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Groupe de recherche sur Leibniz « Leibniz : Géométrie et espace »

25 janvier 2012 1/18

LEIBNIZ : GEOMETRIE et ESPACE

Valérie Debuiche – 25 janvier 2012

Il n’est pas ordinaire de parler de « géométrie » chez Leibniz, et encore moins de


« géométrie de Leibniz », non dans le sens où cela serait inconvenant, mais dans le sens où la
géométrie, en tant que telle, n’est pas souvent envisagée comme un objet de pensée et de
recherche proprement leibnizien. Ou plutôt, pour le dire en des termes plus modérés et, donc,
plus adéquats, la pensée leibnizienne au sujet de la géométrie est, en général, considérée sous
le double prisme, aussi bien éclairant qu’aveuglant, de sa critique de la géométrie algébrique
de son époque (celle de Descartes et de Viète notamment) et de son invention d’une analyse
infinitésimale qui réduit à sa puissance symbolique et algorithmique toutes sortes de
problèmes, dont ceux de la géométrie classique. Le calcul différentiel et son réciproque, le
calcul infinitésimal, ont offert l’occasion de quelques-unes des pages les plus importantes du
commentaire leibnizien au sujet de la relation entre ses mathématiques et sa métaphysique.
L’usage maîtrisé et novateur que Leibniz y fait de l’infini, de la continuité, ou des symboles,
fournit évidemment et incontestablement un matériau précieux pour l’analyse de sa
philosophie des substances, replis infinitésimaux d’un monde par ailleurs infini, entités
dynamiques qui déploient selon une certaine règle et de façon continue les états successifs de
leur être et, d’une certaine façon, de l’être du monde. La double mise en abyme d’un monde
infini dans des substances infinitésimales ne pouvait en effet être pensée que par un Leibniz-
mathématicien, non embarrassé par l’indéfini cartésien et fort du concept de différentielle. De
bien des façons, donc, le calcul des infinitésimaux permet à Leibniz de dépasser Descartes,
dans sa philosophie, comme dans sa physique ou ses mathématiques. Notamment, il a
coutume de déclarer que son Analyse des infinitésimaux lui permet de réussir là où la
géométrie cartésienne a échoué, dans le traitement des courbes qu’il appelle
« transcendantes » et qui sont exprimables par des équations algébriques, mais de degré
indéterminé :
1. « Les Anciens se refusaient en effet à employer des courbes de degré
élevé et considéraient comme Mécaniques les solutions fournies par elles.
Descartes le leur reprocha, et reçut dans la Géométrie toutes les courbes dont
une équation Algébrique, de degré bien déterminé, pût exprimer la nature.
Grand bien lui en prit ; mais il retomba dans la même faute en bannissant de
la Géométrie, et en décrétant Mécaniques, sous prétexte que naturellement il
ne parvenait pas à les réduire en équations exploitables par ses propres
procédés, une infinité d’autres courbes, qu’on peut pourtant exprimer tout
aussi rigoureusement. Il faut noter qu’en réalité de telles courbes, telle la
Cycloïde, la Logarithmique ou autres du même type, dont les applications
sont immenses, peuvent également être représentées par un calcul
d’équations, et même d’équations finies, non pas Algébriques bien sûr, de
degré déterminé, mais de degré indéfini, c’est-à-dire transcendant ; on peut
donc les soumettre au calcul aussi bien que les autres, même si le calcul en
question n’est pas de même nature que celui couramment pratiqué. » (De
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dimensionibus figurarum inveniendis, A.E. Mai 1684, in Leibniz, La


naissance du calcul différentiel, Paris, Vrin, 1995, p. 90)
Mais la critique cartésienne ne se trouve pas seulement dans les textes qui présentent les
avancées du novateur calcul différentiel. On trouve également l’idée d’un dépassement de la
géométrie algébrique dans les textes des années 1677-1679, consacrés aux essais de ce que
Leibniz nomme alors la « Characteristica Geometrica » (Voir citation 3.) C’est alors la
question des fondements, c’est-à-dire de la détermination des éléments premiers, qui intéresse
Leibniz. L’exigence de Caractéristique Universelle n’est pas loin, tant dans l’élaboration d’un
alphabet adéquat de la pensée, que dans la mise en place d’un symbolisme qui remplisse les
conditions de sa perfection : élégance, aisance et généralité. D’ailleurs, souvent, dans le
commentaire des textes de Leibniz sur la Characteristica Geometrica, l’accent est mis sur la
relation étroite que l’idée d’une géométrie nouvelle entretient avec l’attrait que Leibniz
éprouve pour la géométrie d’Euclide qu’il trouve exemplaire, du point de vue de la méthode
du moins. Prise entre sa teneur caractéristique et sa reprise euclidienne, la géométrie
leibnizienne ne dévoile pas au premier regard son originalité, par rapport aux autres travaux
géométriques (de Leibniz lui-même, ou d’Euclide qui en fournit le criterium) et par rapport
aux aspirations caractéristiques qu’elle réalise en partie. Elle révèle encore moins son rapport
avec la métaphysique leibnizienne. Pourtant, à ces deux égards, la Characteristica
Geometrica, encore appelée Analysis Situs, Geometria Situs, Analysis Geometrica, etc.
présente des éléments considérables, tant pour l’historien des mathématiques que pour le
philosophe des mathématiques et l’historien de la philosophie.
D’une part, du point de vue de la géométrie, elle constitue un travail particulier pour
au moins deux raisons. La première est qu’il n’est pas possible de réduire l’invention de la
Caractéristique Géométrique au seul statut de spécimen de la Caractéristique Universelle.
Leibniz invente une nouvelle géométrie, dont on peut d’ailleurs interroger le lien avec celle de
Pascal – mais dont nous n’avons que peu de traces – qui affirme, pour une des premières fois
dans l’histoire des mathématiques que la géométrie est la science de l’espace en soi :
2. « Pour traiter de tout ceci dans l’ordre, il faut savoir que la première chose
à considérer est l’Espace lui-même soit l’extensum pur et absolu ; en disant
pur, je veux dire pur de toute matière et de tout mouvement, en disant absolu
je veux parler d’un espace illimité et renfermant toute extension. »
(Characteristica Geometrica, 10 août 1679, in La caractéristique
géométrique, Paris, Vrin, 1995, p. 151)
La seconde raison est son lien avec les travaux de perspective, de Pascal et de Desargues,
mais aussi de Leibniz lui-même : il y a entre la caractéristique géométrique et la perspective
une relation, sinon génétique, du moins théorique, en cela que ces deux méthodes
géométriques envisagent les relations entre les objets spatiaux, c’est-à-dire leurs situations
mutuelles et leurs transformations, bien plus que la détermination quantitative de ces relations
(leur mesure).
D’autre part, la lecture attentive des textes de métaphysique montre que de nombreux
exemples ou modèles dont Leibniz use sont de nature géométrique : on pense évidemment à
l’important modèle perspectif de la projection du cercle en les sections coniques, par lequel
Leibniz rend compte du mode expressif (et même entr’expressif) des monades, à la métaphore
de « point métaphysique » ou encore à Dieu comme « centre d’une sphère dont le centre est
partout et la circonférence nulle part ». Il semble y avoir entre la géométrie non-infinitésimale
de Leibniz et les thèses monadologiques une relation, dont il est mal aisé de décider d’emblée
si elle va des mathématiques à la philosophie, ou de la philosophie aux mathématiques.
Ces dernières années, les travaux de Vincenzo De Risi ont marqué d’une empreinte
tout à fait particulière les études leibniziennes. Dans son ouvrage Geometry and Monadology,
Vincenzo De Risi fait le pont entre l’Analysis Situs des années 1710 et ce qu’il nomme une
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« métaphysique de l’espace » chez Leibniz. Cet essai est fondamental, en cela qu’il fait, à la
géométrie de l’espace en tant que tel, et donc à la Geometria Situs, une place qu’elle n’avait
encore jamais eue dans le commentaire de la métaphysique leibnizienne, alors même que les
indices d’une corrélation entre les deux sont nombreux. Néanmoins, je peux en quelques mots
présenter la teneur de quelques thèses de Vincenzo De Risi. À la suite de quoi, je présenterai
de façon plus précise les prémices de l’invention de l’Analysis Situs et conclurai en
interrogeant la nature du rapport entre géométrie et philosophie chez Leibniz.

I. La géométrie et la monadologie : Vincenzo De Risi

Dans son ouvrage, Vincenzo De Risi montre qu’après 1700, et plus précisément entre
1712 et 1716 (p. X), il est possible de déceler dans les textes de Leibniz, notamment dans sa
correspondance avec le newtonien Clarke et dans celle avec le Père Des Bosses, une
« métaphysique de l’espace », alors que dans la même période Leibniz travaille de façon
conséquente sur l’Analysis situs. Dans cette perspective, l’originalité du travail de Vincenzo
De Risi réside dans la préférence qu’il donne, parmi les liens qui ne manquent jamais d’unir
les différents champs de la pensée leibnizienne, à celui qui relie la géométrie de Leibniz à sa
philosophie, en l’occurrence la géométrie des situations à la Monadologie et à la conception
subséquente de l’espace (p. XI). En effet, ainsi que Vincenzo De Risi l’affirme dans la
Préface de Geometry and Monadology, par l’Analysis situs, Leibniz démontre (ou tente de
démontrer) la continuité de l’espace, sa tridimensionalité, la possibilité d’un mouvement
rigide en lui, sa nature euclidienne et son absolue nécessité. Mais, surtout, Leibniz définit
explicitement l’espace comme le lieu des points liés entre eux par une relation de
situation mutuelle, c’est-à-dire comme « ordre des situations ». Or, une telle conception
constitue, pour Vincenzo De Risi, à la fois le point essentiel et absolument novateur de la
géométrie des situations, et le cœur même de la « théorie de l’expression phénoménale »
(p. XII). En effet, chez Leibniz, l’ensemble des relations inter-monadiques, qui sont des
relations non-spatiales, peut être exprimé, et en cela être isomorphe, à un ensemble de
« relations situationnelles », de sorte que le « super-sensible » peut être représenté de façon
exacte par le « sensible » et que quelque chose comme une étendue phénoménale peut être
produite et fondée (p. XII). Aussi Vincenzo De Risi considère-t-il que la théorie leibnizienne
des phénomènes, au moins dans ses aspects tardifs, repose sur les deux concepts issus de la
géométrie que sont l’isomorphisme et la situation, se positionnant par conséquent dans le long
débat, relevé entre autres par Gilles-Gaston Granger ou Michel Serres en France1, au sujet du
rôle des mathématiques dans l’élaboration de la métaphysique leibnizienne, puisqu’il affirme
que les travaux géométriques de Leibniz ne sont pas seulement des outils ou des analogies
utiles à la découverte métaphysique, mais qu’ils sont dans une forme de continuité avec elle.2

1
Granger, « Philosophie et mathématiques leibniziennes » (1981), repris in Formes, opérations, objets, Paris,
Vrin, 1994, pages 199-240.
Serres, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Introduction, § 9, Paris, PUF, 1968
2
À son sens, deux exemples sont révélateurs de cette relation privilégiée que la métaphysique entretient avec la
géométrie qui semble, à bien des égards, la sous-tendre. Le premier de ces exemples réside dans l’embarras
éprouvé par Leibniz, au sein de sa théorie de la matière et des phénomènes, face à la question des limites du
corps organique et à la notion de contiguïté à laquelle elle est corrélée. Pour Vincenzo De Risi, les difficultés que
Leibniz rencontre avec cette dernière notion sont d’ordre mathématique, bien plus que d’ordre philosophique,
même si c’est métaphysiquement que l’argumentation de Leibniz en pâtit. Le second exemple est celui de la
difficulté à laquelle Leibniz se trouve confronté, au sein cette fois-ci de sa théorie de l’expression, quand il s’agit
de caractériser la qualité, définie phénoménologiquement par l’acte de co-perception et mathématiquement
appréhendée au moyen de la relation angulaire de la similitude héritée d’Euclide. Pour Vincenzo De Risi, c’est
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Dans ce cadre, la doctrine centrale de la philosophie leibnizienne qu’est la doctrine de


l’expression fait le lien entre la « spatialité » des phénomènes et la nature de la substance. Elle
permet d’appréhender la relation d’expression comme ce par quoi les relations
« nouménales » qui existent entre les substances sont représentées de façon phénoménale
dans des phénomènes toujours spatialisés.3 Or, quand on cherche à déterminer de quelle
manière la conception de l’espace comme ordre des situations peut être liée à la monadologie,
c’est-à-dire à l’existence des monades et de leurs relations, surgit un problème manifeste
puisque la monade est précisément ce qui n’a pas de situs.4 Aussi, Vincenzo De Risi rend-il
compte de la façon dont la situation, et avec elle l’étendue, peuvent advenir de substances
non-situées, en considérant l’expression, qui constitue l’essence même de l’activité
monadique et dont l’objet est le phénomène, et qui, en tant que telle, est la seule notion qui
puisse permettre de lier la substance, le phénomène et la situation.
De façon plus précise, les relations entre les phénomènes expriment de façon
isomorphe les relations entre les substances, mais par des relations situationnelles. Pour
maintenir quelque chose comme deux ensembles distincts, celui des phénomènes, de
l’extension et de la matière d’un côté, et celui des monades, sans situation mais reliées les
unes aux autres de l’autre côté, il est nécessaire de rendre compte des conditions de possibilité
pour l’isomorphisme de ne pas être une stricte identité. Aussi doit-il y avoir quelque chose du
monde nouménal qui n’est pas exprimé dans le monde phénoménal : certaines relations inter-
substantielles ne doivent pas être préservées par l’isomorphisme expressif ou « situationnel »,
comme le nomme Vincenzo De Risi, ou au moins pas exprimées par la totalité des monades.
Or, puisque le seul objet possible de la connaissance par une monade est le monde lui-même,
dans sa totalité, les limites de la connaissance sensible ne sont pas « extensives » : elles ne
peuvent se jouer que dans la manière dont le monde est appréhendé par la monade, selon les
critères « intensifs » des idées obscures, claire, confuses et distinctes (p. 344). C’est dans ce
contexte que Vincenzo De Risi s’appuie sur des éléments mathématiques propres à
l’isomorphisme expressif pour expliciter ces différents degrés. En premier lieu, la notion de
confusion définit une idée que l’entendement ne peut pas distinguer d’une autre qui lui est
similaire. Ceci signifie alors que des différences, qui existent pourtant, sont éliminée dans
l’expression phénoménale d’une monade, qui ne peut plus alors les distinguer, alors que ces
qualités indiscernables pour elle ne le seront pas pour d’autres monades, et ne le sont pas en
elles-mêmes. Ainsi, comme le montre l’exemple des feuilles du jardin d’Herrenhausen, même
si deux feuilles ne pouvaient être distinguées par aucun entendement, elles seraient néanmoins
encore deux feuilles. Et ce qui pose leur pluralité est précisément l’existence pour la
sensibilité de leurs positions mutuelles, c’est-à-dire une différence extrinsèque. Aussi ce que
l’entendement ne peut distinguer, la sensibilité le pose sans difficulté dans sa discernabilité. Il
reste donc à comprendre comment une telle chose est possible, c’est-à-dire comment il est

parce que la géométrie leibnizienne manque de la conception de groupes de transformations que la métaphysique
ne peut pas s’appuyer sur un concept pleinement approprié de la qualité.
3
Nous ne développons pas les raisons qui font que Vincenzo De Risi limite, non dans le sens d’une restriction
mais bien dans le sens d’une délimitation favorable à une véritable heuristique de l’interprétation des textes de
Leibniz, son investigation aux textes de la maturité et affirme la nécessité de s’en référer aux textes
mathématiques de cette époque pour appréhender d’une façon plus informée que jamais le rapport qui existe
entre la Monadologie la théorie de l’espace (propre à expliquer le rapport entre les substances et l’espace, entre
la matière et l’étendue, entre les mathématiques et la métaphysique).
4
Considérer qu’elle pourrait avoir un tel situs, c’est-à-dire être située dans l’espace, ce serait alors se trouver
confronté au problème insurmontable de la possibilité de composer à partir des substances, inétendues, l’espace
continu. En revanche, une fois nanti de son Analyse des Situation, Leibniz aurait pu penser l’étendue comme ce
qui possède une structure situationnelle interne, de sorte que l’espace aurait pu être conçu comme un ensemble
d’éléments inétendus mais situés, c’est-à-dire existant dans une relation situationnelle. Vincenzo De Risi le dit en
ces termes : « l’espace est actuellement constitué de points, même s’il n’est pas composé par eux » (p. 311).
Néanmoins, Leibniz ne choisit pas cette conception.
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possible qu’une différence, pourtant fondée intrinsèquement, soit inaccessible à l’entendement


et néanmoins constitue une différence situationnelle parfaitement intelligible. La question
centrale pour l’argumentation que pose Vincenzo De Risi est alors la suivante : Pourquoi
maintenir ce genre de connaissance, claire et confuse, alors même que le critère de l’obscurité
dans la connaissance permet de rendre imparfaite l’expression, et celle de la distinction de la
rendre partielle ? Quel est le sens, au cœur de la théorie leibnizienne, de cette connaissance
hybride qu’est la connaissance claire mais confuse ?
Dans cette connaissance joue de façon fondamentale la co-perception, qui est la
perception simultanée d’existants, et qui définit la connaissance sensible comme connaissance
de la distinction qui existe entre des éléments confus pour l’entendement, par le biais du
critère extérieur de la co-présence. Or, définie ainsi par la relation, la connaissance confuse est
aussi le pendant de la singularité de la substance, le corollaire de son principe d’individuation,
lequel est déterminé par sa relation à toutes les autres substances. En outre, au regard des
apports de l’Analysis situs, il apparaît que la seule relation situationnelle déterminée par la co-
perception est celle qui relie entre elles, sous la relation de l’égalité, des grandeurs similaires.
La connaissance claire et confuse est donc, à ce titre, corrélée à la perception de la quantité. Et
la quantité n’est la propriété de rien d’autre que d’une perception, puisqu’elle est une relation
qui existe entre deux phénomènes à un moment donnée, phénomènes similaires qui, sans
exprimer les différences nouménales qui existent, néanmoins les exhibent (p. 357). Tout
phénomène présente donc à la fois des propriétés qualitatives et des propriétés quantitatives.
D’une part, parce que sans propriété quantitative, cela suggérerait qu’il serait possible qu’une
connaissance des phénomènes soit entièrement distincte, c’est-à-dire qu’il existerait une âme
du monde – ce que Leibniz n’admet pas. D’autre part, parce que sans propriété qualitative,
cela signifierait qu’une quantité pure serait possible, alors que toute quantité est toujours
attachée à une forme idéale, c’est-à-dire à la similitude. Ainsi, toute quantité étant toujours
celle d’une forme qualitative spécifique, dans la perception monadique qui n’est jamais
adéquate, la qualité de la figure exprime les relations inter-monadiques, tandis que les
propriétés quantitatives sont le reliquat non-expressif de la perception. Aussi y a-t-il une
limitation intrinsèque de l’expression monadique et la quantité apparaît comme la forme
non-expressive qui constitue cet « élément interne » de la limitation. Mais il existe un second
élément non-expressif et matériel qui explicite d’une façon externe la limitation propre à
toute expression. Pour Vincenzo De Risi, il existe un isomorphisme situationnel idéal qui
exprime le monde « nouménal » selon des déterminations de la représentation, lesquelles
fondent la possibilité d’une pluralité de représentations sensibles qui sont toutes parfaitement
isomorphes à un seul et même monde nouménal, et donc entr’expressives. La sensibilité peut
alors être considérée comme quelque chose d’objectif et l’espace ne peut pas être réduit à la
forme accidentelle et nécessaire de la perception de chaque monade, mais il doit être
considéré comme l’élément principal de l’essence de la perception. Ceci renvoie au problème
de l’objectivité de l’espace qui œuvre dans la perception.
Le problème de l’objectivité de l’espace est un problème qui concerne, non le seul
espace géométrique et abstrait, mais l’espace réel, concret de la perception. Ce qui habite
Leibniz est le problème dit « de Molineux » qui soumet à son ami Locke le cas d’un homme
né aveugle, qui sait distinguer par le toucher une sphère d’un cube, et qui recouvre
soudainement la vue. La question est alors de savoir si cet homme pourra distinguer la sphère
du cube à l’aide de sa seule vue. Ceci pose évidemment la question de la nature de l’espace
dans sa relation avec les différentes perceptions qu’on en peut avoir, c’est-à-dire la question
de la possibilité d’établir une correspondance entre une géométrie du toucher et une géométrie
de la vue. Ceci pose surtout, pour Vincenzo De Risi, la question de la possibilité d’un sens
commun qui unifierait les impressions produites par les cinq sens et fonderait une géométrie
unique. Il s’agit alors de savoir comment il convient de considérer ce sens commun : comme
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un sixième sens qui serait, dans ce cas, lié à son propre mode de perception ? ou bien comme
une forme abstraite des cinq autres sens ? La solution de Leibniz s’appuie de façon centrale
sur le concept d’isomorphisme expressif, puisque celui-ci est un isomorphisme situationnel.
En tant que tel, il préserve toutes les relations de nature situationnelle, de sorte qu’il existe
une relation de correspondance entre les objets hétérogènes d’une géométrie de la vision et
d’une géométrie du toucher qui permet de les inscrire sous l’autorité d’une seule et même
géométrie. Si cela trouve son fondement dans la doctrine de l’expression, c’est de façon plus
précise l’élément matériel externe de limitation de l’isomorphisme idéal situationnel qui
rend possible de faire ainsi se correspondre ces deux géométries. Et alors, ce qui vaut pour
l’isomorphisme situationnel en général vaut également pour chaque expression monadique, de
sorte qu’elle entretient une relation de correspondance avec toutes les autres, en tant que
réalisations de l’isomorphisme situationnel. C’est donc ce que Vincenzo De Risi nomme,
ainsi que Leibniz le fait en certaines occurrences, le « sens commun ». Malgré son caractère
abstrait, le « sens commun » n’est pas l’entendement, puisqu’il est lié aux différentes formes
sensibles et qu’en lui sont préservées les formes spatiales : il occupe une place intermédiaire
entre la sensibilité, en tant que représentation situationnelle de l’espace, et l’entendement, en
tant que, comme lui, il se soustrait aux réalisations concrètes et acquiert, de ce fait, sinon une
objectivité, du moins une subjectivité universelle. Aussi Vincenzo De Risi conclut-il que le
sens commun constitue à la fois le trait principal de l’épistémologie géométrique de Leibniz,
laquelle emploie les tenants de l’Analyse des Situations, et la mise en œuvre d’une théorie de
l’expression sensible, qui suppose la correspondance des différentes représentations de
l’espace offertes par les différentes sens ainsi que l’universalité de cette correspondance,
c’est-à-dire sa présence dans toutes les substances.
Pour conclure, la conception de l’espace, en tant qu’elle est liée à celle de la
perception et de la nature isomorphe de l’expression, apparaît comme le lieu privilégié de la
relation entre l’analyse géométrique des situations et la conception métaphysique du situs, qui
toutes deux engagent le concept de congruence. Cela est évident dans le cadre de la
Caractéristique Géométrique, dans laquelle la notion de situs est définie par la congruence,
elle-même considérée soit comme une notion primitive, soit comme la notion composée par
celles de la similitude et de l’égalité, c’est-à-dire de la qualité et de la quantité. Or, ces deux
dernières notions se retrouvent également dans la théorie de la connaissance, en ce qu’elles
sont corrélées à la nature distincte ou confuse de la perception ou de l’expression. L’analyse
de la relation de congruence, qui détermine mathématiquement la notion de situs, est donc
propre à offrir le cadre d’une analyse de la représentation monadique. De façon réciproque,
l’idée de l’espace phénoménal comme expression selon des relations situationnelles de l’ordre
du monde « nouménal », implique l’idée que des choses qui ne peuvent être distinguées ni
qualitativement, ni quantitativement, c’est-à-dire des choses dont l’expression n’est ni
distincte, ni confuse, appartiennent à une même classe d’objets, c’est-à-dire à une classe
d’équivalence déterminée par la similitude et l’égalité, c’est-à-dire par la congruence. Aussi
ce qui détermine l’ordre de l’espace perceptif, phénoménologique, est aussi ce qui peut
déterminer l’ordre, géométrique, de l’espace comme ordre des situations. Dans ce double
mouvement, de la conception géométrique de la congruence vers celle de la perception des
phénomènes, et de la conception de l’espace phénoménal vers celle d’un espace déterminé
géométriquement, se réalise cette « fusion » que Vincenzo De Risi voit dans les textes tardifs
de Leibniz entre sa métaphysique du situs et sa géométrie de l’espace et des situations. Ce qui
revient à affirmer que l’essence même d’un phénomène est spatiale et que le monde
nouménal peut être exprimé par un espace phénoménal structuré géométriquement
comme ordre des situations. Tout cela étant fondé dans la notion de congruence, il ressort
évidemment que le point de rencontre de l’expression phénoménale et de la géométrie de
l’espace renvoie à la question de l’identité de ce qui ne peut pas être discerné, ni
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distinctement, ni confusément – ce qui évoque le principe leibnizien d’identité des


indiscernables.

Je ne poursuis pas la présentation de l’analyse par Vincenzo De Risi du principe des


indiscernables et de son rapport avec la nature du situs monadique, ce qui le conduira par suite
à son interprétation transcendantale. Je choisis de m’arrêter sur le point qui me paraît
important, à savoir le rôle de la congruence dans l’Analyse des Situations et, de ce fait, de la
transposition de ses qualités dans la métaphysique leibnizienne, présentée par Vincenzo De
Risi comme une métaphysique de l’espace, conçu comme un ordre des situations et, aussi
toujours comme un espace dit « métrique », c’est-à-dire doté de distance. Il ne me paraît pas
évident que dans ses premiers textes d’Analysis Situs Leibniz définisse nécessairement la
situation par la congruence, ni même la congruence comme une notion liée à celle de quantité.
Mais il n’apparaît pas non plus dans les textes de philosophie qui leur sont contemporains que
l’espace soit considéré comme l’élément d’une métaphysique, ni même comme un « ordre des
situations ». De ce fait, cela entérinerait dans un sens l’analyse de De Risi selon laquelle
Leibniz a besoin des apports conceptuels de l’Analyse Situs (qu’il n’a pas dès le début de ses
recherches) pour penser, à la fin de sa vie, une sorte de « métaphysique de l’espace ». Mais
cela pourrait aussi limiter son interprétation qui tend à affirmer une nécessaire réciprocité
entre la géométrie et la monadologie, puisque la géométrie des situations paraît indépendante
dans son avènement des questions métaphysiques de la nature de l’espace. Quoi qu’il en soit,
mon propos n’est pas de trancher cette question, mais plutôt de poser les jalons pour y
répondre, en présentant ici à la fois les définitions de l’espace et celles de la congruence que
Leibniz propose dans ses premiers essais de géométrie des situations, vers 1679, ainsi que la
place problématique que le concept de quantité – sur lequel Vincenzo De Risi appuie une
partie de sa démonstration – occupe dans ces essais.

II. Les prémices de la Géométrie des Situations

1. La Characteristica Geometrica de 1677


C’est à son arrivée à Hanovre, en janvier 1677, que Leibniz rédige ce texte, dont Javier
Echeverría juge qu’il est « le premier essai rédigé par Leibniz, en vue de construire une
Caractéristique Géométrique »5. Ce texte est proche, dans ses notations, d’un texte pourtant
daté de 1674 et intitulé De la méthode de l’universalité6, dont toutefois il se distingue par son
projet général qui, explicitement, annonce le programme des essais de Caractéristique
Géométrique :
3. « On ne voit pas encore dans l’Analyse Géométrique une discipline
achevée. Même si, en effet, la méthode de Viète et de Desacrtes permettait
d’y faire presque tout par calcul, en faisant la supposition des Éléments, ce
sont aux qui, pour la plupart, n’y ont pas encore été réduits. (…) J’ai songé à
pallier ce défaut en tâchant de faire apparaître dans un calcul tout ce qui
concerne la figure et la situation, ce qui est nouveau : les Analystes se
contentent d’y faire entrer les grandeurs en supposant les situations connues
à partir de la figure, ils ne peuvent donc se dispenser de tracer des lignes et
des figures et de mettre à contribution l’imagination. » (Characteristica

5
J. Echeverría, La caractéristique géométrique, op. cit., page 22.
6
XXX
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Geometrica, janvier 1677, in La caractéristique géométrique, op. cit., pages


50-53)
Le projet s’oriente par conséquent selon deux voies, l’une fondée dans la critique de la
méthode algébrique de Viète et de Descartes, l’autre envisageant une nouvelle géométrie de la
figure et de la situation. Les raisons de la critique par Leibniz de la géométrie de Viète et de
Descartes sont doubles. D’une part, il lui reproche de ne pas fonder ses éléments, c’est-à-dire
de ne pas démontrer tout ce qui pourrait l’être, y compris les principes et les axiomes7.
D’autre part, il conçoit la nécessité du recours à la figure comme un défaut, en ce qu’il
embarrasse le raisonnement de l’imagination. Aussi Leibniz envisage-t-il sa propre géométrie
comme départie de ce défaut, comme réalisée dans son analyse et, enfin, comme consacrée,
non aux grandeurs qui peuvent être assignées aux figures, mais à la situation qui est liée à la
figure.
Ce texte se découpe en plusieurs temps qui témoignent des tâtonnements de Leibniz,
mais en même temps révèlent des concepts et des thèmes qui sont centraux. Tout d’abord,
Leibniz pose, et en cela on reconnaît la prégnance de l’exigence symbolique au sein de la
caractéristique, un certain emploi des caractères, d’abord pour la ligne et ensuite pour les
autres lieux : la droite, le cercle et l’angle. Se manifeste donc également l’autre exigence de
son art caractéristique : celui d’une analyse des notions qui fasse poser des termes premiers et
des notions composées. Ainsi la ligne est définie comme « multorum punctorum locus », le
lieu d’une multitude de points et se trouve symbolisée par une seule lettre assortie d’indices,
exprimée par la formule : 1B2B3B. D’une façon très intuitive, nous pourrions affirmer que
l’unicité de la lettre exprime l’unité de la ligne comme lieu de points, et les indices indiquent,
soit qu’on peut les dénombrer, soit que ces points sont dans un certain ordre – l’avantage
devant être donné à cette dernière signification. Ensuite, Leibniz propose également des
équations pour la ligne droite : 1B2B+2B3B=1B3B, le cercle : A1B=A2B=A3B, où 1B2B3B est
un arc de cercle, et l’angle : 1D2D3D/1D2D3D1D est le rapport de l’arc 1D2D3D au cercle
1D2D3D1D. Une remarque, importante il me semble. La tentation serait grande de voir dans
ces équations, qui mettent en œuvre les signes + et =, une géométrie des grandeurs et des
quantités qui ne dit pas son nom. Il est évident que cela n’est pas le cas pour au moins une
raison : l’équation de la droite vaut même si 3B est entre 1B et 2B, ce qui n’est pas le cas si on
s’en réfère aux seules distances. Dès lors, le signe « = » qui intervient dans l’équation du
cercle (et qui semble désigner l’ensemble des points équidistants à un point donné) peut être
considéré, par analogie, comme autre chose que la seule égalité quantitative des distances
entre elles. Pour l’angle, considéré comme un rapport entre un arc de cercle et un cercle,
encore une fois, la notion de grandeur n’est pas explicitement présente : il s’agit de
l’expression d’une certaine relation de la partie au tout, relation donnée par les indices en jeu,
relation entre des éléments eux-mêmes relationnels (entre les points). Je n’insiste pas sur la
question de l’angle et des suites que Leibniz lui donne relativement à l’angle droit, même si
ces questions relèvent manifestement de l’intention explicite de Leibniz de démontrer Euclide
au moyen de sa nouvelle géométrie. Je passe plutôt au deuxième élément que je veux vous
présenter aujourd’hui et qui consiste en l’introduction du concept de mouvement.
Dans l’emploi qu’il fait des lettres servant à exprimer les lieux, Leibniz distingue entre
des lettres déterminées, c’est-à-dire désignant des points fixes, et des lettres assorties
d’indices, dont il a été noté qu’ils n’avaient pas pour fonction de dénombrer les points.
L’existence de ces indices est mieux comprise, d’après Leibniz lui-même, quand on voit
qu’ils expriment une forme de variabilité :

7
Leibniz note, comme preuve suffisante de sa faiblesse, que la méthode développée par Viète et Descartes ne
leur permet pas de démontrer avec facilité le théorème de Pythagore.
Groupe de recherche sur Leibniz « Leibniz : Géométrie et espace »
25 janvier 2012 9/18

4. « Mais on obtient une meilleure explication de tout ceci en considérant un


mouvement. Le mouvement du point D engendre la droite 1D2D3D, avec
1D2D+2D3DΠ1D3D. Celui de la droite 1D2D3D engendre la surface
1D2D3D1,21D22D23D. » (Ibid., pages 56-57)

Cette nouvelle manière d’appréhender la ligne droite et la surface sur la modalité d’un
mouvement apporte deux éléments. Le premier consiste en cette conception « dynamique » de
la ligne et de la surface, considérées comme les trajectoires d’un point ou d’une ligne, ce qui
suggère l’idée d’une continuité – notion qui connaîtra dans la suite des essais de
Caractéristique Géométrique une certaine postérité. Le second renvoie à la signification des
indices : dès lors que la ligne (droite dans ce cas, mais elle pourrait ne pas l’être) est
considérée comme le mouvement d’un point, alors les indices ne désignent plus des points
différents les uns des autres, mais les différentes places occupées par un même point (désigné
par une seule et même lettre) lors de son mouvement. La justification que Leibniz donne se
fait en deux temps. D’abord, il rappelle que des choses semblables (similia) ne peuvent pas
être distinguées les unes des autres separatim, alors que des figures non-proportionnelles entre
elles le sont, de sorte que des choses semblables sont aussi des choses qui « possèdent des
parties correspondantes proportionnelles »8. Or, si des choses sont semblables, leurs
expressions le seront aussi, si elles sont bien faites. Et, dans un mouvement inverse, si l’on est
assuré d’avoir de bonnes expressions des choses, la similitude des expressions prouve de
façon satisfaisante la similitude des choses :
5. « On voit par là qu’elles [des surfaces engendrées par le mouvement d’une
droite autour d’un point fixe] ne diffèrent que par le choix des lettres ou
caractères et nullement par les relations que ces caractères entretiennent, leur
discrimination ne peut donc être que sensible et non rationnelle. » (Ibid.,
page 58-59)
Autrement dit, ces surfaces ne peuvent se distinguer l’une de l’autre que lorsqu’elles sont
perçues en même temps, non-séparément. La seule raison n’a aucune raison de les distinguer
puisque, d’une part, les caractères sont arbitraires et que la différence des lettres ne fait pas la
différence des choses, et puisque, d’autre part, les relations entre les caractères (exprimées par
le nombre, la nature et la place des indices) sont semblables les unes aux autres. Or, si la
similitude des relations entre les caractères suffit à affirmer la similitude des choses elles-
mêmes, c’est donc que Leibniz considère, d’ores et déjà, la nature géométrique des choses
sous le mode de la seule relation entre les éléments, en l’occurrence entre les points indexés
par les indices. Nous y voyons la force des raisons caractéristiques qui, ici, précèdent
l’explicitation de la nature de l’objet de la géométrie comme objet de la situation – même
si cela ne sera pas toujours le cas dans les essais postérieurs de l’année 1679. Comme si le
projet caractéristique lui-même impulsait l’invention mathématique de la géométrie des
situations, voire la déterminait, ce qui tendrait à diminuer la possibilité d’une origine
plus philosophique, dans le renouvellement de la conception de l’espace par exemple.
Dans ce contexte, de façon générale, comment comprendre que Leibniz en vienne
malgré tout, dans la suite, à concevoir la ligne droite, l’arc de cercle et l’angle sous la
modalité traditionnelle et non épistémologiquement requise de la distance ? Il convient sans
doute de remarquer qu’il s’agit alors de montrer que les Éléments d’Euclide peuvent se
retrouver à partir des définitions qu’il propose. Aussi, le détour par des considérations
relatives à la distance ne doit-il pas être considéré nécessairement et radicalement comme
l’annonce déjà pressentie de l’échec ou de l’impossibilité d’une Caractéristique Géométrique
départie des grandeurs et des quantités. En effet, pour définir la ligne droite par la distance,
Leibniz donne trois formulations, que je reprends approximativement :

8
Ibid., pages 56-57.
Groupe de recherche sur Leibniz « Leibniz : Géométrie et espace »
25 janvier 2012 10/18

6. - La ligne droite est la ligne dont la longueur est égale (eadem est) à la
distance entre ses extrémités.
- La ligne droite est la ligne obtenue en déplaçant un point de sorte qu’il ne
parcoure qu’un espace égal à la distance qui le sépare de son point de départ.
- La ligne droite est la trajectoire (via) d’un point à un autre dont il n’y a pas
à se demander pourquoi elle s’oriente dans telle direction. (Ibid., pages 62-
63)
Le concept de trajectoire (via) qui est introduit, s’il permet encore de considérer l’espace
parcouru sous le prisme apparemment quantitatif de la distance, confère à celle-ci une
dimension qualitative qui semble néanmoins première. Une dimension « qualitative » en cela
que la distance, à laquelle une longueur ou un espace peut être égalisé, est considérée à l’aune
d’une relation unique entre deux points, pour laquelle il est impossible d’envisager une
direction semblable mais autre. Et cette dimension qualitative est « première » ainsi que la fin
de ce texte le laisse penser :
7. « La droite est la ligne dont tous les éléments se comportent de manière
similaire. Il est impossible en effet de dire que 4B se trouve avec 3B dans un
rapport différent de 3B avec 2B ou 4B avec… La droite est la ligne dont
toutes les parties ont une situation semblable. » (Ibid., pages 64-65)
On voit alors que la question d’une distance quantitative n’intervient pas : les points 2B, 3B,
4B ne sont pas les points d’une droite relativement aux distances qui les lient, mais
relativement à leurs situations réciproques. Ainsi, la relation qui existe entre 3B et 4B est
semblable à celle qui existe entre 3B et 2B, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent être distinguées si
on les considère séparément. La droite est alors définie comme ce dont toutes les parties sont
semblables, ce qui suppose la considération des rapports iBjB quels que soient i et j. Or, il est
à noter que cet emploi de la similitude des parties de la droite fait suite à quelques
considérations sur les relations d’incidence entre deux droites qui rappellent plus la lettre de
l’Introduction à la Géométrie de Pascal que les Éléments d’Euclide. En effet, si l’on revient
plus précisément au texte de Pascal lui-même, les analogies sont notables entre la fin de cette
Characteristica Geometrica et le texte, certes de la main de Leibniz, de l’Introduction à la
Géométrie puisque, par le biais de l’incidence de deux droites, interviennent les idées de
position d’une droite par rapport à une autre, d’un côté et de l’autre. Cela suggère
l’hypothèse d’une certaine relation, peut-être même non aperçue par Leibniz lui-même,
entre les considérations « topologiques » (c’est-à-dire relatives aux positions des points et
des droites) des propositions d’incidence et l’idée d’une géométrie capable de revenir à
Euclide mais plus profondément ancrée dans des notions purement géométriques, c’est-
à-dire qualitatives.
Dès lors, on voit se dessiner l’idée de cette géométrie de la situation annoncée par
Leibniz au début du texte. Mais, pour le moment, rien comme une conception de l’espace
n’apparaît et la notion de situs n’est pas encore clairement explicitée. Dans les essais de 1679,
ces lacunes sont comblées, du moins dans l’intention de leur auteur.
2. 1679-1680 : Les essais de Caractéristique Géométrique

a. La manière caractéristique et ses « exigences »


Dans les textes de 1679 édités par J. Echeverría, il ressort que les exigences
caractéristiques de la géométrie des situations ne sont développées que lorsque Leibniz
s’efforce d’en rendre compte d’une façon assez complète et, en général, destinée à être lue par
d’autres. Aussi pouvons-nous nous référer à la Characteristica Geometrica du 10 août et à
l’annexe datée du 18 septembre à la lettre à Huygens. Le premier de ces textes explicite le
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25 janvier 2012 11/18

rapport entre la dimension caractéristique de la nouvelle géométrie envisagée par Leibniz, la


connaissance de l’espace et la science perspective :
8. « §1 Les caractères sont des objets exprimant les relations entre d’autres
objets, plus faciles à manier qu’elles. À toute opération sur les caractères
correspond donc une proposition portant sur les objets et avant de considérer
ceux-ci nous pouvons souvent attendre d’avoir achevé l’opération. Une fois
qu’on a obtenu sur les caractères le résultat qu’on cherchait, on le retrouvera
aisément sur les objets grâce à la correspondance établie au départ entre les
caractères et eux. On peut ainsi décrire des machines par des mouvements
réglés, représenter des corps solides sur des tableaux plans et faire en sorte
qu’à tout point d’un corps corresponde, conformément aux lois de la
perspective, un point dans le plan. Au terme d’une opération géométrique
réalisée dans le plan sur la représentation de l’objet par projection
scénographique, son résultat pourra désigner un certain point du Plan, dont il
sera facile de retrouver le point correspondant dans l’objet. La résolution de
problèmes dans l’espace pourra ainsi être menée dans le plan. »
(Characteristica Geometrica, 10 août 1679, in La Caractéristique
Géométrique, op. cit., pages 142-146)
Si les exigences caractéristiques décrites par Leibniz ne sont pas propres à cet écrit, puisqu’on
peut les trouver notamment dans des essais contemporains de caractéristique numérique, elles
sont néanmoins explicitement corrélées dans ce passage à la méthode qui œuvre dans la
perspective (de Desargues ou de Pascal) en tant qu’elle doit permettre de connaître quelque
chose des solides par le biais de leurs représentations planes. La notion de correspondance,
dont le corollaire plus philosophique est l’expression, fonde à la fois la relation entre les
caractères et les objets, et entre les objets et les vérités. Ou, pour le dire autrement, à partir des
relations entre les caractères, il s’agit d’exprimer les relations entre les objets, puis à partir de
ces relations entre des objets de connaître les relations entre des idées, c’est-à-dire des vérités.
Entre les deux joue l’opération, c’est-à-dire le calcul. Par conséquent, dans l’élaboration des
caractères comme dans la mise en place des opérations sur eux, ce sont les relations entre les
objets qui orientent l’élaboration de la caractéristique.
L’exemple de la perspective par laquelle les solides sont connus grâce à une
correspondance réglée avec leurs représentations planes, n’est cependant pas une simple
illustration de la correspondance qui rend la caractéristique heuristiquement efficiente. Elle
témoigne également de la possibilité de connaître l’espace d’une manière simple, précisément
fondée dans une correspondance. Dès lors, il devient possible d’envisager une manière de
connaître l’espace par le biais de caractères et d’opérations bien choisis. Elle révèle surtout
une possible influence, tacite, parce que peut-être non explicitée par Leibniz comme
telle, de la perspective, notamment de celle de Desargues ici. En effet, aux côtés de
l’exemple de la connaissance par perspective des corps, Leibniz évoque, au §2, l’idée d’une
« Scala » et au §3 le « arte perspectiva »9. Certes, au §2, le contexte semble suggérer que
Leibniz évoque la méthode algébrique. Pourtant, ce sont bien des éléments arguésiens que ces
mots font apparaître :
9. « Et comme il n’y a rien en Géométrie qui ne puisse être exprimé par des
nombres lorsqu’une Échelle a permis de définir une égalité entre les parties,
il s’ensuit que tout ce qu’on peut étudier géométriquement peut également
être assujetti à un calcul. » (Ibid., pages 144-145)
Si cette citation est confuse et si on ne sait pas bien à quoi Leibniz fait allusion, l’idée même
d’une échelle par laquelle il est possible de déterminer des relations entre des parties est ici

9
Ibid., page 144.
Groupe de recherche sur Leibniz « Leibniz : Géométrie et espace »
25 janvier 2012 12/18

corrélée à l’idée d’un calcul géométrique général – et auquel d’ailleurs, dans ce cas, la
méthode algébrique comme toute autre méthode par des échelles seraient soumises. Au §3,
c’est l’idée même d’une généralisation possible de l’art perspectif à une surface de projection
non plane, ni même uniforme, qui semble justifier que tous les types de correspondance ne
sont pas également propices à la découverte des vérités, de la même façon que la perspective
plane doit être préférée à une perspective sur une surface bosselée. Cela suppose la nécessité
de critères d’évaluation de ces différentes modes de correspondance, y compris quand ce sont
des modes de correspondance employant des caractères, tel celui que l’on trouve dans la
géométrie algébrique.
Ces critères consistent essentiellement en la complétude de la connaissance de l’espace
permise par le calcul, en son indépendance aux figures et en l’achèvement de son analyse.
C’est cette fois-ci l’annexe adressée à Huygens le 18 septembre 1679 qui peut nous servir de
fil :
10. « J’ay trouvé quelques Elemens d’une nouvelle characteristique tout à
fait differnte de l’Algebre et qui aura de grands avantages pour representer à
l’esprit exactement et au naturel quoyque sans figures tout ce qui depend de
l’imagination. L’Algebre n’est autre chose que la characteristique des
nombres indeterminés ou des grandeurs. Mais elle n’exprime pas
directement la situation, les angles, et le mouvement, d’où vient qu’il est
souvent difficile de reduire dans un calcul ce qui est dans la figure et qu’il
est encor plus difficile de trouver des demonstrations et des constructions
geometriques assés commodes lors mêmes que le calcul d’Algebre est tout
fait. Mais cette nouvelle Characteristique suivant des figures de veue ne peut
manquer de donner en même temps la solution et la construction et la
demonstration Geometrique ; le tout d’une manière naturelle, et par une
analyse, c'est-à-dire par des voyes déterminées. L’Algebre est obligée de
supposer les Elemens de Geometrie, au lieu que cette caracteristique pousse
l’analyse jusqu’au bout (…). » (Annexe à la lettre à Huygens du 18
septembre 1679, A III 2, N. 347, 851-852)
Fondé dans une critique de la méthode algébrique comme science géométrique, cet exposé de
ce que doit être la Caractéristique Géométrique rappelle les exigences de Leibniz à l’égard
d’une science qu’il veut établie sur un ensemble minimal d’éléments, justifiés comme tels par
l’analyse. De plus, il y apparaît entre la grandeur qui fonde la géométrie algébrique et
l’incomplétude de cette dernière une étroite relation qui, à notre sens, tend à affirmer de façon
indubitable que la géométrie de Leibniz ne peut pas être, même quand elle évoque les
grandeurs, de nature quantitative, dès lors qu’elle prétend embrasser toute la connaissance
géométrique. Enfin, la critique de la méthode algébrique concentre en elle le rejet par Leibniz
de l’emploi des figures dans sa propre géométrie, en tant qu’elles sont des représentations
sensibles qui embarrassent l’esprit, d’une part en lui donnant un ordre qui n’est pas
nécessairement celui des idées (par les allers et retours entre le discours et la figure que son
emploi ne manque d’appeler), d’autre part en rendant confus ce qui pourtant est simple du
point de vue du calcul et donc, d’une certaine manière, simple en soi, enfin en dévoyant une
imagination qui, de fait, est dans la citation précédente clairement distinguée de la
représentation des figures. C’est donc en se défaisant des figures dessinées que la géométrie
peut, presque de façon paradoxale, devenir une « science de l’imagination » en même temps
qu’elle devient une science de l’espace et de la situation.
Ceci pose la question de la nature de l’imagination au sein de la géométrie
leibnizienne et, aussi, du rapport qu’elle entretient avec l’espace et la situation qui sont les
objets de la géométrie pour Leibniz. Car, dès lors que la caractéristique géométrique est
pensée sous le mode de la correspondance, non seulement entre les signes et les choses, mais
aussi entre les relations entre les caractères et les relations entre les objets, alors la forme
Groupe de recherche sur Leibniz « Leibniz : Géométrie et espace »
25 janvier 2012 13/18

même de la géométrie leibnizienne doit pouvoir révéler quelque chose de la forme de son
objet et, partant, de la nature même de la faculté qui le connaît. À ce titre, la quête
géométrique rejoue ici les questions proprement leibniziennes relatives à l’expression et à la
théorie de la connaissance. Cela engage aussi, de façon très pragmatique, une refonte des
concepts fondamentaux de la géométrie, leur redéfinition, l’établissement d’opérations idoines
et la réalisation d’une preuve de la réussite de ce renouvellement de la géométrie. Parmi ces
concepts fondamentaux, se trouve l’espace.

b. La notion d’espace dans la Caractéristique Géométrique


Il est évident que le symbolisme mis en place par Leibniz dans ses essais de
Caractéristique Géométrique est propre à susciter l’intérêt en cela qu’il porte avec lui les
attentes générales de Leibniz au sujet des caractères et qu’il révèle certaines difficultés
propres à l’élaboration même de la Géométrie des Situations. Néanmoins, il ne recèle pas en
lui-même, comme la différentielle « dx », la teneur même du calcul des situations. Aussi, je
ne m’attarde pas à en expliciter tous les détails ni toutes les mutations. Ce sont plutôt les
concepts et les opérations qui oeuvrent dans la Caractéristique Géométrique qui vont retenir
notre attention. De façon plus précise, ce qui nous intéresse est l’alphabet que Leibniz choisit,
comme révélateur du fondement théorique qu’il confère à sa géométrie dont il affirme qu’elle
est nouvelle10. En revanche, il paraît hasardeux de s’attacher trop à l’ordre donné par Leibniz
à la présentation de ces notions, parce qu’il lui arrive effectivement d’hésiter entre le point,
l’espace et la situation pour commencer, et aussi parce que ses essais sont, tous, d’une
manière ou d’une autre inachevés, voire ne sont que des bribes de sa caractéristique. Aussi, en
raison de sa longueur qui permet de supposer une forme d’exhaustivité, l’essai du 10 août
1679 sera encore examiné, auquel j’ajouterai le brouillon latin de la lettre à Huygens11 qui me
semble être, en raison de sa fonction même, une présentation des idées les plus importantes de
Leibniz à l’égard de sa Caractéristique Géométrique, et le texte intitulé « De Primis
Geometriae Elementis »12. De ce fait, je laisse de côté les essais mettant en leur centre la
notion de droite13, puisque la géométrie de Leibniz n’est pas une géométrie de la droite et
du plan, même si elle est une géométrie de l’incidence, comme nous allons le voir.
Dans ses « Premiers Éléments de géométrie », Leibniz affirme que les termes premiers
de sa Caractéristique Géométrique sont l’extension et la situation : « Il y a au total deux
choses à étudier en Géométrie, l’extension (extensio) et la situation (situs). »14 Le ton définitif
de cette assertion est à comparer avec la Characteristica Geometrica du 10 août 1679, dans
laquelle Leibniz commence l’exposé de ses résultats ainsi :
11. « Pour traiter tout ceci dans l’ordre, il faut savoir que la première chose à
considérer est l’Espace lui-même, soit l’Extensum pur et absolu ; en disant
pur, je veux dire pur de toute matière et de tout mouvement, en disant
absolu, je veux parler d’un espace illimité et renfermant toute extension. »
(Characteristica Geometrica, 10 août 1679, op. cit., page 151)

10
Annexe à la lettre à Huygens du 18 septembre 1679, A III 2, N. 347, pages 853-854 : « Mais comme je ne
remarque pas que quelque autre ait jamais au la même pensée ce qui me fait craindre qu’elle ne se perde si je
n’ay pas le temps de l’achever. » ; Characteristica Geometrica, 10 août 1679, op. cit., §8, pages 150-151 :
« Mais puisque tien de tel n’est, que je sache, venu à l’esprit de personne, et qu’aucun secours ne vient de nulle
part, me voici contraint de reprendre la chose à ses premiers commencements. »
11
« Brouillon latin de la lettre à Huygens », in La caractéristique géométrique, ibid., pages 234-265.
12
De Primis Geometriae Elementis, in La caractéristique géométrique, ibid., pages 276-285.
13
Non en ce qu’ils seraient moins importants (loin s’en faut au regard de la difficulté que la définition de la
droite représente pour Leibniz et des conséquences épistémologiques et théoriques que cela implique), mais en
ce qu’ils ne se rapportent pas à mon propos.
14
De Primis Geometriae Elementis, op. cit., page 277.
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25 janvier 2012 14/18

Ainsi, le terme premier de la Caractéristique Géométrique semble être l’espace. Néanmoins,


dans le brouillon de la lettre à Huygens, Leibniz commence avec les points et leur situation
mutuelle :
12. « A représente le point A et B le point B. A.B représente la situation
mutuelle des points A et B, c’est-à-dire un extensum (rectiligne ou
curviligne, peu importe) qui les relie et demeure le même tant que cette
situation ne varie pas (manet idem). » (« Brouillon latin de la lettre à
Huygens », septembre 1679, in La caractéristique géométrique, op. cit.,
page 235)
Pourtant, même si la notion d’espace est renvoyé à la moitié du texte, c’est-à-dire loin dans
l’analyse que le brouillon expose, le propos n’en est pas moins explicite sur sa primeur
ontologique, pour ainsi dire, et sur son antériorité géométrique :
13. « Le lieu le plus simple, mais aussi le moins limité, est celui de tous les
points congrus à un point donné, puisque c’est le lieu de tous les points en
général, soit l’espace infini, n’importe quel point de l’univers étant congru à
un autre point donné. » (Ibid., page 241)
Ces fluctuations de l’analyse des essais de 1679 révèlent, évidemment, leur caractère inachevé
et expérimental, mais aussi elles manifestent l’intrication notionnelle qui existe entre les
concepts de point, de situation et d’espace, et leur relation par le biais des notions de
congruence. Tâchons de les relier explicitement les uns aux autres.
Dans l’essai du 10 août 1679, en partant de la notion d’espace comme extensum pur et
absolu, départi des considérations physiques de la matière et du mouvement, et des
considérations géométriques des figures et de leurs grandeurs, Leibniz peut remonter – par
analyse – au concept plus général d’extensum, pour ensuite le diviser de nouveau selon les
deux modalités qualitatives extrêmes de l’absolu et de la simplicité, c’est-à-dire de
l’absolument illimité et de l’absolument limité :
14. « La seconde chose à considérer est le Point, élément le plus simple
parmi tous les objets touchant à l’espace ou à l’étendue (extensio), car tout
l’espace renferme l’étendue absolue, le point représente ce qui dans
l’étendue est le plus limité, la simple situation (simplicem situm). Il en
résulte que le point est un minimum dénué de parties, que tous les points
sont congrus deux à deux (c’est-à-dire susceptibles de coïncider), donc
également semblables, et si l’on peut dire, égaux. » (Characteristica
Geometrica, 10 août 1679, op. cit., page 153)
La tentation est forte de considérer alors l’espace comme le lieu de tous les points, ce que
Leibniz ne manque d’ailleurs pas de faire, bien plus bas dans le texte, quand il s’agit de
proposer des équations de congruence pour exprimer les différents lieux (espace, sphère, plan,
cercle, droite et point) :
15. « Si Y γ (Y) le lieu de tous les Y sera l’extensum absolu qui n’est autre
que l’Espace. Car le lieu de tous les points congrus entre eux est le lieu de
tous les points en général, puisque tous les points sont congrus. Il en va de
même si on a Y γ A, (…). Le lieu de tous les points Y congrus à un point
donné A est en fait une nouvelle fois l’espace indéterminé lui-même, tous les
points étant congrus à un point donné quelconque. » (Ibid., page 221)
Pourtant, ceci n’est en réalité qu’une conséquence de la nature de l’espace comme extensum
pur et absolu.
Il me faut donc éclairer cette conception, puisque si Leibniz a donné les significations
de « pur » et « absolu », celle de l’extensum demeure encore confuse, à plus forte raison en
Groupe de recherche sur Leibniz « Leibniz : Géométrie et espace »
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tant qu’elle est distinguer de l’extensio, c’est-à-dire de l’étendue (puisque l’espace la contient
tout entière). Ainsi, l’essai du 10 août 1679 précise :
16. « Pour ce qui est de l’espace lui-même ou de l’extensum (i.e. continuum
dont les parties existent simultanément), sa seule représentation commode
me semble, du moins pour l’instant, consister dans celle de ses points. »
(Ibid., page 163)
Les « Premiers Éléments de Géométrie » affirme de même :
17. « Un Extensum est un continuum dont on peut délimiter des parties
existant simultanément. Constitue un Continuum ce dont les parties sont
indéfinies et délimitées seulement mentalement. La délimitation des parties
dans un extensum fait apparaître plusieurs extensa en en faisant connaître les
extrémités (termini) et la situation (situs). » (De Primis Geometriae
Elementis, in La caractéristique géométrique, op. cit., pages 276-277)
Si nous faisons la synthèse de ces données, l’espace peut alors être considéré comme un
continuum illimité, dans lequel seule la pensée peut délimiter des parties en tant qu’elles co-
existent. L’espace est donc ce dans quoi une telle co-existence, quelle qu’elle soit, est
possible. Or, la notion même de co-existant, et même de co-perception en tant que saisie
simultanément par la pensée de parties liées entre elles par une certaine continuité, renvoie
explicitement à la notion de situation. L’extensum se peut donc appréhender par le biais du
situs, ainsi d’ailleurs que le laissait penser le brouillon à la lettre à Huygens.
La définition de la situation convoque, quant à elle, des éléments qui suggèrent une
géométrie métaphysique, c’est-à-dire une géométrie fondée dans des principes et des
conceptions qui la débordent. En effet, définie comme un extensum rigide entre deux
extrémités, la situation pourrait aisément être considérée comme la ligne droite entre les
points, c’est-à-dire comme la distance – ainsi d’ailleurs qu’a tendance à le penser Vincenzo
De Risi. Mais Leibniz s’attache, non pas à exclure la possibilité d’une telle définition, mais à
la rendre particulière, c’est-à-dire à en faire la définition dérivée d’une acception plus large et,
à ce titre, mieux fondée. Aussi, pour que la situation ne soit pas entièrement pensée comme
distance, Leibniz la présente parfois comme une trajectoire (via), c’est-à-dire comme le
mouvement continu d’un point (ou d’une ligne, ou d’une surface) en des lieux congrus les uns
aux autres ou, simplement, comme l’existence d’une infinité de lieux congrus les aux autres
disposés continûment entre les deux extrémités (de la situation mutuelle). Or, un tel
mouvement est possible en vertu de la nature même de l’espace, dans lequel chaque
situation donnée peut trouver une infinité de situations qui lui sont congrues, c’est-à-dire
avec lesquelles elle pourrait coïncider ou, encore, desquelles on ne pourrait la discerner
que par la co-présence. La congruence est alors, à la fois, l’élément constitutif des différents
objets géométriques et l’élément fondant la possibilité d’une relation entre les objets. Elle est
aussi ce qui définit l’invariant d’un mouvement et ce qui rend possible ce mouvement lui-
même. Du point de vue de la caractéristique, elle est l’opérateur de la combinaison des
situations mutuelles entre deux points pour produire des situations mutuelles entre n points, de
même qu’elle est ce par quoi les objets géométriques sont exprimés comme lieux symbolisés
par des équations de congruence15. Directement liée à la question de l’indiscernabilité des
situations, la congruence est donc ce qui réalise une forme d’identité dans la multiplicité,
d’immuable dans le mouvement, d’invariant dans la transformation. Quant à la situation,
qui ne peut être pensée comme extensum rigide indépendant des considérations apparemment
métriques de ligne la plus courte qu’à la condition qu’elle soit liée à la congruence, elle réalise
une nouvelle forme d’incidence qui n’est plus seulement une rencontre, mais qui est

15
Y γ (Y) pour le plan ; A.Y γ A.(Y) pour la sphère ; A.Y γ B.(Y) pour le plan ; A.B.Y γ A.B.(Y) pour le cercle ;
A.Y γ B.Y γ C.Y pour la droite ; A.Y γ B.Y γ C.Y γ D.Y pour le point.
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aussi un mouvement, celui du changement de places, du passage progressif d’un lieu en un


autre, sous des conditions qui sont appelées par Leibniz des « déterminations » et qui font
intervenir le concept métaphysique de la simplicité comme maximum de détermination.

Conclusion

Tout cela me conduit donc à conclure sur cette relation entre la géométrie qui
émerge à la fin des années 70, au début des années 80, et la philosophie de Leibniz de la
même époque. Pour commencer, il convient de questionner de nouveau la place de la
distance, et avec elle de la quantité, au sein de la Caractéristique Géométrique. Si l’on se
rappelle en quoi cette dernière consiste, il apparaît que, en tant qu’elle est liée aux exigences
heuristiques de tout projet caractéristique, elle est supposée embrasser toutes les anciennes
géométries, et notamment les deux plus exemplaires que sont celles d’Euclide et de Descartes.
Plus particulièrement, la caractéristique géométrique doit permettre de retrouver les
considérations métriques de la géométrie euclidienne. Dans ce cadre, la question de la
définition de la ligne droite constitue un problème central, en tant qu’elle semble porter la
possibilité d’une preuve radicale du pouvoir extraordinaire de la caractéristique géométrique :
en effet, c’est par elle qu’il est possible d’intégrer la géométrie euclidienne à la géométrie des
situations, d’une manière qui soit à la fois assez simple et assez efficace pour qu’elle ne puisse
pas être remise en cause. Ce qui me conduit alors à interroger la relation entre la grandeur
et la quantité au sein de la caractéristique leibnizienne, puisque la ligne droite semble
nécessairement métrique dès qu’on la pense comme ligne dont la distance est minimale, c’est-
à-dire la grandeur la plus petite.
Il me semble que Leibniz parvient à départir la notion de grandeur de sa dimension
quantitative, mais en injectant dans sa géométrie des considérations qui sont
explicitement, sinon supra-mathématiques, du moins philosophiques. Il s’agit des notions
de « détermination » ou de « simplicité », qui posent les conditions mêmes de la situation
définie primitivement comme relation entre des points. En effet, et peut-être à l’opposé de
l’analyse de Vincenzo De Risi, il me paraît que la notion de congruence est à cet égard une
notion plus générale que celle de la similarité et, ainsi, qu’il n’est pas requis pour la définir
d’invoquer la notion d’égalité, qui est une notion irrémédiablement quantitative. Car, si l’on
envisage les notions géométriques, non selon une synthèse qui partirait de la qualité
(similitude) pour parvenir à la congruence (similitude + égalité) et enfin à l’identité
(similitude + égalité + superposition), mais selon une synthèse qui part de l’identité comme la
relation qui existe entre ce qui ne se distingue pas l’un de l’autre, la congruence comme la
relation entre ce qui ne se distingue que par la co-présence, et la similitude comme la relation
qui existe entre ce qui ne se distingue que par la quantité, alors il apparaît que la dimension
quantitative n’est plus le fait de la notion de congruence, mais de celle de la similitude. Et,
ainsi, en construisant sa caractéristique géométrique sur la congruence, plutôt que sur la
similitude comme il le fera dans les textes de l’Analysis Situs des années 1710, Leibniz
parvient bel et bien à évacuer la dimension quantitative du champ de la géométrie.
Par ailleurs, il se peut que ce qui influence le plus Leibniz, quand il invente la
caractéristique géométrique, soit la caractéristique elle-même, en tant que ce par quoi quelque
chose comme la réalisation du savoir la plus parfaite qui soit est effectuée. Ne doit-on pas,
alors, admettre que c’est relativement à la nature même de la caractéristique et de son projet
que Leibniz rejette les figures et les quantités hors du champ de sa géométrie ? Car, l’objet de
sa géométrie, si elle doit être la plus parfaite possible, ne peut plus être la distance, la ligne
droite, ou les objets géométriques eux-mêmes. Il doit être, au contraire, quelque chose de plus
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général, de plus abstrait, qui puisse contenir tous ces éléments, mais ne se réduise à aucun
d’eux : l’espace, comme ordre, ou comme structure, mais non encore nommé « ordre des
situations ». Peut-on pour autant soutenir que ce sont des considérations gnoséologique
et épistémologique qui président à l’invention leibnizienne d’une nouvelle géométrie
définie comme science de l’espace, et d’un concept d’espace considéré sous le prisme de
la relation (situationnelle) ?
Pour tâcher de répondre à cette question, on peut se rappeler que les notions d’espace
et de situation sont extrêmement liées entre elles, d’abord par le parallélisme de leurs
définitions, comme extensum pur et absolu d’un côté, et situs sans extension de l’autre ;
ensuite, parce qu’elle sont toutes deux définies au moyen des concepts de perception,
coexistence et relation
18. « Lorsque deux points sont perçus simultanément, c’est leur situation
mutuelle qui est par là même perçue. Deux situations quelconques entre
deux points sont en effet semblables et ne peuvent par conséquent être
différenciées que dans une coperception, c’est-à-dire par la seule grandeur
(seu magnitudine). Lorsque deux points d’un extensum sont vus
simultanément, c’est donc la grandeur qui permet de différencier leur
situation, et lorsque deux points d’un extensum sont vus simultanément, c’est
bien un certain extensum qui est par là même perçu. (…) Lorsque deux
objets sont perçus simultanément dans l’espace, est perçue par là même une
trajectoire allant de l’un à l’autre. (…) Si nous concevons l’existence
simultanée de deux points et que nous nous demandons pourquoi nous
disons qu’ils coexistent, ce qui nous viendra à l’esprit sera qu’ils sont
simultanément perçus ou du moins peuvent l’être. » (Characteristica
geometrica, 10 août 1679, op. cit., page 229.)
Or, les concepts de perception, coexistence et relation évoquent, dans la théorie leibnizienne
générale, l’activité même de la pensée. De ce fait, la géométrie entre de plein droit dans le
champ de ce qui peut être conçu chez Leibniz comme « idéel » :
19. « Fixer mentalement deux points dans l’espace, c’est par là même
concevoir la droite indéterminée passant par eux. En effet les considérer
individuellement ou séparément ou les concevoir comme existant tous deux
ensemble, en d’autres termes considérer par là même la situation mutuelle
qui est la leur, sont deux choses différentes: la considération de leur
existence simultanée doit donc nécessairement ajouter quelque chose à ces
points eux-mêmes. » (De primis Geometriae Elementis, op. cit., page 279)
De façon encore plus explicite, il semble bien que la notion géométrique d’espace soit
étroitement liée à la théorie générale de la perception, et cela même dans les premiers
textes consacrés à la caractéristique géométrique, même si rien comme une
métaphysique clarifiée de l’espace ne se trouve encore dans les textes de philosophie.
Pour aller un peu plus loin, il apparaît même que la notion géométrique d’espace soit fondée
par la théorie générale de la connaissance :
20. « L’espace est un continuum dans l’ordre de la coexistence, lequel
permet de définir une relation de coexistence à un moment donné lorsqu’on
la connaît dans le présent et qu’on connaît la loi de son évolution. La
continuité ne concerne donc pas les choses, mais l’ordre de telle façon que,
selon cet ordre, on puisse assigner à toute chose son lieu à un moment
donné. » (Sans titre, 1682 ?, in La caractéristique géométrique, op. cit., page
303)
L’espace est ici explicité à la fois comme un ordre, celui des co-existants, et comme la
condition d’une certaine connaissance : celle des relations qui permettent de déterminer les
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lieux des choses, ainsi d’ailleurs que leur évolution, c’est-à-dire quelque chose de
dynamique – qui ne se trouve pas d’ailleurs dans l’analyse de Vincenzo De Risi. Par
conséquent, si la relation entre la géométrie et la caractéristique universelle nous avait déjà
conduit à la conclusion selon laquelle la science de l’espace, c’est-à-dire la géométrie, est
liée aux exigences caractéristiques, on doit reconnaître maintenant qu’elle est également
fondée de façon plus générale dans l’activité de connaissance. En effet, la perception à
l’œuvre n’est pas seulement une activité de construction de relations géométriques
transposables dans une langue formelle, elle est aussi pleinement ce par quoi nous avons accès
à notre monde, à un espace « réel » si l’on accepte de nommer ainsi, avec les réserves
requises, l’espace dans lequel des co-existants se manifestent et évoluent. Dès lors, et c’est
une question que je n’ai pas encore traitée, il convient de se demander quelle relation existe
entre la science de l’espace des essais de caractéristique géométrique et la théorie, ou
doctrine, ou même simplement pensée de l’espace, si elle existe, dans les essais
philosophiques de la période parisienne de Leibniz et des années qui la suivent.
Enfin, en rejetant les figures hors du champ de sa géométrie, mais en affirmant par
ailleurs qu’elle est une science de l’imagination, Leibniz laisse penser que l’imagination est
quelque chose d’autre que dessiner, représenter des figures dans son esprit. Elle apparaît
plutôt comme la capacité de se représenter des objets d’une certaine façon, en
l’occurrence d’une manière perspective en cela qu’il s’agit d’une représentation selon les
positions relatives ou situations mutuelles. Mon interrogation est alors la suivante : Si la
caractéristique géométrique requiert une nouvelle conception de l’espace, et si cette nouvelle
notion de l’espace est liée à la notion de perception, alors cela semble impliquer que la forme
même de l’objet dans la caractéristique géométrique est aussi la forme de l’objet de la
perception – ainsi que l’affirme d’ailleurs Vincenzo De Risi. En outre, comme l’activité de
perception est également, chez les êtres humains, une activité de connaissance, le succès de la
caractéristique géométrique est fondé dans la correspondance, ou plutôt l’adéquation, de ses
objets et de ses règles avec la nature même de l’activité intellectuelle des substances. Or, cette
activité est définie par Leibniz comme étant l’expression ou, en d’autres termes, comme la
représentation de l’univers au sein de l’unité de la substance, par la perception des qualités
relationnelles entre les éléments de cet univers. Face à une telle transitivité des formes, de la
géométrie à l’univers, de l’univers perçu à la susbtance percevante, de la perception à la
connaissance, se pose une ultime question, polémique si l’on considère la richesse, mais aussi
l’aveuglement né de l’interprétation panlogiste hérité de Couturat : La philosophie de
Leibniz, puisqu’elle est fondée dans l’expression, doit-elle être considérée comme toute
géométrique ? Et si elle l’est, peut-on considérer que les aspects dynamiques de sa
philosophie sont suffisamment explicités, par exemple par le fondement des conceptions
d’espace et de situation par le concept de via ?

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