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Astérion

3  (2005)
Spinoza et le corps

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Julie Saada-Gendron
L’analyse des passions dans la
dissolution du corps politique :
Spinoza et Hobbes
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Référence électronique
Julie Saada-Gendron, « L’analyse des passions dans la dissolution du corps politique : Spinoza et Hobbes »,
 Astérion [En ligne], 3 | 2005, mis en ligne le 13 septembre 2005. URL : http://asterion.revues.org/157
DOI : en cours d'attribution

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L’ANALYSE DES PASSIONS DANS LA DISSOLUTION
DU CORPS POLITIQUE : SPINOZA ET HOBBES

Julie SAADA-GENDRON°

Les théories contractualistes de l’âge classique se fondent sur la conception d’un état
de nature qui devient, à cause de ses contradictions internes, un état de guerre auquel
il faut remédier par un artifice rationnel, le pacte. Alors même que ces contradictions
sont issues des passions humaines, celles-ci semblent impensables dans le cadre
purement juridique de ces théories, où ne sont analysés ni les mécanismes passionnels
d’adhésion au politique, ni la menace de dissolution de l’État. Nous nous attachons à
comparer le rôle que Hobbes et Spinoza font jouer aux passions dans l’élaboration de
leurs doctrines politiques : tandis que Hobbes témoigne d’un souci constant des
passions, tout en les mettant à l’écart lorsqu’il s’agit de penser la construction et le
fonctionnement de l’édifice politique, Spinoza permet de penser deux groupes de
passions – celles qui résistent nécessairement au corps politique et celles qui lui font
obstacle ponctuellement. Ces dernières constituent tout à la fois des facteurs de
décomposition et de recomposition du corps collectif. Cette approche du politique à
partir des causes de sa dissolution permet d’apporter un éclairage à la signification du
droit naturel moderne tel qu’il se construit chez Hobbes et chez Spinoza.

Mots-clés : droit naturel, passion, contrat, corps politique, guerre.

1. Introduction

Dans la lettre du 2 juin 1674 qu’il adresse à Jarig Jelles, Spinoza expose
les différences entre sa politique et celle de Hobbes. Le point central
qui le sépare du philosophe de Malmesbury porte sur le droit naturel :
tandis que Spinoza construit une théorie politique où le droit naturel
est maintenu dans la cité, Hobbes le supprime, pensant dès lors une
discontinuité entre l’état de nature et l’état civil1. De fait, cette rupture

°
Auteur d’un doctorat portant sur les transformations de la guerre à l’âge
classique.
1. « Vous me demandez quelle différence il y a entre Hobbes et moi quant à la

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Astérion, n °3, juillet 2005

entre la nature et l’institution du politique est établie dès le premier


traité politique, la seconde partie des Elements of Law, mais elle se
modifie dans le Léviathan, où Hobbes cesse de parler du corps
politique en le comparant au corps naturel, lorsqu’il est question de sa
génération, sinon dans l’introduction et au chapitre XXIX consacré
aux causes de la dissolution de la république, causes qui consistent
généralement en une mauvaise institution de celle-ci. Il peut paraître
surprenant que le concept de corps politique n’y apparaisse
quasiment plus, alors qu’il constituait le titre même du premier
ouvrage, et que la comparaison de l’homme artificiel et de l’homme
naturel est, dans l’ouvrage de 1651, la plus développée2. Cette
restriction conceptuelle peut trouver sa justification dans le souci qu’a
Hobbes d’éviter toute confusion entre un corps naturel et un corps
politique – l’institution de ce dernier consistant à créer une puissance
artificielle issue d’une volonté ou d’un acte contractuel. L’une des
différences notoires entre les Elements of Law et le Léviathan est en effet
que, dans le premier ouvrage, le transfert de droit est défini par un
mécanisme de dessaisissement du droit naturel des individus au
profit du souverain, tandis que le Léviathan construit une théorie de la
représentation juridique, rompant par là avec toute conception
naturaliste de l’État au profit d’un artificialisme intégral3. Telle est la
différence essentielle que Spinoza, qui définit la cité précisément

politique : cette différence consiste en ce que je maintiens toujours le droit naturel


et que je n’accorde dans une cité quelconque de droit au souverain sur les sujets
que dans la mesure où, par la puissance, il l’emporte sur eux ; c’est la continuation
de l’état de nature », Lettre L, Œuvres de Spinoza, C. Appuhn (trad.), Paris, GF-
Flammarion, 1966, p. 283.
2. On retrouve en effet la mention du « corps politique » dans l’introduction du
Léviathan et dans le chapitre IX ; elle disparaît dans tout le début de la seconde
partie de l’ouvrage pour réapparaître au chapitre XXII à propos des systèmes
réguliers institués directement par le souverain en vue du gouvernement et de la
régulation du commerce. Nous remercions Jean Terrel qui a bien voulu relire ce
texte et lui adresser des remarques critiques que nous avons intégrées lorsqu’une
plus grande précision de l’analyse l’exigeait.
3. Ainsi, l’absence de toute occurrence du « corps politique » au chapitre XVII du
Léviathan peut s’expliquer par le développement de la théorie de la personne
artificielle. « Corps politique » a bien un sens juridique et ne se réduit donc pas à
la comparaison avec le corps naturel, mais son sens est ambigu, comme Hobbes
l’avait relevé dès 1640 (Elements of Law, II, VIII, § 7) : le corps politique ne semble
pas reconnu par les juristes de l’époque comme person in law.

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Astérion, n° 3, septembre 2005

comme un corps politique4, établit entre sa politique et celle de


Hobbes.
Mais on peut observer une seconde différence : alors qu’elles
jouent un rôle déterminant chez Spinoza, les passions n’ont plus chez
Hobbes qu’un rôle secondaire dans les moments décisifs de sa théorie,
lorsqu’il pense la constitution puis la dissolution de la république.
Nous chercherons les raisons de cette double restriction à partir de la
question de la dissolution du corps politique ou de la république.
L’idée même de dissolution du corps politique est à interroger alors
qu’elle demeure, tout au long de l’âge classique, effacée par les
théories du contrat : celles-ci se fondent sur la conception d’un état de
nature qui devient, à cause de ses contradictions internes, un état de
guerre auquel il faut mettre fin par un artifice rationnel, le pacte. Les
passions à l’œuvre dans le corps politique, aussi bien celles qui
l’engendrent que celles qui le détruisent, semblent impensables dans
le cadre purement juridique de cette théorie : ne sont analysés ni les
mécanismes passionnels d’adhésion au politique, ni la menace de
dissolution de l’État. C’est précisément en examinant les causes de
cette dissolution que nous rechercherons la justification de ce
changement conceptuel chez Hobbes, et en déterminant le rôle des
passions au sein du corps politique chez Hobbes comme chez
Spinoza.

2. Rébellion, guerre civile et dissolution du corps politique


chez Hobbes

2.1 Passions et raison du séditieux

La question de la dissolution du corps politique ou de la république,


chez Hobbes, appelle quatre observations.
1) La dissolution du corps politique est une décomposition en ses
éléments premiers, les individus. Elle marque un retour à l’état de
nature5, état auquel reconduit inévitablement et en tout premier lieu la

4. Traité politique, III, § 1 (Œuvres de Spinoza, op. cit.).


5. Ce qui justifie l’emploi réitéré du terme de dissolution, notamment au
chapitre XIX du Léviathan : « La République est par là dissoute [dissolved], chacun

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guerre civile, décrite précisément dans l’introduction du Léviathan


comme la mort du corps politique6. La guerre civile constitue en effet
pour celui-ci le pire des maux et un danger permanent même dans les
républiques convenablement bâties : Hobbes la pense comme la forme
historique offrant la représentation la plus adéquate de l’état de
nature, jusqu’à faire de celle-ci, plus que de l’état de nature, le point
de départ de sa théorie politique7. La guerre civile n’est pas en effet
une sorte de guerre parmi les autres, mais la guerre par excellence :

On peut discerner le genre de vie qui prévaudrait s’il n’y avait


pas de pouvoir commun à craindre, par le genre de vie où
tombent ordinairement, lors d’une guerre civile, les hommes
qui avaient jusqu’alors vécu sous un gouvernement pacifique.8

Hobbes fait ainsi de la guerre civile le summum malum tant pour les
républiques, qui en meurent, que pour les individus :

Tous les maux qui peuvent être évités par l’industrie humaine
proviennent de la guerre et d’abord de la guerre civile ; c’est
elle en effet qui est la cause de la mort, de la solitude et de
l’indigence totale.9

La distinction opérée par Hobbes entre la sédition et la faction semble

retombant dans cette condition désastreuse de guerre contre tout autre homme
qui est le plus grand mal qui puisse arriver en cette vie », traduction de
F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 355 (le latin utilise le même verbe).
6. Voir aussi Elements of Law, II, XXVII, § 1.
7. Au chapitre XIII du Léviathan, Hobbes évoque aussi, pour illustrer l’état de nature,
le voyageur qui craint d’être volé et « les sauvages » d’Amérique. Notons que les
causes de la dissolution des sociétés civiles sont toujours internes : la guerre
étrangère n’apparaît que comme cause seconde, lorsque la république est déjà
affaiblie et divisée par les factions. La paix externe est donc conditionnée en tout
premier lieu par la paix interne : les sujets sont mieux protégés contre une
invasion étrangère lorsque leur union et leur obéissance au souverain garantissent
une paix civile puissante et stable.
8. Léviathan, chap. XIII, p. 125-126. L’attribution au souverain de l’épée de justice
avant celle de l’épée de guerre va dans le même sens : le souverain a le plus
absolu des empires et la plus absolue des souverainetés s’il peut punir les
ennemis intérieurs, avant même de combattre les ennemis extérieurs. La guerre
civile est toujours plus à craindre que la guerre internationale, et tout l’édifice
politique vise à supprimer les causes qui pourraient la produire.
9. Elements of Law, I, VII, cité par L. Strauss, La philosophie politique de Hobbes,
A. Enegrén et M.-B. de Launay (trad.), Paris, Belin, 1991, p. 37.

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cependant écarter cette idée : la faction est en effet une organisation de


type juridique présentée tantôt comme un État dans l’État, tantôt
comme un État en gestation10. Un corps de rébellion constitue un
corps politique doté d’une âme, de membres, d’une force et d’une
tête11, excluant par là même que l’on pense la dissolution du politique
comme un retour à l’état de nature où seuls existent des individus
singuliers. Cependant, le fait que la faction ne repose pas sur une
obligation, mais seulement sur la confiance mutuelle de ses membres,
la distingue des organisations juridiques et exclut qu’on l’identifie à
un corps politique, c’est-à-dire à une union « qui consiste en
l’enveloppement ou l’inclusion [the involving or including] des volontés
de plusieurs dans la volonté d’un seul homme, ou dans la volonté de
la majorité d’un certain nombre d’hommes [or in the will of the greatest
part of any one number of men], c’est-à-dire dans la volonté d’un homme
ou d’un conseil », union constituée d’une multitude unie en une
personne « par un pouvoir commun, pour la paix, la défense et

10. « Je nomme faction une troupe de mutins qui s’est liguée par certaines
conventions [factionem autem voco multitudinem civium vel pactis inter se], ou unie
sous la puissance de quelque particulier, sans l’aveu et l’autorité de celui, ou de
ceux qui gouvernent la république. De sorte que la faction est comme un nouvel
État qui se forme dans le premier [civitas in civitate] », Le Citoyen, S. Sorbière
(trad.), Paris, GF-Flammarion, 1982, XIII, § 13, p. 236.
11. Un corps politique « ne signifie pas la concorde, mais l’union de plusieurs
hommes » (Elements of Law, II, VIII, § 7 ; dans cet article, les traductions des
Elements of Law sont personnelles). Au § 11, Hobbes décrit le corps de rébellion
(body of rebellion) à la manière d’un corps politique dont les membres mécontents
seraient unis par une intelligence mutuelle (mutual intelligence) : « Ces quatre
choses doivent nécessairement concourir à faire un corps de rébellion, dans lequel
l’intelligence est la vie [intelligence is the life], le nombre les membres [limbs], les
armes la force [strength], et la tête [head] l’unité, qui les dirige tous à une même
action et à une même fin. » La traduction approximative de S. Sorbière, qui rend
life par « âme » là où ce terme est absent de la comparaison du corps de rébellion
au corps politique, manque précisément ce qui les distinguera : dans
l’introduction du Léviathan, la souveraineté est une âme (soul, anima) artificielle
qui donne la vie et le mouvement à l’ensemble du corps. Il n’est pas tout à fait
inexact d’assimiler la vie à l’âme, puisque Hobbes définit lui-même l’âme du
corps politique ou de la république comme ce qui lui donne la vie, mais l’absence
du terme dans l’ouvrage de 1640 tend à relativiser l’assimilation d’un corps de
rébellion à un corps politique, puisqu’il lui manque précisément ce qui lui donne
la vie, l’âme, c’est-à-dire la souveraineté. La faction semble néanmoins assimilée
par Hobbes à une organisation juridique puisque l’union de ses membres peut
reposer sur un pacte de manière à constituer une civitas (Le Citoyen, XIII, § 13).

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l’intérêt [benefice] communs »12. La faction ne forme pas une unité, car
« dans une sédition, quoique la plupart s’accordent ensemble, et
conspirent à faire un même mal : néanmoins au milieu de cette union
ils demeurent toujours en état de guerre », là où nulle distinction n’est
établie entre le tien et le mien. La faction est inévitablement condamnée
à sa propre destruction interne, car le retour à l’état de nature
empêche de soutenir toute industrie, et la vie redevient « misérable,
brutale et courte »13. La dissolution du corps politique est donc
toujours un retour à l’état de nature, c’est-à-dire à un état où les
individus peuvent contracter, mais où l’accomplissement du contrat
n’est garanti par aucune puissance supérieure. La guerre civile et la
dissolution du corps politique ne sauraient comporter les germes d’un
autre ordre politique.
2) Hobbes récuse la conception des formes pures ou dégénérées
de gouvernement, ce qui lui permet de récuser du même coup la
forme de gouvernement dite « tyrannique » ainsi que les théories du
régicide ou du tyrannicide : la tyrannie n’étant que le terme utilisé par
les ennemis de la république pour désavouer la souveraineté et
encourager les sujets à désobéir14, le souverain ne saurait être accusé

12. Elements of Law, I, XIX, § 6 et 8.


13. Léviathan, chap. XIII, p. 187-188. C’est donc seulement dans le Léviathan que le
corps de rébellion cesse d’être comparé par Hobbes à un corps politique, qui est
constitué par l’érection d’un représentant souverain, pour être défini comme un
système irrégulier illégal : tandis que les corps privés réglés et illicites (private
bodies regular but unlawfull) peuvent tenir leur union d’une personne
représentative (comme les compagnies [corporations] de mendiants ou de voleurs),
les systèmes irréguliers (systemes irregular) et illicites incluent les factions,
lesquelles ne peuvent donc plus être pensées comme des organisations de type
juridique (Léviathan, chap. XXII, p. 249-251).
14. Toutes les œuvres politiques de Hobbes traitent la question du tyrannicide dans
l’examen des doctrines séditieuses : les Elements of Law montrent la contradiction à
vouloir juger celui d’où émanent les lois civiles et la justice, et qui n’a pas de
supérieur terrestre ; Le Citoyen récuse la distinction du tyran d’origine et du tyran
d’exercice (le premier est un usurpateur, c’est-à-dire un ennemi de la république
avec lequel celle-ci reste à l’état de nature : il est donc juste de le tuer dans la
mesure où il n’a pas le droit de commander ; le second ne saurait être condamné
ou même jugé par les sujets sans que soit justifiée toute entreprise factieuse) ; le
Léviathan critique les lectures des auteurs grecs et romains défendant la liberté
identifiée au gouvernement démocratique (chap. XXIX, p. 348), puis conclut que
« le nom de tyrannie ne signifie rien de plus, ni rien de moins, que celui de
souveraineté » (p. 717). Hobbes répond à « l’objection de ceux qui disent qu’il
n’existe pas de principes rationnels sur quoi fonder la souveraineté absolue » :
celle-ci ne se confond pas avec la défense de l’arbitraire, mais elle repose sur la

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d’être un tyran. Le concept de tyrannie recouvre en outre une


ignorance quant à la véritable nature de la souveraineté : les séditieux
identifient le caractère absolu du souverain à un absolu de puissance15,
c’est-à-dire à un abus ou à un excès de puissance, alors que seul le
droit du souverain est absolu. Ils défendent en conséquence une
théorie de la souveraineté limitée ou partagée, ce qui est, selon
Hobbes, contradictoire avec le concept même de souveraineté et
produit des effets désastreux sur le corps politique en le condamnant
à la ruine.
Il n’est dès lors en rien surprenant que le crime le plus grave – celui
qui porte atteinte à l’unité même du corps politique – soit précisément
celui qui vise la destruction du souverain soit par un désir de changer
la forme de la souveraineté, soit par le meurtre même de celui qui
l’incarne16. La haute trahison ou le crime de lèse-majesté est le crime
fondamental parce qu’en menaçant le souverain, elle menace le
peuple lui-même dont le souverain assure la protection17. Les sujets

découverte de principes rationnels connus par le temps et l’industrie, de telle


sorte que l’État puisse durer « à jamais » (chap. XXIX, p. 359). Observons par
ailleurs que nombre de théoriciens politiques, depuis Platon, distinguent des
formes pures et des formes dégénérées de gouvernement et introduisent, dans
cette distinction, une théorie des passions. Il n’est donc pas surprenant qu’en
refusant cette distinction, Hobbes refuse aussi de construire une théorie
passionnelle de l’État.
15. La puissance du souverain n’est que la plus grande possible, Dieu seul jouissant
d’une puissance absolue ; voir Le Citoyen, XV, § 5 et 6.
16. Léviathan, chap. XLII, p. 572 ; voir aussi chap. XXX, p. 361.
17. L’unité du corps politique est relative à l’union des sujets dans une obéissance
commune au souverain. Ce dernier est légitime s’il assure la protection des sujets,
c’est-à-dire s’il peut se faire obéir : la théorie de l’obligation, chez Hobbes, repose
en ce sens sur la dualité obéissance/protection. La conclusion du Léviathan (p. 721)
va dans ce sens : « Ainsi ai-je conduit mon traité du gouvernement ecclésiastique
et civil, occasionné par les désordres du temps présent […], sans autre dessein que
de placer devant les yeux des hommes la relation mutuelle qui existe entre
protection et obéissance, chose dont la condition de la nature humaine, aussi bien
que les lois divines (naturelles tant que positives) requièrent l’inviolable
observation. » Q. Skinner défend d’ailleurs la thèse selon laquelle Hobbes fournit
une contribution très importante à la défense de l’engagement : la légitimité du
souverain se fonde sur une conception où l’obéissance des sujets aux
commandements du souverain est la contrepartie de la protection qu’il leur
assure. Cette protection suffit à légitimer son pouvoir, ce qui, selon Q. Skinner,
fait de Hobbes un partisan de la défense du pouvoir de facto : toute sa politique est
focalisée sur une théorie de l’obligation qui écarte le risque de sédition en
légitimant le souverain en place. L’originalité de Hobbes ne résiderait pas tant
dans sa théorie de l’obligation, puisqu’elle est commune à nombre de théoriciens

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ont toujours intérêt à obéir au souverain existant parce que tout


souverain vaut mieux qu’une absence de souveraineté. Celui-ci est
l’âme de la république, il donne au corps politique son unité avant
même de lui donner son immortalité18. En détruisant le souverain, la
guerre civile détruit cette unité et marque un retour à l’état de nature.
Seule la guerre civile peut donc décomposer intégralement le corps
politique, c’est-à-dire le dissoudre en détruisant le principe de son
unité (le souverain qui en est l’âme) et l’union des sujets (en tant qu’ils
forment la société civile ou le corps qui obéit à l’âme et trouve en elle
son unité).
3) Hobbes emploie le concept d’état de guerre pour qualifier le
rapport du souverain au rebelle. Le délit de ce dernier ne relève pas
en effet du droit pénal mais du droit de guerre : en récusant sa
sujétion au souverain et à la loi civile, le rebelle récuse du même coup
les peines prévues par la loi, devenant ennemi de la république19.
Dans la « Révision et conclusion » du Léviathan, Hobbes rejette tout
« droit naturel de détruire celui par la force de qui il est préservé » :
invoqué par les sujets, ce droit légitimerait la désobéissance aux
commandements du souverain ou la destruction de ce dernier. Il se
fonde non plus sur la logique du pacte social, qui n’engage ni ne
limite le souverain mais seulement les sujets, mais sur une nouvelle
loi naturelle qui n’était pas énoncée dans les chapitres XIV et XV20. Si
aucune loi civile ne peut interdire la rébellion (seule la loi naturelle le
peut), aucun châtiment légal ne saurait être administré aux rebelles,
qui sont envers le souverain à l’état de nature. Pour Hobbes, il y a
donc dissolution du corps politique parce qu’il y a d’abord dissolution

et d’acteurs de la vie politique de son temps (Ascham, Warren, Nedham, Osborne


par exemple), que dans les raisons épistémologiques qu’il avance pour justifier
ses convictions politiques, « Thomas Hobbes et la défense du pouvoir de facto »,
Revue philosophique de la France et de l’étranger, n° 2, avril-juin 1973, p. 131-154.
18. Le Citoyen, VI, § 19 ; Léviathan, chap. XXIX, p. 355. Si le Léviathan est un « Dieu
mortel », son institution doit être telle qu’il puisse durer « à jamais ».
19. Léviathan, chap. XXVIII, p. 338.
20. « Aux lois de nature énoncées au chapitre XV, je voudrais qu’on ajoute celle-ci :
chacun est tenu par nature, autant qu’il est en lui, de protéger dans la guerre
l’autorité par laquelle il est lui-même protégé en temps de paix. En effet, celui qui
revendique un droit naturel de préserver son propre corps ne saurait revendiquer
un droit naturel de détruire celui par la force de qui il est préservé : ce serait se
contredire soi-même ouvertement », Léviathan, p. 714 ; voir aussi chap. XXX,
p. 358.

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Astérion, n° 3, septembre 2005

des rapports juridiques entre le souverain et un ou plusieurs sujets.


4) Tout acte de désobéissance est un acte de sédition qui tend à la
destruction du corps politique parce qu’il témoigne de l’irrationalité
de son auteur. Ainsi Hobbes définit-il l’injure, « l’action ou l’omission
d’un droit transféré auparavant », comme l’effet d’une « passion » par
laquelle nous sommes en contradiction avec nous-mêmes :

Celui qui contracte [covenanteth] veut faire ou ne pas faire [to


omit] pour le temps futur. Et celui qui fait quelque action veut
faire pour le temps présent, qui est une partie du temps futur
contenue dans le contrat [covenant] : et ainsi celui qui viole un
contrat veut que la chose se fasse, et ne se fasse pas en même
temps, ce qui est une contradiction manifeste. Et ainsi l’injure
est une absurdité […].21

Désirer retourner à l’état de nature, c’est encore se contredire : « Celui


qui désire vivre dans un tel état, dans cet état de liberté et dans ce
droit de tous sur toutes choses, se contredit [contradicteth] lui-même.
Car chacun par une nécessité naturelle désire son propre bien, auquel
cet état est contraire, car nous supposons une lutte [contention]
mutuelle par des hommes naturellement égaux, et capables de se
détruire mutuellement », affirme-t-il dans les Elements of Law22. Le
Léviathan modifie cette analyse de l’injure tout en maintenant son
caractère contradictoire, en l’inscrivant dans une théorie de la
représentation dont Hobbes ne disposait pas auparavant : les sujets
qui agissent contre la république pour en détruire l’unité agissent
contre le souverain ou la personne civile, dont les volontés ne peuvent
en réalité être récusées par les sujets, puisque ce sont les leurs, dès lors
que toutes les actions et paroles du souverain ont été d’avance
autorisées dans le cadre du pacte. Ils agissent donc en réalité contre
eux-mêmes. Dans tous les cas, la sédition est analysée comme une

21. Elements of Law, I, III, § 2.


22. Ibid., I, I, § 12.

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Astérion, n °3, juillet 2005

insuffisance de la raison chez le séditieux (il ignore la raison des lois


et les fondements du pacte) et comme l’effet de passions déréglées.
Quelles sont les passions qui, de l’intérieur même du corps politique,
tendent à le détruire ? Sont-ce réellement les passions qui, dans la
théorie politique, assument cette fonction explicative ? Bref, ont-elles
la place que semble leur accorder Hobbes ?

2.2 Déplacement et refoulement des passions dans la théorie


politique de Hobbes

En critiquant la conception aristotélicienne de la sociabilité naturelle,


Hobbes détermine ce qui oppose en la matière les hommes aux
animaux, et désigne du même coup les causes de la guerre dans l’état
de nature. Là où les animaux entretiennent des rapports de concorde
naturelle, les hommes éprouvent l’envie et la haine, causant « des
séditions et des guerres qui arment les hommes les uns contre les
autres ». Hobbes ajoute que les passions déréglées des hommes leur
font désirer les richesses, puis que la gloire fait que chacun voit les
défauts des autres et se croit plus sage, d’où naît « la guerre des
volontés ». Mais c’est surtout la reprise des passions dans les cadres
du langage qui engendre la guerre, lorsque les hommes expriment le
résultat des comparaisons qu’ils se font mutuellement : « [Les bêtes]
sont dépourvues de parole, et sont par conséquent incapables de
s’inciter mutuellement aux factions, là où les hommes n’en sont pas
dépourvus. »23 Le langage véhicule et diffuse les passions d’un
individu à l’autre : leurs effets agonistiques sont produits par leur
propagation, par leur identité et leur continuité d’un individu à
l’autre, puis de l’état de nature à l’état social.
Dans ce dernier, les passions qui déterminent les rapports
interhumains sont résumées à la fin du Léviathan : les « affaires du
monde […] ne consistent, à peu de choses près, qu’en une compétition
perpétuelle pour l’honneur, les richesses, l’autorité »24. De même qu’à

23. Ibid., I, VI, § 5, pour tout ce passage.


24. Léviathan, « Révision et conclusion », p. 713. Voir aussi Dialogues des Common-laws,
L. et P. Carrive (trad.), Vrin, 1990, p. 43 : « Tous les hommes sont troublés par ce
qui fait obstacle à leurs désirs ; mais c’est bien notre faute. Premièrement, nous
désirons des choses impossibles ; nous voudrions être en sécurité à l’égard de

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Astérion, n° 3, septembre 2005

l’état de nature, l’expression des passions dans le langage exacerbe ces


dernières et engendre des conflits. On doit ainsi observer le rôle
particulier qu’accorde Hobbes à l’éloquence : elle est « l’habitude de
joindre des paroles passionnées, et de les appliquer aux passions de
ses auditeurs », ainsi que « la seule vertu nécessaire pour émouvoir
une sédition »25. Les auteurs de rébellions sont « mécontents », ont
« un jugement et des capacités médiocres », mais doivent être
« éloquents ou bons orateurs »26. Ils témoignent de peu de sagesse
mais de beaucoup d’éloquence, et leur défaut de sagesse est un
manque de prudence : la rébellion étant contraire au calcul de la
raison suivant lequel seule une souveraineté absolue peut mettre fin
aux maux de l’état de nature, le rebelle n’a que des opinions
incertaines et fausses, il ignore le droit de l’État. Hobbes ramène la
fausseté de ses opinions à un défaut ou à une altération de la parole
consistant à nommer les choses non selon leur vrai nom, mais selon
ses passions. La diversité des passions provoquant la dissolution du
corps politique est donc réduite à une seule cause : l’éloquence. Cette
dernière est ce par quoi Hobbes explique la genèse des groupes
passionnels qui résistent au droit du souverain et tendent ainsi à la
dissolution du corps politique27.
Si les passions apparaissent comme des obstacles permanents à la
paix dans l’état de nature comme dans l’état civil, on pourrait
s’attendre à ce que Hobbes leur attribue un rôle essentiel dans les
moments décisifs de sa théorie politique, tant dans la création du

l’univers entier, par droit de propriété, sans rien payer ; c’est impossible. Autant
espérer que les poissons et les volailles se mijotent et se rôtissent et se découpent
tout seuls et se posent d’eux-mêmes sur la table ; et que les raisins viennent
fondre d’eux-mêmes dans la bouche… »
25. Le Citoyen, XII, § 12. Dans ce passage, Hobbes évoque aussi un bon usage de
l’éloquence en vue d’amener l’auditeur à la connaissance du vrai ; de même dans
le Léviathan, chap. IV, p. 28-29.
26. « The authors of rebellion […] must have in them these three qualities : 1. To be
discontented themselves ; 2. to be men of mean jugement and capacity ; and 3. to
be eloquent men or good orators » (Elements of Law, II, XXVII, § 12).
27. Le rôle qu’accorde Hobbes à l’éloquence dans son analyse des passions sociales
témoigne de la lecture, décisive, qu’il a faite du livre II de la Rhétorique d’Aristote,
ainsi que l’a montré L. Strauss. Mais si Hobbes y a puisé de nombreux matériaux,
il inscrit sa théorie dans un univers individualiste et concurrentiel où le pouvoir
d’un homme se définit à partir d’un monde qu’il doit vaincre, dans l’effort pour
dépasser autrui et persévérer dans son être ; voir P.-F. Moreau, Hobbes :
philosophie, science, religion, Paris, PUF (Philosophies), 1989, p. 38-39.

19
Astérion, n °3, juillet 2005

corps politique (pour mettre fin aux effets agonistiques des passions
naturelles) que dans l’analyse des causes de sa dissolution (elles
continuent à résister dans le corps politique, contre celui-ci). Or il est
tout à fait surprenant que les occurrences du terme montrent le
contraire. François Tricaud observe que « le mot de passion
n’appartient pas au fond authentiquement hobbesien de la pensée de
Hobbes »28. Les passions n’apparaissent précisément pas là où on les
attendrait. Ainsi, le chapitre VII de la première partie des Elements of
Law, où Hobbes touche de près ce qui cause la guerre dans l’état de
nature, est annoncé au dernier paragraphe du chapitre VI comme
devant traiter des passions, mais ce terme n’est pas même employé.
Au chapitre IX, Hobbes examine « les passions qui résultent du plaisir
et du déplaisir causés par les signes d’honneur et de déshonneur »,
plaçant d’emblée l’ensemble des passions dans le cadre conflictuel de
la comparaison des puissances. Autrement dit, les passions sont
définies à partir de la prédominance de l’une d’elles sur les autres : la
gloire ou le désir de gloire, qui engendre les conflits tout autant dans
l’état de nature que dans l’état civil.
De même, la description des passions sociales et des plaisirs issus
de la compagnie des autres hommes est entièrement centrée sur le
désir de gloire et sa satisfaction. L’introduction du Citoyen, résolument
anti-aristotélicienne, affirme que le motif même du pacte social est la
recherche de l’honneur autant que des commodités : l’expérience nous
enseigne que « toutes nos assemblées, pour si libres qu’elles soient, ne
se forment qu’à cause de la nécessité que nous avons les uns des
autres, ou du désir d’en tirer de la gloire ». La distinction opérée entre
l’utile et l’agréable fait de ce dernier le but du pacte, accordant une
primauté à la gloire sur le calcul rationnel de l’utile. La société est, dit
Hobbes, contractée volontairement, et l’objet de la volonté apparaît
donc bon, c’est-à-dire agréable, à tous ceux qui y entrent. Or « tout le
plaisir de l’âme consiste en la gloire [gloria] (qui est une certaine bonne
opinion qu’on a de soi-même) ou se rapporte à la gloire » ; « le plus
grand plaisir, et la plus parfaite allégresse qui arrive à l’esprit, lui
vient de ce qu’il en voit d’autres au-dessous de soi, avec lesquels en
se comparant, il a une occasion d’entrer en bonne estime de

28. « Le vocabulaire de la passion », Hobbes et son vocabulaire, Y.-C. Zarka (dir.), Paris,
Vrin, 1992, p. 154.

20
Astérion, n° 3, septembre 2005

soi-même »29. Seule la crainte d’un mal à venir peut contrebalancer


cette concurrence malveillante30. Mais la description du
divertissement et des « délices de la société » montre encore la
prééminence de la gloire et de l’appétit des honneurs sur toutes les
autres passions.
Hobbes est donc loin d’adopter une « neutralité
épistémologique » pour décrire la genèse et la nature des passions :
son analyse repose en réalité sur un postulat selon lequel les passions
sont immédiatement liées à des conflits nés de la rivalité au sujet des
signes d’honneur. Les passions sont déterminées comme dangereuses,
sources de conflits, et condamnées31. François Tricaud observe ainsi
que la problématique de la gloire refoule au second plan l’analyse des

29. Le Citoyen, I, § 2, p. 92, et § 5, p. 95. Voir aussi Elements of Law, II, VIII, § 3.
Lorsqu’il analyse les causes de dissolution du corps politique imputables au
souverain, Hobbes fait encore passer la gloire ou le désir de gloire au premier
plan. Chaque souverain a le droit d’assurer sa conservation par tous les moyens
qui sont en son pouvoir : faire la guerre, user de violence et de fraude. Mais à la
différence des conflits qui ont lieu dans l’état de nature entre les individus, et
dont la cause est notamment la gloire, les guerres entreprises pour elles-mêmes
ou pour satisfaire l’ambition, la vanité ou le désir de vengeance, sont proscrites.
Dans les Elements of Law, l’accent est mis sur la guerre défensive, pour éviter les
guerres « non nécessaires » ou les guerres de conquêtes – de même dans les
Dialogues des Common-laws (p. 41).
30. Selon A. O. Hirschman, The Passions and the Interests. Political Arguments for
Capitalism before its Triumph, Princeton, Princeton University Press, 1977
(traduction de P. Andler, Les passions et les intérêts. Justifications politiques du
capitalisme avant son apogée, Paris, PUF, 1997), Hobbes développe une stratégie
de neutralisation réciproque des passions à partir d’une dichotomie présente dans
les passions elles-mêmes : celles qui déterminent les hommes au conflit peuvent
être domptées par celles qui inclinent à la paix. Toute la doctrine du contrat
dériverait ainsi de cette neutralisation, l’ordre politique étant aussi institué par un
troisième terme, introduit entre les passions (destructrices) et la raison
(impuissante) : l’intérêt, dont l’avantage social et économique, vient de ce qu’il
rend les comportements humains constants et prévisibles. Cependant, Hobbes ne
va pas jusqu’à considérer, comme le fera Mandeville, les passions comme des
« vices privés » que l’économie de marché moderne transforme en « bienfaits
publics ». Les passions sont en effet déplorées non seulement comme des vices
privés, mais aussi comme des maux publics. Ainsi n’ont-elles, comme nous
entendons le montrer ici, qu’un rôle secondaire dans l’élaboration de l’ordre
politique, et leur condamnation par Hobbes rend peut-être impensable, dans le
cadre de sa théorie, la dissolution de la république.
31. Cela ne l’empêche pas d’exalter l’ensemble des passions en les comparant à une
course qui définirait la vie elle-même. Voir Elements of Law (I, IX, § 21 ; II, VI, § 9,
et VII, § 1) et le début du chapitre XI du Léviathan.

21
Astérion, n °3, juillet 2005

passions simples, au profit des passions complexes et de leur


composition. Le Léviathan n’emploie pas le terme de passion pour les
mouvements affectifs élémentaires, mais seulement pour leurs formes
complexes ; et si Hobbes affirme au chapitre XIII que la crainte de la
mort, le désir des choses nécessaires à une vie aisée et l’espoir d’y
parvenir par l’industrie poussent les hommes à concevoir les moyens
de sortir de l’état de nature, il n’est pas pour autant prolixe sur ces
passions amies de la raison. Bien au contraire, c’est précisément
lorsqu’il développe la nécessité de l’État, et lorsqu’il fait une théorie
des passions comme prémisse essentielle de sa conception de l’état de
nature, que le mot même de passion tend à disparaître : il se contente
de constater la nocivité des passions naturelles de l’homme,
considérées dans leur ensemble. François Tricaud conclut ainsi que le
terme de passion apparaît lorsque Hobbes définit les passions
complexes pour en faire un catalogue ou un « traité des passions »,
non lorsqu’il faut construire la doctrine élémentaire de la passion, ni
aux moments stratégiques de sa théorie politique, quand l’analyse des
passions doit servir de préambule à la doctrine de l’état de nature
d’où découlera l’essentiel de sa théorie politique.
On peut observer la même absence, ou le même retrait des
passions, si l’on se livre à l’examen comparatif des chapitres VIII de la
seconde partie des Elements of Law et XII du Citoyen, avec le
chapitre XXIX du Léviathan, chapitres exposant l’autre limite de sa
théorie politique : non plus la constitution des républiques, mais leur
dissolution. Au fil des ouvrages, les causes de sédition issues d’un
défaut de raisonnement ou des doctrines séditieuses prennent le pas
sur les causes entièrement passionnelles. Dans les Elements of Law,
Hobbes définit en premier lieu des causes passionnelles. Trois choses
concourent à la sédition : le mécontentement, la prétention du droit
comme justification du mécontentement et l’espérance de parvenir à
ses fins. Le mécontentement est une douleur soit corporelle (mais elle
ne dispose à la rébellion que si cette douleur est future : la
représentation de la douleur, plus que la douleur elle-même, produit
des effets réels), soit une tristesse d’esprit qu’éprouvent ceux qui
estiment, par ressentiment, n’avoir pas les honneurs qu’ils méritent et
la puissance qui leur serait due. La passion déterminant à la rébellion
est donc le mécontentement, qui vient de la crainte et de l’ambition ou
du désir de gloire. Les justifications rationnelles ne disposent pas à la

22
Astérion, n° 3, septembre 2005

rébellion mais n’ont pour fonction que de soutenir les causes


passionnelles. Hobbes fait ensuite la liste des six doctrines séditieuses.
Le Citoyen, quant à lui, accorde la même puissance aux passions et
aux opinions séditieuses. Dans un État où « le peuple fait du
tumulte », il faut considérer « les doctrines et les affections contraires
à la paix, d’où les esprits des particuliers reçoivent des dispositions
séditieuses », ceux qui sollicitent à prendre les armes, et enfin la
manière dont se fait la révolte. Hobbes lie les doctrines et les
affections, et n’examine qu’ensuite les causes proprement
passionnelles, comme d’« autres maladies de l’âme » (l’ambition, la
passion de vengeance, l’envie et l’espérance de vaincre) que
l’éloquence des séditieux transforme en rébellion.
Dans le Léviathan en revanche, les causes passionnelles semblent
entièrement évacuées. Si Hobbes commence par affirmer que la
république est nécessairement vouée à la mort parce que rien de ce
que fabriquent des mortels ne peut être immortel, il ajoute que « si les
hommes avaient cet usage de la raison auquel ils prétendent, leurs
républiques pourraient au moins être mises à l’abri du danger de périr
de maladies internes »32. Dans cette perspective, il n’est donc pas
étonnant que les causes de dissolution des républiques se ramènent à
un défaut de raisonnement plus qu’à la prééminence de certaines
passions anti-sociales33. Hobbes prend néanmoins le soin d’écarter
explicitement les passions : « Par la nature même de leur institution,
[les républiques] sont conçues pour vivre aussi longtemps que
l’humanité, ou aussi longtemps que les lois de la nature ou que la
justice elle-même, de laquelle elles tirent leur vie. »34 Ce n’est pas la
matière de la république, c’est-à-dire la nature passionnelle des
hommes, qui renferme la cause de la dissolution des sociétés civiles (la
nature humaine n’empêche pas d’instituer une république qui dure à
jamais) : cette cause procède des fabricants de la république, qui l’ont
mal bâtie35.

32. Léviathan, chap. XXIX, p. 342.


33. Alors qu’elle était en première place dans le Corps politique, l’ambition des
hommes populaires n’apparaît à présent qu’en treizième position, et en seizième
celle du souverain qui éprouve un désir insatiable d’étendre son empire.
34. Léviathan, chap. XXIX, p. 342.
35. Ibid., chap. XXX, p. 359.

23
Astérion, n °3, juillet 2005

Si le nombre des doctrines séditieuses identifiées par Hobbes


reste stable (six), en revanche, la liste des causes de dissolution de la
république augmente considérablement entre 1640 et 1651. La
question des opinions séditieuses semble donc relativisée.
Néanmoins, ce qui était auparavant imputé aux passions l’est
désormais à la raison ou à un défaut de raisonnement, séparé de toute
cause passionnelle. Même les passions religieuses sont traitées à partir
de la raison, comme des doctrines erronées (tandis qu’il n’y en a
qu’une seule dans les Elements of Law, elles passent au nombre de trois
dans Le Citoyen et le Léviathan). Le chapitre XXIX du Léviathan ne
parle même plus de l’éloquence, cet art de susciter et de manier les
passions, alors qu’elle jouait un rôle moteur dans les deux ouvrages
précédents. Dans le même sens, au chapitre XXVII, les causes de la
désobéissance des sujets aux lois civiles ne sont pas passionnelles, ou
ne le sont que secondairement : Hobbes impute d’abord au séditieux
un défaut de compréhension (une ignorance de la loi et des peines) et
un défaut de raisonnement (une opinion erronée). Vanité, haine,
concupiscence, ambition et convoitise ne viennent qu’ensuite.
Concluons que malgré sa condamnation des passions, ou peut-être à
cause de celle-ci, Hobbes ne fait pas des passions la cause des
séditions et de la dissolution du corps politique.
Observons encore quelques points allant dans ce sens. Tandis que
les Elements of Law et Le Citoyen commençaient la liste de doctrines
séditieuses par la question de la conscience individuelle (le jugement
privé touchant le bien et le mal), le Léviathan l’ouvre par celle du
pouvoir souverain, qui doit être absolu et être considéré comme tel
par les sujets, comme si le tout de la république et sa forme primaient
sur les parties qui la constituent. La dissolution du corps politique est
désormais pensée comme une machine qui se défait, avant d’être
pensée par les sujets qui la défont. De même, le Léviathan cesse de
distinguer les dispositions internes de sujets à la rébellion et la cause
motrice extérieure qui la provoque. Il semble donc que c’est
l’ensemble de la république, le tout de l’État et de la société civile, qui
peut contenir ou supprimer les germes de sa propre dissolution, et
plus précisément, le pouvoir que s’attribue ou non le souverain.
L’unité du corps politique repose à présent sur l’union rationnelle des
sujets et l’unité de la puissance souveraine, c’est-à-dire son absoluité.
Là où, dans les Elements of Law et dans Le Citoyen, le peuple, ou plutôt

24
Astérion, n° 3, septembre 2005

la multitude divisée par ses passions individuelles, est au premier


plan (ses passions sont causes de la dissolution du lien civil, son
obéissance garantit en revanche le pouvoir du souverain), il passe au
second plan dans le Léviathan : l’unité de la république tient à la
forme absolue du pouvoir souverain, c’est-à-dire au pouvoir que ce
dernier peut réellement exercer, pouvoir qui lui est conféré dès son
institution et dont il ne doit pas se départir, faute de quoi il ne
pourrait plus assurer la protection des sujets. Les passions présentes
dans les individus, et susceptibles de détruire le corps politique, ne
sont plus examinées.
La rupture radicale entre l’état de nature et l’état civil que
Spinoza identifiait chez Hobbes se fonde ainsi sur la mise à l’écart des
passions dans la théorie politique hobbesienne : la conservation du
corps politique doit en effet être assurée par autre chose que les
passions. Certes, les mêmes passions sont présentes de l’état de nature
à l’état social, et le retour à l’état de nature est pour Hobbes un danger
qui n’est jamais écarté – à proprement parler les passions ne sont
jamais supprimées. On observe en ce sens une continuation de l’état
de nature dans l’état civil à travers le jeu agonistique des passions : la
condition humaine demeure la même. L’artificialisme de Hobbes doit
en ce sens être nuancé. Si en 1651, la théorie de la personne artificielle
évite le recours au vocabulaire du corps politique dans la génération
de la république pour marquer la différence d’avec le corps naturel36,
il n’en demeure pas moins que la nature de l’homme artificiel dépend
des invariants de la nature humaine, du droit et des lois naturels
– tout de même que l’essence de la souveraineté ne dépend pas des
volontés humaines. Le point de vue adopté par Hobbes dans le
Léviathan, à la différence des ouvrages antérieurs, exclut les passions
précisément parce qu’elles constituent ces invariants de la nature
humaine qui n’empêchent pas d’instituer un État qui dure à jamais
– du moins dans l’intention de ses artisans –, dont les passions sont la
matière même. Autrement dit, les passions ne sont plus à incriminer
comme obstacle à l’édification d’un ordre politique dès lors que l’on
dispose de la nouvelle science civile, qui permet d’établir et de
conserver une paix civile sans que le jeu agonistique des passions se

36. Ce qui n’empêche pas Hobbes de recourir davantage qu’en 1640 à la comparaison
de l’homme artificiel avec l’homme naturel – mais précisément en dehors des
moments où est pensée la génération de la république.

25
Astérion, n °3, juillet 2005

dresse comme obstacle à cette paix. Il s’agit désormais, bien davantage


que d’agir sur l’invariant des passions, d’agir sur les doctrines
séditieuses, car il est tout à la fois plus facile et plus urgent de
transformer les opinions que les passions. On peut donc rapporter la
mise à l’écart des passions et l’importance grandissante accordée aux
doctrines séditieuses dans l’analyse des causes de la dissolution de la
république à ce souci de transformer les opinions plus que les
passions.
Mais ce point de vue revient par contrecoup à réduire
considérablement le rôle des passions dans la constitution et le
fonctionnement du corps politique, alors qu’elles sont
paradoxalement déterminantes dans les causes qui transforment l’état
de nature en état de guerre. Hobbes se contente de les déplorer. Ainsi
en va-t-il du rôle des passions dans les châtiments. Le droit de punir
du souverain ne doit pas avoir pour effet la crainte des sanctions de la
part des sujets : les châtiments doivent disposer la volonté des
hommes à l’obéissance37, qui devient un acte rationnel issu du
consentement des sujets au pouvoir du souverain. Ce dernier ne peut
gouverner par la crainte ou par la seule menace de la force, comme
l’affirme Hobbes dans le Behemoth : « Si les hommes ne connaissent
pas leur devoir, qu’est-ce qui peut les forcer à obéir aux lois ? Une
armée, direz-vous. Mais qu’est-ce qui forcera l’armée ? »38 La
constitution comme le maintien du corps politique supposent le
consentement des sujets au pouvoir et à l’autorité souveraine, ils font
appel à leur raison et au calcul d’intérêt, non à leurs passions.
L’analyse du rôle des passions chez le souverain le confirme. Le
meilleur moyen d’échapper à la « tyrannie » consiste en effet à éviter
la rébellion des sujets, non en limitant l’autorité du souverain, mais en
la rendant absolue. Supprimer toute limite à son autorité permet de
délivrer le souverain des passions telles que la méfiance, la crainte ou
la rivalité, qui engendrent la tyrannie, et de réduire par là même chez
les sujets les passions funestes au corps politique. Hobbes n’exclut pas
que le souverain puisse lui-même être la cause de la dissolution du
corps politique, lorsqu’il renonce a une partie de son droit contre ce
qu’enseigne la raison. Comme l’observe Franck Lessay39, Hobbes

37. Léviathan, chap. XXVIII, p. 331.


38. Cité par F. Lessay, Souveraineté et légitimité chez Hobbes, Paris, PUF, 1988, p. 189.
39. Ibid., p. 205.

26
Astérion, n° 3, septembre 2005

pense une proportion directe entre la puissance et la rationalité de la


souveraineté : plus le souverain est puissant, moins son mode de
gouvernement est passionnel ; plus il agit rationnellement, moins les
sujets ont de raisons de le craindre. Il s’agit là, somme toute, d’une
catharsis des passions40. La rationalité du mode de gouvernement
assure la légitimité de la souveraineté, elle crée une situation de
« consentement universel »41 : l’adhésion des citoyens aux lois de la
cité ne repose pas sur des mécanismes passionnels, mais sur leur mise
à l’écart. Les passions doivent donc en réalité être évacuées du corps
politique : lorsque Hobbes procède à leur analyse dans le cadre de sa
théorie politique, il a toujours en vue de définir les dispositifs
permettant de les supprimer, aussi bien chez les sujets que chez le
souverain.
Hobbes opère ainsi deux déplacements : il réduit d’une part,

40. R. Polin, Hobbes, Dieu et les hommes, Paris, PUF, 1981, p. 229. Certes, l’opposition
entre passion et raison est toujours à relativiser chez Hobbes, même s’il lui arrive
de les opposer directement : dans la mesure où une volonté n’est autre chose
qu’un désir ou une aversion qui l’a emporté dans la délibération, celui qui
gouverne selon la raison demeure tout autant déterminé par ses affects ou par ses
appétits que celui qui gouverne selon ses passions. Il ne s’agit donc pas tant
d’assurer la victoire de la raison sur la passion, que de déterminer les conditions
dans lesquelles les appétits du souverain engendrent des décisions conformes à
l’intérêt commun, c’est-à-dire produisent des effets conformes à la science civile.
La rationalité du mode de gouvernement ne consiste pas à exclure toute forme
d’appétit ou d’affect chez le souverain – cela est impossible –, mais à faire en sorte
que ces appétits ne soient pas déterminés comme des passions directement
opposées à la paix civile. Autrement dit, il s’agit bien de produire les conditions
dans lesquelles les résultats des délibérations seront conformes à la raison, c’est-à-
dire aux conclusions que celle-ci a dégagées sous forme d’une science civile. Ainsi
Hobbes distingue-t-il les trois formes de gouvernement selon qu’elles sont plus ou
moins aptes à procurer au peuple la paix et la sécurité : un monarque peut être
« attentif, dans sa personnalité politique, à favoriser l’intérêt commun, il est
néanmoins plus attentif encore, en tout cas pas moins, à favoriser son bien privé,
celui de sa parenté, de sa maison, de ses amis ; et en général, si l’intérêt public
vient à s’opposer à l’intérêt privé, il donne la préférence à celui-ci : les passions
des hommes en effet, sont communément plus puissantes que leur raison ».
L’opposition entre passion et raison ainsi dégagée n’aboutit pas, dans le texte de
Hobbes, à supprimer les appétits du souverain, mais à les ordonner à une forme
de rationalité politique : « Il s’ensuit que c’est là où l’intérêt public et l’intérêt
privé sont le plus étroitement unis que l’intérêt public est le plus avantagé »
(Léviathan, chap. XIX, p. 195).
41. L’expression est de F. Lessay, « Souveraineté absolue, souveraineté légitime »,
Thomas Hobbes, théorie de la science et politique, Y.-C. Zarka et F. Bernhardt (dir.),
Paris, PUF, 1990, p. 275-287.

27
Astérion, n °3, juillet 2005

dans l’analyse du rôle des passions dans la dissolution du corps


politique, la diversité des passions à la seule éloquence ; d’autre part,
il fait passer les passions au second plan lorsqu’il analyse la
constitution comme les causes de la dissolution du corps politique.
Les passions sont peut-être ce qui fait obstacle, dans l’état de nature, à
la constitution du corps politique ; mais une fois celui-ci créé, elles
sont reléguées au second plan, ne permettant ni d’ordonner le corps
politique en recourant à des mécanismes imaginaires d’unification ou
d’adhésion passionnelle, comme le fait Spinoza, ni d’expliquer ce qui
le dissout directement. Hobbes a donc tout à la fois :
– un souci constant des passions, parce qu’elles font obstacle à la
constitution du corps politique : il les déplore en ce sens, mais c’est
justement parce qu’elles constituent l’horizon de toute sa théorie
politique (comment éviter la guerre civile en instituant un État pour
qu’il dure à jamais ?) ;
– un silence surprenant sur le rôle des passions non seulement dans le
fonctionnement même du corps politique (elles sont déplorées, mais
ne sont pas intégrées comme ce qui peut produire l’ordre du corps
politique), mais aussi dans l’analyse des causes de sa dissolution
(alors qu’elles inclinent les hommes à créer un ordre politique pour
sortir de l’état de nature).

2.3 Le tournant moral de la philosophie hobbesienne :


la crainte et la gloire

Dans La philosophie politique de Hobbes, Leo Strauss défend la thèse


selon laquelle la théorie politique de Hobbes a un fondement moral.
Elle reposerait d’une part sur l’identification de l’appétit naturel,
déréglé ou du moins irrationnel, à la vanité, au désir de gloire ;
d’autre part sur la crainte de la mort, origine passionnelle de la
conscience de soi et de la raison naturelle, plus que sur le désir de
conserver sa vie – la crainte de la mort venant contrer les effets
conflictuels de la vanité et rendant ainsi possible l’institution de la
république. Cette interprétation de la philosophie politique de Hobbes
semble difficile à maintenir dès lors que l’on se penche sur la genèse et
sur la place des passions dans l’institution comme dans la dissolution
du corps politique.

28
Astérion, n° 3, septembre 2005

Leo Strauss identifie en effet l’appétit naturel à la vanité en


soulignant que le caractère infini de l’appétit humain ne saurait être
dérivé des perceptions ou des impressions sensibles, comme c’est le
cas chez les animaux : l’origine de l’appétit naturel humain n’est donc
pas la sensibilité, qui s’explique de manière mécaniste ou naturaliste,
mais la vanité, qui est une prémisse d’ordre moral. L’homme désire
« spontanément et continûment le pouvoir » (p. 28), et cette aspiration
première et illimitée au pouvoir ne peut être qu’irrationnelle, elle
vient « des profondeurs de l’homme lui-même » (p. 30). Du coup,
selon Leo Strauss, la vanité (ou la fausse gloire, qu’il identifie à la
gloire là où Hobbes les distingue42) occupe une place particulière dans
l’analyse des passions complexes à partir de laquelle Hobbes établit
les fondements de sa théorie politique : étant une aspiration à
l’honneur, à la prééminence sur autrui et à la reconnaissance de celle-
ci, la vanité distingue l’homme de l’animal et investit toutes les
passions43. Toutes les formes de passions complexes dérivent d’un
sentiment de supériorité ou d’infériorité, de l’aspiration à la
prééminence et à la reconnaissance de celle-ci, c’est-à-dire de la vanité
ou de la gloire. C’est d’ailleurs précisément parce que toutes les
passions se ramènent à la vanité et que leur puissance transforme
l’état de nature en état de guerre, qu’il faut ériger un Léviathan, par
référence au chapitre XLI du Livre de Job : celui-ci désigne précisément
« le roi des orgueilleux »44 – ce n’est donc pas le pouvoir comme tel
qui permet de comparer l’État au Léviathan, mais le pouvoir qui
subordonne les orgueilleux. L’institution de la république et la puissance
de l’État sont justifiées par le primat de la vanité sur les autres
passions, ou par l’assimilation de toutes les passions à la passion de la
prééminence et de sa reconnaissance par autrui.
Le second élément constitutif de l’anthropologie hobbesienne est

42. Elements of Law, I, IX, § 1 ; Léviathan, chap. VI, p. 53.


43. L. Strauss observe ainsi que la folie, définie par le fait d’éprouver à l’égard d’une
chose quelconque des passions plus fortes et plus véhémentes qu’on en voit
généralement chez les autres hommes, nous éclaire sur la nature des passions. Il
est remarquable à ce titre que Hobbes la pense comme un effet de la vanité ou de
son contraire, l’abattement. La cause de la folie est en effet « soit ce degré élevé de
vaine gloire qui est communément nommé orgueil ou suffisance, soit un profond
abattement » (Léviathan, chap. VIII, p. 70). « Non guidées, les passions sont pour la
plus grande part pure folie » (ibid., p. 72).
44. Léviathan, chap. XXVIII, p. 340.

29
Astérion, n °3, juillet 2005

le principe de conservation de soi, éprouvé de manière passionnelle


comme crainte de la mort violente – crainte d’où seront dérivés le
droit et la loi naturels. Leo Strauss déduit du primat de la vanité sur
les autres passions l’idée que les hommes vivent dans l’imaginaire : la
vanité consiste à se glorifier par des signes de puissance et par la
reconnaissance qu’en fait autrui, ou reconnaissance qu’on s’imagine
lorsqu’il s’agit de vaine gloire. Or il s’agit principalement de vaine
gloire puisque dans l’état de nature, on veut non pas tuer l’autre mais
le dominer. Par une interprétation quasi hégélienne des conflits
passionnels à l’œuvre dans l’état de nature, Leo Strauss montre que
les hommes vaniteux veulent être reconnus dans leur gloire par les
autres, se sentent méprisés, ont donc une volonté de nuire à autrui et
de se venger45. La haine engendre alors le combat dans lequel apparaît
la crainte de la mort violente, c’est-à-dire la conscience même de la
mort46.
La crainte de la mort violente se présente comme la passion
menant à la raison ; elle est, selon Leo Strauss, prérationnelle mais
rationnelle dans ses effets : plus que le principe rationnel de
conservation de soi, elle est à la racine de tout droit et de toute morale
(p. 39). Cette dernière a pour critère l’intention juste, c’est-à-dire
l’obéissance aux lois par crainte non de la punition, mais de la mort
(c’est-à-dire, selon Strauss, « par intime conviction, comme s’il
accomplissait derechef en lui-même la fondation de l’État », p. 49), par
laquelle seule l’homme peut s’affranchir de la vanité47. Le mouvement

45. L. Strauss voit ici la genèse de la relation maître-esclave (La philosophie politique…,
p. 44).
46. Les hommes n’ont en effet pas spontanément peur de la mort, car ils n’en ont pas
conscience : la preuve en serait que Hobbes ne mentionne pas la médecine,
comme le font Descartes et Spinoza, lorsqu’il pense les conditions dans lesquelles
les hommes pourraient bien vivre.
47. L. Strauss conclut : « Ainsi, ce qui est au fondement de la philosophie politique de
Hobbes, ce n’est pas l’opposition naturaliste entre, d’une part, la convoitise
animale indifférente à la morale (ou l’aspiration humaine au pouvoir, indifférente
à la morale) et, d’autre part, l’aspiration à la conservation de soi, indifférente à la
morale, mais l’opposition morale et humaniste entre la vanité fondamentalement
injuste et la crainte fondamentalement juste de la mort violente » (p. 52).
L. Strauss affirme que Hobbes n’est jamais parvenu à justifier sa thèse
fondamentale, parce qu’« il n’a pu se résoudre à prendre pour point de départ la
réduction explicite de l’appétit naturel de l’homme à la vanité », c’est-à-dire à la
méchanceté. Il ajoute : « Il nous est impossible de fournir ici la preuve de ce que
nous avançons », réservant cette preuve pour plus tard. L. Strauss en conclut

30
Astérion, n° 3, septembre 2005

de l’analyse straussienne part donc du primat de la vanité, passion


immorale, sur toutes les autres passions, pour aboutir à son éviction
par la conscience de la mort violente. Fondation de la morale et
fondation de la politique convergent vers un même but : surmonter la
vanité ou la méchanceté originaire de l’homme.
Il nous semble que si Hobbes réduit en effet les passions à la
vanité et au désir de gloire, ou les range toutes sous la prédominance
de celles-ci, il n’a de cesse de les condamner et de les reléguer au
second plan : elles ne sont ni au fondement de la politique, ni ce qui
produit en permanence son fonctionnement, ni ce qui cause sa
dissolution. S’il est certain que la vanité, ou le caractère infini de
l’appétit humain, n’est pas causé par la masse infinie des impressions
externes, cela ne signifie pas pour autant que l’homme désire
spontanément infiniment : Hobbes fournit en effet les éléments d’une
analyse génétique de ce caractère illimité du désir, qui n’est donc pas
un postulat, mais la conséquence non mécanique d’éléments plus
fondamentaux présents en l’homme.
Hobbes définit la gloire comme une passion par laquelle un
homme contemple avec satisfaction sa propre puissance. On peut en
comprendre la genèse en procédant à l’analyse du concept de
puissance. Tandis que le chapitre X du Léviathan construit une
définition neutre de celle-ci (« Le pouvoir d’un homme (pris
universellement) est l’ensemble des moyens dont il dispose
effectivement pour obtenir un bien apparent futur »), le début du
chapitre XI transforme la recherche du pouvoir en course effrénée et
en concurrence universelle, avant d’aboutir sur l’état de guerre décrit
au chapitre XIII. Cette définition initiale de la puissance (potentia)
porte sur les moyens dont dispose un individu pour parvenir à ses
fins, indépendamment de la puissance des autres individus. Si l’on
s’en tenait à cette recherche, le désir de puissance n’engendrerait ni la
rivalité et la gloire, ni la concurrence sans frein entre les hommes : les
conflits pourraient porter sur l’appropriation de biens en quantité
limitée, mais ils cesseraient dès lors que chacun disposerait de ce qui
est nécessaire à l’entretien de son mouvement vital. Or Hobbes

néanmoins : « La philosophie politique de Hobbes ne repose pas sur l’illusion


d’une moralité amorale, mais sur une nouvelle moralité, ou, pour le dire sans
trahir l’intention de Hobbes, sur une nouvelle fondation de la morale, morale une
et éternelle » (p. 35).

31
Astérion, n °3, juillet 2005

spécifie immédiatement son concept de puissance en incluant


précisément la présence d’autrui, présence qui va orienter le désir de
puissance vers des fins qui ne se limitent pas à la simple conservation
du mouvement vital.
Le concept de puissance recouvre en effet deux réalités : la
puissance naturelle, constituée par la prééminence des facultés du corps
ou de l’esprit (force, prudence, beauté, arts, éloquence, libéralité,
noblesse, portés à un degré exceptionnel), et la puissance instrumentale
ou l’ensemble des moyens de reproduire la puissance naturelle48.
Comme tout vivant doué de mouvement animal, l’homme use de ses
capacités pour satisfaire ses appétits, mais à la différence des
animaux, la puissance instrumentale dont il jouit transforme la
puissance en instrument de sa propre reproduction : la distinction de
la puissance naturelle et de la puissance instrumentale indique la
genèse du passage à l’illimité du désir humain, inaugurant un
mouvement sans trêve où l’objet du désir devient la puissance elle-
même49. La comparaison des puissances, qui seule permet d’évaluer la
puissance réelle d’un homme par différentiation de celle des autres,
engendre la puissance elle-même. Les Elements of Law définissent aussi
la puissance dans un cadre conflictuel où la comparaison et l’inégalité
deviennent constitutives de la puissance elle-même50. Mais tandis que
la puissance d’un individu y est mesurée en partant d’abord de
l’honneur intérieur, puis en recourant à l’estimation publique et aux
signes extérieurs qui la manifestent, le Léviathan définit d’emblée la
puissance par les signes d’honneur et de déshonneur, et non par
l’estimation privée qu’un homme fait de sa propre puissance. La
genèse du désir de gloire et de l’appétit illimité de puissance réside en
ce sens dans une dynamique des signes et des représentations de la
puissance, signes qui constituent la réalité de cette puissance. L’usage

48. Léviathan, chap. X, p. 81.


49. Ibid., chap. XI, p. 96. J’ai analysé ce point dans « Individuation et
individualisation : corps naturel, corps humain et corps politique chez Hobbes »,
Annales doctorales, Corps et individuation, n° 1, sept. 1998.
50. Elements of Law, I, VIII, § 4 : « Le pouvoir pris simplement n’est autre chose que
l’excès du pouvoir de l’un sur le pouvoir d’un autre [power simply is no more, but
the excess of the power of one above that of another]. » C’est parce que « la puissance
d’un homme résiste et entrave les effets de la puissance d’un autre » que la
puissance est excès et engendre la rivalité, « car des puissances égales qui
s’opposent, se détruisent réciproquement ; et une telle opposition est appelée
conflit » (ibid.).

32
Astérion, n° 3, septembre 2005

des signes de puissance détermine la valeur d’un homme en fonction


du prix que les autres lui reconnaissent51, et la course aux honneurs
vise précisément à cumuler les signes de puissance.
Remarquons que la puissance naturelle contient des éléments
acquis par l’expérience ou relevant de l’artifice : d’une part, les
hommes désirent plus de puissance par crainte de l’avenir, ce qui
implique une conscience du temps et une forme d’anticipation et de
calcul ; d’autre part, seul l’usage de signes linguistiques et corporels
rend possibles les comparaisons et la rivalité entre les hommes. La
vanité ou le désir illimité de pouvoir supposent donc dans leur
généalogie l’usage de signes, le calcul et la conscience du temps, qui
ont leur source dans la curiosité52. En ce sens, la raison est déjà
présente dans la définition « universelle » de la puissance, comme
computatio du temps, addition et soustraction de moyens, ajustement
des moyens aux fins visées. On ne saurait affirmer par conséquent que
la vanité, issue du désir illimité de puissance, est foncièrement
irrationnelle : dans l’état de nature, les conflits issus du désir de gloire
résultent d’une anticipation par laquelle les individus calculent dans

51. Les comparaisons sont des évaluations qui déterminent le prix d’un homme en
fonction des signes d’honneur ou de puissance qui lui sont reconnus (ibid., I, VIII,
§ 5). Léviathan, chap. X, p. 97 : « Est honorable toute possession, action ou qualité,
qui est la preuve ou le signe d’un pouvoir. » Ainsi, être honoré, aimé ou craint,
dominer ou avoir bonne fortune, sont des signes d’honneur, parce qu’ils affirment
une puissance supérieure à celle d’autrui. Les insignes, cottes d’armes, titres
honorifiques ou qualifications sont aussi des signes de puissance, mais en vertu
de la volonté du souverain.
52. « L’anxiété de l’avenir dispose à s’enquérir des causes des choses : en effet cette
connaissance rend l’homme d’autant plus apte à ordonner le présent en vue de
son plus grand avantage » (Léviathan, chap. XI, p. 102). Sur le passage des
marques aux signes linguistiques et à la raison, voir P.-F. Moreau, Hobbes…, p. 57-
67. Notons que la crainte, qui pousse l’homme à connaître les causes et entretient
la curiosité, suppose déjà sinon une capacité délibérative ou calculatoire, du
moins une conscience du temps prérationnelle, c’est-à-dire une représentation du
passé et une anticipation de l’avenir à partir de laquelle le calcul, donc la
délibération deviennent possibles. En outre, c’est parce que les représentations du
futur et de la mort sont déjà présentes dans le calcul des moyens dont on dispose,
que la crainte de la mort précède le désir illimité de puissance, contrairement à ce
qu’affirme L. Strauss. On peut donc en déduire d’une part que la crainte n’est pas
un effet de la conscience de la mort violente rendue réelle par le combat : elle
précède et engendre le combat lui-même, d’autre part que l’appétit naturel ne
saurait s’identifier à l’aspiration spontanée et irrationnelle au pouvoir – s’il
constitue un caractère stable de la nature humaine, ce caractère n’en reste pas
moins dérivé.

33
Astérion, n °3, juillet 2005

le temps les moyens de leur propre conservation, chacun suivant sa


raison afin d’éviter la mort53 – or dans cet état, il n’est pas d’autre
moyen d’assurer sa propre conservation qu’en prenant les devants,
c’est-à-dire en engageant une guerre préventive ou offensive. L’état
civil n’est pas un état rationnel sans passions, ni l’état de nature un
état passionnel sans raison. L’opposition réelle entre les deux états
n’est pas celle des passions et de la raison, mais celle des moyens,
à terme adéquats ou inadéquats, de conserver sa vie54.
Le désir de puissance apparaît en ce sens comme une passion
éminemment sociale présente dès l’état de nature, mais aussi comme
l’effet d’une nécessité et d’un calcul par lequel tout individu cherche à
augmenter sa propre puissance. En affirmant que la puissance n’est
qu’une quantité relative (l’excédent des capacités d’un homme sur un
autre), Hobbes introduit, comme l’observe Crawford B. Macpherson55,
un postulat qui n’était pas présent dans sa définition de l’homme
comme mécanisme automoteur cherchant à perpétuer son
mouvement vital. Mais si ce postulat n’est pas contenu dans la
conception strictement mécaniste de la puissance, il obéit à un calcul
soumis à une nécessité naturelle : tout individu doit accroître sa
puissance pour se maintenir en vie, la présence d’autrui induisant des
effets et des calculs qui ne sauraient pour autant s’inscrire dans un
strict mécanisme.
Notons enfin que cette rivalité constitutive de la puissance est
universelle non seulement en ce qu’elle focalise l’ensemble des
passions humaines, mais aussi en tant qu’elle affecte l’ensemble des
hommes, même si tous n’y sont pas spontanément soumis. En effet,

53. « […] et parce que l’état de l’homme [...] est un état de guerre de chacun contre
chacun, situation où chacun est gouverné par sa propre raison » (Léviathan, chap. XIV,
p. 129). Voir aussi chap. XIII, p. 123 ; Le Citoyen, I, § 7, p. 96.
54. Notons que c’est précisément parce que les passions sont des perturbations de
l’âme, et parce qu’elles sont irrationnelles dans leurs effets, que Hobbes court-
circuite la méthode résolutive-compositive au profit d’une méthode d’observation
empirique de soi, dans l’introduction du Léviathan (p. 7) ; voir aussi Léviathan,
chap. XXX, p. 365 et 374. Les passions brouillent la connaissance, claire et simple
en elle-même, que les hommes pourraient avoir des normes édifiées par la
philosophie politique. La vanité est donc bien la passion qui empêche la
connaissance du cœur humain et qui fait obstacle à une anthropologie scientifique
dont la méthode serait démonstrative, avant de faire obstacle à la politique.
55. C. B. Macpherson, The Political Theory of Possessive Individualism, Oxford, Oxford
University Press, 1962 ; traduction de M. Fuchs, La théorie politique de
l’individualisme possessif de Hobbes à Locke, Paris, Gallimard, 1971, p. 46.

34
Astérion, n° 3, septembre 2005

Hobbes attribue les différences d’esprit à des passions dont les objets
se différencient (le désir plus ou moins grand de pouvoir, de
richesses, de savoir ou d’honneur), mais il ajoute aussitôt qu’elles se
ramènent toutes au seul désir de puissance56. De même, tous les biens
sont des biens de puissance ou tous s’y ramènent ; et tous s’inscrivent
dans le cadre d’une rivalité avec autrui dans la mesure où ils
constituent des moyens offensifs ou défensifs à l’égard des autres
hommes57. Si le désir de puissance est universel, il ne l’est pas de
manière innée : Hobbes répète à plusieurs reprises que certains
hommes modérés ne désirent ni le pouvoir ni la gloire58. Mais il faut
bien voir dans la recherche du pouvoir un moyen de conserver sa
propre puissance, et dans l’appétit de gloire le résultat du désir de
puissance : « La gloire [glory], la glorification intérieure ou triomphe
de l’esprit [triumph of the mind], est cette passion procédant de
l’imagination ou de la conception de notre propre pouvoir que nous
jugeons supérieur au pouvoir de celui qui lutte [contendeth] contre
nous »59, ce qui correspond très exactement à la définition de la
puissance comme excédent sur les capacités d’autrui. À l’inverse de
Leo Strauss, il convient donc d’affirmer que le désir illimité de
pouvoir n’est pas un caractère inné de la nature humaine : ceux dont
la nature incline à la modération sont cependant contraints d’accroître
leur puissance pour protéger celle dont ils disposent déjà, parce
qu’« on ne peut rendre sûrs, sinon en en acquérant davantage, le
pouvoir et les moyens dont dépend le bien-être qu’on possède
présentement »60.
Il faut enfin se garder de faire de la gloire et du désir illimité de
puissance une disposition immorale ou méchante de la nature

56. Léviathan, chap. XIV, p. 69.


57. Ainsi, la richesse jointe à la libéralité est un pouvoir parce qu’elle procure des
amis et des serviteurs ; la réputation de posséder un pouvoir nous attache ceux
qui ont besoin de protection ; une qualité quelconque qui fait qu’on est aimé ou
craint est un moyen de recevoir l’assistance d’un grand nombre ; le succès est un
pouvoir parce qu’il procure la crainte ou la confiance d’autrui (Léviathan, chap. X,
p. 82).
58. Elements of Law, XIV, § 2-3 ; Le Citoyen, I, § 4 ; Léviathan, chap. XIII, p. 122-123.
59. Elements of Law, IX, § 1.
60. Léviathan, chap. XI, p. 96. De même, dans la préface du Citoyen : « [...] les
personnes les plus modérées seraient nécessairement obligées de se tenir toujours
sur leurs gardes, de se défier, de prévenir, de prendre leurs avantages, et d’user
de toute sorte de défense » (p. 72).

35
Astérion, n °3, juillet 2005

humaine. Hobbes lui-même s’en défend explicitement dans la préface


du Citoyen, affirmant que « la méchanceté n’est autre chose que le
défaut de raison en un âge auquel elle a accoutumé de venir aux
hommes, par un instinct de la nature, qui doit être alors cultivée par la
discipline »61. Pour le dire autrement, les passions naturelles ne
sauraient être la cause de la méchanceté des hommes, celle-ci n’étant
qu’un défaut ou un mauvais usage de la raison acquise par
l’expérience et par la connaissance. Si la vanité, ou le désir de
puissance et de gloire, s’explique de manière généalogique et ne se
retrouve pas de manière innée chez tous les hommes, et si les passions
ne sont pas naturellement mauvaises, il devient alors difficile de
soutenir que le fondement de la philosophie politique hobbesienne est
moral – mais cela n’empêche peut-être pas d’affirmer que cette
philosophie devient morale dès lors que les passions sont simplement
condamnées, déplorées et reléguées au second plan à l’intérieur de la
théorie politique, comme un obstacle non surmonté.

3. De la résistance à la sédition chez Spinoza

Comme Hobbes, Spinoza soutient que le plus grand danger pour


l’État vient toujours des citoyens qui le composent. Plebs, vulgus et
multitudo semblent réservés, ainsi que l’observe Étienne Balibar62, à
l’aspect antagoniste et destructeur de la vie sociale, et le corps
politique court toujours le risque que le « pouvoir souverain passe à la
masse de la population, changement qui est le plus grand possible et
par là très périlleux »63. Constituée dans un rapport conflictuel avec le

61. Le Citoyen, préface, p. 73. Pour F. Tricaud, « il est malaisé de décider si les
hommes s’entretuent parce qu’ils sont méchants (plus précisément : parce que
certains d’entre eux sont méchants), ou parce que leur situation naturelle les
oblige à voir en tout homme un ennemi possible » ; il penche ensuite pour la
seconde hypothèse : le chapitre XIII du Léviathan montrerait que la situation
propre à l’état de nature, et non une nature humaine méchante, contraint tout
homme à considérer les autres comme ses ennemis. Voir « Le roman
philosophique de l’humanité chez Hobbes et chez Locke », Archives de philosophie,
t. LV, oct.-déc. 1992, p. 631-643.
62. É. Balibar, La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris,
Galilée, 1997, « Spinoza, l’anti-Orwell. La crainte des masses », p. 58-59.
63. Traité politique, op. cit., VII, § 25. Voir aussi IX, § 14 ; Traité théologico-politique,
J. Lagrée et P.-F. Moreau (trad.), Paris, PUF, 1999, chap. XVI, p. 280, et chap. XVIII,

36
Astérion, n° 3, septembre 2005

droit absolu du souverain, la foule apparaît en ce sens moins comme


une entité à part entière que comme la manifestation de passions
collectives toujours susceptibles de détruire le corps politique. Pour
autant, et à l’inverse de Hobbes, Spinoza ne relègue jamais les
passions au second plan de sa philosophie politique, ni ne pense cette
dernière comme le moyen de les supprimer. Bien au contraire, leur
considération affecte le contenu des concepts centraux de sa théorie,
non seulement lorsqu’il pense la constitution du corps politique, mais
aussi lorsqu’il détermine les causes de sa dissolution
– et c’est précisément en tant qu’elles résistent au corps politique que
les passions jouent un rôle essentiel.

3.1 Les passions du politique

Spinoza définit deux groupes de passions dont les effets sont


manifestes tant avant le pacte, qu’une fois ce dernier conclu. Si ces
passions constituent toutes des caractères stables ou récurrents de la
nature humaine, elles se distinguent en ce que certaines sont des
passions élémentaires constitutives de l’individualité, mais ne
résistant pas nécessairement au pacte, ni au corps politique, tandis
que d’autres résistent directement et continuellement à l’intérieur du
corps politique, contre celui-ci. Ainsi en témoigne la définition du
concept de droit naturel, et la possibilité de son aliénation par un
contrat. Spinoza définit le contrat et le transfert du droit naturel des
individus au profit du souverain au chapitre XVI du Traité théologico-
politique, pour affirmer dès le chapitre XVII que ce transfert n’est ni
nécessaire ni possible : identifié à la puissance des individus, le droit
naturel est inaliénable – ce qui explique par la suite l’absence du
concept de contrat dans le Traité politique. Cette question étant
suffisamment connue, nous nous intéresserons essentiellement à ses
conséquences. Puisque « jamais personne, en effet, ne pourra
transférer à un autre sa puissance, et par conséquent son droit, au
point de cesser d’être un homme ; il n’y aura jamais un pouvoir
souverain tel qu’il puisse accomplir ce qu’il veut »64. Nul ne peut

p. 603. Traité politique (traduction de C. Appuhn), chap. VI, § 6.


64. Traité théologico-politique, XVII, p. 535.

37
Astérion, n °3, juillet 2005

renoncer à ses passions : la complexion d’un individu est une


particularisation des lois générales de la nature auxquelles il ne peut
pas plus renoncer qu’il ne peut être un empire dans un empire. Le
transfert du droit naturel ou de la puissance est rendu impossible par
leur contenu passionnel, qui est l’effet nécessaire de déterminations
naturelles.
On peut donc observer un premier groupe passionnel qui, seul,
ne suffit pas à rendre invivable l’état de nature ni ne résiste
nécessairement au corps politique à l’intérieur de ce dernier
– certaines de ces passions s’accordent d’ailleurs avec le pacte ou le
favorisent (désirer s’affranchir de la crainte et vivre en sécurité par
exemple). De même, le souverain commanderait en vain « à un sujet
de haïr qui l’attache à un bienfait, d’aimer qui lui a causé du tort, de
ne pas être offensé par des affronts, de ne pas désirer d’être libéré de
la crainte et bien d’autres choses qui suivent nécessairement des lois
de la nature humaine »65. Un certain nombre de passions perdurent
une fois le corps politique établi, sans constituer nécessairement un
danger pour ce dernier, à moins que le souverain ne cherche à les
détruire : il soulèvera nécessairement la révolte des sujets en portant
atteinte à leur individualité même. Ces passions sont donc des effets
nécessaires de l’individualité, elles constituent un foyer de résistance
ou de défense contre les abus du pouvoir souverain.
Cette forme de résistance élémentaire au corps politique se
retrouve non plus sous une forme passionnelle, mais dans l’exercice
même de la raison. Celle-ci ne peut en effet renoncer à la liberté
qu’elle possède de produire des idées adéquates :

Toutes les actions auxquelles nul ne peut être incité ni par les
promesses ni par les menaces, sont en dehors des voies de la
Cité. Nul par exemple ne peut se dessaisir de sa faculté de
juger ; par quelles promesses ou par quelles menaces un
homme pourrait-il être amené à croire que le tout n’est pas plus
grand que la partie, ou que Dieu n’existe pas, ou qu’un corps
qu’il voit qui est fini est un être infini ? D’une manière générale,

65. Ibid., XVII, p. 535-537 ; voir aussi XVI, p. 511. P.-F. Moreau distingue ainsi un
« noyau passionnel de défense élémentaire », et un « noyau passionnel
antipolitique », Spinoza, l’expérience et l’éternité, Paris, PUF, 1994, p. 418-419.

38
Astérion, n° 3, septembre 2005

comment pourrait-il être amené à croire ce qui est contraire à ce


qu’il sent ou pense ?66

La défense de la liberté de penser et de parler, au chapitre XX du


Traité théologico-politique, s’appuie tantôt sur le caractère nécessaire
d’une résistance passionnelle au souverain qui interdirait certaines
paroles67, tantôt sur une résistance tout aussi nécessaire, mais
rationnelle : personne ne peut transférer à autrui son droit naturel,
identifié cette fois-ci à la faculté « de raisonner librement et de juger
librement de toutes choses » (p. 633)68. Si le souverain ne peut ôter aux
sujets leurs passions, il ne peut non plus supprimer la liberté de juger,
« qui est vraiment une vertu et qui ne peut être étouffée » (p. 643) ; au
contraire, « plus on prendra soin de leur ôter la liberté de parler, plus
ils mettront d’obstination à résister » (p. 645) – tels les hommes au
« caractère libre » (p. 641, 645 et 647). Spinoza pense ainsi des droits
inaliénables qui relèvent de l’exercice de la raison mais aussi de la
croyance, et, que ces droits relèvent des passions ou de la raison, ils
s’inscrivent dans une conception non juridique de la résistance aux
pouvoirs.
Un second groupe de passions apparaît immédiatement, au
chapitre XVI du Traité théologico-politique, après l’identification du

66. Traité politique, III, § 8.


67. Traité théologico-politique, XX, p. 637 : « Même les plus habiles, pour ne rien dire de
la plèbe, ne savent se taire » ; dans le scolie de la proposition 2 d’Éthique III, la
liberté de penser se fonde sur une conception de la liberté excluant une
dépendance des mouvements du corps aux volontés de l’âme. Elle résulte là aussi
d’une impossibilité physique : la parole procède du corps, et comme les passions,
elle définit la nature même de l’individu – celui-ci ne peut donc y renoncer. Voir
Traité théologico-politique, XX, p. 635 ; Éthique, I, appendice, p. 89. Ces passions
constituent une limite irréductible au droit du souverain dans la mesure où ce
dernier « ne peut […] jamais empêcher que les hommes ne jugent de toutes choses
selon leur propre complexion et ne soient dans cette mesure affectés de telle ou
telle passion » (XX, p. 645), et les moyens de subjugation ne sauront réduire
entièrement la diversité des opinions et des croyances ; voir aussi Traité politique, I,
§ 2, 4 et 5 ; II, § 7 et 14 ; III, § 6 ; V, § 2 ; VI, § 3. Mais les opinions qui détruisent le
pacte doivent être prohibées (Traité théologico-politique, XX, p. 641).
68. Voir aussi Traité politique, III, § 8. Que ces idées soient adéquates ou non, Spinoza
pense une liberté inaliénable de penser, c’est-à-dire une nécessité de conserver son
jugement. Au § 4 du chapitre VII du Traité politique, il montre que la confrontation
des opinions, dans les assemblées, permet peu à peu aux individus d’engendrer
des idées adéquates et de juger en conséquence, donc de rendre plus rationnel le
mode d’exercice du pouvoir.

39
Astérion, n °3, juillet 2005

droit naturel au désir ou à la puissance. Ce groupe passionnel procède


donc lui aussi du droit naturel, mais il produit des effets différents en
ce qu’il constitue un obstacle direct, permanent et inévitable au pacte
social comme au corps politique, ainsi qu’à la raison. Spinoza évoque
ces passions d’abord brièvement au chapitre XVI : la haine, la colère,
la tromperie, la rivalité, la vengeance ou les conflits ; puis, de manière
plus détaillée au chapitre XVII : « Tous, gouvernants et gouvernés,
sont des hommes, à savoir des êtres enclins à préférer le plaisir au
travail » ; tous font partie de la multitude, qui, guidée « par les seuls
affects », se laisse très facilement corrompre par le luxe et l’avidité ;
chacun « veut tout régler selon sa propre complexion [ex suo ingenio]
[…]. Par vaine gloire, il méprise ses égaux et ne supporte pas d’être
dirigé par eux » (p. 541). Spinoza évoque la jalousie, le désir de
nouveauté et la colère, passions qui contreviennent tant au libre
exercice de la raison69 qu’au maintien d’une vie conforme à celle-ci,
réglée par des lois communes. Les effets de ces passions sont
d’ailleurs très proches de ceux décrits par Hobbes : « L’on n’a jamais
pu empêcher que l’État ne doive sa perte à ses citoyens plus encore
qu’à ses ennemis, et que ses détenteurs ne craignent plus les premiers
que les seconds » (p. 541)70. Ces passions opposent directement et
irréductiblement chaque individu au corps politique tout entier, et si
Spinoza les traite tantôt comme des vices71, il ne les déplore pas à la
manière de Hobbes mais les conçoit comme des effets nécessaires
auxquels les institutions politiques doivent opposer d’autres passions.
Enfin, certaines passions sociales occupent une place particulière.
Ainsi, le souverain qui voudrait réduire ou détruire des droits
inaliénables produirait nécessairement l’indignation (indignatio) des
sujets. Celle-ci est évoquée à plusieurs reprises dans le Traité politique72
et a été auparavant définie dans le scolie de la proposition 22 de la
troisième partie de l’Éthique comme « la haine envers celui qui a fait
du mal à autrui ». Spinoza définit simultanément la pitié, affect qui a
pour objet « une chose que nous avons aimée », mais aussi « une
chose que nous n’avons poursuivie jusque-là d’aucun affect, pourvu
que nous la jugions semblable à nous ». On peut donc se reporter à la

69. « Il ne reste plus de place pour la raison » (XVI, p. 515).


70. Voir aussi Traité politique, VI, § 6.
71. Traité politique, I, § 2 : « Il y aura des vices tant qu’il y aura des hommes. »
72. Ibid., III, § 9 ; IV, § 4 et 6 ; VI, § 1.

40
Astérion, n° 3, septembre 2005

proposition 27 de la même partie qui construit la définition génétique


de la pitié : celle-ci est issue du mécanisme imaginaire d’imitation des
affects par lequel nous sommes affectés d’un affect semblable à celui
d’une chose semblable à nous, que nous imaginons affectée. Lorsqu’il
s’agit d’un affect de tristesse, non seulement nous l’éprouvons par
imitation, mais nous imaginons aussi tout ce qui détruit la chose qui
est cause de cette tristesse et, ajoute Spinoza dans la démonstration du
corollaire 3, « nous sommes déterminés à la détruire » afin de délivrer
de son malheur la chose qui nous fait pitié. Nous éprouvons aussi, à
l’égard de cette chose, de la bienveillance (benevolentia), laquelle
« n’est rien d’autre qu’un désir né de la pitié [commiseratio] ». Si les
affects de pitié et d’indignation sont liés dans un premier temps, ils
sont ensuite séparés : tandis que la pitié peut engendrer la
bienveillance par laquelle nous nous efforçons de délivrer autrui de
son malheur, l’indignation en revanche demeure dans la définition 20
des affects « la haine pour quelqu’un qui a fait du mal à autrui »73.
Il est significatif que ces affects apparaissent précisément dans le
cadre de la théorie du mimétisme affectif : ce sont des passions qui se
diffusent à travers le corps social, qui constituent la réalité de la
puissance de la masse et qui peuvent résister au corps politique à
l’intérieur de ce dernier. Spinoza précise que l’indignation devient
générale, c’est-à-dire se diffuse sous forme d’affect collectif et ligue les
hommes contre la cité, lorsque ces derniers éprouvent une crainte
commune concernant ceux qui sont à venir, et un désir de vengeance
commune pour ceux qui sont passés. Ainsi, la mise à mort des sujets
ou l’usage de la violence par le souverain transforment « la crainte en
indignation, et conséquemment l’état civil en état de guerre ». Spinoza
ajoute que « ce n’est pas en se référant au droit civil, mais au droit de la
guerre que ces choses peuvent être revendiquées »74. Notons qu’il
décrit un mode d’exercice du pouvoir dont le ressort est la crainte
qu’il inspire aux sujets : le tyran provoque la haine de ces derniers et
suscite une résistance passionnelle collective, c’est-à-dire un désir de
détruire la chose qui est cause de cette haine ou de cette tristesse. À
l’inverse de Hobbes, les sujets conservent donc un droit de guerre (qui

73. Nous utilisons la traduction de l’Éthique faite par B. Pautrat, Paris, Seuil, 1988,
et les abréviations suivantes : sc. pour scolie ; cor. pour corollaire (les chiffres
romains renvoient à la partie et les chiffres arabes à la proposition).
74. Traité politique, III, § 9.

41
Astérion, n °3, juillet 2005

est une manifestation du droit naturel) à l’encontre du souverain, qui,


sans être légal, peut aussi empêcher que le pouvoir de ce dernier soit
absolu. Les détenteurs du pouvoir éprouvent en retour un affect de
crainte qui n’est autre que l’effet d’une liberté à laquelle les individus
ne peuvent renoncer, et dont Spinoza affirme qu’elle est « tacitement
revendiquée et maintenue »75. C’est précisément ce droit ou cette
puissance de guerre qui provoque la dissolution du corps politique : si
les hommes sont déterminés à s’unir dans un mouvement de rébellion
collective et si cette dernière l’emporte en puissance sur celle des
gouvernants, alors les rebelles auront le droit de les renverser. La loi
sera suspendue et la cité, dissoute76.

3.2 Les limites du politique : décomposition et recomposition


du corps collectif

Plusieurs conséquences peuvent être déduites de cette analyse.


1) Si l’obéissance des sujets aux commandements du souverain
est fondée chez Spinoza sur des affects de crainte et d’espérance77, elle
contient toujours pour cela même une résistance possible qui est l’effet

75. « La raison qui fait qu’en pratique le pouvoir n’est pas absolu, c’est donc que la
masse de la population reste redoutable aux défenseurs du pouvoir ; elle conserve
donc en conséquence une certaine liberté qui n’a pas d’expression légale, mais qui
n’en est pas moins tacitement revendiquée et maintenue » (ibid., VIII, § 4).
76. « Que si cependant ces lois sont de telle nature qu’elles puissent être violées, sans
que la cité par cela même en soit affaiblie, c’est-à-dire que la crainte éprouvée en
commun par le plus grand nombre des citoyens se transforme en indignation, par
cela même la cité est dissoute et la loi suspendue ; et ce n’est donc plus
conformément au droit civil mais en vertu du droit de la guerre qu’elle est
défendue » (ibid., IV, § 6).
77. Nous renvoyons aux analyses de C. Lazzeri, « Les lois de l’obéissance : sur la
théorie spinoziste des transferts de droit », Études philosophiques : Spinoza, n° 4,
oct.-déc. 1987, et Droit, pouvoir et liberté : Spinoza critique de Hobbes, Paris, PUF
(Fondements de la politique), 1998, chap. V, en particulier § 15 et 16. Chantal
Jaquet nous a fait remarquer à juste titre que la loi civile n’est pas, chez Spinoza,
entièrement passionnelle. Les scolies de la proposition IV, 37 le confirment, et ce
d’autant plus que la genèse du corps politique qu’ils décrivent s’inscrit dans la
continuité de la proposition IV, 35 où Spinoza affirme que les hommes
conviennent en nature en tant qu’ils vivent sous la conduite de la raison. La loi
civile accorde les hommes dans la mesure où elle est rationnelle, et si les hommes
sont déterminés par leurs passions, ils peuvent par elle agir comme s’ils étaient
guidés par la raison.

42
Astérion, n° 3, septembre 2005

nécessaire d’un foyer passionnel. La désobéissance ou la résistance ne


sont donc pas l’effet de passions vicieuses dans la mesure où elles
consistent à agir suivant son droit naturel, qui n’est contraire ni aux
haines, ni à la colère, ni à la tromperie : là où Hobbes considère les
passions comme des vices qu’il convient d’expulser hors de la sphère
politique, Spinoza en fait l’effet nécessaire de déterminations
naturelles que les institutions politiques doivent précisément intégrer
et ordonner. La place accordée aux passions dans la théorie politique
affecte le contenu même de l’idée de résistance ou de désobéissance.
Lorsque Hobbes pense le droit de désobéissance des sujets au
souverain, il s’arrête à la considération d’un calcul rationnel en vue de
préserver son mouvement vital (les passions qui y font obstacle dans
le corps politique ne peuvent qu’être condamnées), sans penser la
continuation nécessaire des passions naturelles dans le corps politique
(sinon pour les déplorer), ni aucun système de contrepoids
passionnels (crainte, espoir, amour, admiration) aux passions des
sujets comme à celles du souverain, comme le fait Spinoza au
chapitre XVII du Traité théologico-politique. Le droit naturel étant
rationnel chez Hobbes, l’individu est défini par l’effort pour se garder
en vie, effort manifesté par la crainte et auquel les passions font
obstacle, ce qui n’empêche pas de définir l’ensemble de l’organisation
institutionnelle comme un dispositif cathartique ou anti-passionnel.
Chez Spinoza au contraire, la haine, la colère et l’aversion ne sont
pensées ni comme des obstacles, ni comme l’effet de l’ignorance des
lois et des devoirs ou des doctrines séditieuses, mais comme
l’effectivité même du droit naturel : les institutions politiques sont une
organisation de ces mêmes passions78.

78. On peut à ce titre comparer la signification du concept d’âme en tant qu’elle


renvoie au corps politique. À de multiples reprises, Spinoza affirme que les sujets
sont unis en un corps politique dans la mesure où ils sont conduits « comme par
une seule âme [una veluti mente] » (Traité politique, VI, § 1 ; sur les occurrences et
l’analyse de cette expression, voir P.-F. Moreau, Spinoza…, p. 379-404), ce qui
signifie qu’ils sont conduits « par une passion commune » pour former un corps
unique, ou un corps politique. L’âme renvoie aux représentations imaginaires
inadéquates du corps collectif des individus, qui les relient au tout de l’État. Chez
Hobbes au contraire, l’âme de la république désigne l’éternité de vie artificielle
conférée au souverain par le pacte liant les sujets. Elle renvoie au fondement
contractuel et rationnel de l’État. La dissolution de la république est moins la mort
de l’âme, que sa séparation d’avec le corps politique (Léviathan, chap. XXIX,
p. 355).

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Astérion, n °3, juillet 2005

2) Si l’indignation peut changer l’état civil en état de guerre, elle


peut aussi convertir l’état de guerre en état civil. Alexandre Matheron
fait ainsi l’hypothèse d’une dissolution complète des rapports sociaux
à partir de laquelle ces derniers réapparaissent nécessairement, par un
processus analogue à celui par lequel ils se sont dissous79. L’analyse
de l’indignation peut donc être replacée d’une part dans le processus
par lequel le corps politique est détruit, d’autre part dans sa genèse :
les mêmes passions peuvent, de l’intérieur même du politique, le
détruire ou le reconstruire. Pour s’accorder et avoir une âme
commune, les hommes doivent en effet éprouver « une affection
commune telle que l’espérance, la crainte ou le désir de tirer
vengeance d’un dommage souffert »80. La société politique a des
causes essentiellement passionnelles, comme l’indique le renvoi de ce
passage au paragraphe 9 du chapitre III du Traité politique. Or ce
dernier est précisément consacré non pas aux causes de l’existence du
corps politique, mais à celles qui le dissolvent, lorsque les sujets, sous
le coup de l’indignation, se liguent contre le souverain : le droit de la
cité étant défini par la puissance de la masse81, une mesure
provoquant l’indignation générale « a peu de rapport avec le droit de
la cité »82, elle suscite la crainte et le désir de détruire la chose qui en
est la cause, à savoir le souverain – transformée en indignation, la
crainte transforme du même coup le droit civil en droit de guerre.
Mais cette transformation rend possible une nouvelle unification,
comme l’indique le renvoi de VI, 1, à III, 9 : l’indignation étant une
forme d’imitation affective, elle peut lier les individus une fois qu’ils
ont détruit le tyran et sont retournés à l’état de nature. Alexandre
Matheron décrit ainsi le processus par lequel, dans cet état, les
individus s’agressent mutuellement, éprouvent de l’indignation à
l’égard des agresseurs dont ils sont témoins et de la pitié pour leurs
victimes, jusqu’à ce que chacun craigne tous les autres et espère
bénéficier de leur aide. Une seule et même chose inspire dès lors à
chacun la crainte et l’espérance : la puissance de la masse – or crainte

79. Tel est le sens du renvoi de Traité politique, VI, § 1 à III, § 9 ; voir A. Matheron,
« L’indignation et le conatus de l’État spinoziste », Spinoza. Puissance et ontologie,
M. Revault d’Allonnes et H. Rizk (dir.), Paris, Kimé, 1994, p. 153-165.
80. Traité politique, VI, § 1.
81. Ibid., III, § 7.
82. Ibid., III, § 9.

44
Astérion, n° 3, septembre 2005

et espérance sont précisément des affections communes produisant


« une âme commune » ou, conclut Alexandre Matheron, un imperium
democraticum.
On sait cependant, comme l’indique expressément le scolie de la
proposition 51 d’Éthique IV, que l’indignation est nécessairement
mauvaise puisqu’elle est une forme de haine, c’est-à-dire une passion
triste par laquelle nous essayons de détruire la chose qui en est la
cause. Or cela est exactement contraire à l’exigence de la raison qui
nous pousse à désirer pour les autres ce que nous désirons pour nous-
mêmes, comme l’affirme Spinoza en IV, 37 – proposition d’où il
déduit, dans le second scolie, les fondements de la cité. Faut-il voir ici,
avec Alexandre Matheron, sinon une contradiction, du moins l’idée
selon laquelle il y a « quelque chose de radicalement mauvais dans la
nature de tout État »83 ? Le lien que Spinoza établit entre l’indignation,
la pitié et la bienveillance, qui reposent toutes sur une imitation
affective, ouvre une autre possibilité : l’indignation est certes une
forme de haine, mais elle inclut la pitié. Or cette dernière présente
deux versants : si elle est « une tristesse née du malheur d’autrui »84,
elle renferme aussi la bienveillance (désir né de la pitié), qui est une
« volonté ou appétit de faire du bien »85 à celui envers qui nous
l’éprouvons. Autrement dit, l’indignation générale des sujets est une
forme de haine destructive qui comprend aussi une résistance à la
haine, une tristesse à laquelle est jointe une puissance de
recomposition par laquelle nous tendons vers le bien d’autrui. On
peut donc voir, dans les affects qui détruisent l’État, un mouvement
ou une puissance collective de recomposition de l’État et du politique.
L’indignation peut être conçue à la fois comme une résistance à
la destruction du corps politique produite par le tyran86, comme
un régulateur externe de sa conduite (elle est une menace qu’il

83. « L’indignation… », p. 164 ; A. Matheron emploie une formule lapidaire juste


auparavant : « La forme élémentaire de la démocratie, selon Spinoza, c’est le
lynchage. »
84. Éthique, III, 22, sc.
85. Ibid., 27, cor. 3, sc.
86. Dans le même sens, voir L. Bove, La stratégie du conatus : affirmation et résistance
chez Spinoza, Paris, Vrin, 1996, p. 291 et suiv. Dans le Traité politique, IV, § 6 (déjà
cité), l’indignation apparaît bien comme un affect par lequel les individus
défendent la cité en usant de leur droit de guerre. L’indignation comporte donc
bien une puissance de recomposition du corps politique.

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Astérion, n °3, juillet 2005

doit éviter) ou comme un affect constitutif de la réalité même de


l’État. Notons que pour Hobbes, au contraire, l’indignation, qui est
« fortement excitée par l’éloquence », « excite […] contre tout
pouvoir »87.
3) À proprement parler, il ne saurait donc y avoir de dissolution
du corps politique chez Spinoza. Si « les discordes […] et les séditions
n’ont jamais pour effet la dissolution de la cité […], mais le passage
d’une forme à une autre »88, l’état de nature n’est pas un état originel,
mais un état de transition, c’est-à-dire un moment qui s’étend de la
dissolution de la société politique, et du droit civil qui l’ordonnait, à
de nouvelles institutions. La réalité des affects fait que l’état de nature
n’est pas un état où les individus sont isolés, comme le pense Hobbes :
la formation des groupes passionnels implique toujours une
organisation politique et juridique, fût-elle aliénée. À l’inverse des
théories du contrat, Spinoza pense toujours le politique par-delà
l’instabilité ou la dissolution de l’État.
4) Comme Hobbes, Spinoza n’exclut pas que la destruction de
l’État puisse être le fait du souverain. Pourquoi ce dernier agit-il
parfois contre lui-même en soulevant l’indignation des sujets89 ? Ce
que Hobbes impute aux passions déréglées des sujets, Spinoza
l’attribue à l’organisation même du corps politique : « De même que
les vices des sujets, leur licence excessive et leur insoumission doivent
être imputées à la cité. »90 Là où Hobbes traite systématiquement la
résistance en termes de désobéissance pour définir ensuite un
dispositif cathartique permettant de lier, dans l’esprit des sujets,
l’obéissance à un calcul rationnel (toute résistance apparaît dès lors
comme une défaillance de la raison), Spinoza intègre la résistance
toujours possible des sujets dans le dispositif juridico-politique du
pacte et du corps politique – et cette résistance n’est pas contraire à la

87. Elements of Law, IX, § 11, et Léviathan, chap. XXX, p. 371-372.


88. Traité politique, VI, § 2. Au paragraphe précédent, il est affirmé : « Les hommes ont
de l’état civil un appétit naturel et il ne se peut faire que cet état soit jamais
entièrement dissous. »
89. Ibid., II, § 18 et 20 ; IV, § 4 et 5 ; V, § 2 et 5 ; VIII, § 3.
90. Ibid., V, § 3. Plus loin, chap. VI, § 3 : « L’État doit être réglé de telle sorte que tous,
aussi bien ceux qui gouvernent que ceux qui sont gouvernés, fassent de bon ou de
mauvais gré ce qui importe au salut commun, c’est-à-dire que tous, de leur propre
volonté ou par force ou par nécessité, soient contraints de vivre sous les préceptes
de la raison ». Voir aussi I, § 5 et 6 ; VII, § 1 et 2 ; X, § 1 ; Traité théologico-politique,
XVII, p. 541.

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Astérion, n° 3, septembre 2005

raison dans la mesure où elle impose au souverain de gouverner en


conformité avec celle-ci. L’irrationalité des gouvernants n’en reste pas
moins une constante politique qui doit être contrebalancée par un jeu
institutionnel, et dont il faut déduire la nécessité de limiter la violence
d’État envers les individus, afin qu’elle n’entretienne pas la contre-
violence de la multitude. Pour reprendre la formule d’Étienne Balibar,
il s’agit de maîtriser la crainte que gouvernants et gouvernés
s’inspirent mutuellement. D’une certaine manière, la résistance
nécessaire à l’ordre politique, dont les racines passionnelles se
trouvent tant chez les gouvernants que chez les gouvernés, a pour
effet une théorie du pouvoir dont l’essence intègre des formes de
contre-pouvoir.
5) Spinoza traite non seulement le cas des individus ou des
groupes rebelles dans l’État, mais aussi le cas des peuples insoumis,
tels les Romains ou les Hébreux. Ces derniers ne sont pas rebelles par
nature, mais par leur histoire et par les habitudes communes qu’ils y
ont contractées, et qui déterminent leur caractère (ingenium)91. Hobbes
en revanche ne peut penser la possibilité d’un peuple rebelle, puisque
le peuple n’existe qu’en vertu d’un contrat qui le lie à son
représentant : il pousse son raisonnement dans ses derniers
retranchements en affirmant qu’à proprement parler le peuple ne peut
se rebeller92. En ne pensant pas les déterminations passionnelles des
groupes, sinon dans le cas des groupes séditieux, Hobbes peut
seulement penser les groupes rebelles dans l’État (et dans les limites
que nous avons montrées), non les peuples rebelles à toute forme
d’État.

4. Conclusion

La question de la rébellion et de la dissolution du corps politique


semble aporétique chez Hobbes. Tout acte de rébellion est illégitime
parce que la rationalité du pacte civil est supérieure à celle que le
rebelle peut invoquer, la rébellion conduisant à la dissolution du
corps politique. Mais les individus ne peuvent pas renoncer à la

91. Nous renvoyons à l’analyse de l’ingenium par P.-F. Moreau, Spinoza…, p. 379-407.
92. Elements of Law, II, VIII, § 9.

47
Astérion, n °3, juillet 2005

totalité de leur droit naturel, en vertu même de la loi naturelle qui vise
la préservation de soi. Certes ces droits n’ont pas de contenu juridique
et correspondent, comme l’observe Franck Lessay93, à une absence
d’obligation qu’aucun droit positif ne peut annuler. Néanmoins, la
rébellion des sujets est un effet nécessaire du droit naturel des
individus, effet qui se déploie nécessairement lorsque le souverain
n’assure plus leur sécurité94. Hobbes est donc amené à condamner
comme actes de rébellion des comportements individuels dont il
admet implicitement la légitimité95.
Une solution à ce problème se trouve peut-être dans la
comparaison des Elements of Law et du Léviathan, où Hobbes définit le
corps politique. Dans le premier ouvrage :

Un corps politique, de quelque sorte qu’il soit, qui n’est sujet


d’aucun autre ni obligé par aucun pacte [covenant], doit être
libre, et doit, dans toutes ses actions, être assisté par les
membres qui le composent, chacun selon sa fonction, ou du
moins ne pas rencontrer leur résistance. Car autrement, la
puissance et l’utilité [benefit] d’un corps politique (dont
l’essence est la non-résistance de ses membres) est nulle.96

93. F. Lessay, Souveraineté et légitimité…, p. 223.


94. Certes, l’alternative que laisse Hobbes entre la souveraineté et la rébellion a pour
conséquence d’accorder au souverain sa légitimité dès lors que les sujets ne se
révoltent pas.
95. Si Hobbes définit des cas de résistance au souverain (qui ne réduisent pas à la
sauvegarde de l’identité biologique mais incluent la préservation de ses proches),
la résistance apparaît comme légitime non au sens où elle serait conforme à une
loi naturelle autorisant l’opposition des sujets ou la déposition du souverain, et
l’obligation de ce dernier de les laisser agir, mais au sens où elle est nécessaire :
Hobbes décrit un conatus de résistance, non à proprement parler un droit de
résistance opposable au droit civil (dans les Elements of Law, II, XX, § 7, le transfert
de droit est défini comme un transfert du droit de résistance de chacun au profit
de celui qui détient le pouvoir coercitif). Mais dans la mesure où l’absence de
rébellion manifeste le consentement des sujets à l’autorité souveraine, donc la
reconnaissance de sa légitimité, la rébellion peut, à l’inverse, revêtir une forme de
légitimité lorsqu’elle constitue le seul moyen dont disposent les individus pour se
préserver eux-mêmes, dès lors que le souverain n’assure plus leur sécurité. Par
contrecoup, la légitimité tend à se confondre à l’effectivité de l’obéissance des
sujets à la loi civile, elle est une forme de consentement au pouvoir.
96. Elements of Law, II, 1, § 18. Notons que le modèle du dessaisissement, à la
différence de celui de l’autorisation, augmente seulement son droit naturel : en
promettant de ne pas faire obstacle au droit du souverain, les sujets lui octroient
une plus grande puissance ou une plus grande liberté de faire usage de sa

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Astérion, n° 3, septembre 2005

Le corps politique est défini par analogie avec le corps naturel


(« ses membres »), ce qui permet de rapprocher cette conception de la
métaphore naturaliste développée dans l’introduction du Léviathan.
Cependant, la suite de la définition montre la différence entre les deux
ouvrages : tandis que le corps politique est issu d’un transfert de droit
ou d’un abandon du droit de résister des sujets au profit du souverain
(« la non-résistance de ses membres »), le Léviathan pense la
république non pas seulement comme un renoncement des individus
à leur liberté naturelle, c’est-à-dire à l’usage de leur propre puissance
selon leur jugement, mais aussi comme l’union des hommes dans leur
représenté, le souverain. Il combine donc à présent le modèle de
dessaisissement du droit à celui de la représentation. La différence est
décisive : si les Elements of Law ne résolvent pas la contradiction à
poser ensemble un transfert des droits naturels individuels et une
impossibilité à renoncer au droit de défendre sa vie (donc de résister
en certaines circonstances), le Léviathan définit une théorie de
l’autorisation par laquelle est créée l’âme artificielle de la république,
le souverain – âme qui ne meurt pas quand bien même les sujets
auraient cessé d’obéir. Le dernier paragraphe du chapitre XXIX du
Léviathan explique ainsi que la guerre, étrangère ou intestine, dissout
la république, et que par conséquent « chacun est libre de se protéger
par toutes les voies que son propre discernement lui suggérera » – il
s’agit là d’un retour à l’état de nature. L’âme de la république s’est
retirée du corps, qui en recevait « vie et mouvement », mais elle
demeure immortelle (« même si elle est immortelle ») : le droit d’un
monarque, ajoute Hobbes, ne peut s’éteindre « du fait des actes d’un
autre souverain », tandis que l’obligation de ses membres le peut.
L’âme de la république est immortelle97, bien que le corps politique
puisse périr. Hobbes sépare ainsi, comme l’a observé Jean Terrel, les
droits des sujets (dont le droit inaliénable de défendre sa vie parce
qu’il est un effet strict de la nécessité naturelle et du désir d’entretenir
son mouvement vital par le mouvement animal), des droits du
souverain98 : la république peut être dissoute lorsque la protection des

puissance naturelle, non un droit nouveau.


97. Sauf lorsqu’il s’agit d’une assemblée, ajoute Hobbes, ce qui laisserait penser que
l’âme d’une république n’est conforme à son essence, c’est-à-dire ne revêt un
caractère d’immortalité, que lorsqu’il s’agit d’un gouvernement monarchique.
98. Dans Léviathan, chap. XXI, p. 229-232, Hobbes affirme tout à la fois que

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Astérion, n °3, juillet 2005

sujets cesse d’être assurée par le souverain (l’obligation d’obéir est du


même coup levée), sans que périsse l’âme de la république, c’est-à-
dire l’immortalité du souverain et de ses droits. Hobbes résout de la
sorte le problème de l’articulation de l’obligation des sujets (elle doit
être sans réserve) au droit absolu du souverain précisément en les
rendant autonomes : les droits du souverain sont institués par
autorisation, indépendamment des droits des sujets. Le corps
politique peut mourir, la république peut se dissoudre, non son âme
(et notons que pour Hobbes seule une âme artificielle peut être
immortelle99). Le Léviathan n’est donc pas un simple corps politique :
l’immortalité de son âme, conférée par l’érection d’un représentant
souverain, en fait tout autre chose qu’une réalité naturelle condamnée
à la mort. On comprend peut-être par là l’abandon par Hobbes du
concept de corps politique (sinon pour les organisations sujettes qui
sont instituées par autorisation du souverain) au profit de celui de
république.
Mais les difficultés de la question de la résistance ne sont pas
toutes résolues. La rébellion est en effet ramenée à une forme
d’irrationalité de la part des sujets, et simultanément de mesure de la
rationalité du pouvoir souverain : si les sujets ne se rebellent pas
contre un pouvoir exercé suivant les lois de la raison, cette dernière
est investie du rôle de régulateur de la conduite du souverain, ou de
mesure négative de la légitimité du pouvoir100. Ainsi en va-t-il chez
Spinoza : lorsqu’elle n’aboutit pas à la destruction complète de l’État,

l’autorisation est sans exception, et que la liberté de résister demeure dès lors que
la sécurité d’un individu est menacée. Mais le problème de l’origine du droit de
punir est résolu par la séparation des droits des sujets (résister) et de ceux du
souverain (obliger et châtier), comme l’affirme explicitement Hobbes,
chap. XXVIII : le droit de châtier que possède la république « n’est pas fondé sur
quelque concession ou quelque don de la part des sujets […]. En effet, ce ne sont
pas les sujets qui l’ont donné au souverain ; mais en se dessaisissant des leurs, ils
ont fortifié celui-ci dans l’usage qu’il jugera opportun de faire du sien pour leur
préservation à tous. Bref, on ne le lui a pas donné : on le lui a laissé […] »
(p. 332). En combinant les deux modèles du dessaisissement et de l’autorisation, le
droit naturel de résister cesse de limiter l’autorité souveraine : si les sujets
résistent en vertu de leur droit naturel, le souverain n’est pas dépossédé de son
droit de punir. Le droit du souverain et l’obligation des sujets sont autonomes.
Voir J. Terrel, Hobbes, matérialisme et politique, Paris, Vrin, 1994, p. 232 et suiv. ; voir
aussi Léviathan, Paris, Ellipses, 1997, p. 49.
99. Léviathan, chap. XXXVIII, p. 477.
100. Pour reprendre les termes de l’analyse de F. Lessay, Souveraineté…, p. 228.

50
Astérion, n° 3, septembre 2005

l’indignation joue un rôle régulateur de la société politique en


contenant le souverain dans l’exercice d’un pouvoir mesuré,
rétablissant du même coup les fondements de sa puissance. Mais il y a
une dissymétrie, dans l’analyse que fait Hobbes des causes de la
dissolution du corps politique, entre ce qui se passe au niveau des
individus (irrationnels) et ce qui se passe à l’échelle du corps politique
(mesure de la rationalité du pouvoir souverain).
Dans tous les cas, Hobbes n’écarte jamais entièrement la nécessité
de la désobéissance civile ou de la rébellion. Mais s’il analyse les
causes de la dissolution du politique, il ne peut pas indiquer le moment
de rupture ou de dissolution : cela reviendrait à définir une limite à
l’action du souverain, qui, si elle était franchie, légitimerait la révolte
des sujets. Or le caractère absolu de celle-ci rend impensable, parce
que contradictoire, la définition d’une telle limite. La dissolution du
politique est un moment théoriquement insituable : le surgissement
de la rébellion indique que le pacte est déjà rompu. Si le moment de la
dissolution du politique a donc une fonction dans la théorie politique,
elle marque aussi la fin de tout ordre juridico-politique et reste pour
cela impensable dans les cadres de cette théorie.
On comprend la disparition presque totale du concept de corps
politique dans le Léviathan : Hobbes construit une théorie artificialiste
de l’État et relègue les passions naturelles au second plan, au profit
d’une légitimité du souverain fondée sur le calcul rationnel et le
consentement volontaire des sujets à son pouvoir – la construction de
l’édifice politique doit donc éviter la comparaison avec les corps
naturels. Spinoza se distingue radicalement de Hobbes en faisant des
passions naturelles la réalité du pouvoir et du droit. Hobbes ne peut
penser ni les passions qui résistent au politique, mais qui contribuent
peut-être aussi à le produire, ni le surgissement de la sédition, ni le
moment précis de dissolution du politique. En supprimant la théorie
du pacte ou en pensant à ce qui jusqu’à présent était considéré comme
infra- ou extra-politique (faisant l’objet d’une anthropologie distincte
de la politique), Spinoza peut construire une théorie des passions
politiques ainsi qu’une analyse de ce qui dissout le corps politique et
qui, pour autant, appartient encore au politique, parce que cela est
pensable dans le cadre même de la théorie politique. Le rationalisme
de Spinoza n’exclut pas que l’on pense ce qui jusqu’à présent était
considéré comme non rationnel, à rejeter hors du cadre d’une théorie

51
Astérion, n °3, juillet 2005

politique et juridique de l’État, de la souveraineté ou plus


généralement de la société civile.

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