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ARCHIVES

Freud contre Wagner-Jauregg.


Comment les deux sommités médicales viennoises s'affrontèrent après la première guerre
mondiale FREUD SUR LE FRONT DES NÉVROSES DE GUERRE de K. R. Eissler. Traduit de
l'allemand par M. Drouin, préface d'Erik Porge. PUF, 290 p., 296 F.

Le Monde •

Publié le 08 janvier 1993 à 00h00 - Mis à jour le 08 janvier 1993 à 00h00 • Lecture 7 min.

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En 1920, Freud a soixante-quatre ans. Dans Au-delà du principe de plaisir, son dernier livre, il jongle
avec des concepts explosifs _ la compulsion de répétition, la réaction thérapeutique négative, la
pulsion de mort _ qui bouleversent la psychanalyse et signent la marque du démoniaque, c'est-à-dire
d'une force irrépressible, indépendante du principe de plaisir et susceptible de s'opposer à lui. On
chuchote à Vienne que la guerre et l'e ondrement de l'empire ne sont pas étrangers à ce
remaniement théorique qui débouche sur un pessimisme absolu. On ignore que Freud est atteint
d'un cancer de la mâchoire et que bientôt l'histoire, plus cruelle encore, le contraindra à l'exil.

L'insouciance et la frivolité ne sont pas de mise dans l'Autriche de l'après-guerre : on cherche des
responsables et, par conséquent, des coupables de la défaite, de la sou rance et du désarroi d'un
peuple. Dans Vienne, cette " Capoue des esprits ", on délaisse les cafés et les guinguettes pour les
tribunaux. On ne parle plus d'amour, mais de justice. Le Parlement crée des commissions d'enquête.
Et c'est devant l'une d'elles que Freud comparaîtra en tant qu'expert. L'accusé n'est autre qu'un de ses
anciens condisciples à l'Université, le professeur Wagner-Jauregg.

Il y aurait une biographie comparée à écrire de Freud et de Wagner-Jauregg. Ils se connaissent de


longue date, se tutoient et se respectent. Ils ont étudié la médecine ensemble avec les mêmes maîtres.
Mais, alors que Freud invente un nouveau rôle pour le psychiatre, celui de représentant des intérêts
de son patient, et défriche un nouveau continent, l'inconscient, Wagner-Jauregg, lui, endosse les
vêtements du psychiatre traditionnel ; il n'entend pas renoncer à son identité médicale. Rien
d'étonnant, dès lors, si Freud se voit attribuer le prix Goethe en 1930 pour les qualités littéraires de
son oeuvre et si Wagner-Jauregg reçoit le prix Nobel de médecine en 1928 pour avoir trouvé un
traitement, la maliathérapie, contre la syphilis. Freud mourra en 1939, à Londres, et Wagner-Jauregg
une année plus tard, à Vienne. La postérité retiendra la premier et oubliera le second. En 1920,
cependant, Wagner-Jauregg est considéré comme l'une des plus éminentes personnalités
scienti ques de son temps. Il dirige un hôpital et enseigne à l'Université. Et le voici sommé de se
justi er devant une commission d'enquête et menacé de " forfaiture ".

Que lui reproche-t-on au juste ? D'avoir humilié et torturé les soldats internés dans la clinique
universitaire dont il avait la charge. La presse de gauche se déchaîne contre lui ; le journal Der Freie
Soldat écrit : " Le traitement des névroses de guerre est l'un des chapitres les plus atroces des soins
apportés aux malades militaires autrichiens. " Et un jeune lieutenant, Walter Kauders, porte plainte :
enfermé pendant soixante-dix-sept jours avec de vrais fous, il aurait subi, tout comme ses camarades,
des décharges électriques d'une violence inouïe. On l'aurait traité comme un vulgaire simulateur,
alors qu'il avait été blessé à la tête, et on n'aurait eu de cesse, après avoir tenté de le démasquer, de le
renvoyer au front.

Sévices ou thérapie ?

La confrontation eut lieu dans les bâtiments du Parlement, les 14 et 15 octobre. Les principaux
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documents de ces journées sont reproduits dans l'ouvrage de Kurt R. Eissler, Freud sur le front des
névroses de guerre. Eissler, qui fut longtemps le directeur des archives Freud, s'est également lié, à
partir de 1953, avec Walter Kauders à New-York et a ainsi eu l'occasion de véri er ses assertions. Il le
décrit comme un patriote, monarchiste de coeur, plutôt conservateur, qui aurait pu, sans la moindre
difficulté, se soustraire aux obligations militaires _ en 1914, il vivait et travaillait en Suisse, _ mais qui
partit au front avec enthousiasme, se battit courageusement, fut blessé à plusieurs reprises, puis
rendu provisoirement à la vie civile. En dépit de ses migraines et de sa difficulté à marcher, il sera
convoqué par une commission militaire qui décide de soumettre son cas à la sagacité de Wagner-
Jauregg avant de statuer dé nitivement sur son sort. C'est à cette occasion que le lieutenant Kauders
expérimentera les électrochocs, sadiquement distillés par les assistants de Wagner-Jauregg, ainsi que
divers " traitements " par vomitifs et substances nauséeuses. Durant les deux mois passés dans la
clinique universitaire, il tient le journal des sévices subis. Il les publiera après la guerre dans une
revue militaire.

Wagner-Jauregg ne nie pas les faits : il en donne simplement une interprétation di érente.
L'électrothérapie, dit-il, ne comporte aucun danger et se révèle souvent fort efficace. Les vomitifs
également. Son travail consistait à distinguer les vrais traumatisés de guerre des simulateurs, et il
demeure persuadé que le lieutenant Kauders était un menteur. Bien entendu, il ne lui serait jamais
venu à l'idée que, si Kauders usurpait le rôle de malade, lui-même usurpait celui de thérapeute et
qu'on aurait pu le quali er de " tortionnaire " ou de " criminel de guerre ". Il était, au contraire,
gravement a ecté par des accusations qu'il jugeait sans fondement. Il avait accompli son devoir, un
point c'est tout. Bien des années plus tard, cependant, dans un accès d'honnêteté, il écrira dans son
autobiographie : " Si tous les simulateurs que j'ai traités à l'hôpital, souvent de façon assez dure,
s'étaient présentés pour m'accuser, cela aurait donné lieu à un procès impressionnant. " Que l'aveu
est facile quand la faute est oubliée !

Après avoir écouté les explications de Wagner-Jauregg, le président de la commission demande à


entendre l'expert officiel, Sigmund Freud. Ce dernier est plutôt embarrassé : il tient à la fois à ne pas
charger son ancien ami et à se démarquer des pratiques de son collègue. Autant vouloir résoudre la
quadrature du cercle. Il commence par reprocher à Wagner-Jauregg d'étendre un peu trop le cadre de
la simulation. Il feint de s'interroger : est-ce au psychiatre " de jouer le rôle de mitraillette à l'arrière du
front, rôle qui consiste à repousser les fugitifs ", même si c'est ce qu'attend de lui l'administration
militaire ? Bien des médecins, précise-t-il, ont abusé à cette occasion, de façon cruelle, de leur
puissance. Mais il ajoute aussitôt que ce ne peut être le cas de Wagner-Jauregg : il le connaît depuis
trente-cinq ans et sait que " le sentiment humanitaire est le moteur du traitement des malades ". Karl
Kraus, le pourfendeur de l'hypocrisie viennoise, qui suivait le procès, n'a pas manqué de ricaner.

En fait, pour Freud, l'erreur de Wagner-Jauregg n'est pas d'avoir posé un diagnostic hâtif et, selon
toute vraisemblance, erroné, ni même d'avoir soumis le lieutenant Kauders à des traitements qu'il
juge certes pénibles, mais ino ensifs (lui-même a pratiqué l'électrothérapie), maisbien d'avoir ignoré
la psychanalyse et de ne pas s'en être inspiré dans ses thérapies. Ce à quoi Wagner-Jauregg a beau jeu
de répondre : " Aucun simulateur ne vient se faire traiter chez le professeur Freud, tandis que, dans
ma carrière, j'ai eu de nombreuses occasions de traiter les simulateurs. De plus, j'ai eu, au cours de la
guerre, de riches expériences qui ont fait défaut au professeur Freud. "

La psychanalyse en accusation

En voulant ménager son ancien ami, c'est la psychanalyse, cette thérapie de riches oisifs, que Freud va
conduire, momentanément, au banc de l'accusation. Et même un freudien aussi inconditionnel que
Kurt Eissler regrettera la pusillanimité dont le Maître a fait preuve à cette occasion. A défaut de "
forfaiture ", il aurait pu établir qu'il y avait eu, de la part de Wagner-Jauregg, faute professionnelle.
Mais il aurait fallu pour cela qu'il prît nettement parti pour le lieutenant Kauders, ce qu'il se garda
bien de faire. Bref, le deuxième jour des débats fut une victoire complète pour Wagner-Jauregg, et la
commission renonça à le poursuivre, ce qui suscita l'indignation d'Alfred Adler. Une fois encore, une
certaine solidarité entre détenteurs du pouvoir et du savoir avait joué. On sait qu'elle est presque
impossible à briser.

Signalons, pour la petite histoire, que le lieutenant Kauders devint un éditeur puissant en Allemagne,
avant
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sur nos émigrer,
contenus ennous
1933, aux Etats-Unis. Là, il s'occupa de la publicité pour une grande Répondre
intéresse.
entreprise et écrivit des livres pour enfants. Selon Eissler, c'était un homme d'une honnêteté
exceptionnelle, rebelle à toute forme d'injustice, et qui pensait que " vivre avec les autres est un jeu
d'enfant… alors qu'il est tellement difficile de s'entendre avec soi-même… " Je présume, ajoutait-il
ironiquement, que c'est particulièrement vrai pour les psychiatres. Quant à Wagner-Jauregg, il ne
pardonna jamais à Freud de n'avoir pas épousé totalement sa cause et, dans l'autobiographie qu'il
rédigea à la n de sa vie, il évoquait encore avec amertume cette " expertise vraiment défavorable ".

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