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L’illusion écologique des agrocarburants

Au lieu d’investir puissamment dans la recherche publique de solutions alternatives au


modèle agro-industriel, on cherche seulement à substituer le pétrole par des
« agrocarburants », avec la même logique technique. Il s’agit plus d’un sauvetage du modèle
en crise que d’une réelle transition écologique. D’ailleurs, l’ambivalence du terme transition
5 énergétique est là pour masquer la poursuite aveugle de l’exploitation des ressources

naturelles et entretenir la croyance irrationnelle dans la possibilité de solutions uniquement


techniques, alors qu’il nous faut réfléchir à une mutation de civilisation.
Ces agrocarburants – bioéthanol pour les moteurs à essence, Diester pour les diesels – sont
issus de plantes cultivées : colza, tournesol, soja, palme, riches en acides gras pour faire du
10 Diester ; maïs, canne à sucre, betterave sucrière, voire blé, manioc et pomme de terre, riches

en amidon pour faire du bioéthanol. Le fait d’obtenir ces produits à partir de plantes permet à
leurs promoteurs d’accoler le mot « renouvelable » au carburant et de présenter ces cultures
comme alternatives écologiques au pétrole. L’automobile, pierre angulaire de notre société,
serait sauvée ! Ses marchands aussi. La réalité écologique est tout autre. Ces plantes sont
15 cultivées intensivement, donc avec recours aux engrais minéraux en voie d’épuisement et aux

pesticides polluants. De plus, l’arrivée sur le marché de ces agrocarburants fait flamber les
prix des denrées alimentaires utilisant les mêmes plantes. C’est ce qui a provoqué les émeutes
de la faim de 2007-2008 qui ont embrasé les rues au Burkina Faso, au Cameroun, en Côte
d’Ivoire, en Égypte, en Indonésie, au Maroc, en Mauritanie, au Mexique, au Nigeria, aux
20 Philippines, au Sénégal et dans une trentaine d’autres pays du Sud où les populations urbaines

les plus pauvres consacrent jusqu’à 80 % de leur budget à leur alimentation. Aux États-Unis,
l’industrie des agrocarburants absorbe déjà 40 % du maïs du pays et, chez nous, dans l’Union
européenne, ce sont les deux tiers des huiles végétales qui partent en fumée… Ce qui
n’empêche pas l’UE d’importer 11 millions de tonnes d’oléagineux depuis qu’elle incorpore
25 colza et tournesol dans ses carburants. Que l’on ne nous parle pas d’indépendance

énergétique !
Ces « cultures énergétiques » occupent les champs des cultures nourricières. Elles leur
volent aussi les ressources en eau. N’ayant pas suffisamment de terres arables disponibles
pour atteindre son objectif de 10 % d’agrocarburants dans les transports en 2020, l’Union
30 européenne va devoir mobiliser près de 70 000 km2 de terres supplémentaires à la surface du

globe, selon une étude de l’Institut pour une politique environnementale européenne de 2010,
soit une superficie équivalente à deux fois la Belgique. Cela promet plus de déforestation de
la forêt amazonienne ou indonésienne pour cultiver du soja, de la canne à sucre, du palmier à
huile, pour faire rouler les voitures européennes et américaines. Histoire d’avoir un ordre de
35 grandeur des dégâts, le Brésil en est déjà à 4 millions d’hectares consacrés à la canne à sucre

pour le bioéthanol. L’Indonésie au double de surface déforestée pour produire l’huile de


palme à Diester. Le modèle économique est celui d’immenses exploitations où règne le plus
souvent un néo-esclavage ignoré du quidam faisant son plein de « carburant vert » en toute
bonne conscience, à 10 000 kilomètres du champ. Ces perspectives de développement
40 réjouissent les fabricants d’OGM car une demande croissante d’agrocarburants se traduit par

une vente croissante de semences génétiquement modifiées de soja et de maïs, avec les
pesticides qui leur sont associés.
Embarrassés par ces critiques, les agro-industriels ont annoncé des agrocarburants de
« deuxième génération  ». Il s’agit de faire du carburant soit avec les parties non comestibles
45 des plantes (résidus de bois, tiges, paille), soit avec plantes qui n’entrent pas en compétition

avec les cultures alimentaires. Dans le premier cas, il faut réussir à séparer la cellulose et les
hémicelluloses de la lignine pour en faire de l’éthanol. Le procédé reste encore expérimental.
Dans le second cas, ce sont des plantes exotiques que l’on s’efforce d’adapter − par sélection
ou modification génétique − aux biotopes européens : miscanthus africain (Miscanthus
50 oligostachyus), switchgrass américain (Panicum virgatum), jatropha sud-américain (jatropha

curcas). Ces plantes continuent de soustraire des terres et de l’eau aux cultures alimentaires.
Peupliers et plantes exotiques miroitent comme un gisement de brevets pour les firmes et les
laboratoires de recherche, représentent d’importants bénéfices pour les agriculteurs disposant
de grandes surfaces mais inquiètent beaucoup de monde : les écologues et agronomes de
55 l’agroforesterie, qui s’alarment pour les sols, l’eau, les pollutions génétiques ; les

climatologues, en regard du poids de la déforestation sur le réchauffement climatique ; les


politiques, préoccupés par la sécurité alimentaire (réduction des cultures vivrières,
augmentation des prix).
José Bové, Gilles Luneau, L'alimentation en otage, Éditions Autrement 2016.

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