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Alors Christian s’est mis à vivre à trois cents à l’heure.

Je n’arrivais pas à suivre


le rythme.
Je me suis alors enfermée dans le travail. J’ai enchaîné les pubs, par exemple
pour Virgin Mobile. Elle était sympa. J’étais avenue Montaigne. Je devais jouer le
rôle d’une fille très riche. En montant dans ma Bentley, une branche accrochait ma
robe et je me retrouvais la poitrine dénudée. En pleine détresse, redoutant les
paparazzi, je bondissais sur mon téléphone portable et appelais mon mari au
secours. Le téléphone me sauvait, c’était joyeux, jubilatoire même, et la morale était
sauve, puisque la délivrance me venait de mon mari…
C’est le moment où les premiers malentendus sont arrivés. Pas grand chose sur
le fond, cependant. En réalité et c’est tout le problème, nous ne vivions plus dans le
même « timing ».
Depuis son arrivée au centre de formation du FC Nantes jusqu’à la fin de sa
carrière à Bastia, via les plus grands clubs européens, Christian avait mené une
existence trépidante côté sportif, mais très stricte, extrêmement disciplinée. Tous les
joueurs de foot connaissent cette exigence, faute de quoi ils ne progressent pas dans
leur vie professionnelle. Cela engendre une certaine monotonie. Ils n’ont pas de vie
débridée, d’à côtés vraiment festifs, d’échappées entre copains pour évacuer la
tension, ou si peu. Ils prennent peu de vacances et se doivent à leur club, se donnent
à leur public. Il faut une certaine abnégation pour se fondre dans le moule collectif
d’une équipe de haut niveau et pouvoir y tenir son rang. Christian avait ces qualités.
Il en a bien d’autres, car quand il donne son cœur, c’est pour de bon. Sa sincérité est
sans égal à mes yeux.
Avec ma famille, il s’est comporté comme avec les siens. Quand mon grand-père
est mort, j’étais brisée. Il a tenu à m’accompagner à la morgue. J’étais tétanisée. Je
ne pouvais pas esquisser le moindre geste. Je pleurais, c’est tout. Je n’arrivais pas à
maîtriser mon chagrin. Et là, il s’est avancé vers Juraj, lui a pris la main, lui a
embrassé le front… Mon grand-père était mort et lui, il lui embrassait le front ! J’en
suis encore retournée…
C’est dire si Christian a compté pour moi et compte toujours d’une autre façon.
Peut-être cette fin de carrière, autour de 35 ans, pour un joueur de foot figure-t-
elle une sorte de rupture. Alors il faut compenser, s’enivrer d’autres sensations.
Christian voulait entreprendre beaucoup de choses. Il avait mille idées. Il avait soif
de découvrir d’autres univers. La télé est venue le chercher. Pour la chaîne Planète,
il a tourné Des hommes et des îles, un programme qui lui allait très bien, par
nature. Peu de reporters, même chevronnés – lui endossait l’habit de l’amateur
éclairé –, ont une connaissance aussi intime et respectueuse des peuples insulaires.
Il est allé aux Marquises, aux Vanuatu, un peu partout. En deux ans, il a visité neuf
îles ou archipels de caractère. La série est diffusée cette année, chez moi, en
Slovaquie. J’en suis heureuse et fière.
Christian en voyage, moi, à la maison. Nous commencions à subir un léger
décalage dans notre vie. Quand il était joueur, son calendrier reposait sur un rituel
réglé à l’avance. Les matches sont programmés à date fixe, sauf diverses coupes. À
l’époque, c’est moi qui voyageais le plus et le plus loin : tantôt à Londres, tantôt à
New York, un jour à Milan, un autre à Miami. Et là, au moment où je posais enfin
mon sac, où j’éprouvais vraiment le besoin de le poser, c’est lui qui s’envolait…
Christian avait toujours été d’une extrême douceur en privé. Il était généreux,
attentif. J’en étais vraiment raide dingue, comme subjuguée. Sa tendresse était
immense.
Mais j’avais besoin, de plus en plus, de vivre en « vrai » couple, de partager les
choses courantes et banales qui se vivent à deux : Que fait-on aujourd’hui ? Où va-t-
on ? Que penses-tu de ma robe ? Est-ce que ma tenue te plaît ? Oui, des choses
banales, rien de plus, mais qui soulignent un intérêt, qui montrent, d’un simple mot,
que l’on fait attention à vous.
Je vivais l’exemple inverse de celui de ma mère, qui, ayant enfin divorcé, avait
rencontré un homme fait pour elle. Ils étaient inséparables, collés l’un à l’autre. Tout
ce que j’aime.
Pourtant, Christian ne manquait pas d’attentions. Si, passant devant une
boutique je m’exclamais : « Oh la belle robe ! » le lendemain, un livreur me la
déposait… « Oh la jolie lampe ! » le surlendemain, elle éclairait le salon…
Malheureusement, sa vraie nature, toujours mystérieuse – ce qui me plaisait –,
mais de plus en plus solitaire – ce qui me lassait –, reprenait le dessus : je ne me
contentais plus de le voir me masser les pieds en regardant la télévision. Je ne
voulais plus qu’il me traite comme une gamine, mais comme une femme épanouie,
assumée. Combien de fois me suis-je retrouvée seule, avec Tarzan pour témoin de
mon ennui quotidien !
Et ce qui devait arriver arriva.
Quand ? Je ne sais pas au juste. Disons que l’effritement de notre couple s’est
étalé sur un an, environ.
Il me couvrait de fleurs. Et moi, de pleurs…
Parfois, entre deux lectures de Milan Kundera – j’étais devenue incollable
sur L’Insoutenable Légèreté de l’être et, titre prémonitoire, sur La Valse aux
adieux –, l’écrivain qui avait marqué les esprits en quittant la Tchécoslovaquie et
qui, désormais, écrivait en français (j’étais très admirative de cette métamorphose
littéraire), et deux livres de Woody Allen, pour me changer les idées, comme une
thérapie, Side Effects (Destins tordus) ou Mere Anarchy (L’erreur est humaine), je
me plongeais dans nos photos et notamment dans l’album de notre mariage. Sous le
voile blanc, lors de la bénédiction, j’avais lâché une larme au moment de
dire ano (oui, en slovaque). Et maintenant, je n’arrêtais pas de pleurer…
Adriana Karembeu*, Je viens d’un pays qui n’existe plus. Seuil (2014).

*Adriana Karembeu est née en Tchécoslovaquie, dans le massif des Tatras. Sur les
traces de sa mère qu’elle adore, elle part à Prague à 17 ans pour étudier la
médecine. Sa chance, elle la doit à l’achat d’un maillot de bain rayé ! On la repère
dans le magasin, elle participe à un casting amateur et la voilà propulsée à Paris,
où elle débarque sans un sou en poche, sans parler un mot de français, mais avec
une volonté de fer. Un premier contrat tombe : direction les Bahamas. Le reste
s’accélère : égérie de la marque de lingerie Wonderbra, elle attire alors les plus
grands photographes, qui s’arrachent la blonde Slovaque aux jambes les plus
longues du monde (1,26 m).Sa rencontre improbable avec Christian Karembeu dans
un avion la conduit dans les coulisses de l’équipe de France. Elle suit son mari,
tandis que les autres tops privilégient leur carrière à New York. Mannequin au
foyer ? Certainement pas : les défilés, shootings et contrats se succèdent. Et bientôt,
télévision et cinéma sollicitent Adriana ; elle enchaîne les tournages. Aujourd’hui,
elle multiplie les émissions d’aventure, de santé. Sportive, adepte des rallyes à
travers les déserts, elle vit entre Monaco et Marrakech, auprès de son nouvel
amour. Partie de rien, elle n’oublie pas les plus démunis : elle est ambassadrice de la
Croix-Rouge depuis 1999.

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