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Astérion: L'analyse Des Passions Dans La Dissolution Du Corps Politique: Spinoza Et Hobbes
Astérion: L'analyse Des Passions Dans La Dissolution Du Corps Politique: Spinoza Et Hobbes
3 (2005)
Spinoza et le corps
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Julie Saada-Gendron
L’analyse des passions dans la
dissolution du corps politique :
Spinoza et Hobbes
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Référence électronique
Julie Saada-Gendron, « L’analyse des passions dans la dissolution du corps politique : Spinoza et Hobbes »,
Astérion [En ligne], 3 | 2005, mis en ligne le 13 septembre 2005. URL : http://asterion.revues.org/157
DOI : en cours d'attribution
Julie SAADA-GENDRON°
Les théories contractualistes de l’âge classique se fondent sur la conception d’un état
de nature qui devient, à cause de ses contradictions internes, un état de guerre auquel
il faut remédier par un artifice rationnel, le pacte. Alors même que ces contradictions
sont issues des passions humaines, celles-ci semblent impensables dans le cadre
purement juridique de ces théories, où ne sont analysés ni les mécanismes passionnels
d’adhésion au politique, ni la menace de dissolution de l’État. Nous nous attachons à
comparer le rôle que Hobbes et Spinoza font jouer aux passions dans l’élaboration de
leurs doctrines politiques : tandis que Hobbes témoigne d’un souci constant des
passions, tout en les mettant à l’écart lorsqu’il s’agit de penser la construction et le
fonctionnement de l’édifice politique, Spinoza permet de penser deux groupes de
passions – celles qui résistent nécessairement au corps politique et celles qui lui font
obstacle ponctuellement. Ces dernières constituent tout à la fois des facteurs de
décomposition et de recomposition du corps collectif. Cette approche du politique à
partir des causes de sa dissolution permet d’apporter un éclairage à la signification du
droit naturel moderne tel qu’il se construit chez Hobbes et chez Spinoza.
1. Introduction
Dans la lettre du 2 juin 1674 qu’il adresse à Jarig Jelles, Spinoza expose
les différences entre sa politique et celle de Hobbes. Le point central
qui le sépare du philosophe de Malmesbury porte sur le droit naturel :
tandis que Spinoza construit une théorie politique où le droit naturel
est maintenu dans la cité, Hobbes le supprime, pensant dès lors une
discontinuité entre l’état de nature et l’état civil1. De fait, cette rupture
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Auteur d’un doctorat portant sur les transformations de la guerre à l’âge
classique.
1. « Vous me demandez quelle différence il y a entre Hobbes et moi quant à la
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Hobbes fait ainsi de la guerre civile le summum malum tant pour les
républiques, qui en meurent, que pour les individus :
Tous les maux qui peuvent être évités par l’industrie humaine
proviennent de la guerre et d’abord de la guerre civile ; c’est
elle en effet qui est la cause de la mort, de la solitude et de
l’indigence totale.9
retombant dans cette condition désastreuse de guerre contre tout autre homme
qui est le plus grand mal qui puisse arriver en cette vie », traduction de
F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 355 (le latin utilise le même verbe).
6. Voir aussi Elements of Law, II, XXVII, § 1.
7. Au chapitre XIII du Léviathan, Hobbes évoque aussi, pour illustrer l’état de nature,
le voyageur qui craint d’être volé et « les sauvages » d’Amérique. Notons que les
causes de la dissolution des sociétés civiles sont toujours internes : la guerre
étrangère n’apparaît que comme cause seconde, lorsque la république est déjà
affaiblie et divisée par les factions. La paix externe est donc conditionnée en tout
premier lieu par la paix interne : les sujets sont mieux protégés contre une
invasion étrangère lorsque leur union et leur obéissance au souverain garantissent
une paix civile puissante et stable.
8. Léviathan, chap. XIII, p. 125-126. L’attribution au souverain de l’épée de justice
avant celle de l’épée de guerre va dans le même sens : le souverain a le plus
absolu des empires et la plus absolue des souverainetés s’il peut punir les
ennemis intérieurs, avant même de combattre les ennemis extérieurs. La guerre
civile est toujours plus à craindre que la guerre internationale, et tout l’édifice
politique vise à supprimer les causes qui pourraient la produire.
9. Elements of Law, I, VII, cité par L. Strauss, La philosophie politique de Hobbes,
A. Enegrén et M.-B. de Launay (trad.), Paris, Belin, 1991, p. 37.
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10. « Je nomme faction une troupe de mutins qui s’est liguée par certaines
conventions [factionem autem voco multitudinem civium vel pactis inter se], ou unie
sous la puissance de quelque particulier, sans l’aveu et l’autorité de celui, ou de
ceux qui gouvernent la république. De sorte que la faction est comme un nouvel
État qui se forme dans le premier [civitas in civitate] », Le Citoyen, S. Sorbière
(trad.), Paris, GF-Flammarion, 1982, XIII, § 13, p. 236.
11. Un corps politique « ne signifie pas la concorde, mais l’union de plusieurs
hommes » (Elements of Law, II, VIII, § 7 ; dans cet article, les traductions des
Elements of Law sont personnelles). Au § 11, Hobbes décrit le corps de rébellion
(body of rebellion) à la manière d’un corps politique dont les membres mécontents
seraient unis par une intelligence mutuelle (mutual intelligence) : « Ces quatre
choses doivent nécessairement concourir à faire un corps de rébellion, dans lequel
l’intelligence est la vie [intelligence is the life], le nombre les membres [limbs], les
armes la force [strength], et la tête [head] l’unité, qui les dirige tous à une même
action et à une même fin. » La traduction approximative de S. Sorbière, qui rend
life par « âme » là où ce terme est absent de la comparaison du corps de rébellion
au corps politique, manque précisément ce qui les distinguera : dans
l’introduction du Léviathan, la souveraineté est une âme (soul, anima) artificielle
qui donne la vie et le mouvement à l’ensemble du corps. Il n’est pas tout à fait
inexact d’assimiler la vie à l’âme, puisque Hobbes définit lui-même l’âme du
corps politique ou de la république comme ce qui lui donne la vie, mais l’absence
du terme dans l’ouvrage de 1640 tend à relativiser l’assimilation d’un corps de
rébellion à un corps politique, puisqu’il lui manque précisément ce qui lui donne
la vie, l’âme, c’est-à-dire la souveraineté. La faction semble néanmoins assimilée
par Hobbes à une organisation juridique puisque l’union de ses membres peut
reposer sur un pacte de manière à constituer une civitas (Le Citoyen, XIII, § 13).
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l’intérêt [benefice] communs »12. La faction ne forme pas une unité, car
« dans une sédition, quoique la plupart s’accordent ensemble, et
conspirent à faire un même mal : néanmoins au milieu de cette union
ils demeurent toujours en état de guerre », là où nulle distinction n’est
établie entre le tien et le mien. La faction est inévitablement condamnée
à sa propre destruction interne, car le retour à l’état de nature
empêche de soutenir toute industrie, et la vie redevient « misérable,
brutale et courte »13. La dissolution du corps politique est donc
toujours un retour à l’état de nature, c’est-à-dire à un état où les
individus peuvent contracter, mais où l’accomplissement du contrat
n’est garanti par aucune puissance supérieure. La guerre civile et la
dissolution du corps politique ne sauraient comporter les germes d’un
autre ordre politique.
2) Hobbes récuse la conception des formes pures ou dégénérées
de gouvernement, ce qui lui permet de récuser du même coup la
forme de gouvernement dite « tyrannique » ainsi que les théories du
régicide ou du tyrannicide : la tyrannie n’étant que le terme utilisé par
les ennemis de la république pour désavouer la souveraineté et
encourager les sujets à désobéir14, le souverain ne saurait être accusé
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l’univers entier, par droit de propriété, sans rien payer ; c’est impossible. Autant
espérer que les poissons et les volailles se mijotent et se rôtissent et se découpent
tout seuls et se posent d’eux-mêmes sur la table ; et que les raisins viennent
fondre d’eux-mêmes dans la bouche… »
25. Le Citoyen, XII, § 12. Dans ce passage, Hobbes évoque aussi un bon usage de
l’éloquence en vue d’amener l’auditeur à la connaissance du vrai ; de même dans
le Léviathan, chap. IV, p. 28-29.
26. « The authors of rebellion […] must have in them these three qualities : 1. To be
discontented themselves ; 2. to be men of mean jugement and capacity ; and 3. to
be eloquent men or good orators » (Elements of Law, II, XXVII, § 12).
27. Le rôle qu’accorde Hobbes à l’éloquence dans son analyse des passions sociales
témoigne de la lecture, décisive, qu’il a faite du livre II de la Rhétorique d’Aristote,
ainsi que l’a montré L. Strauss. Mais si Hobbes y a puisé de nombreux matériaux,
il inscrit sa théorie dans un univers individualiste et concurrentiel où le pouvoir
d’un homme se définit à partir d’un monde qu’il doit vaincre, dans l’effort pour
dépasser autrui et persévérer dans son être ; voir P.-F. Moreau, Hobbes :
philosophie, science, religion, Paris, PUF (Philosophies), 1989, p. 38-39.
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corps politique (pour mettre fin aux effets agonistiques des passions
naturelles) que dans l’analyse des causes de sa dissolution (elles
continuent à résister dans le corps politique, contre celui-ci). Or il est
tout à fait surprenant que les occurrences du terme montrent le
contraire. François Tricaud observe que « le mot de passion
n’appartient pas au fond authentiquement hobbesien de la pensée de
Hobbes »28. Les passions n’apparaissent précisément pas là où on les
attendrait. Ainsi, le chapitre VII de la première partie des Elements of
Law, où Hobbes touche de près ce qui cause la guerre dans l’état de
nature, est annoncé au dernier paragraphe du chapitre VI comme
devant traiter des passions, mais ce terme n’est pas même employé.
Au chapitre IX, Hobbes examine « les passions qui résultent du plaisir
et du déplaisir causés par les signes d’honneur et de déshonneur »,
plaçant d’emblée l’ensemble des passions dans le cadre conflictuel de
la comparaison des puissances. Autrement dit, les passions sont
définies à partir de la prédominance de l’une d’elles sur les autres : la
gloire ou le désir de gloire, qui engendre les conflits tout autant dans
l’état de nature que dans l’état civil.
De même, la description des passions sociales et des plaisirs issus
de la compagnie des autres hommes est entièrement centrée sur le
désir de gloire et sa satisfaction. L’introduction du Citoyen, résolument
anti-aristotélicienne, affirme que le motif même du pacte social est la
recherche de l’honneur autant que des commodités : l’expérience nous
enseigne que « toutes nos assemblées, pour si libres qu’elles soient, ne
se forment qu’à cause de la nécessité que nous avons les uns des
autres, ou du désir d’en tirer de la gloire ». La distinction opérée entre
l’utile et l’agréable fait de ce dernier le but du pacte, accordant une
primauté à la gloire sur le calcul rationnel de l’utile. La société est, dit
Hobbes, contractée volontairement, et l’objet de la volonté apparaît
donc bon, c’est-à-dire agréable, à tous ceux qui y entrent. Or « tout le
plaisir de l’âme consiste en la gloire [gloria] (qui est une certaine bonne
opinion qu’on a de soi-même) ou se rapporte à la gloire » ; « le plus
grand plaisir, et la plus parfaite allégresse qui arrive à l’esprit, lui
vient de ce qu’il en voit d’autres au-dessous de soi, avec lesquels en
se comparant, il a une occasion d’entrer en bonne estime de
28. « Le vocabulaire de la passion », Hobbes et son vocabulaire, Y.-C. Zarka (dir.), Paris,
Vrin, 1992, p. 154.
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29. Le Citoyen, I, § 2, p. 92, et § 5, p. 95. Voir aussi Elements of Law, II, VIII, § 3.
Lorsqu’il analyse les causes de dissolution du corps politique imputables au
souverain, Hobbes fait encore passer la gloire ou le désir de gloire au premier
plan. Chaque souverain a le droit d’assurer sa conservation par tous les moyens
qui sont en son pouvoir : faire la guerre, user de violence et de fraude. Mais à la
différence des conflits qui ont lieu dans l’état de nature entre les individus, et
dont la cause est notamment la gloire, les guerres entreprises pour elles-mêmes
ou pour satisfaire l’ambition, la vanité ou le désir de vengeance, sont proscrites.
Dans les Elements of Law, l’accent est mis sur la guerre défensive, pour éviter les
guerres « non nécessaires » ou les guerres de conquêtes – de même dans les
Dialogues des Common-laws (p. 41).
30. Selon A. O. Hirschman, The Passions and the Interests. Political Arguments for
Capitalism before its Triumph, Princeton, Princeton University Press, 1977
(traduction de P. Andler, Les passions et les intérêts. Justifications politiques du
capitalisme avant son apogée, Paris, PUF, 1997), Hobbes développe une stratégie
de neutralisation réciproque des passions à partir d’une dichotomie présente dans
les passions elles-mêmes : celles qui déterminent les hommes au conflit peuvent
être domptées par celles qui inclinent à la paix. Toute la doctrine du contrat
dériverait ainsi de cette neutralisation, l’ordre politique étant aussi institué par un
troisième terme, introduit entre les passions (destructrices) et la raison
(impuissante) : l’intérêt, dont l’avantage social et économique, vient de ce qu’il
rend les comportements humains constants et prévisibles. Cependant, Hobbes ne
va pas jusqu’à considérer, comme le fera Mandeville, les passions comme des
« vices privés » que l’économie de marché moderne transforme en « bienfaits
publics ». Les passions sont en effet déplorées non seulement comme des vices
privés, mais aussi comme des maux publics. Ainsi n’ont-elles, comme nous
entendons le montrer ici, qu’un rôle secondaire dans l’élaboration de l’ordre
politique, et leur condamnation par Hobbes rend peut-être impensable, dans le
cadre de sa théorie, la dissolution de la république.
31. Cela ne l’empêche pas d’exalter l’ensemble des passions en les comparant à une
course qui définirait la vie elle-même. Voir Elements of Law (I, IX, § 21 ; II, VI, § 9,
et VII, § 1) et le début du chapitre XI du Léviathan.
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36. Ce qui n’empêche pas Hobbes de recourir davantage qu’en 1640 à la comparaison
de l’homme artificiel avec l’homme naturel – mais précisément en dehors des
moments où est pensée la génération de la république.
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40. R. Polin, Hobbes, Dieu et les hommes, Paris, PUF, 1981, p. 229. Certes, l’opposition
entre passion et raison est toujours à relativiser chez Hobbes, même s’il lui arrive
de les opposer directement : dans la mesure où une volonté n’est autre chose
qu’un désir ou une aversion qui l’a emporté dans la délibération, celui qui
gouverne selon la raison demeure tout autant déterminé par ses affects ou par ses
appétits que celui qui gouverne selon ses passions. Il ne s’agit donc pas tant
d’assurer la victoire de la raison sur la passion, que de déterminer les conditions
dans lesquelles les appétits du souverain engendrent des décisions conformes à
l’intérêt commun, c’est-à-dire produisent des effets conformes à la science civile.
La rationalité du mode de gouvernement ne consiste pas à exclure toute forme
d’appétit ou d’affect chez le souverain – cela est impossible –, mais à faire en sorte
que ces appétits ne soient pas déterminés comme des passions directement
opposées à la paix civile. Autrement dit, il s’agit bien de produire les conditions
dans lesquelles les résultats des délibérations seront conformes à la raison, c’est-à-
dire aux conclusions que celle-ci a dégagées sous forme d’une science civile. Ainsi
Hobbes distingue-t-il les trois formes de gouvernement selon qu’elles sont plus ou
moins aptes à procurer au peuple la paix et la sécurité : un monarque peut être
« attentif, dans sa personnalité politique, à favoriser l’intérêt commun, il est
néanmoins plus attentif encore, en tout cas pas moins, à favoriser son bien privé,
celui de sa parenté, de sa maison, de ses amis ; et en général, si l’intérêt public
vient à s’opposer à l’intérêt privé, il donne la préférence à celui-ci : les passions
des hommes en effet, sont communément plus puissantes que leur raison ».
L’opposition entre passion et raison ainsi dégagée n’aboutit pas, dans le texte de
Hobbes, à supprimer les appétits du souverain, mais à les ordonner à une forme
de rationalité politique : « Il s’ensuit que c’est là où l’intérêt public et l’intérêt
privé sont le plus étroitement unis que l’intérêt public est le plus avantagé »
(Léviathan, chap. XIX, p. 195).
41. L’expression est de F. Lessay, « Souveraineté absolue, souveraineté légitime »,
Thomas Hobbes, théorie de la science et politique, Y.-C. Zarka et F. Bernhardt (dir.),
Paris, PUF, 1990, p. 275-287.
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45. L. Strauss voit ici la genèse de la relation maître-esclave (La philosophie politique…,
p. 44).
46. Les hommes n’ont en effet pas spontanément peur de la mort, car ils n’en ont pas
conscience : la preuve en serait que Hobbes ne mentionne pas la médecine,
comme le font Descartes et Spinoza, lorsqu’il pense les conditions dans lesquelles
les hommes pourraient bien vivre.
47. L. Strauss conclut : « Ainsi, ce qui est au fondement de la philosophie politique de
Hobbes, ce n’est pas l’opposition naturaliste entre, d’une part, la convoitise
animale indifférente à la morale (ou l’aspiration humaine au pouvoir, indifférente
à la morale) et, d’autre part, l’aspiration à la conservation de soi, indifférente à la
morale, mais l’opposition morale et humaniste entre la vanité fondamentalement
injuste et la crainte fondamentalement juste de la mort violente » (p. 52).
L. Strauss affirme que Hobbes n’est jamais parvenu à justifier sa thèse
fondamentale, parce qu’« il n’a pu se résoudre à prendre pour point de départ la
réduction explicite de l’appétit naturel de l’homme à la vanité », c’est-à-dire à la
méchanceté. Il ajoute : « Il nous est impossible de fournir ici la preuve de ce que
nous avançons », réservant cette preuve pour plus tard. L. Strauss en conclut
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51. Les comparaisons sont des évaluations qui déterminent le prix d’un homme en
fonction des signes d’honneur ou de puissance qui lui sont reconnus (ibid., I, VIII,
§ 5). Léviathan, chap. X, p. 97 : « Est honorable toute possession, action ou qualité,
qui est la preuve ou le signe d’un pouvoir. » Ainsi, être honoré, aimé ou craint,
dominer ou avoir bonne fortune, sont des signes d’honneur, parce qu’ils affirment
une puissance supérieure à celle d’autrui. Les insignes, cottes d’armes, titres
honorifiques ou qualifications sont aussi des signes de puissance, mais en vertu
de la volonté du souverain.
52. « L’anxiété de l’avenir dispose à s’enquérir des causes des choses : en effet cette
connaissance rend l’homme d’autant plus apte à ordonner le présent en vue de
son plus grand avantage » (Léviathan, chap. XI, p. 102). Sur le passage des
marques aux signes linguistiques et à la raison, voir P.-F. Moreau, Hobbes…, p. 57-
67. Notons que la crainte, qui pousse l’homme à connaître les causes et entretient
la curiosité, suppose déjà sinon une capacité délibérative ou calculatoire, du
moins une conscience du temps prérationnelle, c’est-à-dire une représentation du
passé et une anticipation de l’avenir à partir de laquelle le calcul, donc la
délibération deviennent possibles. En outre, c’est parce que les représentations du
futur et de la mort sont déjà présentes dans le calcul des moyens dont on dispose,
que la crainte de la mort précède le désir illimité de puissance, contrairement à ce
qu’affirme L. Strauss. On peut donc en déduire d’une part que la crainte n’est pas
un effet de la conscience de la mort violente rendue réelle par le combat : elle
précède et engendre le combat lui-même, d’autre part que l’appétit naturel ne
saurait s’identifier à l’aspiration spontanée et irrationnelle au pouvoir – s’il
constitue un caractère stable de la nature humaine, ce caractère n’en reste pas
moins dérivé.
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53. « […] et parce que l’état de l’homme [...] est un état de guerre de chacun contre
chacun, situation où chacun est gouverné par sa propre raison » (Léviathan, chap. XIV,
p. 129). Voir aussi chap. XIII, p. 123 ; Le Citoyen, I, § 7, p. 96.
54. Notons que c’est précisément parce que les passions sont des perturbations de
l’âme, et parce qu’elles sont irrationnelles dans leurs effets, que Hobbes court-
circuite la méthode résolutive-compositive au profit d’une méthode d’observation
empirique de soi, dans l’introduction du Léviathan (p. 7) ; voir aussi Léviathan,
chap. XXX, p. 365 et 374. Les passions brouillent la connaissance, claire et simple
en elle-même, que les hommes pourraient avoir des normes édifiées par la
philosophie politique. La vanité est donc bien la passion qui empêche la
connaissance du cœur humain et qui fait obstacle à une anthropologie scientifique
dont la méthode serait démonstrative, avant de faire obstacle à la politique.
55. C. B. Macpherson, The Political Theory of Possessive Individualism, Oxford, Oxford
University Press, 1962 ; traduction de M. Fuchs, La théorie politique de
l’individualisme possessif de Hobbes à Locke, Paris, Gallimard, 1971, p. 46.
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Hobbes attribue les différences d’esprit à des passions dont les objets
se différencient (le désir plus ou moins grand de pouvoir, de
richesses, de savoir ou d’honneur), mais il ajoute aussitôt qu’elles se
ramènent toutes au seul désir de puissance56. De même, tous les biens
sont des biens de puissance ou tous s’y ramènent ; et tous s’inscrivent
dans le cadre d’une rivalité avec autrui dans la mesure où ils
constituent des moyens offensifs ou défensifs à l’égard des autres
hommes57. Si le désir de puissance est universel, il ne l’est pas de
manière innée : Hobbes répète à plusieurs reprises que certains
hommes modérés ne désirent ni le pouvoir ni la gloire58. Mais il faut
bien voir dans la recherche du pouvoir un moyen de conserver sa
propre puissance, et dans l’appétit de gloire le résultat du désir de
puissance : « La gloire [glory], la glorification intérieure ou triomphe
de l’esprit [triumph of the mind], est cette passion procédant de
l’imagination ou de la conception de notre propre pouvoir que nous
jugeons supérieur au pouvoir de celui qui lutte [contendeth] contre
nous »59, ce qui correspond très exactement à la définition de la
puissance comme excédent sur les capacités d’autrui. À l’inverse de
Leo Strauss, il convient donc d’affirmer que le désir illimité de
pouvoir n’est pas un caractère inné de la nature humaine : ceux dont
la nature incline à la modération sont cependant contraints d’accroître
leur puissance pour protéger celle dont ils disposent déjà, parce
qu’« on ne peut rendre sûrs, sinon en en acquérant davantage, le
pouvoir et les moyens dont dépend le bien-être qu’on possède
présentement »60.
Il faut enfin se garder de faire de la gloire et du désir illimité de
puissance une disposition immorale ou méchante de la nature
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61. Le Citoyen, préface, p. 73. Pour F. Tricaud, « il est malaisé de décider si les
hommes s’entretuent parce qu’ils sont méchants (plus précisément : parce que
certains d’entre eux sont méchants), ou parce que leur situation naturelle les
oblige à voir en tout homme un ennemi possible » ; il penche ensuite pour la
seconde hypothèse : le chapitre XIII du Léviathan montrerait que la situation
propre à l’état de nature, et non une nature humaine méchante, contraint tout
homme à considérer les autres comme ses ennemis. Voir « Le roman
philosophique de l’humanité chez Hobbes et chez Locke », Archives de philosophie,
t. LV, oct.-déc. 1992, p. 631-643.
62. É. Balibar, La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris,
Galilée, 1997, « Spinoza, l’anti-Orwell. La crainte des masses », p. 58-59.
63. Traité politique, op. cit., VII, § 25. Voir aussi IX, § 14 ; Traité théologico-politique,
J. Lagrée et P.-F. Moreau (trad.), Paris, PUF, 1999, chap. XVI, p. 280, et chap. XVIII,
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Toutes les actions auxquelles nul ne peut être incité ni par les
promesses ni par les menaces, sont en dehors des voies de la
Cité. Nul par exemple ne peut se dessaisir de sa faculté de
juger ; par quelles promesses ou par quelles menaces un
homme pourrait-il être amené à croire que le tout n’est pas plus
grand que la partie, ou que Dieu n’existe pas, ou qu’un corps
qu’il voit qui est fini est un être infini ? D’une manière générale,
65. Ibid., XVII, p. 535-537 ; voir aussi XVI, p. 511. P.-F. Moreau distingue ainsi un
« noyau passionnel de défense élémentaire », et un « noyau passionnel
antipolitique », Spinoza, l’expérience et l’éternité, Paris, PUF, 1994, p. 418-419.
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73. Nous utilisons la traduction de l’Éthique faite par B. Pautrat, Paris, Seuil, 1988,
et les abréviations suivantes : sc. pour scolie ; cor. pour corollaire (les chiffres
romains renvoient à la partie et les chiffres arabes à la proposition).
74. Traité politique, III, § 9.
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75. « La raison qui fait qu’en pratique le pouvoir n’est pas absolu, c’est donc que la
masse de la population reste redoutable aux défenseurs du pouvoir ; elle conserve
donc en conséquence une certaine liberté qui n’a pas d’expression légale, mais qui
n’en est pas moins tacitement revendiquée et maintenue » (ibid., VIII, § 4).
76. « Que si cependant ces lois sont de telle nature qu’elles puissent être violées, sans
que la cité par cela même en soit affaiblie, c’est-à-dire que la crainte éprouvée en
commun par le plus grand nombre des citoyens se transforme en indignation, par
cela même la cité est dissoute et la loi suspendue ; et ce n’est donc plus
conformément au droit civil mais en vertu du droit de la guerre qu’elle est
défendue » (ibid., IV, § 6).
77. Nous renvoyons aux analyses de C. Lazzeri, « Les lois de l’obéissance : sur la
théorie spinoziste des transferts de droit », Études philosophiques : Spinoza, n° 4,
oct.-déc. 1987, et Droit, pouvoir et liberté : Spinoza critique de Hobbes, Paris, PUF
(Fondements de la politique), 1998, chap. V, en particulier § 15 et 16. Chantal
Jaquet nous a fait remarquer à juste titre que la loi civile n’est pas, chez Spinoza,
entièrement passionnelle. Les scolies de la proposition IV, 37 le confirment, et ce
d’autant plus que la genèse du corps politique qu’ils décrivent s’inscrit dans la
continuité de la proposition IV, 35 où Spinoza affirme que les hommes
conviennent en nature en tant qu’ils vivent sous la conduite de la raison. La loi
civile accorde les hommes dans la mesure où elle est rationnelle, et si les hommes
sont déterminés par leurs passions, ils peuvent par elle agir comme s’ils étaient
guidés par la raison.
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79. Tel est le sens du renvoi de Traité politique, VI, § 1 à III, § 9 ; voir A. Matheron,
« L’indignation et le conatus de l’État spinoziste », Spinoza. Puissance et ontologie,
M. Revault d’Allonnes et H. Rizk (dir.), Paris, Kimé, 1994, p. 153-165.
80. Traité politique, VI, § 1.
81. Ibid., III, § 7.
82. Ibid., III, § 9.
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4. Conclusion
91. Nous renvoyons à l’analyse de l’ingenium par P.-F. Moreau, Spinoza…, p. 379-407.
92. Elements of Law, II, VIII, § 9.
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totalité de leur droit naturel, en vertu même de la loi naturelle qui vise
la préservation de soi. Certes ces droits n’ont pas de contenu juridique
et correspondent, comme l’observe Franck Lessay93, à une absence
d’obligation qu’aucun droit positif ne peut annuler. Néanmoins, la
rébellion des sujets est un effet nécessaire du droit naturel des
individus, effet qui se déploie nécessairement lorsque le souverain
n’assure plus leur sécurité94. Hobbes est donc amené à condamner
comme actes de rébellion des comportements individuels dont il
admet implicitement la légitimité95.
Une solution à ce problème se trouve peut-être dans la
comparaison des Elements of Law et du Léviathan, où Hobbes définit le
corps politique. Dans le premier ouvrage :
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l’autorisation est sans exception, et que la liberté de résister demeure dès lors que
la sécurité d’un individu est menacée. Mais le problème de l’origine du droit de
punir est résolu par la séparation des droits des sujets (résister) et de ceux du
souverain (obliger et châtier), comme l’affirme explicitement Hobbes,
chap. XXVIII : le droit de châtier que possède la république « n’est pas fondé sur
quelque concession ou quelque don de la part des sujets […]. En effet, ce ne sont
pas les sujets qui l’ont donné au souverain ; mais en se dessaisissant des leurs, ils
ont fortifié celui-ci dans l’usage qu’il jugera opportun de faire du sien pour leur
préservation à tous. Bref, on ne le lui a pas donné : on le lui a laissé […] »
(p. 332). En combinant les deux modèles du dessaisissement et de l’autorisation, le
droit naturel de résister cesse de limiter l’autorité souveraine : si les sujets
résistent en vertu de leur droit naturel, le souverain n’est pas dépossédé de son
droit de punir. Le droit du souverain et l’obligation des sujets sont autonomes.
Voir J. Terrel, Hobbes, matérialisme et politique, Paris, Vrin, 1994, p. 232 et suiv. ; voir
aussi Léviathan, Paris, Ellipses, 1997, p. 49.
99. Léviathan, chap. XXXVIII, p. 477.
100. Pour reprendre les termes de l’analyse de F. Lessay, Souveraineté…, p. 228.
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