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Lawrence Joseph

La dernière étape : Mallarmé, Valéry et le sort du projet


Romantique
In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 2004, N°56. pp. 291-304.

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Joseph Lawrence. La dernière étape : Mallarmé, Valéry et le sort du projet Romantique. In: Cahiers de l'Association
internationale des études francaises, 2004, N°56. pp. 291-304.

doi : 10.3406/caief.2004.1545

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_2004_num_56_1_1545
LA DERNIÈRE ÉTAPE :

MALLARMÉ, VALÉRYET LE SORT DU

PROJET ROMANTIQUE

Communication de M. Lawrence JOSEPH

(Smith College, Northampton, Massachusetts)

au LVe Congrès de l'Association, le 8 juillet 2003

Fin connaisseur de la poésie de Mallarmé, Paul Béni-


chou n'a pourtant jamais songé à abolir le Hasard. Bien au
contraire, il a toujours accueilli avec sérénité les aléas de
la vie. Le Hasard, notion souvent abstraite pour la plu
part d'entre nous, a pris, dans son cas, la forme concrète et
brutale d'un exil forcé qui, sous Vichy, a fait dévier le
cours d'une brillante carrière universitaire. Revenu en
France après la guerre, d'un long séjour en Argentine, il
est reparti ensuite, en pleine maturité, aux USA, où ses
travaux lui ont valu un poste eminent à Harvard Univers
ity. Malgré cette situation privilégiée, demeurait chez lui
une inquiétude : au cours d'une vie consacrée à l'étude,
Paul Bénichou avait assemblé une masse exceptionnelle
de connaissances portant notamment sur l'évolution des
lettres en France depuis le dix-septième siècle. Or, cette
somme n'avait été exploitée que partiellement. Lui seul
connaissait l'immense richesse de ce filon et pouvait jau
ger les réserves de temps et d'énergie qu'il lui faudrait
pour le mettre en valeur. Vivrait-il assez longtemps,
aurait-il la force d'accomplir cette tâche ? En effet, il était
conscient d'être parvenu à la maturité sans avoir produit
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les ouvrages de très grande envergure dont il rêvait. Cet


homme, en apparence arrivé, avait le sentiment d'être
encore sur le départ.
C'est, semble-t-il, l'œuvre de Baudelaire qui a mis Paul
Bénichou sur la voie qu'il devait suivre jusqu'à la fin de sa
vie : l'étude de l'avènement, de l'épanouissement et du
déclin de ce qu'il appelle, dans Le Sacre de l'écrivain, le
« pouvoir spirituel laïque dans la France moderne ». Il
s'est rendu compte que, pour comprendre le dilemme
intellectuel où se débattait l'auteur des Fleurs du Mal, il
fallait remonter bien en arrière, jusqu'au premier romant
isme, éclos à la suite de la Révolution. Ont donc suivi
après Le Sacre de l'écrivain, des milliers de pages élégantes
et lumineuses où défilent les grandes et petites figures du
romantisme, les œuvres et les doctrines, éléments d'un
formidable monument d'érudition qui constitue le port
rait définitif d'une longue époque glorieuse.
Avec la publication, à l'âge de quatre-vingt trois ans, de
ce qui devait être son dernier livre, Selon Mallarmé, Paul
Bénichou a gagné son pari ; en lui octroyant une longue
vie, productive jusqu'à la fin, le Hasard lui a permis
d'achever la grande tâche qu'il s'était donnée : celle de
montrer, en dépit du foisonnement et de la diversité des
écoles littéraires et des doctrines, la cohérence fondament
ale du projet romantique. Manque, cependant, dans cet
immense panorama, la figure du poète qui lui avait servi
de point de départ : Baudelaire. Prudent, conscient de son
âge, Bénichou avait décidé de parer au plus pressé et
d'achever son histoire avant de traiter cet épisode inte
rmédiaire. Hélas, nous n'aurons jamais son Baudelaire. En
revanche, nous serons bientôt en mesure de lire l'impor
tant texte sur Nerval auquel il travaillait dans les derniers
jours de sa vie.

* ♦
LA DERNIÈRE ÉTAPE : MALLARMÉ ET VALÉRY 293

Paru en 1995, Selon Mallarmé, le dernier livre de Paul


Bénichou, traite d'une autre fin de parcours. Sans ménager
son admiration pour Mallarmé ni remettre en question son
rang dans le panthéon des poètes français, Bénichou
remarque néanmoins les signes d'un certain rétrécissement
progressif dans l'inspiration et les formes de sa poésie.
D'une part, la production poétique de Mallarmé, foison
nantedans sa jeunesse, semble bien se restreindre dans sa
maturité. D'autre part, tandis que le jeune Mallarmé atta
chait à ses poèmes une importance incalculable, le poète
reconnu n'hésite pas à dénigrer des pièces que nous tenons
à juste titre pour des chefs-d'œuvre : « Tout cela, écrit-il à
Verlaine en 1885, n'avait d'autre valeur momentanée pour
moi que de m'entretenir la main » ; un peu plus tard, il
parlera «d'études en vue de mieux, comme on essaye les
becs de sa plume avant de se mettre à l'œuvre (1) ». Serait-
ce une simple coquetterie ? Ou bien pensait-il au fameux
Livre, au Grand Œuvre qu'il n'est jamais parvenu à écrire
et qui n'existait, de son vivant, qu'à l'état virtuel : une
masse de notes plus ou moins incohérentes dont le caractè
re poétique n'était pas évident ? Sans doute faut-il voir
dans cette modestie les retombées d'une ambition démes
urée vouée à l'échec. Quoi qu'il en soit, Paul Bénichou
aperçoit dans les poèmes de Mallarmé encore d'autres
traits significatifs : un penchant pour des sujets d'une tr
ivialité provocante, une tendance à objectiver le moi
lyrique et personnel dans des objets inanimés et une pro
pension à choisir mètres et formes strophiques dans une
gamme de plus en plus restreinte. Pour Bénichou, tout cela
va dans le même sens : « Mallarmé, écrit-il, se trouvait
poussé sur un chemin qui allait, forme et sens, vers l'étra
nglement (2) ».
Mais ce n'est pas là, dans ces considérations de sujet et
de forme, que Bénichou voit le ressort profond d'une évo
lution qu'il présente comme la « dernière étape » du pro-

(1) Paul Bénichou, Selon Mallarmé, Paris, Gallimard, 1995, p. 40.


(2) Tbid., p. 387.
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jet romantique né dans les débris de la Révolution — à la


fois impasse et aboutissement logique. Il attribue plutôt
cette issue à un dilemme plus fondamental, d'ordre spiri
tuelet idéologique :

Si quelque chose mourait dans ses poèmes, écrit-il, ce n'était


pas la Poésie, c'était le projet de faire d'elle une institution,
esprit et formes, fondée sur un Dieu, passé à l'état plus ou
moins légendaire, et sur une vaste communion humaine.
C'est ce projet, fragile dans ses deux appuis supposés, qui
expire dans l'œuvre de Mallarmé. La société ne l'a pas
agréé ; et la liturgie, immédiate et profane, de la Poésie, celle
qui depuis des siècles, instituait le vers et ses lois, s'en est
trouvée elle-même ruinée. Mallarmé proclame à la fois le
deuil d'un espoir et son maintien théorique. [... П] n'a [pas]
eu de postérité, quoi qu'il puisse sembler, ni ne pouvait en
avoir (3).

Pour Bénichou le projet romantique s'ordonnait selon


deux axes : l'un, pour ainsi dire, « vertical », liait le poète
et l'institution qu'il incarnait à Dieu ; l'autre, « horizont
al », le portait vers l'humanité à laquelle il transmettait
une parole inspirée (4). La faillite de cette religion de la
poésie privait les acolytes de leurs fonctions essentielles :
Mallarmé, par conséquent, ne pouvait avoir de postérité.
Mais un tel jugement ne néglige-t-il pas un oblat de taille,
de trente ans le cadet de Mallarmé, Paul Valéry ? Peut-être
— comme nous tenterons de le suggérer — des vestiges
de cette dernière étape du projet romantique subsiste
raient chez le créateur de Monsieur Teste.
En dépit de sa conversion à un matérialisme athée
intransigeant, Mallarmé a toujours gardé la nostalgie du
divin. Son apostasie, commencée très tôt à la suite d'une
série de deuils familiaux, s'est accélérée d'une façon vert
igineuse lorsqu'il s'est mis à « creuser » le vers, ascèse dou
loureuse au cours de laquelle il a rencontré le « néant » :

(3) Ibid., p. 389.


(4) Bertrand Marchai établit le même schéma dans La Religion de Mallarmé,
Paris, Corti, 1988, p. 16.
LA DERNIÈRE ÉTAPE : MALLARMÉ ET VALÉRY 295

Oui, je le sais, écrit-il à son ami Cazalis, nous ne sommes que


de vaines formes de la matière, mais bien sublimes pour
avoir inventé Dieu et notre âme. Si sublimes, mon ami ! que
je veux me donner ce spectacle de la matière, ayant conscien
ce d'être et, cependant, s'élançant forcenément dans le Rêve
qu'elle sait n'être pas, chantant l'Âme et toutes les divines
impressions pareilles qui se sont amassées en nous depuis
les premiers âges et proclamant, devant le Rien qui est la
vérité, ces glorieux mensonges (5) !

Dans cette lettre étonnante, Mallarmé proclame sa foi en


une chose qu'il sait ne pas exister et affirme sa croyance
volontaire en un mensonge, faisant ainsi de l'homme la
source du divin, réduit à un simulacre. Semblablement, en
décrivant plus tard sa lutte héroïque, douloureuse et fin
alement victorieuse « contre ce vieux et méchant plumage,
terrassé, heureusement, Dieu » (6), il signale moins l'e
xpulsion de Dieu de son univers intérieur que l'appropria
tion de certains de ses pouvoirs par le poète. Autre év
idence de cette reprise du divin chez Mallarmé : son
concept de la « fiction », qui permet l'édification d'un
monde spirituel, parallèle et autonome, où l'homme —
vaine forme de la matière plongée dans le néant — pourr
ait néanmoins vivre « comme si ». C'est ainsi que Mallar
mé réaffirme, transformée, la haute mission que le romant
ismeavait confiée au poète. « Le monde est fait, écrit-il,
pour aboutir à un beau livre (7) ». Ailleurs, dans une lettre
fameuse à Verlaine, il donne une autre formulation de ce
sacerdoce : « l'explication orphique de la Terre, qui est le
seul devoir du poète (8) ».
Pour ce qui est de l'autre vocation du poète héritée du
premier romantisme, la communion avec une humanité
unie, il en va de même qu'avec ses rapports ambigus avec
le divin : Mallarmé combine un refus et un maintien théo-

(5) Stéphane Mallarmé Correspondance (1862-1871), éd. Henri Mondor et


Jean-Pierre Richard, Paris, Gallimard, 1959, p. 207-208.
(6) Ibtd., p. 241.
(7) Bénichou, op. cit., p.50.
(8) Bénichou, op. cit., p. 41.
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rique. Bénichou attribue l'obscurité notoire des écrits de


Mallarmé non pas, comme on a souvent été tenté de le
faire, à un mépris pour ses lecteurs mais, au contraire, à un
amour déçu, à un désir de communion auquel la société
n'a pas voulu répondre. Face à une communauté divisée,
querelleuse et matérialiste qui tient en piètre estime la
mission du poète, celui-ci se protège en fuyant le contact
et en voilant son message. Du même coup, il se ménage
un public digne de sa haute vocation en exigeant de sa
part un effort ardu pour décrypter ses poèmes, entreprise
égalitaire dans la mesure où elle est la même pour l'élite
et pour la foule. Mallarmé, écrit Bénichou, «n'a pas écrit
une ligne qui puisse autoriser l'indifférence de l'artiste
aux destinées de l'humanité (9) ». Pensant aux désaccords
politiques et économiques de l'époque qui entravent la
communication entre le poète et la société, Mallarmé en
vient à exprimer un certain optimisme, qualifiant son
temps d'« interrègne (10) ». Ailleurs, il prévoit une société
future où régnera enfin la justice et la transparence : « on
traverse un tunnel — l'époque — celui, long le dernier,
rampant sous la cité avant la gare toute-puissante du vir
ginal palais central, qui couronne (11) ». Mais en atten
dant, le poète, solitaire, condamné à sculpter son propre
tombeau, semble aller vers un avenir proche bien moins
satisfaisant.
Paul Bénichou a sûrement raison de voir dans la carriè
re de Mallarmé une fin de parcours. Même si, vers la fin
du siècle, les mardis de la rue de Rome gardaient leur
prestige, les jeunes générations avaient tendance à se
détourner de ce qu'elles estimaient être une esthétique
trop subtile pour faire front à ce qu'on peut appeler gros
sièrement « la vie ». Exemplaire à cet égard est le roman
du jeune Camille Mauclair, Le Soleil des morts, où, à la suite

(9) Bénichou, L'Écrivain et ses travaux, Paris, Corti, 1967, p. 81.


(10) Bénichou, Selon Mallarmé, p. 22.
(11) Stéphane Mallarmé, « L'Action restreinte », Œuvres complètes, éd. Henri
Mondor et G. Jean-Aubry, Paris, Gallimard, 1945 p. 371.
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d'un épouvantable massacre anarchiste, un personnage


calqué sur Mallarmé se traite de « raté (12) ». Selon Paul
Valéry, Mallarmé souffre de cette désaffection tout en s'ef-
forçant de garder une contenance : « Pas un mot, écrit-il.
Pas d'allusion, même imperceptible. À croire qu'il ne
s'était aperçu de rien (13) ». En fait, on peut compter Valéry
lui-même parmi ces transfuges mais dans une certaine
mesure seulement, car peu d'écrivains présentent autant
de contradictions et d'ambiguïtés que lui.

* *

Adolescent, Valéry s'est attaché à Mallarmé avec une


dévotion qui dépasse de loin l'admiration ou la simple
amitié. Bouleversé par la mort inattendue et prématurée
de son héros, il ne publie rien sur Mallarmé pendant plus
de vingt ans. Ce n'est que dans les années vingt qu'il ose
aborder le sujet dans une série de textes qui décrivent
leurs rapports avec du recul, comme faisant partie d'une
période révolue de sa vie. Dans cette perspective, Mallar
mé apparaît comme un être venu d'un autre monde,
prêtre, saint ou demi-dieu : « En ce temps-là, écrit-il, je
pensais souvent à lui ; jamais en tant que mortel. Il me
représentait, sous les traits d'un homme le plus digne
d'être aimé pour son caractère et sa grâce, l'extrême pureté
de la foi en matière de la poésie. Tous les autres écrivains
me paraissaient auprès de lui n'avoir pas reconnu le dieu
unique et s'adonner à l'idolâtrie (14) ». En effet, Valéry
présente les thuriféraires de Mallarmé, et en premier lieu
lui-même, comme les fidèles d'un culte nouveau : « UHé-
rodiade, V Après Midi, les Sonnets, les fragments que

(12) Camille Mauclair, Le Soleil des morts, présentation de Raymond Trous-


son, Genève, Ressources, 1979, p. 255.
(13) Paul Valéry, Œuvres, éd. Jean Hytier, 1. 1, Paris, Gallimard, Bibliothèque
de la Pléiade, 1957, p. 1750-1751.
(14) Valéry, « Stéphane Mallarmé », ibid., p. 620.
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Ton découvrait dans les revues, que Ton se passait et qui


unissaient entre eux se les transmettant des adeptes dis
persés sur la France, comme les antiques initiés s'unis
saient à distance par l'échange des tablettes et de lamelles
d'or battu, nous constituaient un trésor de délices incor
ruptibles, bien défendu soi-même contre le barbare et
l'impie (15) ». La référence à des lamelles d'or battu que
des archéologues avaient retrouvées dans des tombeaux
antiques en Italie nous indique de quel culte il s'agissait :
Valéry pense évidemment à l'orphisme. Ailleurs, il rend
explicite cette identification de Mallarmé à Orphée : « Les
poètes dignes de ce grand nom, écrit-il, réincarnent [...]
Amphion et Orphée ». Tel Mallarmé : « Toute médiocre
qu'était sa condition dans le monde qui mange, gagne et
griffonne, cet homme faisait songer [à] ces êtres semi-rois,
semi-prêtres — semi-réels, semi-légendaires, auxquels
nous devons de croire que nous ne sommes point tout
animaux (16) ». Cette identification s'appuie en partie sur
une image d'Orphée communiquée à Valéry par son eru
dite maîtresse, Catherine Pozzi. Pour compléter le portrait
familier du chanteur mythique descendu aux enfers, elle
lui avait proposé un Orphée, prêtre du culte de Dionysos,
qui prônait des pratiques de purification ascétique pour
assurer le salut posthume des adeptes de son culte. Un
Orphée-Mallarmé, chanteur, enchanteur, bâtisseur et
prêtre d'une religion passée à l'état de légende, voilà qui
convenait parfaitement au jeune esthète incroyant : il pouv
ait trouver là de quoi satisfaire son désir de communion
avec les hommes comme avec le ciel où, à l'instar de Mal
larmé, il projetait l'ombre d'un dieu disparu. Ce que Valéry
admire en Mallarmé, c'est l'Orphée qui explique la terre,
le prêtre d'une religion de la poésie qui ramène le divin à
l'humain. C'est aussi le savant, celui qui domine total
ement la science des mots, après avoir maîtrisé total
ement « l'algèbre » de leurs rapports, c'est-à-dire, la forme.

(15) Valéry, « Lettre sur Mallarmé », ibid., p. 637.


(16) Valéry, « Je disais quelquefois à Stéphane Mallarmé », ibid., p. 651.
LA DERNIÈRE ÉTAPE : MALLARMÉ ET VALÉRY 299

C'est également le magicien dont le chant, remontant à


une antiquité légendaire, a prise sur les êtres et les choses
et lui permet d'exprimer leur mystère inhérent. Sans aucun
doute, c'est à ce Mallarmé orphique que pense le jeune
Valéry en écrivant dans «Paradoxe sur l'architecte » : « La
poésie a obtenu son constructeur de Temples qui taillait les
mots longuement comme des pierres dures (17) ». Mais
dans l'étrange conclusion de l'essai, où il déguise en
prose un poème publié plus tard en vers sous le titre
« Orphée », on peut penser qu'il s'identifie lui aussi à ce
chanteur-architecte qui construit un abri pour le divin :
« [...] et sa lyre divine enchante les porphyres, car le
temple érigé par ce musicien unit la sûreté des rythmes
anciens, à l'âme immense du grand hymne sur la lyre !...
(18) » Par cet orphisme, le jeune Valéry s'attache autant
que Mallarmé au vieux projet romantique.
Si forte était l'emprise de Mallarmé sur l'esprit de son
admirateur que Valéry devait passer sa vie entière à s'en
défaire. La pensée qu'on ait pu le tenir pour simple imitat
eur,sorte de Jean-Baptiste Rousseau du Symbolisme, l'ir
ritait. Certes, il lui arrive de reconnaître parfois sa dette à
Mallarmé : « Si mes vers quelquefois y font penser c'est
grand honneur pour moi, mais on ne songe pas à repro
cheraux musiciens qui ont suivi Bach d'avoir étudié la
fugue (19) ». Mais le plus souvent, tout en reconnaissant
sa filiation, il revendique sa différence : «[...] toujours,
écrit-il, ce qui se fait répète ce qui fut fait, ou le réfute : le
répète en d'autres tons, l'épure, l'amplifie, le simplifie, le
charge ou le surcharge ; ou bien le rétorque, l'extermine,
le renverse, le nie ; mais donc le suppose, et l'a invisible-
ment utilisé (20) ». Toutefois, quand il en vient à son cas
personnel, c'est plutôt vers l'extermination qu'il penche,

(17) Paul Valéry, Œuvres, éd. Jean Hytier, t. П, Paris, Gallimard, Biblio
thèque de la Pléiade, 1960, p. 1403.
(18) Valéry, ibid, p. 1405.
(19) Valéry, « Lettre à Henri Mondor » op. cit., I, p. 1756.
(20) Valéry, « Lettre sur Mallarmé », ibid., p. 634.
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comme on le voit dans une lettre célèbre adressée à Albert


Thibaudet : « J'ai connu Mallarmé, après avoir subi son
extrême influence, et au moment même où je guillotinais
intérieurement la littérature. J'ai adoré cet homme extra
ordinaire dans le temps même que j'y voyais la seule
tête — hors de prix ! — à couper, pour décapiter tout
Rome (21) ». П aimait Mallarmé, écrit-il ailleurs, « comme
le tigre aime la gazelle (22) ». Si Valéry décide d'abandon
ner la poésie pendant vingt ans après la fameuse crise
sentimentale et existentielle à Gênes en 1892, ce n'est pas
seulement parce qu'il estimait que Mallarmé avait atteint
dans ce domaine une perfection inégalable, c'est aussi
parce qu'il avait cessé de placer le divin là où Mallarmé le
plaçait : « Pour lui, l'œuvre. Pour moi, le moi » écrira-il
plus tard (23). Désormais, il cherchera à construire une
nouvelle spiritualité, non pas au moyen de la poésie, mais
plutôt par l'observation du fonctionnement de son esprit
où il tente de cerner le Moi pur, sorte d'absolu et source
de toutes les potentialités. Contempteur de Pascal, enne
mi de la superstition, prétendant juger de tout selon les
critères de la science positive moderne, ce « mystique sans
dieu » ramène tout à la connaissance et à l'examen de la
conscience. S'il doit continuer à pratiquer parfois la poés
ie, ce sera en tant qu'« exercice », le véritable but de son
écriture étant le perfectionnement, non pas du poème,
sorte de sous-produit, mais du poète. Obsédé par la ques
tion « que peut un homme ? », Valéry valorise au-dessus
de tout le pouvoir illimité et quasi divin de l'esprit
humain. En enterrant Mallarmé, Valéry, du même coup,
fait son deuil d'un rêve poétique totalitaire.

(21) Valéry, ibid., p. 1748.


(22) Cité par James Lawler, « Valéry et Mallarmé : le tigre et la gazelle »,
dans Colloque Paul Valéry, Paris, Nizet, 1978, p. 102.
(23) Cité par James Lawler, « Après tout, j'ai fait ce que j'ai pu. . . », dans The
poet as Analyst. Essays on Paul Valéry, Berkeley, University of California Press,
1974, p. 279.
LA DERNIÈRE ÉTAPE : MALLARMÉ ET VALÉRY 301

Par la suite, il a beau multiplier les formules à remporte-


pièce du genre : « On veut que je représente la poésie
française. On me prend pour un poète ! Mais je m'en
fous, moi, de la poésie. Elle ne m'intéresse que par
raccroc (24) » ; en fait, il ne cesse, sa vie durant, de
reprendre et de délaisser la poésie. Après tout, la poésie,
comme les autres pouvoirs de l'esprit, témoigne du divin
dans l'homme. C'est à ce compte que le thème d'Orphée
continue de hanter son esprit. On reconnaît ce mythe, par
exemple, sous le masque du héros éponyme à Amphion,
mélodrame que Valéry qualifie de « liturgie » ; joué à
l'Opéra en 1931, cette œuvre est, à bien des égards, une
reprise du « Paradoxe sur l'architecte » publié quarante
ans auparavant. De nouveau, Valéry met en scène un
chanteur-constructeur de temple, cette fois dans un spec
tacle qui mobilise la musique, la danse et la poésie dans
un décor représentant la Voie Lactée. Mais cette nouvelle
« liturgie », tout en célébrant le rêve du divin, se solde par
un constat d'échec : Amphion doit déposer sa lyre et ne
peut entrer dans ce sanctuaire construit par lui. Une myst
érieuse figure voilée, l'amour ou la mort, on ne sait, lui
en barre l'entrée.
Comme Amphion, les poèmes de Charmes, renvoient à
une conception archaïque, magique, de la poésie ; Valéry
l'exprime ainsi dans un de ses essais sur Mallarmé :

Rien de plus antique, ni d'ailleurs de plus naturel que cette


croyance dans la force propre de la parole, que l'on pensait
agir bien moins par sa valeur d'échange que par je ne sais pas
quelles résonances qu'elle devait exciter dans la substance
des êtres.
L'efficace des « charmes » n'était pas dans la signification
résultante de leurs termes tant que dans leurs sonorités et
dans les singularités de leur forme (25).

(24) André Gide, Journal, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1939,


p. 749.
(25) Valéry, « Je disais quelquefois à Stéphane Mallarmé... », op. cit., I,
p. 649.
302 LAWRENCEJOSEPH

Comme Mallarmé, qui même dans sa préface à « Un


Coup de Dés », proclame sa fidélité au vieux vers français,
Paul Valéry n'invente rien dans le domaine de la prosodie
et pour la même raison : comme l'explique Paul Bénichou,
les formes traditionnelles, depuis leur naissance, ont tou
jours véhiculé le sacré. Loin de rechercher des innovations
à une époque où, comme le constate Mallarmé, « on a tou
ché au vers (26) », Valéry, quant à lui, s'est appliqué à réa
liser avec une virtuosité éblouissante les potentialités de
tout un éventail de formes canoniques, par exemple, dans
« La Pythie » :

Honneur des Hommes, Saint LANGAGE,


Discours prophétique et paré,
Belles chaînes en qui s'engage
Le dieu dans la chair égaré. . . (27)

Pour ce qui est de l'autre aspect du programme romant


ique évoqué par Bénichou, la communion avec l'humanit
é, le bilan valéryen est ambigu- Même si son but personn
el, la construction d'une spiritualité nouvelle, revêt une
\
portée universelle comme chez les romantiques de la
grande époque, Valéry revendique sa solitude : sa devise,
« cache ton dieu » ; ses héros, Robinson sur son île, Des
cartes dans son poêle. Des vingt mille pages des Cahiers,
fruit de ses méditations solitaires à l'aube, il ne publie de
son vivant qu'une proportion infime. L'ambition de sa
vie, c'est de se faire une pensée sur mesure, de ne rien
prendre pour acquis mais, tel Descartes, de repenser tout
d'une façon radicalement nouvelle. Sans doute partage-t-
il le scepticisme de Mallarmé sur la possibilité de commun
iquer le fond de sa pensée. En effet, déclarer aux com
mentateurs que « mes poèmes ont le sens qu'on leur
prête » est une dérobade qui joue habilement sur deux

(26) Stéphane Mallarmé, « La Musique et les lettres », Œuvres complètes,


Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1945, p. 643.
(27) Valéry, op. cit., I, p. 136.
LA DERNIÈRE ÉTAPE : MALLARMÉ ET VALÉRY 303

tableaux : c'est flatter le public dont on fait mine d'acc


ueillir la pensée, tout en préservant le secret de sa parole
et sa solitude (28). En fait, Valéry ne laisse rien transpar
aître de cette réticence circonspecte : cédant au plaisir et à
la commodité, il joue le jeu de la société, sans doute parce
qu'il pense que ce n'est qu'un jeu sans importance, que
l'essentiel n'est pas là. C'est le plus affable et le plus ser-
viable des hommes ; tout le monde loue son charme et son
humour. Si, introduit parmi les grands de ce monde, pré
sidents, dictateurs, maréchaux, capitaines d'industrie, il
est parfois tenté de jouer les Raspoutine, il décide sage
ment de garder une distance prudente par rapport aux
affaires politiques. Son rôle social, assumé avec une réelle
conviction entre les deux guerres, consiste à incarner la
vénérable tradition humaniste qu'il tenait pour sacrée
mais menacée (29). Académicien, professeur au Collège
de France, il multiplie les préfaces à des livres qu'il n'est
ime pas toujours, fait devant des publics de lycéens des
discours édifiants, présente des expositions d'un intérêt
parfois médiocre et orne de sentences, gravées dans la
pierre, la façade du palais de Chaillot.
Son « Discours en l'honneur de Gcethe » est un excel
lentexemple de ce rôle culturel et de cette attitude ambi
guë envers le public : il ne cesse de s'adresser à lui tout en
prenant ses distances à son égard et en traitant cette tâche
comme une corvée. Organisée par le Comité des Lettres et
des Arts de la Société des Nations pour commémorer le
centenaire de la mort de Gcethe, cette conférence a été
prononcée à la Sorbonně en 1932, en présence du Prési
dentde la République et des plus hautes instances univers
itaires. Selon Valéry, Gœthe aurait été le dernier écrivain
à cautionner l'interpénétration des affaires du monde et
de l'esprit. À ses yeux, il en va de même pour lui qu'au-

(28) J'emprunte cette observation à Michel Jarrety, Valéry devant la littérature,


mesure de la limite, Paris, Presses Universitaires de France, 1991, p. 228.
(29) Voir l'essai de son fils, François Valéry, « Paul Valéry et la politique »,
dans, Paul Valéry, Principes d'an-archie pure et appliquée, Paris, Gallimard,
1982, p. 192.
304 LAWRENCEJOSEPH

trefois pour Mallarmé : « [...] au lendemain de sa mort,


aussitôt il se place parmi les déités et les héros de la Fable
intellectuelle, parmi ceux dont les noms sont devenus
symboles. On dit : GŒTHE, comme on dit : ORPHÉE, —
et son nom sur-le-champ impose, enfante à l'esprit une
Figure prodigieuse, un monstre de compréhension et de
force créatrice [...] (30) ». Comme le Mallarmé-Orphée, le
Gœthe de Valéry, dernier de sa race, maintient le rêve
d'un divin terrestre : il incarne « l'idée assez enchanteres
se et fort imprécise de l'Orphisme, l'idée magique de sup
poser en toute chose, vivante et même inanimée, je ne sais
quel principe caché de vie, et quelle tendance vers une vie
plus élevée [...] (31) ». En Goethe, Valéry honore un avatar
du rêve du divin dont il a ressenti douloureusement la
faillite dans son deuil de Mallarmé : « Mon âme de ton
âme est le vivant tombeau/ Ombragé quelquefois par ton
ombre pensive », avait-il écrit à cette époque (32). Il avoue
à Gide que ce discours sur Gœthe l'a « tué » : « Je n'ai
jamais écrit si lâchement, et au galop sur Remington.
Dégoûté même de me relire. Voilà ce que c'est que de
devoir jouer les Bossuet de la Ше République !! (33) » Par
son auto-dérision et son ironie implicite envers le public,
Valéry fait preuve ici d'une rare lucidité. Car il était bien
cela, Valéry, le Bossuet de la Troisième République, prélat
laïque qui prononçait l'oraison funèbre d'une religion de
la poésie dont il gardait pourtant la nostalgie — cette rel
igion dont l'œuvre de Paul Bénichou retrace magistrale
ment la transformation.
Lawrence Joseph

(30) Valéry, op.cit, I, p. 534.


(31) Ibid., p. 544.
(32) Paul Valéry, « Stéphane Mallarmé mélodieusement », Cahiers 1894-
1914, П, éd. Nicole Celeyrette-Piétri et Judith Robinson-Valéry, Gallimard,
1988, p. 292.
(33) Valéry, op. cit., I, p. 1730.

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