et la
logique d’un système de pensée. Ces convergences découpent un es-
pace de coordination des perspectives, même si celles-ci diffèrent sur
la période et l’échelle de temps. Le travail de Duby sur l’imaginaire
féodal (1978) démontre avec éclat la fécondité d’une telle veine de
recherche. La dimension affective, objet d’une préoccupation com-
mune, mais d’un traitement différent dans les deux disciplines, mérite
une attention spéciale. Jusqu’à présent, le registre affectif est étudié,
en psychologie, dans ses interférences avec l’activité cognitive qui lui
reste extérieure. Quelques travaux sur les représentations sociales pos-
tulent un fonctionnement plus lié, les plus représentatif étant ceux de
Kaës (1976). Dans L’âge des foules (1981), Moscovici va dans le
même sens, se rapprochant de l’histoire des mentalités qui s’attache à
des formes collectives de sensibilité, à des sentiments ou passions par-
tagés, unissant vie mentale et affective. II y a là une source
d’inspiration pour la psychologie cognitive ou l’articulation entre co-
gnition et affectivité est plus une visée qu’un acquis scientifique. Ce-
pendant, il faut être vigilant sur l’usage de la sphère des sentiments en
histoire. Elle est traitée parfois comme un objet spécifique à côté de la
sphère des idées, parfois comme une coloration globale de l’activité
mentale, sans que l’on puisse discerner si l’historien tente d’aborder
un phénomène « total » ou s’il obéit à une vision péjorative, « irra-
tionnelle » du fonctionnement mental populaire. Retenant
l’importance de cibler les états affectifs collectifs, il faut analyser leur
intervention dans la pensée sociale, en conjuguant les approches histo-
riques et psychologiques dans le cadre d’une énergétique sociale. Ce
décalage nous rapproche des hiatus qui manifestent plutôt une diffé-
rence d’accent qu’une divergence.
Premier hiatus : le caractère radical du postulat de l’inconscient
dans l’histoire des mentalités, ceci quelles que soient les définitions
données de l’inconscient et les discussions engagées autour de ce
terme. Dans l’étude des représentations, l’inconscient est moins fer-
mement requis. En ce sens les représentations, relevant de la « science
de l’esprit conscient » (Moscovici, 1986), sont plus proches de
l’idéologie comme « vision claire » (Vovelle, 1982) que des mentali-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 68

tés. Cependant, leur étude qui vise à faire ressortir les pensées tacites,
les significations implicites, [33] les structures cognitives latentes
renvoie à un soubassement inconscient déjà pressenti par Durkheim.
Par éclaircissement des conditions d’un fonctionnement mental in-
conscient (Polanyi, 1966 ; Searle, 1983 ; Sperber, 1974), elle pourrait
être utile à l’histoire où s’affrontent des conceptions différentes avec,
depuis « l’intervention chirurgicale de Freud dans l’historiographie »
invalidant la coupure entre psychologie individuelle et collective (De
Certeau, 1987), une tendance à se focaliser sur les significations in-
conscientes portées par les phénomènes. Cette tendance soulève
quelques débats en psycho-histoire, notamment par le risque quelle
présente de travailler sur les fantasmes suscités chez l’historien par
son objet. Sans entrer dans ces débats, on relèvera que le « psychana-
lysme » a souvent pour prix l’aveuglement au social (Castel, 1973) et
menace de ramener la vie mentale collective à un analogue du psy-
chisme individuel ou groupal, ne retenant du contexte historique que
des modèles d’étayage culturel. Ce qui revient à envisager (Kaës,
1980) des processus intra-psychiques en suspens coupés des condi-
tions sociales de production et de fonctionnement de la pensée sociale
et, par un renversement surprenant, empêche de prendre en considéra-
tion son historicité et de contribuer à l’approche historique de
l’idéation sociale.
Deuxième hiatus, le postulat de l’inertie, les mentalités étant les
« prisons du temps long », selon l’expression de Braudel. Ce postulat,
exprimé avec une vigueur particulière chez Le Goff (1974), n’est pas
partagé par tous. S’il désigne l’important problème des résistances, il
donne de la culture et du psychisme une vue non constructive, faisant
basculer l’histoire des mentalités hors du champ de l’histoire des
idées, la limitant à un travail sur le résidu. Le problème ainsi soulevé
évoque celui que les sciences sociales ont rencontré avec le concept
d’idéologie qu’elles abandonnent au profit de celui de représentation
pour rendre compte des transformations sociales (Bourdieu, 1982 ;
Godelier, 1984). Dans une telle perspective, on est amené à recon-
naitre l’aspect constructif de la pensée sociale, son efficace via le
pouvoir performatif des mots et à redonner son importance à l’étude
du jeu des idées entre elles, de la dynamique de leurs constituants pas-
sés et présents. L’optique développée en psychologie sociale, confor-
tée par les progrès qu’enregistrent les domaines d’étude de la mé-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 69

moire, de la cognition, du langage, donne des éléments pour penser la


stabilité et le changement des productions mentales sociales, même si
elle diffère de l’histoire par l’échelle temporelle. Les mentalités enga-
gent le passé et le temps long, les représentations le court terme et un
temps accéléré, voire des précipitations conjoncturelles en raison des
moyens de communication contemporains.
Cependant la réciprocité des perspectives peut éclairer les diffé-
rents changements mis en jeu de la sorte. Des modèles, testés expéri-
mentalement en laboratoire, rendent compte des changements syn-
chroniques et diachroniques des représentations. Leur extrapolation à
des représentations historiquement situées est possible et a déjà été
tentée (Flament, 1984). Cette approche structurelle devrait permettre
d’affiner les hypothèses historiques sur l’inertie des mentalités. II en
va de même pour les études de terrain. Si elles réclament un regard
historique pour pointer les lieux où s’opèrent les transformations caté-
gorielles et structurelles de la pensée sociale, repérer des stabilités
manifestes ou latentes, elles donnent, en retour, la possibilité
d’examiner, en synchronie, les différents éléments que l’historien con-
sidère et qui relèvent de registres différents (idéologique, symbolique,
pratique, affectif, etc.). Et, compte tenu des évolutions, parfois ra-
pides, qu’elles permettent d’observer, elles jouent comme une sorte de
laboratoire pour l’examen du changement historique et l’exploration
des phénomènes de mentalité. Saisissant ces phénomènes, dans le vif
de leur surgissement et de leurs processus, elles permettent
l’éclaircissement d’apparentes inerties mentales et comportementales
dont les mécanismes renvoient à la dynamique sociale. Donnons un
exemple.
[34]

HISTORICITÉ DU SYMBOLISME

Une étude sur la représentation sociale de la maladie mentale dans


une communauté rurale ou des malades mentaux vivent chez
l’habitant (Jodelet, 1985) a révélé l’existence d’une croyance ar-
chaïque en la contagion de la folie par les liquides du corps (salive,
sueur, morve) qui, en contradiction avec les assurances médicales, est
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 70

occultée mais exprimée dans certaines formes langagières et dans les


pratiques d’entretien des affaires des malades. Cette croyance est en
concordance avec une théorie locale de la maladie mentale qui dis-
tingue entre affection cérébrale et nerveuse et articule, dans un sché-
ma organique intemporel, une série d’oppositions cristallisées à diffé-
rentes périodes : notamment celle, morale, portée par la tradition ju-
déo- chrétienne, entre innocence et méchanceté à laquelle fait écho
celle de la psychiatrie du 19e s. entre arriération et dégénérescence.
C’est la maladie des nerfs, imputée à une dégénérescence du sang,
associée à la violence et la sexualité, qui suscite le plus les craintes de
contamination. Cette vision porte les traces de la théorie des humeurs
et a été réactivée par l’introduction de la chimiothérapie qui a « orga-
nicisé » la maladie. Par ailleurs, dans les justifications avancées pour
expliquer les pratiques, obsessionnelles, auxquelles elle donne lieu en
matière d’hygiène, on retrouve l’association classique entre souillure
et altérité, séparation et hiérarchisation. L’existence de cette croyance
appelle plusieurs réflexions. Contre une interprétation en termes de
survivance et d’inertie, l’analyse des rapports entretenus avec les ma-
lades dans un contexte institutionnel spécifique révèle l’actualité de sa
fonction pratique et symbolique. Il s’agit pour le groupe d’accueil
d’endiguer le risque d’une intégration à part entière du groupe des ma-
lades ; d’éviter l’assimilation de et à la folie. L’adhésion collective à
cette croyance qui, tenue secrète, mais non insu, est tout sauf une re-
production inerte et inconsciente ; elle sert à la communauté de moyen
pour s’affirmer dans son unité, pour défendre son intégrité et son iden-
tité sociales, pour rappeler l’interdit de contact avec les malades et les
risques de sa transgression. La permanence de la croyance est assu-
mée grâce au support des gestes et du langage, mais l’introduction des
médicaments lui a redonne vigueur en réactivant l’image inquiétante
du malade des nerfs. Tout se passe comme s’il y avait eu une mise en
réserve dans la mémoire sociale d’une interprétation de la réalité que
l’on n’élimine pas tout à fait au cas ou surgiraient des informations
nouvelles la rendant utile. Sorte de garantie contre l’inconnu de
l’avenir.
Enfin, interdit de contact, souillure, hiérarchisation sont des élé-
ments d’une symbolique si répandue que l’on peut être tenté d’y voir
des universaux. Faut-il pour autant postuler un mode d’existence in-
temporel dans un inconscient ou un imaginaire social ? Ne s’agirait-il
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 71

pas plutôt d’invariants situationnels, de catégories émergeant dans


tous les cas où il faut contrôler de l’intérieur une menace ou un élé-
ment étranger ? L’histoire invite à le penser. En Grèce, la thématique
de la souillure criminelle et de sa purification par l’éloignement et
l’eau est passée de la religion au droit à un moment de transition ou,
interdite par la justice sociale, la loi du Talion n’était pas encore re-
layée par l’intervention d’un pouvoir judiciaire fort (Glotz, 1904). Au
19e siècle, c’est avec les dangers d’une libération sexuelle affleurante
que la fantasmatique de la contagion de la syphilis par les liquides du
corps s’est orchestrée (Corbin, 1986). Les terreurs provoquées par la
salive dans le cas du sida participent d’un même phénomène. Et
comment ne pas être sensible à la progression de l’argumentation du
Front national avec son passage de l’exclusion des immigrés à celle
des « sidaïques » et l’appel à l’autodéfense face aux incuries de l’État.
Dans le cas de notre étude, l’institution psychiatrique n’assure pas de
protection contre l’intrusion des fous. La population pour se défendre
contre ce qu’elle voit comme menace établit un ordre qu’elle main-
tient par des moyens symboliques. La symbolique de la souillure tra-
verse le temps, mais il lui faut des conjonctures sociales précises et
spécifiables pour organiser la pensée sociale. La mémoire sociale et
les modes selon lesquels se structurent les représentations en permet-
tent la réactivation.
[35]
On fait reproche à l’étude des représentations sociales comme à
l’histoire des mentalités d’être descriptives. Loin de renforcer ce ca-
ractère, la conjonction de leurs approches peut devenir explicative et
prédictive à condition de la mettre en œuvre à propos des cas de pro-
duction locale de phénomènes mentaux collectifs. Ceci permet
d’isoler les conditions psychologiques, matérielles, et institution-
nelles, les facteurs de diffusion culturelle, les types d’organisation et
de relations sociales dont ils dépendent. Alors il devient possible de
dégager des processus psycho-historiques qui donnent à la pensée so-
ciale ses avancées, ses stagnations ou ses reculs et assurent son effi-
cace.

[36]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 72

[37]

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre 3
Représentations sociales :
contribution à un savoir socioculturel
sans frontière *

Retour au sommaire

Au moment de confronter les points de vue de chercheurs apparte-


nant à des champs et des cultures différentes, il convient, en premier
lieu, d’illustrer combien l’approche des représentations sociales, en
tant qu’elle permet de saisir les formes et les contenus de la construc-
tion collective de la réalité sociale, est pertinente pour traiter les objets
relevant de nombreux domaines de la psychologie sociale : de
l’éducation à la politique, de l’environnement aux rapports de genre,
des relations intimes à la santé, pour ne citer que les principaux. Cette
perspective a, en outre, un caractère interdisciplinaire dans la mesure
où elle rencontre les préoccupations de disciplines voisines (la science
politique, les sciences de l’éducation, de la santé ou de
l’environnement, etc..) et peut leur apporter les ressources d’une psy-
chologie sociale « sociale » qui échappe aux limitations et erreurs des
modèles individualistes ayant dominé, jusqu’à il y a peu, dans la psy-
chologie sociale. Il n’est pas inutile ici de rappeler que l’approche des
phénomènes d’idéation sociale et collective que Moscovici (1961)
développe depuis une cinquantaine d’années, avec sa théorie des re-

* Parution originale : 2000. Representaciones sociales : para un saber sin fron-


teras. In D. Jodelet & A. Guerrero (Eds), Develando la Cultura (pp. 7-
30). Mexico, UNAM.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 73

présentations sociales qui a connu de nombreux prolongements à


l’échelle internationale, fut la première à critiquer ces paradigmes, et à
proposer une voie alternative dont la richesse et la complexité reste
jusqu’à aujourd’hui inégalée, malgré les discours critiques et les tenta-
tives concurrentes, partielles parce que restreintes à certains ordres de
phénomènes circonscrits à la sphère interactive, qui font florès depuis
les années 80.
Cette vocation interdisciplinaire tient pour une grande part au ca-
ractère transversal de la notion de représentation dont font un large
usage les sciences sociales, notamment l’anthropologie, l’histoire, la
sociologie. Mais il faut également la rapporter aux ressources qu’elle
offre pour rendre compte des pratiques quotidiennes (individuelles,
groupales ou collectives) déployées dans l’espace public et privé, et
intervenir sur elles dans une perspective de changement. C’est pour-
quoi l’approche des représentations sociales constitue un appareil
théorique heuristique aussi bien pour approfondir la connaissance de
la réalité sociale que pour offrir des moyens d’intervention sur cette
dernière, en relation avec les autres disciplines.
En effet, dans un monde de complexification constante et de chan-
gement rapide, il est nécessaire de disposer de modèles ouverts qui
permettent l’interaction entre les disciplines. Pour reprendre les
termes d’Edgar Morin (1990) « Il y a des conceptions scientifiques
qui maintiennent leur vitalité parce qu’elles se refusent à la clôture
disciplinaire. Je voudrais insister sur l’étonnante variété des circons-
tances qui font progresser les sciences en brisant l’isolement des dis-
ciplines, soit par la circulation des concepts ou des schèmes cognitifs,
soit par des interférences [38] et des empiètements, soit par des com-
plexifications de disciplines en champs de poly-compétences, soit par
l’émergence de nouveaux schèmes cognitifs et de nouvelles hypo-
thèses explicatives, soit enfin par la constitution de conceptions orga-
nisatrices qui permettent d’articuler des domaines disciplinaires dans
un champ théorique commun. Aujourd’hui, je crois qu’il faut prendre
conscience de cet aspect qui est le moins éclairé dans l’histoire offi-
cielle des sciences et qui est un peu comme la face obscure de la lune.
Les disciplines sont pleinement justifiées intellectuellement à condi-
tion qu’elles gardent un champ de vision qui reconnaît et conçoit
l’existence des liaisons et des solidarités. Plus encore, elles ne sont
pleinement justifiées que si elles n’occultent pas les réalités globales.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 74

Par exemple, la notion d’homme se trouve morcelée entre différentes


disciplines biologiques et toutes les disciplines des sciences hu-
maines : on étudie le psychisme d’un côté, le cerveau d’un autre côté,
l’organisme au nom d’un troisième, les gênes, la culture, etc. Il s’agit
effectivement d’aspects multiples d’une réalité complexe, mais qui ne
prennent sens que s’il sont reliés à cette réalité complexe, au lieu de
l’ignorer ».
Face à cette complexité et cette exigence d’interrelation, la notion
de représentation qui traverse toutes les disciplines, apparaît comme
une médiation incontournable pour donner une vision globale de ce
qu’est l’homme et son monde d’objets, et le modèle des représenta-
tions sociales comme un élément d’articulation entre la psychologie
sociale et les sciences voisines. Seule l’étude des processus et des
produits par lesquels les individus et les groupes construisent et inter-
prètent leur monde de vie permet l’intégration des dimensions sociales
et culturelles avec l’histoire, comme évolution diachronique orientée.
En effet, les représentations sociales telles qu’elles ont été élabo-
rées dans la tradition de recherche ouverte par Moscovici, sont en
concordance avec les perspectives adoptées dans les sciences sociales
en raison des propriétés suivantes considérées comme acquises, à sa-
voir : les représentations sociales concernent le savoir de sens com-
mun, mis en œuvre dans l’expérience quotidienne ; sont des pro-
grammes de perception, des constructions à statut de théorie naïve,
servant de guide d’action et de grille de lecture de la réalité, des sys-
tèmes de significations permettant d’interpréter le cours des événe-
ments et des relations sociales ; expriment le rapport que les individus
et les groupes entretiennent avec le monde et les autres ; sont forgées
dans l’interaction et au contact des discours circulant dans l’espace
public ; sont inscrites dans le langage et les pratiques et fonctionne-
ment comme un langage, en raison de leur fonction symbolique et des
cadres qu’elles fournissent pour coder et catégoriser ce qui peuple
l’univers de vie.
Compte tenu de ces caractéristiques, il est possible de considérer
que les représentations font partie de ces « outils mentaux » dont par-
lent les historiens et peuvent être rangées dans la classe des « média-
tions symboliques » dont parle Vygotski. Les questions qui se posent
alors concernent non seulement les modalités d’élaboration de ces
productions mentales sociales, mais aussi la façon dont elles inter-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 75

viennent, dans le langage et les pratiques sociales pour générer des


effets sociaux. Il en résulte que, même si l’on pose l’étroite relation
des représentations sociales avec le langage, même si celui-ci est traité
en tant que pratique ou force matérielle, il ne constitue pas la seule
pratique sociale à prendre en considération dans l’approche de la
construction sociale de la connaissance ou des effets de construction
sociale liés à l’ordre des savoirs quotidiens de sens commun.

REPRÉSENTATIONS SOCIALES
ET RECHERCHE LATINO-AMÉRICAINE

La seconde exigence de cette rencontre est d’exprimer l’affinité in-


tellectuelle existant entre des chercheurs qui, venus de divers pays
sont soucieux de rendre compte de l’étroite imbrication [39] entre les
dimensions sociales et culturelles régissant les constructions mentales
collectives. Ils ont trouvé dans l’étude des représentations sociales un
moyen fécond pour cerner le jeu de la culture et de ses spécificités
historiques, régionales, institutionnelles et organisationnelles sans
pour autant verser dans un particularisme nuisant à l’échange et à la
coopération. En conséquence de quoi, sur le plan méthodologique, les
auteurs latino-américains et moi-même, avons également en commun
de privilégier une approche qualitative (sans pour autant exclure
l’appoint fourni par l’usage d’instruments quantitatifs) des phéno-
mènes étudiés pour approcher, dans la dynamique de leur système, les
savoirs et significations qui sous-tendent, dans différents espaces de
pratique et d’appartenance, la construction du monde quotidien et in-
terviennent comme médiation du rapport des hommes entre eux et
avec leur environnement, naturel, matériel et social.
À ce propos, il convient de s’arrêter sur la réflexion engagée autour
de la défense et de l’illustration d’une psychologie sociale latino-
américaine, à maintes reprises exprimée (çf entre autres : Martin-Baro,
1990 ; Lane & Sawaia, 1991 ; Diaz-Guerrero, 1994 ; Salazar, 1995 ;
Montero, 1989 ; Freitas Campos & Guareschi, 2000). Parmi les carac-
téristiques saillantes qui donnent à la psychologie sociale latino-
américaine sa spécificité, on peut relever : les questionnements sur les
identités nationales et l’organisation des systèmes de valeurs propres à
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 76

des pays où coexistent des formes de vie traditionnelles et modernes ;


l’importance des contextes sociaux et économiques qui façonnent les
demandes sociales auxquelles doit satisfaire la recherche et
l’intervention ; l’affrontement des défis posés par le changement de la
réalité sociale, dans les pays en développement ; l’engagement dans
l’observation et la transformation de la vie des individus et des
groupes et dans leur empowerment.
De là s’ensuit une série de caractéristiques épistémologiques et
méthodologiques liées à une relation critique et innovatrice entretenue
par les chercheurs avec les paradigmes et les problématiques théo-
riques venus d’aires scientifiques extérieures :

a) La lutte contre les méfaits (entre autres : inadéquation aux ques-


tions psychosociales posées par les situations historiques et les
contextes locaux ; activité scientifique de pure réplication pas-
sive ; non pertinence des critères d’évaluation de la recherche)
d’une importation des modèles et des techniques mis au point
dans les cercles dominants du premier monde. Importation qui
fut réalisée soit sur un mode « colonial » (entendu dans le
double sens défini par Sendoval (2000), d'impérialisme scienti-
fique de l’étranger et de mentalité colonisée absorbant de ma-
nière acritique ce qui en vient), soit sur celui d’un « modisme »
qui amène à s’enticher d’écoles de pensée sonnant moderne ou
neuf.
b) L’invention de nouvelles techniques d’approximation et
d’intervention sur les communautés, ce qui a donné une impul-
sion originale à la psychologie communautaire en Amérique
Latine.
c) La créativité intellectuelle au point de rencontre entre divers
courants de pensée et diverses disciplines. On constate, entre les
penseurs de l’identité de la recherche latino-américaine, une
grande convergence qui est liée à une histoire commune et à la
considération des spécificités sociales et culturelles.

La psychologie sociale latino-américaine a de la sorte pu surmon-


ter les limitations distinguées par Moghaddam et Taylor (1985) dans
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 77

leur analyse du statut de la psychologie dans les pays en développe-


ment et des conditions de son indépendance. En tant que spécialiste de
la psychologie interculturelle, Moghaddam observe un double proces-
sus marquant la discipline psychologique dans les sociétés qui sont
encore sous la dépendance des demandes des pouvoirs économiques
et scientifiques des pays nord-américains et européens. Le premier
processus dit de la « perception duelle » (dual perception) rend
compte du dualisme existant entre les secteurs moderne et traditionnel
de ces sociétés. Ce dualisme conduit à une perception différente de la
[40] réalité sociale qui empêche la psychologie dite « scientifique » de
comprendre les acteurs du secteur traditionnel. L’inégalité dans
l’attribution de ressources a favorisé le divorce entre ce dernier et les
élites intellectuelles et culturelles qui entretiennent des relations
étroites avec les pays développés et en adoptent les systèmes concep-
tuels ; lesquels, plaqués de l’extérieur, ne permettent pas d’approcher
et comprendre les couches défavorisées de leur propre société. Le se-
cond processus dit de « développement parallèle » (parallel growth),
caractérise le développement des institutions qui, au sein d’une même
société, dépendent d’institutions étrangères, mais n’entretiennent pas
de relations entre elles. Dans le secteur académique cela se traduit par
la juxtaposition d’universités qui se soumettent à des modèles contras-
tés importés de l’extérieur mais ne communiquent pas entre elles.
Moghaddam et Taylor dégagent six conditions pour surmonter ces
dysfonctionnements : l’autosuffisance en termes de production de
modèles d’approximation de la réalité sociale qui est complexe et non
divisée ; la construction d’un savoir qui réponde aux exigences so-
ciales locales ; la recherche de la compatibilité culturelle ; l'établisse-
ment d’un support institutionnel indépendant ; l’adaptation écono-
mique ; la résistance aux pressions idéologiques et politiques. À
quelques nuances près, selon les pays et les systèmes institutionnels,
on peut dire que la psychologie sociale latino-américaine remplit la
plupart de ces conditions.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 78

De la spécificité à l’échange

Qu’en est-il alors de la coopération intellectuelle avec les pays qui


n’appartiennent pas à l’Amérique latine ? Si l’on peut dire que
l’identité d’une psychologie sociale latino-américaine s’est particuliè-
rement affirmée contre l’influence de la psychologie sociale nord-
américaine, il n’en va pas de même pour ce qui est de certaines orien-
tations scientifiques qui se sont développées en Europe, de manière
similaire, pour dépasser les insuffisances théoriques et les préconcep-
tions sociales (individualisme, négation des conflits sociaux, igno-
rance des contextes) d’une telle psychologie sociale. Ainsi a-t-on vu, à
travers le temps, les chercheurs latino-américains se réclamer du mar-
xisme, de l’École de Francfort, du constructionnisme qui on servi de
fondement théorique aux discours critiques.
Cependant, on ne peut s’empêcher de penser que ces discours,
normatifs, manifestent plus une inquiétude concernant la « pureté » et
la légitimité du travail du chercheur qui agit dans le milieu social que
d’un questionnement sur les résultats qu’il obtient en termes
d’efficacité sociale ou de production d’effets de connaissance. On
s’attache plus aux devoirs de l’intellectuel vis-à-vis de la communau-
té, aux présupposés axiologiques de sa pratique qu’à l’authentification
du savoir qu’il construit, à la portée de sa contribution à la discipline
ou aux conditions de possibilité d’une exportation ou d’un transfert de
ses modèles dans d’autres contextes socioculturels, sachant que nous
sommes tous orientés par la volonté de faire de notre discipline une
discipline sociale. Prendre une posture réflexive et critique est néces-
saire, mais non suffisant pour l’établissement d’un savoir autonome. Il
ne faut exclure ni l’interrogation sur les conditions de production de
ce savoir, ni l’analyse des contextes sociaux où prennent place les
processus psychosociaux. À cet égard, il est nécessaire d’établir des
cadres d’analyse qui permettent de considérer dans un champ social
donné ou une formation sociale particulière, la structure des relations,
concrètes et imaginaires, qui existent entre les positions des différents
acteurs sociaux, les relations de pouvoir que ces derniers entretien-
nent, les processus symboliques par lesquels se réalise un tel agence-
ment social.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 79

C’est pourquoi le modèle des représentations sociales a connu un


destin singulier en Amérique latine. Adopté pour sa portée critique au
sein de la psychologie sociale, il a également fourni des instruments
théoriques, et même méthodologiques, pour en définir l’objet spéci-
fique permettant tout à la fois la recherche empirique et l’intervention.
Les chercheurs ont également été [41] sensibles à une autre particula-
rité de ce modèle : son adéquation avec les objectifs de compréhen-
sion et de respect des individus et des groupes sur et avec lesquels le
chercheur travaille. Centré sur l’étude de la pensée sociale, c’est-à-
dire sur la manière dont les communautés humaines expriment et vi-
vent leur rapport aux objets qui les affectent, manière toujours particu-
lière et originale dont il s’agit de saisir les termes propres, il permet de
s’ouvrir au dire et au faire de ces communautés, pour en pénétrer le
sens et le restituer dans son authenticité. De ce fait, son « importa-
tion » s’avérait d’emblée adaptée aux différents terrains d’étude et
d’action. Ce qui donna lieu à des coopérations solides sans pour autant
supposer une subordination « coloniale ». Si les mouvements de la
mode ont fait adhérer aux critiques d’un tel modèle, sans doute déjà
trop anciennement enraciné pour ne pas faire craindre une forme de
dépendance ou redouter la perte d’un espace d’identification, force est
de constater, à la lecture du présent ouvrage, qu’il sert d’inspiration à
des entreprises fort différentes, non seulement par le champ où elles
s’appliquent, mais aussi par les perspectives d’analyse adoptées et par
les choix méthodologiques opérés par les divers auteurs. Sans compter
que la puissance de ce modèle ressort du fait que ceux-là mêmes qui
s’en font les critiques, se situent dans le même univers symbolique et
adoptent des formes d’approche similaires, quoiqu’exprimées dans un
langage différent, pour traiter de problèmes et de phénomènes qui sont
communs.

POUR UNE SAISIE DU SYMBOLIQUE,


DE L’HISTORIQUE ET DU CULTUREL

Ce qui nous réunit tient à ce que les objets que nous étudions son
inscrits dans un contexte social et culturel et un temps historique. Et
ceci constitue un défi pour notre pratique scientifique qui doit articuler
les observations et les descriptions localisées et particulières avec des
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 80

formulations théoriques qui ont un caractère général. Comment cons-


truire des concepts, des modèles limités qui soient logiquement puis-
sants sans perdre la singularité historique des contextes culturels, et en
restant à l’intérieur d’un espace socioculturel qui est toujours un « es-
pace symbolisé ». Ce sont les processus de symbolisation qui se ren-
contrent dans toutes les sociétés qui rendent possible aux acteurs si-
tués dans cet espace symbolisé, d’élaborer les schémas organisateurs
et les références intellectuelles qui vont ordonner la vie sociale. Cette
symbolisation constitue un a priori à partir duquel l’expérience de
chacun se construit, la personnalité se forme. La symbolisation inter-
vient comme une matrice intellectuelle, une constitution du social, un
héritage, et la condition de l’histoire personnelle et collective.
Analysant les processus de symbolisation, à l’intérieur desquels se
rangent les représentations sociales, mais pas seulement elles, nous
pouvons rendre compte des spécificités qui caractérisent les groupes,
les sociétés, les nations, comprendre des mondes sociaux différents
qui, en raison de la globalisation et de l’accélération du temps, ne sont
plus étrangers les uns aux autres, mais contemporains et comparables.
Ce rapprochement des mondes contemporains est un phénomène nou-
veau et a des implications au plan de la recherche en ce qu’il appelle
la mise en commun et la confrontation d’expériences portant sur des
objets communs dans des contextes différents, comme c’est le cas par
exemple pour l’exclusion (Sawaia, 1999). L’approche des représenta-
tions sociales permet de répondre à ce défi. Elle autorise que
s’instaurent, entre différentes aires géographiques et culturelles
d’investigation, un dialogue et un échange non compétitifs et non con-
flictuels. Ceux-ci visent à construire une perspective commune
d’approche de la réalité sociale et des phénomènes qui s’y dévelop-
pent, et concourir à leur comparaison pour avancer dans une véritable
compréhension qui permet de mettre en regard, à côté des conditions
sociales et économiques, les dimensions culturelles et historiques.
L’importance de la culture et de l’histoire a été reconnue par les
psychologues sociaux. Rappelons pour mémoire que A. Strauss disait
qu’une psychologie sociale sans histoire est une psychologie [42] so-
ciale aveugle, que Gergen, avant de s’enfermer dans l’ici et mainte-
nant du constructionnisme, a milité pour une psychologie sociale his-
torique, que Bruner a montré, après l’échec de la révolution cognitive,
que la culture fondait les processus psychologiques, que Pepitone,
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 81

partant du constat de l’échec des recherches expérimentales en psy-


chologie sociale a préconisé l’approche de la culture. La prise en
compte de cette dernière, autant que celle de l’histoire, s’avère déci-
sive pour la recherche dans les pays latino-américains parce que la
référence à l’histoire y est étroitement liée au destin des cultures lo-
cales et des relations de pouvoir entre des univers culturels différents.
Mais, quel que soit le lieu géographique, une remarque s’impose à
propos de la psychologie sociale : en écart ou en opposition avec une
approche cognitive intra-individuelle, on invoque successivement, et
parfois en chevauchement ou en amalgame, les perspectives « socio-
historique », « historico-culturelle », « socio-culturelle ». Ceci sans
que l’on sache clairement si l’on vise par là une même perspective
décomposée en niveaux ou des perspectives qui diffèrent par la nature
du regard porté sur nos objets de recherche. Et qu’il s’agisse de
l’historicité des phénomènes que nous étudions, ou de leur dimension
culturelle, il faut reconnaître qu’elles n’ont pas été suffisamment arti-
culées, du point de vue théorique, aux dimensions sociales. Un effort a
été fait, dans ce sens, dans le cadre du paradigme des représentations
sociales.

Culture, histoire et représentations sociales

D’une manière générale, il est possible de réintégrer la dimension


sociale dans l’approche des systèmes symboliques en considérant les
conditions de production, d’inculcation des représentations qui four-
nissent une vision de l’ancrage des individus dans leur société. Pour
en donner une preuve, à propos d’un objet familier à notre école, le
corps, je prendrai le cas d’un ensemble de travaux sur les représenta-
tions du corps présentés dans un colloque interdisciplinaire, et faisant
l’objet d’un ouvrage La production du corps (Godelier & Panoff,
1999).
La démarche a pour but de comprendre comment les sociétés se
représentent la production du corps humain « dans l’intention de fa-
briquer un homme et une femme qui prennent leur place dans un cer-
tain ordre social et cosmique ». L’ordre social réfère à l’inscription
des individus dans les rapports de parenté et les rapports de pouvoir
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 82

politique et religieux. L’étude des représentations du corps humain,


comme système de savoirs, permet de réanalyser tous les aspects des
définitions relatives à l’individu et à la personne qui ont cours dans
une société. Dans cette perspective, les auteurs vont mettre en évi-
dence les formes explicites de la conscience de soi et de celle des
autres, en prenant en compte les émotions, les passions, les rencontres
entre le conscient et l’inconscient, et en cherchant comment
l’imaginaire qui forme le contenu des institutions d’une société et la
trame nécessaire de sa culture et de ses rites, s’inscrit dans l’intimité
de chacun. Cette inscription place l’individu dans un double système
de relation : relation d’appropriation dans un système de parenté, rela-
tion de subordination et de domination justifiées par le sexe de
l’enfant et par l’appartenance politique, économique et religieuse.
L’étude des représentations qui concernent la fabrication, la gesta-
tion, la croissance, le modelage physique et mental du corps fait ainsi
apparaître que la logique sociologique donne son sens au symbolisme
propre à chaque culture et permet de dévoiler le fonctionnement de la
« pensée sauvage » dans des contextes particularisés historiquement.
Déjà Augé avait montré que les logiques qui régissent les construc-
tions symboliques se référaient à un état du social et au régime histo-
rique. Il avait proposé d’approcher les constructions sociales de la ma-
ladie, et plus généralement les façons de penser le malheur et le mal, à
partir d’une triple logique qui donne leur cohérence aux discours. La
logique de la différence qui s’étaye sur une différence première, bio-
logique, la différence de sexe, reproduite dans les systèmes de classi-
fication binaire. [43] La logique de la référence qui introduit, dans les
systèmes culturels, la place des rapports sociaux et de pouvoir. La
troisième logique, celle du temps, la chronologique, référant à
l’inscription des événements dans l’histoire des individus et des
groupes.
De nombreuses recherches sur les représentations sociales ont mis
en évidence leur historicité et leur lien avec la culture (cf. chap. I-2).
Sont illustratives de ce point de vue, les recherches sur le corps et les
pratiques de prévention ou de promotion de la santé (Jodelet, 1982 à
1996 ; Jodelet & Ohana, 2000) qui ont été menées dans le cadre du
Laboratoire de Psychologie Sociale de l’École des hautes études en
sciences sociales. Certaines d’entre elles ont, d’ailleurs, donné lieu à
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 83

des études comparatives menées dans le contexte latino-américain


(Jodelet & Madeira, 1998).

CULTURE
ET CONSTRUCTION DES SAVOIRS

Mais, pour illustrer la fécondité de l’approche des représentations


sociales, je prendrai ici l’exemple d’une recherche de terrain montrant
la liaison entre histoire et culture, en utilisant l’analyse de similitude
qui permet de dégager les éléments centraux et périphériques d’une
représentation sociale. Celle-ci, non publiée malheureusement, fut réa-
lisée par une étudiante malgache de Flament, dans le but d’examiner
les représentations des relations sociales dans la société malgache.
Divers travaux anthropologiques avaient mis en évidence un ensemble
de cinq notions qui, organisées autour de celle de « bonnes relations »,
fondamentale dans la tradition, définissaient les relations avec les
autres : les parents (ou anciens, supposant le respect et la soumission),
la communauté (exprimant la solidarité dans l’organisation sociale de
base, le village), les camarades (les pairs avec lesquels s’établissent
des relations d’amitié et de coopération), et deux traits caractérisant,
sans aucune connotation morale, le sujet : la culpabilité (façon de dé-
signer la responsabilité) et le châtiment (référant aux effets positifs
aussi bien que négatifs faisant retour sur le sujet en fonction de son
action). Ces notions ont été utilisées dans une tâche visant à établir
leur proximité et leurs significations, lors d’une première étude menée
auprès d’étudiants malgaches. Celle-ci ayant montré que les significa-
tions associées à la communauté et aux pairs conféraient une place
importante un terme nouveau le comité (désignant une forme
d’organisation politique établie depuis la révolution malgache et appa-
rentant la communauté villageoise à un kolkhoze), une seconde étude
a été conduite auprès des habitants de communautés villageoises à
Madagascar, en intégrant au groupe de termes précédents, différents
termes associés par les étudiants dont celui de comité. Il est alors ap-
paru que les représentations des relations sociales avaient été profon-
dément modifiées par le changement historique, entre autres : les an-
ciens avaient perdu leur prépondérance au profit des pairs, le respect
hiérarchique qui leur était accordé était remplacé par celui de
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 84

l’autorité incarnée par les représentants politiques, les notions de cul-


pabilité et de châtiment avaient pris une forte connotation morale et
religieuse. Ainsi, une modification politique liée à l’histoire de
l’indépendance malgache, orientée par le modèle marxiste est venue,
parce qu’elle s’est inscrite au coeur même d’une structure sociale tra-
ditionnelle, transformer un schéma culturel qui avait perduré pendant
des siècles et résisté aux influences de la période coloniale. Seule une
étude en termes de représentations sociales donne la possibilité, par
l’exploration de systèmes de significations culturelles et leur mise en
rapport avec un contexte local historicisé, d’identifier cette transfor-
mation et sa dynamique.
L’étude psychosociologique de la construction des connaissances
se situe dans le présent des discours, pratiques et représentations, tout
en intégrant la prise en compte de leur genèse ou leur enracinement
dans le passé. Cette articulation du social, du culturel et de
l’historique dans l’approche du sens commun et de sa mise en œuvre
par les individus ou dans l’interaction [44] semble également néces-
saire quand on considère les limites qu’une analyse en situation so-
ciale concrète impose à l’application d’une approche de la co-
construction des mondes sociaux fondée sur l’interaction. Encore un
autre exemple, emprunté cette fois à la sociologie et relatif à
l’institution du mariage et de la famille. Bourdieu dans Raisons pra-
tiques (1994) montre que, malgré les variations que les significations
conférées à ces entités subissent selon les contextes d’énonciation, les
institutions sociales relayant l’État donnent aux constructions sociales
correspondantes un poids différent qui s’impose aux individus, par
delà les négociations locales de sens. On trouvera, dans cet ouvrage,
avec le chapitre de S. Valencia, une approche qui, dans la même
veine, montre le rôle du système socioculturel dans l’appréciation sub-
jective des relations de couple et de leur devenir.
Mais on peut aller plus loin et se demander si les courants actuels
de la postmodernité, qui insistent tant sur la co-construction sociale de
la réalité ne sont pas amenés à rayer les rapports de pouvoir ou leur
inscription structurelle dans les institutions sociales. Ce qui revient à
soulever la question de l’objectivité des référents de la représentation
et du discours social. Je voudrais à ce propos insister sur un aspect
important de la dynamique entre représentation et ordre social et qui
ressort des contributions des historiens et des sociologues dans
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 85

l’analyse des transformations sociales. Ils font jouer un rôle aux repré-
sentations à travers le pouvoir performatif des énoncés qui les portent,
pouvoir qui requiert cependant l’œuvre d’autres pratiques sociales ou
institutionnelles pour les légitimer ou les rendre acceptables. Quant à
elle, l’approche des représentations sociales prend en considération
l’incidence que les rapports sociaux concrets dans une collectivité
donnée peuvent avoir sur la construction des connaissances, en rap-
portant le contenu et le fonctionnement de ces connaissances non seu-
lement à des interactions sociales, mais à des rapports entre groupes
différents (classe sociale, couleur, ethnie, etc..) et à des rapports de
pouvoir (politique, religieux, de genre, etc.), qui redoublent les dimen-
sions proprement culturelles et bien sûr incluent l’histoire.
Il convient de noter, cependant, que la référence à la culture
n’implique pas toujours l’histoire. Ce problème constitue aujourd’hui
une question émergente pour l’anthropologie et les sciences sociales à
travers une double interrogation portant d’une part sur la question de
la contemporanéité, dont l’ignorance conduit à une conception sta-
tique de la culture construite alors en extrayant les énoncés de leur
contexte ; et d’autre part sur la prise en compte de ce que les histo-
riens nomment le « régime d’historicité ». Cette notion permet
d’approcher la façon dont le développement historique est affecté par
une organisation sociale et culturelle donnée et de spécifier les rap-
ports, engagés dans un présent, qu’un individu ou une pratique entre-
tient avec l’histoire de la société d’appartenance. Ceci est particuliè-
rement important quand on s’interroge sur le sens que prennent des
conceptions comme celles de la démocratie ou de l'égalité dans les
divers ensembles socioculturels.

Culture globale et connaissance courante

Un autre aspect de l’approche an-historique de la culture concerne


les discussions suscitées, par certains courants de recherche en an-
thropologie s’intéressant à l’intervention des modèles culturels dans le
langage et la pensée et à l’anthropologie cognitive. Ces courants
s’apparentent par certains aspects à l’approche des représentations
sociales, même s’ils prétendent l’ignorer ou la tiennent pour moins
légitime. Leur enjeu est de rendre compte de la construction des con-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 86

naissances et des représentations en fonction d’une perspective pure-


ment cognitive et langagière, déplaçant la question de leur caractère
social sur le processus de leur diffusion par laquelle elles deviennent
publiques et surtout partagées (Sperber, 1989).
[45]
L’intérêt de ces recherches, menées surtout aux États-Unis (cf.
Holland & Quinn, 1987), réside dans leur contribution à une théorie
culturelle de la construction des connaissances prenant appui sur le
langage, dans la mesure où elles posent que la connaissance quoti-
dienne, est culturellement construite, mise en forme par le langage et
la métaphore, et mise en œuvre au niveau cognitif individuel. Elles ne
font pas moins l’objet d’un certain nombre de questions, évoquées ici
rapidement parce que soulignant la difficulté de penser de façon non
réductrice les relations entre un niveau global constitué par l’ensemble
des savoirs et des modes d’entendement d’une communauté, codés
dans un langage particulier, et un niveau individuel et interindividuel
où les versions connues de ces savoirs servent à percevoir, agir et inte-
ragir.
Dans la perspective cognitivo-langagière, plusieurs conceptions
sont proposées pour surmonter cette difficulté. Une première concep-
tion considère les modèles conventionnels de la réalité quotidienne
comme des textes culturels à interpréter dans leur cohérence comme
des systèmes de significations partagées. Mais dans ce cas, on se ré-
fère à un sujet abstrait et idéalisé, traité comme représentant de la
communauté à laquelle il appartient. Une seconde conception les tient
pour des codes cognitifs, des schémas inscrits dans le langage, mais
reflétant des variations individuelles, des cohérences partielles, des
contradictions. Et dans ce cas on réfère à la production de sujets parti-
cularisés, dans des interactions contextualisées. Quant à la troisième
optique, elle se détourne du niveau global et collectif pour considérer
les stratégies cognitives permettant aux individus d’ajuster les mo-
dèles incorporés dans le langage, collectivement partagé, à des situa-
tions rencontrées dans le cours de la vie quotidienne.
Ces questions touchent au rapport entre l’individuel et le collectif,
important problème non encore résolu aux yeux des tenants de
l’anthropologie cognitive, et qui est de penser la production des mo-
dèles culturels de manière à intégrer, tout à la fois, leur appropriation
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 87

au niveau particulier et leur distribution au niveau collectif. Notons


que, dans tous les cas, demeure le risque d’évacuer la dimension so-
ciale que présentent ces conceptions dans la mesure où elles supposent
implicitement que les règles culturelles génèrent la conduite et
l’interaction sociale et que les structures institutionnelles de la société
résultent des mêmes règles culturelles. En revanche, si nous considé-
rons les assertions de l’approche des représentations sociales, il est
clair qu’elles autorisent une complexité dans l’analyse qui permet de
surmonter les difficultés susmentionnées et les risques d’oblitération
du social. Car elles fournissent les cadres pour examiner le rôle des
facteurs sociaux dans la formation et le fonctionnement de la connais-
sance courante et dégager les systèmes d’interprétation et de pensée
collectifs, chez des sujets qui sont toujours sociaux par leurs liens
d’intercommunication et leur inscription dans un contexte sociocultu-
rel et un cadre historique.

En se tournant vers l’avenir

C’est dans ce sens que de nombreux chercheurs entendent œuvrer


pour produire un savoir scientifique sans frontière, tout en respectant
la dimension éthique. Celle-ci est un présupposé fondamental de la
pratique psychosociale dont la mise en œuvre est favorisée, avec
l’approche des représentations sociales, par un dévoilement des points
de vue des acteurs sociaux, qui vient servir une prise de conscience.
Cette dimension éthique se rencontre dans l’examen des pratiques so-
ciales qui doivent se soumettre à des considérations morales comme
c’est le cas dans le champ de la santé, ou dans celui du politique,
s’agissant, par exemple, de l’exclusion ou de la corruption. Dans
l’approche des différents champs sociaux, l’éthique apparaît comme
un mode de régulation aussi bien que de subversion de certaines pra-
tiques dictées par des normes institutionnelles ou fonctionnelles, ou
par des intérêts de groupe. Mais l’éthique concerne aussi la pratique
du psychologue social sous deux versants. D’un côté, le versant de
l’approche des valeurs orientant les conduites humaines. Ce versant
participe du domaine de l’axiologique, de [46] l’idéal qui doit être fa-
vorisé et défendu dans notre discipline. D’un autre côté, le versant
épistémologique venant compenser la fragilité d’une pratique scienti-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 88

fique appelée à surmonter d’une part l’échec de l’idéal de vérité,


d’autre part les risques du relativisme lié au fait que toute réalité so-
ciale est construite.
À propos de l’éthique on peut aussi réintroduire la problématique
de la création sociale, de l’imaginaire et de l’utopie. En ce sens la con-
frontation de la pratique des chercheurs en Europe et Amérique latine
est instructive. Dans le vieux continent où les chercheurs sont pris
dans les rets d’une injonction paradoxale, celle du pessimisme de la
postmodernité d’où l’avenir est absent ou celle du contrôle exercé par
une vision encore positiviste et passéiste de notre pratique scienti-
fique, il reste peu de place pour une vision anticipatrice sur la vie so-
ciale. Dans le nouveau continent, au contraire, plus orienter vers le
changement, la recherche est lourde de désir, de projection, d’idéal et
d’utopie. À cela s’ajoute le fait qu’il faut prendre en compte les as-
pects créatifs des systèmes de pensée et d’action peu abordés par la
psychologie sociale, mais dont l’approche passe par le traitement de
l’imaginaire, ses fonctions et processus d’institutionnalisation, comme
le suggère Castoriadis (1975). Or ces aspects créatifs sont favorisés
dans l’espace culturel des pays du nouveau monde. C’est donc d’une
coopération avec les chercheurs latino-américains, d’un enrichisse-
ment par l’échange avec eux, que l’on est en droit d’attendre un véri-
table progrès dans l’ordre de la connaissance des phénomènes psycho-
sociaux.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 89

[47]

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre 4
Représentations
et sciences sociales :
rencontres et apports mutuels *

Retour au sommaire

L’évolution du monde contemporain, et les mutations observées


dans les sciences sociales et humaines au cours des quarante dernières
années ont entraîné une reconfiguration du rapport entre les disci-
plines. Selon le sociologue Wieviorka (2007) on observerait un déclin
des spécialisations ou de la prétention à la dominance des disciplines
majeures comme l’Anthropologie, l’Histoire, la Sociologie. Ce chan-
gement s’opérerait au profit de relations multiples (cross-, trans-, mul-
ti-, joint-) au sein des sciences humaines. Ces relations fonctionne-
raient sur le mode 1’« emprunt », 1’« infusion », la « collaboration »
et la « coordination » comme l’indique Burawoy (2005), autour de
thèmes nouveaux où la notion de sujet occupe une place centrale. Ce
qui conduit à voir dans les phénomènes de représentation un heu de
rencontre entre les sciences sociales, la psychologie, les neuros-
ciences, les sciences cognitives et la philosophie. Reconnaître
l’importance de la notion de représentation n’est cependant pas nou-
veau. Dès 1982, Moscovici annonçait l’ouverture d’une « ère des re-
présentations ». Il enregistrait ainsi un mouvement qui se dessinait

* Parution originale : 2009. Rappresentazioni e scienze sociali : incontri e


rapporti reciproci. In A. Palmonari & F. Emiliani (Eds.), Paradigmi dette
rappresentajoni sociali (pp. 253-280). Roma, Il Mulino.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 90

dans toutes les sciences humaines, et devait s’accentuer au cours des


décennies suivantes. Ce mouvement de fond a fait, et continue de
faire, de la notion de représentation une notion transversale dont la reprise
dans les différents champs d’étude permet d’établir des ponts entre les
sciences humaines et sociales (Jodelet, 1989a).
Le présent chapitre se propose d’examiner comment les sciences
sociales voisines trouvent dans les représentations sociales et/ou col-
lectives une ressource pour aborder les différents aspects de leurs ob-
jets respectifs. Cette démarche s’impose puisque c’est dans les
sciences sociales que les représentations furent d’abord isolées comme
phénomènes centraux de la vie sociale. En effet, l’enracinement de
cette notion dans les sciences sociales est ancien : Marx, Durkheim,
Mauss furent, en effet, les premiers à lui donner un statut scientifique.
Le chapitre se centrera tout particulièrement sur les courants de pen-
sée qui se sont développés en France, au cours des dernières décen-
nies, dans trois sciences sociales, l’Anthropologie, l’Histoire et la So-
ciologie qui font un usage explicite et raisonné des notions de repré-
sentation sociale et/ou collective en tant qu’elles donnent accès aux
dimensions symboliques, culturelles et pratiques des phénomènes so-
ciaux. Ce choix s’explique par le fait que les trois disciplines font tra-
vailler la notion de représentation en l’appliquant à une totalité sociale
(systèmes de champs sociaux, systèmes culturels, époques histo-
riques), saisie dans un temps ou un espace donnés. Cela permet de
mieux en comparer l’usage avec les propositions de la théorie des re-
présentations sociales qui a aussi pour vocation de rendre compte, à
partir de la formation et du fonctionnement des représentations, de
phénomènes sociaux à portée générale. Donc plutôt [48] que de déve-
lopper les liens entre cette théorie et les élaborations de ses inspira-
teurs 7, on se limitera ici à quelques cas exemplaires qui traitent les
représentations sociales et/ou collectives comme des productions so-
ciales mentales et symboliques.
Après un bref aperçu de l’histoire du recours à la notion de repré-
sentation sociale et/ou collective, le chapitre examinera le statut que
cette notion reçoit dans les trois disciplines retenues en se limitant au
cas de la France, pour des raisons qui seront alors explicitées. Seront

7 Durkheim, Lévy-Bruhl, Vygotski dont Moscovici a amplement parlé (1961,


1989).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 91

ensuite successivement abordés les points de vue développés dans


chaque champ disciplinaire, en dégageant leur spécificité ou leur
proximité avec les approches développées en psychologie sociale.
Cette mise en regard servira aussi à voir quels éclairages complémen-
taires apportent les sciences sociales, quelles questions elles soulè-
vent. Elle est également menée dans le but de dégager la « réciprocité
de perspective » qui peut enrichir notre discipline et donner à voir sa
pertinence. Dès la première édition de La psychanalyse, son image et
son public, un tel objectif avait été formulé : « la mise en parallèle de
concepts et de problèmes appartenant d’une part à la sociologie de la
connaissance, de l’autre à la psychologie sociale, laisse apparaître une
unité de préoccupations, malgré l’écart de développement des deux
disciplines. Tenir compte conjointement des résultats et de la problé-
matique, c’est-à-dire appliquer les connaissances acquises par chacune
à l'intelligence des faits étudiés, peut constituer un enrichissement »
(1961, p. 10).
Il ne s’agit pas pour autant de considérer les contributions des
sciences sociales comme des modèles à l’horizon desquels il faudrait
établir une psychologie sociale qui corresponde à celle que de nom-
breux auteurs de ces disciplines, dont en particulier Durkheim et We-
ber (cf. Moscovici, 1988) ont appelé de leurs vœux, et ainsi l’arrimer au
cœur des sciences sociales. Il s’agit plutôt de considérer
l’Anthropologie, l’Histoire et la Sociologie comme des champs res-
sources, de manière à répondre aux questions auxquelles nous
sommes confrontés quand nous tentons d’éclairer, à la lumière de
l’approche des représentations sociales, les problèmes et phénomènes
sociaux. Le parti pris dans ce chapitre est d’examiner quelques cas
exemplaires qui, des contributions fondatrices à celles plus récentes,
traitent les représentations sociales et/ou collectives comme des pro-
ductions sociales mentales et symboliques. Plutôt que de développer
les théories générales dans lesquelles se trouve insérée la notion de
représentation, il se centrera sur la façon dont elle est élaborée : ses
définitions, ses dynamiques et ses fonctions. L’intérêt de la démarche
est aussi de mettre en évidence, la large pertinence de la notion de re-
présentation sociale et/ou collective, par ses emplois dans les diffé-
rents champs disciplinaires que marque l’évolution des paradigmes,
en liaison avec les conjonctures historiques et épistémologiques.
L’intérêt de la démarche est aussi de voir comment la notion de repré-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 92

sentation sociale et/ou collective est utilisée, mettant ainsi en évidence


sa large pertinence et la contribution mutuelle que nous pouvons at-
tendre de l’exploration des usages qui en sont faits dans différents
champs disciplinaires. Ces usages ont été fortement marqués par
l’évolution des paradigmes, en liaison avec les conjonctures histo-
riques et épistémologiques.

UN POINT D’HISTOIRE

Il peut paraître superflu d’adopter, pour ouvrir ce chapitre, un point


de vue historique. Mais les représentations qui sont dans et de la so-
ciété, se situent dans l’histoire et ont une histoire. Cette dernière
épouse celle de ceux qui les partagent et celle de ceux qui les pensent.
Il ne s’agit pas de faire l’histoire d’une idée, tâche dont amplitude dé-
passerait le cadre d’un tel chapitre et les compétences de son auteur.
Mais en raison de la tradition et des horizons dans lesquels s’inscrit
[49] la notion de représentations sociale, ce rapide détour dans le
temps s’impose. D’une certaine manière le parcours ici proposé, est
celui d’une idée dans l’histoire. Cette évolution mérite d’être rappelée
rapidement en raison des parentés qu’elle présente dans les différents
champs. Dans un article au journal des Psychologues, Moscovici
(2003) raconte comment, à la lecture de l’historien des sciences Le-
noble, il eut l’illumination du concept de représentation pour désigner
les phénomènes auxquels il s’intéressait et que ne pouvaient cerner les
concepts usuels de la psychologie sociale (attitude, opinion, etc.). Cela
le conduisit à découvrir chez Durkheim celui de représentation collec-
tive qu’il transforma en représentation sociale pour l’adapter aux con-
ditions des sociétés contemporaines et traiter d’une forme spécifique
de la pensée sociale, le sens commun. Faisant retour sur ce concept, il
ne manqua pas, au cours de ses réflexions, de référer à divers auteurs
dont ne sont retenus ici que ceux qui appartiennent aux sciences so-
ciales 8.

8 En psychologie, trois grands auteurs (Freud, Piaget, Vygotski) sont référés


par Moscovici chez certains desquels il a pointé les traces de l’influence de
Durkheim et de Lévy-Bruhl (1989, 2000, 2012, 2013).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 93

La représentation chez les auteurs classiques

Bien que la notion de représentation ait été abordée par des auteurs
comme Weber ou Simmel, c’est surtout avec Marx, Durkheim et
Mauss, Lévy-Bruhl que la notion a reçu, sous l’espèce de « collec-
tive », un statut central dans l’approche de la vie sociale. Marx fait de
la représentation un intermédiaire entre la perception et le concept.
Désignée comme « traditionnelle », elle reçoit une acception originale
qui est devenue « quasi canonique » dans le marxisme (Labica, 1982).
Partagée par chaque époque historique, elle en est l’illusion, en ce
sens qu’elle est une « systématisation déformée et mystifiée de la réa-
lité ». Rapportée à l’idéologie, elle apparaît comme idée fausse qui
agit comme une force matérielle objective. Bien que Moscovici réfère
à Marx, il n’a pas adopté cette conception qui mérite d’être évoquée
parce qu’elle a orienté, dans les sciences humaines et sociales, de
nombreuses interprétations inspirées par ce que l’on a appelé « les
théories du soupçon ». Certains ont ainsi considéré la représentation
comme une forme de méconnaissance (cf. la pensée socio-centrique qui
chez Piaget (1976) est au service des intérêts du groupe qui la cons-
truit), ou comme une forme de légitimation, justification des pra-
tiques. D’autres y ont vu le moyen d’accéder à l’idéologie, instance
insaisissable, et de saisir le « rapport imaginaire de l’homme collectif
à l’univers social » (Robert et Faugeron, 1978, p. 44).
Mais l’auteur auquel dont se réclame au premier titre la théorie des
représentations sociales, reste Durkheim, « le véritable inventeur du
concept » (Moscovici, 1989). Celui-ci désigne par représentations col-
lectives l’ensemble des « productions mentales sociales » que sont les
religions, les mythes, les sciences, les catégories d’appréhension du
temps et de l’espace, et même les formes courantes de pensée et de
savoir. Quoique comparables aux représentations individuelles en ce
qu’elles obéissent « à des lois abstraites communes », les représenta-
tions collectives en sont différenciées, selon deux critères. La stabilité
que leur confère d’une part, la transmission, la reproduction et la mé-
moire collectives, d’autre part, la sélection de leurs objets qui doivent
avoir « une certaine gravité » pour « affecter l’assiette mentale de la
société » (1968, p. 609). En revanche, les représentations individuelles
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 94

sont fluctuantes, soumises aux changements du milieu et au jeu des


sensations et images. En découle le second critère de distinction : le
caractère conceptuel et logique des représentations collectives. Ces
différences tiennent au fait que les deux types de représentation n’ont
ni le même substrat (agrégat humain versus cerveau), ni le même mi-
lieu (conscience collective versus conscience individuelle). Surtout,
elles [50] « ne dépendent pas des mêmes conditions ». Alors que les
représentations individuelles ont leur source dans l’expérience directe,
celles qui sont collectives doivent leurs caractéristiques à leur origine
- elles sont œuvres d’une communauté qui les partage et les reproduit-
et à leur fonction - la communauté s’exprime à travers elles : « Ce que
les représentations collectives traduisent c’est la façon dont le groupe
se pense dans ses rapports avec les objets qui l’affectent » (1898, pp.
xvii-xix).
Cette dimension identitaire sera reprise, comme nous le verrons,
dans les approches les plus récentes des représentations collectives,
malgré les critiques formulées à l’égard du modèle durkheimien sur
deux points. D’une part, la contrainte qu’exercent les représentations
collectives sur les individus ; d’autre part, une vision par trop rationa-
liste des productions mentales instituant au plan intellectuel un sys-
tème d’ordre et de classement qui fait écho à l’ordre social, comme
Durkheim l’a établi conjointement avec son disciple M. Mauss
(Durkheim & Mauss, 1903). Cette hypothèse d’une homologie entre
la structuration des relations sociales et celle des représentations a,
cependant, sous-tendu divers modèles en anthropologie (Douglas,
1971, 1989), en sociologie (Bourdieu, 1980) et en psychologie sociale
(Doise, 1989).
La prise en compte de l’évolution des sociétés, et des dimensions
langagières, sémantiques et pragmatiques des processus sociaux, a
conduit Moscovici à s’écarter des propositions de Durkheim, sans tou-
tefois en dénier les apports, particulièrement la fonction symbolique
conférée aux représentations qui assurent le lien social, traduisent et
maintiennent l’ordre social. Ainsi accorde-t-il aux phénomènes de
communication un rôle décisif dans l'établissement d’une correspon-
dance entre le social et la représentation. De même la dissociation de
l’ensemble rangé sous le terme de représentation collective, en traitant
séparément les types de représentations, notamment ceux qui concer-
nent la science, le mythe, le sens commun, lui permet d’étudier les
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 95

relations dialectiques existant entre la science et le sens commun. En-


fin, la substitution du qualificatif de social à celui de collectif, a per-
mis une meilleure approximation des phénomènes représentatifs.
D’une part, les écueils liés aux notions de « conscience » et « con-
trainte » collectives ont pu être dépassés ; ils ont été remplacés par la
triangulation qui lie la représentation à l’interaction sociale. D’autre
part, a pu être respectée la spécificité des représentations dans les so-
ciétés contemporaines que caractérisent l’intensité, la rapidité et la
fluidité des échanges et des communications, le développement des
sciences, leur pénétration dans l’espace public et leur impact sur les
modes de vie, et enfin, la mobilité sociale, la pluralité des systèmes de
pensée, et plus récemment, le multiculturalisme. Enfin, la reconnais-
sance, à la suite de Durkheim, du rôle des pratiques, surtout celles qui
se réalisent en des moments « d’effervescence sociale », dans
l’expression et la constitution des représentations, lui a permis
d’intégrer à ces dernières, à côté d’éléments logiques et conceptuels,
des éléments psychologiques.
La référence à Lévy-Bruhl prend ici tout son sens. Cet auteur em-
prunte à Durkheim le concept de représentation collective, mais il en
nuance le caractère rationnel et introduit, à la place la notion de cons-
cience collective, celle de « mentalité » dont la discipline historique
fera un large usage. La mentalité qui caractérise de manière distinctive
des systèmes culturels et sociaux situés dans des temps et espaces dif-
férents, est constituée par un ensemble de représentations et un « mé-
canisme mental qui en règle le jeu » (1910, p. 21). Ce mécanisme dif-
férencie la mentalité dite « primitive » ou « pré moderne » 9, et la pen-
sée « civilisée » ou « moderne » propre à [51] « des sociétés issues de
la civilisation méditerranéenne, où sont développées la philosophie
rationaliste et la science positive » (id.). La mentalité primitive « se ca-
ractérise par son orientation mystique et celle-ci, en fait, semble
s’accompagner ordinairement de participations senties ou représen-
tées » (1949, p. 95). Mystique n’est pas alors pris dans un sens reli-

9 Lévy-Bruhl qui avait initialement parlé de mentalité « prélogique », revien-


dra dans ses Carnets posthumes (1949) sur ce terme, reconnaissant la
coexistence dans les sociétés dites « primitives » comme dans les sociétés
modernes, des principes de participation et de non-contradiction qui lui
avaient semblé caractériser de manière irréductible ces deux types de socié-
té.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 96

gieux, mais se rapporte « à la croyance à des forces, des influences, à


des actions imperceptibles au sens et cependant réelles » (1910, p. 30).
Cet accès immédiat, en quelque sorte intuitif, à l’invisible dans le vi-
sible, rend d’une certaine manière imperméable à l’expérience, carac-
tère souvent reconnu aux représentations sociales. Quant à la notion
de « participation », elle fut successivement conçue comme une
« loi », opposée ou indifférente au principe de non-contradiction mar-
quant la mentalité moderne, ou une donnée immédiate de l’expérience
mystique qui se distingue ainsi de l’expérience quotidienne ration-
nelle. Elle renvoie, en premier lieu, à la participation sociale dans la
mesure où l’individu est indissociable du groupe auquel il appartient
et implique, d’une manière générale, communion, consubstantialité,
identité entre les êtres et les objets (par exemple entre les vivants et
les morts, la personne et son ombre, le groupe et son totem, selon le
célèbre cas des Indiens Bororos qui sont des oiseaux Araras).
C’est en ce point que Lévy-Bruhl s’écarte de Durkheim. D’une
part, les représentations collectives ne sont pas des phénomènes pu-
rement intellectuels ou cognitifs, mais des phénomènes complexes où
se mêlent des éléments émotionnels et moteurs qui les distinguent des
concepts. D’autre part, « les représentations sont une chose, et les liai-
sons - ou les pré-liaisons - entre les représentations en sont une autre...
Ce qui n’est pas représenté, en général, c’est cette relation intime, si
caractéristique, entre ces êtres et ces objets. Elle est sentie, mais les
objets eux-mêmes sont représentés » (1949, p. 99).
La distinction entre le senti et le représenté a ouvert de nouvelles
voies pour comprendre le fonctionnement de la pensée. Elle a servi
d’appui à celle introduite par Moscovici (1989) entre « représentations
froides » et « représentations chaudes ». Elle soutient l’intérêt renou-
velé dont Lévy-Bruhl fait depuis quelques années l’objet (Douglas,
2002) en raison des apports qu’offrent ses propositions. D’un côté est
soulignée la liaison établie entre forme de pensée et état de société
(Moscovici, 2000, 2013). D’un autre côté est retenue l’hypothèse
d’une coexistence entre rationalité et irrationalité qui, si elles sont dif-
féremment accentuées dans les sociétés pré- modernes et modernes,
restent toujours présentes comme le montre l’étude des superstitions
ou des croyances relatives aux risques. On peut en voir la filiation
dans l’étude des formes de sensibilité, du vécu affectif, largement dé-
veloppée dans l’histoire des mentalités, dans celle des expériences
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 97

esthétique et religieuse (Escal, 1979 ; Geertz, 2000 ; Taylor, 2003),


comme dans l’attention portée, à la suite de Merleau-Ponty (1964), au
jeu entre le visible et l’invisible dans le processus de pensée.

Éclipses et regains de la notion


de représentation sociale et/ ou collective

Mais cette reconnaissance est tardive. De fait, le concept de repré-


sentation collective a été abandonné bien avant la seconde guerre
mondiale et l’on doit à Moscovici (1961) sa réintroduction, réalisée
dans le cadre de la psychologie sociale. Pour rester dans cette disci-
pline, force est de constater que la notion a d’abord connu, une pé-
riode de latence puisqu’il fallut attendre la fin des années soixante
pour que diverses publications s’y réfèrent.
L’usage d’un tel concept avait connu une éclipse et c’est à juste
titre que Moscovici a pu dire, lorsqu’il le reprit en 1961, qu’il
s’agissait d’un « concept oublié ». Or, on peut constater qu’après cette
réintroduction en psychologie sociale, l’utilisation du concept connut
une période de latence puisqu’il fallut attendre la fin des années 60
pour que diverses publications s’y réfèrent en psychologie sociale et
sociologie. Cette latence peut être attribuée (Jodelet, 1984 — cf. chap.
I-1) [52] à des blocages dus à l’influence de paradigmes dominants
dans les sciences humaines. Certains prônaient la disparition du sujet,
avec les différents courants du structuralisme en anthropologie (Lévi-
Strauss), en linguistique (Jakobson) et en sémiologie (Greimas), en
philosophie (Foucault) et en psychanalyse (Lacan). D’autres faisaient
porter le soupçon sur la validité et la légitimité du savoir de sens
commun, comme forme de méconnaissance (marxisme) ou comme
soumis au pouvoir de l’inconscient (psychanalyse). Il s’en trouvait,
enfin, pour rejeter, au nom d’une conception mécaniste du détermi-
nisme économique, les productions mentales aux marges de la vie so-
ciale, comme phénomènes secondaires, quand il ne s’agissait pas de
récuser la notion de représentation comme rejeton idéaliste de la phi-
losophie bourgeoise (Pêcheux, 1975).
Ces tendances se sont infléchies dans les années 70. Un premier
changement est survenu avec l’introduction d’une nouvelle concep-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 98

tion de l’idéologie comme instance autonome aussi importante que


l’infrastructure (Althusser, 1969), suivie par la critique de la notion
même d’idéologie qui a conféré à la représentation le statut de forme
empirique et observable de cette dernière (Jodelet, 1991). Le mouve-
ment s’est accentué au cours des années 80 qui ont vu consacré un
essor international de l’étude des représentations sociales, devenue un
des courants alternatifs en psychologie sociale (Collier et al., 1991).

Le regain de la notion de représentation


dans les sciences sociales

Ce mouvement affecta aussi les sciences sociales au sein des-


quelles il connut un développement notable, à partir des années 80. A
cette époque, ces disciplines ont enregistré de profonds bouleverse-
ments, liés à plusieurs facteurs d’ordre historique et épistémologique.
La fin des « grands récits », des « grandes narrations », annonciateurs
du progrès humain et de la fin de l’histoire, fut suivie, après
l’effondrement de l’empire soviétique, par l’abandon de ce que l’on
appela la « pensée russe » ou la « pensée chinoise », alors
qu’émergeaient de nouveaux courants de pensée liés à la condition
post-moderne. La conséquence en fut une réhabilitation du concept de
représentation. Dans le même temps, la fin des « grands récits » (Lyo-
tard), l’abandon de ce que l’on appela la « pensée russe » ou la « pen-
sée chinoise » après l’effondrement de l’empire soviétique, et
l’émergence d’une pensée post-moderne, entraînaient, dans les
sciences sociales, des bouleversements qui eurent pour conséquence
me réhabilitation du concept de représentation. Alors qu’en psycholo-
gie sociale, le tournant linguistique et post-moderne le remettait en
question, dans les sciences sociales, sa réhabilitation s’est transformée
en revendication et recours ultime quand, corrélativement, s’est affir-
mée la nécessité d’un retour à l’idée de sujet actif et pensant et me
nouvelle interrogation sur le lien social. Celle-ci, selon Dosse « im-
plique une autre échelle d’analyse, plus proche des acteurs sociaux. Le
quotidien, les représentations jouent le rôle de leviers méthodolo-
giques qui permettent de s’intéresser davantage à l’instituant qu’à
l’institué. Les notions de situation, moment, génération sont ainsi re-
visitées à partir des procédures narratives de construction et recons-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 99

truction, de reconfiguration, de ‘mise en intrigue’ des acteurs sociaux


eux-mêmes » (1995, p. 418).
En effet, au cours des années 70-80, les sciences sociales qui res-
taient attachées aux cadres d’analyse marxiste, structuraliste, linguis-
tique et sémiologique, cherchaient seulement, par le recours à la no-
tion de représentation, à assouplir les hiérarchies structurelles et à ré-
concilier les dimensions matérielles et symboliques. Il appert que dans
le mouvement de retour, amorcé à partir des années 70, dans les
sciences sociales, la notion de représentation a d’abord été un opéra-
teur pour affronter une question focale : quel est le rôle du mental
dans les rapports sociaux et de pouvoir, comment le mental est-il lié
aux conditions, expressions et réalisations matérielles et pratiques de
ces rapports sociaux. Et ce n’est qu’à partir de la fin des années 80,
que les représentations sociales et/ou collectives se sont imposées
pour rendre compte de la [53] formation du lien social à laquelle par-
ticipent des sujets reconnus comme des acteurs pensants, inscrits dans
des relations de groupe.
À partir des années 80, on a pu parler d’une crise des sciences so-
ciales. Celle-ci résultait de la remise en cause des déterminismes éco-
nomiques et des conditionnements sociaux comme de la récusation du
modèle positiviste ou du caractère dogmatique du linguistic turn. Il en
est résulté une mise en exergue de l’historicité, du pragmatisme, et des
modèles interprétatifs s’offrant à « à une appropriation déliée à
l’opposé des transpositions mécaniques, pour application, du prêt-à-
penser des schémas théoriques ossifiés » (Lepetit, 1995, p. 15). Ce
mouvement a débouché sur un recours systématique à la notion de
représentation, particulièrement en histoire où, comme le disait Bou-
reau en 1995 : « La notion de représentation, depuis une quinzaine
d’années, s’est fortement implantée dans l’atelier de l’historien. Ce
succès n’est pas de mode, car il tient à un véritable progrès dans la
description des états mentaux et de leur expression selon leur rapport
avec le processus historique ou social » (p. 20).
Dans d’autres disciplines, la référence aux représentations sociales
et/ou collectives s’est faite plus voilée comme ce fut le cas pour les
tendances inspirées en sociologie par l’ethnométhodologie, ou
l’analyse des conventions, qui, faisant appel à la compétence des ac-
teurs sociaux, se rapportent de facto aux représentations dans
l’analyse des pratiques et prises de décision sans les nommer comme
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 100

telles. À titre d’exemple, cette citation d’un ethnométhodologue qui


définit les faits sociaux « comme des significations, c’est-à-dire des
événements singuliers attachés à et compréhensible par des univer-
saux conceptuels déposés dans notre sens commun » (Pharo, 1992, p.
11). Voilà qui résonne singulièrement proche des représentations so-
ciales. Il en a été de même pour l’anthropologie dont les développe-
ments au cours des deux dernières décennies ont été marqués par
l’influence de perspectives critiques (constructionnisme social, cri-
tique de la subordination de l’anthropologie aux visées colonialistes),
ou celle des apports de disciplines voisines (réintroduction de
l’historicité dans l’étude des sociétés lointaines, apports des sciences
cognitives, renouvellement des relations établies entre nature et cul-
ture). Cette évolution a conduit, comme nous allons le voir, chacune
des disciplines à formuler de manière différente les problématiques
liées à l’utilisation de la notion de représentation. Elle caractérise par-
ticulièrement la production scientifique française.

DE L’USAGE DE LA NOTION
DE REPRÉSENTATION SOCIALE
ET/OU COLLECTIVE

En effet, la notion de représentation n’est pas également répandue


selon les cultures académiques dont certaines privilégient des notions
apparentées comme croyance (belief), connaissance (knowledge), si-
gnification (meaning), cognition, voire culture. De même la qualifica-
tion de sociale ou de collective n’y est-elle pas toujours clairement
distinguée. Une situation qui appelle quelques précisions.

Les spécificités de l’usage


de la notion de représentation

Dans le cas français, le consensus observé dans l’adoption du con-


cept de représentation reflète une unité culturelle. En premier lieu,
l’emploi du terme de représentation a une longue histoire linguis-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 101

tique 10 et philosophique. Ensuite, elle est associée, dans l’histoire de


la pensée, à la période [54] classique comme l’ont souligné Foucault
(1966) et Marin (1974) 11. Cet enracinement dans la langue et une tra-
dition de pensée ancienne, autorise un dialogue entre les disciplines
sociales qui font référence à des corpus doctrinaux communs. On peut
dire qu’il en va de même pour l’Allemand où l’usage de la notion de
représentation a été largement répandu en théorie de la connaissance,
surtout depuis Kant, et présente en outre deux spécifications vorstel-
lung et darstellung qui renvoient à l’activité de représentation et à son
produit, dans une grande proximité avec les caractères de la représen-
tation sociale. Dans ces contextes, l’emploi de la notion de représenta-
tion ne rencontre ni la barrière du langage, ni celle de la critique épis-
témologique qui a fait florès outre Atlantique.
En revanche, comme le montre Harré (1984), la langue anglaise ne
dispose pas, d’un concept équivalent. Les définitions qu’en donnent
les dictionnaires renvoient à des idées de simulacre, de ressemblance,
de reproduction iconique ou de présentation, par le biais du discours,
d’informations à d’autres personnes. Harré souligne qu’il s’agit de
sens concrets s’écartant fortement de l’acception de construit théo-
rique que renferme la définition française. Cette particularité linguis-
tique peut rendre compte de deux caractéristiques du débat concernant
les représentations sociales.
D’une part, on peut y rapporter certaines résistances à l’utilisation
du terme de représentation sociale et le fait que, traditionnellement,
les auteurs anglo-saxons font plutôt appel à une notion comme celle
de signification (meaning). On notera toutefois, que des textes récents
(Jovchelovitch, 2007) montrent comment les systèmes de significa-
tions et la fonction qui leur est prêtée dans l’interprétation de la réali-
té, se rapprochent sensiblement de la façon dont est conçue la struc-

10 Chartier (1989), s’appuyant sur Le Dictionnaire Universel publié en 1727


par Furetière, indique que ce terme faisait déjà partie de l’outillage notionnel
opérant dans les sociétés anciennes.
11 Foucault a introduit la notion de représentation pour qualifier le régime de
vérité de l’âge classique, soulignant sa fonction classificatoire qui a débou-
ché sur la notion de « code culturel ». Marin voit dans l’enracinement du
processus représentationnel dans cette époque, la raison de son association
avec l’idée de domination symbolique reprise par Bourdieu (cf. Boureau,
1995).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 102

ture et la fonction des représentations sociales. D’autre part, cette par-


ticularité linguistique peut éclairer, en partie, sur le fondement des
critiques post-modernes faites à la notion de représentation. Ces cri-
tiques parlant de « crise de la représentation » postulent qu’il existe,
chez les tenants de la représentation, une identification de cette der-
nière avec un reflet, une copie du réel. Ce qui en aucune manière ne
fut le cas des théoriciens français ou allemands de la représentation, et
se trouve en totale contradiction avec les postulats de la théorie des
représentations sociales. Si l’on doit à l’honnêteté d’ajouter que cette
dénonciation s’assortit d’une remise en question d’une vision dualiste
inspirée par la philosophie moderne à la suite de Descartes, et du posi-
tivisme qui a longtemps marqué la pratique scientifique, il convient de
faire deux remarques. D’une part, cette critique est épistémologique :
la crise des représentations affecte les représentations du savoir savant
et ses prétentions à la vérité. Mais la théorie des représentations so-
ciales s’occupant du savoir de sens commun, élimine la vision dualiste
par la triangulation sujet-objet-alter (Moscovici, 1984) et propose un
modèle d’approche qui évacue le risque de positivisme.
La seconde remarque concerne les raisons politiques de la critique.
Celle-ci s’adresse surtout à l’anthropologie, considérée comme étant à
la remorque, sinon complice, du colonialisme. Or dans cette disci-
pline, la réintroduction de l’étude des représentations collectives a
correspondu à un renversement de perspective. La parole fut désor-
mais donnée aux partenaires des enquêtes pour qu’ils expriment le
sens de leurs pratiques qu’autrefois on se contentait d’enregistrer et
d’interpréter à la lumière du savoir du chercheur. Une telle perspec-
tive, largement défendue dans le courant anthropologique français,
vient aussi battre en brèche les critiques de la période dite « post-
postmoderne » qui a débuté dans les années 90, parlant de [55]
« double crise de la représentation », et mettant en cause la légitimité
des chercheurs et leur capacité à rendre compte du vécu de leurs par-
tenaires. Or, on observe, liée à réhabilitation du sujet, un réinvestis-
sement dans les sciences sociales de l’expérience vécue que nous dé-
fendons dans l’approche des représentations sociales (Jodelet, 2006b,
cf. chap. IV-3).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 103

Représentations sociales
versus représentations collectives

Mérite aussi d’être mentionné un autre débat important, relatif à la


différence établie entre représentations sociales et représentations col-
lectives. Il convient de souligner que les sciences sociales utilisent le
concept de représentation d’une manière générique, sans toujours pré-
ciser leur qualification de sociale ou collective, bien qu’il s’agisse tou-
jours de représentations partagées par un collectif (groupe, classe,
communauté, société). Le rappel des discussions ouvertes, ces der-
nières années, sur la question de savoir quel est le qualificatif le mieux
adapté, peut être éclairant, d’autant qu’il débouche, avec la réhabilita-
tion de la notion de « sujet pensant et agissant », sur une nouvelle in-
terrogation concernant le rapport de ces représentations avec les re-
présentations individuelles.
Ce débat est particulièrement marqué en psychologie sociale. Ont
déjà été évoquées les raisons du choix, par Moscovici, du qualificatif
de « sociale » pour désigner la représentation : adéquation avec l’état
des sociétés contemporaines, substitution de la construction interac-
tive à l’imposition par la contrainte collective. Le qualificatif de « col-
lective » est préféré par d’autres auteurs comme l’indique Farr (2000).
En dehors de la prise en compte du caractère distributif de la représen-
tation partagée dans un même collectif (groupe, classe ou formation
sociale), cette dernière position, prégnante dans les courants de pensée
anglais, a des fondements théoriques. On insiste alors sur le mode de
formation des représentations ou sur le rôle qu’y joue la culture.
Dans le premier cas, largement inspiré par Bartlett (1932), la repré-
sentation est considérée comme collective parce qu’elle est le produit
des échanges discursifs réalisés au sein des groupes. Ces derniers sont
définis comme des ensembles articulés de rôles et de communications,
dont les membres co-construisent des systèmes de significations perti-
nents pour une interprétation commune des réalités dont ils traitent.
Or cette conception comporte un double risque. D’une part, elle coupe
en quelque sorte le groupe du système social plus large dans lequel il
est inscrit, empêchant de lier les modes de pensée à l’organisation de
la société, et aux systèmes de normes, valeurs, croyances qui la carac-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 104

térisent. Dès lors, la représentation se réduit à une production limitée


dans le temps et l’espace, ce qui comporte un autre risque de rupture
du lien social. Ainsi, Geertz (2000) souligne-t-il que ramener la cons-
truction des significations et des représentations à des jeux de langage
propres à des communautés discursives revient à faire de ces dernières
des monades sémantiques sans contact entre elles. Or les systèmes de
signification et de représentations constituent un espace
d’interlocution et de mise en relation, fut-elle conflictuelle, des
groupes sociaux.
L’autre position en faveur du qualificatif de « collective » se fonde
sur le rôle accordé à la culture dans l’organisation des connaissances.
L’étude des représentations sociales équivaudrait alors à celle des
« modèles culturels » ou des « systèmes de croyance » (jahoda, 1989).
En effet, la proximité est grande parfois entre ce que cerne l’étude des
représentations sociales qui les traite comme des systèmes complexes
d’éléments divers (informations, croyances, images, valeurs, normes,
attitudes, opinions, etc.), et ce que proposent diverses interprétations
de la culture. Un exemple peut être trouvé dans une certaine tradition
sociologique centrée sur l’action. Pour Weber (1962, p. 43),
l’interprétation de la conduite doit prendre en considération « un fait
vital très important » : les « concepts collectifs », dérivés du sens
commun, tirent leur [56] signification pour les individus, soit du fait
qu’ils existent, soit du fait qu’ils représentent une autorité normative.
Les individus se basent sur eux pour orienter leur conduite. Il s’ensuit
qu’ils exercent une influence causale réelle et dominante. Parsons
(1964) relie l’action au système de valeurs et normes qui constituent
le système culturel ; Thomas et Znaniecki (1918) établissent un lien
entre valeurs sociales, propres au mode de vie d’un groupe et attitudes
psychologiques, dispositions à agir des membres de ce groupe (Doise,
1989). Il en va de même, avec la tradition anthropologique dite « clas-
sique » qui fait de la culture un savoir commun que l’on doit posséder
pour agir de manière acceptable par les membres d’un même groupe
(Agar, 1986).
D’autres rapprochements s’imposent avec les auteurs faisant de la
culture un système interprétatif, au premier rang desquels figurent
Geertz (1973) et Bruner (1991). Le premier s’attache aux significa-
tions que revêtent, pour ceux qui y participent, les institutions, les
coutumes, les conduites, images et discours propres à une culture.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 105

Pour le second, la culture constitue une ressource utilisée par les indi-
vidus pour interpréter la réalité et y ajuster leur action. Il est aisé de
voir que les significations ainsi mises en évidence correspondent à
celles qui forment les contenus des représentations sociales analysées
comme « système de significations ».
Enfin, le développement, initié aux États-Unis, des études cultu-
relles dans le champ de la cognition, du langage et de la pensée (Hol-
land et Quinn, 1987), autorisent aussi à établir des ponts avec
l’approche des représentations sociales à laquelle elles s’apparentent,
sans toutefois le reconnaître explicitement. Elles ne considèrent plus
la culture comme une totalité, mais comme des schémas, des modèles
incorporés dans le langage, et partant collectivement partagés, que les
individus s’approprient pour les mettre en œuvre cognitivement dans
la gestion des situations rencontrées dans le cours de la vie quoti-
dienne. Ces approches ramènent le caractère collectif au seul plan du
langage. Cependant l’insistance sur le primat des règles culturelles
portées par le langage et appliquées, au niveau individuel, dans des
stratégies cognitives, fait courir le risque de négliger les dimensions
historique et sociale de la production des connaissances. Comme le
dit, l’anthropologue Kessing (1987) ce traitement de la culture mani-
feste « une étrange innocence de la société ». Il néglige aussi tous les
processus liés à la communication intersubjective et sociale qui rend
compte de la genèse, la transmission, la diffusion et la reproduction
des contenus et modes de pensée.
Autant de raisons qui incitent à préférer l’attribut de social,
s’agissant des représentations pour éviter de considérer les agents qui
les produisent ou les prennent en charge, comme des appareils cogni-
tifs ou des stratèges rationnels (ou irrationnels) et rendre raison de leur
inscription et leur participation sociale et du jeu des relations établies
entre les groupes porteurs de représentations différentes. A cet égard,
une suggestion intéressante vient de l’introduction de la dimension
temporelle. Boureau (1989) propose de considérer plusieurs strates
assurant une articulation organique entre représentations sociales, col-
lectives et singulières. Un premier socle serait formé par la strate des
représentations sociales qui, avec les rituels, relèvent d’une production
et d’une dynamique sociale. S’y articuleraient les représentations col-
lectives qui constituant un langage commun, mais réduisant les possi-
bilités d’action et de décision des agents sociaux. En aval, viendraient
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 106

les représentations singulières, exprimées dans les discours diversifiés


et conflictuels des individus et des groupes.
Cependant, force est de noter l’ambiguïté des récents emplois de la
notion de représentation dans les sciences sociales, en raison de la di-
versité des points de vue. D’autant qu’existe une tendance à recourir
au concept de représentation d’une manière générique, sans toujours
préciser leur qualification de sociale ou collective, bien qu’il s’agisse
toujours de représentations partagées par un collectif (groupe, classe,
communauté, société). C’est pourquoi il semble préférable d’utiliser
l’ensemble « sociale et/ou collective » de manière à se donner les
moyens de [57] préciser et cibler, selon les situations et phénomènes
analysés, les processus de formation et les niveaux de partage des re-
présentations.
Pour éclairer ce point, il convient de rappeler ici les discussions
ouvertes, ces dernières années, sur la question de savoir quel est le
qualificatif le mieux adapté. En psychologie sociale, Moscovici a qua-
lifié la représentation de sociale pour deux raisons. D’une part, pour
s’ajuster au statut que la connaissance de sens commun revêt dans les
sociétés contemporaines marquées par le changement, la diversité, la
mobilité, etc.. D’autre part, pour s’écarter de la vision durkheimienne
d’une contrainte que la société exerce sur ses membres via
l’imposition collective des représentations. D’autres auteurs (notam-
ment Farr 1987 ; Jahoda, 1989), référant au mode de formation des
représentations dans l’échange et l’interaction sociale, ou au rôle de la
culture préfèrent le qualificatif de collectif.
Mais diverses raisons peuvent conduire à préférer l’attribut social.
Il en va ainsi de la référence à l’inscription sociale située de la part des
agents producteurs des représentations, ou encore l’attribution des re-
présentations au jeu des affirmations de groupes sociaux en positions
conflictuelles (Bourdieu, 1982 ; Chartier, 1989). Tel est également le
cas pour le refus de considérer la culture comme une instance homo-
gène pesant sur tout membre d’un collectif (Descola, 2006) ou pour le
souci de rendre compte de la diffusion de représentations mentales
élaborées par des acteurs particuliers (Sperber, 1989). Enfin, la prise
en compte de la dimension temporelle conduit à distinguer les repré-
sentations sociales et collectives. Ces dernières qui réduisent les pos-
sibilités d’action et de décision et constituent un langage commun se
situeraient entre un amont et un aval. En amont figurent les produc-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 107

tions sociales de représentations, d’images, de rituels ; en aval les dis-


cours diversifiés et conflictuels des individus et des groupes. Cette
constitution en strates assure une articulation organique entre repré-
sentations collectives, sociales, et singulières (Boureau, 1989).

PLACE ET RÔLE DES REPRÉSENTATIONS


POUR LES SCIENCES SOCIALES

Cette diversité des points de vue peut rendre compte de l’ambiguïté


des récents emplois de la notion de représentation dans les sciences
sociales. C’est pourquoi il est préférable d’utiliser l’ensemble « so-
ciale et/ou collective » de manière à se donner les moyens de préciser
et cibler, selon les situations et phénomènes analysés, les processus de
formation et les niveaux de partages des représentations. C’est ce que
nous allons voir maintenant plus en détail, en considérant successive-
ment le traitement de la notion de représentation sociale et/ou collec-
tive en Anthropologie, Sociologie et en Histoire. Ces disciplines
voient toutes dans la représentation un instrument qui permet de pen-
ser le rapport du mental et du matériel, de redonner place à la culture
et à la reconnaissance que les faits sociaux sont objets de connais-
sance. Bien qu’elles fassent des représentations des opérateurs symbo-
liques et logiques de la vie sociale, chacune privilégie un moment par-
ticulier de son intervention : l’Anthropologie au moment de la consti-
tution de la société ; la Sociologie dans les transformations sociales
induites par, ou basées sur, les phénomènes représentatifs ; l’Histoire
dans le jeu temporel des formes sociales, stables ou évolutives, sur des
durées plus ou moins longues.

La représentation constitutive du social

Le champ de la culture est l’objet de l’anthropologie, mais aussi


d’un genre récemment apparu dans l’univers académique les « études
culturelles » qui regroupent aussi bien la cognition, la psychologie,
que les diverses ethnosciences. La culture reçoit plusieurs acceptions
qui se rangent dans trois catégories. Une catégorie ontologique éta-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 108

blissant une différence entre un état de [58] nature et l’expérience


humaine caractérisée par l’usage de signes et symboles, un système de
fonctions et de pratiques collectivement réglées et appropriées, des
formes de vie et de civilisation. Une catégorie renvoyant plus spécifi-
quement aux objets que l’anthropologie étudie au sein de collectifs
particuliers ; ces objets comprennent les coutumes, les usages et les
techniques, les rites et les lois, les représentations et les croyances, les
formes de pensée et les médiations qui sont propres à ces collectifs à
une époque donnée. Une dernière catégorie, située à un niveau indivi-
duel, réfère à l’ensemble des acquisitions, ressources et savoirs que
l’individu a accumulés par le biais de l’apprentissage social, celui de
la transmission, la communication la participation sociale, et celui de
l’éducation. Le champ de la psychologie ou l’approche des représenta-
tions sociales prennent en compte l’acception individuelle de la notion
de culture, à travers les processus d’appropriation des connaissances,
normes, valeurs et modèles d’action, ou, comme le fait Bruner (1991),
à travers l’utilisation des ressources fournies par l’arrière-fond culturel
pour comprendre et donner sens aux situations dans lesquelles se
trouvent les individus. Les sciences sociales, en revanche, ne prennent
en compte que les deux premières catégories, selon des formes exa-
minées ci-après.
Certains anthropologues ont utilisé la notion de représentation pour
cerner la façon dont les processus symboliques participent à
l’instauration et au maintien de l’organisation des rapports sociaux au
sein d’une société donnée. Ils considèrent aussi que les représentations
répondent au besoin de comprendre et donner ses à la vie quotidienne
et aux événements qui la traversent, donc de mettre en sens
l’expérience humaine. Deux d’entre eux, M. Augé et M. Godelier,
exemplifient le courant de pensée marqué par le regain d’intérêt pour
les phénomènes représentatifs, dans les années 70 et 80. Pour ce cou-
rant, il s’agit de penser de façon nouvelle les rapports existant entre
l’univers matériel et l’univers des idées, d’articuler la science du so-
cial et de l’histoire et celle des signes et du psychisme, en prêtant aux
représentations un caractère signifiant et instituant par rapport au réel
qu’il soit matériel, social, idéel, mythique ou pratique. Par leur conte-
nu ces dernières ont un rôle constitutif du réel et de l’ordre social.
Elles « fondent en nature », justifient la façon dont les membres d’un
groupe social ou culturel sont situés dans les relations de parenté, de
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 109

pouvoir politique ou religieux et de genre : « Tout ordre est en même


temps simultanément organisation concrète et représentation » dit Au-
gé (1974).
Les fonctions assignées aux représentations tiennent à leur statut
de connaissances et de théories relatives aux états du monde et tenues
pour vraies par les membres de la société où elles sont en vigueur, et
ayant une valeur expressive et signifiante. Godelier (1984) cherche à
dépasser l’opposition traditionnelle établie entre la détermination du
social par les idées et celle des idées par leur base matérielle. Pour lui,
les représentations sont des connaissances qui s’établissent dans un
lien de « co-naissance » avec la réalité sociale. Elles reçoivent plu-
sieurs fonctions : présenter à la pensée une réalité ; interpréter cette
réalité en définissant sa nature, son origine et son fonctionnement ;
organiser les rapports que les humains entretiennent entre eux et avec
la nature ; légitimer ces rapports ou les délégitimer. Cette perspective
donnera lieu, ultérieurement, à un ensemble de travaux menés dans
différentes cultures sur les représentations du corps, montrant com-
ment les sociétés se représentent la production du corps humain
« dans l’intention de fabriquer un homme et une femme qui prennent
leur place dans un certain ordre social et cosmique » (Godelier & Pa-
noff, 1999). L’étude des représentations du corps humain, comme sys-
tème de savoirs, permet d’analyser tous les aspects des définitions re-
latives à l’individu et à la personne qui ont cours dans une société. Il
ressort des représentations concernant la fabrication, la gestation, la
croissance, le modelage physique et mental du corps, que la logique
sociologique donne son sens au symbolisme propre à chaque culture
et permet de dévoiler le fonctionnement de la « pensée sauvage » dans
des contextes particularisés historiquement.
[59]
Chez un auteur comme Augé, le souci est de maintenir la valeur
expressive et signifiante des représentations sans la subordonner au
postulat d’un univers de pensée préexistant, comme dans le structura-
lisme, ou à celui du fonctionnement social, comme dans le fonctionna-
lisme. Les représentations sont des systèmes théoriques qui permettent
aux acteurs sociaux de comprendre, interpréter leur environnement
naturel et social et de s’y placer. « Théories de l’homme et du monde,
de l’individu et de la société, des dieux et de l’histoire », visant à
« maîtriser par l’intelligence les forces dont témoignent l’existence de
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 110

la société et l’évidence de la naissance, de la vie et de la mort ». Elles


établissent des articulations entre les différents secteurs de la vie so-
ciale (économie, religion, parenté, politique), sous forme de rapports
de sens et selon une logique propre, la logique des représentations ou
« idéo-logique ».
Dans cette optique, les représentations apparaissent comme étant à
la fois collectives et sociales. Leur caractère collectif réside dans le
fait qu’elles s’imposent à, et sont admises, au titre de croyance, par
toute une communauté culturelle. Leur caractère social vient de ce
qu’elles légitiment et servent l’organisation d’une société donnée :
« Les symbolismes se donnent comme universels, au moins à
l’intérieur d’une même société ; mais ils mettent en place les diffé-
rences qui constituent le social ; il n’est pas de société où ne soient
constituées des théories précises et complètes sur la notion de per-
sonne, le psychisme, le sang, le sperme, l’hérédité, la naissance et
l’ordre du monde, où ne soit ainsi constitué, sous l’apparence du natu-
rel, un ordre toujours déjà culturel... Les symbolismes touchant à la
personne humaine, comme la cosmologie et la cosmogonie,
n’apprennent jamais à chaque individu qu’à reconnaître sa place et à
l’admettre. En ce sens l’idéologique est déjà dans le symbolique »
(Augé, 1979, p. 124).
Les problématiques de la culture se sont infléchies dans une pé-
riode récente, par suite d’une réflexion critique sur les modèles clas-
siques de l’anthropologie, de la réintroduction de l’historicité et de la
prise en compte des fonctionnements cognitifs, dans l’abord des socié-
tés lointaines. Elles débouchent sur une approche plus politique et
plus proche des particularismes établis et exprimés dans les interac-
tions sociales (Bensa, 2006), en référence à des modes de pensée qui
sont communs à des entités culturelles que l’on préfère d’ailleurs
nommer des « collectifs ». Si bien que l’on peut retrouver à l’œuvre
des représentations sociales et/ou collectives qui ne sont pas nommés
comme telles, mais dont l’étude peut constituer un apport certain pour
l’approche des représentations sociales.
Une illustration exemplaire de cette démarche se trouve dans la
contribution de Descola (2006). Cet auteur avance l’hypothèse que la
manière de structurer l’expérience du monde et d’autrui s’opère selon
deux modalités cognitives : l’identification par laquelle sont posées
les différences et les ressemblances entre les existants humains et non
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 111

humain ; la relation qui définit les liens établis entre les différents
existants. Les inférences sur les existants, qu’ils soient humains ou
non humains, sont fondées sur une capacité cognitive à imputer à ces
derniers une intériorité (état de conscience, âme, etc.) et une physicali-
té (matérialité, corporéité). L’attribution ou le déni de chacune de ces
propriétés va permettre de définir le statut ontologique de tous les ob-
jets du monde et leur classement. Quatre types d’ontologie sont déga-
gés qui « servent de point d’ancrage à des formes contrastées de cos-
mologies, de modèles du lien social et de théories de l’identité et de
l’altérité » (p. 176). À savoir : l’animisme où les intériorités se res-
semblent, et les physicalités diffèrent ; le totémisme où intériorités et
physicalités se ressemblent ; l’analogisme où intériorités et physicali-
tés diffèrent ; et enfin le naturalisme, marquant le mode de pensée
moderne, où les intériorités diffèrent et les physicalités sont sem-
blables. Ces attributions sont combinées avec des modes de relations
qui sont classées en deux grands groupes selon que l’on considère la
similitude ou la hiérarchie des existants entrant en rapport : les rela-
tions fondées sur l’équivalence des acteurs - l’échange, le don, la pré-
dation - et celles qui sont fondées sur la dépendance - la production, la
protection, la transmission. La [60] combinatoire des attributions et
des relations permet d’établir un tableau des systèmes caractérisant, en
divers lieux et époques, des collectifs qui, très différents, n’en obéis-
sent pas moins à des schèmes de l’expérience similaires : l’animisme.
Cette caractérisation permet d’établir, sur la base d’un fonctionnement
cognitif et pratique, des modèles d’organisation des relations sociales
qui pourraient être applicables l’étude des représentations sociales
dans des espaces sociaux définis.

La représentation,
moteur de transformations sociales

Du côté de la sociologie, on va faire jouer les représentations


comme des conceptions qui interviennent dans le cours même de la
vie sociale et sur le terrain du politique. Pour les politologues d’abord,
elle constitue un moyen de réintroduire la culture dans l’analyse des
comportements politiques et du changement social (Michelat & Si-
mon, 1977). Ils situent en outre les représentations au cœur des trans-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 112

formations sociales et de l’action politique soit qu’elles interviennent


comme leur source « Ce n’est pas tant le monde qui change que ses
représentations », soit qu’elles donnent lieu à un conflit dans la façon
de mener le changement. Ce conflit opposerait des représentations
différentes, traditionnelles ou novatrices, du changement social et des
rapports entre l’État et la société autour desquels s’organisent un en-
semble d’éléments théoriques et pratiques. Dans cette perspective, des
auteurs comme Rosanvallon et Viveret (1977), proposent de rendre
compte du rapport existant entre représentations et pratiques par la
notion de « culture politique », dans une perspective gramscienne.
Les sociologues font également intervenir les représentations dans
l’action sur le monde social, dans la mesure où cette action repose sur
la connaissance que les acteurs sociaux ont de ce monde et de leur
propre position. Ainsi Touraine (2003) rapporte les transformations
sociales aux décisions des acteurs inspirées par des représentations :
« Il n’y a pas de transformation technologique, économique ou finan-
cière qui n’émane pas de décisions, par des individus ou par des
groupes, en fonction d’une représentation générale que ces individus
ou ces groupes ont de la situation, voire même de la société ». De
même, dans l’intention de favoriser et consolider des mouvements
sociaux émergents, conçoit-il l’intervention du sociologue comme un
travail sur les représentations qui consiste à « déclencher par
l’intermédiaire d’un chercheur les représentations les plus hautes pos-
sible d’une action collective observée...de manière à ce que le groupe
bascule de sa pensée spontanée vers une représentation de soi domi-
née par les hypothèses favorables formulées par le chercheur » (pp.
131-133).
Bourdieu (1982) s’attache à « l’efficace politique » des acteurs et
mouvements sociaux dont l’action passe par des « représentations
mentales, verbales, graphiques et théâtrales ». Ces représentations
sont conçues comme des « énoncés performatifs » dont
« l’objectivation dans le discours » a le pouvoir de révéler, construire
et instituer une réalité. C’est ainsi que la représentation produite par
un groupe hétérodoxe mettant en cause une idéologie dominante, of-
ferte comme une alternative d’interprétation de la réalité sociale, de-
vient une force de combat et de changement. C’est à la cohésion du
groupe qui l’émet et à la reconnaissance et l’autorité que ses membres
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 113

accordent à leur porte-parole, que sont attribués le pouvoir et la légi-


timité de la représentation alternative.
On voit apparaître ici le lien établi entre la représentation et le dis-
cours qui a été développé chez d’autres auteurs (Faye, 1973 ; Win-
disch, 1982) pour rendre compte de la façon dont un groupe originai-
rement très minoritaire, voire sectaire (secte nazie en Allemagne ou
xénophobe en Suisse), réussit à obtenir une adhésion massive à ses
idées. Ces auteurs établissent un lien entre connaissance et narration :
les représentations sont données dans des récits qui fournissent une
version de la réalité. Le langage donne à voir, représente, des énoncés
qui en circulant [61] deviennent agissants. Faye montre ainsi comment
le mot « totalitaire » fondé en théorie par le philosophe officiel du fas-
cisme, G. Gentile, avec sa conception de l’état totalitaire (stato totali-
tario) a été inscrit dans la pensée courante par Mussolini dans son dis-
cours de l’Augusteo (25 juin 1922). Voulant justifier l’assassinat d’un
militant socialiste par les Chemises Noires, il légitima la violence po-
litique par la référence à une « féroce volonté totalitaire » du peuple.
Le terme rendu ainsi acceptable permit la reconnaissance de la notion
d’État totalitaire que les cercles nazis allemands avaient toujours refu-
sé d’utiliser, par crainte de présenter une image inquiétante. Il apparaît
ainsi que certains mots-clés dont le sens est défini à partir du contexte
(historique, idéologique et linguistique) de leur usage social devien-
nent acceptables en fonction du moment et du lieu de leur émission.
Ils acquièrent, de ce fait, le pouvoir de produire des événements. Cette
perspective rencontre celle de Moscovici qui voit dans les mots-clés
des « idées-images » expliquant la force des discours de propagande
sur les masses.

Des mentalités aux représentations collectives

L’évolution de la discipline historique a fait une place de plus en


plus importante aux représentations collectives en raison d’un chan-
gement de perspective imputable à plusieurs facteurs. Outre le déclin,
déjà mentionné, des paradigmes dominants (marxisme, structuralisme,
déterminisme économique et social), un courant de critique propre au
champ historique (critique du modèle de la longue durée, de la réifica-
tion des concepts utilisés pour l’analyse du social (classe, territoires)
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 114

et de la seule référence aux processus globaux, etc.), s’est développé


sous une double influence : celle de l’anthropologie, avec la pensée
d’auteurs comme Geertz (1973) et surtout celle du courant de la mi-
cro-histoire qui émergea en Italie dans les années 70, avec l’Ecole de
Bologne et des auteurs comme Ginzburg et Levi, entraînant un chan-
gement d’échelle dans l’approche et la définition des objets d’étude.
La micro-histoire a préconisé le respect de la complexité des phé-
nomènes étudiés, la réhabilitation de l’expérience des acteurs sociaux,
considérés dans leur singularité et souligné l’importance du contexte
qui donne sens à l’expérience. Elle a fait droit au besoin de faire en-
tendre, donner voix aux acteurs inconnus et de montrer comment des
phénomènes larges comme l’industrialisation la modernisation, la
formation de l’état sont le résultat de stratégies et de trajectoires indi-
viduelles et familiales. Les phénomènes d’agrégation et de désagréga-
tion sociale sont reconstruits du point de vue des conduites et des
identités individuelles. Ainsi, Levi (1989) reconstitue le fonctionne-
ment d’un petit village piémontais du 17e siècle, à partir de l’évolution
de trois générations de métayers dont le dernier rejeton, prêtre, dénon-
cé par ses paroissiens pour ses activités de guérisseur et d’exorciste,
fit l’objet d’un procès, et fut obligé de quitter sa charge et son village.
Le récit est un prétexte pour analyser la dynamique et les représenta-
tions du pouvoir dans une période politique troublée. Il montre com-
ment le village, menacé d’annexion par la ville voisine et la politique
de centralisation de Turin, avait surmonté ses conflits internes sous la
férule du père du prêtre, notable et habile négociateur, cultivant des
relations sereines avec les représentants d’intérêts divergents, à
l’intérieur et à l’extérieur de la communauté villageoise. Il fait appa-
raître pourquoi l’âpreté au gain du fils qui n’avait pas su faire fructi-
fier « l’héritage immatériel » légué par son père, avait permis le réveil
des conflits et l’agressivité d’une communauté heurtée par sa manière
d’exercer le pouvoir. Un autre procès en sorcellerie, sous l’Inquisition,
donne à Ginzburg (1980) l’occasion d’une étude sur les rapports entre
la culture populaire et celle des élites. Le meunier frioulan Me-
nocchio, grand lecteur malgré sa condition paysanne, construit à partir
de ses lectures une représentation de la création du monde et de Dieu,
empruntant ses métaphores à la fabrication du fromage dans le Frioul.
Il en tire argument pour dénoncer le pouvoir de l’Église et prôner « un
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 115

monde nouveau [62] et une nouvelle forme de vie ». Cette doctrine


entraînera sa mise en accusation et plus tard son exécution.
Une telle perspective a introduit un changement dans la construc-
tion du social, compatible avec la reconnaissance du rôle du symbo-
lique, des représentations et la saisie des expériences, conduites et
identités sociales des acteurs. Dès lors, les représentations reçoivent
un statut central. Au-delà des tendances générales les plus visibles,
l’attention se porte sur les stratégies que développent les acteurs en
fonction de leur position dans la structure sociale et des ressources
individuelles, familiales, groupales dont ils disposent. On pose que les
stratégies individuelles sont socialisées parce qu’elles sont basées sur
les représentations que les acteurs sociaux ont de leur espace relation-
nel, des ressources qu’il offre, ou des contraintes qu’il impose. Ces
représentations sont les médiations entre la rationalité individuelle et
l’identité collective. Cet usage de la notion de représentation frappe
par sa proximité avec les perspectives de l’étude psychosociologique
des représentations sociales développée, dans les années 70, mais
malheureusement négligée aujourd’hui. Il y aurait là quelques leçons à
tirer.
Ce changement est venu compléter le mouvement induit par
l’histoire des mentalités, introduite dans les années 20 par les fonda-
teurs de l’École des Annales (Bloch, 1924 ; Febvre, 1953) contre
l’histoire des idées. La notion de mentalité, dérive de l’anglais mentality,
qui appartient au vocabulaire philosophique avec une dominante co-
gnitive. L’histoire aurait sauvé un concept qui était rejeté par la psy-
chologie (Le Goff, 1974), en s’inscrivant dès les origines dans le
cadre de la psychologie collective, sous l’influence de Blondel,
Mauss, Lévy-Bruhl et Wallon (Corbin, 1992). Elle était alors conçue
comme appartenant à une psychologie historique qui devait recouvrir
une histoire des systèmes de sensibilité, d’émotions et des systèmes
mentaux. Après la Seconde Guerre mondiale, dans l’histoire des men-
talités, une dichotomie s’établit entre l’étude de l’activité émotionnelle
et l'activité intellectuelle qui la supplante. C’est alors que la notion de
représentation prend le relai de celle de mentalité, pour éviter la sépa-
ration entre le réel et les représentations, dans une hiérarchie de ni-
veaux qui place les mentalités comme instance autonome à côté de
l’économique et du social.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 116

Dans la décennie 60-70, les principaux continuateurs de L. Febvre


(entre autres : Ariès, 1978 ; Duby, 1961 ; Le Goff, 1974 ; Mandrou,
1968) cherchent à établir la cohérence entre les éléments qui consti-
tuent l’histoire des mentalités en liaison avec « l’histoire des systèmes
culturels, systèmes de croyances, de valeurs, d’équipement intellec-
tuel » (Le Goff, 1974). Ils visent une « reconstitution des comporte-
ments, des expressions, des silences qui traduisent les conceptions du
monde et les sensibilités collectives : représentations et images,
mythes et valeurs reconnues ou subies par les groupes ou la société
globale et qui constituent les contenus des psychologies collectives »
(Mandrou, 1968) et soulignent l’importance de la psychologie sociale
pour l’histoire des mentalités. Cette orientation vers la psychologie
collective et sociale, s’estompera sauf chez certains auteurs en raison
de la difficulté d’interpréter les états psychiques passés, et du risque
de projection des catégories psychologiques de l’interprète (cf. chap. 1-
2).
À partir des années 80, on observe une division dans l’histoire des
mentalités qui va dessiner des territoires différents à l’étude des repré-
sentations. D’une part, un courant faisant retour à une histoire des
sensibilités et des émotions qui s’effectue sous l’influence de
l’anthropologie, surtout aux USA. En France, ce courant qui renoue
avec les perspectives ouvertes par L. Febvre, associe étroitement cette
histoire à une étude des pratiques et des représentations qui les sous-
tendent, particulièrement dans l’histoire du corps et des goûts (voir
entre autres, Corbin, Courtine & Vigarello, 2005). D’autre part, les
courants animés par les continuateurs de l’École des Annales, l’École
d’histoire culturelle de Berkeley (Hunt, 1989), l’École bolognaise de
la micro-histoire, s’engagent une réelle histoire sociale, politique et
culturelle, centrée sur les [63] représentations. Dans cette nouvelle
perspective, l’histoire des mentalités, se réfère à l’univers des repré-
sentations qui, solidaires des situations dans lesquelles elles sont acti-
vées, servent de médiations symboliques contribuant à l’instauration
du lien social. Nous retiendrons, pour le montrer, trois contributions
majeures.
Chartier dans un célèbre article programmatique Le monde comme
représentation (1989), entend dépasser les « débats stériles », mainte-
nus dans les sciences sociales entre approche structuraliste et ap-
proche phénoménologique. Ils ont conduit à une opposition entre
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 117

« l’objectivité des structures » saisie par des méthodes quantifiées et


sérielles, appliquées aux positions et relations des groupes définis par
des catégories sociales, économiques et territoriales, et « la subjectivi-
té des représentations », cernée dans les valeurs et comportements de
communautés restreintes et homogènes, mais restant coupée du réel.
Se référant à Durkheim et Mauss cet auteur leur emprunte le concept
de représentation collective qu’il développe en ligne avec les proposi-
tions de Bourdieu. D’une part, il tient, « les schèmes générateurs des
systèmes de classification et de perception comme de véritables ‘insti-
tutions sociales’, incorporant, sous forme de représentations collec-
tives les divisions de l’organisation sociale ». D’autre part, dans une
perspective pragmatique il considère « ces représentations collectives
comme les matrices de pratiques constructrices du monde lui-même ».
Chartier assigne aux représentations l’expression de trois modalités du
rapport au monde social. Par les représentations, opérations de clas-
sement, les différents groupes découperaient des constellations di-
verses, construisant contradictoirement la réalité ; les représentations
signifieraient à travers les pratiques une identité sociale qualifiée par
un statut, un rang et une manière propre d’être au monde ; enfin, sous
des formes institutionnalisées, elles expriment et maintiennent
l’existence des groupes, communautés ou classes. De la sorte,
l’identité est définie comme le résultat d’un rapport de force entre les
représentations imposées par ceux qui ont le pouvoir de classer et
nommer et celles par lesquelles les autres groupes entendent faire re-
connaître leur existence. L’étude de ces luttes qui engagent la structu-
ration du social, met l’accent sur « les stratégies symboliques qui dé-
terminent positions et relations et construisent, pour chaque classe,
groupe ou milieu, un être-perçu constitutif de son identité ». De telles
affirmations résonnent d’une singulière proximité avec l’optique psy-
chosociale dont elle déplace le centre de gravité de l’individu manifes-
tant son appartenance groupale à l’affirmation identitaire d’une collec-
tivité par des processus symboliques régissant des rapports sociaux.
Dans une ligne approchante, Lepetit (1995), préconise un nouveau
programme de recherche donnant priorité à la question des identités et
des liens sociaux considérés non comme des natures, mais comme des
usages. D’inspiration pragmatique, ce programme rapporte la com-
préhension du social aux pratiques interindividuelles et collectives qui
l’agencent. « On peut définir les normes, les valeurs, les conventions
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 118

comme des représentations collectives qui prennent corps dans des


organisations, des institutions, des règles de droit » ainsi que dans
« les règles admises d’un jeu social qu’elles donnent à voir » (p. 17).
Il en va de même pour l’identité qui n’est plus définie par
l’appartenance à des groupes réifiés (ordres, classes, cités, tribus, etc.)
qui les enferment et les définissent. Les identifications et les assigna-
tions identitaires sont le produit, d’une durée variable, de l’interaction
sociale, mais en retour, elles organisent l’échange social.
En ce qui concerne l’histoire culturelle, elle est abordée dans le
monde contemporain par Rioux et Sirinelli (1997), l’histoire culturelle
qui veulent dépasser « l’opposition entre culture des élites et culture
populaires, démarcation trop stricte entre production et réception des
œuvres entre texte, contexte et para-texte, la frontière trop poreuse
entre le réel et ses représentations » avec pour but de « réhabiliter au
premier chef la singularité des pratiques et retrouver l’individu » (p.
15). Ces thèmes rencontrent, au plan des œuvres culturelles que
l’approche des [64] représentations sociales commence à peine à
aborder, ceux qu’elle a amplement développés dans le champ du sa-
voir scientifique. Cette proximité qui devrait encourager à développer
l’étude des œuvres esthétiques, ressort particulièrement des objectifs
assignés à cette histoire, à savoir : « l’étude des formes de représenta-
tion du monde au sein d’un groupe humain dont la nature peut varier -
nationale ou régionale, sociale ou politique - et qui en analyse la ges-
tation, l’expression et la transmission. Comment les groupes humains
représentent-ils et se représentent-ils le monde qui les entoure ? Un
monde figuré ou sublimé (par les arts plastiques ou la littérature), mais
aussi un monde codifié (les valeurs, la place du travail et du loisir, la
relation à autrui-, contourné (le divertissement), pensé (par les grandes
constructions intellectuelles), expliqué (par la science) et partiellement
maîtrisé (par les techniques), doté d’un sens (par les croyances et les
systèmes religieux ou profanes, voire les mythes) un monde légué,
enfin, par les transmissions dues au milieu, à l’éducation, à
l’instruction » (p. 16). Cette perspective englobe l’objet politique en-
tendu comme « une sorte de code et un ensemble de référents (no-
tamment croyances, valeurs, mémoire spécifique, vocabulaire propre,
sociabilité particulière, ritualisée ou pas...) formalisés au sein d’un
parti ou plus largement diffus au sein d’une famille ou d’une tradition
politique et qui leur confèrent leur identité propre. Ce qui signifie,
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 119

concrètement, qu’une culture politique est un ensemble de représenta-


tions qui soude un groupe humain sur le plan politique, c’est-à-dire
une vision du monde partagée, une commune lecture du passé, une
projection dans l’avenir vécue ensemble. Et ce qui débouche, dans le
combat politique au quotidien, sur l’aspiration à telle ou telle forme de
régime politique et d’organisation socio-économique, en même temps
que sur des normes, des croyances et des valeurs partagées » (op. cit.,
p. 438).
Cette histoire culturelle est étendue à la culture de masse, phéno-
mène contemporain fondamental, en raison de la massification des
pratiques culturelles entraînée par la multiplication des médias aux-
quels correspondent de nouvelles formes de production et de con-
sommation. Il s’ensuit que « La notion de représentation collective, du
reste, s’inscrit presque sémantiquement dans celle de culture de masse
et permet de rappeler que les vecteurs ne transmettent pas seulement
et les publics ne reçoivent pas seulement des produits de cette culture,
mais également des perceptions et des sensibilités communes. Le
point est d’autant plus fondamental que, dans le mouvement qui unit
productions, vecteurs et publics, ces représentations et affects collec-
tifs ne se situent pas seulement, comme les productions culturelles,
vers l’amont du processus, mais se nichent aussi à tous les stades de
celui-ci, les vecteurs contribuant en l’occurrence eux aussi à modeler
des sensibilités collectives, et celles-ci n’étant naturellement pas dis-
sociables des milieux dans lesquels elles s’inséminent et qui agissent
sur elle de façon différentielle. Tout autant que l’étude en amont cons-
titué par les produits et les vecteurs, l’analyse de la culture de masse
induit donc celle d’un aval fait de pratiques et de représentations col-
lectives » (Rioux et Sirinelli, 2002, p. 12).

Conclusion

Laisser largement la parole aux auteurs qui, dans la dernière dé-


cennie, ont accordé un statut privilégié à la notion de représentation
sociale et/ou collective, répondait à l’intention de montrer la cohé-
rence d’un point de vue qui s’est généralisé dans les sciences sociales,
et particulièrement en histoire. Certes, les perspectives dessinant les
contours des phénomènes représentationnels sont diverses. On peut y
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 120

voir des instances de constitution ou de transformation de la société,


des cadres de structuration du rapport au monde social et naturel, des
réservoirs de compétences qui permettent l’action d’agents situés dans
des contextes définis. On peut en faire les matrices des pratiques par
lesquelles se construit le monde social ou des médiations symboliques
entre pratiques et affirmation ou assignation identitaire, par lesquelles
[65] les groupes se différencient. On peut ramener la production des
représentations aux jeux des interactions au sein de systèmes restreints
de relations, ou la situer au niveau de la constitution de discours en-
globant. Cependant, quelles que soient les perspectives, un même
constat s’impose : les représentations sociales et/ou collectives appa-
raissent comme un levier majeur de la vie sociale. Les interprétations
de ces phénomènes et des processus qu’ils mettent en jeu ont varié à
travers le temps. Mais, à condition de les considérer, non comme des
points de vue absolus et seuls pertinents pour tous les cas où se repè-
rent des représentations sociales, il est possible de s’y rapporter,
comme à un répertoire d’outils d’analyse quand on s’attache à l’étude
de situations complexes pour rendre compte de manière adaptée de la
genèse et des fonctions des représentations sociales dans des contextes
concrets.
Une telle reconnaissance conforte les efforts entrepris dans le
champ de l’étude psychosociologique des représentations. Et dans ses
propositions, elle oriente de façon féconde le regard psychosociolo-
gique vers les dynamiques sociales qui régissent les processus repré-
sentationnels et s’en trouvent affectées. Le recours aux apports des
sciences sociales peut préserver les recherches fondées sur le para-
digme des représentations sociales du risque d’enfermement dans une
conception restrictive de la psychologie sociale qui la limite à la seule
interaction, oubliant ainsi la vocation initiale de la perspective ouverte
par Moscovici. Il permet également d’éviter le risque
d’essentialisation des représentations conçues comme des réalités
autonomes, posées sur des « coussins d’air » (Vovelle, 1982), et do-
tées d’une existence et d’une efficace propre, en montrant qu’elles
sont efficientes dans un contexte donné, au sein de relations sociales
définies et à une période historique spécifique.
Ouvrant la voie vers l’approche de processus complexes toujours
inscrits dans des dynamiques sociales et temporelles, les sciences so-
ciales soulèvent des problèmes dont certains peuvent trouver réponse
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 121

dans le paradigme des représentations sociales, ou au contraire consti-


tuent des questions qu’elles lui posent et qu’il devrait résoudre. Au
coeur de ces problèmes et questions, émergent deux thèmes centraux.
D’une part, l’importance accordée, en regard des niveaux collectif et
social, à celui du « singulier » qu’il se rapporte à la production repré-
sentationnelle des groupes ou à celle des individus. D’autre part, la
relation établie entre identité et représentation. L’échelle psychoso-
ciale qui met l’accent sur la triangulation entre ego et alter dans le
rapport à l’objet de représentation et sur le marquage social des pro-
cessus cognitifs permettrait de mieux affiner les analyses proposées
par les sciences sociales. En retour, la psychologie sociale pourrait
tirer parti des articulations établies entre les dynamiques sociales et les
expressions identitaires que constituent les représentations. Elle re-
trouverait ainsi un important thème de réflexion concernant les pro-
cessus de subjectivation sociale. Ce thème renvoie tant à l’examen du
rôle de la subjectivité, individuelle ou groupale, dans l’élaboration des
représentations, qu’à celui de la façon dont le social, via les représen-
tations et l’interaction, constitue la subjectivité.

Il reste cependant surprenant que bien des interprétations qui se


rapprochent très sensiblement des analyses proposées dans le champ
d’étude des représentations sociales n’y fassent pas allusion. Certes, il
est aisé de comprendre que, prises dans les débats épistémologiques
suscités par l’histoire événementielle et scientifique, chacune des
sciences sociales reste cantonnée dans son espace disciplinaire pour
surmonter les crises qui s’y sont déclarées. Mais lorsque l’attention se
déplace de façon si sensible vers l’interaction, le sujet pensant et agis-
sant, la vie de groupes qui établissent leur identité et leur différence
dans et par leurs représentations, pourquoi ne répond-elle pas à cette
suggestion de Duby (1961) d’emprunter « les curiosités stimulantes »
des sciences psychosociales. Les sciences sociales y gagneraient sans
doute dans l’affinement de leurs analyses qui se bornent souvent à dé-
crire des états de représentation, étudiés comme produits et dans leur
fonction au sein de la vie des collectifs, négligeant l’analyse de leurs
processus [66] de production. Il y aurait ici, l’occasion d’une heureuse
collaboration, selon les types de relations entre disciplines dont le vœu
a été évoqué en ouverture de ce chapitre. Mais il faudrait pour cela
que soit reconnue la validité de l’approche psychologique pour les
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 122

sciences sociales. Celle-ci revendiquée à l’aube du 20e siècle a peu à


peu perdu de sa légitimité. Il revient peut-être aux tenants du champ
d’étude des représentations sociales dont certaines approches
s’efforcent de maintenir le lien avec les perspectives des sciences so-
ciales, de renouer un dialogue fécond.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 123

[67]

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre 5
Le mouvement de retour
vers le sujet et l’approche
des représentations sociales *

II est désormais possible de briser le si-


lence imposé à toutes les conceptions du su-
jet, de ses représentations, de ses combats.
Alain Touraine

Retour au sommaire

Dès l’ouverture du champ d’étude des représentations collectives


et sociales, la construction théorique de ces objets comme l’étude em-
pirique des phénomènes qui leur correspondent n’ont pas manqué de
soulever une interrogation sur leur relation avec les représentations
individuelles et sur le statut accordé au sujet énonciateur et producteur
des représentations, fut-il individuel ou social. Cette interrogation se
retrouve exprimée, explicitement ou en creux, dans la façon dont la
notion de représentation sociale et/ou collective a été élaborée au
cours du temps aussi bien par le précurseur, Durkheim (1895, 1898),
et l’initiateur, Moscovici (1961, 1976), de ce champ de recherche, que
par divers courants et travaux qui l’ont développé (cf. Jodelet, 2006c).
Si chez Durkheim la relation entre représentations individuelles et
collectives a pris la forme d’une opposition radicale, chez Moscovici
le fait de traiter de la représentation sociale comme une « élaboration

* Parution originale : 2008. Le mouvement de retour vers le sujet et


l’approche des représentations sociales. Connexions, 89, 25-46.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 124

psychologique et sociale » et d’en aborder la formation à partir de la


triangulation « sujet-alter-objet » (1970 12, 1984, 2000, 2013) conduit
à s’interroger sur la place réservée au sujet. Celui-ci est référé, plus ou
moins explicitement, dans différentes approches, soit comme réponse
élémentaire au sein des agrégats qui définissent une structure repré-
sentationnelle commune, soit comme lieu d’expression d’une position
sociale, soit comme porteur de significations circulant dans l’espace
social ou construites dans l’interaction. Certains auteurs se sont préoc-
cupés de la relation entre les représentations qui sont individuelles et
celle qui sont sociales, allant jusqu’à parler de « représentations so-
ciales individualisées », abordant la question [68] de dépasser les li-
mites du caractère social de représentations qui sont obtenues par la
sommation de contenus livrés par des individus, ou celle
d’appréhender la façon dont les individus s’approprient les représenta-
tions socialement partagées. Cependant, force est de constater que la
question du sujet n’a pas fait, jusqu’à présent, l’objet d’une réflexion
systématique dans l’approche théorique des représentations sociales.
On peut attribuer ce qui apparaît, dans une certaine mesure, comme
un vide théorique à deux ordres de raisons. En psychologie sociale, la
définition de son objet propre a conduit à une centration sur les phé-
nomènes d’interaction et de communication, localisant l’étude des re-
présentations sociales dans l’espace intermédiaire tissé par les rela-
tions sociales, au risque de perdre de vue la dimension subjective de
leur production. Un autre ordre de raisons est intervenu, à mon sens,
de manière plus décisive. Il tient au destin qu’a connu la notion de

12 II faut rappeler en effet que dès 1970, Moscovici avait posé cette triangula-
tion pour lever les difficultés rencontrées par la psychologie sociale dans la
définition de son unité d’analyse et d’observation. Pour dépasser l’optique
individualiste des points de vue taxonomique ou différentiel, il proposait une
optique sociale prenant « comme point focal l’unité globale constituée par
l’interdépendance, réelle ou symbolique, de plusieurs sujets dans leur rap-
port à un environnement commun, que celui-ci soit de nature physique ou
sociale. Une telle perspective est applicable aux phénomènes de groupe aus-
si bien qu’aux processus psychologiques et sociaux et intègre le fait de la re-
lation sociale dans la description et l’explication des phénomènes psycholo-
giques et sociaux. Dans ce cas, la relation sujet-objet est médiée par
l’intervention d’un autre sujet, d’un Alter, et devient une relation complexe
de sujet à sujet et de sujets à objets » (p. 33).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 125

« sujet » dans les sciences et la philosophie sociales, particulièrement


au cours de la seconde moitié du 20e siècle.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs courants
de pensée ont convergé pour discréditer la notion de sujet. Cependant,
les conjonctures historiques et épistémologiques qui ont marqué la fin
du siècle se sont traduites par la remise en cause de leurs paradigmes
jusqu’alors dominants, entraînant un renversement des positions dont
la psychologie sociale ne saurait éviter de tenir compte. D’autant que
ce renversement associe à la réhabilitation de la notion de sujet une
reconnaissance de celle de représentation comme phénomène social
majeur. L’examen de ce destin devrait permettre de dégager quelques
pistes pour avancer dans la réintégration du sujet dans l’approche
théorique des représentations sociales.

LA MORT DU SUJET

En taillant gros, on peut dire que la notion de sujet, associée aux


idées d’individualisme, d’humanisme et de conscience, a été rejetée
sous les coups d’anathèmes issus du positivisme, du marxisme, du
structuralisme et du postmodernisme, ou résultant de la combinaison
de certaines de ces perspectives. Tout d’abord, et dès le 19e siècle,
s’est amorcé un mouvement dont Nietzsche fut une figure de proue,
récusant l’idée que la pensée est le propre d’un sujet personnel et res-
ponsable. Ce mouvement a trouvé ses raisons dans l’ensemble des
« théories du soupçon » (le marxisme, la psychanalyse, le structura-
lisme) qui ont dénoncé le caractère illusoire d’une conscience transpa-
rente à elle-même. Plus spécifiquement, l’anathème positiviste a trou-
vé deux expressions, annulant le sujet sous la détermination de causa-
lités objectivantes. D’une part, en psychologie, le béhaviorisme a éli-
miné le sujet en raison de son identification avec la notion de cons-
cience, de boîte noire inaccessible à l’investigation scientifique.
D’autre part, dans les sciences sociales, l’objectivisme, réifiant les
processus sociaux, a réduit le monde à un « théâtre de marionnettes »,
selon l’image de Simmel. L’anathème marxiste, voyant dans l'indivi-
dualisme le produit d’une idéologie de classe et rejetant l’idée d’une
conscience libre coupée de ses conditions matérielles, a situé le sujet
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 126

du côté de la fausse conscience. L’anathème structuraliste, s’en pre-


nant au discours de l’humanisme, a oblitéré le sujet originaire et fon-
damental sous le jeu des fonctionnements inconscients d’ordres psy-
chique, linguistique, social. L’anathème postmoderniste, ciblant le
sujet du cartésianisme et son caractère unitaire et substantiel, a disper-
sé le Soi — le self qui est une objectivation de l’identité et non un su-
jet — sous les « techniques sociales de saturation », pour reprendre
une expression de Gergen (1991). Ces condamnations ont sous-tendu
ce que Touraine (2007) appelle un « discours interprétatif dominant »
qui déplaça la recherche vers des lieux extérieurs au sujet dans
l’analyse et l’interprétation des faits sociaux et des conduites hu-
maines et sociales, avec un effet sur les paradigmes d’investigation
psychologique et sociale. Dans le champ de la psychologie sociale,
[69] ce mouvement de rejet a eu des conséquences positives en ce
qu’il a permis de réintroduire la dimension sociale dans l’approche
des phénomènes étudiés. Mais, dans le même temps, cela a conduit à
l’élimination de l’idée de sujet comme entité psychologique et men-
tale, l’attention se portant uniquement sur les phénomènes
d’interaction, excluant tout un espace ayant à voir avec la dynamique
psychique qui sous-tend la production de la pensée et de l’action et
externalisant les phénomènes de représentation.
Cette orientation a entraîné l'oubli ou la négligence de certaines
contributions qui ont entrepris, dès l’ouverture du champ d’étude des
représentations sociales, d’approcher leur dimension subjective 13. Je
pense, entre autres, à l’apport de Kaës (1976) concernant l’appareil
psychique des groupes ou à celui de l’égo-écologie (Zavalloni, 2007)
qui depuis trente ans s’attache, à propos des processus identitaires,
aux relations entre représentations sociales et subjectivité. De tels
points de vue renvoient à un sujet qui ne serait pas un individu isolé
dans son monde de vie, mais serait authentiquement social ; un sujet
qui intériorise, s’approprie les représentations tout en intervenant dans

13 En 1970, Moscovici déclinant ce qui lui paraissait entrer dans les « thèmes
prioritaires qui constituent ce que l’on peut appeler l’objet d’une science »,
avait inclus, à côté de l’idéologie, de la communication, les rapports entre et
dans les groupes sociaux « dont l’étude touche à un problème fondamental
de la psychologie sociale : celui de la constitution du « sujet social » (indi-
vidu ou groupe) qui reçoit dans et par la relation existence et identité so-
ciales » (p. 63).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 127

leur construction. Il serait temps, au moment où l’on observe un ren-


versement de perspective dans les sciences humaines, de renouer avec
cette tradition. D’autant que les études menées dans le champ des re-
présentations sociales ciblent aussi bien des individus insérés dans, et
partie prenante de, réseaux et contextes sociaux que des collectifs de
nature diverse (groupes, communautés, ensembles définis par une ca-
tégorie sociale, etc.). Pour avancer dans cette direction, il convient
d’ouvrir une parenthèse sur les réflexions menées, au plan philoso-
phique, sur la notion de sujet. Cela pour deux raisons : d’une part, on
a souligné que les sciences humaines se sont ouvertes au dialogue
avec la philosophie (Dosse, 1995) ; d’autre part, en psychologie so-
ciale, les critiques de l’approche des représentations sociales cher-
chent souvent un appui dans des textes philosophiques, s’agissant par-
ticulièrement des phénomènes mentaux et discursifs. Il va de soi que,
dans le cadre de cet article, il ne saurait être question de couvrir toutes
les discussions relatives au concept de sujet. Je me bornerai donc à
quelques références qui ont un rapport direct avec l’articulation de la
subjectivité et des représentations, après un détour par le débat sur la
tradition classique.

Excursus sur le sujet cartésien

En effet, bien des discours de récusation du sujet ont pour cible


centrale un prétendu « sujet cartésien » qui est associé à la représenta-
tion. Ces critiques ont eu un effet notable sur la conception de la re-
présentation sociale comme mode de connaissance reliant un sujet et
un objet, écartant la validité d’une exploration des formes mentales au
profit de la seule discursivité, et soulevant la question des rapports
avec les sciences cognitives. Or, avec la fin du 20e siècle, des voix se
sont élevées pour redresser certaines mésinterprétations du dualisme
de Descartes, dont la réflexion a constitué, selon Chomsky (2006), la
première révolution cognitive qui a « grandement stimulé » la seconde
révolution cognitive contemporaine, sous trois rapports, à savoir :
l’intérêt pour la nature de la conscience et la logique présidant à la
cohérence des actions humaines, les théories de l’esprit et de ses rap-
ports avec les fonctionnements corporels, l’étude du langage marquée
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 128

par « la confluence d’idées au cachet traditionnel et oubliées depuis


longtemps » (p. 98).
[70]
On a pu parler, à propos des assertions du postmodernisme ou de la
philosophie de l’esprit, d’un « cartésianisme de caricature » (Jacques,
2000) en raison des contresens opérés par certains auteurs anglo-
saxons en assimilant le cogito au « sens intime », à l’introspection que
Descartes rejetait, ou en « substantialisant » ce qui n’était qu’une pro-
position existentielle par laquelle le je, le moi se pose face à Dieu ou au
monde. La limitation de la philosophie de Descartes à la dualité âme-
corps ou au dualisme pensée-étendue correspondrait à un « usage in-
certain » des sciences humaines et à une tradition culturelle qui ont
conduit à une « mauvaise lecture » et à des « lieux communs » tradui-
sant plusieurs incompréhensions liées à la méconnaissance d’un projet
anthropologique fondé sur l’union de l’âme et du corps (Milon, 2007).
Et de fait, certains auteurs ont pointé dans l’articulation du corps et de
l’ego chez Descartes 14 les prémisses de l’usage philosophique de la
notion de chair comme pensée incarnée (Merleau-Ponty, 1964), et de
celle de l’assomption phénoménologique d’une intersubjectivité (Hus-
serl, 1950).
Pour d’autres, les expressions « sujet cartésien » et « subjectivité
cartésienne » correspondent à « une invention qui est un quiproquo »
de traduction, repérée surtout chez Kant, mais induisant chez d’autres
auteurs, notamment Heidegger, des erreurs d’interprétation du sens du
cogito (Balibar et al., 2004). Enfin, il se trouve aujourd’hui un philo-
sophe comme Zizek (1999) pour « réaffirmer le sujet cartésien »
contre le pacte tacite qui l’évacue, en reprenant une lecture politique
et psychanalytique du cogito qui en dénie la transparence et en montre
la face obscure. Par ailleurs, on a insisté sur la dimension de revendi-
cation et de critique que comporte la position du Je, comme l’indique
Canguilhem (1993, p. 29) : « Penser est un exercice de l’homme qui
requiert la conscience de soi dans la présence au monde, non pas
comme la représentation du sujet Je mais comme sa revendication, car

14 Voir notamment, dans la sixième Méditation (1641), la célèbre phrase : « Je


ne suis pas logé dans mon corps comme un pilote dans son navire, mais,
outre cela, je lui suis conjoint très étroitement, tellement confondu et mêlé
que je compose comme un seul tout avec lui » (1949, p. 217).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 129

cette présence est vigilance et plus exactement sur-veillance. [...] Le


Je surveillant du monde des choses et des hommes c’est aussi bien le
Je de Spinoza que le Je de Descartes. [...] Assigner à la philosophie la
tâche spécifique de défendre le Je comme revendication incessible de
présence/surveillance, c’est ne lui reconnaître d’autre rôle que celui de
la critique. »

L’émergence de la subjectivité

Cette inscription active dans le monde trouve un écho dans toute la


réflexion contemporaine qui situe la question du sujet dans une pers-
pective politique et historique. Cette réflexion intéresse surtout le mi-
lieu intellectuel français, mais elle a influencé la pensée de courants
contestataires, particulièrement dans le féminisme d’outre-Atlantique,
celui de Butler (1995). Il s’avère qu’elle a des implications impor-
tantes pour les sciences sociales, par suite de l’identification entre la
problématique de la subjectivité et celle de la sujétion.
Ainsi, pour Deleuze et Guattari (1980) le sujet moderne du sys-
tème capitaliste est décrit par deux paradigmes : celui de la servitude,
qui vient du latin servus, l’asservissement, et celui de la sujétion,
l’assujettissement de l’individu à des règles et à des objectivations. La
sortie de l’un et l’autre état suppose une libération dans la construc-
tion de la relation à soi-même à travers diverses modalités pratiques.
Les formes et les figures de la subjectivité sont créées et façonnées,
dans le devenir historique, par les conditions sociales et les institu-
tions, que Guattari nomme des « équipements collectifs de subjectiva-
tion » et qui sont d’ordres religieux, politique, technique, artistique,
etc. Constat qui laisse ouverte une possibilité de changement : « La
subjectivité demeure aujourd’hui massivement contrôlée par des dis-
positifs de pouvoir et de savoir [71] qui mettent les innovations tech-
niques, scientifiques et artistiques, au service des figures les plus ré-
trogrades de la socialité. Et pourtant, d’autres modalités de production
subjective — celles-là processuelles et singularisantes — sont conce-
vables. Ces formes alternatives de réappropriation existentielle et
d’auto-valorisation peuvent devenir demain la raison de vie des col-
lectivités humaines et des individus qui refusent de s’abandonner à
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 130

l’entropie mortifère caractéristique de la période que nous traver-


sons » (Guattari, 1986, p. 18).
Un mouvement semblable se repère chez Foucault, qui affirme
avoir toujours été préoccupé par le sujet, fil rouge de sa réflexion. En
1982, définissant le but de son travail au cours des vingt dernières an-
nées, il dit que son objectif « n’a pas été d’analyser les phénomènes de
pouvoir ni de jeter les bases d’une telle analyse. J’ai cherché plutôt à
produire une histoire des différents modes de subjectivation de l’être
humain dans notre culture » (2001 b, p. 1041). Dans cette visée géné-
rale se situe l’entreprise d’une histoire de la sexualité comme expé-
rience, entendant par expérience « la corrélation, dans une culture,
entre domaines de savoir, types de normativité et formes de subjecti-
vité » (ibid, p. 1559). Et la tâche qu’il assigne à la philosophie est une
émancipation du sujet : « Sans doute l’objectif principal aujourd’hui
n’est-il pas de découvrir, mais de refuser ce que nous sommes. Il nous
faut imaginer et construire ce que nous pourrions être pour nous dé-
barrasser de cette sorte de « double contrainte » politique que sont
l’individualisation et la totalisation simultanées des structures de pou-
voir moderne. » Il ne s’agit pas d’« essayer de libérer l’individu de
l’État et de ses institutions, mais de nous libérer nous de l’État et du
type d’individualisation qui s’y attache. Il nous faut promouvoir de
nouvelles formes de subjectivité en refusant le type d’individualité
qu’on nous a imposé pendant plusieurs siècles » (ibid., p. 1051).
Foucault situe dans les années 1950 la sortie de la fascination hé-
gélienne grâce à des auteurs comme Bataille, Blanchot, Klossowski
qui « ont fait apparaître le problème du sujet comme problème fon-
damental pour la philosophie et la pensée moderne », avec l’abandon
de l’idée, défendue par la philosophie classique et combattue par les
structuralistes, selon laquelle le sujet a un caractère « fondamental et
originaire ». « Le sujet a une genèse, le sujet a une formation, le sujet
a une histoire ; le sujet n’est pas originaire » (ibid., p. 590). Dans sa
quête d’une « nouvelle pensée du sujet », Foucault tente ainsi
d’« explorer ce que pourrait être une généalogie du sujet, tout en sa-
chant bien que les historiens préfèrent l’histoire des objets et que les
philosophes préfèrent le sujet qui n’a pas d’histoire. Ce qui n’empêche
pas de me sentir une parenté empirique avec ce qu’on appelle les his-
toriens des « mentalités » et d’une dette théorique à l’égard d’un phi-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 131

losophe comme Nietzsche qui a posé la question de l’historicité du


sujet » (200la, p. 506).
Qui s’intéresse aux représentations sociales ne peut qu’être sen-
sible à cette proximité déclarée avec l’histoire des mentalités et ne
peut, par ailleurs, manquer de relever que quand Foucault traite spéci-
fiquement du sujet, comme c’est le cas dans le cours du Collège de
France Herméneutique du sujet (2001a), il recourt à la notion de re-
présentation comme « ensemble des idées ». L’ouvrage est le seul
dont l’index comporte le terme de représentation, qui est référé dix-
huit fois. Les passages où ce terme est utilisé font apparaître que la
représentation intervient dans le processus de subjectivation comme
objet d’un travail de réflexion et de choix, dans le cadre des tech-
niques du soi et de la connaissance de soi exercées dans l’Antiquité.
De plus, ce travail sur les représentations s’opère sous l’orientation
d’un directeur de conscience, ce qui renvoie au rôle que joue
l’interaction dans l’élaboration de la représentation de soi.

LE RETOUR DU SUJET
DANS LES SCIENCES SOCIALES

La liaison entre sujet historicisé et représentations comme la corré-


lation de leur changement vont se retrouver dans les nouveaux para-
digmes des sciences sociales. La fin des « grands récits », [72]
l’abandon de ce que l’on appela la « pensée russe » ou la « pensée
chinoise » (Rioux & Sirinelli, 1997) après l’effondrement de l’empire
soviétique et l’émergence d’une pensée postmoderne ont entraîné,
dans les sciences sociales, des bouleversements qui eurent pour con-
séquence tout à la fois, la réhabilitation du concept de représentation
et l’affirmation de la nécessité d’un retour à l’idée de « sujet actif et
pensant », ainsi qu’une nouvelle interrogation sur le lien social. Selon
Dosse (1995) les sciences humaines, dans leur ensemble, ont pris « en
compte une conception qui n’est plus ni celle de la divinisation du su-
jet, ni celle de sa dissolution ». La complexité croissante des pro-
blèmes les conduit à postuler « une forme d’indétermination rendant
impossible et vain l’enfermement de l’homme dans une logique ex-
clusiviste, qu’elle soit morale, nationale, génétique, neuronale ». Par
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 132

ailleurs, cette « nouvelle interrogation sur le lien social implique une


autre échelle d’analyse, plus proche des acteurs sociaux. Le quotidien,
les représentations jouent le rôle de leviers méthodologiques qui per-
mettent de s’intéresser davantage à l’instituant qu’à l’institué » (p.
418).
De ce fait, la manière dont l’individu a été conceptualisé dans son
rapport à la société a changé. Le rapport individu/société initialement
formulé en termes d’opposition, entre acteur ou agent et système so-
cial ou structure, a évolué dans un sens qui rapproche, dans leur ac-
ception, les notions d’acteur et d’agent, et les fait rejoindre la notion
de sujet.
S’écartant d’une conception de l’individu orienté par ses intérêts et
ses intentions privées, le terme d’acteur est d’un usage généralisé dans
les sciences sociales, depuis Parsons. Dans un premier temps, l’acteur
a été considéré comme se manifestant par des conduites sociales, per-
sonnelles et collectives. Celles-ci reflètent des assignations de rôle, de
statut et dépendent de processus de socialisation. Elles sont définies
par leur conformité ou leur déviance par rapport au système des
normes dominantes en fonction duquel leur sens est fixé. Cette inter-
prétation mettait en position de subordination l’acteur qui joue des
rôles imposés par une place sociale, sans autonomie face à une société
régie par les impératifs du pouvoir et du profit. L’évolution du traite-
ment de la notion d’acteur a par la suite mis en exergue la possibilité
de choix rationnels et la capacité d’opposition aux contraintes du sys-
tème, la rapprochant de celle d’agent, particulièrement développée
dans la tradition anglaise, inspirée par Giddens.
Poser l’individu comme agent implique la reconnaissance chez ce
dernier d’un potentiel de choix de ses actions lui permettant
d’échapper à la passivité vis-à-vis des pressions ou contraintes so-
ciales, et d’intervenir, de manière autonome, dans le système des rela-
tions sociales en tant que détenteur de ses décisions et maître de son
action. Développant la notion d’agent, Giddens (1982) a dénoncé
l’erreur introduite dans la pensée française par le structuralisme qui a
confondu une histoire sans sujet transcendantal avec une histoire sans
sujets humains connaissants (knowledgeable) et capables d’exercer
une réflexion sur leur situation et leur savoir. Contre l’idée d’une his-
toire sans sujet (subject-less-history), il propose, dans sa théorie de la
structuration, de considérer les êtres humains comme des agents con-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 133

naissants, même s’ils agissent à l’intérieur des limites, historiquement


spécifiées, que posent des conditions sociales qu’ils ne reconnaissent
pas et des conséquences de leur acte qu’ils ne peuvent prévoir. Con-
ception qui s’approche singulièrement de celle de sujet et met au pre-
mier plan la question des modes de connaissance sur lesquels s’étaye
l’action.
L’évolution parallèle des deux termes culmine dans les réflexions
récentes de Touraine. Celui-ci pousse le rapprochement entre acteur et
sujet jusqu’à produire une théorie du sujet afin d’intégrer les trans-
formations affectant, du fait de la mondialisation, la réflexion des in-
dividus et des groupes que marquent une volonté de liberté,
d’affirmation de leur singularité ou de leur particularité, et une reven-
dication identitaire, un désir de reconnaissance pour soi et les autres.
Pour cerner cette nouvelle réalité qui s’impose au regard du cher-
cheur, il faut « abandonner nos principes apparemment les mieux as-
surés, nos représentations les plus classiques de la société [73] et des
acteurs sociaux ». La nouvelle demande sociale est celle « du droit à
avoir des droits » ; l’idée de sujet est convoquée par la « transforma-
tion d’une conscience de soi qui devient plus forte que la conscience
des règles, des normes ainsi que des exigences des systèmes dans les-
quels on vit et agit » (Touraine, 2007, p. 16).

Le tour subjectiviste
en histoire et en anthropologie

Le renversement de perspective se retrouve dans les autres disci-


plines sociales en raison d’une crise que l’on situe à partir des années
1980. Comme je l’ai indiqué dans le chapitre précédent (chap. I-IV), cette
crise découla, d’un point de vue épistémologique, de la remise en
cause des déterminismes économiques et des conditionnements so-
ciaux comme de la récusation du modèle positiviste ou du caractère
dogmatique du linguistic turn. L’émergence d’un courant de critique
propre au champ historique 15 et les perspectives ouvertes notamment

15 On a notamment remis en question le modèle de la longue durée de Braudel


qui a longtemps orienté l’école des Annales, et dénoncé une « réification »
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 134

en micro-histoire 16, fournirent aux historiens les raisons d’un chan-


gement d’échelle dans l’approche et la définition des objets d’étude.
Ils préconisèrent le respect de la complexité des phénomènes étudiés,
la réhabilitation de l’expérience des acteurs sociaux, considérés dans
leur singularité et soulignant l’importance du contexte particulier qui
donne sens à l’expérience.
Sur le plan collectif, cela conduisit à considérer le rôle des sujets
tenus pour « pensants et agissants » et à reconnaître l’importance des
revendications identitaires dans des luttes pour la domination et la re-
connaissance sociale. L’étude de ces luttes qui engagent la structura-
tion du social a mis l’accent sur « les stratégies symboliques qui dé-
terminent positions et relations et construisent, pour chaque classe,
groupe ou milieu, un être-perçu constitutif de son identité » (Chartier,
1989). De telles affirmations résonnent d’une singulière proximité
avec l’optique psychosociale, dont elle déplace le centre de gravité de
l’individu manifestant son appartenance groupale à l’affirmation iden-
titaire d’une collectivité par des processus symboliques régissant des
rapports sociaux.
On a pu ainsi parler d’un nouveau paradigme, le « paradigme sub-
jectiviste » pour reprendre une expression de Noiriel (1989). Ce der-
nier, évoquant la possibilité pour la sociologie de contribuer au dépas-
sement des impasses de l’histoire quantitative, propose de recourir à
des notions comme celles d’expérience vécue et de sens investi par les
individus dans leurs conduites, d’une part, et celles d’objectivation
sous l’espèce d’évidence quotidienne, et d’intériorisation référant au
processus par lequel les normes et les valeurs sociales sont intégrées
dans l’espace intérieur des individus, d’autre part.

de concepts comme la classe, le territoire ainsi que le privilège donné aux


processus globaux.
16 La micro-histoire émergea en Italie dans les années 1970, avec l’école de
Bologne et des auteurs comme Ginzburg et Levi, dont les travaux centrés
sur des personnages singuliers, un prêtre, un meunier, inscrits dans une his-
toire familiale et un réseau de relations sociales, ont fait droit au besoin de
faire entendre, de donner voix aux acteurs inconnus et de montrer comment
des phénomènes larges comme l’industrialisation, la modernisation, la for-
mation de l’État sont le résultat de stratégies et de trajectoires individuelles
et familiales. De sorte que les phénomènes d’agrégation et de désagrégation
sociales se trouvent reconstruits du point de vue des conduites et des identi-
tés individuelles.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 135

En anthropologie, l’intégration des apports de la psychanalyse et


des sciences cognitives chez des auteurs comme Godelier (2007) et
Descola (2006) a orienté l’attention vers les processus psychiques et
cognitifs qui participent des organisations sociales et structurent la
formation des identités des sujets sociaux inscrits dans un ordre sym-
bolique et politique. Ainsi, Godelier, reconstruisant « la naissance à
soi du sujet social », insiste sur le fait qu’à travers le langage, « les
autres sont en lui et avec lui », et qu’à travers les interactions, il inté-
riorise la vision culturelle de [74] son moi. « La présence idéelle et
émotionnelle dans les individus des rapports sociaux qui caractérisent
leur société constitue la part subjective de ces rapports sociaux, un
ensemble de représentations et de valeurs qui se trouvent présentes
tout autant dans l’individu que dans ses rapports aux autres,
puisqu’elles donnent sens à leurs rapports. Par là nous voyons que les
rapports sociaux n’existent pas seulement entre les individus, ils sont
également en eux — sous diverses formes » (p. 179). Descola avance
l’hypothèse suivante (cf. aussi chap. I-IV) : que la manière de structurer
l’expérience du monde et d’autrui dans les différentes cultures et
époques est régie par des processus cognitifs. Elle procède selon deux
modalités opérant dans, et prises en charge par, tous les membres d’un
collectif : d’une part, l’identification par laquelle sont posées les différences
et les ressemblances entre soi et les autres existants — humains et non
humains ; d’autre part, la relation définissant les liens établis entre les
existants. Cette caractérisation à partir d’un fonctionnement cognitif
qui renvoie à une intériorité, sinon à une subjectivité, permet d’établir
des modèles d’organisation des relations sociales qui pourraient être
applicables à l’étude des représentations sociales dans des espaces so-
ciaux définis.

LES REPRÉSENTATIONS SOCIALES


ET LE SUJET

Toutes ces évolutions repérées dans les sciences sociales devraient


inciter les psychologues sociaux qui traitent des représentations à ap-
profondir les moyens d’analyse de tout ce qui a à voir avec la subjec-
tivité. Reconnaître l’existence d’un sujet n’implique pas pour autant
supposer chez lui un état de solipsisme. Les modèles de
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 136

l’intériorisation dont le parangon est l’habitus de Bourdieu, celui de la


psychanalyse et les différentes conceptualisations sociales du rapport
à l’autre (Jodelet, 2005/ ? - cf. chap. IV-1) intériorise l’autre dans le
sujet. En psychologie sociale, Zavalloni (2007) montre la part qui re-
vient à la représentation de l’altérité dans la structuration d’une identi-
té engageant également la corporéité. Plus récemment, Markova
(2007), inspirée par Bakhtine, rapporte à la dialogicité aussi bien la
formation des catégories de pensée que celle des représentations, dans
une reprise ontologique de l’opposition distinctive empruntée à
l’anthropologie 17. Toutefois, la nécessité d’écarter une vision solip-
siste du sujet n’implique nullement de rapporter les systèmes de pen-
sée à une pure structuration par l’échange langagier. Le heu de la ren-
contre intersubjective se trouve, comme le montre Merleau-Ponty
(2003), dans le champ de l’institution qui signifie « établissement
dans une expérience (ou dans un appareil construit) de dimensions (au
sens général, cartésien : système de référence) par rapport auxquelles
toute une série d’autres expériences auront sens et feront une suite,
une histoire ». Le sujet comme autrui est inséparablement institué et
instituant : « Je me projette en lui et lui en moi, il y a projection-
introjection, productivité de ce que je fais en lui et de ce qu’il fait en
moi, communication vraie par entraînement latéral : il s’agit d’un
champ intersubjectif ou symbolique, celui des objets culturels, qui est
notre milieu, notre charnière, notre jointure » (pp. 35- 38).
Ce qui paraît important de développer dans le futur serait d’étudier
de quelle manière un travail sur les représentations peut, tout à la fois,
tirer parti de, et contribuer à, un travail sur la subjectivation, d’un
double point de vue théorique et pratique. L’aperçu, certes limité, qui
vient d’être donné pourrait fournir certaines orientations, qu’il
s’agisse de la liaison entre subjectivité et représentation, sur le plan de
la production des connaissances et des significations, des effets [75]
sur les contenus représentationnels imputables aux formes de subjec-
tivation liées aux cadres sociaux et historiques ou du rôle des repré-

17 On notera qu’au sein même de l’anthropologie, diverses interprétations de


cette opposition ont été proposées depuis Evans-Pritchard, qui la fait décou-
ler d’un processus de différenciation sociale où le « non-nous » est néces-
saire à l’affirmation identitaire d’un « nous », jusqu’à Héritier qui fonde la
formation binaire des catégories de pensée sur l’expérience originaire et
primordiale du corps sexué.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 137

sentations dans la constitution des subjectivités et de leur affirmation


identitaire.
De ce dernier point de vue, il serait intéressant de voir comment
l’intervention sur les représentations endossées par chacun peut con-
tribuer à un changement de subjectivité. Cette perspective n’est pas
nouvelle. Foucault l’a abordée à propos des techniques du soi. Sur le
plan empirique, il suffit de revenir sur les différents modèles proposés
pour l’intervention sociale tant en sociologie qu’en psychosociologie
(Jodelet, 2012). Pour induire un changement, que ce soit à travers des
modes d’influence ou des processus d’interaction et de négociation de
sens en vue d’une re-signification de l’expérience des acteurs sociaux,
ces modèles d’intervention font toujours référence à un travail sur les
représentations, individuelles, sociales ou collectives. Ce travail sup-
pose la correction de croyances considérées comme inadéquates ou
fausses, la valorisation des savoirs de sens commun, la conscientisa-
tion critique des postures idéologiques, la réinterprétation des situa-
tions de vie, la mise en perspective des positions en fonction d’une
analyse des contextes de l’action et du point de vue des acteurs. De
telles perspectives impliquent que l’approche des représentations so-
ciales peut fournir, pour un changement social au niveau individuel ou
collectif et quelques soit le domaine d’intervention, la contribution la
meilleure, mais aussi la plus difficile. La meilleure parce que les fa-
çons que les sujets ont de voir, penser, connaître, sentir et interpréter
leur monde de vie et leur être au monde joue un rôle indiscutable dans
l’orientation et la réorientation des pratiques. La plus difficile, car les
représentations sociales sont des phénomènes complexes engageant le
jeu de nombreuses dimensions qui doivent être intégrées dans une
même appréhension et sur lesquelles il faut intervenir conjointement.
À cet effet, je propose un cadre d’analyse permettant de situer l’étude
de la représentation sociale dans le jeu de la subjectivité.

Les trois sphères d’appartenance


des représentations sociales

Pour analyser des représentations sociales portées par des individus


et des groupes localisés dans des espaces concrets de vie et, dépassant
le stade de la simple description d’états représentationnels, définir les
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 138

modalités d’une action transformatrice, je propose le schéma suivant


qui délimite les sphères ou univers d’appartenance des représenta-
tions.

[76]
S’agissant de leur genèse et de leurs fonctions, les représentations
sociales peuvent être rapportées à trois sphères d’appartenance : celle
de la subjectivité, celle de l’intersubjectivité et celle de la trans-
subjectivité. Comme le pose la théorie des représentations sociales
(Moscovici, 1961 ; Jodelet, 1989b), toute représentation sociale est
celle d’un objet et d’un sujet. Bien que l’on doive toujours prendre en
considération le type d’objet référé dans l’étude d’une représentation
sociale, le commentaire du schéma sera focalisé, pour des raisons ana-
lytiques, exclusivement sur le sujet pensant. Non sans souligner fer-
mement, comme il est indiqué dans les angles du schéma, que les su-
jets doivent être conçus non comme des individus isolés, mais comme
des acteurs sociaux actifs, concernés par les différents aspects de la
vie quotidienne qui se développe dans un contexte social d’interaction
et d’inscription. La notion d’inscription subsume deux types de pro-
cessus dont l’importance est variable selon la nature des objets et des
contextes considérés. D’une part, la participation à un réseau
d’interactions avec les autres, à travers la communication sociale —
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 139

ici je me réfère au modèle de la triangulation Ego-Alter-Objet proposé


par Moscovici (1984). D’autre part, l’appartenance sociale définie à
plusieurs niveaux : celui de la place dans la structure sociale et de la
position dans les rapports sociaux, celui de l’insertion dans des
groupes sociaux et culturels qui définissent l’identité, celui du con-
texte de vie où se déroulent les interactions sociales, celui de l’espace
social et public.
La notion de subjectivité nous conduit à considérer les processus
qui opèrent au niveau des individus eux-mêmes. Bien que nos re-
cherches visent à dégager les éléments représentationnels partagés, il
serait réducteur d’éliminer de notre examen ce qui correspond aux
processus par lesquels le sujet s’approprie et construit ces représenta-
tions. Ces processus peuvent être de nature cognitive, émotionnelle, et
dépendre d’une expérience dans le monde de vie (Jodelet, 2006b — cf.
chap. IV-3). Ils renvoient également à des états d’assujettissement ou
de résistance dont nous avons parlé plus haut. De ce point de vue, il
convient de distinguer les représentations que le sujet élabore active-
ment de celles qu’il intègre passivement, dans le cadre des routines de
vie ou sous la pression de la tradition ou de l’influence sociale. Il faut
aussi souligner que le sujet situé dans le monde l’est en premier lieu
par son corps, comme l’établit la phénoménologie. La participation au
monde et à l’intersubjectivité passe par le corps : il n’y a pas de pen-
sée désincarnée, flottant dans l’air. Cela nous conduit à intégrer dans
l’analyse des représentations les facteurs émotionnels et identitaires, à
côté des prises de position liées à la place sociale (Doise, 1990) et des
connotations qui vont caractériser, en fonction de l’appartenance so-
ciale, la structure des représentations (Abric, 1994). Les diverses fa-
cettes qualifiant le sujet n’entrent pas en jeu de façon systématique
dans la production des représentations sociales et leur importance re-
lative doit évidemment être rapportée au type d’objet représenté et à la
situation dans laquelle se forge la représentation. Quoi qu’il en soit, la
prise en compte du niveau subjectif permet de comprendre une fonc-
tion importante des représentations. Les représentations qui sont tou-
jours celles de quelqu’un ont une fonction expressive. Leur étude
permet d’accéder aux significations que les sujets, individuels ou col-
lectifs, attribuent à un objet localisé dans leur environnement social et
matériel, et d’examiner comment ces significations sont articulées à
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 140

leur sensibilité, leurs intérêts, leurs désirs, à leurs émotions comme au


fonctionnement cognitif et au jeu de l’imaginaire.
La sphère de l’intersubjectivité renvoie aux situations qui, dans un
contexte donné, contribuent à rétablissement de représentations élabo-
rées dans l’interaction entre les sujets, pointant en particulier les éla-
borations négociées et établies en commun par la communication ver-
bale directe. Les cas sont nombreux qui illustrent le rôle de l’échange
dialogique dont résultent la transmission d’information, la construc-
tion de savoir, l’expression d’accords ou de divergences à propos
d’objets d’intérêt commun, l’interprétation de thèmes pertinents pour
la vie des participants à l’interaction, la possibilité de création de si-
gnifications ou de resinifications consensuelles. [77] Ce type
d’échange est l’objet privilégié de la psychologie sociale et des inter-
ventions de type thérapeutique ou de celles qui sont destinées à des
individus ayant à modifier leur relation à une situation de vie dans un
contexte communautaire, ou de travail dans un cadre organisationnel.
Dans ces espaces d’interlocution, il est aussi fait recours à un univers
déjà constitué, sur le plan personnel ou social, de représentations.
Celles-ci interviennent comme moyens de compréhension, outils
d’interprétation et de construction des significations partagées autour
d’un objet d’intérêt commun ou d’accord négocié.
Finalement, la troisième sphère, celle de la trans-subjectivité, fut
moins prise en considération, du moins au cours des dernières années.
Elle se compose d’éléments qui traversent le niveau tant subjectif
qu’intersubjectif. Leur échelle domine aussi bien les individus et les
groupes que les contextes d’interaction, les productions discursives et
les échanges verbaux. L’emploi de la notion de trans-subjectivité, pré-
sente dans la phénoménologie, est ici directement tributaire de la ré-
flexion de R. Boudon (1995) sur « la rationalité subjective » et les
« raisons trans-subjectivement valides » d’endosser une croyance in-
dexée sur une situation (cadre spatio-temporel, champ social ou insti-
tutionnel, univers de discours) ou dérivant d’un « entrelacs de prin-
cipes, d’évidences empiriques, logiques ou morales » et de la partager
collectivement parce qu’elle fait sens pour les acteurs concernés.
Dans la formation des représentations sociales, la sphère de la
trans-subjectivité se situe en regard de celle de l’intersubjectivité et de
celle de la subjectivité, et renvoie à tout ce qui est commun aux
membres d’un même collectif. Cette communalité peut avoir, en effet,
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 141

plusieurs origines. Elle peut résulter de l’accès au patrimoine de res-


sources fournies, pour l’interprétation du monde, par l’appareil cultu-
rel. Celui-ci offre les critères de codification et de classification de la
réalité, les instruments mentaux, les répertoires qui servent à cons-
truire des significations partagées et constitue l’arrière-fond permet-
tant l’intercompréhension (Searle, 1972). Elle peut dépendre du jeu
des contraintes ou des pressions assignables soit à des conditions ma-
térielles d’existence, soit à des impositions liées à la structure des rap-
ports sociaux et de pouvoir, soit à la prégnance des systèmes de
normes et valeurs, soit à l’état des mentalités que les historiens traitent
comme des systèmes de représentations orientant les pratiques collec-
tives et assurant le lien social et l’identité collective. Elle renvoie éga-
lement à l’espace social et public où circulent des représentations pro-
venant de sources diverses : la diffusion par les moyens de communi-
cation de masse, les cadres imposés par les fonctionnements institu-
tionnels, les hégémonies idéologiques, etc. Traversant les espaces de
vie locaux, cette sphère constitue un milieu où baignent les individus.
Par leur circulation, les représentations ainsi générées dépassent le
cadre des interactions et sont endossées, sur le mode de l’adhésion ou
de la soumission, par les sujets. Pour donner un exemple du fonction-
nement de cette sphère, je prendrai le cas du jeu des représentations
dans la compréhension d’un événement politique.

La compréhension des événements

Les tendances récentes de l’interprétation de l’action dans les


sciences sociales mettent l’accent sur l’importance de l’événement,
surgissement inattendu dans un ordre temporel et un état des choses.
Deux directions sont suivies quand il s’agit de donner sens à un évé-
nement. Pour la science, ce sont les conséquences de l’événement qui
permettent d’en analyser les significations et la portée. Pour le sens
commun, ces dernières découlent de l’ancrage de l’événement dans le
système de pensée préexistant des personnes qui l’interprètent. Selon
les appartenances sociales, les engagements idéologiques, les sys-
tèmes de valeurs référentiels, etc., un même événement peut mobiliser
des représentations trans-subjectives différentes qui le situent dans des
horizons variables. En découlent de la part des sujets des interpréta-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 142

tions qui peuvent faire objet de débat et aboutir à des situations de


consensus ou de dissensus.
[78]
La notion d’horizon, empruntée à la phénoménologie, désigne ici
les domaines par rapport auxquels un même objet peut être situé.
L’objet qu’un sujet observe peut être considéré dans des horizons dif-
férents. Par exemple, je peux appréhender un arbre dans l’horizon ex-
terne que constitue la forêt ou le jardin où il est planté, en cherchant
ses différences et sa spécificité, sa contribution à l’effet esthétique
d’ensemble. Ou bien je peux l’appréhender dans son horizon interne,
en m’attachant à la texture de son écorce, l’arrangement de ses
branches, la forme de son feuillage pour en définir l’espèce, le déve-
loppement, l’état de santé ou la beauté, etc. Ces deux horizons
d’observation vont permettre de dégager, selon la perspective adoptée,
des propriétés différentes. La notion d’horizon dans lequel est encastré
l’objet permet de dépasser le caractère purement individuel de la no-
tion de perspective. Car ce mode d’approche des objets et des événe-
ments qui meublent notre monde quotidien fait appel à des systèmes
de représentations trans-subjectives qui modèlent et nuancent nos per-
ceptions.
Pour illustrer ce phénomène de mise en sens, je prendrai l’exemple
récent de l’affaire des caricatures de Mahomet parues au Danemark il
y a deux ans 1818). Cette affaire est une bonne illustration de la notion
d’horizon et du jeu des représentations trans-subjectives prises en

18 Je rappelle rapidement cet épisode et ses rebondissements. Un journal da-


nois d’extrême droite a publié une série de caricatures du prophète Mahomet
dont l’une, en particulier (une tête du prophète barbu dont le turban blanc
sert de niche à une bombe), souleva quatre mois plus tard, dans plusieurs
milieux et pays islamiques, un mouvement de protestation d’une ampleur et
d’une violence rares (manifestations de rue, attaque des ambassades da-
noises, crémation d’effigies et de drapeaux, etc.). Ce mouvement a entraîné
diverses réactions de réprobation et, dans le contexte démocratique français
une défense de la presse. Ainsi, l’hebdomadaire Charlie-Hebdo a reproduit
les caricatures en geste de solidarité et d’affirmation de la liberté de la
presse. Cette publication a entraîné des débats publics houleux et des prises
de position contradictoires. L’hebdomadaire, qui a été cité en justice par un
organisme officiel de représentation de la communauté musulmane, a reçu le
soutien de diverses personnalités du monde scientifique, juridique et poli-
tique. Le jugement a débouté les plaignants.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 143

charge par les sujets et convoquées dans les rhétoriques sociales. En


effet, l’analyse de contenu des débats suscités par cette affaire et qui
ont occupé pendant plusieurs mois l’espace public (presse, radio, tv)
montre que les arguments des protagonistes différaient selon l’horizon
dans lequel ils se plaçaient. Du côté de ceux qui se sont élevés contre
les caricatures, on distingue des références à :

1. Un horizon religieux conduisant à qualifier les caricatures de


blasphème. En effet, dans les religions juives et musulmanes, l’image
de Dieu ne peut faire l’objet d’une représentation imagée. Le pro-
phète, incarnation de Dieu, ne peut être représenté. Les caricatures
sont une violation d’un interdit sacré, un blasphème qui doit être con-
damné comme le furent les Versets sataniques de Salman Rushdie.
2. Un horizon communautaire. Les musulmans forment une com-
munauté et tout geste qui affecte l’un de ses éléments est attentatoire à
la communauté dans son ensemble. On développe alors une double
argumentation. Ou bien la caricature est une humiliation. Étant une
moquerie, elle est interprétée comme une insulte de plus adressée à
l’ensemble des musulmans qui revendiquent leur droit à croire et à
défendre leur croyance. L’insulte est ressentie comme une humiliation
par des peuples, souvent ex-colonisés, qui se sont toujours sentis en
butte au mépris et prennent la caricature comme une blessure narcis-
sique. Ou bien la caricature est un préjudice. Faisant équivaloir tous
les musulmans à une secte islamiste extrémiste et terroriste, elle cons-
titue un préjudice pour tous ceux qui s’identifient comme musulmans.
L’amalgame entre terrorisme et musulman est raciste et opéré au dé-
triment de toute la communauté qui se trouve rejetée dans un même
opprobre.
Du côté de ceux qui défendent les caricatures, on observe aussi une
argumentation fondée sur deux horizons de référence. Ou bien l’on se
place dans l’horizon de la démocratie et de la [79] Déclaration des
droits de l’homme de 1948, la caricature alors relève d’un droit inalié-
nable et universel, assurant la liberté d’expression qui doit primer sur
la croyance religieuse. Ou bien l’on se place dans un horizon poli-
tique, et l’on pointe l’histoire d’une manipulation. Tout en condam-
nant le journal danois en raison de son orientation d’extrême droite,
on souligne le retard de la réaction de la part des milieux musulmans.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 144

On dénonce alors, dans la mobilisation des masses, une manipulation


islamiste, une mainmise du politique sur la crédulité des foules.

L’interaction entre les sphères


d’appartenance des représentations

L’analyse des débats a montré non seulement l’irréductibilité des


positions, mais aussi le fait que les horizons ne sont pas forcément
compatibles ou cumulables à l’intérieur d’une même prise de position.
Cet exemple montre qu’un même objet ou événement pris dans des
horizons différents, donne lieu à des échanges d’interprétation, des
confrontations de position par lesquelles les individus expriment une
identité et une appartenance. Chacun des horizons met en évidence
une signification centrale de l’objet en fonction de systèmes de repré-
sentations trans-subjectives spécifiques aux espaces sociaux ou pu-
blics dans lesquels évoluent les sujets. Ceux-ci s’approprient ces re-
présentations en raison de leur adhésion, de leur affiliation à ces es-
paces.
La sphère de la trans-subjectivité, pour avoir été référée à un ni-
veau social global ou assimilée à un système rigide de détermination,
n’a pas fait l’objet d’une attention spécifique dans l’étude des repré-
sentations sociales, voire elle a été évacuée des préoccupations des
chercheurs qui désiraient respecter le potentiel de créativité et de li-
berté propre à la nouvelle modernité. Cependant, comme l’indique
l’exemple des caricatures, non seulement on ne peut négliger de la
prendre en compte, mais elle permet d’affiner l’analyse du jeu des
idées et des représentations. En outre, comme il apparaît à propos de
l’expérience (Jodelet, 2006b, cf. chap. IV-3), de nouvelles perspec-
tives tentent d’établir un pont entre cette sphère et les autres. Enfin, la
rencontre entre ces sphères ouvre un espace de communication et de
liberté, ainsi que le montrent des auteurs comme Arendt et Habermas.
Pour Arendt (1983), les conditions d’existence, qu’elles soient na-
turelles ou créées par les hommes, modèlent l’expérience subjective :
« L’influence de la réalité du monde sur l’existence humaine est res-
sentie, reçue comme force de conditionnement » (1983, p. 43). Ces
conditions d’existence sont le ressort de l’exercice de la « pensée »,
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 145

distinguée, à la suite de Kant, de la « connaissance », qui se réfère à


un savoir positif. Arendt pose que nous pensons à partir de notre
propre expérience et que, par le biais de la pensée, notre vie devient
communicable, partageable et compréhensible par les autres. La pen-
sée reformule ce qu’imposent nos conditions d’existence, et le rend
valide pour une communauté d’êtres humains et pas seulement pour
une seule personne. De sorte que la pensée du sujet, modelée par la
sphère trans-subjective, ici incarnée dans les conditionnements so-
ciaux, devient une voix/voie de l’intersubjectivité. A quoi l’on pour-
rait ajouter, concernant le rapport pensée/connaissance, le fait que la
pensée propre du sujet est aussi une façon de résister et de poser son
autonomie par rapport au savoir et à la connaissance scientifique. Une
réflexion de Canguilhem (1978) concernant le champ médical
l’illustre parfaitement : « Le malade est un Sujet, capable
d’expression, qui se reconnaît comme Sujet dans tout ce qu’il ne sait
désigner que par des possessifs : sa douleur et la représentation qu’il
s’en fait, son angoisse, ses espoirs et ses rêves. [...] Il est impossible
d’annuler dans l’objectivité du savoir médical la subjectivité de
l’expérience vécue par le malade. Cette protestation d’existence mé-
rite d’être entendue, alors même qu’elle oppose à la rationalité d’un
jugement bien fondé la limite d’une sorte de plafond impossible à cre-
ver. »
De même trouve-t-on chez Habermas (1987) une reconnaissance
des contraintes qui constituent un espace de trans-subjectivité, tout en
conférant à l’intersubjectivité et au langage un statut de [80] garantie
de liberté. « L’infrastructure linguistique de la société est un moment
d’un contexte qui, certes toujours médiatisé par des symboles, se
constitue également à travers des contraintes réelles : celle de la na-
ture externe, qui se répercute dans les procédures de la maîtrise tech-
nique, et celle de la nature interne, qui se reflète dans les répressions
qu’exercent les rapports de force sociaux. Ces deux catégories de con-
trainte ne sont pas seulement l’objet d’interprétation ; à l’insu du lan-
gage, elles agissent sur les règles mêmes de la grammaire en fonction
desquelles nous interprétons » (p. 220). Face à quoi le logos, la pen-
sée, qui prend corps dans le langage ordinaire et la communication,
permet aux interlocuteurs de garder la liberté d’exercer comme sujets,
à travers l’expression de leurs raisons, un pouvoir qui les unit. Les
réflexions de ces auteurs ont une pertinence directe pour notre pra-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 146

tique de recherche sur les représentations sociales, au sein desquelles


nous pouvons aussi distinguer ce qui relève de la connaissance, du
savoir, de ce qui relève d’une pensée se déployant à partir de notre
expérience concrète. Elles nous invitent à prendre en considération la
négociation entre les conditions trans-subjectives et la libération
qu’autorise une pensée subjective communicable et communiquée
dans l’intersubjectivité, comme à déceler, dans le jeu de ces trois
sphères les conditions d’une liberté qui soutiendra les interventions
visant au changement social. La relation dialectique établie entre
modes de formation et fonctions des représentations sociales selon
leur assignation topologique mériterait de plus amples développe-
ments, illustrés de cas empiriques. Ce pour quoi l’espace manque.
J’espère que le tableau qui vient d’être brossé à grands traits permettra
cependant de mesurer les potentialités portées par la perspective sub-
jectiviste adoptée.

Conclusion

Au terme d’un parcours, sans doute ambitieux, mais nécessaire,


quelles conclusions tirer ? Le sujet apparaît sous différentes figures :
celle d’une illusion ou d’une transparence trompeuse ; celle d’une ob-
jectivation en subjectivités historiquement constituées ; celle d’un
pouvoir réflexif de résistance ou de surveillance ; celle d’une liberté
revendiquant ses droits, ses références identitaires, sa responsabilité ;
celle d’un enjeu dans les combats symboliques et politiques. Il nous a
permis de voir l’évolution du traitement de la notion de sujet, les hori-
zons où elle est située, les débats qu’elle entraîne, les effets qu’elle
induit dans la pratique des sciences humaines et dans les propositions
d’intervention en vue d’un changement. Par là se dessinent les con-
tours d’un territoire d’étude des représentations épocales, c’est-à-dire
des représentations sociales, collectives, scientifiques étroitement liées
au devenir social et historique. Par ailleurs, nous avons pu entrevoir
quelques-unes des relations que le sujet entretient avec les représenta-
tions, produits et cristallisations des sens qu’il confère à son univers
de vie, ou intériorisations des impositions sociales qui le constituent,
médiations de l’expression de ses identités. Il y aurait là matière à dé-
veloppement, signalant l’urgence de réintroduire cette notion dans la
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 147

réflexion psychosociologique sur la pensée sociale. Car parler de su-


jet, dans le champ d’étude des représentations sociales, c’est parler de
pensée, c’est-à-dire référer à des processus qui impliquent des dimen-
sions psychiques et cognitives, la réflexivité par questionnement et
positionnement face à l’expérience, aux connaissances et au savoir,
l’ouverture vers le monde et les autres. Processus qui prennent une
forme concrète dans des contenus représentationnels exprimés dans
des actes et des mots, des formes de vécu, des discours, des échanges
dialogiques, des affiliations et des conflits. Cette spécificité de la re-
présentation du sujet comme pensée ouvre un espace de recherche qui
reste encore largement à baliser. Chez les auteurs auxquels il a été fait
référence, le terme « sujet » apparaît souvent comme ayant une nature
conceptuelle, abstraite, un caractère programmatique. Il nous reste à
lui donner de la chair. Ce qui ne sera pas une mince affaire !
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 148

[81]

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre 6
Pensée, valeur et image *

Retour au sommaire

Le propos de mon intervention est de donner saillance à une con-


tribution majeure de Serge Moscovici pour une théorie de la connais-
sance. Il se base sur la constatation suivante. Moscovici est parti d’une
conception générale de la connaissance, dans la mesure où il a mis la
représentation sociale en regard d’autres formes de connaissance,
science, idéologie, visions du monde, etc. Il a anticipé sur les ré-
flexions concernant le sens commun, rencontrant par là les théories de
la connaissance qui fournissent des modèles pour une « épistémologie
générale » portant sur le savoir courant. Après avoir évoqué le climat
et le contexte dans lequel est paru l’ouvrage que nous célébrons au-
jourd’hui, j’en examinerai les apports à une psychosociologie de la
connaissance en soulignant trois thèmes importants qui jalonnent
l’œuvre de Moscovici : la pensée, la valeur et l’image.

Le contexte d’une parution

L’œuvre La Psychanalyse, son image et son public (1961) a été


présentée par Serge Moscovici à l’occasion de la soutenance de sa
Thèse d’État. Ce fut pour moi la première, et sans nul doute la plus
marquante, des soutenances de Thèses d’État auxquelles j’ai assisté.

* Version augmentée de l’article paru en 2011. Returning to past features of


Serge Moscovici’s theory to feed the future. Papers on Social Representa-
tions, 20, 39.1-39.11.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 149

Cela se passait à la Sorbonne, dans l’amphithéâtre Louis Liard, le plus


important de ceux qui donnent sur l’entrée principale du bâtiment de
la Sorbonne, dominée au premier étage par la bibliothèque.
L’amphithéâtre entièrement lambrissé de bois que surmontent des
fresques et des fenêtres donnant sur la Chapelle, étageait ses estrades
couvertes de petites tables étroites et de sièges en bois, jusqu’en bas
de la salle où trônait, derrière une longue table éclairée de lumières
tamisées, le jury composé d’éminents professeurs (entre autres, les
sociologues Georges Friedmann et Jean Stoetzel), sous la présidence
de Daniel Lagache, le directeur de la thèse. On retrouvait dans cet es-
pace la lumière si caractéristique des amphis de la Sorbonne où flot-
tait, dans une demi-obscurité, une atmosphère de chaleur et d’intimité
qui rendait si présente et enrobante la parole des maîtres de l’époque :
Daniel Lagache, Maurice Merleau-Ponty, Ferdinand Alquié, Vladimir
Jankélévitch, Georges Gurvitch, Raymond Aron et plus tard Jean Pia-
get. Des penseurs qui ont exercé directement ou par la bande une in-
fluence sur le cheminement de Moscovici, à côté des historiens des
sciences : Alexandre Koyré, son maître, ou Gaston Bachelard dont il
aimait fréquenter les séminaires.
Ce qui me frappa d’emblée lors de cette soutenance fût le nombre
de personnes venues y assister : tous les sièges étaient pris et l’on de-
vait même s’asseoir sur les marches qui divisaient la salle en trois par-
ties. Jusqu’à l’entrée de l’amphithéâtre, aménagée en sas à deux
portes, qui était pleine et débordait sur les marches menant au hall en
marbre. On écoutait dans un silence religieux un échange dont j’ai
oublié les termes qui ne furent pas toujours amènes comme il se doit
dans les joutes académiques et auxquels répondait l’impétrant d’une
voix qui n’était pas toujours audible de loin. Mais l’événement était
d’importance : concernant bien d’autres disciplines que la seule psy-
chologie sociale, il enregistrait le début d’une ère dont nous célébrons
ici [82] la naissance. Et comme dans le rappel de toute naissance, et
pour toute célébration, le moment est venu de chercher tout ce qui
était en acte et en germe dans ce qui attira tant de monde. Un public
issu des différentes sciences humaines où s’incarnait une unité que
Lagache voulait pour la psychologie (1947), mais qui allait au-delà de
cette discipline et que Moscovici revendiquait comme un horizon de
sa démarche.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 150

En effet, dans les « remarques préliminaires » de son ouvrage (op.


cit. pp. 8-11), ce dernier souligne la proximité existant, par-delà leurs
évidentes différences, entre la sociologie de la connaissance,
l’anthropologie et la psychologie sociale. Il parle d’« unité de préoc-
cupations », de « points de rencontre », de « correspondance », de
« similitude de buts ». Dégageant les apports spécifiques liés aux
« conquêtes théoriques » de la psychologie sociale dans le domaine de
la « perception sociale » et des « processus cognitifs en situation
d’interaction sociale », il voit se dessiner les ressources de ce qu’il
nomme alors une « psychosociologie » et sa rencontre avec
l’anthropologie en raison des « similitudes fonctionnelles » repérées
dans les « formes de connaissance » que sont les mythes et les repré-
sentations sociales.
Souligner le recours au terme de « psychosociologie » et à la puis-
sance d’« enrichissement » interdisciplinaire dont il est investi donne
évidence au propos initial de Moscovici. À savoir : faire une psycho-
sociologie de la connaissance. Les développements ultérieurs que la
théorie des représentations sociales a connus, aussi bien de la part de
son créateur que dans ses diverses continuations, conduisent au-
jourd’hui à en faire une des théories de la discipline « psychologie
sociale » et à interpréter ses potentiels dans ce seul cadre. Or il ressort
de la lecture de la thèse sur la psychanalyse que l’intention première
était bien de contribuer à une théorie de la connaissance, en associant
les apports de la psychologie sociale, de la sociologie et de
l’anthropologie pour traiter d’un concept et de phénomènes de nature
cognitive et sociale. Pour mesurer l’ampleur du propos et sa perspec-
tive holistique, il convient de rappeler dans quel était l’environnement
intellectuel et pratique était inscrit le travail sur la psychanalyse. En
parallèle avec celui-ci, Moscovici, fasciné par « le lien très étroit »
existant entre la technique, l’art et la science, y consacrait une ré-
flexion et une recherche systématiques.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 151

COHÉRENCE ENTRE UNE THÉORIE


ET SON CONTEXTE INTELLECTUEL

En effet, Moscovici dédiait aussi une grande part de son activité à


l’histoire et la philosophie des sciences. Il a d’ailleurs indiqué com-
ment ses lectures dans ce domaine lui ont fait découvrir le concept
d’expérience chez Robert Lenoble, un historien des sciences, ou réali-
ser l’importance de la communication grâce à la cybernétique de Wie-
ner (Moscovici, 2003). Élève d’Alexandre Koyré, il en suivait les sé-
minaires à l’École Pratique des Hautes Études où il présenta, sous sa
direction, l’année même de la parution de la Psychanalyse, un di-
plôme. Travail qui lui valut d’être envoyé par Koyré comme Fellow à
l’Institut for Advanced Studies de Princeton. Le diplôme, publié en
1967, portait sur Giovanni-Baptiste Baliani et sa correspondance avec
Galilée.
Baliani, ce praticien génois, ingénieur, navigateur, artilleur, incar-
nait le rapport intime entre l’ingénierie et la pensée théorique et per-
mettait d’examiner le rapport entre expérience et théorie. Bien que
non savant et soumis à l’influence de l’Église il fut capable d’énoncer,
le premier, le principe d’inertie et de monter que Galilée se trompait.
On peut trouver dans ce personnage, d’esprit très concret, mais ca-
pable d’avoir des idées très abstraites, une figure tutélaire de celui que
Moscovici a ensuite dessiné sous les traits du « savant amateur ». De
même que l’on peut voir dans sa réflexion sur la production populaire
des « extra-savoirs », des « extra-ressources » qui précèdent les mo-
dèles scientifiques et « et enrichissent la vie des hommes » (par
exemple les jeux des foires qui maniaient l’électricité avant que celle-
ci ne devienne objet d’un savoir [83] scientifique), un écho et un ap-
pui de la réflexion sur le sens commun et ses rapports avec le savoir
scientifique. Le travail sur Baliani ouvrait en tout cas la voie aux con-
tributions sur L’histoire humaine de la nature (1968) et aux autres
ouvrages sur les rapports de l’homme et de la nature (1972, 1974,
2001). Il permet de jeter une lumière sur les relatons existant entre les
travaux d’histoire et philosophie des sciences ou les contributions éco-
logiques de Moscovici et son approche, ou plutôt ses approches des
phénomènes représentatifs.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 152

Cette cohérence profonde dans les questionnements de Moscovici


se trouve également illustrée par autre réalisation de son propos socio-
anthropologique. À l’époque de la soutenance, il était d’usage qu’une
Thèse d’État soit assortie d’une thèse complémentaire. Cette dernière
portant sur la Chapellerie dans l’Aude (1961) traitait des transforma-
tions introduites dans une communauté villageoise et professionnelle
par l’introduction des modes de production industrielle qui impliquait
tous les acteurs de l’organisation sociale, ouvriers et patrons « proches
géographiquement et affectivement ». Le thème de la reconversion
industrielle s’imposait alors comme une des préoccupations majeures
de la société française. Étudier le passage de la fabrication artisanale
de chapeaux, à celle mécanisée de tôles ondulées en plastique permet-
tait de voir comment le changement social est articulé autant à des
formes de vie traditionnelles qu’à des évolutions techniques et de re-
nouveler, par la comparaison des modes de production, l’examen du
monde ouvrier et l’approche des transformations : « On voit les trans-
formations comme des ruptures, or cela n’est pas vrai. Dans ce qu’on
croit être des ruptures, ce sont parfois des aspects traditionnels de la
vie qui dont renforcés » (Moscovici, 2002, p. 25).
Cette conclusion qui retrouve la dynamique enregistrée dans les
phénomènes de représentation sociale était fondée sur une méthodolo-
gie originale de type ethnologique, « véritable étude de communauté,
associée à une exploration de la vie personnelle des gens ». Cette pro-
cédure était innovatrice en son temps ; elle est rejointe aujourd’hui par
une nouvelle discipline « la psychologie communautaire ». Dépassant
les techniques habituelles d’enquête, une équipe de chercheurs, diri-
gée par Moscovici, s’est intégrée dans le milieu, partageant le quoti-
dien de la population pour épouser la façon dont l’évolution historique
affectait la vie personnelle des ouvriers et l’organisation sociale.
Les lecteurs de Moscovici ont attaché peu d’importance à ce travail
qui pourtant a eu des répercussions importantes, au plan de la forma-
tion et de la conduite des politiques de changement. Il ne faut pas ou-
blier que Moscovici a été directeur du service de psychologie sociale
du CERP (Centre d’Études et de Recherches Psychotechniques) et
chargé du programme de reconversion industrielle au Ministère du
Travail. Surtout, cette étude a ouvert quelques-unes des voies qui se-
raient développées plus tard. Ses préoccupations écologiques y étaient
déjà en germe comme son attention à la vie des collectivités qui le
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 153

mettait en phase avec l’intérêt porté par l’anthropologie aux études de


cas. Il traçait là un sillon que devait retrouver, plus tard, la nouvelle
orientation donnée à la psychologie sociale comme « anthropologie du
monde contemporain ». Enfin, c’est à l’occasion de cette étude que
Moscovici dit avoir « découvert, pour la première fois, l’importance
des minorités et des groupes ». Et l’on sait quelle a été la fécondité de
ce sillon jusque dans l’approche de la connaissance sociale.
Certains commentateurs s’interrogent sur la correspondance exis-
tant entre la théorie des représentations sociales et celle des minorités
actives qui ont pu paraître incompatibles pour des raisons méthodolo-
giques. Mais cette correspondance entre aspects cognitifs et phéno-
mènes d’influence a été soulignée par Moscovici lui-même (1993a)
qui a montré comment s’agissant de la connaissance scientifique,
l’influence minoritaire potentialise les processus de formation du sa-
voir. Cette correspondance qui conférera plus tard (2009) un rôle spé-
cifique aux représentations sociales dans la dynamique des relations
entre minorité et majorité, j’y reviendrai.
[84]
Ces rappels mettent en évidence l’étroite cohésion et la profonde
continuité existant entre les différentes démarches théoriques et empi-
riques qui jalonnent l’œuvre de Moscovici. Cohésion et continuité qui
inciteraient à ouvrir un chantier pour relever les articulations unissant
ses différentes contributions et constituant le maillage d’une œuvre
prolixe et multi thématique. Un tel chantier réclamerait un travail con-
sidérable. Je me permettrai ici d’en baliser quelques espaces en insis-
tant sur trois thèmes importants qui jalonnent la réflexion de Mosco-
vici : la pensée et ses différentes formes, la valeur et son incidence sur
la conceptualisation et les significations, l’image et sa présence dans
les différents modes d’idéation.

Les raisons du choix de l’édition de 1961

Si l’on reste dans le seul champ des phénomènes de représentation


sociale, la cohérence et la continuité des préoccupations qui ont tra-
versé les réflexions et les travaux de Moscovici sont une invite à re-
prendre le fil de certaines orientations qui ont leur racine dans la thèse
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 154

de 1961. Moscovici lui-même se réfère dans des postures différentes


aux « maîtres » de la Sorbonne qui jouissait encore du statut de centre
intellectuel de la vie universitaire. Avec la révérence d’un disciple
pour Lagache et Koyré ; avec la gratitude d’une découverte pour Mer-
leau-Ponty qui lui a sûrement inspiré son grand projet d’une étude sur
les représentations du corps et éveillé son intérêt pour la phénoméno-
logie et la recherche du sens ; ou avec la complicité d’un partage avec
Piaget qui l’invita à occuper un poste à Genève (poste pour lequel il
préféra proposer la candidature de Willem Doise).
C’est à la lumière de ces différentes filiations et de l’orientation
vers l’histoire des sciences et des formes de savoir et savoir faire ainsi
que vers l’étude du rapport de l’homme au monde social et naturel que
je voudrais maintenant revenir sur quelques apports de l’ouvrage sur
la Psychanalyse en matière de théorie de la connaissance. Je m’appuierai
sur la première édition de l’ouvrage en 1961, en cherchant dans les
commentaires faits ultérieurement par son auteur ce qui éclaire le sens
profond des formulations initiales.
Plusieurs raisons militent en faveur d’une référence à l’édition de
1961 plutôt qu’à celle de 1976. Bien que plus longue et lourde dans
ses détails empiriques et d’une forme académique traditionnelle, sans
doute un peu dépassée, la première édition me paraît importante à
considérer pour plusieurs raisons. La première raison étant que c’est
cette édition que l’on célèbre. Ensuite, elle répond à l’objectif de
construire une architecture théorique qui embrasse toutes les facettes
des phénomènes examinés et se propose de les traiter dans les espaces
épistémologiques correspondant à l’état des questions émergentes
dans le champ de recherche. C’est ainsi que l’on voit apparaître de
façon plus claire tout ce qui a trait à la discussion sur l’état des repré-
sentations comme formes de connaissance et que l’on peut mettre en
évidence l’originalité du point de vue adopté par Serge Moscovici.
Cet état prend en considération non seulement les modalités du social
qu’il convient de considérer, mais les caractéristiques qui leur corres-
pondent au niveau des processus étudiés.
L’originalité de la perspective prend tout son sens si l’on songe au
contexte épistémologique dans lequel elle fut conçue. L’intérêt pour
une psychosociologie de la connaissance se démarquait, comme je l’ai
rappelé ailleurs (Jodelet, 2008) par rapport à un fort courant de socio-
logie de la connaissance dont Moscovici a souligné les failles dues à
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 155

la trop grande généralité des systèmes proposés, à des controverses


stériles entre des déclarations d’intention peu soucieuses de vérifica-
tion, empêchant « la constitution d’un corps scientifique intégré »
(1961, p. 6). La nouvelle perspective psychosociologique se démar-
quait sans doute aussi, quoique de façon latente, car l’ouvrage n’y
comporte pas beaucoup de références, par rapport à un autre contexte
marqué par l’émergence à partir des années 50 des sciences cognitives
et de la philosophie de [85] l’esprit. Ce courant a donné lieu à une
« psychologie philosophique » ou « psychologie rationnelle » ou en-
core à une « philosophie de la psychologie » (Fisette & Poirier, 2002)
dont Moscovici discutera ou s’inspirera de façon plus explicite dans
ses publications ultérieures.
Une autre raison, majeure celle-là, de se rapporter à la publication
de 1961 est la façon dont la construction du livre a été conçue. Deux
parties substantielles sont consacrées, en début et fin de l’ouvrage, aux
résultats des approches fondées sur des méthodologies différentes :
enquêtes et analyse de presse. La première partie (230 pages) aborde
l’image de la psychanalyse et ses processus de constitution ; les
sources d’information et les interférences idéologiques qui infléchis-
sent la connaissance et l’évaluation de la psychanalyse ; l’image du
personnage social que représente le psychanalyste. La seconde partie
(225 pages) centrée sur la communication élabore un modèle du sys-
tème de communication dans la presse qui permet de relier la forma-
tion des pensées et des conduites aux processus de transmission des
informations et d’expression idéologique. Ce qui est original dans
l’ouvrage est la présence, en son centre, d’une partie (148 pages) qui
rassemble l’analyse conceptuelle et les inférences théoriques consti-
tuant ce que Moscovici appelle « l’esquisse d’une analyse théorique »
des représentations sociales. Avec une grande clarté sont dégagés trois
groupes de phénomènes et de problèmes sur lesquels s’appuie la for-
mulation générale d’un modèle d’étude de la représentation sociale :
l’organisation de son contenu et son analyse dimensionnelle ; la for-
mation et sa détermination ; ses aspects cognitifs. C’est sur cette partie
centrale que je m’appuierai pour illustrer mon propos. Elle se trouve
en partie réexposée dans la publication de 1976 qui a voulu faire un
livre de ce qui était une thèse, mais en a changé quelque peu
l’économie.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 156

Cette orientation vers une théorie de la connaissance est réaffirmée


dans l’édition de 1976, bien que l’avant-propos de cette édition, af-
firme fortement l’intention, avec l’étude du « phénomène des repré-
sentations sociales » de « redéfinir les problèmes et les concepts de la
psychologie sociale à partir de ce phénomène, en insistant sur sa fonc-
tion symbolique et son pouvoir de construction du réel » (p. 16). Cette
ambition a depuis occupé le devant de la scène dans les débats et pro-
fessions de foi qui ont eu cours dans et à propos de ce courant théo-
rique, faisant parfois oublier l’intention première qui a présidé à sa
formulation. Cependant, dans les « remarques préliminaires » de
l’édition de 1976, la représentation sociale est définie comme « une
modalité de connaissance particulière ayant pour fonction
l’élaboration des comportements et la communication entre indivi-
dus. » Ou encore comme « un corpus organisé de connaissances et des
activités psychiques grâce auxquelles les hommes rendent la réalité
physique et sociale intelligible, s’insèrent dans un groupe ou un rap-
port quotidien d’échanges, libèrent les pouvoirs de leur imagination »
(pp. 26-28).
De fait, à partir du moment où l’on se donne comme objet d’étude
la représentation, on se heurte au problème de la connaissance,
comme le rappelle un spécialiste des théories de la connaissance :
« Le théoricien de la connaissance se demande alors comment
s’effectue cette élaboration qui conduit au savoir, par quels prismes la
réalité est passée avant de devenir un objet pour un sujet qui connaît.
Il doit finalement se convaincre du fait que celui-ci a essentiellement à
faire avec ses représentations, qu’il n’est pas de connaissance sans le
truchement de signes pour interpréter le réel et que par conséquent, le
mécanisme de production de ces représentations et de ces signes peut
seul donner les clefs de la compréhension du pouvoir de l’homme de
s’assimiler ce qui n’est pas lui » (Besnier, 2005, p. 12). C’est bien
pourquoi Moscovici lui-même en appelle à une théorie « relevant to a
social psychology of knowledge in general which is badly necessary,
though at great pains to get crystalhzed » (1993a, p. 344).
On peut expliquer l’accent porté sur le versant « psychologie so-
ciale » plutôt que sur le versant « psychosociologie de la connais-
sance » dans les interprétations actuelles de la théorie par plusieurs
raisons. Il y a d’une part le fait que l’étude des représentations so-
ciales a été et continue [86] d’être menée, conjointement avec les
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 157

autres thématiques de recherche développées par Moscovici, dans le


champ disciplinaire de la psychologie sociale. Position renforcée par
l’ambition que je viens d’indiquer et rappeler qui fait de cette théorie
l’un des courants alternatifs opposés au « mainstream » de la disci-
pline.
Intervient également dans cette identification à la psychologie so-
ciale la formulation par Moscovici (1984, p. 9) d’un nouveau regard
psychosocial dont la « tiercéité » permet de dépasser le psychologisme
et l’individualisme dans l’approche des phénomènes psychosociaux,
relationnels et sociaux. La triangulation « ego-alter-objet » posant une
médiation sociale dans tout rapport au monde et venant compléter
l’importance accordée à la communication sociale a eu une incidence
décisive sur la façon d’aborder les représentations sociales dans les
développements de la théorie. L’interaction sociale, les communica-
tions interpersonnelles et sociales, le langage ont dès lors occupé une
position privilégiée pour rendre compte de la genèse et des formes des
phénomènes représentatifs. Cette tendance a été renforcée par
l’émergence en psychologie sociale de courants centrés sur les pro-
ductions discursives et rhétoriques. Il en est résulté que l'étude des
aspects proprement cognitifs des représentations ou celle des relations
entre leurs processus et leurs contenus a été négligée. Une telle pers-
pective, souvent considérée comme individualisante au vu des travaux
menés en cognition sociale, ou réductrice et naturaliste au vu des tra-
vaux menés en sciences cognitives, est quelque peu tombée en dis-
grâce, au prix d’un oubli des perspectives ouvertes, dans l’œuvre
princeps, par la psychosociologie de la connaissance. Perspective dont
la valeur heuristique s’est surtout fait sentir dans les diverses Écoles
traitant des représentations sociales et dans les champs d’application
de la théorie traitant de connaissances et de lieux de savoirs spéci-
fiques comme c’est le cas pour la santé, l’éducation, l’environnement,
etc.
Il est vrai que la façon d’aborder, dans l’ouvrage de Moscovici, la
problématique de la connaissance pouvait soulever une question.
Celle de savoir si le fait de se centrer sur les transformations d’un sa-
voir dans un autre, sur le passage du savoir théorique d’une science au
savoir de sens commun, relève effectivement d’une théorie de la con-
naissance. On a affaire à une science qui parle sur un objet et une
technique, en l’occurrence la psyché et la cure analytique, et à son ap-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 158

propriation pour la compréhension de, et l’action sur, l’environnement


social et humain. Mais l’on se met dans une situation où il n’y a pas
forcément à prendre en considération un objet du monde de vie à con-
naître, et l’on passe pour y accéder par la médiation d’un savoir cons-
titué ailleurs que dans l’univers quotidien, médiation qui vient redou-
bler celle établie entre les sujets. Ce qui peut induire à accorder une
attention plus particulière aux processus de communication.
Certes, un tel agencement a permis de mettre en évidence les fac-
teurs sociaux qui interviennent dans la réception d’une théorie scienti-
fique et la façon dont cette dernière va servir de base à une construc-
tion originale. Cependant, d’une certaine manière il rend caduc le
schéma classique que propose Piaget (1967) pour caractériser le pro-
cessus cognitif et le savoir qui lui correspond : la mise en relation
d’un sujet et d’un objet par le truchement d’une structure opératoire.
Ce schéma qui reste valable si l’on intègre la relation alter-ego pré-
sente l’intérêt de reconnaître l’importance de la structure opératoire.
Cette structure peut appartenir au sujet, dans le cas de l'idéalisme, de
l'intellectualisme et de certains courants cognitivistes, à l’objet dans
celui de l’empirisme, à tous les deux avec le constructivisme ou à leur
relation avec le structuralisme. On pourrait y ajouter à la relation ego-
alter dans le cas illustré par le dialogisme. Elle a été amplement déve-
loppée dans l’édition de 1961, trouvant un retentissement important
dans les modèles élaborés par les courants d’Aix et de Genève. Je
voudrais maintenant tenter de montrer comment ce schéma tri ou qua-
dri partite a été développé et enrichi dans l’œuvre de Moscovici.
[87]
Je n’aborderai pas ici la contribution correspondant à ce que Mos-
covici a appelé (1992) « the recent turn in the theory of social repré-
sentations » consistant dans l’articulation de ces dernières avec le lan-
gage et la communication par le biais de la conversation et des mé-
dias. Cette inscription dans le champ du langage qu’il fait remonter à
1984, était cependant largement présente dans l’ouvrage princeps. De
même qu’était présente l’attention portée aux systèmes de communi-
cation étudiés à propos des médias. De ce point de vue, les écrits ulté-
rieurs de Moscovici apparaissent comme l’extension du champ
d’analyse des systèmes de communication, complétant le support mé-
diatique par le support conversationnel. Mais étant donné que cette
perspective est largement diffusée, connue, voire prévalente, et se
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 159

trouve représentée dans notre rencontre actuelle, je préfère me con-


centrer sur un axe de réflexion qui a reçu moins d’attention malgré
son caractère innovateur : celui qui est centré sur la connaissance elle-
même. Une connaissance particulière, celle du sens commun, dans
l’approche et la réhabilitation de laquelle Moscovici a joué un rôle
pionnier.
L’importance de ce retour sur la connaissance est chez moi direc-
tement liée à une question préoccupante. Celle de savoir si le conver-
sational turn pris dans les théorisations récentes ne revient pas à ex-
ternaliser les propriétés de la représentation. Ces propriétés sont rap-
portées à celles du langage et l’on perd de vue ce qu’elles peuvent de-
voir à l’appartenance sociale des locuteurs et à leur inscription dans
des rapports sociaux comme d’ailleurs à leur implication subjective.
Implication à laquelle Moscovici se montre sensible quand il s’élève
contre une vision hiérarchisée des rapports au monde et récuse le
grand partage établi entre leurs modes archaïque et moderne. Sa posi-
tion s’étaye, dit-il, sur un « aspect subjectif d’abord. Je pense que le
rapport au monde et à la connaissance, comme le rapport à l’œuvre
d’art et à la technique, est toujours un rapport charnel, corporel... Je ne
crois pas qu’on pense les objets. Si c’est le cas, d’une certaine manière
on est primitivement dans l’objet » (2002a, p. 36). Comme je le mon-
trerai plus loin, cette union chamelle où l’on trouve trace de son ac-
cointance avec la phénoménologie, va avoir une incidence sur la façon
de concevoir la place des représentations sociales dans les processus
idéatifs.
De plus, avec le nouvel accent porté sur le langage, on voit
s’opérer un déplacement du regard sur la relation entre communica-
tion et représentation. Ce regard se détourne de la façon dont la com-
munication a une incidence sur la forme, les processus et les contenus
des représentations pour examiner comment celles-ci contribuent à
l’échange social. Certes, cette perspective vient approfondir un ver-
sant d’analyse signalé dès l’origine du modèle, à savoir la fonction
d’orientation des communications. Mais elle fait passer l’analyse du
plan conceptuel au plan phénoménal et confère aux représentations un
statut particulier. Ainsi dans l’étude des représentations d’un point de
vue pragmatique, menée en 1994, celles-ci deviennent le contexte de
l’intercompréhension et de l’interprétation des messages échangés qui
ne se limitent pas à la clarification de leur contenu sémantique. De ce
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 160

fait elles sont mises au service de l’échange conversationnel et de-


viennent des idées « flottantes » sans relation avec les contextes con-
crets de la vie des gens et de leurs échanges. Si cette théorisation nou-
velle est d’une fécondité patente -nous verrons pourquoi-, elle ne doit
pas être adoptée au prix de l’exclusion d’un triple examen. Celui la
nature de l’objet sur lequel porte la communication, celui de
l’incidence du cadre social et subjectif de la représentation et celui de
l’effet des processus de formation des représentations sur leurs conte-
nus.

REPRÉSENTATIONS SOCIALES
ET FORMES DE PENSÉE

Il n’y a pas lieu de revenir sur les critiques, trop connues et souvent
répétées, faites aux théories de la cognition sociale. Ce qu’il est im-
portant ici de souligner sont les propositions mises en [88] regard des
critiques. À savoir : une approche holistique abordant les systèmes qui
président à la combinaison des opérations cognitives sous l’espèce de
« formes de pensée ». Formes de pensée qui ont à voir avec l’action et
les pratiques, dans le cadre de rapports sociaux et communicationnels
à propos d’objets ayant une pertinence sociale. En effet, que le souci
central de la théorie des représentations sociales porte sur le fonction-
nement de la pensée n’est plus à démontrer. Il ressort de plusieurs
textes qui complètent les élaborations sur le sens commun et son rap-
port avec la science. C’est d’abord toutes les analyses proposées dans
l’édition princeps sous le titre « observations sur les aspects cognitifs
de la représentation sociale » et reprises, sous forme condensée, dans
la seconde édition, à propos de la logique de la pensée sociale quali-
fiée de « pensée naturelle ». Il y a ensuite tous les textes où sont ana-
lysées des formes de pensée spécifiques : « pensée informative » vs
« pensée représentative » (1984), « la nouvelle pensée magique »
(1992), « la pensée stigmatique et la pensée symbolique » (2002), « la
mentalité prélogique des primitifs et la mentalité prélogique des civili-
sés » (1994), etc.
Dans cette suite de textes, on peut observer un infléchissement
dans la manière d’aborder la connaissance. Dans la première édition,
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 161

l’accent était mis sur les déterminants sociaux des modalités de la


connaissance de sens commun et de la transformation de la connais-
sance scientifique. Un premier examen portait sur les facteurs de si-
tuation sociale qui ont une incidence sur les processus d’élaboration
des jugements concernant l’objet de représentation : le décalage et la
dispersion de l’information fiés à la position sociale des individus ; les
pressions à l’inférence répondant aux contraintes de l’échange social
où se transmettent et se fixent des opinions ; la focalisation théma-
tique des intérêts intellectuels exprimant les appartenances sociales.
Un second examen renvoyait aux processus de production des repré-
sentations, l’objectivation et l’ancrage, processus sur lesquels je re-
viendrai et qui témoignent d’un mouvement dialectique associant
l’influence du social et la construction du social. Un troisième examen
dégageait le style dans lequel se manifeste une pensée caractérisée par
son medium oral et sa fonction de communication des idées. Ce style
est marqué par le formalisme spontané, le dualisme causal, la préémi-
nence de la conclusion, la pluralité des types de raisonnement, la po-
lyphasie cognitive, et l’opération de principes régulateurs : l’analogie
et la compensation.
Seules certaines de ces analyses ont retenu l’attention dans les re-
cherches menées dans le champ des représentations sociales. Mosco-
vici en avait pourtant enrichi l’analyse ou plan de la logique, ouvrant
de nouveaux chantiers à propos de différentes formes de pensée, avec
des processus comme la pression à la référence, la nomination, les
processus de transformation (personnification, figuration, ontisation),
par lesquels les représentations deviennent des « copies » d’un état
des connaissances et de la réalité. C’est dans ce terreau que gisaient
des ressources pour le traitement logique et rhétorique de représenta-
tions sociales relatives à des objets mobilisant des positions alterna-
tives ou conflictuelles.
Figurait également, dans la première édition, une réflexion sur les
déterminations sociales, centrale et latérale, de la représentation ren-
voyant aux conditionnements qui relèvent de facteurs socio-
économiques et à la correspondance, l’homologie, entre un champ
particulier de la représentation et un système d’orientation intellec-
tuelle. C’est à cette dynamique qu’était rapporté le caractère expressif
des représentations. À côté de ces considérations était ouvert un ques-
tionnement sur les fondements affectifs et émotionnels des aspects
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 162

formels ou des contenus de la représentation. Questionnement qui


donnera heu plus tard à des développements sur les croyances dans
leur relation à l’investissement émotionnel des appartenances sociales
et culturelles et au fonctionnement des masses (1985, 1988) ainsi qu’à
une relecture des modalités d’adhésion aux systèmes représentatifs et
au rôle des valeurs.
La seconde édition de la Psychanalyse, reprend certains de ces dé-
veloppements en les accentuant différemment. Alors que la notion de
représentation sociale est abordée en début d’ouvrage [89] dans une
perspective de retour à une tradition oubliée et de construction con-
ceptuelle, on voit disparaître la référence à la détermination sociale au
profit d’une réflexion sur les questions de transmission sociale et de
vulgarisation scientifique. Les processus de formation reçoivent un
traitement différent et moins ample alors que la logique naturelle
garde toute son importance et que les aspects langagiers bénéficient
d’une attention approfondie.
On peut voir dans ces différences, comme dans celles qui apparaî-
tront dans des écrits ultérieurs, le résultat d’un double mouvement.
D’une part, une critique approfondie des modèles inspirés par le be-
haviorisme ou de ceux qui prévalaient jusqu’alors dans les sciences
humaines. Cela conduit à remettre en cause une vision faisant des ac-
teurs sociaux et de « la société pensante » des automates soumis pas-
sivement à la reproduction de prescriptions idéologiques ou à la do-
mination de structures fossilisées. En cela Moscovici innovait, bien
avant que d’autres tenants des sciences sociales ne se rallient à cette
critique à la fin des années 80 (Jodelet, 2009 — cf. cbap. 1-4). D’autre
part, une transformation du rapport au contexte scientifique et intellec-
tuel en référence auquel évolue la pensée de Moscovici qui a toujours
insisté sur le fait que sa théorie est une théorie « in the making », en
train de se faire. Dans son ouvrage princeps, il innovait par rapport à
un contexte déjà constitué, aussi bien dans les sciences sociales que
dans la psychologie sociale ou génétique. Si bien qu’il se rapportait à
ce contexte soit sous la forme d’un examen critique visant un dépas-
sement, soit sous la forme de parallèles susceptibles de guider ou
d’enrichir la réflexion.
Dans la publication de 1976, les propositions de Moscovici avaient
déjà fait école et ouvert des chantiers de recherche importants, no-
tamment dans le domaine de la vulgarisation scientifique. Il ne pou-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 163

vait manquer d’en tenir compte. De plus, se multipliaient les débats


qu’animaient des courants scientifiques partageant avec lui une cri-
tique du behaviorisme méthodologique aussi bien dans la philosophie
de l’esprit, la psychologie philosophique, que dans la linguistique, la
pragmatique, l’analyse des discours, les théories de l’action. Il ne
pouvait les ignorer. Bien plus, il trouvait dans leurs propositions des
échos corroborant ses intuitions premières. Il ne pouvait qu’en faire
son miel.
De cette situation est résulté un infléchissement de la pensée de
Moscovici qui a subordonné les aspects cognitifs de la représentation
sociale aux processus de communication et aux processus langagiers.
La représentation n’a plus été indexée sur un contexte social, entendu
au sens de conditions sociales et matérielles de production du savoir,
pour devenir un agent médiateur et producteur de relations sociales.
Dans cette évolution, l’originalité a été de conférer aux représenta-
tions une force dynamique, un rôle dans la communication. Cette der-
nière était à l’origine de la formation des représentations sociales,
sous un double rapport : les représentations se forgeaient dans la
communication et elles avaient pour finalité d’orienter les communi-
cations. Désormais, la communication devient le produit des représen-
tations qui ont un pouvoir pragmatique. Devenant condition de la
communication, elles vont la pourvoir en ressources qui renvoient à
différentes strates de savoir comme aux systèmes de valeur formant la
culture des groupes.

LA VALEUR COMME OPÉRATEUR


DES REPRÉSENTATIONS SOCIALES

Une dimension sociale importante est apparue d’emblée dans la


modélisation de la connaissance : la valeur et le système de normes
qui lui sont associés. Si les deux processus de formation des représen-
tations sociales lui donnent une particulière évidence, la référence à la
valeur traverse toute l’œuvre de Moscovici, correspondant à une pré-
occupation éthique qui l’anime depuis toujours. Intérêt en lien avec le
fait d’avoir été élevé dans « une culture de la mort » contre laquelle il
se révolte et cherche dans la science et la technique la possibilité
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 164

d’une réponse [90] et dans la nature un « ancrage dans la vie » (2002,


pp. 29-30). Cette préoccupation éthique va retrouver un souffle nou-
veau dans les écrits récents consacrés à la victimisation (2005) et au
destin réservé aux gitans (2009). Elle correspond à une expérience
vécue qui rend sensible à la façon dont la vie des idées est infléchie
par le jeu des valeurs comme en témoignent les processus de forma-
tion des représentations sociales.
Pour prendre la mesure de ce jeu, il faut encore se rapporter à la
première édition de la Psychanalyse où l’objectivation et surtout
l’ancrage sont différemment accentués par rapport à la seconde édi-
tion. Dans celle-ci, l’importance du rôle des savoirs acquis est souli-
gnée avec la référence au phénomène de « familiarisation de
l’étrange ». Dans la première édition, ce sont les valeurs qui fondent le
travail de sélection, schématisation de l’objectivation et la construc-
tion des significations dans l’ancrage. On se réfère à la notion de
« méta-système normatif » à leur propos, mais plutôt que de norme, le
référent obligé des études en cognition sociale, il s’agit bien de mise
en acte d’une éthique de vie qui est visée à travers le tabou moral por-
tant sur la sexualité. Et que produit cette éthique ? D’abord une cons-
truction sélective de la connaissance. Ensuite une distinction entre
connaissance et signification qui est cruciale pour une psychosociolo-
gie de la connaissance. Cette distinction apparaît clairement avec le
traitement de l’ancrage dans la première édition, grâce à l’introduction
« d’un principe de signification » moins développé dans la seconde,
mais surtout moins évident pour ses lecteurs, sans doute en raison de
la difficulté que présente son analyse. Et de fait, peu de travaux ont
exploré la dimension axiologique des représentations.
Non seulement cette distinction connaissance/signification est fon-
damentale pour un progrès théorique, mais elle nous met aussi en pré-
sence d’une contribution majeure de Moscovici à une théorie de la
signification. C’est la valeur qui fait le sens des choses de la vie. C’est
elle aussi qui permet de statuer sur la validité de la connaissance. En
ce point il a anticipé sur tout un courant de l’épistémologie,
« l’épistémologie des vertus », qui retrouve la « phronésis » aristotéli-
cienne et base la fiabilité de la connaissance sur l’unité des vertus in-
tellectuelles et morales (Dutant & Engel, 2005). Il les rejoint quand il
jauge à l’aune d’un point de vue historico-éthique, la façon dont la
psychologie sociale cognitive et celle des représentations sociales ren-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 165

dent compte des phénomènes d’exclusion d’une minorité discriminée


par une majorité discriminante (2009). Aux insuffisances des modèles
cognitifs du préjugé, insistant sur la pensée abstraite et la cohérence
rationnelle du monde social, sont opposées les ressources qu’offre la
théorie des représentations sociales. Explorant les « courants de savoir
et de formules de sens commun » qui cristallisent autour d’un noyau
figuratif les images, notions ou jugements d’un groupe ou d’une so-
ciété concernant une minorité, elle permet d’en saisir la génération au
cours du temps et la similitude à travers les espaces sociaux (op. rit. pp.
656-658). Dans le texte que je cite, Moscovici fait des remarques im-
portantes à l’objectivation et l’ancrage. Il montre ainsi que le thème de
l’errance remontant à plus de deux mille ans, va servir de base à toute
une série de thêmata constituant le noyau figuratif des minorités dis-
criminées, dont celle des gitans nomades et hors la loi. Cette image va
servir d’arrière-fond, d’ancrage à la façon dont l’image de « la bo-
hème » a été élaborée dans le Paris du 19e siècle.

LA FORCE DES IMAGES

Ce retour sur le rôle des images affirmé de manière innovatrice dès


1961, confirme la continuité de la pensée de Moscovici. Cette impor-
tance accordée au caractère figuratif, imagé, de la pensée de sens
commun n’a pas connu l’écho qu’elle mérite dans les recherches sur
les représentations sociales. Le passage par l’image qui assure le ca-
ractère concret de la représentation garantit l’applicabilité de la con-
naissance que développent les volets pratiques des processus [91]
d’objectivation et d’ancrage. Il est aussi le moyen d’assurer la péren-
nité des représentations dans la mémoire collective, leur accumulation
en couches renvoyant à époques plus ou moins anciennes et leur rela-
tion au symbolique et à l’imaginaire. L’image vient aussi à l’appui
d’une approche « esthétisante » et créatrice des représentations. Elle
en dévoile le caractère de « poïesis ».
Le temps et je l’avoue les moyens, me manquent pour donner à
voir la façon dont Moscovici inscrit les images dans la dynamique de
la pensée. Je voudrais simplement ici faire un rapprochement entre sa
perspective et celle de la phénoménologie que l’on retrouve chez des
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 166

auteurs comme Merleau-Ponty ou Hannah Arendt. Fondée sur


l’expérience vécue au sein d’une condition sociale donnée et sur le
corps à travers lequel s’établit le rapport au monde et aux autres, la
pensée n’a pas toujours une formulation claire. Il faut pour cela
qu’elle passe par l’expression verbale dans l’échange intersubjectif.
Mais auparavant, la pensée reste dans cet état vague, incertain, qui
s’apparente aux limbes et dont l’image occupe l’espace : « Que de
choses flottent encore dans les limbes de la pensée humaine », disait
Flaubert. Outre que l’on pourrait ici établir un pont avec les réflexions
de Moscovici sur l’inconscient (1993b), on pourrait aussi référer à
l’idée qu’il reprend de Weber : celle des représentations qui flottent
dans la tête des gens (1992, p. 166). Ces représentations flottantes ser-
vent de contexte aux significations qui circulent et sont interprétées
dans l’échange intersubjectif, conversationnel. Ces représentations ont
un caractère conceptuel ou iconique et Moscovici insiste sur le fait
que l’aspect iconique des représentations précède et fonde leur aspect
conceptuel, parlant de « texture figurative » du contexte des significa-
tions. Ne pourrait-on faire un lien entre cette conception et ce qui est
avancé au sujet de la valeur qui fonde le sens que nous accordons au
monde et structure la façon dont nous le construisons dans la connais-
sance ?

Conclusion

L’ébauche de balisage tentée ici aura, je l’espère, donné envie


d’approfondir le chantier qu’ouvre la considération des correspon-
dances existant entre toutes les branches de l’œuvre de Moscovici. Le
passage par la psychosociologie de la connaissance en serait une
bonne clé. Dans les modèles épistémologiques qui rendent compte de
la validité des connaissances, deux conceptions s’opposent le « fonda-
tionnalisme » et le « cohérentisme ». Pour la première conception, les
connaissances sont fondées sur des principes de base. Pour la seconde,
les connaissances se soutiennent mutuellement. Deux métaphores les
mettent en regard : la métaphore de la pyramide et celle du radeau
(Sosa, 2005). La métaphore de la pyramide fait régresser par paliers
vers les principes qui justifiant nos croyances sur le monde en assu-
rent la véracité. La métaphore du radeau, proposée par Neurath et re-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 167

prise par Quine, voit le corpus de connaissances comme un radeau


flottant sans attaches que l’on reconstruit en mer. Toutes ses parties
sont solidaires et toute modification d’une des parties doit être faite à
flot, en s’appuyant sur les autres. Ce qui garantit les connaissances est
leur cohérence avec le système global. Face à une œuvre aussi articu-
lée dans sa diversité que celle que nous célébrons ici, face à une en-
treprise théorique qui se veut toujours en cours de fabrication, il me
semble que l’on pourrait y appliquer la métaphore du radeau. D’abord
parce que celle de la pyramide est statique et hiérarchisée. Mais sur-
tout parce que le radeau incarne le mouvement sur les flots de la vie et
l’avancée du savoir, avancée toujours recommencée, toujours bricolée
contre « la culture de la mort ».

[92]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 168

[93]

Représentations sociales et mondes de vie

Deuxième partie
VILLE, MÉMOIRE,
ENVIRONNEMENT

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[94]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 169

[95]

DEUXIÈME PARTIE

Chapitre 1
Représentations
socio-spatiales de la ville *

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C’est avec la notion d’espace de vie (life space) que


l’environnement a pour la première fois été théorisé en psychologie
par Lewin (1936). C’est l’aménagement de l’espace urbain qui fut à
l’origine de l’orientation de la recherche psychologique vers les pro-
blèmes d’environnement. Enfin, ce sont trois ouvrages sur l’espace
qui furent, selon Lévy-Leboyer (1980), les pierres blanches marquant,
dans les années soixante, l’émergence de la psychologie de
l’environnement comme discipline scientifique : celui de Lynch
(1960) sur l’image de la ville, ceux de Hall (1966) et de Sommer
(1969) sur l’espace personnel. Mais pour s’être ancrée sur la notion
d’espace, la psychologie de l’environnement s’est de moins en moins
préoccupée de l’élaborer en concept à mesure qu’elle diversifiait ses
objets, lui substituant la notion d’environnement, plus globale sans
être plus précise. La raison de ce phénomène est à chercher dans
l’histoire de cette discipline qui, en réponse à des demandes sociales
(celles des architectes, planificateurs, usagers, etc..), s’est constituée
en empruntant ses méthodes, ses modèles théoriques, voire ses pro-
blématiques à la seule psychologie (cf. Animal Revient of Psychology,

* Parution originale : 1982. Les représentations socio-spatiales de la ville. In


P.H. Derycke (Ed.), Conceptions de l’espace (pp. 145-177). Paris, Univ., de
Paris X-Nanterre.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 170

1973, 1978, 1982). Aujourd’hui qu’elle en vient à se poser la question


de sa cohérence et de son autonomie, comme champ interdisciplinaire,
il est frappant de voir l’espace réintroduit comme élément central
d’analyse dans une perspective sociale et culturelle 19.
Une telle évolution est particulièrement sensible dans le domaine
d’étude de l’environnement urbain et se trouve bien illustrée par les
recherches sur les représentations spatiales de la ville. Il s’agit là d’un
domaine qui fut exploré dès les débuts de la discipline, l’ouvrage de
référence de Lynch en témoigne, et d’un courant de recherche parmi
les plus importants compte tenu de l’intérêt qu’il n’a cessé de mobili-
ser sur le plan théorique et empirique. On peut y repérer, enfin, le jeu -
parfois conflictuel - des perspectives qui ont marqué l’étude des rela-
tions entre l’homme et l’environnement et son devenir. C’est pourquoi
ce chapitre, après quelques remarques cursives sur le traitement de
l’espace et de l’environnement urbain en psychologie de
l’environnement, s’attachera aux recherches sur les représentations
pour aborder la question de la conceptualisation de l’espace. Ces ré-
flexions seront illustrées, dans une deuxième partie par quelques ré-
sultats d’une recherche sur l’image de Paris.
[96]

L’ESPACE :
UN CONCEPT LACUNAIRE

La volonté de rendre compte des processus psychologiques impli-


qués dans ou par la relation entre l’homme et l’environnement a ame-
né la psychologie de l’environnement à traiter de l’espace de manière
relativement abstraite et non univoque. Elle le considère alternative-
ment comme cadre, milieu, où prennent racine certains phénomènes

19 Ce problème fut examiné au cours du colloque international « Vers une psy-


cho-sociologie de l'environnement » organisé par D. Jodelet, S. Moscovici
et P. Stringer, en juin 1981 à la Maison des sciences de l’homme (Paris) (cf
compte-rendu MSH Informations, Bulletin de la Fondation Maison des
sciences de l’homme, 1982, avril-juin, 40, 10-23).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 171

individuels et collectifs, lieu de projection où s’incarnent valeurs et


structures sociales, creuset où prennent forme les relations sociales.
D’une part, ces différentes conceptions de l’espace « matériau »,
« artefact », ou « matrice » engagent, ainsi que l’a montré Seagert
(1981), des présupposés théoriques qui interdisent de les ranger dans
un même modèle interprétatif, et qui ont en outre des effets spéci-
fiques sur l’orientation des recherches et des applications. D’autre
part, on se trouve en présence non d’une conceptualisation, mais
d’une abstraction qui subsume des réalités concrètes fort différentes
étudiées empiriquement dans leurs conséquences, elles-mêmes
d’ordres multiples, sur les individus et les groupes. Quoi de commun
entre les espaces qu’étudie le chercheur quand il observe que la distri-
bution des places autour d’une table de conférence correspond à une
distribution hiérarchique des rôles, quand il mesure le taux de sécré-
tion d’adrénaline selon la densité d’occupation d’un train de banlieue
ou quand il cherche des moyens de persuasion contre les dépôts
d’ordures dans les parcs naturels ?
À considérer la littérature en psychologie de l’environnement, on
constate que la notion d’espace n’est pas véritablement pensée : les
attributs de l’espace ou ses caractères ne sont pas clairement définis ni
analysés eu égard aux différents types de phénomènes que l’on entend
cerner en relation avec lui. C’est ainsi que les découpages proposés
dans les manuels ou revues de question sont étayés sur des processus
psychologiques ou psycho-sociologiques plutôt que sur des typologies
caractérisant l’espace. Tout au plus tient-on celui-ci pour équivalent
d’un donné matériel de contextualisation par rapport auquel individus
et groupes sont producteurs, produits ou utilisateurs. De plus, la dis-
tinction entre espace et environnement n’est pas toujours faite. Ils sont
le plus souvent réduits l’un à l’autre dans une tentative d’unification
des corpus empiriques, comme en donne l’exemple une récente pré-
sentation de la discipline par G.N. Fischer (1981).
De fait, si l’espace est toujours, et au minimum, présent comme
dimension de l’environnement dans les recherches empiriques, il n’est
pris que rarement en tant qu’objet spécifique dans la théorie. Citons au
titre des exceptions : les travaux déjà mentionnés sur l’espace person-
nel, ceux qui concernent la territorialité, recensés par Altman (1975)
et Edney (1974), ou les comportements socio-spatiaux dont Lécuyer
(1975, 1976) donne un bon aperçu critique. Encore faut-il remarquer
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 172

que l’espace se trouve alors référé aux besoins de l’individu, voire à


ceux d’une « nature » bio-psychologique, ou à la régulation des inte-
ractions sociales. Le cas est différent pour une autre exception, la psy-
chologie écologique de Barker (1968) et son école qui a forgé le con-
cept de site comportemental » (behavorial setting), structure spatiale
et sociale dont les propriétés sont indissociables des séquences et
formes d’activité et des rôles spécifiques qu’elle implique (par
exemple : une église, un restaurant, une salle de classe...). L’intérêt de
ce courant de recherche est d’inclure la dimension sociale et norma-
tive dans la définition, non pas d’un espace ou d’un environnement en
général, mais d’espaces particularisés socialement et culturellement
auxquels peuvent être rapportées des conduites spatiales, individuelles
ou collectives, précises.
C’est ce changement de perspective que l’on retrouve dans
l’évolution récente des recherches qui prennent pour objet l’espace
urbain et sa représentation, ou de celles qui veulent aborder de façon
autonome, donc interdisciplinaire, la question des relations
homme/environnement. [97] Il nous semble, en effet, que l’espace ne
peut être conceptualisé, dans les études sur l’environnement, qu’à par-
tir du moment où il est saisi dans sa réalité sociale et historique. Et
que ceci permet de dépasser l’opposition entre individualisme et phy-
sicalisme qui a marqué, et grevé, dans ses premiers développements,
la discipline. Le domaine de l’environnement urbain et de sa représen-
tation est de ce point de vue un terrain exemplaire : il indique com-
ment peut s’opérer cette réintégration du social.

ENVIRONNEMENT URBAIN :
ESPACE SOCIAL

Les contradictions de la psychologie de l’environnement, prise


entre le subjectivisme de l’approche psychologique et l’objectivisme
de ce que l’on a appelé le « déterminisme architectural », se manifes-
tent avec évidence à propos de l’environnement urbain, du moins dans
les recherches américaines et les travaux qu’elles ont inspirés en Eu-
rope (la recherche urbaine, en France, d’orientation plus sociologique
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 173

ou sociologisante, ne présente pas les mêmes caractères, nous revien-


drons sur ce point).
L’espace est traité en tant qu’environnement construit (built envi-
ronment) ensemble d’éléments matériels et physiques, architecturo-
géographiques, ayant un impact individuel et social, soit directement
par les conditions et contraintes qu’ils imposent, soit indirectement
par le mode de vie qu’ils induisent. D’où une double tendance caracté-
risée par la recherche de liaisons causales linéaires, obéissant souvent
au modèle behavioriste « stimulus-réponse », entre cadre physique et
processus psychologiques. D’une part, le cas de l’orientation physica-
liste on recherche les effets du contexte matériel sur les comporte-
ments, par exemple : comment la structure d’un ensemble résidentiel
détermine les relations interpersonnelles (Maxwell, 1975), comment
les caractéristiques de l’urbanisme expliquent le vandalisme (New-
man, 1972), comment la linéarité ou la courbure des rues influe sur la
sociabilité et les comportements d’entre-aide (Mayo, 1979) etc.
D’autre part, dans le cas de l’orientation individualiste, on s’intéresse
à certains fonctionnements intra-individuels, certains processus psy-
chologiques en liaison avec l’environnement urbain, devenu, pour re-
prendre une image du sociologue Fischer (1978), « un laboratoire
idéal ». On mesurera ainsi l’effet de la surcharge d’information dans
le milieu urbain sur le fonctionnement cognitif, celui du bruit urbain
sur les aptitudes verbales, les capacités auditives ou les performances
(Cohen, Glass, Philips, 1979), l’effet de la densité sociale sur
l’équilibre psychologique (Booth, 1976), celui de la difficulté de con-
trôle de l’environnement sur la dépression et le sentiment
d’impuissance (Seligman, 1975), celui de la température sur
l’agressivité sociale (Baron & Bell, 1976), etc.
Disons, un peu à l’emporte-pièce, que dans toutes ces études
l’espace est éclaté et dilué. Éclaté, mais non conceptuellement diffé-
rencié, en micro-environnements (l’immeuble, la rue, le métro, etc.).
Dilué, c’est-à-dire réduit au statut de condition physique d’émergence
de phénomènes intrapsychiques ou sociaux, ce qui a pu faire
s’exclamer Wohlwill (1973) : « L’environnement n’est pas dans la
tête ! ». De nouveau l’espace urbain n’est pas traité comme tel, on ne
cherche pas à analyser le rapport dans et à ses différentes modalités. Il
est la scène où l’homme est l’acteur (Wirth, 1945). Il apparaît plus
juste de parler, non d’espace urbain, mais de vécu, de comportement
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 174

dans l’espace construit, d’expérience de la vie urbaine. Derrière la di-


chotomie « objectivisme / subjectivisme », se joue la conception du
rapport Homme-Environnement-Société. Et la tendance, récente, mais
de plus en plus insistante, à dépasser une vision séparatiste au profit
d’une approche transactionnaliste » (Altman, 1981), où individu et
environnement se définissent mutuellement dans l’interdépendance,
amène à combler un vacuum social. La transaction ainsi postulée im-
plique la prise en compte du social de deux manières :
l’environnement devient « socio-physique », l’individu « sujet so-
cial ».
[98]
Dire que l’environnement est socio-physique, c’est ne plus le con-
sidérer seulement comme un ensemble de forces affectant la conduite,
mais comme un produit matériel et symbolique de l’action humaine
(Stokols, 1982). Cette formulation se fonde sur une distinction entre
divers lieux, sites et places (settings and places), ce qui revient à con-
ceptualiser en termes spatiaux les éléments de l’environnement écolo-
gique. Démarche qui s’accompagne de la reconnaissance de leur di-
mension sociale, exprimée en termes de significations. Pour Stokols,
l’environnement sociophysique est un composé de traits matériels et
symboliques dont l’étude réclame l’appréhension, dans une même
analyse, des éléments dits « subjectifs » et « objectifs ». Ce sont les
occupants des divers cadres spatiaux qui les font passer d’un mélange
d’éléments matériels en un site symboliquement significatif.
La valeur symbolique de l’espace matériel qui intègre les significa-
tions produites par l’action humaine est également soulignée par l’un
des fondateurs de la psychologie de l’environnement, Proshansky,
pour qui celle-ci doit devenir « une science du comportement socio-
historique ». Voici qui sonne neuf et amorce une prise en compte du
sujet social. Proshansky (1978) en vient ainsi à définir l’individu par
son « identité topologique ou situationnelle » dont il fait un concept
fondamental pour étudier l’interaction entre l’homme et
l’environnement. Cette identité s’établit « en réaction à
l’environnement physique par le biais d’un ensemble complexe
d’idées, conscientes et inconscientes, de croyances, de préférences, de
sentiments, valeurs et buts, de tendances comportementales
d’aptitudes qui se rapportent à cet environnement ». Il nous semble y
avoir là les linéaments d’une approche d’un sujet social. Pour aller au-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 175

delà, il suffirait de se demander d’où l’individu tient ses idées,


croyances, etc. relatives à l’environnement où il se trouve. Une pers-
pective comme celle de la théorie des représentations sociales, exami-
née plus loin, devrait permettre d’avancer dans ce sens et de rendre
compte de la façon dont le sens vient au site.
Pour l’instant il suffit d’indiquer qu’en pointant l’implicite
d’éminents environnementalistes américains, nous essayons de mon-
trer les conditions d’une nouvelle pensée sur l’espace qui s’ébauche
en rencontrant, d’ailleurs, des perspectives développées dans la re-
cherche urbaine française, dès les années soixante. C’est, en effet, une
des caractéristiques de cette dernière que d’avoir orienté son attention
vers les significations sociales dont l’espace est porteur ou investi.
Outre les travaux proprement sociologiques qui ont montré comment
la ville est le lieu d’inscription des rapports sociaux et de leurs con-
flits, matérialisation de la structure sociale, la sémiologie a apporté
une importante contribution pour une approche des significations de
l’espace urbain. La psychologie de l’environnement doit tenir compte
d’apports comme ceux de Choay (1967) et Ledrut (1973) pour la sé-
mantique de la ville, ou ceux de Raymond et coll. (1966) pour sa
symbolique sociale et culturelle.
Par ailleurs, le recours à des notions comme celles de signification,
de symbolique, nous renvoie à l’idée de représentation : l’espace re-
présente et se représente. Certains font de la représentation une va-
riable intermédiaire dans la relation entre l’individu et
l’environnement, écartant ainsi le déterminisme mécanique.
« L’environnement agit à travers les représentations dont il est l’objet,
représentations qui présentent un caractère fortement subjectif
puisqu’elles sont le fruit des expériences cumulées de chaque indivi-
du » (Lévy-Leboyer, 1980). Il va de soi que dans cette optique, la re-
présentation est prise comme un processus cognitif intra-individuel.
Elle tombe sous le coup des critiques déjà examinées et ne peut rendre
compte des significations sociales qui informent l’espace et modèlent
le rapport entretenu avec lui. Pour cela, le passage à une conception
sociale de la représentation est un palier nécessaire, comme nous al-
lons le montrer à propos des représentations spatiales de la ville.

[99]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 176

REPRÉSENTATIONS SPATIALES
= REPRÉSENTATIONS SOCIALES

Les études sur les représentations spatiales (cognitive mapping,


spatial cognition) prennent l’espace comme objet et sont considérées
comme le moyen d’accéder aux représentations mentales et schèmes
cognitifs que les individus élaborent sur la base de leur expérience
immédiate et passée. Le débat qui s’institue à leur propos porte sur
des thèmes que nous avons déjà rencontrés : dilution de l’espace ur-
bain, dichotomie physicalisme/subjectivisme, dépassement par la
symbolique sociale. Les représentations de l’environnement urbain
sont généralement rapportées à l’ensemble des éléments matériels,
physiques et géographiques, au sein duquel les conduites de déplace-
ment et d’usage prennent place. La synthèse des travaux les concer-
nant (Downs & Stea, 1973, 1977 ; Moore & Golledge, 1976), montre
qu’elles sont abordées selon deux optiques dichotomiques.
La première optique, dans la lignée de l’étude pionnière de Lynch,
s’intéresse à l’incidence des stimuli matériels sur l’élaboration de la
connaissance de l’environnement et sa mémorisation. La structure ar-
chitecturo-géographique fournit des signaux, des indices de repérage
permettant les activités de déplacement et d’adaptation au cadre maté-
riel. La seconde optique, dans la lignée des travaux de Piaget et des
recherches sur la cognition, s’attache à l’incidence du développement
et du fonctionnement cognitif sur les représentations spatiales. Les
représentations sont traitées comme des schèmes cognitifs établis en
liaison avec les schèmes opératoires de déplacement et sur la base du
traitement des informations fournies par les stimuli physiques. Que
l’optique soit physicaliste ou intra-individualiste, elle confère à la re-
présentation spatiale une fonction bio-psychologique d’adaptation et
d’orientation des comportements.
Les réflexions critiques touchant à ce champ de recherche (Ledrut,
1973 ; Bonnes & Secchiaroli, 1981), montrent que :
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 177

a) La grande variabilité, en extension et en qualité, des représenta-


tions individuelles remet en cause le déterminisme physique.
b) L’espace urbain n’est pas réductible à une distribution, plus ou
moins bien agencée, d’éléments discrets, mais le contexte so-
cio-culturel de pratiques sociales qui charge de valeur et de si-
gnification les stimuli physiques et les informations.
c) Les activités opératoires auxquelles on rapporte les représenta-
tions ne sont pas seulement des conduites spatiales et adapta-
tives. Il s’agit de comportements sociaux, de pratiques collec-
tives élaborées en fonction de normes, d’objectifs et évalués se-
lon leur conformité aux prescriptions sociales d’usage de
l’environnement.
d) Les représentations ne sont pas le simple produit d’un traite-
ment mécanique d’informations. Elles sont socialement éva-
luées et utilisées dans une construction active par le sujet social
en fonction de ses buts, et des significations sociales dont le mi-
lieu urbain est porteur.

Même quand elles sont étudiées comme productions d’un individu,


médiatrices de son rapport à l’environnement, les représentations spa-
tiales qui concernent une réalité socio-physique, sont constitutivement
sociales. L’espace qu’elles expriment est un espace social. Allant plus
loin, comme le permet la théorie des représentations sociales (Mosco-
vici, 1976, 1982), on peut montrer qu’elles concourent à structurer
l’espace urbain comme espace social.

LES REPRÉSENTATIONS
SOCIO-SPATIALES DE PARIS

Nous allons tenter d’illustrer et prolonger les remarques inspirées


par ce rapide survol de l’étude psychologique de l’environnement ur-
bain, à partir des résultats d’une recherche sur les cartes mentales et
images sociales de Paris (Jodelet & Milgram, 1977). Approche de la
construction [100] sociale et cognitive de l’espace urbain, cette re-
cherche visait à mettre en évidence les effets de l’expérience et de
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 178

l’appropriation subjective de la ville, des activités d’ajustement au


cadre urbain et d’utilisation de ses ressources, et des modèles collec-
tifs qui orientent la pratique et la perception des différents groupes
sociaux. Il est apparu que les représentations de la ville sont des repré-
sentations sociales, collectivement partagées et reflétant de manière
consensuelle, les propriétés signifiantes que confèrent au cadre physi-
co-géographique les caractéristiques sociales et culturelles liées à son
histoire et son peuplement.
Pour cerner les représentations que les Parisiens se font de leur
ville, une méthodologie originale a été utilisée. Elle avait pour objectif
de faire extérioriser le vécu subjectif de l’espace, les catégories de son
appréhension, les éléments de sa figuration, sous une forme non ver-
bale, directement quantifiable et transposable de manière cartogra-
phique. Les sujets étaient invités à répondre à la plupart des 25 items
d’un questionnaire à l’aide d’une carte de Paris sur laquelle était re-
porté, en surimpression, le découpage administratif de la ville en 80
quartiers (4 quartiers par arrondissement) numérotés de 1 à 80. Ils ins-
crivaient en face de chaque question le numéro du ou des quartiers
concernés par leur réponse. Une carte du même type leur a servi éga-
lement à tracer des itinéraires de promenade, à pied ou en voiture, et à
délimiter des secteurs investis d’une valeur affective ou personnelle.
D’autres procédures, classiques dans ce genre d’étude, furent aussi
employées : dessins de cartes de Paris, épreuve de reconnaissance
photographique, etc. Cette façon de recueillir les réponses indivi-
duelles a autorisé leur sommation et leur traitement quantitatif, sans
opération intermédiaire de codage. Néanmoins, les personnes interro-
gées avaient la latitude d’assortir leur réponse chiffrée de commen-
taires, ce qui a permis d’obtenir certaines données qualitatives.
Le questionnaire a été administré à 218 sujets, selon un plan
d’échantillonnage répondant à des critères de résidence, sexe, âge et
niveau socioculturel. Les résultats concernant les dessins de Paris, la
reconnaissance photographique, et divers indicateurs de structuration
de l’espace urbain ont été présentés en détail dans un précédent article
(Milgram & Jodelet, 1976). Ne seront abordées ici que les données
recueillies de manière cartographique et correspondant aux dimen-
sions cognitives, évaluatives et symboliques des représentations. Ces
données peuvent être traitées comme reflétant une pratique, indivi-
duelle ou sociale, de la ville, des attitudes, personnelles ou collectives,
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 179

à l’égard de ses différentes parties, la perception des attributs maté-


riels, culturels et humains qui les caractérisent. Elles concernent le
niveau de connaissance, les choix préférentiels et résidentiels, les
images sociales. Les pourcentages de réponses reçues par chaque ar-
rondissement sur chacune de ces dimensions sont exprimés sur une
série de cartes dont la comparaison permet de montrer l’isomorphie
des découpages de l’espace parisien. Les implications de cette iso-
morphie seront dégagées, une fois examinée la physionomie de Paris
sous le rapport de la familiarisation, de la préférence et de la percep-
tion sociale.

1) La connaissance de Paris

Les cartes 1 et 2 font apparaitre que la connaissance de Paris est


fortement tributaire du caractère central ou périphérique des arrondis-
sements. Centralité et périphérie qui sont définies par un marquage
historique et modulées par des colorations sociale et culturelle. Trois
groupes d’arrondissements retiennent de ce point de vue l’attention :

- Cinq arrondissements sont les mieux connus de plus de la moi-


tié de la population interrogée : les 1er, 4e, 5e, 6e, 8e arrondisse-
ments qui reçoivent également les taux de méconnaissance les
plus bas et auxquels s’apparentent les 7e et 9e.
- Trois arrondissements (16e, 17e, 18e) présentent la particularité
d’être également connus et méconnus, se distinguant du reste de
la couronne périphérique.
[101]
- Un dernier groupe situé sur cette couronne est caractérisé par un
taux élevé de méconnaissance.

Ce clivage de Paris est d’autant plus remarquable qu’à la diffé-


rence des villes de petite dimension où le centre draine les ressources
urbaines et fonde sa notoriété sur une pratique de fréquentation effec-
tive, Paris est une mégapole dont les centres d’activité et de vie sont
relativement dispersés, chaque arrondissement ou quartier fonction-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 180

nant dans le quotidien comme une unité urbaine autonome. On rap-


porte généralement la familiarisation à l’expérience propre : dans le
processus de constitution du rapport à la ville, la pratique personnelle
médiatiserait la connaissance et les attitudes. Les divisions entre le
Paris connu et méconnu semblent mettre en jeu d’autres phénomènes.
D’une part, les notions de centralité et de périphérie prennent un
sens symbolique renvoyant aux traces du passé et du développement
urbain. Les arrondissements déclarés les mieux connus ont une centra-
lité faite d’histoire et de valeur. Ils recouvrent le noyau historique,
culturel et social de Paris ; son cœur historique (1er, 4e, 5e, 6e), ses
lieux de plus haute valeur architecturale (4e, 1e, 8e) et intellectuel (5e,
6e), ou de grande activité sociale (1er, 8e). La frange d’obscurité
épouse l’ancienne limite du mur des Fermiers Généraux dressé à la fin
du 17e siècle, avec des reliefs auxquels l’éclatement du Paris
d’Haussmann n’est pas indifférent : d’un côté la plage négative des
parties nord et est où se réfugièrent les populations ouvrières exclues
du centre bourgeois, de l’autre la zone privilégiée de l’Ouest. Enfin le
profil de connaissance similaire, malgré la différence de leur géogra-
phie physique et humaine, laisse penser que les 16e, 17e et 18e arron-
dissements ont des caractères structuraux équivalents qui suscitent des
réactions également ambivalentes qu’il faudra analyser plus à fond.
D’autre part, la connaissance paraît induite par des modèles so-
ciaux autant que par la pratique individuelle. La variation de niveau de
connaissance selon les caractéristiques sociales de la population inter-
rogée montre que si la connaissance est liée à l’expérience person-
nelle, celle-ci est infléchie par les usages normatifs du groupe
d’appartenance. Ainsi, contrairement à ce que laisserait attendre
l’hypothèse d’une familiarisation par l’expérience, la connaissance
n’est pas meilleure en mesure que l’âge avance : les jeunes font
preuve d’une connaissance aussi extensive que leurs aînés et d’une
attention également soutenue ce qui est notoire. Ils auraient tendance à
manifester une curiosité plus globale et sans exclusive, l’âge avançant,
se produirait un phénomène de fermeture à l’égard de certains quar-
tiers dans lequel interviendrait un jugement d’ordre social. De même,
le niveau socioculturel correspond à des expériences urbaines diffé-
rentes selon l’intérêt culturel et le niveau social des arrondissements.
Le niveau de connaissance des arrondissements centraux et notoires
décroit avec le niveau socioculturel, cette tendance s’inverse pour les
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 181

arrondissements périphériques. Les sujets culturellement les moins


favorisés connaissent moins bien le 8e et le 16e que les sujets favori-
sés, mais mieux le 18e et le 20e. La classe sociale établit une ségréga-
tion résidentielle et des attitudes sociales qui favorisent
l’établissement d’une culture urbaine spécifique aux différents
groupes sociaux. Et de fait, le lieu de résidence détermine des atti-
tudes d’évaluation culturelle et sociale qui induisent des modalités de
connaissance différentes : moins le quartier où l’on habite est notoire,
plus l’on manifeste de curiosité pour le reste de Paris. Inversement,
ceux qui résident dans les « beaux quartiers » investissent moins le
reste de Paris. Le rapprochement géographique a également sa part
dans l’orientation des intérêts : ceux du centre le connaissent mieux
que la périphérie, ceux de la périphérie la connaissent mieux que le
centre ; ceux qui vivent à l’est ne connaissent pas l’ouest et inverse-
ment.
[102]

2) Le Paris d’élection

Deux indicateurs ont été retenus pour cerner le Paris d’élection :


les préférences et les choix ou rejets résidentiels concernant les diffé-
rents arrondissements. La carte 3 permet de faire le départ entre deux
blocs d’arrondissements. Ceux pour lesquels les choix préférentiels
avoisinent ou dépassent la moitié des sujets, et qui sont également les
mieux connus, les plus centraux (1er, 4e, 5e, 6e, 7e, 8e). Ceux qui re-
cueillent la faveur du quart ou moins de la population et pour lesquels
l’attraction semble plutôt tenir à des facteurs personnels qu’à des ca-
ractères comme la notoriété, la centralité.
Si le niveau de préférence coïncide avec le niveau de connaissance
dans le groupe d’arrondissement le plus aisé, il semble que la familia-
risation avec une zone urbaine n’amène pas à l’aimer particulière-
ment. Ainsi le 4e moins connu que les 1er, 5e ou 8e est mieux aimé
qu’eux, alors qu’avec un niveau de connaissance équivalent à celui du
7e, les 16e et 9e sont nettement moins appréciés que lui. En revanche,
l’attrait déclaré s’assortit d’une plus grande familiarité. La valeur et la
signification prêtées aux sites induit plus d’attachement que ne le fait
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 182

la connaissance, ce qui va contre certaines hypothèses de la psycholo-


gie et montre bien que la valeur signifiante de la ville empêche que
l’on ramène sa perception à des mécanismes purement intra-
individuels.
Quant aux attitudes manifestées par les groupes sociaux, il se con-
firme que la population jeune est plus ouverte aux ressources et
charmes de Paris. Les plus âgés restreignent leur choix au 7e plus
calme et plus rassis. C’est un Paris à double foyer d’attraction que
dessinent les jeunes, au nord et à l’ouest (18e, 17e, 16e, 8e) et vers le
cœur de Paris (4e, 5e, 6e). Les sujets de niveau socioculturel bas font
porter leur faveur sur le 4e et le 1er, avec le Louvre et ses environs,
cédant sans doute à un effet de notoriété puisqu’ils connaissent moins
bien ces arrondissements que ne le font les autres groupes. Moins sen-
sibles aux charmes du 5e et du 6e, très appréciés des sujets cultivés, ils
sont attachés à des arrondissements sans splendeurs attestées (10e, 12e,
17e, 18e, 19e). Ce groupe manifeste une attitude plus disponible, moins
centrée sur la valeur historique que le reste de la population.
Le Paris des choix résidentiels est nettement plus sélectif {cartes 4
et 5). Trois groupes d’arrondissements se distinguent encore :

- Ceux qu’une part dominante des sujets désire habiter et qui ne


sont rejetés que par une très faible minorité (moins de 4%) les
4e, 5e, 6e, 7e.
- Ceux qui sont surtout objet de refus : 10e, 13e, 18e, 19e, 20e.
- Ceux qui n’émergent sur aucune dimension : 1er, 2e, 3e, 9e, 11e,
12e, 14e, 15e.

Deux arrondissements mobilisent une attitude ambivalente : les 8e


et 16e.
Une question complémentaire permettait de préciser les endroits où
l’on accepterait à la rigueur d’habiter si on ne pouvait aller dans le
quartier de son choix. Elle définit un espace de repli qui renforce le
caractère attractif des 5e et 6e, témoigne de l’ambivalence des 18e, 19e
et 20e et rend compte de l’investissement croissant des 14e et 15e. Il
faut noter cependant que 52% des personnes interrogées désirent res-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 183

ter dans l’arrondissement où elles résident actuellement, 20% souhai-


tant seulement changer de quartier, les sujets les plus âgés et les moins
favorisés manifestant une nette tendance à la stabilité.
Les secteurs de prestige forment l’espace de mobilité privilégié des
catégories les plus favorisées. La classe moyenne suit le groupe le
plus élevé, avec un penchant spécifique pour les 16e et 17e. Les moins
favorisés n’aspirent guère à accéder aux 5e, 6e, 7e, ou rejettent fran-
chement les 8e et 16e. Ils se montrent plus disposés à s’implanter dans
des secteurs peu désirés (12e, 18e, 19e, 20e) et moins défavorables aux
10e et 11e. Dans ses projets de déplacement, la population parisienne
[103] exprime et renforce ses différences de classe comme elle le fai-
sait pour sa curiosité et ses préférences.

3) Raisons et isomorphie des choix

Dans les commentaires dont les sujets ont assorti la désignation des
quartiers connus, aimés, désirés, apparaissent quelques-unes des rai-
sons qui donnent saillance à telle ou telle partie de la ville. Cinq cri-
tères de jugement se dégagent : (i) le climat social et l’ambiance géné-
rale (40% des mentions) ; (ii) L’intérêt historique et la valeur symbo-
lique des sites (18% des mentions) ; (iii) La qualité de
l’environnement et l’agrément écologique (21% des mentions) ; (iv)
La physionomie des rues (18% des mentions) ; (v) La charge affective
(2% des mentions).
Il ressort clairement de ces réponses que le rapport à l’espace ex-
primé par les cartes repose sur une base sociale et signifiante. Les di-
mensions qui réfèrent à une appréhension du cadre physique et de sa
qualité sont moins prégnantes que celles qui réfèrent à la qualité du
milieu social ou à la symbolique et à l’esthétique monumentale. Et
l’on peut voir que les significations strictement privées comptent pour
peu dans l’organisation de l’espace. D’autre part, les variations que les
groupes sociaux manifestent dans leurs estimations reflètent bien des
pratiques, des positions et des valeurs qui définissent une condition et
une identité culturelle ou sociale. En cela les représentations cartogra-
phiques s’avèrent sociales dans leur structuration, leur expression et
leur fonction puisqu’elles sont en rapport avec des conduites effec-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 184

tives ou potentielles (celles concernant la résidence p. ex.). Ce sont là


des propriétés distinctives et fondamentales des productions mentales
dont traite la théorie des représentations déjà mentionnées.
Les cartes où se projette la sommation des réponses individuelles
découpent un espace collectivement perçu. En superposant les cartes,
on s’aperçoit que cet espace est homogène pour les trois critères :
connaissance, préférence et choix résidentiels, avec un noyau privilé-
gié, des zones de rejet, des secteurs ambivalents, des plages neutres,
toujours les mêmes à peu de chose près. Qu’est qui fonde cette homo-
généité ? La topographie de cet espace, nous l’avons vu, s’articule au-
tour d’un cœur et d’une ceinture historiques. L’imaginaire et le sym-
bolique se conjuguent. D’une part émerge le berceau de la ville. On
constate en effet que dans les commentaires des réponses, la valeur ou
l’intérêt historique tiennent à la puissance d’évocation de l’histoire de
la ville et plus particulièrement à la capacité d’évoquer ses racines, ses
premiers développements. Les arrondissements dits « historiques »
sont qualifiés de cœur de Paris, « berceau », « vieux centres tradition-
nels de culture ». Dans les quartiers « au charme historique et poé-
tique », ce que l’on apprécie c’est le charme des origines, de
l’intemporel, et dans leurs « vieilles pierres » et leurs « vieilles rues »
la qualité de restituer le « vieux Paris ». D’autre part, le mur des Fer-
miers Généraux, démoli en 1859, laisse dans la conscience collective
la trace d’une mise en ordre sociale, amorce d’une ségrégation rési-
dentielle fortement présente dans les images sociales du Paris
d’aujourd’hui.

Les images sociales de Paris

Les images sociales de Paris ont été saisies en demandant aux su-
jets d’indiquer les quartiers qui leur semblaient marqués par des traits
humains ou sociaux définis et désignables par la catégorie « Le Paris
des... ». Certaines catégories ont été proposées aux sujets, d’autres
spontanément suggérées par eux. Les premières qualifiaient certains
types de peuplement, le marquage économique et le climat social. Les
secondes ont essentiellement désigné des activités sociales et des po-
pulations. Il est apparu que ces différentes qualifications constituaient
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 185

une forme d’appréhension communément admise et pertinente pour


différencier les arrondissements.
[104]
Les images de Paris des riches et Paris des pauvres (cartes 6 et 7),
correspondent à des arrondissements nettement identifiés. Formant
une couronne contrastée de l’Ouest à l’Est de Paris, deux blocs de 4
arrondissements s’opposent radicalement. A l’Ouest, les 7e, 8e, 16e
sont tenus pour uniquement riches, le 17e considéré comme riche par
près du quart de la population, présente pour certains des caractères de
pauvreté, assurant ainsi une transition avec des secteurs désignés ex-
clusivement comme pauvres, les 18e, 19e, 20e et dans une moindre
mesure les 10e, 11e, 12e. Les autres arrondissements reçoivent un score
bas sur les deux dimensions.
Le 5e et 6e occupent une position particulière : n’étant placés ni
dans le Paris des riches ni dans celui des pauvres, ils forment un isolat
financièrement neutre. On peut se demander si une partie de leur at-
trait ne vient pas de cette position qu’expliquerait le peuplement qu’on
leur attribue : étudiants, artistes, intellectuels, généralement situés
hors du circuit économique. Cette particularité mérite d’être souli-
gnée, car ce sont des arrondissements où l’on ne pense pouvoir résider
que si on a de l’argent. Il y aurait donc une différence entre « les quar-
tiers bourgeois, chers d’accès et de standing de vie élevé et ostenta-
toire comme le 16e et ceux où, malgré la cherté du logement, on
échappe à la puissance de l’argent ou pense possible de mener une vie
de « bohème ». Vient corroborer cette interprétation le fait qu’invités
à désigner le Paris des snobs, les sujets ont distingué deux sortes de
snobisme : celui de l’argent dans le 16e, celui de la culture dans le 6e
{carte 8).

La dimension économique est en correspondance avec les préfé-


rences manifestées par les groupes sociaux. En général on surestime la
richesse des arrondissements que l’on préfère. Les hommes qui aiment
mieux le 8e que les femmes le jugent plus riche qu’elle ne le font, ces
dernières en retour voient des arrondissements qu’elles aiment mieux
(17e, 20e) moins pauvres qu’eux. Même processus chez les plus âgés
pour le 7e, chez les plus jeunes pour les 8e et 17e. Le 16e apparaît plus
riche aux sujets de niveau socio-culturel élevé qui le préfèrent égale-
ment. Par contre les sujets les moins favorisés jugent les 10e et 12e
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 186

moins pauvres alors qu’ils leur sont favorables et souhaitent y habiter,


l’attitude étant inverse chez les plus favorisés. Si l’évaluation écono-
mique va dans le même sens que l’évaluation affective, elle est inflé-
chie selon l’implantation résidentielle. Le fait d’habiter dans un arron-
dissement vu comme riche amène à sous-estimer ce caractère. À
l’opposé, il y a une surestimation de la pauvreté des quartiers vus
comme tels par ceux qui y résident. La richesse est un attribut qui in-
tervient dans le jugement de goût, mais que l’on dénie dès lors qu’elle
peut caractériser socialement. La pauvreté se revendique comme ap-
partenance. L’image économique engage l’identité sociale de ceux qui
l’expriment.
Parmi les autres catégorisations proposées pour qualifier Paris,
nous ne retiendrons que deux indicateurs du climat social qui ren-
voient à l’idée de danger et de marginalité. Elément spécifique de
l’environnement urbain, la dangerosité {carte 9) ne semblait pas à
l’époque de l’enquête une caractéristique prégnante de Paris, puisque
31% des répondants n’ont appliqué ce critère à aucun quartier. Ce-
pendant, chez les jeunes se faisait déjà jour une crainte pour la sécuri-
té : 85% des moins de 35 ans sont sensibles aux risques urbains. Deux
types de dangers sont distingués : celui qui est lié à la présence
d’immigrés dans les 18e et 19e arrondissements et celui qui découle
du caractère interlope des activités dans le 9e et le 10e. Ces dangers
sont surestimés quand le niveau socioculturel est bas tandis que les
hommes et les femmes manifestent une différence d’estimation pi-
quante, les premiers situant le danger dans les quartiers louches aux
alentours de Pigalle, les secondes étant plus concernées par les risques
masculins de la Goutte-d’Or. A chacun ses menaces ou ses tentations.
Cela montre en tout cas que la construction de l’image sociale engage
les positions sociales. Quant aux hippies (carte 10), on les concentre
dans les quartiers estudiantins et intellectuels, dans le vieux Paris et le
Marais. Il est intéressant de noter que c’est seulement à leur propos
qu’un changement apparaît dans la perception du quartier [105] des
Halles, pourtant en pleine rénovation. La lutte pour la protection des
Pavillons de Baltard a laissé son empreinte sur l’environnement. Ceci
montre bien l’importance de l’élément humain dans la constitution de
la physionomie urbaine, dont une preuve flagrante est donnée par les
catégories spontanées de la perception sociale.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 187

Tableau 1 : Catégories spontanées de la perception sociale de Paris

Niveau socioculturel

Catégories spontanées Total sujets haut moyen bas

mention

mention

mention

mention
%

%
Grands secteurs d’activité éco- 75 14,5 50 19,3 17 11,5 8 7,3
nomique et sociale

Métiers et commerces 232 45,1 120 46,5 60 40,8 52 47,7

Loisirs et mœurs 83 16,1 40 15,5 33 22,4 10 9,1

Catégories ethniques 111 21,5 42 16,1 30 20,4 39 35,7

Autres 13 2,5 6 2.6 7 4,8 0

Total mentions 514 100% 258 100% 147 100% 109 100%

Alors que l’emploi de catégories professionnelles est dominant


dans tous les groupes, l’utilisation des catégories ethniques et raciales
est d’autant plus courante que le niveau socioculturel baisse ; et si la
vie économique et administrative retient plus l’attention du niveau
socioculturel élevé, le niveau moyen fait porter son intérêt sur
l’univers de la distraction. Usages sociaux, affirmation d’affiliation et
d’identités différentielles sont à la base du découpage perceptif de
l’espace social. En effet, invitées à proposer une caractérisation per-
sonnelle des diverses parties de Paris, les personnes interrogées ont
repéré l’implantation des grands secteurs de l’activité économique,
administrative et politique, les concentrations de métiers et com-
merces, des zones de loisirs et de plaisirs, la localisation de groupes
sociaux ou ethniques particuliers. Cette perception où se combinent
informations exactes et stéréotypes, varie en fonction du niveau socio-
culturel, comme le montre le tableau 1.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 188

La localisation de ces divers traits est relativement homogène,


permettant de dégager le caractère dominant de certains arrondisse-
ments. Les grandes instances de la vie publique (Ministères, ambas-
sades, grandes administrations, professions libérales) sont affinitaire-
ment regroupées dans certains secteurs. Le Paris politique dans les 7e,
8e et 16e arrondissements ; celui des finances et des affaires dans le 1er,
2e, 8e, 9e, 17e, celui des hauts fonctionnaires et des professions libé-
rales dans les 5e, 6e, 7e, 16e. Cette image concorde avec certaines im-
plantations, mais elle est restrictive. Elle dote ainsi d’un surcroit de
prestige les arrondissements qu’elle privilégie.
Les métiers et commerces dans les domaines de l’habillement, du
meuble, de l’aménagement intérieur, la bijouterie, etc. occupent, non
sans exactitude, le centre de Paris. Cependant leur répartition fait in-
tervenir leur niveau de prestige. Les 2e, 3e, 9e, 10e, 11e sont voués aux
métiers humbles et besogneux, tandis que la façade luxueuse de Paris
s’étale dans les 1e, 6e, 8e exclusivement.
Partie intégrante de l’image sociale de Paris, loisirs et plaisirs se
voient affectés des espaces bien définis rive droite et rive gauche, re-
flétant la trace de concentrations effectives ; cinémas et théâtres dans
le 1e, 8e, 9e, boites de nuit dans le 6e, 8e, 9e. Le Paris érotique se situe
de l’Hôtel de Ville au quartier des Halles, de la Place Clichy à la Porte
de la Chapelle, de la Gare du Nord à la Porte Saint Denis.
[106]
Désignant souvent les ressortissants étrangers ou les groupes eth-
niques en termes péjoratifs : les « sidi », les « ratons » pour les nord-
africains, les « porto-crouilles » pour les Portugais, etc. ou multipliant
les distinctions d’origine nationale ou provinciale, les parisiens sont
prompts à cantonner les « autres » dans des quartiers réservés. Ils des-
sinent ainsi un Paris racial et ethnique concentré dans le Nord et l’Est
de Paris (carte 12). Trois catégories de population se détachent nette-
ment : les arabes, les noirs, les juifs, se trouvant souvent réunis. Les
arabes sont distribués dans tout le Nord et l’Est où ils cohabitent avec
les noirs et divers immigrés, dans le 10e et le 11e, le 3e et le 4e où ils
retrouvent les juifs qui investissent également le 2e. La population
« émigrée » qualifiée de « pauvre », « de couleur », de « transplan-
tée » est regroupée dans le 18e et le 19e, débordant sur le 17e. Les
étrangers venus de l’Est (russes, polonais, yougoslaves, gitans, etc.) ne
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 189

frayent pas avec les autres immigrés, et sont répartis aux frontières de
Paris du 13e au 15e. Curieusement, quand l’origine provinciale du pa-
risien est évidente (auvergnat, alsacien, pied-noir, etc.) on le situe de
préférence comme un « out-groupe » dans les quartiers de la périphé-
rie Nord et Est, tandis que le breton reste cantonné aux alentours de la
Gare Montparnasse.
Les catégories employées par les sujets servent en quelque sorte de
projections pour signifier par le biais d’un peuplement exogène,
l’extériorité et la négativité de certains arrondissements. Car s’il est
vrai que certains groupes sont plus particulièrement implantés ici ou
là, les résidents étrangers sont disséminés dans bien d’autres secteurs
où ils pourraient être désignés avec exactitude. Il y a là un mécanisme
de sélection et de renforcement qui contribue à l’isolement et au rejet
de certains quartiers. Si l’on juxtapose en effet les différentes attribu-
tions concernant le peuplement et l’activité des arrondissements, on
voit se combiner en certaines zones un ensemble d’images négatives
et dévalorisées tandis que d’autres reçoivent une qualification pure-
ment laudative, certaines enfin restant vierges de toute imputation.
Ce phénomène de surcharge s’inscrit dans le même espace que ce-
lui de la connaissance et de l’attraction. Cette coïncidence montre que
la vision de la ville, communément partagée, est structurée comme un
tout, intégrant des éléments physiques, sociaux et des éléments plus
subjectifs, émotionnels et esthétiques. La base matérielle, architectu-
rale et urbanistique de la ville, comme les traces de son histoire lais-
sent leur empreinte dans la conscience collective, uniformisant les
images que les parisiens intériorisent. En retour, l’expérience urbaine
de chacun, marquée par son appartenance de groupe, projette sur
l’espace les valeurs auxquelles il adhère, les signes d’une identité et
d’une différenciation sociales.
Cette dynamique a une incidence sur les réactions psychologiques
et les conduites sociales et cristallise l’espace urbain comme espace
social autant que physique. Un exemple va nous servir à le montrer :
la physionomie spécifique des 16e et 18e arrondissements que nous
avons déjà signalée. Çes deux arrondissements se distinguent à la fois
de ceux de la périphérie de Paris et de ceux qui sont centraux. Ils of-
frent la particularité d’être à la fois connus et méconnus, alors
qu’ailleurs, connaissance et méconnaissance sont inversement propor-
tionnelles. Ceci dénote un caractère ambivalent, révélateur d’un con-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 190

flit de représentations. Ils incarnent cieux images sociales opposées, la


richesse (16e) et la pauvreté (18e), diffèrent quant à l’attrait résidentiel,
évalué positivement pour le premier, négativement pour le second. Et
pourtant ils reçoivent le même score de préférence. Quel mécanisme
fait que ces deux zones urbaines différentes, reçoivent des réponses de
préférence et de connaissances semblables qui les distinguent des
autres arrondissements ? Essentiellement l’opposition entre le cadre
architecturo-géographique et le peuplement. Dans les deux cas il y a
reconnaissance de l’intérêt urbanistique, de l’agrément écologique
(verdure, élévation, aération). Dans les deux cas il y a dépréciation de
la population. La négativité du 16e réside dans son ambiance sociale
qui retentit sur le climat des rues : « très bourgeois, peu animé, pas
très jeune », sans cachet, sans personnalité », « mal habité, triste, [107]
mort, vie surfaite, snob, sans âme », « habitants repliés sur eux-
mêmes, sans vie collective », « pas de qualité d’esprit parce qu’ils se
croient tout permis », « population bien éloignée de mon idéal », etc.
La négativité du 18e est incarnée dans la population immigrée de la
Goutte d’Or qui infléchit négativement la perception de tout
l’environnement et retentit sur l’aspect des rues dont on déplore : « le
mauvais entretien, la saleté, le désagrément », « les maisons sinistres,
vétustes, la laideur », « de la mauvaise fréquentation », « l’ambiance
déplaisante, triste, déprimante, désagréable », « la concentration
étrangère trop importante », « trop de gens qui ne me plaisent pas,
trop mal famé ». C’est l’élément humain, fortement marqué sociolo-
giquement, qui affecte sur le plan de la familiarisation et de la préfé-
rence, donc de la fréquentation et de l’identification, ces deux arron-
dissements, isolant le 16e d’un voisinage attractif, et faisant basculer le
18e dans la marge dépréciée du Nord-Est.
Ce processus illustre la façon dont la caractérisation du peuple-
ment, avec tout ce qu’elle engage de stéréotypes sociaux, de précon-
ceptions et d’expression des appartenances sociales, module la phy-
sionomie physique de la ville, détermine les réponses évaluatives et
les conduites qu’elles orientent. Par leur Maison avec des pratiques
effectives, les représentations socio-spatiales dépassent le statut
d’images collectivement partagées. Chargeant du poids d’une diffé-
renciation sociale active et de valeurs d’identité, les significations so-
ciales enracinées dans le développement de la ville, elles contribuent à
faire de l’espace urbain un espace socialement signifiant. Il se pourrait
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 191

que leur exploration soit une étape nécessaire pour parvenir à une éla-
boration satisfaisante du concept d’espace en psychologie de
l’environnement.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 192

[108]

Impossible d'afficher l'image liée. Le fichier a peut-être été déplacé, renommé ou supprimé. Vérifiez que la liaison pointe v ers le fichier et l'emplacement corrects.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 193

[109]

DEUXIÈME PARTIE

Chapitre 2
Conflits entre histoires
et inscriptions spatiales
de la mémoire *

CONFLITS ENTRE HISTOIRE MÉMORIELLE


ET HISTOIRE HISTORIENNE

Retour au sommaire

Les formes sociales de rapport au passé sont multiples qu’elles


soient portées par le sens commun à travers différents types de mé-
moires (sociales 20, collectives, culturelles et esthétiques, communes,
publiques), orientées par les mesures et discours politiques, enregis-
trées dans des objectivations écrites, coutumières, matérielles (es-
paces, monuments, objets patrimoniaux, etc.), incarnées dans les pra-
tiques gestuelles, rituelles et commémoratives, ou encore produites
par une discipline scientifique, l’histoire. Parmi les travaux qui s’y
rapportent en psychologie sociale une attention particulière a été ac-

* Chapitre augmenté réunissant deux articles parus dans Psicologia e saber


social : Conflits entre histoire mémorielle et histoire historienne. Psicolo-
ga e saber social, 1(2), 151-162, 2012 et Les inscriptions spatiales des
conflits de mémoire. Psicologa e saber social, 2(1), 5-16, 2013.
20 Sá (2005, 2007) a distingué, sous la catégorie « parapluie » de mémoire so-
ciale, cinq types de mémoires : personnelles, communes, collectives, histo-
riques documentaires, historiques orales, pratiques et publiques.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 194

cordée, au cours de ces dernières années, à une forme de mémoire par-


ticulière : la mémoire historique, c’est à dire aux représentations so-
ciales et/ou collectives du passé historique qu’il soit national, interna-
tional, global ou local (Billig, 1998 ; Middleton & Edwards, 1990 ;
Liu et al. 2005 ; Paez et al. 2008 ; Sá, 2007, 2012).
Ces représentations se distinguent d’autres phénomènes mémoriels
engageant une histoire partagée (par exemple les travaux de Haas,
2002a, 2002b ; Kalampalikis, 2001, 2007 ; Rateau & Rouquette,
2002), mais ne portant pas spécifiquement sur la construction, la con-
naissance ou l’interprétation d’événements du passé historique et le
positionnement vis-à-vis d’eux. Comme les autres études de mémoire
sociale et/ou collective, elles relèvent d’une étude portant sur leur ge-
nèse (co-construction par la communication sociale, transmission so-
ciale et générationnelle, rumeurs, apprentissage scolaire, expérience
vécue directement ou par le biais des médias), de leurs contenus et
leur structure, leurs composantes (cognitives, affectives et émotion-
nelles), leurs fonctions identitaires, symboliques et pragmatiques.
Comme les autres types de mémoire elles sont forgées au sein des
groupes sociaux et affectées par les relations entretenues avec d’autres
groupes, donnant lieu parfois à des divergences et des conflits dans la
représentation du passé (Haas & Jodelet, 1999, 2000 ; Jodelet & Haas,
2014).
En tant que savoir de sens commun, ces mémoires historiques se
distinguent aussi des représentations savantes produites par la disci-
pline historique et objets de l’enseignement ; elles pourraient être ran-
gées sous la catégorie d’« histoires populaires » et mériteraient d’être
abordées sous cet angle. Mais leur spécificité tient à l’implication de
ceux qui les élaborent et au sens qu’elles revêtent pour leur vie dans le
présent. Il en résulte qu’elles présentent les propriétés de la mémoire,
incluant ses dimensions d’oubli et de silence. Si bien que les re-
cherches les traitent avant tout comme un genre particulier de mé-
moire collective et/ou sociale, sans pour autant approfondir les rela-
tions, souvent conflictuelles, qu’elles entretiennent en tant
qu’histoires [110] mémorielles avec l’histoire historienne. Problème
qui mériterait plus d’attention de la part des psychologues sociaux.
C’est à ce problème que je me propose de m’attacher en prenant le cas
du passé esclavagiste devenu en France un objet de luttes symboliques
et de débats politiques, juridiques et moraux au cours de ces dernières
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 195

années. Pour commencer, j’évoquerai rapidement les modèles qui ont


régi les rapports entre l’histoire et la mémoire que je considérerai ici
en tant qu’objets de disciplines de sciences sociales, et enjeu de con-
flits J’aborderai ensuite quelques aspects de l’opposition entre mé-
moire et histoire à propos de faits historiques.

Évolution des rapports


entre Mémoire et Histoire

Les rapports entre Histoire et Mémoire ont connu une évolution


qui a traversé plusieurs phases marquées par des transformations épis-
témologiques, méthodologiques et politiques. Après une longue pé-
riode de subordination de la mémoire par rapport à l’histoire, on ob-
serve dans un premier temps une dissociation complète entre histoire
et mémoire. Dans un deuxième temps, les progrès des techniques de
communication, les drames historiques connus dans la première partie
du 20e siècle et des exigences du devoir de mémoire, ont entraîné des
bouleversements de l’historiographie faisant se chevaucher Histoire et
Mémoire. Enfin, une troisième phase résultant de l’action de groupes
mémoriels a conduit à des conflits concernant les prérogatives de
l’Histoire et de la Mémoire. Ce parcours permettra, une fois de plus,
de montrer la pertinence de l’approche des représentations sociales
dans l’étude de la mémoire ou plutôt des mémoires et des récits qui
les portent.
Désormais, on tient pour acquis que la mémoire est une représenta-
tion du passé (Ricoeur, 2000). Mais on peut aussi montrer que les re-
présentations sociales interviennent dans la production, l’invention et
la défense de la mémoire et de l’histoire et dans les processus sociaux
qui les sous-tendent. Ce lien tient à plusieurs raisons dont la première
est la reconnaissance de leur caractère représentationnel en tant que
phénomènes et disciplines. Ensuite, on peut observer un mouvement
dialectique entre les représentations mnémoniques et historiques qui
tiennent d’une part au fait que la prise en compte de la mémoire a mo-
difié les pratiques historiographiques. D’autre part, au fait que la dif-
fusion de l’intérêt et des connaissances scientifiques pour la mémoire
a pénétré les milieux sociaux, donnant lieu à un usage réflexif du rap-
port au passé. Enfin, dernière raison, il apparaît que les références à la
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 196

mémoire peuvent concerner des débats et des conflits qui engagent,


outre l’intervention des instances officielles, la défense et l’identité de
groupes spécifiques, y compris le groupe professionnel des historiens.
Dans l’évolution des approches de l’histoire (Jodelet & Haas,
2014), la mémoire a connu avec l’importance de la transmission orale
un statut privilégié, quand n’existaient pas encore l’écriture et surtout
l’imprimerie. À partir de l’apparition de ces dernières qui a permis
l’enregistrement et la conservation de documents et de récits, la mé-
moire n’a disposé que d’une position subalterne par rapport à
l’histoire. Il a fallu le développement des recherches psychologiques
sur la mémoire à partir de la fin du 19e siècle et la contribution déter-
minante de Halbwachs sur la mémoire sociale et collective pour
qu’elle redevienne objet d’attention et transforme la pratique histo-
rienne. L’influence de Halbwachs s’est fait sentir d’un double point de
vue. D’une part il a établi une distinction radicale entre histoire et
mémoire ; d’autre part, sa contribution sur la mémoire collective a
changé radicalement le regard de l’historien et changé sa pratique.
[111]

Distinctions et rapprochements
entre Histoire et Mémoire

En effet, les rapports entre Histoire et Mémoire ont été théorisés


pour la première fois par Halbwachs dans son ouvrage de 1925 Les
cadres sociaux de la mémoire et surtout dans son livre posthume La
mémoire collective (1950). Cet auteur qui partageait avec Durkheim
une conception positiviste de la science historique, opposait l’Histoire
à la Mémoire, tributaire de la vie des groupes. Il concevait ces rap-
ports sous une forme dissociée, antithétique ; « L’histoire ne com-
mence qu’au point où finit la tradition, au moment où s’éteint ou se
décompose la mémoire sociale »...
Cette opposition entre l’Histoire et la Mémoire était thématisée sur
plusieurs plans :
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 197

- accès au passé : approche distanciée, abstraite vs similitude vé-


cue entre passé est présent ;
- objets : événements singuliers, s’étant produits une fois pour
toutes et vérifiables vs événements coutumiers répétés au cours
du temps et courants de pensée conservés tant qu’ils font sens
pour les groupes ;
- temporalité : discontinuité par sériation des événements et pé-
riodisation par condensation vs développement continu du
temps vécu existentiel, sans ligne de séparation temporelle évi-
dente ;
- perspectives : unité du savoir, authentification de faits docu-
mentés, critique vs multiplicité des mémoires, dépendantes de
la pluralité des groupes et des individus qui en sont les vecteurs
éphémères, guides peu fiables pour accéder aux réalités du pas-
sé et les comprendre. Pour faire court, la quête de vérité de
l’histoire s’oppose au respect de la fidélité de la mémoire.

Mais malgré une conception dépassée de la pratique historienne,


Halbwachs a ouvert une réflexion innovante sur la mémoire collective
et délimité « un objet mémoriel spécifique dans le champ
d’investigation des sciences sociales » (Dosse, 1998). D’une part, il a
exercé une influence décisive sur le travail des sociologues et des his-
toriens en offrant une méthode pour analyser les formes de communi-
cation jusqu’alors considérées comme situées au-delà du champ de
compétence des historiens. Il a déclenché chez les historiens une nou-
velle conception de leur travail qui intègre les témoignages vécus des
acteurs de l’histoire. Il est ainsi devenu un « pionnier de l’histoire de
la mémoire » (Hutton, 1993). D’autre part, son regard sur les tradi-
tions a tracé sa voie à ce qui allait devenir l’histoire des mentalités.
Un ouvrage collectif est illustratif de cette nouvelle tendance, Les
lieux de mémoire (1984) dirigé par Nora qui a repris, dans son intro-
duction la dichotomie entre Histoire et Mémoire : « Mémoire, his-
toire : loin d’être synonymes, nous prenons conscience que tout les
oppose » (p. xix). Cette césure consacrait ce nouveau champ
d’investigation : « l’histoire sociale de la mémoire » qui devait, en
conjonction avec les courants de défense de la mémoire des événe-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 198

ments tragiques ayant marqué la première moitié du 20e siècle, provo-


quer « un véritable basculement historiographique » (Dosse, 1998).

L’évolution des courants de l’historiographie

En raison même de sa contextualisation dans l’actualité contempo-


raine, cette nouvelle tendance historiographique a infléchi le sens de
la conception que Halbwachs avait de la tradition. Si cette conception
a permis de prendre la mémoire collective comme base de
l’investigation historique et province des études historiques, elle a été
interprétée d’une autre manière par les historiens. Elle est aujourd’hui
moins centrée sur la dynamique de la tradition orale que sur les poli-
tiques de la représentation (Hutton, 1993). Il convient de souligner ici
que le modèle proposé par Halbwachs pour l’historiographie contem-
poraine a mis en évidence le rôle des représentations et de
l’imaginaire dans les témoignages sur le passé et l’importance du
pouvoir du [112] passé dans la construction du présent. Il en est résul-
té un nouveau regard de la part des historiens qui ont conservé à leur
discipline sa fonction critique en l’appliquant à un nouvel objet : les
mémoires locales, orales et matérielles. Leur regard s’est déplacé sur
les sens que le passé a pris à travers le temps et les mémoires succes-
sives des groupes concernés. Les événements apparaissent « sur-
signifiés » et deviennent l’objet d’une lecture herméneutique et créa-
tive (Dosse, 1998). Notons, au passage, le rôle désormais imparti aux
représentations sociales et/ou collectives et l’extension de leur portée,
dans la mesure où, comme nous le verrons à propos des cas examinés
plus loin, elles occupent un espace plus large que ces seuls phéno-
mènes mnémoniques.
La reconnaissance de l’importance des mémoires tient aussi au fait
que les traumatismes de la seconde guerre mondiale réclament un de-
voir et un travail de mémoire contre lequel s’élèvent les négation-
nistes. La démarche historiographique revêt alors une valeur
d’expertise et de recherche de vérité tandis que la mémoire garde une
fonction de fidélité. Une nouvelle tâche « civique » revient alors à
l’historien, celle d’être comme le dit Lucette Valensi (1993) une
« sentinelle en faction » qui participe à la construction et la transmis-
sion de la mémoire sociale. Ce qui n’empêche pas chez les historiens
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 199

une certaine réserve à l’égard de la compulsion mémorielle, parlant de


« tyrannie de la mémoire » ou du ressassement du passé en termes de
« commémorite ». Dans le même temps, les groupes sociaux, organi-
sés autour d’une mémoire commune, reçoivent un rôle légitime dans
la transmission des mémoires. Ces groupes que l’on désigne sous le
terme de « groupes mémoriels » défendent une histoire collective
contre l’oubli, la censure, la négligence ou l’irrespect. Ils ont une phy-
sionomie différente des groupes d’appartenance sociale locale. Ils ras-
semblent des représentants actifs de populations ou de communautés
partageant une même histoire dont ils défendent l’identité, les valeurs,
la reconnaissance et peuvent être assimilés à des mouvements sociaux.
Leur fonction est spécifique, différente de celle qui revient aux
membres d’un groupe circonscrit socialement, culturellement, locale-
ment, tout en s’appuyant sur leur vécu.
C’est en ce point que prend racine la troisième phase des relations
entre histoire et mémoire, le conflit, faisant suite à la dissociation puis
l’interrelation. Les groupes mémoriels vont interpeler les historiens et
remettre en cause leur statut de défenseurs d’une vision critique et vé-
ridique du passé. Nous observons ainsi en France l’émergence d’un
nouveau type de conflit entre mémoire et histoire qui aboutit à la re-
vendication de la part des historiens d’un droit à la liberté et à
l’autonomie de leur pratique par rapport aux mémoires revendiquées
dans l’espace social. Autant un consensus a pu aisément s’établir entre
les historiens et les groupes mémoriels autour de la mémoire de
l’Holocauste, autant une nouvelle revendication mémorielle portant
sur l’esclavagisme français et élargi à d’autres cas de génocide, va
envenimer les relations entre les acteurs de ces deux formes de rapport
au passé, mémoire et histoire, rétablissant un fossé entre les deux. Je
présenterai rapidement ce cas pour analyser les bases sociales de la
diversité des rapports au passé, autour d’un même événement.

La question de l’esclavage
et de la traite négrière en France

Le passé national esclavagiste de la France dans les anciennes co-


lonies, devenues départements, aux Antilles (Guadeloupe, Marti-
nique), en Amérique du sud (Guyane) et dans l’océan indien (iles de
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 200

la Réunion et Mayotte), a subi une occultation officielle et jusqu’à un


certain point sociale dans les régions concernées. Un tel phénomène
d’oubli, de mise sous silence de la mémoire, de « rature » du passé a
été souvent signalé, et même jugé inévitable pour préserver l’avenir
(Renan, 1882). Il concerne des événements de « violence fondatrice »
qui sont à l’origine de la formation des nations et favorisent une « clô-
ture des identités » (Ricoeur, 2000). Il fut observé depuis l’abolition
de l’esclavage en 1848, recommandé alors par les autorités [113]
françaises (Deschamps, 2011) et rencontrant le désir d’une partie de la
population d’effacer les traces de la servitude. Mais un mouvement de
reconnaissance officielle de l’esclavage s’est dessiné suite l’élection à
la présidence de la République de F. Mitterrand, en 1981.
En 1983 un décret institue la commémoration de l’abolition de
l’esclavage, dont une célébration officielle fut organisée à l’occasion
de son 150ème anniversaire, en 1998. Le parlement français a eu à
discuter entre 1990 et 2005, une série de lois dites « mémorielles ».
En 1990 a été adoptée « la loi Gayssot » qui établit que le négation-
nisme du génocide des juifs est un acte criminel justiciable de sanc-
tions pénales. En 2001, une députée de Guyane, Christiane Taubira,
aujourd’hui ministre de la justice dans le gouvernement socialiste,
présente une loi qualifiant de crime contre l’humanité la traite des
noirs et l’esclavage dans les Amériques, les Caraïbes et l’océan in-
dien. Elle stipule en outre : la mise en place de programmes de
l’enseignement scolaire et de la recherche scientifique intégrant la
traite négrière et l’esclavage ; le dépôt d’une demande de reconnais-
sance du crime contre l’humanité auprès d’instances européennes et
internationales ; la création d’un comité pour la transmission de la
mémoire de l’esclavage.
D’autres projets de loi ont fait l’objet de débats, notamment, en
2001 une loi sur la reconnaissance du génocide arménien de 1915 ;
cette loi a été adoptée à l’Assemblée nationale, mais jugée irrecevable
par le Sénat et revient actuellement à l’examen. En 2005, adoption
d’une loi réclamant la reconnaissance de la contribution positive fran-
çaise dans les pays anciennement colonisés outre-mer et particulière-
ment en Algérie, son enseignement dans les écoles et permettant la
combinaison des sources d’information écrites et orales. Ces diverses
lois vont provoquer des réactions de protestation du côté des histo-
riens pour des raisons de principes et d’opportunité politique, comme
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 201

nous le verrons, et du côté des groupes mémoriels au nom de la falsi-


fication de l’histoire.

L’ÉMERGENCE
DE GROUPES MÉMORIELS

En application de la loi Taubira, un Comité pur la mémoire de


l’esclavage a été créé en 2004. Il est à l’origine d’un texte préconisant
non seulement la reconnaissance de l’esclavage, mais aussi celle de
ses mémoires multiples : « Aucune histoire de l’esclavage ne peut
s’écrire aujourd’hui sans tenir compte des mémoires différenciées de
l’esclavage. Ce n’est qu’en s’appuyant sur cette multiplicité des mé-
moires qu’il sera possible de créer une mémoire partagée et de cons-
truire une histoire commune ». Ses prérogatives s’étendent quand il
devient par décret, en 2009, Comité pour la mémoire et l’histoire de
l’esclavage. Parallèlement se forment des groupes mémoriels rassem-
blant les associations de personnes originaires des anciens territoires
de l’esclavage autour de leur mémoire.
La mobilisation de ces groupes a atteint son acmé à la suite de cer-
taines applications des mesures législatives et de la publication des
écrits d’un historien. En particulier, la commémoration de l’abolition
de l’esclavage en 1998, dont l’État voulait faire un symbole du ras-
semblement égalitaire et fraternel sous le slogan « Tous nés en
1848 », fut considérée comme une provocation et une manipulation
entraînant un mouvement de protestation. Une marche silencieuse
comptant près de quarante mille participants fut organisée à Paris, ac-
compagnée de manifestations dans les ex-colonies. Ainsi le Président
du conseil régional de la Martinique, déclara-t-il : « Les nègres n’ont
pas attendu un libérateur divin venu de métropole pour mener la ré-
volte. Les esclaves ont conquis eux-mêmes leur liberté. Voilà ce que
nous célébrons ! Ignorer cet épisode de notre histoire est encore une
manière de nous mépriser ! » (cité par Bonniol, 2006).
[114]
Les enjeux politiques de reconnaissance, de pouvoir de ces mani-
pulations, compétitions et revendications mémorielles sont évidents
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 202

comme le rapport de force qui sous-tend le travail de la mémoire et de


l’oubli dans et entre les groupes (Viaud, 2002 ; Vergès, 2008). De ce
point de vue, NDyaye (2008) distingue plusieurs phases dans
l’élaboration de la pluralité des mémoires collectives : une phase, cor-
respondant à la période classique, fondée sur la diversité des intérêts ;
une phase moderne où s’affirment les identités ; la dernière phase
fondée sur la prévalence des Droits de l’Homme régit les rapports
entre l’individu et la société. Cela nous invite à prendre en considéra-
tion non seulement les implications identitaires, mais aussi les straté-
gies politiques des groupes mémoriels. Kubal (2008), propose un mo-
dèle politique innovateur pour étudier les relations entre mémoire et
mouvements sociaux. Ces derniers mettent en forme la mémoire col-
lective en tirant parti des circonstances et opportunités politiques du
moment, des ressources dont ils disposent pour organiser l’action et
en produisant des cadres d’interprétation du passé susceptibles
d’influencer leurs affiliés, partenaires et opposants.
C’est à partir de l’année 2005 que les groupes mémoriels vont se
mobiliser ouvrir un débat mettant en cause le rôle des historiens. En
effet, un spécialiste de l’histoire des traites négrières, Olivier Pétré-
Grenouilleau donne à un hebdomadaire, à la suite de la publication
d’un ouvrage sur ce thème (2004), un entretien où il concède que la
traite négrière était bien un crime contre l’humanité, mais récuse son
caractère de crime de génocide. La question du génocide retenue pour
la première fois à propos des crimes de la Shoah, fait l’objet de con-
troverses quand elle est appliquée à d’autres épisodes de massacre de
populations. Elle est au centre de la réflexion critique des historiens
sur les lois mémorielles - nous le verrons plus bas - alors que les vic-
times de massacre ou leurs descendants revendiquent l’appellation de
génocide. Il faut cependant rappeler que dans le cas qui nous occupe,
la prise de position de l’historien venait en réponse à des déclarations
antisémites d’un acteur antillais, Dieudonné, réactivant la lutte des
mémoires entre groupes de victimes. Ainsi un groupe mémoriel, le
Collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais, dépose auprès de la
justice une plainte contre Pétré-Grenouilleau. Cette plainte sera retirée
à la suite d’une mobilisation des historiens qui, sous l’impulsion de
Pierre Nora lui-même, ont créé une association de défense de
l’histoire : « Liberté pour l’histoire ». Arrêtons- nous sur cette situa-
tion.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 203

La loi Gayssot avait pour but de lutter contre la négation du géno-


cide et de reconnaître la souffrance des survivants et des familles de
victimes résultant de ce déni. Elle avait aussi un but juridique : le ca-
ractère criminel du négationnisme devait entraîner des sanctions rele-
vant des cours de justice. Les objectifs concernant les souffrances de
la mémoire étaient les mêmes dans les autres lois, avec en plus le sou-
ci de s’élever contre la façon dont des événements établis étaient gar-
dés sous silence et de reconnaître la souffrance symbolique imposée
aux mémoires des habitants des ex-colonies. Mais sur le plan juri-
dique, elles n’établissaient pas de caractère criminel et n’impliquaient
pas de sanctions. En revanche, la Loi Taubira avait une fonction nor-
mative : elle posait des règles et des prescriptions qui permettaient aux
associations de défense de la mémoire de l’esclavage, d’entamer des
poursuites au nom de la discrimination, de la haine, la violence,
l’injure et la diffamation. C’est cette opportunité qu’ont saisie les mi-
litants antillais.
Or, il faut savoir que d’une part une grande partie d’entre eux
étaient nés en France et qu’ils sont tous issus de la période post escla-
vagiste bien sûr, et pour la plupart de la période post coloniale.
D’autre part, comme cela a été maintes fois souligné, aucune mémoire
collective de l’esclavage ne leur avait été transmise, ni par les ins-
tances officielles, ni même par leurs ascendants qui avaient voulu ef-
facer de leurs souvenirs cet épisode rappelant leur ancienne sujétion et
infamant pour leur dignité, après l’abolition de l’esclavage et quand
ces territoires d’outremer sont devenus des départements français.
Une enquête réalisée au laboratoire de psychologie [115] sociale de
Lyon, sous la direction de Valérie Haas, auprès de Réunionnais d’âges
différents (jeunes, adultes, âgés) montre que si tous se plaignent d’un
manque de transmission sur l’esclavage, seul le groupe des 30/40 ans
a quelque chose à en dire, donne des raisons de s’élever contre lui et
revendique une identité réunionnaise. Les autres préfèrent le taire ou
l’occulter en soulignant leur appartenance nationale française, même
s’ils se heurtent à des attitudes racistes (Deschamps, 2009).
Nous sommes donc en présence d’un cas d’invention de mémoire,
pour s’inspirer de l’expression utilisée par Hobsbawm et Ranger
(1986) à propos de la tradition. Cette invention est le résultat d’un
processus de réflexivité sociale, d’appropriation des savoirs histo-
riques que la discussion sur les lois a permis de diffuser. Par ailleurs,
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 204

alors que les lois entendent veiller à préserver de la souffrance des


injures faites à la mémoire, les militants traduisent à travers leur lutte
le besoin de dénoncer la discrimination actuelle dont ils pâtissent plus
que l’atteinte à leur mémoire. Une « conscientisation mémorielle de
l’esclavage » résulte rencontre de la mémoire avec la lutte contre les
discriminations (Fassin, 2006). La conjonction entre cette dernière et
la question des identités va changer le politique. Les analystes de cette
situation ont insisté sur le poids de l’actualité vécue sur la reconstruc-
tion des souvenirs de l’esclavage qui devient une cause politique. La
référence à la mémoire reçoit un rôle de compensation par rapport aux
difficultés et injustices du présent (chômage, humiliation, discrimina-
tion, etc.), au risque d’enfermer ce dernier dans la prison du passé. La
mémoire devient une « mémoire de souffrance » justifiant les de-
mandes sociales présentes, légitimant l’action des groupes mémoriels,
déplaçant l’amertume sur des boucs émissaire (Giraud, 2005 ; Vergès,
2008).

Liberté pour la mémoire


et les positions des historiens

C’est ce qui semble bien se produire lorsque les groupes mémoriels


s’en prennent à un ouvrage de l’historien spécialiste des Antilles. Ils
s’appuient sur les nouvelles dispositions juridiques et par là provo-
quent une mobilisation de ses collègues au nom de la probité scienti-
fique. Un groupe de 19 historiens parmi lesquels se trouvent les fi-
gures majeures de la discipline en France se constitue en association
« Association Liberté pour l’Histoire » sous la présidence de Nora. Ce
groupe diffuse alors une pétition signée par plus de 600 chercheurs et
enseignants français et étrangers, alertant sur les dérives législatives
des lois mémorielles, les interventions politiques dans l’appréciation
des événements du passé et défendant l’autonomie de leur discipline.
L’appel précise ce que l’Histoire n’est ni une religion, ni la morale, ni
l’esclave de l’actualité, ni une mémoire, ni un objet juridique. Le do-
maine de l’Histoire est sanctuarisé. L’un des signataires, Gérard Noi-
riel, écrit ainsi : « personne ne peut empêcher le législateur
d’intervenir dans le domaine de la mémoire et les historiens ne peu-
vent réglementer la mémoire collective. Mais la sphère politique ne
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 205

peut toucher à la sphère de l’enseignement et de la recherche en his-


toire. Cette discipline explique et comprend. La mémoire juge. Et il
existe un risque sérieux de mettre les mémoires en compétitions ».
Sans vouloir d’arroger de droit de propriété sur l’histoire, les histo-
riens veulent préserver le caractère laïque, critique d’une discipline
qui garantisse le droit d’accéder à une connaissance libérée du poids
des circonstances, des dimensions passionnelles et partisanes des mé-
moires toujours plurielles et fragmentaires. On retrouve ici la distinc-
tion opérée par Halbwachs entre le caractère unitaire de l’histoire et
multiple des mémoires qui redouble l’opposition entre vérité et fidéli-
té et entre connaissance et jugement. Serions-nous en présence de
thêmata qui traverse le temps ?
La posture des historiens est aussi tournée vers l’action et la vigi-
lance. S’ils se défendent d’une position corporatiste, ils s’organisent
pour défendre les enseignants et chercheurs en histoire qui pourraient
être victimes d’incrimination au titre des lois mémorielles. S’ils re-
connaissent le droit du Parlement à s’occuper des commémorations ou
des hommages à des victimes du [116] passé qui relèvent du politique,
ils dénient au nom de la Constitution, des impératifs scientifiques et
d’une exigence civique, le droit que pourrait s’arroger le Parlement de
« dire » une vérité historique officielle, et de contrôler, via le système
judiciaire, la liberté d’écriture et d’enseignement de l’histoire. Plane
ici l’ombre des souvenirs de manipulations, contrôles et mensonges
étatiques dans certaines dictatures dont celle de l’Union Soviétique a
été le plus étudiée sur ce plan par les historiens
Les actions de l’Association « Liberté pour l’Histoire » compor-
tent, avec un succès relatif, des déclarations et articles protestataires,
des démarches auprès de représentants parlementaires et partis poli-
tiques. Ainsi est-elle intervenue pour demander non l’abrogation des
lois mémorielles, mais la suppression ou la modification de certains
de leurs articles. En termes de vigilance, elle examine les consé-
quences que peuvent avoir les décisions des parlements européen et
français et informe de ses conclusions. En 2008, une récente décision
de l’Assemblée Européenne visant à « lutter contre certaines formes et
manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal »
a suscité un nouvel appel, « l’appel de Blois » qui stipule que
« l’histoire ne doit pas être l’esclave de l’actualité ni s’écrire sous la
dictée de mémoires concurrentes ». De même, la reprise de l’examen,
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 206

en 2011, de la loi sur le génocide arménien en vue d’une présentation


devant les chambres parlementaires a provoqué de vives réactions.
L’enjeu est important car il concerne non seulement la pénalisation de
la négation du génocide arménien, mais son extension à tout crime de
génocide reconnu par la loi française. Or comme ce fut le cas pour le
crime contre l’humanité dont la qualification n’intervint que tardive-
ment, lors du procès du tortionnaire allemand Klaus Barbie (Jodelet,
1992b — cf. chap. II-3), la notion de crime de génocide a été intro-
duite au procès de Nuremberg où furent jugés les criminels nazis. En
1948, l’ONU a consacré à ce crime une Convention qui définissait les
actes relevant d’une pénalisation, mais laissait aux instances natio-
nales la liberté de définir les groupes victimes, en dehors de quelques
cas universellement condamnés. Il faut donc pour désigner concrète-
ment un crime de génocide passer soit par la reconnaissance interna-
tionale comme c’est le cas pour les génocides commis en Afrique ou
au Kosovo, mais pas pour le génocide arménien ; soit par une recon-
naissance nationale ce qui ouvre un espace à la pression de groupes
mémoriels. Dans son discours devant l’assemblée de l’Association
liberté pour l’histoire, en 2012, le juriste Badinter dénonce 1’ « erre-
ment » que constitue une intervention politique dans l’établissement
du passé, l’erreur juridique que représente le recours à des concepts
introduits après la seconde guère mondiale pour qualifier des faits qui
se sont produits des années, voire des siècles, avant cette période. Il
précise que la pénalisation de la négation des génocides est fondée sur
le fait que le révisionnisme, le négationnisme répond à la volonté de
nuire, à travers la réfutation de leur témoignage, aux populations vic-
times des crimes, ce qui est incompatible avec la démocratie et les
droits de l’homme. Valable pour le révisionnisme concernant la
Shoah, cette condamnation est plus difficile à appliquer à des déclara-
tions historiennes qui ne répondent pas une telle intention.
Avec les positions adoptées par les groupes mémoriels et le groupe
historien, nous sommes en présence d’un conflit d’interprétation des
faits historiques et juridiques. Tandis que les groupes mémoriels ap-
puient leurs revendications actuelles sur des références au passé, les
historiens refusent d’occuper une posture de groupe mémoriel et pré-
servent leur compétence scientifique. De sorte que la coupure entre
histoire et mémoire se déplace du domaine épistémologique et métho-
dologique sur le terrain de l’action sociale. L’étude psychosociale de
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 207

ce conflit d’interprétation permet d’éclairer l’étayage multiple de la


connaissance du passé ; comment elle se nourrit et peut être infléchie,
dans le cas des groupes mémoriels, par des conditions sociales ac-
tuelles, dans le cas du groupe historien par la défense d’une posture
épistémologique que certains qualifient d’idéologique.
[117]
On a souvent l’habitude de dire, en psychologie sociale, que les
jeux de la mémoire sont étroitement liés à l’identité, sa défense ou son
affirmation. Le cas que nous venons d’examiner engage certes
l’identité dans la mesure où le sentiment de discrimination ressenti en
raison de la position occupée actuellement dans la société française
conduit à choisir, en raison des opportunités offertes par la loi, une
stratégie centrée sur un combat en faveur d’une mémoire inventée plu-
tôt que transmise. De leur côté, les historiens procèdent, plutôt qu’à la
défense d’une identité corporatiste, à la délimitation des territoires
d’un traitement légitime du passé. Rappelant les distinctions de Halb-
wachs, deux légitimités s’opposent ainsi : celle du vécu et celle du
savoir objectif. De sorte que le rapport entre identité et mémoire est
ici différent de ce que l’on montre habituellement en psychologie so-
ciale. Et surtout il se situe dans un contexte où jouent un rôle décisif
les valeurs et les représentations collectives qui outrepassent le cadre
de la mémoire en ce qu’elles mettent en jeu l’univers du droit et de la
justice, celui du politique, celui des connaissances réflexives et sa-
vantes, démontrant ainsi les modalités d’un rapport au passé infléchi
par l’expérience historique immédiate des rapports de pouvoir et les
postures morales. Cette différence entre les jeux de mémoire et
d’identité autour de l’esclavage selon les types d’acteurs devrait inci-
ter à un travail d’approfondissement des processus psychosociaux en-
gagés par le rapport au passé, la construction de sa connaissance et de
sa représentation.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 208

LES INSCRIPTIONS SPATIALES


DES CONFLITS DE MÉMOIRE

Dans le précédent développement, j’ai abordé, à propos des repré-


sentations du passé historique, la question des conflits de mémoire. Le
conflit retenu opposait groupes mémoriels et spécialistes de la science
historique dans l’interprétation de la traite des noirs et de l’esclavage
dans les anciennes colonies françaises, devenues départements
d’outre-mer. Ce thème sera examiné maintenant, du point de vue de
populations françaises concernées par les retombées, matérielles et
morales, de cet épisode historique. Cet examen aura pour cadre
Nantes, ville portuaire où le trafic négrier a été le plus important. Il
s’agira alors moins d’étudier des postures doctrinales ou des positions
de mouvements institutionnalisés que des réponses collectives susci-
tées par la confrontation avec des pratiques passées ayant un impact
sur l’image de la ville et les sentiments des habitants. Cette perspec-
tive permettra de traiter d’un aspect important de la mémoire collec-
tive : celui des traces du passé inscrites dans l’espace dont Halbwachs
(1925, 1941, 1950) a été le premier à poser les cadres d’une analyse
en termes de psychologie collective. Mon propos est basé sur les ac-
quis de différentes études ou réflexions que j’ai eu l’occasion de pré-
senter ailleurs (Jodelet, 1982b, 1986, 1996b, 2002a, 2005c, 2010). Je
rappellerai rapidement les thèmes majeurs de ces textes qui abordent
la question du rapport entre mémoire, espace et ville. Mais j’insisterai
ici sur la dynamique psychosociale qu’a engendrée la mémoire de la
période esclavagiste inscrite dans le paysage urbain de l’un de ses
centres majeurs. Dynamique où s’articulent oubli et résurrection,
honte et réparation du passé, posant la question de la dimension
éthique de la mémoire collective.

Sur quelques liens entre mémoire et ville

L’importance conférée par Halbwachs au rôle de l’espace dans la


perpétuation de la mémoire collective n’a été que récemment recon-
nue par les psychologues sociaux spécialistes de la mémoire collective
(Middleton & Brown, 2005 ; Brown & Middleton, 2008). S’agissant
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 209

de l’espace urbain, j’avais souligné (Jodelet, 2005c) qu’Halbwachs en


a, dès son premier ouvrage sur les cadres sociaux de la mémoire
(1925), souligné le rôle, pour les raisons suivantes : la mémoire col-
lective a toujours son siège dans un cadre spatial ; les groupes retrou-
vent leurs souvenirs dans la forme qu’ils ont donné à leur milieu de
vie ; il y a une isomorphie entre la structure [118]
sociale et la configuration matérielle de la ville ; l’ordonnancement du
contexte spatial délivre, pour le groupe, un sentiment de stabilité et de
permanence. Ce faisant, il témoignait de l’influence de l’École de
Chicago qu’il avait visité et dont il s’est largement inspiré dans ses
études de morphologie sociale. En effet, Simmel (1999) et l’École de
Chicago, en particulier Wirth (1938), furent des pionniers dans
l’établissement de l’étroite relation existant entre la ville, les modes de
vie et les modes de pensée. La ville, lieu-scène de la modernité pour
Simmel est, pour les tenants de l’École de Chicago, un milieu phy-
sique caractéristique d’un mode de vie en ce que : sa structure maté-
rielle est formée sur la base d’une population, d’une technologie et
d’un ordre écologique ; les institutions et les modèles de relations so-
ciales forgent de conserve la structure spatiale et l’organisation sociale
de la ville, assujettissant les habitants, leurs attitudes et idées, à des
mécanismes caractéristiques de contrôle social.
Ces analyses portant sur l’état présent du rapport à la ville n’ont
pas permis aux sciences sociales de suivre Halbwachs pour appréhen-
der le rôle de la mémoire dans la construction du sens de l’urbain. Ce
n’est que tardivement qu’un tel intérêt est apparu, corrélativement à la
prise en compte du langage de l’identité par lequel s’expriment les
appartenances urbaines et territoriales comme l’affirmation de la ci-
toyenneté. Le lien entre mémoire et ville passe, en effet, par l’identité.
Cette identité prend plusieurs formes. Identification aux espaces qui a
été abordée en psychologie sociale à partir du concept d’identité de
lieu ; affirmations identitaires résultant, d’une part, des aménagements
collectifs imposés par les plans d’urbanisation qui ont un effet sur les
formes de sociabilité ou provoquent des appropriations particularisées
et plurielles de l’espace, et, d’autre part, de l’intervention des forma-
tions groupales (associatives, militantes, etc.) qui organisent la ci-
toyenneté.
L’intérêt d’étudier la ville dans son rapport à la mémoire ressort
également des analyses menées aujourd’hui sur la post et la sur mo-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 210

dernité. Ainsi pour Marc Augé (1992), la ville fait partie, avec
l’individu et le phénomène religieux, des « mondes » contemporains à
interroger. La contemporanéité serait marquée par l’extension du tissu
urbain, la multiplication des transports et des communications,
l’uniformisation des références culturelles, la planétarisation de
l’information et de l’image. A la sur modernité correspondrait
l’expérience de l’accélération de l’histoire, du resserrement de
l’espace et de l’individuation dans l’espace. Ce double processus mo-
difierait le rapport que nous entretenons avec notre entourage et notre
milieu. De sorte que la ville, favorisant l’individualisme et
l’abstraction collective, rend difficile la création des liens sociaux et
l'établissement des relations symboliques avec les autres. La problé-
matique de la ville et de l’urbain s’est également compliquée par le
développement des migrations et des problèmes liés à la coexistence,
entre des communautés distinctes par les origines ethniques, natio-
nales ou régionales, par les inégalités de statuts et de ressources, et les
formes d’intégration dans l’espace collectif. Autant de dimensions qui
mettent en jeu, dans les formes de l’habiter et le rapport à la ville,
l’identité et l’histoire, donc la mémoire des groupes qui investissent
de sens leur espace de vie.
Cependant, tout un courant de pensée (Barel, 1987 ; Castro, 1991 ;
Gross, 1990 ; Virillio, 1992) tend à mettre en exergue la disparition
des effets de mémoire postulant que l’effacement des effets de mé-
moire tiendrait à ce que l’évolution de la ville en fait un lieu de libéra-
tion, de créativité et d’individuation. La force des traces du passé
s’amenuiserait en même temps que le poids des habitudes et des cou-
tumes qui en sont héritées en raison d’une libération liée aux modes
de sociabilité et de la créativité autorisant l’invention et
l’expérimentation en même temps que l’individuation modifierait le
rapport des sujets à leur ville. Ces processus sont interprétés de façon
négative ou positive, mais ces interprétations ne tiennent pas compte
de la construction cumulative et collective du sens de la ville ni du fait
que, comme le rappelle Connerton (2009) mémoire et oubli sont étroi-
tement liés dans les agencements (memorials) et les [119] espaces
(places, loci) porteurs de traces du passé. On ne peut faire l’économie
de la mémoire dans le rapport à la ville, dans le sens que lui confèrent
ses habitants et dans l’esprit de ses lieux emblématiques.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 211

Sur le sens et l'esprit des lieux urbains

Car à travers les formes de l’architecture et de l’agencement ur-


bain, s’expriment le style et l’histoire d’une époque. L’esprit d’un
temps devient celui des lieux où il a déployé son ordre esthétique,
fonctionnel et social. Cet esprit des lieux, vient de leur capacité à per-
pétuer l’atmosphère et l’histoire d’un temps. Il est des pérennités heu-
reuses et sombres. Et chaque ville est quelque part, ville honteuse et
ville glorieuse. Ainsi est apparue celle de Nantes comme je le montre-
rai plus loin.
Quels sont les processus par lesquels adviennent ce sens et cet es-
prit des lieux ? En 1982, présentant les prolongements d’une re-
cherche, réalisée 10 ans plus tôt, avec Stanley Milgram sur l’image de
Paris, j’ai proposé la notion de représentations socio-spatiales pour
rendre compte des effets de sens qui sont liés au rapport symbolique à
l’espace. En effet, le rapport que le sujet, individuel et collectif, entre-
tient avec son espace de vie, passe par des constructions de sens et de
significations qui sont non seulement fondées sur l’expérience directe
et les pratiques (fonctionnelles ou subversives) d’utilisation (De Cer-
teau, 1990), mais aussi sur la valeur symbolique conférée à
l’environnement construit par la culture, les rapports sociaux et les
jeux du pouvoir, ainsi que l’ont montré l’anthropologie, avec Lévi-
Strauss (1955), la sociologie, avec Bourdieu (1980) et Lefebvre
(1968), l’histoire avec Foucault (1976).
Ranger ces sens et significations sous la notion de « représenta-
tions socio-spatiales » rend possible le dépassement d’une dichotomie
empiriste trop longtemps dominante en psychologie de
l’environnement : celle établie entre les facteurs individuels et phy-
siques qui fait perdre à l’espace urbain et à la ville leur spécificité. Ces
derniers sont soit décomposés en éléments (la rue, la résidence, le mé-
tro, etc.) quand on veut étudier les effets psychologiques des contextes
physiques, soit dilués sous l’espèce d’une condition environnementale
générale utilisée, à la manière d’un laboratoire idéal, pour
l’observation des processus psychologiques. Diverses tentatives ont
été faites pour dépasser les limites d’un tel réductionnisme, notam-
ment avec la perspective transactionnelle (Proshansky et al., 1970).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 212

Elles ont amené, de façon plus ou moins délibérée, à combler le vide


social de l’approche de l’environnement urbain, notamment en consi-
dérant que l’environnement est « socio physique », et que l’individu
s’y rapporte à travers le filtre d’idées, croyances, valeurs et sentiments
dont il est facile d’établir qu’il les tient de son appartenance et sa par-
ticipation sociales, ainsi que nous le démontrons à propos des repré-
sentations sociales.
Cependant, l’approche des phénomènes psychologiques et sociaux
qui se développent au cours de ces transactions entre l’individu et son
environnement s’est surtout centrée sur la relation immédiate, les inte-
ractions causales ou signifiantes existant entre l’espace bâti et ceux
qui y vivent, y travaillent et y passent, sans prendre en considération
la dimension temporelle de ces interactions, ni les jeux de mémoire
qui les structurent. Ce n’est que tardivement, en 1992, qu’une confé-
rence internationale sur la psychologie de l’environnement a traité des
relations entre mémoire, significations et identités des lieux, à propos
d’une réflexion sur les métamorphoses socio-environnementales (cf.
Arisitidis, Karaletsou & Tsoukala, 1992). Il a fallu pour cela que l’on
reconnaisse que les significations de l’espace sont marquées par la
culture et l’histoire et que les significations subjectives que lui prêtent
ses occupants ont à voir avec leur biographie et l’histoire de leur
groupe. La question devient alors de savoir à quelles conditions la
ville peut apparaître comme un lieu qui est défini par son caractère
identitaire permettant aux [120] habitants de se reconnaître et de se
définir à travers lui, son caractère relationnel permettant de lire la rela-
tion que les habitants entretiennent entre eux et son caractère histo-
rique permettant aux habitants de retrouver les traces d’implantations
anciennes et des signes de filiation.
Parmi les travaux en sciences sociales qui ont traité du sens de la
ville ou de la relation identité/espace/ temps, on peut distinguer plu-
sieurs courants correspondant à des discours savants ou profanes sur
la ville : sacré, politique, fonctionnaliste, structuraliste, sémiotique et
technologique (Choay, 2006 ; Paul-Lévy & Segaud, 1983). Dans ces
différents discours le rôle de la mémoire revêt trois formes spéci-
fiques :
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 213

- la mémoire événementielle dont sont porteurs certains lieux as-


sociés à des événements historiques, ou identifié par des noms
qui les rappellent (Connerton, op. cit.) ;
- la mémoire collective correspondant à de formes de vie sociale
(activités professionnelles, commerciales, sociales, festives,
etc..) qui ont autrefois marqué ces lieux et dont l’écho demeure
dans les agencements spécifiques de leur forme ;
- la mémoire monumentale pour reprendre une expression de
Nietzche, qui restitue le passé comme tel à travers des objets et
des structures durables, mais reconnaissables dans leur apparte-
nance à une époque ou un style précis.

Ces conceptions qui s’attachent à la matérialité des traces du passé


dans l’espace urbain, ne font cependant pas une part suffisante à
l’imaginaire et au symbolique qui engage l’identité, et étroitement as-
socié à cette dernière, le travail de la mémoire. Afin d’explorer cette
relation de l’identité, individuelle et collective, à l’espace et au temps
urbains, plusieurs études basées sur le modèle des représentations so-
cio-spatiales, ont été réalisées dans le cadre du Laboratoire de Psycho-
logie Sociale de l’École des hautes études en sciences sociales (de Al-
ba, 2002 ; Haas, 1999, 2002a, 2002b ; Jodelet op. cit. ; Kalampalikis,
2001, 2007 ; Rikou, 1997). Elles ont pris en compte la temporalité de
la mémoire dans laquelle passé-présent-futur interagissent ; elles ont
ainsi permis d’examiner les processus psychologiques et sociaux par
lesquels :

- la mémoire collective inscrit le passé dans les lieux urbains qui


apparaissent comme supports d’identité en raison d’une part, de
leur matérialité et leur forme et, d’autre part, de leur peuple-
ment et leur usage ;
- le passé de la ville retentit sur le sentiment identitaire manifesté
dans le présent de l’existence urbaine ;
- la valorisation/dévalorisation des lieux porteurs de mémoire
passe par l’identification ou la déliaison avec les groupes qui
les occupent ;
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 214

- la lutte pour l’avenir opère un travail sur la mémoire, modifiant


l’identité des lieux urbains.

Ces processus psychologiques et sociaux de la construction du sens


historicisé de la ville peuvent être cernés à partir de l’étude des repré-
sentations socio-spatiales. L’espace représente l’ordre social et de ce
fait se prête au jeu d’interprétations que l’on peut analyser à travers
les représentations que construisent les sujets sociaux. Dans ces repré-
sentations sont étroitement intriqués les formes matérielles et le mar-
quage social des espaces. Les liens existant entre l’apparence phy-
sique d’une ville et ses éléments humains ressortent aussi bien de
l’affirmation de la spécificité des styles de vie, du climat social et des
activités qui donnent leur unicité à la matérialité des lieux que de
l’inscription des caractéristiques sociales des habitants qui donnent
aux cadres urbains leur identité et modulent leur valeur physique.

Un cas exemplaire : la ville de Nantes

J’ai mené sur cette ville ce que l’on pourrait appeler une expé-
rience aveugle (Jodelet, 1986). On dit que l’image de la ville est liée à
son parcours et à son discours. Ne connaissant pas la ville, [121] j’ai
tenté d’en dessiner l’image en interrogeant différents documents qui
traitent de la ville de Nantes. Il s’agit de : une étude portant sur le
symbolisme urbain réalisé dans le cadre de l’Unité pédagogique
d’Architecture de Nantes (Verret, 1981) ; une thèse consacrée aux re-
présentations socio-spatiales des résidents originaires de Nantes (Lau-
nay-Godin, 1984) que j’ai co-orientée, avec Jean Maisonneuve, en
utilisant la méthode élaborée lors de la recherche sur Paris (Milgram
& Jodelet, 1976 ; Jodelet, 1982a — cf. chap. III-2). J’ai eu aussi re-
cours à deux livres : un ouvrage du 19e siècle consacré à un descriptif
sanitaire et social de la ville et écrit par deux médecins saint-
simoniens, sorte de visite guidée des années 1830 (Guépin & Bonamy,
1835) 21 ; un texte de J. Gracq (1985) qui, bien que non natif de la

21 Cet ouvrage a été réédité en 1982 parce qu’il « ne constitue pas seulement
un document d’histoire régionale et une recherche célèbre sur les conditions
de vie ouvrière. Elle correspond à la cristallisation d’un mouvement d’idées
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 215

ville, y passa son enfance et son adolescence, sorte de contrepoint aux


approches physicalistes et cognitivistes dont Lynch (1960) a ouvert la
tradition. Cette expérience aveugle avait pour but de découvrir s’il
existe des constantes dans l’image d’une ville et dans les projections
identificatoires qu’elle suscite. Le choix de Nantes, 6e ville de France,
s’explique par sa valeur historique et culturelle qui la rende compa-
rable à Paris et aux autres grandes capitales régionales comme Bor-
deaux, Lyon, Marseille. Mais la raison de son choix tient surtout au
fait qu’elle fut l’espace d’un phénomène historique infamant, celui de
l’esclavage.
Nantes fut fondée plus de 600 ans avant Jésus Christ, par la tribu
des Namnètes, devenue un port gallo-romain prospère, « Portus Nam-
netus », avant d’acquérir le statut de capitale de Bretagne et d’être le
siège, à partir du 15e siècle, d’une forte activité portuaire et mar-
chande. Elle fut rattachée à la France, avec la Bretagne, par le mariage
de la fille du duc de Bretagne avec le Roi Louis XII. Centre du com-
merce des épices, des échanges avec l’Afrique, du trafic du bois
d’Ébène, elle connut son apogée au 18e siècle, grâce à l’activité des
négriers qui développèrent la traite des noirs. Ils affrétaient des ba-
teaux qu’ils chargeaient de bimbeloterie et de colifichets pour les
échanger contre des africains qu’ils allaient revendre aux Antilles
d’où ils ramenaient bois, sucre, café, cacao, tabac, etc. Autour de cette
activité se développèrent des industries de fabrication d’objets et tis-
sus avec les matériaux ramenés d’outre-Atlantique.
Cette apogée économique se traduisit dans l’aménagement de la
ville, les armateurs faisant construire de belles demeures, ouvrant de
grands travaux avec la destruction des remparts de la ville,
l’aménagement de la Place Royale et de la Place Graslin. Ainsi naquit
ce fameux quartier Graslin dont le théâtre et les bâtiments firent et
font l’orgueil de la ville. Un écrivain nantais, Marc Elder, Prix Gon-
court en 1913, avait écrit à son propos : « l’argent sanglant des mers
se lavait dans la beauté ». Et c’est en ce point de l’histoire de Nantes
que vont se fixer les cadres de sa mémoire et de son histoire dont le
déclin a commencé au 19e siècle, avec la concurrence de ports comme

qui, systématisé sous l’influence saint-simonienne, a fourni depuis une base


conceptuelle tant à la sociologie, qu’à l’urbanisme ou la politique sociale.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 216

Saint-Nazaire et Bordeaux, l’abolition de l’esclavage et la perte des


comptoirs coloniaux.
En effet, la thèse sur les représentations socio-spatiales de la ville
(Lamy, op. cit.) fait apparaître que les nantais qui manifestent un fort
attachement à leur ville d’appartenance, n’en situent pas le cœur dans
son centre historique qui est médiéval avec ses fortifications du 12e
siècle et son château et sa cathédrale bâtis au 15e siècle, mais bien
dans le quartier Graslin, bâti au 18e siècle. Verret remarque, dans son
texte sur les archétypes structuraux structurant la symbolique de la
ville (op. cit), qu’à Nantes cette vacuité du cœur véritablement histo-
rique révèle une dimension particulière faisant la spécificité de
l’image de la cette ville : l’investissement affectif de l’histoire. Un
autre fait vient lui donner raison. Malgré les recommandations du
syndicat [122] d’initiative, les rues qu’habitaient les négriers ne sont
pas désignées par les habitants comme représentatives ou embléma-
tiques de la ville ou comme méritant un détour. Est totalement rayée
des cartes dessinées par les habitants, cette zone située dans le cœur
de la ville très fréquenté. Bien que cette zone, composée de quelques
rues dans lesquelles avaient habité les entrepreneurs de la traite des
noirs, fut proche et semblable d’un point de vue architectural du quar-
tier Graslin hautement valorisé culturellement, elle ne figure pas dans
l’image de la ville.
Pour vérifier ce phénomène d’occultation de lieux de mémoire his-
torique, j’ai cherché, dans des textes décrivant la ville, comment on
parlait des rues où se trouvaient les demeures de négriers. Ce choix
n’est pas innocent. Halbwachs a indiqué l’importance des médiateurs
du rapport à l’espace urbain, sortes de gate keeper à la Lewin ou de
leaders d’opinion de Katz et Lazarsfeld. Pour quelqu’un étranger à
une ville, les clés d’accès au sens de la ville ne sont pas immédiate-
ment accessibles, hors des tracés du cheminement touristique ou des
plans urbains qui guident les pas. Pour découvrir les charmes de la
ville, en comprendre la vie, l’humeur, le style, les endroits d’élection
et de rejets des résidents ou des habitués sont une médiation néces-
saire. Cela permet aussi de définir les points de rencontre entre les
dimensions sociales, subjectives et culturelles mettant l’accent sur des
lieux sociologiquement caractérisés qui ont un impact sur les attitudes
des visiteurs. La ville se lit à travers le filtre du médiateur, de
l’amateur éclairé qui initie au bon usage de l’espace urbain et à la lec-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 217

ture avertie de sa vie sociale. On lit ainsi la ville à travers ses repré-
sentations qui transmettent moins une connaissance qu’une manière
de s’y situer et de la décrypter, un savoir-faire sémiologique en
quelque sorte. Ainsi ne s’étonne-t-on pas de découvrir que jusque
dans les travaux des sciences sociales sur la ville les références litté-
raires abondent. A côté des références philosophiques qui permettent
de redresser des approches trop fonctionnelles et technocratiques, les
références littéraires découvrent ce qu’est le rapport subjectif à
l’environnement urbain. Ils servent de guide, confortant le jugement,
utilisé quelquefois en contre point, en opposition ou en comparaison
pour faire ressortir la nuance d’une petite différence ou la similitude
d’une expérience. Invoqués à titre de prédécesseurs, parfois mis en
correspondance ou juxtaposés pour faire ressortir l’unicité, la pérenni-
té d’une expérience urbaine. Ainsi dans l’ouvrage de Gracq (1985) sur
Nantes ne trouve-t-on pas moins de 30 références littéraires qui cons-
tituent une sorte de mémoire culturelle, réunissant écrivains et poètes
(Baudelaire, Apollinaire, Flaubert, Proust, pour ne citer qu’eux).
Dans ces deux séries de textes, les descriptions des rues des né-
griers, bien que rares ont présenté les mêmes connotations négatives
et dépréciatives. Comme si la ville honteuse du passé, jouxtant la ville
glorieuse, vibrait encore, des siècles après, dans la sensibilité des ha-
bitants mettant en évidence comment dans l’identité présente des ha-
bitants, la mémoire d’un passé lointain affectait la représentation des
lieux urbains.
Pour donner une idée de ce phénomène, voici quelques descrip-
tions des rues des négriers empruntées au texte des médecins. Elles
enregistrent un mouvement historique de réjection, d’abandon. Dans
la géographie des rues remarquables établie par les médecins saint-
simoniens, il n’y a guère de mentions de celles habitées par les né-
griers. Les seules voies citées comme pouvant « offrir quelque inté-
rêt » sont toutes indexées à des périodes antérieures au 18e siècle,
l’antiquité, le Moyen-âge ou la Renaissance (p. 92). On trouve bien
des allusions aux maisons des riches dans la partie consacrée aux
« modes d’existence des diverses classes de la société à Nantes ».
Mais si ces maisons sont décrites de la manière suivante « Vues du
dehors, elles sont un peu mesquines, les maisons des riches, n nettes et
polies, alignées comme si le rabot y avait passé : elles sont toutes
faites au même moule, ennuyeuses à regarder ; du grandiose, n’en
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 218

cherchez pas là », les maisons qui sont spécifiquement référées aux


négriers figurent parmi celles où « les filles publiques » sont locali-
sées (p. 278).
[123]
De son côté, Gracq qui parle d’une « imprégnation historique ra-
dio-active » (op. cit., p. 84) de Nantes, stigmatise « les restes du
Nantes de 1793, composé apparemment, sans beaucoup de dégradé,
autour des hôtels arrogants à frontons et pilastres des négriers de l’Ile
Feydeau et du quartier Graslin ». « Ce sont presque partout des rues
froides et ombreuses, exsangues, bordées ça et là d’anciens hôtels à
Tassez fière mine, mais d’un appareil plus mesquin que ceux du
Cours. Ils s’écaillent silencieusement dans une pénombre humide, et
portent partout au fond de cette zone délaissée la livrée de l’exil : on
dirait d’un quartier autrefois huppé, et même aristocratique, tombé à la
roture, et de là à un demi-abandon » (op. cit., p. 86). « Les hôtels
construits par les négriers du 19e siècle, incommodes, délaissés peu à
peu par leurs occupants ou divisés et mesquinement réaménagés
comme le sont à ‘Richelieu’ les Hôtels Louis XIII, penchant au-
jourd’hui comme la Tour de Pise, et, décrépits, écaillés à la manière
des palais vénitiens sur leurs pilotis, retournent à la grisaille anonyme
du délabrement » (op. cit., p. 110). Gracq utilise des critères sensibili-
té esthétique pour évaluer la ville, se disant « plus sensible à l’odeur,
au hâle, au grain de peau d’une ville qu’aux bijoux dont elle
s’enorgueillit, si isolés de sa substance qu’ils en donnent parfois
l’impression d’être amovibles », et « moins sensible au recensement
des ferronneries précieuses des balcons, des mascarons et des pilastres
des anciens hôtels de la rue Kervégan » (op. cit., p. 109).
Dans ces témoignages et cartes mentales qui remontent au 19e
siècle, ou à la fin du 20e, on accepte comme lieu d’identification et
d’orgueil citadins les traces magnifiques de la richesse qu’a procuré le
bénéfice du commerce des esclaves. Mais avec vigueur et unanimité,
on raye de la perception et de l’intérêt les mes de ceux qui l’ont perpé-
tré. Ce phénomène peut être interprété comme la négation de quelque
forme que ce soit d’identification avec les auteurs d’un trafic condam-
né. Cet exemple est une illustration frappante du rôle actif conféré à la
mémoire collective dans la perception et l’évaluation d’un cadre spa-
tial et dans l’imposition sur lui de significations qui permettent ou non
de se l’approprier, de l’ériger comme heu d’identification.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 219

LA DIMENSION ÉTHIQUE
DU TRAVAIL DE MÉMOIRE

Mais ces processus mémoriels mettent aussi en évidence des phé-


nomènes relevant de l’éthique. Car le silence, l’effacement des traces
renvoie à la vie propre des négriers. Dans un texte sur la victimisation
Moscovici (2005) a commenté les différences entre la honte et la cul-
pabilité, théorisées par divers auteurs. La honte, manifestant une non-
conformité par rapport à une norme collective, serait le propre des
personnes que leur origine, leur statut minoritaire, marginal ou dé-
viant, leur manière d’être, placeraient sous le regard critique, la répro-
bation ou la répugnance des autres. Il s’agitait d’une honte de son être
qui ne pourrait être effacée que par la reconnaissance. La culpabilité
correspondrait à un sens aigu de conformisme par rapport à des opi-
nions, valeurs et jugements collectifs intériorisés par les individus qui
s’en écartent. Elle qualifierait le sentiment éprouvé ceux qui trans-
gressent, par leurs actes, un idéal spécifique et reconnu de tous, celui
de justice. Engageant la responsabilité de celui qui commet, volontai-
rement ou non, l’acte transgressif, il appelle le ressentiment,
l’indignation, la colère des autres. Il réclame réparation et pardon.
Pour Moscovici l’actuel mouvement en faveur des victimes tient à
l’évolution historique qui affecte les groupes et les systèmes de
croyances ainsi qu’à l’universalisation des droits humains. D’un point
de vue éthique, une nouvelle figure a remplacé celle du déviant : celle
de la victime. Divers groupes ostracisés cherchent à se définir en se
débarrassant de la honte et du handicap qui les affecte. Désormais la
victime, construit la faute et désigne les coupables qui en viennent à
demander pardon comme le fit Jean-Paul II à propos de l’Inquisition,
des excès de missionnaires à l’égard des indigènes en Amérique ou en
Afrique. C’est aussi ce qu'impliquait le vote [124] des lois Gayssot et
Taubira, sur la qualification de l’esclavage comme crime contre
l’humanité, mentionnée plus haut.
Nous pouvons interpréter à la lumière de ces remarques les posi-
tions des Nantais et de leurs observateurs. Il est aisé d’identifier un
sentiment de honte dans la façon dont sont supprimées de la mémoire
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 220

les traces de l’existence des négriers qui nuisent à l’image et à


l’identité de la ville. Certes, il n’y a pas à ce niveau d’expression vic-
timaire, mais le sentiment traduit est bien celui de la honte qui affecte
l’image sociale du groupe. On peut aller plus loin et voir le passage de
la honte à la culpabilité avec les mouvements sociaux qui se sont dé-
veloppés au cours de la dernière décennie du 20e siècle dans
l’intention de demander réparation.

Le mouvement de réparation mémorielle

En effet, à Nantes, un groupe mémoriel a entrepris, non sans diffi-


cultés et au nom des victimes, des campagnes de réappropriation du
passé qui ont abouti à l’organisation, en 1992, d’une exposition sur
l’histoire de la période des traites négrières, sous le titre Les anneaux
de la mémoire (cf. Coll., 1992). Cette formule fait allusion à une af-
fiche sur le « Triangle d’Ébène » représentant un anneau du port en-
sanglanté comme la clé de Barbe Bleue. Comme l’explique le cata-
logue de cette exposition, son but était de faire prendre aux visiteurs
« la mesure de l’ignominie d’un crime qui ne pourra plus jamais être
passé sous silence ; de toutes les rives atlantiques monte la demande
d’un achèvement de ce dévoilement ; Bénin, Sénégal, Brésil, Guyane,
Guadeloupe, Virginie, Haïti, Québec, Washington, Liverpool et bien
d’autres prendront le relais de cette exposition. Les chaînes brisées,
trop vite jetées à l’oubli, nous réunissent toujours pour le pire et le
meilleur ». Le pire renvoie aux exactions esclavagistes, le meilleur est
rapporté aux manifestations culturelles « rappelant la richesse appor-
tée au monde par l’Afrique généreuse, malgré son malheur » et au dé-
sir d’établir des relations équilibrées et équitables avec les autres
peuples de l’Atlantique avec lesquels opérer la « transmutation de ces
anneaux de la mémoire en nouveaux commerces triangulaires
d’amitiés et peut-être de prospérité, contre toutes les vieilles barba-
ries ».
L’exposition est aussi conçue comme le moyen de tirer de
l’évocation des négriers et de leurs victimes une leçon d’histoire. Ceci
nous permet de retrouver une notion importante introduite par Halb-
wachs à propos des inscriptions mémorielles dans l’espace : la mé-
moire dogmatique. Dans son ouvrage La topographie légendaire des
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 221

Évangiles en Terre Sainte (1941), et à la suite de deux voyages en Pa-


lestine, Halbwachs analysa le façon dont ont été relatés les pèlerinages
effectués sur ces lieux saints avant et après la réunion, en 324, du
Concile de Nicée visant à unifier la chrétienté. Avant le Concile les
récits des pèlerins transmettent une mémoire de la vie de Jésus qui se
déroule en continuité avec l’histoire juive et dans tous les lieux par-
courus de la naissance à la mort du Christ. Après le Concile, les récits
se réduisent à un espace restreint : celui de la Passion du Christ et de
la Semaine sainte. Cette nouvelle vision réorganise l’espace et rompt
la relation avec le passé juif, conformément à la nouvelle doctrine éla-
borée à Nicée. De sorte que la structure imposée des parcours des
lieux saints, base matérielle durable ont permis la permanence d’une
mémoire collective qui obéisse à la mémoire dogmatique où
s’exprime un message sacré, unifiant la diversité des représentations
religieuses. La narration des étapes du chemin de croix de la passion
permet d’établir une mémoire pédagogique, justifiant le passage de
l’ancien au Nouveau testament et enseignant la logique du dogme.
Ce phénomène de mémoire dogmatique se retrouve dans la post-
face du catalogue de l’exposition citée plus haut qui fait une allusion
directe à l’occultation coupable de la mémoire. Le parcours de
l’exposition vise alors une conscientisation rédemptrice : « À Nantes
plus qu’ailleurs, après l’abolition de l’esclavage, les ombres de la
mauvaise conscience et du cynisme [125] ont recouvert la tragédie de
la traite des noirs de leur manteau de silence. Parmi les malaises, sou-
vent décrits, engendrés par ce refoulé nantais, la démarche paradoxale
de ceux qui veulent depuis longtemps crever cet abcès n’a pas tou-
jours été comprise. Elle s’est même vue entravée pour des motifs plus
ou moins honorables, mais surtout par crainte qu’il n’en résultât une
réputation négative de la ville. Flagellants d’une mémoire coupable et
cerbères des secrets supposés de la cité illustraient le même mal. Les
pages de l’histoire liées au trafic négrier restaient étrangement col-
lées : faute de savoir les lire, on ne pouvait les tourner ». C’est pour-
quoi les Anneaux de la mémoire « se sont donné l’ambition
d’affronter cet obscur passé, de l’examiner, de l’évaluer, de l’exposer
et de le prendre en compte parce que c’est aussi en regardant en ar-
rière sans faux semblant que l’on comprend l’existence. Si ce drame
peut être sublimé, compassion et justice être rendues aux victimes de
ce commerce immoral, c’est par le feu de l’intelligence et du coeur ».
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 222

Conclusion

L’identité nantaise était double, faite de grandeur et laideur, d’un


passé glorieux et d’un passé honteux. Le mouvement mémoriel veut
lui offrir une nouvelle chance pour se racheter : « Le jour se révèle en
même temps que la nuit, et de ce voyage terrible, nous souhaitons que
Nantes revienne libérée de ses fantômes, avec une conviction : sa des-
tinée de port et de porte lui a donné un rôle emblématique dans un tra-
fic qui engageait toute l’Europe — manufacturiers, investisseurs,
commerçants - ; cette place lui assigne aujourd’hui et demain une vo-
cation sur les routes du Sud et de l’Ouest ». Cette vocation nouvelle
vient de recevoir une sorte de consécration en 2012. C’est en effet à
Nantes qu’a été ouvert le premier musée sur l’esclavage, enfin... sur
« l'abolition de l’esclavage » dont l’idée découle du désir de laisser
une trace matérielle manifestant les changements de posture enregis-
trés dans les lois mémorielles.
« Une ville est plus qu’un endroit dans l’espace, c’est un drame
dans le temps », la formule reprise d’un auteur dont j’ignore le nom
par Merleau-Ponty illustre bien la dynamique des relations existant
entre le temps et l’espace dans la mémoire des groupes. Foucault di-
sait de son côté : « Comme la mémoire est quand même un gros fac-
teur de lutte (c’est bien en effet, dans une dynamique consciente de
l’histoire que les luttes se développent) si on tient la mémoire des
gens, on tient leur dynamisme. Et on tient aussi leur expérience, leur
savoir sur les luttes antérieures » (1974, p. 130). Le cas de Nantes
nous dévoile dans la violence, l’émotion de ses dénis et de ses répara-
tions, l’acuité des jeux de mémoire dans la construction du sens de la
ville et de ses représentations où le symbolique l’emporte sur le maté-
riel, tout en l’impulsant ou le façonnant comme théâtre et scénogra-
phie des drames de l’histoire.

[126]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 223

[127]

DEUXIÈME PARTIE

Chapitre 3
Mémoire de masse :
le côté moral et affectif
de l’histoire *
Retour au sommaire

Ce texte a pour propos de baliser un nouveau champ de la psycho-


logie sociale, celui de la mémoire, en se rapportant aux modèles dis-
ponibles dans la psychologie et les sciences sociales. Une première
partie « mémoire et mémoires » examine quelques problématiques
centrales qui appellent la distinction entre différentes sortes de mé-
moire. La seconde partie tente, à titre d’exemple, de cerner un phéno-
mène de mémoire nouveau, la mémoire de masse, et ses implications
psychologiques éthiques.

MÉMOIRE ET MÉMOIRES

L’intérêt pour les phénomènes de mémoire est, en psychologie so-


ciale, d’apparition relativement récente, à peine plus d’une décennie.
On peut y voir le résultat de la conjonction de plusieurs tendances de
recherche, parfois opposées comme, en particulier, celles qui
s’inscrivent dans le cadre des sciences cognitives (Forgas, 1981 ;
Neisser, 1982 ; Schank, 1983), celles qui se rattachent au courant dit
« post-moderne » (Gergen, 1982 ; Shotter, 1990) ou en partagent les

* Parution originale : 1992. Mémoire de masse : le côté moral et affectif de


l’Histoire, bulletin de Psychologie, 405, 239-256.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 224

perspectives sur la construction sociale des phénomènes psycholo-


giques et sociaux ainsi qu’en témoigne l’ouvrage de Middleton et Ed-
wards Collective Remembering (1990), celles enfin qui préconisent
une approche historico-culturelle des processus psychologiques
(Wertsch, 1987). Ce regain d’attention fait aussi écho, avec quelque
retard d’ailleurs, à celui qui s’est manifesté dans les autres sciences
humaines et sociales, depuis la psychanalyse bien sûr jusqu’à
l’anthropologie, l’histoire ou la sociologie. Regain explicable non seu-
lement par la découverte de nouveaux objets ou de nouvelles mé-
thodes fondées sur le recueil de récits et témoignages oraux, mais aus-
si par le rôle dévolu à la mémoire dans le développement des sociétés
contemporaines, en raison de l’évolution des technologies
d’enregistrement des informations et de communication. Comme le
dit Le Goff (1988, p. 163) « Les bouleversements de la mémoire au
20e siècle, surtout après 1950, constituent une véritable révolution de
la mémoire... » et donc réclament une attention renouvelée.
Cette situation d’émergence met, une fois de plus, en relief la pola-
rité qui existe au sein de notre discipline entre approches intra-
individuelles et sociales. Ce qui, entre autres, peut donner raison de la
diversité des perspectives de travail et des objets étudiés. Elle montre
également la position clé que peut occuper la psychologie sociale dans
le traitement de phénomènes sociaux comme ceux que représentent
les différentes sortes de mémoire sociale et collective ; et, en retour,
les éclairages féconds qu’elle peut attendre des contributions des dis-
ciplines voisines avec lesquelles elle doit s’articuler pour élaborer ses
concepts et construire ses objets. C’est ce qu’entreprend de faire un
programme de recherches conduit au sein du Laboratoire de [128]
Psychologie Sociale de l’Ehess, avec l’intention d’explorer les articu-
lations existant entre mémoire, pensée et identité sociale, en se cen-
trant sur des phénomènes spécifiques :

a) La dynamique de la mémoire sociale à propos du rôle de ses


inscriptions et reviviscences dans l’appropriation de, et
l’identification à, l’espace urbain (Jodelet, 1982b, 1986) ; cette
approche des relations entre traces mémorielles et énergétique
sociale sera également appliquée au cas des pays de l’Est.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 225

b) Le travail de la reconstruction de la mémoire, de l'oubli et de


l’investissement du passé dans la commémoration : cas du Ve
centenaire de 1492 qui fait l’objet d’une recherche interdiscipli-
naire et internationale (Europe, Amérique latine).
c) La formation d’une nouvelle sorte de mémoire, la mémoire de
masse ; ses formes et finalités sont analysées à propos des pro-
cès politiques dont un exemple sera donné plus loin, avec le cas
du procès de K. Barbie. Ce programme tente de surmonter les
difficultés qui apparaissent à mesure que prend corps le do-
maine d’étude psychosociologique de la mémoire.

En effet, la position de ce domaine au croisement de plusieurs ten-


dances de recherche, a pour conséquence la multiplicité des sens dans
lesquels le concept de mémoire est abordé, au risque de produire des
amalgames et des confusions dans l’approche théorique des phéno-
mènes qui lui correspondent. Avant d’examiner les formes que revêt
l’objet mémoire sociale et/ou collective et son étude, il convient, tou-
tefois, de souligner que cette dernière est rendue diverse et parfois in-
décise par le statut paradoxal des phénomènes de mémoire.

Les paradoxes de la mémoire et de son étude

La mémoire est à la vie mentale, telle que le corps à la vie phy-


sique : l’espace du vécu le plus subjectif, le plus intime, à la limite de
l’ineffable. Et pourtant comme le corps où elle est inscrite aussi, elle
vit des autres et son expérience est moulée dans les catégories du so-
cial. On sait depuis Halbwachs qu’il n’y a pas de mémoire purement
individuelle et depuis Freud que son dynamisme s’étaye sur le lien
social. Telle que la monnaie, la mémoire a un avers et un obvers, mais
chez elle, ces faces indissociables prennent des formes multiples :
souvenir/oubli, vie/mort, énergétique de la reviviscence/fossilisation
des restes. Paradoxes amplifiés par les modalités de sa manifestation
comme contenu et processus. La béance de l’oubli a une présence aus-
si forte et efficace que l’épaisseur du souvenir. L’évocation ou la
commémoration, le culte des vestiges, l’accumulation des traces du
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 226

passé ont un parfum de mort, mais la continuité de la remémoration


c’est la vie dans son obstination. Éternité du gisant, éternité du vivant.
Dans l’étude de la mémoire, on privilégie tantôt l’avers, tantôt
l’obvers. Sa temporalité fait du concept de mémoire un concept dy-
namique posant une relation entre un passé, un présent et parfois un
avenir. Que l’on range sous ce concept une fonction ou une aptitude,
des processus ou des contenus, on l’aborde selon plusieurs perspec-
tives. Une première perspective va du présent vers le passé : elle
s’interroge sur la façon dont individus et groupes se souviennent, sur
l’activité de remémoration, sur l’intervention du présent dans le passé
avec la reconstruction des souvenirs. Une seconde perspective va du
passé vers le présent : elle s’attache à la façon dont le passé fait retour
dans le présent, y travaille sous le masque de l'oubli, ou s’y réactualise
et perpétue sous forme de trace, réminiscence, rémanence, etc. Cette
perspective peut également, dans les cas où existent un changement
social ou environnemental rapide, des phénomènes de déracinement
ou de diaspora, rechercher les résidus mémorisés du passé qui vien-
nent nourrir le présent, lui redonner son identité. La troisième perspec-
tive est centrée sur les heurts entre passé et présent : on y étudie les
conflits et compromis entre tradition et nouveauté ; les inerties du pas-
sé qui entravent le progrès du présent (comme dans le cas des mentali-
tés, ces « prisons du temps long » selon Braudel) ; les risques que fait
courir pour le présent ou [129] l’avenir, l’oubli ou l’occultation du
passé et dont attestent certains événements de l’actualité ayant valeur
commémorative et symbolique. Ainsi des récents débats ouverts en
France autour du « procès Barbie » examiné plus bas, et qui évoquent
cet autre problème de la mémoire : celui du conflit qui oppose, à
l’échelle individuelle ou collective, l’oubli comme lutte du présent
contre le passé et le retour du refoulé dans la conscience et la connais-
sance.
Ces perspectives sont interdépendantes. Dans l’étude de la mé-
moire sociale, elles ne sont pas toujours clairement définies et se trou-
vent souvent juxtaposées. Il s’ensuit certaines approximations ou con-
fusions dans le traitement des problèmes de la mémoire et une cer-
taine labilité des définitions de l’objet et du phénomène visés. Ils sont
vus tantôt comme contenu réactualisé et utilisé dans le présent ; tantôt
comme capital perdurant dans les gestes, rituels, formes de vie et de
récit d’un groupe ou d’une société, ou encore consignés dans des do-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 227

cuments, des œuvres, des monuments et autres formes matérielles


d’expression culturelle ; tantôt comme activité mentale et/ou sociale
d’enregistrement, conservation et rappel de souvenirs. Cette pluralité
pourrait être constatée dans différentes disciplines ; il semble néan-
moins que les deux premières optiques se retrouvent surtout dans les
sciences sociales, la troisième en psychologie. Le développement des
études sur la mémoire en psychologie sociale, devrait permettre
d’intégrer ces différentes optiques en montrant leurs relations à propos
de phénomènes ou cas spécifiques. Notre discipline pourrait, par là
même, surmonter quelques-uns des écueils sur lesquels bute
l’approche théorique de la mémoire, aborder certains de ses aspects
dont l’étude a trop souvent été laissée en friche.
Pour ce qui est des écueils, il convient d’en souligner deux. Celui
que représente une relative indifférenciation entre les processus en jeu
dans l’enregistrement, la conservation et le rappel des souvenirs. Or
quand on traite de la mémoire, en psychologie sociale, ces distinctions
auxquelles avait été sensible Halbwachs (1925, 1950), le premier à
penser la mémoire de façon systématique sous l’angle du rapport entre
l’individuel et le social, s’imposent. Le second écueil réside dans
l’opposition établie, en rupture avec Halbwachs, entre « mental » et
« social » par les récents travaux sur la mémoire collective. Pour ce
qui est des aspects négligés, il convient de signaler celui de la créativi-
té de la mémoire dans le présent, dont Bartlett (1932) a posé les bases
théoriques, ainsi que celui des mécanismes de sa conservation dans la
durée, thème oublié depuis Bergson (1896). En fait, écueils et
manques sont interdépendants et appellent une réflexion sur les liens
existant entre traces et activités. Ce n’est pas un hasard si les trois
pionniers d’une réflexion sur les dimensions psychologiques et so-
ciales de la mémoire sont évoqués ici. Car, malgré leurs divergences
d’optique ou leurs conflits théoriques, ces auteurs ont effectivement
soulevé ces problèmes fondamentaux. Le retour qui est fait au-
jourd’hui à leur œuvre se doit de reprendre les questions auxquelles ils
ont tenté de répondre et qui restent décisives pour l’avancée d’une
psychosociologie de la mémoire.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 228

POUR UNE PSYCHOSOCIOLOGIE


DU RAPPORT MÉMOIRE/CONNAISSANCE

Je commencerai par la question du rapport entre mémoire et con-


naissance, plus largement entre mémoire sociale et pensée sociale,
pour des raisons qui sont à la fois d’ordre historique et théorique.
Rappelons quelques faits à ce propos. Le fait d’abord qu’une étroite
relation entre connaissance et mémoire fut affirmée dès les premières
réflexions sur la mémoire, avec les « arts de la mémoire » qui de
l’Antiquité à la Renaissance ont été mis au service de la rhétorique
quand l’imprimerie n’existait pas, puis considérés comme des voies
d’accès à la connaissance, que celle-ci soit ou non ésotérique (Yates,
1966). Le fait ensuite qu’en psychologie l’intrication voire l’identité
entre mémoire et pensée a toujours été postulée, quoique diversement
argumentée. Avec d’un côté ceux qui ramènent la mémoire à la con-
naissance, tel Piaget (1970) quand il [130] affirme : « La mémoire au
sens strict est un cas particulier de connaissance qui est la connais-
sance du passé, et comme telle rentre dans l’ensemble des méca-
nismes cognitifs que l’on peut qualifier globalement d’intelligence ».
Ou, plus récemment, des auteurs comme Craik et Lochkart (1972) qui
subordonnent la mémoire à l’activité cognitive, y voyant un produit
dérivé des processus d’analyse perceptive et cognitive. De l’autre côté
se trouvant ceux qui, forts des récents progrès de la psychologie co-
gnitive et des théories du langage, traitent le savoir comme une repré-
sentation et font équivaloir celle-ci à une structure d’informations et
de significations liées à l’expérience passée, structure enregistrée en
mémoire et activée par de nouvelles expériences. Ainsi du courant qui
sous le label de « Mémoire sémantique » tend à ramener la connais-
sance à une forme de mémorisation (Ehrlich & Tulving, 1976). Le fait
enfin que les sociologues ou psychosociologues qui sont les premiers
intéressés à la pensée sociale y ont étroitement associé la mémoire
sociale. A commencer par Halbwachs dont la psychologie collective
fournit sur ce point un éclairage si capital que Mary Douglas (1980, p.
19) affirme « rien ne peut être dit sur le sujet de la mémoire qui ne lui
doive quelque chose ». Ceci vaut particulièrement pour ce qui est du
lien entre vie des groupes, pensée collective d’une part, mémoire so-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 229

ciale de l’autre. Il faut mentionner aussi le rôle majeur que reçoit la


mémoire dans les théories qui concernent l’idéation sociale, depuis
Durkheim (1895, 1898) et Mead (1934), jusqu’à des auteurs contem-
porains tels que Moscovici (1961, 1984), Berger et Luckmann (1963).
Perspective que l’on retrouve chez Bardett (1932) quand il avance la
notion de « conventionnalisation » pour rendre compte de la construc-
tion sociale des souvenirs ou des connaissances.
À considérer la diversité et l’évolution des travaux portant sur la
mémoire et la connaissance, on se trouve en présence d’un champ
marqué par plusieurs contradictions. Si les sciences sociales font au-
jourd’hui retour sur le domaine de la mémoire, elles n’intègrent pas
les aperçus ouverts par ses fondateurs, n’accordant que peu d’attention
à l’articulation entre mémoire et pensée sociale, comme le remarque
Namer (1987) dans un ouvrage consacré à Halbwachs. Cette articula-
tion intéresse, en revanche la psychologie. Mais il s’y est développé
des modèles antagonistes qui donnent une vue incomplète, mutilante
ou seulement approchante du rapport pensée/mémoire. Ils négligent,
en particulier, des aspects que les théoriciens de la mémoire sociale y
avaient largement mis en évidence, à côté du rôle du langage. À savoir
celui de phénomènes psychologiques et mentaux, tels que l’activité
imageante, l’affectivité, l’investissement identitaire qui sont engagés
dans l’élaboration, la conservation et l’évocation des souvenirs, et des
idées qui y sont associées. Et c’est précisément la possibilité d’étudier
le jeu de ces phénomènes à propos de la mémoire sociale et de son
rapport avec la pensée sociale qui fait le prix de l’approche psychoso-
ciologique. Celle-ci se trouve avec la mémoire, comme ce fut le cas
avec la représentation, en présence d’un objet transversal aux disci-
plines psychologiques et sociales. Elle doit tirer parti des apports de
chacune d’elles pour les intégrer dans une vue globale des phéno-
mènes de pensée et de mémoire.

Les modèles psychologiques de la mémoire

L’évolution même du traitement de la mémoire appelle


l’intégration des perspectives individuelles et sociales. Pour plusieurs
raisons. D’une part on y observe l’effacement du débat, en quelque
sorte fondateur qui opposa Bergson et Halbwachs sur les différences
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 230

entre mémoire individuelle et sociale. Cet effacement a été renforcé


aux plans social et historique, par ce que De Certeau nomme une « in-
tervention chirurgicale » de Freud : l'invalidation de la coupure entre
psychologie individuelle et psychologie collective, dans la mesure où
les relations interpersonnelles vécues au niveau de l’individu sont des
phénomènes sociaux comme la vie sociale dont elles ne s’écartent que
par une différence d’échelle. Dans l’approche de la mémoire et de
[131] l’historiographie, ceci conduit à postuler une analogie entre « le
fonctionnement des représentations collectives et les histoires du su-
jet » (1987, p. 106). D’autre part, bien qu’elle ne soit pas explicite-
ment prise en compte par la psychologie individuelle, la dimension
sociale revient comme un refoulé dans les modèles construits pour
penser la cognition et la mémoire. Elle y revient par le langage qui est,
précisément, l’un des médiums assurant, chez Durkheim et Halb-
wachs, la vie et l’unité de la pensée et de la mémoire.
Arrêtons-nous un instant sur le champ d’étude de la mémoire en
psychologie qui a connu plusieurs périodes. Ce fut d’abord l’étude
d’une fonction, « faculté » ou capacité spécifique de rétention abordée
expérimentalement à partir d’un matériel sans signification, dans la
ligne de Ebbinghaus (1885). Puis l’expérimentation porta sur l’activité
mnémonique elle-même, à savoir « les mécanismes par lesquels une
certaine acquisition (apprentissage) pourrait être rappelée et utilisée »
(Reuchlin, 1977, p. 173). Dans ce cas la mémoire est rapprochée de,
parfois identifiée à, l’apprentissage et son étude distingue trois
phases : acquisition, stockage et récupération de l’information. On
s’attache aux facteurs qui du côté du sujet (ses attitudes et ses motiva-
tions, son affectivité et son activité), des objets mémorisés (en particu-
lier leur degré de familiarité et d’organisation) et de l’activité de struc-
turation de l’information (schèmes cognitifs, linguistiques, etc.) in-
fluent sur le fonctionnement mnésique. Plus récemment, le dévelop-
pement d’une importante aire de recherche consacrée à la « mémoire
sémantique », confirme, non sans une certaine confusion, l’unité entre
mémoire et connaissance et débouche, via le langage, sur leur carac-
tère social. En effet, on considère que la mémoire sémantique est
constituée par un ensemble organisé de structures verbales (mots,
structures grammaticales) et non verbales (représentations d’objets, de
personnes, d’événements). L’accent est ainsi mis sur certains aspects
de la conservation du savoir, avec chez les tenants de la mémoire sé-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 231

mantique une tendance à ramener toute connaissance à une forme de


mémorisation. La prise en compte des discours et des structures co-
gnitives « durables » fondées sur le langage, fait de la mémoire-
savoir, partiellement identique chez les membres d’une même com-
munauté linguistique, quelque chose de social. On ne tire pas cepen-
dant de ce caractère toutes les implications qu’il comporte du point de
vue du fonctionnement de la mémoire. De plus, il est difficile de dis-
tinguer ce qui a trait à la mémoire comme fonction psychologique,
comme condition de représentation et comme structure de savoir. Sans
entrer dans leur détail, il n’est pas inutile, pour avancer dans la formu-
lation d’une approche adéquate de la mémoire, d’examiner les pré-
supposés de cette vision de la mémoire.
Ces modèles structuraux de la mémoire et de la pensée se situent
dans le prolongement des travaux sur l’intelligence artificielle et
obéissent à un même objectif : la construction d’un système capable
de représenter la connaissance dans un ordinateur. Sous l’influence
conjointe de la linguistique et du retour aux sources gestaltistes avec
l’ouvrage de Bartlett, cela conduit à formuler diverses conceptions
articulées autour de deux modèles centraux que je désignerai par les
métaphores du grenier ou du générateur. Les auteurs s’agrègent au-
tour de l’un ou l’autre modèle selon qu’ils mettent l’accent plutôt sur
le traitement de l’information (modèle du grenier) ou sur l’activation
des structures mémorisées (modèle du générateur).
Le modèle du grenier s’attache à la mémoire à long terme pour en
faire un magasin où sont consignées les informations et souvenirs de
l’expérience passée. Ce modèle empiriste, influant depuis
l’associationnisme dont il garde les traces, dominait, jusqu’à il y a
peu, l’expérimentation en psychologie cognitive. Il ramène la repré-
sentation à la mémoire de trois manières. D’une part il fait de la
« qualité de la mémoire » (Premack, 1979), de la capacité à stocker
des informations, la condition de la fonction symbolique et de
l’aptitude linguistique. D’autre part, il confère à la mémoire les préro-
gatives de l’activité cognitive : les processus de la représentation sont
identifiés à des processus mnémoniques (codage, enregistrement, re-
cherche, rappel de [132] l’information) ; la mémoire à long terme
comporte des dispositifs de codage qui servent à donner aux informa-
tions leur format de conservation et à réaliser les diverses opérations
de la pensée (catégorisation, classement, organisation, interprétation,
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 232

etc.). La conservation est conçue sous une forme atomisée « building


blocks », « unités », « traits », « mêmes » et l’activité cognitive rame-
née à une combinatoire. Enfin, la représentation, en tant que pensée
constituée, apparaît comme un enregistrement statique des données de
l’expérience. On retrouve dans ces modèles la distinction faite en lin-
guistique entre structure profonde et structure de surface, psychologi-
sée en « savoir tacite » et « savoir conscient », et l’influence de Bar-
tlett (1932) à travers l’organisation de la mémoire en schèmes. Ce-
pendant ils donnent de la mémoire une image morcelée en éléments
discrets, formant une structure inerte.
Le modèle du générateur va, tout en conférant une importance cer-
taine à la mémoire à long terme, la concevoir comme une structure
active travaillant dans l’expérience présente. Il rejoint en cela les vues
de Bartlett pour qui : « Le souvenir n’est pas la reexcitation
d’innombrables traces fixes, sans vie et fragmentaires. C’est une re-
construction ou une construction imaginative, élaborée à partir de la
relation de notre attitude à l’égard de la masse globale et active de nos
réactions et expériences passées » (1932, p. 213). On soulignera alors
l’aspect créatif des structures mémorielles qui sont conçues comme un
système conceptuel génératif permettant d’assimiler la nouveauté,
étroitement relié aux autres processus mentaux (sensation, perception,
catégorisation, résolution de problèmes, etc.). Ce système suppose une
organisation des actions et expériences passées qui sont réactivées
pour donner sens, rendre compréhensible toute information nouvelle
(Weimer & Palermo, 1974). Tout est axé sur l’organisation de la pen-
sée constituée, mise en relation avec l’action passée et future et fondée
sur l’aptitude de l'individu à aller chercher dans son capital mémorisé
de conduites et expériences passées ce qui est pertinent pour les be-
soins du moment. Les processus mnésiques ne sont pas traités isolé-
ment de l’activité cognitive, les stratégies cognitives étant basées sur
le réseau complexe formé par le savoir antérieur à la structure duquel
sont liés « les secrets de la mémoire » (Norman & Rumelhart, 1975).
La mémoire reçoit ainsi deux statuts qui ne sont pas sans refléter
les aspects paradoxaux précédemment évoqués. Avec le premier do-
mine l’idée de trace, d’inertie, de reproduction de contenus figés.
Avec le second, celle de pouvoir organisateur du passé, de dynamisme
et de créativité des processus mnésiques. Le progrès qu’enregistre le
modèle génératif, en faisant de la mémoire une structure active qui
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 233

permet au sujet de manipuler le passé pour interpréter le présent, est


un acquis indéniable. Il prête cependant le flanc à la critique.
L’approche cognitiviste, centrée sur le fonctionnement intra-
individuel, enferme la mémoire dans le solipsisme d’un monde inté-
rieur et n’est pas en mesure de traiter du rôle que celle-ci joue comme
médiation symbolique entre le sujet, les autres et le monde. Même
quand elle permet de mettre l’accent sur la dimension sociale impli-
quée par la part qui revient au langage dans le fonctionnement mné-
sique, elle manque à saisir des aspects importants de la mémoire so-
ciale. On peut, en effet, s’appuyant sur la linguistique montrer que, via
le langage, la mémoire intervient comme déterminant social de
l’activité mentale. Divers auteurs (Ducrot, 1972 ; Flahaut, 1978 ;
Grice, 1975 ; Putnam, 1978 ; Searle, 1983, etc.) établissent ainsi que
l’échange et le partage d’un ensemble d’assomptions, de conventions
et de pratiques au sein d’une société et d’une culture assurent à leurs
membres une possibilité de communication et de compréhension mu-
tuelle. Cependant, cette perspective reste encore à un niveau intra-
individuel ou interpersonnel. On rend compte de la production et de
l’intelligibilité locale de sens à laquelle la mémoire contribue ponc-
tuellement et dans des contextes spécifiques. Rien n’est dit sur la fa-
çon dont perdure et fonctionne la mémoire sociale ni sur les effets
qu’elle produit en tant qu’elle est véhiculée, comme pensée constituée
par la communication sociale et le langage. Ces effets [133] renvoient
à des contenus mentaux, des représentations sociales, élaborés en ré-
ponse à des finalités sociales et articulés à la vie des groupes. De tels
phénomènes appellent un autre regard, un regard psychosocial qui
s’attache aux productions mentales sociales et à leur dynamique. Tel
est du moins le point de vue que nous défendons. Si ce dernier rejoint,
dans son aspect critique, celui que développent aujourd’hui les psy-
chologues sociaux, particulièrement ceux de l’école anglo-saxonne, il
s’en écarte dans le traitement des processus mémoriels.
Pour les psychosociologues anglo-saxons, « la persistance du re-
cours à l’usage de métaphores référant au stockage, au rappel, et à la
base neurologique de ces processus individuels isolés, est fondée sur
une vision de la mentalité humaine fragmentaire et décontextualisée.
Vision qui est pour beaucoup responsable de la faible correspondance
que l’on observe entre les résultats et théories de la psychologie expé-
rimentale et les pratiques de la vie quotidienne » (Edwards & Middle-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 234

ton, 1987, p. 81). Partant de ces pratiques de la vie quotidienne, un


renversement de perspectives est proposé pour rendre compte des ac-
tivités mémorielles (souvenir, oubli, réminiscence, etc.) en tant
qu’activités qui sont par nature sociales. Il ne s’agit pas ici de
s’interroger sur l’influence que les facteurs sociaux ont, par effet de
contextualisation ou de facilitation, sur ces activités, mais de traiter
ces dernières comme partie intégrante des pratiques sociales dans et
par lesquelles elles sont constituées. À cet égard, l’une de ces pra-
tiques, la conversation, est tenue pour pivot de la constitution sociale
de la mémoire, produite dans et par une activité conjointe d’échange
et de discussion. Il ne s’agira plus dès lors de s’interroger sur la façon
dont la compétence conversationnelle est représentée au plan cognitif,
mais sur la façon dont la cognition, donc la mémoire, est réalisée et
manifestée dans la conversation ; il ne s’agira plus de s’interroger sur
la façon dont les processus mentaux internes représentent l’expérience
passée, mais comment les versions de ces événements et processus
sont construites dans les pratiques communicatives. Avec pour consé-
quence, le fait que la mémoire est constituée, dans la discussion, par
un travail rhétorique et de manière polémique, ce qui va permettre de
démontrer le caractère idéologique de la mémoire collective (Billig,
1990) et de fonder sur les formes institutionnalisées de la mémoire la
continuité de la vie sociale, et donc « l’intégrité » de la vie mentale de
l’individu qui dépend de sa participation à un milieu mis en forme par
les pratiques sociales (Middleton & Edwards, 1990).
Nous sommes en présence d’un courant de recherche qui est argu-
menté de façon puissante et cohérente en faveur du statut social de la
mémoire, mais qui ne laisse pas de surprendre par certains escamo-
tages ou amalgames. S’il est légitime de rapporter les activités mémo-
rielles aux pragmatiques des pratiques sociales et aux significations
symboliques portées par l’environnement naturel ou fabriqué, on peut
se demander s’il n’est pas réducteur de limiter les dites pratiques so-
ciales à la seule conversation, tant du point de vue de l’analyse du ca-
ractère social de la mémoire que du point de vue d’une description
exhaustive des formes de mémoire. D’autre part, l’accent porté sur les
processus d’interaction verbale, assortie ou non d’activités physiques,
ne permet pas de comprendre comment peut se conserver le souvenir
quand celui-ci n’est pas construit/reconstruit dans la communication
ou inscrit dans l’environnement matériel. En fait, cette perspective ne
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 235

reconnaît pas la notion de trace mémorielle, comme elle ne reconnaît


pas la mise en forme sociale de la mémoire individuelle. Si elle
s’accorde avec Bardett pour faire de la mémoire une activité construc-
tive, elle conteste cet auteur qui la situe « dans la tête » des sujets.
Mais curieusement, elle omet de voir que Bardett quand il élabora sa
théorie du schéma en donna aussi une interprétation sociale expliquant
la construction sociale de la mémoire à partir de la conventionnalisa-
tion dont le processus (comportant au cours de la transmission so-
ciale : assimilation de la nouveauté, simplification de ses éléments,
rétention des détails secondaires significatifs) est régi par les intérêts
et valeurs des groupes et l’investissement affectif de leurs membres.
Cet oubli d’une contribution qui rapproche Bardett [134]
de Halbwachs est-il un cas typique d’oubli institutionnel ou n’illustre-
t-il pas l’impossibilité de penser la mémoire dans tous ses aspects si
l’on se borne au seul champ de la conversation ? L’attention portée
aux aspects socio-culturels et historiques de la pensée doit-elle néces-
sairement se traduire par une localisation de la mémoire dans
l’interlocution, le langage en tant que tel n’étant pas considéré comme
lieu de mémoire ? De même doit-on, comme le fait cette perspective,
considérer comme faux problèmes les questions concernant le rapport
entre les mémoires collective, sociale et individuelle, la distinction
entre passé et présent, entre ce qui est spécifiquement social et ce qui
est spécifiquement physique ? C’est aller vite et ne pas se mettre en
position d’examiner analytiquement les différentes formes de mé-
moire sociale. De même, confondre dans un même processus,
l’établissement du souvenir, sa conservation et sa remémoration, c’est
s’interdire une théorie complète de la mémoire.
L’excellence des recherches empiriques centrées sur les produc-
tions et la reconstitution des souvenirs liés aux conversations, en font
une contribution à l’étude de la mémoire sociale qui, si elle est incon-
tournable, doit cependant être complétée, et peut-être dégauchie, en
retournant au problème du rapport pensée et mémoire sociale à la lu-
mière du regard sociologique.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 236

Le regard sociologique

En fait, pour cerner la mémoire dans la plénitude de son fonction-


nement, il convient de se situer au niveau d’une analyse de la pensée
sociale dans son articulation à la vie des groupes. Intégrant la saisie de
la mémoire individuelle en tant qu’elle est portée par des sujets so-
ciaux définis par leur appartenance de groupe, cette analyse permet
aussi de rendre compte de la continuité de la vie mnésique et mentale.
L’appartenance sociale donne à la mémoire individuelle ses cadres et
les étayages de sa stabilité : le langage, l’écriture, les cristallisations
(orales, spatiales, matérielles, corporelles, coutumières, etc.) de la vie
sociale et culturelle qui sont aussi des lieux de permanence de la mé-
moire sociale (Connerton, 1989). Mais ces inscriptions ne restent vi-
vaces que pour autant qu’elles sont associées au dynamisme de la vie
mentale et trouvent leurs ressorts dans la vie des groupes, ainsi que
Durkheim et Halbwachs l’ont montré.
Le premier pour qui « la vie mentale n’est rien sans la mémoire »,
fait du caractère mental de cette dernière un pré-réquisit pour assurer
l’autonomie de la vie représentative. On se rappelle que si les repré-
sentations individuelles et sociales diffèrent en ce qu’elles n’ont ni le
même « substrat » (cerveau vs agrégat humain), ni le même « milieu »
(conscience individuelle vs conscience collective) et par conséquent
« ne dépendent pas des mêmes conditions » elles sont similaires en ce
qu’elles « entretiennent le même rapport avec leur substrat ». Ce rap-
port est d’autonomie eu égard aux structures organiques, matérielles
ou sociales et doit être fondé sur le caractère non physique de la mé-
moire : « La mémoire n’est pas un fait purement physique, les repré-
sentations comme telles peuvent se conserver ». Toute une série
d’assertions (Durkheim, 1898, pp. 22-47) va poser l’étroite connexion,
voire l’identité, entre pensée et mémoire, et assurer le caractère sys-
témique, continu, de la pensée et de la mémoire : « Une pensée qui ne
serait pas un système et une suite continue de pensées n’est qu’une
abstraction réalisée... Il existe une mémoire mentale, les représenta-
tions passées persistent en qualité de représentations... Le ressouvenir
consiste non en une création originale et nouvelle, mais seulement
dans une nouvelle émergence à la clarté de la conscience ». Ces intui-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 237

tions durkheimiennes anticipent sur les récents progrès et questionne-


ments de la psychologie. Il leur manque d’avoir approfondi le rapport
entre mémoire et pensée et trouvé le fondement de la continuité de la
vie mnésique.
De ce point de vue, l’œuvre de Halbwachs représente une avancée
certaine, en ce qu’elle explicite la relation mémoire/pensée sociale et
cherche dans la vie des groupes le principe du dynamisme [135] mné-
sique. L’identité entre mémoire et pensée repose en quelque sorte sur
leurs contenus et leurs « outillages », pour reprendre un terme utilisé
dans l’histoire des mentalités. « États de conscience », « faits psy-
chiques », elles ont l’une et l’autre la même structure mixte composée
d’images, de concepts, de mots et de significations associées aux mots
par des « conventions sociales ». De ce fait, les cadres de la mémoire
individuelle et collective ont un caractère représentationnel. Ces
cadres sont formés par l’espace, le temps et le langage d’une part, les
actes de compréhension qui mettent en œuvre des représentations
imagées, des idées et notions de l’autre. C’est dire que la mémoire est
partie intégrante de la pensée sociale qui implique deux sortes
d’activité : une interprétation du présent à partir d’un « schème »,
cadre fait de notions et de points de repère se rapportant exclusive-
ment au passé ; une activité rationnelle dont le point de départ réside
dans les conditions sociales présentes. L’unité de la pensée et de la
mémoire est assurée par ces cadres qui associent deux sortes de repré-
sentation : les images concrètes situées dans la durée et les notions
abstraites et générales. Leur correspondent deux points de vue diffé-
rents, mais coexistant dans la façon de considérer les objets et les évé-
nements : soit en marquant leur place dans un ensemble rationnel, lo-
gique, de notions, soit en marquant leur place dans l’histoire et la vie
de la société. Le passage entre le point de vue chronologique et le
point de vue abstrait, entre le souvenir et la représentation notionnelle,
entre l’image et le concept, la mémoire et la pensée se fait dans la fou-
lée. Une belle image, celle du « train de bois », rend le sentiment de
cette vie mentale. Les cadres de la mémoire « ressemblent à ces trains
de bois qui descendent le long des cours d’eau, si lentement qu’on
peut passer sur eux d’un bord à l’autre ; et cependant ils marchent et
ne sont pas immobiles. Il en est ainsi des cadres de la mémoire : on
peut, en les suivant, passer aussi bien d’une notion à une autre, toutes
deux générales et intemporelles, par une série de réflexions et de rai-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 238

sonnements, que descendre ou remonter le cours du temps, d’un sou-


venir à l’autre. Plus exactement, suivant le sens qu’on choisit pour les
parcourir, qu’on remonte le courant, ou qu’on passe d’une rive à
l’autre, les mêmes représentations nous sembleront tantôt des souve-
nirs et tantôt des notions ou des idées générales » (1925, p. 289).
Le deuxième apport de Halbwachs réside dans l’articulation de la
vie mentale à la vie sociale. Les groupes s’incarnent dans leurs idées
et souvenirs : « Il n’y a pas d’idée sociale qui ne soit en même temps
un souvenir de la société » (id. p. 296) ; ils s’y réfléchissent et jugent
aussi. D’où la particularisation des mémoires collectives : « Il n’y pas
de mémoire universelle. Toute mémoire collective a pour support un
groupe limité dans l’espace et temps » (1950, p. 75) ; d’où leur articu-
lation à l’identité et la continuité du groupe : « La mémoire collective,
c’est le groupe vu du dedans... Elle présente au groupe un tableau de
lui-même qui sans doute se déroule dans le temps, puisqu’il s’agit de
son passé, mais de telle manière qu’il s’y reconnaisse toujours » (id. p.
78). Cette symbiose entre identité et continuité se trouve renforcée par
le fait que la mémoire sert les besoins, les intérêts du groupe, instaure
son ordre social et ses valeurs. La dimension affective et identitaire de
la mémoire renvoie aussi, de la sorte, aux fonctions de légitimation et
de valorisation qu’elle remplit. Ainsi est assuré le passage entre pen-
sée, mémoire sociales et vie collective.
On ne peut qu’être frappé par l’homologie de cette conception du
fonctionnement de la mémoire avec celle que la théorie des représen-
tations sociales propose pour le fonctionnement de la pensée sociale :
la construction cognitive de la réalité par les sujets sociaux exprime
l’identité et la défense du groupe auquel ils appartiennent. Au cours
du survol que nous venons de faire se sont dessinées certaines conver-
gences ou complémentarités entre des traditions fort différentes. On
peut y trouver de quoi formuler les linéaments d’une théorie psycho-
sociale de la mémoire, mettant en lumière la simultanéité du travail de
la mémoire et de l’activité cognitive dans l’élaboration et la perpétua-
tion des visions du monde.
[136]
Ce qu’induit également ce survol, est l’idée qu’il n’est guère pos-
sible d’avancer dans l’analyse de la mémoire sociale ou collective si
l’on en traite uniment ou « en général », pas plus qu’il n’est possible
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 239

de traiter de la représentation « en général ». La différenciation des


mémoires réclame que l’on en spécifie les agents et les porteurs, les
vecteurs et les supports, les contenus et les formes, les contextes de
production et de rappel, les processus à l’œuvre dans la reconstruction
et la reviviscence du passé supposant un travail des traces ou sur les
traces ; traces dont il faut dresser l’inventaire, au plan matériel et
idéel, et examiner les processus d’activation en raison des énergé-
tiques psychologique et sociale. Elle conduit également à regarder
comment la mémoire individuelle peut être socialement marquée ;
comment se développent et perdurent la mémoire collective qui est
celle des groupes dans la société, et la mémoire sociale qui est celle de
la société, en tant que celle-ci fournit les cadres et outils de l’activité
mnémonique ou les contenus de la « mémoire publique », « stockage
de l’ordre social » (Douglas, 1986). Elle conduit enfin à considérer de
nouvelles sortes de mémoire : celles que produisent les pratiques
communicatives bien sûr, mais aussi celles qui résultent de l’évolution
technologique et sociale du monde contemporain qui est liée à
l’augmentation du rôle des médias et des instruments
d’informatisation et de communication d’une part, et à la planétarisa-
tion des phénomènes collectifs et de leur circulation d’autre part.
Émergent ainsi de nouvelles formes de mémoire. La « mémoire histo-
rique » dont témoignent les diverses commémorations auxquelles le
public est invité à s’associer, et la « mémoire de masse » qui trans-
cende les groupes et les unit. Halbwachs avait eu l’intuition de
l’existence d’une telle mémoire, en raison de l’uniformisation sociale
et de l’influence des nouveaux moyens de communication. Elle peut
s’analyser aujourd’hui comme phénomène spécifique à la lumière des
connaissances que fournit la psychologie des foules (Moscovici,
1981 ; Canetti, 1966). La section suivante présente une tentative dans
ce sens.

UNE MÉMOIRE DE MASSE

Les formes extrêmes et dramatiques que revêtent les conflits mar-


quant notre siècle font naître dans les sociétés contemporaines une
conscience tragique du temps. Et ce sentiment contribue, à côté
d’autres phénomènes psychologiques, à un travail spécifique de la
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 240

mémoire. On peut observer ainsi la création d’une mémoire de masse


visant au développement de la responsabilité collective et de la mobi-
lisation en faveur de la défense des droits de l’homme. Un tel proces-
sus de mémoire ne peut être simplement abordé au niveau individuel
ou social ; il doit être traité comme un phénomène de masse.
Une des particularités de notre époque est sans doute que les catas-
trophes produites par l’esprit et la main de l’homme deviennent, en
raison de leur échelle, des « catastrophes de masse ». Ces catastrophes
entraînent un nouveau type de solidarité internationale, appellent une
forme planétaire de défense de l’humanité, changeant, par là même,
les modes de fonctionnement politique et démocratique. Une preuve
de ce phénomène peut être trouvée à propos du risque nucléaire qui a
engendré un mouvement de masse en faveur du contrôle de l’énergie
atomique, civile et militaire, un changement des relations entre des
pays unis sous une même menace ou entre des blocs jusqu’alors anta-
gonistes. D’autres exemples résident dans le développement
d’agences internationales et d’organisations non-gouvernementales
qui entendent, comme Amnesty International attirer l’attention sur les
exactions politiques perpétrées de par le monde 22 [137] ou comme
Médecins sans Frontières témoigner et agir en faveur de toutes les
populations atteintes dans leur corps, par les agressions ou incuries
collectives ; ou encore dans l’organisation de manifestations et con-
certs de masse qui veulent condamner le racisme et soutenir ses vic-
times. Une tendance similaire se dessine à propos des crimes contre
l’humanité dont les crimes nazis et l’holocauste représentent un cas
emblématique. Leur évocation sert alors à rassembler, par delà les
frontières, les forces de lutte contre toutes sortes d’oppression.
Je vais essayer de montrer comment la mémoire collective est utili-
sée dans le cas des crimes nazis, comme moyen pour donner vie et
force à une conscience et une solidarité de masse, selon des processus
et des procédures qui en font une mémoire de masse. Je m’appuierai

22 Une initiative d’Amnesty International en 1991 reconnait l’impact des


images médiatiques dans la lutte contre l’oubli, avec la projection sur 5
chaînes de télévision de 30 courts métrages où réalisateurs et acteurs cé-
lèbres se sont associés pour rappeler à la mémoire la disparition ou
l’incarcération de victimes politiques dans différents pays et appeler le pu-
blic, dans une action collective auprès des gouvernements concernés, à
« écrire contre l’oubli ».
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 241

pour cela sur l’examen du procès de Klaus Barbie qui eut lieu à Lyon,
en mai et juin 1987. Pour prendre la mesure de l’importance que revêt
aujourd’hui dans l’opinion mondiale un procès de ce type, il n’est
qu’à repenser à la déconvenue générale qui s’est manifestée dans les
médias et au sein de tous leurs publics, devant le caractère expéditif
du procès du couple Ceausescu dont on attendait une démonstration
exemplaire dénonçant la dictature communiste roumaine et ramenant
au jour et à la conscience ses méthodes et horreurs cachées.

Barbie et son procès

Rappelons que Klaus Barbie, lieutenant SS, commanda de 1942 à


1944 la Section IV de l’Einsatzkommando de Lyon. En qualité de
Obersturmfūhrer, véritable chef de la Gestapo de Lyon, il fut chargé
de la répression antijuive et de la lutte contre les crimes et délits des
« ennemis du Reich ». Surnommé le « boucher de Lyon » en raison de
la cruauté de ses méthodes, il fut rendu célèbre par l’affaire Jean Mou-
lin qu’il arrêta et tortura à mort. Jugé et condamné à mort par contu-
mace pour crimes de guerre en 1953 et 1954, il avait été protégé par
les services du Counter Intelligence Corps américain qu’il aida à sur-
veiller les poussées communistes sur le territoire allemand. Il put ainsi
fuir l’Europe et s’installer au Pérou puis en Bolivie où il fut découvert
en 1972, enlevé et remis à la justice française en 1983, et incarcéré
dans la prison de Montluc, celle-là même où il expédia tant de vic-
times. Lors du procès de 1984, il comparaissait pour les crimes contre
l’humanité que constituaient des faits ignorés jusque-là : tortures en-
traînant la mort ou suivies de déportation dans les camps
d’extermination de plus de 600 personnes, résistants ou juifs, rafles
suivies de déportation, opérées à l’Union Générale des Israélites de
France et à Izieu où 43 jeunes enfants juifs avaient trouvé refuge et
protection.
L’affaire Barbie a été ouverte et conduite jusqu’à sa phase légale
par Serge Klarsfeld, dénommé « le militant de la mémoire », et qui
lutte, avec sa femme Beate, dans le but non « de poursuivre indéfini-
ment le crime nazi, mais d’empêcher qu’il soit indéfiniment protégé ».
Préconisant l’usage de la « violence symbolique qui entame la cons-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 242

cience publique » 23, ils souhaitaient, après avoir fait juger en Alle-
magne les responsables de l’appareil policier nazi ayant exercé en
France, faire juger sur le territoire français les responsables, dont K.
Barbie, qui avaient envoyé à la mort des enfants français. Les Klars-
feld constituent ce que Canetti (id. p. 76) a appelé un « cristal de
masse », c’est-à-dire un petit groupe rigide et persistant dont la fonc-
tion est de « déclencher la formation de masses ». Et l’on peut appli-
quer un autre qualificatif de Canetti (id. p. 13) aux publics auxquels ils
veulent s’adresser - du moins ceux qu’ils touchent par les médias -
celui de « masse ouverte, qui va se transformer en « masse en réseau,
par « la volonté soudaine d’en [138] attirer d’autres, la résolution pas-
sionnée de les atteindre tous » (id. p. 19). Ils furent rejoints dans cette
action par les avocats de l’accusation qui, au nombre de 39, représen-
taient aussi bien des personnes victimes directes de Barbie, que des
anciens résistants ou déportés ainsi que des mouvements antiracistes
ou de défense des libertés. Leur intention première était de centrer leur
plaidoirie sur les crimes et la personne de Barbie, mais la plupart
d’entre eux en ont élargi le propos, traitant de tous les crimes contre
l’humanité et donnant ainsi au procès une portée générale. Ce que
souhaitaient également les trois avocats de la défense 24 qui enten-
daient ainsi, au nom de la lutte antiraciste et anticolonialiste, exposer
les nations occidentales à une condamnation publique. Parmi les té-
moins de l’accusation figuraient les victimes directes de Barbie ou
leur parents à qui revenait de rappeler les tortures et sévices qu’il leur
avait infligés et des témoins « d’intérêt général » à qui revenait de res-
tituer la période de la Résistance ou la vie dans les camps de déporta-
tion. Au troisième jour du procès, quand commencèrent les déposi-
tions de ses victimes. Barbie, fuyant la confrontation, annonça son
intention de ne plus se présenter à l’audience, au motif de l’illégalité
de sa détention, puisqu’il continuait à affirmer être Klaus Altman, ci-
toyen bolivien, victime d’un enlèvement. Cette défection enlevant son
côté sensationnel à ce qui était le « dernier procès (du nazisme) devant

23 Cf. Le Monde, n° spécial, juillet 1987. Le procès de Klaus Barbie. « Les


médias ne s’intéressent pas aux dossiers qu’on leur remet... Il faut agir avec
une violence symbolique qui entame la conscience publique. Quand on est
faible, il faut agir avec force, violer la légalité avec tact ».
24 Me Vergès, Me Bollait O.J., avocat algérien et Me M’Bemba, avocat au
barreau de Brazzaville.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 243

l’éternité » (S. Klarsfeld), en rehaussa la triple portée : fonder une


nouvelle définition des crimes contre l’humanité, commémorer les
horreurs passées, « rendre justice à la mémoire » (E. Wiesel). Les en-
jeux du procès étaient en fait multiples, compte tenu des partis et posi-
tions engagés dans les débats 25. Je n’en examinerai que trois : a) le
conflit entre histoire et mémoire ; b) les visées éducatives de
l’entreprise et leur mise en œuvre ; c) enfin, l’aspect éthique de la dé-
fense du souvenir.

Histoire contre mémoire

Arrêtons-nous un instant sur les personnages qui vont s’affronter


devant le siège vide de l’accusé. Un premier travail sur la mémoire se
met en place de façon polémique entre des plaidoiries qui tenteront
d’imposer des versons différentes concernant les événements à pren-
dre en considération. D’entrée de jeu, les représentants des différents
groupes se mettent en posture de compétition dans la fabrication d’une
mémoire historique fondée sur des mémoires collectives particulières.
Ceci ne peut manquer d’évoquer Halbwachs qui, a son époque et non
sans raison, opposait Mémoire à Histoire. Celle-ci prenant place
quand celle-là s’estompe ou se délite ; quand se rompent la continuité
du temps vécu collectivement et l’unité du corps social que soudaient
jusqu’alors des courants de pensée homogènes et vivants ; quand se
renouvellent d’une période à l’autre « les intérêts en jeu », « la direc-
tion des esprits », « le mode d’appréciation des hommes et des évé-
nements », les traditions et les projections vers l’avenir. Alors que la
mémoire collective est plurielle, l’histoire se veut universelle ; alors
que les mémoires collectives sont des foyers de tradition, l’histoire
donne un tableau des événements dont les cadres sont extérieurs à la
vie des groupes. Cette séparation ne permet pas de les vivre comme
une réalité concrète, laissant s’échapper leur spécificité vivante, éta-
blissant une solution de continuité entre les acteurs de l’histoire et

25 Les informations et citations auxquelles réfèrent ce texte, ont été trouvées


dans les articles consacrés au procès, du 11 mai (date de son début) au 5
juillet (date du verdict) 1987 par les journaux suivants : Le Figaro, Le
Globe, Le Matin, Le Monde, Le Point, Le Nouvel Observateur, Le Quotidien
de Paris, L’Événement du Jeudi, Libération.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 244

ceux qui la lisent ou l’apprennent. Plus, au nom de la science et de ses


instruments scientifiques, l’Histoire peut jeter le doute sur des événe-
ments passés et formuler des interprétations alternatives. Dans le cas
de l’holocauste, un tel phénomène existe avec la reviviscence, ou la
permanence des mouvements nazis, et le courant des historiens dits
« révisionnistes » qui dénie l’existence des camps d’extermination. De
ce [139] point de vue le procès Barbie revêtait une importance déci-
sive : il était une réponse des victimes aux dénis des historiens. « Qua-
rante ans après, ce procès était bien encore nécessaire pour empêcher
qu’on essaie de falsifier l’histoire en niant, comme certains,
l’existence des chambres à gaz, comme s’il s’agissait de pouvoir, de la
sorte, faire retenir l’idée d’une doctrine nazie acceptable, présentable.
Il était donc nécessaire parce que Barbie n’a pas changé et demeure
imprégné du nazisme, parce que ses victimes sont à jamais mar-
quées... » (Avocat, partie civile).
Quand il développait son opposition, Halbwachs - aujourd’hui dé-
menti par la nouvelle histoire qui veut créer une histoire scientifique à
partir de la mémoire collective - soulevait une autre question qui re-
prend actualité sous « la pression de l’histoire immédiate en grande
partie fabriquée par les médias » (Le Goff, 1988) et multiplie les mé-
moires collectives. Cette multiplication ne va-t-elle pas rendre plus
difficiles la formation et la conservation d’une mémoire historique ?
Et dans ce cas comment les mémoires collectives, qui sont continuité
et identité dans le temps pourront-elles être transmises par ceux qui en
ont été les acteurs, de manière vivante et implicante ? En disant alors
que l’histoire est le moyen de sauver des souvenirs qui n’ont plus le
support des groupes, Halbwachs ne pressentait-il pas les nécessités de
notre histoire récente où le devoir de mémoire devient une exigence
pour la préservation des identités et l’éveil de la conscience poli-
tique ? C’est ce problème qu’affrontaient ceux qui, tel D. Rousset,
voyaient dans le procès Barbie la possibilité du « retour d’un fragment
de la vie réelle ». Contre l’avis que la mémoire était inutile dans ce
procès parce que « les faits sont déjà connus de l’opinion » (S. Klars-
feld) ou parce que « la mémoire est un thème qui tient artificielle-
ment », la société française étant incapable de s’interroger sur elle-
même (N. Fresco), Rousset attendait du procès « une leçon vivante sur
la manière avec laquelle une société peut régresser de façon barbare ».
Contre le temps qui est « un facteur extraordinairement destructeur »
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 245

et « opère un dessèchement, il n’y a plus de contenu vivant de ce qui


s’est passé », il espérait que la confrontation du procès allait « redon-
ner vie à l’expérience évoquée ». Mais dans ce mouvement pour re-
donner corps au passé, les mémoires s’affrontent. Et dans leur diversi-
té même, les collectifs de mémoire semblent parfois appeler
l’instauration d’une mémoire historique et transgroupale pour se pro-
téger d’un oubli qui menace du fait de la collusion ou de la compéti-
tion entre plusieurs mémoires. Les incidents qui ont marqué
l’installation du Carmel d’Auschwitz sont une illustration de cette si-
tuation paradoxale de la lutte pour la mémoire. La banalisation du
camp de la mort en cimetière chrétien fait craindre que les générations
futures n’oublient l’identité juive des déportés disparus 26. Et le procès
Barbie fut aussi le lieu d’un tel combat des mémoires : celle des résis-
tants, celle des déportés civils, celle des juifs, représentés par
l’accusation, celle des colonisés représentés par la défense.
À ce combat rhétorique faisait pendant un autre travail de la mé-
moire qui, avec les témoignages de victimes de Barbie, a permis de
voir, comme le dit Finkielkraut (1989, p. 12), « un passé historique
transformé en présent judiciaire. Deux mois durant au Palais de Jus-
tice de Lyon, les protagonistes d’une période que l’on croyait révolue
ont, dans le cadre d’un débat criminel, repris la parole aux historiens,
en nous plaçant dans l’horizon de la sentence et non plus seulement de
la connaissance ou de la commémoration, cette cérémonie judiciaire
comblait l’abîme qui nous séparait du temps de Barbie et de ses vic-
times. Par le fait que nous attendions, avec eux, le verdict, nous deve-
nions leurs contemporains. Ce qui avait eu lieu il y a plus [140] de
quarante ans recevait aujourd’hui, devant nous, son épilogue ». De
tels phénomènes nous font retrouver, à l’échelle de la masse, les pro-
cessus de construction sociale de la mémoire mis en évidence, par
d’autres, au niveau micro-social des interactions.
Ce n’est pas tout. On sait combien l’évocation des souffrances de
la déportation et des scènes du génocide est douloureuse pour les sur-

26 Comme l’a dit le président du Comité Épiscopal Polonais pour les relations
avec le judaïsme : « Quand les polonais entendent les juifs dire
qu’Auschwitz est le symbole du caractère unique de la Shoah, ils se sentent
menacés dans leur propre mémoire. Et quand les juifs entendent les polonais
parler d’Auschwitz comme lieu de leur martyre, ils crient à la volonté
d’appropriation » (Le Monde, 8.7.1989).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 246

vivants (Lapierre, 1989), surtout quand elle doit prendre place dans le
cadre judiciaire dont l’exigence d’établissement de la preuve est diffi-
cilement compatible avec le vécu émotionnel de la réminiscence
comme l’a analysé Pollack (1990). On sait aussi combien est forte la
volonté de maintenir vivant le souvenir des camps. Il fut un projet de
fonder au lendemain de la résistance « un réseau du souvenir » parce
que « les camps de concentration ne doivent pas s’effacer dans la
conscience des hommes ; l’oubli serait un crime et une erreur ; c’est
toute une éthique, toute une civilisation - les nôtres - qui sont en jeu »
(Wormser & Michel, 1954). Dans le cas du procès Barbie, la contra-
diction entre devoir de mémoire et douleur du témoignage fut aisé-
ment surmontée, laissant la place au langage de l’émotion, de façon en
quelque sorte délibérée, car c’était l’un des enjeux du procès que de
parler à l’affectivité pour favoriser la sensibilisation au message qu’il
devait transmettre et son intériorisation par ceux qui n’avaient pas vé-
cu la période du drame ou n’en avaient pas partagé les horreurs. Et
ceci fut fait selon des procédures qui, consciemment ou non, emprun-
taient à la psychologie des masses.

Une mise en scène et ses leçons

La visée d’un effet massif d’influence ressort de la façon dont le


procès fut mis en scène pour les médias. Si peu de places furent ou-
vertes au public, 400 journalistes y eurent accès et toutes les grandes
chaînes de télévision nationales et internationales y furent représen-
tées, l’ensemble des audiences étant enregistré intégralement. Un es-
pace fut spécialement aménagé dans la salle des pas perdus du palais
de Justice de Lyon : décor prêt pour l’entrée en scène des acteurs
comme le notait Libération ; le tribunal devient un « lieu de mé-
moire » (Nota, 1984) comme le fut, à Jérusalem, celui du procès de
Eichmann dont H. Arendt (1966, p. 13) a souligné le caractère théâ-
tral. Dans les deux cas, la surélévation des acteurs (magistrats, juges,
accusé, avocats) offrait à la vue d’un public « censé représenter le
monde entier » un spectacle dont le caractère fut renforcé par le dé-
placement du contenu du procès de l’accusé aux victimes et dont le
but fut de dispenser un enseignement à différents destinataires. Archi-
tecture qui tels ces lieux sur lesquels se fondait l’art de la mémoire
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 247

(Yates, op. cit.) allait se peupler d’images vivaces et évocatrices, sup-


ports de l’enregistrement des leçons à apprendre qui furent, comme
les publics, de nature diverse.
Dans le prolongement des procès des dirigeants nazis à Nuremberg
et de Eichmann à Jérusalem, le procès de Lyon avait un but légal et
cognitif : établir juridiquement et imposer à la conscience collective
une conception satisfaisante, et applicable généralement, des crimes
contre l’humanité. Ceux-ci constituaient le chef d’accusation de Bar-
bie, déjà jugé pour crimes de guerre pour lesquels il y avait prescrip-
tion. Certes, l’inculpation de crimes contre l’humanité, qui sont im-
prescriptibles, devenait le seul moyen de présenter Barbie devant la
justice. Mais là n’était pas l’essentiel. Le choix de cette incrimination
permettait d’ouvrir, pour la première fois en France, un procès au nom
des victimes du nazisme, civiles et juives. Jusqu’alors, en effet, les
procès pour crimes de guerre, centrés sur les résistants ou les « poli-
tiques », n’avaient pas permis de prendre en considération les victimes
juives. Et c’est ce qui a donné au procès de Barbie son extraordinaire
retentissement. Pour la première fois en France, l’holocauste pouvait
être évoqué devant un tribunal, permettant enfin que « les victimes
passent au rang des héros » et que « toute une communauté appré-
hende la réalité complète de l’extermination tentée contre elle » (Avo-
cat, partie civile).
[141]
De plus, ce procès devenait le moyen de spécifier la nature des
crimes contre l’humanité dont l’étude, selon les termes du procureur
général, avait été jusqu’alors « d’une rare pauvreté », palliant ainsi les
insuffisances, des définitions données antérieurement. À Nuremberg,
on s’attacha aux crimes contre la paix et aux crimes de guerre, insis-
tant pour les crimes contre l’humanité sur la dimension « inhumaine »
des actions nazies ; sans doute craignait-on comme le suggère H.
Arendt que « l’argument du tu quoque » ne fasse incriminer d’autres
pays, si la définition était par trop précise dans ses contenus. A Jérusa-
lem, le fait que le procès fut centré sur le génocide des juifs laissa pla-
ner des ambiguïtés sur le crime contre l’humanité. Pour H. Arendt, les
Israéliens voyaient dans le génocide un prolongement des pogroms et
non un crime contre l’humanité : pour être jugé comme tel il eut fallu
qu’il relève d’un tribunal international et soit jugé « selon des critères
qui, aujourd’hui encore, paraissent abstraits » (id. p. 300).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 248

L’enjeu du procès Barbie était donc décisif de ce point de vue et ce


fut l’occasion des conflits d’interprétation qui en jalonnèrent toute
l’histoire avant, durant.et après son déroulement, opposant les mé-
moires et les idées de groupes distincts. La légitimité d’une juridiction
sur les crimes contre l’humanité dut être établie, légalement, avant le
procès, contre ceux (résistants et anciens combattants) qui en contes-
taient l’application aux victimes civiles et juives 27. Fut contestée aus-
si la légitimité d’une extension de la portée de la notion à d’autres cas
que le génocide des juifs, au nom de l’unicité du traitement qui leur
fut infligé, comme l’illustre l’ouvrage de Finkielkraut La mémoire
vaine (1989). Enfin, du côté de ceux qui « préconisaient une telle ex-
tension cohabitaient des juristes, des défenseurs des opprimés et des
pourfendeurs du racisme. Les premiers accusaient. Barbie d’avoir pris
part à « l’exécution d’un plan concerté pour réaliser la déportation, la
réduction en esclavage et l’extermination de populations / civiles ou
des persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou ; religieux, se
rendant complice dans les faits qui ont préparé ou facilité leur action,
des auteurs de meurtres » ; ils ont porté en outre l’accent sur la plani-
fication de crimes inhumains et de persécutions par un État qui met en
œuvre une politique d’hégémonie idéologique et l’adhésion à cette
idéologie et à son style. « Il a adhéré sans partage au système mis en
place par ceux-ci (Himmler, Eichmann) et cette adhésion constitue
l’élément intentionnel nécessaire à la caractérisation du crime contre
l’humanité ». Intention dont on repérera notamment les signes dans le
style même de l’expression des nazis. La sensibilité au style devient
alors un moyen de repérer et dénoncer cette idéologie, comme invita à
le faire une avocate allemande, commentant le télex, envoyé en Alle-
magne par Barbie ; au sujet de la découverte des enfants d’Izieu : « Ce
texte ne dit pas qu’il a été mis fin aux activités du foyer d’enfants juifs
d’Izieu. Il dit exactement : on a « déniché » ce foyer. Ce mot « déni-
ché » me paraît important. II s’agit d’afficher déjà son mépris. « Déni-

27 Définition complémentaire du crime de guerre donnée par la chambre cri-


minelle cassant la décision de la chambre d’accusation de Lyon qui voulait
dissocier le cas des juifs de celui des résistants : « actes inhumains et des
persécutions qui, au nom d’un état pratiquant une politique d’hégémonie
idéologique, ont été commis de façon systématique non seulement contre
des personnes en raison de leur appartenance à une collectivité raciale ou re-
ligieuse, mais aussi contre les adversaires de cette politique quelle que soit
la forme de leur opposition ».
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 249

cher » signifie, ici, qu’on a débusqué des brigands, des gens à éliminer
et déjà désignés comme tels. L’intention d’actes inhumains est évi-
dente. Ce procès permet ainsi de constater l’existence de ce langage
propre à la Gestapo et aux SS. Ma présence ici témoigne simplement
de ma solidarité avec l’humanité ». La forme légale donnée à cette
définition du crime contre l’humanité était un moyen pour augmenter
son impact sur l’opinion. « La sanction punitive est nécessaire pour
permettre aux gens de comprendre la notion de crime contre
l’humanité de telle sorte que cette notion entre dans notre civilisa-
tion » (Extraits de plaidoiries de la partie civile). Aux yeux des démo-
crates, cette manière de procéder devait servir à étendre la leçon du
procès et ses significations à toutes les menaces politiques qui pèsent
sur le monde : « Ce procès ne fait pas renaître, il ne console pas, il
n’est [142] pas un acte de vengeance. C’est un avertissement, un appel
à la défense de la démocratie, de la justice et de la liberté ». C’est
« aussi un appel urgent à l’Europe démocratique : seul son rassem-
blement nous fortifiera contre le risque de voir la force, au service
d’une minorité active, conduire un peuple à l’abjection » (ib.).
À la conscience de l’humanité qu’incarne le jury il est dit : « La
décision que vous allez prendre est attendue par la communauté inter-
nationale. Avec elle, justice ne sera pas entièrement rendue eu égard à
l’immensité des crimes, mais justice sera dite. Non, ce n’est pas un
procès rétro que celui-là. Vous devez poser les jalons pour l’avenir.
Vous devez rappeler à tous les Barbie d’aujourd’hui et de demain que
ni le temps, ni les lieux où ils se trouvent, ni la raison d’État ne les
mettent à l’abri » (ib). La localisation du procès en France, pays consi-
déré comme un défenseur des droits de l’homme, renforçait la force
symbolique de la défense de la démocratie. Elle fut aussi le moyen de
rappeler, pour les avocats de la défense, la responsabilité nationale et
internationale dans les crimes colonialistes et racistes. Se voulant
porte-parole de « ceux qui furent aussi au rendez-vous de la lutte
contre le nazisme et dont jusqu’à présent vous n’avez soufflé mot »,
Vergès appela à l’extension du procès : « Au nom de la défense una-
nime, je m’incline devant la lutte de la Résistance, et personne ne peut
nous contester ce droit car les peuples algériens, africain, malgache,
furent engagés dans le combat. Je m’incline devant les souffrances des
juifs et le martyre des enfants d’Izieu, parce que le racisme, nous sa-
vons ce que c’est nous aussi, et nous portons le deuil des enfants algé-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 250

riens morts par milliers dans les camps de regroupement... Cette lutte
contre le racisme aurait pu jeter entre nous des passerelles. M. le Pro-
cureur nous a dit que la notion de crime contre l’humanité n’était pas
encore fixée de façon satisfaisante, qu’elle avait varié, opposant des
juridictions françaises entre elles. A partir de là, il n’est plus possible
que l’actualité n’entre pas dans le procès ». « Alors, je suis ici pour
vous dire que, dans ce débat sur la notion de crimes contre l’humanité,
il est bon que ce soit la France qui apporte une contribution essen-
tielle. Si vous restiez en retard, vous ne pourriez garder votre place de
défenseurs des droits de l’homme à la tête des nations. Je suis là assis
pour vous dire : avez-vous la conscience tranquille pour juger Bar-
bie ? » (Avocat défense).
La fonction de connaissance des actes de mémoire ne s’est pas li-
mitée, dans ce cas, à introduire un objet nouveau, le crime contre
l’humanité, dans le champ de la conscience collective, juridique ou
civile, à en donner des codes de repérage et d’identification ou à ou-
vrir l’application de la notion à des aspects occultés ou refoulés dans
l’oubli. Elle s’appliquait aussi à l’instruction de ceux qui n’eurent pas
l’expérience de l’époque concernée, particulièrement la jeunesse. Si le
public manifesta massivement son intérêt pour le procès 28, soutenu
par la publication de nombreux ouvrages 29, et manifestant « un appé-
tit de vérité fait de courage et de lucidité », il restait pour 25 millions
de jeunes nés après la guerre à « découvrir » une période de l’histoire
française faite de « douleur » et de « gloire », de « chagrin » et de
« fierté » : « pour les jeunes la vérité sur la défaite, l’occupation, la
libération ne saurait être plus inconvenante que celle de la croisade
contre les Albigeois, de la Saint-Barthélemy ou de la Commune ». On
attendait aussi du procès qu’il « aide la jeunesse allemande
d’aujourd’hui, ceux qui veulent savoir ». On apprécia, quand
l’absence de Barbie enlevant à l’événement son odeur de scandale, la
presse étrangère déserta les bancs du public, qu’elle ait « laissé ses
places à un tout jeune public qui, lui, venait pour écouter ce que ses
manuels ne lui ont jamais dit et en toute hypothèse ne pourraient ja-

28 Un sondage d’opinion réalisé pour Le Monde par IPSOS en avril 1987 indi-
quait que 68% des personnes interrogées approuvaient le jugement, 63% s’y
intéressait, 51% avait l’intention d’en suivre le déroulement sur les médias.
29 14 livres ont paru entre 1981, année de la réactivation du dossier Barbie et
1987, année du procès.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 251

mais lui apprendre. Pour ce public-là, ce qui s’est dit au procès Barbie
ne pourra jamais plus être tenu pour vieilleries ». En outre devant la
résignation à l’ignorance manifestée par certains (« s’il [143] fallait
tout savoir » dit un jeune interviewé à la télévision), l’information de-
vient un impératif d’éducation et doit entrer dans les matières sco-
laires. « La mémoire est comme un muscle qu’il faut faire travailler, et
l’ignorance aussi se cultive. Nos anciens, élevés dans le souvenir de
l’héroïsme des poilus et de l’Alsace-Lorraine, abreuvés de lectures
patriotiques, le savaient. Aujourd’hui, le souvenir des guerres
s’estompe, et il faut que, paradoxalement, ce soit ce procès Barbie,
venu si tard, qui serve à faire remonter les souvenirs. Pour le meilleur
et pour le pire ». En prenant ainsi parti, les commentateurs de la
presse donnaient à la présentation de l’histoire le sens d’un devoir de
mémoire. Mais comment faire pour favoriser cette appropriation de
l’histoire ?

LA MATIÈRE ET LA MANIÈRE
DE LA MÉMOIRE

Nous retrouvons ici, avec le problème du heurt entre les mémoires


collectives, celui des voies de la sensibilisation que devait trouver, par
sa mise en scène et sa forme, le procès, devenu l’un des « canaux de la
mémoire » (Yerushalmi, 1984, p. 26). Dans son ouvrage sur la mé-
moire, Bartlett analyse son caractère social en se fondant, entre autres,
sur une double distinction : celle entre mémoire « dans » le groupe et
mémoire « pour » le groupe et celle entre « matière » (matter) et
« manière » (manner). Le caractère social devient évident dans la
mémoire « pour » le groupe qui met en jeu les intérêts et le style de ce
dernier 30. Dans le cas qui nous occupe, la distinction matière/manière
est utile d’un double point de vue : en ce qu’elle permet d’identifier
des procédures de présentation des informations ayant un effet direct
sur la constitution d’une mémoire de masse, ce qui renvoie à la psy-
chologie des masses ; en ce qu’elle permet de voir la façon de cons-

30 Mentionnons, sans en discuter ici, que Bartlett se réfère pour qualifier ce


style aux notions de « tempérament » et « caractère » social qu’il oppose à
celles de « conscience collective » ou « group mind ».
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 252

truire les contenus de mémoire, amenant un contrôle social sur


l’audience, affectant la manière dont ils sont vécus et intériorisés, ce
qui renvoie à la création d’une conscience de masse.
Quant au premier point, rappelons rapidement quelques traits ca-
ractéristiques de la psychologie des masses telle que les a dégagés
Moscovici dans L’Age des foules (1981). Le rôle qu’y joue la mé-
moire comme ressource, le passé constituant un fonds où puiser les
idées et images qui cimentent le langage. Les formes de la pensée de
masse où prédomine l’automatisme, l’appel à la puissance suggestive
des mots, à des idées vivaces qui passionnent et deviennent agissantes,
à des idées-images qui contiennent « une charge d’évocation comme
une bombe contient une charge d’explosif », l’utilisation d’un langage
qui « étoffe les idées du moment avec les émotions d’autrefois et
transfère les relations anciennes à des situations nouvelles » (id. p.
140). Ces caractéristiques sont renforcées aujourd’hui par les moyens
de communication de masse qui « ont d’abord et surtout été créés pour
toucher et suggestionner les masses, donc les produire en série... En
l’espace d’une génération, on est passé d’une culture de la parole à
une culture des « images figurées » qui sont plus puissantes. Ceci veut
dire : dans ce bref laps de temps, la radio et la télévision ont donné à
la pensée automatique sa base technique et une force que rien ne lais-
sait présager - de même que l’imprimerie a conféré une telle base à la
pensée critique. Les moyens de communication de masse ont fait
d’elle un facteur d’histoire » (id. p. 144). Avec le procès Barbie relayé
par et mis en scène pour la médiatisation, nous pouvons observer une
mise en œuvre, souvent délibérée, de procédures destinées à unifier
les publics dans « un esprit et un sentiment commun ». « Mais ici nous
sommes tous ces juifs, ces terroristes, ces communistes que le nazisme
entendait vouer au même anéantissement. Alors, nous voulons parler
de tous et de tout » (Avocat, partie civile) ; rendre vigilant aux me-
naces du présent par le rappel du [144] passé : « Nous ne sommes pas
là pour juger le nazisme, la France de Vichy. Nous sommes là pour
juger un nazi, dans le cadre de ces récits. Ne pas le faire : ce serait
contraire à la loi qui déclare imprescriptibles les crimes contre
l’humanité. Ce serait déconsidérer la justice et se rendre complice
d’un renouvellement des crimes ».
La présentation des témoignages des victimes de Barbie va donner
chair à « l’inacceptable » et, dans leurs plaidoiries, avocats et magis-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 253

trats vont utiliser un langage, des images, des symboles propres à tou-
cher la sensibilité, éveiller l’émotion, marquer l’esprit et la mémoire.
Même si certains se sont offusqués de l’usage de cette « logique du
cœur », de cette « pensée sentimentale » (Finkielkraut, 1989), il était
l’instrument efficace d’une éducation et s’appuyait sur des processus
psychologiques trop souvent ignorés.
En effet la psychologie des foules qui appréhende un aspect impor-
tant de la mémoire : son lien à la pensée, met en lumière le lien entre
la mémoire et un mode de pensée non-rationnel où les passions, les
intérêts, les désirs, l’imagination et les croyances entrent en jeu. Et il y
a quelque chose de frappant dans cette façon d’aborder la pensée et la
mémoire des foules : sa concordance avec ce qui a été dit, voici plus
d’un demi-siècle, par les deux penseurs majeurs de la mémoire,
Halbwachs et Bartlett. L’un et l’autre ont souligné la part active que
joue la mémoire dans la connaissance. L’un et l’autre ont montré que
le souvenir dépend d’une fonction imageante et que la pensée im-
plique les entrelacs des idées abstraites et des images concrètes qui
renvoient à la vie, la tradition et l’histoire du groupe. Ils ont isolé à un
niveau individuel et social, des propriétés de la pensée et de la mé-
moire qui sont consonantes avec celles qu’ont postulées les psycho-
logues des foules, insistant sur l’interaction entre souvenir, connais-
sance, image et investissement émotionnel. Il existe une sorte de con-
tinuum entre ces différents niveaux. Tout se passe comme si les phé-
nomènes de masse étaient une polarisation des phénomènes observés
dans le cadre des groupes sociaux. La dynamique psychologique et
affective de la vie des foules amène ces phénomènes à une forme ex-
trême, rendant ainsi l’étude de la mémoire de masse une contribution
utile pour l’approche psychosociologique.

Le devoir de mémoire

D’un point de vue psychologique, le procès Barbie maintint vi-


vante la mémoire en réactivant les émotions, les craintes, les souf-
frances vécues par les victimes du nazisme. Ceci donna la possibilité
au public de les partager et de s’identifier avec les groupes victimisés.
Dans ce sens, la mise en scène du procès a permis la création d’un
sentiment de masse, qui allait au-delà des groupes spécifiques qui
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 254

gardaient dans leur corps la mémoire du drame nazi. On peut voir ce


processus comme un processus de masse. Si Halbwachs a montré que
la mémoire collective est plurielle, liée à la vie et l’identité des
groupes dont elle perpétue les sentiments, les images et la pensée,
dans le cas du procès Barbie, le travail de la mémoire concerne tout le
monde et tous les groupes. Pour créer ce souvenir de masse, il devait
adopter une forme spécifique en présentant au public les images vi-
vantes des témoignages et la présence concrète des victimes. La « ma-
nière » du souvenir apparaît comme un processus de masse qui dé-
passe les contradictions de l’histoire et les particularités des groupes
victimisés et permet l’assimilation d’idées abstraites concernant le
nazisme, les crimes contre l’humanité, la démocratie, les droits de
l’homme.
Dans cette entreprise, le côté moral du procès reçoit une place et
un rôle uniques. Nous retrouvons, laïcisée, la prescription sacrée du
devoir de mémoire quand entre en jeu la défense identitaire et
l’assomption des valeurs du groupe dont la mémoire collective juive
représente un cas exemplaire avec sa double injonction : « n’oublie
pas » (lo tichka'h, pour conserver les traces du passé), et « souviens-
toi » (zabor. pour renouveler le souvenir par un acte créateur et volon-
taire) (Yerushalmi, op. cit).
[145]
L’oubli opposé à la justice jusque dans les sondages 31 est rendu
équivalent à un crime social : « C’est pour les morts, mais aussi pour
les survivants, et plus encore pour leurs enfants - et les vôtres - que ce
procès est important : il pèsera sur l’avenir. Au nom de la justice ? Au
nom de la mémoire. Une justice sans mémoire est une justice incom-
plète, fausse et injuste. L’oubli serait une injustice absolue au même
titre qu’Auschwitz fut le crime absolu. L’oubli serait le triomphe défi-
nitif de l’ennemi » (E. Wiesel, témoin). Opposer un processus psycho-
logique à une notion légale, lui confère un statut moral qui, balançant
l’attitude morale de pardon, devient son contraire : une dénégation
coupable d’établir la faute que constitue l’oubli a traversé tout le pro-
cès. Avocats, témoins, journalistes s’en prirent au pardon et en appelè-

31 Dans le sondage IPSOS : 72% des interviewés préconisent le recours à la


justice présenté dans une question comme alternative à l’oubli qui reçoit
19% d’adhésions seulement.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 255

rent à la justice : « Je voudrais, en cet instant, que ma plaidoirie de-


vienne prière pour tous ceux qui ont été gazés, brûlés, noyés, égorgés,
pour tous ces morts sans (sépulture dont la dernière des humiliations
fut la dispersion au vent des fumées des crématoires... Le pardon,
seule la victime peut le consentir, à la condition qu’il lui soit deman-
dé. Ce ne fut pas le cas. Quant à l’oubli, l’usure du souvenir, abolition
de la mémoire, il ne pourrait éventuellement résulter que du pardon.
Non, vous n’êtes pas là pour pardonner et oublier, mais pour juger... À
cette heure, je revendique le titre, non de partie civile, mais de défen-
seur de l’histoire, de la mémoire, de la vérité, de l’avenir. Cette dé-
fense-là, ne croyez-vous pas qu’elle vaut celle de 1 l’accusé ? » (Avo-
cat, partie civile).
Pour ceux qui ont vécu la tragédie nazie, l’oubli apparaît comme
une insulte aux morts. Le rappel des faits est un devoir commandé par
la mémoire des morts : « Je dépose donc ici sans haine dans un procès
qui n’est pour moi ni celui de la vengeance ni celui du pardon pour les
survivants. L’oubli serait une faute à mon sens... C’est un peu au nom
de tous mes camarades que je voudrais dire ici aux jeunes
d’aujourd’hui que si un « plus jamais » doit être dans leur esprit ce
soit bien celui-là ». « J’ai hésité longtemps avant de venir ici. Je me
souvenais de tous ceux à qui j’avais essayé de raconter ces choses
inimaginables vécues à Auschwitz et qui me disaient : Non ne nous
parle plus, c’est vraiment trop triste, ce n’est pas possible. J’en étais
arrivée moi-même à dire aussi : à quoi bon ? Mais pour les morts, j’ai
finalement estimé que je n’avais pas le droit de me taire » (Témoins).
Pour ceux qui, contemporains ou non de la tragédie, y restèrent ex-
térieurs, l'oubli est une faute politique. Le souvenir est un devoir hu-
maniste, un moyen de reprendre le flambeau du combat qu’ils ne pu-
rent rejoindre à l’époque, de s’identifier avec un destin auquel ils
avaient échappé. Le souvenir est une obligation pour le survivant : se
substituant aux absents, ils remplissent un devoir humaniste :
l’éducation des masses : « Mais ce procès, je le porte en moi profon-
dément. Il est fait précisément pour que nous, qui n’avons pas vécu
cette époque, nous devenions des contemporains dépositaires de la
mémoire. Car les témoins que vous avez entendus disparaîtront et les
générations à venir n’auront à leur disposition que des livres ou des
documentations ». « Ce procès est fait pour l’avenir. Vous savez tous
que, quand des êtres chers ont disparu, il vous reste la mémoire de ce
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 256

qu’ils ont été. Un peuple comme un individu doit avoir sa mémoire.


Le peuple de France n’y a pas renoncé, le peuple juif non plus et je
suis ici pour revendiquer cette double mémoire : du peuple juif qui est
la mienne, comme du peuple français qui est le mien. Ne croyez pas
que vous parlant ainsi je m’éloigne du dossier Barbie. Car cette mé-
moire, cette histoire, sont bien apparues à travers les témoignages
bouleversants des survivants » (Avocats, partie civile).
La mémoire devient ainsi un phénomène de masse qui concerne
aussi bien ceux qui ont survécu et ont pour devoir de ne pas oublier
que ceux qui viennent après eux et qui ont pour devoir [146] de se
rappeler. La justice, opposée au péché social, a le pouvoir de légitimer
l’appel à la conscience des masses, et sa généralisation à l’histoire
présente. Pouvoir d’autant plus fort qu’il frappe la sensibilité.
L’émotion sert de base pour faire comprendre la signification des
crimes politiques et entretenir la révolte contre eux. La mise en scène
du procès favorise ce travail actif des états émotionnels et de
l’identification avec les victimes. La mémoire de masse, avec ses
images vivantes, devient ainsi une arme contre le pouvoir trompeur et
soporifique de l’histoire.
Dans le procès Barbie, l’évocation de l’assassinat des enfants
d’Izieu fut l’acmé de ce travail de la mémoire : « Pourrez-vous main-
tenant regarder un cortège d’enfants sortant de l’école, la main dans la
main, sans penser à ces autres enfants qui, eux aussi, la main dans la
main, partaient vers la chambre à gaz, parce qu’un fou avait décidé
qu’il fallait exterminer les juifs ? Pour vous avoir montré ce qu’était le
nazisme, ce procès est déjà un procès gagné » (Avocat, partie civile).
Je terminerai par une citation empruntée à la dernière plaidoirie de
l’accusation où nous pouvons observer un autre processus de masse :
la formation d’un « symbole de masse » qui est, selon Canetti, une
représentation symbolique de la masse. Il s’agit de « collectivités qui
ne consistent pas en êtres humains et sont pourtant perçues comme
masses... » Le symbole de masse la rappelle et « la représente symbo-
liquement dans le mythe et le rêve, dans le discours et dans le chant »
(op. cit. p. 78). Les individus se sentent ainsi en relation avec leur na-
tion via des symboles de masse qui « expriment les idées et sentiments
que les nations se donnent d’elles-mêmes ». Un tel symbole se re-
trouve dans le procès à propos des enfants d’Izieu. Il fait appel à
l’image du linceul et convoque l’invisible masse des morts pour éveil-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 257

ler la volonté de justice et de pureté : « La coutume voulait que, dans


mon pays, un enfant mort soit enseveli dans un linceul blanc, car la
blancheur est le symbole de l’innocence et toute mort d’un enfant est
un malheur pour l’humanité. C’est ce message que vous avez à faire
retentir et bien au-delà de nos propres frontières. Il faut qu’il atteigne
l’Afrique du Sud où des enfants sont en prison et en danger, le
Proche-Orient où ils sont apeurés sous les bombes, l’Argentine où les
mères de la Place de Mai ont réclamé en vain les leurs. Nous, nous
sortirons de ces lieux comme nous y sommes entrés. Dans quelques
jours, vous songerez comme d’autres et à bon droit, à partir en va-
cances. Mais pourquoi se fait-il que depuis quelques semaines, je ne
peux plus, pour ma part, jeter le même regard qu’auparavant sur les
enfants que je vois sortir de nos écoles ? Alors, je vous demande que
sur votre agenda, à cette date du 3 juillet 1987, qui sera celle de votre
décision, vous laissiez une page blanche, symbole de la pureté qu’aura
votre jugement et lorsque quelqu’un vous demandera plus tard la si-
gnification de cette page blanche, vous pourrez répondre tout simple-
ment : « C’est le linceul des enfants d’Izieu » (R. Dumas, avocat, par-
tie civile).

Conclusion

Dans les remarques conclusives à l’Âge des foules, Moscovici sou-


lignait qu’il fallait dépasser les limites de la psychologie des masses et
l’appliquer dans une direction positive. Le défi lancé à notre temps qui
est entré dans un âge planétaire des foules, est de protéger et restaurer
la démocratie, trouvant des formes substitutives au pouvoir de masse.
Ces substituts doivent assurer les mêmes effets au plan psychologique
et utiliser les mêmes moyens pour mobiliser les gens, les inciter à agir
et à contrôler le politique.
La façon dont le procès Barbie a été mené est un exemple de cet
usage transformé et positif de la psychologie des masses. Un groupe
de meneurs, luttant pour la justice et la défense des droits de l’homme,
a spontanément élaboré une stratégie qui fait écho aux principes de la
psychologie des masses pour maintenir, à l’échelle mondiale, une
conscience éthique et le sens de [147] la démocratie. Cette démarche
rejoint celle que J. Le Goff préconise pour « les professionnels scienti-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 258

fiques de la mémoire » : « faire de la lutte pour la démocratisation de


la mémoire sociale un des impératifs prioritaires de leur objectivité
scientifique » et faire « en sorte que la mémoire collective serve à la
libération et non à l’asservissement des hommes » (op. cit., p. 177).
La médiatisation du procès Barbie a été critiquée notamment par Fin-
kielkraut (op. at.) qui a d’une part, souligné les méfaits de la « confu-
sion sentimentale » et de la « logique du cœur » dont les plaidoiries
ont usé en connaissance de cause ; d’autre part dénoncé « la confiance
dans les vertus pédagogiques et thérapeutiques du petit écran qui, loin
d’être un « instrument neutre, un simple moyen de communication
sans effets sur les contenus qu’il véhicule » fait passer l’événement
« du domaine de l’histoire à la sphère du loisir ». Il me semble que le
point n’est pas de définir le meilleur fondement de la conscience
juste : droit, raison, science, affectivité, mais de trouver le moyen de
débrider une sensibilité morale qui ouvre sa trace à cette conscience, à
un moment où l’oubli et la banalisation du mal - imputable d’ailleurs
aux images dont nous abreuvent les médias plus qu’au mode de con-
sommation de l’actualité qu’ils induisent - font courir le risque que les
crimes contre l’humanité s’effacent, comme leurs victimes, de la
scène de nos préoccupations. Ces remarques suggèrent aussi que la
psychologie sociale peut avoir son mot à dire en tant que science des
mœurs, et que l’éthique peut devenir un objet pour elle.

[148]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 259

[149]

DEUXIÈME PARTIE

Chapitre 4
Les représentations sociales
de l’environnement *

Retour au sommaire

Tout un corpus de recherches portant sur diverses représentations


sociales de l’environnement s’est développé depuis plus d’une décade
pour rendre compte des processus cognitifs et symboliques qui sous-
tendent les pratiques. Il porte sur des représentations spatiales ; sur des
représentations liées aux usages individuels ou collectifs, d’un envi-
ronnement spécifique (rural, urbain, public, privé, institutionnel, pro-
fessionnel ou de loisir, etc.) ; sur des représentations relatives aux
problèmes que soulève le développement industriel, les politiques en-
vironnementales, leurs avatars humains ou naturels, leurs implications
du point de vue de la sensibilisation, de la responsabilisation ou du
contrôle du public et des décideurs. Une telle diversité épouse la com-
plexité du domaine que constitue l’étude du rapport de l’Homme à son
Environnement, domaine souvent éclaté entre plusieurs approches et
en quête d’une possible (ou impossible ?) unité. Elle reflète aussi la

* Contexte de parution originale : communication au Colloque sur la Psycho-


logie de l’Environnement organisé par l’Université de Barcelone (Palma de
Mallorca, mars 1989) - parution : 1996. Las representaciones sociales del
medio ambiente. In L. Iniguez, E. Pol (Eds.), Cognicion, representation y
apropriation del espatio. Monografias Psico-sotio-ambientales (pp. 29-44).
Barcelona, Publicaciones de la Universitat de Barcelona.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 260

valeur heuristique de la notion de représentation sociale et sa perti-


nence pour traiter de problèmes de société.
Cet état de choses amène à s’interroger sur le statut, dans la psy-
chologie de l’environnement, de l’approche en termes de représenta-
tions sociales dont Moscovici (1961, 1976) a posé les fondements
théoriques et qui, depuis, s’est affirmée comme un courant de re-
cherche dynamique, porteur de renouveau pour la psychologie sociale.
S’agit-il de la mise en œuvre d’un modèle restreint, parmi d’autres,
dans un secteur de la psychologie sociale appliquée, ou d’une contri-
bution originale, à côté d’autres modèles théoriques, à un champ
scientifique autonome et intégré ? Répondre à une telle question
s’avère à la fois chose aisée et hasardeuse. Chose aisée, dans la me-
sure où la psychologie de l’environnement se donne comme objet la
relation de l’Homme à l’Environnement, et dans la mesure où la no-
tion de représentation renvoie à une activité de construction mentale et
sociale du réel permettant aux individus et aux groupes de s’ajuster à
leur environnement matériel et social, de le maîtriser cognitivement et
d’y orienter leur conduite. Chose hasardeuse dans la mesure où l’objet
dont traite la psychologie de l’environnement dans sa matérialité
construite ou naturelle est, en apparence - mais en apparence seule-
ment, ainsi qu’il sera montré plus loin -, peu propice au jeu de
l’activité idéelle, imaginaire et symbolique qui caractérise les repré-
sentations sociales.
En abordant cette question ici, mon propos n’est pas de discuter de
la situation épistémologique de la psychologie de l’environnement,
non plus que d’énumérer simplement une série de travaux illustrant
l’approche des représentations sociales dans ce domaine. Il est de
montrer en quoi les caractéristiques de la relation
Homme/Environnement appellent une telle approche ; en quoi la théo-
rie des représentations sociales s’offre comme un moyen de surmonter
la difficulté à penser la dimension sociale que la discipline invoque de
plus en plus ; en quoi elle peut assurer le passage entre différents as-
pects de l’objet environnement : depuis les aspects qui [150] concer-
nent sa production comme objet de préoccupation et de savoirs
« naïfs » ou « savants », sa mise en forme comme stimulus ou support
d’expériences vécues, jusqu’aux aspects des pratiques individuelles ou
sociales qui, sur un plan public ou privé, se développent sur et dans
l’environnement, en relation avec des problèmes d’aménagement et
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 261

d’usage, de pouvoir et de décision. Un tel examen devrait éclairer la


portée de cette théorie et sa capacité à assurer une vision unifiante de
l’environnement comme objet scientifique.

Quelques hypothèses
sur les représentations sociales

Les « interfaces » et zones de rencontre entre psychologie de


l’environnement et théorie des représentations sociales sont multiples,
comme en témoigne la diversité des travaux empiriques. Avant de les
examiner et de voir, dans chaque cas, l’articulation entre les pro-
blèmes traités et des aspects spécifiques du modèle théorique, rappe-
lons en quelques hypothèses de base qui ont une pertinence directe du
point de vue de l’environnement.
Une première série d’hypothèses concerne le fait que tout rapport
avec le monde qui nous entoure (que ce soit le monde matériel, social
ou celui des idées) est médiatisé, filtré, au plan de la perception, de
l’interprétation et de l’action, par des représentations sociales. Ces
représentations sont des modalités de connaissances qui, relevant du
sens commun, disent quelque chose sur l’état de ce monde et des ob-
jets qui le constituent. À ce titre, elles interviennent comme des « ver-
sions », des « théories » de la réalité et comme telles sont des grilles
d’interprétation et des guides d’action. Une deuxième série
d’hypothèses a trait au caractère social de ces représentations qui tient
à leur mode de production et à leur fonction. Forgées dans
l’interaction et la communication sociales, portées et partagées par des
« sujets sociaux », groupes ou individus définis par leur inscription à
une place donnée dans la structure sociale ou par leur appartenance à
un collectif donné (classe, institution, religion, culture, etc.), elles con-
tribuent à la construction d’une réalité consensuelle, tenue pour une
évidence (Berger & Luckmann, 1963). Visant une maîtrise cognitive
et matérielle du monde environnant, les représentations sont des con-
naissances pratiques et orientent conduites et communications so-
ciales. Une troisième série d’hypothèses est relative aux conséquences
de leur caractère social sur le plan cognitif. Production, circulation et
fonction sociales affectent ces modalités de connaissance au plan des
contenus (constituants et organisation), des processus (génératifs et
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 262

fonctionnels) et de la forme (structure et logique). En tant que con-


naissances pratiques, les représentations ont aussi un caractère socio-
centrique (Piaget, 1976) en ce qu’elles servent les besoins, intérêts,
valeurs des individus et des groupes. Elles se distinguent en cela des
connaissances scientifiques et techniques, notamment, en ce qu’elles
sont expressives de la particularité et de l’identité de ceux qui les for-
gent, et en ce qu’elles présentent des spécificités cognitives, du fait de
leur marquage social.
Prendre pour objet d’étude une représentation sociale, revient donc
à chercher comment, à propos d’un objet défini de l’environnement
matériel, social, ou idéel, se construit et fonctionne une connaissance
qui va servir de grille d’interprétation et de grille d’action. Étudier les
caractéristiques cognitives qui sont liées à la production et la fonction
sociales de cette connaissance revient à identifier un aspect spécifique
de la dimension sociale des interprétations et des actions.
Mise en œuvre à propos des objets dont traite la psychologie de
l’environnement, cette perspective va s’avérer utile de plusieurs points
de vue. Elle va permettre de dégager les perceptions et les conceptions
que les sujets sociaux, élaborent à propos l’environnement physique et
des problèmes qui s’y développent. Ainsi mettra-t-on en évidence les
aspects socio-cognitifs du [151] rapport à l’espace construit ou natu-
rel, au cadre de vie, etc. Ainsi saisira-t-on les dimensions symboliques
et culturelles qui, expressives de la vie collective ou individuelle,
structurent l’expérience quotidienne dans l’environnement. Ainsi iso-
lera-t-on les valeurs et idéologies qui sont à la base des choix et enga-
gements en matière d’aménagement et de défense de celui-ci. Ainsi
suivra-t-on sur un plan général, l’évolution des représentations popu-
laires et savantes correspondant à l’émergence d’un thème de préoc-
cupation devenu central en cette fin de millénaire, mais encore mal
maitrisé scientifiquement.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 263

L’ENVIRONNEMENT,
OBJET DE CONNAISSANCE

Car ce que l’on range sous le vocable d’environnement est mul-


tiple. Ce qui a soit seul justifie une étude de représentations. Le mot
ne désigne pas dans la langue une réalité bien spécifiée, du moins en
Français (et je crois en Espagnol) où selon les dictionnaires qui font
autorité, il est défini comme le résultat d’une action : celle d’être au-
tour. Nous avons affaire à une notion dont le contenu s’est élaboré
progressivement dans l’interaction entre le champ social et le champ
scientifique, au cours d’un travail qui lui donne, dans l’usage courant
et savant, une vaste polysémie. Celle-ci est renforcée par la pluralité
des disciplines qui, souvent aveugle ou sourdes les unes aux autres,
traitent de l’environnement sans toujours se dégager des contextes ex-
tra-scientifiques où les problèmes se posent. Cette dépendance amène
les chercheurs à formuler leurs questions dans des termes proches de
l’expression populaire et médiatique ou à reprendre des formulations
proches des conceptions et présupposés de groupes dont émanent les
demandes sociales.
C’est en quoi l’étude de la relation et du passage entre représenta-
tions de sens commun et représentations scientifiques est pertinente
pour le développement de la recherche. Elle rejoint d’ailleurs un
thème central de la programmatique dessinée par Moscovici. En effet
celle-ci a introduit la notion de représentation sociale en s’attachant à
la pénétration d’une théorie scientifique, la psychanalyse, dans la so-
ciété ; il s’intéressait à la transformation mutuelle qu’opère sur les sa-
voirs savants et naïfs, le choc de leur rencontre dans le public, avec
l’intention de dégager les lois d’une psychologie sociale de la con-
naissance. Celle-ci concerne aussi bien la vulgarisation et la diffusion
scientifiques que l’épistémologie du sens commun, c’est-à-dire l’étude
de la connaissance courante, et que les ruptures et filiations existant
entre cette dernière et la connaissance scientifique. Dans le cas de la
psychologie de l’environnement, une réflexion sur cette dernière pro-
blématique se dessine chez plusieurs auteurs, qu’il s’agisse de la cons-
titution de l’objet et d’un champ scientifique ou qu’il s’agisse du dé-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 264

coupage et de l’approche de paramètres essentiels dans l’analyse des


phénomènes et problèmes classés sous le label « environnement ».
Ainsi voyons-nous E. Pol (1988), en prologue à son ouvrage sur la
psychologie de l’environnement en Europe, énumérer, non sans hu-
mour, quels noms furent donnés par une communauté de chercheurs à
un domaine de préoccupation, devenu, en vingt ans, domaine scienti-
fique : psychologie de l’architecture, psychologie écologique, étude de
l’homme et de son milieu physique, etc. Voilà qui nous confronte, à
plusieurs titres, avec la question des représentations sociales.
D’une part, en effet, nommer c’est délimiter, constituer une réalité,
la représenter à soi et aux autres. Dans le cas présent, cette nomination
est œuvre d’une collectivité qui, dans une suite de rencontres scienti-
fiques, de célébrations sociales « en short ou en smoking », ou,
comme le montre le reste du livre de Pol, dans les entrelacs de ses ré-
seaux d’échanges et d’inter-références, construit une vision partagée
et consensuelle d’un nouvel objet de savoir, façonne [152] les con-
tours et les procédures de sa connaissance. Nous retrouverons là des
processus de « fabrication de la connaissance » dans la science, sem-
blables à ceux de la production des représentations sociales (Knorr
Cetina, 1981 ; Latour et Callon, 1982 ; Mendelssohn, 1977).
D’autre part, les noms donnés à la psychologie de l’environnement
témoignent à eux seuls d’une évolution des objets et problématiques
auxquels s’attache une même communauté de chercheurs. Le nom
désigne, prescrit, fut-ce d’une manière implicite, le point focal sur le-
quel faire porter l’attention. Dans le cas présent, il suffit pour montrer
les changements d’une orientation qui passe d’une perspective physi-
caliste centrée sur l’architecture, ses fonctions et effets d’un point de
vue psychologique, à une perspective centrée sur l’interaction entre
l’homme et son milieu, moins déterministe, plus sociale, comme nous
le verrons par la suite.
Enfin, et c’est un autre versant de l’intervention des représenta-
tions, cette évolution se fait en liaison avec les demandes sociales,
ainsi que le montre l’historique de la discipline reconstitué par divers
auteurs du Handbook of Environmental Psychology (1987), ouvrage
consacrant l’émergence de celle-ci comme champ disciplinaire auto-
nome et intégré. Altman, Moore, Proshansky, Sommer, Stokols, entre
autres, soulignent le rôle de deux séries de facteurs. Des facteurs in-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 265

ternes liés aux contestations et échecs de la recherche en laboratoire et


de la psychologie sociale. Des facteurs externes constitués par les
problèmes et les mouvements sociaux surgis depuis la Seconde
Guerre mondiale : le développement urbain et technologique, les dé-
gradations de l’environnement et de sa qualité, etc., suscitèrent des
phénomènes de crise et de contestation auxquels répondirent les ac-
tions de divers mouvements (Droits de l’Homme, écologique, com-
munautaire, etc.). Et Proshansky remarque que malgré l’importante
contribution des précurseurs, dans les années 40-50, ces problèmes et
mouvements ont été nécessaires pour que se constitue le champ disci-
plinaire. Autre preuve de cette influence, le fait qu’en Europe des si-
tuations spécifiques, comme les destructions dues à la guerre, ont fixé
ses premiers axes prioritaires à la discipline et que dans d’autres pays
qui ne connurent pas de véritable crise environnementale, on se con-
sacra à des problèmes architecturaux ou à la réplication de modèles de
la psychologie sociale américaine.
Les demandes et pressions émanant des gouvernements, des déci-
deurs en matière de politique et aménagement environnemental, des
mouvements du public et des usagers, ont eu des effets sur la formula-
tion des problèmes. Or, elles sont elles-mêmes tributaires et porteuses
de représentations de l’homme, de la société et de la science. La psy-
chologie de l’environnement s’est développée ainsi sur un fond de
représentations sociales et idéologiques qui n’a pas manqué
d’infléchir ses visées, ses thèmes et stratégies de recherche. Ceci met
l’étude du rapport entre représentations sociales et représentations
scientifiques au coeur d’une réflexion sur l’épistémologie et la généa-
logie du savoir dans un domaine neuf et en pleine innovation.
Les responsables scientifiques sont conscients de l’enjeu d’une
telle réflexion pour l’avenir de la discipline. À la demande du CNRS,
notre Laboratoire a effectué une recherche sur les représentations de
l’objet « environnement » dans les laboratoires de recherche français
(Jodelet, Naturel, Oliviero, 1987). Cette étude avait pour but de voir
comment et jusqu’à quel point les scientifiques des différentes disci-
plines touchant à l’environnement concourent, à partir de leur do-
maine propre, à le faire passer de l’état de notion de sens commun à
l’état de concept scientifique et à le constituer, ainsi qu’il est posé ou
souhaité, comme lieu de rencontre interdisciplinaire, « objet transver-
sal » appelant une « science diagonale ».
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 266

Cette étude a pour matériel les fiches d’auto-signalement que les


laboratoires appartenant aux différentes sciences de la nature et de
l’homme, adressent aux instances de contrôle et financement de la re-
cherche et aux centres de documentation. Elle a porté sur l’analyse des
mots [153] clés associés au terme environnement et/ou au domaine
correspondant et de leurs relations. Ont été considérés notamment : 1)
la dénomination et la qualification des supports d’étude (milieu, inter-
face, paysage, espace, environnement, cadre de vie, région, système,
zone, bassin) ; 2) les désignations d’objets d’études (relevant de
l’inorganique, de l’organique végétal et animal) ; 3) les états et pro-
cessus auxquels la recherche s’intéresse (autorégulation, dérèglement,
réparation, gestion/aménagement) ; 4) la prise ou non en compte de
l’homme et de sa relation avec l’environnement.
Si l’on considère comme indicateur d’une tendance à
l’autonomisation d’un champ de recherche, l’emploi de sa désignation
dans l’intitulé des laboratoires, l’identité scientifique s’affirmant par
la spécificité d’un objet ou l’appartenance disciplinaire, il apparaît que
cette autonomisation est loin d’être réalisée en France : seulement des
unités de recherche ont intégré le terme environnement dans leur inti-
tulé. Parmi celles-ci 44% relèvent des sciences humaines, les autres se
répartissant dans toutes les disciplines. L’environnement n’apparaît
pas non plus comme une notion désignant un support de recherche
spécifique ; il vient en 4e place (avec 38% des mentions) parmi les dix
termes spontanément employés. Mis en relation avec les notions de
« milieu », « interface », et « paysage », « cadre de vie », il n’a pas de
proximité sémantique avec celle « d’espace », qui lui est pourtant or-
ganiquement liée dans la psychologie de l’environnement.
Pour dégager les recouvrements disciplinaires, une analyse facto-
rielle a permis de les situer en fonction de la spécification des objets,
processus et relations étudiés. Dans un premier espace d’opposition
entre organique/non organique et humain/non humain, les disciplines
s’articulent en fonction des objets de recherche. Les sciences hu-
maines sont les seules à se référer à l’environnement en tant que tel.
Les sciences de la vie travaillent sur le « système », la « zone, le
« bassin », 1’« espace », le « milieu » et les sciences de la terre sur
1’« interface ». Quant aux sciences de l’ingénieur, à la chimie et la
physique elles ne disent ni sur quoi ni dans quoi elles travaillent. Une
autre polarité entre organique/inorganique et équilibre/déséquilibre
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 267

distingue les sciences qui traitent du déséquilibre (sciences de la vie,


chimie et sciences de l’ingénieur) de celles qui s’attachent à
l’équilibre (sciences de la terre, et certaines sciences sociales : droit,
économie, gestion, etc.). Une troisième polarité humain/non humain et
équilibre/déséquilibre affirme la différence d’optique entre sciences
de la vie et sciences de la terre, et fait éclater les sciences humaines :
sociologie et démographie, se préoccupant du « cadre de vie », sont
soucieuses de réparer les conséquences d’une action perturbatrice de
l’environnement sur l’homme. Le reste des sciences humaines se
range dans une perspective de l'équilibre et de la régulation pour trai-
ter de l’effet de l’environnement sur la vie sociale. Une telle étude
permet de dessiner, dans ses pleins et ses creux un territoire de re-
cherche en voie de constitution entre les différentes sciences qui s’y
inscrivent. Elle illustre un cas d’application de l’approche en termes
de représentation dont une autre réalisation est actuellement en cours
chez les décideurs politiques (responsables de différents ministères
concernés par les problèmes environnementaux) à la demande du Mi-
nistère de l’Environnement en vue d’explorer la base cognitive de cer-
taines difficultés que rencontre la collaboration des services dans le
cadre européen.

LA DIMENSION SOCIALE
DANS L’ESPACE DE L’ENVIRONNEMENT

Cela vient répondre à une autre exigence de la psychologie de


l’environnement qui, dans la mesure où elle affronte des problèmes de
société, doit inclure une réflexion sur ses conditions d’intervention. Y
contribue l’étude de la façon dont les représentations sociales jouent
dans la production scientifique, les décisions techniques et politiques
pour désigner ce qui doit être [154] étudié et comment, ce qui doit être
réalisé et comment. C’est par cette entrée que la psychologie sociale
manifeste sa pertinence dans la gestion du social. Il en va de même
pour l’étude du public amené à réagir aux problèmes environnemen-
taux et participer à leur prise en charge, comme nous le verrons après
avoir examiné quelques formes de son implication. On se demandera
en quoi les représentations sociales sont à l’œuvre dans le rapport en-
tretenu quotidiennement avec le milieu de vie, répondant alors à un
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 268

besoin d’élargissement des perspectives, d’affinement théorique mani-


festé dans la discipline.
En effet, le regard que la théorie des représentations sociales per-
met de porter sur les relations Homme/Environnement constitue une
voie pour dépasser les incomplétudes et incertitudes de la psychologie
de l’environnement. Celle-ci, dans ses développements récents, remet
en question l’optique positiviste postulant un effet linéaire de
l’environnement sur les réponses de l’individu, et tente de se dégager,
par une perspective interactionniste ou transactionaliste, de la dicho-
tomie entre le subjectivisme d’une approche psychologique qui réduit
l’environnement à une scène où l’homme est l'acteur (Wirth, 1945) et
l’objectivisme d’un déterminisme physique ou architectural que
l’homme subit passivement. Dans ces tentatives, la dimension sociale,
historique et culturelle est réintégrée comme élément essentiel de
l’analyse. En effet, poser qu’individu et environnement se définissent
mutuellement dans l’interdépendance, amène à combler le vacuum
social dans la mesure où l’environnement est alors appréhendé comme
« socio-physique » (Stokols, 1982), et le comportement qui s’y déve-
loppe comme « socio-historique » (Proshansky, 1978).
Dire que l’environnement est socio-physique, c’est ne plus le con-
sidérer seulement comme un ensemble de forces affectant la conduite,
mais comme un produit matériel et symbolique de l’action humaine
dont l’aspect social est saisi en termes de significations. Pour Stokols,
l’environnement socio-physique est un composé de traits matériels et
symboliques dont l’étude englobe, dans une même analyse, les élé-
ments dits « subjectifs » et « objectifs ». Ce sont les occupants des
divers cadres spatiaux qui les font passer de l’état de mélange
d’éléments matériels à celui de site significatif.
La valeur symbolique de l’espace matériel qui porte les significa-
tions produites par l’action humaine, conduit en retour Proshansky à
définir l’individu par son « identité topologique » ou « situationnelle »
dont il fait un concept fondamental pour étudier l’interaction entre
l’homme et l’environnement. Cette identité s’établit « en réaction à
l’environnement physique par le biais d’un ensemble complexe
d’idées, conscientes et inconscientes, de croyances, de préférences, de
sentiments, de valeurs et buts, de tendances comportementales et
d’aptitudes qui se rapportent à cet environnement ». Il nous semble y
avoir là les linéaments d’une approche d’un sujet social. Pour aller au-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 269

delà, il suffirait de se demander d’où l’individu tient ses idées,


croyances, etc. relatives à l’environnement où il se trouve. La théorie
des représentations sociales devrait permettre d’avancer dans ce sens
et de rendre compte de la façon dont le sens vient au site. Car, il
semble que l’on se réfère aux facteurs sociaux et culturels comme à
des variables secondaires sans expliciter les processus de leur inter-
vention. Parfois même semble-t-on se borner à les invoquer comme le
signe de l’enrichissement et de la puissance intégrative des modèles
proposés qui restent profondément attachés à une vision intra-
individuelle, ainsi que l’illustre cette citation prise dans un chapitre
consacré à la cognition environnementale (Golledge, 1987) : « Once
one accepted that human beings respond to their environment as it is
perceived and interpreted throught previous experience and
knowledge, fundamental questions of what information is filtered
throught the senses, how it can be represented became a necessary
part of the environmental cognition research arena... Of course it soon
became obvious that interpretation, experience, and even knowledge
are clearly a function of social and cultural values and [155] cons-
traints, memory, affect, emotion, fears, beliefs, prejudices, misconcep-
tions, mental capacities, habits, expectations, and other idiosyncratic
values along with all the institutional, economie, and physical factors
that not only charaterize the pubhc (objective) environment but are
essential part of the flow of information from it. For exemple, a house
is not necessarily the « same » house when perceived by different
people. It is imbued with meaning and significance with respect to
factors such as its location, its naturalistic setting, its size and preemi-
nence, its neighborhood, its integration with or protection from the
outside world, and so on. Location and facade both conceal and reveal
misrepresented by those sensing the messages that emanate from a
given environment. The acceptance of an interactionalist approcah
allows the investigation of situations mediating direct relations bet-
ween person and environment. In other words, while an individuel
may have prefered behavioral response to a given situation, the res-
ponse may be inhibited by the presence of other people or societal or
cultural constraints or taboos ». Mais si cet auteur ajoute que c’est en
raison de l’influence de la société et de la culture que nous pouvons
nous attendre à trouver, dans les cognitions spatiales, des caractères
communs qui permettent de faire des agrégations et/ou des généralisa-
tions, rien dans les paradigmes qu’il présente ne fait, au plan théorique
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 270

et empirique, sa place à cette influence. Et c’est bien pourquoi, en ma-


tière de cognition de l’environnement, il n’y a pas de réel démarquage
par rapport aux modèles cognitifs intra-individuels. Comme cela a été
dit dans le cas de la cognition sociale (Forgas, 1981 ; Moscovici,
1982, 1986), les cadres d’une véritable approche sociale de la cogni-
tion de l’environnement ne sont pas posés. Ce à quoi peut aider la
théorie des représentations sociales, en prenant en compte un certain
nombre de phénomènes soulignés dans les sciences sociales.

L’ESPACE REPRÉSENT
ET SIGNIFIE SOCIALEMENT

On ne peut, dans l’analyse des cognitions et conduites spatiales,


faire l’impasse sur le fait que l’espace, loin d’être neutre, est le sup-
port d’indicateurs symboliques et de projections sociales qui orientent
la sélection des informations et les modes d’appropriation. Il revient à
la sociologie et à l’anthropologie d’avoir orienté l’attention vers les
significations sociales dont l’espace est porteur. Ce point de vue est
adopté, ailleurs, en archéologie, par exemple, comme le dit Gordon-
Childe (1956) : « As an archeologist, I deal with concrete material
things as much as any natural scientist, but as a prehistorian I must
treat my objects and exclusively as concrete expressions and embodi-
ments of human thoughts and ideas ».
C’est surtout à la suite de l’analyse que Lévi-Strauss (1955) a faite
du village Bororo que l’agencement de l’environnement a été pensé
comme l’objectivation d’un ordre symbolique et d’une organisation
sociale. Par ce processus d’objectivation l’espace en vient à représen-
ter, peut être lu comme une représentation, et renvoie à des représen-
tations. Les processus de cette représentation du social ont été analy-
sés sur plusieurs plans. Avec la topo-sociologie de Lefebvre (1974),
qui affirme l’unité théorique de l’espace physique, mental et social,
elle résulte d’une part de l’inscription spatiale des modes de vie, dé-
terminés par les rapports sociaux, chaque mode de production com-
prenant comme élément une structure qui lui est propre ; d’autre part,
la localisation des groupes et des fonctions selon leur place dans la
hiérarchie des pouvoirs (cf. par exemple la problématique de la centra-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 271

lité, et les conflits entre planification urbaine et demande des usa-


gers}. Les idées développées par le courant culturaliste de la sociolo-
gie urbaine ou rurale, suivent une orientation similaire en faisant cor-
respondre à tout type social et culturel un type et un mode spatial
d’habitation. Les normes et valeurs de la collectivité organisent le
marquage des lieux et comportements concernant l’espace. Ce mar-
quage symbolique [156] permet d’y matérialiser les relations sociales
et concoure ainsi à l’institution et la reproduction des rapports so-
ciaux.
L’habitat en particulier est la cristallisation des modèles culturels
régissant la sociabilité, les relations familiales et intimes, etc. Il ex-
prime des formes de vie sociale et des conceptions qui dépendent de
l’idéologie propre à une société donnée. Cette perspective, à la diffé-
rence de la précédente, accorde aux individus et aux groupes un rôle
spécifique dans la mise en signification de l’espace du fait de leurs
conceptions et pratiques. Ce qui l’amène à étudier le symbolisme de
l’espace comme une représentation sociale (Raymond et al., 1977).
Bourdieu (1980) a démontré la logique de ce symbolisme à propos
de la maison kabyle dont la construction et l’aménagement obéissent à
une structure binaire ou l’opposition entre haut et bas, sec et humide,
lumineux et obscur, activités naturelles et activités productrices,
monde masculin de la cité et monde intérieur de la vie féminine, re-
produit l’ordre de l’univers et la différenciation sociale des sexes. Il
souligne en outre que « le sens objectivé dans les choses ou les lieux
de l’espace ne se livre complètement qu’au travers des pratiques struc-
turées selon les mêmes schèmes ». L’usage de l’espace en révèle le
sens parce qu’il obéit au même principe d’organisation, est orienté par
la même représentation de l’ordre des choses. Cette correspondance
entre projections spatiales, pratiques et représentations débouche sur
des questions importantes de l’objectivation environnementale. Une
première question concerne le mode de représentation : ce n’est pas
seulement la matérialité d’un agencement qui incarne des représenta-
tions ; on peut aussi voir les pratiques comme des manières de « con-
figurer » (Augoyard, 1979) l’espace, donc de représenter par les dé-
coupages qu’elles instaurent comme le montre la recherche sémiolo-
gique. Une seconde question concerne le rôle des représentations pro-
prement idéelles dans cette mise en sens de l’espace. Dans la mesure
où l’on accorde aujourd’hui ces représentations un statut constitutif du
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 272

réel (Godelier, 1984), elles reçoivent un statut spécifique en regard de


l’organisation sociale et de sa matérialisation : elles en donnent la rai-
son et la justification, ainsi que le souligne Augé (1974) : « Tout ordre
est simultanément organisation concrète et représentation. L’ordre
social ne s’inscrit sur le sol et ne situe les uns par rapport aux autres
les individus qu’à compter du moment où il se donne aussi pour intel-
ligence d’un rapport fondé en nature ».
Une troisième question concerne les processus de « sémiose so-
ciale » (Schaff, 1968) par lesquels la manipulation intentionnelle des
espaces en fait d’une part un moyen de contrôle social et d’autre part
des « situations-signes » qui communiquent et mettent en scène des
prescriptions et des conceptions gérant les relations sociales. Le pre-
mier cas est illustré par les travaux basés sur le concept de « bio-
pouvoir » par lequel Foucault désigne une forme de pouvoir masqué,
la sujétion, qui exercée sans usage de la force, touche à l’identité des
individus et des groupes. Rabinow (1988) étudiant l’urbanisme colo-
nial de Lyautey au Maroc, reconstitue les intentions qui furent à
l’origine de la construction des villes coloniales : créer un espace so-
cial permettant de gouverner les groupes coloniaux et y changer les
relations de pouvoir. Il relie ainsi pouvoir et signification, politique et
forme culturelle dans la planification urbaine. Et nous verrons que
cette concrétisation du politique dans le culturel a un effet direct sur la
perception et l’évaluation urbaine. Le second cas est illustré par
l’analyse qu’un anthropologue comme Dumont (1966) fait des inter-
dits spatiaux qui dans la culture indienne, définissent le profane et le
sacré et sont articulés à l’institution et au maintien d’une hiérarchisa-
tion sociale.
[157]

CONDUITES SOCIO-SPATIALES
ET REPRÉSENTATIONS

On pourrait objecter que la prise en compte de la valeur et de la


fonction symboliques de l’agencement et de la manipulation spatiale
n’est pas absente en psychologie de l’environnement, avec notamment
les travaux sur le symbolisme de l’habitat (Cooper, 1976), ses aspects
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 273

culturels (Altman, 1975) ou encore avec les recherches en proxé-


mique. Il faut cependant remarquer que les premiers sont rares et que
jusqu’à présent, en ce qui concerne les secondes, la connexion entre
territorialité et organisation des relations interpersonnelles et sociales
a été saisie au niveau individuel. Pour expliquer les conduites socio-
spatiales, les recherches mettent plutôt l’accent sur les besoins et mo-
tivations (protection, affirmation d’une possession, d’une identité,
etc.), sur le support instrumental que l’espace offre à l’exercice des
positions statutaires et des rôles sociaux.
Dans les définitions de la territorialité recensées par Brown (1987),
on ne trouve que deux cas où sont affirmées ses dimensions de com-
munication et de contrôle de l’interaction, chez Altman (1975) et
Stockols (1983). Par ailleurs, comme le remarque Lévy-Leboyer
(1980), il reste encore à « aborder les conduites socio-spatiales collec-
tives ». Or, le passage par les représentations sociales, permet
d’expliquer comment la distribution des territoires et la manipulation
des repères spatiaux peut, en inscrivant dans la matérialité des sup-
ports relationnels, une symbolique qui traduit une vision collective,
créer une régularité sociale.
C’est ainsi qu’étudiant les relations établies avec des malades men-
taux dans une communauté où ils vivent en liberté, j’ai pu mettre en
évidence des comportements de territorialité et de défense de l’espace
privé ayant pour fonction d’instituer, en application d’une représenta-
tion de la folie, un ordre social et d’en rappeler la nécessaire obser-
vance par les malades eux-mêmes (Jodelet, 1989a). Contrairement aux
demandes de l’institution psychiatrique dont dépendent les malades,
les familles où ils sont hébergés ont établis tout un système de bar-
rières limitant leur intégration dans les foyers. Les mesures de mise à
distance visent à maintenir l’extériorité du malade mental dans la
promiscuité de la coexistence. Cette séparation ne peut être interprétée
comme le seul produit de comportements individuels de défense de
l’espace privé. Les données quantitatives et qualitatives de l’enquête
prouvent son caractère social, normatif et symbolique. Plus qu’une
identité, elle affirme une différence ; loin d’enregistrer une hiérarchie,
elle l’instaure. La fréquence et la régularité de la ségrégation spatiale
montrent déjà que l’on a affaire à une pratique collectivement parta-
gée. Et le fait qu’il s’agit d’une pratique à fonction et signification so-
ciale ressort de la valeur normative et symbolique dont elle est inves-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 274

tie. Mise à distance et barrières spatiales s’imposent et se respectent


comme des modèles de conduite intransgressibles. Elles obéissent
comme toute une série de comportements adoptés à l’égard des ma-
lades, à une règle : la règle de l’écart, qui s’énonce sur le mode impé-
ratif « il faut tenir un certain écart » et fait l’objet d’une éducation des
malades et des familles. Elle ne se justifie pas ni ne se négocie : quand
le malade arrive au placement, elle est édictée d’entrée de jeu, et son
imposition fait partie du « dressage » de ce dernier. Cette règle se
transmet comme un « principe » de génération en génération et se ri-
gidifie à travers le temps ; ceux qui la transgressent sont considérés
comme des déviants. La contrainte sociale engage l’ensemble de la
communauté, dans ses rapports avec le groupe exogène des malades.
L’autre face de la valeur normative de l’écart apparaît dans la liai-
son étroite établie par les femmes s’occupant des malades entre mise à
distance et exercice de l’autorité, « se faire craindre », « tenir l’écart »,
« maintenir à distance », « avoir de l’autorité » sont une seule et
même chose, les unes s’affirment par les autres. Par delà les barrières
fonctionnelles, l’autorité instaure l’écart comme valeur et la délimita-
tion des espaces de vie institue un régime différentiel [158] pour les
malades. Car ce que l’on prévient de la sorte c’est ce que l’on appelle
dans le langage local la « hardiesse », notion qui désigne un compor-
tement ne respectant pas la différence de statut ou de rang existant
entre deux partenaires (homme-femme, supérieur-inférieur...). Autre-
ment dit la barrière spatiale institue une hiérarchisation formelle pour
empêcher que le malade ne s’autorisant du principe idéal de partage
de la vie de famille, ne revendique la liberté et l’égalité de l’accès
libre et de plain-pied aux biens matériels et symboliques du foyer. On
observe à ce niveau, une première fonction sociale de la territorialité :
instaurer et rappeler un ordre duel séparant les pensionnaires du reste
de la population. Traduite en termes spatiaux, la règle de l’écart est
destinée à maintenir dans les faits une différenciation formelle.
Ici s’opère l’une des articulations (la seule que je mentionnerai)
entre conduite socio-spatiale et représentation donnant corps, mettant
en scène la différence, la barrière spatiale fait écho à une représenta-
tion liée à l’expérience vécue du contact avec les malades mentaux.
Cette expérience spécifique conduit : a) à nier tout danger et toute
peur par besoin de réassurance, et en raison des garanties de sécurité
offertes par l’institution, donc à n’avoir pas de raison apparente
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 275

d’éviter le contact avec les malades ; b) à découvrir la proximité hu-


maine des malades et, par un déplacement de la démarcation entre le
normal et le pathologique, la proximité de la maladie ; c) à se sentir du
fait de la liberté dont jouissent les malades sur la scène publique, non
différencié aux yeux des témoins extérieurs.
La représentation de la proximité psychologique et sociale et de
l’assimilation entraîne une préoccupation obsessive de remarquer et
marquer la différence. C’est à ce processus que vient répondre
l’inscription spatiale de l’écart : garantir l’extériorité et protéger de la
menace de la non-distinction. En cela la défense de l’espace privé,
assurée individuellement, assure une fonction de régulation sociale, à
l’échelle de la collectivité.

LES REPRÉSENTATIONS
SOCIO-SPATIALES

Cet exemple de la créativité d’une collectivité dont les pratiques


spatiales réalisent un ordre social « spontané », en écho aux représen-
tations liées a une situation sociale spécifique, montre l’articulation
étroite et organique existant entre processus sociaux et psycholo-
giques, et appelle deux remarques. Tout d’abord, il apparaît qu’un
étayage sur les sciences sociales met en lumière des phénomènes déci-
sifs dans le rapport de l’homme à son environnement. Sans renoncer
pour autant à une approche proprement psychologique, une telle pers-
pective permet de dépasser les insuffisances d’un point de vue pure-
ment intra-individuel et de prendre en compte la dimension sociale, au
niveau des processus et non simplement au titre de dimension de con-
tenu variable selon le contexte, comme c’est trop souvent le cas en
psychologie.
Ensuite, une approche psychosociale doit s’attacher à des situa-
tions délimitées et concrètes pour observer la construction sociale de
l’environnement au niveau des pratiques et représentations lesquelles
« ne sont pas des causes médiatrices ou occasionnelles, mais des
causes premières et explicatives » (Moscovici, 1981). Cela réclame
une double démarche. Après s’être tourné vers l’environnement pour
voir comment il s’offre comme objet socialement constitué et signi-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 276

fiant au niveau de sa production et de son usage, il s’agira d’explorer


comment les représentations mobilisées à ce propos peuvent être ex-
pressives des sujets sociaux, individus ou groupes, qui y sont enga-
gés : c’est dire que l’on se démarque alors d’un point de vue purement
sociologique où l’individu est considéré comme le porteur passif de
déterminations structurelles externes pour le considérer comme agent
de la construction de son environnement, et prendre en compte, à côté
des significations qu’il intériorise, celles qu’il projette, à côté des
[159] pratiques qui lui sont prescrites socialement celles qu’il invente
parfois en rupture avec l’espace programmé.
Dans cette seconde partie de la démarche, ne court-on pas le risque
de basculer vers un point de vue par trop intra-individuel ou intra-
psychique, la part du sujet face à un cadre social, se ramenant à des
dispositions motivationnelles à agir, à des processus cognitifs façon-
nant sa représentation, à es effets de sens liés à un vécu subjectif ou
une fantasmatique inconsciente, etc. ? On ne saurait négliger de tels
mécanismes dont la psychologie de l’environnement a établi
l’importance. Le problème est ailleurs. Il s’agit de voir comment indi-
vidus et groupes se situent en tant que « sujets sociaux » dans
l’environnement, en quoi l’expérience subjective est infléchie par des
cadres sociaux, en quoi les mécanismes cognitifs sont tributaires de
l’appartenance ou de la position sociale. Voir également comment
peut s’opérer la mise en correspondance entre un sujet et un objet so-
cialement inscrits et marqués. Les recherches sur les représentations
sociales ont théoriquement et dans divers domaines d’application, la
possibilité d’une telle correspondance. Essayons de voir comment elle
peut fonctionner dans le cas de l’environnement, et plus précisément
dans le cas des représentations socio-spatiales.
Pourquoi parler de représentations socio-spatiales ? D’une part,
comme nous l’avons vu parce que l’espace qu’elles expriment est un
espace social. D’autre part, parce qu’elles concourent à structurer
l’espace comme social dans la mesure où elles reflètent un rapport
social mettant en jeu des processus cognitifs et affectifs, qui, au plan
individuel ou collectif, sont liés à l’engagement statutaire et identitaire
des sujets. Rappelons, avant d’illustrer ces phénomènes, quelques cri-
tiques qui ont pu être faites aux études sur les représentations spatiales
(cognitive mapping spatial cognition). Prenant l’espace comme objet,
elles sont considérées comme le moyen d’accéder aux représentations
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 277

mentales et schèmes cognitifs que les individus élaborent sur la base


de leur expérience immédiate et passée. En ce qui concerne
l’environnement urbain, elles sont également rapportées à des con-
duites de déplacement et d’usage y prenant place. La synthèse des tra-
vaux les concernant (Downs & Stea, 1973, 1977 ; Moore & Golledge,
1976 ; Golledge, 1987) montre qu’elles sont abordées selon deux op-
tiques.
La première optique, dans la ligne de l’étude pionnière de Lynch,
s’intéresse à l’incidence des stimuli matériels sur l’élaboration de la
connaissance de l’environnement et sa mémorisation. La structure ar-
chitecturo-géographique fournit des signaux, des indices de repérage
permettant les activités de déplacement et d’adaptation au cadre maté-
riel. La seconde optique, dans la lignée des travaux de Piaget (1967) et
des recherches sur la cognition, s’attache à l’incidence du développe-
ment et du fonctionnement cognitif sur les représentations spatiales.
Les représentations sont traitées comme des schèmes cognitifs établis
en liaison avec les schèmes opératoires de déplacement et sur la base
du traitement des informations fournies par les stimuli physiques. Que
l’optique soit physicaliste ou intra-individualiste, elle confère à la re-
présentation spatiale une fonction bio-psychologique d’adaptation et
d’orientation des comportements.
Les réflexions critiques touchant à ce champ de recherche (Ledrut,
1973 ; Bonnes & Secchiarolli, 1981), montrent que : a) la grande va-
riabilité, en extension et en qualité, des représentations individuelles
remet en cause le déterminisme physique ; b) l’espace urbain n’est pas
réductible à une distribution, plus ou moins bien agencée, d’éléments
discrets, mais le contexte socio-culturel de pratiques sociales qui
charge de valeur et de signification les stimuli physiques et les infor-
mations ; c) les activités opératoires auxquelles on rapporte les repré-
sentations ne sont pas seulement des conduites spatiales et adapta-
tives. Il s’agit de comportements sociaux, de pratiques collectives éla-
borées en fonction de normes, d’objectifs et évaluées selon leur con-
formité aux prescriptions sociales d’usage de l’environnement ; d) les
représentations ne sont pas le simple produit d’un traitement méca-
nique d’informations. Celles-ci sont socialement [160] évaluées et uti-
lisées dans une construction active par le sujet social en fonction de
ses buts et investissements et des significations sociales dont le milieu
urbain est porteur.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 278

Valeur, identité, espace

Par le fait, la perception de l’espace et sa représentation mettent en


œuvre des mécanismes plus complexes que ceux habituellement men-
tionnés : dépendance informationnelle, attitude psychologique, acquis
de l’expérience passée ou directe de valeurs et d’attitudes avec
l’environnement. Elles sont tributaires de systèmes de valeurs et
d’attitudes socialement partagées et de systèmes de représentations
liées à des positions idéologiques dont une illustration frappante est
donnée par une recherche récente comparant des cartes mentales que
des étudiants allemands ont dessinées de deux pays limitrophes qui
sont dans une relation étroite, mais différente avec l’Allemagne de
l’Ouest : la RDA liée par la langue et la culture, mais séparée sur le
plan politique, la France similaire quant au système socio-
économique, mais présentant des différences linguistiques et cultu-
relles.
On observe un effet « idéologique » sur l’apprentissage de l’espace
et l’exactitude des représentations. Les cartes mentales ont été éva-
luées en fonction de l’exactitude de leur contour, du nombre de villes
mentionnées, de la localisation géographique de ces dernières et de la
distance les séparant. Il apparaît que les cartes de France sont d’autant
plus exactes que l’on y a été plus souvent, par contre la fréquence des
voyages effectués en Allemagne de l’Est n’a aucune incidence sur
l’exactitude des représentations. Un autre résultat attire particulière-
ment l’attention : parmi les sujets ayant un nombre de séjours équiva-
lent en France et en RDA, ceux qui avaient plus de connaissances et
de parenté dans ce dernier pays, ont dessiné des cartes moins com-
plètes et moins conformes à sa réalité géographique qu’ils ne l’on fait
pour la France. Tout se passe comme si intervenait un filtrage des in-
formations maintenant dans une fixité rigide les déformations repré-
sentatives, processus qui rappelle celui de la stéréotypie. La disposi-
tion à l’égard de l’environnement, son apprentissage sont médiatisés
par des représentations qui mettent en jeu des valeurs et des concep-
tions d’ordre idéologique. L’appartenance à un même système poli-
tique les favorise et l’implication personnelle des sujets dans des con-
flits liés à la confrontation de deux régimes antagonistes, les entrave.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 279

Représentations et identités sociales influent sur l’élaboration des


images spatiales. Comme dans le cas d’objets idéels, la représentation
de l’environnement matériel est structurée en deux faces : l’une figu-
rative, reflet de l’objet, l’autre signifiante, marque de l’investissement
du sujet. Comme le montre le schéma proposé par S. Moscovici : re-
présentation = figure, ces deux faces sont indissociables ; le sujet se
représente en même temps qu’il représente l’objet.
Complétons, en disant que, dans la mesure où l’espace urbain est
une scène sociale, le sujet se représente dans l’objet. Processus qui
met en jeu divers aspects de l’identité sociale, ce que je vais essayer
de montrer avec quelques résultats pris dans l’étude de trois villes :
Paris, Rome, Nantes. L’étude réalisée avec S. Milgram (1976, 1982)
sur l’image de Paris a permis de situer les divers arrondissements eu
égard à un certain nombre de critères touchant à la connaissance, à la
préférence, au désir et au refus d’y résider, à la caractérisation de leur
type d’activité ou de peuplement. Le caractère social, parce que col-
lectivement partagé et contraignant de la représentation des arrondis-
sements a été confirmé par Milgram (1984) dans un parallèle frappant
avec les quartiers de New York. Je voudrais souligner ici deux résul-
tats significatifs de l’investissement social dans la ville.
La projection sur des cartes de l’espace collectivement perçu met
en évidence le rôle de l’histoire de la ville dans l’orientation affective
des habitants et les pratiques urbaines correspondantes [161] et le rôle
du peuplement de l’espace comme facteur d’évaluation de choix et de
rejet des quartiers. Première constatation : les parisiens ne retiennent
dans leur environnement que les marques de l’histoire de la ville qui
vont de sa naissance à sa nouvelle croissance sous Haussmann. Les
monuments et lieux commémorant l’histoire de France comptent peu
et les développements de la fin du 19e et du 20e ne sont pas intégrés au
patrimoine urbain. La valeur et l’intérêt historique tiennent à la capa-
cité qu’ont les lieux d’évoquer ses racines, son berceau : c’est la vi-
sion imaginaire de la naissance de la ville, le charme intemporel des
origines, qui joue. La seconde datation importante concerne la trans-
formation de Paris sous Haussmann. Dans les cartes où sont projetées
les réponses évaluatives des sujets, deux zones se distinguent : une
zone centrale fortement valorisée, architecturalement, intellectuelle-
ment et du point de vue de l’activité sociale et économique. Une
frange d’obscurité l’entoure qui épouse l’ancienne limite du mur des
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 280

Fermiers Généraux dressé à la fin du 18e et démoli en 1859. Ce mur


dont nul vestige ne subsiste laisse dans la conscience collective le
souvenir d’une mise en ordre sociale, celle du baron Haussmann qui
rejeta, au-delà de cette limite, le petit peuple besogneux et frondeur et
amorça une ségrégation résidentielle fortement présente dans les
images sociales du Paris d’aujourd’hui. À l’imaginaire de la naissance
fait pendant le symbolique de la loi sociale dans la structuration per-
ceptive et affective de la ville. Dans la continuité on voit alors les
quartiers obscurs se charger de populations exogènes et devenir in-
quiétants, répulsifs. Les représentations spatiales sont aussi socio-
spatiales en ce sens que les lieux, les pierres changent d’attrait et de
signification en fonction de ceux qui les occupent. C’est le groupe so-
cial auquel on appartient ou veut appartenir, celui ou ceux auxquels on
ne veut en aucun cas s’identifier qui deviendront alors les médiateurs
de la reconnaissance du connaissable et désirable, donc du mémo-
rable, de la réintégration des lieux dans l’espace de la mémoire so-
ciale. On retrouve le même phénomène dans les représentations que
des Français résidant à Rome ont de cette ville. Une recherche, non
encore publiée, basée sur la même méthodologie que celle sur l’image
de Paris, fait apparaître que les choix résidentiels, les quartiers de
Rome connus, aimés et fréquentés varient selon la catégorie sociale
des résidents via les groupes italiens auxquels ils s’identifient.
L’appropriation du passé est différente et se traduit par des ignorances
complètes de certaines parties de la ville, malgré leur intérêt architec-
tural. On voit, par exemple, des représentants de grandes entreprises
négliger le coeur historique de la ville et dessiner leur territoire dans la
trace de celui de la grande bourgeoisie romaine, fréquentant le quar-
tier de Prati qui jouxte le Vatican où vont ceux que les Italiens nom-
ment la « bourgeoisie noire » en raison de ses affinités avec le corps
ecclésiastique. En revanche, les fonctionnaires de la Fao, les ensei-
gnants qui rejettent Prati, tout autant que le quartier de l’E.U.R., mo-
dèle de l’urbanisme mussolinien, investissent le centre et les quartiers
anciennement populaires du Trastevere ou de Monte Verde, comme
l’intelligentsia de gauche à laquelle ils s’identifient. Dans cette ville-
musée, le souvenir historique prend vie et sens de ce qu’il qualifie so-
cialement un statut et un mode de vie. Et les réactions manifestées à
l’endroit des différents quartiers ont, dans leur attachement ou leur
rejet, la violence de la passion. La mémoire portée par la ville est sé-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 281

lectionnée en fonction des identifications sociales qui valorisent et


expriment un style de vie.
Dans la mesure où la ville le donne corps à l’histoire - et Rome
pour cela est la scène d’un théâtre permanent - il se peut aussi que les
traces laissées par l’histoire donnent à l’espace ses connotations affec-
tives. Le cas du rejet de l’architecture mussolinienne en est un
exemple. Pour bien des Italiens, celle-ci ne fait pas partie du patri-
moine, elle ne se voit ni ne se montre. Une étude faite sur la ville de
Nantes illustre parfaitement ce phénomène (cf. chap. II-3). Pour cette
étude, j’ai réalisé une sorte d’expérience aveugle. Profitant de ce que
je ne connaissais pas la ville, je me suis demandé s’il pouvait s’en dé-
gager une image saillante en comparant différents documents : deux
enquêtes l’une faite par l’une de nos étudiants qui a utilisé la même
méthodologie [162] que pour l’étude de Paris, l’autre faite par un ur-
baniste de Nantes s’attachant particulièrement au symbolisme urbain.
En second lieu une monographie écrite par deux médecins saint-
simoniens au 19e siècle. Enfin, un livre consacré à Nantes par
l’écrivain Julien Gracq (1985). L’image de Nantes présente de remar-
quables stabilités à travers le temps et entre les documents. La ville a
un coeur historique médiéval avec château, cathédrale et des petites
rues typiques. Dans l’enquête menée auprès des habitants, ceux-ci di-
sent que s’ils avaient à donner une idée de la ville à un visiteur étran-
ger, ils montreraient ce quartier médiéval. Mais leurs réponses à
d’autres questions montrent que cette partie n’est pas intégrée dans
leur vision du centre, et se trouve parfois rejetée autant que l’est la
partie moderne. Pour tous les interviewés le centre et ce qu’ils aiment,
est ailleurs. C’est ce que l’on nomme « le quartier Graslin ». Pour
tous, Nantes naît au 18e siècle quand la ville devint florissante grâce à
la « traite des noirs », le commerce des esclaves dont les retombées
furent l’amélioration de l’urbanisme de Nantes, le développement de
ce quartier Graslin centre d’une intense vie culturelle qui reste au-
jourd’hui comme au 19e, celui auquel chacun s’identifie et où chacun
aime aller.
En outre, les différents documents examinés se rencontrent égale-
ment sur un point curieux. Pour tous ces gens le centre, et ce qu’ils
aiment est ailleurs. C’est ce que l’on nomme « le quartier Graslin ».
Pour tous, Nantes naît au 18e siècle quand la ville devint florissante
grâce à la « traite des noirs », le commerce des esclaves. À cette
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 282

époque les « négriers » nantais, armant une flotte puissante, étaient les
plus importants marchands d’esclaves en Amérique. Il amenait des
étoffes en Afrique en échange des hommes qu’ils allaient vendre à
Saint-Domingue dont ils ramenaient du sucre, du café, du cacao et du
rhum. Et les retombées de cette activité furent l’amélioration de
l’urbanisme de Nantes, le développement de ce quartier Graslin qui
devint le centre d’une intense vie culturelle. Cet endroit reste au-
jourd’hui comme au 19e, pour l’homme de la rue comme pour
l’écrivain, celui auquel chacun s’identifie et où chacun aime aller.
En outre, les différents documents examinés se rencontrent égale-
ment sur un point curieux. A l’époque de la construction du quartier
Graslin, les négriers ont construit alentour de magnifiques maisons
pour leur usage personnel. Or dans tous les documents, nous obser-
vons le même phénomène : un rejet total de ces maisons et des rues où
elles sont situées. Elles ne sont jamais mentionnées dans l’enquête
comme emblématiques ou méritant le détour, malgré les recommanda-
tions prodiguées par l’office du tourisme. Et elles ne sont pas épar-
gnées par les descriptions des médecins saint-simoniens ou littéraires.
Quelque chose de l’identité sociale des résidents est inscrite dans cette
partie de la ville. Orgueil de la prospérité, de la beauté du cadre, du
prestige culturel. Honte de l’activité sur laquelle tout cela était bâti.
Aujourd’hui comme hier, les sentiments collectifs et les représenta-
tions restent les mêmes. La mémoire sociale et les affects sociaux
donnent leur coloration à la ville éclairant ou masquant ses traits et, de
la sorte, orientant l’usage social de l’espace cubain.
Les représentations socio-spatiales présentent les mêmes caractères
que les représentations cognitives de l’espace, notamment un aspect
structurel basé sur la sélection de repères significatifs et un aspect
mémoriel. Mais le choix des repères, la formation de la structure, les
éléments mémorisés obéissent à une logique autre : sociale, idéolo-
gique, affective. Comme les représentations sociales, ce sont non pas
seulement des connaissances inférées d’une expérience directe et
d’informations disponibles dans l’environnement, ce sont des connais-
sances dérivées de systèmes de croyances et de valeurs, de modèles
culturels d’usage et de perception. Un dernier exemple pour le mon-
trer.
Il ressort de l’étude de Rome que, comme chaque fois que l’on ar-
rive dans une ville inconnue, on recourt à des « médiateurs » pour af-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 283

fronter la nouveauté, ancrer sa pratique et sa représentation. [163] Les


personnes interviewées, pour pénétrer dans la vie urbaine, ont puisé
dans les films plutôt que dans les livres ou les guides, signe de notre
temps. Comme elles sont arrivées à des époques différentes, elles uti-
lisent des référents différents, du néo-réalisme de Rossellini à Pasoli-
ni. Et leur discours laisse voir l’influence de ces modèles cinémato-
graphiques sur leur « pré-image » et leur image actuelle de la ville, sur
leur définition de l’endroit où allée, des choses à voir, à faire, à aimer.
Les images de la stratification sociale et de l’assignation résidentielle
des groupes en portent également le reflet. Peut-être est-ce là un trait
culturel, une manière typiquement française de se rapporter aux villes,
chez les sujets cultivés du moins. Dans le livre de Gracq sur Nantes, je
n’ai pas trouvé moins de seize citations d’écrivains ou poètes pour
enrichir ou confirmer les intuitions de l’auteur. Néanmoins, un tel
phénomène intervient sûrement dans le processus de construction so-
ciale de l’image des villes. Halbwachs, dans sa Topographie légen-
daire des lieux saints, montre comment leur localisation et leur éten-
due varie selon les traditions et traduit les croyances des communautés
religieuses. Avant le 5e siècle, la topographie qui reflète les récits des
judéo-chrétiens restés sur place donne une représentation de l’espace
qui exprime la continuité entre le christianisme et les croyances
juives. Après le Concile de Nicée qui unifia la chrétienté, hors de la
Palestine, les lieux saints dans les récits des Croisés, se contractent
autour de la Passion du Christ, excluant les vestiges d’un judaïsme
coupable. Et dans ces récits, l’ordre des lieux devient didactique et
offre une version spatialisée de la doctrine religieuse, un guide
d’observation et d’usage des lieux saints.
Codes culturels, valeurs identitaires, modèles d’usage président au
découpage d’un univers où le jeu, clair ou diffus, des représentations
sociales se repère à différents niveaux. Il serait aisé de donner d’autres
illustrations de ce travail cognitif, axiologique et symbolique dans
l’élaboration de l’objet environnement. Par exemple, à propos des
prises de position concernant la définition et la gestion des problèmes
et risques environnementaux. On verrait alors comment la vision de la
responsabilité de l’homme face à la nature, l’éthique et le politique
structure les conceptions et les choix du public. Mais j’ai été déjà trop
longue dans mon effort pour faire sentir la pertinence et le bien-fondé
de l’approche des représentations sociales dans le domaine de
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 284

l’environnement. Sans doute ai-je plus soulevé de questions


qu’apporter de démonstrations ou de clarifications. Un inventaire des
recherches et de leurs méthodes aurait été peut-être plus parlant. Mais
l’environnement offre un terrain si propice à l’examen de la rencontre
entre « l’idéel » et le « matériel », tant reste à faire pour y penser la
dimension sociale, et développer une perspective intégrative, que le
parti didactique m’a semblé moins important que celui de la réflexion.
Ne serait-ce que pour entamer une discussion et continuer cette activi-
té dialogique dans laquelle se forge notre discipline.

[164]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 285

[165]

DEUXIÈME PARTIE

Chapitre 5
Gouverner ou composer
avec l’environnement *

Retour au sommaire

Au niveau du gouvernement, la conception et l’application des po-


litiques environnementales ne renvoient pas seulement au ministère de
l’Environnement, mais à un ensemble d’autres ministères dont la ges-
tion englobe certains problèmes environnementaux. Or, depuis
l’émergence de la prise en charge de ces questions par l’État, les pro-
blèmes se sont diversifiés, aggravés, étendus dans leur échelle, inscrits
dans un cadre supranational, et, notamment sous l’impulsion euro-
péenne, dans des réglementations de plus en plus rigides. Cela rend à
la fois plus difficiles l’action et la coordination des instances gouver-
nementales et plus délicate la position du ministère de
l’Environnement.
En effet, de tous les ministères, le ministère de l’Environnement
est celui dont les relations d’interdépendance avec ses partenaires
gouvernementaux sont les plus nombreuses. S’il dépend, comme tous,
du ministère du Budget, il se trouve en revanche plus lié que ses par-
tenaires aux autres ministères. C’est vrai de ses liens avec les minis-

* Parution originale : Jodelet, D. & Scipion, C. 1998. Gouverner ou composer


avec l’environnement ? Le Ministère vu par d’autres administrations à la fin
des années 80. In B. Barraqué & j. Theys (Eds.), Les politiques
d’environnement. Évaluation de la première génération : 1971-1995. Paris,
Éditions Recherches.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 286

tères techniques 32, comme ceux de l’Industrie ou de l’Agriculture ;


ses liens historiques ou effectifs avec ces derniers sont d’autant plus
étroits que sa politique peut mettre en jeu et parfois en cause leur ac-
tion. C’est vrai aussi de ses liens avec les ministères transversaux,
comme les Affaires étrangères ou la Coopération qui, sur la scène in-
ternationale, ont souvent à intervenir dans son domaine. Une telle im-
brication ne peut pas être sans conséquences sur la façon dont il est
amené à conduire ses politiques ni sur celle dont il est considéré.
Le présent chapitre 33 se propose d’examiner l’état et la dynamique
des relations existant entre le ministère de l’Environnement et ses par-
tenaires à la lumière des positions exprimées par des responsables po-
litiques et administratifs de huit ministères 34. Il considérera successi-
vement leur évaluation de l’actuelle gestion de l’environnement, ses
fondements historiques et ses conséquences sur les relations des diffé-
rents ministères avec le ministère de l’Environnement ; les prises de
position vis-à-vis des problèmes environnementaux et leur implication
pour l’avenir ; la place et l’image du ministère de l’Environnement
restituées dans une perspective de développement politique, écono-
mique et social.
Si l’interdépendance entre le ministère de l’Environnement et ses
partenaires reflète la part croissante que prend la préoccupation envi-
ronnementale dans les secteurs ministériels, il faut [166] noter que le
discours des administratifs et des politiques n’est ni homogène, ni de
même tonalité selon qu’il se rapporte à la question de l’environnement
ou au ministère qui en a la charge. L’analyse comparée de ce double
positionnement qui constituera le fil rouge de notre examen, permet

32 L’étude des relations entre le ministère de l’Environnement et ses parte-


naires nous a amenées à opérer une distinction entre les ministères : les mi-
nistères techniques administrent un domaine d’activité technique précis
(Agriculture, Industrie, Équipement, Mer). Les ministères transversaux ne
gèrent pas un domaine technique particulier, mais ont à connaître, dans leur
fonction, de plusieurs champs d’activité (Affaires étrangères, Budget, Coo-
pération).
33 On reprend ici les principaux résultats d’une étude réalisée à la demande du
SRETIE portant sur les représentations de l’environnement chez les hauts
fonctionnaires de l’administration centrale française.
34 Étude qualitative fondée sur l’analyse de 40 entretiens réalisés dans 8 minis-
tères (Affaires étrangères. Agriculture, Coopération, Économie et Finances,
Environnement, Équipement, Industrie et Mer).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 287

de mettre en évidence, à travers une série d’oppositions, les contradic-


tions qui animent le champ politique.

Un bilan globalement
et sectoriellement positif

La première polarité se situe au plan de l’évaluation. Elle oppose


l’estimation de la gestion des problèmes environnementaux au-
jourd’hui et celle du ministère et de son action. La première corres-
pond à une vision optimiste et exprime une adhésion de façade au
souci environnemental. La seconde fait apparaître une vision moins
positive et une attitude latente de moindre complaisance à l’égard de
la protection de l’environnement.
À en croire nos interlocuteurs, partenaires du ministère de
l’Environnement, il y a lieu, en France, de dresser un bilan positif des
vingt dernières années, en matière d’environnement. Cet optimisme
s’exprime à travers des formules qui décrivent une évolution des es-
prits et des moeurs procédant par paliers, depuis la « sensibilisation »
à, et la « prise de conscience » de la question environnementale,
jusqu’à sa « prise en compte », son « intégration » ou son « incorpora-
tion « dans le champ des pratiques de la société civile et de la sphère
politique. Une telle évolution est imputée, du côté du public, à la dif-
fusion, dans la société, des préoccupations environnementales, du côté
des administrations à l’ancienneté des actions menées pour y ré-
pondre.
Le progrès général ainsi enregistré touche des domaines et des ac-
teurs variés. Les domaines en progression couvrent un large spectre
allant de la prise en charge des pollutions industrielles ou agricoles,
des pollutions de l’air, de l’eau, à la préservation des sites, des élé-
ments naturels et du cadre de vie, au traitement des déchets, aux pro-
cédures de sécurité, etc.. Quant aux acteurs, administrateurs ou admi-
nistrés, public ou décideurs politiques, ceux qui étaient à l’origine de
détériorations de l’environnement sont crédités d’une évolution cor-
rective ; c’est le cas des agriculteurs même s’il demeure des conflits
d’intérêt ; c’est aussi le cas des industriels quand ils apprécient les re-
tombées positives en termes d’image et de conquête de marchés que
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 288

représente la prise en compte de l’environnement au niveau de leur


production. On notera toutefois que l’optimisme se tempère quand on
se réfère aux comportements des individus et que l’on met en jeu
l’idée de citoyenneté, d’intérêt général. La France serait alors en perte
de vitesse notamment par rapport à l’Allemagne et l’on est plus réti-
cent à reconnaître un progrès dans la vie quotidienne, incriminant la
mentalité des Français, l’inconscience des individus, ou l’intérêt de
groupes corporatistes.
Les interviewés manifestent clairement leur satisfaction à propos
de la gestion des problèmes environnementaux relatifs au secteur dans
lequel ils sont impliqués. Leur jugement se fonde sur trois ordres de
considération. Le fait que, selon eux, la dimension environnementale a
toujours été prise en compte dans le secteur dont ils s’occupent. C’est
notamment le cas des représentants des ministères de l’Agriculture ou
de l’Equipement qui considèrent, même si les dernières années ont vu
une accélération de la demande dans le domaine, n’avoir jamais né-
gligé, dans les projets qu’ils avaient à conduire, les exigences en ma-
tière d’environnement. Le fait qu’ils se soient progressivement effor-
cés d’intégrer ces exigences dès la conception de leurs programmes
d’action ou d’aménagement. Le fait enfin, que, maîtrisant parfaite-
ment les contraintes techniques propres à leur secteur d’intervention,
ils soient les mieux placés non seulement pour intégrer, mais aussi
pour concevoir, anticiper et adapter leurs décisions aux exigences de
l’environnement. Ce dernier argument que nous avons qualifié de « on
sait faire » correspond [167] parfois à une relative méconnaissance
des problèmes, mais il affirme la conviction d’une maîtrise technique
de son champ par l’interviewé qui laisse entendre souvent que la mise
en œuvre de cette maîtrise relève, dans des circonstances et des cas
spécifiques, d’une volonté strictement politique. On concède toutefois
volontiers que le ministère de l’Environnement a joué un rôle dans ce
mouvement. Mais cette reconnaissance se fait sur fond de réserves à
son égard comme le montre l’image que l’on en construit. Image qui
reflète une histoire de son partenariat et engage des positions qui peu-
vent avoir une incidence sur l’avenir.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 289

UNE IMAGE NÉGATIVE


DU MINISTÈRE ET DE SON ACTION

Le mode de fonctionnement et d’intervention du ministère de


l’Environnement est ainsi stigmatisé. On lui reproche en particulier,
une tendance à « réglementer » qui s’oppose aux traditions de
l’administration : « le ministère de l’Environnement a tendance à rai-
sonner systématiquement en termes de réglementation...par tradition,
nous raisonnons d’abord en termes d’accompagnement, d’incitation,
de suggestion... ». Cette tendance est soulignée par toutes les per-
sonnes interrogées qui la contestent dans sa forme et dans ses préten-
tions. Car, usant de tactiques de « harcèlement », cette « administra-
tion commando » agirait comme « la mouche du coche », avec un côté
« pinailleur », et « vétilleux » dont les excès ne sont pas sans évoquer
un ton « régalien ».
Ce rigorisme aurait en outre un caractère « arbitraire » pour une
double raison. D’une part, la faiblesse de ses infrastructures ne lui
permet pas de disposer d’un « retour d’information » pour évaluer la
pertinence de ses directives, au contraire des autres ministères plus
dépendants des intérêts de leurs administrés ; d’autre part, ses déci-
sions manqueraient de suivi dans la mesure où il n’a ni les moyens de
contrôler l’application de ses directives, ni ceux de transmettre aux
responsables locaux et notamment aux préfets, l’information néces-
saire pour qu’ils veillent, en toute connaissance de cause, à cette ap-
plication. D’où une extrême sensibilité au niveau local de la part de
ceux dont l’administration subit le contrôle du ministère. Un tel ré-
glementarisme paraît d’autant moins justifié qu’il se trouve contredit
par la façon incohérente dont les représentants du ministère de
l’Environnement prennent leurs décisions : manquant d’arguments
techniques, ils feraient preuve, au moment des études préalables,
d’irrésolution et de laxisme qu’ils savent mal corriger quand il s’agit
d’anticiper, de façon prospective, les effets induits par les décisions de
leurs partenaires.
Ce mode de fonctionnement restrictif paraît imputable à plusieurs
raisons. Tributaire de l’histoire du ministère de l’Environnement qui
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 290

fut contraint à contrôler et prescrire dans un contexte où l’attention


portée aux problèmes d’environnement n’a pas toujours été favorable,
il semble surtout induit par la faiblesse de son statut et de ses moyens.
Et c’est là la seconde facette négative de son image. En effet, jugé à
l’aune des ressources dont il dispose, le ministère de l’Environnement
pâtit, de l’avis unanime, d’une limitation en moyens financiers et hu-
mains, qui conduit à une double évaluation négative : en termes de
compétence dans son action gouvernementale ; en termes de légitimité
statutaire et de reconnaissance au sein des pouvoirs publics.
Sur le plan financier, la dotation du ministère de l’Environnement
paraît bien maigre, toujours inférieure et même « ridicule » ou « déri-
soire », quand on la compare aux budgets d’autres ministères, à ceux
de conseils régionaux ou généraux, voire à ceux de directions de
l’administration centrale ou de grandes entreprises. Face à ce constat,
et fort du principe qu’il est impossible d’agir sans argent, l’on voit
dans cette faiblesse le signe d’un manque de légitimité et de recon-
naissance. Le ministère se trouve ainsi fragilisé : ses choix budgétaires
sont biaisés par le manque d’argent et il se voit contraint de recourir
au soutien de ses partenaires pour [168] engager des actions
d’envergure, notamment sur le plan international. En outre, ses actions
doivent revêtir des modalités originales pour conserver une relative
efficacité et sauver les apparences.
Sur le plan des ressources humaines, la faiblesse numérique de son
personnel témoigne également, pour nos interviewés, d’un manque de
reconnaissance. Mais le nombre n’est pas seul en cause ; la qualité et
l’homogénéité des personnels sont aussi mises en question. La compé-
tence du ministère, étroitement liée à celle de ses agents, va se trouver
limitée à la fois par leur niveau de qualification au moment du recru-
tement et par le type d’interventions qu’ils sont appelés à faire. Le fait
qu’il n’y ait pas de « corps propre » entrave l’entrée au ministère de
personnes qualifiées auxquelles il n’est pas offert de carrière grati-
fiante. Cette dépréciation des cadres de l’environnement vaut égale-
ment pour les personnels détachés d’autres ministères : les fonction-
naires qui feraient ce choix seraient soit idéalistes, soit sensibles à un
effet de mode ou à la possibilité de trouver là une qualification aisée,
application facile de savoir de base. Un tel obstacle empêche
l’administration de l’environnement de compter avec des fonction-
naires spécialisés et partant, de disposer des éléments d’expertise suf-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 291

fisants pour faire face aux différents problèmes et répondre à temps


aux besoins manifestés au plan local, national ou international. Ce qui
accentue d’autant la minoration de sa valeur et de son prestige.
Ainsi, selon les personnes interrogées, déjà handicapée par la di-
versité des appartenances et des vocations, cette administration aurait
une vue parcellarisée des problèmes à laquelle sont particulièrement
sensibles les observateurs des ministères transversaux comme le Bud-
get. En effet, l’espace dans lequel le ministère de l’Environnement
déploie son contrôle est si vaste, touche à des domaines si diversifiés,
qu’il semble difficile de les connaître et de les maîtriser dans leur en-
semble, à quelque échelle que l’on se place. En conséquence, pour
pallier ce manque de culture globale, le ministère se voit dans
l’obligation de faire appel à des concours sur lesquels le contrôle n’est
pas toujours aisé ; il doit compter sur la coopération de services
d’autres ministères, ce qui nuit encore au développement d’un véri-
table esprit de défense de l’environnement.
Et même si ses représentants manifestent une connaissance satis-
faisante des différents domaines, leur pratique des partenaires avec
lesquels ils doivent traiter est insuffisante pour négocier de manière
valable et faire valoir et défendre le droit de l’environnement. Par
exemple, la méconnaissance des contraintes financières et fiscales
peut l’amener à formuler des demandes inconsidérées, « irréalistes »
qui ne peuvent qu’être rejetées parce qu’elles ne sont ni conformes
aux normes administratives, ni contrôlables. Ce manque de réalisme,
renforcé par les pressions exercées de l’extérieur (associations no-
tamment) l’empêche d’intégrer les impératifs de gestion des autres
ministères qui doutent d’autant plus de sa rigueur gestionnaire qu’il
n’est crédité ni d’une expérience concrète, ni d’une tradition dans le
domaine économique.
Cette lacune du ministère dans ses relations avec ses partenaires
induit une tendance à se reposer sur la structure compétente, mais res-
treinte du cabinet, entraînant une concentration que ne connaissent pas
les autres administrations. Cela présente un risque de politisation ac-
centué dans les services par le zèle écologiste de certains fonction-
naires animés d’une foi qui tranche avec la réserve de leurs interlocu-
teurs au risque de se soustraire au devoir d’État, comme le révèlent
certaines négociations où tombe « le masque de fonctionnaire » et où
« le militant écologique va poindre immédiatement et tenir un dis-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 292

cours qui ne sera pas forcément en conformité avec les instructions


que le fonctionnaire serait sensé suivre ».
Rares sont ceux qui voient dans la restriction des moyens une
source d’avantage par la liberté qu’elle implique. Ils appartiennent au
ministère de l’Environnement ou sont partie prenante dans la défini-
tion des politiques environnementales. Chez les autres partenaires qui
en font [169] découler directement les modes d’action et
d’intervention du ministère, ce constat se traduit par une tendance à
vouloir restreindre son champ de compétence et à mettre en cause sa
légitimité.
À leurs yeux, le ministère de l’Environnement est non seulement
une petite administration, pauvre en personnel et en services exté-
rieurs, mais en outre, ce qu’elle gère a peu de substance dans la me-
sure où d’autres ministères occupent son terrain, qu’ils soient tech-
niques ou transversaux. C’est vrai par exemple du ministère de la Mer
pour tout ce qui relève de la pêche maritime, du ministère de
l’Équipement pour la définition et l’adoption des normes de construc-
tion ; c’est vrai aussi du ministère des Affaires étrangères qui entend
bien garder toute compétence diplomatique et juridique dans le do-
maine de l’environnement international. « À l’extrême », entend-on,
« c’est un ministère qui est appelé à disparaître, ça sert à rien
d’institutionnaliser un truc si l’idée d’environnement est entrée dans
d’autres ministères ».
La légitimité du ministère de l’Environnement est d’autant plus fa-
cile à contester qu’elle à dans une certaine mesure, été desservie par
son histoire ou l’envergure politique de ses ministres. La place qui lui
est conférée au sein du gouvernement n’a pas toujours été propice à
l’exercice d’un pouvoir réel, et il est, aujourd’hui, souvent perçu avec
une certaine supériorité par ses partenaires. Ce manque de légitimité
est rendu d’autant plus sensible que, dans l’histoire du ministère, les
personnalités choisies pour le diriger ont souvent été en retrait sur le
plan politique. Il semble que la stature et le rayonnement du ministre
revêtent une importance particulière pour défendre un domaine qui est
souvent cantonné dans une position secondaire par rapport aux priori-
tés nationales. Or, sans mettre en cause la qualité ni la compétence des
personnes, on juge regrettable que certains choix aient été faits moins
au nom d’un réel poids politique, qu’en raison de la valeur embléma-
tique de certaines personnalités ou de leur appartenance à des courants
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 293

minoritaires. Essayons de voir quels sont les enjeux de la construction


d’une image aussi oblitérée.

Des partenaires sur la défensive

Ces positions négatives traduisent une défense. On peut les rappor-


ter notamment à l’histoire de la formation du ministère de
l’Environnement qui s’est bâti en empiétant sur les autres ministères
et en s’appropriant progressivement des domaines de compétences qui
étaient initialement les leurs. Il a, de ce fait, laissé, dans la mémoire de
ses partenaires, une sorte de traumatisme du dépouillement. Mais le
malaise reste actuel. Parce qu’il incarne aujourd’hui un domaine qui
dérange par sa nouveauté, parce qu’il gère des problèmes dont la
complexité renvoie à des secteurs multiples, il continue de déstabili-
ser, de paraître intrusif et de susciter la crainte. On voit ainsi se dessi-
ner, à l’échelon local comme national, une tactique de défense des ter-
ritoires, propre aux différents ministères, qui amène à restreindre le
champ de compétence général du ministère de l’Environnement. Ce
ministère a un statut ambigu et continue d’inquiéter ses partenaires.
Certes, l’histoire récente des relations entre le ministère de
l’Environnement et les autres ministères a produit, du fait de
l’influence qu’ils exercent les uns sur les autres, des améliorations
dans leurs rapports et dans la façon de traiter les problèmes. La sensi-
bilité aux problèmes environnementaux a augmenté chez ses parte-
naires du ministère de l’Environnement sous la pression des politiques
gouvernementales ou au contact de ses représentants. Ces derniers,
pour leur part, ont acquis dans les négociations, un sens plus juste des
contraintes qui pèsent sur les autres ministères. Ceci vaut particuliè-
rement dans l’ordre économique ou dans celui de la fixation des
normes où le ministère paraît gagner en réalisme et en volonté de de-
venir partenaire politique.
[170]
Les relations également sont plus satisfaisantes parce qu’elles sont,
d’une certaine manière, éclatées entre différents services qui coopè-
rent de ministère à ministère et qui, du fait de rencontres plus fré-
quentes, se connaissent mieux et travaillent mieux ensemble sur des
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 294

questions limitées, ponctuelles pour lesquelles les compétences exis-


tent. Au niveau local également, la circulation des personnels, la ren-
contre entre services à l’échelon central ou régional sous l’autorité des
préfets, crée les conditions concrètes d’une meilleure coopération
dans l’action. Il y a eu également accoutumance aux difficultés cogni-
tives que posait un objet nouveau donc dérangeant. Il n’en reste pas
moins que nos interviewés continuent de percevoir le ministère de
l’Environnement comme menaçant en raison de l’ambigüité de son
statut. Cette inquiétude conduit à déprécier son image et ses actions
présentes, à limiter son champ d’intervention. Au titre de l’ambigüité,
on évoque son dualisme fonctionnel qui l’amène à avoir un droit de
regard sur les autres ministères techniques tout en ayant lui-même en
charge la gestion d’un domaine particulier pouvant ou non interférer
avec les domaines de compétence de ses partenaires. Son ambiguïté
serait d’être à la fois technique et transversal, d’être concurrentiel au
plan des ressources financières comme au plan des responsabilités
dans un secteur technique propre, tout en occupant une position supra-
ordonnée concernant les valeurs environnementales à défendre au plan
national ou international. On notera à ce propos que la mondialisation
des problèmes environnementaux et la nécessaire coordination des
politiques nationales brouillent les frontières entre verticalité et hori-
zontalité remettant en cause, jusqu’au sein même du ministère de
l’Environnement, des mentalités habituées à un fonctionnement admi-
nistratif régi par la tradition.
Cette ambigüité dans le fonctionnement du ministère comme dans
l’intention prêtée à ses responsables fait craindre une volonté hégé-
monique à laquelle ses partenaires sont d’autant plus sensibles qu’ils
se sentent fragilisés dans leur action, leur structure et donc leur pou-
voir. Tout se passe comme si chacun, dans son ministère, voulait limi-
ter le champ d’intervention de celui de l’Environnement. On préfère le
circonscrire dans un domaine technique bien défini et l’empêcher de
devenir « un ministère du tout ». Ainsi, concernant l’augmentation de
ses ressources matérielles et humaines par exemple, nos interviewés
ne s’y déclarent favorables que si elle s’inscrit dans le cadre de poli-
tiques définissant clairement les objectifs assignés au ministère de
l’Environnement dont découlera un calcul des dotations ne nuisant pas
aux administrations voisines. Ainsi dit-on, seront évités erreurs et ef-
fets de leurre. On notera que c’est du côté des ministères transversaux,
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 295

aux Affaires étrangères notamment, du fait de leur expérience des


autres pays et de leur connaissance de l’état international que l’on est
le plus conscient du caractère tentaculaire de la gestion de
l’environnement et du bouleversement qu’elle implique dans les habi-
tudes de travail et les politiques sectorielles. C’est du côté des minis-
tères techniques en revanche que l’on est confronté le plus souvent à
des conflits de compétence et que l’on reste sur la défensive, tout en
étant prêt à ramener ces conflits à leur juste mesure, à savoir celle de
l’arbitrage nécessaire entre différends.

Le déplacement des problèmes

Ces considérations donnent le sens qui vient fonder la satisfaction


affirmée dans la gestion des problèmes environnementaux secteur par
secteur. On peut voir dans cette tendance une façon d’escamoter les
problèmes et de récuser sa propre responsabilité en la transférant du
domaine technique au domaine politique. En même temps que l’on
défend son territoire, on se défend d’y mal faire ou d’en faire insuffi-
samment pour l’environnement. Ce mécanisme de défense va produire
un effet rhétorique qui amène à déplacer ailleurs compétences et res-
ponsabilités, s’agissant de son propre ministère comme du ministère
de l’Environnement.
[171]
On observe en effet une propension à localiser dans d’autres minis-
tères que le sien les raisons d’inquiétude ou d’intervention de celui de
l’Environnement. C’est ainsi que ses différents partenaires vont
s’accuser réciproquement de négliger l’environnement dans leur do-
maine de compétence respectif. Dans les ministères techniques no-
tamment, on se plaît à dire que si la situation en matière
d’environnement est préoccupante, la faute n’en incombe pas à son
propre secteur. Certes chaque interviewé est prêt à reconnaître que
tout n’y est pas parfait, mais il situera toujours les négligences dange-
reuses dans les autres secteurs. Les représentants de l’Agriculture les
situeront dans les secteurs de l’Industrie ou de l’Équipement, ceux de
la Mer, dans l’Agriculture ou l’Industrie, etc. Ce déplacement reflète
la culture propre aux secteurs qui fait prendre en charge l’intérêt des
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 296

administrés auxquels le ministère de l’Environnement peut rester


aveugle. Cette identification avec les acteurs dont on est responsable
est réactivée par le contexte des négociations. On en devient le porte-
parole au nom de la protection de l’activité dont s’occupe le service,
les administrés étant alors vus comme les tenants abstraits d’une fonc-
tion économique dont il faut préserver les conditions optimales de ren-
tabilité sinon la survie ; on met alors en exergue des conditions con-
crètes d’existence des administrés, ce qui amène à les personnaliser et
à faire intervenir le facteur humain et les mentalités comme des élé-
ments à prendre en compte dans les décisions. Rendre ainsi saillants
les intérêts de son secteur fait minorer l’importance des obstacles que
l’on oppose à la politique de l’Environnement, donc sa responsabilité.
À cette identification et cette dénégation de responsabilité fait pen-
dant une vision du ministère de l’Environnement qui ne serait pas
maître de son jeu, mais resterait dépendant d’instances qui lui sont
extérieures, à savoir : le scientifique, le politique et l’opinion pu-
blique. Face à la nature technique et au fondement « objectif », - c’est-
à-dire les nécessités économiques et sociales - de l’action de ses par-
tenaires, son intervention n’aurait d’autres bases, en dehors des don-
nées de la science, que les contraintes du politique ou les options idéo-
logiques. La dépendance scientifique est à double tranchant. Garant de
la justesse des actions qu’il engage, le recours à la science constitue
une supériorité et une prérogative dont le ministère tient son originali-
té. Face aux critères objectifs (essentiellement économiques et so-
ciaux) qui fonderaient les options des autres ministères, celui de
l’Environnement se voit crédité de l’appoint qu’apportent d’une part
les recherches sur le plan technique, d’autre part les avis d’experts en
matière de décision et d’arbitrage. Mais l’état actuel de la science en
ce qu’il laisse place à l'incertitude, à l’indécidabilité et aux conflits,
grève la validité des orientations et la crédibilité des actions du minis-
tère. L’évaluation de la gravité des problèmes d’environnement va-
riant dans le temps, les décisions qui en résultent manquent de rigueur
et de cohérence ; des débats scientifiques insuffisamment étayés con-
duisent à une gestion généralisée et disproportionnée des risques pour
endiguer les inquiétudes qu’ils font naître dans le public ; le primat
donné à l’argument scientifique risque enfin de faire passer au second
plan les priorités économiques et sociales et l’intérêt collectif.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 297

Ce dernier argument est repris à propos de la dépendance politique


qui paraît d’autant plus grave qu’elle se développe dans un contexte
européen et mondial poussant à la « sévérisation » des mesures pro-
environnementales. Le réglementarisme du ministère revêt alors une
forme extrême. Insupportable aussi, dans la mesure où prenant appui
sur les injonctions politiques, la tendance à renchérir dans le contrôle
se ferait au détriment des besoins nationaux sur le plan économique et
social. Notons cependant à ce propos que le sentiment de fierté natio-
nale fonde aussi la satisfaction de nos interlocuteurs qui
s’enorgueillissent du travail accompli en France et de sa position de
pointe dans des domaines tels que la lutte contre la pollution de l’eau
ou de l’air. Pour beaucoup, la France serait le premier des pays euro-
péens à avoir sensiblement réduit les émissions nocives de CO2 grâce
à l’emploi massif du nucléaire, et à pouvoir se prévaloir [172] d’une
avancée dans le contrôle des pollutions, grâce à la modernisation de
son système ferroviaire avec le TGV, reconnue, par nos partenaires
européens, comme le signe d’une véritable politique anticipatrice.
Relais des pressions scientifiques et politiques, celles qu’exerce
l’opinion publique nuiraient à la stabilité et à la cohérence des poli-
tiques environnementales. Cette chaîne d’arguments associe la forma-
tion de l’opinion et son impact dans un même discrédit de
l’environnement et du ministère qui en a la charge. Cette tendance est
renforcée par le positionnement de l’objet environnement dans
l’espace des préoccupations sociales et politiques. Ce qui débouche
sur la deuxième grande opposition : d’une part, sa reconnaissance
comme objet de valeur, et d’autre part, sa dévalorisation comme objet
de connaissance et comme enjeu politique.

L’ENVIRONNEMENT,
OBJET DE VALEUR DÉVALORISÉ

En effet, dans son évolution et ses modulations, l’image du minis-


tère de l’Environnement n’est pas seulement tributaire de son histoire
institutionnelle, de ses modes de fonctionnement ou de son style de
partenariat ; elle est également sous-tendue par une évaluation restric-
tive de tout ce qui touche à l’environnement qui se manifeste, soit
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 298

dans la sous-estimation des problèmes environnementaux, soit dans la


minoration de leur pertinence comme objet politique. Elle traduit
l’importance accordée, dans la sphère ministérielle, à l’environnement
comme enjeu politique.
Si l’environnement reste pour tous, à un titre ou un autre, un thème
qui alerte l’attention et réclame une mobilisation, s’il est reconnu
comme un objet où s’investissent des valeurs rapportées à l’intérêt
général ou national, les appréciations qui en sont faites comportent
toujours une part de dévalorisation chez des acteurs sociaux tenus de
le mettre en regard des impératifs des secteurs qu’ils gèrent. Le point
de vue de l’administration ou du politique reste toujours prévalent.
Cette dualité axiologique s’exprime dans les modalités de connais-
sance des problèmes environnementaux qui, malgré la valeur consen-
suelle dont ils sont investis, ne sont pas traités de façon homogène
d’un ministère à l’autre.

Une connaissance lacunaire


et sans homogénéité

L’ensemble des informations fournies au cours des interviews sur


les problèmes liés à l’environnement, permet d’en dresser un tableau
assez complet. Cependant, l’analyse des réponses en fonction du sec-
teur d’activité a permis de faire un premier constat, celui du caractère
lacunaire des connaissances et de la variabilité de l’intérêt porté au
domaine de l’environnement. Même quand le discours des sujets se
réfère d’abondance à l’environnement en général et à son caractère
holistique, l’appréhension n’en est pas globale et la sensibilisation à
ses différents aspects, loin d’être uniformément distribuée. Cela pose
la question de la « culture environnementale » dans les milieux de
l’administration publique et de son insuffisance.
La perception des problèmes environnementaux, sélective, semble
comme filtrée par l’appartenance ministérielle qui met en jeu des posi-
tions fonctionnelles modulant leur importance relative. La façon dont
les différents problèmes sont argumentés renvoie aussi à l’engagement
personnel des interviewés, comme aux emprunts qu’ils peuvent faire
au discours circulant dans l’espace public. Ainsi, l’attention portée au
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 299

domaine de l’environnement connait une intensité variable selon la


catégorie de ministère qui se traduit par la fluence des discours : plus
les recouvrements et conflits de compétences sont aigus, plus le dis-
cours est prolixe. D’autre part, les représentations diffèrent selon la
nature technique ou transversale des ministères. Dans le premier cas,
l’identification aux administrés, associe à la dimension technique
[173] une dimension affective forte avec une tendance sensible à con-
sidérer les questions dont on est en charge sous un angle personnel.
Dans le second cas, les représentations ont une physionomie moins
homogène, mais tout aussi révélatrice. C’est là que l’expression privée
est la plus nette et que la perspective fonctionnelle module la spécifi-
cité de l’approche des problèmes, comme l’implication personnelle.
Les représentants du ministère de l’Environnement, présentent un pro-
fil original : ils sont à la fois les mieux informés, les plus engagés
dans leurs fonctions techniques et politiques, et les moins impliqués
personnellement. On notera que cela est contraire à l’image d’un per-
sonnel limité dans ses compétences et porté par une orientation pas-
sionnelle donnée par ses partenaires. Ceci met en évidence le décalage
entre leur vision et la réalité du fonctionnement du ministère, avec ce
que cela engage de rationalisation et de légitimation des conflits.

Luxe social et valeur conjoncturelle

Mais quel que soit le niveau d’information et d’implication per-


sonnelle ou fonctionnelle de nos interviewés, l’avis prévaut que
l’environnement est un objet secondaire en regard des autres priorités
de l’action publique, occupant une position en retrait sur la scène des
nécessités et urgences vitales, sociales ou politiques. L’expression de
cet avis reçoit diverses modulations où il est loisible de lire la vision
du monde des interviewés. Si dans certains cas, il ne s’agit que de
l’effet d’une hiérarchisation des valeurs et des besoins sociaux, dans
d’autres, se dessine en filigrane une analyse structurelle de l’état so-
cial ou une conception dynamique de son évolution d’où résultent des
pondérations variables des enjeux environnementaux.
On aurait affaire à un domaine dont le statut est labile, soumis à
l’état de conjonctures nationales ou internationales. Pour qu’il affleure
au rang des intérêts majeurs, il paraît nécessaire que soient garanties
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 300

des conditions optimales de développement social et de croissance


économique ; une crise ou une guerre - celle du Golfe par exemple -
semblent suffire pour le faire disparaître du champ de l’attention poli-
tique et de la conscience collective. Les intérêts nationaux ou interna-
tionaux, dans leurs enjeux et leurs conflits sont susceptibles de relé-
guer l’environnement à l’arrière-plan en infléchissant ou contrecarrant
les volontés politiques. De même, l’environnement apparaît-il à beau-
coup comme une sorte de luxe politique ou social en regard des priori-
tés qui s’imposent aux gouvernants et sont partagées dans la société
civile. Chez certains, ce jugement fait appel à une conception hiérar-
chique des besoins humains qui distingue entre besoins primaires cor-
respondant aux exigences vitales et besoins secondaires n’émergeant
qu’une fois les premiers satisfaits. Ainsi l’attention aux conditions de
l’environnement ne serait-elle possible et justifiée que dans les socié-
tés nanties et développées où les besoins élémentaires et les nécessités
de la survie auraient été pourvues.
D’autres raisonnent en termes plus structurels, mettant l’accent sur
les contraintes économiques et sur la nécessité pour les pouvoirs pu-
blics d’avoir d’abord à assurer les bases matérielles du développement
social et de la croissance économique, sans être pour autant accusés de
négliger l’état de l’environnement. Cela permet de comprendre la si-
tuation des pays de l’Est et de justifier les choix réclamés par l’état
actuel ou futur de certains secteurs d’activités. Dans les sociétés déve-
loppées dont le présent et l’avenir sont barrés par l’horizon du chô-
mage, l’impératif économique est celui de la croissance et du plein
emploi ; il fait prévaloir une logique de production et de protection
des catégories professionnelles menacées. Les individus eux-mêmes
tout soucieux qu’ils soient de la qualité de leur environnement la font
toujours passer après la sécurité de l’emploi. Dans les pays en voie de
développement, les priorités deviennent celles de la sécurité des res-
sources, celles « du gîte et du couvert », dont la carence rend déri-
soires les inquiétudes concernant la perte du patrimoine naturel. Au
niveau international, la compétition économique entre les pays, les
intérêts respectifs des états, apparaissent [174] comme les véritables
moteurs des décisions, y compris dans le domaine de l’environnement
quand il s’agit d’un marché nouveau. Il convient alors de modérer
l’exigence environnementale au nom de l’équilibre de l’économie na-
tionale et de la survie des citoyens face auxquels elle compte peu. A
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 301

ce propos se fait jour une dimension symbolique qui vient doubler la


dimension matérielle des priorités. Face à celle du développement, la
défense de l’environnement passe au second plan quand il y va du po-
tentiel et du prestige national. À l’affirmation des solides réalités que
doit servir la politique du pays, fait pendant la sensibilité d’un orgueil
national à fleur de peau. L’environnement révèle autre chose que lui-
même. Il est assez vague et en même temps culpabilisant pour que
l’on y investisse des valeurs qui sont politiques, mais ne le concernent
pas directement. Lui-même dévalorisé, il polarise des valeurs, des
symboles, des demandes associées au développement national et à
l’image de la France et de sa dignité. Et l’on peut se demander s’il
existe un autre secteur gouvernemental où ce mécanisme de projection
puisse s’observer aussi clairement.

Défense et illustration du mouvement

Mais là ne sont pas les seules valeurs que polarise


l’environnement. Il en est que sa défense engage de façon directe :
celles de progrès et d’évolution, la question étant alors de trancher si
l’environnement est facteur de progrès ou de stagnation. Cela dé-
bouche sur un dilemme et une interrogation. Le dilemme se formule
ainsi : ou protéger avant tout la production et le développement au
prix de la détérioration de l’environnement, avec les menaces pour la
survie de l’espèce et la qualité de la vie que cela comporte, ou proté-
ger avant tout l’environnement avec le risque d’immobilisme, de ré-
gression et de crainte pour le devenir de la société française que cela
comporte. L’interrogation concerne les finalités de l’action environ-
nementale et le dépassement de la contradiction précédente : comment
définir un nouvel équilibre entre l’homme et la nature ? Deux grandes
figures d’opposition se dessinent alors.
La première met en avant les inquiétudes soulevées par la décou-
verte des risques environnementaux liés au développement. Elle op-
pose d’une part, une conscience du danger, teintée de pessimisme,
mais conférant un caractère bénéfique à l’alerte environnementale, et
d’autre part, une attitude de réassurance fondée sur l’optimisme et la
confiance dans la maîtrise technique des problèmes environnemen-
taux. L’attitude pessimiste pose le problème du danger, en termes re-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 302

lativement dramatiques de « survie » des espèces, de la nature ou de la


société, ou en termes accusateurs de développement « sauvage » qui
mettent en cause la course productiviste des politiques industrielles et
agricoles de même que le développement technologique et ses risques.
Cette conscience malheureuse qui projette l’angoisse sur l’avenir est,
chez la plupart, matinée de confiance. Cet optimisme s’argumente de
façons différentes : il y a ceux qui considèrent les préoccupations en-
vironnementales comme facteur de progrès, la découverte des risques
et l’accumulation des connaissances permettant d’avancer sur le front
de la protection. Il y a ceux qui, en écho à l’affirmation des savoir-
faire sectoriels en matière d’environnement, trouvent dans les capaci-
tés auto-correctrices de la technologie, de solides réassurances contre
les anticipations alarmistes. Il y a enfin ceux qui font crédit au chan-
gement des mentalités, avec, en arrière-fond, la référence à un choix
entre des modèles de société alternatifs. Dans ce cas, les préoccupa-
tions environnementales seraient caractéristiques d’un changement
propre aux sociétés post-industrielles. L’environnement ne paraît pas
alors incompatible avec l’évolution technologique qui fournit les ins-
truments de sa protection. Loin d’exclure l’idée de progrès, il en in-
carne les formes nouvelles. Il est clair qu’une telle perspective, si elle
minimise la gravité des problèmes environnementaux en raison des
solutions techniques qui peuvent leur être apportées, et de la primauté
qui reste attachée au développement social, reconnaît la légitimité de
la sensibilité écologique.
[175]
La seconde opposition considère les politiques de l’environnement
à la lumière de la contradiction Protection/Production, traduite en
termes d’immobilisme versus dynamisme ; elle oppose la crainte de
l’immobilisme à l’espoir de la rénovation. C’est la position de ceux
qui défendent l’idée d’une évolution continue des relations entre
l’homme et son environnement. Fait notable, il est moins question
dans ce cas de figure de défendre absolument le progrès, industriel ou
autre, que le mouvement qui manifeste l’œuvre et le pouvoir de
l’homme sur le monde. Le souci de défendre l’environnement ferait
courir le risque de contrecarrer un processus de transformation,
marque du vitalisme de la nature, et produit en quelque sorte « natu-
rel » et bénéfique de l’intervention humaine. La volonté de protection
reçoit plusieurs interprétations. Elle peut être attribuée à un repliement
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 303

frileux et égoïste sur son bien-être individuel, ce qui est une autre ma-
nière de formuler le conflit intérêt privé / intérêt général, et de stigma-
tiser les sociétés ou les milieux nantis, niches propices à l’éclosion du
besoin écologique. On peut aussi y lire l’expression d’une attitude
passéiste qui, insensible au danger de régression qu’elle porte en elle,
traduit soit une réaction de défense contre la nouveauté et le change-
ment, soit une idéalisation des formes de vie passées, aveugle à la du-
reté qu’elles comportaient ; dans l’un et l’autre cas, c’est une certaine
idéologie écologiste que l’on stigmatise.
L’acceptation du changement enregistre, quant à elle, l’instabilité
des états du monde naturel et social et la continuité l’intervention hu-
maine. Elle implique aussi que, pour permettre une action qui ne fige-
rait pas le statu quo, l’on trouve de nouveaux équilibres qui sont défi-
nis comme l’enjeu véritable d’une action pro-environnementale et
porteur d’un espoir de renouveau. Revendiqués par les défenseurs du
progrès technique aussi bien que par les tenants du mouvement, quel
que soit le degré de légitimité ou d’importance accordé aux préoccu-
pations environnementales, les nouveaux équilibres sont conçus
comme le résultat de choix concertés, fondés sur le compromis, le do-
sage des différents types de risques avec la mise en œuvre de méca-
nismes compensatoires. Le compromis est conçu à la fois comme une
nécessité et comme un idéal pour faire entrer les exigences environ-
nementales dans les réalités locales, nationales ou internationales. Il
fait passer de la réglementation à la régulation. Face à l’option « révo-
lutionnaire » du renversement d’un modèle de société, celle du
« compromis-régulation » incarne une sorte de « réformisme » éta-
tique qui va prendre en charge la conciliation des aspects éthiques de
la défense de la qualité de la vie et de la nature et les aspects pratiques
de la défense des intérêts vitaux de la société. Un tel point de vue re-
met en question le mouvement écologiste et confère aux pouvoirs pu-
blics un statut nodal de médiateur, d’intercesseur dans le jeu des ac-
teurs collectifs de la société civile ou politique, impliquant un « arbi-
trage » à tous les échelons de la hiérarchie et à tous les niveaux de
l’action.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 304

Plus d’autorité, mais de qui ?

La conscience des enjeux politiques incite certains à remettre en


cause la décentralisation où perce le risque de voir les intérêts locaux,
anarchiques ou archaïques, prédominer sur l’intérêt collectif et sur une
vision plus globale ou à long terme en matière d’environnement. Elle
incite aussi à réclamer plus d’autorité pour les pouvoirs publics ou à
faire montre, dans les services techniques, d’un autoritarisme défensif.
Il s’agit alors de garantir les chances de réalisation de programmes
d’intérêt général, bénéfiques pour l’environnement et la qualité de la
vie, mais contrecarrés par des résistances locales ou individuelles. On
peut aussi projeter l’efficacité à un niveau intermédiaire situé entre
celui de l’administration centrale, trop loin du terrain pour en com-
prendre et maîtriser les données, et le niveau communal dont la pers-
pective ne dépasse pas l’intérêt local. La réserve vis-à-vis de la décen-
tralisation ne va pas forcément de pair avec le refus de la concertation
avec le public. La pratique des études d’impact et des enquêtes
d’utilité publique paraît un bon palliatif à un dirigisme aveugle aux
besoins des populations. Mais il [176] n’échappe à personne qu’elle
puisse constituer une bonne manière d’appliquer des mesures autori-
taires en s’appuyant sur la concertation pour les faire accepter. Il
existe par ailleurs, des partisans de la décentralisation pour qui elle
doit permettre une meilleure prise en compte des avis motivés des as-
sociations et une responsabilisation des élus locaux qui a donné la
preuve de son efficacité. Ses partisans ne croient pas au handicap que
représenterait le jeu des intérêts et des conflits locaux que seule, au
contraire, la mise en place de structures décloisonnées, horizontales,
permettrait de résoudre dans l’impartialité.
Dans tous les cas, l’autorité ne semble pas pouvoir revenir exclusi-
vement au ministère de l’Environnement. Pour ceux qui sont attachés
à la main de fer du dirigisme, même s’ils mettent le gant de velours de
la concertation, ce dernier sera toujours coupable d’appuyer des avis
divergents de ceux des pouvoirs publics ou d’être incapable d’imposer
des solutions par manque de pouvoir, de moyens, ou faute d’une poli-
tique globale de contrôle des effets induits par les options techniques.
L’on a beau regretter sa faiblesse où l’on voit une source d’erreurs et
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 305

de conflits, on ne lui accorde ni pour le présent ni pour l’avenir le


droit à l’exercice d’une responsabilité pleine et entière. Et pour pallier
un état de fait dommageable pour l’environnement, figure comme
propositions, soit une association avec d’autres ministères, soit une
conquête progressive de contrôle ou de pouvoir dans des secteurs dé-
finis, par infiltration des autres administrations ou participation effec-
tive aux décisions au plus haut niveau. Ainsi, au plan local et régional,
comme au plan national, le ministère de l’Environnement reste donc
cantonné dans des limites que fixe son interdépendance avec les autres
ministères.
La limitation des compétences du ministère est cependant contre-
balancée à la fois par la reconnaissance d’une vocation mondiale et
d’une fonction prospective. Avec le changement d’échelle des risques,
l’action du ministère qui a su faire preuve d’esprit de prévision et
d’initiative, gagnerait en portée : son champ d’action devient européen
et mondial. Par ailleurs, on lui reconnaît une fonction prospective, at-
tendant surtout de lui une position de vigilance et de coordination tra-
duite dans deux images complémentaires, celle du « veilleur » et celle
de 1’ « harmonisation ». Il est veilleur quand, repérant un problème, il
doit avertir, donner l’alarme. Cette activité va jouer aussi comme une
force d’innovation qui introduit dans le champ des décisions de nou-
veaux paramètres modifiant les objectifs et les intentions des autres
ministères. Ces derniers commencent à intégrer ce droit de regard et
anticipent sur sa volonté d’intervention en l’associant systématique-
ment aux réunions préliminaires de décisions de façon à ne pas subir
une attaque tardive. Il doit aussi aider à garder un équilibre entre plu-
sieurs impératifs, à concilier des points de vue et des exigences hété-
rogènes, mieux intégrer la France dans la Communauté européenne du
point de vue de l’environnement, tout en anticipant les conséquences
des projets, entreprises et décisions, et en alertant sur celles qui se-
raient dommageables pour l’environnement. Cette fonction
d’harmonisation doit être accomplie avec le sens de la mesure. Elle
donne vocation au ministère de l’Environnement pour coordonner et
légiférer.
Sur le long terme, cette coordination rejoint un rôle « imitateur »,
les contradictions entre les intérêts de différents secteurs ministériels
ne sauraient être dépassées que sous une pression du ministère de
l’Environnement relayé au plus haut niveau. Avec ce rôle d’incitateur,
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 306

le ministère reçoit ainsi des fonctions élargies, distanciées de l’action


directe. Il lui revient : d’élaborer des stratégies de défense de
l’environnement ; d’orienter les décisions ; de faire de la recherche ;
de prendre en charge l’éducation du public, de diffuser l’information
scientifique et de tenir alerté des risques potentiels.
Ces interventions sont conçues sur le long terme, l’action ministé-
rielle change d’échelle temporelle : plus d’intervention immédiate,
mais une vision prospective, fondée sur la science. Son action est de
protection et de prévention, non de gestion. En ce qui concerne les
ressources [177] naturelles, il n’est pas gestionnaire : il protège le pa-
trimoine, les espèces. En ce qui concerne la production, il n’intervient
pas directement, sauf en amont, par l’aide aux technologies propres et
la création d’une industrie de l’environnement, sa gestion directe pou-
vant se limiter, selon nos interviewés, à celle des déchets. Son rayon
d’action, lié à son rôle prospectif se déplace du local au continental et
au planétaire. Avec ces nouvelles attributions, ses partenaires achè-
vent de délimiter les pouvoirs du ministère de l’Environnement. Mais
en les situant hors de l’espace et du temps où s’opère la gestion effec-
tive, ils élèvent le débat, passant de la défense des territoires à celui de
l’interrogation sur le rôle de l’État.

LA QUESTION DE L’ÉCHELLE
DES PHÉNOMÈNES

Ce point de vue national pointe l’importance du niveau de prise en


compte des risques environnementaux. Pour l’ensemble des intervie-
wés, c’est leur ampleur spatiale, temporelle ou sociale qui est le cri-
tère prévale. L’évaluation des risques tient compte de leur échelle lo-
cale, nationale, continentale ou planétaire, du niveau général ou parti-
culier de leurs conséquences, et de leur caractère réversible ou non.
En premier heu émergent les problèmes dont l’incidence est globale,
c’est-à-dire dont les effets se situent au niveau de la collectivité hu-
maine ou de l’état de la biosphère. C’est le cas notamment des dété-
riorations ou altérations qui affectent le milieu atmosphérique, les res-
sources naturelles, le cadre et le patrimoine naturel ou paysager. On
notera cependant que la perspective des interviewés reste repliée sur
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 307

un espace de relative proximité, au mieux un espace national, et que si


elle embrasse la dimension planétaire, c’est surtout au nom des consé-
quences que celle-ci comporte pour l’environnement de la vie quoti-
dienne : ainsi se préoccupe-t-on plus de déforestation que de désertifi-
cation, de l’effet de serre que des trous dans la couche d’ozone, de la
pollution de l’eau et de l’air que de celles des mers. Ceci montre la
prégnance de ce qui interpelle directement les interviewés, dans leur
sensibilité ou leur expérience.
Quand on passe à l’échelle locale, pratiques individuelles et activi-
tés industrielles ou agricoles etc. sont mises sur le même pied quand il
s’agit de la génération de nuisances. Cependant, tout se passe comme
si l’exposition et la responsabilité personnelles étaient des facteurs
modérateurs dans l’appréciation des problèmes. La référence à des
choix individuels, entrepreneuriaux qui mettent en jeu des intérêts et
des préférences particuliers pondère l’évaluation des questions
d’environnement. Cela induit une relative indifférence à ce qui
n’affecte pas globalement l’ensemble de la population nationale et,
partant, à ce dont on a des chances d’être protégé pour peu que l’on
vive en dehors des zones dangereuses. L’indifférence se renforce
quand il s’agit de problèmes présentant un caractère saisonnier, épiso-
dique ou accidentel, ou ne surgissant que sur des fractions restreintes
du territoire. Le sentiment d’appartenir à une communauté liée par un
même sort, l’expression d’une solidarité face aux problèmes environ-
nementaux, comme le souci du bien-être des populations, trouvent là
leurs limites. Et l’on ne se prive pas alors de s’abriter derrière la va-
riabilité des avis dans le milieu scientifique et de mettre en cause
l’utilisation qui en est faite par le milieu politique, pour déplacer les
problèmes.

Ce déplacement s’opère par la mise en regard de l’environnement


par rapport à d’autres préoccupations. D’une part, celles déjà exami-
nées concernant les priorités de la production et de l’économie.
D’autre part, celles qui sont liées à l’idée de changement, et à la cons-
tatation de la réalité de fait et de droit que constitue l’évolution tech-
nologique et sociale. Le constat d’une intervention de l’homme sur la
nature et des effets de sa technologie est à la source d’évaluations
nuancées concernant l’importance de l’environnement. Celui-ci pèse
alors d’un poids nouveau dans la manière d’envisager le devenir poli-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 308

tique et social dans une réflexion qui [178] découle de la pratique


même des interviewés dont la gestion de l’environnement débouche
sur un enjeu politique.

Défense
et illustration du mouvement

Sans se départir jamais du sentiment de la supériorité de leur savoir


et de leur savoir-faire technologique en matière de gestion environ-
nementale, nos interviewés estiment que la prise en compte de la
question environnementale dans le fonctionnement des services et la
dynamique politique est un facteur positif de l’évolution de la vie pu-
blique. Ce disant ils ne reprennent pas les thèmes propres à la mou-
vance écologiste concernant la transformation de la société politique,
de ses modes de fonctionnement, la remise en cause du pouvoir de
l’État et de la technocratie ou l’apologie de la participation civile. Plu-
sieurs ordres d’argument étayent leur position.
Certains, abordant ce problème sous l’angle global ou sociétal,
considèrent que l’exigence environnementale a une portée rénovatrice
qui fait retour sur le politique. Ils l’expriment soit sous la forme d’un
simple constat de l’état du champ idéologique, soit sous celle d’une
reconnaissance de la validité de l’alternative environnementale, mani-
festant alors de manière voilée, une sensibilité écologiste. D’autres
raisonnent au niveau du fonctionnement du gouvernement, ou des ser-
vices de l’administration. Les impératifs liés à l’environnement chan-
geraient la donne politique et les perspectives de travail. Introduisant
dans la gestion administrative un point de vue « supra-ordonné » et un
niveau de complexité élevé qui traverse de manière identique, toutes
les directions, et tous les ministères, ils créeraient une situation
d’innovation favorable au dépassement des contradictions, à
l’élargissement des perspectives et à leur renouvellement. Enfin, par
le biais de l’environnement, tous les problèmes de société « chauds »
feraient retour dans l’administration, celle de l’environnement surtout,
qui devenue de la sorte « appendice » du social, pourrait aussi en être
le laboratoire où réexaminer, « revisiter » les problèmes. Et l’on a
beau accorder que l’environnement s’inscrit désormais dans les préoc-
cupations du quotidien, on n’adopte guère le ton du prophétisme éco-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 309

logique (MAE) prônant le salut par de nouvelles valeurs de vie.


L’environnement s’inscrit dans la fonction même s’il interpelle des
sensibilités personnelles.

Une dévalorisation effective et manifeste transparaît dans les réas-


surances concernant les détériorations environnementales ou le con-
trôle des risques ainsi que dans la manière de concevoir le rôle des
agents ayant en charge l’environnement, de répartir les responsabilités
entre le public et l’État et, à l’intérieur de celui-ci, entre les différentes
administrations, ou de hiérarchiser les problèmes selon leur domaine
ou leur échelle. Ceci oriente, dans certains cas, vers une approche spé-
cifique et très engagée des problèmes, dans d’autres cas, comme dans
le cas du ministère du Budget, par exemple, à adopter moins volon-
tiers une perspective purement fonctionnelle. Cela peut s’expliquer
par le fait qu’aux yeux de ces agents, les questions d’environnement
n’apparaissent pas présenter de spécificité et sont à considérer sur un
pied d’équivalence avec celles posées par les différents ministères
techniques. Cette attitude se double d’une moindre connaissance et
d’une plus grande sensibilité au discours circulant dans la société ou
les couloirs des autres ministères, laissant une plus grande part à la
manifestation des opinions personnelles. Les représentants des minis-
tères des Affaires étrangères et de la Coopération présentent une cer-
taine parenté à en juger par l’équilibre entre les étayages professionnel
ou privé de leurs opinions, mais manifestent la particularité de leur
rôle dans leur approche fonctionnelle des problèmes. Ceux des Af-
faires étrangères sont, du fait de leur intervention au niveau interna-
tional, centrés sur la gestion et la réglementation des questions envi-
ronnementales et leur impact en France, avec une prise en charge per-
sonnelle évidente. Ceux de la Coopération ne semblent pas s’attacher
à des questions spécifiques et sont les plus [179] distanciés dans leur
activité, sans doute parce qu’ils situent les problèmes
d’environnement dans la perspective plus large de l’aide au dévelop-
pement des pays dont ils s’occupent. Certains considèrent que les con-
sommateurs ont une influence directe sur les producteurs, dans
l’industrie comme dans l’agriculture, minimisant celle des pouvoirs
publics. Ainsi, face à la nature technique et au fondement « objectif »
- c’est-à-dire les nécessités économiques et sociales - de l’action de
ses partenaires, son intervention n’aurait d’autres bases, en dehors des
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 310

données de la science, que les contraintes du politique ou les options


idéologiques.

[180]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 311

[181]

Représentations sociales et mondes de vie

Troisième partie
CORPS, GENRE, SANTÉ

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[182]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 312

[183]

TROISIÈME PARTIE

Chapitre 1
Le corps représenté
et ses transformations *

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C’est l’homme qui, toujours et partout, a su faire de son corps un


produit de ses techniques et de ses représentations. Cette phrase lapi-
daire d’un anthropologue, Claude Lévi-Strauss (1950), introduisant à
la lecture du premier sociologue à s’être intéressé au corps, Marcel
Mauss, désigne à la psychologie des représentations un objet privilé-
gié. Car c’est sans doute à propos du corps que l’étude des représenta-
tions illustre le plus aisément son caractère de science sociale. Ceci
pour deux raisons qui tiennent aux tendances de la recherche sur le
corps dans les sciences humaines et à la spécificité du corps, objet à la
fois privé et social, et dont les représentations s’articulent aux sphères
du psychologique, du social et du culturel.

ÉTUDE DU CORPS ET REPRÉSENTATION

Frappante, en effet, apparaît la coïncidence entre l’approche du


corps en termes de « représentation sociale » et la perspective qui s’est
progressivement dégagée, dans les sciences sociales depuis que Mar-
cel Mauss a souligné l’importance de l’apprentissage social dans les

* Parution originale : 1984. The representation of the body and its transforma-
tions. In R. Farr & S. Moscovici (Eds.), Social Representations (pp. 211-
238). Cambridge, Cambridge University Press.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 313

conduites relatives au corps et vu que « l’étude des techniques du


corps doit prendre place à l’intérieur d’une étude de systèmes symbo-
liques » comme le rappelle Mary Douglas. Au cours de la dernière
décennie, marquée par une floraison de travaux sur le corps, la réfé-
rence à la notion de représentation se fait de plus en plus insistante.
Certains chercheurs en appellent avec Blacking (1977) au « besoin
d’étudier le fondement biologique et affectif de notre construction de
la réalité ». D’autres, traitent les fonctions et usages qui sont conférés
au corps, les pratiques, réglementations et savoirs qui s’y rapportent
comme autant de formes où lire des visions de l’homme et du monde,
des expressions d’un imaginaire social, d’un ordre symbolique et
d’une identité de groupe (Loux & Peter, 1976). Dans tous les cas nous
retrouvons implicitement ou explicitement la notion de représentation
sociale. Et quand le regard du sociologue, de l’ethnologue, de
l’historien des idées ou de la médecine prend compte les représenta-
tions que recèlent habitudes somatiques, alimentaires ou sexuelles,
techniques d’élevage ou d’entretien, savoirs savants ou traditionnels,
sa démarche rejoint celle du psychosociologue. Les représentations
ainsi appréhendées sont considérées comme le fait ce dernier : soit
comme des modèles latents qui renvoient à des systèmes de valeurs et
de pensées communs et assurent la cohérence des attitudes et des con-
duites au sein d’une formation sociale donnée (Loux,1977, 1979) ;
soit comme des significations sociales qui enracinent « les structures
les plus fondamentales du groupe dans les expériences ordinaires du
corps » (Bourdieu, 1980) ; soit comme des catégories ordonnant sur le
mode analogique, l’expérience sociale et l’expérience corporelle
puisque « the social body contraints the way the physical expérience
of the body, always modified by the social categories throught which
it is known, sustains a particular view of the society » (Douglas, [184]
1971). Une telle convergence montre combien est pertinente pour le
champ social l’étude des représentations sociales dont il nous faut
maintenant spécifier les perspectives originales s’agissant d’une réali-
té à la fois sociale et subjective.
La lignée des travaux que nous venons d’évoquer met en évidence
le statut social du corps, sous un double rapport : celui de sa détermi-
nation et celui de son inscription dans les débats qui animent la scène
culturelle. Ils démontrent que les expériences, pratiques et états corpo-
rels auxquels sont reliées les représentations se trouvent sous la dé-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 314

pendance des régulations et apprentissages sociaux. Ils révèlent aussi


la façon dont le corps passe sous l’emprise sans cesse croissante des
institutions de contrôle dans le domaine médical, sexuel, sportif, etc.
(Volran, 1975 ; Brohm, 1975 ; Besin & Pollack, 1977 ; Bernard,
1978), et devient par là même thème de préoccupation pour les mou-
vements contestataires innovateurs (de la libération sexuelle à
l’écologie). On voit ainsi les modèles de pensée infléchir, à côté des
modèles de comportement la façon de concevoir et vivre le corps. À
ce titre, le corps apparaît comme thème privilégié pour la recherche
sur les représentations sociales, en ce qu’il permet de retrouver le so-
cial au sein même de l’individuel et qu’il s’apparente aux objets tradi-
tionnellement retenus quand on veut cerner le système cognitif dont
les contenus et l’organisation reflètent des positions variables selon
les groupes sociaux. Nous pensons ici aux recherches qui ont pris
comme thème une théorie scientifique, la psychanalyse (S. Moscovi-
ci), des rôles sociaux, l’enfant ou la femme (P.H. et M.J. Chombart de
Lauwe), des valeurs sociobiologiques, la santé, la maladie (C. Her-
zlich), un bien collectif, la culture (R. Kaës). Autant d’objets sociale-
ment signifiants, à propos desquels se repèrent les enjeux de conflit
d’idées et de valeurs, objets institutionnalisés auxquels les individus
n’accèdent que par des passages socialement tracés et qu’ils
s’approprient par la communication sociale, la diffusion des connais-
sances des modèles de conduite ou des pratiques socialement codi-
fiées. Les incidences de ces phénomènes sociaux seront d’autant plus
sensibles dans le cas de la représentation du corps que celui-ci est pris,
avec une particulière acuité en raison de l’ouverture aux apports
d’autres civilisations, de la psychanalyse, des techniques de formation
par le corps (bio-énergie, cri primal, etc.) dans la mouvance des idées
et des modes et a comme objet de pensée et de pratique, une historici-
té.
Mais le corps a également le statut « privé », subjectif, qui va ame-
ner l’étude de sa représentation à saisir l’interaction du social et de
l’individuel à un autre niveau. Plusieurs éléments vont concourir à ce
statut « privé » du corps comme objet de représentation. À son propos
d’une part, va jouer avec une force particulière l’étayage de la repré-
sentation sur les fonctions biophysiologiques dont Kaës montre
l’importance à côté de l’étayage socio-culturel. D’autre part, des psy-
chologues cliniciens comme Schilder (1971) et Gantheret (1961) ont
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 315

montré que le schéma corporel et l'image du corps figuration spatiale


du corps propre, à base physiologique et structure libidinale, sont à
même de rendre compte des conduites corporelles et des rapports que
le sujet entretien à lui-même, aux autres et au monde. Enfin, il suffit
de considérer le rôle de l’expérience immédiate, concrète que tous les
chercheurs qui travaillent sur les représentations s’accordent à recon-
naître, et dont un exemple donné dans cet ouvrage par Jahoda concer-
nant la construction de la réalité économique par les enfants. Il
s’ensuit que, pour socialement conditionnées que soient l’expérience
et les connaissances corporelles, elles ne manqueront pas de
s’articuler, dans la représentation, à un univers de discours propre-
ment subjectif qui viendra modifier le sens et le contenu des acquisi-
tions sociales.
Cette particularité du corps d’être à la fois « social » et « privé »
nous fait rencontrer trois des questions qui émergent de façon récur-
rente et solidaire, au cœur de l’actuel débat sur les représentations so-
ciales : a) celle du rapport entre représentations sociales et représenta-
tions individuelles auxquelles font référence d’autres chapitres du pré-
sent ouvrage (cf. Deutscher, Farr, Milgram) ; b) celle du rapport entre
représentation et conduite (cf. Abric, Codol, Fransella, [185] Jaspars,
Fraser) ; c) celle du rapport entre représentation sociale et changement
individuel et social (cf. Chombart de Lauwe, Kaës, Moscovici), pro-
blème qui débouche sur celui du changement des systèmes de repré-
sentation peu étudié jusqu’ici. Ces questions sous-tendent
l’investigation que nous avons menée sur la représentation sociale du
corps et dont nous présentons ici quelques aspects et quelques résul-
tats.
Le but de la recherche était double : 1) identifier les catégories
mentales, les modèles cognitifs et normatifs qui ont une incidence sur
l’expérience vécue du corps, les connaissances et les usages le con-
cernant ; 2) saisir les changements des systèmes de représentation
dans les différents groupes sociaux, en fonction des modifications de
la situation française sur le plan social, culturel, et économique. Cette
perspective est en phase avec les propositions de Moscovici (1961,
1976) qui a souligné, en ouvrant le champ de recherche sur les repré-
sentations sociales, l’importance de traiter ces phénomènes comme
des systèmes en cours de développement et d’en aborder les change-
ments avec l’hypothèse de la polyphasée cognitive. Celle-ci permet de
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 316

poser la coexistence dynamique de différentes formes de savoir cor-


respondant à des relations différentes entre l’homme et son milieu et à
l’évolution des circonstances historiques, des interactions et de la cul-
ture. Cette vision n’a guère trouvé d’écho jusqu’à présent dans la re-
cherche empirique. L’examen du rapport au corps, sous l’angle social
et historique, dont un aperçu est présenté ici, en constitue une tenta-
tive d’application. À cet effet, la recherche a été conduite en deux
phases dans l’intention de comparer de façon diachronique et syn-
chronique les représentations et positions adoptées vis-à-vis du corps.
Une première étude a comparé les données de deux ensembles
d’interviews en profondeur réalisées à quinze ans d’intervalle. La se-
conde étude a isolé, par une enquête statistique menée sur un échantil-
lon représentatif de la population, les systèmes de représentations
propres à différents groupes. Le présent chapitre insiste sur les résul-
tats de la première étude, véritable « expérience naturelle » permettant
de repérer dans les représentations du corps, les transformations in-
duites par le changement culturel.
Or de tels changements ont été nombreux et importants au cours
des deux dernières décennies, aussi bien dans l’ordre médical et sani-
taire, que dans celui des loisirs, de la consommation, des techniques
corporelles et du sport, et tout autant dans celui des idées, comme
nous l’avons indiqué précédemment. Ils sont d’ailleurs prégnants pour
le public qui en constate les effets dans les aspects les plus courants de
la vie et de l’échange social. En témoignent ces quelques indications
retirées de l’enquête statistique. Ainsi, trouve-t-on que la façon de
traiter du corps dans les médias a changé depuis 15 ans : on en parle
plus et différemment (74% des réponses). Alors que le discours des
mass media apparaît dans le passé également marqué par les restric-
tions et connotations morales (58% des réponses), et les limites de
l’information ou l’occultation de certains aspects du corps (49% des
réponses), il semble dans le présent caractérisé plutôt par un change-
ment de style : plus de liberté, moins d’hypocrisie, moins de tabous
(55% des réponses) que par une amélioration de l’information (37%
des réponses seulement). L’accent est donc mis sur la transformation
de l’approche du corps et sa libération.
La perception et la même s’agissant du discours social : pour 86%
des personnes interrogées, la manière d’échanger sur le corps s’est
modifiée en 15 ans. On parle entre soi avec un style plus franc, plus
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 317

libre (60% des réponses) ; certaines exclusives portant sur la vie du


corps vont disparaissant ; ceci est particulièrement visible pour la
sexualité, au dire de 35% des sujets qui voient là un résultat de
l’évolution des mœurs et des idées. Les transformations des habitudes
privées sont-elles aussi marquantes. Alors que 61% des personnes in-
terrogées n’ont jamais parlé du corps avec leurs parents, 96% décla-
rent en parler avec leurs propres enfants ou avoir l’intention de le faire
quand elles en auront. Et c’est évidemment pour des questions de
sexualité que les interdits se lèvent, entraînant une véritable mutation
dans les mœurs si l’on en juge [186] par la pratique de la nudité : 74%
des sujets n’ont vu aucun de leurs parents nus ; ils sont 80% à accepter
de se présenter nus devant leurs enfants.
Ces quelques données suffisent à souligner la portée assignable,
socialement reconnue, à la transformation culturelle du rapport au
corps. Son sens aussi : celui d’une libération. Libération qui intervient
sur la façon dont chacun va parler, vivre, penser le corps, comme il
ressort de la comparaison diachronique des discours tenus sur le corps
à 15 ans d’intervalle. Le changement culturel du rapport au corps a
une incidence directe sur sa représentation. La forme selon laquelle
les sujets s’expriment, la structure du champ de leur représentation,
l’organisation de l’expérience corporelle subjective, le choix des caté-
gories notionnelles et normatives constitutives d’une conception du
corps s’en trouvent modifiées, comme nous le montrerons après avoir
dégagé les dimensions d’approche du corps qui structurent le champ
de la représentation.

Étayage du discours
et opération du champ représentatif

Les entretiens ont fait l’objet, à côté de l’examen thématique clas-


sique, d’une analyse caractérisant les différents types d’information
sur lesquels les sujets étayent leurs développements discursifs. Cette
procédure définissant les informations, non par leur contenu particu-
lier, mais par la source dont elles proviennent, offre l’avantage
d’éclairer la façon dont se fondent et s’organisent les représentations,
de subordonner le contenu des énoncés au processus de leur élabora-
tion et de mettre en évidence la structure du discours. Elle a été inspi-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 318

rée par le modèle d’analyse dimensionnelle des représentations de S.


Moscovici et par ma propre analyse des constituants de la représenta-
tion menée à l’occasion d’une étude sur la représentation de la mala-
die mentale (Jodelet, 1985). De cette manière ont été distinguées
quatre approches du corps qui, fondées sur des référentiels différents,
deux référentiels subjectifs, deux référentiels sociaux, conduisent aux
modalités de connaissance suivantes.

1. Les approches fondées sur les référentiels subjectifs renvoient au


rapport que le sujet entretient avec son propre corps. La première, dé-
nommée « vécu corporel » comprend toutes les informations qui res-
sortissent au domaine de l’expérience directe du corps propre, à tra-
vers les messages sensoriels ou organiques, l’histoire somatique, la
pratique quotidienne. On connaît quelque chose de son corps en mar-
chant, se levant, en faisant l’amour, en se dorant au soleil, comme en
l’éprouvant dans la douleur, la maladie, l’émotion, etc. Cette appré-
hension peut intégrer des expériences imaginaires ou réelles, propre-
ment physiques ou psychologiques, appartenant au présent ou au pas-
sé. La seconde, que nous nommons « rapport à l’environnement »,
passe par le rôle que la personne attribue à son corps, la place qui lui
est réservée dans l’accomplissement de la vie quotidienne, l’image
que l’entourage lui renvoie. Le monde extérieur où se situe le sujet est
le point de référence à partir duquel le corps est posé comme moyen
pour agir, instaurer une relation, affirmer sa position sociale, etc.
2. Les approches fondées sur un référentiel social intègrent les in-
formations véhiculées par la communication sociale, informelle ou
institutionnalisée. Dans la première, basée sur « l’interaction sociale »,
le sujet fait appel pour aborder le corps aux données recueillies auprès
de tiers ou tirées de l’observation d’autrui. Les informations trans-
mises par la communication sociale directe (pairs, spécialistes, méde-
cins) servent à étoffer et affiner les représentations. Autrui, dans sa
corporéité même, est également source de renseignements, que l’on
observe sa présentation, son expressivité, etc. Enfin, dans la dernière
approche dite « notionnelle et normative », les sujets vont spécifier
leurs connaissances sur le corps, comme objet biologique, culturel et
social, fixer leurs positions sur les problèmes qu’il soulève, en
s’appuyant sur les enseignements que fournissent les groupes et sys-
tèmes institutionnels auxquels ils participent. Il y a d’abord les savoirs
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 319

acquis par le canal scolaire, celui des mass media, la vulgarisation


[187] scientifique, etc. Il y a ensuite ce qu’ils détiennent du fait de
l’exercice de leur pratique quotidienne ou professionnelle (l’état du
boucher est d’un recours fréquent chez les femmes pour décrire le
corps interne, comme l’automobile chez les hommes). Il y a enfin tous
les points de vue, principes, normes d’usage que les sujets peuvent
emprunter, sciemment ou non, aux systèmes de valeurs, croyance
auxquels ils adhèrent du fait de leur appartenance à un groupe social,
religieux, culturel défini.
Les deux premières approches sont caractérisées par l’engagement
du sujet dans son expérience corporelle, les deux dernières supposent
un point de vue plus distancié et abstrait. Elles reproduisent, au niveau
de la structure du champ de représentation, la dualité « corps privé -
corps social ». Leur comparaison qui met en regard la fréquence
d’utilisation des différents types d’information dans chacun des cor-
pus d’entretiens, montre que : les discours organisent dans leur ma-
jeure partie autour de la première et de la dernière approche. Cette
dominance reste constante dans le temps. Dans les deux échantillons,
on semble peu enclin à aborder le corps en tant que médiateur du rap-
port avec l’extérieur ou en tant que médiatisé par l’observation et la
communication sociales directes. Et ce, au profit d’approches où les
individus se situent personnellement soit dans la singularité d’un vécu
dont le corps est sujet, soit dans la communauté des savoirs et des
règles partagées dont le corps est objet.

Liberté et implication

Mais par-delà cette structure générale du champ de représentation,


les entretiens portent, d’un corpus à l’autre, la marque d’une évolution
des mentalités. Un premier indicateur de ce phénomène réside dans la
fluence des discours. Pour un volume verbal identique, l’importance
numérique des références aux différentes catégories d’information
augmente sensiblement quand on passe de la première à la deuxième
population. L’expression devient plus libre et plus concernée. Les
énonciations sont plus variées, moins redondantes, la représentation
plus riche, plus nuancée dans ses dimensions. Il y a 15 ans, les sujets
avaient tendance à se focaliser sur un nombre limité de thèmes et à
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 320

réitérer leurs déclarations. Désormais, le corps s’offre comme un


champ d’exploration plus ouvert, accessible, comme champ de préoc-
cupation plus mobilisateur. Liberté et implication signent aujourd’hui
le discours sur le corps.
Un autre indicateur de ce phénomène réside dans l’évolution des
références aux différents registres d’information. Globalement, on
s’appuie moins actuellement sur les acquisitions notionnelles et nor-
matives. L’approche du corps et donc moins abstraite, moins distan-
ciée qu’elle ne l’était. Les aspects expressément socialisés du corps
s’estompent dans la représentation en faveur d’éléments qui renvoient
plus directement au corps propre des sujets. Ce déplacement reflète un
engagement personnel des sujets dans leurs discours. Il traduit aussi le
jeu des interdits et modèles sociaux. On peut faire l’hypothèse que les
choix des développements discursifs obéissent soit au souci de taire ce
qui est son corps, soit au contraire à la facilité, au désir d’en parler.
Les choix afférents au domaine normatif et notionnel traduiraient
alors l’effet d’une contrainte, d’une retenue ; ceux afférents à
l’expérience du corps propre, traduiraient une acceptation plus grande
de sa corporéité, donc une position plus libre. L’ancrage sur le vécu
impliquerait également un rapport harmonieux, non conflictuel à son
corps, alors que le recours à une thématique abstraite serait une façon
d’inscrire son corps dans les problématiques de son temps, et les con-
flits qui en résultent. Cela nous permet de désigner l’un des lieux de la
représentation où l’effet de libération va jouer : celui de l’opposition
corps privé - corps social.
[188]

CORPS MASCULIN - CORPS FÉMININ

Un autre lieu de changement se dégage à considérer l’évolution des


discours masculins et féminins : celui de l’opposition corps masculin
— corps féminin. L’incidence du changement culturel affecte diffé-
remment l’adhésion de chaque sexe. Les femmes qui, par le passé,
avaient un rapport plus ouvert que les hommes à leur vécu corporel
restent stables dans leur manière de l’aborder aujourd’hui. En re-
vanche, l’approche des hommes bouge avec, pour balancer la nette
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 321

régression de développement personnel, le relief accordé aux réfé-


rences au corps propre. D’autres données basées sur la comparaison
sujet par sujet du rapport entre appel au vécu et énonciations abstraites
corroborent le fait que la position des hommes se rapproche de celle
des femmes en ce qu’elle accorde une place moindre à l’abstraction,
plus grande au corps propre. Ainsi, il apparaît que si les hommes du
premier échantillon se réfugient plus dans l’impersonnel que les
femmes, ceux du deuxième échantillon constituent le seul cas pour
lequel on constate une forte dispersion de la distribution des réponses,
et ce dans le seul domaine du vécu : sachant que l’augmentation de la
dispersion signifie un moindre accord sur la norme, on peut conclure
que le discours masculin actuel porte la marque d’une plus grande li-
berté. En revanche, l’analyse de l’évolution du discours selon les dif-
férentes phases des entretiens ou celle de l’accroissement des réfé-
rences à une même approche d’un échantillon à l’autre laisse appa-
raître chez les femmes une tendance à se rapporter plus volontiers au-
jourd’hui aux développements abstraits et à osciller entre l’expérience
vécue et la distanciation réflexive. Dans cette imbrication, les femmes
dévoilent une conscience corporelle plus fortement investie par
l’idéologique. Qu’est-ce à dire ?
Le fait que le changement des mœurs et des idées ait un impact dif-
férentiel selon le sexe indique que les hommes et les femmes sont si-
tués dans le champ de pressions sociales spécifiques dont ils se déga-
gent par des voies distinctes. Si l’évolution des réponses masculines
atteste un phénomène de libération du rapport entretenu avec leur
propre corps, celui que les femmes avaient et conservent à leur vécu,
libre et franc, comme leur propension à intégrer des conflits d’ordre
biologique, nous amène à chercher ailleurs les effets de la contrainte
sociale. Comme le montre le contenu des discours, les femmes adhè-
rent aux propositions du combat féministe qui dénonce leur aliénation,
leur réification. La libération pour elles et moins une question de levée
d’interdit que d’affranchissement par rapport à une condition imposée.
Ainsi à la répression du vécu et du rapport narcissique au corps dont
se dégagent les hommes, fait pendant pour les femmes une définition
sociale du statut et de l’image de leur corps tout aussi contraignante et
contre laquelle elles s’insurgent en termes idéologiques. Et la structure
de discours porte la trace de cette situation, en témoigne.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 322

Corps-objet, corps-machine

Cette dynamique du changement inter-sexe par le jeu du déclin


d’une double normativité va être éclairée par les résultats d’une
épreuve d’associations verbales au mot corps réalisée à l’occasion de
la deuxième campagne d’entretiens. Les associations paraissent régies
par un double processus : d’évolution au niveau de la forme,
d’hystérésis, de rémanence au niveau des contenus. En effet, les évo-
cations que suscite le mot « corps » sont nombreuses et manifestent
une grande variabilité individuelle. En se référant aux lois de
l’association verbale, on peut voir là un indice d’originalité dans la
production mentale et de libération par rapport au système de normes
et valeurs qui ordinairement assurent la stabilité des fréquences cultu-
relles dans les associations de mots. Sous ce rapport, les hommes ma-
nifestent une plus grande fluidité verbale et une dispersion lexicale
idiosyncrasique. Chez les femmes, le vocabulaire est moins riche et sa
fréquence d’usage plus élevée : cette redondance laisse voir une ten-
dance à l’homogénéité. [189] Tout se passe comme si la libération de
la pensée revêtait pour les hommes une forme très individualisée et
portait la marque d’une similitude de groupe pour les femmes.
Marque d’une condition ou effet idéologique ?
Mais le plus instructif réside dans les différences inter-sexe des
contenus sémantiques et dont la plus marquante concerne l’accent mis
sur l’anatomie et le fonctionnement organique. Les associations fémi-
nines livrent un corps « morcelé » où sont juxtaposés des éléments
anatomiques. Leur énumération ne concerne pas les parties internes,
mais des éléments qui ont soit un rapport avec l’extérieur qu’il
s’agisse du contact ou de la présentation (mains, yeux, visage), soit
une connotation érotique (sein, bouche, chair). Les hommes abordent
le corps comme un « tout fonctionnel » : ils produisent des associa-
tions qui renvoient à des images de totalités matérielles ou fonction-
nelles (amas cellulaires, machine cybernétique, ensemble constitué) et
seuls à citer les organes internes, ils évoquent des états de transforma-
tions organiques, envisagés sur le mode inquiet (morts, accidents,
souffrance). Rien de tel chez les femmes dont les associations une to-
nalité euphorique et ainsi s’opposent-elles aux hommes dans les asso-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 323

ciations relatives au potentiel corporel : les uns le disent fragile,


éphémère, les unes vie procréation, robustesse, énergie. Ces associa-
tions livrent en filigrane une vision qui demeure encore vivace en
chaque sexe, malgré les dénis de la modernité, et oppose la « femme
objet » et « l’homme-machine ». Et cette opposition en recouvre une
autre : vitalisme féminin et anxiété masculine. Nous y reviendrons.
Une autre différence mérite l’attention : celle observée dans l’univers
symbolique. Certaines évocations poétiques ou associations phoné-
tiques dénotent une distanciation par rapport au stimulus proposé. Ce
type d’usage est caractéristique des hommes, comme si, le corps res-
tant objet tabou, ils cherchaient une échappatoire. Les femmes ne
fuient pas dans le jeu de mots, mais elles ont une tendance marquée à
situer le corps dans une problématique psychologique ou morale.
Les associations de mots paraissent tout à fait expressives de la
dynamique du changement de la représentation du corps qui le situe
de manière quelque peu conflictuelle entre le pôle de la tradition et
celui de la modernité. Les contenus associatifs révèlent l’image tradi-
tionnelle des corps féminins et masculins ; leur forme est indicatrice
du mouvement par lequel hommes et femmes intègrent la modernité :
au niveau privé et dans la libération de l’expression chez les premiers,
par l’affiliation à une communauté de condition et l’affranchissement
idéologique chez les secondes.
Les différents indicateurs que nous venons d’examiner témoignent
d’effets indirects et inconscients du changement culturel sur la struc-
turation du discours et de la physionomie du champ sémantique du
mot corps. Ils désignent chacun à leur manière de façon tout à fait
concordante les points où se situe la mouvance des représentations et
la dynamique de leur transformation comme ses enjeux et ses con-
flits : liberté, implication, réhabilitation du corps propre face à
l’emprise du social sou l’angle normatif ou idéologique. De ce mou-
vement nous allons trouver d’autres expressions à travers
l’exploration des deux approches principales du corps, les limites de
ce chapitre ne permettant pas d’aborder l’ensemble du champ de la
représentation du corps.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 324

Réintégration du corps propre


et irruption de l’hédonisme

L’appréhension du corps propre va se ressentir directement du


mouvement libératoire. L’analyse y dégage divers modes de connais-
sance, recouvrant des expériences de richesse et d’importance va-
riable : l’information sensorielle (vision, toucher, autre sens) ; le mou-
vement, la pratique sportive ; les états corporels jouissifs (expériences
de bien-être, plaisir sensuel et sexuel) ; l’écoute interne (conscience
du corps en général ou du fonctionnement organique) ; les états corpo-
rels morbides (douleurs, malaise, maladie, privation) ; les transforma-
tions corporelles [190] (croissance, évolution biologique, sexuelle) ;
les traitements médicaux et soins d’entretien ; les contacts avec
l’environnement naturel, matériel et social ; l’apparence corporelle
(physique, vestimentaire, esthétique) ; les expériences d’origine psy-
chique (rêves, fantasmes, émotions). Ces différents éléments
d’information constituent le « vécu », secteur particulier du champ de
représentation.
Le changement le plus saillant concerne la perception des états
corporels. Alors que la prise en compte d’états à coloration négative
comme la douleur, la maladie, etc. était dominante dans le premier
échantillon qui avait peu accès à un corps de plaisir ou de bien-être,
c’est au contraire vers les états et sensations agréables que se tournent
aujourd’hui les sujets quand il s’agit de savoir quelque chose de son
corps. Certes, la morbidité est loin d’être absente de leur univers de
pensée, mais elle est moins prégnante et cette attitude s’assortit d’une
baisse de l’attention à tous les messages internes qui étaient aupara-
vant d’une importance certaine. Au détachement à l’égard de
l’intériorité corporelle fait pendant une ouverture vers l’extérieur avec
la prise en compte des contacts avec l’environnement, forme
d’appréhension du corps qui engage aussi la sensualité, que la sensa-
tion vienne du contact avec les éléments naturels ou de la présence
d’autres corps.
Tout se passe comme si la modernité par-delà une plus grande li-
berté d’expression entraînait une mutation du rapport au corps investi
par la jouissance. Il ne semble pas que l’effet d’une levée d’interdit,
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 325

permettant de dire maintenant ce que l’on faisait avant en le taisant,


puisse à lui seul expliquer ni l’irruption de la dimension hédonique,
sensuelle et sexuelle, dans son caractère massif et systématique, ni le
fait qu’elle s’opère au détriment de préoccupations fonctionnelles et
de la conscience d’états douloureux ou morbides. Par contre, l’analyse
thématique des entretiens révèle une représentation marquée par le
déclin du « corps organisme biologique », fermé sur son fonctionne-
ment et ses ratés au profit de « corps lieu de jouissance » ouvert sur le
monde et les autres. Dans la restitution que les sujets font de leur vé-
cu, la modalité jouissive envahit tout le sens du ressenti : extension de
la palette des sensations de plaisir, déploiement du milieu stimulateur
ou révélateur de quelque chose du corps, élévation du niveau sensoriel
ou actif, rôle prépondérant accordé à l’environnement humain dans la
découverte de soi. Avec l’émergence de la conscience jouissive, le
renversement de position à l’égard de l’écoute interne s’accompagne
d’un changement dans la sélection et l’interprétation des messages du
corps. C’en est fini du prétendu silence de la santé et de la seule pa-
role de la maladie : les sensations retenues ne sont plus celles propre-
ment liées au fonctionnement organique, mais celles qui résultent des
multiples vies de la corporéité. On se déprend du corps biologique,
cherchant à travers la conscience interne un sentiment de vie, souvent
associé à celui de plaisir.
Cette analyse se trouve confirmée par les réponses à des questions
de l’enquête statistique concernant l’appréhension du corps propre.
Les sujets devaient désigner les quatre circonstances dans lesquelles
ils prenaient le mieux conscience de leur corps, en choisissant dans
une liste de 20 expériences référant respectivement des états morbides
(être malade, avoir mal), fonctionnels (digérer, être essoufflé), à des
formes d’activité (faire un effort, du sport) et à la jouissance sensuelle
(faire l’amour, être au soleil, bien manger). L’hédonisme et l’activité
l’emportent sur les messages morbides et fonctionnels. Sur l’ensemble
des réponses, les catégories de prise de conscience corporelle ren-
voient à l’univers du plaisir dans 45% des cas, à celui de l’activité
dans 32%, de la morbidité dans 20% et de la fonctionnalité dans 12%.
Par ailleurs, la combinaison des quatre réponses données individuel-
lement a permis d’établir une typologie du vécu corporel, caractérisant
chaque individu par la catégorie dominante de son appréhension du
corps propre. Deux types d’approches majeures permettent de dégager
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 326

une dichotomie opposant le plaisir et l’activité à la morbidité et la


fonctionnalité. Cette position peut être interprétée à la lumière des
analyses précédentes comme une expression de [191] l’opposition
entre deux modalités de rapport au corps : traditionaliste et contraint
vs moderne et libre. 56% des sujets se rangent à l’intérieur de cette
dichotomie avec une nette préférence pour la première approche (37%
vs 19%). Le reste de l’échantillon (44%) se réfère conjointement aux
deux approches dans leur prise de conscience du corps. On voit donc
qu’actuellement le vécu du corps propre intègre de façon préféren-
tielle des expériences jouissives et dynamiques. Que cette orientation
soit tributaire de la diffusion culturelle ressort de la distribution des
types de vécu selon l’âge et le niveau d’études qui médiatisent une
plus ou moins grande familiarisation avec les modèles de pensée ré-
cents : les moins de 35 ans ne sont plus de type hédoniste actif que les
plus de 35 ans et ceux qui ont fait des études supérieures se distin-
guent par leur accentuation du plaisir et de l’activité, leur sous-
estimation des messages morbides et fonctionnels, de ceux ayant un
moindre niveau d’instruction et qui présentent la tendance s’inverse
(x2.001). Ainsi les modèles de pensée viennent-ils à produire des re-
présentations qui, collectivement partagées dans leurs catégories et
leurs contenus, vont structurer la représentation et l’expérience que
chacun a de son propre corps.

Puissance performante, puissance vitale

La différenciation culturelle du rapport que les hommes et les


femmes ont à leur corps se confirme dans la typologie du vécu : les
premiers sont plutôt orientés vers une prise de conscience à caractère
organique, les secondes vers une prise de conscience à caractère jouis-
sif, traduisant par là leur plus grande liberté et la tonalité positive et
vitaliste de leur vécu, déjà constaté au niveau des associations de
mots. Cependant les réponses sont loin d’exclure la dimension mor-
bide fonctionnelle et si l’on revient à la comparaison diachronique des
positions masculines et féminines on remarque que les profils se rap-
prochent aujourd’hui dans l’appréhension des états à coloration néga-
tive. En fait, le contenu des entretiens laisse apparaître que dans ce cas
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 327

les représentations sont modulées par l’expérience organique origi-


naire.
Il y a un déplacement du sens conféré aux états morbides qui suit
une tendance en quelque sorte inverse pour chaque sexe. Dans le pre-
mier échantillon, les hommes plus soucieux que les femmes de leur
corps interne manifestaient des préoccupations quelque peu hypocon-
driaques. Dans le deuxième échantillon, leur attention morbide
s’atténue, mais elle se focalise sur un nouveau pôle d’inquiétude avec
la crainte d’expériences privatives, englobant la perte d’attributs
comme les cheveux, les dents, les organes, les membres. Chez les
femmes la prise en compte des états morbides reste stable, mais avec
le temps l’attention se déplace vers la pathologie dont l’importance est
nettement majorée alors qu’est minorée celle de la privation et d’états
symptomatiques, comme la douleur. Ne peut-on pas voir dans ce
double mouvement un effet du changement des pratiques et des
normes non seulement sur les catégories perceptives, mais sur
l’expression fantasmatique ? L’angoisse de castration trouve une ex-
pression plus directe chez les hommes, tandis que chez les femmes
l’affirmation d’un corps moins contraint, plus actif sur le plan phy-
sique et professionnel, fait émerger l’anxiété devant les menaces fonc-
tionnelles. L’importance conférée aux divers états morbides, outre
qu’elle correspond à un fait d’expérience courante, peut traduire soit
une forme d’appréhension socialement valorisée (dolorisme de mise
dans la tradition judéo-chrétienne ou seul mode de connaissance auto-
risé par suite des interdits portant sur le plaisir, ou l’attention à soi,
entre autres), soit l’expression de certaines angoisses relatives au
corps. L’évolution des représentations montre que la morbidité perd
en poids normatif, mais gagne en valeur signifiante.
Et cette valeur signifiante s’étaye sur des expériences fondamen-
tales liées au statut des sexes, à leur place productive. Pour preuve ces
données de l’enquête statistique : quand on demande aux sujets s’il
leur arrive de ressentir leur corps comme un frein, un obstacle, les
hommes pour qui c’est le cas mentionnent essentiellement les obs-
tacles à l’accomplissement de performances [192] physiques, intellec-
tuelles, professionnelles, les femmes indiquent des freins liés à la ma-
ladie ou à des états de malaise ou de blocage psychologique (x2 .001).
D’une certaine manière nous retrouvons là le pendant de deux visions
du corps déjà entrevues, notamment dans les associations de mots.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 328

D’une part, le modèle masculin du « corps-machine » instrument


soumis à des normes de rendement est un modèle performant qui ren-
contre en lui-même des limites aux exigences de rentabilisation.
D’autre part, la vitalité, énoncée par les femmes sur le mode eupho-
rique de la plénitude et de la fécondité, d’un organisme dont la force
n’a pas de limite en elle-même, mais du fait des incidents externes. Or
ces mêmes sujets invités à dire ce qu’ils redoutent le plus pour leurs
organismes spécifient, dans le cas des hommes, les pertes d’organes,
atteintes à l’intégrité du corps et, dans le cas des femmes, les handi-
caps, restrictions capacitaires entraînant une importance complète du
corps (x2 . 10). La liaison entre les freins corporels et les anxiétés or-
ganiques montre bien que l’angoisse s’articule chez les hommes aux
nécessités d’un activisme performant, chez les femmes à la préserva-
tion d’un potentiel vital. Et ce qui est en jeu dans cette organisation se
son bien des statuts du corps productif socialement et sexuellement
différents pour chaque sexe. Nous avons là l’exemple d’un processus
par lequel l’élaboration représentative et les significations dont se
chargent ses catégories engagent le jeu de l’imaginaire et des fonc-
tions ou pratiques sociales vitales. C’est-à-dire de l’intrication entre le
subjectif et le social dans la représentation, problème évoqué en début
de chapitre.

MODÈLES SOCIAUX
ET CONSTRUCTIONS ORGANIQUES

Intrication qui peut favoriser un bouleversement de l’expérience


individuelle sous l’emprise des transformations sociales, dont une il-
lustration frappante est donnée par le changement des conceptions de
la grossesse de l’accouchement, tributaire de l’évolution des doctrines
et des mentalités tout autant que de la politique et des pratiques médi-
cales. Se transforment avec l’introduction de nouvelles valeurs, le
sens des mots, comme le sens des actes et leurs retentissements phy-
siologique et psychologique. Notre enquête diachronique s’est située à
deux moments clés de l’histoire de la sexualité féminine en France :
l’introduction de l’accouchement sans douleur pour la première phase,
le combat pour l’interruption volontaire de grossesse pour la seconde.
La comparaison des contenus discursifs révèle l’effet des idées et pra-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 329

tiques correspondantes. Dans le premier échantillon, les femmes met-


taient l’accent sur la grossesse présentée comme accomplissement
d’une fonction biologique majeure, vécue sur un mode honteux parce
qu’elle portait le signe de la sexualité et déformait l’aspect du corps.
Quant à l’accouchement, rien n’en était dit directement. Par contre,
tous les sujets, y compris les hommes, ont parlé de la technique de
l’accouchement sans douleur comme conquête scientifique permettant
d’échapper à la malédiction religieuse de la souffrance et comme con-
quête sur le corps par la connaissance et la maîtrise volontaire. La
perspective se renverse dans le deuxième échantillon.
C’est l’accouchement qui est mis en avant comme acte révélateur
où s’exprime un pouvoir spécifique. L’importance accordée à
l’avortement comme combat féminin et acte de choix, le développe-
ment des techniques douces centrées sur la parturiente dans
l’accouchement a orienté l’attention sur le fait de l’enfantement plutôt
que sur lui de la gestation. Et la grossesse est cependant dépeinte
comme un état corporel heureux, désirable, parce que désiré, mon-
trable. À travers l’un et l’autre, on affirme une puissance proprement
féminine en relation avec la sexualité débarrassée de toute culpabilité.
Mais du même coup on ne cherche plus à assumer ou évacuer la dou-
leur qui est stigmatisée comme « violence » naturelle et médicale faite
au corps, revendiquant l’application de méthodes externes qui
l’atténuent : « Je n’aurais jamais pardonné à mon enfant d’avoir souf-
fert en le mettant au monde », disait une jeune interviewée qui avait
[193] choisi d’accoucher sous péridurale malgré des risques dont elle
était consciente. Nous sommes loin du « Tu enfanteras dans la dou-
leur ». Nous pointons ici l’effet des transformations sociales sur le
rapport agi et pensé à une donnée biologique majeure. Avec
l’affaiblissement de la morale chrétienne, l’affirmation du pouvoir
féminin dans le choix et l’acte d’enfantement, la réintégration de la
sexualité et de la douleur, les cadres de la pensée traditionnelle écla-
tent, les catégories anciennes prennent une autre acception et se réor-
ganisent selon une optique qui modifie profondément le vécu des con-
duites. Ceci démontre en outre la relation circulaire existant entre re-
présentation et comportement.
Pensant leur corps en termes d’action et de puissance, les femmes
en dénient le caractère, socialement institué, d’objet au niveau du dis-
cours explicite, mais aussi à un niveau plus ou moins inconscient de
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 330

leur approche du corps propre. Et de ce fait le profil de leur représen-


tation va diverger de celui des hommes. Tel est le cas pour
l’importance accordée à l’information sensorielle et à l’apparence
physique, par le jeu des pressions normatives et idéologiques. Les
données des sens connaissent une chute globale explicable par la
baisse de références enregistrée chez les femmes alors que chez les
hommes les références, stables en proportion, doublent numérique-
ment. Témoignage d’un changement d’attitude profond. Toutes les
femmes du premier échantillon faisaient passer la connaissance de
leur corps par la vision, directe ou spéculaire. Elles ne sont plus que la
moitié à procéder ainsi dans le deuxième échantillon comme le font
les trois quarts des hommes, contre la moitié dans le passé. D’ailleurs,
ces derniers intègrent dans leur champ de conscience tous les mes-
sages sensoriels : ceux qui viennent de la peau, du toucher, comme les
femmes, mais aussi de façon plus accentuée qu’elles, les sensations
gustatives, olfactives, auditives. Les femmes s’interdisent-elles un
rapport sensoriel au corps par lequel elles risquent de se poser en ob-
jet, tandis que leur liberté découvre aux hommes une nouvelle ri-
chesse vécue ? C’est une hypothèse que confirment les réponses con-
cernant l’apparence physique dont la physionomie est similaire : im-
portance globale moindre, imputable surtout une chute de l’attention
déclarée chez les femmes, les hommes étant en revanche nettement
plus nombreux à s’autoriser la prise en compte de leur aspect phy-
sique, vestimentaire et esthétique. Une tendance semblable se repère
propos des traitements et soins corporels : les réponses féminines res-
tent stables, mais l’intérêt masculin augmente en matière de soins
d’entretien au détriment des traitements et soins médicaux.
Et de même que la transformation des valeurs et connaissances in-
duite par les pratiques sociales concernant la liberté de la procréation
a modifié la vision de l’enfantement sur le plan cognitif et expérien-
tiel, de même le changement normatif concernant les corps féminin et
masculin affecte-t-il non seulement le vécu, mais les connaissances.
On constate en effet que les variations du rapport au corps propre ont
comme un écho dans l’ordre du savoir. Les représentations anatomi-
quement physiologiques portent dans leur évolution la marque du dé-
sintérêt pour le biologique manifesté dans le vécu. Elles présentent un
caractère fragmenté plutôt que global, le point de vue descriptif et
énumératif dominant sur l’analyse processuelle, tendance générale qui
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 331

est renforcée aujourd’hui. Autant que la régression de l’attention por-


tée au fonctionnement organique, cela traduit la valorisation de tous
les aspects de la corporéité, entièrement investie sur le plan de la con-
naissance comme de l’expérience. Mais le plus frappant réside dans le
fait que les changements des positions masculines et féminines quant
à l’apparence et à l’inquiétude fonctionnelle ont une incidence sur la
sélection des éléments corporels à partir desquels chaque sexe cons-
truit sa représentation anatomique. La comparaison des deux échantil-
lons laisse apparaître que les parties de l’anatomie externe gagnent en
saillance chez les hommes, au contraire des femmes que l’organique
préoccupe plus désormais.
Ces modifications de la structure des images anatomiques reflètent
d’une façon inconsciente la réorganisation de l’approche du corps
dans les deux sexes. La latitude nouvelle laissée aux [194] hommes de
s’intéresser à leur apparence oriente l’attention vers le corps externe,
l’effacement du corps-objet devant le corps-actif chez les femmes, la
détourne de l’externe vers l’interne. L’image cognitive donnée par le
premier échantillon fait pendant à la vision traditionaliste que livrent
les associations verbales, celle du deuxième échantillon propose un
schéma expressif de la liberté et de la modernité qui marque
l’expérience corporelle par suite du changement des normes et valeurs
culturelles, des idéologies et des pratiques sociales. Ces résultats amè-
nent à penser que la représentation est un phénomène sédimenté dont
les couches plus ou moins conscientes se déplacent selon des rythmes
propres, dans une dynamique ayant un caractère antagonique, comme
le remarque Moscovici : « Créativité et redondance des représenta-
tions expliquent leur grande fluidité et leur non moins grande inertie,
qualités antagoniques à coup sûr, mais antagonisme inévitable : c’est à
cette condition qu’elles se transforment toujours et se conservent pas
mal ».

Le corps psy,
lieu des conflits individu-société

Un phénomène dynamique joue également sur un plan que l’on


pourrait qualifier d’horizontal, c’est-à-dire entre les différents champs
de représentation constitués en système. Avec l’avènement d’un corps
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 332

libéré, la contrainte normative moins intériorisée, va être projetée vers


l’extérieur et éprouvée de façon plus aiguë comme oppression de la
société. C’est ce que révèlent les transformations du second champ
dominant, celui qui réfère l’approche du corps aux acquisitions no-
tionnelles et normatives transmises par les canaux de communication
institutionnelle. Le poids du social évacué au niveau du corps-vécu
réapparaît comme agression au niveau du corps-pensé. Ce renverse-
ment s’opère à travers un remaniement des données informatives utili-
sées pour statuer et fixer ses points de vue sur le corps, remaniement
qui conduit à une transformation des cadres et des catégories de pen-
sée.
Le champ notionnel et normatif s’organise autour de trois do-
maines de référence, renvoyant respectivement à une approche scien-
tifique, spéculative et pratique. La part faite à ces domaines dans les
deux échantillons montre à elle seule que la façon de concevoir le
corps se transforme. Avec la perte d’importance de l’univers du bio-
logique qui se confirme, le corps est plus souvent abordé dans une
perspective psychologique et sociale ou même dans le cadre d’une
réflexion morale et philosophique (x2 .001). Moins fortement défini
par sa matérialité organique, le corps change de nature : il devient un
symbole naturel pour reprendre l’expression de Mary Douglas, signi-
fiant du sujet et inscrit dans le jeu du social et de l’idéologique. Pour
penser le corps, un appel croissant est fait aux sciences humaines : on
l’insère dans un réseau de déterminations et de significations par quoi
il devient lieu psychologique et surtout objet social. Ceci
s’accompagne d’une modification de la manière de traiter des rela-
tions entre corps et psychisme, corps et société, que nous allons illus-
trer brièvement à l’aide de l’analyse de quelques thèmes discursifs.
Dans le premier échantillon, l’approche psychologique fondée, sur
le dualisme corps/esprit, renvoyait à une problématique centrée sur le
contrôle du corps, allant de la simple régulation mentale des méca-
nismes physiologiques, fonctionnements musculaires et viscéraux, à la
maîtrise instrumentale des ressources et capacités organiques en vue
de réaliser les désirs et intentions du sujet et même jusqu’à la domina-
tion d’une nature animale par une discipline volontariste. Dans le
deuxième échantillon, le modèle dualiste s’estompe au profit d’une
perspective globaliste où le rapport entre le psychisme et le corporel
engage le rapport du sujet à son environnement. C’est ainsi que les
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 333

interprétations en termes de psychosomatique deviennent prépondé-


rantes, expliquant les avatars physiques, les réactions et transforma-
tions corporelles comme l’expression de conflits intrapsychiques ou la
conséquence des difficultés auxquelles la personne s’affronte socia-
lement. La fusion du psychique et du corporel amène à [195] évacuer
la question du contrôle et de l’instrumentalité du corps et à reconnaître
à ce dernier des demandes, des besoins et un langage spécifiques.
Spécificités dont l’expression spontanée et la satisfaction sont entra-
vées par les prescriptions, codes de conduite, usages conventionnels,
règles institutionnelles qui fixent l’utilisation et le fonctionnement
maximal du corps. Finalement c’est en termes d’opposition et de re-
vendication que le corps, devenu vecteur du psychologique, est situé
eu égard au social.
Optique qui se retrouve quand, précisément, on aborde la question
des relations corps-société. L’inscription sociale du corps était conçue
dans le premier échantillon sous la forme de la détermination. On sou-
ligne sa dépendance aux réglementations sociales qu’il s’agisse des
mœurs, des usages alimentaires et vestimentaires, du contrôle de la
sexualité et des besoins élémentaires, etc. La socialisation apparaissait
alors comme ce par quoi le corps d’animal se fait humain. La confor-
mité à cet ordre, était posée comme allant de soi dans une perspective
d’intégration sociale. Les seuls et rares cas où cette emprise paraissait
dommageable avaient trait à la culpabilisation de la sexualité par suite
de tabous religieux ou éducatifs, sans toutefois remettre en cause sur
d’autres plans, l'intériorisation des modèles sociaux ressentis comme
nécessités.
Il en va tout autrement dans le nouvel échantillon pour lequel le
rapport au social devient une préoccupation majeure. Si le poids des
interdits moraux ne pèse plus sur la sexualité, au dire des sujets, par
contre l’éducation, les codes et rituels sociaux sont considérés comme
une entrave à la liberté de vie et d’expression du corps. C’est
d’ailleurs moins à la socialisation du corps que l’on s’en prend qu’à sa
transformation en objet social, son uniformisation dans la société de
consommation, son implication directe dans les relations sociales. On
s’attache avec une insistance déconcertante, particulièrement chez les
femmes, aux méfaits de la publicité et de la mode qui impose des
standards auxquels on se retrouve contraint d’obéir sans y adhérer.
Ceci ne fait pas que traduire la prégnance d’une marque de notre
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 334

temps : le matraquage publicitaire d’images féminines et masculines,


uniformes dans leur jeunesse, leur vigueur, leur beauté. Il s’y ajoute la
dénonciation d’un système qui, sous couvert d’une prise en compte
fallacieuse du corps, le façonne en tant qu’instrument pour la con-
sommation et objet de consommation. Mais, fait nouveau, cette re-
prise de thèmes contestataires se double dans la formulation d’un ma-
laise ressenti au niveau psychologique et physique dans la mesure où
les sujets sont affrontés à une alternative également frustrante : ou
bien se soumettre à la normalisation ce qui permet de gagner en sé-
duction et sécurité dans l’échange interpersonnel, mais brime le corps
et le fond dans un monde d’objets ; ou bien la refuser, ce qui permet
de le dissocier de ce monde et d’en respecter la nature, mais fait courir
le risque de l’échec social et professionnel ou de la solitude sexuelle et
affective. Autres cibles de la critique : les pressions de la vie urbaine
et de la production qui définissent un corps automatisé et contraint,
excluant la jouissance du quotidien, reléguant le plaisir dans la seule
sphère de la sexualité « pour que la société marche ». Contrainte et
automatisation auxquelles il n’est d’autre échappatoire que la fuite
vers la nature, l’hédonisme de la vie privée, la relation à autrui,
d’autre réponse que la violence.
Ces indications sont corroborées par la l’enquête statistique.
L’influence de la vie moderne sur le corps est soulignée par 70% des
personnes interrogées. Parmi celles-ci 63% dénoncent les pressions
normatives que la société fait subir à la vie du corps à travers la mode,
les contraintes du milieu social ou professionnel, les règles de con-
duite et de maintien, etc. 40% désignent les répercussions néfastes du
contexte social avec les perturbations nerveuses et biologiques
qu’entraîne le mode de vie ou les agressions de l’environnement, le
mépris des besoins du corps. Et, dans l’évaluation du travail, à côté
des 52% de réponses soulignant la fatigue et les troubles physiques
qui en résultent, 35% concernent ses effets déséquilibrants, 24%
l’absence de disponibilité à son corps qui lui est consécutive.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 335

[196]

Vers le corps-sujet

Ainsi, la diffusion culturelle, donnant saillance à l’optique que dé-


veloppent les sciences psychologiques et sociales, donne de nouveaux
instruments conceptuels, de nouveaux cadres normatifs pour penser le
corps, change le sens des catégories traditionnelles, la hiérarchie des
valeurs. Cette réorganisation est en prise directe avec les données de
la vie quotidienne des individus. Elle va leur servir à interpréter leur
expérience sociale, à se situer dans le monde moderne. Dans ce pro-
cessus le corps se charge de significations nouvelles. Mis en cause
dans son statut et ses souffrances par le fonctionnement social, il de-
vient le lieu où se vivent et se disent les conflits individu-société.
Vision qui va être poussée dans ses conséquences extrêmes chez
ceux qui sont engagés dans les courants les plus agissants d’une nou-
velle conception du corps : militants des mouvements de libération
sexuelle, tenants d’une nouvelle politique du corps, adeptes des nou-
velles techniques corporelles. Leur pratique avant-gardiste les amène
à dessiner l’image d’un corps du futur. Image d’une particularité ma-
térielle et pulsionnelle affirmée contre la normalisation, libérée des
masques d’une apparence socialisée, défendue dans la singularité de
ses demandes et de ses rythmes biologiques face aux définitions fonc-
tionnelles, au contrôle médical, aux contraintes de la production. Sin-
gularité somatique porteuse d’une histoire et qui détient par ces symp-
tômes, ses réactions, ses gestes, un pouvoir de langage. Ce langage
exprime l’identité et la vérité personnelles et ouvre à de nouvelles
formes de communication de corps à corps. Et dans la mesure où le
sentiment d’une opposition sociale se renforce de la revendication de
la liberté des désirs et de la particularité des expressions du corps,
dans la mesure où cette opposition se traduit parfois sous la forme de
la violence, symbolique ou physique, subie ou renvoyée, le corps dans
son affirmation libertaire et ses révoltes vient à apparaître comme doté
de pouvoirs de changement social.
Dans le réseau de déterminations où l’individu se voit enchâssé et
dépossédé de sa qualité de sujet, n’y a-t-il pas, à faire du corps le lieu
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 336

de sa particularité, à le doter de pouvoirs expressifs, à prêter à ses ré-


voltes une force de changement, comme un transfert, une délégation
de subjectivité ? Le corps est apparu à maintes reprises comme un sys-
tème d’oppositions. Celle du corps féminin et du corps masculin se
nivèle, celle du corps social et du corps privé s’estompe. Le corps ob-
jet se dénonce de partout : il appelle l’avènement du corps sujet. Ces
indications préfigurent le devenir symbolique du corps dans la cons-
cience moderne. Esquisser ce devenir était une conclusion logique à
l’étude d’une représentation sociale dont on a vu que, produit social,
elle infléchit profondément le rapport entretenu avec le corps au ni-
veau du vécu et de la conduite, en même temps qu’elle porte les li-
néaments d’une pensée sociale.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 337

[197]

TROISIÈME PARTIE

Chapitre 2
Représentation, expériences,
pratiques corporelles
et modèles culturels *

Retour au sommaire

Le développement des recherches sur le corps dans les sciences so-


ciales s’accompagne d’une prise en compte croissante des représenta-
tions que recèlent savoirs traditionnels et savants, habitudes soma-
tiques, alimentaires, sexuelles, techniques d’élevage et d’entretien,
fonctions et usages conférés au corps, etc. Ces représentations sont
vues comme des systèmes latents qui assurent la cohérence des atti-
tudes et des conduites au sein d’une formation sociale donnée (Loux,
1978, 1979), des significations sociales qui structurent, sur le mode
analogique, expérience sociale et expérience corporelle (Bourdieu,
1980), et constituent un langage expressif des relations entre individu
et société (Herzlich, 1969).
On a moins étudié les représentations corporelles, au niveau de
l’individu lui-même, dans leurs relations avec les cadres normatifs et
les catégories mentales socialement établis et véhiculés, et avec les

* Parution originale : 1982. Représentations, expériences, pratiques corpo-


relles et modèles culturels. INSERM, Les colloques de l’INSERM : Concep-
tions, mesures et actions en santé publique, 104, 377-396.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 338

données biologiques et psychologiques de l’expérience subjective.


Une telle approche constitue une voie pour comprendre comment le
rapport au corps s’organise sous l’emprise des modèles de conduite et
de pensée transmis par l’apprentissage social et la diffusion culturelle,
comment les individus appréhendent et vivent leur corporéité, adop-
tent des positions et des comportements relativement aux problèmes
corporels, dans l’univers discursif et pratique de notre société. Et c’est
dans cette perspective que nous avons mené un programme de re-
cherche sur les systèmes de représentation du corps et les transforma-
tions du rapport au corps sous l’effet du changement culturel. Bien
que cette recherche n’ait pas été spécifiquement centrée sur les pro-
blèmes de santé, elle laisse apparaître que les valeurs et connaissances
engagées dans les représentations ont à voir avec les choix et pra-
tiques qui concernent cette dernière. Nous utiliserons quelques-uns de
ses résultats pour illustrer la pertinence d’une intégration des facteurs
culturels et des représentations dans l’analyse des comportements et
conceptions relatifs à la santé.
Après une brève présentation de la recherche, nous examinerons
quelques aspects du changement intervenu dans la façon de voir et
vivre le corps en liaison avec l’évolution culturelle. Nous aborderons
enfin un champ de représentation particulier, en rapport avec les ques-
tions de santé, celui du corps interne, en dégageant ses corrélats psy-
chologiques, mentaux et pratiques, ses modèles notionnels et norma-
tifs. Le programme de recherche s’est développé dans la double op-
tique de dégager les modèles cognitifs et normatifs régissant
l’appréhension vécue, la connaissance et les usages du corps d’une
part, de saisir les transformations du rapport au corps imputables au
devenir culturel et aux différences d’appartenance sociale d’autre part.
L’exploration a été menée en deux phases distinctes visant à étudier
les variations du rapport au corps en diachronie et en synchronie. Une
première recherche (Jodelet, 1976), de type qualitatif, [198] a consti-
tué une véritable « expérience naturelle » en ce qu’elle a permis de
comparer des discours tenus sur le corps à quinze ans d’intervalle, par
des sujets homogènes quant au niveau socioculturel et à l’âge. Deux
corpus d’entretiens en profondeur, réalisés entre 1960 et 63 pour le
premier et 1975 et 76 pour le second, ont été mis en parallèle pour
cerner l’évolution des conceptions et des expériences relatives au
corps, compte tenu des modifications importantes intervenues au
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 339

cours des deux dernières décennies dans l’ordre de l’information mé-


dicale, des habitudes de consommation en matière de soins, mode,
sports, loisirs, etc. aussi bien que dans l’ordre des idées, avec
l’ouverture aux apports d’autres civilisations, de la psychanalyse, des
techniques corporelles et de développement personnel, des mouve-
ments innovateurs (libération sexuelle, féminisme, écologie, etc.).
Chaque corpus comportait 40 entretiens (20 hommes et 20 femmes)
que leur niveau culture (supérieur au bac) et leur âge (25-35 ans) met-
tait particulièrement en prise avec les nouveaux courants d’usage et de
pensée relatifs au corps.
Une seconde recherche (Jodelet, 1982a - cf. chap. III-2), de type
quantitatif, a cherché à confirmer les résultats de l’étude qualitative, à
les élargir à des catégories de sujets représentatives des différentes
couches sociales, et à affiner l’analyse des dimensions qui constituent
le système des représentations corporelles. Cette enquête statistique a
porté sur 460 personnes interrogées dans la région parisienne, selon
un plan d’échantillonnage respectant des quotas d’âge, de sexe, de
catégorie socioprofessionnelle, de niveau d’instruction et de religion.
Le questionnaire comportait quelque 80 questions dont un grand
nombre étaient ouvertes. Ces questions ont permis de dégager la per-
ception et les effets du changement culturel dans le domaine de la
communication sociale et des habitudes de vie, la transformation des
intérêts pour le corps et le rapport à l’information, les conceptions
concernant l’influence du mode de vie et des conditions environne-
mentales sur le corps, le vécu du corps propre, le rapport au corps in-
terne et externe, le rôle du corps dans la relation à autrui, quelques
grandes attitudes qui structurent les différents champs de représenta-
tion du corps. Les résultats présentés ici sont empruntés aux deux re-
cherches. Ils prendront en compte les tendances manifestées globale-
ment par les populations interrogées, sans entrer dans le détail des po-
sitions spécifiques aux différents groupes sociaux.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 340

QUELQUES TRANSFORMATIONS
CULTURELLES DU RAPPORT AU CORPS

La comparaison entre les deux corpus d’entretiens de l’enquête


princeps était basée sur deux analyses de contenu, l’une thématique,
l’autre procédant à partir d’une caractérisation et d’un comptage des
différents types d’information sur lesquels les sujets étayaient leur
discours et leur vision du corps. Cette deuxième analyse a permis de
spécifier quatre approches du corps selon que les sujets s’appuient sur
des référentiels subjectifs (informations fondées sur l’expérience du
corps propre qui renvoient soit au vécu et ses messages, soit au rôle
dévolu à son corps dans le rapport à l’environnement physique et so-
cial), ou sur des référentiels sociaux (informations transmises par
l’échange direct avec l’entourage social famille, amis, médecin, etc.,
et par les canaux de communication institutionnels - école, mass mé-
dia, milieux professionnels, etc.). Ne seront considérées ici que les
deux approches dominantes dans le discours, regroupant près de 80%
des informations utilisées. La première approche où les individus se
situent personnellement dans la singularité d’un vécu dont le corps est
sujet, rassemble les informations liées à la vie du corps propre : sensa-
tions (vision, toucher, etc.), activité (mouvement, repos, sport, etc.),
plaisir (sensualité et sexualité), fonctionnement interne, états patholo-
giques (douleur, fatigue, malaise, maladie, privation), apparence cor-
porelle, transformations, traitements et soins corporels, expériences
émotionnelles et même expériences imaginaires. La seconde approche
où les sujets se situent dans la communauté des savoirs et des règles
socialement partagées dont le corps est objet, comprend toutes les in-
formations, connaissances, [199] points de vue, principes, normes
d’usage, véhiculés par la communication sociale informelle ou institu-
tionnelle, empruntés à la pratique quotidienne et aux groupes
d’appartenance. Ces diverses informations qui sont d’ordre normatif
et notionnel servent à spécifier les connaissances sur le corps comme
objet biologique, social et culturel et à fixer ses positions sur les pro-
blèmes qu’il soulève. Ces deux approches « vécue » et « notionnelle
et normative » sont comparées dans le tableau 1, qui met en regard les
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 341

résultats des analyses faites sur les deux corpus, en distinguant les
hommes et les femmes.

Tabl. 1 : Évolution des approches du corps

Échantillon ancien Échantillon nouveau

Hommes (%)

Hommes (%)
Femmes (%)

Femmes (%)
Total (%)

Total (%)
Approche vécue

Mouvement, états corporels jouissifs, contacts nature 19 21 17 33 36 32


États corporels morbides, écoute interne 32 40 27 19 21 17
Informations sensorielles, apparence 27 18 34 21 21 21
Transformations traitements, soins corporels 14 13 15 17 13 20
Émotions, expériences imaginaires 8 8 7 10 9 10
Total mentions approche vécue 1414 = 579 = 835 = 2369 = 1098 = 1271 =
100% 100% 100% 100% 100% 100%
Approche notionnelle et normative
Sciences biologiques, médecine 46 45 47 24 25 22
Autres sciences naturelles 3 4 2 2 2 1
Sciences sociales, psychologie 20 20 19 39 35 44
Philosophie, normes culturelles 16 15 18 22 22 21
Savoirs pratiques 15 15 14 13 15 12
Total mentions approche notionnelle et normative 1900 = 1050 = 850 = 2419 = 1255 = 1164 =

100% 100% 100% 100% 100% 100%

Les entretiens portent d’un corpus à l’autre la marque d’une évolu-


tion des mentalités qui va dans le sens d’une libération du rapport au
corps. Un premier indicateur de ce phénomène réside dans la fluence
des discours. Pour un même volume verbal 35, les énonciations sont

35 Pour quantifier la comparaison des deux corpus, l’analyse a porté sur des
protocoles homogènes constitués par les 25 premières pages de chaque en-
tretien (nombre qui correspond à lh30 d’entretien et au volume minimal des
retranscriptions obtenues). Sans tenir compte de leur contenu thématique, les
assertions ont été classées selon leur source d’information à l’aide d’une
grille d’analyse comportant plus de 100 items. Le décompte des références
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 342

plus variées, moins redondantes. Il y a 15 ans les sujets avaient ten-


dance à réitérer leurs déclarations, à se focaliser sur un nombre limité
de thèmes. Au seul vu de mentions faites aux différentes informations,
il apparait que le corps s’offre comme un champ d’exploration plus
ouvert, accessible, [200] comme un champ de préoccupation plus mo-
bilisateur. Liberté et implication signent aujourd’hui le discours sur le
corps.
Un autre indicateur du phénomène de libération du rapport au
corps réside dans l’évolution des références faites aux deux registres
d’information. Globalement, on se cantonne moins dans l’univers no-
tionnel et normatif, on aborde le corps d’une manière moins abstraite
que par le passé. Les aspects expressément socialisés du corps
s’estompent en faveur d’éléments qui renvoient plus directement à
l’expérience vécue du corps propre (x2. 001). Le corps devient un ob-
jet moins distancié, il devient plus aisé de parler de soi à son propos.
L’incidence du changement culturel affecte différemment la vision de
chaque sexe, les femmes qui par le passé avaient un rapport plus ou-
vert que les hommes à leur vécu corporel, restent relativement stables
dans leur manière de l’aborder. Par contre, chez les hommes, la ré-
gression des développements impersonnels est nette et le relief des
références au corps propre manifeste (x2. 001). Les hommes
s’autorisent un rapport plus libre, plus narcissique à leur corps.

Conscience hédoniste versus conscience morbide

Le mouvement libératoire va se ressentir à l’intérieur des deux ap-


proches, par une accentuation différente des catégories utilisées pour
appréhender ou penser le corps. Le changement le plus saillant con-
cerne la perception des états corporels (cf. tabl. 1 : approche vécue).
Alors que la prise en compte d’états à coloration négative comme la
maladie, la douleur, le malaise, etc. ou l’écoute du fonctionnement

aux quatre registres d’information a été opéré page par page : on dégageait
les différents items utilisés, chaque utilisation d’item n’étant répertoriée
qu’une fois par page, sans prendre en considération les cas de redondance
des contenus. C’est le nombre de références à chacun des domaines
d’information qui est à la base du tableau 1.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 343

organique était la voie royale de la conscience corporelle dans le pre-


mier échantillon qui avait peu accès à un corps de plaisir ou de bien
être, c’est au contraire vers les états et sensations agréables que se
tournent les sujets du deuxième échantillon quant il s’agit de savoir
quelque chose de leur corps (x2. 001). Certes la morbidité est loin
d’être absente de leur univers de pensée, mais elle est moins prégnante
et cette attitude s’assortit d’une baisse de l’attention à tous les mes-
sages internes qui étaient auparavant d’une importance certaine. Au
détachement à l’égard de l’intériorité corporelle fait pendant une ou-
verture vers l’extérieur avec la sensibilité aux contacts avec
l’environnement naturel et humain, forme d’appréhension qui engage
également la sensualité.
Tout ce passe comme si la modernité, par de là une plus grande li-
berté d’expression entrainait une mutation du rapport au corps, investi
par la jouissance. L’irruption de la dimension hédonique, sensuelle et
sexuelle, au détriment de préoccupations fonctionnelles et de la cons-
cience d’états douloureux ou morbides traduit une représentation mar-
quée par le déclin du « corps-organisme-biologique », fermé sur son
fonctionnement et ses ratés, et l’émergence d’un « corps-lieu-de-
jouissance » ouvert sur le monde et les autres, comme en témoigne
l’analyse thématique des entretiens. Dans la restitution que les sujets
font de leur vécu, la modalité jouis- sive envahit tout le champ du res-
senti, entrainant un renversement des positions à l’égard de l’écoute
interne qui s’accompagne d’un changement dans la sélection et
l’interprétation des messages du corps. C’en est fini du prétendu si-
lence de la santé et de la seule parole de la maladie : les sensations
retenues sont désormais celles qui résultent des multiples vies de la
corporéité. On se déprend du corps biologique, cherchant à travers la
conscience interne un sentiment de vie, souvent associé à celui du
plaisir. Nous aurons l’illustration de cette tendance dans l’analyse du
vécu du corps interne.
Tendance qui se trouve d’ailleurs confirmée par les réponses à
l’une des questions de l’enquête statistique concernant l’appréhension
globale du corps propre. Les sujets devaient désigner les quatre cir-
constances dans lesquelles ils prenaient le mieux conscience de leur
corps en choisissant dans une liste de vingt expériences référant res-
pectivement à des états morbides (être malade, avoir mal...), fonction-
nels (digérer, être essoufflé...) à des formes d’activité (faire un [201]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 344

effort, du sport...) et à la jouissance sensuelle (faire l’amour, être au


soleil, bien manger...). L’hédonisme et l’activité l’emportent sur les
messages morbides et fonctionnels. Sur l’ensemble des réponses, les
catégories de prise de conscience renvoient à l’univers du plaisir dans
45% des cas, à celui de l’activité dans 22%, de la morbidité dans 20%
et de la fonctionnalité dans 12%. On voit donc qu’actuellement, le vé-
cu du corps propre intègre de façon préférentielle des expériences
jouissives et dynamiques. Que cette orientation soit tributaire du
changement culturel ressort de la distribution des types de vécu selon
l’âge et le niveau d’études qui médiatisent une plus ou moins grande
familiarisation avec les modèles de pensée récents : les moins de 35
ans sont plus de type hédoniste-actif que les plus de 35 ans, et ceux
qui ont fait des études supérieures se distinguent par leur accentuation
du plaisir et de l’activité, leur sous-estimation des messages morbides
et fonctionnels de ceux ayant un moindre niveau d’instruction (x2.
001). Ainsi les modèles de pensée viennent-ils à produire des repré-
sentations qui, collectivement partagées dans leurs catégories et leurs
contenus, structurent la vision et l’expérience que chacun a de son
propre corps. Ce processus a une incidence sur la façon de ressentir et
de voir le corps interne, les attitudes et pratiques qui concernent la vie
organique.

Corps-psy versus organisme biologique

La chute de l’intérêt pour l’univers organique se confirme lorsque


l’on considère le champ notionnel et normatif (tabl I : approche no-
tionnelle et normative) qui s’organise autour de trois domaines de ré-
férences engageant respectivement une approche scientifique, spécu-
lative et pratique. La part faite à ces domaines montre à elle seule que
la façon de concevoir le corps se transforme. Moins fortement défini
par sa matérialité organique, le corps est plus souvent abordé dans une
perspective psychologique et sociale, ou même dans le cadre d’une
réflexion morale et philosophique (x2. 001). Il n’est pas possible
d’examiner ici toutes les implications de ce changement d’optique.
Indiquons simplement, au passage, que la thématique qui situe le
corps dans une perspective psychologique formule en des termes mo-
dernes le dualisme corps-esprit. Elle substitue à la dichotomie tradi-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 345

tionnelle une vision globaliste et fusionnelle où le corps devient signi-


fiant du sujet, inscrit dans le jeu du social et de l’idéologique. Lieu
psychologique, ses manifestations deviennent langage et ses avatars
expression des conflits intrapsychiques et des difficultés auxquelles
les sujets s’affrontent socialement. C’est ainsi que les interprétations
en termes psychosomatiques deviennent prépondérantes, assorties
d’une mise en cause de l’ordre social. Les contraintes normatives,
moins intériorisées, sont projetées vers l’extérieur et éprouvées de fa-
çon aiguë comme oppression de la société. Le poids du social évacué
dans la manière de vivre le corps, revient comme agression dans la
manière de le penser. À mesure que le corps se découvre comme lieu
de jouissance, il s’affirme comme lieu des conflits individu/société.
Les positions manifestées à l’endroit des connaissances d’ordre
biologique appellent quelques remarques. On observe dans le nouvel
échantillon l’accentuation d’un refus, déjà exprimé par le passé, au
nom de leur caractère inapproprié et inopportun. Inapproprié parce
que ces connaissances appliquent à ce que l’on ressent comme
« sien » et « soi » un regard extérieur et objectif, parce qu’elles sont
en décalage avec les aspects de la vie corporelle que l’on valorise (ac-
tivité, sensations, émotions...). Inopportun, parce qu’elles font surgir
l’idée de maladie, de mort et suscitent le dégoût : le déni de savoir
s’exprime souvent sur un mode répulsif auquel n’est pas étranger un
sentiment de sacré comme si pénétrer à l’intérieur du corps fût-ce par
la connaissance, était profanation. Ce sentiment est particulièrement
manifeste chez les sujets religieux, mais il prend une forme différente
selon la confession. Ceux qui furent élevés dans la tradition judaïque
dont on connaît l’importance accordée à la purification rituelle de la
viande comestible, expriment une répulsion pour l’interne liée à l’idée
de sang, d’impureté et d’interdit.
[202]
Une éducation catholique conduit à récuser toute possibilité de
connaissance du corps : c’est le côté « miracle » de sa production,
« merveille » de son fonctionnement qui doit être, comme le reste de
la création, admis sans chercher à comprendre. Divers résultats de
l’enquête statistique confirment amplement les différences qu’induit
l’éducation religieuse dans le rapport au corps. La profonde implica-
tion personnelle sur une matière qui parait ressortir du domaine neutre
de la science la révèle lourde de significations psychologiques et so-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 346

ciales. Cela explique les difficultés que les sujets ont, dans les deux
échantillons, à retrouver et utiliser les notions qu’ils ont pu acquérir au
cours de leurs études, et la façon dont ils construisent leur vision de la
réalité anatomo-physiologique.

Tabl. 2 : Éléments des représentations anatomo-physiologiques

Échantillon ancien Échantillon nouveau

Hommes (%)

Hommes (%)
Femmes (%)

Femmes (%)
Total (%)

Total (%)
Parties anatomiques externes 39 36 42 44 49 36

Organes internes 38 40 35 44 41 49

Systèmes, fonctions 23 24 23 12 10 15

Total éléments 100% 100% 100% 100% 100% 100%

Le tableau 2 montre que cette vision reflète l’influence des mo-


dèles culturels. Les représentations présentent un caractère fragmen-
taire, l’attention se portant sur des parties plutôt que des ensembles, le
point de vue descriptif et énumératif dominant sur l’analyse proces-
suelle. Cette tendance s’accentue aujourd’hui, traduisant le déclin de
l’intérêt pour la vie organique et l’investissement de tous les aspects
de la corporéité. Les variations du rapport au corps propre ont comme
un écho dans l’ordre du savoir.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 347

LE RAPPORT AU CORPS INTERNE,


SES CADRES COGNITIFS ET NORMATIFS

Les données que nous venons d’examiner montrent que la compré-


hension du rapport à l’organisme ne peut se limiter à la considération
du niveau d’information et de connaissance. D’autant que, infléchie
par le jeu des modèles culturels et articulée à des attitudes psycholo-
giques, l’expérience du corps propre semble intervenir comme média-
teur dans l’élaboration des positions relatives au corps. C’est pourquoi
fut privilégiée dans l’enquête statistique l’exploration des dimensions
du vécu du corps interne, de leurs corrélats psychologiques et pra-
tiques, de leurs cadres normatifs et cognitifs.

Le vécu du corps interne

Plusieurs questions se rapportaient à l’approche du corps interne.


Nous en retiendrons trois, articulées aux préoccupations concernant la
santé, la prise de conscience des états organiques, sa fréquence et ses
objets ; les craintes que mobilise l’organisme ; la curiosité manifestée
pour ce qui se passe à l’intérieur du corps et ses centres d’intérêt. Les
questions, ouvertes, ont donné lieu à plusieurs réponses individuelles,
et les données ainsi recueillies permettent de décrire dans ses grandes
dimensions le vécu organique, sur l’ensemble de la population ; un
traitement complémentaire a permis de caractériser chaque sujet par
ses réponses dominantes pour isoler des types de sensibilité et en étu-
dier les tendances spécifiques.
La conscience de la vie organique s’appuie sur des messages qui
ressortissent à trois univers. L’univers fonctionnel (89% des ré-
ponses), marqué par la sensibilité au fonctionnement digestif [203]
(24%), cardiaque (21%), l’écoute interne de la vie fonctionnelle glo-
bale (18%). Les fonctionnements spécifiques comme ceux du système
respiratoire, musculaire, nerveux, etc. représentant ensemble 26% des
réponses retiennent peu l’attention pris individuellement à l’exception
du fonctionnement génital (7%). L’univers morbide (48% des ré-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 348

ponses) intègre les messages liés à des états symptomatiques comme


la douleur, le malaise (26% des réponses), des états pathologiques
comprenant les sensations de fatigue, de dysfonctionnement, de dété-
rioration des organes et de maladie (22%). L’univers sensoriel (34%
des réponses) où se rangent les sensations liées à l’accomplissement
de certains actes, à des états jouissifs ou des situations émotionnelle-
ment fortes.
La physionomie de ces réponses (accentuation du fonctionnel, ré-
gression du pathologique, psychologisation du corps) est en concor-
dance avec les résultats de l’enquête qualitative. Le sens de l’appel
aux différents messages se précise si l’on tient compte de la fréquence
de l’attention portée à son organisme. Ceux qui en prennent souvent
conscience (37%) se différencient nettement de ceux qui n’en ont
conscience que quelquefois (47%), rarement ou jamais (19%). Ils
s’orientent vers l’écoute du fonctionnement et les messages sensoriels,
mais sont peu sensibles aux messages morbides, la tendance étant in-
verse chez les autres sujets (x2. 001). Une prise de conscience aisée va
de pair avec une intimité ouverte, une attention diversifiée à son orga-
nisme, un investissement psychologique du corps, une dévalorisation
du pathologique. Le passage par la dimension pathologique indique
une prise de distance qui est soit la résultante d’une certaine anxiété,
soit le reflet d’interdits sociaux qui détournent l’attention du corps
comme le laissent penser certaines variations selon les groupes so-
ciaux. La typologie du vécu interne fait apparaître que 34% des sujets
sont exclusivement centrés sur la vie fonctionnelle, 19% sur les mes-
sages pathologiques, 10% sur les messages sensoriels, 13% sur un
mixte d’états pathologiques et fonctionnels, 6% ne présentant aucun
profil spécifique.
Les craintes relatives à son organisme situent l’anxiété à des ni-
veaux de gravité différents. Les inquiétudes fonctionnelles dominent
(39% des réponses) centrées surtout sur les systèmes cardio-
vasculaire, digestif et génital. Viennent ensuite les inquiétudes provo-
quées par les états pathologiques (32%) liés à des maladies courantes
ou à des alertes qui font craindre une affection irréversible. On tient
également pour alarmants (20%) des symptômes comme la fatigue, la
douleur, le malaise. La typologie des formes d’anxiété place sur un
pied d’égalité les angoisses pathologiques et fonctionnelles (20% des
sujets), 13% des sujets cristallisent leur anxiété uniquement sur les
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 349

états symptomatiques. 8% ont à la fois des craintes pathologiques et


fonctionnelles. 32% des sujets déclarent n’éprouver aucune anxiété.
La curiosité pour ce qui se passe à l’intérieur de son corps s’oriente
soit vers des aspects précis et concrets de la vie organique (36% des
réponses) touchant des fonctionnements spécifiques digestif, car-
diaque, génital, cérébral, soit vers des processus généraux (54%), con-
cernant l’anatomo-physiologie, les mécanismes de la vie (30%), la
santé et la maladie (19%), les rapports psyché-soma (5%). Une curio-
sité générale qui apparait plutôt comme une réponse de fuite est men-
tionnée dans 27% des cas. La typologie des curiosités modifie la phy-
sionomie des réponses obtenues sur l’ensemble de la population : 23%
des sujets manifestent exclusivement un intérêt vague, 20% ne
s’attachent qu’à des mécanismes généraux, 14% qu’à des mécanismes
fonctionnels, 17% associent deux ordres d’intérêt distincts, 25% ne
manifestent aucune curiosité.
D’une part, on est d’autant plus inquiet et curieux que la prise de
conscience de l’organisme est fréquente. D’autre part, ceux qui ont
souvent conscience de leur corps ont tendance à se préoccuper plus du
fonctionnement et en être plus curieux (x2.02). À un niveau moyen de
sensibilité organique correspond une centration sur les inquiétudes
pathologiques et symptomatiques et une curiosité diffuse. L’objet de
la conscience interne est en rapport avec les attitudes mentales. [204]
Une conscience morbide trouve un écho dans les inquiétudes patholo-
giques et un intérêt pour les mécanismes généraux. L’attention fonc-
tionnelle ne différencie pas les anxiétés, encore que le ni veau de
crainte soit plus marqué pour les fonctionnements dont on a cons-
cience. Par contre, elle oriente la curiosité vers la vie fonctionnelle. Le
vécu sensoriel ne s’accompagne ni d’anxiété, ni de curiosité. Enfin,
craintes et curiosités ne sont pas indépendantes. L’absence d’intérêt
intellectuel se trouve chez les non-anxieux (x2.001). Quand
l’inquiétude se porte sur les états pathologiques on manifeste une cu-
riosité générale alors que les craintes fonctionnelles focalisent
l’attention sur la compréhension des divers fonctionnements (x2 .001)
on cherche à mieux connaitre les domaines sur lesquels se fixe
l’angoisse.
Il ressort de ces quelques données que l’orientation vers les fonc-
tionnements ou vers la pathologie organise des structures d’attitude
cohérentes. Il semble que la première orientation corresponde à une
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 350

mobilisation psychologique et mentale plus grande et à une ouverture


du rapport au corps, la seconde revêtant un caractère plus stéréotypé,
banalisé et une certaine distanciation.

Orientations normatives et cognitives


du rapport au corps interne

La recherche princeps avait fait apparaitre que le rapport au corps


est placé sous la dépendance de positions pratiques, éthiques, idéolo-
giques ou scientifiques adoptées par les sujets. S’agissant de
l’organisme, les conceptions exprimées s’articulent toutes autour du
rapport entre le physique et le mental, abordé sous l’angle psycholo-
gique (facultés, désirs, intentions, moyens, capacités physiques), ins-
trumental et moral (contrôle/autonomie du corps), médical (psy-
ché/soma). Nous examinerons ici les formes et implications des deux
dernières perspectives qui ont directement trait à la régulation de
l’organisme.
La notion de contrôle engage plusieurs conceptions qui vont de la
régulation fonctionnelle, à la maitrise instrumentale et expressive et à
la domination disciplinaire du corps. Alors que la vision régulatoire et
instrumentale, de portée purement pragmatique, n’induit pas de posi-
tion cohérente et structurante, la vision normative, expressive d’une
subordination du corps à la règle du sujet, opère comme un organisa-
teur du vécu corporel. La vision du contrôle normatif a été cernée,
dans l’enquête statistique, en proposant à l’accord des interviewés
quatre assertions qui se rangent dans une échelle d’attitude construite
selon le modèle de Loevinger 36. Contrairement à ce que laissaient
penser les déclarations émancipatrices du deuxième échantillon de
l’étude princeps, la population semble encore fortement pénétrée de la
nécessité d’une maitrise morale du corps : 46% des personnes interro-
gées sont d’accord avec l’idée que « Le corps est un serviteur qu’il
faut faire obéir », 67% avec celle « Qu’il ne faut pas trop ménager son
corps, trop le laisser vivre », 69% pensent que « Par la maitrise du

36 Pour la construction des échelles, nous avons utilisé le programme établi par
Guy Michelat (Laboratoire de Sociologie de l’Institut d’Études Politiques)
selon le modèle d’analyse hiérarchique de Loevinger.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 351

corps, je cherche à augmenter mes sensations de plaisir » et 83% que


« Discipliner son corps donne une satisfaction morale ». Nous avons
affaire à une de ces grandes attitudes sociales, enracinées sur une so-
lide tradition culturelle, dont la rémanence explique la forte adhésion
à l’échelle « domestication » construite à partir des quatre items. En
effet, 66% des sujets se rangent à l’intérieur de l’échelle, 28% étant
caractérisés par un niveau d’adhésion faible, 38% un niveau fort. Bien
que sa portée dépasse le domaine de l’organique, cette échelle joue
comme un modèle normatif modulant le vécu du corps interne.
Les différences dans l’expérience organique sont surtout marquées
entre les individus qui n’adhèrent pas à l’idée de domination du corps
et ceux qui y adhèrent fortement. Alors que les [205] premiers ne ma-
nifestent pas de tendance spécifique quant au niveau de prise de cons-
cience, l’attention que l’on porte aux messages internes est d’autant
plus fréquente que l’attitude est prononcée (x2 .10), avec une nette fo-
calisation sur la vie fonctionnelle. Du point de vue de l’anxiété, une
forte normativité entraine des réponses bipolaires : pas de craintes ou
des craintes fortement cristallisées sur le fonctionnement ; ceux qui
adoptent une attitude modérée au contraire sont plutôt préoccupés par
la maladie. Or, les tenants du contrôle normatif considèrent le corps
comme une entité dotée d’autonomie : l’univers fonctionnel limite le
champ de la maitrise, et l’anxiété se manifeste sous la forme du déni
ou du surcroit de craintes fonctionnelles, alors que chez les autres su-
jets craindre la maladie, n’est pas craindre quelque chose d’inhérent
au corps et d’autonome. Le jeu de la normativité sociale se renforce
ici de celui de dimensions psychologiques. A quoi fait pendant une
clôture du champ d’intérêt : ceux qui n’adhèrent pas à l’idée de con-
trôle sont curieux et intéressés par toutes les connaissances touchant la
vie du corps, ceux qui y adhèrent fortement ont tendance à n’être pas
curieux ou à manifester un intérêt diffus : refus anxieux de savoir ?
Les conceptions du rapport psyché-soma portent, elles, la marque
de la modernité. L’investissement psychologique du corps constaté
dans l’enquête princeps se confirme avec une affirmation massive de
la dépendance de l’organisme par rapport au psychisme, dans l’ordre
de la santé. Le rôle du mental dans la genèse et la régulation des états
pathologiques, et l’indépendance de l’organisme ont été abordés à
l’aide d’une série de propositions soumises à l’approbation des inter-
viewés. Il y a une forte tendance à réintégrer la participation active du
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 352

sujet dans le cours des affections : 94% pensent que « l’état moral,
psychologique peut provoquer certaines douleurs ou maladies », 75%
que « l’état moral, psychologique peut guérir la maladie », 69%
« qu’on peut lutter contre la maladie par la volonté ». En revanche,
l’idée qu’il n’y a que les médicaments qui puissent agir sur la douleur
ou la maladie obtient l’accord de moins du quart de la population in-
terrogée. Ces résultats traduisent une évolution des mentalités, par
suite de la diffusion des théories psychologiques, des courants anti-
pharmacologiques et du retour aux thérapeutiques naturelles. Par ail-
leurs, le volontarisme qui correspond à une vision traditionnelle du
contrôle de l’organisme par une faculté éthiquement valorisée est en
régression par rapport à une conception plus psychologisante.
L’intervention du sujet fait place à l’interdépendance fonctionnelle. Il
est intéressant, de ce point de vue qu’aille de pair avec les attitudes
précédentes, l’affirmation du potentiel corporel, d’une confiance dans
les ressources naturelles du corps qui reprend la vieille idée de la vis
nature. En effet, 87% des sujets estiment que « le corps a assez de res-
sources pour se défendre tout seul contre la maladie », 81% que
« l’organisme peut compenser lui-même certaines déficiences ».
Ces deux items s’articulent avec les trois premières propositions
pour former une échelle d’attitude « psychosomatique » qui concerne
87% des personnes interrogées, selon trois niveaux d’intensité
d’adhésion faible (31%), moyen (24%), fort (27%). L’un des intérêts
de cette échelle est de mettre en évidence l’association entre
l’influence du mental sur l’organisme et la capacité d’autoprotection
de ce dernier, interdépendance de deux forces qui implique que la res-
tauration face à la maladie peut s’opérer sans intervention externe : à
mesure que l’on s’élève dans l’échelle « psychosomatique », croît le
désaccord avec l’idée que seuls les médicaments guérissent, tandis
que ceux qui n’adhèrent pas à l’échelle manifestent leur accord
(x2.05). Il y a plus, cette interdépendance s’assortit de l’autonomie par
rapport au déterminisme biologique : ainsi quand on demande aux su-
jets de se prononcer sur l’influence de l’hérédité ou du mode de vie
sur l’état du corps, on voit se ranger du côté du mode de vie ceux qui
adhèrent à l’échelle « psychosomatique », du côté de l’hérédité ceux
qui n’y adhèrent pas (x2.10), comme d’ailleurs les tenants de l’action
médicamenteuse (x2 .01). L’attitude à l’égard des relations entre
l’organique et le psychologique dans le domaine médical, engage des
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 353

conceptions plus générales [206] sur le rapport individu-milieu, na-


ture—culture. Passant de l’ordre éthique à l’ordre conceptuel, nous
touchons à un autre type d’incidence des représentations sociales sur
les positions relatives au corps. Et les variations constatées, sous leur
effet, dans l’expérience interne montrent une très nette relation entre
l’univers de pensée et l’approche vécue du corps.
On voit par exemple que la sensibilité aux messages internes est
d’autant plus fréquente que le score sur l’échelle « psychosomatique »
est élevé (x2. 001). L’attention portée aux différents messages va dans
le sens d’un investissement psychologique croissant du corps. Hors
échelle, on ne s’attache qu’aux messages pathologiques, avec une ad-
hésion faible domine l’association entre états pathologiques et fonc-
tionnels, avec les niveaux moyen et fort la sensibilité s’oriente vers le
fonctionnel puis s’élargit aux états sensoriels. Cette progression il-
lustre de façon frappante le changement du rapport au corps interne de
la clôture à l'ouverture. La curiosité présente les mêmes tendances ;
hors-échelle on n’est pas curieux, à l’intérieur de l’échelle les curiosi-
tés se spécifient et s’étendent. L’inquiétude est légèrement plus élevée
chez ceux qui se rangent dans l’échelle et prend pour cible les états
fonctionnels, seuls ou associés à la pathologie.
En opposition avec les tenants des idées psychosomatiques, ceux
qui ne croient qu’à l’action des médicaments prennent peu conscience
de leur corps, centrent leur attention sur la pathologie, ont une anxiété
morbide, pas de curiosité ou un intérêt vague. Deux types de rapport
au corps interne s’affrontent : l’un, animé par un vitalisme où psyché
et soma forment un ensemble autorégulé est marqué par une sensibili-
té organique aiguë orientée vers des états non pathologiques, fonc-
tionnels ou sensoriels, une inquiétude diversifiée, une attitude mentale
curieuse et ouverte à tous les aspects de la vie organique. L’autre, ca-
ractérisé par la détermination externe et la passivité, correspond à une
faible attention et un désintérêt intellectuel pour la vie organique, une
focalisation sur la pathologie aussi bien dans la prise de conscience
que dans les préoccupations anxieuses. Entre ces deux types une gra-
dation de formes du vécu, marquées par l’enrichissement et la spécifi-
cation progressifs de l’expérience interne à mesure que s’affirment les
conceptions psychosomatiques. Il y a donc bien incidence des mo-
dèles de pensée sur le vécu. Il en va de même dans l’univers de la pra-
tique.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 354

RAPPORT AU CORPS INTERNE


ET SURVEILLANCE DE LA SANTÉ

Les conduites relatives à la santé ont été saisies à partir de quatre


indicateurs concernant la préoccupation pour l’état de santé, les dispo-
sitions et pratiques effectives en matière de consommation médicale.
Près de la moitié de la population interrogée (47%) déclare être sou-
cieuse de son état de santé. Au cours des six mois précédant l’enquête,
37% des sujets ont vu le médecin deux fois ou plus, 24% une seule
fois, 40% ne mentionnent aucune visite. En ce qui concerne la préven-
tion, on observe 40% de cas où une visite de contrôle est faite réguliè-
rement. Mais quand surgit un problème de santé, le recours immédiat
au médecin n’est le fait que du tiers des interviewés, les autres préfé-
rant attendre un peu (48%), ou le plus longtemps possible (18%) avant
de consulter. Mesure d’anxiété, ou simplement vigilance, le souci
pour son état de santé ne coïncide pas toujours avec les pratiques de
soin ou de prévention, mais il est corrélé avec tous les cas où une atti-
tude est marquée. Il caractérise ceux qui ont fréquemment conscience
de leur corps, par opposition aux autres (x2.05), ceux qui manifestent
de l’anxiété par rapport aux non anxieux (x2.001), ceux qui sont cu-
rieux par rapport aux non-curieux (x2.01), ceux qui adhèrent fortement
aux conceptions psychosomatiques et à l’idée de contrôle normatif
(x2.05).
Les pratiques médicales ne varient pas de manière cohérente ni
systématique en fonction des formes du vécu interne, mais certaines
liaisons confirment le caractère stéréotypé, peu impliquant, de
l’orientation vers la pathologie, le caractère mobilisateur et inducteur
de comportements, [207] de l’orientation vers le fonctionnel. D’une
part, si l’on considère l’attention aux messages internes, on constate
que la sensibilité aux états pathologiques s’oppose à la sensibilité
fonctionnelle et sensorielle par une moindre préoccupation pour sa
santé et un nombre faible ou nul de visites médicales (x2.01 dans les
deux cas) et seuls les sujets s’attachant à la vie fonctionnelle sont sur-
représentés dans la prévention. D’autre part, et bien que les sujets an-
xieux dans leur ensemble se distinguent des non anxieux par des pra-
tiques effectives - visites usuelles nombreuses (x2.01), contrôle (x2.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 355

001), consultation immédiate en cas d’ennui (x2.05) -, il apparait que


les inquiétudes d’ordre pathologique, à la différence des inquiétudes
d’ordre fonctionnel n’induisent pas de façon significative une ten-
dance à de nombreuses visites médicales ou au recours médical. En-
fin, le seul cas où le type de curiosité porté à son corps ait un effet dif-
férenciateur quant à la consommation médicale concerne les sujets
exprimant un intérêt pour le fonctionnel qui préfèrent consulter tout de
suite le médecin en cas d’ennui plutôt que d’attendre, au contraire des
autres (x2.05).
Les conceptions psychosomatiques ont, en liaison avec l’approche
du corps interne qu’elles induisent, un effet structurant sur les pra-
tiques. Ceux qui n’y adhèrent pas et dont l’attitude à l’égard de leur
organisme est distanciée, ne s’écartent pas de la moyenne pour le
nombre de visites médicales, diffèrent l’appel au médecin en cas
d’ennui, mais ont une petite tendance à faire des visites de contrôle
bien que non soucieux de leur état de santé. Les sujets adhérant fai-
blement à l’échelle « psychosomatique » sont les seuls à avoir beau-
coup consulté le médecin, mais ils ne font pas de visite de contrôle et
ne recourent pas vite à la compétence médicale en cas de problèmes.
L’attitude peu structurée de ces deux groupes de sujets se reflète dans
une pratique peu cohérente. Au contraire, à partir du niveau moyen
d’adhésion, apparaissent des comportements spécifiques, correspon-
dant à une forte implication corporelle et fonctionnelle. Le niveau
moyen, soucieux de son état de santé, est partisan de toutes les formes
de consultations médicales : s’il compte peu de visites médicales
usuelles, il adopte une conduite préventive, et fait tout de suite appel
au médecin. La modération de ses idées va de pair avec une défense
rationnelle de la santé. Rationalité que l’on trouve dans l’attitude psy-
chosomatique extrême qui moins soucieuse de son état de santé, n’est
pas portée à la consommation médicale sauf quand un ennui se pré-
sente : pas de dépendance médicale, mais vigilance pour la santé. La
position normative joue aussi comme un organisateur des comporte-
ments. Les sujets partisans du contrôle normatif se démarquent de
ceux qui ont une attitude modérée ou contraire par une tendance à de
nombreuses visites médicales, au contrôle régulier (x2 .05) et à la con-
sultation médicale immédiate du médecin (x2.001). L’anxiété devant
l’autonomie organique, la volonté de maitrise sur le corps conduisent
à une attitude de surveillance et de lutte active en faveur de la santé.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 356

Cet ensemble de résultats illustre le caractère systémique des atti-


tudes et dispositions pratiques en matière de santé, éclairant la façon
dont les catégories cognitives et les cadres normatifs interviennent
dans l’expérience du corps propre et les conduites le concernant. Une
autre constatation mérite l’attention : la modernité change le statut de
l’univers fonctionnel et de l’univers pathologique. Celui-ci, autrefois
dominant comme organisateur du rapport à l’organisme, engage au-
jourd’hui une approche banalisée, et, avec sa charge d’angoisse, dis-
tanciée et dénégatrice du corps. Le fonctionnel, par contre, devient le
support d’une sensibilité nouvelle, d’un vitalisme actif, versant orga-
nique de l’hédonisme corporel grandissant. Articulé à des demandes
plus précises, renvoyant à des expériences directes, il est susceptible
de mobiliser fortement en faveur des actions de santé.

[208]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 357

[209]

TROISIÈME PARTIE

Chapitre 3
Considérations sur le traitement
de la stigmatisation
en santé mentale *

Retour au sommaire

L’entrée dans le 21e siècle est marquée par un important dévelop-


pement des réflexions et des recherches portant sur la stigmatisation
des personnes souffrant de troubles psychiques. Ce mouvement con-
cerne aussi bien les milieux psychiatriques, ceux de
l’accompagnement de ces personnes que les associations d’usagers et
de leurs proches. Elle s’est étendue aux sciences sociales qui dévelop-
pent une réflexion sur le concept de stigmatisation ou s’occupent de
philosophie morale, ainsi qu’au monde de l’entreprise que préoccupe
l’insertion du handicap psychique.
Certes, la question de la stigmatisation des troubles psychiques et
de ceux qui en souffrent n’est pas nouvelle ; elle fait depuis plusieurs
décades l’objet de recherches et d’interventions dans divers pays.
Mais le regain d’attention qu’elle reçoit mérite l’examen étant donné
la diversité des facteurs qui y interviennent, de façon positive ou néga-
tive, et la permanence de certains obstacles qui rendent problématique
la lutte contre les différentes formes que revêt la stigmatisation. C’est
ce qui ressort de plusieurs rencontres et publications qui ont animé

* Parution originale : 2011. Considérations sur le traitement de la stigmatisa-


tion en santé mentale. Pratiques en santé mentale, 2, 25-38.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 358

récemment en France les débats entre professionnels de la santé men-


tale, responsables locaux et chercheurs en sciences sociales (Roelandt
& Caria, 2007 ; Giordana, 2010). J’examinerai successivement les
raisons de ce regain, avant d’avancer quelques remarques sur les as-
pects psychosociaux d’une situation dont tous reconnaissent
l’importance et l’urgence de contribuer à son amélioration. Parmi les
raisons mettant aujourd’hui sur le devant de la scène la stigmatisation,
certaines sont propres au champ de la santé mentale, d’autres à
l’évolution des perspectives dans les sciences humaines. En ce qui
concerne les premières on peut dégager des raisons positives et des
raisons fondées sur des constats négatifs. Le cas est un peu différent
pour les sciences sociales où il est possible de repérer un changement
épistémologique.

Raisons positives venant à l’appui


d’une lutte contre la stigmatisation

Parmi les raisons positives figurent des facteurs institutionnels. On


constate depuis le début des années 2000 un engagement des instances
internationales ou des gouvernements nationaux. Ainsi a-t-on vu
l’OMS faire de la lutte contre la stigmatisation des malades mentaux
un impératif de santé publique. Deux programmes majeurs ont ainsi
été proposés : en 2001 sur les nouvelles conceptions et les nouveaux
espoirs de la santé mentale et en 2005 sur la lutte collective contre la
stigmatisation. Cela faisait écho à la déclaration des Nations Unies
(1995) en [210] faveur d’une intégration pleine et entière des per-
sonnes souffrantes dans tous les secteurs de la société.
En France, le Ministère de la Santé faisait, en 2001, de la lutte
contre la stigmatisation, l’objectif prioritaire d’un programme centré
sur « l’usager comme centre d’un dispositif à rénover ». Par ailleurs,
la loi handicap, promue en 2005, reconnaissait le handicap psychique
pour la première fois et devait jouer un rôle moteur en faveur de son
intégration dans l’entreprise 37. De plus, divers rapports ont successi-

37 Cette loi a été proposée par la secrétaire d’État aux Personnes Handicapées,
AM. Montchamp, fondatrice de l’agence « Entreprise et handicap ». Cette
agence a organisé et publié en 2009 un colloque consacré à l’accueil en en-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 359

vement rappelé : le caractère inaliénable des droits de l’homme et du


citoyen dont doit jouir pleinement la personne handicapée ; la nécessi-
té d’une sensibilisation du public ; la priorité de la lutte contre la dis-
crimination et la stigmatisation des malades mentaux ; le combat pour
leur réintégration dans la société (Piel et Roelandt, 2001 ; Cléry-
Merlin et al. 2003). D’autre part, au sein même de l’institution psy-
chiatrique, la défense des réformes liées au mouvement de désinstitu-
tionnalisation, l’émergence de courants alternatifs développant des
positions critiques vis-à-vis du fonctionnement du système psychia-
trique, ou celle de nouveaux modèles théoriques et étiologiques, oeu-
vraient en faveur d’une meilleure acceptation des usagers et de leur
insertion dans la communauté.
Enfin, est intervenu un élément qui s’avérera décisif pour la ré-
flexion sur la stigmatisation et l’action en faveur de la défense de ceux
qui la subissent : la formation d’associations regroupant les usagers
et/ou leur entourage familial et amical. Ce mouvement amorcé dès
1952, par l’association pionnière La Croix Marine, a bénéficié des lois
promulguant, dès le début des années 2000, les droits, le pouvoir et la
compétence des usagers et des malades. L’action de ces associations
va non seulement œuvrer pour la reconnaissance des usagers, mais
contribuer à de nouvelles formes d’entraide à portée de défense so-
ciale et à valeur thérapeutique. Partenaires des systèmes de soin, ces
associations vont faire valoir le point de vue et les revendications des
usagers, réclamer et servir la compréhension de leur vécu et
l’adaptation à leurs besoins. Elles vont promouvoir des regroupements
favorisant le soutien psychologique et l’expression personnelle,
comme c’est le cas des GEMs par exemple, ou proposant de nouvelles
approches des troubles comme c’est le cas avec le groupe Working for
Recovery animé par R. Coleman, un usager et K. Taylor (38) 38 une
infirmière du système psychiatrique. Réunissant des « entendeurs de
voix », ces intervenants bousculent les tabous entretenus dans les mi-
lieux psychiatriques en faisant travailler les patients sur les voix qu’ils

treprise de personnes souffrant de handicaps psychiques : « L’entreprise


face aux troubles psychiques » à l’Institut des Sciences Politiques de Paris.
38 Ron Coleman et Karen Taylor ont présenté leur approche « Working to re-
covery » et les principes et la méthodologie de travail du groupe des « en-
tendeurs de voix » dans le cadre des journées organisées par le CCOMS en
octobre 2010.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 360

entendent au lieu de leur imposer le silence. Ce qui permet d’affronter


la réalité d’une expérience hallucinatoire et de récupérer (recover) un
état vivable, à défaut de guérison.
Ce genre d’action modifie radicalement le rapport des patients au
pouvoir médical et au système de soin, leur permet d’acquérir un sta-
tut d’acteur de leur propre destin et le faire accepter par le milieu so-
cial et médical. Non sans soulever parfois une opposition de la part
des professionnels. C’est ainsi que le groupe Working for Rcovvery a
été violemment condamné par les instances du Kings’ College avant
de se voir reconnu pour le bien-être apporté aux participants, notam-
ment en écartant tout risque de suicide dans la population traitée.
L’Argentine offre un exemple tout récent de cette résistance catégo-
rielle de la part des tenants du pouvoir psychiatrique, à la suite de la
récente adoption par les deux chambres parlementaires de la « Loi Na-
tionale [211] de Santé Mentale ». Cette loi répondant aux objectifs de
la desmanicomializacion, la désinstitutionnalisation, de la maladie
mentale, était soutenue par le consultant pour le Cône sud de
l’Organisation Panaméricaine de la santé, filiale de l’OMS. Cette loi
reconnaît les droits humains des personnes souffrant de troubles psy-
chiques, recommande le respect de leur autonomie, préconise des
prises en charge intersectorielles et interdisciplinaires dans le cadre
d’hôpitaux généraux publics ou de services implantés dans la commu-
nauté. Sa défense a été considérée par comme attentatoire à leur pro-
fession par un mouvement de protestation réunissant 7 associations
nationales et régionales de psychiatres qui a décidé de considérer le
représentant de l’OPS comme persona non grata dans leur pays. Ce
genre de réaction contribue au maintien d’un statu quo nuisible à
l’amélioration des conditions de vie des patients psychiatrisés.

Raisons négatives venant à l’appui


d’une lutte contre la stigmatisation

Les argumentaires développés pour justifier les points de vue exa-


minés précédemment renvoient à des préoccupations de santé pu-
blique, des dysfonctionnements du système psychiatrique et à la posi-
tion de la société face aux personnes souffrant de troubles psychiques.
À ces raisons s’ajoutent, dans l'actualité française, des raisons poli-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 361

tiques. Dans le souci de santé publique intervient l’importance du


poids social des troubles psychiques et le constat des obstacles qui
empêchent une prise en charge optimale de ces troubles malgré les
progrès dans les moyens médicamenteux et relationnels offerts pour
leur traitement. Le poids social est évalué selon différents critères :
incidence de la fréquence troubles psychiatriques sur la santé pu-
blique, coût économique lié aux perturbations dans le champ du tra-
vail, coût psychologique et social lié aux effets collatéraux qui décou-
lent, pour l’entourage familial, de l’accompagnement de la maladie,
coût financier des institutions psychiatriques en termes de fonction-
nement et de personnel, même si l’on estime généralement insuffi-
sants les moyens qui leur sont donnés.
Cette situation contribue au dysfonctionnement du système psy-
chiatrique entraînant un risque de bum-out qui guette les profession-
nels de santé. Une autre cause de dysfonctionnement réside dans « la
balkanisation de la psychiatrie » (Giordana, 2010, p. 3) qui éclate en
spécialisations, écoles de pensée et activités sans échanges entre elles.
Avec des risques de positions corporatistes qui, comme nous l’avons
vu plus haut, peuvent nuire à la mise en œuvre de « bonnes pra-
tiques ». A quoi s’ajoutent, en France, les récentes modifications du
statut de la psychiatrie, placée sous la dépendance des normes sécuri-
taires imposées par le pouvoir politique comme celles du fonctionne-
ment hospitalier dont les dictats bureaucratiques et financiers sont im-
posés par les Préfets.
À ces dysfonctionnements s’ajoutent les difficultés manifestées par
les personnes souffrant de troubles psychiques qui peinent à recourir
aux soins offerts ou ont tendance à en différer l’accès. La sous-
utilisation des services est aussi imputée à une mauvaise information
en termes de santé mentale, à une identification insuffisante des be-
soins des malades, à la peur de consulter, quand ce n’est pas à une vi-
sion péjorative des professionnels qui s’en occupent. Il y a là tout un
champ d’intervention à développer en termes d’éducation pour la san-
té mentale. Ces réticences renvoient aussi à l’impact négatif des atti-
tudes sociales à l’égard de la maladie mentale qui entrave le recours
aux soins, par peur d’être catégorisé négativement, malgré l’efficacité
des traitements. De fait, la plupart du temps, revient comme un leit-
motiv, sous-jacent ou explicite dans l’ensemble des analyses consa-
crées à la prise en charge des troubles psychiques et à la stigmatisa-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 362

tion, la responsabilité de la société. Apparaîtrait ainsi un nouveau pro-


blème de santé publique directement dépendant du regard que la so-
ciété porte sur les troubles psychiques. L’intérêt pour la stigmatisation
prend aujourd’hui une tournure nouvelle en devenant une question de
santé publique. Désormais on va attribuer des conséquences patholo-
giques à ce regard, faisant de la lutte contre la stigmatisation un impé-
ratif majeur.
[212]

LE CHANGEMENT DU REGARD
SUR L’ATTITUDE DE LA SOCIÉTÉ

Ce changement amplifie celui qui a marqué, au cours de l’histoire,


la façon de considérer le rapport aux pathologies mentales et ces pa-
thologies elles-mêmes. En effet, depuis l’époque de l’anti psychiatrie
et les travaux de Foucault, la folie est devenue un objet privilégié
d’étude sur la condition humaine et de dénonciation de l’ordre social.
La victimisation des personnes qui en pâtissent, le traitement social et
institutionnel qu’elles subissent sont devenus objet de réflexions
éthiques. Comme le disait dans son ouvrage Philosophie de la santé,
le philosophe Hans-Georg Gadamer : « Le concept de maladie men-
tale et d’anomalie psychique est redevenu un problème d’ordre social
et politique, au cours de ces dernières décennies et surtout depuis
Foucault » (1998, p. 177). Selon cet auteur, une conscience normative
de nature sociale, a eu une incidence sur la définition même de ce
qu’est la maladie mentale. De cette approche critique et normative
sont issues les politiques de désinstitutionnalisation qui ont été adop-
tées dans de nombreux pays.
Cette conscience normative rencontre aujourd’hui tout un courant
de réflexion éthique qui, depuis quelques années, a mis en exergue la
question de soin du care et en a montré les enjeux sociaux et poli-
tiques (Molinier, Laugier, Paperman, 2009). On a pu considérer un
temps qu’elle correspondait à une forme féminine de soin réservé aux
plus faibles. Mais, en raison des transformations institutionnelles, de
l’émergence de nouveaux besoins liés aux évolutions démogra-
phiques, des changements dans d’organisation du travail, de la néces-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 363

sité de renouveler les politiques publiques et sociales en matière


d’aide à la personne, des difficultés rencontrées dans l’exercice des
professions de soin, la notion de care a reçu un nouveau statut.
Le care devient une notion susceptible de modifier toutes ces pro-
blématiques sociales (Garrau et Le Goff, 2010). Elle met en lumière
des phénomènes peu visibles ou minorés, réclame une attention pu-
blique et privée aux voix et aux revendications de personnes placées
en situation subalterne, minoritaire, vulnérable ou déviante. Ainsi la
perspective du care conduit-elle à reconsidérer les frontières entre mo-
rale et politique, morale et social, privé et public. Dans sa dimension
critique, elle inviterait les sciences sociales, à déplacer et renouveler
leurs approches, questions, objets et concepts, appellerait un travail
pluridisciplinaire. Ce mouvement est, sans nul doute, directement lié à
l’interrogation actuelle sur la stigmatisation des personnes souffrant
de troubles psychiques et les moyens de les mieux prendre en charge.

Le développement des études


sur la stigmatisation

Cette interrogation bénéficie aussi de l’évolution des recherches en


sciences sociales sur la stigmatisation, depuis le début des années
2000. Après l’analyse magistrale et exhaustive de Goffman (1963), la
stigmatisation n’a pas été au centre de recherches spécifiques, sans
doute parce que la notion n’était pas considérée comme un concept
scientifique. Encore aujourd’hui elle ne figure dans aucun des diction-
naires de sciences humaines en langue française, par exemple. Cette
dévalorisation tient à plusieurs causes. D’une part, on peut la rapporter
à la prévalence de concepts, enracinés dans la tradition académique,
qui l’englobaient ou en rendaient compte comme ceux de « préjugé »,
« stéréotype » ou « discrimination », ou au fait que ce phénomène a
historiquement été rangé dans le cadre de l’étude des relations inter-
groupes et assimilé à d’autres processus comme les relations raciales,
interethniques, etc. D’autre part, une série d’examens critiques portant
sur les travaux et applications qui ont mis en jeu le phénomène de
stigmatisation, en a montré le caractère approximatif (Link & Phelan,
2001 ; Major & O’Brian, 2005).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 364

Ces critiques visent d’un côté la multiplicité des objets à propos


desquels la stigmatisation a été invoquée. Cette multiplicité est obser-
vée aussi bien quand il s’agit de caractériser les [213] « marques »
entraînant la stigmatisation que quand il s’agit d’analyser les proces-
sus qui sous-tendent ce phénomène. Les marques stigmatisantes relè-
vent aussi bien du champ de la santé physique et mentale que du
champ culturel, avec les appartenances ethniques, de genre ou de
groupe et du champ social avec les différents cas de marginalisation
économique, éducative et sociale. Quant aux processus, on s’est suc-
cessivement intéressé aux causes de la stigmatisation, à ses fonctions,
son impact sur l’interaction, et à l’influence des caractéristiques du
stigma (contrôlabilité, masquage, ontologisation). Par ailleurs, la cri-
tique a porté sur la diversité des perspectives adoptées pour définir la
stigmatisation et l’étudier.
Ces critiques conduisent à la conclusion que, référant à un phéno-
mène social polymorphe, la notion ne saurait être subsumée par une
définition stricte et renverrait à une série de représentations scienti-
fiques et profanes. Ce n’est que depuis les années 2000 que ces bilans
critiques ont donné lieu à des propositions de conceptualisation qui
articulent plusieurs dimensions :

a) symboliques : nomination, étiquetage, attribution de traits


catégoriels ;
b) pratiques : disqualification, ségrégation, distance et exclu-
sion sociales ;
c) relatives aux contextes de vie et aux interactions ;
d) découlant de la distinction fondamentale entre le « eux » et
le « nous », mettant en jeu les identités sociales.

Dans le domaine de la santé mentale, ce cadrage conceptuel peut


servir de base aussi bien pour l’examen de la construction ou de la
justification du stigma, que pour la lutte contre la stigmatisation. Dans
les revues de questions concernant la stigmatisation, on signale aussi
un déclin de l’intérêt porté aux personnes stigmatisées qui étaient
l’objet central du travail de Goffman. Tout se passe comme si la pa-
role des victimes ne constituait pas un matériau social pertinent. Di-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 365

vers auteurs ont mis en évidence les lacunes des approches qui, cen-
trées sur les positions des groupes dominants, majoritaires, détenteurs
et défenseurs des normes sociales, producteurs de la stigmatisation,
ont omis de considérer la position de ces cibles (Oyserman & Swim,
2001). Si bien que le retour sur la stigmatisation ne répond pas seule-
ment à des préoccupations conceptuelles. Actuellement, les probléma-
tiques de la recherche se focalisent sur les effets que ce phénomène
peut avoir sur ses victimes, sur le plan de la façon de penser, des sen-
timents, des conduites et de la santé ainsi que sur la réponse qu’elles y
apportent. Il y a là des directions de recherche qui rencontrent les pré-
occupations émergeant dans le champ de la santé mentale à propos de
l’intériorisation du regard dépréciatif porté par la société. Les travaux
en sciences sociales devraient fournir des instruments d’analyse fé-
conds pour traiter du destin que la société réserve aux affections psy-
chiques et leurs porteurs.

L’espace social de la stigmatisation


en santé mentale

Une telle analyse est à mettre en perspective avec l’histoire de la


prise en charge de la maladie et des malades psychiques. Le courant
de désinstitutionnalisation qui a marqué la fin du 20e siècle, replaçant
la folie au cœur de la société, a provoqué au sein du public des réac-
tions parfois négatives qui mobilisent l’attention. La combinaison
entre le constat des conséquences sociales de la désinstitutionnalisa-
tion d’une part, et les nouvelles préoccupations pour la santé mentale,
les exigences éthiques des politiques publiques, les impératifs de la
philosophie morale d’autre part, va changer la physionomie de la
question de la stigmatisation. Ce n’est plus la folie qui focalise
l’attention, mais la société et le destin qu’elle réserve à ceux que
l’hôpital et l’asile n’enferment plus, mais qu’elle rejette.
On peut dire, à ce propos, que la désinstitutionnalisation psychia-
trique a provoqué deux grands effets dans l’ordre de la recherche et de
l’intervention psychosociale. D’une part, elle a donné lieu au déve-
loppement d’une psychologie communautaire, particulièrement aux
États-Unis et [214] dans certains pays européens comme l’Espagne et
le Portugal et, depuis peu, en France (cf. Démangé, Henry, Préau,
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 366

2012 ; Saias, 2011). Elle trouve aujourd’hui en France une de ses ap-
plications les plus frappantes avec les politiques de santé mentale et
les systèmes de prise en charge extra-hospitalière des usagers, enga-
geant directement les instances municipales dans son organisation
(Daumerie et Caria, 2009). Cette psychologie communautaire, puisant
son inspiration dans les courants d’éducation populaire développés en
Amérique latine en vue de la libération des groupes opprimés (Freire,
1974) vient soutenir des actions dont la portée est décisive pour la
conquête d’autonomie et de pouvoir des usagers ainsi que pour le
changement des comportements et des attitudes sociales. Je reviendrai
sur cet apport plus loin.
D’autre part, les problèmes soulevés par la réponse sociale à la dé-
sinstitutionnalisation, a dynamisé tout un courant de recherche qui
s’attachant à la stigmatisation de ses bénéficiaires, a très vite débou-
ché sur une attention accrue aux représentations sociales. La question
des représentations sociales de la folie et du handicap mental, sur la-
quelle plusieurs travaux s’étaient penchés il y a plusieurs décennies
(Bastide, 1965 ; Giami, 1983 ; Jodelet, 1989a ; Morvan et Paicheler,
1990), retrouve toute son importance et connaît actuellement un re-
gain d’actualité. Cette question prend aujourd’hui en France une per-
tinence et une acuité particulières, si l’on considère l’état des préconi-
sations scientifiques et politiques pour la prise en charge des per-
sonnes atteintes de troubles psychiques, et les régressions qu’elles tra-
duisent. Cette situation incite à chercher dans les représentations véhi-
culées dans la société et exploitées par le discours politique et média-
tique, l’une des raisons du cours qui menace le destin social réservé
aux malades mentaux.

L’IMPORTANCE
DES REPRÉSENTATIONS SOCIALES

Pour rendre sensible l’importance des représentations, il suffit de


se reporter à l’étude impressionnante menée sous l’égide du CCOMS
(Bellamy, Roelandt et Caria, 2005 ; Roelandt et al., 2010). Cette en-
quête internationale montre la présence de certains invariants dans les
évaluations des troubles psychiques, à côté de connotations liées aux
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 367

particularités culturelles ou sociales. Ces invariants concernent trois


figures de la pathologie psychiatrique : la folie, la maladie mentale et
la dépression, saisies à travers les images de ceux qui les incarnent.
Ainsi le fou apparaît comme inadapté au monde, à la réalité, à la
société. Vivant hors des cadres et des schémas de pensée courants, il
ne peut être compris et inquiète : il est dangereux parce
qu’imprévisible. Incapable de se rendre compte de son état, il a besoin
de soins supposant isolement, éloignement dans un lieu spécialisé.
Concernant le malade mental, deux représentations de dégagent.
L’une purement médicale lui impute des problèmes et un handicap
ayant un fondement biologique et relevant de la compétence du psy-
chiatre qui peut le comprendre, ce qui le rend moins inquiétant.
L’autre établit une forte proximité avec le fou. Quant au dépressif, il
est caractérisé par la souffrance psychologique, et une vision négative
de la vie à laquelle il ne peut faire face.
Les représentations de la personne atteinte de troubles psychiques
lui attribuent de manière consensuelle des comportements et des atti-
tudes anomiques ou dangereuses. La recherche demandait de qualifier
ces comportements en termes d’anormalité et dangerosité et d’y ran-
ger les trois groupes de trouble. Il apparaît, dans les résultats français,
qu’une personne qualifiée de folle ou de malade mentale est rangée
par plus de 90% des interviewés dans les catégories « anormal » et
« dangereux ». Ce qui n’est pas le cas pour les dépressifs. Au fou et le
malade mental correspondent des comportements violents (meurtre,
viol, inceste), pour plus des trois quarts de la population ; pour près de
la moitié, un discours bizarre. Aux dépressifs correspondent la tris-
tesse, l’anxiété, le fait de pleurer souvent, l’isolement, le retrait social,
le suicide.
[215]
Ces résultats sont corroborés par de nombreuses études internatio-
nales et longitudinales. L’analyse secondaire menée par Angermeyer
(2010) sur les résultats d’enquêtes réalisées, depuis plus de trente ans,
dans différents pays des continents américain, asiatique et européen
montre qu’une amélioration notoire des connaissances concernant les
troubles psychiques (notamment en termes de reconnaissance des
symptômes et de connaissance des recours thérapeutiques) va de pair
avec une augmentation sensible de la dangerosité prêtée à ceux qui en
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 368

souffrent. Ce phénomène invite à dépasser le simple niveau du constat


d’existence et de description des représentations. Il pose toute une sé-
rie de questions concernant la dynamique des représentations et leur
rapport avec les conduites de stigmatisation. J’en retiendrai trois que
j’examinerai à la lumière de certains résultats de la recherche que j’ai
menée (1989) sur la Colonie Familiale d’Ainay-le-Château où les res-
sortissants d’un hôpital psychiatrique étaient hébergés chez les habi-
tants d’un ensemble de communes rurales et vivaient en liberté dans
l’espace public.
La première question concerne le rapport entre connaissance, in-
formation scientifique et construction des représentations. Une se-
conde question, plus spécifique, a trait à l’évolution des préoccupa-
tions pour la santé mentale et la lutte contre la stigmatisation, faisant
passer de l’examen des représentations de la folie à celles des person-
nages sociaux qui en portent le stigma. Ce qui débouche sur une troi-
sième question relative au phénomène de peur que suscite la personne
souffrant de troubles psychiques. C’est en ce point qu’un retour sur les
présupposés de la théorie des représentations sociales (Jodelet, 1984b)
peut contribuer à la lutte contre la stigmatisation.

Information et communication
sur les troubles psychiques

La question de l’information et de la communication soulève un


double problème : comment et quelles informations délivrer pour
changer la réponse sociale ? Comment et dans quel contexte sont re-
çues les informations ? S’il est fondé de dire que l’attitude négative de
la société peut être imputée à un manque d’information, encore faut-il
reconnaître que les gens mobilisent toujours une forme de savoir pour
comprendre les personnes à qui elles ont à faire. Considération qui a
une conséquence directe sur la façon de définir comment et quelle in-
formation transmettre. Pour illustrer cette remarque, j’examinerai ce
qui se passe quand le public ne dispose d’aucune information sur les
troubles psychiques en m’appuyant sur les observations que j’ai faites
à Ainay-le-Château.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 369

La règle de l’hôpital voulait qu’aucune indication ne soit fournie


sur la pathologie des personnes placées. Mais les familles qui les re-
cevaient avaient besoin d’un cadre pour établir leur façon de se com-
porter vis-à-vis des patients et de les adapter à leur mode de vie. Elles
ont donc construit tout un savoir local, transmis de génération en gé-
nération ou en communiquant entre elles et avec les infirmiers. Ce
savoir s’est cristallisé en un système de représentations où l’on re-
trouve, entre autres, la trace de connaissances anciennes. Ainsi la dis-
tinction entre « maladie du cerveau » et « maladie des nerfs » est ap-
parue comme un thème récurrent pour construire une typologie des
malades mentaux. Elle permettait d’opposer l’innocence à la méchan-
ceté, deux catégories fondées sur une morale religieuse à laquelle fai-
sait écho la distinction entre arriération et dégénérescence, dans les
théories psychiatriques en vigueur à l’époque de la création de la Co-
lonie, au début du siècle. Ce cas donne à voir la nécessité dans la-
quelle on se trouve pour faire face à l’inconnu. Faute d’information
précise, on construit une théorie en s’appuyant sur l’arrière-fond de
connaissances dont on dispose. Quand le sida est apparu,
l’interprétation publique de la maladie a recouru, en l’absence
d’informations médicales, à des critères moraux ou au modèle connu
des maladies contagieuses, conduisant à ce que l’on a appelé les
« fausses croyances » (Jodelet et al., 1994).
[216]
Si l’information scientifique est un prérequis pour entraver le jeu
de savoirs profanes inappropriés, encore faut-il déterminer le type
d’information à transmettre et la manière de le faire pour en assurer
l’efficacité. Divers travaux menés dans le champ de la santé ont établi
que le développement des connaissances, la diffusion des informa-
tions ne son pas suffisants pour modifier les comportements et les atti-
tudes. L’échec des campagnes réalisées en éducation sanitaire, à
commencer par celles concernant le sida, on montré que la pure in-
formation est pratiquement inefficace. Il faut prendre en considération
le background dans lequel cette information va s’inscrire et va être
interprétée, c’est-à-dire les contextes sociaux dans lesquelles
l’information est reçue et les systèmes de représentations opérant dans
l’appréhension sociale des phénomènes. Le contexte social de récep-
tion permet d’ajuster l’information aux besoins, modèles et valeurs
propres à des groupes spécifiques. Et l’on sait que les campagnes con-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 370

cernant le sida ont dû cibler des populations spécifiques pour obtenir


un résultat probant. Interviennent aussi les systèmes de représentation
qui vont servir de structure d’accueil aux informations.

Sur le décalage entre


savoir expert et savoir profane

Pour illustrer ce point, j’emprunterai à Angermeyer (2010)


l’exemple de la « mental health literacy » et l’illusion qu’elle a engen-
drée. Le concept de « mental health literacy » (Jorm et al. 1997) a été
introduit pour désigner la façon correcte dont le sens commun établit
son savoir sur la maladie mentale. Ce savoir inclut l’aptitude à recon-
naître des désordres spécifiques, trouver des sources d’information,
connaître les facteurs de risque et les causes des troubles psychiques.
Ce savoir correct correspondrait à celui des experts. Cela a conduit les
milieux psychiatriques à croire que le changement de représentation
de la maladie mentale dans les milieux experts peut avoir, en se diffu-
sant, un effet positif sur le rapport aux personnes souffrant de troubles
psychiques.
Dans le cas étudié par Angermeyer, le savoir expert dont il s’agit
englobe les théories biogénétiques fondées sur les progrès de la re-
cherche génétique et les techniques d’imagerie qui feraient de la psy-
chiatrie une forme de neuroscience clinique. Je ne discuterai pas ici
des présupposés théoriques qu’engage une telle conception en matière
d’approche des troubles psychiques, la question est trop vaste et ren-
voie à des débats qui réclament une compétence psychiatrique. Res-
tons-en à l’illusion. On espérait qu’une explication des troubles psy-
chiques d’un point de vue biologique, proposant une nouvelle étiolo-
gie, contribuerait à leur acceptation. L’attribution de la maladie men-
tale à des causes génétiques favoriserait l’acceptation des malades qui
ne seraient plus jugés responsables de la survenue de leur état. Certes,
les études montrent que, effectivement, on observe une diffusion des
connaissances sur la nature biogénétique des maladies, assortie d’une
acceptation des médicaments psychotropes, objets de rejet par le pas-
sé, et d’une augmentation du recours à l’aide professionnelle pour la
prise en charge des troubles psychiques. Néanmoins, elles mettent
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 371

aussi en évidence une augmentation de la crainte des personnes qui en


sont atteintes et de la distance sociale observée à leur égard.
Pour rendre compte de cet état de fait, on avance l’existence chez
les experts d’interprétations non confirmées voire invalidées empiri-
quement. Le rôle conféré à l’attribution de responsabilité comme
cause du trouble psychique est surestimé ; l’hypothèse d’une corréla-
tion inverse entre représentation biogénétique et attribution de respon-
sabilité n’est pas vérifiée. Plus, de nombreuses études montrent que
l’étiologie biogénétique de la maladie mentale entraîne une augmenta-
tion des tendances à établir une distance sociale. Le public à une re-
présentation autre que celle supposée par les experts. Comme le dit
Angermeyer, (op. cit., xiv) « l’idée qu’une personne souffre d’une mala-
die du cerveau semble s’accompagner de l’idée que celle-ci a perdu le
contrôle de son comportement et elle sera considérée comme imprévi-
sible, voire dangereuse ».
[217]
Nous sommes en présence d’un conflit de représentations : celles
que produisent les milieux scientifiques se heurtent à celles auxquelles
adhère le sens commun concernant la notion de « contrôle cérébral »
dont l’organisation et la force ressortaient déjà de l’étude des repré-
sentations de la folie à Ainay-le-Château. Un autre élément découvert
dans cette recherche jette une lumière complémentaire sur le décalage
observé entre les conceptions des experts et celles du public.
L’opposition entre maladie du cerveau et maladie des nerfs cor-
respond à une opposition entre potentiel de contrôle de l’organisme
par l’instance cérébrale qui relève de la culture et potentiel
d’excitation par l’instance nerveuse qui relève de la nature. Les con-
ceptions concernant l’étiologie des maladies mentales font apparaître
que la maladie des nerfs est associée à une altération du sang qui va
s’étendre à tous les liquides du corps en application de l’ancienne
théorie des humeurs. Cette conception a une incidence sur les compor-
tements et sur l’évaluation des malades. Concernant les comporte-
ments, elle conduit à éviter tout contact entre les liquides du corps : on
ne lave pas les affaires ayant touché le corps des malades (linge et
vaisselle) dans la même eau que celle utilisée pour les affaires de la
famille. Les explications données pour cette pratique laissent voir une
croyance dans le caractère contagieux de la folie, déniée par ailleurs.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 372

Cela peut sembler être un archaïsme de pensée qui n’a plus cours au-
jourd’hui. Mais lorsque j’en parle devant un public d’infirmiers, les
témoignages abondent pour dire que dans les hôpitaux psychiatriques
le personnel prend soin de ne pas utiliser la même vaisselle que les
malades. Ne faudrait-il pas chercher jusqu’à quel point ce genre de
pratique et de croyance reste encore vivace sous le déni, conduisant à
des conduites d’évitement qui fondent la distance sociale ? Cette ex-
ploration permettrait d’orienter des interventions visant à déconstruire
ces représentations comme on l’a fait pour les fausses croyances con-
cernant le sida.
La théorie naïve élaborée par la communauté d’accueil d’Ainay-le-
Château a eu un effet paradoxal sur la réception de la chimiothérapie
qui loin de rassurer a éveillé de nouvelles craintes. Quand en 1952 le
Lagarctyl a été introduit dans le traitement des patients, cela a provo-
qué un mouvement de résistance dans les familles qui ont été chargées
de l’administrer. Ce mouvement alla jusqu’à la grève ; il était justifié
par le danger que représentaient les effets du contact des gouttes ou de
l’inhalation du produit (allergies cutanées et respiratoires, malaises
physiques et mentaux). Un examen plus approfondi a révélé que
l’introduction de médicaments psychotropes créait une difficulté dans
l’identification des maladies. Jusqu’alors chaque type de maladie était
associé à une série d’indices comportementaux permettant de
l’identifier. Parce qu’il modifiait le comportement des patients, le mé-
dicament a rendu impossible la distinction entre malades du cerveau et
malades des nerfs. Ces derniers ne manifestant plus de signes
d’excitation s’apparentaient aux premiers par la pacification de leur
état. Dans cette indistinction, tout le monde devenait dangereux. De
plus, ingéré sous forme liquide et passant par le sang, le médicament
« organisait » la maladie. C’est le corps et non le cerveau qui était af-
fecté. Ce phénomène donnait saillance à la maladie des nerfs et ren-
dait caduques les interprétations fondées sur une absence de dévelop-
pement du cerveau ou une diminution de ses capacités qui assuraient
l’innocuité du malade, assimilé à l’innocent. On peut dès lors se de-
mander si l’erreur des experts ne tient pas seulement à ce qu’ils prê-
taient au sens commun une vision imputant aux malades la responsa-
bilité de leur état. Ils attendaient d’une interprétation biogénétique des
troubles psychiques une réassurance du public, en ce quelle écartait
toute interprétation de leur état en termes de déviance sociale ou mo-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 373

rale. Mais l’étiologie biogénétique ne vient-elle pas d’une certaine


manière activer des représentations qui rendent le malade plus inquié-
tant, non seulement en effaçant toute idée de contrôle de son état, mais
aussi en inscrivant ce dernier dans le corps et en éveillant de vieilles
croyances sur la base et le fonctionnement organiques de la folie.
[218]

REPRÉSENTATION DE LA MALADIE
ET REPRÉSENTATION DES MALADES

Rapprocher des constatations éloignées dans le temps peut certes


paraître une procédure indue. Mais l’on sait que la construction des
représentations puise dans des couches profondes de l’imaginaire so-
cial. Ce rapprochement sert surtout à montrer que le rapport aux
troubles psychiques est sous la dépendance de systèmes de pensée qui
dépasse le simple niveau du préjugé concernant ceux qui en sont at-
teints. Le rapport établi avec eux est fonction des conceptions que l’on
se fait de leur mal. Constat qui invite à s’intéresser aux conceptions,
aux théories naïves ou profanes que forge le sens commun concernant
la nature et l’étiologie des différentes formes d’affection psychique.
Selon la façon dont elles sont expliquées, qualifiées, selon la façon
dont on envisagera leur effet sur le fonctionnement psychique et la
conduite sociale, les attitudes adoptées vis-à-vis de ceux qui les mani-
festent varieront. Pour le faire sentir, j’emprunterai un exemple au so-
ciologue Bourdieu (1982, p. 151), celui de l’alcoolisme dont la réalité
se trouve changée selon la façon dont on le conçoit. Il existe dans le
sens commun plusieurs explications de cette pratique. Elle peut être
attribuée soit à une tare héréditaire, soit à une déchéance morale, soit à
une tradition culturelle, soit à une pratique compensatoire à des diffi-
cultés existentielles. Les raisons que l’on trouve à l’alcoolisme entraî-
nent des conséquences attitudinales et comportementales. Désigner
une « tare héréditaire » ou une « déchéance morale » induira condam-
nation et rejet ; tandis que penser « habitude culturelle » ou « compen-
sation psychologique » incitera à une attitude de compréhension et à
une plus grande acceptation. C’est dire que les significations que por-
tent les mots désignant un trouble psychique sont lourdes de consé-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 374

quences pour ceux qui en souffrent. Ces significations, véhiculées par


la culture et les communications sociales, servent à interpréter les per-
sonnes qui nous entourent et à nous conduire vis-à-vis d’elles (Bruner,
1991).
Les milieux psychiatriques ont tenu compte de ce processus de
qualification. Historiquement, dans le langage des professionnels de la
santé mentale, on a vu substituer à la notion de folie, celle de maladie
mentale pour atténuer la gravité d’imputations sociales ou mythiques
infamantes et apporter une réassurance médicale ; puis substituer à
celle de maladie mentale celle de handicap. On voulait alors suppri-
mer l’explication des troubles psychiques par un manque dont la dé-
termination est d’ordre naturel au profit d’une détermination sociale.
La notion de handicap mental a ensuite été révoquée en raison de la
dimension de déficience qu’elle comporte et qui était susceptible de
nuire à une insertion sociale, et d’enfermer le sujet dans un destin mu-
tilé. Cette notion est de nouveau utilisée en raison des bénéfices so-
ciaux attendus de son assimilation avec la catégorie générale de han-
dicap qui fait l’objet d’une politique de soutien financier et social. Au-
jourd’hui, on espère que le recours à la notion de trouble psychique
aidera à « banaliser » les affections psychiques et mentales. Mais il
n’en demeure pas moins que dans la mémoire collective, souvent ré-
activée par le discours social, politique et médiatique, certaines con-
notations associées aux termes abandonnés demeurent vivaces dans
l’imaginaire social et oeuvrent dans les processus de stigmatisation et
de discrimination que l’on observe dans l’espace des relations so-
ciales. Il y aurait lieu à ce propos de prendre la mesure des effets des
connotations véhiculées ou rappelées par la communication politique
et médiatique mise au service d’autres objectifs et d’autres intérêts
que la diffusion du savoir.
Et ceci nous renvoie directement à la seconde question que je po-
sais à propos du déplacement de l’attention dans l’approche du traite-
ment réservé aux personnes souffrant de troubles psychiques. À sa-
voir, on s’intéresse plus aux images relatives au personnage social que
représente celui qui porte la marque du trouble qu’aux représentations
du trouble lui-même. Bien évidement, il faut souligner l’intérêt des
études qui décrivent les contenus de la représentation du fou, du ma-
lade mental ou du dépressif, enregistrent le succès de nombreuses
campagnes menées pour lutter contre la stigmatisation, par la mise
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 375

scène des personnes qui en sont objet, ou [219] le contrôle des dis-
cours médiatiques tenus sur elles. Mais on ne peut que regretter
l’absence de préoccupation pour les théories profanes qui fondent les
attitudes, pour les représentations sociales de l’affection psychique
elle-même. C’est en travaillant sur ces dernières que l’on peut espérer
modifier les attitudes relevées en population générale et comprendre
pourquoi l’imputation de dangerosité se maintient de façon impres-
sionnante à travers le temps et l’espace.

À propos du danger et de la peur

En effet, pourquoi y a-t-il, comme le montrent les études menées


dans tous les continents au cours des deux dernières décennies, une
augmentation de l’attribution de dangerosité et des réactions émotion-
nelles de rejet, en dépit de l’élévation du niveau de connaissance ? Les
allégations de dangerosité sont démenties par les données objectives
indiquant, pour tous les pays, que dans la population présentant des
troubles psychiques la fréquence des actes dangereux est plus basse
que dans l’ensemble de la population. Elles le sont aussi par les posi-
tions exprimées dans les groupes qui sont en contact étroit avec des
usagers.
Comme en attestent les témoignages recueillis dans divers pays sur
des expériences d’insertion sociale d’usagers dans l’espace commu-
nautaire, il n’existe pas de sentiment de dangerosité. En revanche, si
l’on analyse les conditions de réussite de ces expériences, il apparaît
nécessaire de mettre en place des actions de soutien de la population
qui accueille des patients ou vit dans leur proximité, dans
l’environnement du logement (que l’hébergement soit familial, hétéro-
familial ou en appartements thérapeutiques) ou dans celui des centres
d’activité, de loisir et de soins. Ces interventions supposent, avant
l’implantation des systèmes d’accueil, une préparation du milieu par
une information ciblée. En cours de réalisation, elles impliquent une
attention aux besoins exprimés par le voisinage, une écoute et un ac-
compagnement, des éclaircissements sur la façon de se comporter et
sur l’état des malades, et la disponibilité du personnel d’encadrement
pour répondre aux demandes des familles et voisins. Dans ces condi-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 376

tions le contact direct avec des patients diminue la crainte et augmente


l’empathie, la serviabilité et développe les attitudes compassionnelles.
De même, à Ainay-le-Château, un contact prolongé entre les
membres de la communauté et ceux de l’institution psychiatrique,
avait écarté toute idée de danger et rendu particulièrement sensible la
similitude entre les uns et les autres. D’une part, sur plus de 70 ans, on
n’avait eu à déplorer qu’un seul assassinat perpétré par un patient que
l’on justifia par le contexte historique 39. D’autre part, la communauté
avait construit tout un savoir-faire pour affronter les heurts possibles
et maîtriser les risques de violence (Jodelet, 1992a). Elle ne se sentait
pas démunie de défense et de soutien et ne percevait pas les patients
comme dangereux. Sa peur se situait ailleurs et son analyse nous
éclaire sur ce qui advient quand le malade fait retour dans la commu-
nauté, montrant que le danger n’est qu’un masque justifiant des peurs
liées à l’intégrité psychique, physique et sociale.
Plusieurs éléments participaient de cette peur. La peur d’être con-
taminé par le contact n’était pas seulement fondée sur des croyances
ancestrales. On peut y voir l’expression symbolique de la peur de la
folie en soi. Ainsi, les personnes maintenant des relations très intimes
avec des malades, étaient-elles jugées folles. Le tabou de contact ser-
vait aussi une défense sociale. Par le biais des représentations et des
pratiques était mobilisé, sur le plan symbolique et matériel, tout [220]
un jeu de protection de l’intégrité et l’identité collective contre la me-
nace d’un double risque. Le risque que la population se trouve identi-
fiée, par les communes environnantes et les observateurs extérieurs,
avec ceux que leur appartenance institutionnelle marquait du sceau de
la différence ; celui qu’induisait la prétention des malades à une parti-
cipation de plain-pied et sur un mode égalitaire à la vie sociale. Ce
double risque affectait directement le statut de la population locale
que menaçait une perte de prestige et la dissolution des rapports de
domination établis avec les ressortissants de l’hôpital. Ce système ré-
vèle le fondement de la distance sociale dont les études relèvent la
permanence et le renforcement. Il signale l’existence de limites à une

39 Au moment du Front Populaire, un malade qui était employé par un bûche-


ron voulut faire grève par solidarité. Devant le refus de son patron d’accéder
à sa demande, il prit sa hache et le tua. Ce genre de réaction en situation de
conflit social paraissait compréhensible.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 377

intégration qui ne saurait être une assimilation ; il indique que le


maintien d’une distance sociale ne correspond pas forcément à un re-
jet, mais à une accommodation avec la différence au sein de rapports
sociaux quotidiens. Certes, le contact direct avec des personnes at-
teintes d’un trouble psychique impose un nouveau regard, mais il
n’empêche pas la réticence face à un trop grand niveau de proximité.
Une dernière remarque : la peur ne correspond pas forcément à un
danger même si elle peut être manipulée au nom d’un danger, comme
le démontrent les récentes politiques sécuritaires dont l’effet est am-
plifié par les médias (Kalampalikis, Daumerie & Jodelet, 2007). Or de
récentes études sociologiques (cf. chap. IV-4) mettent en évidence les
conséquences sociales de cette manipulation (cf. Al Gore, 2004) et
rapportent la défense identitaire à un effet secondaire de la gestion et
de la manipulation de la peur, à travers la recherche de boucs émis-
saires, le repliement communautaire et la protection de l’estime de soi.
Il y aurait une tendance chez les personnes en proie à une anxiété dif-
fuse à devenir moins tolérantes à la différence, plus enclines à utiliser
des stéréotypes et à manifester de l’agressivité face aux étrangers ainsi
que de la conformité face aux normes culturelles. Ce type de peur so-
ciale a donné lieu à un modèle dit « Théorie de la gestion de la ter-
reur » (Salomon, Greenberg, Pyszczynski, 1991) qui traite du rôle de
la peur de la mort dans le changement des attitudes sociales vis-à-vis
de la différence et de la défense des visions du monde culturellement
établies. Ces analyses ont été appliquées aux phénomènes sociaux en-
gendrés aux États-Unis par l’attentat du World Trade Center. Elles
seraient aisément applicables à la peur de la folie, assimilée souvent à
sorte de mort humaine et sociale. Elles alertent sur les conséquences
que peut avoir sur les attitudes du public un entretien systématique de
la peur par les pouvoirs publics au nom de la dangerosité des affec-
tions psychiatriques.

Conclusion

De grandes avancées ont été faites pour améliorer les formes


d’accompagnement et de soin des personnes souffrant de troubles
psychiques, grâce à l’esprit militant des milieux professionnels et en
dépit des difficultés rencontrées à la suite des dysfonctionnements ins-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 378

titutionnels, des conflits d’école et des résistances de la société civile.


L’entrée dans le 21e siècle voit ce mouvement s’accentuer et chercher
des voies nouvelles pour augmenter l’acceptation de ces personnes et
la reconnaissance de leurs droits, plaçant la lutte contre leur stigmati-
sation au centre des actions. Le parcours des questions soulevées par
la stigmatisation ouvre un vaste chantier de réflexion pour armer une
lutte effective et compléter les démarches déjà entreprises, avec suc-
cès, en ce sens. Enregistrant l’infléchissement éthique des sciences
sociales, il devrait tirer parti des apports qu’elles fournissent en ma-
tière d’analyse de la stigmatisation et des représentations des troubles
psychiques, comme d’implémentation des nouveaux impératifs du
care. Dans ce sens, une attention particulière devrait être portée aux
modalités de l’information. À une bonne politique de vulgarisation du
savoir psychiatrique devrait faire écho la déconstruction de certains
savoirs profanes. Par un retour sur les conditions de réussite des expé-
riences d’intégration des usagers dans la communauté, il serait bon de
dégager les formes [221] d’accompagnement nécessaires à un accueil
optimal et éthique de la part des populations. Donner publicité à ces
cas de réussite aurait valeur d’exemple et d’incitation. On devrait aus-
si mettre en garde sérieusement contre les allégations de dangerosité
et dénoncer les appels à la peur. En regard de quoi il conviendrait de
donner plus de relief aux ressources et progrès liés à l’organisation
institutionnelle des usagers et de leur entourage, en termes de soutien
psychologique, de combat contre l’intériorisation de la stigmatisation,
de gain en autonomie et en empowerment, comme de contribution so-
ciale. Sans céder à un optimisme naïf, nous ne pouvons qu’attendre la
plus grande fécondité d’un mouvement combatif dont la vigilance
éthique et la lucidité on déjà produit des effets impressionnants.

[222]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 379

[223]

TROISIÈME PARTIE

Chapitre 4
Imaginaires érotiques
de l’hygiène féminine intime :
approche anthropologique *

Retour au sommaire

Partant de l’idée que le sens érotique d’une production culturelle


ne trouve sa pleine expression qu’à la jonction entre l’éveil et la mani-
festation du désir et le jeu de l’interdit et de sa transgression, le pré-
sent article se propose d’examiner un domaine peu exploré de
l’imaginaire artistique : celui qui touche aux soins du corps de la
femme, à travers une forme spécifique ayant trait à l’hygiène féminine
intime. Cette notion recouvre toutes les pratiques centrées sur
l’entretien, la propreté et la surveillance de l’état du sexe féminin. Ins-
crit dans l’histoire plus large de l’hygiène et des soins du corps, cet
aspect de la vie féminine a fait l’objet, dans toutes les civilisations,
d’une série de règles d’usage qui, dans certains cas, sont strictement
codifiées, et dans d’autres passent par une éducation intergénération-
nelle, voire une transmission parfois souterraine entre les femmes. Ces
usages présentent la particularité d’un double étayage. D’une part, ils
correspondent à l’application d’états de savoirs médicaux et popu-
laires qui ont évolué avec les époques ou ont maintenu leurs traces à
travers le temps. D’autre part, ils apparaissent liés à des préceptes ré-

* Parution originale : 2007. Imaginaires érotiques de l’hygiène féminine in-


time. Connexions, 1(87), 105-127.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 380

gissant l’organisation du rapport entre les sexes dans différentes cul-


tures, à des principes philosophiques structurant le champ du sacré
(bouddhisme, tantrisme, shintoïsme, etc.) ou à des régulations reli-
gieuses de la vie sexuelle et de ses finalités. De ce fait, ils revêtent
souvent des formes ritualisées qui orientent le désir et contrôlent sa
satisfaction. Par ailleurs, leur sont associées des représentations de la
femme et des rapports entretenus avec elle qui ont nourri un imagi-
naire érotique dont témoignent nombre d’œuvres d’art.
L’examen qui suit, empruntant à un travail en cours, se limitera à
quelques productions picturales et littéraires qui évoquent une dimen-
sion érotique spécifiquement liée aux soins que les femmes apportent
à leur sexe. Ces derniers s’inscrivent dans une histoire de l’hygiène,
de la toilette et du bain que de nombreuses études 40 ont abordé sous
différents angles, s’attachant : aux canons de la beauté, aux normes de
la présentation sociale et de la pudeur, à la peinture des mœurs et des
sensibilités, à l’évolution des modèles du corps, des critères de la pro-
preté et des techniques d’entretien de la forme et de l’apparence phy-
sique, aux conceptions savantes et courantes de la santé et de sa pro-
tection, etc. Dans ces travaux, les références artistiques servent de
point d’appui ou d’illustration d’un état des thèmes abordés. La ques-
tion posée à propos des expressions artistiques est ici différente. Il
s’agit d’explorer la motivation du sens que révèlent les productions
esthétiques dont le caractère érotique tient au thème qu’elles traitent, à
l’objet qu’elles représentent, à la vision des actions et acteurs qu’elles
mettent en scène. À la base de cette motivation, nous tenterons de
trouver la trace des représentations corporelles, profanes et savantes,
des référents normatifs qui orientent les pratiques concernées, afin de
[224] cerner leur effet sur l’éveil, l’expression et la gestion du désir, et
de dégager les représentations de la femme et de son corps qui sont
engagées dans la relation sexuelle.
L’intérêt pour l’hygiène féminine intime tient à plusieurs raisons.
D’une part, les soins apportés au corps de la femme sont tributaires
d’une histoire dont les dimensions se déclinent selon plusieurs axes
qui donnent sens aux pratiques spécifiquement réservées au sexe.

40 Nous renvoyons à des travaux d’histoire et de sociologie, notamment : Aron


(1986), Bologne (1986), Corbin, Courtine, Vigarello (2005), De Marnhac
(1986), Vigarello (1985).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 381

D’autre part, l’existence dans l’imaginaire d’une sororité entre la


femme et l’eau inspire des représentations où se mêlent des aspects
communs associant attrait et danger. Enfin, l’emprise du religieux sur
le rapport au corps a donné lieu à des prescriptions et des représenta-
tions ayant une incidence directe sur l’élaboration érotique et l’image
sexuelle de la femme. Ce sont ces trois axes qui organisent le plan de
cet article.

POSITION DE
L’HYGIÈNE FÉMININE INTIME
DANS LE CADRE ET L’HISTOIRE
DES SOINS CORPORELS

Les soins portés au sexe peuvent aisément être mis en regard des
pratiques relatives à l’entretien et à la propreté du corps d’un double
point de vue : celui de leur évolution temporelle et celui de la structu-
ration de leurs significations. Sans prétendre retracer ici une histoire
qui a fait l’objet d’amples descriptions historiographiques,
l’attestation des documents iconographiques, du patrimoine pictural,
des récits de coutumes, et des descriptions de dispositifs relatifs à
l’entretien quotidien du corps, permet de suivre l’évolution des pra-
tiques, depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque actuelle. Se dessine ainsi
un mouvement qui va du collectif (avec les bains collectifs de l’Asie,
les thermes romains, les hammams orientaux, les étuves et bains de
rivière du Moyen Âge) au convivial, marquant, du Moyen Âge au 18e
siècle, les habitudes privées (avec les ablutions d’accueil 41,
l’invitation à assister aux toilettes ou à les partager 42) et, avec l’âge
classique, les méfiances à l’égard de l’eau qui favorisent les toilettes

41 Offrir le bain, en même temps que le repas, était une marque de bienvenue
et de respect. Ainsi Iseut accueillit-elle Tristan, l’émissaire du roi Marc, lui
donnant sa baignoire et assistant à son bain qu’il prit, comme à
l’accoutumée, nu.
42 Au 18' siècle, les dames de la noblesse reçoivent encore dans leur bain, pre-
nant soin, toutefois, d’atténuer la transparence de l’eau avec du lait, du son
ou cachant leur nudité avec une toile ou une planche.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 382

sèches 43, une pratique de type public que le modèle de la Cour inspire
à l’aristocratie et la grande bourgeoisie. L’essor de la bourgeoisie et le
repliement sur l’univers familial, au 19e siècle, entraînent, dans les
salles d’eau, l’avènement du privé où le corps est occulté aux autres,
même s’ils font partie de la famille ou de la maisonnée. Tandis que le
20e siècle, débarrassé des tabous de cette pudibonderie, voit
l’avènement de l’intimité, où les soins du corps, largement encouragés
par les médias, se font dans la salle de bains, espace personnel, mais
nullement secret, de plaisir et de bien-être.
Cette évolution qui engage des conceptions concernant le fonc-
tionnement du corps, la santé, la propreté, la morale quotidienne, les
relations à autrui, etc., est tributaire des modèles de civilisation, des
religions, du progrès scientifique, médical aussi bien que technolo-
gique (au niveau des équipements sanitaires, de l’architecture, de
l’urbanisme), de l’histoire sociale et de celle des goûts. Et comme en
témoignent les tableaux consacrés aux bains et à la toilette des
femmes, les pratiques proprement féminines, en ce qui concerne la
propreté et l’apparence, ont épousé ce [225] mouvement général, avec
des spécificités dues aux significations qui leur ont été prêtées de tout
temps.
En effet, il est possible de repérer, à travers le temps, certaines
constances ou récurrences dans les significations dont la toilette in-
time a été chargée. Comme pour l’hygiène corporelle, elles sont asso-
ciées à la purification (la propreté corporelle étant requise comme
moyen et garantie de la pureté spirituelle), à la prévention de la santé
(la propreté permettant de lutter contre les agressions externes et
transmissions contagieuses), au bien-être (la propreté étant à la source
de sentiments de confort, d’aise et d’agrément), à l’embellissement
(dont les procédures ont souvent été offertes à la contemplation des
admirateurs, particulièrement au 18e siècle). Mais elles conservent des
dimensions particulières liées à la contraception (à laquelle ont servi
certaines pratiques traditionnelles remontant aux temps les plus recu-
lés) et à la volupté (dans la mesure où elles préparent au plaisir ou en

43 L’eau est réservée aux parties visibles et exposées du corps. Pour le reste on
utilise le tissu comme éponge de nettoiement ou le renouvellement fréquent
du linge de corps, la blancheur des vêtements de dessous attestant de la pro-
preté.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 383

effacent les traces). Porté par cette histoire, l’usage que la femme ré-
serve à ses parties intimes n’a pas retenu une attention particulière.
Car on a affaire à un geste obscur et quotidien, immémorial et secret,
garant de pureté, complice de plaisirs et de libertés. Et alors que les
fonctions préventives, d’embellissement et de bien-être de la toilette
n’ont donné lieu qu’à des peintures de mœurs, c’est autour des autres
dimensions des soins du sexe que l’imaginaire se déploie. Pour ne
prendre que l’exemple de la fonction voluptueuse, évoquons Restif de
la Bretonne (1985) qui, dans l’Anti-Justine fait du lavage du sexe une
préparation et une réparation de l’acte sexuel. Grâce au lavage fait par
la Convelouté, Mme Guaé, ou ses compagnons, les fornications à par-
tenaires multiples peuvent se succéder en nombre et à un rythme accé-
léré, le « conin » retrouvant à chaque fois sa fraîcheur et sa disponibi-
lité. Les pratiques de restauration du sexe, à des fins de plaisir, sont
également évoquées dans Les bijoux indiscrets où Diderot (2004),
dans une manière orientaliste mise à la mode par la traduction des
Mille et une nuits, dépeint quelques mœurs de la cour de Louis XV.
Mongogul, sultan du Congo, voulant, pour se désennuyer, connaître
les aventures des dames de sa cour, obtint du génie Cucufa une bague
magique dont il suffisait de tourner le chaton vers une femme pour
que celle-ci se mette à parler « par la partie la plus franche qui soit en
elle », son sexe ou « bijou ». Ainsi Alcine qui, après avoir mené une
vie fort galante, venait d’épouser un émir qu’elle avait convaincu de
sa chasteté, se vit-elle confondue par son bijou dont la voix sortit de
sous ses jupes : « Il faut qu’un époux soit un hôte bien important, à en
juger par les précautions que l’on prend pour le recevoir. Que de pré-
paratifs ! Quelle profusion d’eau de myrte ! Encore une quinzaine de
ce régime et c’était fait de moi. » Si ce geste dont on parle peu en dit
beaucoup sur les miroitements de l’imaginaire qui dessinent les
images de la femme, c’est qu’il se rapporte à ces lieux du corps qui,
dévolus à la jouissance, à la génération et moins noblement à
l’élimination, ont par eux-mêmes quelque chose de trouble. Parmi les
affinités profondes de la femme et de l’eau, celles que révèlent les toi-
lettes intimes livrent l’ambivalence de la femme pour l’homme : ces
correspondances parlent de désir et de crainte, de pureté et d’impureté,
de vie et de mort, de plaisir et de menace. Nous nous attacherons ici
exclusivement aux dimensions de purification et de volupté parce
qu’elles ont particulièrement stimulé les productions imaginaires en
relation avec l’étroite liaison de la femme et de l’eau.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 384

La sororité de la femme et de l’eau

Les images de la femme et de l’eau ont des parentés : leurs affini-


tés de nature ou de symbole traversent le temps et l’espace. Parmi les
expressions les plus saisissantes de ces affinités, figurent [226] non
seulement les nombreux tableaux consacrés aux bains des femmes 44,
mais aussi les rapprochements plus directs qui ont marqué la fin du
19e siècle et le début du 20e. Chez un peintre comme Klimt qui, à la
tête du courant viennois de la sécession contre le conservatisme social
et esthétique, revendiquait un érotisme de combat, la lascivité de la
femme s’identifie au milieu aqueux dans les tableaux de femmes pois-
sons : gorgones (la maladie, la folie, la mort), ondines, poissons
d’argent, serpents d’eau, sang de poisson où les chevelures et les toi-
sons pubiennes se fondent au mouvement ondulant des flots 45. Ces
images trouvent un écho dans la littérature ainsi que le montre Bache-
lard (1989) à propos de l’imagination matérielle des poètes et écri-
vains (Michelet, Novalis, entre autres) qui rend l’eau maternelle et
féminine, en fait une « jeune fille dissoute ». Imaginaire auquel fait
écho la poésie, avec les évocations marines de Baudelaire (1972) :
« Comme un flot grossi par la fonte / Des glaciers grondants, / Quand
l’eau de ta bouche remonte / Au bord de tes dents / Je crois boire un
vin de Bohême / Amer et vainqueur, / Un ciel liquide qui parsème /
D’étoiles mon cœur ». Ou de Saint-John Perse (1957) : « Ô femme
prise dans son cours, et qui s’écoule entre mes bras comme la nuit des
sources, qui donc en moi descend le fleuve de ta faiblesse ? M’es-tu le
fleuve, m’es-tu la mer ? Ou bien le fleuve dans la mer ? M’es-tu la
mer elle-même voyageuse, où nul, le même, se mêlant, ne s’est jamais
deux fois mêlé 46 Saint-John Perse, Étroits sont les vaisseaux ; V
Amers ? »

44 L’iconographie d’un ouvrage exclusivement consacré au thème de la femme


au bain (De Marnhac, 1986), compte 120 illustrations de peintures situées
entre le 15e et le 19e siècle.
45 Œuvres (Craies, huiles sur toile) réalisées entre 1897 et 1907, collections
privées et musées de Vienne.
46 Saint-John Perse, Étroits sont les vaisseaux ; V Amers.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 385

Dans ses accents élégiaques, cette célébration nous est temporel-


lement proche, mais dans sa tonalité dangereuse, cette union de la
femme et de l’eau, remonte à la naissance même de l’exaltation de la
beauté féminine. Aphrodite et les nymphes ne naissent-elles pas de
l’écume soulevée par le sexe d’Ouranos que Chronos jette à la mer,
après avoir émasculé son père pour protéger une mère épuisée par les
assauts d’un Dieu qui tuait ses enfants mâles par crainte d’en être la
victime ? C’est autour du thème de l’attrait et du danger que nous sui-
vrons un itinéraire dont l’origine remonte loin dans le temps. Notre
but est de mettre en évidence la relation existant entre les représenta-
tions, les savoirs, les rituels et les productions imaginaires qui, malgré
leur évolution historique, restent fortement sous-tendues par une sym-
bolique érotique d’une résonance générale et permanente. Par
exemple, le danger que représente l’impureté féminine est attesté en-
core de nos jours par un décret français concernant les bidets.
L’installation couramment usitée pour les soins intimes, le bidet, a une
histoire qui commence avec le 18e siècle 47, prêtant à de nombreuses
mises en scènes érotiques (Guerrand, 1986). Les interdits qui entou-
rent ce que l’on appelle « la pièce d’eau des cuisses » laissent voir en-
core aujourd’hui le poids des préjugés qui entourent les soins du sexe
féminin. Le fonctionnement du bidet relève en France d’une législa-
tion spécifique interdisant, contrairement à ce qui se fait dans d’autres
pays, son alimentation en eau par jet ascendant. Une norme 48 adoptée
en 1969 stipule : « Il ne doit y avoir aucun dispositif permettant une
communication, même temporaire, voulue ou fortuite, entre les ré-
seaux de distribution d’eau potable et les eaux polluées ». Jusqu’où se
va se nicher un imaginaire inquiet qui voit s’infiltrer, à rebours, dans
les eaux ascendantes du jet vertical, les impuretés du sexe féminin !

[227]

47 La première allusion littéraire à cet ustensile se trouve en 1872, dans le


journal du marquis d’Argenson qui visitant la marquise de Prie, maîtresse du
duc de Bourbon, la trouve à son bidet, se voit prié de rester et entame avec
elle un marivaudage galant.
48 Norme D. 11-107 sur la pollution des eaux du bidet de l’Association fran-
çaise de normalisation.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 386

La peur du sang, âme de la chair

La sororité entre la femme et l’eau trouve une confirmation frap-


pante dans l’état de menstruation. Conditions biologiques de la fécon-
dité, les règles, « orage biologique », ont comme l’orage un pouvoir
destructeur, en transmettant à l’extérieur l’agitation intérieure (Ver-
dier, 1979). Déjà le sang, comme liquide corporel, peut être bon ou
mauvais, présentant une bivalence positive, thérapeutique, associée à
la vie, et négative, toxique, associée à la mort ; identifié à l’âme de la
chair, il doit en être séparé ; il fut et reste une « substance tabouée »
dans la vie quotidienne en raison des croyances populaires et des in-
terdits religieux. Le sang menstruel, d’autant plus dangereux, d’autant
plus puissant qu’il était associé à la reproduction de l’espèce humaine,
est le parangon de l’ambivalence, devenant dans le corps de la femme
une figure de la mort (Pouchelle, 1988). Ce sang suscite une terreur
générale attestée par l’universalité du rejet de la femme menstrues :
« Il n’y a pas de sphère de la vie humaine dans laquelle on observe
une plus grande uniformité que dans le traitement de la femme en
menstruation ou en couche » (Roux, 1988, p. 59). Partout, des inter-
dits s’observent quant aux relations sexuelles, à la préparation des
aliments, l’entretien ou l’approche du feu, l’accès aux fieux consacrés
religieusement (Nouvelle-Guinée, Bénin, Centre Afrique, Japon, Ma-
laisie, Tziganes, Mazdéens, Parsis). Nombreuses sont les régions
d’Afrique et d’Asie où les femmes sont isolées dans des « maisons de
femmes », des « maisons de menstruantes », des « huttes de malédic-
tion », construites, en Océanie, sur les mauvais endroits (bad places) réser-
vés également aux latrines et aux porcs (Mead, 1982), ou assignées à
des « retraites dans l’ombre » dans des espaces séparés des maisons
(Cambodge, Afrique).
Selon le psychanalyste Racamier (1955), le côté inquiétant de la
menstruation tient à une organisation symbolique générale autour de
thèmes inconscients qui « s’accordent à tous les stades instinctuels
que la psychanalyse a décrits, et peuvent se déduire des faits suivants,
que nous rappelons : les règles sont un écoulement (qui peut être ex-
crémentiel) de sang (qui peut être celui d’une blessure ou d’une at-
taque) par les voies génitales (définitivement privées de phallus et
peut- être par suite d’actes sexuels incestueux et de masturbations
coupables) d’une femme (érotiquement stimulée) en mesure
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 387

d’enfanter (mais qui n’est pas enceinte, et peut craindre de ne pouvoir


pas l’être). On saisit toutes les causes d’exaltation ou au contraire
d’angoisse et d’amertume que peut dès lors détenir la menstruation. À
l’occasion des règles, la femme se sent, et elle est ressentie par ses
proches, et particulièrement par les hommes, comme une coupable,
souillée, dangereusement séductrice, par-dessus tout redoutable ».
Les imaginaires fiés à la purification et à la volupté sont associés,
en ligne directe, à cette particularité féminine de la menstruation or-
chestrée par les interdits religieux. On sait que le lavage du corps n’a
répondu que tardivement, à partir du 19e siècle, à l’idée de propreté et
d’hygiène que nous connaissons aujourd’hui. Il a reçu pour fonction
originaire celle de purifier. Platon disait, dans le Cratyle : « Ablutions
et aspersions, toutes ces pratiques n’ont qu’un but, et c’est de rendre
l’homme pur de corps et d’âme. » De l’Orient à l’Occident, les pres-
criptions sociales et religieuses ont enjoint de se laver, physiquement
et moralement, de ce qui peut entraver le contact avec les autres ou la
rencontre avec Dieu. Et c’est dans le domaine religieux que nous
trouvons les codifications les plus fermes de la pureté et de ce qui la
menace, la souillure, s’appliquant avec une rigueur particulière à
l’impureté de la femme en raison de ses saignements. Pour en donner
acte, nous nous restreindrons ici aux trois religions révélées qui, fon-
dées sur une même base biblique, ont traité avec des nuances, parfois
légères, parfois substantielles, des soins que la femme doit apporter à
son corps et son sexe, dans son rapport à la pureté et à la relation
sexuelle. L’analyse des préceptes ainsi édictés met en scène une
femme, périodiquement ou définitivement, dangereuse autour de la-
quelle va broder un imaginaire qui [228] en a fait le support d’une
érotisation spécifique où l’attrait de la chair se trouve, dans les œuvres
narratives, picturales, poétiques ou les imageries populaires, étroite-
ment lié à la peur de ses pouvoirs maléfiques. Nous examinerons suc-
cessivement quatre figures de l’érotisme liées aux interdits religieux
ou à leurs substituts.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 388

La femme nidda et le plaisir différé

Dans la religion juive, l’écoulement menstruel rend la femme im-


pure, nidda, et entraîne, dans sa vie conjugale et religieuse, un statut
qui est régi par la loi de nidda (loi de l’impureté), étendue à
l’accouchée ou à celle qui souffre de saignements en période ovula-
toire. Cette loi établit les conditions des rapports sexuels, qui sont
suspendus dès qu’il y a conscience d’une perte de sang provenant de
l’utérus dans le conduit vaginal et ne peuvent reprendre que plusieurs
jours après la fin des écoulements 49. Durant la période d’impureté, un
certain nombre d’interdits portent sur les rapports de la femme nidda à
son mari : sont interdits non seulement le coït, mais tout contact phy-
sique et tout échange susceptibles de faire naître le désir. L’homme ne
pourra ni regarder les parties du corps de sa femme habituellement
couvertes, ni respirer ses parfums. La femme portera un vêtement si-
gnalant son état de nidda.
Le code de la loi juive, Choul’hane Arouch (Sulhan Arukh), fixe
l’ensemble des opérations qui remettront la femme en état de pureté et
permettront de reprendre une vie sexuelle. Il s’agit de règles de toilette
qui doivent être strictement observées : la bedika durant 7 jours et la
tebila (tevilah), immersion dans un bassin rituel, le mikveh (miqveh).
Nous les rappelons succinctement. La bedika comporte une toilette
des parties inférieures du corps et un examen approfondi de l’intérieur
du vagin à l’aide d’un coton ou d’un linge blanc pour vérifier qu’il n’y
a plus de trace de sang. La nuit, un tampon sera laissé dans le vagin et
la femme vérifiera chaque matin s’il n’y a pas de trace de sang. La
bedika doit être renouvelée matin et soir à partir du cinquième jour
après le début des règles et durer sept jours. Au terme des sept jours,
et s’il n’y a pas de traces de saignement, la femme procède, de nuit, à
la tebila, qui comporte plusieurs phases : toilette complète de tout le
corps, à l’eau chaude et froide, lavage des cheveux et des dents pour
qu’aucune saleté ou aucun objet ne sépare l’eau du corps, qui doit être
immergé dans le bain en une seule fois et entièrement, cheveux com-

49 7 jours dans le cas des règles, 12 jours s’il s’agit d’une perte intermens-
truelle, et dans le cas de suites de couches, 40 après la naissance d’un gar-
çon, 80 après celle d’une fille.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 389

pris. Une règle fondamentale veut que la femme, une fois le moment
de la tebila venu, se plonge obligatoirement dans le bain rituel pour ne
pas retarder, même d’une nuit, l’accomplissement du devoir conjugal,
toute fuite méritant punition. C’est en effet la femme qui est souve-
raine dans la détermination de ses états de pureté et impureté, et son
mari doit se plier à ses indications pour interrompre ou reprendre les
relations sexuelles. Ce pouvoir ne doit être utilisé qu’à bon escient, il
ne doit pas servir d’arme entre les époux. Ces devoirs de la femme
sont assortis de droits sexuels, par la loi de Ouah, le mari ayant, en
dehors du souci de procréation, le devoir de réjouir son épouse.
S’appliquant aux relations conjugales, la loi de nidda peut être
considérée comme favorable à la natalité. Mais il s’agit aussi d’un
contrôle du désir. Maimonide (1900), dont l’œuvre fait autorité à côté
de la Thora et du Talmud, élucide le sens profond et caché des écri-
tures dans le Guide des égarés. Au nom d’une loi du juste milieu, la
loi de nidda a pour but de restreindre les appétits, l’intempérance, tout
ce qui mène à l’avidité et au seul plaisir. Selon Gugenheim (1981),
« la pureté retrouvée par l’immersion dans le mikveh apporte un re-
nouveau qui décourage toute lassitude et entretient l’amour ». On a pu
dire que ce juste milieu qui ne réprime ni ne sublime [229] la sexuali-
té, sans la réduire à un mécanisme qui fonctionne pour la seule jouis-
sance personnelle, en accentue la valeur (Tendler, 1981). Comment ne
pas voir que la soumettre à un contrôle aussi ritualisé exacerbe le désir
au moment où la femme, se purifiant par la toilette et le bain, se pré-
pare à l’amour qu’elle a obligation de faire sitôt après ? La pudeur
dont elle entoure ses préparatifs laisse entrevoir combien ils la rendent
désirable : ils la disent disponible. C’est tout un art érotique du plaisir
différé qui en renforce l’ardeur que vient fonder l’interdit religieux.

FEMMES AU BAIN :
UN APPEL À L’AMOUR RITUALISÉ

Voilà qui jette une lumière nouvelle sur les significations qui en-
tourent les images tant caressées de la femme au bain, dont les
grandes héroïnes, à côté de la Diane chasseresse, sont des personnages
célèbres de la Bible : Bethsabée et Suzanne. Toutes ces héroïnes ont
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 390

donné lieu à de nombreux tableaux et tapisseries dans les écoles de


peinture allemandes, françaises, italiennes.
De l’histoire de Bethsabée, on retient surtout que David s’en éprit
et qu’il usa d’un macabre stratagème pour l’épouser. Mais la façon
dont la Bible raconte l’embrasement de David fait sentir toute la puis-
sance libératoire et érotique du bain de purification, dont Rembrandt
et Cranach illustrent, notamment, le double mouvement 50. C’était un
soir. David s’était relevé de sa couche et se promenait sur la plate-
forme de son palais du haut de laquelle il aperçut, en train de se bai-
gner, une « femme fort belle à voir ». Celle-ci, Bethsabée, était
l’épouse de l’un de ses guerriers, Hurie. Après s’être enquis de son
identité, « il envoya des messagers et l’enleva et étant venue vers lui,
il dormit avec elle car elle était nettoyée de sa souillure » (Samuel II,
11). Plus tard seulement, lorsqu’il apprit que Bethsabée était enceinte,
David inventa le moyen de se débarrasser de l’époux en lui faisant
rejoindre ses troupes, porteur d’un message qui le condamne à mourir
aux premières lignes du combat. L’irrépressible envie de prendre que
suscite une chair purifiée par l’eau sous-tend un autre épisode bi-
blique, celui de Suzanne et les vieillards. Deux vieillards désignés
comme juges par leur communauté fréquentent chez Joakim et con-
çoivent pour sa belle épouse, Suzanne, un désir coupable. La guettant
chaque jour, ils décident de se jeter sur elle alors qu’elle s’apprête à
prendre un bain : « Nous te désirons, couche avec nous », et font le
chantage que l’on sait : si elle refuse, ils diront qu’ils l’ont surprise en
délit d’adultère. Suzanne est condamnée puisqu’elle choisit les risques
de l’innocence plutôt que celui du péché devant Dieu. Il fallut la clair-
voyance du jeune Daniel, « pur du sang de cette femme », pour mettre
en défaut les deux vieillards et sauver l’honneur de Suzanne (Daniel,
XII).
Saisi à l’abri d’espaces clos ou de niches verdoyantes, le person-
nage de la baigneuse a eu tôt fait d’éveiller la rêverie poétique ou
plastique, dont les variations traversent les temps, épousant leur sensi-
bilité. Le regard qui surprend la femme au bain s’empare d’une beauté
tenue cachée, se repaît d’une nudité innocente parce que dévoilée,

50 Lucas Cranach rendant la découverte de David (Staatliche Museen PreuBis-


cher Kulturbesitz, Berlin), Rembrandt la beauté fascinante de Bethsabée
(Musée du Louvre).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 391

mais non encore offerte. Cependant, même contemplative, cette beau-


té garde quelque chose d’industrieux et de prometteur. Victor Hugo,
qui croque volontiers une femme au bain ou le visage tendu et avide
d’un homme « regardant dans le bain des femmes » 51, l’a bien fait
sentir dans son poème Sara la baigneuse. Sara n’est pas Narcisse.
Plus qu’elle ne cherche son image dans le reflet des eaux, elle se
donne des sensations, s’apprête à en éprouver et se prépare pour en
recevoir. Et c’est ce qui excite. Le [230] sensualisme immédiat du
bain se prolonge dans l'anticipation d’une jouissance à laquelle la
femme se prépare.
C’est de cela même que les voyeurs sont punis, par la mort, tel Ac-
téon succombant au maléfice d’une Diane chaste et ombrageuse, ou
par l’aveuglement, tel le jeune homme foudroyé par la lumière du
corps de sainte Agnès, dont il avait voulu surprendre la nudité, ou le
vieillard de Pierre Louÿs : « Pour avoir regardé les nymphes, ses yeux
sont morts, voilà longtemps. Et depuis ce jour, son bonheur est un
souvenir lointain. » Ils ne font pas que ravir un spectacle interdit ; leur
convoitise vibre des émois pressentis chez la femme. La chair dérobée
par la vue est promesse et le cérémonial du bain conférant pureté,
propreté et fraîcheur est invite à en profiter. Pour la femme elle-
même, la toilette est un prélude. C’est pourquoi Rameau, dans la can-
tate Diane et Actéon, attribue la colère de Diane au fait que son adora-
teur s’est borné à la regarder. Les dames insignes des Mille et une
nuits (1998) ont avec leurs serviteurs galants des jeux d’eau, de mots
et de mains où éclate la vocation érotique de la toilette. Se laver rend
femmes et hommes désirants et désirables. Et si elle ne peut débou-
cher sur l’union chamelle, la toilette ouvre à des ébats verbaux où
l’humour grivois, le mujun, s’unit aux brutalités et aux caresses. La
culture islamique est d’ailleurs si consciente de cette signification que
porte la toilette qu’elle utilise pour dire « faire l’amour » des termes
qui la désignent, en particulier celui de « aller au hammam ».

51 Cf. dessins à la plume, Bibliothèque nationale de France, cf. Les Orientales,


Anthologie (2002).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 392

La femme au harem
et la fascination orientaliste

L’Islam, en effet, appréhende les voluptés sexuelles comme une


condition et un bien de ce monde : « Et dans l’œuvre de chair, il y a
une aumône » disait le Prophète, qui ajoutait : « Il m’a été donné
d’aimer de votre bas monde trois choses : les femmes, les parfums,
mais la prière reste la prunelle de mes yeux. » Sans péché, l’amour
musulman n’est pas sans impureté. Celle-ci, cependant, n’est pas défi-
nitive, effacée par les vertus magico-religieuses de la tahâra (toilette
rituelle), distincte de la nadhâja (toilette destinée à enlever la malpro-
preté corporelle). L’impureté (h’adath) fait passer dans la sphère du
mal et du démon, empêchant la prière et la lecture des textes saints
(Coran, Bible, Pentateuque, Thora), et privant de protection contre les
démons. Restaurer l’état de sécurité, tel est « le rôle du rituel qui est
purification sociale, magique et religieuse à la fois » (Boudhiba,
1975). Les prescriptions rituelles, qui doivent s’observer dans le se-
cret, varient selon qu’elles visent une impureté mineuse ou majeure.
La purification mineure (udhû) concerne la toilette du corps et de ses
orifices. La purification majeure (gnusl) se rapporte au domaine
sexuel dans lequel les états d’impureté (janâba) sont rigoureusement
définis en prenant en compte les intentions du croyant et des critères
biologiques. Ils sont associés à l’intromission du gland dans le sexe
féminin, aux pertes de sperme et de liqueur séminale, avec ou sans
coït, et aux pertes de sang par menstrues ou lochies (retour de
couches). Cette purification ajoute à la purification mineure des asper-
sions d’eau répétées par trois fois sur les côtés gauche et droit de la
tête, la friction du dos et du devant du corps. Il existe quelques diffé-
rences entre la purification masculine et féminine, notamment en ce
qui concerne les soins apportés aux cheveux, que l’homme doit se-
couer et asperger pour que l’eau touche le crâne, ce qui n’est pas le
cas pour la femme qui ne doit pas dénouer ses cheveux au moment de
la purification majeure, sauf au moment des règles.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 393

La purification du sang des menstrues ou des lochies fait l’objet de


spécifications coutumières énoncées dans les hadiths de la Sunna 52 et
précisées par les femmes du Prophète, notamment [231] Aïcha. Du-
rant ses règles, la femme est moins taboue que dans le judaïsme. Si le
coït n’est pas autorisé, les jeux amoureux le sont : « Le mari peut
l’embrasser, s’étendre à côté d’elle et jouir de l’ensemble de son
corps, sauf la partie comprise entre le nombril et les genoux » (Fatawa
Hindya). De même, la femme peut, elle, partager les repas et la vais-
selle de son mari, le peigner, lui laver la tête. D’ailleurs, les règles ne
sont légalement déclarées que s’il y a un écoulement du sang hors du
vagin. Si un tampon empêche le passage du sang de l’utérus au vagin,
il n’y a pas menstruel. L’absence de tache de sang sur sa culotte et sur
le tampon obstruant le flux sanguin suffit à établir la fin de la période
d’impureté. Alors, la femme procèdera au lavage du vagin : « Elle doit
s’asseoir les cuisses bien ouvertes ; elle lave alors ce qui est apparent
avec les paumes de ses mains ; elle n’a pas à introduire les doigts »
(Fatawa Flindya). Puis, après le ghusl, elle passe successivement sur
toutes les traces de sang un chiffon de laine ou de coton imbibé de
musc. Car « le sang des règles cause une souffrance, un dommage par
son odeur, ce mal et ce dommage est la souillure ainsi que son en-
droit » (Hûsn Aliswà). La souillure de la mauvaise odeur est enlevée
par le musc ou par le coscus de Drafar quand les règles surviennent en
période de deuil où le parfum est interdit.
D’une manière générale, les limites sont incertaines entre les soins
du corps et l’érotisme, et donnent toute son importance à l’intention
en matière d’embellissement et de nettoiement du corps qui doivent
répondre au « but de parfaire sa propreté et son bien-être », au désir
« de mieux adorer Dieu » et non à celui de paraître à l’égard de ses
pairs. Mais, admis comme « bonnes habitudes répandues » (Fiqh al
Sûnna) parce qu’ils sont courants, bien que « haïssables », les soins
d’embellissement ou de nettoiement du corps sont réglés par des codi-
fications strictes et entrent dans les observances les plus solides de la
culture musulmane. Ils se font en général au hammam, dont la fré-
quentation est régie par dix sunnas définissant « les conduites au

52 Deuxième source de l’Islam, après le Coran, la Sunna rapporte les hadiths,


dires et comportements du prophète Mohamed, recueillis par ses compa-
gnons et tenus pour préceptes de vie pratique.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 394

hammam » et préservant des dangers de l’impudicité, de la promiscui-


té et du mal.
La culture du corps qui se développe dans cet espace intermédiaire
entre l’impur et le pur est empreinte de sexualité. Les ablutions de la
purification majeure préparent à la prière certes, mais elles gardent, en
lavant leur souillure, le souvenir des jouissances de la chair et donnent
aux visites que l’on y fait valeur d’indice des ardeurs érotiques. Les
soins minutieux tout entiers consacrés à débarrasser la peau de ses
impuretés, à la lisser, la masser, la maquiller, la parfumer mettent dans
l’attente des jeux amoureux. Malgré les avertissements des censeurs,
la séduction s’insinue dans l’hommage à Dieu, la curiosité de l’autre
dans l’attention à soi, le désir dans le bien-être. Le cortège des nudités
côtoyées au long d’un temps qui n’en finit pas de passer à s’occuper
de son corps est découverte, invite. Au point de laver la place où l’on
va s’asseoir de crainte que l’endroit encore chaud de la présence d’une
autre personne n’engendre le plaisir, ou comme on l’a longtemps cru,
que le sperme laissé par les hommes qui ont précédé ne soit cause de
grossesse. La contemplation des corps et des détails anatomiques
constitue pour le jeune garçon musulman, autorisé à accompagner sa
mère jusqu’à la puberté, une étrange initiation à des attraits dont il se-
ra bientôt privé. Boudhiba (1975) a finement rendu le vécu masculin
du hammam dont la structure labyrinthique et souvent souterraine
dans les bains maghrébins, la charge des souvenirs d’enfance font
plonger dans un onirisme régressif et un monde utérin remplissant les
fantasmes adultes.

Les bains de l'orientomanie :


la tribade et l’odalisque

Si bien que les hammams, se multipliant pour des raisons reli-


gieuses et suivant le développement de l’Islam, devinrent, par leur
puissance d’activation émotionnelle, physique et fantasmatique, un
contre-espace de liberté. Les mœurs ont contourné les interdits, aidé à
surmonter les conflits d’une sexualité prise entre la légitimation reli-
gieuse et les restrictions d’une culture [232] misogyne qui, enfermant
et cachant les femmes, en limitent l’accès. Très tôt, les moralistes se
sont élevés contre les habitudes de nudité qui s’installaient dans les
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 395

hammams, encouragement à l’homosexualité, surtout féminine : « La


rencontre avec des femmes dévergondées invite à dévoiler des atours
propres à exciter un désir que certaines trouvent plus agréable à satis-
faire au contact d’autres femmes que dans la copulation avec les
hommes » (Ubquani). Vision dans laquelle va s’engouffrer
l’imaginaire occidental, particulièrement après la découverte des Mille
et une nuits. Déjà les Croisés avaient ramené d’Orient les étuves, dont
on usa dans un esprit large et œcuménique. Certaines images aussi.
Brantôme, dans Les Dames galantes, illustre de turqueries ses com-
mentaires sur le lesbianisme : « Et où les femmes sont recluses, et
n’ont leur entière liberté, cet exercice s’y continue fort ; car telles
femmes brûlantes dans le corps, il faut bien disent-elles, qu’elles
s’aident de ce remède pour se rafraîchir un peu. Les Turques vont aux
bains plus pour cette paillardise que pour autre chose et s’y adonnent
fort. »
La scène est campée. Orientale, la femme au bain n’est plus,
comme la baigneuse biblique, la proie dévorée du regard, s’apprêtant
à une consommation différée. Victor Hugo a rendu cette double face
de la femme au bain, quand Sara rêve : « Oh ! si j’étais capitane, / Ou
sultane, / Je prendrais des bains ambrés, / Dans un bain de marbre
jaune, / Près d’un trône, / Entre deux griffons dorés ! / J’aurais le ha-
mac de soie / Qui se ploie / Sous le corps prêt à pâmer ; / J’aurais la
mole ottomane / Dont émane / Un parfum qui fait aimer. / Je pourrais
folâtrer nue, / Sous la nue, / Dans le ruisseau du jardin, / Sans craindre
de voir dans l’ombre / Du bois sombre / Deux yeux s’allumer sou-
dain. »
L’exotisme orientaliste distancie le voyeur, mais rend immédiate-
ment sensible la volupté : il déploie une chair tout entière à son plaisir,
le désir à fleur de peau et qui ne sait attendre. Mieux que les froides
beautés antiques, il permet de se complaire dans la contemplation oni-
rique du nu. Une nudité inaccessible, mais toute en vibrations dans les
moiteurs de l’air ou la fraîcheur de l’eau, une nudité démultipliée
comme le son les femmes du harem ou du sérail interdits. Et c’est la
Turquie qui donnera, la première, son cadre à ces émois rêvés de la
chair, avant les pays de l’expansion coloniale qui inspirèrent les
peintres français de la fin du 19e siècle.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 396

Quand Ingres peint les indolences voluptueuses et saphiques du


bain turc 53, il se documente en lisant la correspondance de Lady
Wortley Montagu, dont la description du bain public d’Andrinople
insiste pourtant sur la chasteté du Heu. Sous la lumière que filtre un
dôme majestueux dans les trois salles des hammams privés 54, ou dans
la pièce unique au revêtement de marbre des palais du 19e, la tribade
est évoquée par les enlacements, les regards des baigneuses, ou encore
dans le buste musclé, presque viril malgré ses seins menus, de la mas-
seuse de Gérôme ou Debat-Ponsan 55, contrastant avec la pâle carna-
tion du dos alangui qui se livre à ses mains. La vigueur de la servante
ou son empressement admiratif à avancer la serviette ou la glace re-
mettent en avant le soin du corps, mais servent aussi de faire-valoir au
mol abandon de l’odahsque. Glabre, lisse, fraîchement épilé et massé,
le corps se livre à la paresse, vertu cardinale de la vocation amoureuse
tant chantée par Baudelaire. La lascivité se relâche dans un temps sans
durée où tout est « luxe, calme et volupté ». La sensualité éclate en
une myriade de plaisirs : celui de la gourmandise et du rafraîchisse-
ment, celui du haschich et du narguilé, la musique, la danse, l’ivresse
des parfums, la caresse des bijoux. Univers d’où l’homme est exclu,
[233] mais qui s’offre comme une promesse dans sa surabondance de
créatures et de potentiel de jouissance.
Dans le temps suspendu d’un lointain exotique, la splendeur des
couleurs, la richesse des atours serve d’écrin à une beauté que sa
lourde volupté rend plus onirique que désirable. Avec l’orientomanie,
le rituel de la toilette bascule dans un nouveau culte de la femme.
L’ambivalence de la femme d’eau se trouve ainsi scindée en deux
images. L’une objet de désir, mais craintive ou menaçante pour le re-
gard qui la convoite ; l’autre, objet de rêve, offerte au regard, mais le
narguant, indifférente, inaccessible dans sa capacité de jouir pour elle-
même et d’elle-même.

53 J.D. Ingres, Le bain turc. Musée du Louvre.


54 Les bains privés furent longtemps plus nombreux que les bains publics
(4 000 contre 400 à Constantinople, à la fin du 18' siècle).
55 Voir les Bains maures de J.L. Gérôme, Musées de San Francisco et Boston ;
Le massage de E. Debat-Ponsan, Musée des Augustins, Toulouse, 1994
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 397

QUAND L’IMPURETÉ
DE LA FEMME EST LEVÉE

Ainsi, les rituels construits sur l’impureté, notamment menstruelle,


de la femme ont tracé deux cours aux ruissellements, pour reprendre
une image de G. Durand (1994) de l’imaginaire érotique. Fondés sur
les interdits de l’Ancien Testament et du Coran, ils ont structuré les
pratiques judaïques et musulmanes où la sexualité est reconnue de
plein droit, dans sa positivité. Mais le Nouveau Testament a sapé ces
fondements. En effet, le Christ, avec le miracle de l’Hémorroïsse, a
libéré la femme de son impureté, comme le racontent les évangiles de
Matthieu, Marc et Luc 56. Une femme souffrant de pertes de sang de-
puis douze ans et que les médecins n’avaient pu guérir toucha le man-
teau du Christ qui allait au chevet d’une jeune fille mourante. Elle
pensait qu’il pouvait la guérir et le Christ, se retournant, au milieu de
la foule offusquée par le geste, dit à l’Hémorroïsse : « Ayez confiance,
ma fille, votre foi vous a guérie. »
En effet, il n’y a pas, dans les préceptes de la religion catholique,
de mesures de protection contre l’impureté menstruelle 57. En re-
vanche, les restrictions de la sexualité à la seule finalité reproductrice,
formulées dès l’époque des Pères de l’Église et réitérées par les con-
ciles successifs (Flandrin, 1981), fonctionnent à plein, comme le refus
des penchants et risques libidineux liés à l’attention portée au corps 58.

56 Évangiles de Saint-Matthieu : 9,18-22 ; Saint-Marc : 5, 21-34 ; Saint-Luc :


8, 40-48.
57 Chez les réformistes, il n’y a pas non plus de notion d’impureté féminine. Le
coït est accepté durant les règles. Mais on y développe un culte extrême de
la propreté selon la formule puritaine La propreté vient immédiatement
après la piété ou la maxime de l’Armée du Salut soupe, savon, salut, à la-
quelle le sea, sex and sun de la révolution hippie apporte un ironique écho.
58 Certaines formes extrêmes de spiritualité ont même un rôle anti-hygiénique
stigmatisé par les hygiénistes du 19e siècle. Le curé d’Ars, seulement inté-
ressé par le « ménage du Bon Dieu », encourageait la croyance dans les ver-
tus de la crasse « Le corps que l’on flagelle n’a pas à être soigné. » De
même, dans les écoles congréganistes, l’hygiène était rejetée pour attenter
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 398

Sans doute faut-il voir là, à côté de la vénération mariale, la raison du


silence de l’imaginaire érotique. À tout le moins, sous la forme d’une
exaltation heureuse, car un déplacement de l’imaginaire va s’opérer,
sous l’effet conjugué des croyances populaires que soutiennent les
conceptions médicales développées à partir du Moyen Âge, et qui ren-
forcent l’interdit religieux des plaisirs de la chair. Une image de la
femme s’élabore alors, conservant ses pouvoirs néfastes et suscitant
une trouble fascination qui trouvera, par un bon historique dont la rai-
son tient à l’évolution des savoirs et des mœurs, impossible à retracer
ici, sa pleine expression au 19e siècle.
Si les prescriptions rituelles rendent accessibles les gestes de la toi-
lette de purification, quand elles sont absentes, ceux qui répondent à
un usage courant et profane sont mal connus. Chroniqueurs et histo-
riens disent peu de choses à leur égard, les renseignements fournis par
les [234] indices matériels (ustensiles et instruments figurant dans les
inventaires de demeures ou d’héritage, ou retrouvés sur les sites ar-
chéologiques) sont maigres. Quant aux documents écrits à partir des-
quels se reconstruisent les modes de vie (mémoires, correspondances,
romans, etc.), ils ne sont guère loquaces sur ce chapitre, du moins
jusqu’à la seconde moitié du 18e siècle où apparaissent les manuels
d’hygiène et de civilité, détaillant les soins de la toilette et leurs rai-
sons. Les bribes d’information dont on dispose, laissent penser que les
soins intimes existaient bien, mais ne formant qu’un des moments de
la toilette du corps, ils semblaient dénués d’intérêt. Le silence qui les
entoure traduit aussi quelque chose d’un interdit touchant au sexe et
du secret qui entoure des procédés que se transmettent les femmes.
Le Moyen Âge voit se diffuser des informations dans des ouvrages
médicaux ou des encyclopédies qui en appellent au secret : Les secrets
des femmes (Secreta mulierum) ou Le secret des secrets (Secretum
secretorum), et tentent de dévoiler et diffuser les recettes des matrones
qui ont souvent à voir avec la fécondation et la contraception. Le si-
lence fut souvent un moyen de ne pas ébruiter des procédures mora-
lement condamnables, d’autant que c’est au milieu de la prostitution
que l’on devait, depuis l’Antiquité, une transmission continue des re-
cettes abortives et contraceptives (Corbin, 1982). L’espace ne permet

aux bonnes mœurs parce qu’elle amène à toucher des « zones innom-
mables ».
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 399

pas d’examiner ici toutes les formes qu’ont revêtues les pratiques con-
traceptives et intéressant directement les soins apportés au sexe.

Les toilettes naturelles

La période médiévale épousa les condamnations du sexe proférées


par un christianisme triomphant, et enregistra les premiers balbutie-
ments de la science médicale, notamment grâce aux travaux de
l’École de Salerne créée au 9e siècle par un groupe de médecins (dont
on dit qu’ils étaient quatre : un Grec, un Latin, un Juif et un Arabe,
réunissant toutes les traditions médicales). Cette école, laïque, était
ouverte aux femmes (Trotula y écrivit un célèbre ouvrage sur la phy-
siologie des femmes) et fut l’un des vecteurs de la transmission de
l’héritage antique et arabe à la médecine médiévale, donnant de
l’anatomie et de la physiologie féminines des descriptions qui sont à
la source de pratiques et d’images originales, mais aussi contradic-
toires par l’union du plaisir et de la nocivité.
Depuis l’Antiquité, la « molle » femme (d’où son nom latin mulier)
n’a pour opposer à la force (vis) de l’homme (d’où son nom latin vir), que
la dignité de la procréation d’où elle tient ses pouvoirs fastes. Encore
fallait-il que l’organe de la fécondation qui, comme le disait déjà Pla-
ton, est en elle comme une force qui la domine par ses besoins et hu-
meurs ait un fonctionnement satisfaisant. En résulte l’importance ac-
cordée, dans les doctrines médicales (Avicenne, Albert le Grand), au
plaisir féminin. Les divers troubles correspondant à une « suffocation
de la matrice » étaient attribués à la rétention de la semence féminine
qui, de moins bonne qualité que celle de l’homme, en raison de la
froideur de la femme, se transforme en poison si elle n’est pas expur-
gée. Et le plaisir apparaît comme l’élément déterminant et la condition
d’évacuation du liquide spermatique de la femme, nécessaire à la fé-
condation. Car le seul moyen connu pour le faire est le coït, ou en cas
de continence (imposée par l’insuffisance du partenaire, le veuvage, le
vœu d’abstinence chez les religieuses), la masturbation, largement
recommandée parce qu’elle procure les mêmes sensations de plaisir
que le coït.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 400

Les libertins feront un usage avisé des conseils des médecins. Tel
Brantôme qui préconise une hygiène basée sur les exercices voulus
par la nature : « Je tiens d’un très grand médecin (et pense qu’il en a
donné telle leçon et instruction à plusieurs honnêtes dames) que les
corps humains ne se peuvent jamais guère bien porter si tous leurs
membres ou parties, depuis les plus grandes jusques aux plus petites
en font ensemble leurs exercices et fonctions que la sage [235] nature
leur a ordonné pour leur santé, et n’en fassent une commune accor-
dance, comme d’un concert de musique, n’étant raison qu’aucune des
dites parties et membres travaillent, et les autres chaument. » Le con-
seil de drainage vaut aussi pour « les vieilles dames qui veulent être
fourbies et se faire tenir nettes et claires comme les plus belles du
monde ». Cette exaltation se heurtera aux interdits religieux, mais
trouve un écho dans la culture courtoise. Et tant que la force de la pu-
dibonderie n’aura pas eu raison des libertés de la science et des
mœurs, les ouvrages de vulgarisation médicale, avec leurs prescrip-
tions de soins (fumigations pour assurer la motilité de la matrice, mas-
sages de la vulve avec des onguents, lotions pour resserrer le vagin et
donner l’illusion de la virginité) favorisant l’accouplement ou la mas-
turbation, auront des allures de manuels d’érotologie évoquant ceux
que nous ont laissés les cultures arabes, avec Le jardin parfumé, ou
hindoue avec Le Kama-sutra.

Le bestiaire de la sorcière

Il s’agit d’un art que le médecin médiéval partage avec des person-
nages soupçonnés de manipuler les forces occultes. En effet, ces « se-
crets » de cabinet, de salon, de cuisine ou d’alcôve, s’obtiennent aussi
par les voies de la magie que condamnent la loi et la théologie. Aussi
la toilette intime a beau compté au nombre des astuces de la séduc-
tion, elle figure rarement dans des traités écrits par des hommes autres
que des médecins. Ovide insiste dans L’art d’aimer sur les apprêts du
corps auxquelles la femme doit procéder dans le secret, mais laisse à
d’autres la tâche de parler des soins du sexe. En revanche, c’est à la
vieille matrone du Roman de la rose qu’il revient de conseiller les
jeunes filles : « D’autre part, comme une bonne jeune fille, / Qu’elle
tienne la chambre de Vénus bien propre. / Si elle est avertie et bien
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 401

élevée, / Qu’elle ne laisse autour aucune « toile d’araignée » / Sans la


brûler ou la raser, l’arracher ou la nettoyer, / De façon que l’avant
n’emporte pas la moindre impureté. » La matrone est une figure de la
sorcière qui connaît les herbes et leurs pouvoirs, sait préparer les
philtres, les drogues et les poisons, enseigne les recettes abortives et
les soins du sexe. Aussi les « médecines en rapport avec les enfants »
étaient-elles condamnées pour ce quelles impliquaient de magie.
Au Moyen Age, « le sexe se situe au cœur de la souillure » et le
mariage « au cœur de la purification » selon une formule de Duby
(1991), à condition qu’il exclue l’amour et le désir. Toute pratique
manifestant l’intention « d’user de la copulation par délice » est deve-
nue péché et les pratiques stérilisantes restent condamnables parce
qu’elles attentent aux biens et à la valeur sacramentelle du mariage.
Les charger du crime de sorcellerie a servi comme moyen d’empêcher
ce que l’on pensait faire en toute impunité. Dans les Pénitenciers
(guides qui, du 11e au 13e siècles, aidaient les confesseurs dans la dé-
termination des peines à infliger aux croyants selon la gravité de leurs
péchés), les « maléfices » (drogues et procédés stérilisants, aphrodi-
siaques, philtres d’amour) dits relever de la sorcellerie étaient lourde-
ment punis. La dimension sorcellaire incriminera les soins autorisant
un usage jouissif du sexe jusqu’à la fin du 18e siècle, moment où ces
pratiques seront jugées dans les manuels des confesseurs par leurs ef-
fets et non pour les procédés magiques qu’elles supposent.
Mais il aura suffi de ces références pour nimber la femme d’une
aura inquiétante. Elle sera soupçonnée de recourir au secret des malé-
fices et apparaîtra dangereuse jusque dans son corps. L’imaginaire
social va travailler dans ce sens les savoirs médicaux qui, par leurs
approximations physiologiques et anatomiques, nourrissent des repré-
sentations anxiogènes de la féminité. Représentations d’une nocivité
qui, les condamnations théologiques aidant, sont mises en scène sous
l’espèce de pouvoirs délétères et d’un bestiaire infamant, thèmes pour
longtemps récurrents du rêve érotique et de ses peurs où fait retour
l’impureté du sang menstruel dont la femme avait été lavée par le
Christ.
[236]
La physiologie basée sur la théorie des humeurs donne matière à
toute une série de croyances sur la puissance néfaste de la femme. Les
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 402

sécrétions et superfluités qui, accumulées dans la « sentine » d’un


corps trop froid et humide pour les brûler, deviennent poison et font
du sang menstruel un vecteur du mal conférant à la femme une nature
meurtrière. Cette puissance mortifère trouve son expression la plus
forte dans les risques que fait courir le regard : l’œil imprégné par le
flux menstruel dégage des « humeurs venimeuses » qui atteignent le
cœur et tuent, faisant surgir l’image d’animaux inquiétants avec les-
quels la femme a des affinités : le basilic et la méduse dont la seule
vue foudroie. De là vient sans doute la crainte qu’inspire l’observation
du sexe de la femme : « On prétend que la vue de l’intérieur du vagin
doit être évitée, parce qu’elle peut déterminer la cécité. Cette recom-
mandation vient de la médecine, non de la jurisprudence », signale Le
jardin parfumé. La punition du voyeur n’aurait-elle pas quelque rela-
tion avec cette croyance ?
Au plan anatomique, à l’intérieur du vagin existerait l’« os matri-
cis », un orifice qui s’ouvre et se ferme par jouissance et autorise la
fécondation. Il porte un nom inquiétant : la bouche canine, « rictus
caninus », auquel fait écho une autre image de l’avidité du sexe fémi-
nin, agressive cette fois : le vagin denté évoquant l’usage de têtes de
poisson dans certaines recettes pour éteindre les ardeurs du parte-
naire ; quant à l’appareil génital externe, il a aussi droit à un nom de
poisson, celui de la tanche, scellant la nature marine de la femme. Au-
tant d’images qui hanteront les rêveries et les terreurs érotiques et par-
fois vengeresses du 19e siècle, avec des poèmes comme la Vénus
Anadyomène de Rimbaud, ou Les métamorphoses du vampire, A celle
qui était trop belle, de Baudelaire.
Une autre croyance qui aura longue vie fait de la personne rousse
une « enfant des règles ». Elle porte dans sa couleur, le roux, associée
à une forte odeur et de mauvais penchants, la marque du sang et de
l’ardeur démoniaque de ses parents. Cette aura érotique fera une part
de la séduction de la Nana de Zola (1880) pour le comte Mufat, qui
« songeait à son ancienne horreur de la femme, au monstre de
l’Écriture, lubrique, sentant le fauve. Nana était toute velue, un duvet
de rousse faisait de son corps un velours ; tandis que, dans sa croupe
et sa cuisse de cavale, dans les renflements charnus creusés de plis
profonds, qui donnaient au sexe le voile troublant de leur ombre, il y
avait de la bête ». Elle inspirera de nombreux peintres, de Degas à
Modigliani. Huysmans, dans Certains décrit ainsi une femme au bain
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 403

de Degas : « C’est une rousse, boulotte et farcie, courbant l’échine,


faisant poindre l’os du bassin sur les rondeurs tendues des fesses ; elle
se rompt, à vouloir ramener le bras derrière l’épaule afin de presser
l’éponge qui dégouline sur le rachis et clapote le long des reins [...]
Telles sont brièvement citées, les impitoyables poses que cet icono-
claste assigne à l’être que d’inanes galanteries encensent ».
Il nous est impossible de présenter ici tous les savoirs qui ont eu
une incidence sur les élaborations artistiques. C’est le cas particuliè-
rement de ceux qui concernent l’anatomie du sexe féminin et se trou-
vent, en médecine, plus orientés vers l’intérieur du vagin, alors que les
manuels d’érotologie consacrent des pages mêlant l’humour et la gri-
voiserie à la partie externe du sexe, celle des prémices et du lit de la
jouissance. L’attrait pour la vulve, objet parfois d’un véritable culte
comme en témoignent les dessins érotiques de Rodin, ou la célèbre
Origine du monde de Courbet, a nourri un déluge de dénominations
savoureuses et prometteuses d’une grande variété de plaisirs dans la
littérature hindoue et arabe.

L'aura seminalis et la chevelure

Un seul type de savoir nous retiendra ici. Celui de la théorie vita-


liste, des humeurs et des émonctoires, influent jusqu’au 19e siècle, et
qui a donné lieu à quelques goûts érotiques spécifiquement [237]
orientés vers l’odeur et la chevelure. Pour la théorie vitaliste, chaque
partie du corps a sa manière d’être, d’agir, de sentir et de se mouvoir,
chaque organe répandant autour de lui son « atmosphère ».
L’imprégnation spermatique des organes, des humeurs et l’excrétion
des vapeurs séminales permette de déceler l’activité sexuelle de la
femme, qui traduit ainsi la vitalité de sa nature. La médecine a cau-
tionné l’idée, répandue de tout temps, que l’odeur régit la séduction.
Cette aura seminalis, régissant la séduction, a alimenté nombre
d’œuvres littéraires et encouragé les habitudes des « renifleurs des
grands magasins » (Corbin, 1986). Quant à la force érotique de
l’odeur, elle se donne comme un incitateur direct du désir ou
l’adjuvant de son exaltation, excluant que la femme se lave. Comme
Henri IV le faisait avec Gabrielle d’Estrées, Napoléon écrivait à José-
phine « Ne vous lavez pas, j’arrive » (Avrillon, 2003). Et Casanova
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 404

avouait dans ses mémoires : « J’ai aimé les mets au haut goût : le pâté
de macaroni fait par un bon cuisinier napolitain, l’ogioprotrica des
Espagnols, la morue de Terre-Neuve bien gluante, le gibier au fumier
qui confine, et le fromage dont la perfection se manifeste quand les
petits êtres qui s’y forment commencent à devenir visibles. Quant aux
femmes, j’ai toujours trouvé suave l’odeur de celles que j’ai aimées. »
Dans la théorie des émonctoires 59, certains organes sont consacrés
à l’élimination des excreta du fonctionnement organique. La cheve-
lure compte parmi eux. Cette vision médicale éclaire les interdits qui
entourent le lavage des cheveux et enjoignent de cacher la chevelure
des femmes, dominants dans les religions juive et musulmane. Mais il
faut savoir que les prédicateurs chrétiens eux-mêmes tenaient la che-
velure pour maléfique, attirant les démons qui rôdent autour des hu-
mains. Cette croyance n’est sans doute pas étrangère à l’usage des
coiffes et des perruques, et il a fallu la mode garçonne du début du 20e
siècle, avec la coupe des cheveux, pour que les femmes échappent à
l’impératif de se coiffer, pour sortir, d’un chapeau, parure, certes,
mais aussi protection pudique. L’imagination mythique abonde
d’héroïnes qui ont dû leur pouvoir sur les hommes à leur chevelure ou
à leur odeur 60. Et, avec le 19e siècle, la chevelure, à la fois vaisseau et
océan, où Baudelaire plonge sa « tête amoureuse d’ivresse », livre une
volupté égale à celle du sexe : « Et sous un ventre uni, doux comme
du velours, / Bistré comme la peau d’un bonze, / Une riche toison qui,
vraiment, est la sœur / de cette énorme chevelure, / Souple et frisée, et
qui t’égale en épaisseur, / Nuit sans étoiles, nuit obscure 61 ». Cette
chevelure se déploie dans des peintures qui prennent souvent pour
contexte les moments de la toilette 62.

59 La notion d’émonctoire n’est plus guère utilisée en médecine, mais on la


voit réapparaître aujourd’hui dans les courants alternatifs de la naturothéra-
pie.
60 Pour n’en citer que quelques-unes : Abisag la sulamite pour qui fut composé
le Cantique des Cantiques, Judith, Dalila, Messaline, Thaïs, chantée par
Martial, Coesonia, femme de Caligula, la princesse de Condé aimée d’Henri
II, Mme de Chambley chantée par Alexandre Dumas, Ninon de Lenclos.
61 « Baudelaire, « Les promesses d’un visage », Les épaves, Les Fleurs du mal.
62 Voir notamment les tableaux de Chasseriau, Puvis de Chavannes, Renoir,
Toulouse-Lautrec.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 405

La disparition d'un imaginaire érotique


autour de la toilette

En effet, toute une histoire de l’érotisme passe aussi par les rituels
profanes de la toilette qu’autorise l’évolution des équipements sani-
taires et les conceptions de l’eau. Mais il faudrait pour parler des
images érotiques liées à ces usages de l’eau privée un autre espace.
C’est au 19e siècle que culmineront les évocations suscitées par les
salles de bains. On observe alors un développement en plusieurs di-
rections : à côté de l’usage privé et secret des salles de bains bour-
geoises, celles des courtisanes se chargent de luxe et de raffinements
tout entiers consacrés à l’embellissement de l’amante, illustrées par la
description que Zola fait de la salle de bains de [238] Nana tandis que
d’autres, comme Degas, s’attacheront aux tubs plus humbles du mi-
lieu de la prostitution. Parallèlement, assorties d’un imaginaire em-
pruntant aux images de la grotte et de ses humidités, les prescriptions
médicales des hygiénistes encourageront des soins utilisant d’énormes
quantités d’eau pour laver l’intérieur des sexes souillés par l’amour.
Ces débordements de l’hygiénisme vont progressivement éteindre
les ardeurs imaginatives à l’aube du 20e siècle. Viendront ensuite y
contribuer les progrès des connaissances médicales qui effacent
l’impureté du sexe et les risques de la conception, libérant la pratique
sexuelle féminine. Même si certaines s’élèvent contre l’aliénation
qu’imposent ses injonctions 63, la révolution sexuelle banalisera ce
que l’on considérait comme un péché. Dans le même temps, les mo-
dèles diffusés par les médias aidant, le souci de netteté corporelle mul-
tipliera des soins et des usages auxquels les femmes s’adonnent par
souci de bien-être et de séduction, adhérant plus volontiers que les
hommes à ces nouvelles normes qui associent l’attrait de la propreté à
l’absence d’odeur et favorisent un plaisir narcissique trouvé dans
l’intimité des espaces privés. La mode, tout en diffusant un style uni-

63 Parmi ces injonctions : « Orgasme à tout prix, amour à plusieurs,


homosexualité, capacité d’avoir impunément des rapports
sexuels, n’importe quand, n’importe où et avec n’importe qui ».
Collectif de femmes. Notre corps, nous-mêmes.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 406

sexe, inspirera une pratique extensive du nu, réduisant les zones de la


pudeur et du désir. Ainsi se « marquera une défaite du sexe, de
l’imaginaire et du symbolique », au profit des exhibitions du devoir de
paraître (Perrot, 1984). Le corps, qui était écrin du sexe, est réduit à
n’être qu’un signe sexuel. L’aura trouble de la femme s’est ainsi len-
tement diluée, coupant l’herbe sous le pied à la fascination onirique.
Dans un monde aseptisé, les figures de l’érotisme s’estompent sous
l’étalage des gestes et positions, sans voile, sans peur et sans autre sa-
veur que l’excitation immédiate qu’offre la pragmatique de la porno-
graphie. Le sexe féminin a cessé d’irriguer, dans les risques délétères
de ses délices et les puissances de sa beauté, les ruissellements de
l’imaginaire.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 407

[239]

TROISIÈME PARTIE

Chapitre 5
Le loup, nouvelle figure
de l’imaginaire féminin.
Réflexions sur la dimension mythique
des représentations sociales *

Retour au sommaire

Cette réflexion sur les relations existant entre mythe, imaginaire et


représentation sociale vient en continuité avec celles que j’ai eu
l’occasion de mener dans deux études. D’une part, une étude sur
l’hygiène intime féminine (cf. chap. Ill-4) avait permis de mettre en
évidence l’expression, dans le champ artistique, d’un imaginaire éro-
tique éveillé par les représentations et images mythiques de la femme
liées aux croyances et rituels religieux. D’autre part, la participation à
un travail collectif réalisé en Amérique latine m’avait permis de déga-
ger les processus imaginaires de construction, par deux auteurs fran-
çais, Bernanos et Arthaud, des images du Brésil et du Mexique, dont
certaines avaient un caractère mythique (cf. chap. IV-2).

* Version abrégée de la parution originale : 2009. O lobo, nova figura do ima-


ginario feminino. Reflexoes sobre a dimensao mitica das representaçoes so-
ciais. In D. Jodelet, E. Coelho Paredes (Eds.), Pensamento mitico e repre-
sentaçoes sodais. Cuiaba, Ed. Univ. Federal do Mato Grosso (Trad. en fran-
çais, Pensée mythique et représentations sociales (pp. 23-62). Paris,
L’Harmattan, 2010).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 408

S’attacher plus spécifiquement aux liens entre imaginaire, repré-


sentations sociales et mythes, semble amplement justifié par le fait
que, comme l’indique Lévi-Strauss (1964), ces derniers sont « des
systèmes concrets de représentations » où s’objective « l’entendement
collectif ». Faisant intervenir la fiction, ils renvoient au registre de
l’imaginaire. En effet, pour cet auteur, la pensée mythique qui se pré-
sente toujours sous forme narrative est opposée comme mythos, récit,
dire de fiction, à logos, dire argumenter. Le rapprochement, à propos
des mythes, entre imaginaire et représentations sociales permet en
outre de saisir la créativité de ces dernières et de la situer dans le cadre
historique et social dans lequel elle opère.
L’impulsion de ce texte est à trouver dans le travail d’une collègue
brésilienne, Eugenia Coelho Paredes (2009), sur la tribu indienne du
Xingu dont l’un des mythes « lamaricuma » concerne les femmes de
la tribu qui prennent la place des hommes faillant à leurs devoirs.
Elles adoptent des allures d’amazones, se regroupent pour établir un
ordre dont les hommes sont exclus. Il est remis en scène tous les ans
lors d’une fête au cours de laquelle les femmes règlent les problèmes
de leur groupe et de sa relation avec les hommes. Ce mythe offre la
particularité d’être pris en charge, au plan du rituel, par les femmes. Si
comme dans tout mythe, son origine est collective et anonyme et sa
transmission réservée aux détenteurs du pouvoir symbolique, le fait
qu’il soit rejoué sous la seule initiative, la seule responsabilité et le
seul contrôle des femmes a soulevé pour moi une question : se pour-
rait-il que ce mythe ait été créé par les femmes ? Faute de pouvoir le
savoir dans ce cas précis, je me suis demandé s’il existe un mythe ou
une figure mythique dont les femmes se trouvent à l’origine. Or, les
grandes figures féminines, positives ou négatives, ont été représentées
dans des récits dont l’origine est collective ou dans des [240] images
créées, le plus souvent, par et pour des hommes comme Lissarrague
(1991) l’a montré pour les ménades et les amazones dans la Grèce an-
tique. Les représentations mettant en scène leur caractère sauvage,
violent et combatif, se trouvent exclusivement sur les coupes utilisées
par les hommes dans leurs banquets. Et si les féministes ont adopté,
dans les années 70, l’image de la sorcière comme emblème de leur
victimisation et de leur combat, il n’en reste pas moins que cette fi-
gure de la femme a été largement construite par les hommes au sein
de l’institution chrétienne. Se pourrait-il qu’un groupe, caractérisé par
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 409

son genre, puisse produire des fictions où s’incarnent sa spécificité et


ses revendications identitaires ?
Le hasard de l’actualité m’a permis de trouver un matériau à pro-
pos duquel une telle enquête était possible. En 1992, paraît aux États-
Unis, Femmes qui courent avec les loups. Histoires et mythes de
l’archétype de la femme sauvage, de Clarissa Pinkola Estés. Ce livre
qui insiste sur la parenté de nature entre les femmes et les loups est
présenté comme « destiné à faire date dans l’évolution contemporaine
de l’identité féminine ». Il a connu un retentissement mondial et trou-
vé des échos dans d’autres œuvres féminines. En 1997, paraît le récit
de Misha Defonseca A mémoire of the Holocaust qui raconte com-
ment, à l’âge de 8 ans, elle est partie à la recherche de ses parents juifs
déportés, faisant un périple de 3.000 kilomètres en Allemagne, Po-
logne et Ukraine au cours duquel elle a été adoptée par des loups. Le
livre a été traduit en 18 langues. En France, il a été tiré à plus de
400.000 exemplaires sous le titre Survivre avec les loups, et adapté au
cinéma. Cet ouvrage devait faire, début 2008, l’objet d’un scandale
quand son caractère purement fictionnel a été établi. Parallèlement,
deux autres ouvrages édités en France ont repris le thème de
l’identification avec les loups. En 2002, paraît L’amour du loup et
autres remords de la philosophe féministe Hélène Cixous et en 2003
Variations sauvages de la pianiste de renommée mondiale, Hélène
Grimaud qui a fondé aux États-Unis un centre d’élevage et de protec-
tion des loups. Ces ouvrages écrits par des femmes présentent quatre
espaces de mise en scène du rapprochement de la figure féminine avec
celle du loup : la nature, la guerre, la création, l’amour. Ils m’ont servi
de base pour étudier les rapports entre production mythique, imagi-
naire et représentation sociale.
Car, dans le contexte contemporain, l’articulation entre pensée,
mythe et imaginaire trouve un lieu, un topo, privilégié dans les repré-
sentations sociales. Pour le démontrer, j’examinerai successivement,
dans la suite de ce chapitre : les rapports établis historiquement entre
mythe et représentation sociale ; les modèles d’approche du mythe et
leur pertinence pour le champ d’étude des représentations sociales ;
les contextes et les conditions de la production d’une nouvelle mytho-
logie de la femme autour de la symbolique du loup ; les thèmes my-
thiques qui sont appropriés par les femmes dans l’image qu’elles don-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 410

nent d’elles-mêmes ; une réflexion sur les relations entre représenta-


tions sociales, mythe et imaginaire.

SUR LES RAPPORTS ENTRE


REPRÉSENTATION SOCIALE ET MYTHE

En tant qu’elle renvoie à une forme spécifique de la pensée sociale,


la pensée de sens commun, la notion de représentation sociale a appe-
lé dès son introduction dans les sciences sociales par Durkheim, une
mise en regard avec d’autres notions qui, pour de nombreux auteurs,
qualifient également la pensée sociale. Ainsi en va-t-il pour des no-
tions telles que « vision du monde », « idéologie », « mythe » qu’ont
examiné, dans les sciences sociales, des auteurs comme Lévy-Bruhl,
Mannheim, Marx, Merton, Gurvitch. En psychologie sociale, une ré-
flexion collective a porté sur l’idéologie (Aebischer, Deconchy & Li-
piansky, 1991).
Au cours de ces dernières années, bien que l’intérêt des chercheurs
se soit orienté vers les relations existant entre représentations sociales
et culture, peu de réflexions se sont spécifiquement [241] centrées sur
un des aspects fondamentaux de la culture : les mythes. Il faut cepen-
dant rappeler que, au début du développement du champ d’étude des
représentations sociales, plusieurs travaux ont traité du mythe. C’est
ainsi que dans son étude sur la représentation du groupe, R. Kaës a
montré que trois grands modèles mythiques qu’il nomme « organisa-
teurs socioculturels », sont empruntés à la religion ou au récit épique,
pour penser la relation établie entre les membres d’un groupe. Ces
« figurations de modèles de relation au sein du groupe définissent les
modalités historico-mythiques de la groupalité » (1976, p. 31). Elles
se réfèrent soit à la relation établie dans l’Ancien Testament entre
Dieu et son Peuple, soit à celle que le Nouveau Testament présente
dans la Cène, entre le Christ et ses apôtres, soit à l’union égalitaire
incarnée par les Argonautes à la recherche de la Toison d’or et par
celle d’Arthur et ses compagnons dans leur quête du Graal. D’autres
recherches ont directement référé à la construction mythique de per-
sonnages sociaux comme celui de l’enfant à laquelle M.J. Chombart
de Lauwe (1971) a consacré une série d’études analysant les représen-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 411

tations portées par des discours, des œuvres littéraires aussi bien que
par des supports filmiques et iconiques. Elle dégage ainsi une struc-
ture qui oppose trait à trait l’authenticité, la naturalité, la spontanéité
de l’enfant aux formes d’aliénation de l’adulte. Plus récemment on
observe un regain d’intérêt pour le mythe dont témoignent les travaux
de N. Kalampalikis (2001, 2002, 2007).
La relation entre mythe et représentation sociale retient l’attention
non seulement parce qu’il s’agit de deux formes de pensée sociale que
l’on peut comparer comme on le fait à propos de la pensée de sens
commun et de la pensée scientifique. Mais aussi parce que mythe et
représentation sociale renvoient à la sphère symbolique et peuvent
être analysés du point de vue de leur contribution à la vie sociale.
Comme je l’ai indiqué à propos de l’étude sur les représentations so-
ciales de la folie (Jodelet, 1989a), les représentations sociales remplis-
sent une fonction symbolique selon diverses formes que j’ai rassem-
blées sous la métaphore des 4 L :

L comme

Lieu elles tiennent lieu, sont à la place de l’objet qu’elles représentent,


renvoyant aux aspects cognitifs de la représentation

Lien elles assurent, par leur partage, le lien social

Loi elles établissent, justifient et maintiennent un ordre social. Ces


deux fonctions ont un rapport direct avec les formations my-
thiques

Levain elles ont un aspect créatif qui renvoie directement au rôle de


l’imaginaire

J’ai pu montrer dans cette étude comment ces différentes fonctions


symboliques des représentations sociales sont mises en œuvre dans le
rapport d’un groupe à un autre. Il est possible de retrouver dans la lit-
térature scientifique l’assignation de ces fonctions au cas de la pensée
mythique. Pour cela, je considérerai rapidement comment la notion de
mythe peut être reliée à celle de représentation sociale en examinant
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 412

les considérations énoncées par Moscovici (1961), avant d’aborder les


contributions des sciences sociales.

Mythe et représentation sociale


dans l’œuvre de Moscovici

Il est intéressant de considérer les deux éditions de La Psychana-


lyse, son image et son public, parues en 1961 et 1976, parce que leur
comparaison permet de voir l’incidence de l’évolution intervenue dans
le traitement de la notion de mythe par les sciences sociales. Dans
l’édition de 1961, Moscovici entreprenant une démarche nouvelle
consacrée à la psychologie sociale de la connaissance, [242] la situe
en regard des sciences sociales et se trouve, de ce fait même, conduit à
aborder les proximités et différences existant entre mythe et représen-
tation sociale. Deux disciplines font l’objet d’une attention particu-
lière : la sociologie de la connaissance et l’anthropologie. Si la consi-
dération de l’état de la première permet de marquer l’originalité d’une
psychosociologie de la connaissance (Jodelet, 2009), un rapproche-
ment avec l’anthropologie et les objets dont elle traite est nettement
établi. « On a pu remarquer la similitude des buts de notre recherche
avec ceux que se propose d’ordinaire l’anthropologie lorsqu’elle étu-
die les mythes, les techniques culturelles et leur répercussion sur les
conduites dans des sociétés à structure plus élémentaire que la nôtre »
écrit Moscovici (1961, p. 10). Et de fait, sa lecture se base plutôt que
sur une distinction entre les deux disciplines, sur la différenciation
entre les sociétés que chacune d’elle étudie. C’est pourquoi il insiste
sur les raisons d’un rappel des rapports unissant les deux disciplines.
« L’étude des représentations sociales implique l’analyse des formes
culturelles d’expression des groupes, de l’organisation et de la trans-
mission de cette expression et, finalement, de sa fonction médiatrice
entre les groupes, ou, plus généralement, entre l’homme et son mi-
lieu ». « De même, souligne-t-il, les fonctions qu’ont en commun les
notions de mythe et de représentation sociale. Les pratiques, les
mythes et les régulations du comportement des communications dans
les sociétés dites primitives, leur façon de conceptualiser une expé-
rience concrète dans son contenu et ses mécanismes, constituent au-
tant d’analogies avec des phénomènes propres à notre société ». Ce-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 413

pendant, pour aborder ces analogies, il faut « prendre en considération


les traits spécifiques de la structure sociale, qui imposent aussi bien un
changement d’échelle qu’un renouvellement des modalités
d’approche » (ibid., p. 11).
Il en résulte que la différenciation entre les sociétés contempo-
raines et les sociétés primitives est plus féconde que la transposition
des caractéristiques des secondes sur les premières, comme le font
Malinowski et Mead. Moscovici se sert de l’exemple du mythe pour
illustrer cette perspective. Il souligne que : a) Le mythe pour l’homme
« primitif » est une vision globale, une philosophie où se réfléchit sa
perception de la nature, des relations sociales, ou de la parenté. b) Les
mêmes thèmes peuvent changer de forme en se diffusant : quand leur
structure a été profondément modifiée, on se trouve devant un mythe
transformé, c) La fonction du mythe est de s’orienter dans le réel et le
maîtriser. A ce titre, les représentations sociales ont un rôle proche de
celui du mythe dans la mesure où ce dernier contribue à rendre com-
préhensible l’environnement social et naturel de l’homme, à l’insérer
dans un groupe ou un champ d’activité.
Par ailleurs, des similitudes fonctionnelles du point de vue cognitif
existent entre les philosophies primitives et nos formes de connais-
sance. Enfin, on peut observer des transformations analogues dans les
mythes et les représentations sociales puisque ces dernières « ayant de
multiples attributs voisins se transmettent d’une collectivité à l’autre
jusqu’à ce que leur texture soit à la fois bouleversée et stabilisée ».
C’est pourquoi l’étude des mythes constitue « un programme heuris-
tique, le fondement même d’une approche comparative, pour aborder
la genèse d’une représentation sociale, ses liens avec d’autres repré-
sentations, et les déplacements qui sont apparus à l’intérieur d’une
représentation » (ibid., p. 11).
Parallèlement, Moscovici met en évidence les différences ou oppo-
sitions existant entre mythe et représentation sociale. Il les rapporte
d’une part à la particularité des sociétés qu’étudient l’anthropologie et
la psychologie sociale et d’autre part à la perspective de ces disci-
plines. En effet, dans les sociétés modernes qui sont diversifiées et où
individus et classes sociales jouissent d’une grande mobilité, on ob-
serve l’émergence de représentations hétérogènes, et de modes de
contrôle du réel moins sujets à caution grâce à l’expérience scienti-
fique. « Cependant, il ne fait point de doute que ces différences ne
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 414

pourront jamais être définies en tant que telles si nous ne saisissons


pas mieux ce qui fait le fond commun de notre espèce. Sur ce point
concret, [243] la psychologie sociale a un rôle essentiel à jouer, car
elle peut dévoiler le mécanisme spécifique d’édification des compor-
tements et des structures intellectuelles des groupes déterminés dans
une situation déterminée » (ibid. p. 12).
Quant aux différences de perspectives des deux disciplines, elles
tiennent à ce que :

1) L’anthropologie s’attache à la « découverte des systèmes de va-


leurs ou de symboles, de la fonction des institutions ou des
normes ». Ce qui constitue un champ spécifique par rapport au-
quel la psychologie sociale ne peut faire qu’une anthropologie
ad hoc, non scientifique.
2) Les anthropologues s’arrêtent à des aspects superficiels de la
psychologie sociale, selon leurs besoins. Les représentations
sont des objets communs aux deux disciplines, mais
l’anthropologie s’attache à des civilisations différentes ; elle
produit donc une discontinuité profonde. La démarche compa-
rative devrait s’appliquer à des contenus après avoir élucidé les
dimensions essentielles des diverses cultures.
3) Un changement méthodologique est introduit entre les deux
disciplines, par le changement d’échelle, même si le globalisme
est une position d’école qui n’est ni générale en anthropologie
ni absente de la psychologie sociale.

En conclusion, Moscovici montre que l’étude des représentations


sociales de la psychanalyse intéresse sociologie et anthropologie. Si
« la première y voit un courant intellectuel dont l’influence sur
l’image que l’homme se fait de lui-même est grande » ; la seconde
présente les mêmes interrogations que celles de l’étude des représen-
tations sociales, soit : « la formation des systèmes symboliques, leur
dynamique et leur correspondance avec des ensembles culturels » {ibid.,
p. 12).
L’édition de 1976 établit une séparation nette entre mythe et repré-
sentation sociale, car malgré l’analogie que présentent les mythes avec
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 415

les phénomènes propres à notre société, la transposition ne s’impose


pas et il apparaît plus fécond d’en dégager les différences. L’analogie
fondamentale existant entre les deux ordres de phénomènes tient à ce
que les mythes régulent les comportements et les communications
dans les sociétés primitives, conceptualisent une expérience concrète.
Cependant cette analogie souffre quelques restrictions dans la mesure
où l’on constate qu’il y a des préjugés associés à la notion de mythe
qui ne s’appliquent pas à celle de représentation sociale. Fait particu-
lièrement évident dans l’usage moderne, quand par exemple on parle
de mythe de la femme, du progrès, de l'égalité. « Souvent il ne s’agit
que d’une façon de rabaisser des opinions et des attitudes attribuées à
un groupe particulier, à la masse des gens - au bas peuple en somme -
qui ne sont pas arrivés au degré de rationalité et de conscience des
élites, lesquelles, éclairées, baptisent, créent ces mythologies ou écri-
vent sur elles » (1976, p. 41). En effet, dans nos sociétés, le mythe est
considéré comme une façon archaïque et primitive de penser et de se
situer dans le monde, forme anormale ou inférieure de penser alors
que les représentations sociales ne correspondent ni à la première ni à
la seconde manière de penser, mais sont au contraire des formes nor-
males de la pensée courante.
Moscovici développe un autre élément, précédemment évoqué, qui
institue une différence entre les deux phénomènes. Il tient à la mobili-
té sociale, la multiplicité et l’hétérogénéité des systèmes de référence
(politiques, religieux, artistiques), les modes de contrôle (expérimen-
tation scientifique) de l’environnement. Ce qui fait de la représenta-
tion sociale un phénomène propre à notre société et notre culture.
Alors que le mythe pour l’homme primitif constitue une science to-
tale, une philosophie unique où se réfléchit sa pratique, sa perception
de la nature et des relations sociales, pour l’homme moderne la repré-
sentation sociale n’est que l’une des voies de saisie du monde concret,
circonscrite dans ses fondements et dans ses conséquences. Il peut
opérer des choix dans les références aux représentations sociales ou à
la science pour motiver et orienter sa pratique. Ces dernières subissent
l’influence de la science, de la technique et de la [244] philosophie, et
se constituent dans leur prolongement ou en s’y opposant. C’est pour-
quoi « identifier mythe et représentation sociale, transférer les proprié-
tés psychiques et sociologiques du premier aux secondes, sans plus,
revient à se contenter de métaphores et de rapprochements fallacieux
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 416

là où il est au contraire nécessaire de bien cerner un côté essentiel de


la réalité. Ce rapprochement commode a souvent pour but de dépré-
cier notre « sens commun » en montrant son caractère inférieur, irra-
tionnel et à la limite erroné ; le mythe n’est pas pour cela rehaussé à sa
véritable dignité » (ibid., p. 42).
Les rapprochements et différenciations établis par Moscovici ont
tenu compte de l’évolution des conceptions proposées pour aborder la
pensée mythique dans les sciences sociales. Ils nous invitent à appro-
fondir quelques-unes de ces conceptions pour mieux approcher au-
jourd’hui les relations entre mythe et représentation sociale, d’autant
que Moscovici lui-même, dans ses écrits récents considère que la psy-
chologie sociale apparaît, grâce à l’approche des représentations so-
ciales comme une « anthropologie du monde contemporain » et re-
donne à l’étude des mythes et des croyances une importance nouvelle
(2001). Il me semble qu’aujourd’hui et considérant que l’usage cou-
rant recoure volontiers à la notion de « mythe » comme s’opposant à
celle de « réalité » de notre monde d’objets, quelques questions méri-
tent éclaircissement. Jusqu’à quel point est-il possible de rapprocher
mythes et représentations sociales ? De traiter les premiers comme les
secondes et inversement ? De repérer des éléments mythiques dans les
représentations sociales ? Enfin, de dégager la dynamique psychoso-
ciale qui serait à la base d’un fonctionnement mythique de la pensée
sociale contemporaine, eu égard en particulier à la question des identi-
tés, de l’histoire et de la culture ?
La suite de ce chapitre développera ces points en s’appuyant sur un
examen des principales conceptions du mythe et en abordant quelques
exemples actuels où peuvent se dégager des processus affines au sein
de ces deux fonctionnements de la pensée sociale. J’adopterai pour
étudier les relations entre mythe et représentations sociales une procé-
dure identique à celle que j’avais utilisée pour parler des relations
entre représentations sociales et idéologie ou culture (Jodelet, 1991,
2002b). En effet, s’agissant de réalités sociales et culturelles qui sont
l’objet propre d’autres disciplines (sociologie pour l’idéologie, an-
thropologie pour la culture, par exemple), se contenter de faire une
lecture de ces phénomènes à partir du seul point de vue de notre disci-
pline, fait courir le risque de manquer certains de leurs caractères es-
sentiels. Ce risque tient au fait que la psychologie sociale a tendance à
donner une définition ad hoc et donc limitée des phénomènes visés, ou
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 417

qu’elle se prive des instruments conceptuels qui permettent d’en saisir


la profondeur. En conséquence, il est important de dégager quelles
sont les perspectives propres aux disciplines qui se consacrent à
l’étude des mythes pour trouver les points de leur intersection avec les
représentations sociales.

Aperçu historique sur la notion de mythe

L’étude des mythes et des mythologies s’est développée à partir du


e
19 siècle donnant lieu à des conceptions différentes qui se sont en-
core diversifiées au cours du 20e siècle. Initialement, les mythologies,
tenues pour des systèmes de croyances associés à des rituels, et étu-
diées dans les textes canoniques, relevaient des domaines de la reli-
gion et de la philologie. Elles sont devenues objet des sciences so-
ciales à partir du moment où l’anthropologie s’est intéressée aux tradi-
tions orales. Les mythologies sont alors vues comme des histoires, des
récits fondateurs transmis de génération en génération depuis les
temps les plus anciens.
Au 19e siècle les histoires mythiques étaient considérées comme
absurdes et immorales. On les identifiait à une sorte de philosophie
naïve des sauvages qui leur permettait de comprendre le monde (Ty-
lor, 1958). Dès le début du 20e siècle, divers penseurs (Lévy-Bruhl,
1935 ; Eliade, [245] 1963 ; Jung, 2002 ; Cassirer, 1972) ont attribué
au mythe un statut substantiel ayant une valeur expressive et référant
soit à une « mentalité primitive », soit à des archétypes de l’esprit hu-
main, soit à des formes universelles du symbolisme. Dans une pers-
pective fonctionnaliste, Malinowski (1968) a conféré au mythe le sta-
tut de « charte de la société » : toujours associé à un rite, il exprime et
soutient l’organisation sociale ; le système de représentations qu’il
produit traduit et légitime l’identité et les rôles des parties constituant
une communauté sociale.
On s’accorde pour dire qu’un changement drastique a été provoqué
dans l’approche du mythe par G. Dumézil et C. Lévi-Strauss, qui ont
exploré, sous la surface des contenus et des images des récits my-
thiques, leur structure composée par des traits formels et leurs rela-
tions. Par une étude comparative des récits mythiques dans l’espace
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 418

des langues indo-européennes, Dumézil (1958) dégage l’univers men-


tal et imaginaire des sociétés correspondantes. Il met en évidence une
structure commune à tous les récits mythiques : l’idéologie tripartite
selon laquelle les sociétés sont structurées selon trois fonctions (celle
de souveraineté et religion, celle de guerre et celle de production).
Celle-ci permet de représenter la constitution d’une société stable. G.
Duby (1978) voit dans cette tri-fonctionnalité, « image simple, idéali-
sée, abstraite de l’organisation sociale », une représentation « imagi-
naire » à fonction idéologique qui a perduré sur plusieurs siècles,
comme véritable rouage mental reliant l’univers matériel et spirituel.
Cette articulation entre mythe, représentation et idéologie sera prolon-
gée par R. Barthes. Elle ouvre des perspectives intéressantes pour
notre approche.
Lévi-Strauss (1962, 1964) dégage les traits distinctifs que présen-
tent les mythes et les contes populaires par rapport à l’anecdote, au
récit historique ou la narration de souvenirs. Référant à un temps anté-
rieur indéterminé, ils portent sur la raison d’être d’une situation.
Celle-ci peut être : soit générale, se rapportant à l’existence des êtres,
la vie et la mort, la différence des sexes, etc. ; soit locale, concernant
l’environnement géographique ; soit sociale, traitant des relations
entre parents, conjoints et alliés. Le mythe exprime le travail de la
pensée pour organiser et construire un monde par un certain nombre
de dispositifs. En effet, sous l’apparence absurde ou gratuite des ré-
cits, les éléments du mythe seraient régulés par des jeux logiques va-
riés (opposition, répétition, inversion, contradiction, complémentarité,
symétrie), des formes de codification référant à des contextes culturels
différents et singuliers : astronomique, zoologique, sociologique, cli-
matologique, technologique, etc. Mais, dans une même aire culturelle,
malgré leur lien au contexte et les variations constatées entre les
mythes, des relations peuvent être établies entre les mythes ou entre
leurs éléments. Elles révèlent la capacité d’invention mythique, les
capacités cognitives de l’esprit humain. D’autre part, la pensée my-
thique s’appuie sur des images, avec pour conséquence que les motifs
des mythes sont irréductibles à toute définition univoque. Ces caracté-
ristiques formelles trouvent un écho dans les études montrant que,
dans un même espace social, les représentations sociales sont sujettes
à variations selon les groupes sociaux.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 419

Enfin, on observe dans les travaux des nouveaux courants de


l’anthropologie, l’introduction des dimensions temporelles et histo-
riques dans l’analyse des mythes. Le temps occupe une position capi-
tale dans la définition du mythe parce qu’il le justifie comme parole
fondatrice et joue un rôle déterminant dans la fabrication du mythe
comme objet. Quand change le climat de la société, la création my-
thique réajuste ses images au nouvel environnement géographique,
social, intellectuel dans lequel se trouve plongée la société. C’est dans
les moments de crise que se manifestent le plus clairement les aspects
idéologiques et les enjeux politiques du mythe. En cas de choc brutal,
il disparaît. Goody a particulièrement développé les transformations
du mythe liées à la transmission sociale. Les mythes sont des adapta-
tions créatives, leur texte n’est pas fixe comme l’est une œuvre litté-
raire : le monde extérieur s’y immisce de multiples façons ; les gens le
modifient, y intègrent des éléments inédits, des objets nouveaux. Il
s’ensuit que les [246] sociétés traditionnelles « apparaissent dès lors
beaucoup plus créatives, beaucoup plus riches en contradictions co-
gnitives que ne le laissaient supposer les approches structurelles ou
fonctionnelles du mythe. Bref, il ne faut jamais perdre de vue les as-
pects cognitifs d’une situation » (1996, p. 188).
Ces perspectives ont entraîné une nouvelle vision du mythe. Il est
vu comme un système variable, lié aux contextes naturels, mentaux et
sociaux, susceptible de changements et d’ajustements aux modifica-
tions sociales, et même de disparition en cas de crise sociale. Ces ca-
ractéristiques du mythe révèlent la créativité des sociétés et
l’importance de l’aspect cognitif qui permet de maîtriser les situations
et résoudre les conflits. Il résulte de ces propriétés l’attribution de
nouvelles fonctions aux mythes. Exprimant le travail de la pensée en
vue d’une organisation systématique du monde de vie, ils permet-
traient une unification des groupes d’hommes et de femmes autour
d’une même vision de l’ordre du monde, une même conception de
l’existence. Traduisant les contradictions du monde vécu, ils permet-
traient d’affronter ces contradictions et de trouver des médiations pour
les résoudre. La fonction cognitive est ainsi associée à une fonction
idéologique. Cette perspective rencontre celle qui est appliquée à
l’analyse du rôle des représentations dans les sociétés traditionnelles
chez des anthropologues comme Augé (1974) et Godelier (1984,
2007).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 420

Le mythe dans les sociétés modernes

L’évolution des conceptions qui se focalisent sur les fonctions co-


gnitives et idéologiques du mythe rend plus sensible sa proximité avec
les représentations sociales, une proximité assumée en anthropologie
comme nous venons de le voir, mais aussi en en sociologie et en his-
toire. Dans ce cas, on référera volontiers aux notions d’imaginaire so-
cial ou d’imagination sociale. Ces notions « ont une place de choix
dans les représentations collectives », selon Baczko (1984). Pour cet
auteur, inspiré par Castoriadis (1975), les imaginaires sociaux, repo-
sant sur un symbolisme qui est à la fois « œuvre et instrument », assu-
rent « l’intervention effective et efficace des représentations et des
symboles dans les pratiques collectives ». L’exercice du pouvoir
s’appuie sur des emblèmes qui sont les « éléments d’un vaste champ
de représentations collectives où s’articulent idées et images, rites et
modes d’action » (ibid. p. 19). Dans les conflits sociaux, les forces en
présence recourent à des idées-images qui permettent de dévaloriser,
délégitimer les adversaires et de magnifier leur groupe et leur action.
Au cours de l’histoire, on observerait un passage des mythes à impli-
cation idéologique à des idéologies recélant une partie des mythes sé-
culaires. Ce mouvement débouche sur le rôle des techniques de com-
munication, particulièrement les moyens de communication de masse.
L’examen de la production de figures mythiques dans les discours
médiatiques a été développé par R. Barthes dans Mythologies (1957), ou-
vrage qui a révolutionné l’usage du mythe dans la compréhension des
sociétés contemporaines. Barthes voit dans l’approche des mytholo-
gies modernes un moyen d’étudier les représentations collectives en
s’aidant du système linguistique de Saussure. Dans la préface de son
livre, il lui assignait deux buts. D’une part, faire une critique idéolo-
gique du langage de la culture de masse, d’autre part faire une analyse
sémiologique de ce langage. « Je terminais une lecture de Saussure et
j’ai eu la conviction que, en traitant les représentations collectives
comme des systèmes de signes, il serait possible de rendre compte en
détail de la mystification qui transforme la nature petite-bourgeoise en
une nature universelle » (2002, p. 675). Pour Barthes le mythe est un
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 421

langage qui transmet un message exprimant une société particulière à


un moment particulier de son histoire.
Pour étudier ce message, Barthes utilise une méthode sémiologique
qui traite le mythe comme une signification portée l’union d’un signi-
fiant et d’un signifié. Dans un mythe, le signifiant [247] peut être un
mot (par exemple « le sang bleu ») aussi bien qu’une image (par
exemple la photo d’une actrice), un objet (par exemple une voiture),
une action (par exemple un combat de catch) ou une publicité (par
exemple un message verbal, iconique ou filmique vantant des déter-
gents ménagers). Le signifié est un concept. Par exemple l’image pu-
bliée sur une couverture de magazine et représentant un soldat noir
saluant le drapeau français (le signifiant), a pour concept signifié
« l’impérialité française ». Le concept mythique contient un savoir qui
est « un savoir confus, formé d’associations molles, illimitées », une
« condensation informe, instable, nébuleuse, dont l’unité, la cohérence
tiennent surtout à la fonction » (ibid., p. 852). En effet, ce savoir a
pour caractère fondamental d’être « approprié ». Il est « le mobile fai-
sant proférer le mythe » : il s’adresse à et doit toucher un public pré-
cis, défini par sa situation sociale. Un troisième terme est ajouté au
couple signifiant/signifié, celui de signification. C’est la signification
que le public « consomme ». Cette signification est mise en rapport
avec le pouvoir ou le mode d’efficacité du mythe qui, pour Barthes,
aurait une double fonction : désigner, faciliter la compréhension et
notifier, imposer une interprétation. « Le mythe a un caractère impéra-
tif, interpellateur ; parti d’un concept historique, surgi directement de
la contingence, c’est moi qu’il vient chercher : il est tourné vers moi,
je subis sa force intentionnelle, il me somme de recevoir son ambi-
guïté expansive » {ibid., p. 857). Processus qui renvoie directement à la
fonction idéologique par laquelle un message idéologique est trans-
formé en fait naturel : « Tout système sémiologique est un système de
valeurs, mais le lecteur prend la signification pour un système de
faits ; le mythe est lu comme un système factuel alors qu’il n’est
qu’un système sémiologique » {ibid., p. 845). On peut trouver dans cette
analyse des orientations pour traiter de la façon dont groupes et indi-
vidus s’approprient et donnent un sens particulier à des représenta-
tions sociales qui circulent dans l’espace public et culturel.
D’un autre côté, un mythe peut endosser plusieurs significations et
de la même manière que le font les représentations, les figures, images
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 422

et concepts mythiques peuvent changer, voire disparaître. Ce faisant


Barthes s’accordait avec la reconnaissance générale du caractère
d’instabilité et de la possibilité de changement et de disparition des
mythes. On peut aussi dire que le modèle sémiologique de Barthes a
eu une influence considérable sur les analyses des représentations so-
ciales entreprises sur les œuvres iconiques, cinématographiques, litté-
raires. Il reste d’une grande pertinence pour l’étude des représenta-
tions sociales, orientant l’attention sur la dimension « naturalisante »
des constructions représentatives et sur les conditions qui peuvent pré-
sider à leur déclin ou leur disparition. Un autre résultat important des
propositions de Barthes a été, d’une part, la reconnaissance de la place
du mythe dans la pensée moderne qui est loin d’être soumise à la lo-
gique scientifique, de l’autre, l’intégration dans le fonctionnement de
la pensée sociale des dimensions liées à l’imagination et à
l’imaginaire collectif.

DU RAPPORT ENTRE MYTHE, IMAGINAIRE


ET REPRÉSENTATIONS SOCIALES

Certaines caractéristiques du mythe favorisent le jeu de


l’imaginaire dont on peut trouver des illustrations dans diverses pro-
ductions culturelles contemporaines. Par son style, ses images, ses
couleurs, le mythe touche l’imagination et se prête à des identifica-
tions comme le montrent les cas de mythisation d’acteurs, de chan-
teurs et autres personnages people, comme Lady Di, qui deviennent objet
de culte et servent de modèles de vie. La science elle-même peut de-
venir un objet de construction imaginaire et fournir le matériel de
nouveaux mythes, comme il ressort des ouvrages et films de science-
fiction. Un travail sur les représentations de la science, sur les savoirs
scientifiques diffusés, reconstitués voire anticipés, produit des forma-
tions à caractère mythique et des personnages qui acquièrent un statut
mythique. Pensons aux bioman, cyborgs, et autres spiderman, héros
d’aventures imaginaires, lieux de projection de désirs ou de nostalgie,
[248] de regret. Le dernier en date, sorti sur les écrans en 2008, est
une incarnation du mal moderne qui se convertit en son opposé, pro-
cessus fondamental du mythe, l’inversion : Fireman, un trafiquant
d’armes paranoïaque est fait prisonnier en Afghanistan où il découvre
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 423

l’horreur que son trafic a entraîné. Il se transforme alors en homme


invincible pour lutter contre la guerre.
En ce qui concerne les femmes, nombreuses sont leurs représenta-
tions mythiques au cinéma, dans les personnages de jeux vidéo ou les
bandes dessinées. Ces personnages (Red Sonja, Xena, Wonder Wo-
man, Barbarella, etc.) évoquent surtout la guerrière ou l’amazone ou
comme dans le genre hernic fantasy des êtres libres de la tutelle de
l’homme et séductrices. Récemment vient d’apparaître un nouveau
genre fantastique, écrit par des femmes et pour des femmes, que l’on
appelle bit-lit (bit = prétérit de bite = mordre ; lit — littérature) ou
chick-lit (de chikens — jeunes filles). Il met en scène, dans un cadre
contemporain, de jeunes héroïnes vampires, sorcières ou louves-
garous ou aux prises avec des créatures surnaturelles. La série de films
Twilight inspirée du best-seller de Stéphanie Meyer est illustrative de
cette tendance où domine le thème de la morsure, rejoignant les ré-
flexions d’une des auteures examinées ici, Hélène Cixous.
Il y a aujourd’hui, une tendance à réduire le mythe à une simple
forme de pensée ou d’imagination opposé à la réalité : de nombreux
thèmes de réflexion sont formulés sous la question « mythe » ou
« réalité » ? Cependant, l’état des connaissances accumulées et leur
évolution, nous donne l’occasion de poser en termes nouveaux la
question des relations entre représentations sociales et mythe et de
réfléchir sur la possibilité d’incorporer la dimension mythique dans
l’analyse des représentations sociales ou de traiter la fabrication des
mythes comme correspondant à des « représentations sociales en ac-
tion ». Plusieurs orientations pour le rapprochement entre représenta-
tions sociales et mythes peuvent être inspirées par le parcours que
nous venons de faire sur les conceptions du mythe. Je retiendrai ici : le
rapprochement entre représentation, imaginaire et mythe ; la logique
de la construction des représentations mythiques et leurs variations
dans un même espace culturel ; la susceptibilité au changement de la
création mythique ; l’inscription du mythe dans le contexte culturel et
historique du groupe qui le produit ; la relation établie entre la forme
du mythe et la structure sociale ou le système des relations établies au
sein d’une formation sociale ou avec la nature (cette relation étant in-
terprétée soit dans le sens d’une expression/résolution des questions
existentielles, soit dans le sens d’une élaboration idéologique qui fait
passer de la culture à la nature) ; l’appropriation par les groupes con-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 424

cernés de la puissance symbolique des représentations mythiques et


leur intervention dans le cours des conflits entre les groupes.
Sachant qu’il n’est pas possible de retrouver, dans les sociétés con-
temporaines, des créations mythiques semblables à celles que l’on ob-
serve dans les sociétés traditionnelles, on peut se hasarder à parler de
représentations sociales à dimension mythique ou de processus de
« mythisation » dans la production de représentations sociales. C’est
pourquoi je propose d’examiner les ouvrages qui, produits par des
femmes, mettent en scène dans leurs récits la figure légendaire du
loup, empruntée à l’imaginaire social. Proposant une assimilation
entre le loup et la femme, ces récits génèrent une représentation de la
femme ayant un caractère mythique en ce sens qu’ils proposent une
vision de genre nouvelle et revendiquée comme spécifique. Il s’agit
d’images que les femmes donnent d’elles-mêmes, de représentations
auxquelles elles adhèrent, pour exprimer, dans un contexte historique
donné, des traits qui caractérisent un destin commun, une position
commune face au monde. Après avoir brièvement résumé chacun des
textes considérés, et après avoir examiné en quoi le loup s’offre
comme un objet d’identification positive, je dégagerai les éléments
qui participent d’une commune mythisation de la femme.
[249]

Quatre mises en scène du loup

Femmes qui courent avec les loups. Histoires et mythes de l'arché-


type de la femme sauvage est l’œuvre d’une ethnologue et psychana-
lyste jungienne, spécialiste des thérapies post-traumatiques, Clarissa
Pinkola Estés qui, descendante des conteuses hongroises (mesemon-
dok) et mexicaines (cuentistas), attribue aux récits et commentaires de
contes une valeur thérapeutique. Son livre est une méditation inspirée
par une série de contes, légendes littéraires, mythes et poèmes origi-
naux ou recueillis dans diverses communautés auprès desquelles elle
s’est formée. Celles-ci comprenaient d’une part des personnes origi-
naires de la vieille Europe et dont beaucoup avaient survécu aux
camps de travail, de concentration ou d’extermination ; d’autre part,
des personnes venues du Mexique pour travailler comme ouvriers et
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 425

domestiques, ou appartenant aux communautés natives d’Amérique


du Nord, du centre et des Plaines de l’Ouest. Mettant en relief des
thèmes communs à plusieurs cultures dont certaines sont tradition-
nelles ou connaissent une forme d’oppression, ces contes permettent
glorifier la nature « sauvage », instinctive, de la femme, identifiée aux
espèces naturelles en danger dont le loup est la figure centrale.
Il n’est pas besoin d’entrer dans les arcanes de l’interprétation jun-
guienne proposée par l’auteur pour comprendre le sens des thèmes
qu’elle développe et l’écho qu’ils ont éveillé dans la sensibilité fémi-
nine. Le livre est offert à tous « les êtres dont le feu est menacé
d’extinction », pour leur donner « une campagne sauvage où les ar-
tistes parmi eux peuvent créer, les amants aimer et les guérisseurs
guérir ». Les récits sont des « cartes initiatrices » qui permettent aux
femmes de conquérir le savoir contre une naïveté qui « assassine les
rêves, les objectifs, les espoirs vitaux ». Le savoir est acquis par
l’intuition (vision, écoute et connaissance intérieure). Celle-ci aide à
lutter contre la figure intériorisée du prédateur et permet de retrouver
les pouvoirs instinctuels que possèdent les êtres sauvages et au pre-
mier titre le loup. Y figurent notamment la perspicacité, l’intuition,
l’endurance, l’affection obstinée, la sensibilité aiguë, la vision de loin,
la finesse de l’ouïe, le chant sur les morts, la guérison instinctive,
l’alimentation de sa propre flamme créatrice, l’harmonie des corps.
L’acceptation de la nature duale de la femme partagée entre un être
extérieur, pragmatique et acculturé et un être intérieur original appa-
raissant épisodiquement et porteur de sagesse, est la clé d’une unité
personnelle et d’un amour authentique de la part de l’autre.
Ce sont d’ailleurs les loups qui fournissent l’exemple et le sens de
l’amour et de l’acceptation de son corps parce qu’ils sont liés par de
forts liens de loyauté, de confiance, de dévotion à l’autre, soumis au
cycle naturel vie-mort-vie, et dans leur corporéité et leurs mouve-
ments toujours à l’aise, agiles et élégants. Ils permettent d’exalter les
bienfaits de l’appartenance groupale, de l’instinct de conservation, du
retour aux cycles naturels, de la solitude. Cette dernière pratique appa-
raît comme nécessaire pour que puissent se ressourcer les femmes su-
jettes à dépression et lassitude en raison du mode de vie qui leur est
réservé et où « l’innovation, l’élan, la création sont contenus ou inter-
dits ». Dans cette mesure, l’expression de la rage, de la fureur fémi-
nine peut conduire à une « illumination » libératrice qui autorise l'ou-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 426

bli et le pardon. Ces thèmes sont illustrés par des récits, des contes et
des poèmes qu’accompagnent des analyses psychologiques et des
orientations pour accéder à de nouvelles attitudes et actions.
Le livre a connu depuis sa parution une diffusion impressionnante :
traduit en trente langues, il a été vendu à plus de trois millions
d’exemplaires dans le monde 64. On est fondé à penser que ce livre a
joué comme une source d’inspiration pour les autres ouvrages men-
tionnés ici.
[250]
Survivre avec les loups, publié sous le nom de Misha Defonseca
est le récit d’enfance d’une belge immigrée, après la seconde guerre
mondiale, aux États-Unis où elle s’est convertie au judaïsme et a été
accueillie et soutenue par une communauté juive. L’ouvrage retrace,
comme nous l’avons vu, le périple d’une petite fille juive, Mishke,
partie à la recherche de ses parents déportés de Belgique dans un
camp de la mort. L’enfant survit de rapines et des nourritures qu’elle
trouve dans la nature. Se cachant dans les forêts, elle est adoptée par
une louve puis recueillie par une meute de loups aux coutumes des-
quels elle s’adapte. Cette histoire qui reçut l’aval d’Elie Wiesel et
d’une fondation américaine pour la protection des loups, a été porté à
l’écran par une réalisatrice française, Vera Belmont, elle aussi juive et
ayant perdu ses parents à Auschwitz. Pour elle ce récit est une histoire
qui aurait pu être la sienne. Le film a rencontré à sa sortie un accueil
enthousiaste. Jusqu’au moment où un scandale a éclaté au début de
l’année 2008 : non seulement, ce qui était donné comme un récit
autobiographique authentique, s’est révélé être une pure fiction, mais
l’auteur n’était pas juive et ses parents furent victimes de la répression
contre la résistance.
Cette production est intéressante à étudier pour plusieurs raisons.
D’une part, elle fait écho aux élaborations contemporaines concernant
la bonté et la solidarité des loups et présente un processus d’inversion
entre les qualités des hommes et des loups caractéristique de la cons-
truction mythique. Dans le contexte de la guerre, le récit apparaît
comme une inversion de l’adage de Plaute, repris par Hobbes :

64 Un site web a été créé en 1995 par des adeptes de cette vision, mais qui res-
tent indépendantes de celle qui les a inspirées. Le site wilduolfwomen.com
mobilise une participation des femmes centrée sur la création.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 427

« l’homme est un loup pour l’homme ». D’autre part, les réactions


provoquées par la découverte de la supercherie de l’auteur ont donné
lieu à tout un débat où se révèle l’attachement à la valeur mythique de
l’histoire. Les arguments développés dans la presse et sur internet,
dénoncent l’imposture pour des raisons éthiques ou religieuses ou, au
contraire l’excusent au nom de la portée humaine du récit imaginaire.
Le débat confronte deux positions. Des critiques d’ordre scientifique
concernant l’exactitude ou la plausibilité de la relation entre l’enfant
et les loups, et plus largement des épisodes concernant les « enfants-
loups ». Des défenses du récit au nom des significations symboliques
et morales qu’il porte, de l’horreur du nazisme qu’il rappelle et du be-
soin d’amour de la nature et des animaux, de poésie enfantine voire de
fantastique qu’il satisfait comme d’autres productions romanesques
contemporaines. Une question est fréquemment posée : pourquoi ac-
cepter les histoires d’Harry Potter et condamner celle qui porte un té-
moignage poignant sur les souffrances de la perte et l’horreur de
l’oppression nazie ?
Une autre raison de l’intérêt que présente ce cas a à voir avec les
conditions de sa production. Le récit de Survivre avec les loups,
comme tout mythe est fondé sur une situation réelle. Découverte que
je dois à Serge Moscovici qui me fit remarquer, quand je lui parlais de
ce livre, qu’il y a toujours un fondement réel au récit mythique et me
renvoya à l’autobiographie de l’écrivain israélien, Aharon Appelfeld
Histoire d’une vie (2004). Cet auteur, né en Bucovine (Roumanie) et
interné en Ukraine témoigne de l’existence d’enfants juifs qui, s’étant
échappé des camps nazis, se sont réfugiés dans les forêts durant plu-
sieurs années. Le récit de son expérience est aussi celui du refuge
qu’il a trouvé dans la nature et auprès des animaux. « Durant mes er-
rances dans les champs et les forêts, j’ai appris à préférer la forêt au
champ ouvert » écrit-il.
« Au fil des jours j’appris que les objets et les animaux étaient de
vrais amis. Dans la forêt, j’étais entouré d’arbres, de buissons,
d’oiseaux et de petits animaux. Je n’avais pas peur d’eux. J’étais sûr
qu’ils ne me feraient aucun mal. Avec le temps je me familiarisai avec
les vaches et les chevaux, et ils me procurèrent la chaleur que j’ai con-
servée en moi jusqu’à ce jour. Parfois, il me semble que ce ne son pas
des hommes qui m’ont sauvé, mais des animaux qui s’étaient trouvés
sur mon chemin. Les heures passées auprès de chiots, de chats ou de
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 428

moutons furent les plus belles heures de la guerre. Je me serrais contre


eux jusqu’à en oublier qui j’étais, m’endormais près d’eux, et mon
sommeil était alors paisible et profond, comme dans le lit de [251]
mes parents. J’ai déjà signalé que les gens de ma génération, en parti-
culier ceux qui étaient enfants pendant la guerre ont développé un
rapport méfiant aux humains. Moi aussi, pendant la guerre, j’ai préfé-
ré la compagnie des objets et des animaux. Les humains sont imprévi-
sibles. Un homme qui au premier regard a l’air posé et calme peut se
révéler être un sauvage, voire un meurtrier » (ibid., p. 123).
La parenté de ce récit avec celui de Misha Defonseca est frappante.
On peut imaginer que les récits de ces vies d’enfants juifs qui se ré-
pandirent très tôt au lendemain de la guerre ont été connus de la ro-
mancière qui vivait au sein d’un milieu juif. Sans doute a-t-elle trouvé
dans ces récits une source d’inspiration. Mais elle y a ajouté le per-
sonnage du loup, rencontré une première fois sous la forme d’une
louve attirée par son hurlement quand elle fut blessée par un homme
qui avait voulu l’agresser, et ensuite sous l’espèce d’une meute après
qu’elle eut découvert des louveteaux, joué avec eux et montré son ca-
ractère inoffensif.
Variations sauvages, est le premier livre d’une pianiste de renom-
mée internationale, Hélène Grimaud, paru en 2003. D’origine fran-
çaise, elle a résidé aux États-Unis où elle a créé un élevage de loups.
Son récit autobiographique retrace les débuts de sa carrière pianis-
tique. Sa découverte des loups et l’affinité qu’elle éprouve à leur
égard la conduisirent à lutter pour leur défense. Ce récit tisse étroite-
ment l’expression de sa double passion pour la musique et l’animal,
témoignant d’une identification dont les thèmes retrouvent ceux des
précédents ouvrages.
En 2002, Hélène Cixous, philosophe française qui défend avec
Luce Irigaray un féminisme dit essentialiste en ce qu’il postule
l’irréductible spécificité de la féminité, publie L’amour du loup, et
autres remords. Dans le chapitre d’ouverture de l’ouvrage et dans le
commentaire d’une œuvre de la poétesse russe Marina Tsvetaïeva, elle
propose une nouvelle formulation des fables du Loup et de l’Agneau
et du Petit Chaperon Rouge. Elle développe une analyse de
l’ambivalence de l’amour que la figure du loup, à la fois aimant et dé-
vorant, vient nourrir.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 429

Malgré des différences de propos et de style, ces quatre ouvrages


présentent des parentés logiques et sémantiques. Ils ont en commun
une forme d’amour du loup, à la fois affective et sororale. Amour que
l’on éprouve pour lui et que lui-même manifeste ; amour de soi en lui
en raison d’une proximité de nature. Les situations qu’ils décrivent
avec des nuances et des accents différents, renvoient à des thèmes
existentiels fondamentaux : la quête et le désir, l’amour et le risque, la
nature féminine et le caractère sauvage, le rejet des hommes et
l’amour des animaux, l’errance et l’oppression. On peut apparier ces
témoignages selon différents critères. Estés et Cixous mettent en avant
une spécificité féminine ; Defonseca et Grimaud établissent sur la na-
ture de leur caractère la proximité avec les loups et développent un art
de faire avec eux ; Estés et Grimaud exaltent la nature sauvage de la
femme, un destin commun d’oppression partagé avec les loups ; De-
fonseca et Cixous traitent de l’amour ; Grimaud et Cixous parlent de
violence. Dans l’espace imparti à ce chapitre, il ne sera pas possible
d’aborder tous les aspects de ces œuvres, mais je voudrais dégager
quelques traits essentiels qui permettent de mettre en évidence la
construction d’une nouvelle mythologie de la femme fondée sur la
proximité avec le loup. Auparavant, il est nécessaire de voir en quoi le
loup comme symbole peut se prêter à une telle opération.

La réserve symbolique offerte par les loups

Deux ordres de raison me semblent sous-tendre l’évocation posi-


tive des loups : sa richesse symbolique et l’histoire de l’espèce.
Jusqu’à l’époque de la sédentarisation, loups et hommes chassaient
ensemble et vivaient en voisins voire en compagnonnage. Ensuite le
loup fut le premier animal à être domestiqué : le chien en descend.
Selon l’ethno-zoologue Geneviève Carbone (1991), la peur irration-
nelle que l’occident entretient à l’égard du loup date de la christianisa-
tion [252] de l’Europe. La religion chrétienne étant celle de l’agneau a
vu dans le loup l’incarnation du sauvage, de la sexualité, du diable.
Sur le plan de la symbolique, le loup porteur de valeurs négatives
et positives offre un support foisonnant pour les interprétations sym-
boliques. Comme tout symbole le loup a une double face : lunaire et
dangereuse, solaire et positive. Selon Durand (1981) le symbolisme
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 430

dévorateur de la gueule du loup correspond à une image liée au phé-


nomène de l’alternance du jour et de la nuit, de la vie et de la mort.
Sous l’angle négatif, cette espèce animale, est identifiée, au masculin,
à la sauvagerie, la dévoration, au féminin à la débauche. Ainsi « faire
entrer le loup dans la bergerie » est une expression qui appliquée au
sens propre renvoie au risque de mort qu’il fait encourir au monde
animal, au sens figuré au danger et au risque de désordre qu’il repré-
sente pour les humains ; particulièrement, dans l’univers religieux, il
renvoie au danger de luxure que la présence d’une femme risque
d’introduire dans l’espace sacré de la réclusion monacale ou sacerdo-
tale. La lycanthropie, fait de l’homme un être dangereux, de la femme
un être voué à la « folie louvière », la dépravation sexuelle. Associé à
la sorcellerie, il fait partie des « figures projectives » qui transgressant
les frontières imposées par une normalité socialement établie. Bobbé
(2002) analysant, dans la tradition orale et la littérature populaire et
savante de l’Europe occidentale, le rôle symbolique conféré dans les
systèmes de représentation, au binôme « ours-loup » montre que le
loup est toujours marqué par la voracité, la régression utérine par in-
corporation et l’inversion des relations intergénérationnelles, particu-
lièrement dans le contexte féminin. Il fournit les motifs mythiques
permettant de projeter de manière fantasmatique l’agressivité ressentie
et redoutée, sous l’espèce de la dévoration et de la castration. Ce
thème est largement repris dans l’ouvrage de Cixous et fait écho aux
interprétations psychanalytiques. En effet, pour la psychanalyse, le
loup permet de symboliser les étapes cruciales de la vie humaine.
C’est ainsi que B. Bettelheim (1976) applique au Petit chaperon
rouge la théorie œdipienne et fait du loup un initiateur sexuel après
que Freud dans L’Homme aux Loups y ait décelé un symbole de la
castration liée à l’observation de la scène primitive. Et de fait, le re-
gard du loup, phosphorescent dans la nuit, alimente une peur fantas-
matique. Depuis Platon, on pense qu’il rend muet si vous ne le regar-
dez pas avant qu’il ne vous regarde. Le spécialiste de la voix M.
Poizat (2004) reprend à propos du loup l’expression freudienne
« d’inquiétante étrangeté » du regard que renforce celle de sa voix.
Associés à l’étrange (la nuit, le silence, la mort, la sauvagerie) le re-
gard et la voix du loup exerceraient une fascination qui serait à la base
de la peur fantasmatique qu’il inspire. S’inspirant de Freud et de La-
can, Poizat pose que cette peur serait fondée sur l’évocation du surmoi
archaïque. Il insiste sur un autre caractère de la voix qui rendrait
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 431

compte du mélange de fascination pour et de peur du loup. Le chant


des meutes a une particularité vocale qu’aucune autre espèce ne pré-
sente : celle d’être un continuum rapproché métaphoriquement de
l’orgue ou du plain-chant. En outre, ce chant a une fonction sociale de
constitution et d’expression de l’identité, de l’appartenance au groupe.
De sorte que le loup, le surmoi et la voix sont articulés pour fonder,
dans toutes les cultures, un imaginaire dont aucune autre espèce ne
peut se prévaloir. Nous verrons que le thème du chant du loup revient
comme un leitmotiv dans les ouvrages féminins analysés ici.
Sous l’angle positif, le loup offre une double virtualité de force et
de fécondité. D’une part, il apparaît comme un symbole de lumière ;
associé à la puissance solaire il incarne l’ancêtre mythique, et le héros
guerrier. Dans la mythologie grecque, Apollon, appelé Dieu-Loup ou
Dieu Lycogène et Artémis (Diane pour les latins), sa sœur, associée
au loup par ses talents de chasseresse, sont enfants de louve puisque
leur mère Léto a pris l’enveloppe du loup pour fuir les fureurs jalouses
d’Héra. Diverses tribus gauloises et latines ont pris comme emblème
ou ancêtre le loup. Dans l’histoire mongole, « le loup bleu céleste »
est l’ancêtre de Gengis Khan auquel s’identifie le peuple turc. C’est
ainsi que dans l’histoire récente, Mustapha Kemal, nommé [253]
Atatürk (père des turcs) avait pour surnom « le loup gris ». Le peuple
turc rassemblé autour de lui luttait pour retrouver son identité mena-
cée par la décadence de l’empire ottoman. En Chine, il est le gardien
du palais céleste qu’il protège contre les autres animaux. Même sa
férocité incarnée, dans les légendes scandinaves ou germaines, par
Odin et Fenrir qui entraînent le crépuscule des Dieux dont Wagner
s’est inspiré, est considérée comme un instrument de renaissance,
d’où l’assimilation du loup avec le cycle vie-mort-vie.
D’autre part, le loup est associé à l’idée de fécondité. Artémis et
Diane président aux accouchements heureux. À Rome la fête de la
fécondité était célébrée par les lupercales. En Sibérie et en Anatolie,
les femmes stériles l’invoquaient pour avoir des enfants. L’allaitement
et l’élevage des enfants sont souvent attribués à une louve, qu’elle
vive seule ou en bande. Encore que l’on estime que lupa signifiant en
latin prostituée, Romulus et Rémus ont été nourris par une prostituée
plutôt que par une louve, le thème de l’allaitement de jumeaux par une
louve se retrouve dans la mythologie Navajo, celle des enfants élevés
et nourris par les loups en Inde avec le cas des sœurs Amala et Kama-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 432

la et de Mowgli, dans le Livre de la Jungle, et en Europe celui des


nombreux « enfants loups » ou « enfants sauvages ». Enfin, le corps
des loups a des vertus bénéfiques et curatives comme en attestent les
recettes d’onguents à base de sa graisse et de lotions à base de jus de
cuisson de ses chairs données dès le 12e siècle par Sainte Hildegarde
de Bingen qui a inspiré Ingmar Bergman pour son chef-d’œuvre
L’heure du loup.
Par ailleurs, en raison du traitement qui lui a été réservé au cours
de l’histoire, le loup présente dans la littérature contemporaine un ca-
ractère digne d’intérêt : celui d’appartenir à une espèce en voie de dis-
parition qu’il faut protéger. En Europe et en Amérique du Nord, alors
que par le passé, il fut combattu, sous forme individuelle ou collec-
tive, par les éleveurs qui protégeaient leurs troupeaux, il a connu, en
tant qu’espèce, un sort particulièrement ravageur dans la plupart des
sociétés, puisqu’il a fait l’objet d’une destruction systématique sous le
prétexte qu’il est un destructeur et représente un danger pour les ani-
maux et les hommes. En particulier, la décimation des loups est inter-
venue, de façon radicale, à la suite de la découverte de Pasteur sur la
transmission de la rage par les loups. D’une certaine manière, le loup
est devenu aujourd’hui, comme l’ours qui a connu le même sort et
porte également une forte charge symbolique, le parangon des espèces
menacées. Il fait désormais l’objet de mesures de protection et de réin-
troduction dans le cadre des politiques écologistes de défense des es-
pèces en danger. Au plan de la fiction, il est réhabilité en tant qu’objet
d’attachement. Ainsi l’explorateur R. Vanier a consacré entre 2008 et
2009 un livre une bande dessinée et un film, intitulés Loup, à l’histoire
d’un jeune Evène qui entre en conflit avec les membres de sa tribu
nomade de Sibérie, pour s’être rapproché affectueusement d’une por-
tée de louveteaux. Mais devant la menace de l’arrivée de la civilisa-
tion moderne, il convainc ses congénères de la valeur que présente la
préservation d’une harmonie naturelle avec les loups, jusqu’alors trai-
tés en espèce ennemie.
Il résulte de cet ensemble d’éléments que le loup s’offre comme un
support narratif sur lequel de multiples interprétations symboliques
peuvent se projeter, mettant en jeu une dynamique pulsionnelle.
Comme le dit Valabrega (1992) mythe et phantasme sont unis dans
une même matière. Il n’est pour s’en convaincre qu’à considérer le
nombre important de conte, roman, poésies, bandes dessinées, films,
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 433

qui lui ont été consacrés à travers le temps. Retenons parmi eux, La
Dolce Vita dont le réalisateur, Federico Fellini, a eu la prescience de
l’association de la femme et du loup. Sylvia, interprétée par la pul-
peuse, dite gorgeous Anita Erkberg, femme libre, impertinente, fan-
tasque et sensuelle, un rien sauvage en ce qu’elle vit au gré de ses im-
pulsions est qualifiée par son guide Marcello (M. Mastroianni) de
« première femme du premier jour de la création ». Dans la prome-
nade qu’elle fait avec lui, avant la célèbre scène de la Fontaine de
Trévise, elle entend, en pleine campagne, le cri d’un chien qui res-
semble à celui d’un loup. [254] Drapée de son étole de fourrure
blanche, elle lui répond en émettant, tête levée vers le ciel et gorge
tendue en avant, comme le font les loups, par un long cri semblable au
leur.

Le contexte d’une identification avec les loups

Dans le cas des ouvrages analysés ici le rapprochement entre la


femme et le loup repose sur deux éléments. D’une part, la situation
d’exclusion et de protection réservée aujourd’hui au loup. À cette
double situation vont correspondre la dénonciation des pratiques hu-
maines unissant dans un sort commun loups et femmes et la référence
à un discours écologique qui donne un cadre nouveau à l’affirmation
féminine. D’autre part la dualité violence/fécondité prêtée au loup qui
va servir de base à l’expression d’une nouvelle identité féminine.
La dénonciation est particulièrement visible chez Estés et Grimaud
qui s’opposent aux discours dominants. Estés met en avant le senti-
ment de sécurité qu’elle a toujours éprouvé quand les loups étaient
présents dans espaces naturels où elle a vécu enfant. « Les loups
avaient été systématiquement exterminés dans la partie supérieure des
Grands Lacs et on les chassait un peu partout. Or, pour ma part, même
si on les représentait comme une menace, je m’étais toujours sentie
plus en sécurité lorsqu’il y avait des loups dans les bois. À l’époque,
dans l’Ouest et le Nord, lorsqu’on campait, on entendait les mon-
tagnes et la forêt chanter la nuit, encore et encore. L’ère des fusils à
viseur, des projecteurs fixés sur les Jeeps et de la nourriture empoi-
sonnée fit pourtant qu’un grand silence s’installa sur ces terres. Bien-
tôt, on ne trouva pratiquement plus un loup dans les Rocheuses ».
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 434

Destin qui fait retrouver celui des femmes : « Pourtant les uns et les
autres ont été chassés, harcelés. À tord, on les a accusés d’être dévora-
teurs, retors, ouvertement agressifs, on les a considérés comme étant
inférieurs à leurs destructeurs. Ils ont été la cible de ceux qui veulent
nettoyer l’environnement sauvage de la psyché au même titre que les
territoires sauvages, et parvenir à l’extinction de l’instinctuel. Une
même violence prédatrice, issue d’un même malentendu, s’exerce
contre les loups et les femmes. La ressemblance est frappante » (ibid,. p.
16).
Grimaud se réfère formellement à cette vision d’Estés quand elle
déclare : « Surtout une même violence prédatrice, issue d’un même
malentendu, s’exerce contre les loups et les femmes. Sirènes ou sor-
cières, elles ont été punies de leur relation primitive, sauvage, essen-
tielle avec la nature. On a voulu mutiler leur mémoire enfouie du Jar-
din, d’où la beauté comme la perte ressuscitent parfois d’étranges
souvenirs et de puissantes intuitions. Certaines ont été brûlées,
d’autres bannies. Chez d’autres encore l’ombre, quand elles courent
sous la lune, s’étend et s’ébroue comme celle d’une louve. Ce sont
celles qui rient et aiment sans contrainte, enfantent et créent, se ré-
jouissent de leurs formes et du sang chaud qui s’échappe de leur
corps ; et qui connaissent d’instinct les vertus de chaque herbe et le
poison des fruits » (2003, p. 220).
On peut se demander pourquoi ce thème d’un commun destin est
repris aujourd’hui. Il faut pour le comprendre se rapporter à
l’évolution des mouvements féministes. Dans la courte histoire de son
développement (Collin, 2002 ; Ergas, 2002) depuis le début des an-
nées soixante, le mouvement féministe a été traversé de diverses ten-
sions. Liée à la façon de considérer la différence des sexes, une pre-
mière tension est établie entre une tendance combattant les inégalités
fondées sur la différence sexuelle et revendiquant des droits égaux,
tendance qualifiée de constructiviste, et une tendance à affirmer la
spécificité féminine dans une différence irréductible avec les hommes,
tendance qualifiée d’essentialiste. Une seconde tension qui a émergé
dans les années soixante-dix a trait à la conception du statut du groupe
et du sujet « femme » avec d’un côté un mouvement collectif sépara-
tiste et autonome fondé sur l’entraide et la solidarité, illustré par la
pratique des bitch sessions et de l’autre la négation d’une subjectivité
féminine homogène, la pluralisation du sujet-femme. Cette dernière
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 435

conception s’est renforcée [255] avec l’entrée dans le débat de


femmes issues des cultures africaines, musulmanes, asiatiques et amé-
rindiennes. Par ailleurs, il est intéressant d’observer que, au cours du
temps, les définitions du combat féministe ont varié en fonction de
l’assimilation successive, faite au cours du temps, de la lutte des
femmes avec celle de diverses minorités opprimées : classes sociales,
victimes du colonialisme, du racisme ou de tout autre type de domina-
tion ou d’agression. Enfin, à partir du milieu des années 80, les mobi-
lisations féministes ont perdu de leur vigueur, et leurs engagements, se
décentrant de leur propre groupe, ont pris de nouvelles formes : for-
mation de groupes d’intérêt, conquête du pouvoir politique, lutte pour
des thèmes ayant un caractère universel : la paix, l’écologie, les droits
humains.
Il me semble que c’est au sein de ces tensions et de ces transforma-
tions que va émerger et prendre sens le recours au mythe du loup, en
référence directe à la lutte écologiste en faveur de la défense de la na-
ture et des espèces en danger face aux prédations humaines, comme
en référence à la vision dite essentialiste de la féminité. L’ouvrage de
Clarissa Pinkola Estés (1992) a été publié à une période où le fémi-
nisme, selon ses historiens, avait laissé place à une « nouvelle culture
de la passivité » (Ergas, 2002). Et l’on peut se demander si la mythisa-
tion des « femmes qui courent avec les loups » pas une sorte de com-
pensation à cette disparition d’un projet strictement féministe dont le
combat pour la défense d’une identité féminine avait été jusqu’alors
politique, dans ses revendications égalitaires et son rattachement à
d’autres mouvements sociaux.
Estés ouvre son livre sur une défense de la nature sauvage : « La
vie sauvage et la femme sauvage sont toutes deux des espèces en dan-
ger ». Elle affirme qu’à travers le temps, la femme a été « malmenée
au même titre que la faune, la flore et les terres sauvages ». Le con-
texte écologiste vient ici donner corps à une nouvelle revendication
concernant la « nature féminine ». Ainsi s’établit une « ressemblance
frappante » entre le destin victimaire des femmes et des loups. Les
variations entre les ouvrages qui sont liées aux contextes mis en scène,
permettent d’observer la constitution du mythe dans le jeu des repré-
sentations sociales cernant l’essence d’un être féminin et adoptant,
selon un processus d’inversion, le contre-pied des visions incriminant
le loup.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 436

DE LA NATURE SAUVAGE DE LA FEMME


À LA NATURE HUMAINE DU LOUP

En traits vigoureux Estés dessine les contours de la similitude de la


femme et du loup, du point de vue de leur histoire « tant sur le plan de
l’ardeur que du labeur » et de celui de leurs traits psychologiques :
« Les loups sains et les femmes saines ont certaines caractéristiques
psychiques communes : des sens aiguisés, un esprit ludique et une ap-
titude extrême au dévouement. Relationnels par nature, ils manifestent
force, endurance et curiosité. Ils sont profondément intuitifs, très atta-
chés à leur compagne ou compagnon, leurs petits, leur bande. Ils sa-
vent s’adapter à des conditions perpétuellement changeantes. Leur
courage et leur vaillance sont remarquables » (1992, p. 16). Estés,
dans une perspective jungienne, voit dans les femmes, les loups, les
ours, les coyotes des « archétypes instinctuels proches » et cherche à
retrouver et révéler, dans celui de la « femme sauvage » la nature fé-
minine instinctive, à l’aide de techniques fondées sur l’exégèse de ré-
cits faisant retour à une vitalité innée que les constructions sociales
ont étouffée. Bien que n’adoptant pas ces prémices, les ouvrages de
Defonseca et Grimaud laisse voir comment une similitude de nature
est à la base de la rencontre entre la femme et le loup. Elles
s’accordent sur trois aspects : une similitude de qualités psycholo-
giques et morales (insoumission, rébellion, violence, désir
d’autonomie, volonté farouche, solitude), la force d’une rencontre,
d’un attachement et d’une reconnaissance réciproque, un art de
l’adaptation aux mœurs animales.
[256]
Sans qu’il y ait attribution nette des mêmes traits psychologiques à
l’animal, les deux auteurs donnent d’elles-mêmes une description
concordant sur plusieurs points et annonçant la reconnaissance que
leur accordent les loups. Chez Grimaud domine une nature rétive. Son
livre s’ouvre sur la description d’un caractère exigeant, avide ; les
siens disaient d’elle « elle n’est jamais satisfaite » ; elle énumère un
catalogue de mots qui la caractérisent et débutent pas in : in-soumise,
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 437

in-satisfaite, in-gérable im-possible, in-disciplinée, in-satiable, in-


subordonnée, in-adaptable, im-prévisible. Elle évoque des comporte-
ments in-sensés qui suscitent l’étonnement et l’inquiétude chez les
siens. Ne parvenant pas à « une conciliation » avec son entourage, elle
est une enfant sauvage qui n’aime pas la compagnie de ses pairs, elle
quittera le lycée pour faire du piano. Les qualités requises pour prati-
quer la musique, la rapprochent du monde animal. Il faut, dit-elle,
« posséder une certaine suite dans les idées, presque maladive, en
même temps une certaine exubérance, une force de communication
expressive » cette force qu’elle aime chez certains animaux avec qui
elle partage des qualités d’intuition, un sixième sens. Un autre élément
est le besoin d’évasion. Sensible à la souffrance des autres, elle n’était
pas méchante, mais dans la brutalité de ses gestes, il y avait « seule-
ment quelque chose en moi qui voulait sortir, s’exprimer, s’évader »
(2002, p. 14). Elle avait un « trop plein de vitalité », un « surcroît
d’énergie », « débordait en permanence comme un torrent ». Par ail-
leurs, elle insiste sur les obstacles opposés à la création féminine et la
lutte pour lui donner expression. Elle évoque ainsi le cas d’une jeune
femme américaine à qui son mari interdit l’écriture et va pour l’en
empêcher jusqu’à l’envoyer en Hôpital psychiatrique, ou celui de
Fanny Mendelssohn, compositrice douée autant que son frère Félix, et
à qui son père interdit de jouer et composer de la musique.
Refusant de se plier aux contraintes institutionnelles, elle quitte le
Conservatoire de Musique où elle étudiait à Paris. A partir de ce mo-
ment, elle fait un rêve récurrent, annonciateur de sa rencontre avec les
loups : elle marche « dans un décor primordial... dans une solitude à
perte de vue... Et soudain j’ai entendu un long hurlement, une plainte
immense et absolument verticale qui m’a emplie, non pas de terreur,
mais de joie, comme si enfin, par un appel, ce que je cherchais
m’indiquait la voie pour l’atteindre ». Plus tard, quand son talent pia-
nistique aura été confirmé par une reconnaissance mondiale et qu’elle
aura réussi à créer la fondation pour protéger les loups dans la forêt de
Yellowstone, elle dira sa proximité avec les loups : « j’avais les loups,
j’avais la musique. J’avais la musique des loups sous la lune, et dans
mon jeu toute l’animalité qui sauvegarde l’artiste » (ibid., p. 233).
Chez M. Defonseca la nature animale se révèle dans l’épreuve qu’a
constitué la quête solitaire de ses parents : « Je n’ai pas mendié ma
nourriture quand j’étais seule au monde, je l’ai toujours volée. Je n’ai
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 438

jamais mendié d’affection non plus. Seuls les loups m’en ont nourrie
comme un des leurs. J’étais sans le savoir un petit loup qu’ils ont re-
connu et comblé de leur gibier et de leur chaleur. Eux seuls m’ont pro-
tégée » (1997, p. 15). Le deuil de sa mère l’a « habillée de fureur
contre les hommes, leurs destructions de la nature et leur guerre pour
le reste de ma vie. J’étais morte moi-même d’une certaine façon. La
petite fille qui marchait se détournait davantage des humains.... Et je
marchais pour marcher, et aussi pour survivre, comme un animal défi-
nitivement solitaire... J’étais devenue loup, et je courais vers l’est sans
beaucoup d’espoir » (ibid., p. 123). Elle se décrit aussi dans l’enfance
comme rebelle : « J’étais une enfant impatiente, rebelle, quand je vou-
lais quelque chose, je le voulais toujours tout de suite et obstinément »
(ibid., p. 87) et comme portant un fort potentiel de violence qui
s’exprime quand elle subit un traitement indigne de la part d’un
adulte.
Parmi les autres traits psychologiques témoignant d’une nature
sauvage, authentique que les deux récits ont en commun :
l’opiniâtreté, le goût de la liberté et de l’autonomie, la résistance à la
douleur. M. Defonseca : « Le fait de parvenir à survivre jour après
jour, d’être en liberté, [257] maîtresse de mon existence, me donnait
une vraie estime de moi. Et je considérais les adultes comme des im-
béciles : ‘je suis plus forte qu’eux. Eux ils ont besoin d’une maison,
ils ne savent pas faire ce que tu fais... ils ne sont pas courageux, ils ont
peur du froid de la nuit. Toi, pas. » (op. cit. p. 86). La résistance à la
douleur : « toute petite, j’avais déjà ce refus de céder au mal. Je ne
voulais pas le laisser m’envahir, et prendre le contrôle de ma tête,
c’était instinctif. » (ibid., p. 84). Cette résistance trouve un écho chez
Grimaud qui démontre elle aussi une grande capacité à endurer la
souffrance, jusqu’à y prendre plaisir. Elle parle même « de douleur
jouissive ». Il convient de noter que les analyses de Cixous
s’apparentent aux témoignages de nos deux au- teures. Le loup in-
carne la dévoration du désir, mais aussi la tendresse de la passion
quand elle s’adresse à l’objet aimé qui se sent alors choisi. D’une part,
l’amour que l’on éprouve ou que l’on reçoit, est toujours potentielle-
ment porteur d’une violence destructrice. Mais ce risque fait le sel de
la relation amoureuse qui transgresse la normalité. Et quand on en
vient à vivre concrètement cette relation, la peur s’efface : le loup
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 439

prend la place de l’agneau et la violence se transforme en douceur,


donnant à la personne aimée le sentiment d’être privilégiée.
En ce qui concerne la rencontre avec les loups et l’ajustement à la
vie avec eux, il existe aussi une grande correspondance entre les deux
expériences. H. Grimaud est choisie par une louve qui lui manifeste sa
soumission, M. Defonseca est reconnue par une louve à son hurlement
de souffrance après avoir reçu une pierre lancée contre ses reins. Ni
l’une ni l’autre ne craignent les loups et chacune d’elle trouve le
moyen de se faire accepter par eux et de les apprivoiser en apprenant
et adoptant les codes de leur conduite, en s’adaptant à leur humeur.
Ces quelques indications suffisent à montrer l’unité d’inspiration et de
thématisation imaginaire de ces deux auteurs qui appliquent à la re-
présentation d’elles-mêmes les ressources du symbolisme lié au loup.

Commentaires conclusifs

Pour conclure, je récapitulerai les différents aspects que peuvent


revêtir les rapports entre représentations sociales et mythes en tentant
de répondre à un certain nombre de questions. Quels sont la place et le
rôle du mythe dans les constructions représentatives et identitaires ?
Quels sont les contextes historiques et sociaux qui suscitent le besoin
de références, constructions et identifications mythiques ? Quels sont
les processus psychologiques et sociaux qui appellent le recours à un
mythe existant ou la création de formes d’identification mythiques ?
Dans le matériel examiné, une première observation s’impose : à
l’inverse des mythes qui les ont de tout temps concernées, les femmes
ne sont plus « destinataires », mais « destinatrices » des messages.
C’est dire qu’elles expriment une identité et instaurent un ordre rem-
plaçant celui auquel elles ont été soumises. L’appel à la nature donne
force à une revendication identitaire dont l’objectivation s’oppose aux
impositions sociales ou culturelles. D’autre part, on peut trouver une
origine à la formation du mythe qui puise dans les ressources d’un
capital symbolique concernant les loups, dont le matériau est certes
ambivalent, mais se prête par cela même à diverses interprétations et
projections. Les variations proposées par les différents récits mettent
en jeu, dans des situations collectives ou interactives typées (transmis-
sion d’une sagesse, guerre, art, amour), des interprétations person-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 440

nelles qui expriment des représentations où s’incarnent divers visages


d’une féminité à valence positive. Ces représentations en prise avec la
problématique féministe sont diffusées par l’écrit et deviennent la ma-
tière d’une appropriation collective dont atteste la diffusion des
œuvres et leur entrée dans l’espace virtuel. Cette étude a donc permis
de saisir sur le vif, dans son mouvement historique, l’articulation entre
les représentations sociales et les mythes par la mise en évidence de
processus de mythisation dont la représentation sociale est à la fois le
produit et le vecteur.
[258]
Le lien avec l’imagination dans tous ces développements est évi-
dent. D’une part, l’imagination créatrice inscrit le féminisme dans
l’une des grandes problématiques du monde contemporain : la défense
de la nature et des espèces en danger. D’autre part, la construction des
récits s’appuie sur des processus qui reprennent les formes de
l’imagination mythique. On peut y repérer certains des rapports de
transformation qui, selon Lévi-Strauss, caractérisent l’invention my-
thique ainsi que nous l’avons indiqué plus haut. On trouve, particuliè-
rement, l’inversion. Celle-ci concerne d’abord l’adage « l’homme est
un loup pour l’homme », le loup devenant bon pour la gent féminine.
Inversion de l’amour pour l’homme, en tant qu’espèce et que genre,
qui est abandonné soit en raison des méfaits perpétrés dans la guerre
(Defonseca), soit en raison de l’oppression exercée sur les femmes
(Estés, Grimaud) au profit de l’amour pour les animaux.
L’intériorisation des propriétés de la femme sauvage dans l’être fémi-
nin comporte des répétitions et des complémentarités entre les diffé-
rents textes et une symétrie apparaît entre ceux qui décrivent les traits
psychologiques. Le texte de Cixous expose des figures d’inversion et
de contradiction, et transfère la voracité du loup à celle de l’amour. En
dehors du fait que le point de départ de l’assimilation femme/loup
dans l’ouvrage d’Estés comporte une référence à sa nature archétypale
qui justifie chez cet auteur un travail explicite sur du mythe, on peut
voir dans les représentations développées dans les autres ouvrages des
variations individuelles d’un même récit où se revendique une spécifi-
cité et un droit des femmes. Ces variations obéissent aux lois de la
production mythique dégagées par Lévi-Strauss.
Les quelques analyses du contenu des livres produits par des
femmes auraient mérité d’être plus développées si l’espace imparti à
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 441

ce chapitre l’avait permis. Elles suffisent à montrer comment les re-


présentations sociales s’articulent à l’imaginaire et au mythe. Une fi-
gure symbolique, le loup, est choisie, dans un contexte historique
donné, pour construire une vision de la femme mythifiée en nature
sauvage qui produit des représentations sociales du tempérament et
des conduites propres aux femmes. Ces représentations sont endossées
et partagées par les différentes protagonistes des récits dont l’effet sur
le grand nombre est indéniable.
Comment comprendre cet ensemble de rapprochements entre la
femme et le loup ? On peut pour cela s’inspirer des propositions de
Lévi-Strauss dans le texte De la possibilité mythique à l’existence so-
ciale (1983, pp. 215-237). Il propose une « figure de pensée » qui
consiste à « décrire la diversité des institutions, des coutumes et des
croyances comme le résultat d’autant de choix, opérés par chaque so-
ciété dans une sorte de répertoire idéal où l’ensemble des possibles
seraient inscrits par avance ». Cette figure de pensée trouve une véri-
fication expérimentale dans l’étude des mythes qui proposent plu-
sieurs règles d’action. La pensée mythique conçoit ces règles comme
autant de réponses possibles à une question. Dans les sociétés qui re-
lèvent d’un même ensemble culturel, les règles édictées par un mythe
qui leur est commun, font l’objet d’un choix. Il apparaît que « dans
une liste de solutions simultanément présentes a l’imagination collec-
tive, les pratiques sociales auraient bien, en la circonstance, fait leur
choix ». Ces propositions peuvent s’appliquer au cas qui nous inté-
resse.
Tout groupe se réfère à une « illusion groupale », un imaginaire,
une croyance ou un ensemble de croyances qui fondent sa cohésion,
selon Kaës (op. cit). Dans l’évolution du mouvement féministe, il
semble s’être opéré un changement de symbole implémentant cet
imaginaire et l’adaptant à des situations sociales nouvelles. Le sym-
bole du loup vient remplacer celui de la sorcière qui fut largement
employé par les mouvements féministes depuis les années 70, repre-
nant la réhabilitation faite par Michelet, en 1862, dans son livre La
sorcière qu’il a présenté comme « un hymne à la femme, bienfaisante
et victime ». La référence à l’oppression pour sorcellerie a été utilisée
pour sa double valeur symbolique. Elle symbolise la victimisation des
femmes, puisque les campagnes menées contre la sorcellerie au nom
de la religion ou de la rationalité moderne naissante se sont focalisées
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 442

sur les femmes devenues des boucs émissaires [259] (Cohen, 2004).
Elle symbolise aussi le caractère profondément subversif que compor-
tait à son apogée le combat féministe. La caractéristique du recours à
la figure de la sorcière, c’est qu’il a donné lieu à une interprétation et
une action en termes collectifs. Les sorcières au Moyen-âge et à la
Renaissance étaient déjà poursuivies comme un collectif défini par
son allégeance au Diable, leur image a été reprise par un féminisme
qui adoptait une forme de mouvement social orienté vers une cons-
cientisation de groupe et des pratiques collectives d’autonomisation
comme en témoigne le titre de « sorcières » donné à diverses publica-
tions, revues ou, plus tardivement, sites web invitant à participer à des
actions collectives.
L’appel à la figure du loup me semble relever d’un autre processus
marqué par l’individualisation des revendications. On vise dans les
loups une espèce en danger qui peut aussi bien vivre en solitaire qu’en
meute et dans les femmes la menace contre la féminité dont l’essence
avoisine une sorte d’espèce rattachée à la nature. Il n’est pas impos-
sible que s’exprime dans cette représentation d’un danger vital l’effet
des formes nouvelles qu’a prise la lutte féministe avec la défense des
« femmes battues » et la dénonciation de leur meurtre par un conjoint,
l’uxoricide, phénomènes dans lesquels la domination masculine passe
de la violence symbolique à la violence physique. Par ailleurs, le so-
cial qui menace la femme et le loup, comme prédateur, est
« l’institution » et non « le pouvoir » masculin comme c’était le cas
précédemment. Le combat passe du plan politique au plan culturel
puisqu’il s’agit de lutter contre une culture oppressive qui s’attaque
aux valeurs liées à l’instinctuel. Le « sujet-femme », en même temps
qu’il se pluralise, revendique une forme d’action qui se déploie dans
l’univers d’une nouvelle fécondité : celle de la créativité. Son but est
d’échapper aux modèles culturels des devoirs de la femme limités à
l’espace du foyer et de la maternité pour accéder aux droits à
l’autonomie créatrice.
Tout se passe comme si les représentations de la femme qui
s’épanouissent dans la mythique du loup faisaient basculer d’un ordre
du monde social à un ordre du soi. Les récits qui s’emparent de ce
symbolisme renvoient à une affirmation ou une défense de qualités
qui sont portées par une spécificité de nature et non de genre. Le tra-
vail qu’autorise cette référence est mené sur soi, qu’il s’agisse du gui-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 443

dage thérapeutique fondé sur l’exégèse des contes (Estés), de la force,


la volonté, la passion apportées à la réalisation d’un objectif affectif
(Defonseca) ou artistique (Grimaud) ou encore de l’ambivalence psy-
chique sous-tendant la relation d’amour (Cixous). Le sens des termes
du couple victimisation/revendication change. La femme sorcière était
une victime sociale, la femme loup est une victime culturelle. La re-
vendication des femmes sorcières était posée contre l’ordre social,
celle des femmes loups est individuelle centrée sur l’épanouissement
personnel. La forme même de l’affirmation identitaire change en pas-
sant de la participation active à un mouvement social, à la pratique de
l’écriture ou de la création artistique qui renvoie à un témoignage, une
réflexion ou une expression toute personnelle. Un nouvel ordre social
venu du dedans est ainsi proposé à travers l’exemplarité de figures
féminines dites « sauvages », mais disjointes d’une solidarité sociale.
On peut s’interroger sur la portée libératrice d’une telle orientation
à la fois individualisante et naturalisante. Si l’on se rapporte à ce que
dit Barthes de l’effet d’idéologisation lié, dans le mythe, à la trans-
formation d’un trait social en nature, on pourrait en douter. D’autant
que la participation sociale s’efface au profit d’une affirmation indivi-
duelle. Cependant, l’apprentissage et la pratique d’une réalisation vo-
lontaire et libérée pour parvenir à une expression personnelle, peut
aboutir à la formation d’acteurs sociaux plus puissants et performants,
de sujets mieux à même de défendre leur droit à la reconnaissance
comme l’indique Alain Touraine (2007). Par ailleurs, Barthes nous
ouvre une voie pour comprendre le sens de l’assignation de la femme
à une nature. On serait en présence d’une forme symbolique achevée
de la position essentialiste du féminisme qui s’oppose à la position
constructionniste.
[260]
L’opposition au genre masculin est déplacée pour devenir une op-
position à l’œuvre prédatrice des humains qui entraîne une survalori-
sation de la femme comme partie de la nature : elle devient sa repré-
sentante et le fer de lance dans le combat mené en sa faveur. La
femme sauvage n’apparaît-elle pas à un moment où les luttes sociales
des femmes connaissant, dans les pays où elles se sont nées, un certain
succès sur le plan de l’égalité et de la citoyenneté, perdent un peu de
leur pouvoir de mobilisation ou de leur raison d’être ? Ne servirait-
elle pas à désigner un nouvel objectif à l’action politique : introduire
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 444

de nouvelles valeurs dans les modalités de gestion et de protection des


espaces de vie ? L’évolution historique du mouvement féministe a
ainsi conduit à l’émergence d’une symbolique en accord avec les pré-
occupations écologiques et les valeurs individualistes du temps. Dans
cette évolution, l’homme, devenu agent de destruction, n’est plus un
personnage social à la domination duquel il faut s’opposer dans un
combat social, mais une ombre prédatrice que supplantent d’autres
figures d’identification, pour offrir à la femme une nouvelle représen-
tation d’elle-même et de son intervention dans le monde. Si cette in-
terprétation n’est pas infirmée dans le temps, nous aurions, une nou-
velle fois, la démonstration de la valeur anticipatrice des représenta-
tions sociales et de la valeur prospective de leur étude.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 445

[261]

Représentations sociales et mondes de vie

Quatrième partie
PERSPECTIVES NOUVELLES

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[262]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 446

[263]

QUATRIÈME PARTIE

Chapitre 1
Formes et figures de l’altérité *

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Incarnation de la diversité humaine, l’autre est pluriel. Il paraît ou


est désigné tel, à divers titres, sous des conditions, dans des circons-
tances et à partir de points de vue multiples. Les questions que l’on
peut poser à son propos sont aussi variées : de qui s’agit-il, individu
ou groupe ? Comment et pourquoi s’opèrent sa perception, sa défini-
tion, sa construction, sa représentation ? Quelles relations sont-elles
établies avec l’autre, sous quelles formes pratiques et symboliques, en
fonction de quelles motivations ou fins, sur la base de quelles posi-
tions sociales relatives, etc. ? Viser dès lors l’obtention d’un savoir de
et sur l’autre qui intègre de manière cohérente et synthétique les aper-
çus empiriques donnés sur la pluralité des autres semble une gageure.
C’est pourquoi, reprenant et prolongeant d’autres réflexions (Jodelet,
1989a, cf. chap. IV-1), j’aborderai ce thème sous l’espèce de l’altérité
dont je dégagerai les formes et les figures. Avec, en arrière-fond,
l’interrogation sur les façons dont l’autre peut être traité comme le
produit d’un processus psychosocial de mise en altérité qui supporte
des gradations allant de la reconnaissance d’une proximité et d’une

* Chapitre augmenté reprenant une première version parue en 1998 A alteri-


dade como produto e processo psicossocial. In A. Arruda (Ed.), Repre-
sentando a alteridade (pp. 47-67). Petropolis, Vozes et une seconde version
remaniée parue en 2005 Formes et figures de l’altérité. In M. Sanchez-
Mazas, L. Licata (Eds.), L'autre. Regards psychosociaux (pp. 23-47). Gre-
noble, PUG.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 447

similitude au positionnement dans une extériorité radicale, de


l’interdépendance ou l’intersubjectivité à l’étrangeté absolue. Étayée
sur les nombreuses perspectives ouvertes, dans les sciences humaines,
pour l’approche des processus par lesquels l’autre est constitué
comme tel, cette posture espère trouver dans la confrontation et
l’échange des points de vue entre disciplines un apport pour une con-
tribution psychosociologique.
En effet, la question de l’altérité s’inscrit dans un espace intellec-
tuel de large empan, qui va de la philosophie, de la morale et du juri-
dique, jusqu’aux sciences de l’homme et de la société. Cette question
a particulièrement interrogé, de longue date, plusieurs sciences so-
ciales, retenant leur réflexion, souvent depuis leur fondation, comme
en anthropologie, ou depuis leur période classique, comme en socio-
logie. Elle y a fait retour, de façon massive quoique différenciée selon
les disciplines, en raison des transformations contemporaines de leurs
champs d’étude, de la diversification de leurs objets théoriques ou des
renversements de perspective suscités par la réflexion épistémolo-
gique, en particulier en raison des critiques de la modernité et à tra-
vers elle la mise en cause d’un universalisme abstrait au nom de la
reconnaissance de la différence. Elle n’est pas non plus étrangère au
champ esthétique qui avec les œuvres littéraires, plastiques, musi-
cales, fournit une ample matière pour étudier le rapport à l’autre et ses
représentations, particulièrement sous leurs formes imaginaires -
comme le fait, par exemple, Saïd (1980) pour l’Orient -, ou sous leurs
formes doctrinales - comme le fait, en particulier, Todorov (1989) à
propos de la réflexion française. L’espace imparti à ce chapitre ne
permet pas de donner à voir la richesse d’un tel domaine où la psycho-
logie sociale pourrait trouver de quoi faire son miel. Car la probléma-
tique de l’altérité, en tant que telle, a peu concerné, jusqu’à une pé-
riode récente, la psychologie sociale qui s’est montrée plus sensible
aux processus liés à des cas concrets où [264] celle-ci peut se repérer,
comme c’est le cas, par exemple dans les relations raciales. De ce fait,
les chercheurs ont eu tendance à aborder cette thématique à partir de
systèmes d’interprétation qui lui sont extérieurs (relations inter-
groupes, préjugés, catégorisation, stéréotypie, identité sociale, etc.).
L’autre, qu’il s’agisse d’un individu ou d’un groupe défini par
l’appartenance à une catégorie socialement ou culturellement perti-
nente, est posé comme une entité abstraite, faisant l’objet d’un traite-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 448

ment sociocognitif, discursif ou comportemental sur lequel se centre


l’attention, sans que l’on s’attache à la diversité de critères qui le font
autre. Il en résulte une pluralité de présentations du rapport à l’autre
qui ne s’intègrent pas dans une vue synthétique.

Autre et altérité

Parler de l’autre en général ne permet pas de voir à partir de quoi et


de qui il est construit, pour quoi il l’est, quelles figures il prend et
quelles positions lui sont accordées dans l’espace social. Parler
d’altérité concerne une caractéristique affectée à un personnage social
(individu ou groupe) et permet donc de centrer l’attention sur une
étude des processus de cette affectation et du produit qui en résulte, en
prenant en considération les contextes de son déploiement, les acteurs
et les types d’interaction ou d’interdépendance mis en jeu. Et l’on peut
pour cela trouver source d’inspiration dans la perspective ouverte par
l’approche des représentations sociales qui donne les moyens
d’étudier les dimensions symboliques sous-tendant tout rapport à
l’altérité.
Pour autant, pas plus que dans le cas de l’autre, on ne peut se bor-
ner à parler d’altérité en général, ainsi que je l’ai fait remarquer ail-
leurs (Jodelet, 1996a), à propos de la notion d’exclusion qui lui est
souvent associée et constitue, comme elle, un objet d’actualité pour
les différentes sciences sociales. Mais, si dans ce dernier cas, il était
possible d’attendre que la psychologie sociale, parce qu’elle s’attache
à la dynamique et à la symbolique des interactions sociales, offre un
niveau d’approche unitaire permettant de dégager des processus qui
traversent les différentes formes d’exclusion intéressant les disciplines
voisines, il n’en va pas de même dans le cas de l’altérité. En effet, il
peut y avoir une définition purement sociologique, économique, poli-
tique, juridique, etc., de l’objet « exclusion ». Cette définition consti-
tue un cadre à l’intérieur duquel la psychologie sociale va dégager des
formes d’interaction spécifiques. On peut même dire que, s’attachant
à des exclusions socialement produites, elle cherche à montrer com-
ment les dimensions idéelles et symboliques, les processus cognitifs et
psychologiques mis en jeu dans des rapports sociaux caractéristiques
d’un état de société, conjoncturel ou structurel, affectent le lien social
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 449

et font passer d’une situation d’exclusion à un statut de différence et


d’altérité. En revanche, l’objet « altérité », quand il est étudié par les
disciplines sociales, y inclus la psychologie sociale, se trouve
d’emblée situé au plan du lien social : apparaissant non comme un
attribut qui appartiendrait à l’essence de l’objet visé, mais comme une
qualification qui lui est appliquée de l’extérieur, c’est une propriété
qui s’élabore au sein d’une relation sociale, et autour d’une différence.
Ses modulations dépendront des contextes d’inclusion de cette rela-
tion.
Comme je l’ai indiqué dans une précédente entreprise sur laquelle
je reviendrai plus loin et qui traitait de l’altérité, à travers une de ses
« figures » majeures, celle de la folie (Jodelet, 1989a, 1992a), un pre-
mier distinguo s’impose entre « l’altérité du dehors », concernant le
« lointain » et « l’exotique », défini en regard d’une culture donnée
qu’elle soit nationale, scientifique ou groupale, et « l’altérité du de-
dans », référant à ceux qui, marqués du sceau d’une différence qu’elle
soit d’ordre physique ou corporel (couleur, race, handicap, genre,
etc.), du registre des mœurs (mode de vie, forme de sexualité) ou liée
à une appartenance de groupe (national, ethnique, communautaire,
religieux, etc.), se distinguent à l’intérieur d’un ensemble social ou
culturel et peuvent y être considérés comme source de malaise ou de
menace. J’avais analysé, à propos de la seconde, le jeu de l’intrication
entre représentations et pratiques, en montrant que l’altérité [265] est
le produit d’un double processus de construction et d’exclusion so-
ciale qui, indissolublement liées comme les deux faces d’une même
feuille, tiennent ensemble par un système de représentations. Cette
perspective permettait d’éclairer les processus d’une forme radicale de
« mise en altérité », c’est à dire de la construction, voire de
l’invention, symbolique et matérielle, par laquelle s’opère un bascu-
lement de la différence dans l’extériorité. L’analyse de cette mise en
altérité dont la généralité ne fait pas de doute, n’avait cependant pas
pris en considération les paliers et gradations qui peuvent intervenir
dans l’établissement du rapport à ce qui n’est pas « le soi » ou « le
nous », lieux d’affirmation d’une identité. C’est ce que je tenterai de
faire ici, en intégrant les points de vue de disciplines voisines pour
approcher la déclinaison sociale de l’altérité, depuis son rapport à
l’identité, à la différence posée au sein de la similitude ou de la plura-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 450

lité, jusqu’aux formes de l’hétéronomie extrême pour déboucher enfin


sur le problème de sa connaissance.

ALTÉRITÉ ET IDENTITÉ

Il me semble nécessaire de commencer par quelques précisions


terminologiques qui tiennent, pour partie à la spécificité de la langue
française, mais surtout à la construction de l’objet qui nous préoccupe
ici en tant qu’il peut être abordé par la psychologie sociale. Ce qui
revient à se demander ou à préciser ce qu’il convient d’entendre
quand nous visons l’altérité comme thème de réflexion théorique et
d’étude empirique, pour éviter les usages par trop généralisés et ap-
proximatifs de cette notion.
Rappelons rapidement que dans la notion d’autre qui vient du latin
alter existe une relation fondamentale avec la mêmeté : elle se définit
par rapport à un même, personne, chose ou état. Est autre ce qui n ’est
pas la même personne ou la même chose dit le Littré qui ajoute une
nuance importante : quand on postule une similitude entre le même et
l’autre peut intervenir l’idée d’infériorité, de second, tandis que quand
on postule une différence, peut intervenir celle de supériorité. Il est
intéressant, par ailleurs, de relever que les termes qui ont pour racine
alter (altérer, altération, alternatif, alternative) sont associés aux idées de
changement d’état, ou de changement qualitatif en bien ou en mal, de
succession, d’opposition et de choix. L’identité, la diversité, la hiérar-
chie, le conflit, la transformation sont au coeur de l’altérité et vont se
retrouver dans la façon dont elle se décline socialement. Propriété as-
signée, l’altérité s’oppose à l’identité et pose la diversité, la pluralité
qui implique la différence. Située au sein du même, elle suppose une
certaine rupture et parfois une menace pour l’intégrité.
Au plan conceptuel, la notion d’altérité renvoie à une distinction
anthropologiquement et philosophiquement originaire et fondamen-
tale, celle entre le même et l’autre, qui comme l’un et le multiple fait
partie des « méta-catégories » de la pensée de l’être, pour reprendre
une expression de Ricoeur (2004, p. 47), depuis l’antiquité grecque.
Mais il faut d’emblée souligner que si elle fait couple avec les notions
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 451

de mêmeté et/ou d’ipséité 65, caractère qui fait qu’un individu est lui-
même et se distingue de tout autre, si elle est toujours posée en con-
trepoint : « non moi » d’un « moi », « autre » d’un « même », le rap-
port qu’elle engage d’emblée à l’identité, est pluriel et dialectique.
L’autre se définit par rapport à un même, mais le même s’affirme
autant relativement à l’autre qu’à soi. Déjà pour Platon, « ce qui se
pose s’oppose en tant qu’il se distingue et rien n’est soi [266] sans être
autre que le reste » 66. Dans la pensée contemporaine, beaucoup
voient dans l’altérité la condition même de l’émergence identitaire :
« C’est toujours la réflexion sur l’altérité qui précède et permet toute
définition identitaire » (Augé, 1994, p. 84). Car l’altérité convoque
autant que la notion d’identité, celle de pluralité. Ceci est évident
quand il s’agit de l’altérité du dehors, objet d’étude de l’anthropologie
qui, selon Augé (1995), est fondée sur la triple expérience de l’altérité,
la pluralité et l’identité. La pensée du même et de l’autre y aurait été,
historiquement, basée sur l’évidence d’une pluralité spatiale, cultu-
relle et temporelle : l’autre étant défini, en regard de « l’identité d’un
observateur occidental archétypique », soit par sa localisation dans un
ailleurs géographique et dans un lointain culturel ; soit par l’extériorité
de son positionnement sur la trajectoire d’une évolution historique
dont les étapes devaient conduire à une identité de civilisation. Avec
les changements sociaux de l’époque moderne et les découvertes du
marxisme et la psychanalyse qui « ont subverti définitivement le
royaume du même et le territoire de l’identité » (ibid., p. 83), le regard
du chercheur vient butter sur l’altérité du dedans. Celle-ci s’insinue au
coeur même de l’identité collective, par l’évidence de la pluralité so-
ciale et culturelle des sociétés contemporaines. C’est précisément le
constat de la pluralité sociale et culturelle qui va conduire la sociolo-
gie à réfléchir sur le lien social, ses formes et ses ruptures, comme
nous le verrons plus loin de même que l’on voit l’altérité s’insinuer
aussi au coeur de l’identité individuelle.

65 Je reprends ici la terminologie que Ricoeur utilise pour distinguer deux


sortes d’identité : celle immuable du même qui est établie par des traits de
permanence dans le temps à travers la mémoire (la mêmeté) et celle mobile
du soi qui se maintient à travers les transformations liées à sa condition his-
torique par la promesse (1990, p. 154).
66 Cette citation est reprise par Ricoeur (ibid.) de A. Diès, dans le commentaire
de la traduction qu’il donne du Sophiste de Platon (1925).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 452

Ce rapport dialectique de l’altérité et de l’identité confère à la no-


tion d’altérité un caractère polysémique constituant une grande res-
source pour l’analyse du lien social. Pour Ricoeur (1990, p. 368), ce
caractère polysémique « implique que l’Autre ne se réduise pas,
comme on le tient trop facilement pour acquis, à l’altérité d’un Au-
trui », et qu’il existe un « travail de l’altérité » au sein de l’expérience
de soi. Dans cette analyse Ricoeur met en œuvre la distinction entre
deux sortes d’identité : la mêmeté (sameness) et l’ipséité (le soi) et
donne à la notion d’altérité un répondant dans le vécu avec celle de
passivité qui se manifeste dans trois types de relation : celui de la rela-
tion entre soi et le monde, caractérisée par la passivité du subir et du
souffrir ; celui de la relation intersubjective par laquelle l’autre « af-
fecte » la compréhension de soi ; celui de la relation de soi à soi que
représente la conscience qui peut être aussi fausse conscience.
C’est au second type de relation que nous allons nous attacher
maintenant, non sans avoir remarqué qu’il faut distinguer entre plu-
sieurs figures de l’altérité pour rendre compte de la façon dont la rela-
tion entre le soi et l’autre, se spécifie selon des formes différentes
(semblable/dissemblable, autochtone/étranger, proche/lointain,
ami/ennemi, normal/déviant, minorité/majorité etc.), supposant des
rapports d’implication entre personnes et groupes qui, inscrits dans
une société plurielle, s’affectent réciproquement au travers de cette
implication. Cette orientation trouve ses racines dans la réflexion des
sciences sociales et s’aide des précisions du langage qui permettent
une première approximation en ce qui concerne le niveau interperson-
nel de l’analyse de l’altérité. Le français dispose de deux termes pour
désigner celui qui n’est pas soi : « autrui » (le prochain) qui suppose
une communauté et/ou une proximité sociale, et « autre » (l’alter) qui
suppose une différence et/ou une distance sociale. Les implications de
ces deux termes conduisent à des problématisations différenciées de la
relation entre ce qui est soi et ce qui ne l’est pas.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 453

[267]

La corrélation entre soi et autrui

J’emprunte cette idée de corrélation à Simmel qui y voit le cadre


des actions réciproques faisant société quand mu par certaines pul-
sions ou guidé par certaines fins « l’homme entre dans des relations de
vie avec autrui, d’action pour, avec, contre autrui, dans des situations
de corrélation avec autrui » (1999, p. 43). Cette corrélation enregistre
chez Simmel une similitude qui autorise le jeu social, elle apparaît
comme constitutive du soi, chez d’autres auteurs dont le plus repré-
sentatif est G.H. Mead. Selon cet auteur, notre expérience du monde
inclut différents autres (objets, animaux, personnes) avec lesquels
notre relation est différente : c’est de notre relation aux autres per-
sonnes qu’émerge, via le langage, notre expérience de soi (self) comme
objet dans le monde social des autres. La conscience de soi est dérivée
de l’échange avec les autres, vient de l’intériorisation de la perspec-
tive de l’autre sur soi qui le pose comme objet social pour lui- même.
On pourrait dire que chez Mead le travail de l’altérité est double : elle
forge le soi et l’objective. Mais il faut, avec Farr (1996), souligner une
particularité de la perspective de Mead : prendre pour point de départ
de sa réflexion le soi, n’implique nullement, chez ce dernier, que
l’autre est construit à partir du soi, comme le postulent de nombreux
psychologues sociaux qui, pour autant, n’intègrent pas l’autre dans le
soi. Il manque là une perspective de réciprocité que d’autres modèles
autorisent.
Farr (ibid., p. 67) évoque la possible influence de Freud sur la pen-
sée de Mead, et l’on ne peut qu’être sensible aux résonances entre la
perspective de ce dernier et les courants contemporains de la psycha-
nalyse qui posant la nature spéculaire de l’accès au sens, font de
« l’autre-semblable » le médiateur de l’identité, de la représentation et
de la connaissance en ce qu’il complète, réfléchit et donne sens à ce
que le sujet éprouve. Chez un auteur comme Green (1995), cette iden-
tité est indissociable d’une différence. Le sujet rapporte à « l’autre-
semblable », qui lui est extérieur, une partie de ce qui a son siège en
lui, par une « opération métaphorique » de « transfert » consistant « à
attribuer à l’autre quelque chose qui donne sens à ce qui est ressenti
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 454

sans être perçu ». La réflexivité à l’œuvre dans la relation interhu-


maine va assurer l’unité des partenaires et de leur interface. Le psy-
chisme apparaît quand cette relation réflexive est intériorisée et per-
met la représentation. Mais un écart subsiste dans le lien qui réunit
« l’en dehors » et « l’en dedans », par quoi se maintient tout à la fois
une double identité : « unité de soi à soi et unité du soi et de l’autre
qui fait le lit de la différence, et une double discontinuité entre ‘soi’ et
‘autre’ et ‘soi’ et ‘soi-même’ » (id., p. 274). Double pluralité certes,
mais qui n’introduit pas encore à l’altérité.
Le cas est le même lorsque le social et le culturel sont partie pre-
nante, à travers le symbolique, d’une constitution de l’identité en
étayage sur l’autre, comme le proposent certains anthropologues.
D’une part, si la participation à la vie sociale et à l’élaboration de la
structure symbolique de la société suppose, comme le dit Lévi-
Strauss, dans son introduction à l’œuvre de M. Mauss (1950, p. xx) un
individu qui « consent à exister dans un monde définissable seulement
par la relation de moi et d’autrui », cet autrui reste encore un sem-
blable, au sein d’une même formation culturelle. D’autre part, si la
reconnaissance d’un « non nous », est la condition nécessaire de la
position d’un « nous » et si une « opposition structurale » (Evans-
Prichard, 1940) fait découler l’appartenance à un sous-groupe de la
non-appartenance à d’autres sous-groupes en opposition avec ce der-
nier, ces processus se développent toujours dans un espace social
et/ou culturel commun, assurant la relative similitude des groupes et
de leurs membres. Une telle perspective pointe cependant la nécessité
de référer la relation à autrui ou à l’autre à une totalité plus large, con-
texte pluriel et lieu potentiel de conflits et d’enjeux dont peut découler
la définition d’une altérité. L’approche d’une telle dynamique peut
trouver des instruments dans les contributions de la sociologie,
comme nous le verrons plus loin.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 455

[268]

L’articulation entre identité et différence

Dans l’espace plus restreint de l’interaction sociale, les formes du


rapport à l’autre, faisant passer de l’autrui à l’alter, couvrent un large
spectre, mais avant de les examiner, il convient de s’arrêter à la ques-
tion de l’articulation entre identité et différence qui apparaît comme
une forme élémentaire de la pensée naturelle et sociale dont les dé-
ploiements admettent des degrés variables, depuis le lien d’étroite in-
terdépendance jusqu’à l’extériorité de l’altérité.
En premier lieu, on ne peut qu’être d’accord avec l’anthropologue
F. Héritier (1996) pour attribuer à cette articulation une base naturelle
qui serait au fondement d’un processus cognitif fondamental, la caté-
gorisation, dont les variations se déclinent selon des codes essentiel-
lement culturels. Ainsi, selon cet auteur, l’observation de la différence
des sexes serait à la base de toute pensée, traditionnelle et scientifique.
Dès son émergence, la pensée aurait pris appui sur ce qui est le plus
proche de l’homme : son environnement immédiat et son corps ; ce
dernier s’offrant, à travers la stabilité des localisations d’organes et
des processus fonctionnels élémentaires, comme un lieu d’observation
de constantes. Parmi ces constantes, celle de la différence de sexe et
de son rôle dans la reproduction, constituerait « le butoir ultime de la
pensée » sur laquelle se fonde une opposition conceptuelle essen-
tielle : celle de l’identique et du différent qui se développe dans une
série d’oppositions entre des valeurs concrètes et abstraites, au prin-
cipe d’une logique sociale, la logique de la différence mise en œuvre
pour donner sens à toute expérience humaine. À partir de là, il devient
possible de montrer comment le jeu des systèmes de représentation
établit, au sein des rapports de genre, une valence différentielle des
sexes. Celle-ci, culturelle et non naturelle, exprime un rapport orienté
qui conduit à la domination sociale du principe masculin que l’on peut
mettre en évidence dans tous les contextes historiques et sociaux.
Cette analyse de la différenciation des sexes qui, chez Héritier ne
s’inscrit pas dans le débat sur les questions de genre, me paraît impor-
tante à prendre en considération pour deux raisons. D’une part, parce
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 456

qu’elle adopte une posture à la fois « matérialiste » et symbolique : les


relations entre l’autre et le même sont régies par les institutions et les
systèmes de représentations et de pensée ; ces instances symboliques
sont étayées sur un donné biologique, mais leurs contenus résultent
des traductions de ce donné qui sont opérées par les hommes en socié-
té. D’autre part, parce qu’elle permet de dessiner les conditions du
passage de la différence à l’altérité, produit artefactuel d’une construc-
tion sociale et d’une action d’affectation à des positions sociales défi-
nies, par le biais de « manipulations symboliques et concrètes portant
sur des individus » (id., p. 21).
En second lieu, l’articulation entre l’identité et la différence fait
l’objet, dans les sciences humaines, de divers modèles du lien social
qui ne supposent pas tous l’établissement d’une altérité, mais offrent
toute une série de gradations du passage d’autrui à alter, utiles pour
rendre compte de la construction de la différence en altérité. Revenir
sur ces modèles permettra de préciser les modalités de l’institution de
l’altérité. Ce que je ferai en partant des modèles, particulièrement bien
représentés en psychologie sociale, qui traitent de ce que l’on pourrait
appeler les formes anodines de la dissemblance, dans la mesure où la
différenciation est opérée à propos d’un autre-semblable.
La psychologie sociale, notamment dans le champ d’étude de
l’identité sociale et à la suite des travaux de Tajfel et de son école,
s’est attachée à démontrer l’indissoluble liaison de l’identité et de la
différence, et combien le besoin de différenciation l’emporte sur le
besoin d’affirmation d’une ressemblance (Abrams et Hogg, 1990).
Mais on doit reconnaître qu’ainsi conçue, l’activité de différenciation
fait de l’autre la forme vide de l’assomption identitaire. Et même
quand ces travaux insistent sur le niveau intergroupe des relations,
l’opération différenciatrice [269] n’induit pas, à proprement parler,
d’altérité, dans la mesure où le différent reste un « semblable », situé
dans le même champ social ou dans le même espace identitaire 67. Les
recherches de Codol (1984 a, b) sont illustratives d’une telle perspec-
tive, et trouvent un écho dans le courant d’étude qui prend en compte
le statut social dans l’analyse des processus identitaires : Lorenzi-

67 Ce développement se rapporte moins à la pensée de Tajfel qui fut préoccupé


par les phénomènes sociaux de catégorisation et de discrimination qu’à celle
de ses continuateurs ou des tenants de l’étude de la comparaison sociale.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 457

Cioldi et Doise (1994), montrent ainsi qu’une position dominante pro-


voque une recherche d’individuation qui accentue les processus de
différenciation sociale, sans pour autant induire d’altérité.
C’est vers la sociologie qu’il faut se tourner pour approcher les
gradations du passage de l’autrui à l’alter dans l’espace plus large de
la vie sociale. Le rapport aux différentes figures de l’altérité se fera
alors soit dans le cadre d’une microsociologie des formes de sociabili-
té, soit dans le cadre d’une réflexion sur les sociétés plurielles.

FORMES DE SOCIABILITÉ
ET INSTAURATION DE L’ALTÉRITÉ

Au sein du premier courant qui correspond à la perspective clas-


sique d’étude des relations sociales en termes d’interaction ou
d’interdépendance, se dessinent les linéaments d’une approche de
l’altérité. Certains tenants d’une conception « formaliste » des rap-
ports sociaux telle qu’on la trouve chez des auteurs qui, comme Sim-
mel, ont animé ou inspiré l’École de Chicago et l’interactionnisme
symbolique 68, ramènent l’étude des relations interhumaines à celle
des « formes pures » du lien social. Structurées autour des binômes
distance/proximité, éloignement/rapprochement, ces formes restent
abstraites, sans référence au contenu matériel des manifestations de la
sociabilité. Cette perspective souligne un trait important du traitement
social de la différence, ethnique, nationale, etc. : son ambivalence et
l’apport positif du différent à la vie des groupes.
Cette ambivalence a été démontrée par les réflexions de Simmel
sur l’étranger, forme sociale de l’altérité entendue en un sens positif.
Défini par la mobilité, attaché à un groupe situé dans l’espace sans en
avoir toujours fait partie, l’étranger se trouve dans une position
d’appartenance particulière : « L’unité de la distance et de la proximi-
té, présente dans toute relation humaine, s’organise ici en une constel-

68 Notamment, Von Wise qui a collaboré avec H. Becker dont l'étude Outsi-
ders (1961) est une illustration majeure, de l’interactionnisme symbolique ;
on trouve également chez Elias (1965) une réflexion sur l’interdépendance
et la définition réciproque entre outsider et establishment.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 458

lation dont la formule la plus brève est celle-ci : la distance à


l’intérieur de la relation signifie que le proche est lointain, mais le fait
même de l’altérité signifie que le lointain est proche » (1984, p. 54).
De cette combinaison de proximité et de distance et de la tension exis-
tant entre ces deux dimensions résultent un certain nombre de consé-
quences qui affectent le rapport de l’étranger au groupe et la façon
dont ce dernier le traite. Sans racine dans le groupe, situé par rapport à
ce dernier en position de contiguïté et non de filiation ou d’identité,
l’étranger n’en partage ni les particularismes ni les partialités, ni
l’attachement aux traditions, ce qui autorise une attitude
« d’objectivité » 69 qui est une liberté. Pour autant, et même si cela ne
s’accompagne pas d’indifférence, de désintérêt ou de manque de par-
ticipation, il constitue une menace pour le groupe. En outre, du fait du
manque d’attache organique et de [270] la mobilité de l’étranger, le
rapport que le groupe entretient avec lui présente un caractère abs-
trait : il est proche par le partage de caractéristiques générales (nature
humaine, statut, profession), mais non par celui de différences spéci-
fiques au groupe. D’où une relation à la fois chaleureuse en raison de
la communauté générale qui unit l’étranger au groupe et froide, en
raison d’un sentiment de contingence de cette relation, de la distance
introduite par l’origine étrangère qu’il partage avec d’autres.
Dans cette analyse Simmel exclut de la catégorie d’étranger, ceux
auxquels on dénie jusqu’à la communauté des attributs généraux de
l’espèce ou de l’humanité, au motif qu’ils n’appartiennent pas au
groupe et que le rapport avec eux devient un non-rapport. Il fait alors
référence à l’opposition grecs/barbares qui est effectivement un cas
extrême de mise en altérité que l’on rapproche quelquefois du ra-
cisme. Rappelons, par ailleurs, que Simmel désigne par « forme so-
ciale » « les formes qu’affectent les groupes d’hommes unis pour
vivre les uns à côté des autres, ou les uns pour les autres, ou les uns
avec les autres ». Ce qui met à l’écart les cas où la coexistence se fait
dans la désunion et où peuvent se repérer diverses relations à l’altérité,

69 Schütz (1944) a repris une thématique approchante pour analyser les straté-
gies utilisées par l’étranger pour s’approcher du groupe dont il n’a pas par-
tagé les expériences passées, et pour interpréter le modèle culturel qui
oriente les actions, les expressions et les interprétations de ses membres de
manière à s’en faire accepter et tolérer. Cependant, il n’a pas élaboré sur la
relation établie par le groupe vis-à-vis de l’étranger.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 459

fondées sur la construction de la différence. De fait, Simmel a opposé


l’universel et l’individuel au particularisme communautaire « les con-
tenus et formes de vie les plus larges et les plus généraux, intimement
liés aux plus individuels ont pour ennemis communs les configura-
tions étroites et les groupements retreints qui, pour leur propre con-
servation se défendent de l’ample et de l’universel, comme de ce qui,
en leur sein, se veut individuel et libre de mouvement » (1984, p. 72).
Ainsi, la classification des formes de sociabilité selon les degrés de
rapprochement et d’éloignement, de distance et proximité conduit à
exclure du modèle d’analyse des interactions les formes sociales ex-
clusives et conflictuelles et les particularismes.

Pluralité sociale et altérité

Les modèles de l’autre-semblable ou de l’autre-proche/lointain,


mettent en présence d’un double paradoxe : avec l’altérité, l’autrui
bien que conçu comme constituant du soi, court le risque, à devenir
autre, d’être expulsé de l’espace intersubjectif ; avec l’altérité, l’autrui
conçu comme contribuant à la vie du groupe, court, à devenir autre,
celui d’échapper au champ des formes de la sociabilité. Ce paradoxe
empêche de penser l’altérité. Il faut pour le faire adopter un modèle
plus ample de la sociabilité et examiner les processus concrets et les
contenus qui forment la matière de la relation sociale et en infléchis-
sent le sens.
Un modèle plus inclusif peut être trouvé chez ceux pour qui la so-
ciabilité englobe les « différentes manières d’être lié dans un tout et
par un tout social » et leurs manifestations dans l’action sociale et les
produits culturels (Gurvitch, 1968). Une distinction entre les formes
de sociabilité correspondant à une fusion partielle dans un « nous » et
celles correspondant à une opposition partielle entre un « moi » et un
« autrui », permet de rendre compte de la variété des manifestations
concrètes que prennent dans la réalité sociale les rapports avec les
autres. La mise en perspective des relations à l’autre, de
l’appartenance sociale et de leur traduction dans les manifestations
concrètes de la vie et de la production sociale, ouvre une voie pour
l’approche des dynamiques de la mise en altérité qui peut déboucher
sur la constitution dune altérité radicale.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 460

C’est ce type de problème qu’affronte l’approche sociologique des


conflits qui surgissent dans la société contemporaine « fragmentée » et
marquée par « la différence culturelle » (Wieviorka, 2001). Cette
orientation répond au changement de la « question sociale » dont les
termes sont passés des conflits sociaux aux exclusions sociales et aux
heurts ou coexistences entre cultures au sein d’un ensemble social plu-
riel. Il s’agit alors d’étudier les « rencontres entre l’altérité et
l’identité » (Tabboni, 1996) provoquées par le multiculturalisme qui a
reçu une grande visibilité [271] sur la scène publique par suite d’un
double mouvement. D’une part, la lutte des minorités pour obtenir un
respect égal au sein d’un même ensemble social et par laquelle la dif-
férence s’affirme dans son identité. D’autre part, la réponse défensive
et le repli face au danger que représente la pluralité sociale surtout
quand elle se double d’une revendication de particularisme et de sin-
gularité. Cette menace de l’altérité du dedans peut engendrer des
formes de « racisme culturel » ou « racisme différencialiste » (Ta-
guieff, 1986) dont l’apparition est liée aux déplacements de popula-
tions et au phénomène migratoire. Ce « racisme sans race » s’organise
autour du thème de l’irréductibilité des différences culturelles ; rem-
plaçant l’hérédité biologique, la culture se trouve ainsi naturalisée
dans la mesure où elle enferme les individus et les groupes dans une
détermination généalogique. Le traitement social de cette nouvelle
forme d’altérité qui exacerbe les affirmations et les défenses identi-
taires, relève essentiellement de l’exclusion. Ces phénomènes mettent
en évidence le rôle des représentations et leur étroite intrication avec
les pratiques dans la construction d’une altérité radicale.

La constitution de l'altérité radicale

En effet, la forme la plus radicale de l’altérité trouve son expres-


sion idéal-typique et extrême dans le racisme qu’il convient de consi-
dérer, ainsi que le fait Balibar et Wallerstein (1988), comme un « phé-
nomène total », évoquant le « fait social total » de Mauss, dans la me-
sure où il s’inscrit à la fois dans des pratiques et des discours, suppose
des représentations, une théorisation et une organisation d’affects. Au
plan des pratiques figurent les diverses formes de violence, de mépris,
d’intolérance, d’humiliation, d’exploitation, d’exclusion ; les discours
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 461

véhiculent des représentations et des théories. Les premières auraient


pour caractère d’être des élaborations intellectuelles d’un fantasme de
prophylaxie. Articulées autour des marques de la différence, elles rap-
pelleraient la nécessitée de purifier le corps social, protéger l’identité
de soi- même et du nous de toute promiscuité, de tout métissage tenus
pour risque d’invasion. Quant aux secondes, quelle que soit leur ori-
gine, elles seraient « rationalisées » par des intellectuels. Ces repré-
sentations et théories organisent des affects dont la forme obsession-
nelle et irrationnelle conduit à l’élaboration de stéréotypes définissant
aussi bien les cibles que les porteurs du racisme. Cette combinaison de
pratiques, de discours, de représentations, de stéréotypes affectifs va
rendre compte tout à la fois de la formation d’une « communauté de
racistes » au sein de laquelle existent des liens d’imitation et de la
contrainte qui amène les victimes du racisme à se percevoir, par effet
de miroir, comme communauté. On pourrait parler ici de formation de
« nous » secondaires qui vient renforcer le jeu de l’identité-nous pri-
maire du groupe racisant. Le rapport dialectique entre ces « nous »
trouve son illustration dans les heurts qui animent les sociétés multi-
culturelles ou les conflits interethniques émergeant dans les totalités
nationales éclatées.
Cette analyse globale permet de mettre en évidence la part des re-
présentations dans la construction du phénomène raciste et d’éclairer
leur rôle dans la mise en altérité. Ce rôle est conforté par l’analyse des
formes spécifiques de racisme qui correspondent à des époques ou ses
conjonctures socio-politiques différentes. C’est ainsi que l’analyse
phénoménologique et sémantique du racisme a permis de distinguer
des postures impliquant une hiérarchisation en terme de valeur phy-
sique et symbolique et conduisant à des rapports sociaux différents.
On oppose de la sorte un « racisme autoréférentiel » dont les termes
établissent la supériorité hiérarchique du raciste qui est souvent déten-
teur de pouvoir (voir par exemple la thématique de la Raza dans
l’Espagne de 1492), et un « racisme hétéro-référentiel » ou « hétéro-
phobique » qui impute aux caractéristiques de la victime l’assignation
à une place inférieure et maléfique (voir par exemple les constantes du
discours antisémite). Ces constructions dont on peut isoler les diffé-
rentes variantes depuis l’Antiquité et le Moyen Âge (Delacampagne,
1983), se traduisent [272] dans des formes de rapport social marquées
soit par l’exclusion qui peut aller jusqu’à l’extermination dans une
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 462

perspective de protection contre la souillure, de purification ; soit par


l’oppression, l’exploitation, dans une perspective d’insertion hiérar-
chisée et de cloisonnement social.

Une illustration du processus symbolique


et pratique de mise en altérité

L’analyse des phénomènes racistes montre que représentations et


pratiques se trouvent étroitement associées dans la constitution de
l’altérité radicale. Ces processus peuvent être repérés dans d’autres
formes de rapport à la différence chaque fois que cette dernière consti-
tue une menace pour l’intégrité d’une identité collective comme je l’ai
montré à propos du rapport à la folie, figure emblématique de
l’altérité, dans une communauté rurale où des ressortissants d’une ins-
titution psychiatrique ouverte vivent en liberté et étroitement mêlés au
tissu social et à la vie collective. Du fait du nombre de ces ressortis-
sants et de leur imbrication dans la vie collective, cette communauté
peut apparaître comme une véritable société plurielle et l’on voit s’y
déployer tout un jeu de représentations et de pratiques qui visent, sur
le plan symbolique et matériel, à préserver son identité contre un
double risque : celui d’une assimilation avec ceux dont son expérience
rend sensible la similitude bien que leur appartenance institutionnelle
les marques du sceau de la différence ; celui qu’induit la prétention de
ces derniers à une participation de plain-pied et sur un mode égalitaire
à la vie sociale. Une telle situation reproduite à petite échelle
l’ensemble des problèmes repérés dans les sociétés contemporaines
multiculturelles ; son étude a permis d’observer, comme à la loupe, les
processus qui régissent le maintien d’une différenciation sociale par
une mise en altérité radicale.
Dans un tel contexte, l’enjeu est de maintenir les malades mentaux
dans une extériorité sociale complète. Cela s’obtient par le biais de
différentes procédures qui instaurent un ordre dualiste : traitements
distinctifs sur la scène publique, catégorisations sociales enregistrant
un statut hiérarchiquement inférieur, pratiques de séparation et
d’évitement de contact dans les espaces privés, construction d’un sys-
tème de représentations qui fait basculer dans un état de nature radica-
lement distinct de l’homme normal. J’ai pu montrer que ce système de
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 463

représentations qui engage une vision de l’organisation bio-


psychologique et fait appel à des conceptions ancestrales du fonction-
nement organique a une fonction à la fois idéologique, en permettant
de maintenir l’interdit d’intégration dans la communauté, axiologique
en préservant les valeurs groupales par une construction en creux des
causes de la folie, symbolique en référant à une conception de la con-
tagiosité de la folie qui permet de maintenir l’ordre duel par toute une
série de rituels mettant en œuvre l’interdit de contact et dont le respect
permet de lutter contre les tentations de rapprochement. Quand le sen-
timent de similitude de l’autre risque de conduire à une identification
et une assimilation qui l’inscriront de plain-pied dans la matrice so-
ciale, il devient nécessaire de construire et affirmer par tous les modes
d’expression sociale, une altérité qui devient celle de tous ceux qui
s’en sentent proches. Ainsi se multiplient les barrières matérielles et
symboliques qui ne peuvent tenir debout que parce qu’elles s’étayent
mutuellement.
Dans cette communauté obsédée par l’idée d’être socialement dé-
marquée, et se sentant menacée du dedans, l’adhésion collective à ce
corps de représentations est un moyen de s’affirmer dans son apparte-
nance et de défendre, à travers celle de la communauté, son identité.
Rappelant un interdit vital, elle fait de chacun le militant de son
groupe qui en marquera les césures internes. Elle donne une illustra-
tion exemplaire de la dynamique de la construction, matérielle et
symbolique, de l’altérité qui ne peut s’analyser que sur fond de prise
en compte des conditions structurant les rapports sociaux, dans un
contexte pluriel. À cette condition il est permis d’affirmer que
l’altérité est le produit d’un double processus de construction et
d’exclusion [273] sociale ; son approche doit saisir uniment les ni-
veaux interpersonnel et intergroupe étant donné que le passage de
l’autrui à l’alter suppose le social à travers l’appartenance de groupe
qui sous-tend les processus symboliques et matériels de mise en altéri-
té.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 464

CONNAISSANCE ET ALTÉRITÉ

Une telle démarche donne à voir que l’autre est le support d’une
série de constructions, d’imputations, de projections et pose par là
même le problème de sa connaissance et de sa méconnaissance. La
psychologie sociale a dégagé plusieurs des mécanismes socio-
cognitifs qui participent de cette élaboration - essentiellement néga-
tive, par la déshumanisation, l’infra-humanisation, etc. - et font
d’ailleurs l’objet de plusieurs publications. On peut y ajouter les con-
tributions qui montrent la dimension spéculaire de l’altérité. Faisant
écho à la constitution spéculaire de l’identité en référence à autrui,
dans un espace social et symbolique commun, abordée plus haut, cer-
taines approches des sciences sociales insistent sur la construction
« en miroir » de l’altérité en référence à une identité collective, dans
un espace disjoint régissant le rapport au « lointain ».
Ainsi, F. Flartog (1980), montre, à propos d’Hérodote comment
son œuvre est le miroir dans lequel l’historien s’interroge sur sa
propre identité. La métaphore du miroir sert aussi à cerner la façon
dont il tend à ses contemporains un miroir en négatif. Si Hérodote a
choisi les Scythes comme parangon de la barbarie, c’est parce qu’ils
ont toujours fasciné les Grecs (par leurs victoires et leur nomadisme
notamment). Il se base sur un savoir partagé pour raconter une histoire
qui met en ordre le monde et construit pour les Grecs une représenta-
tion de leur passé proche, miroir à travers lequel ceux qui sont venus
ensuite ont eu tendance à voir le monde. L’histoire racontée sur les
Scythes est une manière de traduire l’autre dans les termes du savoir
commun grec et pour faire croire à cette élaboration, l’historien a éla-
boré toute une rhétorique de l’altérité. Relevons au passage
l’importance de la représentation partagée pour la construction de
l’altérité avant de poursuivre l’exploration du rôle qu’y joue l’identité
à travers les remarques de Todorov (1989) sur le rapport au lointain.
Pour cet auteur deux règles régissent la construction de l’altérité
distante : celle d’Hérodote servant d’archétype de la pensée nationa-
liste et des formes archaïques du patriotisme et selon laquelle plus on
est lointain, moins on est estimable ; celle d’Homère, archétype des
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 465

écrits inspirés par la fascination de l’exotisme, selon laquelle plus


éloigné on est, meilleur on est ; l’éloignement provoque l’attrait sur
fond de critique de soi. Avec la première règle, une identité positive
conduit à une construction négative de l’altérité ; avec la seconde, une
identité négative conduit à une construction positive de l’altérité. Ce-
pendant dans les deux cas, on observe une même ignorance de ce
qu’est l’autre qui n’est jamais qu’un miroir où se projettent, en images
inversées, les qualités du soi ou en images idéalisées, les qualités dont
l’absence est critiquée en soi. Complémentairement au rôle des repré-
sentations, cette analyse pointe le problème important qui longtemps
négligé, revient sur le devant de la scène, celui de la connaissance/
méconnaissance de l’autre, condition ou pendant de la construction de
l’altérité. Comme le dit Todorov (ibid., p. 355) : « Personne n’est in-
trinsèquement Autre ; il ne l’est que parce qu’il n’est pas moi ; en di-
sant qu’il est autre, je n’ai encore rien dit vraiment ; pis, je n’en sais
rien et n’en veux rien savoir, puisque toute caractérisation positive
m’empêcherait de le maintenir dans cette rubrique purement relative,
l’altérité ».
Que les processus d’appréhension de l’autre en fassent aussi bien
un être sans qualités humaines, ou disqualifié par des typifications
dévalorisantes et stéréotypées, qu’un « non moi », un « non nous »
éloigné ou rendu étranger par des caractéristiques opposées à celles
qui font le propre de l’identité ou encore objet de fascination paré de
qualités déniées à soi-même, ils [274] impliquent toujours méconnais-
sance et impossibilité de connaissance. Une telle vision correspond à
l’une des « deux formes élémentaires de pensée sociale » que Mosco-
vici (2000) qualifie de pensée stigmatique, par opposition à la pensée
symbolique. La première part d’une différence suscitant un désir de
comparaison qui est satisfait par la transformation de la différence en
manque ou en défaut dans le cadre d’un rapport de supériorité ou de
domination ; la seconde répond au désir de reconnaissance qui ré-
clame l’existence et le maintien de la différence avec laquelle s’établit
une forme d’alliance dans un rapport intersubjectif qui est la condition
de la réalisation de la subjectivité.
Cette question de la connaissance et de la reconnaissance de
l’autre, faisait partie du territoire de la philosophie ainsi que le rap-
pelle Ricoeur qui fait dans un « parcours de la reconnaissance »
(2004), un examen des tentatives pour surmonter la dissymétrie fon-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 466

damentale et originaire entre le soi et l’autre. Elle est devenue objet de


réflexion et de débat dans les sciences humaines par suite de
l’émergence des luttes des groupes minoritaires (femmes, minorités
ethniques, culturelles, ou défavorisées, etc..) pour la reconnaissance
de leur identité singulière, soutenue fortement par les partisans du
multiculturalisme. La revendication identitaire de ceux qui sont rejetés
dans un statut d’altérité a ouvert de nouvelles voies de recherche ba-
sées sur la conscience des méfaits de la méconnaissance : « notre
identité est partiellement formée par la reconnaissance ou par son ab-
sence, ou encore par la mauvaise perception qu’en ont les autres »
(Taylor, 1994, p. 41). J’ai référé ailleurs (Jodelet, 1996a) aux nom-
breux travaux consacrés aux conséquences sur l’estime de soi de
l’image dépréciative ainsi renvoyée, mais aussi aux conquêtes favori-
sées par les identifications positives avec les mouvements revendica-
tifs et les affirmations communautaires qui sont, souvent et malheu-
reusement, assorties de l’émergence, dans les autres groupes, de la
crainte d’une « privation fraternelle » affectant leurs positions et privi-
lèges et d’un « racisme symbolique » (Sears, 1988) en réponse aux
mesures de discrimination positive. L’ambiguïté de ces situations
nouvelles et les dangers qu’elles comportent d’induire une « transfor-
mation de la défense d’une identité en refus de toute altérité » (Tou-
raine, 1996, p. 292) sont sensibles à de nombreux auteurs et animent
le débat sur les limites du relativisme et les conditions de possibilité
de l’universalisme.

Conclusion

Cette approche de l’altérité s’est faite du point de vue de ceux qui,


à partir de leur identité, élaborent et posent la différence en altérité,
non de l’expérience vécue de ceux qui y sont enfermés. Certes au-
jourd’hui, dans les sociétés où s’exacerbent des oppositions et des
conflits multiethniques et multiculturels, on observe que les affirma-
tions et les défenses identitaires des différents « nous » obéissent à des
processus semblables et complémentaires, engendrant la spirale des
racismes différentialistes et battant en brèche l’utopie de
l’universalisme abstrait et de la raison égalitaire. Dans la lecture de
ces heurts où se forgent les nous secondaires dont j’ai parlé plus haut,
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 467

les sciences sociales se partagent pour y voir un renforcement des


identités communautaires, salutaires pour les individus ou y déceler
les risques d’oppressions ou de désordres mortifères. Cependant, peu
a encore été dit sur l’expérience vécue par ceux qui sont en butte à la
mise en altérité et l’exclusion qui en résulte. Sur cette face de
l’altérité, quelques pages mémorables ont été écrites. Je voudrais ici
évoquer deux auteurs qui ouvrent une fenêtre sur l’expérience fonda-
mentale de la rencontre avec l’autre, telle qu’elle est vécue de l’autre
côté du miroir, altérant la conscience de soi. Celle que l’auteur japo-
nais Mishima (1961) nous fait partager avec Kashiwagi, l’étudiant
infirme qui incendia, par haine de la beauté, le « Pavillon d’Or » de
Kyoto, et témoigne de « l’effroyable sentiment d’incomplétude qui
naît d’un antagonisme entre le monde et nous ». Celle que Moscovici
restitue de l’expérience de l’antisémitisme et de l’apprentissage de la
discrimination, dans son autobiographie Chronique des années éga-
rées [275] (1997, p. 133). Expérience d’une conscience dédoublée et
d’un non-être, « continuellement en train de se faire, toujours menacé
et se remettant toujours en question », pris dans ces « orages de fan-
tasmagories » qui font des juifs des « Fregoli de chair et d’os ». Tels
Frégoli, cet illusionniste qui prenait la forme de personnages mul-
tiples, ces derniers se vivent, dans le délire de l’autre, comme des illu-
sions vivantes, semblables-sosies cachés sous la myriade de masques
coupables dont les affublent les antisémites. La réflexion sur l’altérité
débouche sur tout un champ à défricher : les déchirures et les béances
qu’ouvre dans l’expérience humaine le travail de construction sociale
de la réalité, les destructions qu’entraîne la négativité performative
des représentations sociales. Peut-être cette exploration permettra-t-
elle de pénétrer véritablement dans cette connaissance de l’autre par le
partage, certes symbolique, mais fondé sur l’empathie, de sa condi-
tion, fondant une autre forme de représentation.

[276]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 468

[277]

QUATRIÈME PARTIE

Chapitre 2
Traversées latino-américaines :
deux regards français
sur le Brésil et le Mexique *

Retour au sommaire

On a beaucoup écrit à propos des images que les Européens ont


forgées sur la nature, les peuples et civilisations d’Amérique latine et
du Sud, au cours de l’histoire ouverte sur ce continent à partir de
l’arrivée de Christophe Colomb dans la mer Caraïbe en 1492, ou celle
de Pedro Alvarez Cabral en 1500 sur les côtes du Brésil. Le propos
n’est pas ici d’ajouter une touche à cette vaste fresque, maintenant
séculaire, mais de cerner la dynamique psycho-sociale qui sous-tend
la formation de telles images, complétant les analyses politiques et
historiques proposées jusqu’à présent.
Il ne ferait pas grand sens, en effet, d’ajouter une description de
plus du Nouveau Monde dans l’imaginaire européen, et la confronter
à d’autres lectures de ses réalités. Quant à dresser un tableau des élé-
ments communs ou spécifiques aux productions résultant du contact
avec cet inconnu, attirant ou craint, fantasmé ou rêvé, méconnu ou
compris, méprisé ou exalté, cela réclamerait une recherche et une

* Parution originale : 2008. Travesias latinoamericanans : dos miradas


francesas sobre Brasil y Mexico. In A. Arruda & M. de Alba (Eds.), Espa-
cios imaginarios y reprsentaziones sociales. Apories desde Latinoamerica
(pp. 99-128). Madrid, Anthropos.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 469

compétence historique dépassant les limites du présent travail. En re-


vanche, un éclairage nouveau peut être apporté sur le rapport entre
cultures, si l’on cerne la façon dont s’élaborent de telles visions en
s’attachant à des témoins particuliers. Pas n’importe quel témoin, en-
core que l’étude du point de vue des voyageurs d’aujourd’hui, les tou-
ristes, ne doive pas manquer d’enseignements, comme ce fut le cas
pour ceux d’autrefois ; mais des artistes dont l’œuvre, exprimant une
sensibilité collective, dessine des figures dont s’empare le public. Un
chapitre de ce livre parle de cinéma, j’ai choisi la littérature avec le
cas de deux auteurs français, Georges Bernanos (1995) et Antonin Ar-
taud (2004), qui nous ont laissé des textes (articles, lettres et confé-
rences) sur les pays où ils ont vécu : le Brésil, pour le premier, le
Mexique, pour le second. Mais les raisons de ce choix ne tiennent pas
seulement au fait qu’il permet la comparaison du regard portée sur les
deux pays concernés ici. Nombreux sont les écrivains du 20e siècle à
avoir écrit sur le Brésil ou le Mexique (pour ne citer que les plus im-
portants : Bastide, Le Clézio, Lévi-Strauss, Todorov), et à pouvoir se
prêter à examen. Toutefois, la situation personnelle et historique des
deux auteurs choisis correspondait le mieux à l’objectif d’étudier
comment la dynamique de l’imaginaire va fonder sur une subjectivité
qui se définit dans un contexte socio-historique donné, l’élaboration
d’une vision de l’Autre marquée par des significations et des interpré-
tations qui dépassent le seul constat de l’expérience, tout en
l’intégrant. Ce qui permettra à la fois un éclairage, complémentaire
des autres contributions de l’ouvrage, sur une dimension méconnue
dans l’étude des représentations sociales, celle de l’imaginaire, et la
poursuite d’une réflexion sur la construction de l’altérité (Jodelet,
2006b — [278] cf. chap. IV-3). Après avoir ébauché la symbolique
d’une attirance pour le Nouveau Monde, je poserai le cadre théorique
de l’approche des textes, avant d’examiner, en appui sur des citations,
les similitudes et les différences qui marquent les positions des deux
auteurs et la dynamique de leur production.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 470

LE TERRITOIRE DE L’AUTRE
ET L’IMAGINAIRE

Le territoire de l’Autre est un lieu privilégié pour le jeu de


l’imaginaire. Dans sa théorie des genres de l’être, Platon assignait à la
« place » le statut de « troisième genre », entre-deux des idées et des
expériences sensibles. Le lieu est le réceptacle (la mère) où l’image
qui « de quelque autre objet sans cesse est le fantôme transitoire » doit
se produire « s’attachant par là vaille que vaille à l’existence ». Muta-
tis mutandis, on peut appliquer au territoire de l’Autre ce statut de ré-
ceptacle de projections qui « nous fait rêver quand nous
l’apercevons » (p. 472).
Est-ce parce qu’ils appartiennent à un pays qui fut colonisateur, il y
a toujours eu un regard d’espoir lancé sur « l’outre-mère » par les
penseurs français. Ainsi, Rabinow (1988) a montré comment
l’architecture coloniale française au Maroc et en Indochine a corres-
pondu à l’application d’un projet réformateur de la société française.
Le Musée social, société savante dont faisaient partie des intellectuels
comme Durkheim, Siegfried, ou des militaires comme Lyautey, envi-
sageait de faire des colonies le laboratoire de transformations réfor-
mistes ou révolutionnaires que la situation métropolitaine ne permet-
tait pas de réaliser, pour ensuite réimplanter ces transformations sur le
territoire national. C’est ainsi que Lyautey a dirigé l’urbanisation des
grandes villes marocaines dans une perspective de régulation des acti-
vités et mouvements collectifs et d’harmonisation des relations entre
habitants (colons et indigènes dans le cas des colonies), mettant en
œuvre un bio-pouvoir (Foucault, 1975) applicable à une restructura-
tion des espaces urbains français. On peut faire l’hypothèse de
l’existence, chez les Français, d’un mythe de l’effet boomerang selon
lequel l’artiste, l’intellectuel, se voit dévolu un double rôle de mis-
sionnaire : découvreur/révélateur de ce qu’est l’Autre, à partir des res-
sources culturelles du modèle français et de l’éclairage analytique du
regard français, et importateur/transmetteur de la pureté et des valeurs
incarnées par l’Autre dans la société et la culture françaises.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 471

Ce mythe est à l’œuvre dans le discours de nos deux auteurs qui il-
lustrent l’une des règles dégagées par Todorov (1989) concernant le
rapport au lointain et le rôle qu’y joue l’expression identitaire. Avec
des nuances qui seront développées plus loin, le regard que portent
Artaud et Bernanos sur leur pays d’élection peut relever de la perspec-
tive défendue par Homère, dans la mesure où ils y dessinent des fi-
gures de l’altérité comme modèles alternatifs pour reconstruire une
identité nationale ou européenne trahie par l’évolution des temps mo-
dernes. Je vais essayer de le montrer en laissant, le plus possible, la
parole à des textes dont la beauté du style est, en soi-même, un argu-
mentaire.

Imaginaire et représentation sociale

Les images de l’Autre seront traitées ici comme des représenta-


tions sociales. Comme indiqué plus haut, j’ai montré ailleurs comment
ces dernières sont à la base de la construction de l’altérité. L’approche
des textes de Bernanos et Artaud, va permettre d’enrichir cette pers-
pective en y intégrant les dimensions imaginaires, de manière à con-
duire « une étude systématique de la représentation, sans aucune ex-
clusive », comme le préconise Bachelard dans la Poétique du non
(1973). Pour ce faire, je m’appuierai sur quelques-unes des proposi-
tions de Durand qui me paraissent particulièrement adaptée aux con-
tenus, formes et styles des ces textes littéraires. Je tenterai de les relier
avec les postulats de la théorie des représentations sociales.
[279]
Dans son ouvrage princeps. Durand (1994) propose de se placer
dans « le trajet anthropologique », où s’opère « l’incessant échange
qui existe au niveau de l’imaginaire entre les pulsions subjectives et
assimilatrices et les intimations objectives émanant du milieu cos-
mique et social » dans la mesure où « il y a genèse réciproque qui os-
cille du geste pulsionnel à l’environnement matériel et social, vice-
versa ». Cette perspective coïncide parfaitement avec celle qu’adopte
l’approche des représentations sociales dans la sphère de la subjectivi-
té. Car même si cet auteur se fonde sur une critique des courants de
pensée qui privilégient une approche intellectualiste, linguistique et
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 472

sémiologique de la production de significations et symboles, il se ré-


fère aux processus de formation des représentations, ou s’inspire des
analyses proches qui en ont été faites : « L’imaginaire n’est rien
d’autre que ce trajet dans lequel la représentation de l’objet se laisse
assimiler et modeler par les impératifs pulsionnels du sujet, et dans
lequel réciproquement, comme l’a magistralement montré Piaget, les
représentations subjectives s’expliquent ‘par les accommodations an-
térieures du sujet’ au milieu objectif » (p. 38). À un moment où se dé-
veloppent, dans le champ d’étude des représentations sociales, des
réflexions théoriques visant à les rapporter aux processus de la subjec-
tivité (Gonzales Rey, 2004 ; Moscovici, 2005 ; Jodelet 2006b), em-
prunter le « trajet anthropologique » - comme notion et comme dé-
marche - ouvre de nouveaux horizons.

Deux choix de vie parallèles

Pour suivre ce trajet, je m’arrêterai d’abord sur les conditions dans


et pour lesquelles nos deux auteurs ont décidé d’aller en Amérique
latine. Ces conditions sont matérielles et historiques ; elles correspon-
dent aussi à ce qu’impose l’évolution de l’Europe qu’ils quittent dans
les années 30 (1934 pour Bernanos qui ira d’abord en Espagne avant
de rejoindre le Brésil en 1938 ; 1936 pour Artaud). Par rapport à cette
configuration, l’aventure et les postures de Bernanos, écrivain et jour-
naliste et d’Artaud, dramaturge et poète, présentent une physionomie
proche.
Tous les deux réfèrent à une trajectoire personnelle, initiée au
cours d’une même période historique marquée par la guerre
d’Espagne, la montée du fascisme et du nazisme, l’expansion du mar-
xisme. Les raisons du départ sont en partie économiques : Bernanos
doit faire vivre une nombreuse famille ; il tentera une vie de fazendero
au Brésil, s’installant avec plus ou moins de succès, dans plusieurs
régions des états de Rio de Janeiro et Minas Gerais. Artaud, « laissé
matériellement et socialement sur le flan » (lettre à Paulhan, 19-7-35)
par le théâtre, cherche à trouver « une utilité sociale » en partant au
Mexique où il survivra grâce à des conférences et des articles et au
soutien d’intellectuels mexicains. Mais tous deux ont une ambition
bien plus grande.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 473

Bernanos nourrit le rêve de fonder une « nouvelle France »,


comme Villegagnon eut celui de fonder « la France Antarctique » ; il
trouva dans l’exemple de la colonie suisse et allemande de Novo Fri-
burgo un encouragement : « mon idée d’une colonie française, ou du
moins d’un vrai village français d’ancienne France, de chrétienté fran-
çaise, s’impose un peu plus à moi chaque jour. Les Allemands ont fait
quelque chose de semblable, mais avec une énorme vulgarité ».
L’errance et les difficultés financières entravèrent ce projet. Artaud,
ayant entendu parler d’un mouvement en faveur « d’un retour à la ci-
vilisation d’avant Cortez », et doutant que « ce mouvement ait cons-
cience de la magie qu’il recherche », veut l’aider en allant exposer son
idée essentielle de culture et celle d’un théâtre dont le « manas peut
mettre l’esprit immédiatement dans l’attitude de réceptivité la plus
haute, de réceptivité totale et lui permettre de réagir dans le sens le
plus digne, le plus élevé, mais aussi le plus pénétrant et le plus fin »
(id.).
[280]

Le rejet d’une civilisation

À côté de ce type de motivation vocationnelle, s’expriment avec la


même force des motifs contestataires. Ainsi, Artaud, dans une visée
de critique politique, avait-il dès 1932 proposé comme premier spec-
tacle pour son « Théâtre de la cruauté », une pièce intitulée La con-
quête du Mexique, sujet qu’il avait choisi « à cause de son actualité et
pour toutes les allusions qu’il permet à des problèmes d’intérêt vital
pour l’Europe et pour le monde ». D’un point de vue historique, la
pièce devait poser un certain nombre de questions. Celle de la coloni-
sation : « Elle fait revivre de façon brutale, implacable, sanglante, la
fatuité toujours vivace de l’Europe. Elle permet de dégonfler l’idée
qu’elle a de sa propre supériorité ». Celle « du droit qu’un continent
croit avoir d’en asservir un autre » ; celle « de la supériorité, réelle
celle-là, de certaines races sur d’autres… la filiation interne qui relie
le génie d’une race à des formes de civilisation ».
Il s’en prend aussi directement aux idéologies qui fleurissent sur
fond de décadence culturelle, particulièrement l’humanisme : « Les
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 474

crises d’humanisme, avec un remarquable parallélisme, correspondent


toujours aux crises de la civilisation. La coïncidence, il faut bien le
dire, est étrange. Quand l’état de la civilisation est déjà désespéré, que
l’idée de culture est en voie de totale régression, les hommes, alors, se
mettent à parler d’humanisme, comme si l’homme avait pouvoir
d’échapper à la Nature, comme si l’anarchie dominante n’avait eu
avant tout pour cause cette idée étriquée et avilissante de l’homme
qui, à travers les siècles, n’a cessé de se camoufler sous le terme
d’humanisme : de l’humanisme de la Renaissance à l’humanisme ma-
térialiste d’aujourd’hui... Ce moment est toujours celui où se propage
le culte d’une faculté spécifiquement humaine : la raison, et où le
double point de vue de la morale et de la psychologie humaine étend
ses cruautés en tout sens... Le point de vue matérialiste qui cherche à
faire de la raison humaine une sorte de patron universel n’aboutit qu’à
un asservissement, l’asservissement de l’homme devant la Nature, car
l’homme se fait l’esclave de sa propre morale et le prisonnier des ta-
bous qu’il a lui-même créé... À son tour, cette conception morale de la
nature et de la vie - selon laquelle l’homme sent en lui-même sa
propre vie comme distincte de la Nature - correspond à une idée dua-
liste des choses. Et l’on a toujours vu naître l’humanisme aux époques
qui séparaient l’esprit de la matière et la conscience de la vie. Pareille
conception est européenne. Le monde blanc s’est toujours, à travers
les siècles, fait une spécialité de cette particularisation » (p. 681).
La critique se double d’un rejet du progrès, de la science et de la
technique : « Et là où les progrès matériels, où les conquêtes d’une
perfection tout extérieure, à laquelle notre cœur ni notre corps
d’homme ne sont parvenus à participer, là où tout ce qui s’appuie,
s’affine sur des commodités, à l’exclusion de tout progrès intérieur, on
peut dire que la vraie culture a cessé de se développer. À mesure que
nos progrès se développent, que notre emprise sur la nature extérieure
nous gagne des déserts qu’on peut mesurer, on dirait que le ciel nous
échappe et l’expression n’est pas une image sans conséquence pour la
réalité » (p. 678). Car la science mène à la catastrophe : « L’Espagne
est en feu, l’Allemagne et l’Italie sont la proie d’un ordre singulier »
(p. 657). Dans ce mouvement, Artaud s’en prend aux idéologies, au
capitalisme, à la propagande, au marxisme : « Il y a une manière
d’entrer dans le temps, sans se vendre aux puissances du temps, sans
prostituer ses forces d’action aux mots d’ordre de propagande :
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 475

‘guerre à la guerre, front commun, front unitaire, front unique, guerre


au fascisme, front anti-impérialiste, contre le fascisme et la guerre,
lutte des classes, classe pour classe, classe contre classe, etc., etc.’. Il
y a des idoles d’abêtissement qui servent au jargon de propagande. La
propagande est la prostitution de l’action, les intellectuels qui font de
la littérature de propagande sont des cadavres perdus pour la force de
leur propre action » (p. 691). « Le matérialisme historique et dialec-
tique est une invention de la conscience européenne. Entre le vrai
mouvement de l’histoire et le marxisme il y a une espèce de dialec-
tique humaine qui ne concorde pas avec les [281] faits. Et nous pen-
sons que, depuis quatre cents ans, la conscience européenne vit sur
une immense erreur de fait. Ce fait est la conception rationaliste du
monde qui dans son application à notre vie de tous les jours dans le
monde donne ce que j’appellerai la conscience séparée » (p. 693).
Le même écho s’entend dans les diatribes de Bernanos, plus orien-
tées vers les évènements historiques récents et les situations politiques
concrètes. Critique de l’économisme, du progrès, de la technique :
« Ne prostituez pas le mot progrès. Jamais un système n’a été plus
fermé que celui-ci, n’a offert moins de perspectives de transforma-
tions, de changement et les catastrophes qui s’y succèdent, avec une
régularité monotone, n’ont précisément ce caractère de gravité que
parce qu’elles s’y passent en vase clos. Qu’il s’intitule capitaliste ou
socialiste, ce monde s’est fondé sur une certaine conception de
l’homme, commune aux économistes anglais du 18e siècle, comme à
Marx et à Lénine. On a dit parfois de l’homme qu’il était un animal
religieux. Le système l’a défini une fois pour toutes un animal écono-
mique, non seulement l’esclave, mais l’objet, la matière presque
inerte, irresponsable, du déterminisme économique, et sans espoir de
s’en affranchir, puisqu’il ne connaît d’autre mobile certain que
l’intérêt, le profit...Ainsi, le progrès n’est plus dans l’homme, il est
dans la technique, dans le perfectionnement des méthodes capables de
permettre une utilisation chaque jour plus efficace du matériel hu-
main » (p. 981). « Le monde moderne est tombé entre les mains des
techniciens. Les techniciens faisaient les expériences, mais c’étaient
les véritables maîtres du monde moderne, les tout-puissants contrô-
leurs des marchés du blé, du fer, de la houille ou eu pétrole, qui, sur
toute la surface du globe, finançaient les techniciens de la révolution
noire, blanche ou rouge. Ambitieuse d’organiser la vie, la technique
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 476

n’a réussi qu’à organiser la plus grande, la plus prodigieuse entreprise


de destruction des valeurs spirituelles et des biens matériels que
l’histoire ait jamais connue. C’est qu’on n’essaie pas impunément de
substituer la technique à la vie. La Technique n’est pas la Vie » (p.
445).
Les constats communs qui entraînent des postures similaires, rapi-
dement ébauchées ici, sont à la base du désir de se tourner vers
l’Amérique latine et s’y rendre. Le raisonnement obéit à un même
schéma : faillite et contamination de l’Europe et de la France ; il faut
fuir la civilisation européenne, rechercher ailleurs les moyens d’une
expression d’une liberté, d’une identité ou d’une salvation person-
nelles. Artaud : « La culture rationaliste de l’Europe a fait faillite et je
suis venu sur la terre du Mexique chercher les bases d’une culture
magique qui peut encore jaillir du sol indien » » (p. 656). « Je suis
venu au Mexique pour fuir la civilisation européenne, issue de sept ou
huit siècles de culture bourgeoise, et par haine de cette civilisation et
de cette culture (p. 733). Bernanos : « J’ai quitté mon pays en 1938, je
l’ai quitté librement... J’ai quitté mon pays parce que la vérité y était
devenue stérile, parce qu’une parole libre y était aussitôt étouffée »,
pour lui 1’ « expérience d’Espagne a été l’évènement capital de ma
vie. J’y ai vu de près le dessous de la Croisade espagnole et
l’épuration franquiste. J’ai pu observer à quelle profondeur le poison
totalitaire avait corrompu les consciences catholiques et jusqu’aux
consciences sacerdotales. ... (en France) La déroute des consciences y
faisait prévoir celle des armées. J’ai quitté presque aussitôt mon pays.
Il n’était plus possible à un homme libre d’y écrire, ou même seule-
ment d’y respirer » (p. 968).
Ces refus du monde contemporain et ces aspirations à trouver un
autre monde, correspondent aussi à une recherche d’authenticité et de
vérité que chacun atteindra par des voies différentes sur lesquelles il
faudra revenir. Ils suggèrent pour l’instant deux remarques. Bien que
la tonalité identitaire amenant à valoriser l’ailleurs soit plus marquée
dans discours de Bernanos que dans celui d’Artaud, on est bien en
présence, dans les deux discours, d’une attirance et d’un appel que
fonde le rejet de la culture d’appartenance, altérée par le mouvement
de l’histoire. Ce qui met bien en évidence le processus que l’on a pos-
tulé, à la suite de Todorov, au fondement de la [282] construction de
l’image positive de l’autre. À une nuance près : inversement à
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 477

l’interprétation de Todorov et comme nous le verrons, l’attrait pour


l’autre ne répond pas, ou pas seulement, à une fascination exotique.
Une autre remarque s’impose : les thématiques de la critique du soi
collectif européen ainsi faite, ont des accents qui anticipent sur des
discours plus contemporains. Ce phénomène a à voir avec le rôle de
l’imaginaire dans la formation des représentations sociales. Pour le
montrer je m’appuierai à nouveau sur Durand.

LA TOPIQUE SOCIOCULTURELLE
DE L’IMAGINAIRE

Ce dernier propose sous l’expression de « topique socioculturelle


de l’imaginaire », un schéma d’analyse des productions imaginaires et
de leur transformation, ou plutôt leur transmutation, dans la société et
dans le temps. Utilisant la notion de topique qui permet de figurer
l’articulation des éléments d’un ensemble complexe. Durand (1994) a
élaboré un diagramme dont je vais brièvement résumer les termes.
L’ensemble des productions et qualités de l’imaginaire est distri-
bué dans un cercle divisé horizontalement en trois « tranches » (appa-
rentées aux trois instances de la seconde topique freudienne, ça, moi,
surmoi), et verticalement en deux hémisphères qui renvoient aux con-
tradictions de la société. En allant du bas vers le haut du diagramme,
la première tranche horizontale correspond au domaine des représen-
tations imaginaires inconscientes (le ça culturel), des schèmes arché-
typiques qui épousent les formes des images symboliques portées par
l’environnement. Cette zone est à rapprocher de la conception du
magma élaborée par Castoriadis (1975). La seconde, apparentée au
moi social, comporte le système de rôles du jeu social, définis par les
divers types de stratification sociale (en classes, castes, genre, âge,
etc.). Ce système est divisé, de part et d’autre de l’axe vertical, en
rôles valorisés qui sont institutionnalisés et rigidement codifiés, et en
rôles marginalisés peu structurés, dispersés dans un underground, et
constituant un ferment du changement social. Enfin la tranche supé-
rieure (assimilée au surmoi de la société) comporte les représentations
structurées, par rationalisation, en systèmes de pensée.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 478

Ce modèle introduit la dimension temporelle, par un parcours de la


circonférence qui permet de suivre l’évolution des productions imagi-
naires. « C’est donc dans un parcours temporel que les contenus ima-
ginaires (rêves, désirs, mythes, etc.) d’une société naissent en un ruis-
sellement confus mais important, se consolident en se ‘théâtralisant’
en des emplois ‘actanciels’ positifs ou négatifs, qui reçoivent leur
structure et leur valeur de ‘confluences’ sociales diverses (appuis poli-
tiques, économiques, militaires, etc.) pour finalement se rationaliser,
donc perdre leur spontanéité mythogénique, en des édifices philoso-
phiques, des idéologies et des codifications » (p. 63).
Il vaut la peine ici de retenir, outre l’ébauche d’une structuration
progressive dans le temps des formes de l’imaginaire en représenta-
tions sociales, l’importance accordée aux « rôles marginalisés » dans
le changement social et la production de nouveaux « mythes direc-
teurs » qui seront ultérieurement repris et consolidés par la pensée so-
ciale. Cela s’applique directement à nos deux auteurs qui, à l’époque
qui nous intéresse, occupaient une position marginale dans l’espace
culturel, à la fois francs-tireurs, scandaleux, imprécateurs et doctri-
naires. Artaud en raison de sa folie et de son tempérament qui associé
à la « violence, au scandale, aux affrontements publics de toute
sorte », à ses « véhémentes polémiques », le voue à « l’hostilité pu-
blique » (Grossmann, 2004). Bernanos, en raison de ses contradic-
tions : une ferveur catholique anomique - il était à la fois chrétien
convaincu et détracteur de l’Église et ses institutions, « son corps in-
firme » (son livre « Les grands cimetières sous la lune » lui a valu une
menace d’excommunication) -, des itinéraires politiques chaotiques -
il avait été camelot du Roi à l’Action française, avant de renier toutes
les droites et défendre la liberté, sinon la démocratie -, [283] un enga-
gement national paradoxal - il défendait un patriotisme « tradition-
nel », contre le nationalisme. Tous deux, romancier ou dramaturge et
poète, ils avaient des talents multiples (essayistes, journalistes, polé-
mistes, conférenciers) qui les libéraient de toute allégeance à une
école littéraire ou à un genre artistique (Artaud fut aussi acteur et ci-
néaste). Cette marginalité fait qu’ils occupent, dans la « topique socio-
culturelle de l’imaginaire » une place propice à la production de re-
présentations traduisant les malaises et potentialités propres à une pé-
riode historique. Cela explique que leur discours ait à ce point préfigu-
ré et anticipé celui de la postmodernité, sa contestation du rationa-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 479

lisme, du dualisme, ses révoltes contre la société de consommation,


ses dénonciations des grandes narrations.

Deux cheminements, deux attitudes

Le rapport avec la société de leur pays d’accueil introduit une pre-


mière différence entre nos auteurs. Bernanos cherche une implantation
stable pour réaliser un projet professionnel d’élevage et d’agriculture
permettant de sustenter une famille nombreuse, même s’il n’a cessé à
aucun moment d’écrire et de publier dans la presse brésilienne, ou de
faire des conférences. Il n’avait pas préparé son voyage, avait d’abord
tenté de s’établir au Paraguay qu’il quitte au bout de quatre jours et en
Argentine. « Mais si le Brésil s’impose, c’est d’abord parce que le
coût de la vie, moins élevé qu’en Argentine lui permet d’envisager
l’achat de terres et de bétail » (La plaque, 2001). Donc, aucune fasci-
nation pour l’exotique, aucune recherche ni attitude de type ethnolo-
gique. Mais d’emblée une installation dans la société brésilienne, une
adhésion au pays. Plus, accueilli avec chaleur et respect, il noue des
amitiés profondes avec des représentants de milieu intellectuel et de la
haute société de Rio de Janeiro. Les protestations d’attachement qu’il
exprime, par lettre ou dans des articles de presse témoignent de rela-
tions étroites avec l'élite carioca 70. Dans ses adresses, on sent moins
un mouvement vers une rencontre de l’autre qu’une adhésion à l’autre
et une identification de l’autre à soi. Cette attitude va orienter profon-
dément son attachement au Brésil et son regard : « L’idée de quitter le
Brésil sans retour ne me vient plus maintenant. Il y a désormais
comme un pacte entre votre pays et mon âme, l’amitié que je lui porte
est une chose scellée » (p. 1940). « Le Brésil n’est pas pour moi
l’hôtel somptueux presque anonyme où j’ai déposé ma valise en at-
tendant de reprendre la mer et de rentrer chez moi : c’est mon foyer,

70 Quelques noms : V. de Mello Franco, homme d’État, chef de l’opposition au


dictateur G. Vargas ; R. Femandes, futur ministre des Affaires étrangères ; J.
De Lima, écrivain ; A. De Athayde, journaliste ; F Schimt, poète, G. França
de Lima, académicien, etc.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 480

c’est ma maison, mais ne je me crois pas encore le droit de le lui dire,


je me sens trop son obligé pour mériter d’être cru » (p. 1942).
La constellation est tout autre pour Artaud. Nous l’avons vu, son
intérêt pour le Mexique est ancien et son désir d’y aller exclusif.
Même si la question alimentaire a joué un rôle, son voyage dont il sent
« l’urgente nécessité » est conçu comme une mission d’étude autant
que d’aide. Il le prépare soigneusement travaillant avec des anthropo-
logues 71. Son but répond à une recherche magique, mythique et mys-
tique : « d’autre part, il ne paraît pas mauvais pour nous autres ici que
quelqu’un aille prospecter ce qu’il peut rester au Mexique d’un natu-
ralisme en pleine magie, d’une sorte d’efficacité naturelle répandue ça
et là dans la statuaire des temples, leurs formes, leurs hiéroglyphes, et
surtout dans les sous-sols de la terre et dans les avenues encore mou-
vante de l’air. Rien de tel que de se retremper dans un pays, pour en
retirer les vestiges mouvants et pour humer directement sa force. Or je
crois qu’au Mexique il y a encore des forces [284] qui bouent et gê-
nent le sang des Indiens » (p. 660). « C’est peut-être une idée baroque
pour un Européen, que d’aller rechercher au Mexique les bases vi-
vantes d’une culture dont la notion semble s’effriter ici ; mais j’avoue
que cette idée m’obsède ; il y a au Mexique liée au sol, perdue dans
les coulées de lave volcaniques, vibrante dans le sang indien, la réalité
magique d’une culture dont il faudrait peu de chose sans doute pour
rallumer matériellement les feux » (p. 677). « Il n’y a plus depuis
longtemps en Europe de mythes auxquels les collectivités puissent
croire. Nous en sommes tous à épier la naissance d’un Mythe valable
et collectif. Et je pense que le Mexique tel qu’il renaît pourra nous
réapprendre à vivifier ces Mythes. Car lui aussi épie les Mythes qui
sont en train de ressusciter. Mais à l’inverse de ce qui se produit chez
nous, il n’a pas eu le temps de voir mourir ses vieux Mythes » (p.
678).
Artaud fut également très bien reçu par les intellectuels de Mexico
qui appuyèrent ses démarches, organisèrent ses conférences, lui ouvri-
rent les colonnes des journaux et revues pour des articles qu’ils ont

71 II a été en contact avec P. Rivet, titulaire de la chaire d’Anthropologie du


Muséum d’Histoire Naturelle, et son élève, R. Ricard, pionnier dans
l’anthropologie du Mexique.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 481

archivés 72. « Ma vie ici est un miracle... je l’obtiens (l’aide) ici du


gouvernement, de groupements divers, de l’Université, etc. etc. pour
poursuivre mon voyage, m’enfoncer à l’intérieur du Mexique... On me
conduit et on me garde. Voilà ce que je peux dire. J’ai eu
d’épouvantables ennuis matériels, ils n’ont pas duré très longtemps et
j’en ai été tiré par un concours de circonstances qui démontre la pré-
sence d’une force active et vigilante autour de moi... Le Mexique est
un pays étonnant : il tient des forces en réserves et il les tient si l’on
peut dire à nu. Je ne me suis certes pas trompé en cherchant à venir
ici. Seulement voilà - et comme partout - il y a le monde officiel et
l’autre. Mais l’autre est tellement fort que le monde officiel lui-même
en est bouleversé » (p. 663).
La solidarité des pairs ne suffit pas à faire accepter une bourgeoisie
blanche ou métisse, coupable du destin réservé aux Indiens. « La poli-
tique du gouvernement n’est pas ‘indianiste’, je veux dire qu’elle n’est
pas d’esprit indien. Elle n’est pas non plus pro-indienne quoi que les
journaux racontent. Le Mexique ne cherche pas à devenir ou à rede-
venir indien. Simplement le gouvernement du Mexique protège les
Indiens en tant qu’hommes, il ne les défend pas en tant qu’indiens.
Depuis la Révolution l’Indien a cessé d’être le paria du Mexique, mais
c’est tout. On ne lui a pas fait une place à part. Je dirai même plus : on
ne protège pas ses rites ; on se contente de respecter ses mœurs ; ce
n’est pas la même chose. Et bien qu’officiellement le préjugé de race
soit combattu, il y a un état d’esprit plus ou moins conscient, mais gé-
néral qui veut que les Indiens soient encore de race inférieure. On
continue tout de même à prendre les Indiens pour des sauvages » (p.
665). Et de fustiger une action en faveur des Indiens qui, soumise au
modèle marxiste, reproduit les erreurs des européens : « On considère
la masse Indienne comme inculte et le mouvement qui domine au
Mexique est d’élever les Indiens incultes jusqu’à une notion occiden-
tale de la culture, jusqu’aux bienfaits (sinistres) de la civilisation. Il y
a les Maîtres d’École, ce que l’on appelle ici Les Ruraux, qui vont de-
vant les masses Indiennes prêcher l’Évangile de Karl Marx. Mais de-

72 L’écrivain L. Cardoza y Aragon rechercha et rassembla ses publications


qu’il publia en 1962 en un volume intitulé Mexico. Ces textes dont l’original
français était perdu ont servi de base aux Messages révolutionnaires, dont le
titre avait été annoncé dès 1936 par Artaud et qu’ont traduits M. Dézon et P.
Sollers.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 482

vant l’Évangile de Karl Marx les masses indiennes soi- disant incultes
sont dans l’état d’esprit de Moctezuma en face des prêches enfantins
de Cortès. À travers quatre siècles la même éternelle erreur blanche
n’a pas cessé de se propager » (p. 666).
De sorte que lors de ses premiers contacts avec le Mexique, Artaud
est déconcerté par le cours pris par ce qu’il croyait être la révolution
indianiste et déçu par l’influence du marxisme. Il parle, dans ses con-
férences, de la « fantasmagorie » entretenue en Europe : « En un mot,
on [285] croit que la révolution mexicaine est une révolution de l’âme
indigène, une révolution pour reconquérir l’âme indigène, telle qu’elle
était avant Cortès. Or il ne me semble pas que la jeunesse révolution-
naire du Mexique se soucie beaucoup de l’âme indigène. Et voici bien
où surgit le drame. Je rêvais en venant au Mexique d’une alliance
entre jeunesse française et jeunesse mexicaine en vue de réaliser un
effort culturel unique, mais cette alliance ne paraît pas possible tant
que la jeunesse mexicaine restera uniquement marxiste » (p. 709). Il
se consacre alors totalement à son projet d’exploration de « la culture
éternelle » du Mexique, dans une visée de découverte de l’Autre au-
thentique et de partage de son univers de croyances, de religion, de
mythes et de sa culture de la Vie et son image de l’Homme. « Je suis
venu au Mexique prendre contact avec la terre Rouge. C’est l’âme
séparée, l’âme originelle du Mexique qui par-dessus tout m’intéresse,
mais avant de me confronter à elle et pour être assuré d’en toucher le
fond, je veux étudier sous tous ses aspects la vie réelle du Mexique »
(p. 720). Cette ouverture à l’Autre suppose une identification. Et ses
pérégrinations dans les lointaines des Tarahumaras représenteront une
véritable fusion avec le peuple rouge, jusqu’à transfigurer sa folie.
Notons qu’à cette occasion Artaud va s’autoriser à libérer son ima-
ginaire : « Je connais presque tout ce qu’enseigne l’Histoire sur les
diverses races du Mexique et j’avoue m’être permis de rêver en poète
sur ce qu’elle n’enseigne pas. Entre les faits historiques connus et la
vie réelle de l’âme mexicaine il y a une marge immense où
l’imagination - j’oserai même dire l’intuition personnelle - peut se
donner libre cours. J’ai donc mon idée sur la culture maya, sur la cul-
ture toltèque, sur la culture zapotèque ; et ce qui m’intéresse mainte-
nant est de retrouver dans le Mexique actuel l’âme perdue de ces cul-
tures et leur survivance aussi bien dans le mode de vie des peuples
que de ceux qui les gouvernent » (p. 720). Un véritable discours de
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 483

l’imaginaire est revendiqué comme tel. Commentant son hypothèse


d’une résurrection des Dieux de la mythologie maya toltèque, il aver-
tit : « et si l’on trouve tout cela fantasque, absurde, fantaisiste, imagi-
naire, et irraisonné, que l’on n’oublie pas que j’ai pris soin de dire au
début de ce rêve que je rêvais... Je sais que pour un savant indianiste
tout cela n’est que verbiage et poésie, mais pour un savant quel qu’il
soit la vraie poésie n’est que verbiage et c’est d’ailleurs ce qui sépare
tout vrai savant d’avec la vie » (p. 679).
Rien de tel chez Bernanos qui dans les témoignages écrits qu’il a
laissés de sa relation avec ses amis ou avec des personnes de son en-
tourage immédiat, garde le ton de la rationalité dans un discours dont
l’inspiration reste morale sinon moralisatrice et doctrinaire, malgré les
fulgurances poétiques de son style. Gardant ses distances, réaffirmant
sas cesse une identification à la France, il emprunte le langage de
l’amour pour dire sa compréhension et son rapprochement. « Les pro-
testations de fidélité ne vous sont que trop familières... Vous savez
depuis longtemps, vous savez un peu mieux chaque jour tout ce qui
peut se dissimuler d’incompréhension et d’injustice dans la flatterie
conventionnelle à votre ville, à votre mer, à votre ciel, à vos plages. Je
ne dis pas que vous êtes un peuple méconnu, je dis que vous êtes un
peu méconnus de la pire espèce de méconnaissance, une méconnais-
sance tranquille et béate, une indifférence cordiale et condescendante
qui se prend pour de la sympathie... » (p. 689). Sa conception des rela-
tions entre les représentants de la France et du Brésil ressort dans les
éloges funèbres. Dans celui d’A. Mello Franco : « Ces hommes nous
sont restés fidèles, d’une fidélité dépouillée de tout parti pris, d’une
fidélité pure, ils sont restés fidèles à notre Raison. Oui, ils nous ont, à
cette minute solennelle, jugés selon notre Raison, pesés dans notre
propre balance » (p. 828) ; dans celui de Georges Dumas, psycho-
logue français qui a fait de longs séjours au Brésil : » (il) a aimé le
Brésil comme sait aimer un Français resté digne de la plus haute tradi-
tion de sa race, le respect religieux de l’effort humain. Il savait que
Rio de Janeiro est une arche merveilleuse ouverte sur un horizon nu et
sévère, le seuil paradisiaque d’un monde qui fait lui- même sa gran-
deur et souffre patiemment pour elle » (p. 1122).
[286]
La différence d’attitude n’empêche pas que les deux auteurs se re-
joignent dans l’insistance sur quelques thèmes fondamentaux qu’ils
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 484

développent avec des nuances variables : l’importance du mélange des


« races », le peuple et la nature.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 485

Un thème commun : le mélange des races

Pour Artaud, le mélange des races est uniquement rapporté aux


peuples indigènes et aux créoles. Pas de référence à la population
d’origine hispanique, à ce qu’il appelle « le blanc » qui « au Mexique
comme ailleurs a perverti la race » (p. 1672). « Il y a au Mexique un
invraisemblable mélange de races : Indiens avec Indiens, Mayas avec
Aztèques, Aztèques avec Zapotèques, Zapotèques avec Tarasques,
Tarasques avec Totonaques, Totonaques avec Otomis, Otomis avec
Huaxtèques, Huaxtèques avec Zacatèques, Zacatèques avec Kakchi-
quels, Kakchiquels avec Créoles, Créoles avec métis de Créoles, métis
de Créoles avec Vaquis, Vaquis ave Ki-Ka-Pus, Ki-Ka-Pus avec Rien
du Tout, et c’est quand le Rien est atteint qu’interviennent les Séris
irréductibles, les Tarahumaras végétariens, et les Lacandons qui ne
sont plus que 300 et qui meurent pour ne pas assister à la domination
elle-même condamnée des Blancs. Toutes ces races bouent, je dis
bouent, se ramassent sur elles-mêmes et meurent. Il y a de la révolte et
de l’abandon, de la résignation et de la rébellion. Il y en a qui cou-
chent avec leur mère pour ne pas coucher avec les blanches, mais les
Mères devenues stériles ont cessé d’alimenter la race, et la race s’en
va dans un pays où la Mère de tout le monde veille à ce que ses fils
gardent toujours un peso sur eux » (p. 665). Dans un raccourci im-
pressionnant et non sans humour, ce texte témoigne d’une connais-
sance aiguë de l’expérience indienne sous l’oppression des blancs,
d’une intuition d’une dynamique de survie en quelque sorte intempo-
relle, en même temps qu’il affirme une solidarité avec le peuple indien
et sa culture, fait sentir sa souffrance. Cette fresque est aussi une con-
séquence directe de la théorie de l’unicité de la culture indienne dé-
fendue par Artaud : « Le Mexique possède un secret de culture que les
anciens Mexicains lui ont légué. Au contraire de la culture moderne
de l’Europe qui est arrivée à une pulvérisation insensée de formes et
d’aspects, la culture éternelle du Mexique possède un aspect unique »
(p. 718). Cette énumération d’alliances ethniques, qui est toute une
thèse, montre que l’image de l’Autre, pour empathique qu’elle soit,
reste modelée par une représentation, qui forme l’horizon de son ap-
préhension.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 486

Artaud assigne un rôle historique au mélange des races : « Le


Mexique, ce précipité de races innombrables, apparaît comme le creu-
set de l’Histoire » (p. 718). Vision que l’on retrouve, de manière plus
accentuée, chez Bernanos qui attribue au métissage l’originalité et la
grandeur exemplaires du Brésil dont le « peuple formé de tant de
races, chargé d’autant d’hérédités diverses, parfois ennemies, mais
sera certainement, au terme de sa lente évolution, l’un des plus origi-
naux et des plus riches d’humanité de toute l’histoire » (p. 1123).
Cette identité est posée en contrepoint aux méfaits de la civilisation
occidentale, antienne reprise alors dans le contexte de relations ra-
ciales : « Dans l’histoire de l’Amérique dite latine et sans doute dans
l’histoire du monde, vous êtes, en effet, une expérience raciale unique.
Votre peuple est né, s’est formé, se forme encore sans le signe de la
contradiction, et c’est là, d’ailleurs un signe commun aux grandes ex-
périences humaines. Il est possible que cette expérience échoue. La
civilisation des machines, dont le génie égalitaire n’arrête pas de tout
niveler, cherchera sans doute à vous mettre coûte que coûte à la me-
sure commune, fût-ce au risque de vous détruire. La civilisation des
machines, en effet, s’efforce de créer un type inférieur d’homme
blanc, robuste, actif, pratique, optimiste, un type universel, rigoureu-
sement interchangeable, adaptable à n’importe quelle besogne, fait
exclusivement pour construire et acheter, acheter et construire des
machines, sur un rythme sans cesse accéléré. C’est dans une aveugle
foi en lui-même, en sa propre efficience, qu’un homme si borné devra
trouver les ressources nécessaires à son activité débordante. [287]
Nous sommes ainsi menacés d’un racisme élémentaire, positif et réa-
liste, basé sur la notion du progrès, dans une conception technique du
progrès, mille fois plus impitoyable que n’importe laquelle des mys-
tiques qui ont ensanglanté les siècles. Pour cette espèce d’homme,
chers amis, non moins que pour le système dont la discipline est le
principe et l’uniformité la règle, vous êtes « différents », c’est-à-dire
ennemis. Je souhaite que vous preniez chaque jour plus conscience de
ces différences, je souhaite que vous les mainteniez et les développiez.
Elles sont le gage de votre avenir. Car la nature est inégalité, diversité,
contradiction. L’immense entreprise de « rationaliser » notre espèce
comme on rationalise la production n’aboutira qu’à la confusion, à la
guerre, à une destruction généralisée, qui épargnera seulement les
peuples en apparence moins évolués ou plus fragiles, mais qui seront
restés en dehors du troupeau » (p. 690).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 487

Mais curieusement Bernanos va trouver un moyen rhétorique pour


réintroduire, dominant celle du Brésil, la grandeur d’une France mo-
dèle : « Le prestige de la France au Brésil tient à beaucoup de choses,
mais il est d’abord étroitement lié à un épisode capital de sa formation
historique, à un drame de sa conscience nationale. Cet épisode capital,
ce drame de la conscience nationale, a été l’avènement du métis. Le
monde doit au Brésil une expérience sociale vraiment unique, au
moins par sa réussite et son ampleur. La signification universelle de
cette expérience ne devrait échapper à personne. Il est vrai qu’elle
n’est pas encore achevée, mais tout homme de bon sens sait parfaite-
ment qu’elle n’échouera pas, qu’elle ne peut déjà plus échouer. La
nation brésilienne existe dès maintenant grâce au mélange de sang
noir, indien et européen. Le type racial ainsi créé, en dépit de difficul-
tés immenses, est d’une originalité singulière, profondément émou-
vante. Le problème du métis ne se pose donc plus là-bas, mais il s’y
est jadis posé. On sait qu’au début du dernier siècle, en 1824, le Brésil
s’est pour toujours séparé du Portugal. En ces temps lointains, les mé-
tis se distinguaient déjà par une vivacité d’intelligence et une activité
très remarquables, mais les opulents propriétaires des fazendas, les
maîtres du sucre et du café, bien qu’ils fissent volontiers instruire
leurs enfants naturels, se désintéressaient de leur avenir, en sorte que
ces malheureux ne pouvaient guère prétendre qu’à des emplois subal-
ternes. La libération du Brésil fut donc aussi la libération des mu-
lâtres. Malheureusement, s’ils avaient, d’un seul coup, conquis leur
place dans l’administration, dans la littérature et dans l’art, ils res-
taient en marge de la société. Le mulâtre est toujours un grand ner-
veux, le complexe d’infériorité prend facilement chez lui un caractère
nettement pathologique et suicidaire. Toute la littérature brésilienne
exprime ce complexe d’une manière ou d’une autre, avec une sincérité
poignante. Hé bien, pendant cent siècles et plus, à ces millions
d’hommes avides de savoir, avides de se racheter par le savoir, la
France a fourni, au sens exact du mot, des raisons de vivre. Ils avaient
reçu notre culture, ils avaient pleinement conscience de sa supériorité
sur la culture portugaise, cette supériorité les consolait de tout, elle
était leur titre, leur privilège, leur liberté, leur dignité, leur honneur. Ils
jouissaient de la crainte superstitieuse que les idées françaises inspi-
raient à une société dont ils souffraient les méfiances et les mépris.
N’étaient-ils pas, eux, d’accord avec la France ? La France n’était-elle
pas toujours la plus éclairée des nations ? Ils se disaient cela chaque
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 488

fois qu’ils doutaient d’eux-mêmes, ils le répétaient à leurs femmes, à


leurs fils. Ainsi s’est créée une tradition dont les racines sont assuré-
ment beaucoup plus profondes que celles de l’hispanidad dans les
pays de langue espagnole » (p. 1225). Là aussi un cadre
d’appréhension personnel donne, sous l’apparence ‘objective’ du récit
historique, un sens particulier à la reconnaissance d’une particularité
dont on encense la vertu et les qualités, présentes et futures. Le récit
devient l’occasion d’affirmer la supériorité, sur les nations colonisa-
trices, d’une France, libératrice par ses idées ; « Vous savez qu’à un
monde de violence et d’injustice, au monde de la bombe atomique, on
ne saurait déjà plus rien opposer que la révolte des consciences, du
plus grand nombre de consciences possibles. Ce que vous attendez de
[288] nous - comme aussi beaucoup d’autres hommes en beaucoup de
lieux sur la terre - ce sont les idées libératrices qui porteront partout le
signal de l’insurrection de l’esprit » (. Lorsque nous aurons - à Dieu
ne plaise - déçu cet espoir, nous ne mériterons plus de porter le nom
de nos pères, nous ne mériterons plus d’être appelés Français » (p.
1123). Nouvelle manière de rapporter l’autre à soi, tout en le célé-
brant.

LA MYTHISATION DU PEUPLE

Dans ces développements, deux caractéristiques sont à souligner.


D’une part, la globalité des points de vue qui désignent des peuples,
des types d’homme, peu de personnages concrets. Cela se comprend si
l’on se rappelle que le territoire de l’Autre est avant tout lieu de pro-
jection où l’on cherche à incarner des valeurs. Phénomène flagrant
chez Artaud venu au Mexique « pour chercher une nouvelle idée de
l’homme » (p. 718), mais dont des traces se trouvent chez Bernanos, à
travers l’exaltation de qualités morales des brésiliens : « Le peuple
brésilien, auquel incombe aujourd’hui - de toute évidence - la mission
de maintenir coûte que coûte, contre la double barbarie militaire et
polytechnique (elles finissent toujours par se confondre et travailler de
concert), la tradition, les mœurs et le vocabulaire de l'Antique Chré-
tienté, que les autres nations de l’hémisphère sacrifient à
l’américanisme ou à l’Hispanisme » (p. 829).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 489

D’autre part, une tendance à mythifier ce qui caractérise les pays, à


savoir leur peuple et leur nature. En ce qui concerne les peuples, la
représentation que les deux auteurs partagent concernant le lien entre
le type de culture ou de civilisation et le type d’homme qu’elles secrè-
tent, les conduit dans un même mouvement à stigmatiser, comme pro-
duits corrompus d’une civilisation maléfique, « la race blanche » ou
« l’homme blanc », exemplifiés par l’européen rationnel, massifié,
soumis aux influences américaines et à glorifier l’homme dont la cou-
leur montre son enracinement dans un autre monde. « L’homme
rouge » est, pour Artaud, doté de vertus de l’intégrité, de la force, de
la lucidité : « La race là-bas s’est conservée aux deux tiers pure et elle
est pour un tiers mélangée. D’un côté, douze millions d’indiens sont là
et ils attendent. De l’autre, cinq millions de métis espagnols qui pos-
sèdent la terre et les privilèges disposent des richesses du pays ; et ils
en tiennent toutes les commandes. Mais les douze millions d’indiens
sont terriblement forts. Ils sont patients. Ils ont la force du silence.
Leur patience est millénaire, et le silence des Indiens est un silence
terriblement éloquent. Nous nous attacherons à décrire ce silence, et à
dire tout ce qu’il peut cacher de conscience et de lucidité. Un jour qui
est proche, les cinq millions de métis seront renversés par le silence »
(p. 672). Le peuple mulâtre, est pour Bernanos, l’emblème du cou-
rage, de l’abnégation, du dévouement à sa nation : « bien qu’il ait
payé cette liberté de son propre sang, qu’il la paie chaque jour encore
du sacrifice obscur de milliers et de milliers d’hommes, défrichant la
terre, jetant des ponts, ouvrant des routes, creusant des mines, bâtis-
sant des villes, à travers un pays grand comme l’Europe, le ventre trop
souvent vide, leur torse musclé nu sous l’averse, avec leur éclatant
sourire, leur cigarette et leur chanson » (p. 1123).
Si c’est grâce à ses peuples que l’on peut encore aujourd’hui parler
de Nouveau Monde, cette reconnaissance n’exclut pas le regard cri-
tique qui justifiera le rôle de la France ou de l’intellectuel engagé. Les
peuples se voient investis d’un pouvoir de transformation et de résis-
tance, encore faut-il qu’ils en aient les moyens. Or un certain nombre
de traits le placent dans une position de fragilité et de demande de
soutien. Ces traits sont catégorisés comme des qualités opposées ou
inférieures à l’idéal que défendent les auteurs. Artaud soulignera le
manque de conscience qui réclame un effort, quelque chose de plus
qu’Artaud pourra apporter par ses idées ou son action. Bernanos, in-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 490

sistera sur l’ignorance de sa propre valeur : « Vous êtes le peuple le


plus susceptible, et aussi, peut-être, le plus désarmé devant les mufles,
car vous êtes [289] comme nous Français, malheureusement beaucoup
plus disposés à vous faire aimer qu’à vous faire craindre... Vous êtes
méconnus parce que vous vous méconnaissez vous-mêmes ? Pour ap-
paraître tel qu’on est, il ne suffit pas d’être sincère, ii faut encore sa-
voir exactement ce qu’on est » (p. 690). Une certaine fragilité : le ner-
vosisme, la tendance suicidaire, qui a trouvé sa force, nous l’avons vu
dans le message de liberté adressé par la France. Le modèle
d’interprétation du monde contribue à définir a contrario ce qui est
bon pour le peuple ou les qualités qu’il recèle.
Cette particularité est évidente chez Bernanos dont les références à
quelques figures humaines concrètes obéissent à une classification
sociale à laquelle il était attaché en France et qui, toujours, sont men-
tionnés parce qu’ils incarnent des valeurs de culture et aiment la
France. Du côté du monde du travail : les vaqueros, « Indiens illet-
trés » qui pleurent à l’annonce de la rupture de la ligne Maginot ; le
pharmacien qui connaît Victor Hugo ; « Vous savez c’est une sensa-
tion incroyable quand on arrive ainsi, comme j’arrivais un jour, dans
une petite ville perdue, loin des côtes, après deux jours de chemin de
fer, que l’on débarque dans une gare, plutôt genre cinéma, et qu’on
voit s’avancer un mulâtre, c’est plutôt extraordinaire de l’entendre
dire en très bon français : ‘je suis venu vous saluer, je vous connais
beaucoup ’, et de trouver le soir, dans sa bibliothèque, Bloy, Maritain,
moi... Un pays au-delà duquel il n’y a plus que des pistes à bétail et
puis la forêt » (p. 1239). Il y a aussi ce « personnage très important du
Brésil », qui le jour de la chute de Paris, fait arrêter sa voiture devant
l’ambassade France, pour dire à l’Ambassadeur : ‘Je veux seulement
vous dire quelques mots. Je suis âgé, j’ai eu beaucoup d’épreuves.
Mais ce jour-là est le plu triste de ma vie’ et qui devant la réponse de
l’Ambassadeur ‘Il faut se faire une raison. C’est arrivé à d’autres
pays’, se lève et dit ‘Je ne suis pas venu pour recevoir une leçon
d’histoire ’ (id). Du côté des élites, la grande bourgeoisie, sinon
l’aristocratie, comme O. Aranha 73 qui « appartient à cette classe
presque féodale des propriétaires du Rio Grande do Sul, du pays des

73 Osvaldo Aranha fut le ministre des Affaires étrangères de Getulio Vargas


qui engagea le Brésil dans la guerre contre l’Allemagne en 1942.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 491

plaines, d’origine et de formation seigneuriales » ou comme A. de


Mello Franco qu’il voit « dans sa haute maison seigneuriale, entouré
de ses beaux enfants. Je le vois aussi parmi mes propres amis encore
vivants... dont, à chaque nouveau triomphe de la bêtise dans le monde,
j’évoque aussitôt, pour me rendre courage, le discret sourire, lucide et
railleur » (p. 829).
La référence à la féodalité se complète, dans l’imaginaire médiéval
de Bernanos, par un autre modèle, chrétien celui-là, qui inspire
l’attention aux enfants du peuple : « Le christianisme ne nous ap-
prend-il pas à chercher Dieu dans ses pauvres ?... Si le peuple de Mi-
nas m’a fait comprendre le Brésil, ce sont les pauvres de Minas qui
m’ont fait comprendre le peuple mineiro. Je crois de plus en plus
qu’on connaît un peuple par ses enfants et par ses pauvres. Hélas, à La
Croix-des-Ames 74, il n’y a pas d’enfants riches, les mots de ‘pauvre’
et ‘d’enfant’ sont synonymes. Hé bien, ce qui m’a d’abord stupéfié,
puis ému d’admiration, c’est la résistance de ces petits êtres à la mi-
sère, au froid, à la faim. Et le principe de cette résistance humble, in-
flexible à toutes les forces de la mort, il ne paraît pas dans leurs
membres fragiles, mais dans ce regard magnifique, plein d’une joie de
vivre à la fois humble et farouche, ce regard étrange que je n’ai jamais
vu à un enfant de chez nous. Et ce regard des enfants de Minas, j’ai
appris peu à peu à le retrouver chez les pères. Sans doute la vie l’y a
un peu flétri et comme usé. Mais il exprime la même patience in-
domptable, que la mort elle-même ne désarme pas, car ce regard ne se
détournera pas plus d’elle, le moment venu, qu’il ne s’est détourné de
la vie... Lorsque le peuple de France luttait encore pour conquérir son
sol contre la nature ennemie, construisait la grandeur [290] et son his-
toire, les enfants de mon pays avaient sûrement aussi ces yeux-là.
C’est le regard d’un peuple qui ne devra jamais sa liberté qu’à lui-
même, d’un peuple formé pour la liberté, parce qu’il ne l’a reçue de
personne, il l’a conquise jour après jour, payée de son labeur obscur,
de ses sacrifices sans nombre, de sa patience, de sa foi, parce qu’il l’a
comme arrachée des entrailles de son sol natal, des merveilles de la
Patrie » (p. 933).

74 Dernière résidence de Bernanos, à Barbacena, qu’il a élue en raison de son


nom.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 492

La pénétration du pays et le rapport à la nature

La traversée de pays prend une physionomie différente pour les au-


teurs dont l’un, Bernanos, cherche l’implantation, le refuge et fait un
usage instrumental de l’espace tandis que l’autre, Artaud, cherche à la
fois un lieu d’action en même temps que l’approfondissement, la pé-
nétration de la culture. Cela va induire un rapport à la nature différent.
Le premier, dans la difficulté de trouver un espace de vie, connaî-
tra l’errance d’un lieu à l’autre. Se heurtant à l’hostilité de la nature, il
ne l’aimera pas au contraire de son peuple « qui grandit comme un
arbre, ou se compose comme un poème, par une sorte de nécessité
intérieure ». Le caractère sauvage du paysage et la rudesse du climat
le rebute : « J’ai vécu loin des villes, je puis même dire loin de la der-
nière ville, au-delà de la dernière station de chemin de fer, en plein
cœur de cette forêt Brésilienne qui n’est neuf mois sur douze, qu’un
désert d’arbres calcinés et dont les vaches sauvages tracent elles-
mêmes les chemins ». Il ne peut s’empêcher de penser aux paysages
français : « à ses belles routes pleines d’ombres, à ses fleuves tran-
quilles, à ses villages fleuris, à ses vieilles églises rurales six ou sept
fois centenaires » (p. 931). Dans son « Adieu au Brésil » qu’il quitte
en 1945, à l’appel de De Gaulle, la référence à la nature française est
une invite au souvenir, en même temps qu’un appel à la domestication
de la nature : « Oui, plus près de vous que jamais, car tout ce que vais
revoir dans mon pays, les villes, les villages, les fleuves, les routes, la
vieille église en pierres, le champ travaillé depuis des siècles, les
chênes sans âge dont l’ombre sacrée n’appartient plus depuis long-
temps à la nature, mais aux hommes, oui tout ce que vais revoir me
sera une leçon de fidélité... » (p. 689). Fidélité qui lui fera regretter, à
jamais, d’avoir quitté le Brésil : « Car le Brésil, l’immense Brésil, a
été pour moi, dès le premier jour, la terre de l’espérance, un des lieux
du monde où l’on espère le mieux, où l’espérance n’est plus, comme
en Europe, un acte volontaire et méritoire, mais l’exercice d’une fa-
culté naturelle et comme la respiration même de l’âme » (p. 743).
Chez Artaud, la pénétration dans le cœur de la « terre rouge », ré-
pond à une quête de savoir, un désir de participation active à la culture
des Tarahumara auprès desquels il restera un mois pour s’initier à
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 493

leurs rites corporels et verbaux, à l’usage du Peytol, et trouver au To-


témisme un sens dépouillé de ses connotations religieuses 75.
L’appartenance organique qu’il établit entre la Vie, la Nature et
l’Homme, dans une inspiration que l’on rapproche de la philosophie
hermétiste (Bonardel, 1933), le conduit à mythifier la nature, comme
l’ont montré les extraits déjà cités illustrant sa recherche mystique et
mythique. « Dans ce pays où le rocher offre une apparence et une
structure de fable » (p. 756), le paysage est porteur de signes :
« D’antiques rites et d’antiques vertus reposent au Mexique dans des
montagnes ; et l’homme y brûle les arbres systématiquement en forme
de signes ; et ces signes qui sont exactement ceux de toute magie tra-
ditionnelle, la Nature, comme pour répondre à l’appel de plus en plus
désespéré des hommes, les sculpte, avec une rigueur obstinée et ma-
thématiques dans les formes de ses rochers » (p. 745). Toute la nature
est un texte qui parle à l’homme : « Dans le pays des Tarahumaras les
plus incroyables légendes fournissent des preuves de leur réalité.
Quand on entre [291] dans ce pays et qu’on voit des dieux au sommet
des montagnes, des dieux avec un bras écourté du côté gauche, et un
vide du côté droit, et qui penchent du côté droit ; et que, se baissant,
on entend monter à ses pieds le fracas d’une cascade, et, par-dessus la
cascade, le vent qui court de sommet en sommet ; et qu’on monte
jusqu’à découvrir autour de soi un cercle immense de sommets, on ne
peut plus douter d’être parvenu à l’un de ces points névralgiques de la
terre ou la vie a montré ses premiers effets » (p. 751). À travers le
temps, le message naturel s’adresse à la personne du poète : « Arrivé
en plain cœur de la montagne Tarahumara j’ai été saisi de réminis-
cences physiques tellement pressantes qu’elles me parurent rappeler
des souvenirs personnels directs ; tout : la vie, la terre et de l’herbe, en
bas, les découpures de la montagne, les formes particulières des ro-
chers, et surtout le poudroiement de la lumière en échelons dans les
perspectives jamais terminées des sommets, les uns par-dessus les
autres. Toujours plus loin, dans un recul inimaginable, tout me parut
représente une expérience vécue, déjà passée à travers moi, et non la
découverte d’un monde étrange, mais nouveau » (p. 760).

75 II n’est par certain qu’Artaud ait effectivement fait ce voyage, mais comme
le dit Le Clézio (1984) : « Ramener cette incantation, cet appel, au néant
d’une relation de voyage en y cherchant l’authenticité serait absurde et
vain ».
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 494

Il n’est pas lieu ici d’aborder l’initiation d’Artaud aux rites des Ta-
rahumara. Ce séjour conçu comme une descente pour ressortir au
jour, laissera en lui des traces inaltérables et durables, donnant à sa
folie un langage nouveau et ésotérique. Il en parlera jusqu’à son der-
nier texte écrit quelques jours avant sa mort, en 1948. « Je suis venu
au Mexique apprendre quelque chose et je veux en ramener les ensei-
gnements à l’Europe » (p. 721), disait-il ; il en ramène, entre autres,
« Les nouvelles révélations de l’être » dont Adamov (1947) ne croit
pas « qu’il y ait dans toute la littérature contemporaine de pages plus
bouleversantes » que ses premières pages où Artaud, se nommant Le
Révélé dit sa révélation au pays des Tarahumara « Je sais ce que le
monde n’est pas et je sais comment il ne l’est pas ».

Conclusion

Les traversées du Brésil et du Mexique dont ce chapitre a épousé


quelque parcours débouchent sur des images mythisées par les mys-
tiques qui animèrent leurs protagonistes : celle de l’identification à un
passé mythique médiéval et chrétien de Bernanos, celle d’inspiration
alchimiste d’Artaud. Relevant de ce que Corbin (1986) nomme un
« imaginal » qui « déborde les conceptions philosophiques » (Durand,
1994), elles ont contribué à dessiner les formes de l’Autre et de son
Ailleurs. Malgré sa diversité, cette inspiration spirituelle les a conduit
à une véritable quête spirituelle puisque les deux auteurs ont cherché à
découvrir, encourager, préserver ce qu’ils appellent l’« âme » des
peuples à la rencontre desquels ils allaient. En outre, leur refus du
monde européen, a entraîné une commune affiliation à un imaginaire
millénariste dont témoigne l’association des pays et des peuples avec
les idées de jeunesse, révolte et révolution auxquelles ils adhèrent.
Malheureusement, l’espace manque pour présenter dans le détail ces
autres aspects d’une intervention de l’imaginaire dans la construction
mythifiée des potentialités prêtées aux Brésiliens et aux Mexicains.
Les citations ont largement donné à voir les images que les auteurs
ont donné des régions du Nouveau Monde et de leurs occupants,
comme leur investissement émotionnel et intellectuel dans leurs réali-
tés. En revanche, le chapitre, dans sa démarche théorique, s’est atta-
ché, de propos délibéré, aux processus qui sont à l’œuvre dans
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 495

l’élaboration de ces images. Sur ce plan, je crois avoir saisi une série
d’emboîtements entre différents niveaux de représentations sociales
que les auteurs ont mis en œuvre, avec des nuances personnelles.
D’une part, des courants de pensée flottant dans l’air du temps, ou
empruntés à un ralliement doctrinal, ont été captés et cristallisés par
des personnages marginalisés. À ce niveau, les représentations ren-
voient à l’imaginaire social archétypique ou magmaïque. D’autre part,
les constructions locales de représentations, spécifiques en fonction
des affiliations sociales, intellectuelles et spirituelles propres à chacun
des auteurs, mais obéissant à un même processus psychosocial de
production. Nos [292] deux auteurs, contraints par des conditions de
vie qui ne correspondaient pas à leur projet d’existence, ont fait un
choix d’installation et de pénétration dans des réalités nouvelles. Ils
ont aussi été poussés au départ par le rejet du progrès technique et
scientifique, comme des mentalités qui leur sont associées, par le
constat d’un état catastrophique de l’Europe aux prises avec les
guerres et les totalitarismes. Ils furent aussi, peut-être surtout, incités
par leur désir d’espoir d’une vie et d’un monde meilleur et
d’espérance en l’homme. Ces représentations ont donné lieu à des re-
présentations imaginaires de l’autre, dans un double sens. Celui des
déformations induites par le filtre de représentations plus larges et à
travers lequel les images de l’Autre prennent des caractéristiques par-
ticulières, voient leurs traits accentués ou estompés. Celui d’un déca-
lage par rapport à la situation objective du monde visité et au vécu de
ses acteurs, le réel se découpant selon les formes du désir des auteurs.
Artaud et Bernanos rencontrèrent-ils la réalité qui les accueillait,
ou y furent-ils aveugles ? Il y a dans leur témoignage des accents de
vérité, d’empathie et d’amour indiscutables. Peut-être n’ont-ils pas su
tout voir ni tout comprendre. Ils ont, en tout cas, beaucoup prêté à ces
mondes par leurs interprétations. Comment furent-elles reçues par les
auditeurs de leurs conférences et les lecteurs de leurs textes ? Il fau-
drait, pour le savoir, recueillir l’avis de ceux qui leur ont survécu ou
les ont commentés au Brésil et au Mexique. Comment sont-elles re-
çues par ceux qui les lisent aujourd’hui ? Qu’en pensez-vous, vous qui
venez de parcourir ces quelques pages qui, je l’espère, auront attisé
votre envie de les tire ? Pour le découvrir, il y aurait peut-être là une
occasion d’ouvrir un véritable échange.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 496

[293]

QUATRIÈME PARTIE

Chapitre 3
Place de l’expérience vécue
dans le processus de formation
des représentations sociales *

La pensée va de pair avec la vie et est elle-


même la quintessence dématérialisée du vivre.
Hannah Arendt (1981, p. 249)

Retour au sommaire

L’étude des représentations sociales en tant que formes de connais-


sance de sens commun a été largement développée en prenant en con-
sidération divers lieux d’ancrage et divers ordres de dynamique con-
tribuant à leur formation, leur structure, leur fonctionnement ou leurs
effets. Parmi eux, la plus grande attention a porté sur la contribution
soit de l’état des savoirs scientifiques et des communications (Mosco-
vici, 1976, 2000), soit des pratiques (Abric, 1994), soit des insertions
dans les rapports sociaux (Doise, 1992). Il n’en reste pas moins que
l’appréhension des représentations dans des contextes spatio-
temporels particuliers, appelle un examen plus circonscrit et pointu

* Version remaniée issue de deux parutions : 2005. Experiência e repre-


sentaçaoes sociais. In S. Menin, A. Shimizu (Eds.), Expériencia e repre-
sentaçao social : questoes teoricas e metodologicas (pp. 23-56). Sao Paulo,
Casa do Psicologo et 2006. Place de l’expérience vécue dans les processus
de formation des représentations sociales. In V. Haas (Ed.), Les savoirs du
quotidien. Transmissions, appropriations, représentations (pp. 235-255).
Rennes, PUR.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 497

des processus de leur production et de leur efficace concrète dans le


champ social. Cela suppose que l’on approche au plus près la com-
plexité des phénomènes étudiés, qu’il s’agisse des représentations
elles-mêmes ou des situations dans lesquelles elles naissent, opèrent et
assurent des régulations des conduites et des communications. Pour
rendre compte de cette complexité, notre réflexion est amenée à se
porter sur des dimensions ou des phénomènes qui, sans être nouveaux,
restent inexplorés dans leur relation au fonctionnement des représenta-
tions sociales. Tel est le cas, entre autres, de l’expérience que je me
propose d’aborder ici comme phénomène et concept.

APPROFONDIR
LA NOTION D’EXPÉRIENCE

Cette attention à la notion d’expérience a été orientée par une inter-


rogation surgie du contact avec des chercheurs latino-américains et du
contact avec des théories voisines dans l’analyse de la connaissance
de sens commun, objet central de la théorie des représentations so-
ciales. En effet, lors d’une réunion avec un groupe de personnes tra-
vaillant dans le champ de la santé au [294] Mexique, un médecin qui
avait produit un très bel ouvrage sur l’expérience, dans les milieux
défavorisés, d’une maladie chronique, le diabète (Mercado Martinez,
1996), m’expliquait combien il était difficile à ses patients d’assurer
l’hygiène alimentaire nécessaire pour contrôler les taux d’insuline. Il
en vint à me demander à quoi pouvait servir l’approche des représen-
tations sociales pour comprendre et changer les situations, en quoi elle
pouvait aider l’effort d’éducation pour la santé. La réponse me parût
sur ces points assez aisée. Il n’y avait qu’à étudier chez les sujets (ma-
lades et entourages) concernés par la maladie, les représentations par-
tagées concernant : l’alimentation, les besoins du corps, les modes et
coutumes concernant la préparation et la prise des aliments. Ainsi
pourrait-on dégager les modèles de pensée et de conduite concernant
la nourriture sur lesquels faire porter une éducation, ainsi que les sens
investis dans le partage des repas, les risques ressentis à introduire une
distinction de régime au sein du groupe familial, autant d’éléments qui
pouvaient jouer, à côté des limites financières, comme des freins à
l’adoption de l’hygiène alimentaire du diabétique. Je me sentis plus en
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 498

difficulté quand il fallut aborder le cas d’une femme rendue énuré-


tique par le diabète et qui ne pouvant plus prendre le bus pour aller se
faire soigner, ni se montrer sans honte, était tombée dans l’apathie, la
réclusion et l’acceptation fataliste de sa détérioration physique et mo-
rale. Dans ce cas l’étude de la représentation de la maladie revenait à
approcher une expérience et les sens qui lui étaient attribués subjecti-
vement. Mais alors ne courrait-on pas le risque de se limiter à une
simple description et à un témoignage comme le faisait notre col-
lègue ? Ou, au mieux, entreprendre dans l’interaction avec la malade
une remise en sens de son vécu, dans une négociation de type théra-
peutique ou correctif, tel que les pratiquent les thérapies cognitive,
narrative, constructionniste, etc. ? Cette situation me gênait, car la re-
lation entre sens et représentation n’était pas clarifiée :

- quels éléments des représentations partagées dans le groupe


étaient-ils mobilisés pour construire le sens de l’expérience vé-
cue ;
- quelles valeurs, quelles normes étaient-elles contrariées par le
destin de la personne ;
- quelles transformations dans la représentation de soi entraînait
ce dernier ;
- l’expérience unique de la personne pouvait-elle être subsumée
par des significations et des savoirs communs ;
- comment le sens négocié dans l’ici et maintenant de
l’interaction se stabilisait-il, etc. ?

Il y avait là une sorte de vide théorique qui ne permettait pas de lier


le subjectif et le collectif, l’individuel et le social.
Ainsi, cet épisode m’amena-t-il à me questionner sur les rapports
entre expérience et représentation sociale. D’autant que les courants
récents de la phénoménologie sociale (Schütz, 1987 ; Schütz &
Luckmann, 1974) et de l’ethnométhodologie (Garfinkel, 1967),
comme les perspectives critiques qui s’en inspirent en psychologie
sociale, mettaient l’accent sur l’irréductibilité de l’expérience de l’ici
et du maintenant, et sur la nécessité de se centrer sur la production de
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 499

sens dans l’expérience de la vie quotidienne et le flux de son vécu. La


question pratique devenait ainsi une question théorique. Comment ar-
ticuler une approche qui cherche à dégager des structures stables
d’organisation de savoirs, significations, valeurs, attitudes, croyances,
propres à des groupes culturellement et socialement définis, avec le
souci d’appréhender des états fugitifs de l’expérience naturelle dans
les cadres de la vie quotidienne ? Comment lire la relation entre sens
et représentation ?
Question difficile, car la notion d’expérience, dans ses usages sa-
vants et profanes, est polysémique et ambiguë, même si l’on s’accorde
généralement sur certaines de ses caractéristiques ou acceptions. Ainsi
la distingue-t-on de la perception, parce qu’elle n’en a pas le caractère
transitoire, [295] et suppose une liaison entre les éléments fournis par
les sens - par quoi elle s’apparente, sous un premier rapport, au sens
commun, considéré, d’Avicenne à Arendt, comme « sixième sens »,
unificateur des informations fournies par les autres sens. Ainsi consi-
dère-t-on que, forgée au sein des situations concrètes et historiques
auxquelles le sujet se trouve confronté, en relation avec les autres, elle
constitue un enrichissement ou un élargissement du rapport au monde.
En effet, la notion d’expérience est, sous un autre rapport, en lien
étroit avec celle de sens commun, dans la mesure où elle renvoie - de
Dilthey et Husserl jusqu'aux courants pragmatistes contemporains - à
l’attitude naturelle qui se déploie dans ce que l’on appelle « le monde
de vie » (Lebenswelt) qui est aussi un monde commun, intersubjectif,
médiatisé par le langage. On peut y distinguer grossièrement deux di-
mensions : une dimension de connaissance et une dimension qui est
de l’ordre de l’éprouvé, de l’implication psychologique du sujet. Cette
distinction est explicite en langue allemande qui propose deux dési-
gnations de l’expérience : erfahrung, expérimentation sur le monde, et
erlebnis, expérience vécue dont le contenu est indissociable des af-
fects qu’il suscite.
Il faut donc s’attendre à ce que ses différentes acceptions, exami-
nées ci-après, conduisent à postuler des relations différentes avec
l’ordre des connaissances de sens commun que se propose d’étudier la
théorie des représentations sociales. Un premier exemple pour illustrer
cette situation : prenons la notion d’expérience telle qu’elle est utilisée
dans la psychologie expérimentale ou cognitive. Cadre empirique de
la relation du sujet à son monde d’objets, elle détermine la connais-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 500

sance en tant qu’elle pourvoit les informations qui font l’objet d’un
processus de traitement aboutissant à des structures ou des réseaux de
conservation de ces informations en mémoire. Ces structures et ré-
seaux (que certains qualifient de représentations mentales), seront ré-
activés pour traiter les nouvelles informations qui surgissent de situa-
tions nouvelles ou inconnues, ou sont imposées par les tâches à ac-
complir ou la structure de l’environnement. On est loin ici de
l’expérience vécue par le sujet dans son espace-temps de vie, comme
on est loin, dans cette vision réductrice du fonctionnement mental, des
représentations sociales que nous étudions et qui comportent des as-
pects créatifs et imaginaires, des dimensions symboliques référant à la
relation à l’autre et à l’ordre social, des aspects constructifs de la réali-
té elle-même. Comment concevoir cette expérience qui va entretenir
avec la représentation sociale des relations diverses ?

Expérience et vécu

Il faut d’abord dire que l’expérience est directement associée à la


dimension du vécu par le sujet qui peut être envisagé à des niveaux plus
ou moins abstraits. La notion d’expérience vécue a été dans un pre-
mier temps développée dans le cadre de théories phénoménologiques
de la connaissance sur lesquelles je reviendrai plus loin. Elle réfère
alors à la conscience que le sujet a du monde où il vit. Vygotski
(1994) définit ainsi la conscience comme « l’expérience vécue de
l’expérience vécue », « une sorte d’écho de tout l’organisme à sa
propre réaction » face au monde expérimenté, écho qui équivaut à
« un contact social avec soi-même ». Cette dimension de conscience
est importante à souligner, d’autant que l’expérience vécue dans sa
réaction au monde peut impliquer, à un niveau plus concret, le ressen-
ti. Dans son ouvrage « L’écriture ou la vie » (1994), où il retrace
l’épisode de son internement dans un camp de concentration nazi,
l’écrivain Jorge Semprun explique que, bien qu’ayant survécu à
l’épreuve des camps de la mort, il y a fait une véritable expérience de
la mort, à voir et partager celle des autres. Jorge Semprun explique
que cette notion d’expérience vécue est difficile à comprendre pour
les français qui ne disposent pas, comme les autres langues latines,
notamment l’espagnol et le portugais, de la notion de vivencia. Et
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 501

nous avons effectivement beaucoup de mal, dans nos recherches à


faire [296] comprendre à, et accepter par, nos collègues ce que nous
visons quand nous cherchons à explorer la catégorie du « vécu », du
vivido, de la vivencia.
Celle-ci est cependant très féconde, comme le montre l’exemple
suivant pris dans une recherche sur les problèmes posés par la prise en
charge, en milieu hospitalier, des malades du sida en fin de vie. Dans
cette recherche la dimension de l’expérience vécue, du ressenti par les
professionnels de santé au contact des malades mourants, dans une
situation nouvelle pour des soignants habitués à accomplir des soins
curatifs s’est imposée comme une donnée incontournable. Plus, elle
est apparue comme structurant les positions adoptées face aux con-
traintes de rôle aussi bien que les relations établies avec les patients et
l’équipe soignante. Les modalités de recueil des données se sont si-
tuées dans le cadre proposé par la théorie du Behavior Setting de Bar-
ker (1968) qui permet de dégager les prescriptions normatives asso-
ciées à des unités d’espace-temps institutionnellement définies. Cette
orientation contextuelle permet d’analyser les processus qui advien-
nent dans un système social à petite échelle, les « behavior-settings »
constituant des unités d’observation spatio-temporelles où toutes les
composantes (psychologiques, sociales, organisationnelles, écolo-
giques) sont intégrées sans que l’on postule a priori de hiérarchie entre
les contraintes qu’elles exercent les unes sur les autres.
Je ne rapporterai ici que quelques résultats concernant les entre-
tiens qui ont été soumis à une analyse thématique et à un traitement
d’analyse des données textuelles par la méthode Alceste. En ce qui
concerne l’analyse thématique, il apparaît que l’expérience vécue est,
avec celle des relations et communications, la thématique la plus im-
portante : chacune reçoit plus du tiers des mentions énoncées sponta-
nément par les interviewés et se place devant les problèmes éthiques
et cognitifs des pratiques soignantes et les questions organisation-
nelles. La notion d’expérience vécue a été définie, dans cette re-
cherche, comme la façon dont les personnes ressentent, dans leur for
intérieur, une situation et la façon dont elles élaborent, par un travail
psychique et cognitif les retentissements positifs ou négatifs de cette
situation et des relations et actions qu’elles y développent. La colora-
tion de cette expérience était marquée par la difficulté et la souffrance
pour plusieurs raisons : confrontation avec l’état physique et moral
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 502

des patients, avec leur mode de contamination et la marginalité de leur


statut, avec leurs demandes et leur souffrance et celle de leurs
proches ; exposition répétée à la mort et au deuil, aux réactions affec-
tives correspondantes chez les collègues et aux relations douloureuses
qui en résultent ; craintes devant les risques de contamination et con-
séquences de l’engagement professionnel sur la vie personnelle, fami-
liale et sociale, etc.. Cette coloration négative rendait compte des dys-
fonctionnements (conflits, bum-out, fort taux de turn-over chez les
soignants, etc.) d’un service quand n’existait aucun soutien psycholo-
gique, ni aucune formation à l’accompagnement des malades en fin de
vie tel que la développe le courant des soins palliatifs.
En effet, l’insupportable des situations pouvait aussi tenir aux con-
naissances et fonctions remplies par les différents personnels, comme
en témoigne l’exemple suivant. On utilise la morphine pour le soula-
gement de la douleur ; or c’est une croyance répandue que ce produit
entraîne inévitablement la mort. II en résulte que beaucoup de soi-
gnants n’ayant reçu aucune formation spécifique sur l’administration
de ce produit et d’autres dont l’usage est préconisé dans les soins pal-
liatifs, considéraient que l'administration de morphine était un cocktail
lithique déguisé. Dans une réunion de groupe, une série de jeux de
mots a mis en évidence le sens vécu correspondant à ce manque
d’information : on a substitué le terme de « mort fine » à celui de
morphine et les infirmières ont dit qu’elles refusaient de « l’exécuter »
(au double sens du terme exécuter une ordonnance prescrite par les
médecins et exécuter/tuer le malade). Par ailleurs, l’analyse Alceste a
bien montré que les représentations des patients livrées par les diffé-
rentes catégories de personnel étaient tributaires du mode de relations
établies avec les malades dans une situation définie par le statut caté-
goriel : l’attention au corps et aux malaises physiques [297] des pa-
tients étant exclusivement représentée chez les aides-soignant(e)s dont
la tâche est de s’en occuper matériellement ; les infirmier(e)s ne men-
tionnant que les problèmes relationnels et psychologiques liés à
l’exécution des soins ; les médecins n’abordant les malades que sous
l’espèce du traitement thérapeutique dont ils relevaient. Ces disparités
dans l’approche des malades pouvaient, elles aussi, rendre compte des
difficultés dans le fonctionnement institutionnel et les relations pro-
fessionnelles. La catégorie de l’expérience s’est imposée dans les té-
moignages fournis par les interviewés ; basés sur l’épreuve de con-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 503

tacts concrets, ils étaient néanmoins filtrés par les positions catégo-
rielles ; en rendait compte une situation exceptionnellement doulou-
reuse où se jouait aussi une identité sociale. Comme l’a montré Pol-
lack (1990) dans son ouvrage sur les récits de femmes rescapées des
camps de la mort, l’expérience vécue dans des « situations extrêmes »
permet de mettre en évidence le phénomène identitaire, souvent mas-
qué par l’accomplissement des routines dans le contexte de la vie or-
dinaire (Goffman, 1991).

LES DEUX DIMENSIONS


DE L’EXPÉRIENCE

Il apparaît bien qu’en ce heu du vécu, une réflexion sur les liens
expérience/représentation sociale devient possible. Restons pour
l’instant au plan de cette expérience ressentie et partagée avec
d’autres. On note généralement que c’est une notion vague et ambiguë
qui lie deux phénomènes contradictoires et complémentaires. Le pre-
mier phénomène, le « vécu » renvoie à un état que le sujet éprouve et
ressent de manière émotionnelle dont sont exemplaires les cas de
l’expérience esthétique ou amoureuse. Bien qu’il existe une autre ac-
ception plus intellectualisée de la notion de vécu sur laquelle je re-
viendrai, on peut voir que, dans ce premier phénomène, l’état ressenti
par la personne correspond à son envahissement par l’émotion, mais
aussi un moment où elle prend conscience de sa subjectivité, de son
identité. Cet état peut être privé, à la limite de l’ineffable, mais il peut
correspondre, comme dans le cas de la participation à des rites reli-
gieux ou les moments d’effervescence sociale décrits par Durkheim,
comme une fusion de la conscience individuelle dans la totalité col-
lective. Il peut aussi être partagé par un groupe social dont un cas ty-
pique est celui des états ressentis et des élaborations cognitives cor-
respondant à la situation de foule (Moscovici, 1981), ou encore celui
du mode d’appréhension d’un évènement historique à travers les
images en temps réel que pourvoient les médias audiovisuels (voir par
exemple l’attentat du World Trade Center). On le retrouve encore
dans le cas des mouvements sociaux quand un ensemble de situations
affecte pareillement, sur le plan émotionnel et identitaire, les membres
d’un groupe, d’une classe ou d’une formation sociale comme un sort
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 504

commun imposé par des conditions de vie, des rapports sociaux ou


des contraintes matérielles et contre lequel ils s’élèvent. C’est la dy-
namique de cette expérience partagée qui rend compte, par exemple,
de l’impact des mouvements féministe ou écologiste, pour ne citer que
les courants d’idée les plus récents.
À côté de cette dimension vécue, l’expérience comporte une di-
mension cognitive dans la mesure où elle favorise une expérimenta-
tion du monde et sur le monde et concourt à la construction de la réali-
té selon des catégories ou des formes qui sont socialement données. Et
c’est à ce niveau que peut aussi se penser la liaison avec les représen-
tations sociales. Les termes dans lesquels on va formuler cette expé-
rience et sa correspondance avec la situation où elle émerge vont em-
prunter à des pré-construits culturels et à un stock commun de savoirs
qui vont donner sa forme et son contenu à cette expérience, elle-même
constitutive du sens que le sujet donne aux évènements, situations,
objets et personnes meublant son environnement proche et son monde
de vie. En ce sens, l’expérience est sociale et socialement construite.
[298]
D’une part, en effet, l’éprouvé subjectif, même s’il est difficile-
ment exprimable, ne peut se connaître qu’à partir de ce dont témoi-
gnent les sujets dans leur discours, fut-il intérieur. Or ce dernier est
structuré par des catégories sociales, des codes désignant les choses et
les sentiments aussi bien que par des savoirs permettant d’identifier
les objets en fonction de l’arrière-fond d’information - pour reprendre
une expression de Searle (1983) - disponible dans le champ culturel.
Harré (1989) a de ce point de vue fait une excellente analyse de la
mise en forme sociale des émotions par le langage. De même, Mosco-
vici (1976) avait-il montré comment les catégories de la théorie psy-
chanalytique circulant dans la société fournissent à l’individu une
grammaire pour interpréter son expérience psychologique propre et la
décrypter chez les autres. De plus, cette expérience n’accède à
l’existence que pour autant qu’elle est reconnue, partagée, confirmée
par les autres. Ainsi l’expérience sociale est-elle marquée par les
cadres de son énonziation et de sa communication. En ce point éga-
lement elle se prête à une rencontre avec l’approche des représenta-
tions sociales.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 505

D’autre part, l’expérience humaine comporte un volet qui participe


à la construction du monde comme il ressort particulièrement bien de
la psychologie historique défendue par Meyerson (1948). Cet auteur,
examinant les caractéristiques qui séparent l’humain du niveau animal
supérieur, cite, parmi les douze traits définissant le niveau humain,
l’expérience qui en serait le plus marquant : « C’est par l’expérience
que l’homme est un animal historique : c’est en tant qu’expérience,
suite d’expériences, enregistrement des expériences que l’histoire
concerne la nature humaine, qu’elle entre dans la nature humaine et la
fait ». Solidaire de son passé, l’homme est aussi agent, c’est-à-dire
que son expérience « est initiative, intrusion dans le monde des choses
et dans le monde des êtres, et modification incessamment active de
ces mondes » (1987, p. 88). L’élément de transformation (que l’on
oublie trop souvent de considérer dans les approches psychosociolo-
giques de la pratique) rapproche les notions d’expérience et de praxis,
permettant de donner un sens plus large à la notion de pratique et ou-
vrant sur une dimension de créativité de l’expérience : « La science
sociale et la pratique sociale savent aujourd’hui que toute expérience
sociale apporte de l’imprévu et du nouveau et que ce nouveau est es-
sentiel tant pour la pensée sociale que pour l’action » (idib., p. 90). Voi-
là une autre dimension à propos de laquelle l’approche de l’expérience
peut contribuer à la théorie des représentations sociales, sachant que
cette dimension y est paradigmatique, mais reste souvent négligée
dans les recherches.

LE RETOUR
VERS L’EXPÉRIENCE SOCIALE

Cela étant dit, c’est plutôt dans la pensée sociologique contempo-


raine que l’on observe un retour à la notion d’expérience et
d’expérience sociale (Dubet, 1994), phénomène qui s’explique de
deux manières. Certes, les auteurs classiques de la sociologie,
Durkheim, Weber, Simmel - qui a même écrit un ouvrage intitulé
« sociologie de l’expérience du monde moderne » (1986) -, ne se sont
pas privés de recourir à cette notion, mais celle-ci s’est nouvellement
re-élaborée sous l’effet du déclin des paradigmes déterministes. Le
sujet ou l’acteur social, cesse désormais d’être considéré comme un
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 506

« idiot culturel », selon une expression de Garfinkel, tout entier sou-


mis à la détermination du social. Sa définition ne se réduit plus ni à
l’intériorisation de normes et de valeurs par la socialisation, ni à une
articulation de rôles et de statuts. Il n’en reste pas moins soumis aux
contraintes du social. Mais ces contraintes inscrivent son action dans
des registres divers qui ne sont pas forcément congruents. D’où il ré-
sulte qu’un espace est laissé au jeu de la subjectivité pour élaborer,
dans son expérience particulière, la multiplicité des perspectives qui
s’offrent à elle. Cette nouvelle perspective a amené les sociologues à
se centrer sur la conscience que les sujets sociaux ont de leur monde
et d’eux-mêmes. [299] Cette perspective qui est bien illustrée dans les
travaux inspirés par l’œuvre de Touraine (1995), n’est pas sans em-
prunter aux courants de la phénoménologie et de l’ethnométhodologie
qui ont contribué préciser les cadres d’une saisie de l’expérience hu-
maine comme inscrite dans l’espace concret où se déroule la vie des
sujets, leur « monde de vie » dans l’ici et le maintenant.
À l’origine de ces derniers courants se trouve la pensée de Husserl
(1859) qui pose « la corrélation universelle du sujet et de l’objet » (cf.
Tran Duc, 1951). Son approche analytique de l’attitude naturelle de
connaissance y distingue deux sphères d’existence : le monde exté-
rieur des choses et la conscience vécue qui correspond à une visée in-
tentionnelle du monde (la conscience est toujours de quelque chose),
explicitée par la réflexion. Mais l’objet visé comme réalité
n’appartient pas au vécu de la conscience : son existence n’est que le
corrélât d’une structure du vécu qui se déploie dans le mouvement
d’une expérience effective. Les choses sont « pour » les personnes,
non pas comme des réalités physiques en soi, mais comme des objets
« intentionnels » de la conscience humaine dont elles motivent
l’activité. Ce ne sont pas des liens de causalité qui constituent le rap-
port de l’homme à la nature, mais des « relations phénoménolo-
giques », c’est-à-dire que les choses ne se définissent pas pour le sujet
par leurs propriétés physiques, mais par leurs aspects vécus, avec leurs
prédicats de valeur et d’action. Elles ne sont « pour lui » qu’en tant
qu’il les perçoit avec le sens qu’elles ont pour sa vie effective. Ce qui
suppose que l’attitude naturelle est pratique puisque le réel n’a de sens
que dans ses relations avec le sujet concret dans sa vie effective. La
pratique vécue dans un même monde, fait que les subjectivités intera-
gissent et s’influencent : « les personnes se déterminent les unes les
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 507

autres en se faisant comprendre ». D’où le caractère intersubjectif de


la connaissance que développeront les successeurs de Husserl.
Il convient de souligner que l’analyse de l’intentionnalité débouche
sur une référence à la représentation, à deux niveaux : celui de la per-
ception et celui des modes de l’intentionnalité. D’une part, la notion
d’intentionnalité qui permet de dépasser la théorie psychologique de
l’association, n’étant pas conçue comme une composition de données
sensorielles, mais comme le « transfert d’un sens » d’une configura-
tion du monde à une configuration semblable, peut comprendre des
sens déjà sédimentés en savoirs : « Les objets de ce monde (de la vie
quotidienne), même quand nous ne les connaissons pas, sont de ma-
nière générale connus suivant leur type. Nous avons déjà vu des objets
du même genre quoique non pas précisément cet objet-ci. Ainsi
chaque perception dans la vie quotidienne recèle une transposition
analogique d’un sens objectif, engendré dans une création originaire, à
un cas nouveau, en tant qu’elle saisit d’ores et déjà l’objet nouveau
comme ayant un sens analogue. Partout où il y a perception d’objet, il
y a transposition de ce genre, le développement ultérieur de
l’expérience pouvant d’ailleurs faire apparaître dans le sens un mo-
ment véritablement nouveau qui motive une création nouvelle et per-
met à l’objet de se présenter désormais avec un sens plus riche »
(1931, p. 50). D’autre part, Husserl distingue plusieurs modes de
l’intentionnalité allant de l’évidence perceptive à la représentation
symbolique et dont la classification est basée sur l’intervention du
« contenu représentant » (repräsentierender inhalt) qui pose
l’existence de l’objet et en caractérise les aspects. Ce « contenu repré-
sentant » vient « remplir » la signification selon laquelle la conscience
vise l’objet. Selon que le « contenu représentant » assure un « rem-
plissage » plus ou moins complet et clair du sens visé, seront définis
les modes de l’intentionnalité : évidence originaire ou perceptive, évi-
dence dérivée dans le cas du souvenir ou du témoignage d’autrui, in-
tuition confuse, représentation symbolique où le contenu effectif de
l’objet disparaissant il ne reste qu’un sens vide, comme l’illustre le
rapport du mot à la chose expériencée effectivement. Ainsi, dans le
monde d’évidence de la vie quotidienne, la signification pleine des
choses est indissociable de leur représentation. Perspective qui fut
quelque peu oubliée dans [300] certains modèles s’attachant à la pro-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 508

duction de signification dans l’ici et maintenant de l’interaction so-


ciale.
Si, plus tard, la recherche des conditions à priori de la vérité amena
Husserl à abandonner l’étude de l’attitude naturelle (en raison de son
réalisme et son psychologisme), il revint à Schütz qui fut l’un de ses
disciples, d’approfondir, dans sa phénoménologie sociale, l’examen
de l’attitude naturelle de connaissance s’appliquant au monde de la vie
quotidienne. Il la pose comme monde vécu social dont les significa-
tions sont pré-construites et pré-données socialement. Ce qui implique
que le monde de vie n'est pas seulement composé par les objets maté-
riels et les évènements qui constituent l'environnement, mais com-
porte des éléments symboliques et culturels : "Le monde qui m'en-
toure comprend aussi les strates de significations qui transforment les
choses naturelles en objets culturels, les corps humains en partenaires
et les mouvements des partenaires en actes, gestes et communica-
tions... Le monde social et culturel stratifié est pré-donné historique-
ment comme cadre de référence d'une façon tout aussi évidente que le
monde naturel". D’autre part, le monde de la vie quotidienne est un
monde intersubjectif : « mon monde social d’intersubjectivité mon-
daine se construit sur des actes réciproques où se pose et s’interprète
la signification, c’est aussi le monde des autres et tous les autres phé-
nomènes sociaux et culturels sont fondés sur lui ». Enfin ce monde
comme arène des actions réciproques en fixe aussi les limites ; il s'en-
suit que la réalisation des buts suppose la maîtrise et la transformation
de ce monde et que l'attitude naturelle de la vie quotidienne est déter-
minée par une "motivation pragmatique". Nous retrouvons là un ca-
ractère déjà souligné de l'expérience comme praxis transformatrice qui
devrait retenir l'attention dans l'étude des représentations sociales.
Le caractère socialement et culturellement pré-donné du monde et
le caractère intersubjectif et socialisé de la connaissance qui construit
les réalités de la vie courante et transforme les états du monde, rap-
proche la vision de Schütz de la perspective des représentations so-
ciales. Cette connaissance intersubjective, construite et partagée est
possible grâce à la réciprocité des perspectives entre les acteurs so-
ciaux, mais aussi grâce à ce que Schütz nomme « la réserve actuelle
des connaissances » où sont contenues les connaissances socialement
dérivées et acceptées par le groupe d’appartenance. Celles-ci en vien-
nent, dit-il, à « faire intimement partie du concept de monde que nous
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 509

employons dans la vie quotidienne ». L’interprétation des situations


nouvelles consiste en leur intégration et leur adéquation à un contexte
de sens disponible, implicite, mais pré-donné. Il y a place ici pour les
représentations sociales comme fondant (cf. le processus d’ancrage, par
exemple dans le paradigme de Moscovici) les interprétations faites du
monde vécu dans l’ici et maintenant de l’expérience de vie quoti-
dienne.
Garfinkel (op. cit.) reprendra l’idée de Schütz du monde social
construit par les actions et les connaissances courantes, elles-mêmes
socialement élaborées. Il admet avec Schütz l’existence d’un arrière-
plan de connaissances partagées, nécessaires à la compréhension
commune. Mais il analyse cette dernière de façon purement proces-
suelle, sans prendre en considération ni la subordonner à des accords
préalables sur les sens disponibles ou à des règles préétablies exté-
rieures aux situations de communication. C’est-à-dire qu’il rapporte la
compréhension à des activités des sujets et à des échanges que régis-
sent des procédures permettant de coordonner et réussir les échanges.
Les connaissances communes sont considérées comme constituant la
compétence des individus qui autorise la coopération dans la construc-
tion des significations et des interprétations locales. Elles sont rame-
nées à des interprétants internes, des médiations symboliques mobili-
sées par le raisonnement pratique au fur et à mesure du déroulement
de l’activité des individus, produite et reconnue comme activité sen-
sée. Notons que cette individualisation du support des connaissances
communes a pour conséquence une double limitation : l’analyse de
ces connaissances communes (des représentations partagées) est [301]
complètement négligée ; la question de la prise en charge de ces re-
présentations dans les systèmes privés reste entière.
L’ethnométhodologie qui tient le savoir de sens commun pour un
savoir pratique fait de recettes, de façons de dire et façons de faire, ne
se limite pas à la seule analyse du langage, mais veut prouver que le
savoir-faire et le savoir dire naturels sont maîtrisés pratiquement par
les sujets qui leur donne sens : « les études ethnométhodologiques
analysent les activités de tous les jours comme des méthodes qu’(ils)
utilisent pour rendre ces mêmes activités visiblement rationnelles et
rapportables à toutes fins pratiques, c’est-à-dire descriptibles » (op. cit.,
p. vii). D’où il résulte que le concept important « d’accountability »
(traduite généralement comme descriptibilité), condition de
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 510

l’observation, de la description, de la visibilité et de la dicibilité des


actions est un accomplissement pratique. Produite et accomplie en
situation, la descriptibilité élabore, ordonne et organise l’activité et la
situation elle-même. La production de l'intelligibilité, de la compré-
hension, se réalise ainsi à un niveau ante-prédicatif et ante-discursif :
elle se fait à toutes fins pratiques et reste indexée et déterminée par
son contexte pragmatique. Le monde de l’expérience sociale est ainsi
un monde en train de se faire : la signification est produite et manifes-
tée au fur et à mesure de l’activité d’échange et relève d’une réalisa-
tion séquentielle. Bien que Garfinkel reconnaisse avec Schütz que la
compréhension et le sens dépendent d’un arrière-plan formé par les
propriétés ratifiées du discours commun et les connaissances parta-
gées dans la société (que l’on peut rapprocher des représentations so-
ciales), il pose que la possibilité d’une compréhension commune ré-
side avant tout dans la nécessité d’agir en accord avec les attentes de
la vie quotidienne qui sont utilisées comme schèmes d’interprétation
et sont complétées par les accords déjà partagés entre les partenaires
de l’interaction.
L’argument sociologique de l’ethnométhodologie a constitué un
progrès dans la sociologie dite classique en fournissant une alternative
à la conception des acteurs sociaux comme « imbéciles culturels »
obéissant aveuglément aux systèmes de normes et de règles imposées
par le système social, et à un discours scientifique qui restait extérieur
au et explicatif du social. Cependant, plusieurs critiques ont mis en
question certains présupposés de cette théorie, en particulier :
l’hypothèse de la visibilité du social pour ses membres, voire de la
transparence du monde qui évacue la question de l’opacité présentée
par les institutions, les idéologies, les dispositifs de domination ; la
réduction du social à des processus locaux d’échange et de micro-
pratiques ; 1’impossibilité d’envisager une intersubjectivité et une in-
tercompréhension élargies et visant à des accords valides plus glo-
baux. Comme le dit Habermas (1987, p. 28) l’ethnométhodologie
« s’occupe de l’interprétation en tant que réalisation permanente des
parties prenantes de l’interaction ; elle s’occupe autrement dit, des mi-
cro-procès d’interprétation, de consolidation de consensus, des procès
qui sont hautement complexes, même si les participants peuvent dans
des contextes d’action stables, se rattacher à une compréhension de la
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 511

situation qu’ils possèdent par habitude. Mais sous l’œil du micros-


cope, toute entente s’avère occasionnelle et vulnérable ».
Nous sommes, pourrait-on dire, face à une fuite en avant dans la
recherche de la production de sens, sans être capable de rendre compte
de la façon dont les phénomènes qui émergent des interactions en
viennent à constituer une réalité stable, ni de la manière dont les signi-
fications ainsi produites peuvent être prises en charge par le système
des connaissances communes constituant la compétence des individus.
Cette insuffisance peut être dépassée par l’étude des conditions par
lesquelles les significations émergentes dans l’interaction vont
s’ancrer dans le système des savoirs constitués, quitte à transformer ce
dernier, et se cristalliser en de nouveaux cadres de référence pour
l’interprétation des états du monde. C’est ce à quoi peut contribuer la
théorie des représentations sociales.
[302]

DE QUELQUES ARTICULATIONS
ENTRE EXPÉRIENCE
ET REPRÉSENTATION SOCIALE

Ce survol rapide des notions d’expérience et de vécu permet de


souligner qu’elles se situent bien d’emblée dans le champ d’étude de
la connaissance de sens commun et que l’examen de leur articulation
avec les représentations sociales est non seulement pertinente mais
susceptible de contribuer à un enrichissement de l’approche des repré-
sentations sociales. Les phénomènes que pointent ces notions me
semblent offrir un terreau fertile à exploiter pour plusieurs raisons.
Elles renvoient à une modalité de conscience comme à une totalité
qui :

1) inclue, à côté des aspects de connaissance, les dimensions émo-


tionnelle, langagière et discursive ;
2) réclame fortement la considération des pratiques et des actions
ainsi que la prise en compte des contextes et du cadre de vie ;
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 512

3) permet d’observer l’assomption de la subjectivité dans la négo-


ciation de sa nécessaire inscription sociale. On est ainsi invité à
examiner les relations dialectiques entre les éléments de cette
totalité dans des situations concrètes d’existence où il faut
rendre compte du rapport au monde de vie et de l’élaboration
des états de ce monde comme monde connu.

Dans cette relation entre rapport au monde et états connus du


monde, comment penser l’articulation expérience, vécu/représentation
sociale. Nous avons vu que la précédence de l’expérience, comme
soumission à une objectivité empirique, telle qu’elle est donnée par
les approches behavioriste et cognitiviste, ne peut correspondre qu’à
une réduction préjudiciable à l’analyse des deux phénomènes. En me
basant sur des travaux menés dans notre Laboratoire, et s’inscrivant
dans le domaine d’étude du corps et de la santé, je voudrais mainte-
nant examiner différentes articulations entre représentation sociale et
expérience vécue. Je montrerai à propos du corps comment
l’expérience vécue de son propre corps se trouve modelée par les re-
présentations circulant dans l’espace social et infléchie par
l’appartenance de genre, à travers notamment des représentations de
rôle, et comment elle va à son tour avoir un impact sur la sélection des
connaissances que le sujet a du corps. Je montrerai ensuite comment
le désir d’établir et maintenir avec l’autre un certain type de rapport,
normativement réglé, induit (dans le cas de la relation avec des per-
sonnes séropositives) des modalités d’expérience et de connaissance
différentes. Enfin comment, dans le cas d’un objet qui n’a pas encore
pénétré le tissu et le débat social comme la contraception masculine
médicalisée, les représentations précèdent et mettent en forme, sur le
mode imaginaire, une expérience vécue, pensée en contrepoint de
l’expérience sexuelle et reproductrice effectivement connue.
Pour traiter de ces interrelations, je retiendrai ce qui ressort des
contributions précédemment examinées, à savoir :

- l’expérience vécue renvoie toujours à une situation locale con-


crète ;
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 513

- elle est une forme d’appréhension du monde par les significa-


tions qu’elle y investit ;
- elle comporte des éléments émotionnels qui engagent les sub-
jectivités particulières ;
- elle est mise en forme dans son expression et sa conscientisa-
tion par des codes et des catégories de nature sociale ;
- elle est le plus souvent analysée à partir la rencontre intersub-
jective impliquant un fond de savoirs et significations com-
mun ;
- elle réclame l’authentification par les autres ;
- elle a des fonctions pratiques dans la vie quotidienne, renvoyant
au mode d’existence des sujets dans leur réalité concrète et vi-
vante.

[303]

Articulation du vécu et des connaissances

Le cas des représentations du corps permet de donner un exemple


très ponctuel de l’effet des transformations de l’expérience corporelle
sur les connaissances anatomo-physiologiques. Cet exemple est repris
d’une recherche déjà ancienne et souvent présentée qui comprenait
une comparaison diachronique portant sur deux séries d’entretiens en
profondeur réalisées à quinze ans d’intervalle, sur des échantillons
appareillés, ainsi qu’une enquête quantitative sur large échelle pour en
corroborer les résultats (cf. chap. III-1 et III-2). Il est apparu que le
changement culturel survenu vers la fin des années soixante avait en-
traîné de fortes modifications dans le rapport au corps. D’autre part, il
est apparu que l’expérience du corps sexué avait subi également des
transformations. Un changement du schéma corporel des femmes et
des hommes a pu être observé grâce à une épreuve d’association de
mots proposée aux sujets du deuxième échantillon. Chez les femmes
les associations livraient un corps-objet, fait de parties externes liées à
l’apparence et la présentation de soi, ou généralement érotisées (les
fesses, les seins, les lèvres, les genoux, etc.) sans jamais mentionner
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 514

d’éléments de la structure interne du corps. À cela s’ajoutait une vi-


sion énergétique du corps et une forte affirmation de vitalisme et de
puissance. Chez les hommes l’image était inverse : pas de parties ex-
ternes, mais beaucoup de références à des fonctionnements et des
éléments du corps interne, vu comme un corps-machine, associé à des
évocations anxieuses de fragilité, de défaillance, de perte (cf. chap.
III-2). En revanche, les discours tenus par les interviewés du deu-
xième échantillon, donnaient à voir une approche différente. D’un cô-
té, les femmes, revendiquant une plus grande activité dans la sphère
sociale et professionnelle et refusant de voir traiter leur corps comme
un objet, ont très nettement sous-estimé les aspects liés à
l’information fournie par la glace, à la présentation de soi et à
l’apparence corporelle. De l’autre côté, chez les hommes, le mouve-
ment de libération s’est manifesté par un plus grand investissement de
leur propre corps et de son image. Les nouvelles normes régissant
l’activité et les valeurs investies dans l’identité de genre modifient la
connaissance que l’on a de soi, en tant qu’individu sexué.
Mais il y a plus : ce changement dans l’expérience va avoir un ef-
fet direct sur la façon dont sont sélectionnées et valorisées les infor-
mations scientifiques concernant l’anatomo-physiologie (cf. tabl 2,
chap. III-2). On observe, entre les deux phases de l’étude, un renver-
sement, statistiquement significatif, de l’importance conférée, par les
femmes et les hommes, aux types d’information. Cet exemple illustre
la relation dialectique existant entre expérience, vécu, et connaissance.
La représentation comme savoir local peut être subordonnée à
l’expérience comme vécu subjectif, elle-même forgée dans le moule
de catégories socialement partagées. C’est-à-dire que des systèmes de
représentations de caractère holistique - méta-systèmes normatifs,
modèles culturels, idéologies, « représentations hégémoniques »
(Moscovici, 1982), etc. - peuvent avoir simultanément des effets sur la
mise en forme du vécu et sur la sélection des connaissances, sciem-
ment ou inconsciemment, valorisées en raison de leur pertinence pour
le sujet ou de leur adéquation avec le système de valeurs.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 515

Dialectique entre vécus,


expériences et représentations sociales

Moscovici avait déjà montré, avec le processus d’objectivation, la


relation entre le méta-système normatif et le processus de sélection
des éléments de la représentation (la sélection opérant dans le sens de
l’oblitération des éléments non congruents avec le meta-système).
Schütz a, d’un autre côté, mis en exergue la question de la pertinence,
référée à la pratique, dans la sélection des informations. Parlant de
« celui qui agit dans le monde social », il insiste sur le fait qu’il
« l’expérimente d’abord comme le champ de ses actions actuelles et
possibles, sélectionne ceux de ses éléments qui peuvent servir de fins
ou de moyens pour son ‘usage et [304] son plaisir’... Ce qu’il veut
c’est la connaissance graduée des éléments significatifs, le degré de
connaissance désirée étant en corrélation avec leur pertinence » (1987,
p. 220). La connaissance est ainsi diversement approfondie selon la
« couche de pertinence » où son objet est enchâssé. Notons que cette
notion de pertinence a été reprise par Sperber et Wilson (1989) en fai-
sant référence aux communications qui orientent l’attention du sujet.
Dans son mouvement dialectique, la relation représentation so-
ciale/expérience met en jeu des instances différentes de chacune
d’elles. D’un côté, sur le plan cognitif, le système global de représen-
tations, fournit les ressources et les outils pour interpréter ce dont on
fait l’expérience - voir à ce propos la contribution de Bruner pour qui
« la culture donne forme à l’esprit » (1991). Cette expérience donne
sens au vécu qui structure en termes de pertinence les éléments consti-
tuant l’état du monde visé dans un espace et un temps particuliers de
la vie quotidienne. La notion d’expérience et de vécu nous permet de
passer du collectif au singulier, du social à l’individuel, sans perdre de
vue la place qui revient aux représentations sociales ni les différentes
formes de leur fonctionnement. D’un autre côté, il faut se rappeler que
nos analyses précédentes soulignent la nécessité prendre en considéra-
tion le fait que l’expérience vécue met en jeu l’économie psychique
du sujet. Constat qui a deux implications importantes. D’une part, elle
peut faire émerger, éliciter, des significations nouvelles -ce qui rend
compte de la supplémentation dans la construction représentative (Jo-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 516

delet, 1989). Il en résulte qu’elle peut avoir un caractère créatif que


l’on dénie généralement à l’expérience dans les modèles empiristes
qui la subordonnent aux informations venues du monde extérieur, via
les sens. D’autre part, elle va motiver, à côté de la pratique, la perti-
nence des éléments constituant le monde vécu et structurer de manière
originale les informations dispensées par la communication sociale.
Prenons un autre exemple de cette dynamique : une recherche sur
les représentations sociales de la contagion et le rôle des croyances
dans les conceptions de la contamination par le sida (Jodelet et al.,
1994). Cette recherche a confirmé d’autres recherches concernant la
liaison entre les inquiétudes relatives au corps et le faible niveau de
curiosité et d’information en matière médicale (Jodelet, 1982 ; Vin-
cent et al., 2000), illustrant l’influence de l’implication émotionnelle
sur la sélection et la rétention des informations. De plus, elle a mis en
évidence la difficulté à aborder, en raison de l’anxiété suscitée par
l’évocation du sida, la question de sa transmission et une tendance,
induite par les représentations circulant sur les personnes atteintes du
sida, à penser la contagion en termes sociaux plutôt que médicaux. Un
résultat marquant a concerné ce que l’on appelle les « fausses
croyances » en matière de transmission du sida (transmission par les
moustiques, dans les piscines, les toilettes, en buvant dans le même
verre, etc.). Il est apparu que leur adoption ou leur maintien, malgré
les campagnes d’information, tenait au type de relation entretenue
avec les personnes infectées par le virus du sida et les valeurs qui y
sont engagées. Je ne parlerai ici que de deux groupes de sujets qui,
manifestant des postures opposées vis à vis des ces dernières, parta-
geaient pourtant les mêmes fausses croyances auxquelles elles confé-
raient des sens différents articulés à des dimensions psychologiques et
sociales. Un premier groupe appliquait aux séropositifs une catégori-
sation infamante et discriminante, au nom de valeurs morales et d’une
défense identitaire. Son incapacité à assimiler les informations des
campagnes concernant la transmission du sida, tient au fait que pour
justifier l’exclusion et éviter le risque de transgresser un interdit de
contact social, ils faisaient appel à la menace d’une contamination
autre que sexuelle. Le second groupe, animé par le souci éthique de
l’acceptation de l’Autre, s’élevait contre toute forme de rejet social
des personnes atteintes du VIH et affirmait le devoir ou le désir de
maintenir des relations sociales et intimes avec eux. Son recours aux
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 517

« fausses croyances » venait justifier, dans l’hypothèse de relations


sexuelles intimes, le refus d’utiliser le préservatif, signe de manque de
confiance ou de discrimination. Les fausses croyances permettent de
poser que l’usage du préservatif n’est pas [305] la panacée universelle
et de préserver la relation à l’autre. Dans ces deux cas, l’expérience du
contact, modelée par des référents éthiques et sociaux différents (pré-
servation de son propre groupe, préservation de l’autre), convoquera
des constructions du sens vécu de la relation avec les personnes at-
teintes du virus, qui sont différentes tout en s’appuyant sur un fond
commun d’informations circulant dans l’espace social.
L’appel à un ensemble de savoirs et d’expériences partagés peut
intervenir aussi dans la construction imaginaire du rapport à un objet
dont n’existe pas encore d’expérience concrète et qui n’a encore péné-
tré ni le tissu social ni le champ des débats dans l’espace public. J’ai
dirigé l’étude d’une telle situation à propos des représentations de la
contraception masculine médicalisée (Apostolidis, Buschini, Kalam-
palikis, 1998 ; Kalampalikis & Buschini, 2007). Bien que certaines
pratiques contraceptives ont été de tout temps considérées comme re-
levant d’une action ou initiative masculine (le coïtus interruptus, par
exemple), il n’en va pas de même pour le contrôle médicalisé des
naissances. Les récents progrès techniques dans ce domaine sont igno-
rés dans leurs formes et effets collatéraux. Il en résulte que pour pren-
dre position sur cet objet nouveau ou le penser, on emprunte à des
ordres de connaissance ou de pratique déjà connus et appartenant, es-
sentiellement, au domaine de la contraception féminine. Un tel an-
crage, prévisible s’agissant de la formation d’une représentation, offre
la particularité de mobiliser non seulement des connaissances liées à
l’histoire de la contraception féminine et à ses effets sur la santé des
femmes, mais aussi des conflits qui ont marqué et marquent encore les
rapports de genre dans la gestion de la procréation, et surtout des vi-
sions fantasmatiques qui mettent en jeu l’identité masculine. Une
autre particularité réside dans le fait que cette dynamique de construc-
tion d’une représentation, est semblable chez les hommes et les
femmes : les uns et les autres disent la même chose, expriment les
mêmes craintes, reprennent les mêmes arguments.
C’est ainsi que, sur le plan médical, l’on ne conçoit qu’une seule
forme de contraception : la pilule dont les effets hormonaux sur l’état
du corps deviennent saillants. Et l’on va craindre une double féminisa-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 518

tion : par la pratique (qu’un homme prenne la pilule comme le fait une
femme suscite la moquerie) et par les conséquences hormonales (qui
donneraient aux hommes un corps de femme). Si l’on imagine un
autre mode contraceptif, il se ramène à une intervention, opération ou
piqûre, sur la verge, par référence à la vasectomie. Ceci met directe-
ment en danger la virilité par diminution ou disparition des spermato-
zoïdes (porteurs de la vie comme les ovules). Or on croit que le
sperme sans spermatozoïdes n’est plus du sperme et l’on redoute que
cela nuise à la vie sexuelle, l’homme ne pouvant plus avoir d’érection
ou n’étant plus capable d’éprouver du plaisir. Nous sommes en pré-
sence de véritables expériences imaginaires que font les personnes
interviewées, quel que soit leur sexe, et qui suscitent des craintes di-
rimantes pour l’adoption d’une nouvelle pratique. La représentation
imaginaire donne forme à un vécu redoutable et redouté et fait barrage
à la nouveauté. Il en va de même pour les rapports de genre. La con-
traception est vécue comme une affaire de femme, sa conquête
comme une histoire féminine. Les hommes ne s’y sentent pas impli-
qués dans leur identité comme le font les femmes pour qui en déléguer
la responsabilité revient à perdre une liberté et un contrôle sur le pou-
voir masculin. Le poids d’un vécu historique partagé donne aux anti-
cipations d’un renversement des rôles, obéissant à principe égalitaire
de partage des inconvénients de la contraception, le masque d’une ex-
périence dangereuse.
[306]

Conclusion

Les considérations et illustrations précédentes sont une tentative


pour rendre compte de la façon dont l’expérience vécue (erlebnis) :

1) est mise en forme par les représentations et les catégorisations


sociales qui sous-tendent la mise en sens de l’objet
d’expérience ;
2) intervient comme médiation dans la construction des connais-
sances ;
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 519

3) met en jeu des éléments émotionnels qui tout en traversant


l’ensemble des sujets impliqués dans une même situation con-
crète ou connaissant un même destin, laissent le champ à des
significations dont les modulations sont régies par les positions
occupées par les uns et les autres dans l’espace social ainsi dé-
fini ;
4) peut être construite sur un mode imaginaire par transfert de re-
présentations d’une situation à une autre où se trouve engagée
l’identité des sujets. Pour autant, l’expérience vécue a à voir
avec l’élaboration de représentations qui favorisent ou entravent
le changement social. Cette dernière caractéristique ouvre sur
des aperçus originaux : l’expérience vécue peut revêtir dans des
situations nouvelles ou inconnues jusqu’alors, une fonction
« révélante » qui aboutit à la création de nouvelles représenta-
tions comme cela se produit dans les rites initiatiques ou dans
les cas de conversion des croyances sous l’influence d’un
groupe social. Il y a là tout un champ de recherche encore à ba-
liser. C'est à quoi s'emploie un programme de recherche mené
avec des collègues brésiliens (Bello, Jodelet, Mesquita, Sa,
1996) sur les représentations associées, les significations prê-
tées et l'expérience vécue dans la pratique de rites religieux
afro-brésiliens.

J’espère avoir fait sentir l’utilité de recourir à l’analyse de


l’expérience, comme connaissance et comme vécu, pour comprendre
comment du sens se produit, dans des situations et contextes sociaux
et spatio-temporels particuliers, par élaboration d’états psycholo-
giques et étayage sur des représentations sociales disponibles comme
ressources interprétatives. J’espère avoir montré aussi que
l’expérience, entendue dans ses dimensions psychologiques et so-
ciales, ne peut s’analyser qu’à partir des cadres fournis par les sys-
tèmes de représentations en vigueur dans une sphère sociale et cultu-
relle donnée. Ce qui n’enlève rien au fait qu’elle peut être creuset
d’enrichissement, de découverte et de création.
Pour autant ai-je répondu à toutes les questions que soulevait le cas
de cette femme rendue énurétique par son diabète, mettant en éveil le
doute et animant la réflexion ? Ce fut le cas pour certaines concernant
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 520

les rapports établis, dans l'expérience vécue, entre sens et représenta-


tion, la stabilisation des significations produites dans l'expérience et le
poids des strates culturelles comme référents du jugement porté sur la
situation, le rôle que jouent les cadres sociaux dans la construction de
l'identité et les normes de présentation de soi, etc. Autant de points qui
requièrent l'appel aux représentations sociales. D'autres questions res-
tent ouvertes qui renvoient au passage de la subjectivité sociale à la
particularité individuelle pour lequel la compréhension clinique du cas
doit être mise en œuvre. Si la visée thérapeutique n'entre pas, à pro-
prement parler, dans le paradigme des représentations sociales, celui-
ci peut être mis au service d'un éclairage social du malaise ressenti par
la personne qui souffre, aidant à la soulager par la conscientisation de
sa dépendance aux autres et la reformulation de son identité sociale
dans une nouvelle représentation de soi, revendiquant sa marginalité
comme état de droit. Les représentations sociales servent aussi à poser
de nouvelles valeurs.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 521

[307]

QUATRIÈME PARTIE

Chapitre 4
Dynamiques sociales
et formes de la peur *

Retour au sommaire

L’incertitude, le risque, l’insécurité, la précaution, la peur sont de-


venus des thèmes redondants dans la réflexion des penseurs du monde
social contemporain (Beck, 2001 ; Dupuy, 2002 ; Palmade, 2003 ;
Bauman, 2007 ; Gigerenzer, 2009 ; Lecourt, 2009 ; Virilio, 2010). On
prête à ces constats d’un état social dysphorique une multiplicité de
causes et d’objets : la technologie, l’environnement, la ville, la santé,
le politique, le travail, la famille, la globalisation et les menaces
qu’elle fait peser sur les États et les populations, les guerres et le terro-
risme, et j’en passe. Ces discours, parfois conflictuels, qu’inspirent ou
confirment malheureusement des situations et des catastrophes objec-
tives ou des mesures politiques inappropriées, débouchent sur des
considérations éthiques ou des arts de vivre salutaires. Ils n’en soulè-
vent pas moins une question. Si l’on en vient aujourd’hui à parler
d’une véritable « culture de la peur » (Glassner, 2000), on étudie peu
les figures concrètes qu’elle prend dans la vie sociale et les consé-
quences qu’elle entraîne dans les relations qui s’y nouent. C’est pour
pallier cette insuffisance qu’il m’a semblé utile de considérer les con-
tributions que peuvent apporter différentes disciplines des sciences

* Parution originale : 2011. Peurs collectives et dynamiques sociales. Nouvelle


Revue de Psychosociologie, 12(2), 239-256.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 522

humaines. Certaines d’entre elles jettent un éclairage instructif pour


élaborer une approche psychosociologique de la peur laissant sa part
au jeu de la subjectivité et de la réflexivité au sein de processus qui
semblent les enserrer dans un réseau contraignant d’influences anxio-
gènes.
Dans un article intitulé « The Social Psychology of Fear », publié
en 1944, le philosophe allemand Kurt Riezler, réfugié aux États-Unis
et professeur à la New School for Social Research, a été l’un des pre-
miers, sinon le premier, à aborder la peur d’un point de vue psychoso-
ciologique. Soulignant qu’en temps de crise une peur spécifique
s’emparait des individus, « la peur de l’inconnu », il a désigné comme
une question fondamentale pour les sciences sociales celle du rapport
entre « peur » et « connaissance » ou « savoir » (knowledge), au ni-
veau individuel et collectif. Son analyse, sur laquelle je reviendrai,
rencontre celle que font aujourd’hui les chercheurs qui s’intéressent
aux processus cognitifs et aux représentations sociales, engagés dans
les phénomènes de peur. C’est cette perspective que j’adopterai pour
traiter des relations qui peuvent être établies entre les dynamiques so-
ciales et les formes de la peur. Il s’agit là d’un domaine qui reste en-
core largement à explorer. De sorte que c’est plutôt une série de ques-
tionnements et d’ouvertures que j’essaierai de formuler en considérant
successivement : quelles sont les conditions psychologiques et so-
ciales de l’émergence de la peur ; les formes sociales de son expres-
sion ; la façon dont les peurs sont manipulées et gérées ; quelles en
sont les conséquences sociales ; les voies de résistance aux conditions
susceptibles de provoquer la peur.
[308]

LA PEUR COMME PROCESSUS


PSYCHOLOGIQUE

Le concept de peur est un concept « typiquement flou » (Morin,


1993). Située entre l’angoisse, la crainte et l’effroi au plan individuel,
et entre la panique et l’épouvante au niveau collectif, la peur est un
ingrédient commun à beaucoup de phénomènes au sein desquels elle
varie dans ses manifestations, causes et conséquences. Son examen
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 523

fait appel à diverses disciplines, des neurosciences aux sciences so-


ciales, dont les points de vue doivent être pris en compte pour cerner
la façon dont la peur peut être abordée en psychologie sociale. En
psychologie, la peur est rangée dans la catégorie des émotions. Elle
l’est aussi par le sens commun. C’est ainsi qu’un ensemble de re-
cherches interculturelles (Scherer et al., 1986) a mis en évidence que
la peur fait partie, à côté de la joie, la tristesse, la colère et l’amour,
des significations généralement attribuées au terme émotion. Cepen-
dant, ces recherches font apparaître que la peur est l’émotion la moins
liée à des situations sociales. Elle réfèrerait, dans l’opinion courante, à
des situations représentant une menace pour l’intégrité physique
(comme les accidents de la circulation, les agressions physiques) ou
psychologique (comme l’échec dans des situations
d’accomplissement, la maladie, la prise de risque) ou encore à des pé-
rils indirects (comme la mort de personnes connues, le surnaturel,
l’action de forces extérieures). Il y a là un paradoxe puisque ces peurs
spécifiques n’incluent nulle référence aux sentiments de peur et
d’angoisse sociale dont on observe aujourd’hui une expression intense
dans les sondages d’opinion ou les analyses des recherches sociolo-
giques portant sur la modernité.
Ce paradoxe est d’autant plus surprenant que si l’on examine
l’histoire de son usage (Rimé, 2005), la notion d’émotion, qui fut ab-
sente des dictionnaires jusqu’au 17e siècle, a d’abord renvoyé à des
mouvements populaires associés au trouble et à l’agitation. Si au dé-
part l’émotion avait un fondement moral, l’inquiétude et le méconten-
tement, avec pour répondant un comportemental collectif, l’agitation
populaire, cette signification collective a disparu aujourd’hui en psy-
chologie. On en trouve seulement une trace dans l’analyse des situa-
tions de foule qui fait référence à la notion de panique. Compte tenu
de l’évolution des inquiétudes de la modernité (Bauman, 2007), on est
appelé à se demander si dans le futur, la peur dans ses fondements et
effets sociaux n’en viendra à être traitée comme un phénomène spéci-
fique en regard des autres émotions.
Dans cette évolution, l’attention des travaux menés en psychologie
s’est portée sur des processus étudiés au niveau de l’individu, par suite
de l’essor des approches des passions, à partir de Descartes, des cou-
rants évolutionnistes à la suite de Darwin, et physiologiques à la suite
de Cannon. Accompagnant le développement de la psychologie, les
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 524

recherches sur l’émotion ont connu un essor croissant surtout à partir


des années 1960 grâce à la conjonction de deux orientations théo-
riques et empiriques. D’une part, l’émergence du cognitivisme qui a
relancé l’intérêt pour les recherches théoriques, inspiré par les travaux
de Schachter (1964). D’autre part, le développement de l’approche
psycho biologique inspirée par ceux de Tomkins (1962). Actuelle-
ment, on observe chez les psychologues une volonté d’échange et de
dialogue avec les disciplines voisines, de la neurologie aux diverses
sciences sociales.
Jusqu’à présent la peur a été considérée, en psychologie, comme
présentant les mêmes caractères que les autres émotions et états affec-
tifs en tant que structure de réponse préparée intervenant automati-
quement dans l’adaptation aux situations. LeDoux (1996) distingue
ainsi les paniques ou les terreurs incontrôlables, qui seraient de carac-
tère psychopathologique, et les peurs courantes qui, raisonnées, agis-
sent comme un mécanisme d’alerte et de vigilance face au danger et
permettent de réagir à des situations nouvelles Les émotions ont pour
marque distinctive une rupture de continuité dans l’interaction indivi-
du-milieu. Correspondant à des modifications physiologiques qui af-
fectent les organes contrôlés par le système nerveux central, [309]
elles se traduisent par des changements dans l’expression, colorent
l’expérience subjective et conduisent à déployer des actions spéci-
fiques. Elles s’accompagnent de modifications au plan cognitif, avec
une interruption des activités automatiques, la focalisation de
l’attention, une priorité donnée au processus de traitement de l'infor-
mation.

La dimension sociale des émotions

C’est avec la prise en compte des aspects cognitifs que la dimen-


sion sociale a été réintroduite dans l’étude des émotions. D’une part,
Schachter (1964) a prouvé que le sens et le vécu de l’émotion, sa colo-
ration affective, positive, neutre ou négative, sont dépendants de
l’entourage social qui permet de coder l’état physiologique ressenti
par le sujet. D’autre part, les constructionnistes ont montré que la qua-
lification des émotions est un processus discursif (Harré, 1989). Enfin,
à la suite des études sur les expériences traumatiques et post-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 525

traumatiques, tout un courant de recherches s’est développé concer-


nant les « productions de sens » associées à une expérience émotion-
nelle et le partage social des émotions (Rimé, 2005).
Les interactions avec le milieu obéissent à des schémas
d’anticipation et d’action préétablis relevant d’une vision d’un monde
de vie que certains qualifient de « virtuel ». Cette vision peut être
simplement ramenée à l’ensemble de postulats et de représentations
qui régissent l’expérience quotidienne sous des formes qui vont du
niveau le plus concret au niveau le plus abstrait. Cet ensemble de re-
présentations permet de prévoir l’action et sert de « bouchon symbo-
lique » contre les menaces qui pèsent sur l’individu. Tout changement
dans les situations que la personne a l’habitude d’affronter, toute dif-
ficulté qui s’oppose à la réalisation des buts qu’elle s’est fixés vont
entraîner un état émotionnel signalant une rupture entre le système de
représentations et l’état du monde. De sorte que la peur comme
l’émotion révèlent un paradoxe entre les éléments de l’expérience pré-
sente et les présuppositions auxquelles on adhérait jusqu’alors. Elles
résulteraient de l’état de doute et d’incertitude que suscite la nouveau-
té, l’étrangeté de la situation ou son décalage par rapport aux attentes
et plans d’action des sujets. L’émotion entraînerait alors une activité
de « production en sens » visant à surmonter le doute et s’adapter à la
nouvelle situation. Cette production de sens a été particulièrement
étudiée dans le champ des organisations (Weick, 1992). Dans
l’activité de production de sens, l’individu s’appuie sur ses connais-
sances et les ressources d’interprétation fournies aussi bien par la tra-
dition, la culture, que par les normes et valeurs, les systèmes de
croyances et idéologies partagées socialement. Les émotions ont donc
un rôle incitatif pour opérer un travail cognitif qui mobilise un savoir
social afin de réinterpréter le monde et optimiser les transactions avec
le milieu.
Selon Rimé (2005), l’articulation entre les dimensions émotion-
nelles et sociales de l’expérience humaine est rendue manifeste par les
études sur la matrice sociale et le partage social des émotions. Tout
d’abord, les travaux sur le développement de l’enfant ont mis en évi-
dence la matrice sociale des expériences émotionnelles. La survie de
l’enfant suppose que son entourage puisse répondre au signal qu’il
donne de ses états de besoin et de malaise et que la continuité des
soins qu’il reçoit soit assurée par des liens d’attachement. Les sys-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 526

tèmes d’attachement fournissent une ressource pour affronter les


sources de stress. Plus tard, les échanges avec l’entourage viendront
assurer la socialisation et les apprentissages de l’enfant. Ces études
révèlent qu’une dynamique fondamentale unit les pôles cognitif, émo-
tionnel et social de l’adaptation.
Le partage social répond au besoin que les personnes ayant traver-
sé un épisode émotionnel frappant ont d’en parler, d’en partager le
souvenir avec d’autres personnes qui peuvent elles- mêmes être inci-
tées à en informer leur entourage. Il se crée ainsi des réseaux de par-
tage qui portent la marque non seulement des expériences sociales,
mais des spécificités culturelles. La [310] propagation des épisodes
émotionnels peut se faire à une vitesse qui varie selon la force de leur
impact et peut passer du niveau local au niveau national, voire interna-
tional. Cette extension dépend de divers facteurs : l’identité de la per-
sonne qui a vécu l’épisode émotionnel, le destin commun des per-
sonnes associées à l’évènement, le caractère inattendu ou nouveau de
ce dernier, le retentissement qu’il connaît dans la sphère publique et
médiatique.
Le partage des émotions n’a pas seulement pour but de soulager les
troubles liés à l’expérience émotionnelle, mais aussi de trouver les
moyens cognitifs de l’intégrer dans son univers de pensée. Ses effets
peuvent dépasser le simple niveau individuel. D’une part, le contact
intersubjectif permet à l’individu d’opérer la « production de sens »
qu’appelle l’émotion. Il est une voie pour accéder à une réalité cons-
truite socialement à laquelle il peut se ressourcer. La transaction entre
le monde et le sujet est ainsi réélaborée par le biais du partage de re-
présentations sociales qui permettent de « résinifier » les évènements
perturbateurs, désactiver le vécu émotionnel et dépasser les contradic-
tions qui l’ont fait naître, grâce à un nouveau savoir sur le monde.
D’autre part, la transmission sociale peut donner lieu à des « émotions
vicariantes » assumées par l’entourage immédiat ou distant dans
l’espace ou le temps. Ce type d’émotions résulte de processus
d’identification, d’empathie ou de participation à un même groupe
familial, national ou culturel affecté par l’évènement traumatique ou
son souvenir. En sont un exemple, les moments d’émotion collective
qui accompagnent le rappel, l’évocation ou la commémoration
d’épisodes historiques ayant affecté par le passé une communauté. Ce
phénomène peut donner lieu à des manipulations sociales ayant par-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 527

fois des conséquences catastrophiques. Un exemple paradigmatique


en est le discours que Milosevic tint en 1989, devant une audience dé-
passant le million de personnes, pour évoquer la défaite nationale de-
vant les Turcs, arrivée 600 ans plus tôt. Cette « retraumatisation » col-
lective fut immédiatement suivie par l’enchaînement des exactions
commises successivement en Croatie, en Bosnie et au Kosovo.
Le parcours que nous venons de faire rapidement souligne le rôle
de l’échange social dans le contrôle de l’émotion et celui du travail
cognitif et des représentations partagées dans la maîtrise des situations
qui la produisent. Peut-on en trouver confirmation dans l’analyse des
peurs sociales qui affectent de façon plus globale les populations dans
le monde contemporain ?

PEURS DE QUOI ET PEURS POUR QUOI

Pour tenter de répondre à cette question, ma démarche s’appuiera


sur des distinctions établies par Riezler dans son article sur « la psy-
chologie sociale de la peur ». Une première distinction concerne
l’objet de la peur. Cet objet renvoie soit à la menace ou au risque qui
en est la source : on peut avoir peur « de » quelque chose ou « de »
quelqu’un ; soit à ce qui en est la cible : on peut avoir peur « pour »
quelque chose ou « pour » quelqu’un. On a peur « de » la maladie
et/ou peur « pour » sa santé, peur « de » la ruine et/ou peur « pour » le
bien-être de sa famille. La peur des risques écologiques intègre, au
présent, la menace qu’ils représentent « pour » la nature et l’homme,
et, dans l’avenir, « pour » les générations futures. Difficilement disso-
ciables, ces deux peurs n’ont pas la même portée. L’hypocondriaque
verra des dangers pour sa santé partout ; selon le niveau que l’on fixe
pour son bien-être matériel, on ressentira différemment le risque éco-
nomique. Pour en donner un exemple : avec la crise actuelle, 66% des
Français disent craindre aujourd’hui de passer en dessous du seuil de
pauvreté, mais ils fixent ce seuil à la valeur du smic, le salaire mini-
mum de base, ce qui est nettement supérieur au seuil de pauvreté que
déterminent les normes de classification économique. Par leur relation
et leur pertinence réciproque les peurs « de » et « pour » définissent le
type et l’intensité de la peur que nous éprouvons. Ceci peut servir à
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 528

dresser une liste des formes de peurs qui correspondent à des types de
risques différents.
[311]
Une seconde distinction qui peut être utile pour conduire notre
examen porte sur la nature des peurs considérées, en relation avec
notre ignorance. Riezler distingue des peurs « partielles » et des peurs
« totales ». Les premières sont définies par le degré de savoir que nous
pouvons détenir sur la source de la peur. Malgré l’ignorance que nous
en avons, nous pouvons l’inscrire dans un domaine de connaissances
qui nous permet d’en savoir quelque chose et de nous y adapter. A
quoi j’ajouterai qu’elles concernent des dangers ou des risques clai-
rement définis et qui peuvent avoir un caractère local. Tels apparais-
sent les risques matériels encourus dans la vie quotidienne, ou les
risques produits par l’homme dans les domaines sanitaire, industriel,
professionnel, etc.
Les peurs « totales » ont pour parangon la peur de la mort, aboli-
tion de l’être dont on ne sait ni quand elle arrivera ni ce qui adviendra
après sa survenue. Certains auteurs qui classent ce type de peur dans
la catégorie de « peur anthropologique » (Paillard, 1993) y rangent
aussi la « peur de l’autre ». La peur de la mort a donné lieu à un mo-
dèle de gestion de la terreur : « A terror management theory » (Salo-
mon, Greenberg, Pyszczynski, 1991) qui traite du rôle de la peur de la
mort dans le changement d’attitude face à des problèmes sociaux et la
défense des visions du monde culturellement établies. Cette théorie
pose que la capacité d’autoréflexion et la conscience de l’inévitabilité
de sa propre mort sont sources d’angoisse existentielle. Elle développe
les motivations qui sous-tendent les comportements sociaux visant à
réduire le « paradoxe insoluble » né du désir de préserver la vie et de
la certitude de l'inéluctabilité de sa finitude. À cette fin, les individus
adhéreraient à des systèmes de croyance de type mystique ou religieux
ou trouveraient refuge dans la soumission à l’autorité ou
l’appartenance communautaire. À la suite d’évènements comme
l’attentat du World Trade Center, la réélection et les entreprises guer-
rières de Georges Bush, cette théorie a trouvé un important écho dans
les médias. On s’interrogera plus loin sur les limites de ce type
d’approche des dynamiques sociales liées à la peur.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 529

Outre la peur de la mort, Riezler se réfère à Kierkegaard qui parle


de la peur du « rien » pour avancer que certaines peurs indéfinies peu-
vent devenir des peurs totales. Ne visant pas un objet précis à
craindre, ces peurs prennent la forme « d’anxiété existentielle »,
« d’anxiété basique », et risquent de devenir peur de tout. Elles sont
d’autant plus puissantes qu’elles sont vagues : ne portant sur rien,
elles paralysent l’action. Pour cet auteur, ces « peurs indéfinies » ré-
sultent en grande partie de l’effondrement des cadres de pensée tenus
pour acquis et portés par le discours social, en raison d’évènements
perturbant l’ordre social comme les guerres ou les crises politiques et
économiques. L’analyse qu’il propose fait écho, à un niveau social,
aux hypothèses cognitives de la psychologie, et retrouve, dans son
langage propre, les perspectives de la psychologie sociale et de la
théorie des représentations sociales (Moscovici, 1976, 2000, 2013).
Selon son modèle, l’individu, toujours inscrit dans un monde social,
est tributaire des interactions avec les autres et trouve dans un « uni-
vers de discours » socialement établi un schème d’ordre du possible.
Ce schème d’ordre est un système de règles d’action, de principes et
présuppositions qui permettent d’identifier, catégoriser et classer les
objets et les évènements, d’intégrer des expériences nouvelles. Ce sys-
tème est établi socialement, confirmé quotidiennement par la société
où nous vivons. Il organise notre monde, celui où nous nous pensons
comme êtres vivants et agissants et nous préserve contre les peurs in-
définies. Quand pour des raisons historiques il se modifie ou se délite,
une insécurité collective s’instaure. Les individus perdant leur cadre
de pensée sont en proie à des peurs indéfinies. Ils auraient alors ten-
dance à se soumettre à des leaders qui offrent des lignes directrices
simples et autoritaires. Le cas de l’adhésion au nazisme à la suite de la
crise économique en Allemagne illustre cette analyse des consé-
quences de l’insécurité collective.
[312]
Il ne fait pas de doute que dans nos sociétés dites « du risque et de
la deuxième modernité » où l’isolement individuel se renforce, ce
genre de « peur indéfinie » peut naître et se cristalliser sur différents
objets. Un exemple. La croyance dans l’Apocalypse a été et reste une
peur totale, elle se trouve réactivée par les peurs indéfinies que suscite
l’état du monde contemporain. Fin octobre 2008, l’institut de sondage
Sofres a réalisé, pour un journal catholique, une enquête sur un échan-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 530

tillon de mille personnes représentatif de la population française pour


savoir si l’on croit qu’il existe des signes avant-coureurs de
l’Apocalypse. 55% des répondants ont indiqué le réchauffement cli-
matique et le dérèglement du climat, 22% le terrorisme international,
18% les émeutes de la faim, 17% la montée des intégrismes religieux,
16% la crise financière, 8% l’apparition de la grippe aviaire. En situa-
tion d’insécurité, et quand le savoir scientifique ne fournit pas de ré-
ponses rassurantes ou s’avère porteur d’incertitudes ou de menaces,
comme c’est le cas pour les risques environnementaux, ceux du terro-
risme ou de la globalisation etc., on mobilise toutes les ressources in-
terprétatives offertes par les systèmes de représentation et de croyance
ou les imaginaires sociaux. Dans cette dynamique, le rôle des médias
est important, sinon décisif, en ce qu’il favorise l’émergence des peurs
par le registre émotionnel qu’ils utilisent pour diffuser les informa-
tions et relayer les données scientifiques, et par la forme qu’ils don-
nent aux inquiétudes sociales.

La mise en forme de la peur

Les médias, prenant parfois le relais des milieux scientifiques,


donnent des situations de vie et de l’état du monde social, politique et
économique des interprétations qui interviennent dans la formation et
la formulation des peurs sociales. Ceci est illustré par la façon dont la
communication médiatique a présenté la récente crise boursière au
moment de son éclatement en 2008. D’une part, on a immédiatement
évoqué les situations de panique qui ont accompagné le krach de
1929, avec les hordes de particuliers assaillant les banques et vidant
leurs liquidités comme la montée en masse des chômeurs. Si cette
éventualité a effectivement été envisagée par les politiques et les éco-
nomistes, les incitant à prendre des mesures gouvernementales au plan
national, européen et international, la façon dont les médias en ont
parlé avait de quoi semer la frayeur dans le public.
Le langage employé a contribué à forger des sentiments
d’impuissance et de désordre en empruntant à divers champs
d’activité qui n’ont rien à voir avec le champ économique. Le champ
de la santé, avec des termes comme la « contamination » des marchés,
les « virus » introduits dans les pratiques d’échange. Le champ du jeu
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 531

avec l’image de la « chute des dominos » pour rendre compte de


l’extension des mouvements de la bourse. Le champ de la psycholo-
gie, avec la référence à des « mouvements de panique » dans les mi-
lieux financiers, ou des « mouvements de foule » hystériques et cré-
dules au sein de la population sensible à des effets de « rumeurs ».
Ces images ont renforcé les effets des données économiques objec-
tives, développant dans l’ensemble de la société un état d’esprit victi-
maire, ce « sentiment obscur d’oppression » dont Halbwachs (1930) a
parlé à propos des suicides liés à la crise de 1929. Et de fait, dès le
début de la crise et avant que l’ampleur de ses formes ne soit connue,
ses conséquences psychologiques semblent avoir été dévastatrices,
avec une augmentation alarmante de la courbe des indicateurs de
stress, selon une enquête de l’American Psychological Association.
Huit Américains sur dix ont dit éprouver une augmentation de stress
liée aux inquiétudes économiques. Ils ont mentionné des idées noires,
des angoisses nocturnes, de l’agitation, des difficultés à se concentrer.
Ils ont imaginé des scénarios catastrophes de déclassement social, de
ruine, assortis de tendances à l’autodénigrement et à la culpabilisation.
Toujours selon cette enquête, la demande d’aide psychologique, les
syndromes de stress post-traumatique et le taux de suicide ont aug-
menté. En France, un sondage Ipsos de fin octobre 2008 révélait que
77% de la population [313] se disait inquiète et plus de 50% des inter-
viewés anticipaient une crise économique durable et profonde au ni-
veau du chômage, du pouvoir d’achat, du déficit de la dette publique,
de la limitation du crédit. Pour autant, ils avaient du mal à mesurer
l’impact futur de la crise sur leur situation et ils faisaient confiance
aux gouvernements. Dans ce cas, l’information diffusée par les mé-
dias sur les mesures d’accompagnement de la crise a joué un rôle de
modération des peurs. Mais il serait intéressant de voir quels sont les
effets résiduels de ces peurs sur le pessimisme relevé aujourd’hui dans
les bilans de l’état moral des Français à nouveau alarmés par les échos
de la crise de 2011.
Un autre aspect de l’influence de l’interprétation médiatique des
évènements sur l’éveil de la peur mérite d’être signalé :
l’interprétation des conduites financières en termes d'irrationalité. On
a beaucoup parlé dans la presse et à la télévision de comportements
moutonniers, du rôle des rumeurs, d’états psychologiques passant de
l’euphorie à la panique, d’emballement émotionnel conduisant à
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 532

vendre sans raison ou à s’affoler. Certains ont même été chercher un


fondement hormonal aux alternances de hausse et de baisse des mar-
chés. Une chroniqueuse du New York Times (Dobrzynski, 2008) fait
état de travaux — d’ailleurs contestés par la communauté des neuros-
ciences — qui permettraient d’associer les hausses des bourses à une
montée de la testostérone, hormone de l’agressivité, et leurs baisses à
celle du cortisol, hormone de contrôle du stress et de la peur. En pé-
riode de crise, les gains et le boom des marchés entraîneraient une
surproduction de testostérone conduisant à des conduites de plus en
plus compétitives et risquées. En période de chute des cours, la mon-
tée de cortisol rendrait les agents irrationnellement craintifs. La con-
clusion que l’on en tire est que les bulles et les krachs échappent au
contrôle des banques, et que les marchés vont comme les hormones
« As hormones go, so go markets ». De quoi effrayer un public déjà
insécure.
Or il existe des informations auxquelles les médias n’ont pas fait
écho. Les études de psychologie économique mettent en évidence que
le comportement des traders et intermédiaires chargés de conseiller les
investisseurs ou négocier les produits financiers dans les salles de
marché et le comportement des spéculateurs particuliers obéissent à
des règles précises et opposées qui peuvent rendre compte de la versa-
tilité boursière. Les particuliers et les novices qui raisonnent sur le
long terme manifestent une « aversion à la perte », une répugnance à
vendre à perte quitte à encourir le risque de plus grandes pertes au fi-
nal. En revanche, les intermédiaires, s’appuyant sur des informations
et des outils mathématiques et statistiques, appliquent la règle de
« couper les pertes », c’est-à-dire de vendre dès que les titres sont à la
baisse, quitte à les racheter dès qu’une hausse se dessine. Deux théo-
ries s’opposent pour rendre compte des stratégies des agents boursiers.
La théorie néoclassique pose la rationalité des agents qui opèrent des
calculs raisonnés sur l’information dont ils disposent et font des « an-
ticipations rationnelles » sur le comportement des autres. La théorie
de la « finance comportementale », inspirée par les travaux de
Kahneman et Tversky (1982), impute les comportements à des rou-
tines, des biais de jugement, ou à l’emprise des émotions qui induirait
un excès de prise de risque ou de prudence. Or, d’une part, d’après les
travaux de neurobiologie (LeDoux, 1996), les peurs courantes qui af-
fectent le cortex cérébral permettent une activité réflexive
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 533

d’évaluation des dangers et d’adaptation du comportement face à des


situations nouvelles. D’autre part, il apparaît que ces éléments
n’influent qu’à la marge sur le comportement des agents qui ont tou-
jours de bonnes raisons individuelles pour acheter ou vendre et pour
douter des partenaires. Selon le « paradoxe de l’action collective »
(Oison, 1987), « ce qui apparaît au final comme de l’irrationalité col-
lective est le résultat d’une somme d’actions, qui prises individuelle-
ment, sont tout à fait cohérentes » (Dortier, 2008). Faute de s’appuyer
sur des analyses scientifiques, les médias ont contribué à créer un
nouveau mythe, celui de « la panique boursière » qui, sans base fac-
tuelle ou scientifique, a eu des effets évidents sur la montée de
l’anxiété dans le public.
[314]
Ce type de diffusion s’apparente à celui des rumeurs dont le rôle
dans la production des peurs sociales connaît des illustrations histo-
riques. Pour ne citer qu’un exemple, rappelons le cas de « la grande
peur » au moment de la Révolution française de 1789, analysée par G.
Lefebvre (1968). La rumeur d’attaques menées par des bandes de bri-
gands dans les campagnes et menaçant les villes a contribué au vaste
mouvement de révolte qui a fait vaciller l’ordre social. D’autres peurs
collectives sont entretenues par les médias : celle des épidémies, des
catastrophes environnementales, du terrorisme. Selon Morin cela tien-
drait au fait qu’« on parle plus des peurs qu’elles n’existent réelle-
ment ». Ainsi apparaîtrait « toute une culture de la peur [qui] joue
avec la peur de la peur » (1993, p. 136), sans que les peurs ne pren-
nent jamais, dans le public, une allure paroxystique. C’est ce qu’a
montré une recherche basée sur l’analyse secondaire de l’ensemble
des sondages d’opinion concernant l’environnement et réalisés en
France sur une période de vingt ans (Jodelet, Scipion, 1992). Cette
recherche a mis en évidence la stabilité du positionnement marginal
des problèmes environnementaux parmi les sujets d’inquiétude. Les
seuls moments où ce classement a changé correspondaient soit à des
accidents spectaculaires, marées noires ou Tchernobyl, soit au reten-
tissement donné dans la presse à certaines manifestations politiques en
faveur de l’environnement. Ce dernier phénomène de « cumul-relais »
entre médias et politique n’a pas échappé, en France, aux responsables
écologiques et politiques qui, sous l’urgence de l’alerte scientifique et
de la mobilisation internationale, ont assorti les mesures qu’ils pre-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 534

naient d’un battage médiatique considérable. Il n’en reste pas moins


que dans la reprise des thèmes d’inquiétude, les médias n’ont pas ré-
sisté à la dramatisation sociale, insistant sur les risques des déplace-
ments des populations menacées par les inondations liées au réchauf-
fement climatique. De quoi participer à la montée des inquiétudes sé-
curitaires dans les pays favorisés. Ce type d’interventions qui contre-
vient aux orientations éthiques et citoyennes du mouvement écolo-
gique (Moscovici, 2002) ne se limite pas à des effets de dramatisation.
Les travaux menés en psychologie politique depuis une dizaine
d’années montrent l’importance des effets sociaux de peurs sciem-
ment entretenues par la collusion entre les sphères du politique et des
médias.

LES MANIPULATIONS DE LA PEUR

En effet, le domaine politique est un lieu privilégié pour


l’observation de l’influence des discours exploitant la peur. Au-
jourd’hui, les chercheurs en sciences sociales s’attachent à l’influence
de la peur sur le raisonnement social et politique. Ils se basent sur un
double constat : celui de la psychologie qui a établi que l’anxiété gé-
néralisée affecte la qualité des capacités de réflexion et de raisonne-
ment. L’attention fixée sur le danger ou une menace diminue la capa-
cité de traiter l’information et augmente les conduites d’échappement
au risque. Et celui des neurosciences qui permet de comprendre le dé-
veloppement de réactions de peur conditionnées face à des stimulus
qui étaient initialement neutres, comme un personnage politique ou
des groupes ethniques (LeDoux, 1996). La psychologie politique a
dégagé d’importantes implications de ce phénomène pour l’étude des
relations raciales, la crainte de la criminalité, les réactions face aux
menaces environnementales, au terrorisme, etc.
Divers travaux (Huddy, 2003, 2005) ont ainsi mis en évidence une
tendance chez les personnes en proie à une anxiété diffuse à devenir
moins tolérantes à la différence, plus enclines à utiliser des stéréo-
types et à manifester de l’agressivité face aux étrangers ainsi que de la
conformité face aux normes culturelles et une préférence pour les lea-
ders politiques affirmant une forte vision nationaliste, une volonté de
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 535

vengeance contre les terroristes et jusqu’à l’engagement dans des


guerres. Ces phénomènes ont particulièrement retenu l’attention après
les attentats du World Trade Center (Pyszczynski et coll., 2002).
[315]
D’autres auteurs ont insisté spécifiquement sur la collusion entre
les médias et les politiques pour susciter la peur, par exemple en pré-
sentant des cas isolés comme des tendances de comportements so-
ciaux généralisés Ainsi en fut-il pour l’accent mis dans les années
1990, sous le gouvernement Reagan, sur la criminalité des jeunes dont
la prétendue augmentation était contredite par les statistiques natio-
nales. Les plus célèbres de ces auteurs sont Glassner, sur la culture de
la peur (2000), Noam Chomsky sur la fabrication du consentement
(p.ex. le documentaire Manufacturing Consent Noam Chomsky and
the media). Al Gore sur les politiques de la peur (2004), ou des ci-
néastes, notamment Michael Moore (p.ex. son film Bowling for Co-
lumbine). Ils dégagent un certain nombre de techniques utilisées pour
éveiller des inquiétudes sans fondement et détourner les citoyens de
problèmes sociaux réels et d’une conscience juste de leurs enjeux.
Parmi ces techniques figurent : la sélection et l’omission
d’informations, la fabrication de données, la distorsion des statis-
tiques, la transformation d’actes particuliers en tendances générali-
sées, la déformation du sens des mots, l’inversion des relations entre
cause et effets, la simplification de situations complexes, la stigmati-
sation des minorités. À cette conception d’une construction média-
tique et politique de peurs s’ajoute la notion de « peurs émergentes »
(Furedi, 2005). Celles-ci apparaissent sur fond d’anxiété généralisée,
en raison de l’échec de « l’imagination politique » qui, ne sachant af-
fronter des questions sociales cruciales, exploite en l’inquiétant la sen-
sibilité collective. Tel fut le cas dans certains pays occidentaux qui,
faute de savoir ou oser s’engager dans une véritable politique contra-
ceptive, ont laissé s’installer des préventions contre l’usage de la pi-
lule.

La peur de l’autre et la défense des identités


Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 536

Tous les modèles que nous venons d’examiner insistent sur les
conséquences que l’éveil de la peur a sur les rapports intergroupes et
sur l’acceptation des minorités ou des groupes marqués par une diffé-
rence nationale, ethnique, raciale, religieuse ou sexuelle comme en ont
donné la démonstration les réactions de rejet et d’incrimination des
homosexuels quand est apparu le sida. On ne peut manquer d’évoquer
ici le phénomène du bouc émissaire dont Moscovici (2007) montre la
dépendance par rapport aux théories de la conspiration. Selon cet au-
teur, on aurait affaire à une véritable mentalité de la conspiration
« conspiracy mentality » qui, initiée avec l’Inquisition resurgit, dans
des contextes sociaux marqués par l’insécurité et le conflit ou perdure
à l’égard de certains groupes. Cette mentalité produit des représenta-
tions sociales, repérables dans les médias et caractérisées par les pro-
cessus suivants : recherche d’une causalité obscure rapportée à des
intentions ou volontés cachées ; présomption du caractère trompeur
des apparences qu’il faut démasquer ; hypothèse d’une liaison généra-
lisée, mais obscure, entre les évènements qui peuvent tous être rame-
nés à une cause unique.
On peut rapprocher de ce phénomène la mentalité obsidionale
marquée par la crainte d’être assiégé que Delumeau (1978) a définie à
partir d’exemples historiques. Le jeu de cette mentalité obsidionale
qui s’appuie souvent sur la mémoire collective a été relevé dans diffé-
rentes situations internationales contemporaines, particulièrement
dans des pays membres de l’ex-bloc soviétique ou en Israël. Dans ce
dernier cas, Bar-Tal et Teichman (2005) ont montré qu’à ce type de
mentalité correspond une rhétorique de la construction de l’autre qui
obéit à un processus de « dé-humanisation » visant à « délégitimer »
l’adversaire, à l’exclure moralement du monde des valeurs et normes
humainement partagées. Les traits caractérisant l’image de l’autre,
qu’il soit palestinien ou israélien, le placent dans un espace infra-
humain (animal, sauvage, etc.) ou sur-humain (démon, monstre,
diable, etc.), lui appliquent des étiquettes l’assimilant à des groupes
rejetés (nazis, colonialistes) ou des figures négatives (Vandales,
Huns). Chaque groupe dispose d’un répertoire propre de représenta-
tions qui servent de symboles du mal, du diabolique, de la brutalité ou
de la méchanceté. Cette dynamique met bien en évidence que la peur
[316] est articulée à des systèmes de représentations produits autour
d’un enjeu défensif d’ordre territorial, identitaire et vital.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 537

En effet, l’examen de la peur de l’autre, que certains considèrent


comme une peur totale ou une peur enracinée dans des structures an-
thropologiques ou imaginaires universelles, renvoie au traitement de
l’altérité. Celui-ci mériterait à soi seul tout un développement, impos-
sible à faire ici, illustrant sa construction à partir de cas concrets et de
modèles théoriques (cf. chap IV- 4). Il est possible de montrer que l’autre est
le produit d’un processus de mise en altérité qui supporte des gradua-
tions allant de la reconnaissance d’une proximité et d’une similitude
au positionnement dans une extériorité radicale, de l’interdépendance
ou de l’intersubjectivité à l’étrangeté absolue (cf. chap. IV-1). Dans ce pro-
cessus qui fait largement appel à des représentations sociales, la peur
n’entre pas toujours en jeu ou n’est pas toujours exprimée ou maîtri-
sée de la même manière. Pour ne donner qu’un exemple, je rapporte-
rai quelques éléments d’une recherche menée dans une communauté
rurale française qui hébergeait des malades mentaux vivant en liberté
en son sein (Jodelet, 1989a).
De multiples études ont donné à connaître la répugnance sociale à
accepter la proximité avec la folie et la peur qu’elle inspire. Dans le
cas que j’ai étudié, les membres de la communauté n’ont pas manifes-
té ce type de peur. Ceux qui ont eu matière à éprouver des craintes,
lors de rencontres ou d’échanges avec des patients manifestant des
attitudes inquiétantes ou violentes, ont déployé des routines
d’adaptation partagées par la communauté qui les qualifie
d’« habitudes ». La peur n’était pas celle « de » la folie, mais celle du
risque que le contact avec celle-ci représentait « pour » l’identité du
groupe. Le fait d’intégrer des malades mentaux dans son quotidien a
entraîné la peur d’être assimilé à eux. Cela a donné lieu à toute une
série de pratiques visant à éviter l'intrusion des malades mentaux dans
le corps social qu’auraient signifié leur insertion complète et leur par-
ticipation de plain-pied à la vie communautaire. Parmi ces pratiques,
dont certaines revêtaient des formes d’exclusion, les plus frappantes
ont été les rituels concernant l’évitement de contact avec les affaires
ayant touché le corps des malades. Étayés sur des croyances an-
ciennes, ces rituels portaient une représentation de la contagiosité de
la folie qui était déniée par les habitants au nom du savoir scientifique.
Ils constituaient une défense pratique contre un risque symbolique de
fusion, délétère pour l’intégrité du groupe.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 538

La gestion de la peur

Deux conclusions peuvent être tirées de cet exemple. D’une part, il


existe des moyens concrets, pratiques pour gérer, au niveau indivi-
duel, les peurs que suscite la vie quotidienne. Ces moyens que Morin
(1993) qualifie « d’anti-peurs » s’appliquent même aux menaces qui
sont liées à des dangers présentant un caractère collectif. Par exemple,
chacun peut, et est encouragé à, trouver des palliatifs aux risques pour
la santé, comme c’est le cas, au moins dans les pays développés, pour
le sida, le tabagisme ou la protection contre les épidémies virales
(grippe aviaire, syndrome respiratoire aigu sévère, grippe A/H1N1).
Par ailleurs, diverses études ont montré que la proximité du danger
conduit à le diminuer. Plus les gens habitent près d’une centrale nu-
cléaire, plus ils estiment qu’elle est fiable. Les travailleurs des indus-
tries à risque refusent d’en reconnaître les dangers au point qu’il est
difficile de leur faire prendre des mesures de sécurité. Dans une re-
cherche menée auprès des habitants de La Hague, une zone de la
presqu’île du Cotentin où est concentrée toute une série d’installations
nucléaires (arsenal de construction de sous-marins à propulsion nu-
cléaire, centrale à énergie nucléaire, usine de retraitement de combus-
tibles irradiés, centre de stockage de déchets nucléaires), F. Zonabend
(1989) a mis en évidence des mécanismes de négation de la peur. On
disait ne pas craindre le risque atomique non parce qu’on l’ignorait,
mais parce que toutes les précautions étaient prises. La catastrophe de
[317] Tchernobyl n’a provoqué aucune peur et permis au contraire de
se rassurer en soulignant la qualité d’entretien et de surveillance des
installations françaises. Les précautions prises suffisaient à assurer
qu’il n’y avait aucune raison de craindre ni de lutter contre un danger
improbable, moins probable en tout cas que les risques quotidiens. Cet
auteur dévoile, dans les discours, des processus d’effacement de la
peur, des stratégies de défense contre l’anxiété qui révèlent une in-
quiétude refoulée, une peur enfouie. Elle rencontre un processus géné-
ralement constaté d’apprivoisement, de domestication qui permet de
vivre avec l’incertitude et de colmater, voire d’oublier les peurs de
notre temps ou de les remplacer. C’est ainsi que la peur du danger
atomique s’est estompée au profit des risques climatiques. Preuve en
tout cas que les visions catastrophiques de sociétés en proie à
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 539

l’insécurité ne correspondent pas toujours au vécu des acteurs sociaux


qui sont moins démunis qu’il y paraît face aux menaces que leur as-
sène le discours politique et médiatique.
L’autre élément que je voulais développer est la notion de risque
symbolique qui est applicable à tous les cas où se trouvent menacées
une identité et une intégrité sociale. Nous touchons là à un phénomène
important qui a donné lieu à diverses interprétations. La théorie de la
gestion de la terreur ou les travaux menés en psychologie politique
rapporte la défense identitaire à un effet secondaire de la gestion et de
la manipulation de la peur, à travers la recherche de boucs émissaires,
le repliement communautaire et la protection de l’estime de soi. Les
théories de la globalisation insistent aussi sur les malaises induits par
la perte des repères et des frontières identitaires. Cette défense identi-
taire aurait elle-même pour effet une tendance au rejet de toutes les
formes d’altérité. Nous sommes en présence de sauts qualitatifs dans
l’interprétation des processus sociaux qui méritent attention.
Certes, la création de peurs fictives favorise le déplacement de
l’attention sur des exo-groupes. Leur stigmatisation et leur incrimina-
tion permettent de détourner des problèmes sociaux internes et de jus-
tifier des opérations de contrôle social ou des actions d’agression ex-
terne. Faut- il pour autant rapporter aux seuls besoins individuels de
sécurisation un basculement dans les mouvements d’exclusion et de
discrimination qui en résultent ? Faut-il pour autant postuler que les
individus n’ont pas d’autre porte de sortie face aux risques qui les me-
nacent que la passivité, la soumission à l’autorité et le repli sur soi ?
Tout se passe comme s’il n’existait ni réflexivité, ni capacité imagina-
tive, ni médiations sociales qui puissent déboucher sur des actions in-
dividuelles et collectives. Ces médiations sont multiples et restent
agissantes même si leurs modes d’intervention se transforment. Il peut
s’agir de mouvements sociaux, de mobilisations collectives,
d’organisations humanitaires ou non gouvernementales, d’associations
de citoyens, de structures syndicales et politiques. Elles peuvent aussi
être symboliques à travers les représentations partagées et construites
discursivement dans les échanges développés dans l’espace public et
interpersonnel voire dans celui des internautes.
Il me semble intéressant de ce point de vue de considérer la situa-
tion produite par la globalisation et les interprétations que l’on en
donne. En effet, on accorde aujourd’hui une attention aussi grande aux
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 540

ressorts et effets culturels de la globalisation qu’à ses dimensions éco-


nomiques. Bien sûr les économistes ont été les premiers à souligner
l’importance de la globalisation dont le moteur est la mobilité des ca-
pitaux financiers, favorisée par la révolution informatique. Ils ont
montré la domination de la sphère financière sur tous les autres as-
pects de l’activité économique : organisation de la production et du
marché du travail, choix des politiques économiques, limitation des
interventions étatiques, division du travail, etc. Cependant, les
sciences sociales soulignent le fait que la globalisation entraîne des
mutations profondes dans la société, en raison de divers facteurs :
l’intensification et l’extension des échanges et des flux ;
l’interconnexion des activités et des schèmes d’interaction qui trans-
cendent les frontières entre pays et États ; l’accélération, la vélocité de
la circulation des idées, des biens, [318] des informations et des popu-
lations. Loin de repérer dans ces phénomènes des risques qui enta-
chent l’avenir et créent des inquiétudes dans les groupes sociaux, les
anthropologues y voient une source d’innovation mettant fin à
l’attachement univoque au local et à la fermeture sur des entités cultu-
relles closes. Si la globalisation est au cœur des débats idéologiques
contemporains, elle fait l’objet d’une expérience quotidienne et
s’immisce dans nos représentations et les bouleverse : « Notre être-au-
monde se trouve directement affecté par cette situation » (Abélès,
2008). Les anthropologues insistent sur la place que prend
l’imaginaire, en raison de l’hybridité culturelle et du pluralisme des
significations qui circulent par suite de la déterritorialisation, des dé-
placements de population et du rôle des médias.
Cette fluidité et cette hybridité peuvent être source aussi bien de
soumission que de résistance, mais dans tous les cas le jeu des identi-
tés apparaît sous-tendu par le rôle des représentations et des imagi-
naires. Deux exemples me serviront à illustrer ce point. Pour Castells,
la globalisation favorise la création de nouveaux réseaux sociaux fon-
dés sur les moyens de communication informatiques. Dans son livre
Le pouvoir des identités (1999), il montre comment les réseaux de
communication favorisent l’apparition de résistance aux menaces de
la globalisation et d’affirmations puissantes d’identités collectives qui
sont productrices de sens pour et par les acteurs sociaux. Se dévelop-
pent ainsi plusieurs formes d’affirmation identitaires. A côté d’une
forme régressive, légitimante et défensive, qui résiste au changement
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 541

au nom de la préservation des ordres sociaux passés, Castells dis-


tingue les « identités résistantes » et les « identités de projet ». Les
identités résistantes réfèrent aux moyens que les acteurs qui sont déva-
lués ou stigmatisés utilisent pour se protéger, en opposant leurs ra-
cines culturelles et sociales aux principes et valeurs des institutions
dominantes. Les identités de projet sont promues par des regroupe-
ments innovateurs qui entendent révolutionner les relations humaines.
Face à cette diversité, Castells souligne que désormais « le pouvoir est
dans les esprits ». Ce pouvoir, diffusé par les réseaux globaux, con-
siste en informations, images, représentations et codes autour desquels
s’organisent nouvellement les institutions sociales ainsi que les con-
duites et la vie des individus. Les récentes révolutions du Jasmin sont
un bel exemple de ces potentialités.
Une autre vue positive de l’évolution des identités dans le cadre de
la globalisation est celle d’Appadurai (1996). Prenant en considération
l’incidence de la culture médiatique, il confère un rôle décisif à
l’imaginaire dans la vie sociale. Le changement introduit dans l’ordre
culturel global par les nouvelles technologies de la communication, le
cinéma, la télévision et les déterritorialisations stimule les ressources
imaginaires des expériences vécues par les individus au niveau local.
De nouvelles possibilités de vie imaginaires s’offrent aux individus
qui s’approprient, adaptent et objectivent dans leur quotidien les mo-
dèles diffusés par les médias. Ces considérations conduisent Appadu-
rai à recommander la pratique d’une « anthropologie des représenta-
tions ».
D’une manière générale, pour appréhender de manière plus adé-
quate les effets des menaces symboliques que la globalisation fait por-
ter sur les identités, il conviendrait de détourner le regard des sociétés
occidentales pour l’orienter vers les interprétations que fournissent les
« études subalternes » produites par les chercheurs appartenant à des
cultures dominées (Bhabha, 1994). Ces études donnent voix aux
groupes qui subissent le poids des cultures hégémoniques, observent
les situations concrètes auxquelles ces groupes s’affrontent. Partant,
elles en montrent la réactivité, la réflexivité et les capacités
d’invention pour faire face aux transformations de leur mode de vie. À
mon sens, les études subalternes sont susceptibles, comme l’ont fait
les « études féminines » à propos des relations de genre, de modifier
les perspectives théoriques et épistémologiques des approches de la
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 542

culture, du multiculturalisme et des relations entre groupes ethniques


et nationaux dans les sociétés modernes.
[319]

Conclusion

Il y a ainsi un large champ d’investigation qui s’ouvre pour les re-


cherches psychosociales, peu développées jusqu’à présent. Orientées
vers les productions pratiques et symboliques de sujets pensant et
agissant en contexte, elles devraient être en mesure de dépasser les
limites des approches fondées sur une perspective exclusivement psy-
chologique. Celle-ci, toute justifiée et éclairante qu’elle soit, donne
une image des acteurs sociaux comme des individualités massifïées,
aux prises avec des situations et processus sociaux qu’elles ne maîtri-
sent pas et auxquels elles répondent, souvent inconsciemment, de ma-
nière défensive, animées par des motivations autocentrées. Des indi-
vidualités promptes à adopter, sous l’emprise de la peur, des postures
conformistes, soumises à l’autorité, et des comportements
d’exclusion. Dénoncer, comme le font aux États-Unis les chercheurs
en psychologie politique, les techniques de manipulation du pouvoir
est une contribution inestimable dont nous devrions nous inspirer en
Europe. Cela ne doit pas empêcher de se tourner vers les potentialités
de résistance et d’innovation des citoyens, vers la recherche des con-
ditions de possibilité de leur autonomie. Cela passe par la force des
idées, des représentations et des imaginaires qui donnent forme et ma-
tière à des visions alternatives.
On associe volontiers la peur et l’espoir, la peur manifestant
l’échec des attentes projetées dans la relation individu-milieu. On les
oppose aussi par leur tonalité affective, négative ou positive, par leur
force motivationnelle, par leur combat. L’espoir orienté vers l’avenir,
fondé par des valeurs et servi par la réflexion peut avoir raison de la
peur. Riezler, qui avait lutté contre le totalitarisme, disait : « Dans les
cas concrets, la peur n’est jamais seule. Nous espérons toujours ne
serait-ce que les choses que nous craignons n’arriveront pas.
L’homme affronte sans peur un grand danger si la force de son désir,
de son émotion, de sa passion anime son cœur. Quand ils sont en co-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 543

lère les hommes et les animaux sont aveugles au danger. L’espoir peut
vaincre la peur. L’homme, joueur par nature, espère contre toute at-
tente. » Cela devrait nous encourager à trouver les moyens d’opposer
à la peur « l’audace d’espérer », pour reprendre le titre d’un ouvrage
de Barack Obama (2006).

[320]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 544

[321]

QUATRIÈME PARTIE

Chapitre 5
Sur la musique dans son rapport
à la pensée sociale

Retour au sommaire

L’approche des représentations sociales par le biais des produc-


tions artistiques est une préoccupation qui a de longue date retenue
mon intérêt, bien que cette perspective n’ait pas trouvé beaucoup de
répondant dans le vide relatif des travaux en psychologie sociale qu’il
s’agisse des productions littéraires, iconiques, filmiques ou musicales.
La conférence de Rome portant sur « média et société », m’est appa-
rue comme une bonne occasion d’aborder cette question en considé-
rant une œuvre combinant l’image filmique et le son, la Trilogie Qat-
si 76. Cette œuvre est composée de trois films dont j’ai réalisé et proje-
té un montage dans le but de faire sentir de l’intérieur comment une
œuvre répond à un propos que les auteurs destinent à un public inscrit

76 Élaborée en commun par le réalisateur Godfrey Reggio, le musicien Philip


Glass et leurs collaborateurs, la Trilogie Qatsi emprunte son nom à un mot
du langage des Indiens Hopi qui signifie « vie » dont elle décline les aspects
en trois films sortis entre 1983 et 2002. Koyaanisqatsi (« La vie boulever-
sée ») concerne les effets de la modernisation sur la nature et les formes de
vie humaine. Powaqqatsi (« La vie en transformation ») porte sur les rap-
ports Nord-Sud. Na- goyqatsi (« La vie en guerre ») aborde les progrès
technologiques et la guerre. Les deux premiers films ont été réalisés en mi-
lieu naturel, le dernier retravaille numériquement des documents existants.
Le montage présenté comporte des extraits de ces trois films dont la sélec-
tion a obéi au souci de respecter l’étroite union des images et de la musique.
Il est utilisé dans une recherche interculturelle sur sa réception et ses inter-
prétations, en cours dans 12 pays, au sein du Réseau Mondial Serge Mosco-
vici (REMOSCO) à la Fondation Maison des sciences de l’homme (Paris).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 545

dans un contexte historique commun. Les auteurs souhaitaient faire


vivre une expérience donnant à voir, dans le plaisir ou le désagrément
- ou dans leur mélange même, ambiguïté caractéristique de toute
œuvre d’art -, l’état de notre monde baignant dans la technique. Cette
expérience fut pour moi le moyen d’introduire une nouvelle perspec-
tive associant musique et pensée sociale. À cet effet, dans ce qui suit,
je pointe quelques caractéristiques des œuvres musicales et de leur
traitement par les sciences humaines qui mettent en lumière ses liens
avec les modes de penser et d’agir.

LES OBJETS SÉMIOPHORES

La trilogie Qatsi est une forme nouvelle d’œuvre artistique jouant


exclusivement sur la fusion entre l’image et le son, sans recours au
langage ou à la narrativité. Un pur produit des nouvelles technologies
et de l’industrie culturelle dont le développement s’est amorcé au
cours du dernier quart du 20e siècle, modifiant radicalement le pay-
sage de la culture de masse et appelant de nouvelles méthodes
d’analyse. C’est en quoi, il nous interpelle. Ce produit entre dans la
catégorie, nouvellement proposée par Pomian (1997, pp. 73-100),
d’« objet sémiophore », un objet perceptible investi de significations.
L’œuvre d’art dont la signification est invisible est toujours transmise
par un support matériel, accessible par les différents sens qui suscitent
un intérêt nouveau qualifié en 2012 « d’explosion » dans la revue The
Psychologist. Aux principaux sens, la vue, l’ouïe, le toucher, le champ
artistique ajoute le goût dans les extases des amateurs de gastronomie,
comme le montrent les œuvres musicales de Rossini Péchés de gour-
mandise mis en [322] musique dans Péchés de vieillesse, ou le cinéma
avec les vertus apaisantes du bonheur dans le « Festin de Babette »,
avec la jouissance suicidaire de La grande bouffe ; ou encore l’odorat
dans les salles de cinéma du futur, sans oublier le héros esthète de À
rebours. Des Esseintes qui compose des harmonies sur son orgue à
parfum (Huysmans, 1884).
L’objet sémiophore fait office de langage dans un échange entre le
visible et l’invisible ou l’indicible, car ce dont nous avons
l’expérience n’est ni la signification seule ni le seul support des signes
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 546

mais leur union. Il se substitue à quelque chose d’inaccessible direc-


tement, la signification, pour la montrer, l’indiquer, la rappeler, en
garder la trace. Associant les partenaires que sont le producteur et son
destinataire, qu’ils soient individuels ou collectifs, il présente des
signes qui sont « agencés pour programmer le comportement du desti-
nataire », lui imposer l’attitude du lecteur, du spectateur, de l’auditeur.
Mais si la destination de l’œuvre revient à son producteur, son usage
est le fait du récepteur. De cet échange naîtra la « signifiance » (Lan-
ger, 1953) de l’œuvre inscrite dans un temps et un espace donné. Cette
conception de l’objet sémiophore incite à allier dans l’étude des
œuvres une approche sémantique et une approche pragmatique. Dé-
passant les limites strictes du cadre de l’interaction directe et de
l’échange purement verbal, il institue des modes de communication
spécifiques. C’est pourquoi il se prêterait à des études permettant de
dégager de nouvelles conditions sociales de la genèse et du fonction-
nement des représentations sociales entendues comme systèmes de
significations.
Notons, cependant, que les représentations sociales sont des phé-
nomènes qui englobent plus que des systèmes de significations. On
s’accorde aujourd’hui à dire que la théorie des représentations sociale
a à faire avec la pensée sociale. Historiquement elle s’est consacrée à
une forme spécifique de la pensée sociale, le sens commun, dégageant
les rapports qu’il entretient, en tant que mode de connaissance et de
production de sens, avec d’autres formes de pensée socialement in-
formée, qu’elles soient scientifique, idéologique, mythique ou ma-
gique. À ce titre, elle s’est attachée à l’étude des productions langa-
gières ordinaires, des discours qui circulent et s’échangent, dans la vie
courante et dans divers univers institutionnels, pour constituer des réa-
lités consensuelles et des mondes communs. Élargissant le champ de
leurs objets, certaines sciences sociales ont également abordé la mani-
festation des représentations dans différents supports médiatiques,
iconiques, cinétiques, etc. Mais il ne faut pas oublier que, comme le
dit Vico (1744), et d’autres avant et après lui, le sens commun est un
« sensus communis », synthèse non seulement des différents sens,
mais synthèse faite avec et à partir des autres. Le sensus communis est
le sens qui fonde une communauté de vie ; le sens de ce qui relève
d’un agrément commun. Une vertu sociale qui est plus du cœur que de
la raison, mais qui relevant du domaine moral et politique comporte
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 547

une véritable signification critique. Ainsi en est-on venu comme le


suggère Rancière dans Le partage du sensible (2012) à considérer
« les actes esthétiques comme des configurations de l’expérience qui
font exister des modes nouveaux du sentir et induisent des formes
nouvelles de la subjectivité politique ». Avec cet auteur nous retrou-
vons l’articulation de l’art et de la pensée dans une approche de
l’esthétique comme « régime spécifique d’identification et de pensée
des arts » où sont mis en lien « des manières de faire, des formes de
visibilité de ces manières de faire, et des modes de pensabilité de ces
liens qui supposent une « effectivité de la pensée ».
Cependant, force est de constater que dans le courant d’étude de la
pensée sociale d’un point de vue psychosociologique, il existe bien
peu de travaux consacrés aux relations existant entre les représenta-
tions sociales et les productions artistiques, au moment même où les
tendances de la recherche sur le champ esthétique mettent en exergue
les liens entre l’art et la pensée. On pourrait à ce propos évoquer la
remarque du sociologue de l’art, P. Francastel (1965, p. 11) : « Agir
en artiste, c’est agir en créateur non seulement de concepts ou
d’objets, mais de schèmes de pensée. Il existe, en un mot, une pensée
plastique comme il y a une pensée mathématique [323] ou une pensée
politique et c’est cette forme de pensée qui jusqu’ici a été mal étudiée.
Qu’écrivant un livre sur l’épistémologie génétique et y analysant tour
à tour les diverses formes d’action de son époque, un homme comme
Jean Piaget ait pu ignorer purement et simplement le problème posé
par l’existence de l’art, constitue un scandale intellectuel où se mesure
la nécessité d’une réflexion sur ces problèmes » (p. 11). Or, les ten-
dances actuelles de la recherche sur le champ esthétique mettent en
exergue les liens entre l’art et la pensée, et reconnaissent en particulier
l’aptitude de la musique « à se produire comme forme de la pensée -
pensée musicale et pensée, par les moyens de la musique, simultané-
ment sur elle et autre chose qu’elle » comme le dit Vechionne (1997,
p. 100). Voilà qui fonde la démarche que j’entreprends en m’attachant
particulièrement à la musique ainsi qu’à l’image comme opérateurs du
partage de la pensée (Jodelet, 2014b).
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 548

POURQUOI LA MUSIQUE ?

Mais, direz-vous, pourquoi choisir la musique ? Plusieurs raisons a


cela. D’abord, le projet conçu avec Serge Moscovici de développer un
jour un champ d’étude des représentations sociales consacré à l’art.
Ensuite un choix fondé sur le goût pour cet art. Sachant que l’on ne
traite bien que de ce que l’on aime, j’y ai déjà consacré, au cours de
précédentes conférences quelques réflexions qui réclamaient appro-
fondissement. Enfin, le désir de traquer la pensée dans tous ses états et
retranchements, là où apparemment on l’attend le moins dans l’oubli
que la musique est une production sociale symbolique. Il s’agissait
aussi de combler un vide relatif des travaux en psychologie sociale sur
ce thème. Les psychologues, pour en rester à la France, ont examiné le
versant individuel des processus de réception de la musique (Imberty
2001 ; Francès 1984), quelques travaux en psychologie sociale (Chris-
takis, 1999 ; Seca, 2001) se sont penchés sur les phénomènes de
groupe liés aux pratiques musicales récentes comme le rock, ou ont
tenté de reconstruire la trajectoire historique d’un compositeur et de
son œuvre (Beauvois, 1990) ou les conceptions de la pratique de mu-
sicien professionnel ou amateur (Madiot, 2002).
C’est vers d’autres disciplines qu’il faut se tourner pour voir abor-
dé le rapport entre l’art et les représentations sociales ou collectives.
Ainsi, s’agissant de la littérature ou de la peinture, l’histoire des men-
talités devenue aujourd’hui l’histoire culturelle, vient de consacrer une
série d’études à cette relation, avec les ouvrages de Rioux et Sirinelli
(1997, 2002), faisant suite à ceux de Chartier (1989) et Lepetit (1995).
L’histoire culturelle (cf. chap I-2, I-4) y est conçue « comme l’histoire
des représentations du monde et comme celle des productions de
l’esprit les plus affinées » portant sur tout ce qui est chargé de sens
dans un groupe humain à une époque donnée. Elle permet de reconsti-
tuer le processus de circulation des phénomènes de représentations
dans une société et de répondre à la question constitutive et définitoire
de la discipline : comment les hommes représentent-ils et se représen-
tent-ils le monde qui les entoure ? On se donne ainsi la possibilité de
« penser dans leur intégralité les processus de circulation des faits non
matériels dans une société et de placer cette analyse dans sa perspec-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 549

tive nécessairement cinétique, mais aussi anthropologique ». Avec une


conséquence essentielle pour la définition même de la culture de
masse : « car elle permet de ne pas cantonner l’étude de la culture de
masse à la trilogie productions culturelles-vecteurs-public mais à y
insérer les visions du monde en découlant » (Rioux et Sirinelli, 2002).
Ferro a illustré ces propositions dans le cas du cinéma (1984).
L’intérêt pour cette problématique dans le champ de la musique
émerge à peine, bien qu’avec force, en sociologie. Ainsi Denis-
Constant Martin (2006) pose l’importance de l’étude des représenta-
tions sociales pour l’analyse de la musique populaire ou de masse,
« fait sociomusical total, traversé de représentations sociales, à forte
densité symbolique, qu’il faut musicalement [324] analyser. Pour cet
auteur, la théorie des représentations sociales est un recours précieux
pour la raison suivante. Je cite : « La société constitue le cadre où se
déploient les phénomènes musicaux ; elle - le droit, les pouvoirs, les
croyances, les systèmes d’influence - définit les rôles, les moyens, les
valeurs de ces phénomènes. Ceux-ci animés par des êtres sociaux, se
trouvent investis de représentations : de la société dans laquelle ils
opèrent, d’abord, mais d’autres sociétés associées à des éléments de
musique, des citations, des emprunts. Ces représentations ne ‘reflè-
tent’ pas la société, elles la reconstruisent pour lui donner un sens, afin
de permettre à ses membres de s’y positionner et de déterminer
quelles actions ils peuvent et veulent y mener. Dans ces actions la mu-
sique devient le véhicule de représentations installées ou en cours de
mutation ; elle peut imaginer des visions nouvelles d’un monde jugé
insatisfaisant, projeter une image métaphorique syncrétique d’un ordre
social idéal » (p. 136). Et c’est précisément l’élargissement de cette
notion de culture de masse, qui confère aujourd’hui à la musique, une
place privilégiée, compte tenu des transformations introduites dans les
pratiques de production et de consommation musicales par l’essor
technologique de l’enregistrement, l’industrialisation et la marchandi-
sation de la transmission qui marquent le que l’on appelle désormais
la « culture-monde » portée par les vecteurs des mass-médias. D’un
autre côté, elle est marquée par l’avènement de pratiques sociales
massifiées liées aux nouvelles formes d’expression qui vont du jazz,
des différents, rock, rap, hip-hop, etc., à la world-music.
Cela correspond à l’évolution de la musique elle-même et à celle
de la musicologie. Les genres musicaux se sont transformés au cours
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 550

de l’histoire faisant écho à, ou suscitant des sensibilités et des théories


esthétiques différentes au sein desquelles divers auteurs ont montré
l’influence des ordres sociaux. Au cours du siècle dernier,
l’adjonction à la musique tonale de la musique atonale, sérielle, con-
crète a produit une véritable révolution à laquelle a fait suite le cou-
rant de la nouvelle musique américaine qui brasse différents genres et
s’oriente de plus en plus vers une musique exprimant les bruits et les
problèmes du monde. Intervient également la façon dont les créateurs
musicaux utilisent les systèmes de représentation pour la construction
d’œuvres enracinées dans la contemporanéité. Un exemple frappant se
trouve dans l’œuvre minimaliste de Steve Reich et Béryl Korot La
grotte (The cave) qui base sa partition sur les connaissances et signifi-
cations relatives aux personnages de la Bible, telles qu’elles sont ex-
primées par des groupes de même niveau culturel, mais qui appartien-
nent à divers pays (Israël, Palestine, États-Unis). Dans un tel cas, le
matériau sur lequel travaille la musique est fait de représentations so-
ciales. Quant à la musicologie, qui selon Mâche (1997) a dû emprun-
ter ses méthodes et objectifs à d’autres disciplines linguistiques et so-
ciales, elle s’appuie de plus en plus sur les sciences cognitives, mon-
trant par là l’importance des processus mentaux.
Ceci conduit à la raison la plus importante de l’exploration du lien
entre musique et pensée qui tient à la spécificité des formes de la pen-
sée qui s’y trouvent étroitement associées à l’émotion et
l’imagination. D’une part, la littérature scientifique en sciences so-
ciales sur la musique insiste sur sa dimension intellectuelle repérable
dans ses formes, et sur sa dépendance aux courants de pensée propres
à une société. Je ne citerai que quelques cas exemplaires d’assertion
reprises par bien des auteurs. L’ethnomusicologue Schaeffner (2006)
qui a étudié la musique des Dogons, distinguant deux sources aux
éléments entrant dans la composition musicale : vocale et corporelle,
souligne que « la musique née du corps permet, tout autant que la mu-
sique d’origine vocale, à des facultés d’abstraction de s’exercer ; elle
peut conduire aux formes les plus intellectualisées ». Pour Attali
(1977), la musique en général apparaît comme « une des formes théo-
riques par lesquelles nous pouvons percevoir la réalité », elle est « la
métaphore crédible du réel » ou la « bande audible des vibrations et
des signes qui font la société ». Quant au linguiste Jacobson (1973), il
estime que « le plus significatif en musique, contrairement au langage,
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 551

c’est le système total pour lui-même, un système qui est inséparable-


ment lié à la vision du monde » [325] (p. 104). Pour Bergson (1959),
l’art étant l’un des procédés par lesquels l’homme communique sa
pensée, a « une valeur et une puissance sociale servant de ciment des
sociétés et fixant leurs lois et leurs modèles ». Enfin, des sociologues
comme Weber et Adomo ont amplement développé la rationalité à
l’œuvre dans la musique.
Cette articulation entre pensée et musique peut être abordée sous
plusieurs aspects et à plusieurs niveaux. Un premier niveau a trait à
deux processus : celui de la création de l’œuvre artistique et celui de
son action sur le récepteur. J’examinerai ensuite quelques aspects des
processus qui interviennent au niveau de la production, la transmis-
sion et l’écoute du phénomène musical, considéré comme « fait social
total ».
Au plan de la création, c’est à Francastel (1965) que l’on doit
l’affirmation la plus claire de l’existence et de la nature d’une pensée
esthétique. Celle-ci est « aussi fondamentale que les autres formes,
mieux étudiées jusqu’ici, des activités premières de l’homme ».
Comme la pensée mathématique, politique ou biologique, « la pensée
esthétique est, sans aucun doute possible, un de ces grands complexes
de réflexion et d’action où se manifeste une conduite permettant
d’observer et d’exprimer l’univers dans des actes ou des langages par-
ticularisés ». L’activité artistique aurait pour fonction de découper le
réel en des ensembles organisés et de les communiquer à autrui « à
travers de systèmes d’interprétation concrétisés intentionnellement
dans des formes et porteurs de nouvelles attributions de valeur ». Ain-
si « les notions d’espace, de rythme, d’architecture soulignent les en-
jambements existant entre les différents ordres d’expression ».
Francastel avance la notion de figurativité pour rendre compte de
cette propriété de l’art d’aboutir à des schèmes institutionnels de pen-
sée qui informent le réel. Cette notion, largement reprise dans
l’approche herméneutique de la musique (Vecchione, 1997), fait le
lien avec celle de représentation. Elle renvoie à un processus qui con-
siste intégrer dans un système, à la fois matériel et imaginaire, des
éléments sélectionnés dans l’univers réel ou symbolique et qui, par
assemblage de ces éléments, crée de nouveaux objets susceptibles de
reconnaissance et d’interprétation. L’analogie entre la figuration et la
représentation sociale tient à ce qu’elle suppose une sélection des
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 552

éléments entrant dans le matériau de l’œuvre, une organisation sché-


matique de ces éléments en vue de la production d’une vision sociale.
Mais il convient de souligner que la figuration ajoute un aspect impor-
tant, peu considéré dans les études sur la structuration des représenta-
tions sociales : le rôle de l’imagination dont relève le schéma
d’organisation mettant en forme le réel. Cette perspective invite donc
à considérer la dialectique entre le réel, le perçu et l’imaginaire.
Le rapprochement avec la représentation sociale s’appuie sur
d’autres caractéristiques de la figuration renvoyant à son caractère so-
cial. D’une part, l’objet figuratif implique un processus d’échange et
de création commune entre auteur et récepteur puisque que les élé-
ments qu’il associe « n’existent pas seulement dans la conscience et la
mémoire du créateur mais de tous ceux, présents ou éloignés dans le
temps et l’espace, qui devenant des usagers de cet objet lui confèrent
en définitive sa seule réalité ». D’autre part, la participation du récep-
teur, basée sur sa perception est conditionnée par la culture. Ce phé-
nomène est saillant dans le cas de la musique dont le mode
d’appréhension suppose le développement d’aptitudes d’audition spé-
cifiques à chaque culture, des « habitudes perceptives » formant, selon
Corbin « une culture sensible, modulée par les appartenances so-
ciales ». Nous retrouvons là le cadre cognitif et culturel de l’ancrage
des représentations sociales. Enfin, les éléments constituant les objets
figuratifs concrétisent, comme le dit Granet (1934), des attitudes
propres à un ordre social qui organisent l’expérience. Ils jouent un
rôle de relais « dans une tentative d’aménagement collectif de
l’univers suivant les fins particulières d’une société déterminée et en
fonction des capacités techniques et des connaissances intellectuelles
de cette société. » Nous retrouvons là, élargi aux [326] normes et aux
valeurs d’une totalité sociale le rôle du métasystème rendant compte
du processus d’objectivation des représentations sociales.
Ces propositions concernent surtout l’activité créatrice et ses
schèmes organisateurs. Elles sont complétées par la seconde perspec-
tive centrée sur les processus de l’action exercée par l’œuvre d’art qui,
selon Vygotski (2005), relève d’une psychologie de l’art. Cette psy-
chologie serait nécessairement une psychologie sociale bien que son
objet renvoie au « psychisme de l’individu singulier ». Vygotski
n’adhère pas à une vision purement intellectualiste de l’art sans pour
autant la récuser. Simplement, il en range l’étude ailleurs que dans la
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 553

psychologie de l’art, dans celle de l’histoire et des idéologies qui sont


effectivement discernables dans les contenus des œuvres artistiques.
Ces œuvres, comme les autres productions culturelles, sont des « cris-
tallisations d’idéologie ». Cependant, il considère ces cristallisations
comme le résultat de l’activité du psychisme social qui médiatise
l’influence des facteurs sociaux, politiques et économiques. Et c’est
pourquoi Vygotski refuse de ramener la psychologie sociale à la psy-
chologie collective dans la lignée de penseurs comme Wundt, qui
n’étudie que les cristallisations ou Tarde, Le Bon et Freud qui font
naître la psychologie collective de la psychologie individuelle.
L’originalité de la proposition de Vygotski est de poser que « dans
le mouvement le plus personnel, le plus intime de la pensée, des sen-
timents, etc., le psychisme de l’individu est tout de même social et
socialement conditionné ». Et « c’est bien la psychologie de l’individu
singulier, ce qu’il a dans la tête, qui est le psychisme qu’étudie la psy-
chologie sociale. Il n’y a pas d’autre psychisme ». En effet, si il y a
détermination du caractère et de l’action de l’œuvre d’art par les con-
ditions sociales ce n’est pas de manière immédiate, mais en passant
par les sentiments mêmes que suscite l’œuvre d’art. Et ces sentiments
sont socialement conditionnés par la forme dont la fonction est de
communiquer un sentiment social qui est absent de l’objet même re-
présenté. Dans le processus psychique qui a lieu lors de la perception
tant de l’art par image que de l’art lyrique, l’élément initial est
l’émotion suscitée par la forme. Ce phénomène est particulièrement
visible dans le cas de la musique dans la mesure où, comme le dit Lé-
vi-Strauss (1964) « fonction émotive et langage musical sont coexten-
sifs ». Déjà Descartes avait insisté sur cette particularité de la musique
dans le premier texte qu’il écrivit à 22 ans, L’ Abrégé de Musique et
qui orienta toute la pensée musicale de son temps. Il posait que l’effet
de la musique tient au plaisir, à l’état passionnel qu’engendre l’écoute
d’une œuvre construite selon des canons stricts de la pensée mathéma-
tique.
C’est pourquoi, selon Vygotski, on ne peut maintenir l’idée que la
réaction esthétique ait un caractère purement intellectuel. Si l’art est
un travail de la pensée, c’est celui d’une pensée émotionnelle toute
particulière dont il faut élucider les lois qui se distinguent de celles du
processus de la pensée logico - discursive. Cette pensée émotionnelle
produit des « représentations esthétiques d’ordre affectif » qui vont
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 554

marquer aussi bien les images résultant de l’activité de la fantaisie et


non de celle de l’imagination reproductive, que les jugements pure-
ment cognitifs relatifs à une œuvre d’art, « jugements - compréhen-
sion » qui sont « des actes émotionnellement affectifs de pensée ».
Dans ce modèle, la dialectique entre le réel, la perception et
l’imaginaire s’enrichit d’un quatrième terme l’émotion. On ne peut
que souligner l’importance de cette contribution qui présente des pa-
rentés avec l’approche de l’émotion par la psychologie sociale dont B.
Rimé (2005) a récemment démontré le lien avec la cognition, la com-
munication et les systèmes de référence culturels et sociaux. J’y vois
pour la théorie des représentations sociales une invite à développer et
systématiser la réflexion sur le rapport entre émotion et pensée so-
ciale, ébauchée par divers travaux dans des champs comme ceux de la
communication, de la mémoire, de la santé.
Il n’est pas possible de développer ici la théorie de Vygotski sur
l’articulation fondamentale existant entre l’émotion et l’imaginaire.
Cette articulation rend compte de l’action de l’œuvre [327] d’art par
un processus de catharsis. La catharsis décharge les émotions contra-
dictoires éveillées par le matériau et la forme de l’œuvre, grâce à une
« activité de l’imagination exigée de nous par chaque perception de
l’art » pour surmonter de manière créative nos propres sentiments. Ce
processus fait émerger et résoudre, au niveau de la conscience, des
affects inconscients, libérant l’individu pour des actions futures. D’où
son importance vitale et son rôle dans l’éducation. Cette conception
trouve un écho dans les considérations de Lévi-Strauss (op. cit.) qui sou-
ligne l’affinité entre la musique et le mythe. Je cite : « Le plaisir es-
thétique est fait de cette multitude d’émois et de répits, attentes trom-
pées et récompensées au-delà de l’attente, résultat des défis portés par
l’œuvre ; et du sentiment contradictoire qu’elle donne que les
épreuves auxquelles elle nous soumet sont insurmontables, alors
même qu’elle s’apprête à nous procurer les moyens merveilleusement
imprévus qui permettront d’en triompher... Le dessein du compositeur
s’actualise, comme celui du mythe, à travers l’auditeur et par lui. Dans
l’un et l’autre cas, on observe en effet la même inversion du rapport
entre l’émetteur et le récepteur, puisque c’est, en fin de compte, le se-
cond qui se découvre signifié par le message du premier : la musique
se vit en moi, je m’écoute à travers elle. Le mythe et l’œuvre musicale
apparaissent ainsi comme des chefs d’orchestre dont les auditeurs sont
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 555

les silencieux exécutants.... La musique et la mythologie confrontent


l’homme à des objets virtuels dont l’ombre seule est actuelle, à des
approximations conscientes (une partition musicale et un mythe ne
pouvant être autre chose) de vérités inéluctablement inconscientes et
qui leur sont consécutives ».
L’accent porté sur l’aspect individuel et subjectif de l’action de
l’art, n’exclut pas que cette action soit sociale. Pour Vygotski, le sen-
timent ne devient pas social comme le propose la théorie de la conta-
gion ou de l’imitation. L’effet cathartique « s’effectue grâce au senti-
ment social qui est objectivé, projeté hors de nous, matérialisé et fixé
dans les objets extérieurs de l’art, qui sont devenus les outils de la so-
ciété », comme le sont l’appareil de la technique et l’appareil de la
connaissance scientifique, détachés hors du corps. De sorte qu’il voit
dans l’art « une technique sociale du sentiment, un outil de la société,
grâce à quoi il entraîne dans le cercle de la vie sociale les aspects les
plus intimes et les plus personnels de notre être. Il serait plus juste de
dire non pas que le sentiment devient social, mais qu’au contraire il
devient individuel quand chacun de nous vit, ressent l’œuvre d’art, il
devient individuel sans cesser d’être social ».
Notons au passage l’importance de l’objectivation de la pensée
dans les œuvres qui recoupe les propositions d’I. Meyerson (1948)
auquel se réfère aussi Francastel. Ce qui suggère que le processus
d’objectivation des représentations sociales peut être enrichi par la
prise en compte du jeu de l’imagination et de l’émotion, par un enra-
cinement de la pensée dans le corps, à l’image de l’art. Car « tout ce
que fait l’art, il le fait dans notre corps et par son intermédiaire », dit
Vygotski qui ouvre et conclut son ouvrage sur une citation de Spinoza
« ce que peut le corps, personne jusqu’ici ne l’a déterminé ». Au-
jourd’hui, en neuroscience, la théorie de Damasio (1995) vient corro-
borer ces intuitions par sa théorie du lien entre corps, émotion et pen-
sée. Nous retrouvons ici le lien établi par Merleau-Ponty (2002) entre
la chair et l’idée qui « n’est pas le contraire du sensible, mais sa dou-
blure et sa profondeur ». Ce lien, selon lui, a été le mieux exprimé par
ce que Proust a dit à propos des idées musicales et qui peut
s’appliquer à tous les objets de culture « La littérature, la musique, les
passions, mais aussi l’expérience du monde visible sont non moins
que la science de Lavoisier et d’Ampère l’exploration d’un invisible
et, aussi bien qu’elle, dévoilement d’un univers d’idées. Et ces idées
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 556

ne peuvent nous être données comme telles que dans une expérience
chamelle. Ce n’est pas seulement que nous y trouvions l’occasion de
les penser ; c’est qu’elles tiennent leur autorité, leur puissance fasci-
nante, indestructible, de ceci précisément qu’elles sont en transpa-
rence derrière le sensible ou en son [328] Bien des intuitions, des as-
sertions, des éclairages proposés par les différents auteurs que nous
venons de citer, sont reprises dans les études consacrées à la musique
dans les sciences sociales. Elles ouvrent des pistes pour un approfon-
dissement du rapport de la musique et des représentations sociales.
Rappelons-les rapidement. À propos de l’invisible de la pensée, on a
beaucoup insisté, dans le cas de la musique, sur son potentiel expressif
qui dépasse les possibilités du langage verbal et donne accès à
l’ineffable cher à Jankélévitch (1983) et à l’indicible. Wagner disait :
« La musique commence là où s’arrête le pouvoir des mots ». Il
existe, en outre, un consensus sur l’assertion que la musique ne saurait
être réduite à un substitut d’autres formes d’expression. Elle n’est ni la
copie, ni l’imitation, ni la reproduction, par ses moyens propres, de ce
que d’autres activités, notamment l’écriture ou l’image, expriment.
Consensus aussi pour reconnaître à la musique un statut de langage et
de medium de communication dans la chaîne unissant les producteurs
et leur offre, les exécutants et leur interprétation, les organes de
transmission et leur facture, les auditeurs et leur demande, souvent
modelée par les lois du marché. Reste à savoir comment aborder, en
dehors du champ restreint de l’analyse proprement musicale, ce lan-
gage dont la spécificité est de réunir « les caractères contradictoires
d’être à la fois intelligible et intraduisible », comme l’a souligné Lévi-
Strauss.
La conception sémiologique classique attribue à la musique,
comme système de signes, les mêmes fonctions que le langage : pha-
tique, assurant le lien social et le partage ; conative assurant la mise en
mouvement dans la gestuelle ritualisée, la danse, le travail, la marche
militaire, etc. ; cognitive transmettant un message. Cependant, ce sys-
tème de signes pose problème, dans la mesure où les notes apparais-
sent comme des signifiants sans signifiés et sans référents. Il en ré-
sulte que les points de vue divergent quant aux rapports de la musique
avec le langage verbal et surtout quant à la possibilité de lui appliquer
les instruments d’analyse de la structure et de la communication ver-
bales. Sans entrer dans le détail des questionnements ayant marqué la
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 557

courte période de l’histoire scientifique récente, il suffit de rappeler


que les débats ont concerné l’acceptabilité du recours aux modèles
utilisés pour l’approche de la musique : syntaxe, sémiologie, séman-
tique, discursivité, textualité, pragmatique ou herméneutique. Les po-
sitions adoptées sont tributaires des choix que les chercheurs opèrent
entre des tendances, dominantes ou à la mode, en matière de re-
cherche sur la communication et le langage. Ces choix engagent des
représentations variables de la musique comme œuvre d’art, produit
ou fait social, ou encore expérience et pratique. Ces représentations
dont on trouve trace également dans les discours médiatiques, les
commentaires critiques et ceux des consommateurs, épousent étroite-
ment l’évolution même de la production musicale, culte ou populaire.
Comme l’art lui-même, ces représentations révèlent un état de la so-
ciété, autant qu’elles l’expriment. C’est pourquoi leur investigation
informerait non seulement sur les formes de goût et de sensibilité,
mais sur les cadres d’appréhension des formes de vie. Simple sugges-
tion pour une voie de recherche.
Il n’en reste pas moins que la musique est considérée par tous
comme produit porteur de sens ou pratique signifiante. La nature
symbolique de la communication musicale, mise directement en rela-
tion avec les représentations sociales, pointe des dimensions tempo-
relle, spatiale et culturelle. Elle produit une expérience du temps qui
mériterait ici un développement particulier étant donné la nature tem-
porelle de l’évènement musical et son lien à la vie du corps qui ont
donné lieu à une ample littérature philosophique et psychologique. La
mondialisation et les nouvelles technologies de la communication ont
permis une ouverture aux musiques du monde qui fait aussi de la mu-
sique une expérience de bailleurs. La valeur symbolique des genres,
des styles et des formes qui réclament des apprentissages culturels,
font de la musique un moyen d’identification des groupes et de mani-
festation de l’appartenance sociale ou culturelle.
[329]
Toutes ces propriétés signifiantes ont à voir avec des usages et des
fonctions sociales : divertissement, distinction ou ségrégation, inclu-
sion ou exclusion sociale, expression ou affirmation identitaire, cri-
tique sociale ou manifestation de solidarité. Autant de traits qui sont
aujourd’hui l’objet de nombreuses études centrées sur des pratiques
situées dans des contextes concrets. Ces recherches, menées essentiel-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 558

lement dans les sciences sociales, examinent les textes mis en mu-
sique, les rituels qui entourent l’exécution, la mise en spectacle, la ré-
ception des œuvres musicales, les mouvements d’adhésion aux mes-
sages transmis et d’identification aux producteurs. Ils mettent en évi-
dence les significations portées par les genres musicaux, savants ou de
masse, à plusieurs niveaux dont certains ont été abordés, au cours du
temps, par différentes théories relatives au domaine esthétique aux-
quelles correspondent les cadres d’analyse des représentations so-
ciales.
- Au niveau de l’intention créatrice, les « théories expressives »
sont centrées sur l’intentionnalité de l’auteur, les stratégies de
production, individuelle ou groupale qui relèveraient d’une ap-
proche en termes d'objectivation.
- Au niveau du produit, de l’œuvre, les « théories objectives »
portent sur les caractéristiques formelles de l’œuvre auxquelles
il convient d’ajouter une approche en termes de contenus cultu-
rels, de champ de représentation.
- Au niveau de la référence, les « théories mimétiques » rappor-
tent l’œuvre à la réalité qu’elle représente. Perspective qui re-
joint, dans l’étude des représentations sociales, la prise en
compte de l’inscription mondaine, la contextualisation de
l’objet.
- Au niveau de l’interprétation, de l’exposition (reproduction,
mise en scène, etc.), encore peu théorisé, mais qui engage des
processus de « ré signification » du message musical en fonc-
tion des contextes sociaux et historiques, des occasions ou lieux
d’exécution et d’écoute, et des acteurs : interprètes, usagers,
spectateurs, etc.
- Au niveau de la réception, abordé par les « théories pragma-
tiques » renvoyant à des processus de perception,
d’appropriation et d'ancrage, liés aux conditions sociales et
historique d’appartenance et d’identité des individus et des
groupes qui oriente la lecture ou la traduction du message
transmis par la musique.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 559

Mais il y a plus. La modalité de manifestation de la pensée qui


passe par le corps est la raison même et la clé de voûte de son efficaci-
té performative. Et ceci d’autant plus qu’elle appelle, comme cela a
été amplement souligné, l’implication de l’auditeur dans l’élaboration
du sens. Faisant vivre ce qu’elle symbolise, elle acquiert un pouvoir
social qui peut être tenu aussi bien pour coercitif ou libératoire. D’où
il résulte que l’on prête à la musique, outre son enjeu identitaire, un
enjeu politique qui retient aujourd’hui fortement l’attention (Latour,
2012 ; Keck, 2010). Cet enjeu tient au fait que la musique est associée
avec l’ordre, sa subversion ou sa contestation. Au nom de la défense
de l’ordre, Platon disait déjà dans La République : « l’introduction
d’un nouveau genre de musique est une chose dont il faut se garder :
ce serait tout compromettre, s’il est vrai qu’on ne peut changer les
modes de la musique, sans bouleverser les lois fondamentales de
l’État... C’est donc, semble-t-il, sur ce terrain de la musique que les
gardiens doivent bâtir leur corps de garde ». Il ajoutait : « Si tu veux
contrôler le peuple, commence par contrôler sa musique ».
Ce pouvoir peut donner lieu à des représentations d’une menace
sociale en raison de l’effet de la musique sur les mentalités. Selon les
historiens de la musique, la chanson Gloomy sunday interprétée par
Billie Holiday en 1941 aurait été interdite d’antenne aux États-Unis
après leur entrée guerre par crainte que sa sombre inspiration ne
puisse inciter les jeunes au suicide au moment où ils devaient faire
montre de courage guerrier. Mais Billie Holiday la maintint à tous ses
répertoires envers et contre tout, au risque d’incidents avec la police.
De même la chanson [330] What a wonderful world, chantée par
Louis Armstrong, fut aussi interdite sur les ondes dans tout le pays,
après l’attentat du World Trade Center. On peut aussi penser à
l’interdiction de la samba au Brésil et du rembètiko en Grèce, du tan-
go en Argentine, durant les époques de dictature militaire,
l’interdiction des musiciens juifs sous le nazisme.

En guise de conclusion

Le domaine d’exploration de la musique apparaît bien comme un


espace pertinent pour l’application de la théorie des représentations
sociales. Mais il constitue aussi un espace d’enrichissement et peut-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 560

être un défi. En effet, l’étude de la musique, comme fait social, objet


artistique et expérience vécue offre des ressources précieuses pour
l’examen du fonctionnement de la pensée sociale.

a) Elle permet de réintroduire les dimensions émotionnelle et ima-


ginaire dans les processus d’élaboration de la pensée sociale.
b) À l’opposé des approches purement discursives de la psycholo-
gie sociale qui posent le social en extériorité par rapport au
mental et à la subjectivité, elle permet d’étudier l’internalisation
des processus sociaux dans un cadre de communication.
c) Son ambiguïté et sa complexité permettent d’enrichir l’analyse
de la production sociale de sens.
d) Son étude impose un cadre méthodologique décisif pour
l’approche des représentations sociales en ce qu’elle réclame la
saisie de manifestations de pensée sociale, toujours singulières
et situées dans des contextes de production, réception et
échange définis par des conditions temporelles et historiques,
locales et spatiales correspondant à un état de société et de cul-
ture donné. On est ainsi invité à lier les processus sociaux de
production, transmission, réception avec l’élaboration d’une
expérience subjective où l’imaginaire, l’intellectuel et
l’émotionnel sont intrinsèquement liés au sein d’un milieu
technique, social et civilisationnel.
e) Enfin, elle permet de renouer avec une perspective, trop sou-
vent négligée dans les études de représentations sociales, celle
de la novation et de la créativité. Acte de création repérable
aussi bien chez le producteur que chez le récepteur, la pratique
de la musique conduit, par ses effets intellectuels à des repré-
sentations innovatrices inductrices de changement social.

Nietzche disait que « la musique n’atteint sa grande puissance que


parmi les hommes qui ne peuvent ni ne doivent discuter ». Il ajoutait :
« Sur la musique, il est à peine possible de penser honnêtement »
(1880, p. 891). J’ai essayé de tenter cette gageure.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 561

[331]

QUATRIÈME PARTIE

Chapitre 6
La perspective interdisciplinaire
dans le champ d’étude du religieux :
contributions de la théorie
des représentations sociales *

Retour au sommaire

Le titre de notre symposium « La psychologie de la religion dans le


monde occidental contemporain : défis de l’interdisciplinarité » est à
la fois fermement défini dans son objet et très ouvert dans sa finalité.
En effet, d’une part, il pose une double limitation à la réflexion, en
fixant le cadre d’une perspective disciplinaire : la psychologie de la
religion, et en focalisant l’attention sur les phénomènes religieux repé-
rables à notre époque et dans l’espace occidental. D’autre part, paral-
lèlement, il propose de dépasser le seul point de vue de la psychologie
en adoptant une perspective interdisciplinaire. Cette proposition me
semble hautement judicieuse. Elle nous permet de cerner, à propos
d’un domaine d’étude relativement homogène, un état de la recherche
menée dans les pays occidentaux depuis plusieurs décennies et de
nous demander en quoi, dans l’avenir, la psychologie et les autres

* Conférence prononcée lors de la Ve JIRS, Brasilia, 2007. Parution originale :


2009. Contribuçao do estudo das representaçoes sociais para uma psicoso-
ciologia do campo religioso. In D. Jodelet & A. Almeida (Eds.), Interdisci-
plinaridade e dinersidade de paradigmas (pp. 203-224). Brasilia, Thesaurus
Editora.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 562

sciences humaines et sociales peuvent contribuer à s’enrichir mutuel-


lement. Je vais tenter d’affronter cette tâche après avoir considéré la
situation de l’étude de la religion, les obstacles auxquels se heurte la
rencontre entre les disciplines, en raison de la nature même des objets
étudiés et des perspectives adoptées dans les différentes sciences hu-
maines et sociales.
J’essaierai aussi de montrer comment, dans le domaine religieux,
la psychologie sociale s’impose pour peu que l’on respecte sa voca-
tion d’être, selon les termes de Moscovici (2000, p. 284), « une disci-
pline qui saisit vraiment les principaux phénomènes historiques et cul-
turels, phénomènes qui sont aussi politiquement sensibles ». Statut
que revêtent aujourd’hui les phénomènes religieux. Montrer aussi
comment le recours à l’étude des représentations sociales peut aider à
nouer un dialogue entre des approches dont les questionnements se
recoupent aujourd’hui et appellent un effort conjoint des différentes
disciplines.
Une telle collaboration est revendiquée dans les sciences sociales
(anthropologie, histoire et sociologie) pour lesquelles l’étude du reli-
gieux a joué un rôle fondateur pour l’analyse du social, en particulier
chez les grands auteurs classiques : Durkheim, Weber, Simmel, et
plus récemment chez Bourdieu dont les concepts importants de
croyance, champ, habitus sont issus des sciences sociales de la reli-
gion. En revanche, force est de faire un double constat. Jusqu’à pré-
sent cette collaboration est restée une préoccupation mineure pour les
psychologues. D’autre [332] part, les apports de la psychologie de la
religion sont peu pris en considération dans les sciences sociales, sans
doute en raison d’une optique négligeant l’examen des dimensions
individuelles des phénomènes sociaux, mais aussi en raison de
l’ignorance dans laquelle la psychologie de la religion s’est tenue vis-
à-vis des sciences sociales. De plus, dans les cas de reconnaissance
mutuelle, les contributions des différentes disciplines prennent plutôt
la forme d’une juxtaposition « pluridisciplinaire » de perspectives
d’approche du religieux, que celle d’une véritable interdisciplinarité,
voire d’une transdisciplinarité.
Nouer où renouer le dialogue entre ces différentes disciplines est
aujourd’hui un impératif car la complexité du champ du religieux ne
peut être comprise sans intégrer l’histoire, la culture, le social et le
psychologique. En dehors de la difficulté épistémologique que sup-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 563

pose l’établissement d’une véritable pratique interdisciplinaire dont je


parlerai plus loin, l’examen de la situation actuelle de l’étude des phé-
nomènes religieux conduit à souligner deux questions qui font obs-
tacle à l’interdisciplinarité et à rechercher une modalité d’approche
permettant d’instituer un espace de rencontre et de collaboration entre
la psychologie et les sciences sociales.

LA COMPLEXITÉ
DU CHAMP DU RELIGIEUX

La première question a trait à la délimitation cohérente du champ


du religieux et au dépassement des difficultés liées à la définition de la
religion et des faits religieux. J’emploie le terme de champ du reli-
gieux, pour embrasser dans un même espace théorique qui reste en-
core largement à construire, des phénomènes divers, et pour ne pas
fixer d’emblée l’attention sur un aspect particulier de ce champ dont
l’objet est abordé sous des facettes multiples et complémentaires.
Le champ du religieux comprend plusieurs domaines d’étude : a)
La vie religieuse, nourrie de croyances, régie par des dogmes, structu-
rée par des rituels, exprimée dans des pratiques privées et collectives ;
b) Les religions dont l’étude est l’objet de diverses disciplines
(science des religions, histoire, philosophie, etc.) ; c) LA religion dont
certains posent une essence unique sous ses diverses manifestations
qu’elles soient structurées en Églises ou congrégations, qu’elles relè-
vent des religions universelles ou de nouveaux mouvements, ou
qu’elles s’expriment simplement dans des croyances et des supersti-
tions qui posent une existence ou établissent une causalité ; d) La reli-
giosité qui caractérise la façon dont les individus ou les groupes vi-
vent leur rapport intime avec le divin, le supranaturel ou le transcen-
dant.
Cette diversité entraine des difficultés de définition, largement re-
connues. Avec l’évolution contemporaine des recherches qu’induit cet
état de choses dans diverses disciplines, la religion est devenue ce que
certains appellent un « concept-valise » sous lequel sont rangés une
multitude de croyances ou de pratiques marquées par une adhésion
collective (le sport par exemple) ou une « Tour de Babel », où se jux-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 564

taposent diverses conceptions de la religion (Bobineau & Tank-


Storper, 2007).
Le mot et le concept de « religion » ont en effet une histoire im-
possible à parcourir maintenant, faute de temps. Je me contenterai de
rappeler que l’étymologie du concept de « religion », dégage deux
sens issus du latin. Le premier et le plus reconnu est issu du terme
« legare », lier et désigne deux types de relations : celle de l’homme
avec Dieu et celle, sociale et affective établie avec les autres hommes.
Le second sens vient de « legere » (ramasser, cueillir) et renvoie à
l’idée de recueillir, de recueillement, ce qui implique un redoublement
d’attention, opposée à la négligence, une réflexivité comportementale
sur ces relations. Le premier sens renvoie aux dimensions sociale et
spirituelle de la religion, le second à ses dimensions réflexive et mo-
rale.
[333]
Par ailleurs, on distingue trois sortes de définitions données par les
sciences sociales. Celles qui sont de nature fonctionnelle et assignent
à la religion une fonction de régulation, intégration et socialisation.
Celles qui sont de nature substantielle et s’intéressent à la nature
propre de la religion, en tant que phénomène sui generis la rapportant
à l’invisible, au supranaturel, au transcendantal, etc. Celles qui sont de
nature existentielle, permettant de répondre aux angoisses et « ques-
tions ultimes de la vie quotidienne » (Luckmann, 1967). Ces distinc-
tions entre les sens conférés au concept et les définitions données du
phénomène sont importantes à rappeler, car elles vont avoir un effet
sur la façon de voir et d’interpréter les faits religieux rangés dans les
catégories précédemment distinguées.

L’ÉTAT ACTUEL DE LA SITUATION


DES PHÉNOMÈNES RELIGIEUX

Pour procéder à l’examen de ces façons de voir et interpréter les


faits religieux et des interrogations qu’elles suscitent, j’examinerai la
situation actuelle du champ du religieux marquée par : a) la résur-
gence et l’essor du religieux ; b) l’émergence dans les sciences so-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 565

ciales d’un intérêt nouveau et croissant pour les questions religieuses ;


c) le développement de la psychologie de la religion. J’y ajouterai des
réflexions liées aux récentes discussions intervenues à propos de ce
champ.

La résurgence et l’essor du religieux

On constate de partout une forte expansion et une grande diversifi-


cation des religions et de leurs formes qui conduisent à remettre en
cause la notion de sécularisation associée, depuis le 19e siècle à la
modernisation, la croissance économique, au développement scienti-
fique et à l’innovation technologique. Ce qui faisait dire, en 1968, au
sociologue Peter Berger que les institutions religieuses auraient dispa-
ru en 2000.
Aujourd’hui la thèse de la « sécularisation » des sociétés modernes
est largement critiquée sur la base de donnée objectives concernant les
croyances et pratiques religieuses et de critiques épistémologiques
avancées par les sciences sociales et humaines. En effet, non seule-
ment les grandes religions monothéistes et universelles maintiennent
leur influence, mais à côté d’elles se multiplient les églises, les con-
grégations qui revêtent parfois, comme le pentecôtisme, des dimen-
sions massives et usent de technologies de communication modernes
pour exercer un pouvoir temporel et politique. S’y ajoutent ce que l’on
appelle les nouveaux mouvements religieux prônant de nouvelles ex-
pressions de la spiritualité : new âge, groupes syncrétiques
d’inspiration orientale et psycho-religieuse, nébuleuse mystique-
ésotérique, satanisme, néopaganisme, sectes. Ou encore le réveil des
croyances magiques et des superstitions, les regroupements autour de
la pratique des arts divinatoires (astrologie, tarot, Yi-king), largement
encouragé par les médias. Pour certains, ces nouveaux mouvements
tiendraient leur force d’un affaiblissement du dogmatisme dans l’ordre
religieux et du scientisme dans l’ordre de la connaissance. On traite
ces nouvelles formes de spiritualité comme des religions de substitu-
tion, de remplacement, agissant à la place et en qualité des religions.
Au plan individuel, le taux des expériences religieuses s’avère éle-
vé : il concernerait un tiers de la population, selon des enquêtes inter-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 566

nationales réalisées dans le monde anglophone. Les formes


d’adhésion changent, manifestant une plus grande liberté de choix
entre les offres religieuses. Changement aussi dans les formes des en-
gagements qui se traduit, dans diverses parties du globe, par un bascu-
lement dans le fanatisme, la violence et l’action politique. Sous ces
diverses facettes le religieux devient phénomène social [334]
L’émergence dans les sciences sociales d’un intérêt nouveau et crois-
sant pour les questions religieuses a été liée à cette situation. On cons-
tate en effet d’une part un renouvellement de la sociologie des reli-
gions qui, amorcé dans les années 70, s’est depuis largement renforcé.
Selon Hervieu-Léger (1993), la sociologie de la religion qui avait eu
du mal à se faire reconnaître, a vu son territoire grignoté, peu à peu
par divers sociologues dont les plus proches de nos orientations sont
T. Luckmann (1967), P. Berger (1970) et T. Parsons (1974). Ces au-
teurs se sont attachés aux nouveaux mouvements religieux, considérés
comme des « cosmos sacrés des sociétés industrielles modernes » où
sont assemblées toutes sortes de significations pour répondre « aux
questions ultimes » que pose la vie quotidienne, et constituant « un
socle de sens », un programme donnant un sens aux incertitudes et
frustrations qu’elle engendre. De sorte que le sacré se disséminerait
partout, permettant aux individus et aux groupes d’accéder, sans la
médiation des institutions publiques religieuses, au stock des sym-
boles culturellement disponibles, et de combiner des thématiques em-
pruntées aux religions historiques, et celles de l’individualisme mo-
derne. On passerait des grandes transcendances associées à la vision
d’un autre monde à des « mini-transcendances » orientées vers
l’individu et conférant un caractère sacré à la culture moderne de soi.
Luckmann, justifie l’extension de l’appellation de religieux, dans une
perspective durkheimienne. Je cite : « l’organisme — qui, isolé, n’est
rien d’autre qu’une unité atomisée de processus sans signification- ne
devient une individualité qu’en s’engageant avec d’autres dans la
construction d’un univers objectif de significations, ayant un sens mo-
ral. C’est en prenant le concept de religion dans ce sens élémentaire
qu’on considèrera comme un phénomène religieux ce mouvement par
lequel l’organisme humain transcende sa nature biologique... Ce phé-
nomène repose sur la relation fonctionnelle entre l’individu et la so-
ciété. Nous pouvons donc considérer les processus sociaux qui con-
duisent à la formation de la conscience de soi individuelle comme
fondamentalement religieux » (pp. 48-49). Bien qu’il souligne
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 567

l’importance du social dans la constitution du sentiment religieux, ce


courant de pensée a été critiqué pour deux raisons : d’une part, il dilue
la notion de religieux en l’étendant à toute forme d’affirmation indivi-
duelle ; d’autre part, il ne prend pas en considération un caractère im-
portant des mouvements religieux : celui d’inspirer et légitimer des
projets de transformation du monde social.
C’est la portée sociale du religieux qui marque la réflexion déve-
loppée dans les sciences sociales depuis les années 90, restituant toute
son amplitude à la vie religieuse. En particulier, la physionomie ac-
tuelle des conflits religieux, dans les diverses parties du globe, a en-
traîné une mobilisation de l’attention chez certains penseurs du social
et du culturel comme Habermas, Geertz, Joas, Taylor. Ils critiquent
une vision de la religion comme survivance, pseudo savoir ou pseu-
do science, ses explications causales par la misère matérielle et intel-
lectuelle, ou par le poids de la tradition et de l’éducation. Vision qui
ne permet pas une compréhension adéquate de ce que sont la croyance
et l’expérience religieuses (Joas, 2007). Cette dernière se trouve réha-
bilitée (Taylor, 2003) et réclame une approche des mises en sens opé-
rées par les croyants (Geertz, 2008).
Certains postulats des sciences sociales sont désormais rejetés
comme erronés. Le postulat du déclin de la religion dans les sociétés
modernes, est contesté pour deux motifs qui tiennent : premièrement à
la multiplication et à l’expansion de courants traditionnels ou émer-
gents parmi lesquels l’Islamisme et le Pentecôtisme retiennent particu-
lièrement l’attention. Deuxièmement à la liaison constatée dans cer-
tains pays européens ou ex-coloniaux, entre identité religieuse et iden-
tité nationale. Le lien entre religion et identité prend une importance
notoire. Est également remis en cause le postulat que la religion est un
résidu archaïque de traditions anciennes « grignoté par les quatre ca-
valiers de la modernité : sécularisation, nationalisme, rationalisation,
[335] globalisation » pour reprendre une image de Geertz ; ceci du fait
du renouvellement des formes de religiosité.
En revanche, est désormais affirmée l’influence des dogmes reli-
gieux sur la pensée que j’illustrerai par une citation extraite de l’un
des derniers ouvrages de Habermas « Une époque de transition »
(2005, p. 320) : « L’universalisme fondé sur l’égalité — dont sont is-
sues les idées de liberté et de solidarité dans la vie en commun,
d’existence autonome et d’émancipation, de morale individuelle fon-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 568

dée sur la conscience morale, de droits de l’homme et de démocratie -


est, en effet, un héritage de l’éthique juive de la justice et de l’éthique
chrétienne de l’amour. Inchangé dans sa substance, cet héritage a sans
cesse été l’objet d’appropriations critiques et d’interprétations nou-
velles. Jusqu’à aujourd’hui, aucune autre voie ne s’est offerte. Même
lorsque nous essayons de relever les défis qui nous sont lancés en pro-
posant une configuration post-nationale, c’est encore et toujours à
cette substance première que nous nous alimentons. Tout le reste n’est
que bavardage postmoderne. »
Cette redécouverte du religieux n’est pas sans effet sur les modèles
proposés dans les sciences sociales. Certains auteurs vont jusqu’à dou-
ter de leur pertinence ou même jusqu’à affirmer que le phénomène
religieux va entraîner leur mutation. Ainsi un auteur comme Haber-
mas en vient même à se demander si son paradigme de l’agir commu-
nicationnel ne devient pas ridicule face à la monté des violences reli-
gieuses. Il se rassure en disant que celles-ci proviennent d’une insuffi-
sance de communication. Les débats épistémologiques s’ouvrent au-
tour d’un domaine qui apparaît désormais comme « un sujet
d’avenir » à « prendre à bras le corps » et je cite ici Geertz :
« L’importance de la religion en tant que composant du changement
social, et non pas considérée comme un simple obstacle à ce change-
ment ni comme la voix obstinée, mais condamnée, de la tradition, fait
de l’époque actuelle un moment particulièrement gratifiant pour (la
recherche). Jamais depuis la Réforme et les Lumières la lutte à propos
du sens général des choses et des croyances qui le fondent n’a été aus-
si ouverte, aussi large et aussi aiguë. Nous vivons un changement ra-
dical et nous ne pouvons nous permettre d’attendre pour le com-
prendre, comme nous comprenons, rétrospectivement, l’Age des Lu-
mières et la Réforme. Nous devons l’appréhender aujourd’hui, au
moment même où il se déroule ». À cette injonction fait écho la pro-
priété de l’étude des représentations sociales d’être un moyen
d’aborder l’histoire en train de se faire. Il est temps d’en tirer les con-
séquences.
La psychologie de la religion connaît un important mouvement, en
parallèle avec diverses disciplines : la science, l’histoire et la philoso-
phie des religions, mais où l’on enregistre une relative absence de la
psychologie sociale. Ouverte au début du 20e siècle avec les œuvres et
entreprises pionnières de James et Hall, cette discipline a connu une
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 569

éclipse à la veille de la seconde guerre mondiale. Réanimée par les


travaux de Gordon Allport dans les années 50, elle enregistre un re-
gain, d’abord à partir des années 70, mais surtout sur la fin des années
80, avec l’organisation de congrès et la création de plusieurs revues et
associations scientifiques, aux États-Unis et en Europe. Elle jouit de-
puis la fin des années 90 d’une expansion considérable dont rendent
compte divers ouvrages de synthèse sur l’état du champ. S’y rencon-
trent des programmes expérimentaux portant sur les processus psy-
chologiques impliqués dans les phénomènes religieux, mais le plus
gros des études relève de la psychologie clinique et développementale,
ou de la psychanalyse.
De manière générale jusqu’à une période récente, l’orientation des
travaux en psychologie de la religion reste centrée sur les processus
individuels étudiés chez des sujets affiliés aux religions chrétiennes
occidentales. Ce qui évidemment restreint la portée des travaux où,
par ailleurs, peu de place est occupée par la psychologie sociale, mal-
gré la reconnaissance du caractère social et collectif de certains com-
portements et croyances. La psychologie de la religion tend au-
jourd’hui à prendre son autonomie comme domaine de recherche
théorique et empirique.
[336]
On reprend, à la suite d’auteurs pionniers comme James et Simmel
(1998), une distinction fondamentale entre religion et religiosité qui
est de grande portée et se trouve argumentée par beaucoup d’auteurs.
Dans une perspective centrée sur les individus, la notion de religion
réfère au fait d’être engagé dans un courant doctrinal, une institution
religieuse, un mouvement spirituel et d’adopter les pratiques corres-
pondantes. Celle de religiosité renvoie au rapport individuel au divin,
à l’expression de la foi et à l’adhésion aux croyances religieuses.
Quand la psychologie prend pour objet la religion, elle s’intéresse aux
causes, corrélats et conséquences de l’engagement des croyants. Avec
la religiosité, l’attention se porte sur les processus psychiques qui sont
à la base de la foi et les expériences qui la manifestent. Dans les deux
cas, le religieux est traité comme une simple variable étudiée par des
procédures métriques ou en laboratoire.
Les causes de la religion sont trouvées dans des facteurs de per-
sonnalité, le genre, la socialisation et la transmission éducative.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 570

L’étude des corrélats de la religion qui se développe surtout depuis les


années 80, suit le modèle proposé par G. Allport et sa distinction entre
les sujets « intrinsèques » qui font de la religion une « valeur termi-
nale » et les sujets « extrinsèques » pour qui elle est une valeur ins-
trumentale dans la recherche du confort, de la sécurité et du statut so-
cial. Ces deux orientations ont été complétées par celle de la « quête »
de Bateson. Les corrélats de ces orientations sont recherchés dans les
comportements (sexualité, relations de couple, conduites morales et
sociales, l’altruisme et les préjugés) et dans les traits de personnalité,
donnant lieu aux célèbres échelles de Rokeach (1960) et Eysenck
(1953).
Les conséquences de la religion concernent d’une part les états
psychologiques tels que le bonheur, la certitude existentielle,
l’optimisme et l’absence de crainte de la mort. D’autre part, les états
physiques tels qu’une meilleure santé, une plus grande espérance de
vie, attribués à un mode de vie plus sain (diminution de l'alcoolisme,
la tabagie, la promiscuité) et les processus de guérison par la foi. Dans
ce dernier cas malheureusement on se contente de faire des constats
sans étudier les processus psychosociaux qui sont mis en jeu, malgré
les ouvertures fournies par l’anthropologie.
Du côté de la religiosité, les recherches examinent la nature de la
foi, entendue comme une attitude que l’on décompose, comme dans la
psychologie sociale classique, dans ses trois dimensions : cognitive,
émotionnelle et comportementale (Argyle, 1997). Le plan cognitif,
réfère aux croyances que l’on caractérise par l'irrationalité,
l’inconsistance, une logique autre. Le plan émotionnel est caractérisé
par la crainte et la vénération ; il est analysé comme les autres émo-
tions, en prenant en compte la dépendance par rapport un état physio-
logique et un environnement qui permet de définir la situation. Le
plan de la conduite englobe le respect des prescriptions concernant les
modes de vie et les pratiques rituelles. Celles-ci vont de la prière à la
participation aux célébrations, de l’expression musicale aux pratiques
de guérison ou aux phénomènes de transe. Cette division de l’analyse
de la foi souffre des mêmes défauts que les modèles traitant des atti-
tudes en psychologie sociale.
Malgré son caractère schématique, cette présentation de la psycho-
logie de la religion permet de montrer sa dépendance par rapport aux
modèles de la discipline mère et la faible représentation de la psycho-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 571

logie sociale. Selon Deconchy (2011) quand cette dernière discipline,


est mise en présence d’un objet social complexe comme le religieux,
elle procède à son « démembrement » en le renvoyant à un faisceau de
processus sectoriels. Aux yeux des commentateurs (Belzen, 1999),
dans la plupart des orientations de recherche la religion ne serait
qu’un champ d’application de la psychologie. En effet, dans la plupart
des orientations de recherche la religion ne serait qu’un champ
d’application de la psychologie. Sur le plan empirique, on se contente-
rait de mettre en œuvre, à propos de la religion, les connaissances gé-
nérales établies ailleurs. Sur le plan théorique, elle s’offrirait comme
un espace pour tester des théories psychologiques [337] plus géné-
rales. Mais ces perspectives ont une double conséquence : d’une part
on manque à saisir ce qu’il y a de spécifique dans des pratiques,
croyances et expériences religieuses qui sont diverses et ne relèvent
pas d’une fonction psychique unique rendant compte de toutes et
n’importe quelle religion ; d’autre part, on place la nouvelle discipline
dans la dépendance des courants dominants en psychologie. Or, il
semblerait que pour saisir la spécificité du religieux, il faille se situer
en marge des courants du mainsteam en psychologie, comme c’est le
cas pour l’approche des représentations sociales. Ce pourrait être là
déjà un premier point de rencontre avec les sciences sociales.
Par ailleurs, on constate qu’il n’y a d’accord entre les différentes
écoles ni sur les questions fondamentales, ni sur les objets (Hervieu-
Léger & Willaime, 2001). La tendance à définir la religion d’une ma-
nière unique et substantielle se heurte à la diversité des religions, et
celle de définir la religiosité par une fonction psychologique unique se
heurte à la diversité de ses dimensions : émotion, connaissance, pra-
tique, usage d’un langage propre, etc..
Enfin, les principaux thèmes de la recherche traitent la religion en
variable indépendante et dépendante. Traitée en variable indépen-
dante, la religion n’est pas définie par autre chose que la croyance ou
la pratique déclarée par les sujets et toutes les religions sont confon-
dues dans une même catégorie traitée en termes de causalité. Traitée
en variable dépendante, c’est la religiosité que l’on considère ; on en
cherche les causes externes ou les processus qui définissent ses orien-
tations. Mais on manque alors sa spécificité. Comme le souligne
Geertz (2000) : on sépare comme facteurs, variables et déterminations
les croyances et les conduites qui sont de fait, inséparables. Il en ré-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 572

sulte que l’on manque à saisir les dimensions communes du religieux


et que l’on n’étudie plus du tout ses dimensions personnelles.
De ce fait, à peine développé, ce domaine de recherche est déclaré
en crise (Belzen, 1999). Ii y a comme un parfum de désenchantement
qui se dégage des réflexions sur la psychologie de la religion, mais
pas seulement, car les critiques qu’on lui adresse retrouvent celles qui
visent généralement les perspectives réductrices dans l’interprétation
sociologique des faits religieux selon Willaime (2011). Celles-ci cor-
respondent à quatre démarches :

1) Prendre la religion comme variable dépendante en privilégiant


les déterminations sociales et psychologiques du religieux ou
comme variable indépendante en s’attachant aux effets psycho-
logiques et sociaux de la pratique religieuse.
2) Faire de l’étude des religions exclusivement celle des participa-
tions sociales et individuelles à des cultes.
3) Ramener cette étude à celle des opinions relatives à l’existence
de Dieu et à des questions existentielles.
4) Rapporter la religion à une illusion, une fausse conscience.

Ces postures empêcheraient de respecter la « consistance propre et


l’histoire spécifique du religieux ».

Dépasser les écueils rencontrés


dans l’approche du champ religieux

Pour pallier ces écueils, plusieurs directions de recherche et


d’interprétation se sont récemment dessinées. Dans les sciences so-
ciales, les approches des faits religieux insistent sur leur dimension
symbolique, nous invitant à chercher dans les modèles psychologiques
ceux qui, comme celui des représentations sociales, mettent l’accent
sur la dimension symbolique. Un auteur comme Geertz estime que
l’examen des corrélations entre l’adhésion religieuse et ses consé-
quences sur la vie quotidienne est moins important que la compréhen-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 573

sion des notions, même implicites, concernant ce qui est vraiment ré-
el. Ces notions entraînent des dispositions à [338] l’action et colorent
le sens du raisonnable, du pratique, de l’humain et du moral. Il pro-
pose une décomposition de l’analyse de la religion comme système
culturel, en deux phases : l’analyse des systèmes de signification qui
sont incarnés dans les symboles qui sont le propre des religions ;
l’analyse des relations établies entre les systèmes de signification, la
structure sociale et les processus psychologiques. D’autres auteurs,
s’inspirant de la théorie du flow, flux (Csikszentmihalyi, 1990) ajou-
tent à cette analyse un autre pallier qui renvoie aux processus émo-
tionnels et psychologiques sous-jacents aux conceptions incorporées
dans les symboles et associés à des conduites socialement réglées.
J’y reviendrai après avoir rappelé trois principaux courants de re-
cherche qui, depuis le début des années 2000, vont dans le sens d’un
dépassement des difficultés rencontrées en psychologie de la religion.
Ils dessinent un nouveau panorama dans l’approche du champ du reli-
gieux et invitent à prendre en considération les représentations so-
ciales. Le premier est inscrit dans cadre des sciences cognitives ; le
second est directement inspiré par la psychologie culturelle ; le troi-
sième qui s’intéresse à l’expérience religieuse a des racines dans les
premiers travaux sur la religion, en ce sens il n’est pas à proprement
parler nouveau par son thème. Mais sa nouveauté réside dans la façon
d’aborder l’expérience religieuse.

1. La tendance inspirée par les sciences cognitives doit retenir


l’attention, en dépit de ses limitations, car elle s’attache aux concep-
tions impliquées par la vie religieuse. Elle traite des croyances comme
des représentations de sens commun allant de l’adhésion à un credo
jusqu’aux superstitions. Ces représentations mentales, diffusées dans
les groupes auraient pour base des processus cognitifs (formation de
concepts, processus d’inférence, intuitions) et sociaux (formation de
coalitions, défense de position de pouvoir de la part des églises pour
se protéger contre la concurrence, usage de la violence fanatique pour
éviter que se développe un sentiment d’impunité chez les croyants qui
pourraient être sollicités par l’existence d’un marché de la foi et d’une
liberté de choix entre ses offres). Dans ses derniers développements,
notamment chez Boyer (2003), Leehman (2002) qui adopte un point
de vue anthropologique, cette perspective offre des points de contact
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 574

avec celle de l’étude des représentations sociales. Sans entrer dans la


discussion de ses présupposés individualistes et évolutionnistes, on
peut remarquer une certaine proximité avec, voire une inspiration im-
plicite par, la psychologie sociale et un rapprochement avec la théorie
des représentations sociales.
Premièrement, on reconnaît aux représentations religieuses un sta-
tut collectif : une représentation est qualifiée de religieuse seulement
quand elle est adoptée par tous dans un même collectif social. Deu-
xièmement, on rapporte leur construction à une élaboration qui active,
selon les besoins des situations concrètes où se trouvent les individus,
les systèmes d’inférence qui sont pertinents pour la comprendre. Or
ces systèmes d’inférences sont constitués par des ensembles de repré-
sentations partagés et qui sont relatifs aux différents domaines de la
vie. Dans chaque situation sont convoqués les systèmes du ou des
domaines qui permettent de la penser. Troisièmement, parmi ces sys-
tèmes d’inférence sont dominants, dans le cas de la religion, ceux qui
relèvent du domaine social : dans la façon de penser les entités qui
meublent les croyances, on ne fait que projeter les modèles issus des
relations sociales et des pratiques sociales, notamment la communica-
tion.
On ne peut ici manquer de faire un rapprochement, toutes réserves
gardées, avec ce que l’on a appelé la « réduction anthropologique » de
la religion chez Simmel selon lequel les contenus du croire s’étayent
sur les données de l’existence du monde. Simmel postule ainsi que le
croire produit son objet par un « processus représentationnel » qui
projette et objective dans l’absolu et la transcendance, les formes de la
vie, des qualités humaines, et des faits sociaux. Il y a là une piste à
suivre pour une démarche centrée sur les représentations sociales.
[339]

2. Le second courant est directement inspiré par la psychologie


culturelle. Prenant acte de la variété des religions et laissant aux
sciences voisines, l’anthropologie, l’histoire, le soin d’en définir les
caractères dans chaque contexte particulier, on propose comme le fait
Belzen (1999) d’aborder l’analyse psychologique de la religiosité à
partir d’une perspective culturelle, religieusement neutre. Il ne s’agit
plus alors de trouver, dans des processus intra-individuels,
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 575

l’explication des croyances, sentiments, raisonnements, conduites,


mais de comprendre comment des « formes de vie », spécifiques et
culturellement marquées, à l’intérieur desquelles l’individu est inscrit,
constituent et construisent les sentiments, pensées et conduites reli-
gieuses. La religion étant essentiellement culturelle, la religiosité qui
en est la contrepartie subjective et personnelle, varie avec le temps et
les cultures et n’est, pas plus que le langage, quelque chose de privé. Il
s’ensuit que le regard se tournera vers le réservoir d’éléments ver-
baux, narratifs, interprétatifs, prescriptifs qui, dans la religion, orien-
tent et justifient l’expérience et les pratiques des croyants. De même
que la religion ne peut être ramenée à une forme substantielle unique,
de même la religiosité ne peut être analysée à partir d’une seule pers-
pective psychologique. Si la religiosité apparaît liée à une tradition
culturelle, il conviendra de porter attention à l’activité et aux schèmes
intériorisés, aux habitus, qui orientent les pratiques dans la commu-
nauté d’appartenance. Si elle n’est pas apprise dans l’enfance ou cor-
respond à un choix (par conversion, changement de foi ou d’église),
les processus cognitifs de mise en sens des pratiques adoptées par les
croyants deviennent plus importants à considérer que l’appartenance
communautaire. Enfin, l’importance de l’histoire de vie sur la dyna-
mique de la religiosité peut amener à s’attacher, comme le font les
psychanalystes, au rôle des systèmes symboliques qui sous-tendent
l’adhésion aux croyances et l’observance des pratiques. Ces concep-
tions se rapprochent singulièrement de l’optique développée par la
théorie des représentations sociales.

3. La troisième proposition de renouvellement de l’approche du re-


ligieux est marquée par le déplacement de l’intérêt de la religion à la
religiosité. Ce déplacement redonne à la notion d’expérience reli-
gieuse un nouvel éclat et la place au cœur de nombreuses interroga-
tions. Si l’on doit à William James d’avoir introduit et développé la
notion d’expérience religieuse, il faut savoir que celle-ci fut également
un objet pour l’application de la phénoménologie réalisée par Heideg-
ger à la demande de Husserl, comme nous le verrons plus bas.
Or dans la façon d’aborder aujourd’hui l’expérience, sa dimension
sociale et collective, devient dominante à travers le langage qui per-
met de l’exprimer, la socialisation qui en donne les modèles, et les
discours religieux qui en fixent les contenus. Au point qu’un auteur
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 576

comme Geertz parle de représentation de l’expérience. Cette repré-


sentation est commune à ceux qui se situent dans un même univers
dogmatique ou un même système de croyances. Les expériences indi-
viduelles sont modelées par les cadres fournis par la culture collecti-
vement partagée. À titre d’exemple, je mentionnerai une recherche
citée par Geertz concernant des jeunes femmes javanaises dont la vie
est marquée par la modernité et une participation active au monde du
travail, de l’entreprise, de l’université ou du showbiz. Ces jeunes
femmes ont adopté le port du hijab et s’y tiennent malgré les critiques,
moqueries, rétorsions, menaces, de leur milieu familial, amical ou so-
cial. Toutes les jeunes femmes interviewées rapportent ce choix ves-
timentaire à un double mouvement de conscience lié au discours isla-
mique. Elles manifestent une conscience aiguë de la menace de mort,
d’une part, et d’autre part d’un sentiment de péché. Elles évoquent le
besoin d’échapper à la culpabilité que faisait naître en elles l’écart de
leur mode de vie par rapport aux injonctions de l’islam et la peur in-
tense qu’elles en éprouvaient à l’idée qu’elles pourraient mourir en cet
état de faute. Toutes témoignent du soulagement, du bien-être, de la
sécurité qu’elles ont ressenti à porter le hijab. Ce qui correspond à
l’état de double naissance dont parle James quand il évoque les bien-
faits de l’expérience religieuse provoquée par la peur, la crainte, la
culpabilité.
[340]
Nous sommes en présence, avec ce type d’expérience religieuse,
d’un phénomène susceptible d’affecter tous les croyants, mais dont la
représentation emprunte les termes et les catégories d’une doctrine
dominante dans une société particulière. On pourrait appliquer cette
analyse aux processus que mobilisent les mouvements pentecôtistes
quand ils conduisent leurs adeptes à intérioriser le malheur sous
l’espèce de la culpabilité et de la possession démoniaque et offrent
leurs prestations rituelles, économiques et communicationnelles
comme un moyen de surmonter les défaillances et erreurs de la con-
duite personnelle, imputée aux désordres de la civilisation moderne.
Dans The pinch of destiny (2000), Geertz pose que si l’on ne peut
négliger dans l’analyse des formes religieuses actuelles les dimensions
de pouvoir et d’identité, le plus important reste la signification que les
croyants donnent à leur adhésion et leur pratique. Il s’ensuit que l’on
doit se réorienter vers des approches herméneutiques, sémiotiques et
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 577

phénoménologiques considérant la religion comme ayant à voir avec


des conceptions à l’égard du but, la pertinence, la signification des
choses, le « sens de la vie ». Il faudrait désormais se préoccuper de
« la qualité de l’esprit : cadres de perception, formes symboliques,
horizons moraux », « élucider le sens, la construction et la déconstruc-
tion du sens, et le choc des sens ». Si la religion est située à la jonction
de l’identité, du pouvoir et de la signification, on ne peut la réduire à
un seul de ces trois éléments. « La foi ne se fait pas dans la solitude ».
Voilà qui nous rapproche de la perspective des représentations so-
ciales.

Les représentations sociales


dans le champ du religieux

À l’issue de ce parcours rapide des questions que soulève au-


jourd’hui le champ du religieux, je vais essayer de tracer quelques
pistes pour une contribution de l’étude des représentations sociales. Le
psychologue social Argyle, passant en revue le domaine de la psycho-
logie de la religion, disait qu’il y a trois problèmes qu’elle n’est pas en
mesure d’expliquer : l’expérience, la conversion, le sacrifice. D’autre
part, les sciences sociales soulignent l’importance du changement
dans le jeu des offres et des demandes religieuses et se posent la ques-
tion de comprendre pourquoi le religieux investit tous les domaines de
la vie sociale, ou pour le dire autrement pourquoi le politique,
l’économique, l’esthétique, prennent aujourd’hui la forme du reli-
gieux. En ces divers points, la théorie des représentations sociales
permet d’apporter quelques éclairages féconds.
Des trois thèmes sur lesquels la psychologie de la religion butte, je
retiendrai l’expérience et la conversion. Le sacrifice a fait l’objet de
puissantes analyses en anthropologie, et je renvoie ici à Mauss et à
René Girard. Comment les représentations y interviennent reste une
question à définir. En revanche, la théorie des représentations sociales
ouvre des voies pour aborder l’expérience et la conversion, considérée
comme un changement, et dialoguer avec le champ religieux. À pro-
pos de l’expérience, j’ai dit ailleurs (cf. chap. IV-3), l’importance d’intégrer
dans l’analyse des représentations sociales la dimension expérientielle
qui, à la fois privée et sociale, comporte des aspects pratiques, émo-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 578

tionnels, cognitifs et langagiers. La religiosité s’offre comme un cas


particulièrement riche pour étudier la dynamique de cette articulation.
Dans ce cas, deux modes d’approche ont été proposés tirant
l’expérience religieuse dans le sens du sentiment, comme le font
James et Ribot, ou dans celui des idéalités comme le fait la phénomé-
nologie chez Husserl et Heidegger. L’un et l’autre de ces modes
d’approche rencontre la perspective des représentations sociales.
L’approche pragmatique que l’on trouve chez William James, est
centrée sur le sentiment religieux dont l’incidence sur les pratiques
serait plus marquée et décisive que celle des idées. Cette approche
s’attache à la relation intime et personnelle que l’individu entretient
avec le divin. [341] Mettant l’accent sur les impressions ressenties,
l’émotion qui animent ou motivent la croyance et déterminent la pra-
tique, elle permet de rendre compte de la dimension affective inhé-
rente au sentiment religieux qui revêtirait des colorations opposées
liées à la peur et à l’amour. La conception de James contraste
l’expérience religieuse individuelle de quelques esprits inspirés avec
la vie religieuse du commun des croyants soumis à l’organisation
dogmatique et cultuelle par une communauté ou une église. Si elle a
inspiré divers psychologues sociaux intéressés par les croyances :
Gordon Allport, Rokeach, Eysinck, elle a été fortement critiquée en
raison de son caractère individualiste et de son enracinement dans le
seul univers de pensée chrétien.
Cependant, les changements observés dans les formes contempo-
raines de la religiosité, lui ont redonné une nouvelle vitalité. D’une
part, la distance prise à l’égard des églises constituées favorise
l’émergence de formes autonomes d’engagement personnel que l’on
range sous la catégorie d’expérience religieuse. Se dessine ici un large
espace pour l’étude des représentations sociales venant nourrir cet en-
gagement et justifiant les transformations dans les modes du croire.
D’autre part, avec l’éclatement des blocs nationaux, politiques et cul-
turels, et la disparition des grandes narrations, les croyances reli-
gieuses sont apparues plus accessibles et plus enracinées, mais aussi
plus différenciées. Il en résulte un mode d’appropriation collective
plus personnalisé. L’expérience religieuse apparaît de ce fait comme
une forme de sensibilité commune aux membres de groupes qui
s’affirment dans leur identité. C’est pourquoi on en vient à parler,
comme le font Geertz ou certains analystes de la narrativité, de « re-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 579

présentation de l’expérience religieuse » qui est à la fois commune et


personnelle, offerte à soi et aux autres sous forme de récit. Ici s’ouvre
un terrain pour des études de représentation sociale dans la mesure où
l’objectif de la recherche devient l’identification des croyances et des
attitudes concrètes portées par les personnes religieusement motivées,
l’exploration de ce qu’elles pensent et ressentent de leur propre situa-
tion et du devenir des communautés auxquelles elles appartiennent.
L’approche phénoménologique dont Heidegger a posé les prin-
cipes et la méthodologie, dégage le processus de construction des con-
tenus de croyance. Elle pose que le système de croyance auquel ad-
hère le croyant, se situe à la rencontre des trois mondes dont il parti-
cipe nécessairement. Le monde environnant, c’est-à-dire le contexte
trans-subjectif qui fournit les cadres communs des croyances, le
monde que l’on partage avec les autres qui donne ses bases aux signi-
fications forgées inter subjectivement, le monde propre au sujet qui
réfère à l’imaginaire que nourrissent ses craintes, ses insatisfactions,
ses désirs, ses besoins. Cette approche a servi à l’analyse des formula-
tions doctrinales de grands penseurs comme Saint Paul ou Saint Au-
gustin. Notre perspective d’étude des représentations sociales qui s’en
rapproche peut être mise en œuvre pour comprendre comment les
croyants se rallient à certaines doctrines ou en changent.

À propos de la conversion et du changement

Cette question met fortement en jeu l’articulation entre les dimen-


sions subjectives et sociales de la religion sur laquelle Moscovici s’est
penché, dans deux ouvrages qui ne s’y rapportaient pas directement :
L’âge des foules où, en 1981, il renvoyait à la pensée du Freud de To-
tem et tabous ; La machine à faire des dieux où, en 1988, il analysait
la pensée des trois grands penseurs classiques dont la contribution a
été en grande partie fondée sur l’étude du religieux, Durkheim, We-
ber, Simmel. Il a mis au jour l’importance de la causalité psychique
dans la vie sociale théorisée par ces auteurs qui « en sont arrivés à ob-
server que nos représentations, attachements et idéaux forment la part
indestructible de toute vie collective. Ce sont en somme les facteurs
symboliques et affectifs qui lui perfusent de l’énergie et l’empêchent
de s’affaisser et de dépérir ». Dès que la croyance existe, dit Moscovi-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 580

ci, « les hommes ressentent la vitalité du lien qui les unit, la force
unique de leur conviction et l’aimant du but qui les fait agir ensemble.
Si, [342] hors de la société, il n’y a point de salut, c’est que, sans elle,
il n’y a pas de foi. Vous comprenez ainsi l’illumination de Durkheim :
le social est le religieux, c’est pourquoi, comme Weber, il a consacré
la majeure partie de son œuvre à la religion. Et ce en plein 20e siècle !
Ni avant, ni ailleurs, on n’aurait pu poser une telle équation entre la
société et la religion. » Et de conclure, citant Luckas, « Aussi maté-
rielles et brutales que soient ses contraintes ‘il n’empêche
qu’essentiellement la puissance de toute société est une puissance spi-
rituelle’ » (p. 29).
L’historien Paul Veyne devait fournir une lumineuse illustration de
ces propos dans son ouvrage Quand notre monde est devenu chrétien
(2007) retraçant les conditions de la conversion massive au christia-
nisme à la suite de celle de l’Empereur Constantin, dans les années
300 après Jésus-Christ. Cet auteur affirme, avec Simmel, (1998, p. 96)
que « le sens du divin est une catégorie a priori qu’on ne peut dériver
d’autre chose ». Le christianisme s’est imposé en raison de sa « for-
midable originalité ». Par rapport au paganisme caractérisé par des
cultes pratiqués en vue d’obtenir la satisfaction de demandes de la part
de dieux qui « ne pensent qu’à eux- mêmes », le christianisme a cons-
titué une véritable innovation. Il a révélé à travers l’affirmation d’un
Dieu aimant « une sensibilité qui était insoupçonnée avant lui : celle
de l’amour », il a apporté un sens aigu de la fraternité, l’amour du
prochain, l’imitation de l’amour de Dieu, le sentiment communautaire
qu’ignoraient les païens qui ne communiaient pas dans leurs
croyances, et la moralité. Il a offert aux hommes le sentiment « d’une
destinée sublime ». Mais le christianisme a aussi institué un ordre so-
cial original, présentant une particularité unique au monde : la mise en
place d’une croyance exerçant une autorité sur ceux qui la parta-
geaient, appuyée sur une hiérarchie. Avec le prosélytisme qui venait à
l’appui d’une intention universaliste, l’Église en est venue à être
« l’exclusivité d’un parti international ». Ce cas de conversion illustre
le pouvoir des idées, du dire et du faire qui leur son liés pour forger le
social.
Les modèles qu’offrent les études sur l’innovation et la théorie des
minorités actives de Moscovici, seraient d’un recours utile pour analy-
ser les conversions. Plus largement, la théorie des représentations so-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 581

ciales devrait donner des instruments pour répondre à la question du


changement dans les croyances et le jeu des offres et des demandes
religieuses, l’imprégnation religieuse qui affecte les différents do-
maines de la vie sociale : politique, économique, esthétique. Autant de
questions qui interrogent les sciences sociales.
En effet, celles-ci insistent fortement d’une part, sur la variabilité,
la multiplicité des religions qui sont entrées dans une phase aiguë de
compétition et de lutte pour le pouvoir ; d’autre part sur la malléabilité
des modes du croire et le changement des formes de religiosité. Mais
les transformations des formes de religiosité soulèvent des problèmes
qui réclament une perspective permettant de décrire les formes du
changement (dans les doctrines, les pratiques) et de comprendre les
raisons qui l’expliquent et permettent d’isoler le sens que revêt, chez
les croyants, les transformations de leurs croyances et de leurs pra-
tiques. Il faut aussi comprendre quels éléments cognitifs permettent le
transfert et la transformation des croyances. Or le thème du change-
ment est un objet central de la psychologie sociale et de l’étude des
représentations sociales.
De ce point de vue, la théorie des représentations sociales offre des
outils d’interprétation heuristiques avec les processus d’ancrage et de
polyphasie cognitive. Le cas des nouvelles pratiques religieuses au
Brésil, Pentecôtistes et Évangélistes est intéressant à examiner de ce
point de vue. On peut chercher quelles croyances anciennes, soute-
nues par les religions traditionnelles, catholiques et afro-brésiliennes,
servent d’ancrage aux croyances nouvelles introduites par ces reli-
gions émergentes. Celles-ci s’appuient sur des procédures de fonc-
tionnement largement inspirées par la modernité (entreprenariat, chur-
chmarket, liberté de choix, promesses d’enrichissement, autonomie,
dans les églises, des carrières et des gestions financières, etc.). Mais
elles recourent à des pratiques empruntées aux autres religions : fusion
collective dans les [343] rituels, transes, possession, etc. De plus, on
peut voir dans les croyances des religions afro-brésiliennes concernant
la pénétration chez le croyant de l’esprit des différentes entités, la base
de l’acceptation par l’adepte du pentecôtisme de sa pénétration par le
démon ou l’esprit sain. Ce qui permettrait de mieux comprendre les
phénomènes de conversion et la force des nouvelles adhésions.
Le postulat de la polyphasie cognitive peut être également utile en
ce qu’il concerne aussi la liaison entre l’émergence des représenta-
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 582

tions sociales et le pluralisme des groupements sociaux et des formes


de pensée (idéologies, visions du monde, etc..) expressives de ces
groupements. La polyphasie cognitive rend compte de la coexistence
dans un même registre de pensée de modalités appartenant à des uni-
vers distincts et parfois contradictoires. Dans les recherches récentes,
ce processus a plutôt été rapporté à des éléments situés à des temps
différents selon un pluralisme que l’on pourrait qualifier de vertical
puisque les modes de pensée coexistant appartiennent à des périodes
différentes. Mais, dans sa formulation originale, la polyphasie cogni-
tive trouve à s’appliquer à un pluralisme horizontal dans la mesure où
elle correspond à la rencontre entre des modes de pensée qui coexis-
tent à un même moment et dans un même espace, en raison de la di-
versité sociale des systèmes d’accueil de la nouveauté. Il en résulte
que l’approche des représentations sociales est particulièrement adap-
tée à la saisie de la physionomie contemporaine de la religion.
Selon Habermas, la religion et l’Église ont par le passé créé les
conditions de possibilité de la modernisation (à propos notamment de
l’individualisme personnel) qui a eu pour conséquence la sécularisa-
tion de la religion et le pluralisme des visions du monde. Les effets de
la modernisation impliquent aujourd’hui « une restructuration cogni-
tive des formes de la foi religieuse et de la pratique ecclésiastique » (op.
cit., p. 322). Les doctrines religieuses doivent tenir compte d’une véri-
table concurrence avec d’autres forces qui reposent sur la foi, avec
d’autres prétentions à la vérité. Il s’ensuit que l’on ne peut plus se res-
treindre à l’univers clos d’une vérité absolue dans la mesure où la re-
ligion se heurte à une pluralité des vérités de foi et au scepticisme du
savoir scientifique. De ce fait la foi devient réflexive. Ce mouvement
décrit par Habermas affecte plutôt les églises, mais on peut aussi ana-
lyser sous l’angle de la polyphasie cognitive les changements
d’adhésion chez les croyants. D’une part, en prenant en compte les
résidus de croyance qui peuvent subsister dans les nouvelles adhé-
sions. Cela éclaire aussi le syncrétisme religieux du point de vue de la
fusion, du chevauchement des images et croyances, et l’étude des
transformations opérées dans l’expérience des croyants par cette fu-
sion. D’autre part, l’approche des représentations sociales permet ainsi
une meilleure compréhension des processus de transfert d’une religion
à l’autre que l’on ne peut limiter à un calcul rationnel de
coûts/bénéfices. Elle permet de rendre compte de phénomènes où la
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 583

dimension commune et sociale est inséparable de la dimension per-


sonnelle et intérieure.
On pourrait multiplier les exemples montrant la pertinence de
l’approche des représentations sociales pour baliser le champ du reli-
gieux, mais le temps manque. Pour faire vite, je rappellerai que ces
phénomènes jouent comme médiation entre les aspects dogmatiques
des religions constituées, les croyances, les pratiques et les expé-
riences qui vécues par les croyants dans leur foi, sont aussi projetées
dans leur interprétation de la vie quotidienne. Elle permet aussi de sai-
sir les liens établis entre la foi et la morale, entre l’adhésion à une
croyance, l’adoption de pratiques cultuelles et les expressions des re-
présentations de soi et de son groupe d’appartenance. L’exploration
des représentations partagées dans un groupe de croyants, devrait ai-
der à comprendre le passage de la croyance religieuse comme mode
de connaissance doctrinal à une mise en sens de l’existence, le pas-
sage des idées et connaissances aux formes de dévotion et
d’expérience, le passage des pratiques au changement du sens des ex-
périences vécues.
[344]
Dans le champ religieux, l’expérience prend des formes spéci-
fiques qu’il convient d’étudier. Nous disposons déjà de modèles pour
approcher l’expérience religieuse soit dans le sens du sentiment, avec
James et Ribot, soit dans le sens des idéalités, comme le fait la phé-
noménologie, avec Husserl et Heidegger. En sociologie, de nouvelles
contributions tentent une articulation avec la psychologie. D’un côté
on se réfère au dialogisme pour rendre compte des processus qui sous-
tendent les expériences et pratiques religieuses privées. Par ailleurs,
une contribution inspirée par la théorie du flux et la phénoménologie
de Schütz (Neitz et Spickard, 1990) met en évidence les composantes
émotionnelles et comportementales liées à la participation sociale qui
colorent les contenus cognitifs et le vécu de l’expérience religieuse.
Nous avons là une première ébauche de ce que pourrait être une ap-
proche interdisciplinaire.

Conclusion
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 584

Alors que la pluridisciplinarité ne concerne que la juxtaposition de


différentes approches disciplinaires, délivrant chacune et sans interac-
tion avec les autres, un point de vue sur le phénomène étudié,
l’interdisciplinarité, et mieux encore la transdisciplinarité, établit des
connexions entre les concepts, les outils d’analyse et les interpréta-
tions propres à chaque discipline. Ce qui suppose une discussion entre
les disciplines pour ajuster leurs concepts, outils et interprétations. On
a proposé de faciliter la mise en œuvre de l’interdisciplinarité en re-
courant à des outils transversaux (Charaudeau, 2010). La notion de
représentation sociale a pour particularité d’être transversale. On
l’emploie dans toutes les disciplines des sciences humaines et sociales
et les analyses qui en sont faites convergent en ce qui concerne tant
leur origine que leurs fonctions. Son usage à propos d’un champ défi-
ni comme le champ du religieux, devrait permettre d’établir un dia-
logue et une véritable complémentarité entre les sciences sociales et la
psychologie.
Les quelques notations qui ont été relevées dans le parcours que
nous venons de faire, permettent de poser les représentations sociales
jouent comme médiation entre les aspects dogmatiques des religions
constituées, les croyances, les pratiques et les expériences qui, vécues
par les croyants dans leur foi, sont aussi projetées dans leur interpréta-
tion de la vie quotidienne. L’étude des représentations sociales devrait
permettre d’intégrer les éléments psychologiques qui sont à la base du
sentiment religieux : les motivations psychologiques du croire, les
émotions liées aux croyances et aux pratiques, les attentes de béné-
fices qui s’incarnent dans le principe du « do ut des », donne pour re-
cevoir, qui, caractéristique du phénomène de croyance, en renforce les
contenus représentatifs.
L’étude des représentations permet aussi de saisir les liens établis
entre la foi et la morale, entre l’adhésion à une croyance, l’adoption de
pratiques cultuelles et les expressions des représentations de soi et de
son groupe d’appartenance. L’exploration des représentations parta-
gées dans un groupe de croyants, devrait permettre de comprendre le
passage de la croyance religieuse comme mode de connaissance doc-
trinal à une mise en sens de l’existence, le passage des idées et con-
naissances aux formes de dévotion et d’expérience, le passage des
pratiques au changement du sens des expériences vécues. Serait aussi
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 585

favorisée l’étude de la spécificité temporelle du religieux à travers les


effets de mémoire, de transmission et d’appropriation du passé.
Cette énumération rapide permet aussi de voir combien l’étude du
religieux pourrait contribuer à enrichir les connaissances dans le
champ d’étude des représentations sociales particulièrement grâce à
l’articulation qu’elle permet d’établir entre les dimensions affectives,
cognitives, expérientielles et pratiques chez des sujets qui s’affirment
dans une appartenance spirituelle et sont en syntonie sociale. Un tra-
vail dans le champ du religieux ouvrirait aussi un espace de réflexion
fécond sur les modalités de la participation sociale et sur le rapport
entre croyance et [345] représentation. Ce dernier a déjà été ample-
ment traité. Mais la caractéristique de la croyance religieuse permet-
trait d’enrichir l’analyse. La croyance religieuse est à la fois un
« croire que », c’est-à-dire une attitude propositionnelle qui porte sur
des existants, sans pour autant se poser toujours comme une vérité et
un « croire en » qui ne suppose pas forcément, comme le montre
Simmel, un jugement d’existence de l’objet de croyance, mais une
déclaration de confiance. Cette caractéristique nous permettrait de
mieux comprendre en quoi la représentation sociale qui est significa-
tion et savoir, est un mode d’établissement du lien social.

[346]
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 586

[347]

Représentations sociales et mondes de vie

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[367]

Représentations sociales et mondes de vie

INDEX NOMINUM

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A Augé, 8, 17, 26, 30, 42, 58, 59,


Abélès, 318 118, 156, 246, 266
Abrams, 268 Abric, 18, 26, 76, Augoyard, 156
293 Austin, 26
Adorno, 325 Avrillon, 237
Aebischer, 240
Allport, 335, 336, 341 B
Althusser, 52 Bachelard, 81, 226, 278
Altrnan, 96, 97, 138, 152, 157 Baczko, 246
Ambroise, 13 Bakhtine, 9,74
Angermeyer, 215, 216 Balibar, 70, 271
Apostolidis, 13, 305 Barbichon, 18
Appadurai, 318 Barel, 118
Appelfeld, 250 Barker, 96, 296
Arendt, 7, 79, 91, 140, 141 Baron, 97
Argyle, 336, 340 Bar-Tal, 315
Ariès, 62 Barthes, 245, 246, 259
Arisitidis, 119 Bartlett, 55, 129, 130, 131, 132,
Aron, 81, 223 133, 143, 144
Artaud, 239, 277, 278, 279 Bastide, 4, 214, 277
Attali, 324 Baudelaire, 122, 226, 232, 236,
237
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 629

Bauman, 307, 308 Butler, 70


Beauvois, 323
Beck, 307 C
Bell, 97 Callon, 152
Bellamy, 214 [368]
Bensa, 59 Canetti, 136, 137, 146
Berger, 130, 150, 333, 334 Canguilhem, 70, 79
Bergson, 129,130, 325 Carbone, 251
Bernanos, 239, 277, 278, 281 Caria, 209, 214
Besnier, 85 Cassirer, 245
Bettelheim, 252 Castel, 33
Bhabha, 318 Castells, 318
Billig, 109, 133 Castoriadis, 46, 246, 282
Bloch, 62 Castro, 118
Bobbé, 252 Charaudeau, 344
Bobineau, 332 Chartier, 53, 57, 63, 73, 323
Bologne, 223 Chauviré, 13 Choay, 98,120
Bonamy, 121 Chombart de Lauwe, 18, 20,184,
Bonnes, 99, 159 241
Bonniol, 113 Chomsky, 69, 315
Booth, 97 Christakis, 323
Boudhiba, 230, 231 Cixous, 240, 248, 251, 252, 257,
Boudon, 77 258, 259
Bourdieu, 4,17, 20, 26, 30, 33, Cléry-Merlin, 210
44, 50, 54, 57, 60, 63, 74, Codol, 18, 269
119, 156, 183, 197, 218, 331 Cohen, 97, 259
Boureau, 53, 54, 57 Collier, 52
Boyer, 338 Collin, 254
Brantôme, 234 Connerton, 118,120, 134
Brown, 117,157 Cooper, 157
Bruner, 42, 58, 218, 304 Corbin, 34, 62, 223, 234, 237,
Burawoy, 47 291, 325
Buschini, 305 Courtine, 62,223
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 630

Craik, 130 Dumont, 156


Csikszentmihalyi, 338 Dupuy, 307
Durand, 233, 252, 278, 279, 282,
D 291
Dany, 13 Durkheim, 3, 9, 17, 33, 47, 48,
Daumerie, 214, 220 49, 50, 51, 63, 67, 111, 130,
131, 134, 240, 278, 331, 341
De Alba, 13
Dutant, 90
De Certeau, 33,119, 130
De Mamhac, 223, 226
E
Deconchy, 240, 336
Ebbinghaus, 131
Defonseca, 240, 250, 251, 255,
256, 257, 258, 259 Edney, 96
Delacampagne, 271 Edwards, 109, 127, 133
Deleuze, 70 Ehrlich, 130
Delumeau, 315 Eliade, 244
Démangé, 214 Elias, 269
Descartes, 54, 69, 70, 308, 326 Engel, 90
Deschamps, 113,115 Ergas, 254, 255
Descola, 57, 59,73 Escal, 51
Diaz-Guerrero, 39 Estés, 240, 249, 251, 254, 255,
258, 259
Diderot, 225
Evans-Prichard, 267
Dilthey, 8
Dobrzynski, 313
F
Doise, 18, 50,76, 84, 269, 293
Fanon, 4
Dortier, 313
Farr, 11,18, 23, 55, 57, 267
Dosse, 52, 69, 72, 111, 112
Fassin, 115
Douglas, 50, 51, 130, 136, 183,
184, 194 Faugeron, 18, 49
Downs, 99, 159 Faye, 26, 30, 60
Dubet, 298 Febvre, 62
Duby, 30, 32, 62, 65, 235, 245 Ferro, 323
Ducrot, 132 Finkielkraut, 139, 141, 144, 147
Dumézil, 245 Fischer, 96, 97
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 631

Fisette, 85 Golledge, 99, 154, 159


Flahaut, 26, 132 Gonzales Rey, 279
Flament, 18, 33, 43 Goody, 245
Flandrin, 233 Gore, 220, 315
Forgas, 24,127, 155 Gracq, 121, 122, 123, 162, 163
Foucault, 4, 7, 11, 52, 54, 71, 75, Granet, 325
119, 125, 156, 212, 278 Green, 267
Francastel, 322, 325, 327 Greenberg, 220, 311
[369] Greimas, 52
Freire, 214 Grice, 132
Freitas Campos, 39 Grimaud, 240, 251, 254, 255,
Freud, 49, 326 256, 257, 258, 259
Furedi, 315 Gross, 118
Guattari, 70
G Guépin, 121
Gadamer, 212 Guerrand, 226
Garfinkel, 294, 300 Gugenheim, 228
Garrau, 212 Gurvitch, 81, 240, 270
Geertz, 51, 55, 61, 334, 335, 337,
339, 340, 341 H
Gergen, 29, 42, 68, 127 Haas, 13, 109, 110, 115, 120
Giami, 214 Habermas, 79, 301, 334, 335,
Giddens, 72 343
Gigerenzer, 307 Halbwachs, 110, 111, 115, 117,
Gilly, 18,22 118, 122, 124, 128, 129,
Giordana, 209, 211 130, 134, 135, 136, 138,
139, 144, 163, 312
Girard, 340
Hall, 95, 335
Giraud, 115
Harré, 54, 298, 309
Glassner, 307, 315
Hartog, 273
Glotz, 34
Heidegger, 70, 339, 340, 341,
Godelier, 8, 17, 26, 33, 42, 58,
344
73,156, 246
Henry, 214
Goffman, 212, 213, 297
Héritier, 17, 25, 74, 268
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 632

Hérodote, 273 Jovchelovitch, 54


Hervieu-Léger, 334, 337 Jung, 245
Herzlich, 18, 20, 24, 184, 197
Hewstone, 24 K
Hobsbawm, 115 Kaës, 18, 24, 32, 33, 69, 184,
Hogg, 268 241, 258
Homère, 273, 278 Kahneman, 313
Huddy, 314 Kalampalikis, 13, 109, 120, 220,
Hugo, 229, 232, 289 241, 305
Hunt, 62 Keck, 329
Husserl, 8, 70, 299, 339, 340, Knorr Cetina, 152
344 Koestler, 8
Hutton, 111 Kubal, 114
Huysmans, 236, 322 [370]

J L
Jacobson, 324 Labica, 49
Jacques, 8,70 Lacan, 52
Jahoda, 57,184 Lagache, 81, 82, 84
Jakobson, 52 Lane, 39
James, 335, 336, 339, 340, 344 Langer, 322
Jankélévitch, 81, 328 Lapierre, 140
Jaspars, 24 Latour, 8, 152, 329
Joas, 334 Laugier, 212
Jodelet, 7, 13, 18, 30, 34, 43, 47, Launay-Godin, 121
51, 52, 55, 67, 74, 75, 76, Le Bon, 326
79, 84, 89, 99, 100, 109, Le Clézio, 277, 290
110, 116, 117, 120, 128, Le Goff, 17, 33, 62, 127, 139,
152, 157, 197, 198, 214, 147, 212
215, 219, 220, 241, 242,
Lecourt, 307
244, 263, 264, 274, 277,
279, 304, 306, 314 Lécuyer, 96
Jorm, 216 LeDoux, 308, 313, 314
Jouet, 7 Ledrut, 98, 99,159
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 633

Lefebvre, 119,155, 314 Mauss, 17, 47, 49, 50, 62, 63,
Lepetit, 53, 63, 323 183, 267, 271, 340
Lévi-Strauss, 26, 52, 119, 155, Maxwell, 97
183, 239, 245, 258, 267, Mayo, 97
277, 326, 327, 328 Mead, 17, 130, 267
Lévy-Bruhl, 48, 49, 50, 51, 62, Mead M., 227, 242
240, 244 Mendelssohn, 152, 256
Lévy-Leboyer, 95, 98, 157 Merleau-Ponty, 3, 51,70, 74, 84,
Lewin, 95, 122 91, 125, 327
Link, 212 Meyerson, 4, 9, 31, 298, 327
Lipiansky, 240 Michel, 140
Lissarrague, 240 Michelat, 25, 60, 204
Liu, 109 Michelet, 226, 258
Lorenzi-Cioldi, 269 Middleton, 109, 117, 127, 133
Loux, 183,197 Milgram, 9, 99, 100, 119, 121,
Louÿs, 230 160
Luckmann, 130, 150, 294, 333, Milon, 70
334 Mishima, 274
Lynch, 95, 99, 121, 159 Moghaddam, 39
Molinier, 212
M Montero, 39
Mâche, 324 Moore, 99, 152, 159, 315
Madeira, 43 Morawki, 29
Maimonide, 228 Morin, 37, 308, 314, 316
Major, 212 Morvan, 214
Malinowski, 245 Moscovici, 4, 5, 6, 7, 17, 18, 22,
Mandrou, 62 24, 25, 29, 31, 32, 37, 38,
Mannheim, 240 47, 48, 49, 51, 54, 57, 65,
Marin, 54 67, 69, 76, 81, 82, 83, 84,
85, 86, 87, 88, 89, 90, 91,
Markova, 74
99, 123,130, 136, 143, 146,
Martin, 323 149, 151, 155, 158, 184,
Martin-Baro, 39 185, 194, 241, 242, 243,
Marx, 47, 49, 240, 281, 284 244, 250, 274, 279, 293,
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 634

297, 298, 303, 311, 314, Paul-Lévy, 120


315, 323, 331, 341, 342 Pêcheux, 19, 52
Perrot, 238
N Pétré-Grenouilleau, 114
Namer, 130 Pharo, 53
Naturel, 152 Phelan, 212
Needham, 25 Piaget, 31, 49, 81, 84, 86, 99,
Neisser, 127 129, 150, 159, 279, 323
Neitz, 344 Piel, 210
Newman, 97 Platon, 227, 266, 278, 329
Nietzche, 120, 330 Plon, 18
Noiriel, 73, 115 Poirier, 85
Nora, 17, 111, 114, 115, 140 Poizat, 252
Norman, 132 Pol, 151
Polanyi, 33
O Pollack, 140, 297
Obama, 319 Pomian, 321
Ohana, 43 Pouchelle, 227
Oliviero, 152 Préau, 214
Oison, 313 Premack, 131
Oyserman, 213 Proshansky, 98, 119, 152, 154
[371] Putnam, 11,132
Pyszczynski, 220, 311, 314
P
Paez, 109 R
Paicheler, 214 Rabinow, 156, 278
Paillard, 311 Racamier, 227
Palermo, 132 Rancière, 322
Palmade, 307 Ranger, 115, 119
Panoff, 42, 58 Rateau, 109
Paperman, 212 Raymond, 20, 98,156
Paredes, 239 Renan, 112
Parsons, 72, 334 Restif de la Bretonne, 225
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 635

Reuchlin, 131 Sears, 274


Ribot, 340, 344 Seca, 323
Ricoeur, 9, 110, 112, 265, 266, Secchiarolü, 159
274 Segaud, 120
Riezler, 307, 310, 311, 319 Seligman, 97
Rikou, 120 Sendoval, 39
Rimé, 308, 309, 326 Shotter, 127
Rioux, 63, 64, 72, 323 Simmel, 49, 68, 118, 267, 269,
Robert, 18, 49 270, 331, 336, 338, 341,
Roelandt, 209, 210, 214 342, 345
Rokeach, 336 Simon, 25, 60
Roqueplo, 6, 18 Sirinelli, 63, 64, 72, 323
Rosanvallon, 17, 60 Sivadon, 4
Rouquette, 109 Sommer, 95, 152
Roux, 227 Sosa, 91
Rumelhart, 132 Sperber, 20, 33, 44, 57, 304
Spickard, 344
S Stea, 99,159
Sa, 109, 306 Stokols, 98, 152, 154
Saias, 214 Swim, 213
Said, 13, 263 [372]
Saint-John Perse, 226
Salazar, 39 T
Salomon, 220, 311 Tabboni, 270
Sawaia, 39, 41 Taguieff, 271
Schachter, 308, 309 Tank-Storper, 332
Schaeffner, 324 Tarde, 326
Schank, 127 Taylor, 39, 51, 210, 274, 334
Scherer, 308 Teichman, 315
Schütz, 8, 269, 294, 344 Tendler, 229
Scipion, 314 Todorov, 263, 273, 277, 278, 281
Seagert, 96 Tomkins, 308
Searle, 26, 33, 77, 132, 298
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 636

Touraine, 60, 67, 68, 72, 259, Wallerstein, 271


274, 299 Weber, 48, 49, 55, 91, 325, 331,
Tulving, 130 341
Tversky, 313 Weick, 309
Tylor, 244 Weimer, 132
Wertsch, 127
V Wieviorka, 47, 270
Valabrega, 253 Willaime, 337
Valensi, 112 Wilson, 304
Vanier, 253 Wirth, 97, 118, 154
Vecchione, 325 Wohlwill, 97
Verdier, 227 Wormser, 140
Vergés, 114, 115, 138, 142
Verret, 121 Y
Veyne, 342 Yates, 129, 140
Viaud, 114 Vico, 322 Yerushalmi, 143, 144
Vigarello, 62, 223
Virilio, 307 Z
Viveret, 17, 60 Zaccaï-Reyners, 8
Vovelle, 29, 32, 65 Zavalloni, 69, 74
Vygotski, 38, 48, 49, 295, 326, Zizek, 70
327 Zola, 236, 237
Zonabend, 316
W Zygouris, 18
Wagner, 328
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 637

Représentations sociales et mondes de vie

Quatrième de couverture

Cet ouvrage, édité par Nikos Kalampalikis, réunit, pour la première


fois, certains des principaux écrits de Denise Jodelet qui est, depuis la
création du Laboratoire de psychologie sociale de l’EHESS en 1965
par Serge Moscovici, une référence incontournable dans le champ des
représentations sociales. La particularité de ce livre est de donner un
aperçu des développements d’une pratique de recherche empirique et
réflexive qui, menée depuis trente ans, a ouvert des perspectives nou-
velles dans l’examen de questions sensibles de notre monde, intéres-
sant directement la psychologie sociale.
On y découvre une contribution originale sur les phénomènes représentatifs
examinés de plusieurs points de vue. Sous l’angle épistémologique,
dans leur relation avec les apports des sciences sociales. Sous l’angle
de leur caractère social, dans l’analyse des processus sociocognitifs
intervenant dans leur construction. Sous l’angle de leur pertinence so-
ciale, dans la compréhension des processus symboliques liés aux ap-
partenances sociales et au devenir commun à des individus et des col-
lectifs historiquement et culturellement situés. Sous l’angle de
l’application, dans l’examen de problématiques concernant la mé-
moire, l’urbain, la santé, le corps, le genre, l’environnement. Sous
l’angle des propositions pour des recherches futures, dans
l’exploration de dimensions psychologiques encore peu considérées
par les études sur les représentations sociales : l’altérité, l’expérience,
la subjectivité, l’imaginaire, l’affectivité et les émotions.
Ce livre constitue la première parution de la collection « Psycholo-
gie du social » qui sera dévolue à la diffusion de travaux contempo-
rains en psychologie sociale sociétale.
Denise Jodelet, Représentations sociales et mondes de vie (2015) 638

Denise Jodelet est Directeur d’Études émérite à l’EHESS où elle a


dirigé le Laboratoire de psychologie sociale. Son œuvre explore de
manière unique la dynamique de la pensée sociale et jouit d’une forte
reconnaissance internationale, notamment en Europe et en Amérique
latine.
Nikos Kalampalikis est Professeur à l’Université Lyon 2, directeur
du laboratoire GRePS (EA 4163) et membre du comité directeur du
réseau international REMOSCO à la Fondation Maison des sciences
de l’homme.

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